Moralistes des seizième et dix-septième siècles
Avertissement des éditeurs §
Les Études comprises dans ce volume ont été recueillies sur les notes de M. Vinet et sur les cahiers de plusieurs de ses élèves, comparés entre eux avec soin. Elles renferment des travaux se rapportant à deux époques. Au commencement de l’année scolaire 1847, M. Vinet reprit dans son enseignement un sujet qu’il avait traité à Bâle dans ses cours de 1832 et 1833 sur les moralistes français. Il intitula ces nouveaux entretiens : De la morale dans la littérature. L’Introduction, Rabelais et la première moitié de Montaigne en sont principalement tirés. Mais le professeur fut arrêté par sa dernière maladie, et les éditeurs n’ont eu d’autres matériaux à leur disposition, pour le reste du volume, que ceux des cours donnés à Bâle. Ils ont cru pouvoir rattacher Saint-Évremond et Bayle au dix-septième siècle avec les réflexions qui les précèdent, bien que M. Vinet, qui les envisage comme écrivains intermédiaires entre ce siècle et le suivant, ne se soit occupé d’eux que dans soft cours sur les moralistes du dix-huitième siècle. Ils ont supprimé, au contraire, des pages relatives aux poètes du dix-septième siècle, considérés comme moralistes, suivant le plan exposé dans l’Introduction, M. Vinet ayant fait de leur étude à ce point de vue l’objet spécial d’un cours de littérature, donné à Lausanne de 1844 à 1843, qui sera publié.
Les deux derniers morceaux, De la spontanéité de l’esprit humain en matière de philosophie et La volonté cherchant sa loi, appartenaient, comme Saint-Évremond et Bayle, au cours sur le dix-huitième siècle. Publiés par le Semeur en 1836, ils ont été insérés en 1837 dans les Essais de philosophie morale et de morale religieuse, recueil provisoire, depuis longtemps à peu près épuisé, qui ne sera pas réimprimé sous sa forme actuelle, les matériaux très divers dont il se compose devant naturellement, à cause de leur variété même, trouver leur place définitive ailleurs, dans le classement des œuvres de M. Vinet. Celui-ci avait été frappé, en retraçant les principaux caractères de la morale du dix-huitième siècle, de son parallélisme avec une philosophie qui lui convient de tout point. À côté des systèmes de l’époque sur les mystères de l’âme et de l’existence apparaît une morale analogue et proportionnée à ces systèmes ; ou si l’on aime mieux se représenter la chose autrement, la philosophie en faveur fournit la base rationnelle ou la métaphysique du système de morale accrédité. On peut d’après cela se demander si c’est la philosophie du temps qui a déterminé la morale, ou la morale qui a déterminé la philosophie. M. Vinet se l’est demandé en effet, et il a répondu dans ces deux morceaux à la question qu’il s’était posée. On les a compris d’autant plus volontiers dans ce volume, auquel ils revenaient de droit par leur objet et par leur origine, qu’ils complètent indirectement la critique du scepticisme de Bayle qui les précède immédiatement.
Quelques autres extraits des cours de M. Vinet sur les moralistes français ont été insérés également par lui dans le Semeur et ensuite dans les Essais de philosophie morale. Un éclaircissement est ici nécessaire. Parfois sans doute, l’article du journal s’est trouvé détaché du cours sans altération, et alors il a été aisé de l’y replacer ; mais d’autres fois l’auteur, négligeant des idées dont la place se trouve marquée dans l’ensemble du cours, avait rapproché des fragments tirés d’un travail plus étendu, en se bornant à leur donner le degré d’unité indispensable. Dans ce dernier cas, les éditeurs ont dû suivre de préférence l’ordre des leçons, restituer les pages du Semeur à la place qu’elles occupaient dans l’enseignement du maître, et y ajouter les développements attestés par les manuscrits.
I. Introduction.
De la morale dans la littérature §
Messieurs,
Pour faire comprendre le sérieux et l’étendue du sujet que nous avons à traiter, il suffit de rappeler ce que signifie le mot de morale. La morale, c’est la science des mœurs, c’est l’art de vivre, ou plutôt l’art de soumettre sa vie à l’autorité de la conscience, de l’assujettir à des principes assez élevés et assez puissants pour dominer l’existence. Tout ce qui sert à ce but rentre dans notre sujet, sous une face ou sous une autre.
Ainsi, sous le terme général de moralistes, nous n’entendons pas seulement ceux qui ont traité de la morale d’une manière scientifique. Ceux qui donnent à l’âme humaine une juste idée d’elle-même, lui valent autant que ceux qui l’endoctrinent. La peine que prennent ceux-ci est vaine le plus souvent. En morale, la règle est peu de chose ; le motif est tout. Du moins, la règle n’est utile qu’à ceux qui sont disposés à l’observer, et cette disposition ne peut être que le résultat d’une affection ou d’un intérêt. Mais pour agir sur le cœur, il faut le connaître ; il faut envisager les circonstances spéciales dans lesquelles se déploie le principe moral, partant la vie humaine, le jeu des passions, la société dans ses rapports principaux, l’influence que la vie sociale exerce sur la morale individuelle ; il faut voir si les êtres les plus distingués par leur moralité ne sont pas plus disposés que tous les autres à avouer que la morale humaine manque d’un centre ; il faut voir si un mécontentement sourd, si le sentiment opiniâtre d’un vide à combler, d’une contradiction à faire disparaître, ne rongent pas intérieurement tous les hommes, si les meilleurs ne traînent pas au tombeau le regret d’une destination trompée, la crainte d’avoir perdu leur vie et compromis leur avenir ; il faut étudier les manifestations de l’âme dans la solitude et dans la société ; en un mot, il faut s’assurer si l’humanité est dans l’état normal qu’on s’est plu à supposer.
C’est là ce que nous appelons la morale descriptive, par laquelle tout moraliste devrait commencer. La morale scientifique s’occupe, soit des préceptes, soit des motifs. Remarquons, en passant, combien, sous ce dernier rapport, le plus important cependant, la morale humaine s’est trouvée défectueuse. Que de moralistes étendent au loin le champ de l’observation, développent les préceptes avec ampleur, et demeurent stériles dès qu’il s’agit de fournir à la vie humaine des mobiles déterminants ! Quand il s’agit de moraliser en grand, c’est-à-dire d’enchaîner à la loi morale tout l’ensemble de la vie, de ne faire de toute la vie qu’un acte uniforme et continu d’obéissance au principe du bien, au devoir, il ne se présente à eux ni affection ni intérêt avec lesquels ils puissent envelopper toute la vie. La nécessité d’être vertueux en général manque dans le système de la morale naturelle ; cette morale peut, je l’avoue, rédiger un système plus ou moins complet par voie de juxtaposition ; mais ce système, pour être complet, n’est pas un, n’est pas organique ; la morale ordinaire connaît des devoirs et non le devoir, des vertus et non la vertu.
Le vrai moraliste serait donc celui qui créerait des motifs à la vertu en général. Or, quels que soient ces motifs, il faudra qu’ils rentrent dans les deux sphères générales de l’intérêt et de l’affection. Mais l’intérêt ne saurait être définitivement notre mobile ; car il absorberait le devoir et ne laisserait rien subsister de toute la morale. On ne peut donc l’admettre qu’au point de départ, comme véhicule provisoire, destiné à conduire jusqu’à l’affection, et puis à s’absorber en elle. L’affection doit rester seule avec le devoir, qu’elle n’absorbe pas, qu’elle laisse subsister distinct, indépendant, mais qu’elle vivifie, qu’elle transfigure, et à qui, dans l’inerte chrysalide où il s’agite sans avancer, elle attache de brillantes ailes. Voilà quel serait le grand-œuvre du moraliste : créer l’affection, et par l’affection une nouvelle âme. Voilà où il ne parviendra jamais par la vertu des règles. Ce qui est nécessaire, c’est un fait approprié à la nature de nos éléments moraux actuels, et capable d’en tirer une affection nouvelle, qui soit elle-même en état d’enfanter l’obéissance dans le sens le plus général. Tout ce que peut faire le moraliste est de chercher ce fait, ou de le constater s’il lui est annoncé.
Nous aurons à nous occuper de tous ceux qui, le voulant ou ne le voulant pas, ont exprimé des idées morales. Tous sont moralistes à leur manière. Il y a d’abord les moralistes politiques ; car, bien que la politique soit, dans un sens, distincte de la morale, elle correspond toujours à l’idée morale dont elle dérive. Les idées et les systèmes politiques ne se sont formés, les gouvernements de nature diverse n’ont prévalu qu’ensuite des idées morales d’une certaine époque.
Mais les grands peintres, je dirai presque les grands révélateurs de la nature humaine, ce sont les moralistes poètes ; car les poètes sont naïfs. Ils sont aussi, dans un sens, les premiers des philosophes. Tout grand poète est philosophe d’instinct et d’inspiration ; tout grand philosophe est poète. Point de haute philosophie sans imagination ; l’observation et l’induction, qu’on a nommées les deux béquilles de la science, n’avancent pas si elles ne s’inspirent de la puissance vitale de l’imagination. Le génie même d’un Newton et d’un La Place touche à celui d’un poète par beaucoup plus de points que le vulgaire ne le suppose.
Mais je ne puis donner le beau nom de poètes à tous ceux qui récréent les loisirs d’une société civilisée. Les vrais poètes sont ceux qui ont reçu de Dieu, avec le don de l’expression, la puissance de pénétrer plus avant que d’autres dans les choses du cœur et de la vie. Non seulement ils sont vivement saisis des aspects de la surface, mais ils percent jusqu’à l’idée dont les faits sont la réalisation. En décrivant ou une scène mobile ou une perspective de la nature inanimée, ils rencontrent l’idée qu’elle exprime, ils s’unissent au sentiment qu’elle éveille. Us disent, non sous une forme abstraite, mais sous une forme individuelle où la réalité palpite, ce que pense l’humanité dans toute l’intimité de sa pensée. Leurs paroles, expression des sentiments qu’ils ont accueillis en eux par une sorte de divination, sont autant d’aveux, de cris de l’humanité, d’éclairs jetés dans ses ténèbres. Tout cœur humain a de ces cris, de ces aveux, de ces éclairs, mais plus rares, plus voilés ; le poète les a tous recueillis, c’est-à-dire qu’en s’identifiant à chaque situation et à chaque caractère, il a senti pour ce caractère, il a épousé cette situation. Son personnage, c’est lui-même, ou plutôt c’est l’humanité se personnifiant en lui dans ce qu’elle a de plus général, et par là même de plus profond. Ce n’est donc pas proprement imitation, c’est réalité. La même confiance que demande la réalité vous est demandée ; vous sentez par instinct que le poète a dit vrai ; l’idée ne vous vient pas de le démentir. Je n’exige du poète que d’être vrai et de ne pas intéresser au vice : c’est là toute sa moralité positive.
A-t-il en effet parlé vrai ? Eh bien ! dans ce cas, nous disons qu’il a parlé en chrétien. Toute vérité, en morale, est une partie du christianisme, qui est toute la vérité. Tout ce qui est vrai, le christianisme l’adopte ou plutôt le réclame. C’est par là que des poètes, qui d’ailleurs n’ont, ni dans leurs écrits, ni même dans leur vie, suffisamment respecté les lois de la morale, ont été chrétiens à leur insu dans leurs peintures de l’humanité ; tant il est vrai qu’en bien, comme en mal, les hommes ne savent ce qu’ils font. C’est par là que maint ennemi de la foi chrétienne l’a servie d’une main en l’attaquant de l’autre. C’est par là que la bibliothèque du chrétien s’accroît de tant d’ouvrages que leur tendance involontaire lui rend, quand leur tendance volontaire les lui ôtait. Par là le Faust de Goethe est un ouvrage chrétien, et le Misanthrope de Molière est un sermon sur Jacques, III, 171.
Tout écrit littéraire est, à mes yeux, un écrit de morale, en ce sens qu’il témoigne d’un état particulier de la société. Ainsi, sans prétendre faire une histoire de la morale, mais sans non plus négliger les moralistes proprement dits, je me propose d’examiner principalement les idées morales, spéculatives ou pratiques, exprimées et propagées par la littérature, pendant le cours des trois derniers siècles2.
La littérature, Messieurs, est un ensemble de faits très complexes. L’art d’écrire ne peut être notre seul objet ; si les formes de la pensée ont droit à notre attention, c’est la pensée elle-même qui surtout la réclame. Ici la littérature va se présenter à nous sous un autre aspect que celui d’un art ; elle est partie intégrante de la vie humaine, en tant que sociale et civilisée.
La formule de M. de Bonald : « La littérature est l’expression de la
société »
, accueillie d’abord avec enthousiasme, a plus tard été contestée. Mais
on l’a combattue en vain ; la sentence qu’elle porte est souveraine et irrécusable. Je ne
sais guère de loi plus absolue, de vérité qui porte mieux le cachet de l’à-priori. Comment la littérature d’un peuple pourrait-elle ne pas exprimer l’état
des mœurs et des esprits à chaque période de la vie nationale ? Les dérogations que semble
subir cette règle inflexible ne sont qu’apparentes ; mais, pour se convaincre de ce fait,
il faut envisager la littérature dans son ensemble. Tel ou tel écrivain peut n’avoir pas
exprimé son époque ; il peut s’être trouvé en avant ou à côté du courant ; il y a eu, il y
aura toujours des génies excentriques ou prématurés. Mais, dans sa généralité, la
littérature ne saurait être ni excentrique ni prématurée ; elle est assujettie à son
temps, même en réagissant sur lui. Elle rend ce qu’elle a emprunté ; mais il est dans son
essence de rendre moins qu’elle n’a reçu.
On le sent, il est sans doute important de perfectionner et d’étendre les formes de l’art d’écrire, mais il est surtout essentiel d’étendre l’esprit humain, de demander des informations aux esprits les mieux informés. Il appartient sans contredit à l’histoire de nous faire connaître dans un sens les idées morales d’une nation, en nous présentant le tableau des faits, conséquences de ces mêmes idées ; nous ne mettrons pas de côté cette source de lumière. Mais convenons-en, le témoignage de l’histoire n’a pas la naïveté de celui de la littérature. Les idées sont réfléchies par les faits, cela est vrai ; mais les faits de l’histoire sont rapportés volontairement et de propos délibéré ; ils sont susceptibles d’erreurs et d’interprétations très diverses ; ils sont sous l’influence des volontés individuelles ; ils rentrent beaucoup plus dans le domaine du contingent et de l’accidentel. Le témoignage des littérateurs est précieux en ce qu’il est avant tout involontaire. Quelquefois, loin de chercher à rendre l’état de la société qui les entoure, ils prétendent exprimer les idées les plus opposées à celles de leur temps. Ils sont parfois d’autant plus fantastiques que la société est plus positive. Mais ici encore ils sont des témoins authentiques de leur époque ; ils la font ressortir par voie de contraste. Ils dessinent sur le fond de leur siècle, et le fond ressort d’autant mieux que le dessin en diffère davantage. Nul indice ne doit échapper à l’histoire de la littérature ; les plus insignifiants en apparence sont fréquemment les plus concluants.
Les moralistes qui se bornent à décrire ont encore un autre avantage sur les moralistes proprement dits. On s’est figuré trop souvent la morale d’une nation sous la dépendance de quelques hommes ; on se l’est, à certains moments, représentée comme élaborée dans la solitude du cabinet, puis descendant de là jusqu’au peuple, qui se trouvait ainsi enseigné ou corrompu par un ou deux écrivains. Sans nier que les écrits spéciaux de morale n’exercent de l’influence sur les mœurs d’une nation, nous estimons cependant que le philosophe ou le moraliste est bien plus au service du peuple que le peuple ne l’est au sien. Ses principes se sont formés, en général, dans l’atmosphère morale circulant autour de lui, et nous ne pouvons nous empêcher de voir dans les œuvres de morale, aussi bien que dans les œuvres littéraires, l’expression plutôt que la règle des idées morales. Elles sont loin, d’ailleurs, d’en être l’expression la plus fidèle. La science est une solitude qui nous soustrait à l’influence de la société. Le littérateur, au contraire, n’est ce qu’il doit être qu’à la condition de se tremper dans le mouvement social. Sa vocation l’oblige à se mêler au monde jusque dans la solitude de son cabinet, et là même, la haute retraite ménagée au savant lui demeure interdite. Sous ce rapport, les moralistes religieux nous seront peut-être les moins utiles. Si la science nous isole, la religion nous isole plus encore ; ses racines sont plongées dans le ciel ; elle vit du monde spirituel et de l’idée éternelle. Les moralistes chrétiens se ressemblent tous d’ailleurs sur un point ; pour chacun d’eux c’est de la religion que la morale découle.
Je ne remonte, Messieurs, que jusqu’au seizième siècle. Il faut savoir se borner ; la littérature des époques précédentes fut d’ailleurs moins abondante et moins variée, et nous croyons ce spécimen assez ample pour nous fournir une idée de la capacité naturelle de l’homme par rapport aux idées morales. Trois siècles de culture et de pensée, chez une nation civilisée, dans le sein de laquelle tant d’événements se sont précipités, où l’esprit et la passion se sont si richement développés, doivent suffire pour parcourir et connaître les principales idées morales de l’humanité.
Voici bien des siècles que l’homme cherche un principe qui puisse servir de base et de règle à sa vie. C’est un besoin qui le tourmente ; il sent qu’il lui faut une boussole, un fil directeur. Il le poursuit tantôt dans une idée, tantôt dans une autre. Un jour, ce sera la bienveillance, la sympathie ; un autre, l’intérêt bien entendu, c’est-à-dire l’égoïsme ; un autre encore, la grande idée du devoir. Un jour enfin, c’est au-dessus de soi-même, c’est en Dieu que l’homme cherche le point de vue dominant de sa vie et le principe fixe de son cœur. Tous les systèmes humains peuvent se réduire à quatre ou cinq idées principales qui se succèdent les unes aux autres et, à des époques plus ou moins distantes, occupent la scène du monde. Elles reviennent sans cesse les mêmes, mais sous des aspects et des noms différents. Chacune reçoit du temps qui l’introduit une physionomie particulière : ainsi, par exemple, l’ancien système d’Épicure et l’épicurisme du dix-huitième siècle. Ce sont ces divers essais qui nous occuperont ; nous verrons ce que l’homme a cherché et ce qu’il a trouvé. Un fait nous frappera : l’homme, à lui seul, n’a jamais rencontré qu’une partie de la vérité. Ce sont des fragments cherchant à se rejoindre, et ne pouvant en venir à bout. L’homme ne s’est jamais tout à fait trompé ; dans ses plus grossières erreurs reste toujours un lambeau de vérité. En morale, aucune erreur absolue ; mais vérité incomplète, vérité exagérée, vérité mal appliquée. Tous les systèmes, à commencer par celui de l’intérêt, présentent toujours quelque côté vrai. Ce sont les débris d’un corps vivant qui semblent s’appeler, se rechercher, mais qui, dans le fait, restent isolés et sans vie. Comme un tronc mutilé, des rameaux arrachés, des feuilles dispersées, autant de parties substantielles d’un arbre, demeurent épars sans qu’il soit au pouvoir humain de leur rendre l’ensemble et l’être, de même il est au-dessus des facultés humaines de composer un tout de ces éléments divers ; le lien de la vérité morale vient d’ailleurs. Sur ce point, nous ne nous refuserons pas aux digressions. Nous discuterons, à mesure que l’occasion les amènera, les grandes questions de la morale.
Un autre motif m’a déterminé à prendre le seizième siècle pour point de départ. C’est une époque critique, c’est le commencement d’une ère nouvelle ; il appartient sous plusieurs rapports au moyen âge, et cependant il forme le portique de l’âge moderne. Sans prétendre en faire l’histoire, je chercherai à signaler quelques-uns de ses caractères. C’est alors, du reste, qu’on voit se prononcer les traits de cette philosophie qu’on peut dire française, et à côté de laquelle toute autre semble plus ou moins exotique, la philosophie du sens commun : en spéculation celle des apparences, en pratique celle du juste milieu, combinée avec le scepticisme quant aux choses invisibles ; philosophie qui, déjà perceptible dans le Roman de la Rose, se retrouve tout entière, et dans son plein développement, dans les écrits de Voltaire3.
On s’est plu à envisager le seizième siècle comme une époque exceptionnelle ; une illusion poétique lui a donné une grandeur presque unique ; on en a voulu faire une anomalie dans la suite des âges. On lui a prêté une individualité en quelque sorte indépendante, comme si les siècles n’étaient pas soumis aux mêmes lois que les hommes, continuation et conséquence les uns des autres. Il faudrait une révolution de toute notre nature pour pouvoir légitimement assigner à un siècle un caractère unique et indélébile. Le seizième siècle est moins individuel qu’on ne le suppose généralement ; il n’est pas fils de ses œuvres, mais il est le siècle du paroxysme, celui qui vit éclater l’orage amassé par ses prédécesseurs, mûrir les fruits dès longtemps semés, tomber la digue battue par tant de vagues accumulées. La chaîne est ininterrompue ; les mêmes forces qui sans succès avaient travaillé la société, la pensée humaine jusque-là trop faible dans sa lutte contre l’autorité, trouvèrent enfin leur essor.
Mais par ce mot d’autorité, nous entendons seulement l’autorité religieuse et spirituelle ; car la pensée n’a pas soutenu alors de lutte contre l’autorité gouvernementale. L’autorité civile commandait ; la pensée ne la contredisait pas ; le pouvoir des gouvernements s’appuyait au fond sur les idées des masses ; comme toujours, la force réelle était dans ces idées elles-mêmes. Le principe du seizième siècle n’était pas celui de l’émancipation universelle, quoique l’opinion contraire ait souvent prévalu. L’éloge ou le blâme s’y sont attachés, selon les motifs et les intérêts très divers qui ont travaillé à faire envisager la Réforme comme la préface du grand mouvement social de la fin du siècle dernier. Toute une école d’écrivains a fait de Luther et de Calvin les précurseurs de Robespierre et de la Convention. Ces auteurs ne le croyaient pas, mais ils l’ont fait croire. En principe et dans la logique du cabinet, les libertés ont beau se toucher, il n’en est pas ainsi dans les faits. Les idées qui forment le fond même de notre civilisation actuelle n’étaient pas encore accréditées.
Il est vrai, depuis les croisades, aucun fait n’avait produit sensation pareille, aucun
fait n’avait si profondément remué les masses. La Réformation du seizième siècle agit même
sur elles avec bien plus de profondeur. Les croisades furent une sorte d’entrainement
aveugle ; la Réforme, au contraire, saisit le plus souvent les individus un à un, dans
l’intimité de leur conscience et dans la lumière de leur raison. Elle agit fortement sur
les masses, en pénétrant jusqu’au centre de leur énergie intime, et, sous ce point de vue,
je ne nie pas qu’à l’époque de la Réformation le peuple ne soit devenu pour la première
fois quelque chose. Mais la lutte de la pensée était ailleurs que dans la sphère
politique ; elle n’était pas même à beaucoup près tout entière dans l’élément
intellectuel. On a appelé la Réforme « le triomphe de la liberté d’examen » ; on a
prétendu ne considérer la révolution religieuse que comme une dépendance, un accident
entremêlé au fait principal ; M. de Chateaubriand lui-même a dit que « ce fut, à
proprement parler, la vérité philosophique qui, revêtue d’une forme chrétienne, attaqua
la vérité religieuse4 »
. Comme s’il y
avait deux vérités faites pour se combattre l’une l’autre ! Ajoutons à ce propos que si
l’on doit louer quelques historiens d’avoir compris que l’histoire est autre chose qu’une
série d’accidents pauvrement liés entre eux par le fil des causes prochaines et des
volontés individuelles, nous sommes en droit d’exiger d’eux qu’ils s’appliquent
sérieusement à discerner les principes générateurs des faits de l’histoire et à ne pas
nous offrir à la place leurs idées favorites.
Le mouvement du seizième siècle, moral avant tout, s’empreint d’une dignité rare, aux yeux de l’observateur qui sait lui reconnaître ce grand caractère. C’était la pensée morale qui s’efforçait de reconquérir ses droits. La pensée ne pouvait plus adhérer à la religion séparée de sa substance, la morale. Les croyances et les formes imposées par l’autorité avaient pris à elles seules le nom de religion. C’était la religion moins la morale, l’arbre moins la sève ; il y avait distinction profonde, séparation réelle entre le rite et la morale ; le peuple, habitué à croire en ses conducteurs spirituels, avait conservé un certain respect pour l’échafaudage de pratiques arbitraires, parfois même ridicules, qu’on lui offrait sous le nom de christianisme, et chacun espérait y trouver un refuge à la mort. Mais la relation de la religion avec tout l’homme avait disparu. Il existait même une autre séparation, celle de la morale d’avec la politique ; la politique de ces temps-là en témoigne de reste.
Ainsi les trois éléments qui règlent la vie humaine et qui lui impriment sa forme ne marchaient plus d’accord. Le genre humain ne peut supporter une scission pareille ; bon gré, mal gré, il faut qu’il cherche la synthèse dans ce que Dieu a uni. De siècle en siècle l’histoire a vu se renouveler les tentatives de reconstruction, et çà et là, un bûcher, un échafaud ont signalé les heures critiques de cette conjuration latente et perpétuelle. Au début du seizième siècle, le divorce de la religion et de la morale est plus profond que jamais ; l’ancien conflit de la pensée et du rite officiel est parvenu à son point extrême. Alors, spectacle digne d’une mémoire éternelle, cette vérité chrétienne, qui est la vérité morale elle-même, s’échappe enfin de l’enceinte où elle était comme incarcérée, et répand au loin le ferment de la plus noble des insurrections. La Réforme n’est que la multiplication et le succès des efforts précédents ; ses adeptes ne furent que les continuateurs des illustres martyrs des âges passés. De Luther à Jean Huss, de Jean Huss à Wiclef, de Wiclef à Pierre Valdo, plus haut encore, on peut suivre les traces de cette protestation en faveur de la pensée et surtout de la conscience.
Elle fut de tous les âges, parce qu’elle est l’idée chrétienne même, née avec Jésus-Christ et propagée partout où la Bible avait pu pénétrer. La réaction de la morale contre le rite est le vrai fait de la Réformation, sa gloire, le titre qui lui appartient. Il est vrai, la Réforme s’est présentée sous un aspect dogmatique ; mais ce fut parce que son fait capital est lui-même un dogme. Tout, dans la religion chrétienne, est morale ; la divinité du Christ, la rédemption, tous les mystères sont, au fond, de la morale. Leur but est le salut et la régénération de l’homme. Or, qu’est-ce que la régénération si ce n’est de la morale ? Seul entre les religions, l’Évangile ne pénètre dans la région de l’intelligence pure que dans la mesure où le réclament les besoins du cœur et ceux de la pratique. Aucun dogme oisif, aucun dogme qui soit là pour lui-même ; l’exposition de la vérité divine s’arrête juste au point où ces besoins ont trouvé satisfaction. Ainsi l’idée du salut par grâce qui domine toute l’œuvre de Luther, idée enfantée en lui dans le travail d’âme qui précéda l’action extérieure, n’est point une idée humaine, mais le principe même de la Bible, le mobile spirituel et divin qui, bien loin d’entamer la morale, en est le fondement et la vie. Oui, l’Évangile, d’un bout à l’autre, est de la morale, et qui plus est, une seule idée morale se développant par sa propre énergie, se ramifiant et coulant de son propre poids dans toutes les pentes que lui préparent le cœur et les vicissitudes de l’existence. La corruption humaine a pu seule réduire ces ressorts vitaux qu’on appelle des mystères, à n’être que des spéculations ou des formules. En réhabilitant la morale dans la religion, les réformateurs remirent le christianisme à l’usage de la vie. Tel est le véritable aspect sous lequel on doit envisager la Réforme.
Il faut même en convenir, la liberté de conscience ne fut point le mobile qui poussa les réformateurs. L’histoire des persécutions, des supplices mêmes qu’ils autorisèrent, témoigne tristement de leur inconséquence à cet égard. C’était d’une autre liberté, tout intérieure et spirituelle, qu’ils étaient préoccupés. C’est plutôt chez des penseurs restés catholiques qu’on rencontre des protestations en faveur de la liberté de conscience.
En remettant la morale dans la religion, les réformateurs furent donc les auteurs d’une grande synthèse ; mais cette synthèse fut précipitée, et même à quelques égards prématurée. Elle se trouva ainsi défectueuse sous un rapport, et ce défaut a dû s’expier plus tard. Aujourd’hui nous en subissons les conséquences. Quand, après une fracture, l’os a été remis de travers ou à moitié, il faut casser de nouveau le membre pour le rendre à son état naturel. La Réforme alla trop loin, ou peut-être pas assez.
Mais, à côté de la réaction contre l’autorité sacerdotale, une autre réaction s’opérait, celle des penseurs restés catholiques de nom et pour la forme. À une époque ou croire et vivre étaient deux choses distinctes et indépendantes, où le dogme n’était plus qu’un chiffre sang clef, la morale qu’une loi sans véritable sanction, il y avait à choisir entre deux partis : ou rétablir l’unité détruite, ou consommer la scission. Les réformateurs se fixèrent au premier parti. Ils furent sages ; ils recoururent immédiatement à l’autorité de la Bible ; mais ils eurent le tort d’y vouloir tout trouver. Ils avaient quelques erreurs de système, ainsi une vue peu exacte des rapports de l’Ancien Testament avec le Nouveau. Ces défauts étaient contrebalancés par le grand principe de l’assimilation individuelle de la vérité. Si tout, dans leurs idées, n’était pas rationnel, ils suppléaient à la raison par la foi. Le cœur est plus conséquent que l’esprit. Ils étaient en paix ; ils possédaient un abri ; les libres penseurs n’en avaient point.
C’est de ces derniers, et non des réformateurs, que nous avons à nous occuper ici. Repoussant l’autorité, cherchant en dehors de la religion une base et une règle pour la vie, ces esprits, plus embarrassés que servis par leur liberté, se trouvaient sur un terrain à la fois stérile et encombré. Oiseaux chassés du nid avant d’avoir des plumes, jetés du sein d’un dogmatisme servile, mais sûr, dans les hasards d’un scepticisme vague, ils laissaient peser sur eux une disproportion inévitable et constante entre le but, et les moyens, entre les ressources et les exigences de leur situation. Manquant de vigueur pour la synthèse, ils se réfugiaient dans l’analyse, et là, ils se trouvaient serrés entre les lumières de leur esprit, qui condamnait une religion incapable de le satisfaire, et un vieux respect, ou même un besoin de cœur pour quelques-uns. Les réclamations de la raison ont beau se faire entendre, l’âme ne se dessaisit pas facilement des restes d’une religion où elle a puisé ses premières tendances. Ils commencèrent donc par faire une réserve solennelle en faveur de ce culte qu’ils voulaient pouvoir retrouver, à l’heure du besoin, comme joug, comme sûreté, comme dernier asile. Semblables à des gens, qui, voulant courir à travers champs, commencent par bien fermer la maison et, pour y pouvoir rentrer en cas d’orage ou de danger, emportent la clef dans leur poche, ils se mirent à philosopher et à moraliser aussi librement que si la religion qu’ils professaient n’eût rien statué sur les objets de leurs recherches ; toujours bons catholiques, ils ne laissaient pas d’être, dans leurs écrits, déistes, matérialistes, quelque peu athées, le tout sans conséquence. Il y avait dans le même individu deux êtres qui se faisaient de là place l’un à l’autre, et avaient grand soin de ne se pas coudoyer : l’homme d’habitude et de calcul, qui était catholique, et l’homme de pensée, qui était tout autre chose. Tout en observant certaines formes de la religion, ils ne lui demandaient pas ce dont, telle qu’elle était, ils la savaient incapable, c’est-à-dire de s’appliquer à la vie et de faire un seul tout avec elle. Ils prétendaient avoir une religion d’une part, de l’autre une morale fondée sur des principes rationnels. Fatale et destructive idée, qui, sous air de respect, a miné par dedans, a évidé la religion, lui a soustrait toute sa substance et l’a réduite à une écorce sans vie.
Le seizième siècle, Messieurs, fut un siècle de forte activité intellectuelle, et cette
condition poussait d’autant plus les esprits à chercher, pour la direction de la vie,
cette règle que M. Saint-Marc Girardin appelle « une sagesse et une vertu
séculières »
. Mais l’état des choses accumulait les difficultés. Le trouble de
la société avait passé dans les esprits. Au sein d’un peuple à demi sauvage, sous un
gouvernement avili, au milieu des convulsions politiques, des agitations, des perplexités,
des grossiers sophismes jetés sur les questions les plus élémentaires de la philosophie
morale, ce n’eût pas été trop de l’autorité la mieux établie pour tenir bon contre le
torrent qui menaçait de submerger les croyances. Et c’était alors que l’homme entreprenait
de se donner à lui-même sa règle !
Eût-on vécu dans des temps plus paisibles, on se serait encore heurté contre d’insurmontables difficultés. À défaut de la religion on ne voulait, on ne pouvait faire reposer la règle de la vie que sur la philosophie. En effet, de la philosophie seule doit procéder une morale qui ne veut pas procéder du dogme. Mais en réalité, la philosophie, à cette heure, n’existait pas. Elle allait précisément surgir des efforts de la libre pensée ; mais elle n’avait encore ni base arrêtée, ni véritable substance. Dans les écoles, on ne connaissait guère plus que des formules ; l’autorité jouait en philosophie le même rôle qu’en religion ; on aurait plus volontiers douté de Saint Paul que d’Aristote. Ici, comme ailleurs, tout était à démolir et à reconstruire.
La science elle-même était à faire. Quand il s’agit de créer une morale, la science n’y peut rester étrangère ; toutes ses branches s’y trouvent intéressées. Ce qu’il y avait alors, c’était de l’érudition, non de la science. On savait beaucoup de choses, mais on les savait mal ; c’était un ramas indigeste. Il fallait passer par les livres pour arriver aux choses. La restauration des études classiques, essentielle d’ailleurs à la culture de l’esprit humain, ne pouvait apprendre beaucoup à ceux qui avaient surtout besoin de se mêler à la vie. L’enthousiasme exclusif pour l’antiquité ouvrait la porte à diverses erreurs. On prétendait faire cadrer l’antique morale des stoïciens avec l’ordre de choses moderne, Lycurgue avec les institutions féodales, le moyen âge avec la république romaine. Certains esprits anticipaient sur les rêveries du socialisme et de la démagogie moderne. Ces idées, du reste, remuaient peu, précisément à cause de leur exagération. Il n’y a que les erreurs modérées qui soient redoutables.
Il est vrai, de grands événements avaient donné secousse au siècle et élargi l’horizon de la pensée : l’imprimerie, les excursions lointaines, l’Amérique, le cap de Bonne-Espérance. Mais tout cela ne fournissait guère encore que des notions inexactes et des idées mélangées de grossières erreurs. On en était réduit à la physique de Pline. Une large crédulité se combinait avec la tendance sceptique. La méthode même pour arriver à la science n’était pas découverte.
En dehors du mouvement de la Réforme et de son esprit, la recherche personnelle de la vérité, presque tout était incohérence ou excentricité. On se perdait dans la liberté de l’esprit comme dans un pays sans routes tracées. Aussi cette liberté produisit-elle peu de résultats. L’œuvre de ce siècle fut essentiellement négative en philosophie et en morale ; elle se borna à détruire ce qui jusqu’alors avait été admis. Au fond, ce n’était que justice. Le scepticisme, à cette époque, fut une réaction, sinon nécessaire, du moins naturelle.
On rencontre des systèmes de philosophie, des doctrines de cabinet, qui semblent n’avoir
de raison d’être que dans la disposition du cerveau qui leur donne naissance. Il n’en est
pas de même du scepticisme. Partout où il a paru d’une manière un peu générale, il a été
facile de tracer sa filiation ; il s’enfante, ou dans la corruption de l’état politique,
ou dans la dégradation de l’esprit philosophique. Ici, les deux causes opérèrent à la
fois. Outre le désordre moral et social, les excès d’un dogmatisme opiniâtre et tyrannique
avaient précipité toute une génération dans la situation où Montaigne décrit le philosophe
Carnéade : « Cette fantasie de Carneades, si vigoureuse, naquit à mon advis
anciennement de l’impudence de ceulx qui font profession de sçavoir, et de leur
oultrecuidance desmesuree5. »
L’insolence du dogmatisme
ouvrit la voie à l’insolence du pyrrhonisme. Et de plus, ce qu’il y avait d’humain, de
juste, de généreux dans les âmes, put trop aisément envelopper la fermeté des convictions
positives dans la haine excitée par un despotisme d’esprit qui faisait couler tant de
sang.
Puis, étrange confluent ! les défenseurs de la foi s’avisèrent de faire du pyrrhonisme un auxiliaire de la Révélation. L’insuffisance de la raison dans le grand objet du salut de l’homme est une vérité sans doute, et une vérité que suppose toute révélation ; mais au lieu de s’en tenir là et de constater les limites de la raison, ils voulurent l’annuler, et par là ils donnèrent la main aux pyrrhoniens jusqu’au point où la route se bifurque. Personne n’était encore venu pour apprendre à bien douter. Parmi la généralité cependant, le scepticisme se produisit moins comme doctrine philosophique que comme tendance, affection de l’esprit. Jusqu’à Descartes et au-delà, le scepticisme fut la philosophie de presque tous les penseurs qui n’étaient pas chrétiens, ou qui ne l’étaient qu’au sens du catholicisme. Les réformés seuls repoussaient d’un même effort ces deux tendances souvent si étroitement unies. Le catholicisme repose sur le pyrrhonisme, puisqu’il n’est que le désespoir de la raison. Cette disposition, commune à toute une lignée de sceptiques, se prolonge jusqu’à Pascal, chez qui le scepticisme, parvenu à son point extrême, se dissout dans la foi.
Mais au seizième siècle, le scepticisme revêt deux formes différentes. Tantôt, comme chez
Montaigne, c’est une indolence, une volupté de l’esprit, une sorte d’épicurisme
intellectuel. C’est Montaigne qui nomme le doute « un doulx oreiller pour une teste
bien faicte »
. Chez d’autres c’est plutôt une insolence de la pensée, qui se
déguise en courage, en généreuse indépendance, et qui est, par un côté, contiguë au
stoïcisme.
Charron serait parfois le représentant de cette série de sceptiques ; il exprime quelque
part, dans son Petit Traité de Sagesse, le doute impétueux et incessant
dont parfois il se fit l’apôtre. Le sage, selon lui, « ne se doit lier ou obliger à
aucune chose, mais se tenir libre, universel et ouvert à tout, tousjours prest à
recevoir la verité, si elle se presente, adhérant cependant au meilleur et plus
vraysemblable qui lui apparoit tel. Il gardera tousjours place à une plus forte raison,
ne jurant à rien. Jamais le sage ne se laissera ravir la liberté d’esprit. Est-ce pas
chose estrange que l’homme ne la veut gouster, voire s’offense d’en ouyr parler ? N’y
a-t-il pas lieu de s’escrier icy avec Tybere, et plus justement que luy : O
homines ad servitutem nati ! Quel monstre est cecy de vouloir toutes choses
libres, son corps, ses membres, ses biens, et non l’esprit, qui toutes fois est nay à la
liberté, et non le reste6 ! »
À la première de ces formes du scepticisme nous répondrons qu’elle se condamne elle-même en avouant son principe. L’épicurisme, quel qu’il soit, est le contraire de la morale. Ajoutons de plus, en réponse à Montaigne, qu’il n’est pas donné à chacun de trouver l’oreiller si doux, que c’est là une affaire purement individuelle, et que, pour d’autres, le doute est un fagot d’épines qui les empêche de dormir.
L’idée que Charron exprime dans les paroles que nous avons citées, est plus spécieuse. Il importe, en effet, d’examiner les opinions, de comparer les siennes avec celles d’autrui, parfois de modifier les unes par les autres. Mais Charron va ici plus loin ; il ne permet pas à l’homme de s’arrêter ; il ne lui concède que des opinions provisoires. Il méconnaît ainsi la nature humaine : l’homme n’est pas fait pour comparer seulement ; il éprouve le besoin de conclure, de donner du repos à son esprit et à son âme. Grande est la différence entre la disposition à ne se laisser convaincre que légitimement et l’habitude de ne se croire jamais convaincu. Si tout n’est qu’apparence et incertitude si le juste et l’injuste, le beau et le laid, la vertu et le vice sont destinés à flotter sans terme sous le prisme de nos impressions, permis au sceptique de donner à cette situation le nom de liberté ; je n’y saurais trouver, quant à moi, que l’aride et dur labeur de l’esclave.
Non, Messieurs, le scepticisme ne sera jamais à mes yeux ni un honneur ni un bonheur ; je n’y puis voir qu’une maladie. Nous sommes faits pour croire, puisque nous sommes faits pour aimer et vouloir, en un mot, pour agir. Il faut donc que notre nature ait subi une détérioration profonde pour s’être laissé envahir par cette paralysie. Pourquoi donc, me direz-vous, est-il si facile d’y tomber, si malaisé d’en guérir ? Messieurs, la fréquence et la gravité du mal que je signale, sont précisément des preuves de l’état de déchéance où l’homme est tombé. À lui seul il ne saurait s’en défaire ; il faut que Dieu le rende à la santé en redonnant la vie à son cœur, et par là le jour à son esprit. Le cœur va au but bien plus sûrement que l’esprit. Le ressort de la croyance est un élément vital de notre nature ; preuve en soit la beauté morale qui accompagne en général les convictions fortes. Ce sont les seules qui demeurent calmes. Une connexion assez étroite existe en l’homme entre la puissance de la volonté et la capacité de la foi ; l’esprit et le cœur s’énervent également dans la vacillation des principes.
Un symptôme caractéristique de ce que le scepticisme a de maladif, c’est l’inconséquence des sceptiques. Ils voudraient souvent s’arrêter, mais ils sont loin de compte. Qu’ils y prennent garde ; quand le scepticisme dogmatise, il se mord la queue. Pour être logique, il est condamné à aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au pyrrhonisme, qui doute de tout et de son doute même. Car douter, c’est encore raisonner en partant d’un point convenu. Dire : je doute, c’est affirmer quelque chose, et le droit du doute absolu est même refusé au sceptique conséquent. Je doute si je doute, est au fond la seule expression qui lui soit permise.
Il est vrai, sur les choses invisibles et spirituelles, l’individu peut vivre en compagnie du scepticisme ; il est porté et soutenu par les croyances de ce qui l’entoure. Mais l’humanité ne peut être sceptique et une nation, cette famille humaine, ne peut le demeurer longtemps. Une nation, dont la généralité se trouve atteinte du mal sceptique, sent se retirer d’elle la sève de vie, et si quelque crise salutaire ne la sort de cet état, elle n’a plus qu’à se dissoudre. L’expérience est là pour le confirmer.
Tout général que soit le scepticisme comme caractère du seizième siècle, il n’a cependant pas envahi tous les esprits. La tradition morale tient bon dans quelques âmes, notamment dans la magistrature. Beaucoup mieux que le clergé, celle-ci a conservé non seulement les mœurs, mais les maximes propres à réprimer les mœurs. Le calvinisme excepté, c’est au palais plus qu’ailleurs qu’on trouve encore des convictions saines. Les de Thou, les l’Hôpital professent, en morale et en religion, des doctrines positives et fermes ; le Parlement garde en dépôt l’antique tradition chrétienne. Au seizième siècle, la piété catholique est parlementaire.
Quant à la littérature proprement dite, elle pantagruélise. Le pantagruélisme est défini
par Rabelais, « une certaine gaieté d’esperit conficte en mespris des choses
fortuites7 »
, c’est-à-dire des choses convenues,
consacrées même. Cette gaieté, sceptique après tout, qui s’embarrasse assez peu d’offenser
les opinions reçues et le culte généralement reconnu, qui dans l’état où se trouvaient
alors les esprits peut paraître assez naturelle, est bien un des caractères du seizième
siècle ; elle y reparaît dans tous les écrits purement littéraires. Mais il n’en faut pas
conclure qu’elle soit absolument propre à cette époque. Une gaieté insouciante et moqueuse
est assez la marque d’une génération fatiguée des luttes intestines et cherchant la
diversion dans l’étourdissement. Ces temps-là ne sont guère ceux des convictions.
Cependant, quoique l’homme soit susceptible de rire d’un rire assez franc aux heures où la
morale s’en va, plus tard et à distance, ce rire n’égaie pas. Au seizième siècle,
l’élément gaulois, prêt à disparaître, s’en donnait avant d’en finir ; le joyeux cynisme
de ce temps-là précédait l’hypocrisie de la période suivante. La règle, l’ordre,
l’étiquette allaient avoir leur tour. Le seizième siècle n’en sait rien ; mais dans sa
joie effrontée il semble pressentir qu’il joue de son reste.
II. François Rabelais.
1483-1553 §
La tendance négative du seizième siècle commence à s’exprimer dans Rabelais. Rabelais cependant n’est pas un sceptique, pas plus qu’il n’a l’intention d’être un moraliste. Mais il porte en plein le cachet de son époque, et il en fournit un document caractéristique. Son importance littéraire est grande d’ailleurs. Sans aller aussi loin que M. de Chateaubriand, lorsqu’il affirme que Rabelais a créé la littérature française, il faut convenir qu’il a réellement donné le ton à toute une famille d’écrivains. Père nourricier des esprits railleurs, il fut l’Homère de la lignée des poètes satiriques, humoristiques, observateurs. Étudier pas à pas l’influence qu’il exerça serait une œuvre pleine d’intérêt ; mais à la distance où nous sommes, la trace de cette action ne serait saisissable qu’au moyen d’études approfondies. Ce qui nous importe surtout, c’est ce qui exprime les idées morales de Rabelais, et ce qui explique l’effet qu’il a produit. En fait de morale, on ne peut admettre que l’initiative soit venue de lui. Un auteur de ce genre ne se fait accepter que lorsqu’il est l’expression de son époque, et que les mœurs du temps lui donnent des gages.
La vie de Rabelais contribua, sans doute, à développer l’esprit d’observation satirique
et dégagée de préjugés qui fait le fond de ses ouvrages. Né à Chinon, en Touraine en 1483,
il entra fort jeune dans l’état religieux et devint moine dans un couvent de cordeliers à
Fontenay-le-Comte en Poitou. Il semblait destiné à corroborer le proverbe vulgaire :
l’habit ne fait pas le moine. Sa robe ne le garantit pas de certains désordres, qui
l’obligèrent à quitter son couvent. Peut-être dut-il moins la haine de ses confrères à ses
irrégularités qu’à l’humeur satirique et mordante dont il les rendait victimes, et à une
supériorité d’esprit qui les offusquait pour le moins autant. La manière dont il peint
leurs mœurs et leurs habitudes fait présumer qu’ils n’avaient pas le droit d’être fort
sévères. De l’ordre des cordeliers il passa dans celui de Saint-Benoît, qu’il quitta
bientôt après, pour mener une vie indépendante. Il se rendit à Montpellier, déjà célèbre
par son école de médecine, et y étudia, sous d’habiles maîtres, l’art de guérir. Il y
acquit des connaissances profondes pour l’époque, et y publia des commentaires estimés sur
les œuvres d’Hippocrate. De là, honoré du bonnet de docteur et s’étant acquis la
considération publique, il vint à Paris, où son érudition et son esprit lui assurèrent la
bienveillance de plusieurs grands personnages, notamment celle du cardinal du Bellay, qui
l’employa dans des affaires d’État. Ils furent ensemble à Rome, où Rabelais obtint du
Saint-Père le pardon de ses anciens égarements. On a de lui quelques lettres, écrites de
Rome à l’évêque de Maillezais, l’un de ses protecteurs. Dans cette correspondance, sensée
et sérieuse, on ne reconnaît point le ton burlesque qui caractérise les ouvrages de
Rabelais. Quelques souvenirs historiques, quelques réflexions piquantes, où l’on voit déjà
percer sa haine pour l’arbitraire, les préjugés, le fanatisme, ornent ce petit recueil,
qui, du reste, n’a guère de prix que par le nom de son auteur. À son retour en France,
Rabelais obtint la cure de Meudon, qu’il desservit jusqu’à sa mort, en 1553. On ne sait
si, dans sa paroisse, sa conduite fut plus régulière que dans son couvent ; toujours
est-il que ses loisirs n’y furent pas occupés d’une manière très analogue à la gravité de
son état. C’est dans cette retraite que fut composée la Vie inestimable du
grand Gargantua, père de Pantagruel8, allégorie satirique et bouffonne, qui recouvre souvent à peine des vérités
hardies, mais qui, en échange, renferme des obscurités qui ont inutilement exercé les
commentateurs. Certains chapitres sont de véritables amphigouris, d’autres un recueil
d’ordures à soulever le cœur. On sait que la licence du livre a passé en proverbe ; on
n’en peut citer une page de suite. Tout ce que l’imagination la plus malpropre a pu réunir
d’images dégoûtantes en tout genre et d’expressions grossières s’y trouve rassemblé,
serré, entassé. Évidemment une bonne partie de tout cela a pour but de faire passer les
leçons qui s’y trouvent mêlées. Supposez un homme qui, pour vous prodiguer impunément les
outrages, feigne d’être plongé dans une folle ivresse ; vous aurez probablement une idée
assez juste du livre de Rabelais. Dans un sens, il y a ici plus qu’une supposition ; le
curé de Meudon a soin de nous apprendre que les registres de son cerveau sont un peu
brouillés par la « purée septembrale »
, que la bouteille est son vrai et
seul Hélicon, sa fontaine caballine, que c’est en buvant qu’il délibère,
qu’il discourt, qu’il résout et conclut. Le vin donne du courage ; Rabelais, dans sa verve
caustique, ne ménage personne ; le peuple, les savants, la cour, l’Église même, rien n’est
épargné ; il s’est attaqué à tout ce qui avait nom dans le monde ; c’est jusque sur le
trône ou sur ses degrés qu’il va choisir les victimes qu’il expose à la risée publique.
Ainsi les dépenses démesurées de la cour, désignées par ces dix-sept mille neuf cent
treize vaches dont le lait suffit à peine à alimenter le royal nourrisson ; ainsi
l’indifférence des grands pour les petits, dans ces six pèlerins que Gargantua avale par
mégarde dans une salade. Et cette jument dont la queue balaie des forêts sur son passage,
qu’est-ce autre que la maîtresse de François Ier, la duchesse
d’Étampes ? On rapporte que le roi fit abattre des bois entiers pour faire passer ses
équipages. Ailleurs ce Gargantua qui enlève les cloches de la cathédrale de Paris pour en
faire des sonnettes au cou de sa jument, c’est François Ier lui-même,
qui répondit, en effet, aux joyeuses démonstrations des Parisiens à son entrée dans sa
capitale, en les accablant de nouveaux impôts. Faut-il expliquer ce que c’est que ce moine
robuste qui renverse et écrase tout avec le bâton de sa croix, cette île des Papimanes,
peuplée de gens gros, gras et vermeils, et cette île des Papefigues, dont les habitants,
au contraire, ont « le corps sec et le teint marte miteux »
?
Mais Rabelais avait su s’y prendre : ses hardiesses furent loin de lui nuire, ni même de lui attirer de la malveillance. On sait que François Ier voulut lui-même entendre la lecture de ses écrits, qu’il se reconnut parfaitement sous le pinceau de Rabelais, et qu’il rit tout comme un autre de sa propre caricature. Cette indulgence encouragea l’auteur, qui osa continuer son ouvrage et en sema les derniers livres de traits encore plus hardis et plus directs. Tout sert d’objet à sa gaieté grossière et fine à la fois ; car si les images sont grossières, la satire n’en est que plus fine par le contraste, et parfois la piquante originalité de la pensée n’en ressort que mieux aux yeux du lecteur. Rabelais était fort instruit à la façon de son temps, témoin cette discussion où il cite vingt auteurs anciens, à propos de la signification du blanc et du bleu ; mais là précisément vous sentez que l’érudition n’était guère pour lui qu’un sujet de risée. Indiquer le fond caché mous la gravité officielle des idées reçues est le but auquel il tend sans cesse :
« Sans plus sejourner, nous transportasmes au lieu où c’estoit, et veismes ung petit vieillard bossu, contrefaict et monstrueux ; on le nommait Ouydire : il avoit la gueulle fendue jusques aux aureilles, dedans la gueulle sept langues, et chascune langue fendue en sept parties : quoy que ce feust, de toutes sept ensemblement parloit divers propous et languaiges divers : avoit aussi parmy y la teste et le reste du corps autant d’aureilles comme jadys eut Argus d’yeulx : au reste estoit aveugle et paralyticque des jambes. Autour de luy, je veidz nombre innumerable d’hommes et de femmes escoutans et attentifz, et en recongneu aulcuns parmy la trouppe faisans bons minoys, d’entre lesquelz ung pour lors tenoit une mappemonde et la leur expousoit sommairement par petitz aphorismes, et y devenoyent clercz et sçavans en peu d’heures, et parloyent de prou de choses prodigieuses, elegantement et par bonne memoire ; pour la centiesme partie desquelles sçavoir ne suffiroit la vie de l’homme : des Pyramides, du Nil, de Babylone, des Troglodytes, des Himantopodes, des Blemmyes, des Pygmees, des Canibales, des mons Hyperborees, des Egipanes, de tous les diables, et tout par ouy dire. Là je veidz, selon mon ad vis, Herodote, Pline, Solin, Berose, Philostrate, Mela, Strabo, et tant d’aultres anticques… et ne sçay combien de modernes historyens, cachez derriere une piece de tapisserie, en tapinoys escripvant de belles besongnes, et tout par ouy dire9. »
Il faut l’entendre se moquer de la lourde et pédante éducation de son temps, dans cet entretien de Pantagruel avec un étudiant, qui répond à toutes ses questions dans un baragouin mêlé de grec et de latin, jusqu’au moment où, serré à la gorge, il crie merci dans le patois grossier de sa province. Tout cela a été cité cent fois ; et aujourd’hui même, mille allusions à ses écrits égaient et colorent la conversation. Que d’emprunts heureux lui doivent La Fontaine et Molière, depuis ce Picrochole du Pot au Lait, type des bâtisseurs de châteaux en Espagne, qu’on retrouve encore chez Boileau, dans le dialogue de Pyrrhus et Cinéas10, jusqu’à ce conseil sur le mariage, où Panurge énumère toutes les chances favorables ou défavorables de l’état conjugal, et où Pantagruel lui répond froidement : Mariez-vous. Ne vous mariez pas. Quoique Molière, dans le Mariage forcé, ait été le meilleur imitateur de cette scène, il n’a pas été le seul ; elle a été reproduite souvent avec succès, parce que le fond de la plaisanterie est de si bon aloi qu’il a toujours pu soutenir la part de la mise en œuvre.
On s’est fort exercé sur les passages difficiles des écrits de Rabelais, comme sur
l’intention générale et l’esprit de son livre ; on y a vu une signification profonde. Mais
au milieu de beaucoup de choses justes et ingénieuses, trop ingénieuses parfois, si elles
recouvrent un but réellement sérieux, je ne pense pas, Messieurs, que Rabelais eût en
réalité d’autre intention que celle de se réjouir soi-même et de réjouir ses lecteurs.
« Le rire, dit-il, est le propre de l’homme. »
C’est surtout le propre de
Rabelais.
Tout est là. C’est la clef de son livre. Nous ne voulons pas garantir l’authenticité de
tous les bons mots qu’on lui prête, ni de ces paroles sacrilèges avec lesquelles on
prétend qu’il termina sa vie : « Tirez le rideau, la farce est jouée. »
Mais on ne prête guère qu’aux riches, et nous ne pouvons nous empêcher de croire que le
ridicule a paru à Rabelais le premier et le dernier mot de la vie humaine. Ce que vous
voyez sur son visage, ce n’est pas un masque, c’est de la lie. Son jugement excellent et
fin lui montre les sottises des hommes ; mais Rabelais ne va pas jusqu’à s’en affliger. Ce
tempérament-là est passablement fréquent ; assez de gens savent juger que le mal est mal,
et cependant ils ne font qu’en rire. C’est le commencement de tous les athées, et le
propre, hélas ! des plus excellents comiques. On a pu, sous ce rapport, comparer Rabelais
à Aristophane11 ; et en effet, si l’on
rapproche le but des deux auteurs, le caractère de leurs fictions, le cynisme de leur
pinceau, on y reconnaît deux esprits de même famille.
On a voulu aussi mettre Swift en parallèle avec le curé de Meudon ; on l’a appelé un Rabelais perfectionné ; on a également remarqué chez Sterne plusieurs rapports avec l’auteur de Gargantua ; mais malgré ces analogies, tous deux en diffèrent à bien plus d’égards qu’Aristophane.
Les Français, chez qui la plaisanterie et le sérieux « constituent deux mondes séparés, offrent bien peu de traces dans leurs écrits de cette délicieuse humeur (humor, humour) qui chez tant d’écrivains allemands et anglais provoque en même temps le sourire et les larmes. M. Xavier de Maistre, et sur ses traces, le spirituel auteur de la Bibliothèque de mon Oncle, M. Tœpffer, de Genève, nous ont initiés au charme de ce genre d’esprit, dont la bonhomie est le principal charme, et que La Fontaine et Ducis auraient dû nous faire connaître. Ici même il existe des nuances ineffaçables. La Fontaine est naïf, il est touchant, il est sublime ; il n’a point d’égal, point de semblable même ; mais pour humoristique je doute qu’il le soit ; j’accorderais plutôt ce titre à Rabelais.
Le temps où il vivait ne se scandalisa nullement de l’immonde obscénité de son livre ; elle fut plutôt un élément de succès. Son ouvrage était dans le goût de son siècle, et les esprits distingués qui savaient en apprécier les belles parties, n’en savouraient pas moins ce qui nous repousse aujourd’hui. La bonne compagnie du temps de François Ier n’était pas celle du siècle de Louis XIV.
La Bruyère a dit de Rabelais, qu’il trouve inexcusable d’avoir semé l’ordure dans ses
écrits : « Son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable : c’est
une chimère ; c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent,
ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale
fine et ingénieuse et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin
au-delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis
et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats12. »
À peine, aujourd’hui, trouverait-on une canaille qui s’amusât de ce qui, au seizième siècle, faisait les délices de la cour. On convient sans doute qu’alors tout était grossier, langue, mœurs, manières ; mais on n’a pas assez reconnu que cette grossièreté du langage tenait au dérèglement des mœurs. On a répété souvent qu’une grande politesse recouvre une grande immoralité. Je conviens qu’à un certain point de la civilisation, la politesse des mœurs ne donne pas la mesure de leur pureté ; mais je prétends, Messieurs, qu’au fond la politesse a pour principe la vertu. Quand des mœurs barbares deviennent plus polies, il y a amélioration morale ; l’inverse, je ne voudrais pas le soutenir. L’école de Calvin, par exemple, n’est pas très remarquable par sa politesse, elle s’en tient à l’honnêteté. J’avoue que j’y souhaiterais un ingrédient de plus. Si, d’un côté, la vertu doit faire le fond des mœurs polies, il y faut de l’autre l’intervention des femmes, mais des femmes vertueuses. Les femmes jouèrent sans doute un rôle éminent à l’époque de François Ier ; mais ce fut le rôle de l’intrigue et de la beauté ; et hormis Jeanne d’Arc, les temps qui aboutissent à ce roi ne nous ont guère transmis de réputation féminine irréprochable. La politesse s’introduira sous les précieuses, qui ne furent pas toujours des précieuses ridicules.
Mais si le livre de Rabelais est au fond le livre d’un rieur intrépide et obstiné, son temps ne le jugea pas comme nous le jugeons. Non seulement on le goûta, mais on le trouva sérieux. Cet ouvrage, désavoué par les Réformés, quoiqu’il guerroyât contre le catholicisme, et maudit par les catholiques, contient pourtant quelque chose : il renferme la destruction. C’est de détruire qu’on lui savait gré ; car il est des temps où le cœur et l’esprit se dilatent à la démolition d’abus longtemps endurés. Le livre de Rabelais assouvissait une haine juste, mais emportée ; on ne se demandait pas même comment cet homme, qui vivait de l’Église, tout en l’attaquant, pouvait ainsi déchirer la soutane qu’il continuait à porter. Quelques-uns, le prenant au sérieux bien plus qu’il ne s’y prenait lui-même, lui disaient par la bouche d’un poète du temps, Hugues Salel :
Or, persévère, et si n’en as mériteEn ces bas lieux, l’auras au haut domaine.
Qu’on se représente Gargantua et ses aventures comme un titre d’entrée au séjour des bienheureux ! Mais, du moins, Rabelais avait trop de bon sens pour exprimer lui-même cette prétention. Quelque chose de pareil était réservé, deux cents ans plus tard, à J.-J. Rousseau.
Rabelais me paraît donc, en résumé, un gai et fin railleur, et en même temps un habile connaisseur du cœur humain. Il ne l’ouvre pas à petits plis, comme les moralistes analytiques, mais brusquement et à libres entrées, comme les grands comiques. Mais ce n’est pas tout, Messieurs ; Rabelais était un grand esprit, et dans tout grand esprit le sérieux doit trouver son moment et sa place. Il les a trouvés en lui malgré tout, rarement sans doute, mais avec gravité, et d’une manière qu’on pourrait appeler solennelle. Aussi se demande-t-on au premier coup d’œil, si là aussi, et là surtout, il n’a pas voulu se moquer. On finit pourtant par être forcé d’y reconnaître un vrai sérieux. Ainsi la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, trouve des accents graves et élevés. Dans l’histoire de Thamous, Rabelais devient même tragique. On sait qu’il est ici question d’un passage sur les oracles qui ont cessé, tiré de Plutarque, où il raconte que, dans le voisinage des Échinades, une voix se fit entendre, ordonnant au pilote, nommé Thamous, lorsqu’il serait arrivé à un certain lieu, de crier à haute voix, que Pan le grand Dieu était mort.
« Il n’avoit encores achevé, continue Pantagruel, quand feurent entenduz grandz souspirs, grandes lamentations et effroys en terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs ensemble. Ceste nouvelle (parce que plusieurs avoyent esté presens), feut bien toust divulguee en Romme. Et envoya Tibere César, lors empereur de Romme, querir cestuy Thamous. Et, apres l’avoir entendu parler, adjousta foy à ses paroles. Et se guementant es gens doctes qui pour lors estoyent en sa court et en Romme, et en bon nombre, qui estoit cestuy Pan, trouva par leur rapport qu’il avait esté fils de Mercure et de Penelope. Toutesfoys, je le interpreteroys de celluy grand Servateur des fideles, qui feut en Judee ignominieusement occiz par l’envie et iniquité des pontifes, docteurs, prebstres et moynes de la loy mosaicque.. Et ne me semble l’interpretation abhorrente. Car, a bon droict, peult-il estre en languaige gregeoys dict Pan. Veu qu’il est le nostre Tout : tout ce que sommes, tout ce que vivons, tout ce que avons, tout ce que esperons est luy, en luy, de luy, par luy. C’est le bon Pan, le grand pasteur…, qui, non seullement ha en amour et affection ses brebiz, mais aussi les bergiers. À la mort duquel feurent plainctz, souspirs, effroys et lamentations en toute la machine de l’univers, cieulx, terre, mer, enfers. À ceste mienne interpretation compete le temps. Car cestuy très bon, très grand Pan, nostre unicque servateur, mourut lez Hierusalem, regnant en Romme Tibere Cesar. Pantagruel, ce propous finy, resta en silence et profunde contemplation. Peu de temps après, nous veismes les larmes decouller de ses œilz, grosses comme œufz d’austruche13. »
Sans doute, ce sérieux n’est qu’un sérieux d’imagination, un sérieux poétique, ou si l’on veut intellectuel, qui ne change en rien le caractère du livre, et qui fut pour peu dans son succès. Mais enfin Rabelais peut exprimer des idées sérieuses.
Souvent il jette sur l’ensemble de l’univers un regard philosophique et profond ; sur la nature, sur l’ordre du monde, on rencontre chez lui des pensées belles et grandes. Ainsi quand il attribue à Gaster, c’est-à-dire à la faim, l’invention des arts :
« Si croyez que le feu soit le grand maistre des arts, comme escript Ciceron, vous errez, et vous faictes tort. Car Ciceron ne le creut oncques. (C’est Gaster.) Il est imperieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflectible. À luy on ne peult rien faire croire, rien remonstrer, rien persuader. Il ne oyt point. Gaster sans aureilles fut créé. Il ne parle que par signes. Mais, a ses signes, tout le monde obeyst. Tousjours va devant : y feussent roys, empereurs, voyre certes le pape. Pour le servir, tout le monde est empesché, tout le monde labeure. Aussi, pour recompense, il faict ce bien au monde qu’il luy invente toutes arts, toutes machines, tous mestiers, tous engins et subtilitez…
« Vous sçavez que, par institution de nature, pain, avecques ses appennaiges, luy ha esté pour provision et aliment adjugé ; adjoincte ceste bénédiction du ciel, que, pour pain trouver et guarder, rien ne luy defauldroyt. Des le commencement, il inventa l’art fabrile, et agriculture, pour cultiver la terre, tendent a fin qu’elle luy produisist grain. Il inventa l’art militaire et armes, pour grain deffendre ; medicine et astrologie, avecques les mathematicques nécessaires pour grain en saulveté par plusieurs siècles guarder et mettre hors les calamitez de l’aer, deguast des bestes brutes, larrecin des briguans. Il inventa les moulins a eaue, a vent, a bras, a aultres mille engins, pour grain mouldre et reduire en farine ; le levain, pour fermenter la paste, le sel pour luy donner saveur, le feu pour le cuyre, les horologes et quadrans pour, entendre le tempz de la cuycte de pain, creature de grain. Il inventa chariotz et charettes, pour plus commodement le tirer. Il inventa basteaulx, gualeres et navires (chose de laquelle se sont les elemens esbahiz) pour oultre mer, oultre fleuves et rivieres naviger, et de nations barbares, incongneues et loing separees, grain porter et transporter14. »
On connaît aussi les chapitres curieux, modèles d’ironie soutenue, où Panurge voit rouler le monde entier sur un système d’emprunt et de prêt :
« Nature n’ha créé l’homme que pour prester et emprunter… L’intention du fondateur de ce microcosme est y entretenir l’ame, laquelle il y ha mise comme hoste, et la vie. La vie consiste en sang. Sang est le siege de l’ame ; pourtant ung seul labeur poine ce monde, c’est forger sang continuellement. En ceste forge sont tous membres en office propre : et est leur hiérarchie telle, que sans cesse l’ung de l’aultre emprunte, l’ung à l’aultre preste, l’ung à l’aultre est debteur. La matiere et metal convenable pour estre en sang transmué est baillee par nature : pain et vin… »
Suit un détail sur la formation et le mouvement du sang, où l’on dirait que Rabelais a reconnu la circulation du sang :
« Chascun membre l’attire à soy et s’en alimente à sa guise : piedz, mains, yeulx, tous ; et lors sont faictz debteurs, qui paravant estoyent presteurs… Enfin, tant est affiné dedans le retz merveilleux, que, par apres, en sont faictz les esperitz animaulx, moyennant lesquelz l’ame imagine, discourt, juge, resoult, délibere, ratiocine et rememore. Vertuguoy ! je me naye, je me perdz, je m’esguare, quand j’entre au profund abysme de ce monde, ainsi prestant, ainsi debvant. Croyez que chose divine est prester ; debvoir est vertus heroicque15. »
Et là-dessus, Panurge supplie Pantagruel de ne pas payer pour lui toutes ses dettes.
Dans ses jugements, dans ses trop rares conseils, Rabelais fait preuve d’un bon sens éminent, et le bon sens, à toutes les époques, est, sur certains sujets, une grande hardiesse et une grande nouveauté. Sur ces sujets il est bien plus rare que l’esprit, et même, à certains moments, rien n’est plus voisin du génie. Parfois il faut du génie pour en arriver au bon sens. Quelques-unes des plus grandes révolutions par où se sont signalés les progrès de l’esprit humain n’ont été que la réintégration du bon sens. Ainsi Bacon a ouvert la voie aux sciences, et surtout aux sciences naturelles, en exprimant une vérité de simple bon sens, c’est qu’avant de formuler des systèmes il faut les appuyer sur des faits. Ici le bon sens et le génie se confondent.
Mais cependant, Messieurs, je ne puis donner le même caractère à tous les moments décisifs et solennels de l’histoire de l’esprit humain. Ses évolutions sont de deux sortes. Tantôt la réaction s’introduit en faveur du bon sens contre la coutume, tantôt elle s’opère contre le bon sens en faveur de l’âme. Le bon sens ne saurait suffire à tout, quoique malheureusement il en ait la prétention. Il a parfois la vue trop courte. Mais l’esprit humain est, dans son ensemble, muni de certaines forces relatives à l’acquisition ou au maintien de la vérité, qui dépassent la limite du sens commun ; et parfois, les faits lui venant en aide et protestant contre l’invasion de ce sens vulgaire, l’esprit s’élève à une sphère qui n’est plus du ressort de son régulateur accoutumé. Il existe au fond de l’âme une sorte de tradition de la vérité, car la vérité est le point de départ de l’esprit humain. Convenons qu’au fond la coutume, la tradition, quelque altérées que l’erreur les ait faites, ont pris naissance dans une vérité importante et noble.
Mais, au seizième siècle, la position était contraire à ce point de vue. Il fallait réagir contre la tradition et l’autorité, ou, comme le firent les Réformateurs, au nom de l’autorité divine, ou, comme l’entreprit Rabelais, au simple nom du bon sens et sans plan marqué.
Répétons-le néanmoins : de morale proprement dite, il n’y en a point dans les écrits de Rabelais ; tout revient au pantagruélisme. La littérature du seizième siècle a généralement ce caractère, et fait fi, assez joyeusement, de deux choses, du decorum et des principes. Le decorum, ce fantôme de la règle morale, est quelquefois davantage ; il peut être un pressentiment, un désir d’ordre et de vérité. Mais, masque ou réalité, le seizième siècle s’en inquiète peu. Le decorum devait arriver avec un autre ordre politique. Pour la première fois, la cour devait en fournir te type et les règles, et du même coup, faire pâlir l’élément bourgeois, encore fort en saillie au seizième siècle. Le seizième siècle est un siècle bourgeois. Ce caractère s’effacera au dix-septième. Quant, aux principes, ils viendront quand ils pourront.
III. Michel de Montaigne.
1533-1592 §
Nous arrivons maintenant au premier des moralistes de l’époque, à Montaigne. Ce n’est pas sa seule renommée ; en qualité d’écrivain, sa réputation est grande et mérite de l’être. Facilité, naturel, laisser-aller, grâce et vivacité des tours, beauté de la diction, originalité des idées, éclat pittoresque de l’expression, tout cela se trouve réuni, fondu, pénétré d’un charme auquel il est impossible de résister, et qui, malgré la vétusté du langage, fait encore les délices d’une foule de lecteurs. On peut même dire que le sort de Montaigne a été d’être toujours mieux apprécié à mesure que le monde a grandi. Il crée lui-même ses expressions selon le besoin ; ce sont des figures hardies, mais familières. Son esprit, ennemi de la pompe, est tourné vers la force, mais la force aisée. Il avait d’ailleurs le privilège de se gêner moins qu’un autre avec la langue, son éducation en ayant presque fait un étranger dans la littérature française. C’est un Romain de beaucoup d’esprit qui écrit en français ; ses latinismes embellissent souvent son langage ; ils communiquent à l’idiome national l’énergie de la langue d’Horace. Sous ce rapport, cependant, on pourrait dire que Montaigne a été moins directement utile à la formation de la langue que son contemporain Amyot, essentiellement français dans son tour et ses expressions, et plus facile pour le commun des lecteurs.
À peine Montaigne passa-t-il pour philosophe aux yeux de ses contemporains ; on entendait par philosophie tout autre chose. S’il plut, ce fut moins par ce qu’il a de vraiment admirable que par des accessoires auxquels le goût de son époque attachait grand prix. Il est tout rempli de citations, genre de mérite que son temps admirait, qu’au nôtre encore, à première vue, quelques-uns admirent, tandis que plusieurs sont tentés d’accuser l’auteur de pédantisme. Les uns et les autres sont dans l’erreur ; personne n’est moins pédant que Montaigne, et d’une autre part, c’est un érudit de hasard et d’occasion, à bien des égards un érudit improvisé. C’est une tête bien meublée pourtant, remplie de souvenirs classiques ; il lisait peu de livres, mais il les relisait beaucoup. Nourri dès son enfance de l’étude des anciens, il a retenu, presque sans le vouloir, leurs phrases, leurs traits, leurs expressions ; son esprit surabonde de souvenirs ; il cite souvent avec inexactitude, parce qu’il cite toujours de mémoire, mais avec quel piquant, quel à-propos, quelle heureuse fécondité ! On dirait un vieillard s’entretenant familièrement avec ses amis, laissant doucement couler les réflexions de son grand âge, les souvenirs de son expérience, les trésors de sa mémoire, il ne veut rien faire pour sa gloire de toutes ces richesses ; il en use pour son plaisir, il aime à conter comme tous les vieillards, et le souvenir de ce qu’il a lu, de ce qu’il a vu et entendu, s’entremêle à ses discours et en augmente le prix et le charme.
Ce n’est pas comme littérateur que nous envisageons ici Montaigne ; nous devons surtout nous occuper du penseur. Mais, pour bien apprécier son œuvre, quelques préliminaires sont indispensables. Son livre, son système, sa morale, tout cela fut préparé dès le berceau. L’homme et l’auteur furent, en grande partie, créés par l’éducation, et certainement le père de Michel de Montaigne fut pour quelque chose dans la philosophie de son fils. Voici ce que celui-ci en dit lui-même :
« Le bon père que Dieu me donna, qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde, m’envoya, dez le berceau, nourrir à un pauvre village des siens et m’y teint autant que je feus en nourrice et encores au-delà ; me dressant à la plus basse et commune façon de vivre. Ne prenez jamais, et donnez encores moins à vos femmes la charge de leur nourriture ; laissez les former à la fortune, soubs des loix populaires et naturelles ; laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l’austerité ; qu’ils ayent plustost à descendre de l’aspreté qu’à monter vers elle. Son humeur visoit encores à une aultre fin, de me r’allier avecques le peuple et cette condition d’hommes qui a besoing de nostre ayde ; et estimoit que je feusse tenu de regarder plustost vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy qui me tourne le dos ; et feut cette raison, pour quoy aussi il me donna à tenir, sur les fonts, à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher16. »
Et ailleurs :
« C’est un bel et grand adgencement sans doubte que le grec et latin, mais on l’achete trop cher. Je diray icy une façon d’en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayee en moy mesme : s’en servira qui vouldra. Feu mon père, ayant faict toutes les recherches qu’homme peult faire, parmi les gents sçavants et d’entendement, d’une forme d’institution exquise, feut advisé de cet inconvénient qui estoit en usage ; et lui disoit on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause pourquoy nous ne pouvons arriver à la grandeur d’ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. Je ne croy pas que ce en soit la seule cause. Tant y a que l’expedient que mon père y trouva, ce feust qu’en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et très bien versé en la latine. Cettuy ci, qu’il avoit faict venir exprez et qui estoit bien chèrement gagé, m’avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avecques luy deux aultres moindres en sçavoir, pour me suyvre, et soulager le premier ; ceulx cy ne m’entretenoient d’aultre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c’estoit une regle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compaignie qu’autant de mots de latin que chascun avoit apprins pour jargonner avec moy.
« Quant à moy, j’avoy plus de six ans avant que j’entendisse non plus de françois ou de perigordin que d’arabesque : et, sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, j’avois apprins du latin tout aussi pur que mon maistre d’eschole le sçavoit. Entre aultres choses, mon père avoit esté conseillé de me faire gouster la science et le debvoir par une volonté non forcee, et de mon propre désir ; et d’eslever mon ame en toute doulceur et liberté, sans rigueur et contraincte ; je dis jusques à telle superstition, que, parce qu’aulcuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les esveiller le matin en sursault, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence, il me faisoit esveiller par le son de quelque instrument, et ne feus jamais sans homme qui m’en servist17. »
Ces traits nous manifestent l’esprit de l’éducation que reçut Montaigne. S’il se montre indépendant de la coutume et des préjugés de son temps, son père lui en a donné l’habitude. Point de superstition ni de routine ; le père met plutôt une sorte de superstition à se dégager de la routine. Il veut faire de son fils un homme avant tout. Il anticipe sur l’idée de Pascal : la qualité d’homme lui paraît déjà supérieure à tout le reste. Il veut prévenir, déjouer d’avance l’action des idées de son temps, et c’est pour cela que le gentilhomme périgourdin rapproche son enfant du peuple, qu’il le fait peuple, en un sens, en lui donnant pour parrains des personnes de basse extraction. Non que les gens du peuple soient en eux plus près de la nature ; mais il faut que Michel de Montaigne puisse toucher à la fois aux deux extrémités de la société, il faut qu’il soit homme et non pas seulement gentilhomme. Tout tendait pour lui à remplacer la science des livres par celle des choses, la sagesse écrite par celle qui ne l’est pas, le curieux par l’utile, la spéculation par la pratique. Sous ce rapport il est intéressant de lire la préface sur la vie de Montaigne par sa fille adoptive, Mlle de Gournay18.
Après cette éducation de la maison paternelle, Montaigne reçut pendant quelque temps,
mais avec dégoût, celle du collège de Guyenne. La carrière des armes attirant peu un
esprit de cette trempe, il se décida pour le barreau. On sait généralement que, de bonne
heure, il y acquit de la réputation et que, fort jeune encore, il fut nommé conseiller au
parlement de Bordeaux. En qualité d’homme d’esprit, il obtint l’amitié de personnages
considérés. Il se maria à l’âge de trente-trois ans, mais plutôt, comme il l’apprend à ses
lecteurs, pour suivre la coutume que par aucune inclination particulière. « J’eusse
fuy d’espouser la sagesse mesme, si elle m’eust voulu. »
Remarquons, en passant,
que ce mot et bien d’autres furent écrits du vivant de sa femme. En 1580, à l’âge de
quarante-sept ans, il publia ses deux premiers Essais, qui firent grand
éclat et eurent plusieurs éditions consécutives. On a prétendu que les connaissances dont
ils fournissent la preuve furent le résultat des voyages de l’auteur ; mais il est à
remarquer que ces deux livres avaient paru antérieurement. Ce fut après 1580 que Montaigne
vit l’Italie, l’Allemagne, la Suisse. De retour, il se remit à l’œuvre. Nommé maire de
Bordeaux, il remplit cette charge avec honneur ; il s’en démit toutefois le plus tôt
possible, et se retira dans son château de Montaigne en Périgord, pour y goûter le repos
de la vie domestique. Mais, du temps de Montaigne, ce repos était passablement
intermittent. Cette époque est la plus tumultueuse du seizième siècle ; au milieu du
trouble et de l’angoisse générale, la France, en proie aux factions diverses, demeure une
arène sanglante jusqu’à l’avènement définitif de Henri IV.
Montaigne traversa la crise assez heureusement, à tout prendre, mais atteint cependant
par la violence des factions. Modéré qu’il était, il se vit, nous dit-il, pelaudé à toutes
mains : au Gibelin, il était Guelfe ; au Guelfe, Gibelin. Son château fut plusieurs fois
pillé et endommagé, tantôt du fait d’un parti, tantôt du fait de l’autre ; ses jours mêmes
furent parfois en danger. Il est probable que toutes ces agitations dans sa vie et dans
son pays contribuèrent à répandre sur le dernier livre des Essais,
publié en 1588, une couleur plus sombre. Au fond, cependant, la modération vraie et
honnête du caractère de Montaigne lui maintint l’estime des honnêtes gens et servit en
plusieurs occasions son goût pour la paix, la solitude, l’indépendance personnelle. Il n’a
rien tant aimé que l’indépendance, et c’est à cause même de cet amour inné et profond que
nous le voyons s’accommoder aux usages convenus et aux opinions consacrées, comme l’homme
de qualité qui s’habille, sans y regarder, de l’habit façonné par son tailleur :
« Je ne me soulcie pas tant, dit-il en parlant des opinions, de les avoir
vigoreuses et doctes, comme je me soulcie de les avoir aysees et commodes à la vie.
Elles sont bien assez vrayes et saines si elles sont utiles et agreables19. »
Le temps où l’on vit est aussi
un tailleur qui nous taille nos opinions. C’est un habit qu’on ne devrait certes pas
revêtir sans examen, mais il n’en reste pas moins que cette docile indifférence est un
fait qui se renouvelle tous les jours.
Montaigne la pousse jusqu’à la religion chrétienne inclusivement : « Tout au
commencement de mes fiebvres et des maladies qui m’atterrent, entier encores et voisin
de la santé, je me reconcilie à Dieu par les derniers offices chrestiens, et m’en treuve
plus libre et deschargé, me semblant en avoir d’autant meilleure raison de la
maladie20. »
Un peu plus haut il exprime le désir de mourir seul dans son coin, comme certains animaux
qui se cachent quand ils se sentent près de leur fin : « Vivons et rions entre les
nostres ; allons mourir et rechigner entre les incogneus ; on treuve, en payant, qui
vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds21. »
Ces paroles sont à peu près ce qu’il y a de plus chrétien dans son livre au point de vue de la profession personnelle.
Quoi qu’il en soit, Montaigne fit comme il se l’était proposé : les offices de l’Église furent célébrés auprès de son lit de mort. On ajoute qu’au dernier moment il leva les yeux vers le ciel.
Nous avons, Messieurs, trois choses à considérer en nous occupant des Essais de Montaigne : le livre, l’auteur, la doctrine.
Quant au livre, on se demande, dès l’entrée, dans quelle classe on doit le ranger. Montaigne, qui y dépose toutes les idées qui lui viennent, à mesure qu’elles se présentent à lui, s’est trouvé lui-même embarrassé lorsqu’il s’est agi de lui donner un titre. Celui d’Essais, auquel il s’est arrêté, signifierait à peu près : Efforts, tentatives de mon esprit. Il eût pu ajouter : pour se rendre compte de soi-même ; car il ne se peint pas moins dans la façon que dans la matière de son livre. C’est bien moins un ouvrage qu’une causerie. Il n’y a qu’à l’entendre sur sa manière de composer :
« Chez moy je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où, tout d’une main, je commande à mon mesnage. Je suis sur l’entree et veois soubs moy mon jardin, ma bassecourt, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pieces descousues. Tantost je resve, tantost j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy22. »
Et ailleurs : « Le jugement est un util à touts subjects, et se mesle partout : à
cette cause, aux Essais que j’en foys icy, j’y employe toute sorte d’occasion. Si c’est
un subject que je n’entende point, à cela mesme je l’essaye, sondant le gué de bien
loing et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive : et cette
recognoissance de ne pouvoir passer oultre, c’est un traict de son effect, ouy de ceulx
dont il se vante le plus. Tantost, à un subject vain et de néant, j’essaye veoir s’il
trouvera de quoy lui donner corps, et de quoy l’appuyer et l’estansonner : tantost je le
promene à un subject noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouver de soy, le chemin
en estant si frayé, qu’il ne peult marcher que sur la piste d’aultruy : là il faict son
jeu à eslire la route qui luy semble la meilleure ; et de mille sentiers, il dict que
cettuy cy ou cettuy là a esté le mieulx choisi. Je prends, de la fortune, le premier
argument ; ils me sont egualement bons, et ne desseigne jamais de les traicter entiers :
car je ne veois le tout de rien ; ne font pas ceulx qui nous promettent de nous le faire
veoir. De cent membres et visages qu’a chasque chose, j’en prends un, tantost à leicher
seulement, tantost à efflorer, et parfois à pincer jusqu’à l’os : j’y donne une poincte,
non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sçais, et aime plus souvent
à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderois de traicter à fond quelque
matiere, si je me cognoissois moins, et me trompois en mon impuissance. Semant icy un
mot, icy un aultre, eschantillons desprins de leur pièce, escartez, sans desseing, sans
promesse ; je ne suis pas tenu d’en faire bon, ny de m’y tenir moy mesme, sans varier
quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui
est l’ignorance23. »
C’est-à-dire, pour emprunter un mot illustre, que, « dans la plupart des auteurs
on voit l’homme qui écrit, dans Montaigne l’homme qui pense24 »
.
C’est même, on le dirait souvent, l’homme qui rêve.
Voyez, entre autres, le chapitre : Des Coches25. Montaigne parle d’abord des effets physiques attribués
à la peur, comme le mal de mer, par exemple ; de là il passe aux coches, où il nous dit
qu’il se sent atteint du même mal ; des coches il va au luxe, aux dépenses extraordinaires
de certains princes de l’antiquité, à la magnificence des anciens que nous ne pouvons
égaler, à nos prétendus progrès en toutes choses, au peu que nous savons, aux étonnements
qui nous sont encore réservés, à la découverte d’un nouveau monde, aux cruautés commises
contre ses habitants ; par là il revient à son idée que l’antiquité savait beaucoup de
choses que nous ayons dû rapprendre : « Nous n’allons point ; nous rodons plustost,
et tournevirons çà et là, nous nous promenons sur nos pas. »
Remarquons, en
passant, que ces tournevirements, où Montaigne compare le genre humain à
une roue tournant sur un axe immobile, expriment une idée moins ingénieuse et moins juste
surtout que celle de Goethe, qui représente la marche de l’humanité sous la figure d’une
spirale.
Voilà comment Montaigne se laisse aller à causer ; on dirait la conversation d’un homme
d’esprit que ses auditeurs auraient pris soin de sténographier. Au premier aspect, on
répéterait volontiers après Balzac que « Montaigne sait bien ce qu’il dit, mais non
pas toujours ce qu’il va dire »
; mais on reconnaît bientôt que s’il procède
ainsi, ce n’est pas qu’il ignore ses allures : « J’escoute à mes resveries parce
que j’ai à les enrosler »
, dit-il. Et encore : « Je m’esgare ; mais
plustost par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais parfois c’est de
loing, et se regardent, mais d’une veue oblique26. »
Il est réellement comme passif dans sa manière de
composer ; on dirait que sa pensée n’est pas tant une action de son intelligence qu’une
impression, une sorte de passion subie par lui. Il réfléchit en artiste plus qu’en
philosophe.
Vous vous demandez peut-être, Messieurs, à quoi bon tout ceci, et pourquoi tant insister
sur la forme du livre ? Au fond, il doit s’y trouver un plan, une unité, un dessein, en un
mot. Quelle est l’intention de Montaigne ? Qu’est-ce qui lui a mis en tête d’écrire ?
Là-dessus nous allons l’entendre lui-même. Il nous dit dans son Advertissement : « Je suis moy mesme la matiere de mon livre. »
Il
nomme son dernier livre : « Ce troisième allongeait des pieces de ma
peincture. »
Et il explique l’origine des deux premiers en disant : « Me
trouvant entièrement despourveu et vuide de toute aultre matiere, je me suis presenté
moy mesme à moy, pour argument et pour object. C’est le seul livre au monde de son
espece, et d’un desseing farouche et extravagant27. »
Mais ailleurs :
« Ce qui me sert peult aussi, par accident, servir à un aultre… C’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyvre une allure si vagabonde que celle de nostre esprit, de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations ; et est un amusement nouveau et extraordinaire qui nous retire des occupations communes du monde, ouy, et des plus recommendees. Il y a plusieurs annees que je n’ay que moy pour visee à mes pensees, que je ne contreroolle et n’estudie que moy ; et si j’estudie aultre chose, c’est pour soubdain la coucher sur moy, ou en moy, pour mieulx dire28. »
« Et quand personne ne me lira, ay je perdu mon temps, de m’estre entretenu tant d’heures oysyfves à des pensements si utiles et agreables ? Moulant sur moy cette figure, il a fallu si souvent me testonner et composer pour m’extraire, que le patron s’en est fermi et aucunement formé soy mesme : me peignant pour aultruy, je me suis peinct en moy, de couleurs plus nettes que n’estoient les miennes premieres. Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict : livre consubstantiel à son aucteur, d’une occupation propre, membre de ma vie, non d’une occupation et fin tierce et estrangiere, comme touts autres livres. Ay je perdu mon temps, de m’estre rendu compte de moy, si continuellement, si curieusement29 ? »
Et plus loin : « Cette longue attention que j’employe à me considerer, me dresse à
juger aussi, passablement, des aultres ; et est peu de choses de quoy je parle plus
heureusement et excusablement : il m’advient souvent de veoir et distinguer plus
exactement les conditions de mes amis, qu’ils ne font eulx mesmes ; j’en ay estonné
quelqu’un par la pertinence de ma description, et l’ay adverty de soy30. »
Il est donc bien avéré que l’unité du livre de Montaigne c’est lui-même. Mais si c’est de lui qu’il parle, volontairement et de propos délibéré, dans quel but le fait-il ?
D’abord, pour le plaisir de parler de lui. Il n’en saurait disconvenir, il cède à la séduction du penchant, et quelle que soit la sincérité de ses autres motifs et futilité de ses découvertes, le cadre est débordé, le tableau dépasse et sort de ce but officiel. À quoi bon nous apprendre qu’il préfère le dîner au souper, qu’il fuit la chaleur du feu, qu’il a la vue longue, qu’il ne garde pas longtemps la même attitude, que le parler lui nuit dans ses maladies ? À quoi bon ses coliques, sa gravelle, en un mot ce procès-verbal de ses moindres indispositions ? À quoi bon encore, dans un ouvrage de philosophie et de morale, d’autres détails plus concevables, mais qui, non plus, n’auraient pas dû y trouver place ? Ainsi la lettre de bourgeoisie offerte à l’auteur par la ville de Rome, et insérée tout au long dans son troisième livre : exemple des puérilités qu’un esprit supérieur peut mêler à des pensées d’un ordre tout opposé.
C’est frappé de tout cela, sans doute, que Pascal s’écrie dans un moment d’humeur :
« Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ! et cela, non pas en passant et
contre ses maximes, mais par ses propres maximes et par un dessein premier et
principal31. »
En effet, cet égotisme ne
ressemble pas mal à l’égoïsme. Mais il faut convenir que Montaigne, qui, après tout, ne
s’impose point à ses lecteurs, fait mieux et moins qu’il n’annonce. S’il parle de soi à
propos de toutes choses, il parle aussi de toutes choses à propos de soi. Son premier but
est bien, au fond, de donner de la consistance et une forme visible à ses pensées ; mais
il parle de lui, je le crois aussi, pour se perfectionner lui-même ; nous l’avons déjà pu
voir, et plusieurs fois. Il s’exprime sur ce sujet d’une manière originale et
remarquable : « Chacun, comme dict Pline, est à soy mesme une très bonne
discipline, pourvu qu’il ayt la suffisance de s’espier de prez. »
Il espère par
là s’améliorer, et comment ? Par la même raison qui fait qu’on ne veut pas sortir de chez
soi mal peigné et débraillé. « Il n’est description pareille en difficulté à la
description de soy mesme, ny certes en utilité : encores se fault-il testonner, encores
se faut-il ordonner et renger, pour sortir en place : or, je me pare sans cesse, car je
me descris sans cesse32. »
Mais en se décrivant, s’est-il corrigé ? Il a dit tout à l’heure : « Je n’ay pas
plus faict mon livre que mon livre m’a faict. »
Quelque part, en outre, il fait
cet aveu : « Je suis envieilli de maintes années, mais je ne suis pas assagi d’un
pouce. »
Enfin Montaigne parle de lui pour faire connaître l’homme en général. Son idée paraît être de rattacher à la connaissance de son individu celle de la nature humaine, et à cette connaissance les lois de la morale. Il se donne comme un échantillon de l’espèce, et il s’appuie de la connaissance de soi-même pour décrire l’espèce. Il s’aide de ses observations sur lui-même pour pénétrer dans l’intérieur des autres hommes ; il se sert à soi-même de clef. Il apprend à se connaître, il apprend à connaître les hommes, il cherche à nous communiquer cette connaissance :
« Je propose une vie basse et sans lustre : c’est tout un ; on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privee qu’à une vie de plus riche estoffe ; chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition33. »
Voyons donc, Messieurs, quelle instruction nous pouvons tirer du livre de Montaigne. Jusqu’à quel point la morale descriptive et la morale du précepte y sont-elles contenues ? Y apprendrons-nous ce que nous sommes ? y apprendrons-nous à nous mieux conduire ?
On raconte que Massillon, au sortir d’une retraite assez longue, fit, dans son premier sermon, une si fidèle peinture des travers et des ridicules de la société, qu’on ne put s’empêcher de lui en témoigner de la surprise en lui demandant où il avait appris tout, cela. « En moi-même », répondit le grand moraliste. Je partage, Messieurs, le point de vue de Massillon, et je crois qu’avec un sincère désir de s’instruire oïl apprend plus avec soi-même qu’avec les autres. Les traits essentiels de l’espèce se retrouvent tous dans l’individu ; s’étudier soi-même, c’est donc étudier l’espèce, et qui saurait se décrire parfaitement, ferait sans doute connaître l’espèce. En ceci consiste la principale valeur du livre de Montaigne. Exemplaire de l’espèce humaine, il pose devant lui-même comme le modèle devant son peintre, et il veut qu’en tout ce qui est essentiel les spectateurs puissent, d’après lui, juger de l’humanité.
Mais il ne faut pas conclure de là qu’il suffise de se décrire soi-même pour donner une juste et complète idée de l’humanité. Il faut des conditions pour réussir dans cette étude ; et la première, c’est de parvenir à séparer le naturel de l’acquis, on peut même dire du factice, c’est-à-dire de ce que l’éducation, la société, les circonstances, ont déposé en nous d’étranger, ou même de contraire à notre véritable nature. Que d’idées, que de goûts imposés par l’opinion, par la coutume ! Qui est possesseur de soi ? Qui est vraiment soi-même ? Que d’emprunts finissant par se confondre tellement avec nos tendances naturelles, qu’il nous est aussi difficile de discerner les uns des autres qu’il le serait au négociant de distinguer entre elles les pièces d’argent qu’il a puisées dans deux sacs différents ! Ou, pour me servir, si l’on veut, d’une image plus classique, ces vêtements d’emprunt ne finissent-ils pas comme la tunique du centaure ? Peut-on les arracher de ses épaules autrement qu’avec la chair et le sang ?
En second lieu, pour juger complètement l’espèce d’après l’individu, il faudrait pouvoir séparer le naturel individuel du naturel général ; il faudrait, outre une éducation faite exprès, une nature bien vigoureuse et bien exceptionnelle ? Et encore ne serait-ce pas assez. La qualité même apporte l’obstacle. L’exception nous fait tomber dans la contradiction. Chacun de nous a en soi sa nature générale et son élément particulier ; chacun de nous est à la fois humain et individuel. On ne peut se regarder sans apercevoir l’humanité ; on ne peut pré tendre juger toute l’humanité d’après soi. On risque d’accorder trop ou trop peu aux traits généraux, à la moyenne de la nature humaine ; on la vante ou on la rabaisse trop. En fait de sensibilité, par exemple, nous faisons presque toujours de notre mesure la mesure de celle d’autrui. Que de fois nous suspectons la sincérité de ceux qui en montrent plus que nous !
De plus, l’individu, c’est-à-dire le point de départ ou le terme de comparaison, change avec les années, ou bien aussi c’est son point de vue qui change. Les mêmes objets peuvent nous entourer, nos rapports avec l’extérieur peuvent n’avoir pas varié ; mais notre intérieur s’est modifié : on se voit d’un autre œil, et toutes choses se montrent à nous sous un jour différent.
La difficulté reste donc bien grande encore, même en supposant remplie la première condition, celle d’un observateur excellent. Si l’individu rencontre tant d’obstacles dans la connaissance de soi-même, comment en viendra-t-il à pouvoir se donner comme type de la nature humaine ? À quel titre pourra-t-il légitimement prétendre que les autres sont semblables à lui, c’est-à-dire à la manière dont il se voit ? Il faudrait des observations multipliées, et dans un champ très vaste et très varié, pour obtenir des résultats sincères. Et toujours ces résultats seront-ils d’un autre ordre et moins sûrs que ceux auxquels on parvient dans la sphère des sciences naturelles. On pourra faire des remarques très justes, on n’en fera pas de profondes, jusqu’à ce qu’on possède un fil pour se guider dans ce labyrinthe, une idée générale autour de laquelle puissent se rallier tant de phénomènes épars. Ce principe, nécessaire dans toutes les sciences d’observation, l’est doublement dans l’étude de l’homme. Ici, il ne se dégage pas tant de l’observation, qu’il est placé au-dessus de la sphère de l’observation. Il faut qu’on nous montre la source, pour ainsi dire, de l’inconsistance et des contradictions humaines. Au-dessous de la vie active, au-dessous des sentiments relatifs, il y a un fond où la nature humaine balance entre le néant et l’infini. On ne trouve l’homme vrai qu’à cette profondeur. Hors de ce fond intime et caché, aucune philosophie n’a donné ni ne donnera la clef du caractère humain. On peut enregistrer des découvertes utiles et curieuses ; mais ces éléments disséminés attendent l’idée ou le fait central qui doit les coordonner.
Les inconvénients de la méthode qui conclut de l’individu à l’espèce sont bien plus sensibles et plus graves pour ce qui concerne la morale du précepte, la règle du devoir. L’individu est toujours moins grand que la morale, et pourtant rien de plus naturel à l’individu que de tailler la morale à sa mesure. Ici, surtout, sont indispensables des idées générales prises en dehors de l’individu : Dieu et la mort. On ne saurait clore le cercle sans ces deux éléments. Avec eux seuls nous est donnée la vraie mesure de la morale : l’immensité. La morale est une grande sphère tournant sur un axe dont les deux pôles sont Dieu et la mort.
Appliquons maintenant ces conditions à Montaigne, d’abord relativement à la morale descriptive, ensuite quant à la morale du précepte.
Je ne doute pas, Messieurs, que la connaissance du caractère de Montaigne ne puisse être
un document précieux pour la connaissance générale de l’esprit humain. Ajoutons que, soit
comme modèle, soit comme observateur et peintre, il fut singulièrement bien doué pour
l’œuvre qu’il entreprit. Caractère vif et prompt sans emportement, « il ayme,
lui-même nous le dit, les natures temperees et moyennes34 »
. Il est impressionnable sans irritabilité. Son
individualité native s’est trouvée préservée et même renforcée par l’éducation
exceptionnelle, qui, enfonçant plus avant les traits originels, le fit homme dans la force
du mot. Vrai phénomène pour le temps où il a vécu, où tant de préjugés obscurcissaient les
intelligences, il est en lui-même un des esprits les plus indépendants qui aient existé.
Combien peu d’hommes, en effet, peuvent dire que leur opinion est à eux ! Mais bon nombre
des opinions de Montaigne, qui se trouvent maintenant en harmonie avec les nôtres,
indiquent pour lors une portée et un courage d’esprit peu communs.
Il s’est prononcé contre la torture : « C’est une dangereuse invention que celle
des gehennes, et semble que ce soit plustost un essai de patience que de vérité. Et
celui qui les peult souffrir cache la vérité, et celui qui ne les peult souffrir : car
pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera
de dire ce qui n’est pas ? Et, au rebours, si celuy qui n’a pas faict ce de quoy on
l’accuse, est assez patient pour supporter ces torments ; pourquoy ne le sera celuy qui
l’a faict, un si beau guerdon (récompense) que de la vie lui estant proposé ?… Mais tant
y a que c’est, dict on, le moins mal que l’humaine faiblesse aye peu inventer : Bien
inhumainement pourtant, et bien inutilement, à mon advis35. »
De même, il réprouve les supplices qualifiés : « Quant à moy, en la justice mesme,
tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté : et notamment à nous,
qui debvrions avoir respect d’envoyer les ames en bon estat ; ce qui ne se peult, les
ayant agitees et desesperees par torments insupportables36. »
Montaigne a la même indépendance dans ses opinions littéraires. Il a en aversion la
pédanterie, les formes vaines, l’éloquence de mots. Voyez son jugement sur Cicéron :
« Sa façon d’escrire me semble ennuyeuse, et toute aultre pareille façon ; car
ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son
ouvrage ; ce qu’il y a de vif et de mouelle est estouffé par ses longueries d’apprests.
Si j’ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je ramentoive ce
que j’en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n’y treuve que du
vent ; car il n’est pas encores venu aux arguments qui servent à son propos, et aux
raisons qui touchent proprement le nœud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu’à
devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et
aristoteliques ne sont pas à propos ; je veulx qu’on commence par le dernier poinct. Je
cherche des raisons bonnes et fermes, d’arrivee ; je veulx des discours qui donnent la
premiere charge dans le plus fort du doubte. Il ne me fault point d’alleichement ny de
saulse ; je mange bien la viande toute crue ; et au lieu de m’aiguiser l’appetit par ces
préparatoires et avant jeux, on me le lasse et affadit37. »
Personne moins que Montaigne n’a l’esprit de système ; personne n’est plus foncièrement
opposé à ce qu’on peut appeler les vérités et les devoirs de convention ; personne
peut-être n’a poussé le naturel au même point, pour le fond et pour la forme. Avec quelle
force il se plaint de ceux qui artialisent la nature au lieu de naturaliser l’art ! Sa pensée coule d’elle-même comme l’huile vierge qu’on
laisse échapper des olives sans les presser, et dont les gouttes se succèdent de leur
propre poids. Personne donc n’a plus de chance, soit de nous offrir les traits primitifs
de la nature sans les altérer de mélanges factices, soit de les discerner lui-même. Il
sentait d’ailleurs, plus que qui que ce fût, le danger d’une vie d’emprunt. « Nous
nous investissons, dit-il, des qualités d’aultruy et laissons chomer les nostres38. »
Il aime la solitude, le
recueillement, où l’on se retrouve dans la société de soi-même. Il est sensible,
sympathique, ouvert, affectueux, témoin son amitié célèbre pour la Boëtie, qui mourut
jeune, et que, si longtemps après, Montaigne ne pouvait se rappeler sans serrement de cœur
et sans défaillance. Son caractère est remarquablement bon et humain. Il nous dit
lui-même : « Je hais, entre aultres vices, cruellement la cruauté, et par nature et
par jugement, comme l’extreme de touts les vices ; mais c’est jusques à telle mollesse,
que je ne veois pas esgorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gémir un
lievre soubs les dents de mes chiens, quoyque ce soit un plaisir violent que la chasse…
Je me compassionne fort tendrement des afflictions d’aultruv, et pleurerois ayseement
par compaignie, si, pour occasion que ce soit, je sçavois pleurer39. »
Quant à la tendance à appliquer à autrui sa propre mesure, Montaigne a, plus que bien
d’autres, compris l’écueil : « Il ne fault pas juger ce qui est possible et ce qui
ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens, comme j’ay dict
ailleurs ; et est une grande faulte, et en laquelle toutesfois la plus part des hommes
tumbent… Il semble à chascun que la maistresse forme de l’humaine nature est en luy ;
selon elle il fault regler toutes les aultres : les allures qui ne se rapportent aux
siennes sont feinctes et faulses. Quelle bestiale stupidité ! Luy propose lon quelque
chose des actions ou facultez d’un aultre ? la premiere chose qu’il appelle à la
consultation de son jugement, c’est son exemple : selon qu’il en va chez luy, selon cela
va l’ordre du monde. O l’asnerie dangereuse et insupportable40 ! »
Montaigne est sincère, il hait le mensonge. La vérité de son caractère ressort accidentellement en mille occasions ; mais il a exprimé sa pensée sur ce sujet avec force et beauté dans les passages suivants :
« En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux aultres, que par la parole. Si nous en cognoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’aultres crimes41. »
« Quant à cette nouvelle vertu de feinctise et dissimulation, qui est à cette heure si fort en credit, je la hais capitalement ; et de touts les vices, je n’en treuve aulcun qui tesmoigne tant de lascheté et bassesse de cœur. C’est une humeur couarde et servile de s’aller desguiser et cacher soubs un masque, et de n’oser se faire veoir tel qu’on est42. »
Il est peu défiant. Lui-même nous le dit : « Je suis peu desfiant et souspeçonneux
de ma nature ; je penche volontiers vers l’excuse et l’interpretation plus doulce. Je
suis homme, en oultre, qui me commets volontiers à la fortune, et me laisse aller à
corps perdu entre ses bras ; de quoy jusques à cette heure j’ay eu plus d’occasion de me
louer que de me plaindre, et l’ay trouvée et plus advisee, et plus amie de mes affaires,
que je ne suis43. »
Sans doute il est précieux de rencontrer une nature si ouverte et si transparente, et tout lecteur de Montaigne conviendra qu’en qualité d’échantillon, d’original, il est excellent à étudier. Mais demandera-t-on, ce qui fait le bon modèle fait-il aussi le bon peintre ? Oui, dans le domaine moral, les qualités du modèle se combinent pour former celles de l’observateur. On estime généralement que la défiance rend clairvoyant ; mais ceci n’est vrai que dans une sphère fort étroite. La défiance peut avoir, de temps en temps, des avantages dans le commerce de la vie ; elle a parfois du talent, mais elle en a trop ; en allant au but, souvent elle le dépasse. La sympathie, au contraire, est la première condition d’une pénétration vraie ; par elle seule nous parvenons au cœur de la place, nous en discernons les cachettes et surtout les avenues.
Aussi Montaigne a-t-il singulièrement bien vu et bien décrit une foule de phénomènes de notre nature. Sur le pouvoir de la coutume et de l’opinion, on le sait plein de remarques saisissantes de justesse et de pénétration, et souvent on en a appelé à son témoignage. À d’autres égards il est tout aussi admirable. Voici comment il s’exprime sur la pente naturelle de l’âme, toujours attachée par quelque amour :
« Comme le bras estant haulsé pour frapper, il nous deult si le coup ne rencontre et qu’il aille au vent, … de mesme il semble que l’ame esbranlee et esmue se perde en soy mesme si on ne luy donne prinse, et fault tousjours luy fournir d’object où elle s’abbutte et agisse. Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un fauls subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose44. »
Quelle vivacité naïve Montaigne apporte dans la description des phénomènes moraux et des caractères ! Voyez, par exemple, ce qu’il dit de l’avarice, lorsqu’il s’étend sur l’influence des opinions et de l’imagination sur le bonheur :
« De vray, ce n’est pas la disette, c’est plustost l’abondance, qui produict l’avarice. Je veulx dire mon experience autour de ce subject. J’ay vescu en trois sortes de conditions depuis estre sorty de l’enfance.
« Le premier temps, qui a duré prez de vingt années, je le passay n’ayant aultres moyens que fortuits, et despendant de l’ordonnance et secours d’aultruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despense se faisoit d’autant plus alaigrement et avecques moins de soing, qu’elle estoit toute en la témérité de la fortune. Je ne feus jamais mieux.
« Ma seconde forme, ç’a esté d’avoir de l’argent : à quoy m’estant prins, j’en fais bientôt des reserves notables, selon ma condition : n’estimant pas que ce feust avoir, sinon autant qu’on possede outre sa despense ordinaire ; ny qu’on se puisse fier du bien qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu’elle soit. Car, quoi ! disois-je, si j’estois surpris d’un tel ou d’un tel accident ? Et à la suite de ces vaines et vicieuses imaginations, j’allois faisant l’ingenieux à pourveoir, par cette superflue reserve, à touts inconvénients : et sçavois encores respondre à celuy qui m’alleguoit que le nombre des inconvenients estoit trop infiny. Cela ne se passoit pas sans penible solicitude : j’en fesois un secret ; et moy, qui ose tant dire de moy, ne parlois de mon argent qu’en mensonge, comme font les aultres qui s’appauvrissent riches, s’enrichissent pauvres, et dispensent leur conscience de jamais tesmoingner sincerement de ce qu’ils ont. Allois je en voyage ? il ne me sembloit estre jamais suffisamment pourveu ; et plus je m’estois chargé de monnoye, plus aussy je m’estois chargé de crainte, tantost de la seureté des chemins, tantost de la fidélité de ceulx qui conduisoient mon bagage, duquel, comme d’aultres que je cognois, je ne m’asseurois jamais assez si je ne l’avois devant mes yeulx. Laissois-je ma boiste chez moy, combien de souspeçons et pensements espineux, et, qui pis est, incommunicables ! j’avois tousjours l’esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquerir. Si je n’en faisois du tout tant que j’en dis, au moins il me coustoit à m’empescher de le faire. De commodité, j’en tirois peu ou rien : pour avoir plus de moyens de despense, elle ne m’en poisoit pas moins. Auparavant j’engageois mes hardes et vendois un cheval, avecques bien moins de contraincte et moins envy, que lors je ne faisois bresche à cette bourse favorie que je tenois à part.
« Je feus quelques annees en ce poinct : je ne sçais quel bon daimon m’en jecta hors très utilement, et m’envoya toute cette conserve à l’abandon ; le plaisir de certain voyage de grande despense ayant mis au pied cette sotte imagination : par où je suis retumbé à une tierce sorte de vie (je dis ce que j’en sens), certes plus plaisante beaucoup, et plus reglee ; c’est que je fovs courir ma despense quand et quand ma recepte ; tantost l’une devance, tantost l’aultre, mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent45. »
Ce que Montaigne a le mieux vu et le mieux exposé, c’est l’incohérence de l’homme. Il y
revient sans cesse ; c’est le sujet où, de préférence, il abonde. Écoutons-le un moment :
« Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme par les plus communs
traicts de sa vie ; mais, veu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a
semblé souvent que les bons aucteurs mesmes ont tort de s’opiniastrer à former de nous
une constante et solide contexture : ils choisissent un air universel ; et, suyvant
cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d’un personnage ; et,
s’ils ne les peuvent assez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Je crois, des
hommes, plus malayseement la constance que toute aultre chose, et rien plus ayseement
que l’inconstance. Qui en jugeroit en détail et distinctement, piece à piece,
rencontreroit plus souvent à dire vray. En toute l’antiquité, il est malaysé de choisir
une douzaine d’hommes qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est
le principal but de la sagesse : car, pour la comprendre toute en un mot, dict un
ancien, et pour embrasser, en une, toutes les regles de nostre vie, c’est vouloir, et ne
vouloir pas, tousjours mesme chose : je ne daignerois, dict il, adjouster, pourveu que
la volonté soit juste ; car, si elle n’est juste, il est impossible qu’elle soit
tousjours une46. »
Et ailleurs : « Certes c’est un subject merveilleusement vain, divers et ondoyant
que l’homme : il est malaysé d’y fonder jugement constant et uniforme47. »
— « On s’apprivoise à toute estrangeté
par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me cognois, plus ma difformité
m’estonne, moins je m’entends en moy48. »
Voilà ce qu’a pu la morale de Montaigne, aidée de la plus heureuse nature et d’une éducation à plusieurs égards fort supérieure à celle qu’on recevait de son temps. Il y manquait cependant un point : la règle morale. Son père se borna trop à laisser libre cours à la nature ; il se confia trop au sens commun en philosophie. Toute la vie de Montaigne s’en est ressentie. Néanmoins il faut convenir qu’il a tiré de sa nature et de son éducation plus de fruit que, ni lui-même, ni l’époque agitée où il vécut, ne semblaient devoir en promettre. On lui a reproché de l’inconséquence, et l’inconséquence est une des choses qui trouvent le moins grâce aux yeux de bien des gens. Je serais, pour moi, disposé à prendre sa défense, et j’aurais pour auxiliaire Madame de Staël, qui soutient qu’on ne saurait être parfaitement vrai et sincère sans être un peu inconséquent.
Dans le monde on élève très haut les hommes conséquents, et cela est assez naturel ; on
sait du moins à qui on a affaire. Mais je reste persuadé que si l’on retranchait le
secours de l’orgueil et la violence faite à la nature, on verrait que cette conséquence
n’est qu’une tension factice ou une prétention illusoire. Hors de la vérité chrétienne il
n’y a qu’une conséquence artificielle. Aucune des impulsions que nous recevons de la
nature et du monde n’est de force à nous porter jusqu’au bout de la ligne du devoir ; à
plus ou moins de distance du point de départ, la ligne se brise, et on ne la prolonge
qu’en lui joignant, bout à bout, le produit de quelque autre principe, comme une
couturière qui attacherait à une étoffe précieuse un lambeau de toile de coton. Ainsi l’on
complète la conscience par l’orgueil. « La vertu n’irait pas si loin, dit
La Rochefoucauld, si la vanité ne lui tenait compagnie49. »
Il
n’y a que le mobile de l’amour de Dieu qui soit assez puissant pour nous porter jusqu’au
bout sans coupure. S’il y a des chrétiens peu conséquents, c’est qu’ils ne sont pas encore
assez chrétiens.
Jusqu’ici nous n’avons vu que le beau côté de Montaigne. Voyons maintenant ce qui lui
manque. Son caractère et son éducation l’avaient fait l’homme de la nature, et lui-même
s’en vante. La nature enseigne beaucoup de choses, mais elle ne saurait nous apprendre
tout. En se fiant à ses impressions et se tenant aux grosses apparences, comme Montaigne
l’avoue lui-même (« Je me tiens un peu au massif et au vraysemblable »
),
une grande partie des phénomènes moraux était sujette à lui échapper. Il lui manquait le
point que nous avons déjà indiqué : une idée centrale autour de laquelle ses observations
pussent se ranger. Les principes les plus hauts sont les plus applicables, comme les tiges
les plus élevées sont les plus flexibles : Montaigne n’a aucune des idées qui font voir
jusqu’au fond dans l’abîme du cœur humain ; il a plus de talent à soulever les problèmes
qu’à les résoudre, et ce qui résulte de tout son livre, comme je l’ai indiqué, c’est
l’incohérence de la nature humaine. Or, je le répète, le grand œuvre du moraliste serait
de faire voir le principe de cette incohérence, ce qui serait, en quelque sorte, ramener
l’unité. L’observation seule des travers dont l’espèce humaine est issue ne donnera jamais
la vérité tout entière à nul moraliste. On n’a qu’un tableau décousu des bizarreries de
l’esprit humain ; on décrit les symptômes de la maladie, on n’arrive pas au principe du
mal. Serait-ce connaître l’homme que de dire : L’homme ne peut se connaître ? Le
connaît-on en le réduisant à l’absurde ? L’homme ne peut être absurde. Que gagne
Montaigne, après nous avoir divertis à nos dépens ? Il ne peut nous expliquer nous-mêmes à
nous-mêmes. Le nœud de l’énigme, l’explication de ce point vital, où une partie de notre
nature prend à droite, tandis que l’autre tire à gauche, Montaigne l’ignore. À un certain
degré, il en a peut-être quelque pressentiment, comme lorsqu’il cite, d’un ancien, ce mot
que nous venons de rapporter : « Si la volonté n’est pas juste, il est impossible
qu’elle soit une »
; mais c’est là tout.
Ceci n’est pas pour ôter à Montaigne rien de ce qui constitue son mérite. En fait de morale descriptive, il nous apprend sans doute bien des choses, et le philosophe ou plutôt le moraliste chrétien qui possède la clef de notre nature, peut certainement tirer parti des détails intéressants qu’il rencontre à chacune de ses pages.
Quant à la morale du précepte, à la direction de la vie, l’essentiel, les deux idées signalées plus haut : Dieu et la mort, en d’autres mots, la notion des rapports de l’homme avec l’infini, manquait à Montaigne.
De Dieu, il en parle sans doute, il en dit même des choses sensées ; mais nulle part il n’en parle comme du terme où doit aboutir notre obéissance. Il l’isole absolument de la morale.
Par là même il n’a point de morale ; ce que j’essayerai de prouver en considérant la morale : 1º sous le rapport de son étendue, 2º sous le rapport de son principe ou de sa nature.
Quelle est l’étendue de la morale ? L’idée de Dieu une fois écartée, qui peut le dire ?
Ou trouver une mesure qui ne soit pas arbitraire ? Quelle est la maxime, si vaste qu’elle
puisse être, qui ne laisse supposer, au-delà de son enceinte, des développements
indéfinis ? Quel est le principe qui renferme tout ce que peut renfermer, tout ce
qu’embrasse nécessairement l’obéissance à Dieu ? Ne faire à autrui que ce que nous
voudrions qui nous fût fait, faire à autrui tout ce que nous voudrions qu’il nous fît
lui-même, ce n’est que la morale des relations sociales ; encore suis-je à comprendre,
quanta la seconde de ces maximes, d’où peut se déduire une telle morale : je n’y vois
qu’un sublime non-sens, ou un rayon égaré de la morale des anges, ou un débris de
religion. Vivre conformément à notre nature, autre maxime vantée, n’est qu’un cercle
vicieux : qu’est-ce que notre nature ? qui la connaît, à moins de connaître notre
origine ? qui peut remonter à notre origine sans remonter à Dieu ? qui peut remonter à
Dieu sans reconnaître que c’est à lui que doit se rapporter, et de lui que doit dériver
toute morale digne de ce nom ? La mesure de la morale est donc vague, arbitraire, et dans
tous les cas bornée, tant que nous ne pouvons la comprendre du point de vue de l’Auteur
des choses, et, pour ainsi dire, du sommet de la Divinité. Cette idée est la seule qui
enveloppe tout l’homme et qui développe tout l’homme ; ce principe est le seul qui éclaire
et domine tout. Dieu est dans le monde moral ce que son soleil est dans le monde
physique : « Rien ne peut se soustraire à sa chaleur50. »
Où prendrions-nous ailleurs la mesure de la morale ? Serait-ce dans la notion même de morale ? Il est vrai que nous sentons vaguement que la morale est la loi de la perfection ; il est vrai que de la seule impossibilité de lui poser une limite nous la concluons illimitée ; il est vrai qu’il nous semble plus facile de la nier que de la borner, et que personne ne saurait sérieusement se proposer d’être imparfait. Mais de deux choses l’une : ou c’est l’idée de Dieu, préalablement saisie, qui nous a fait mesurer l’étendue de la loi morale, et y proportionne nos sentiments et notre volonté, et alors j’ai la preuve que je cherchais ; ou la loi morale, fidèlement suivie, doit, de sommets en sommets, nous faire gravir jusqu’à Dieu, qui, dès lors, deviendra notre immuable point de vue. Dans les deux cas, l’idée de perfection se montre inséparable de celle de Dieu ; et l’on peut affirmer que celui dont les déterminations morales ne partent pas de Dieu et ne reviennent pas à Dieu, ne peut avoir la perfection pour mesure de sa morale.
Il ne peut avoir pour mesure que l’homme en général, ou quelque individu en particulier, ou lui-même.
Or, ces divers échelons ne représentent que des distances illusoires. Détaché du degré suprême, qui est Dieu, il faut que, de pente en pente, l’homme roule jusqu’au plus bas degré, qui est son individualité. L’homme en général ! Mais où est l’homme en général ? Et de quel droit ce type incertain et vague offrirait-il une mesure aux devoirs de l’homme ? Et à quel titre un individu particulier oserait-il l’offrir ? En vain l’homme, descendu de la cime, se roidit et se cramponne sur ce penchant rapide, et y reste suspendu quelques moments ; la loi de la gravité l’entraine au dernier degré, qui est du moins une station, une base quelconque, je veux dire à l’individualité qui, sous les noms divers de caractère, de tempéra ment, de naturel, constitue, en dernière analyse, la véritable morale de ceux qui n’ont pas Dieu. Dès lors la morale n’est pas l’empreinte d’un type commun, mais le simple portrait de l’individu ; et, bien loin que la loi serve de mesure à l’individu, c’est l’individu qui sert de mesure à la loi.
Dans tous les cas, c’est-à-dire à supposer même qu’il fût possible à l’individu de trouver et de subir une loi qui ne fût pas lui et qui ne fût pas Dieu, de se donner une morale plus grande que lui, sans être pourtant infinie, nous dirions toujours que, hors de Dieu, il est hors du point de vue de la perfection, eût-il même mesuré sa moralité sur celle de l’ange, et que, placé au-dessous du point de vue de la perfection, il est placé hors de la morale.
Quant à Montaigne, il a tiré toutes les conséquences de l’abandon de la grande idée ; il a pris en lui-même la mesure de la loi par laquelle il voulait être régi ; ses idées morales, incohérentes, disparates, bigarrées, n’ont aucun autre centre que son individualité.
Mais changeons maintenant de point de vue, et considérons la morale dans sa nature.
Considérée dans sa nature, la morale est l’obéissance à la loi du devoir.
L’idée de devoir emporte nécessairement celle d’obligation envers une autorité en dehors et au-dessus de nous.
Maintenant, à quelle autorité obéissons-nous, si nous n’obéissons pas à Dieu ?
À l’intérêt ? c’est-à-dire à nous.
À l’instinct ? c’est-à-dire à nous.
À l’habitude ? c’est-à-dire à nous.
C’est-à-dire que nous n’obéissons pas.
J’entends souvent parler de devoirs envers soi-même, idée à laquelle correspondrait immédiatement celle de s’obéir à soi-même ; mais qui voudrait prendre au sérieux cette figure ou ce jeu de mots ? L’expression est contradictoire ; dès qu’on obéit à soi-même, on n’obéit plus, et un devoir qu’on croit avoir directement et purement envers soi-même, n’est pas un devoir. Il est inutile d’insister là-dessus. Or, l’intérêt, l’instinct, l’habitude, c’est le moi vu de trois côtés différents ; ou, si l’on veut, ce sont des forces auxquelles on cède, non des autorités auxquelles on obéit ; et cela est si vrai que le devoir, dans la plupart des cas, consiste précisément à résister à l’intérêt, à l’instinct et à l’habitude.
Il serait contradictoire de placer une idée de devoir dans l’obéissance à des penchants dont la répression constitue le devoir même.
C’est-à-dire, disais-je tout à l’heure, c’est-à-dire que nous n’obéissons pas.
Pardonnez-moi, dit Montaigne, il y a la conscience. Nous obéissons à la conscience.
Il est vrai, grand écrivain, vous avez souvent parlé avec respect de la conscience ; en plusieurs endroits vous l’avez traitée comme une réalité ; mais ailleurs vous la donnez pour un fruit de la coutume51. Là, pour le dire en passant, vous avez (et vous n’êtes pas le seul) confondu la conscience avec la loi morale. La loi morale, corps de notions, objet composé, qui se combine d’une part avec le sentiment, de l’autre avec les choses extérieures, est par là même altérable, et a beaucoup souffert depuis la chute de l’homme. La conscience, objet simple, substance élémentaire, est demeurée intacte. Elle n’est autre chose que le sentiment de l’obligation, dans sa plus grande pureté, dans sa plus parfaite abstraction.
Quoi qu’il en soit, comme l’idée d’obligation se trouve à la base de toute définition de la conscience, il en résulte que, dans tous les cas, la morale, qui est l’obéissance à la conscience, est l’obéissance au sentiment de l’obligation. Nous voilà donc ramenés à l’obligation, idée de relativité, idée qui suppose un sujet et un objet, une dualité.
En reconnaissant la conscience, vous reconnaissez que vous êtes obligés ; mais envers qui ?
Envers Dieu, ou envers vous.
Si envers vous, nous avons déjà vu que ce n’est point obligation.
Si néanmoins vous continuez à vous sentir serrés par l’obligation, il faut que cette obligation cherche un objet, et cet objet n’est autre que Dieu.
On se récrie, on résiste : « Non, dit-on, l’objet de notre obéissance, ce n’est ni nous ni Dieu, c’est le bien. Pourquoi substituer Dieu au bien ? pourquoi introduire dans la morale un élément qui lui est étranger ? pourquoi la transformer en religion ? »
D’abord, parce que, dans la supposition de l’existence de Dieu, il faut nécessairement admettre ou que le bien n’existe pas, ou qu’il est en lui ; parce que concevoir un Dieu, c’est concevoir un centre où toute volonté gravite ; parce que si nous refusons à Dieu ce caractère d’être la source et le principe du bien, nous ne le dépouillons pas seulement de sa gloire, mais de sa nature, mais de son être ; parce qu’un Dieu vers qui tout ne tend pas, n’est rien.
Nous substituons Dieu au bien pour mettre une réalité à la place d’une idée ; car le bien n’est qu’un attribut, une qualité, un mode d’être, lequel suppose un objet. Si le bien peut résider en nous, qui sommes des êtres créés, c’est qu’il réside primitivement dans un être incréé, de qui tout dérive ; et dès lors, pour remonter au bien parfait, il faut remonter à Dieu.
Nous substituons Dieu au bien, parce qu’il n’est pas dans l’ordre des choses d’être obligé envers une idée ; parce que la substance vivante de l’idée, l’être qui porte l’idée comme une qualité, venant à disparaître, toute sanction de cette idée, toute garantie disparaît en même temps ; parce que si la substance de cette idée n’est pas hors de notre moi, elle est notre moi lui-même ; et que, la source du bien étant adorable, dans toute la force du terme, il en résulte clairement qu’il n’y a pas de milieu entre nous adorer nous-mêmes et adorer Dieu.
Il y a bien d’autres raisons de substituer Dieu au bien ; mais nous excluons à dessein d’une discussion purement métaphysique les preuves d’un caractère pratique ; nous nous contentons d’en appeler à la nature des choses, et nous demandons en deux mots, pour résumer ce qui précède : La voix de la conscience est-elle nous ou quelque chose au-dessus de nous ? Ce qui nous lie et nous maîtrise malgré nos vœux, nos goûts, nos intérêts les plus pressants, est-ce le moi ou le non-moi ? Si c’est le non-moi, comme il est impossible d’en douter, ce non-moi n’est-il pas Dieu ? Si la conscience est l’ambassadeur de Dieu, est-il possible d’accueillir l’ambassadeur et de repousser le souverain ? Et admettre la conscience en écartant Dieu, n’est-ce pas une dérision, puisque, quand la conscience n’aura plus de qui se réclamer, quand ses lettres de créance seront déchirées, il nous sera libre de l’éconduire avec mépris ? Nous aurions honte d’en dire là-dessus davantage.
Ajoutons cependant un fait d’un grand intérêt : c’est que les trois quarts des hommes
adhèrent d’instinct à la doctrine que nous venons de professer ; car, dit
M. Cousin, « pour les trois quarts des hommes il n’y a point de morale sans
religion »
, ce qui veut dire que les trois quarts des hommes ne conçoivent point
la morale autrement : ce qui est parfaitement vrai. L’autre quart n’en juge pas ainsi ; il
a de l’esprit autant qu’il en faut pour imposer silence à la voix de la nature ; mais
l’instinct qui réclame un Dieu est plus imposant que la subtilité qui le rejette.
Que si quelqu’un qui ne se soucie point de Dieu persiste à conserver dans son vocabulaire les mots de conscience, de morale et d’obligation, dites-lui bien que cette persistance involontaire lui dénonce un Dieu ; qu’il s’en rend témoignage à lui-même, et qu’il ne saurait trop se hâter de mettre son Dieu à la place ou au-dessus de ces idées abstraites.
Revenons à Montaigne. Pour se faire une morale conforme ou identique à son tempérament, il fallait d’abord se débarrasser de Dieu ; chose facile, le silence suffisait ; mais ce qui était moins aisé, c’était de se défaire de l’idée de la mort ; or cette idée, bien envisagée, renferme ou rappelle toutes les idées infinies dont l’auteur avait eu soin de balayer le terrain. Il n’y aurait pas de raison bien pressante d’introduire Dieu dans la vie, si la vie durait toujours ; mais elle a une fin, une fin mystérieuse, pleine de pressentiments, pleine de terreurs. La mort est le nœud qui serre toute la morale. Ici Dieu est nécessaire ; son idée revient, quoi qu’on fasse ; la mort ramène sur la scène ce grand nom, et avec lui revient la morale, non celle du tempérament, mais celle de la perfection. La mort est donc l’ennemi de Montaigne ; il n’a rien fait, s’il ne peut s’en débarrasser ; il va donc essayer de tuer la mort, en lui arrachant son aiguillon, mais à sa manière, qui n’est pas celle de saint Paul.
Il est vrai que nulle part Montaigne ne dit en termes exprès que tout finit à la mort ; mais le moyen de ne pas le conclure de tant de raisonnements, et notamment de ceux qu’il entasse dans les chapitres où il s’efforce de prémunir ses lecteurs contre les terreurs de la mort. Remarquons en passant que, nulle part, Montaigne n’est plus éloquent. À la première citation vous croiriez entendre un orateur chrétien :
« En tout le reste il y peut avoir du masque ; mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n’y a plus que feindre, il fault parler françois, il fault montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot. C’est le maistre jour ; c’est le jour juge de touts les aultres ; c’est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes annees passees52. »
Mais allons un peu plus loin : « L’un des principaux bienfaicts de la vertu, c’est
le mépris de la mort : moyen qui fournit nostre vie d’une molle tranquillité, et nous en
donne le goust pur et amiable ; sans qui toute aultre volupté est esteincte53. »
« Sortez, dict nature, de ce monde comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous feistes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaictes le de la vie à la mort. Votre mort est une des pieces de l’ordre de l’univers ; c’est une piece de la vie du monde. Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? C’est la condition de vostre création ; c’est une partie de vous, que la mort ; vous vous fuyez vous mesme. Cet estre que vous jouyssez, est également party à la mort et à la vie. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à vivre. Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c’est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie, c’est bastir la mort54. »
Vers la fin du chapitre : « La mort est moins à craindre que rien, s’il y avoit
quelque chose de moins que rien ; elle ne vous concerne ny mort ny vif ; vif, parce que
vous estes ; mort, parce que vous n’estes plus55. »
Et ailleurs : « Recueillez vous, vous trouverez en vous les arguments de la nature
contre la mort, vrays, et les plus propres à vous servir à la nécessité : ce sont ceulx
qui font mourir un païsan, et des peuples entiers, aussy constamment qu’un philosophe.
Feusse je mort moins alaigrement avant qu’avoir veu les Tusculanes ?… Nous troublons la
vie, par le soing de la mort ; et la mort, par le soing de la vie : l’une nous ennuye ;
l’aultre nous effraye. Ce n’est pas contre la mort que nous nous préparons, c’est chose
trop momentanee ; un quart d’heure de passion, sans consequence, sans nuisance, ne
merite pas des preceptes particuliers : à dire vray, nous nous préparons contre les
preparations de la mort56. »
Il ne s’agira donc que de mettre dans l’esprit des gens que la mort est une fin bien finale, qu’il n’y a rien après. Et comme cela même n’est pas agréable du premier coup, Montaigne mettra tout son esprit en réquisition pour que les terreurs du jugement, qu’il vient de dissiper, n’aient pas pour héritière, dans l’âme consternée, l’épouvante du néant.
Le calomnions-nous ? Dans ce cas, nous pouvons dire qu’il l’a voulu.
Comment supposer raisonnablement qu’un homme religieux, un chrétien, ayant à prémunir contre la peur de la mort, n’énonce aucune des idées consolantes que la religion oppose aux terreurs du dernier jour ?
Comment ne pas accuser de matérialisme un homme qui falsifie la mort, qui ne veut vous rassurer contre elle qu’en vous disant qu’elle est une pièce de l’ordre universel ; qu’on peut en émousser la pointe en l’essayant habituellement sur son cœur, c’est-à-dire qu’il faut contempler la mort non pour s’exciter à mieux vivre, mais pour s’y accoutumer de manière à ce qu’on ne s’en effraye plus ; en un mot, qu’il faut user l’idée de la mort en se la rendant sans cesse présente ?
« Le but de nostre carriere c’est la mort ; c’est l’object nécessaire de nostre visee ; si elle nous effroye, comme est-il possible d’aller un pas avant sans fiebvre ? Le remede du vulgaire, c’est de n’y penser pas : mais de quelle brutale stupidité luy peult venir un si grossier aveuglement ?… Il y fault prouveoir de meilleure heure. Apprenons à soustenir cet ennemy de pied ferme et à le combattre ; et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune ; ostons luy l’estrangeté, practiquons le, accoustumons le, n’ayons rien si souvent en la teste que la mort, à touts instants représentons la à nostre imagination et en touts visages : au broncher d’un cheval, à la cheute d’une tuile, à la moindre picqueure d’espingle, remaschons soubdain : Eh bien ! quand ce seroit la mort mesme ! et là dessus roidissons nous, et nous efforceons57. »
Ailleurs il dit que la mort ressemble frappamment à des choses qui nous sont très familières, au sommeil et aux défaillances, n’étant elle-même qu’un sommeil plus profond et une défaillance plus complète.
Au moins lorsque Buffon, employant le même genre d’arguments, s’écrie : « Pourquoi
donc avoir peur de la mort ? »
il ajoute, pour l’amour de la Sorbonne et de sa
tranquillité : « Si d’ailleurs on a bien vécu »
;
restriction prudente et plaisante à la fois, dont je défie qu’on trouve l’équivalent chez
l’auteur des Essais. Au reste, s’il ne la mit pas dans son livre, il eut
soin de mettre dans sa vie quelque chose qui en pût tenir lieu. Comme Buffon, il eut aussi
sa parenthèse, un peu différente toutefois, savoir : Si l’on vit bien avec
l’Église, ou plutôt, si l’on meurt dans l’Église. Et c’est ainsi,
en effet, qu’il mourut, à la grande consolation de beaucoup de gens, qui ne doutèrent pas,
même en présence de ses écrits, qu’il n’eût été bon chrétien dans l’âme. Il s’était bien
promis de finir de la sorte ; nous avons vu comment il avait fait son compte de mourir
chrétien.
Je ne sais, Messieurs, si tous les raisonnements que nous venons d’entendre donnèrent réellement la paix de l’âme à Montaigne, parvenu à sa dernière heure. Mais ce que j’ose affirmer, c’est qu’ils ne l’ont donnée et ne la donneront jamais à personne : Le mondain leur préférera toujours l’étourdissement que procurent le tumulte et les plaisirs du monde ; le chrétien n’a que faire de ces arguments vains : il possède le Consolateur,
Si maintenant on eût demandé à Montaigne : à l’heure de la mort est-il indifférent d’avoir bien ou mal vécu ? il eût répondu : Non pas ! Mais c’est de son livre, et non pas de lui, qu’il est ici question, et je le répète, Messieurs, abstraction faite des deux grandes idées sur lesquelles nous venons de nous étendre, il est impossible d’avoir une morale complète, systématique, conséquente. Ou la morale a quelque part un commencement, ou elle n’est rien. En dehors de Dieu et de la mort on peut avoir de la moralité ; une morale, on ne peut l’avoir. Tel est le cas aujourd’hui. Il y a des idées et des sentiments moraux en circulation ; jamais moins il n’y eut une morale, même chez les nations les plus civilisées. Convenons-en cependant, entre ces idées éparses il demeure plus de liaison qu’il ne s’en pourrait trouver si, au-dessus d’elles, n’existait pas un système entier de morale, et si, au-dessous, quelque chose des éléments de morale ne subsistait dans les profondeurs de l’être. Ce qui reste d’un, de prochain, de lié en apparence dans la morale vulgaire s’explique par l’ancienne tradition et l’habitude. Tout cela est bout à bout, et les lacunes sont peu considérables ; c’est comme ces squelettes d’animaux antéadamites que les fouilles ont mis à découvert : il ne faut pas y toucher, car tout cela est brisé et tombe en fragments. L’édifice de la morale naturelle a été renversé ; il est semblable aux mammouths et aux mastodontes des anciens âges, dont l’espèce a disparu de dessus la terre, mais dont les catastrophes écoulées n’ont pu anéantir les traces.
La morale de Montaigne n’est, d’après ce qu’on vient de voir, dans toute l’étroitesse du
terme que la morale de Montaigne, la morale de son caractère, de son
tempérament, de son éducation, en un mot, Montaigne lui-même, ni plus ni moins : du bon et
du mauvais, du fort et du faible, du sévère et du relâché, suivant que sa nature ou son
humeur prête à l’une ou l’autre de ces tendances, la sévérité correspondant à son fort, le
relâchement à son faible. De lui surtout on peut dire ce que nous lui avons ouï dire de
l’homme : « Sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant. »
Au reste, il
ne se le dissimule pas, et il ne s’en cache pas davantage ; il trouve que « l’homme
n’est gueres fin de tailler son obligation à la raison d’un aultre estre que le
sien58 »
.
La morale, selon lui, consiste à suivre la nature. Nous avons vu que ceci veut dire sa nature ; car pourquoi suivrait-on moins la sienne que celle d’un autre ?
Mais, pour obtenir cette nature dans toute sa pureté, il faut, autant que possible, la préserver du contact des influences étrangères, il faut écarter tout ce qui peut la modifier ou la rectifier, il faut mépriser la science et préconiser l’ignorance. L’ignorance, selon Montaigne, qui le répète en mille endroits, est la gardienne de tous les biens : à son ombre on apprend à souffrir, à mourir, à conserver la paix.
La science, au contraire, est la fontaine de tous nos maux, une source d’embarras et de
perplexités ; elle rend difficile ce qui, sans elle, aurait pu être aisé :
« Regardons à terre : les pauvres gents que nous y voyons espandus, la teste
penchante aprez leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny
precepte ; de ceulx là tire nature touts les jours des effects de constance et de
patience, plus purs et plus roides que ne sont ceulx que nous estudions si curieusement
en l’eschole59. »
Et plus
loin : « La pluspart des instructions de la science à nous encourager, ont plus de
montre que de force, et plus d’ornement que de fruict. Nous avons abandonné nature, et
luy voulons apprendre sa leçon ; elle qui nous menoit si heureusement et si seurement :
et cependant les traces de son instruction, et ce peu, qui, par le benefice de
l’ignorance, reste de son image empreint en la vie de cette tourbe rustique d’hommes
impolis, la science est contraincte de l’aller touts les jours empruntant pour en faire
patron, à ses disciples, de constance, d’innocence et de tranquillité60. »
Avouons-le, Montaigne est très spécieux dans ses injures contre la science ; il donne presque envie d’être ignorant. À l’en croire, l’ignorance serait la vraie science de l’humanité. Mais ici, comme ailleurs et peut-être plus qu’ailleurs, il s’est tout simplement montré homme sensible et non pas philosophe. En quoi a-t-il raison ? En quoi tombe-t-il dans l’exagération et l’erreur ?
Considérée par rapport à la morale et comme moyen de diriger la vie, la valeur directe de la science est à peu près nulle. En fait de devoir, on n’apprendra rien des systèmes. La philosophie, dont on a dit tant de bien et tant de mal, a rendu à l’humanité de grands services indirects, mais jusqu’ici elle lui a prêté peu de secours direct. Par elle on a vainement tenté de façonner une religion, de recomposer l’humanité ; elle s’est montrée inhabile à donner un sentiment de paix ou une étincelle de joie ; en parcourant le vaste champ des pensées et des divagations humaines, elle a recueilli, en passant, des idées précieuses, elle a donné de la culture à l’esprit, elle a fourni, elle a aiguisé des instruments. Mais qu’on n’y cherche rien de plus. En fait de mobile de conduite, elle est stérile ; elle ne saurait trouver la solution du problème de la vie. Son utilité nous est assez bien représentée dans la fable du Laboureur et ses enfants :
Le père mort, les fils vous retournent le champ,De çà, de là, partout ; si bien qu’au bout de l’anIl en rapporta davantage.D’argent, point de caché. Mais le père fut sage.
Il en est de même de la philosophie ; c’est une charrue qui laboure le champ.
Selon Montaigne, la multiplicité des systèmes philosophiques est fâcheuse ; elle ne fait qu’embarrasser l’homme dans la recherche de la vérité. Il en est à ses yeux de ces systèmes différents comme il en serait d’une maison où le propriétaire aurait plusieurs horloges qu’il ne pourrait jamais mettre à la même heure. Il vaut mieux, ajoute-t-il, n’en avoir qu’une et l’avoir bonne. D’accord. Montaigne n’en a pris qu’une, en effet ; mais, par malheur, elle était mauvaise.
Comme application de son précepte, Montaigne nous renvoie aux sauvages. On sait qu’alors
ils étaient peu connus, et que l’imagination avait le champ libre à leur égard. On en est
fort revenu depuis, et il y a lieu de s’étonner de tout ce qu’au dix-huitième siècle,
J.-J. Rousseau et bien d’autres ont pu débiter à leur sujet. Montaigne est plus excusable
lorsqu’il trace de la vie sauvage et des avantages du véritable état de nature le beau
tableau qu’il termine ainsi : « Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ! ils ne
portent point de hault de chausses61. »
Comme si le gland était plus près de la nature que le
chêne !
La première tendance de Montaigne est vers la volupté. Sa vie avait été déréglée ; il ne
trouve pas que ce soit assez, et après avoir vécu en libertin, il faut encore qu’il donne
à soi et aux autres le plaisir d’en perpétuer le souvenir. Voici comment il justifie cette
licence : « Je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire ; et me desplais
des pensees impubliables : la pire de mes actions et conditions ne me semble pas si
laide, comme je treuve laid et lasche de ne l’oser advouer. Chascun est discret en la
confession ; on le debvroit estre en l’action : la hardiesse de faillir est aulcunement
compensee et bridee par la hardiesse de le confesser ; qui s’obligeroit à tout dire,
s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contrainct de taire62. »
Il dit nettement que la volupté est le but de la vertu : « Quoy qu’ils dient, en
la vertu mesme, le dernier but de nostre visee, c’est la volupté. Il me plaist de battre
leurs aureilles de ce mot qui leur est si fort à contrecœur : et s’il signifie quelque
supreme plaisir et quelque excessif contentement, il est mieulx deu à l’assistance de la
vertu qu’à nulle autre assistance. Cette volupté, pour estre plus gaillarde, nerveuse,
robuste, virile, n’en est que plus sérieusement voluptueuse : et luy debvions donner le
nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel, non celuy de la vigueur, duquel
nous l’avons denommee63. »
Voici maintenant le portrait de la vertu : « La sagesse a pour son but la vertu,
qui n’est pas, comme dict l’eschole, plantée à la teste d’un mont coupé, rabotteux et
inaccessible : ceux qui l’ont approchee la tiennent, au rebours, logee dans une belle
plaine fertile et fleurissante, d’où elle veoid bien soubs soy toutes choses ; mais si
peut on y arriver, qui en sçait l’addresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et
doux fleurantes, plaisamment, et d’une pente facile et polie comme est celle des voultes
celestes. Pour n’avoir hanté cette vertu supreme, belle, triomphante, amoureuse,
délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de
desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pour guide nature ; fortune et volupté
pour compaignes ; ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image,
triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rochier à
l’escart, emmy des ronces ; fantosme à estonner les gents64. »
À la fin, et comme conclusion de son ouvrage, il conseille de ne pas aspirer trop haut :
« Ils veulent se mettre hors d’eulx et eschapper à l’homme ; c’est folie : au
lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se haulser,
ils s’abbattent. Ces humeurs transcendentes m’effrayent comme les lieux haultains et
inaccessibles… Nous cherchons d’aultres conditions, pour n’entendre l’usage des
nostres ; et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y faict. Si avons nous beau
monter sur des eschasses ; car, sur des eschasses, encores fault il marcher de nos
jambes ; et au plus eslevé throsne du monde, si ne sommes nous assis que sur nostre cul.
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rengent au modele commun et humain,
avecques ordre, mais sans miracle et sans extravagance65. »
Et ailleurs : « L’humaine sagesse n’arriva jamais aux debvoirs qu’elle s’estoit
elle mesme prescripts ; et, si elle y estoit arrivee, elle s’en prescriroit d’aultres
au-delà. Tant nostre estât est ennemi de consistance ! L’homme s’ordonne à soy mesme
d’estre necessairement en faulte. Luy est il injuste de ne faire point ce qu’il luy est
impossible de faire66 ? »
L’aise et le plaisir ne sont pas cependant la seule direction que Montaigne veuille
tracer à la vie humaine. Par moments, au contraire, il manifeste une tendance à la
sévérité. C’est ainsi qu’il recommande d’arrêter les passions dès leur premier
mouvement : « Avecques bien peu d’effort, j’arreste çe premier bransle de mes
esmotions, et abandonne le subject qui me commence à poiser, et avant qu’il m’emporte.
Qui n’arreste le partir, n’a garde d’arrester la course ; qui ne sçait leur fermer la
porte, ne les chassera pas, entrees ; qui ne peult venir à bout du commencement, ne
viendra pas à bout de la fin ; ny n’en soubstiendra la cheute, qui n’en a peu soubstenir
l’esbranlement67. »
Ailleurs il déclare que l’utilité d’une action ne la rend pas honorable ; il s’afflige de
ce que « la foiblesse de nostre condition nous poulse souvent à cette nécessité de
nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin68. »
Il n’approuve pas même les ruses de guerre.
« Le tromper peult servir pour le coup : mais celuy seul se tient pour surmonté,
qui sçait l’avoir esté ny par ruse ny de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe,
en une franche et juste guerre69. »
Il déclare qu’une promesse doit toujours être tenue : « Il y a des regles en la
philosophie et faulses et molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire prévaloir
l’utilité privee à la foy donnee, ne receoit pas assez de poids par la circonstance
qu’ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayant tiré
de vous serment du payement de certaine somme. On a tort de dire qu’un homme de bien
sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n’en est rien : ce que
la crainte m’a faict une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encores, sans
crainte ; et, quand elle n’aura forcé que ma langue sans la volonté, encores suis-je
tenu de faire la maille bonne de ma parole70. »
Il se prononce contre la recherche de la gloire ; il en signale la vanité : « Nous
nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle ; et nous est assez que
nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure : il
semble que l’estre cogneu, ce soit aulcunement avoir sa vie et sa
duree en la garde d’aultruy. Moy, je tiens que je ne suis que chez moy ; et de cette
aultre mienne vie, qui loge en la cognoissance de mes amis, à la considerer nue et
simplement en soy, je sçais bien que je n’en sens fruict ny jouissance que par la vanité
d’une opinion fantastique : et quand je seray mort, je m’en ressentiray encores beaucoup
moins ; et si perdray tout net l’usage des vrayes utilitez, qui accidentalement la
suyvent par fois71. »
Montaigne va plus loin ; il a dit quelque part : « Quand je me confesse à moy
religieusement, je treuve que la meilleure bonté que j’aye a quelque teincture
vicieuse72. »
Il est intéressant de l’entendre sur les douleurs de la mauvaise conscience et sur les
joies de la bonne : « Il n’est vice veritablement vice qui n’offense, et qu’un
jugement entier n’accuse. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en
empoisonne. Le vice laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l’âme, qui
tousjours s’esgratigne et s’ensanglante elle mesme ; car la raison efface les aultres
tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance, qui est plus griefve,
d’autant qu’elle naist au dedans ; comme le froid et le chauld des fiebvres est plus
poignant que celuy qui vient du dehors. — Il n’est pareillement bonté qui ne resjouïsse
une nature bien nee ; il y a, certes, je ne sçais quelle congratulation de bien faire,
qui nous resjouït en nous mesmes, et une fierté genereuse qui accompaigne la bonne
conscience : une ame courageusement vicieuse se peult à l’adventure garnir de securité ;
mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s’en peult fournir. — Ces
tesmoignages de la conscience plaisent ; et nous est grand benefice, que cette
esjouïssance naturelle, et le seul payement qui jamais ne nous manque73. »
Voici même un passage sur la véritable solitude, qui témoigne des fantaisies de
spiritualité qui prenaient Montaigne de temps en temps : « Ce n’est pas assez de
s’estre escarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place : il se fault
escarter des conditions populaires qui sont en nous ; il se fault sequestrer et r’avoir
de soy. Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n’est pas une entiere liberté ; nous
tournons encores la veue vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantasie
pleine. Nostre mal nous tient en l’ame : or, elle ne se peult eschapper à elle mesme ;
ainsin il la fault ramener et retirer en soy : c’est la vraye solitude, et qui se peult
jouïr au milieu des villes et des courts des roys ; mais elle se jouït plus commodement
à part. Il fault avoir femmes, enfants, biens et sur tout de la santé, qui peult ; mais
non pas s’y attacher en maniere que nostre heur en despende : il se fault reserver une
arriere boutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre
vraye liberté et principale retraicte et solitude74. »
La variété de ces citations, que nous aurions pu multiplier beaucoup plus, vous rend évident, Messieurs, ce que nous disions tout à l’heure, que la morale de Montaigne n’est que Montaigne lui-même, selon que son humeur prête à l’une ou à l’autre des tendances diverses de son caractère. Son mérite principal c’est d’avoir rappelé son siècle, en beaucoup de choses, au bon sens et à la nature. Il a une sagesse pratique, moyenne et tempérée ; il possède sur beaucoup de points l’art de bien vivre, je veux dire l’art d’appliquer le bon sens aux occurrences ordinaires de la vie, petites ou grandes. Il a sapé bien des préjugés et rendu palpable l’absurdité de bien des routines. Le premier, il a cherché à ramener l’éducation vers la nature et à l’affranchir de la pédanterie et de la rudesse qui caractérisaient l’éducation de son époque. Qu’on étudie entre autres le chapitre XXV du livre Ier, et l’on reconnaîtra tout ce qui se trouve de sain et d’applicable dans les vues de Montaigne sur ce sujet.
Mais somme toute, Messieurs, et malgré l’utilité d’un bon nombre de ses maximes et la connaissance incontestable et précieuse que peut tirer du livre entier l’homme guidé par l’esprit du christianisme, il faut le dire hautement, Montaigne a fait plus de mal que de bien. L’éloquence insinuante, naturelle, admirable de son livre a séduit beaucoup de gens et enfoncé l’aiguillon du doute dans bien des esprits que leur tendance y prédisposait probablement, mais qui, sans Montaigne, eussent peut-être échappé au dissolvant du scepticisme. Je ne dirai pas, si vous le voulez, qu’il ait précisément fait reculer la nation française ; mais il est certain qu’il a ajouté quelque chose à ce fond de légèreté, de superficialité, de mollesse morale, qui n’a que trop marqué les siècles qui nous occupent.
Montaigne entrait trop intimement dans l’esprit français pour ne pas être goûté avec délices de ses compatriotes et faire même école auprès d’un grand nombre. Il possède au plus haut degré ce que je nommerai l’élément gaulois, ce que Jules César déjà signalait comme un caractère distinctif des habitants de la Gaule, ce sens pratique qui juge sainement des faits sensibles, mais qui répugne aux esprits élevés, qui se fie en philosophie aux apparences, qui marche terre à terre en s’applaudissant de la sûreté de son pas. L’esprit français a du goût, du mouvement, de l’entrain, peu de spiritualité sérieuse. Il est particulièrement en saillie chez certains auteurs qui ne sont pas seulement goûtés par le public comme écrivains, mais qu’il traite en amis de cœur, et vers lesquels un sentiment plus affectueux que l’admiration ramène incessamment les lecteurs. Montaigne, La Fontaine, Madame de Sévigné, Voltaire, sont du nombre. Il y a, sans doute, dans l’abandon naïf des trois premiers, dans la simplicité élégante et lucide du dernier, un charme qui peut servir à expliquer pourquoi ils ont été de tout temps les enfants gâtés du public ; mais une bonne partie de cette faveur tient à une autre cause. Ils sont, tous les quatre, pour les idées morales, à la taille de la majorité de leurs lecteurs ; tous les quatre, mondains sans avoir répudié toute idée de devoir et de bienséance, prescrivant à chacun de nous précisément ce que nous nous serions prescrit à nous-mêmes ou ce que la nature inspire, ennemis de l’excès dans la vertu comme dans le vice, partisans de ce juste milieu qui est la molle ornière du monde civilisé, habiles à nous rendre satisfaits de nous-mêmes, nous dispensant d’efforts et de combats, ils flattent merveilleusement notre paresse spirituelle, sans révolter le sentiment moral du grand nombre. Le moyen de s’étonner qu’ils nous plaisent ! N’est-ce pas ainsi qu’on nous plaît dans la société ? Les personnes dont le commerce nous attire ne sont-elles pas taillées sur ce patron-là ? D’ailleurs, nous avons en faveur de notre explication la preuve directe, la preuve de fait. Qui ne sait que c’est précisément ce défaut de fermeté dans les doctrines morales, cette tolérance exquise qui tolère le mal et même le bien, cette préférence donnée aux qualités naturelles sur les vertus acquises, qu’on a très sérieusement loués chez La Fontaine, chez Madame de Sévigné, et surtout chez Montaigne ?
Certes, nous ne prétendons pas que tout l’esprit français se soit versé sur cette pente ; nous sommes loin de méconnaître un courant dont la direction est tout opposée. Il suffit de nommer Descartes, Pascal, Fénelon, Montesquieu, bien d’autres encore. Mais ce n’est pas la tournure d’esprit de ces grands hommes qui a le plus influé sur le caractère de l’ensemble de la nation.
Le scepticisme de Montaigne, répandu dans tout son livre, est plus directement exprimé et
concentré dans le douzième chapitre du livre II, qui forme, à lui seul, presque un volume,
et où il présente l’apologie de Raimond de Sébonde. Comme son auteur, Montaigne s’applique
à constater l’impuissance de la raison à parvenir à la certitude, ni même à aucune sorte
de vérité. Il prétend rendre à la religion un signalé service en annihilant ainsi la
raison humaine ; il veut, dit-il, « arracher des poings des philosophes les
chestifves armes de leur raison »
. Pascal l’a fort loué d’avoir poursuivi et,
selon lui, atteint ce but, si tant est que ce fût réellement le but de Montaigne :
« C’est dans cette assiette, toute flottante et toute chancelante qu’elle est,
qu’il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps… et foudroie
l’impiété horrible de ceux qui osent dire que Dieu n’est point… Il gourmande si
fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle
est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins que l’homme, il la
fait descendre de l’excellence qu’elle s’est attribuée, et la met, par grâce, en
parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre, jusqu’à ce qu’elle
soit instruite, par son Créateur même, de son rang qu’elle ignore : la menaçant, si elle
gronde, de la mettre au-dessous de toutes, ce qui lui paraît aussi facile que le
contraire… On ne peut voir sans joie, dans cet auteur, la superbe raison si
invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si
sanglante de l’homme contre l’homme, et on aimerait de tout son cœur le ministre d’une
si grande vengeance, si, étant humble disciple de l’Église par la foi, il eût suivi les
règles de la morale, en portant les hommes, qu’il avait si utilement humiliés, à ne pas
irriter Dieu par de nouveaux crimes. Mais il agit, au contraire, en païen75. »
À les entendre l’un et l’autre, on ne saurait donner à la foi de fondements plus solides que les ruines de la raison. Cette opinion, nous en avons déjà fait la remarque au commencement de ce cours, a été soutenue après eux par bien d’autres. Mais, à notre avis, l’éloge de Pascal est une imprudence. Qui prouve trop ne prouve rien. En prétendant réduire à néant la raison, Montaigne retourne ses armes contre lui-même. De quel instrument se sert-il pour abattre la raison ? De la raison elle-même. Or la raison ne peut, en sens absolu, être opposée à la raison. Il est clair que si la raison n’est capable de rien, elle n’est pas même capable de prouver sa propre impuissance. Si elle démontre qu’elle n’est rien, elle a donc le pouvoir de démontrer quelque chose.
Observons en général, que ces attaques trop absolues contre la raison, bien loin de servir la religion, lui sont très défavorables. Après s’être servi de la raison pour décréditer la raison, c’est encore de la raison qu’on est forcé de se servir pour accréditer la religion. Toute l’apologétique n’est qu’une application variée de la raison aux choses de la religion. Il est clair que l’apologète ne peut partir, avec ses adversaires, de la foi qu’ils ne reçoivent pas encore ; il faut donc qu’il se place avec eux au point de vue de la raison, c’est-à-dire qu’il invoque contre eux des principes ou des notions tirées de la seule raison. Que font toutes les apologies de la religion en général et du christianisme en particulier ? Elles interrogent l’histoire, la philosophie, la conscience ; elles fouillent l’homme et le monde ; elles y cherchent des indices, des preuves, des faits. En tout cela elles font appel à la raison humaine, elles traitent l’homme comme un être raisonnable, elles lui présentent des motifs et elles sollicitent ses pouvoirs d’intelligence et de jugement.
Il y a ici une distinction à faire, et Montaigne ne l’a point faite. De la raison il ne conserve rien dont il puisse se servir pour parvenir à une connaissance ou à une certitude quelconque. Il fallait chercher les limites de la raison, indiquer le point où elle possède une valeur, et celui où elle cesse d’en avoir une. C’est au moyen de la raison qu’on démontre d’abord que la raison est inhabile à satisfaire aux besoins de l’âme humaine, qu’elle reste court en leur présence, et reconnaît sa totale incapacité pour construire à priori la vérité, pour suppléer à la révélation biblique. Mais la Bible étant donnée, la raison est suffisante pour en reconnaître l’authenticité, la beauté, la parfaite harmonie avec les besoins de notre nature. Arrivée à ce point, il faut que la raison se déclare de nouveau impuissante : impuissante à produire la persuasion après la conviction, impuissante à convertir le cœur. Ceci est l’œuvre de l’Esprit de Dieu, agissant par les doctrines de la Bible. À lui seul appartient le souffle de la vie nouvelle.
IV. Pierre Charron.
1541-1603 §
Nous passons ici, non tant à d’autres doctrines qu’à une forme différente, à une autre nuance des mêmes doctrines. Charron pourrait, dans un sens, être appelé le traducteur officiel ou le satellite de Montaigne. Vraie ou fausse, presque toute sa lumière lui vient de là. Ce n’est point, Messieurs, que je prétende accuser Charron de plagiat ; les emprunts qu’il tire de Montaigne, les copies mêmes qu’il en fait, sont parfois si évidentes qu’on n’y saurait voir autre chose qu’un témoignage de respect rendu à la mémoire d’un maître vénéré. Ne croyons pourtant pas que Charron manque absolument d’originalité. Comme bel esprit et comme savant, il a joué dans son siècle un rôle trop important pour n’avoir rien possédé en propre ; néanmoins, sous plusieurs rapports, il reste à peu près à nos yeux la seconde édition de Montaigne, et une édition qui ne vaut pas la première. L’œuvre principale de Charron, le livre de la Sagesse, qui fit dans le temps grand bruit, et qui obtint de nombreuses réimpressions, n’est presque plus lue de nos jours. Avis aux auteurs.
Tout en poursuivant, au fond, dans son livre, le même but que Montaigne, et traitant en quelque sorte les mêmes sujets, Charron diffère cependant de Montaigne sous quelques rapports. Il a prétendu donner à son œuvre une forme systématique, et quoique cette régularité soit plus apparente que réelle, elle suffit pour faire contraste avec la causerie sans règle de Montaigne. Montaigne parle de soi continuellement, Charron n’en parle jamais : il est donc privé de ce charme tant soit peu égoïste que nous trouvons dans les confidences d’un homme qui s’abandonne à nous, et que nous prenons plaisir à exploiter, parce que cet homme, c’est encore nous.
Charron a de la clarté, de la lucidité, souvent même de l’énergie ; il a de l’esprit et, si l’on veut, de la concision, ou plutôt une apparence de concision ; c’est une nature austère, inflexible et froide, un clair soleil dans un climat du Nord, tandis que Montaigne nous réjouit de ses aimables et chauds rayons, et que son livre est un homme ; car il palpite des impressions et de toute la vie de celui qui l’a écrit.
Quant à la doctrine de Charron, sans variations très essentielles, elle se distingue cependant en quelques points de celle de Montaigne. Charron a, comme nous l’avons remarqué à l’entrée de ce cours, ici et là certaines tendances vers le stoïcisme ; mais quoiqu’il s’en soit fait le représentant en quelques occasions, la différence de la forme a contribué à donner à ces divergences plus d’accent qu’au fond elles n’en devaient avoir. Montaigne, écrivant sans plan, n’ayant pas un cadre à remplir, ne pousse jamais jusqu’au bout les conséquences d’une idée ; il l’abandonne quand cela lui plaît, pour passer à un autre sujet, et par là il esquive la difficulté. Charron est méthodique ; il choisit sa matière, il s’applique à l’épuiser, il ne se fait grâce d’aucune des conséquences de ses systèmes. Nous y reviendrons bientôt ; pour l’heure, Messieurs, nous vous devons quelques mots sur sa vie.
Pierre Charron, né en 1541, était fils d’un libraire de Paris ; il se trouva n’avoir pas
moins de vingt-quatre frères. Au milieu de cette famille surabondante, le père remarqua
dans notre auteur de si heureuses dispositions, que, sans reculer devant les sacrifices
nécessaires à son éducation, il le destina à la carrière du droit. Pierre devint avocat ;
mais bientôt sa profession lui déplut et il la quitta pour se vouer à l’Église, où il ne
tarda pas à se distinguer. Son ami et biographe, M. de La Rochemaillet, remarque que,
« parce qu’il avoit la langue bien pendue, il s’exerça à la prédication de la
parole de Dieu, et qu’il confirma en la foy plusieurs qui bransloient au manche76 »
.
Après diverses fortunes, et au milieu d’une carrière qui lui rapportait honneur et profit, on ne sait par quelle bizarrerie, vers 1588, Charron se mit en tête de devenir chartreux. Quoi qu’il en soit, son âge, il avait alors quarante-sept ans, l’empêcha d’obtenir l’admission dans cet ordre rigoureux. Obligé de se désister, il retourna à Bordeaux où il était chanoine, et y fit en 1589 la connaissance de Montaigne. Ils prirent de l’amitié l’un pour l’autre et s’en donnèrent des marques mutuelles. Mais il est difficile de déterminer jusqu’à quel point Montaigne influa sur son nouvel ami, si la doctrine répandue dans le livre de la Sagesse est due aux idées de Montaigne, ou si le commerce de ce dernier ne fit que confirmer les propres vues de Charron.
On s’étonne cependant de voir Charron, quelques années après sa liaison avec Montaigne, publier son Traité des Trois Vérités, qui fit grand éclat, et acquit à l’auteur l’honneur d’être envisagé comme l’un des plus heureux défenseurs de la religion. La première de ces vérités est celle de l’existence de Dieu prouvée contre les athées ; la seconde, celle de la religion chrétienne contre les mahométans ; la troisième, celle de la religion catholique contre les hérétiques.
Vers 1600, Charron devint chanoine de Condom, « où il acheta une maison qu’il fit
bastir de neuf et l’ameubla de beaux et précieux meubles, en intention d’y passer le
cours de sa vie plus joyeusement et gaillardement, et d’eviter à son pouvoir les
incommoditez de la vieillesse77 »
. Notre chartreux avait bien changé de sentiments.
En 1601, il publia à Bordeaux son livre de la Sagesse. La sensation
produite fut grande, mais très diverse. Les uns éprouvèrent de la surprise, de
l’indécision ; ils se demandèrent ce que prétendait réellement l’auteur. D’autres
affirmèrent qu’il venait de rendre un signalé service à la cause de la religion, et qu’il
méritait d’en être récompensé. Quelques esprits plus pénétrants estimèrent tout le
contraire. D’une part, on lui proposait des dignités ecclésiastiques ; de l’autre, on
tentait d’ameuter contre lui le public et jusqu’à l’autorité. Mais tandis que l’auteur
s’occupait à préparer une seconde édition, dans laquelle il devait adoucir plusieurs
expressions qui avaient paru scandaliser une partie de ses lecteurs, il mourut subitement
à Paris, en 4603, d’une apoplexie sanguine. La réimpression de la
Sagesse fut continuée après sa mort, « nonobstant les traverses et
empeschemens qui luy furent donnez par des hommes malitieux ou superstitieux qui avoient
l’esprit bas, foible et plat78 »
.
La sagesse, suivant Charron, est « prud’hommie avec habilité, probité bien
advisee »
. Et il ajoute : « Cet œuvre, qui instruit à bien vivre et bien
mourir, est intitulé Sagesse, comme le nostre precedent, qui
instruisoit à bien croire, a esté appelé Vérité. »
Ainsi, à
ses yeux, voilà deux choses soigneusement séparées, et il nous fait comprendre que, selon
lui, bien croire n’a pas de rapport avec bien vivre.
Cette remarque est très essentielle ; elle indique l’esprit de tout son système.
Cependant, malgré ses précautions, Charron prévoit que quelques-uns pourront se
scandaliser de sa doctrine, et il les juge d’avance : « La foiblesse populaire, et
delicatesse feminine qui s’offense de cette hardiesse et liberté de paroles, est indigne
d’entendre chose qui vaille79. »
Il établit ensuite que, pour donner à l’homme des préceptes utiles, il faut commencer par
lui apprendre à se connaître. L’étude de l’homme est donc l’objet de son premier livre.
C’est Charron qui a dit le premier ce qu’ensuite Pope a répété : « La vraye science
et le vray estude de l’homme, c’est l’homme80. »
Il insiste fort là-dessus et ajoute que « par la
cognoissance de soy l’homme monte et arrive plustost et mieux à la cognoissance de Dieu
que par toute autre chose81 »
.
Mais, plus on avance dans la lecture de son livre, plus on doute qu’il ait saisi toute la
portée de cette idée juste et profonde.
Charron considère d’abord l’homme en soi. Envisagé en lui-même, l’homme se présente à lui sous cinq aspects principaux : la vanité, la faiblesse, l’inconstance, la misère, la présomption.
Voici la conclusion du chapitre sur la vanité : « La vanité a
esté donnee à l’homme en partage : il court, il bruit, il meurt, il fuit, il chasse, il
prend un ombre, il adore le vent. Un festu est le gain de son jour82. »
Charron déclare l’homme faible au bien, à la vertu, à la vérité, au mal
même, faible contre l’habitude, contre l’opinion, contre tout : « L’homme ne peut
estre, quand bien il voudrait, du tout bon ny du tout meschant. Il est impuissant à
tout83. »
Sur l’inconstance Charron ne dit pas grand-chose ; il en dit trop peu84.
Pour ce qui est de la misère de l’homme, il en donne une première
preuve assez singulière : « Son entree est honteuse, vile, vilaine, mesprisee ; sa
sortie, sa mort, et ruine, glorieuse et honorable. »
Puis, cette misère se
montre « au retrancher des plaisirs qui luy appartiennent »
, à la tournure
de l’esprit humain, « forgeur de maux »
, plus propre à souffrir qu’à jouir,
le plaisir n’étant jamais pur, la douleur toujours pure : « Nous ne sommes
ingenieux, dit-il, qu’à nous mal mener ; c’est le vray gibier de la force de nostre
esprit. »
Après les misères de la nature viennent celles du jugement et de la
volonté ; enfin le monde est rempli de superstitieux, de formalistes et de pédants85.
Quant à la présomption, que Charron nomme « le dernier et le
plus vilain traict de la peinture de l’homme »
, il dit qu’elle se montre
« en tous sens, haut, bas et à costé, dedans et dehors ; tout revient à deux
choses : s’estimer trop et n’estimer pas assez autruy86 »
.
Assurément, c’est envisager l’homme sous des traits qui le caractérisent ; mais tout l’homme est-il renfermé là ? Plus tard nous verrons un auteur chrétien, tout en commençant par admettre la réalité de ces tristes stigmates, chercher autre chose dans la nature humaine et l’y faire resplendir. Au sein de ces ruines, s’il n’y existait plus un point d’appui, comment l’œuvre de la restauration de l’empreinte divine s’opérerait-elle ? N’oublions pas que, si c’est Dieu qui l’opère, c’est dans l’homme qu’elle doit s’accomplir. On s’étonne de voir Charron songer à élever un édifice de morale sur une base pareille, et offrir une foule de préceptes à une créature exclusivement formée de tels éléments. Par quelle inconséquence attend-il tout d’un être qu’il vient de réduire à ce substratum ? Ceci réservé, convenons que dans cette section se trouvent d’excellentes choses, et que l’auteur y montre parfois une vraie vigueur de pensée et une remarquable vérité d’observation.
La comparaison de l’homme avec les bêtes ne présente rien de saillant.
Charron traite de l’homme par rapport aux parties dont il est composé ; il distingue en
lui trois éléments : l’esprit, l’âme, la chair. Il commence par rapporter ce dire de
l’école, que « toute cognoissance s’achemine en nous par les sens ; qu’elle
commence par eux et se résout en eux87 »
. Mais c’est pour le contredire, quelques pages plus
loin.
Son analyse des facultés et des opérations de l’esprit humain ne doit pas être passée sous silence. Voici sa définition de l’imagination :
« L’imagination recueille les especes et figures des choses, tant présentes, par le service des cinq sens, qu’absentes, par le benefice du sens commun ; puis les represente, si elle veut, à l’entendement, qui les considere, examine, cuit et juge ; puis elle mesme les met en depost et conserve en la memoire, comme l’escrivain au papier, pour derechef, quand besoin sera, les tirer et extraire, ce que l’on appelle réminiscence. Par quoy recueillir, représenter à l’entendement, mettre en la memoire, et les extraire, sont tous œuvres d’imagination, et ainsi à elle se rapportent les sens communs, la phantaisie, la réminiscence, et ne sont puissances separees d’elle, comme aucuns veulent, pour faire plus de trois facuîtez raisonnables88. »
Un peu plus loin il combat Aristote qui établit que tout arrive à l’âme « par
reception et acquisition, venant de dehors par les sens, estant de soy une carte blanche
et vuide. Il avait déjà dit que sans instruction, elle imagine, entend, retient,
raisonne et discourt89. »
On peut
même discerner dans la manière dont Charron envisage les acquisitions de l’esprit humain,
les premiers linéaments de l’arbre généalogique des sciences de Bacon. Son système sur la
génération des idées réfute assez bien d’avance l’hypothèse de Condillac. Il établit
contre le matérialisme la vérité de l’immortalité de l’âme, qu’il juge conciliable avec
notre nature matérielle : « Se servir d’instrument ne préjudicie point à
l’immortalité, car Dieu s’en sert bien90. »
Suit un chapitre fort remarquable sur l’homme considéré en bloc. Charron s’y livre à une véritable diatribe contre l’esprit humain, ses artifices, son habileté à tout obscurcir et à tout brouiller :
« Je n’empesche pas que l’on ne chante les louanges et grandeurs de l’esprit humain, de sa capacité, vivacité, vitesse : je consens que l’on appelle image de Dieu vive, un degoust de l’immortelle substance, une fluxion de la divinité, un esclair celeste, auquel Dieu a donné la raison comme un timon animé pour le mouvoir avec regle et mesure, et que ce soit un instrument d’une complette harmonie : que par luy y a parentage entre Dieu et l’homme ; bref, qu’il n’y a rien de grand en la terre que l’homme, rien de grand en l’homme que l’esprit : si l’on monte jusques là, l’on monte au dessus du ciel : ce sont tous mots plausibles, dont retentissent les escoles et les chaires.
« Mais je desire qu’après tout cela, on vienne à bien sonder et estudier à cognoistre cet esprit, car nous trouverons qu’après tout, c’est et à soy et à autruy un très dangereux outil, un furet qui est à craindre, un petit brouillon et trouble-feste, un émerillon fâcheux et importun, et qui comme un affronter et joueur de passe-passe, sous ombre de quelque gentil mouvement subtil et gaillard, forge, invente et cause tous les maux du monde, et n’y en a que pour luy91. »
Quelques traits sont vrais dans cette caricature ; mais qu’est-ce que l’auteur prétend tirer de ce pauvre esprit si fort maltraité ?
Passant ensuite aux passions, il s’attaque en particulier à l’ambition qu’il déprime
fort : « L’ambition, qui est une faim d’honneur et de gloire, un désir glouton et
excessif de grandeur, est une bien douce passion, qui se coule aisément ès esprits plus
genereux, et ne s’en tire qu’à peine. L’ambition n’a point de borne ; c’est un gouffre
qui n’a ny fond ny rive ; c’est le vuide que les philosophes n’ont encores peu trouver
en la nature, un feu qui s’augmente avec la nourrice que l’on luy donne. En quoy elle
paye justement son maistre ; car l’ambition est juste seulement en cela, qu’elle suffit
à sa propre peine, et se met elle mesme au tourment. La rouë d’Ixion est le mouvement de
ses desirs, qui tournent et retournent continuellement de haut en bas, et ne donnent
aucun repos en son esprit92. »
De l’avarice Charron dit encore plus de mal ; mais il se sert de motifs assez bizarres,
comme celui-ci : « Quelle folie, que d’adorer ce que nature a mis sous nos pieds et
caché soubs terre, comme indigne d’estre veu93. »
Il range la tristesse au nombre des passions, et il la condamne à l’égal de l’ambition :
« Elle n’est pas seulement contraire et ennemie de nature, mais elle s’attaque à
Dieu ; car qu’est-elle autre chose qu’une plainte temeraire et outrageuse contre le
Seigneur de l’univers et la loy commune du monde94 ? »
Ici encore se trouve un côté vrai ; mais ce n’est pas le seul, et Charron s’est montré
bien superficiel en condamnant sans exception tout genre de tristesse. Celui qui
adhérerait à tout ce qu’a dit l’auteur sur la nature humaine, comment ne serait-il pas
triste ? Saint Paul connaissait notre nature un peu mieux que Charron quand il disait à
ses disciples de Corinthe : « La tristesse selon Dieu produit une repentance qui
« conduit au salut, et dont on ne se repent jamais. » (II Corinthiens VII,
10.)
Les chapitres sur les variétés qui sont en l’homme, sont pleins d’observations sur le climat, l’éducation, les mœurs, etc. Charron y joint des remarques sur les rapports de l’homme avec ses semblables selon les relations diverses de la famille, des maîtres et des serviteurs, des pères et des enfants. Il s’étend sur la puissance paternelle, se plaint que les mœurs modernes l’aient affaiblie, et estime cet amoindrissement du pouvoir domestique une des grandes causes du malheur des temps.
Dans la seconde partie de son ouvrage, Charron donne des préceptes généraux sur la direction de la vie. Mais on ne distingue entre ces deux parties aucun lien perceptible ; les préceptes ne se rattachent nullement aux faits observés ; on dirait deux livres entièrement différents.
Cette seconde partie renferme quatre sections : Dispositions à la sagesse, fondements de la sagesse, offices de la sagesse et fruits de la sagesse.
La première disposition favorable à la sagesse, c’est une âme exempte de passions et de
préjugés, qui conserve une pleine liberté de jugement et de volonté. Ceci est fort bien,
sans doute ; mais où est le moyen d’y parvenir ? Charron estime que ce moyen consiste dans
le discours ou raisonnement : « Le discours est maistre des
passions ; la premeditation est celle qui donne la trempe à l’ame, et la rend dure,
aceree, impenetrable à tout ce qui la veut entamer95. »
Ceci est une idée fausse ; le raisonnement n’est pas le
maître de la volonté. Charron déclare que ce qui entre en l’esprit par le raisonnement
c’est la connaissance, et qu’alors on s’y rend si l’on veut. Oui, mais si l’on ne veut
pas ? C’est précisément ici le nœud de la question.
Il y a un abîme entre la faculté de juger et celle de vouloir, entre l’intelligence et la volonté. Lorsqu’elles, sont unies, ce n’est point par affinité d’essence, ce n’est point par leur fait propre ; c’est par un intermédiaire, un intercesseur, pour ainsi dire, qui recommande au cœur la cause de l’intelligence. La conviction de l’esprit n’entraîne point une détermination correspondante de la volonté. Si l’on obéit à un raisonnement, ce n’est qu’autant qu’on a dans le cœur l’impulsion d’obéir à sa conviction, ou que le raisonnement a mis en évidence des faits propres à émouvoir la volonté. Il y a plus, il n’est pas toujours possible que nos raisonnements soient compris, bien loin qu’ils puissent toujours être suivis. En matière de morale, il arrive souvent que les déductions les plus claires ne sont pas comprises, parce qu’elles ne correspondent pas à un sentiment du cœur. Dans ce cas, les conseils les plus raisonnables sont perdus. Comment seriez-vous compris lorsque vous en appelez à un mobile qui n’existe pas chez celui à qui vous vous adressez ? Essayez, par exemple, de porter un homme à une certaine action par un sentiment d’honneur. Si cet homme n’a qu’indifférence ou mépris pour l’opinion de ses semblables, vous y perdrez vos peines ; il ne saurait vous entendre.
L’homme n’est déterminé en dernier résultat que par des affections. Pour maîtriser une passion, il en faut faire naître une autre ; une affection n’est détruite que par une autre affection. Mais les affections ne peuvent être provoquées que par des faits : je dis, Messieurs, par des faits qui fassent vibrer l’une des deux cordes de toute âme humaine, l’égoïsme ou l’amour.
Plus forte que tous les raisonnements est la pure et simple apparition d’un fait de telle nature que l’âme ne puisse le contempler sans en être modifiée. Ce sont les faits qui sont nos maîtres. Qui veut nous dominer doit, ou créer des faits nouveaux, ou mettre à notre portée les faits connus. Si vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre, vous ne pouvez prétendre à aucun empire sur notre volonté. Alléguez-vous seulement des faits épuisés, il vaut autant vous taire. C’était là le problème à résoudre pour toute religion qui aspirait à s’emparer de la volonté humaine. Et plus ou moins, toutes l’ont tenté, à proportion de la valeur des faits qu’elles ont produits, combinée avec l’intensité de foi qu’elles ont obtenue.
C’est donc à tort que Charron en appelle au raisonnement, et pour lui le tort est double, puisqu’il a commencé par vouer la raison humaine à la nullité.
Il en vient ensuite aux fondements de la sagesse, et, selon lui, le
premier est la prud’hommie. « Or, le ressort de cette
prud’hommie, c’est la loy de nature, c’est-à-dire l’équité et raison universelle, qui
luit et esclate en un chacun de nous. Qui agit par ce ressort, agit selon Dieu ; car
cette lumiere naturelle est un esclair et rayon de la divinité96. Il porte en luy la table de Moïse. »
Les lois
« n’ont esté au dehors et humainement publiées, que pource que celle qui estoit
au dedans, toute celeste et divine, a esté par trop mesprisee et oubliee97 »
. Et encore : « Nature en
chacun de nous est suffisante et douce maistresse, et regle toutes choses, si nous la
voulons bien escouter, l’employer, l’esveiller, et n’est besoin aller quester ailleurs
les moyens, les remedes et les regles qui nous font besoin98. »
Vous n’avez pas oublié, Messieurs, ce premier livre, où l’auteur s’en est donné à cœur joie d’avilir cette nature, qu’il célèbre ici, répétant à outrance qu’elle n’est qu’un ramassis de préjugés locaux, d’habitudes, de passions.
Mais sans retourner en arrière, passons à la manière dont il répond à une objection qu’il
se pose à lui-même. Cette nature que nous rencontrons dans les individus, tantôt bonne,
tantôt mauvaise, qu’en fera-t-on dans la dernière alternative ? Au premier cas, tout est
simple ; il n’y a qu’à laisser aller : ce sont les hommes bien nés. Mais
quant aux mal nés ? Le remède alors sera « de recourir à l’estude
de la philosophie et à la vertu, qui est un effort et un combat penible contre le
vice99 »
.
Le second fondement de la sagesse a quelque rapport avec le premier ; il consiste à avoir
« un but et train de vie certain100 »
.
Des fondements de la sagesse, l’auteur passe enfin à ses offices. Ici,
pour la première fois, se trouve-prononcé le mot de religion. Le premier
des offices de la sagesse est « d’estudier la vraie pieté »
. Au lieu donc
de poser pour fondement à la sagesse la piété, Charron réduit la piété à n’être pour la
sagesse qu’un objet d’examen et d’étude ; il l’isole complètement de la morale ; il la
réduit au rôle ; unique de connaissance imposée, acceptée comme un fait, qui, d’ailleurs,
ne s’adresse ni à la raison, ni au cœur, ni à l’imagination. « Pour estre propre à
recevoir religion, il faut estre simple, obéissant et debonnaire, croire et se maintenir
soubs les loix, par reverence et obeïssance, assujettir son jugement, et se laisser
mener et conduire à l’authorité publique101. »
On se demande comment cet esprit de passivité peut se concilier avec l’autocratie que, tout à l’heure, Charron sommait tout homme d’exercer dans son for intérieur, à l’égard de ses passions et de ses préjugés. Mais il s’embarrasse peu des conciliations.
Il poursuit : « Tous disent qu’ils tiennent la religion et la croyent, et tous
usent de ce jargon, que non des hommes, ny d’aucune creature, ains de Dieu. Mais, à dire
vray, sans rien flatter ny desguiser, il n’en est rien. Elles sont, quoy qu’on dise,
tenues par mains et moyens humains. Si elle tenoit et estoit plantee par une attache
divine, chose du monde ne nous en pourroit esbranler. S’il y avoit de la touche et du
rayon de la divinité, il paroistroit partout102. »
Montaigne se sert aussi, quoique sous une forme moins absolue, de cet argument déjà employé par les anciens, et qui se présente, il faut l’avouer, naturellement à l’esprit.
Charron cite la parole d’un philosophe païen qui disait que « les chrestiens
estoient plus qu’hommes aux articles de leur creance et pires que pourceaux en leur
vie103 »
. Mais c’est un
argument superficiel, déloyal, et même blasphématoire, quand il sort d’une bouche
prétendue chrétienne. Car si la vie générale de ceux qui portent le nom de chrétiens
calomnie la divine origine de leur religion, la vie exceptionnelle d’un certain nombre a,
dans tous les temps, fait éclater la vertu surnaturelle qui habitait en eux. Et si
l’époque déplorable où fut écrit le livre de la Sagesse atténue jusqu’à
un certain point la déloyauté d’un doute qui nie implicitement l’action victorieuse de
l’Esprit-Saint, la généralité de ce désordre ne saurait absoudre l’auteur d’avoir oublié,
à défaut des vrais chrétiens qu’il ne savait pas discerner près de lui, tant de glorieuses
preuves offertes par les chrétiens des âges antérieurs.
En quoi donc consiste la religion ? où gît-elle aux yeux de Charron ? Écoutons-le
lui-même : « La religion est en la cognoissance de Dieu et de soy mesme : son
office est d’élever Dieu au plus haut, et baisser l’homme au plus bas, l’abbattre comme
perdu, et luy fournir des moyens de se relever, luy faire sentir sa misere et son rien,
afin qu’en Dieu seul il mette sa confiance et son tout. L’office de religion est de nous
lier avec l’autheur et principe de tout bien, reünir et consolider l’homme à sa premiere
cause, comme à sa racine, en laquelle tant qu’il demeure ferme et fiché, il se conserve
à sa perfection : au contraire quand il s’en separe, il seiche aussitost sur le
pied104. »
Paroles fort belles assurément, mais que, d’après la teneur du livre entier de Charron, nous ne pouvons accepter de sa part que comme des mots. Il parle de nous lier à Dieu, et tout le travail de son œuvre ne tend qu’à nous en délier. Comment la religion nous lierait-elle à Dieu, quand nous refusons à Dieu sa place de centre et de pivot de toute notre vie morale ?
Plus on lit Charron, plus on s’assure qu’il n’attache au mot de religion d’autre idée que celle d’un culte tout extérieur et cérémoniel. Dans les lignes que nous venons de citer on reconnaît le prêtre, qui, pour quelques instants, donne congé au philosophe, quitte à le rappeler dès que sa déclaration de principe l’aura mis hors du danger d’être taxé d’impiété. Mais son calcul l’abuse : entre dix lignes du prêtre et un gros volume du philosophe, il n’y a pas moyen d’hésiter.
Allons plus loin. Il faut, selon Charron, réunir, mais non pas confondre la piété et la
prud’hommie : « Ce sont deux choses bien distinctes, et qui ont leurs ressorts
divers, que la piété et probité, la religion et la prud’hommie… Je veux que chacune
subsiste et se soustienne de soy mesme, sans l’aide de l’autre, et agisse par son propre
ressort. Je veux que sans paradis et enfer, l’on soit homme de bien : ces mots me sont
horribles et abominables : si je n’estois chrestien, si je ne craignois Dieu et d’estre
damné, je ferois cela. O chetif et miserable ! quel gré te faut-il sçavoir de tout ce
que tu fais105 ? »
Au fait, si Charron avait été plus conséquent, il eût élagué cette religion qui n’est qu’un hors d’œuvre dans son système, et un embarras pour lui. Remarquons, au surplus, que sa doctrine n’est pas morte avec lui. On rencontre à chaque pas des gens qui font la même distinction entre la vertu et la piété, qui scindent la vie en deux, la grosse part, à leur dire, appartenant à la vertu, l’autre, fort minime, ressortissant à la piété. Ils sont chrétiens quatre fois l’an.
Mais le christianisme n’est rien de tout cela. La religion de l’Évangile est une force,
une sève répandue dans toute la vie. Ce n’est pas un système de raisonnements, c’est un
fait propre à envahir le cœur et emporter les actes. C’est par un fait, un fait unique,
mais nouveau, que Dieu a jugé à propos d’agir sur l’humanité. Il existait déjà un fait
immense et magnifique qui, au premier abord, aurait semblé devoir s’emparer du cœur et de
l’esprit de l’homme, c’est l’œuvre de la création. Mais ce fait primordial avait perdu sa
force, parce que l’homme avait perdu celle de le percevoir. L’expérience avait prouvé,
comme de nos jours elle le prouve encore, que le fait de la création est un fait usé,
épuisé, incapable de régénérer l’âme humaine ; il en fallait donc un autre. Alors a été
produit le grand fait de l’Évangile, où toute l’idée de Dieu et toute la nature de l’homme
sont embrassées. Le message de grâce a été publié : « Dieu a tant aimé le monde
qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais
qu’il ait la vie éternelle106. »
Dans l’Évangile, la question n’est plus de
savoir si Dieu peut être apaisé envers l’homme ; il l’est par le fait même de l’apparition
de Jésus-Christ, et avant de nous parler de vertu, il nous parle de grâce, de rémission,
de salut. Ce fait accepté change toute la position de l’homme ; il opère une révolution
dans tout son être ; il l’émeut, l’entraîne, le renouvelle. Mais ce n’est qu’après avoir
reçu cette impression qu’en étudiant la cause qui l’a renouvelé, l’homme observe avec
admiration l’étonnante beauté du système comme système. Deux problèmes insolubles se
présentaient ; il fallait deux fois concilier deux contraires : en Dieu la sainteté et la
miséricorde, en l’homme l’égoïsme et l’amour. L’Évangile saisit l’homme par les deux
éléments constitutifs de son être, le moi et le non-moi. Ce sont deux forces, l’une centripète, qui tend sans cesse à nous replier
sur nous-mêmes, l’autre centrifuge qui nous arrache à nous-mêmes pour nous emporter à
Dieu. Soulagé des reproches de la conscience et des terreurs de la mort, l’homme se voit
transporté dans la paix, dans la joie ; les exigences incessantes du moi
se taisent devant l’inépuisable aliment dont l’âme est rassasiée. A ce sentiment en
succède un autre : dans l’élan de sa reconnaissance, l’âme sent s’établir entre elle et
Dieu un lien nouveau et puissant ; elle s’identifie avec Celui dont elle a tout reçu, qui,
en se donnant lui-même, a dépassé tous ses désirs et toutes ses pensées ; elle se détache
d’elle-même, elle aime enfin. Concevez, si vous en êtes capable, un système plus
harmonique au fond de la nature humaine, qui s’en empare à la fois par ses deux pôles, la
satisfaisant pleinement d’une part, la ramenant à Dieu de l’autre. Le tout, par un
fait.
Pour en revenir à Charron, remarquons que s’il eût bien compris le sens de ses propres paroles, il aurait pu s’élever à cette idée féconde et rénovatrice.
Mais il aurait fallu se dépouiller de l’illusion de la suffisance de la raison humaine et comprendre le système évangélique non seulement par une clarté de l’intelligence, mais aussi et surtout par une inclination du cœur.
Le second office de la sagesse consiste à « regler ses désirs et plaisirs107 »
. » Ici l’auteur fait des
plaisirs une apologie qui nous semble au moins inutile.
Le troisième office c’est de « se porter moderement et esgalement en prosperité et
adversité108 »
.
Le quatrième, c’est « obeyr et observer les loix, coustumes et ceremonies du pays
où l’on est, … et ce, non pour la justice ou equité qui soit en elles, mais simplement
pource que ce sont loix et coustumes… Il adviendra quelquefois que nous ferons par une
seconde, particuliere et municipale obligation ce qui est contre la premiere et plus
ancienne, c’est-à-dire la nature et raison universelle ; mais nous luy satisfaisons,
tenant nostre jugement et nos opinions saintes et justes selon elle. Car aussi nous
n’avons rien nostre, et de quoy nous puissions librement disposer que de cela ; le monde
n’a que faire de nos pensees, mais le dehors est engagé au public109 »
.
Il y aurait fort à dire sur la réserve que Charron propose ici. Tout le monde convient qu’il est certains cas où cet office peut trouver son application ; mais l’auteur n’ayant rien déterminé, nous laisse dans le doute sur le genre de sagesse qu’il recommande à son lecteur. Faudra-t-il, par exemple, sacrifier la loi de la justice aux barbares coutumes, aux préjugés cruels d’une nation ? Charron nous dit bien qu’après avoir satisfait à cette obligation, on peut toujours se replier en soi et se mettre « d’idée » en harmonie avec la loi de nature. Si les conséquences étaient moins graves, on ne pourrait s’empêcher de rire de la compensation. Faire le mal au-dehors, estimer, aimer le bien au-dedans est une sorte de sagesse peu nécessaire à préconiser en présence de l’infirmité humaine. L’homme de bien, sans doute, en proie à d’injustes attaques, se réfugie dans sa conscience comme dans un fort, et il attend là le combat. Mais ce n’est pas une forteresse que nous ménage Charron, c’est une caverne souterraine où il s’abrite contre les reproches de sa raison, tandis qu’au-dehors il abandonne sa vie à de lâches accommodements.
Nous ignorons si c’est par cette maxime et d’autres semblables que Charron a mérité l’estime particulière où l’ont tenu quelques philosophes du dernier siècle. Il n’est pas probable que ces champions de la tolérance et de la liberté de penser lui aient su beaucoup de gré d’une doctrine qui, engageant au public le dehors, c’est-à-dire la parole et l’action, ne laisse à l’individu de droit que sur sa pensée, dont le public n’a que faire et dont on peut dire aussi que l’individu n’a que faire, si elle doit demeurer sans application et même sans expression. Ce n’était pas à eux, sans doute, mais aux despotes et aux prêtres auxquels ils ont fait une si rude guerre, à se réjouir de cette doctrine et du développement que Charron lui donne dans la phrase qu’on va lire :
« Le prince doit soigner que la religion soit conservee en son entier selon les anciennes ceremonies et loix du païs, et empescher toute innovation et broüillis en icelle, chastier rudement ceux qui l’entreprennent110. »
En voilà, ce semble, plus qu’il n’en fallait pour indisposer les philosophes contre l’auteur du livre de la Sagesse, et pourtant ce n’était pas tout encore : la maxime de Charron a bien une autre portée ; nous y reviendrons tout à l’heure.
Après avoir caractérisé quelques autres offices de la sagesse : « se bien
comporter avec autruy111 ; se conduire
prudemment aux affaires112 ; se tenir
tousjours prest à la mort ; se maintenir en vraye tranquillité d’esprit113 »
, Charron arrive à la troisième
partie de son œuvre. C’est là que, sous la classification scolastique et surannée des
quatre vertus cardinales, Prudence, Justice, Force et Tempérance, il présente quelques sortes de règles, applicables aux positions
particulières où peuvent se trouver ses lecteurs. On rencontre, au chapitre de la Prudence, qui est tout d’abord, selon lui, la prudence
politique, une dissertation sur l’art de la guerre, qui pourrait passer pour un
cours de stratégie114 : sujet
assez curieux sous la plume d’un chanoine, et qui rappelle le mot d’Annibal sur
Phormion115.
Dans la section de la Justice, Charron comprend les devoirs de l’homme
envers soi. L’un d’eux est de « regler et conduire son esprit : l’homme de bien se
doit regenter et respecter116 »
.
Il range la vérité parmi les devoirs de l’homme envers l’homme et il flétrit le mensonge :
« Certes, le silence est plus sociable que le parler faux117. »
Montaigne avait dit plus énergiquement :
« Nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux autres que par la
parole118. »
Les devoirs qui concernent les diverses relations
spéciales se trouvent naturellement dans cette partie ; ceux des parents envers leurs
enfants y sont traités d’une manière certainement bien supérieure au siècle de
l’auteur119. Ainsi que son maître
Montaigne, Charron s’élève contre l’abus de la science pédantesque de son temps ; il
s’applique à combattre l’erreur qui tendait à confondre la science et la sagesse ; il
déclare que la sagesse vaut mieux que toute la science, comme le ciel vaut mieux que la
terre, comme l’or vaut mieux que le fer : « Science est un grand amas et provision
du bien d’autruy ; l’estuy de la science et des biens acquis est la memoire. Qui a bonne
memoire, il ne tient qu’à luy, qu’il n’est sçavant : car il en a le moyen. La sagesse
est un maniement doux et regle de l’ame. — L’atheisme, les erreurs, les sectes et
troubles du monde sont sortis de l’ordre des sçavants. La science est caqueteresse,
envieuse de se monstrer, etc Il y a force gens, que s’ils n’eussent jamais esté au
collège, ils seraient plus sages : et leurs freres qui n’ont point estudié sont plus
sages. Venez à la pratique, prenez moy un de ces sçavanteaux, menez le moy au conseil de
ville en une assemblee en laquelle l’on délibere des affaires d’estat, ou de la police,
ou de la mesnagerie, vous ne vistes jamais homme plus estonné, il pallira, rougira,
blesmira, toussira : mais en fin il ne sçait qu’il doit dire. S’il se mesle de parler,
ce seront de longs discours, des définitions, divisions d’Aristote. Escoutez en ce mesme
conseil un marchand, un bourgeois, qui n’a jamais ou y parler d’Aristote, il opinera
mieux, donnera de meilleurs advis et expediens que les sçavans120. »
Les chapitres de la force traitent de la vertu qui nous rend capables de résister aux maux internes et externes121.
La tempérance est ensuite opposée aux atteintes de la prospérité, comme l’était la force à celles de l’adversité122.
Charron a resserré dans le Petit Traicté de Sagesse, la doctrine
renfermée dans son grand ouvrage : ce dernier livre sert en quelque sorte d’analyse et
d’apologie au premier. Le passage suivant est comme un résumé de l’œuvre :
« L’homme veut avoir toutes ses pieces bonnes et saines, son corps, sa teste, ses
yeux, son jugement, sa memoire, voire ses chausses et ses bottes : pourquoy ne voudra il
avoir sa volonté aussi de mesmes, c’est à dire estre bon et sain tout entier123 ? »
À en juger par le succès, l’influence de l’œuvre de Charron a dû être grande ; elle
paraît analogue à celle qu’exercèrent les Essais de Montaigne. Même
doctrine et même but : tous deux s’élèvent contre les opinions reçues alors ; tous deux
s’efforcent également de substituer la morale au dogme, et la loi de nature à la loi
révélée. À ce propos nous devons revenir, Messieurs, sur la contradiction que nous avons
signalée, il y a un moment. Comment Charron n’a-t-il pas vu le coup qu’il portait à la loi
de nature en écrivant ce passage déjà cité : « Il adviendra quelquefois que nous
ferons par une seconde, particulière et municipale obligation ce qui est contre la
première et plus ancienne, c’est-à-dire la nature et raison universelle ; mais nous luy
satisfaisons, tenant nostre jugement et nos opinions saintes et justes selon elle124. »
C’est un sophisme ; non
seulement une loi première et plus ancienne, qui doit, en toute
occasion, céder le pas à une seconde, particulière et municipale
obligation, dont elle est pourtant la norme et l’unique sanction, ne peut plus être
appelée loi première ; mais encore une loi incessamment refoulée dans la
pensée, une loi naturelle à laquelle il ne serait jamais permis de passer dans les faits
et de se réfléchir dans la vie, que sauf le bon plaisir des conventions humaines, une
telle loi sans doute n’est rien. Vainement on voudrait lui ménager, dans les interstices
et les lacunes de l’obligation municipale, quelques furtives
obligations, lui assigner dans les arrière-plans de la vie quelque place précaire et
honteuse : forte de sa date et de son nom même, elle se refuse à de tels accommodements ;
elle consent à s’anéantir plutôt qu’à s’abaisser ; elle ne veut pas même du noble asile de
la pensée, quand de palais il est devenu prison ; en un mot, les assertions de Charron
emportent nécessairement avec elles la négation même de cette loi de
nature, si chère aux philosophes ; elle n’a été arrachée par leurs soins à l’empire
de la religion positive que pour se voir jetée sous le joug, ou plutôt sous les pieds de
la loi humaine, des codes des nations ; et rien désormais n’est obligatoire pour l’homme
que ce qu’il trouve écrit de main d’homme dans la loi de son pays.
Je dis que les philosophes qui se sont faits, au dix-huitième siècle, les parrains de la gloire pâlie de Charron, n’ont pu lui savoir gré d’une doctrine qui, enlevant à la loi naturelle toute autorité naturelle, ne laisse de choix, pour la direction de la vie, qu’entre la religion positive et la loi positive, et nous livre ainsi à la révélation sous deux formes différentes. Mais j’ajoute que Charron, en y bien pensant, n’a pu lui-même s’applaudir d’un paragraphe qui compromet la base même de son système de morale ; car cette loi de nature à laquelle il rend un culte est implicitement annulée dans le passage que nous venons de citer.
Il est même très curieux de voir comment Charron ayant besoin de constater l’identité de la loi morale à travers le chaos des lois et des préjugés les plus disparates, s’y prend pour ramener les infinies divergences des coutumes à une sorte d’unité. À l’entendre, il en serait de ces diversités comme de celles que présente la comparaison des différents idiomes. De même qu’on voit les formes grammaticales changer d’une langue à l’autre et se légitimer dans chacune par des raisons valables, bien que diverses, de même, selon Charron, chaque coutume a pour elle la raison, ou du moins une raison ; et chacune est bonne, au moins dans son point de vue. Cela peut se soutenir jusqu’à un certain point, mais seulement jusqu’à un certain point. Si l’on pose en fait que chaque partie de la morale, chaque devoir est à son principe un sentiment du cœur, on pourrait exiger que l’identité de ce sentiment, chez les différents peuples et les différents individus, fût constatée par une application, sinon exactement pareille, du moins évidemment homogène, où la communauté d’origine se trahît au premier regard. Ceux qui n’exigeraient pas autant seraient, du moins, en droit de prétendre qu’en passant de creuset en creuset, c’est-à-dire d’application en application ou de forme en forme, ce sentiment ne finit pas par se contredire et s’annuler ; autrement, en s’apercevant de sa disparition au bout de cette longue série, on serait autorisé et même entraîné à conclure qu’au premier terme il n’existait pas ; car si chaque pratique, chaque coutume n’a été que ce même sentiment diversement élaboré, si tout le travail de la pensée a tourné autour de lui seul, comment se fait-il qu’il se soit perdu en route ? Et lors même qu’enfin on parviendrait à le démêler et à le reconnaître dans un acte qui, au premier instant, lui paraissait étranger et même contradictoire, on devrait conclure, ce me semble, de ce qui se trouve de bizarre et d’arbitraire dans l’application, qu’au point de départ même, ce sentiment était plus ou moins affaibli ou dénaturé ; car s’il eût été entier et sain, il se fût lui-même imposé sa forme et l’eût conservée. Comment se fait-il que la nature n’ait pas réglé le mode en même temps que le principe ? Je ne crois guère les sentiments moraux susceptibles de varier dans leur forme ; je crois qu’en littérature l’idée, qu’en morale le sentiment, donne la forme, de même qu’un fruit détermine les contours de son enveloppe.
Réduisons-nous toutefois, comme Charron, à demander que l’identité du sentiment soit reconnaissable dans la diversité des actes, et nous consentirons, à toute rigueur, à reconnaître la présence de l’amour filial dans l’action du sauvage qui tue son vieux père et lui donne son propre corps pour sépulture, comme nous le reconnaissons dans la conduite de l’enfant qui entoure de soins et de respect la vieillesse de ses parents. Mais nous hâterons-nous de conclure de ce fait, habilement choisi, l’intégrité de la loi naturelle ? Il est d’autres faits dont Charron n’aurait pas aussi bon marché. Il se garde bien de parler du meurtre des nouveau-nés, qui avait lieu à Sparte, qui se pratique encore à la Chine, que le christianisme vient de bannir des îles de l’océan Pacifique125, et qui, dans ces différents lieux, prenait place parmi les pratiques avouées, faisait partie des mœurs publiques, se commettait sans répugnance, ou tout au moins sans remords. Honte et malheur à la raison humaine, si elle essayait de ramener dans l’unité de la morale de pareilles abominations ! si elle prétendait exhumer, du fond de ces horreurs, ce germe de justice et d’amour qui doit reposer à la base de toute action morale pour que nous puissions l’appeler morale ! Un égoïsme féroce est la seule raison qu’on en puisse donner, même à Lacédémone. Et s’il se trouvait que, dans quelqu’un de ces pays, l’opinion eût attaché une idée de devoir à des actes semblables, ce serait tout bonnement qu’une raison avilie, courtisane sans pudeur, serait venue au secours d’un sentiment dénaturé, et qu’à force de mentir aux autres, on serait enfin parvenu à se mentir à soi-même. Que m’importe que Lycurgue allègue le patriotisme contre le sentiment maternel ? Ainsi que dans cette Chine où les familles pauvres se débarrassent d’une progéniture surabondante comme un vaisseau s’allège en jetant à la mer une partie de sa charge, la morale ici n’en est pas moins faussée, et faussée dans sa base, qui est le sentiment.
Il est vrai qu’il y a des peuples chez qui la loi de nature semble avoir souffert de moins profondes atteintes, et qui, sans lumières surnaturelles, s’abstiennent de ces actes révoltants qu’on voit autorisés chez d’autres. Il est difficile de dire à quoi tient cette différence. Les circonstances, le tempérament, la forme de gouvernement expliqueraient peut-être la supériorité des uns, l’infériorité des autres. Mais toujours est-il que ces degrés divers n’ont pas leur mesure dans le développement de la raison. Les Germains, du temps de Tacite, étaient, sous bien des rapports, loin de la culture des Chinois de nos jours ; et cependant ils ne donnaient pas la mort à leurs nouveau-nés. Il semblerait que la nature morale dissoute cherche en vain un centre autour duquel elle puisse se constituer de nouveau, ou du moins il semblerait que, permanente, mais sans énergie, elle se laisse envahir par une foule d’altérations, ne conservant intacte et inaccessible que la seule conscience, c’est-à-dire, ainsi que nous l’avons définie, le sentiment abstrait ou élémentaire de l’obligation. Ce serait peine perdue que de vouloir ramener à un sentiment universel les déviations nationales et séculaires de la moralité humaine. On conçoit même que, dans cet état de choses, quelques-uns aient douté s’il y a une loi de nature. Ce doute est une des grandes afflictions de l’âme, et quoique un sentiment, qui peut bien se qualifier d’instinct, s’élève avec force contre ce scepticisme moral, la loi de nature, quand nous venons à l’examiner, ne nous en semble pas moins fort lacérée, fort chargée de ratures, d’interpolations. La glose a très souvent passé dans le texte, et le tout ne présente pas, il faut l’avouer, un caractère d’authenticité bien satisfaisant. Vouloir l’éclaircir et le compléter par lui-même est une entreprise vaine.
Qu’est-ce que la nature ? C’est, d’après l’étymologie du mot, l’homme lui-même avec ses qualités natives, l’homme tel qu’il naît. Mais comment naît-il ? Entier, sain, normal ? La seule divergence de ses mœurs suivant les pays et les climats prouverait le contraire. S’il était sain, il serait un. Mais il naît égaré ; mais la première des vérités lui manque. Séparé de Dieu dès sa naissance, ignorant de son but, doué d’une existence sans objet hors de lui, détaché de la chaîne des êtres, fibre discordante dans le concert de la création, il n’a ni garantie sûre contre les désirs de son propre cœur, ni pierre de touche infaillible. En un mot, sa nature est corrompue, et d’après cela, qu’est-ce que le renvoyer à la nature ? C’est renvoyer les ténèbres aux ténèbres.
Suppléera-t-on à la nature par la raison ? Mais la raison doit avoir un point de départ ; elle n’est qu’un instrument. Où cherchera-t-elle ses données sinon dans la nature ? Qu’on ne s’y trompe pas : la nature dégradée de l’homme a bien plutôt perverti la raison que la raison n’a perverti la nature. On a tort de parler de raison égarée, de raison corrompue. En elle-même elle ne se corrompt pas. Ce qui est corrompu, ce sont les éléments sur lesquels elle opère. Mais aussi, comme la raison toute seule n’a pu pervertir, la raison toute seule ne peut redresser ; les résultats que nous attendons d’elle dépendent de ces premières données. Elle n’est pas une règle inflexible, sûre, constante ; sur des sujets comme ceux-ci, elle dit également et indifféremment le pour et le contre ; elle se prête à toutes les mœurs, elle sanctionne tout, elle justifie tout. Elle supporte en paix que tous les rapports soient troublés, toutes les données primitives de la nature effacées, pourvu qu’elle puisse, elle, l’ingénieuse, la subtile, rattacher d’une manière spécieuse la violation du devoir au devoir même, le vice à la vertu, le crime à l’innocence, à la grande surprise du vice et du crime, qui probablement ne s’en doutaient pas, avaient fort bien oublié le prétendu sentiment moral qui est le point de départ lointain de leur conduite, et dès lors échangeront utilement ce préjugé brutal contre les motifs raisonnés qu’on leur suggère. Voilà comment la raison refait après coup la nature ; mais c’est là tout : la nature ou les sentiments naturels, éteints ou affaiblis par le péché, ne sauraient être rétablis par la raison seule.
L’homme n’a-t-il donc reçu aucun enseignement de la voix intérieure ? Je suis loin de le nier. Je pense, Messieurs, avec Saint Paul que Dieu, avant la révélation, indépendamment de la révélation, a gravé quelque chose dans les cœurs. (Romains I, 49-21.) En d’autres termes, je crois à la loi naturelle. Mais notre corruption l’ayant de bonne heure beaucoup corrompue, je crois que pour rétablir ce texte altéré dans son évidence et son intégrité primitives, pour élever son authenticité au-dessus de tous les doutes, c’est par la restauration du sentiment que l’œuvre doit s’opérer. Or, la morale est une ; on ne la peut concevoir autrement ; elle est composée de sentiments qui se continuent les uns les autres ; elle est même un seul sentiment, la justice, rayonnant avec expansion vers tous les objets de nos relations. Un seul de nos devoirs conçu dans sa spiritualité, dans toute sa sainteté, conduirait à tous les autres ; mais on ne peut concevoir la sainteté sur un point particulier à moins de la concevoir sur tous les autres ; et l’on ne saurait la concevoir sur tous ensemble sans avoir l’idée de la sainteté en général, et cette idée ne peut être isolée de celle de Dieu. C’est donc à Dieu qu’il faut remonter pour dominer l’ensemble, apprécier les rapports, mesurer les proportions de toutes nos obligations morales. Et l’on ne monte à Dieu que par l’amour ; et l’on n’aime le Dieu vivant et saint qu’autant qu’on le connaît, et nous ne le connaissons qu’autant qu’il nous a été montré, et lui seul peut se montrer à nous. Cette révélation a été donnée, mais il importe de faire remarquer de quelle manière elle a opéré.
Lorsque nous voyons les éléments de la loi morale se dissoudre et s’en aller, tellement que nous avons grand’peine à les tenir rassemblés et que nous ne pouvons même que difficilement les reconnaître, il est clair que le sentiment central n’est plus en notre possession, il est clair qu’il faut d’abord le reconquérir. Ce sentiment ne peut être que l’amour de Dieu : où donc y aurait-il un centre, s’il n’était pas là ? Aucun autre point n’est central. Autour de chaque autre peuvent s’inscrire des cercles plus ou moins grands, mais dont aucun n’enserre toute la vie, tout l’homme, toute l’âme. Au lieu que, rattachés à Dieu, nous sommes rattachés à la loi morale tout entière que Dieu renferme toute en lui ; la vérité, rétablie sur ce point, se rétablit sur tous les autres ; la lumière faite sur nos rapports avec Dieu rayonne sur tout le cercle de nos affections et de nos devoirs.
Et ce n’est pas, dans le principe, œuvre de réflexion, d’enseignement, mais d’illumination intérieure et de résurrection. L’âme connaît mieux parce qu’elle sent mieux. Sa lumière ne lui vient pas d’un nouveau raisonnement, mais d’un nouveau sens. Ce n’est pas sa raison, c’est son être qui est changé. Avez-vous vu des lignes tracées à l’encre sympathique raviver, à l’approche du feu, des traits dont la pâleur se confondait avec la blancheur du papier sur lequel elles furent tracées ? Cette écriture invisible est la loi de nature, ranimée par l’amour de Dieu, lequel est ranimé lui-même par un fait prodigieux, Dieu fait homme, Dieu mourant pour nos péchés. C’est là le feu dont la chaleur fait revivre sur le papier des syllabes, des mots, des lignes effacées. Si l’homme doutait de la loi morale, ce n’était pas faute d’une raison assez éclairée, mais faute d’un cœur régénéré. Lorsqu’il s’est repris à croire en Dieu, il s’est repris à croire à tout le reste. Le christianisme a mis hors de contestation, d’abord dans les âmes régénérées, puis chez les masses, les principes de la loi naturelle ; la Révélation a réhabilité la nature ; elle maintient les notions morales à un état d’uniformité et de constance, je dirais volontiers de consistance logique, où la dialectique des philosophes n’avait pu les élever. Ceux qui, au sein de la chrétienté, nous proposent avec tant de confiance la loi morale, savent-ils que la connaissance qu’ils en ont, et l’assurance avec laquelle ils peuvent en parler sont un don que leur a fait le christianisme, et que c’est grâce à l’Évangile que les problèmes de la morale antique sont des axiomes pour nous ?
V. Étienne de la Boëtie.
1530-1563 §
Le seizième siècle nous présente encore quelques moralistes assez remarquables, particulièrement dans la sphère politique ; l’un d’eux est Etienne de la Boëtie, célèbre surtout par l’amitié de Montaigne. Sa mort, arrivée dans la trente-troisième année de son âge, est rapportée avec détail dans une lettre de Montaigne, qui, héritier des papiers de son ami, publia le Discours de la Servitude volontaire, ou le Contr’un. Cet opuscule très court et, sous plusieurs rapports, curieux, se trouve inséré à la suite des Essais. L’auteur l’écrivit vers l’âge de dix-huit ans. C’est, presque d’un bout à l’autre, une véhémente déclamation contre la royauté. Il est étrange de rencontrer au seizième siècle un ouvrage conçu dans un pareil esprit ; l’époque était royaliste, s’il en fut ; mais ce qui est plus étonnant encore c’est qu’un écrit qui s’élevait si formellement contre le principe même de toute royauté n’ait encouru aucune réprobation, et que cette explosion n’ait pas même remué les esprits. C’est assurément le cas de répéter après Voltaire qu’il n’est rien de tel que d’arriver à propos. En d’autres moments, ces pages eussent soulevé les masses ; alors on les regarda comme l’œuvre purement littéraire d’un auteur épris du beau génie de l’antiquité. Le livre avait tiré trop haut.
En lisant aujourd’hui cet opuscule, on ne peut se défendre d’un mouvement de sympathie pour le jeune auteur ; il exprime l’horreur du despotisme et de l’arbitraire ; il sent vivement l’avilissement de l’esclavage ; il est plein de verdeur et de sève ; tout chez lui respire un noble amour pour la liberté. De temps en temps il s’élève à l’éloquence, mais trop souvent il retombe dans la déclamation ; ses arguments sont en général peu forts, et il brûle aussi quelques grains sur le vieil autel de la rhétorique. Voici un échantillon de sa manière, genre où la vérité du sentiment apparaît sous les défauts de la forme :
« Cette bonne mere (la nature) nous a donné à touts toute la terre pour demeure, nous a touts logez aulcunement en une mesme maison, nous a touts figurez en mesme paste, à fin que chascun se peust mirer et quasi recognoistre l’un dans l’aultre ; si elle nous a touts en commun donné ce grand present de la voix et de la parole, pour nous accointer et fraterniser dadvantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensees, une communion de nos volontez : et si elle a tasché par touts moyens de serrer et estreindre plus fort le nœud de nostre alliance et societé ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne vouloit tant nous faire touts unis que touts nus : il ne fault pas faire doubte que nous ne soyons touts naturellement libres, puisque nous sommes touts compaignons ; et ne peult tumber en l’entendement de personne que nature ayt mis aulcuns en servitude, nous ayants touts mis en compaignie.
« Reste doncques de dire que la liberté est naturelle, et, par mesme moyen (à mon advis) que nous ne sommes pas seulement nays en possession de nostre franchise, mais aussi avecques affection de la deffendre. Or, si d’adventure nous faisons quelque doubte en cela, et sommes tant abbastardis que ne puissions recognoistre nos biens ny semblablement nos naïfves affections, il fauldra que je vous face l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par maniere de dire, les bestes brutes en chaire, pour vous enseigner vostre nature et condition. Les bestes (ce m’aid’ Dieu !), si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté. Plusieurs y en a d’entr’elles, qui meurent sistost qu’elles sont prinses : comme le poisson qui perd la vie aussitost que l’eau. »
Nombre d’autres passages montrent au vif l’ardeur avec laquelle La Boëtie avait embrassé sa théorie :
« Mais à propos, si d’adventure il naissoit aujourd’huy quelques gents, touts neufs, non accoustumez à la subjection, ny affriandez à la liberté, et qu’ils ne sceussent que c’est ny de l’une ny de l’aultre, ny à grand’peine des noms ; si on leur presentoit, ou d’estre subjects, ou vivre en liberté, à quoy s’accorderoient-ils ? Il ne fault pas faire difficulté qu’ils n’aimassent trop mieulx obeïr seulement à la raison, que servir à un homme ; sinon possible que ce feussent ceulx d’Israël qui, sans contraincte, ny sans aulcun besoing, se feirent un tyran : du quel peuple je ne lis jamais l’histoire, que je n’en aye trop grand despit, quasi jusques à devenir inhumain pour me resjouïr de tant de maulx qui leur en adveinrent. »
Et plus loin : « Tousjours le populas a eu cela : Il est, au plaisir qu’il ne
peult honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu ; et, au tort et à la douleur qu’il
ne peult honnestement souffrir, insensible. Je ne veois pas maintenant personne qui,
oyant parler de Néron, ne tremble mesme au surnom de ce vilain monstre, de cette orde et
sale beste : on peult bien dire qu’aprez sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble
peuple romain en receut tel desplaisir, se souvenant de ses jeux et festins, qu’il feut
sur le poinct d’en porter le dueil. Ce qu’on ne trouvera pas estrange, si l’on considere
ce que ce peuple là mesme avait faict à la mort de Iules César qui donna congé aux loix
et à la liberté : auquel personnage ils n’y ont, ce me semble, trouvé rien qui valust,
que son humanité ; laquelle, quoyqu’on la preschast tant, feut plus dommageable que la
plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui feut oncques, pource que, à la vérité, ce
feut cette venimeuse doulceur qui envers le peuple romain sucra la
servitude. »
Dans la Servitude volontaire pas de traces du scepticisme de Montaigne,
malgré l’amitié réciproque des deux auteurs. La vie future y est toujours mentionnée, même
en passant, comme un état de rétribution. Ainsi, après avoir traduit en vers le passage où
Virgile montre précipité au plus bas des enfers ce Salmonée qui avait voulu contrefaire
Jupiter, La Boëtie ajoute : « Si celuy qui ne faisoit que le sot est à cette heure
si bien traicté là bas, je crois que ceulx qui ont abusé de la religion pour estre
meschants, s’y trouveront encores à meilleures enseignes. »
Et à la fin et pour conclusion : « Apprenons doncques quelquesfois, apprenons à
bien faire : levons les yeulx vers le ciel, ou bien pour nostre honneur, ou pour l’amour
de la mesme vertu, à Dieu tout puissant, asseuré tesmoing de nos faicts, et juste juge
de nos faultes. De ma part, je pense bien, et ne suis pas trompé, puisqu’il n’est rien
si contraire à Dieu tout libéral et debonnaire que la tyrannie, qu’il reserve bien là
bas à part pour les tyrans et leurs complices quelque peine particulière. »
VI. Jean Bodin.
1530-1596 §
Nous dirons quelques mots, Messieurs, de la République de Jean Bodin, ouvrage assez peu connu aujourd’hui, mais qui obtint dans le temps un succès prodigieux. Il fut traduit dans la plupart des langues alors usitées, et admis comme texte d’enseignement dans plusieurs universités, entre autres dans celle d’Oxford.
Jean Bodin naquit à Angers en 1530. Il se voua à la carrière du barreau, et bientôt ses
talents firent sensation, même à la cour. Il parvint à un haut degré de faveur auprès de
grands personnages. Ce qu’il y a de plus honorable pour lui, ce n’est pas d’avoir obtenu
cette faveur, c’est de l’avoir volontairement perdue. Il encourut la disgrâce de ses
protecteurs en défendant aux États-Généraux les grands intérêts de la nation, et notamment
la liberté de conscience. À en juger, soit par sa conduite, soit par ses ouvrages, on peut
croire qu’il nourrissait un sentiment religieux sincère et profond. Bayle rapporte,
d’après Ménage, « que Bodin avait été de la
religion »
.
Outre son livre de la République, Bodin en a publié un autre, intitulé : Démonologie. C’est une théorie sur les démons et les sorciers, sujet qu’on voit avec déplaisir abordé par un esprit de cette trempe, et qui fait disparate avec la nature et les facultés de l’auteur. Mais c’est là un trait caractéristique du seizième siècle. Il en est de même de la croyance à l’astrologie judiciaire, alors généralement répandue, et sur laquelle on rencontre dans la République, un passage assez curieux :
« Tous les astrologues demeurent d’accord que les sages ne sont point subjects aux astres, mais que ceux-là qui laschent la bride aux appétits desreiglez ne peuvent eschapper les effects des corps celestes126. »
Le mérite du livre de Bodin n’est ni dans la méthode, ni dans le style, passablement embarrassé ; il consiste d’abord dans le vaste savoir dont il fait preuve, et par-dessus tout dans l’admirable modération qui s’y manifeste. Dans la seconde moitié du seizième siècle, ce caractère de sagesse et d’impartialité n’est pas un mince éloge. En général, la modération ne fait pas trop fortune dans ce monde. La Rochefoucauld en a fait l’apanage du faible. Mais la modération est de deux sortes : elle est négative, elle est positive. À une époque de torpeur, la force, la passion, une teinte même d’exaltation, sont un signe de puissance et d’individualité. Mais dans une période d’excès, de partis, de violence, comme celle où vivait Bodin, la modération est une vertu, qui ne peut être conservée que par une âme forte.
La marche de l’auteur est remarquable ; il va de la famille à l’État par gradation, et
finit son premier livre en définissant la souveraineté. Le seul point qui fasse contraste
avec l’esprit de modération que nous venons de signaler, c’est l’opinion de Bodin sur la
puissance paternelle. Il insiste pour que ce pouvoir soit restitué aux parents dans toute
son étendue, tel que l’ordonnait l’ancienne loi de Rome, y compris le droit de vie et de
mort : « Tout ce que j’ay dit servira pour monstrer qu’il est besoin en la
Republique bien ordonnee rendre aux pères la puissance de la vie et de la mort, que la
loy de Dieu et de nature leur donne127. »
Charron, comme nous l’avons vu, ne va pas si loin que
Bodin ; il reste même en arrière de Montaigne.
Ici, comme en beaucoup de cas, Bodin s’efforce de faire revivre la législation de l’Ancien Testament. Un fait digne de remarque, c’est la place assignée à l’Ancien Testament vis-à-vis du Nouveau, dans le seizième et le dix-septième siècle. Je crois qu’à ce sujet on est tombé dans l’erreur, et qu’aujourd’hui même il nous en reste quelque chose, sous une forme, il est vrai, fort mitigée. Bodin envisageait l’œuvre de Moïse comme une religion, plutôt que comme une législation. Assurément la loi de Moïse est l’œuvre de Dieu ; mais prise en soi, nous n’y trouvons pas tous les caractères qui font l’essence d’une religion. Il nous semble que, par Moïse, Dieu a voulu surtout fonder un peuple, mais un peuple façonné de manière à recevoir en dépôt le germe de la vérité et de la vie, le germe du peuple chrétien. C’était l’enveloppe du fruit qui se formait et grossissait sous l’écorce ; à mesure que le fruit se développait, la coque mûrissait ; elle a éclaté enfin, et ses fragments épars gisent à nos pieds.
L’usage, au fond intempestif, que Bodin voulait faire de la législation mosaïque, le fit
accuser de judaïsme par plusieurs de ses contemporains. On ne s’en tint pas là, on
l’appela aussi huguenot et même idolâtre. Le fait est
que, dans sa jeunesse, il paraît avoir été protestant ; plus tard, cependant, il semble
être retourné au catholicisme. Ce fut le cas de plusieurs hommes remarquables du seizième
siècle. Convenons qu’à cet égard une différence notable existe entre ces temps et les
nôtres. À son aurore, le protestantisme ne manifesta pas son principe de la manière dont
il le déploie à présent. Aux yeux de beaucoup de gens il se produisait plutôt comme une
nuance, une réforme à côté de la religion anciennement établie. Son esprit propre, ce
qu’il a d’incompatible avec Rome, ne s’était pas encore nettement dégagé. Ceci explique
comment un certain nombre d’hommes distingués et sincères, après avoir d’abord goûté ces
formes nouvelles, plus satisfaisantes pour leur raison et pour leur cœur, plus tard,
frappés peut-être des divisions qui se produisaient dans le sein du protestantisme, ou
effrayés des conséquences de la séparation, finirent par se rejeter dans le sein de
l’Église où ils étaient nés. Jean Bodin paraît avoir été de ce nombre ; mais, quoi qu’il
en soit, il demeura chrétien, et ses sentiments chrétiens se font jour dans son ouvrage.
C’est à lui qu’on doit cette belle définition de la République : « Les anciens
appelloyent Republique, une société d’hommes assemblés pour bien et heureusement vivre
par ainsi nous ne mettrons pas en ligne de compte, pour définir la Republique, ce mot
heureusement ; ains nous prendrons la mire plus haut, pour toucher,
ou du moins approcher au droit gouvernement. Or si la vraye félicité d’une Republique et
d’un homme seul est tout un, et que le souverain bien de la Republique en général, aussi
bien que d’un chacun en particulier, gist es vertus intellectuelles et contemplatives,
il faut accorder que ce peuple-là jouist du souverain bien, quand il a ce but devant les
yeux, de s’exercer en la contemplation des choses naturelles, humaines et divines, en
rapportant la louange du tout au grand Prince de nature128. »
Bodin s’élève vigoureusement contre l’esclavage dans le chapitre V du livre Ier, intitulé : S’il faut souffrir les esclaves en la
republique bien ordonnée. Il estime l’esclavage incompatible avec la raison et la
religion. On rencontre dans ce chapitre cette maxime, qu’il est utile de comparer à celle
de Charron qui y correspond : « Il ne faut pas mesurer la loy de nature aux actions
des hommes, quoyqu’elles soient inveterees. »
Et il ajoute : « Ni
conclurre pour cela que la servitude des esclaves soit de droit naturel, et encore moins
y a de charité de garder les captifs pour en tirer gain et proffit comme de bestes129. »
Le chapitre entier présente de
l’intérêt.
Plus loin, dans le livre V, Bodin se prononce contre les confiscations : « Le
droit des confiscations est l’un des plus grands moyens qui fut oncques inventé, pour
faire d’un bon prince un tyran130. »
Enfin Bodin a été un avocat zélé de la liberté religieuse. Dugald Stewart en a fait la remarque et l’a cité avec éloge dans son Histoire des sciences métaphysiques, politiques et morales.
Voici un passage de la République qui contraste fort avec la doctrine
de Charron. Le philosophe prêche la contrainte ; le chrétien réclame la liberté de la
pensée : « La seigneurie de Basle ayant changé de religion, ne voulut pas soudain
chasser les religieux des abbaïes et monasteres, ains seulement ordonna qu’en mourant
ils mourroyent pour eux et pour leurs successeurs : de sorte qu’il se trouva un
chartreux qui fut longuement tout seul en son couvent et ne fut oncques forcé de changer
ni de lieu, ni d’habit, ni de religion, et quasi tous les autres volontairement s’en
allerent. Ceste mesme ordonnance fut publiee à Coire, à la diete des Grisons tenue au
mois de novembre 1558. En quoy faisant, les uns et les autres estoyent contents131. »
Mais un passage plus remarquable sur le même sujet est le suivant : « Si le prince
qui aura certaine asseurance de la vraye religion veut y attirer ses subjects divisez en
sectes et factions, il ne faut pas, à mon advis, qu’il use de force ; car plus la
volonté des hommes est forcee, plus elle est revesche ; mais bien ensuyvant et adherant
à la vraye religion sans feinte ni dissimulation, il pourra tourner les cœurs et
volontez des subjects à la sienne, sans violence ni peine quelconque ; en quoy faisant,
non seulement il esvitera les esmotions, troubles et guerres civiles, ains aussi il
acheminera les subjects desvoyez au port de salut… Autrement il adviendra que ceux qui
sont frustrez de l’exercice de leur religion et desgoutez des autres, deviendront du
tout atheïstes, comme nous voyons, et apres avoir perdu la crainte divine, fouleront aux
pieds et lois et magistrats132. »
Ici, Messieurs, je me trouve conduit à revenir en arrière. Les observations qu’on m’a présentées sur la manière dont j’ai envisagé l’Ancien Testament, m’en font un devoir133.
Il est des sujets auxquels s’applique avant tout la parole adressée à Moise :
« Déchausse les souliers de tes pieds, car ce lieu-ci est saint134. »
Le point de vue que
je n’ai fait qu’indiquer en passant avait déjà rappelé ce mot à mon esprit ; vos
bienveillantes observations m’en ont mieux encore signalé l’importance. Peut-être, en
parlant du degré d’autorité de l’Ancien Testament en fait de morale et d’institutions
sociales, ai-je sacrifié la précision à la concision. Je ne veux ni rétracter, ni défendre
ce que j’ai avancé lorsque j’ai dit que l’œuvre de Moïse me paraissait législation, non religion ; mais j’espère que l’importance du sujet et
l’incertitude où j’ai pu jeter quelques esprits, m’autorisent à revenir là-dessus et à
expliquer ma véritable pensée.
J’observe premièrement que je n’ai point prétendu énoncer une idée neuve. Sur un sujet pareil et traité depuis tant de siècles, une idée neuve pourrait presque s’intituler une idée fausse.
En second lieu, je dois dire que mon assertion ne tombait que sur l’œuvre de Moïse, et nullement sur l’Ancien Testament pris dans son ensemble.
Enfin, j’ai proclamé la divinité de l’œuvre de Moïse, dans quelque catégorie qu’il plaise d’ailleurs de la ranger. Qu’elle soit législation, ou qu’elle soit religion, je la tiens pour divine dans toute la valeur et la force du terme.
Ces points établis, j’entre en matière et je dis que si Dieu a donné une religion aux hommes, il n’en a donné qu’une, et que cette religion existait avant Moïse.
En fait de religion, Moïse ne fournit rien de nouveau, rien qui soit propre à la
dispensation dont il est l’organe. Moïse lui-même, en tant qu’historien, nous apprend que
la vraie religion subsistait avant lui ; il nous la montre sur le seuil d’Éden, descendant
en héritage à une lignée de personnages dont il nous a transmis le souvenir ; il nous la
fait voir en Noé, « ce prédicateur de la justice135 »
, en Abraham, qui salua de loin le jour de Christ, en Melchisédech,
« roi de justice et de paix, sacrificateur du « Dieu souverain »
, type de
Jésus-Christ136. Nous la voyons enfin chez Moïse lui-même ; car, si je n’admets pas que son
œuvre spéciale fut une religion, je suis loin d’admettre que la religion fut étrangère,
non pas à son cœur, cela va sans dire, mais à ce que Dieu le destina à opérer.
Quelle était la religion de ces hommes des premiers temps ? Il n’est pas facile d’en
déterminer les détails avec précision ; mais il est certain que tandis que la multitude de
ceux que l’Écriture appelle « les enfants des hommes »
était livrée à un
esprit dépourvu de sens, et se faisait des dieux selon les caprices d’une imagination
corrompue, l’élément de la religion vraie s’était conservé par tradition divine chez un
certain nombre, un plus grand nombre peut-être qu’on ne le pense généralement. Là se
retrouvait, par la foi, un culte en esprit et en vérité, entretenu de temps à autre par
des révélations surnaturelles. « Mais quelle était en particulier la religion
d’Abraham ? dit un écrivain allemand. Religion, c’est union avec Dieu, vie en Dieu ;
obéissance, amour, fidélité. Je suis le Dieu fort et puissant ; marche
devant ma face et en intégrité137. Abraham
n’avait-il pas cette religion-là138 ? »
Ces traces de l’union première de
la créature avec le Créateur ne se montrent, il est vrai, que chez un petit nombre
d’individus, vivant d’espérance, sanctifiant leur cœur dans le commerce spirituel du monde
invisible, et ces étincelles rares allaient elles-mêmes diminuant et s’affaiblissant. La
loi primitive, non écrite, ne remplissait plus son objet, de convaincre l’homme de péché ;
l’idée d’un Dieu unique et spirituel disparaissait de plus en plus ; l’idolâtrie
envahissait la terre.
Mais une grande œuvre promise restait à consommer ; elle devait reconquérir le monde à la vérité. Dieu ne laissa pas à ce résidu épars le soin de former le type de ses rapports avec lui. Dans le dessein qu’il a réalisé d’étendre et de préciser la vérité religieuse, nous découvrons trois traits qui caractérisent son œuvre.
Premièrement, Dieu veut se former un peuple, et ce peuple doit descendre d’Abraham. Pour l’appeler, le rassembler, l’organiser, Dieu suscite un homme puissant, c’est-à-dire un homme qu’il revêt de sa puissance. Il l’appelle de sa propre voix, comme il avait appelé Abraham. Moïse est chargé de retirer d’Égypte la famille d’Abraham, de la conduire à travers mille obstacles, mille vicissitudes, dans une terre de laquelle Dieu dispose en faveur de ce peuple. Le sol est déjà partagé d’avance. Avant d’y arriver, le peuple est successivement placé dans une foule de circonstances propres à avancer son éducation ; Dieu lui est révélé de toutes sortes de manières. Mais Moïse est averti qu’il n’entrera pas dans le pays de la promesse, et, comme accablé du poids de la mission divine, il implore de l’Éternel la grâce du repos. Après lui, le peuple arrive dans la terre promise ; il s’en empare en exterminant les peuplades qui l’habitent, et dès lors sol et nation appartiennent à l’Éternel. La formation du peuple est accomplie.
En second lieu, le principe de l’unité divine ayant disparu des esprits, il fallait en recréer la notion. La loi primitive, en d’autres termes la loi de la conscience, était insuffisante. Nous l’avons vu, la conscience, séparée de Dieu, ne suffit plus à ses fonctions ; on choisit entré ses prescriptions ; on incline vers ce qui est conforme à sa nature individuelle ; on finit par s’obéir à soi-même. Il est aisé de se créer une morale d’après ses goûts et sa fantaisie ; mais l’idée même de morale va peu à peu s’effaçant : il faut donc qu’elle soit remise sur la vraie base. Dieu alors proclame de nouveau son unité ; mais il la proclame par des faits. Il se rend présent, il se produit lui-même dans le désert ; des miracles fréquents, permanents, rappellent sans cesse qu’il est là, qu’il est le seul Dieu ; l’Israélite a sous les yeux, il porte partout avec lui ce tabernacle dans lequel l’Éternel est comme contenu et renfermé. Tout se réunit pour rendre sensibles la présence et l’unité divines.
Ensuite, Dieu promulgue une loi. Par des faits encore il en proclame l’inviolabilité ; une sanction prompte, terrible, immédiate apprend au peuple choisi que Dieu prétend être obéi. Ce n’est pas une simple morale ; Dieu ne veut pas seulement une obéissance fondée sur la beauté de la loi, sur l’amour qu’elle peut inspirer ; il veut que la loi tire son autorité de lui-même ; il veut être obéi comme souverain. Et c’est pour cela qu’il donne à son peuple une foule d’ordonnances qu’à notre point de vue nous appellerions volontiers arbitraires, c’est-à-dire qui ne semblent avoir de racines ni dans le cœur ni dans la conscience de l’homme. Plus visiblement elles s’écartent des données ordinaires de la nature, plus il devient évident que Dieu veut être obéi comme Dieu. Ceci est important à remarquer. Cette loi, souvent minutieuse, s’étendant à tous les détails de la vie, force l’homme à reconnaître qu’il est sous le joug du péché. En lui disant : « Fais ces choses et tu vivras », elle ajoute aussitôt : « Si tu ne les fais pas, tu mourras. » Ainsi s’exécute un des grands desseins de Dieu. Positive, écrite, inviolable, la loi prend un corps ; elle n’est plus cette loi intérieure, affaiblie, devenue vague, à laquelle l’homme n’échappait que trop facilement. De plus, la sanction, la récompense et la peine sont tellement immédiates, que la notion de l’autorité et de la sainteté divines en ressortent avec une évidence qui dépasse la sphère des idées et devient elle-même un fait.
Le troisième dessein de Dieu est de préparer le terrain du christianisme. Ici viennent converger une masse de détails : culte, histoire, types, figures, prophéties, miracles, tout concourt, tout se combine, tout sert d’élément ou d’appareil à la grande œuvre dont Jésus-Christ est l’accomplissement ; tout prépare les lettres de créance du divin Réparateur.
Maintenant, dans tout ceci, trouvons-nous une religion dans le sens complet du terme ? Je
ne saurais l’y voir. Je ne doute pas que Moïse n’eût une religion et la vraie. Mais ceci
est un point de vue différent. Ce qu’il y a de spécialement religieux est un héritage de
ce que nous avons vu plus haut appartenir aux patriarches. Et quant à ce qui caractérise
la loi, je ne saurais non plus y trouver une religion. Il y a des traits religieux,
admirables sans doute ; ainsi la belle parole : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et « de toutes tes forces139. »
Mais, à
côté du précepte, une religion devrait offrir le moyen de l’accomplissement. Et quant à la
promesse renfermée plus loin : « Dieu circoncira le prépuce de vos cœurs140 »
, elle regarde
l’économie de la grâce. Or, nous prenons l’œuvre de Moïse en elle-même, et nous disons que
ce qui la caractérise, c’est d’être une loi et non une religion. Cette loi même n’a point les caractères d’une religion.
Qu’est-ce donc qu’une religion ? nous demandez-vous, Messieurs. Une religion n’est ni une loi, ni proprement une doctrine ; c’est un fait qui unit le cœur et la volonté de l’homme à l’auteur de son être ; et si l’on persiste à vouloir donner à ce fait le nom de loi, c’est la loi de la liberté, la loi parfaite, comme saint Jacques l’appelle141. La religion unit à Dieu l’homme, et non le Juif ; or l’homme est un : elle est donc une, par conséquent universelle, par conséquent perpétuelle. Elle unit à Dieu le cœur ; elle est donc spirituelle ; elle est le culte en esprit et en vérité. La loi se borne à dire : « Fais ceci et tu vivras. » Mais l’homme que fait-il, sinon les actes dont le principe existe dans son cœur ? Pour vivre d’une vie nouvelle, il faut qu’un principe nouveau ait été déposé dans le cœur. Nous le demandons, Messieurs, est-il de l’essence d’une loi de mettre quelque chose dans le cœur, si ce n’est la crainte ? Non ; une loi nous oblige, elle nous asservit, elle ne nous unit pas. Nous venons de le dire, il n’y a de religion que dans l’harmonie du cœur de l’homme avec la volonté divine ; les exigences de la loi, au contraire, réduites à elles-mêmes, nous accablent et nous épouvantent. Et ce qui épouvante, ne change ni ne rapproche le cœur. Il nous est dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. » Sans nul doute notre devoir est d’aimer notre Créateur par-dessus tout ; notre raison même est capable d’en convenir ; mais sera-ce le simple fait du commandement, ou même le sentiment de l’obligation qui fera naître en nous cet amour ? S’il ne s’agissait que d’actes extérieurs, peut-être serait-il possible de les accomplir, en partie du moins. Mais la loi qui demande notre cœur, répétons-le, ne saurait être obéie, si elle ne fournit en même temps un mobile vital, qui puisse créer l’amour chez des êtres ensevelis dans l’égoïsme et la rébellion. La loi de Moïse n’est donc pas une religion.
Cette loi, d’ailleurs, est locale et en grande partie temporaire. Il s’y trouve sans doute un assez grand nombre de préceptes applicables à tous les hommes ; mais il ne faut pas oublier qu’elle élève à un rang égal les ordonnances qui concernent le culte extérieur : ablutions, cérémonies, etc. Les commandements, qu’ils soient de l’une ou de l’autre nature, sont toujours accompagnés de ce solennel avertissement : « Ainsi a dit l’Éternel. »
C’est une loi qui demande essentiellement l’œuvre des mains, et qui y attache les bénédictions ; une loi qui fait marcher par la vue et non par la foi. Et pourtant, en dépit de ce caractère, que de désobéissances signalent l’histoire du peuple auquel elle fut imposée ; quel inconcevable penchant à l’idolâtrie, s’obstinant en présence de tant de manifestations sensibles et effrayantes de la présence divine ! Le peuple revenait à l’obéissance, il est vrai, mais il y revenait par contrainte ; car si la récompense était proche, la peine aussi était à la porte, et elle fondait immédiatement sur la personne du coupable. Est-ce là une loi de liberté ? Non, c’est plutôt un code pénal, avec cette circonstance exceptionnelle que c’est Dieu même qui décerne les châtiments. Étrange loi morale, qui dirige uniquement les yeux vers les biens et les maux temporels, qui ne rattache pas le présent à l’éternité, et qui manque ainsi d’un caractère essentiel à la vraie religion.
Il faut donc conclure que Dieu a voulu se former un peuple terrestre, et que pour cela il s’est fait législateur terrestre dans toute l’étendue du terme. Il prononce que la terre lui appartient, qu’il en est le suzerain, le seigneur. L’Israélite ne possède en quelque sorte le sol qu’à titre de fermier, de vassal à redevances féodales. En un mot, tous les caractères d’une législation temporaire se retrouvent dans cette législation divine. Sans doute, au sein de ce peuple gouverné par des lois tout extérieures, se rencontraient des hommes spirituels ; de ce sol surgissaient des adorateurs en esprit et en vérité, comme d’une terre insipide, quand le soleil l’a fécondée, peut naître un fruit nourrissant et savoureux. Ici, je le déclare, je ne puis assez admirer tant de beaux morceaux de l’Ancien Testament, tout ce qu’il y a de spirituel et de chrétien, jaillissant du sein de ces formes étroites, et s’épanchant çà et là dans la prophétie. On rencontre, au milieu de ce peuple charnel, de véritables enfants d’Abraham, dont le dernier rejeton s’offre à nous dans la personne du saint vieillard Siméon, exprimant toutes les pensées d’un disciple de Jésus-Christ, et contemplant d’avance le salut, non plus concentré dans un peuple unique, mais répandu sur toutes les nations.
Tout ce que je viens de dire, j’ai besoin, Messieurs, de l’appuyer de l’autorité du Nouveau Testament.
J’y trouve des paroles plus fortes que toutes celles dont je me suis servi, paroles
tellement fortes que si le Nouveau Testament ne les avait pas dites, personne n’oserait
les prononcer. Ses auteurs attribuent à la loi une haute importance, un rôle grand et
indispensable ; ils l’honorent ; ils répètent que « le commandement est saint,
juste et bon142 »
. Mais ils déclarent
que « la loi est survenue pour faire abonder le péché143 »
, ou comme nous dirions, le rendre plus manifeste ; qu’elle est
survenue, c’est-à-dire venue après autre chose ;
qu’elle est comme un épisode, la religion existant déjà avant elle. « Les promesses
ont été faites à Abraham et à sa postérité, … qui est Christ… L’alliance que Dieu a
auparavant confirmée en Christ n’a pu être annulée, ni la promesse abolie par la loi qui
n’est venue que quatre cent trente ans après144. »
Ils disent que « la loi est un conducteur pour mener à
Christ145 »
; qu’elle pousse, qu’elle
chasse, du milieu de ces ordonnances qui maudissent, dans le sein de Christ qui sauve. Le
ministère de la loi est donc à leurs yeux d’un haut prix ; mais il n’en demeure pas moins
redoutable et accablant, et bien loin d’en faire une religion, ils en
font presque le contraire. « La loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la
vérité sont venues par Jésus-Christ146. »« Il nous a
engendrés de sa pure volonté, par la parole de la vérité147. »« Si vous êtes conduits par l’Esprit, vous n’êtes
point sous la loi »
, dit saint Paul148. Il
oppose ailleurs « la lettre qui tue à l’Esprit qui vivifie149 »
. Pierre, d’autre part, dans le concile de
Jérusalem, qualifie la loi de joug que ni les Israélites de son temps, ni leurs pères
n’avaient pu porter150. La loi enfin « n’a
rien amené à la perfection151 »
, rien
mené à terme.
Où est donc le terme ? Il est au point où était parvenu Abraham, à la foi. Aussi est-ce à
Abraham, en passant par-dessus Moïse, ou plutôt par-dessus la loi, que les Apôtres vont
rattacher le fil du christianisme. Abraham est le père des croyants : « il reçut le
signe de la circoncision comme un sceau de la justice qu’il avait obtenue par la foi
avant que d’être circoncis152 »
. Cette
circoncision était déjà type de l’effusion salutaire du sang de Christ. L’Église peut dire
à son chef comme Séphora à Moïse : « Certes, tu m’es un époux de sang153. »« La loi n’a été qu’ajoutée, à cause des
transgressions, jusqu’à la venue de la postérité à qui la promesse avait été faite154. »
Sans doute les notions d’Abraham et
des patriarches n’étaient pas complètes comme le sont les nôtres ; mais, ainsi que les
chrétiens d’aujourd’hui, ces hommes de Dieu vivaient par la foi. On se figure peut-être
que leur religion n’était que la religion dite naturelle ; on a prétendu parfois faire
d’eux de simples déistes. Mais qu’on y prenne garde ; ils adoraient Dieu, ils marchaient
en sa présence, ils soumettaient leur volonté à la volonté divine. Oserions-nous affirmer
tout cela des déistes ? D’après la signification du terme, maintenant admise, un déiste
est un homme qui professe de croire à l’existence de Dieu, mais qui ne s’inquiète pas trop
de le servir et de lui plaire ; un homme, en un mot, qui reconnaît l’être à un Dieu, mais
sans l’adorer. En dehors de la religion positive, l’homme ne peut s’élever à l’adoration
en esprit et en vérité. Si Abraham et les patriarches ne connaissaient pas Jésus-Christ de
la manière dont nous le connaissons, ils le connaissaient en espérance ; Jésus-Christ
était l’esprit même de la promesse faite à Adam, et confirmée de plus en plus dans une des
lignées de ses descendants.
Résumons-nous. La loi entrait de plusieurs manières dans le plan de Dieu relativement à la vraie religion : elle posait le fondement ; le faîte devait venir plus tard. Elle sert à la religion ; elle n’est pas une religion. Quel parti pouvons-nous tirer de la loi de Moïse ? Lui prendrons-nous ses ordonnances cérémonielles ? Elles n’étaient que l’image de la réalité dont le corps est en Christ ; le sacrifice de Christ les a donc abolies. Ses règlements politiques ? Ils étaient faits pour la Palestine, et appropriés à des circonstances qui n’existent plus. Sa morale ? Ce qui fut vrai pour le temps de Moïse demeure vrai dans tous les temps ; mais nous avons plus et mieux dans l’Évangile. Ce qui s’y trouve de religieux ? Mais la religion est toute en Jésus-Christ, et si nous en trouvons le commencement dans Moïse, nous en possédons l’accomplissement et la perfection dans l’Évangile. Nous n’avons donc de règle à demander à Moïse sur rien. Mais ceci admis, ses livres reprennent une valeur immense comme monument, comme document. Ils sont l’alphabet du genre humain, le sol où Dieu a enfoncé les racines du christianisme, la scène où se développent les premiers actes du plan divin, où s’annoncent et se préparent les derniers, où Jésus-Christ, enfin, trouve ses titres et les autorités qui l’introduisent. Une grande vénération, une profonde reconnaissance, une respectueuse attention doivent entourer l’Ancien Testament. Nous devons le dire, Messieurs, il est à regretter que ses livres, et en particulier les prophètes, soient trop peu lus par beaucoup de chrétiens de nos jours.
VII. Michel de l’Hôpital.
1505-1573 §
Avant de terminer ce qui se rapporte au seizième siècle, nous avons quelques mots à dire sur l’un de ses hommes les plus distingués, le chancelier de l’Hôpital.
D’après notre point de vue, un écrivain politique a droit à être placé parmi les moralistes. Nous venons de ranger dans cette classe La Boëtie et Jean Bodin : comment n’y pas introduire ce grand caractère ? Le nom de l’Hôpital fût-il même ici une exception, il faudrait la faire pour lui. Son âme, sa conduite, ses opinions forment un contraste frappant avec l’ensemble du seizième siècle, et surtout avec les personnages desquels il vécut entouré.
Dans cette période, l’histoire de France afflige l’esprit et le cœur ; il est triste et honteux de voir une grande nation livrée à une troupe d’histrions et de baladins, un peuple généreux et fort qui semble n’exister que pour le plaisir de trois ou quatre mauvais sujets, possédant tous les vices et point de grandeur. Malheureusement l’histoire ne s’attache qu’aux figures éminentes et laisse dans l’ombre, au fond du tableau, le gros de la population. La seconde moitié du seizième siècle nous montre, autour d’une reine infâme, les intrigues, les agitations d’une foule d’hommes rampants, voluptueux, assassins, mêlant les fêtes au poison, les massacres aux grossiers plaisirs. La domination scandaleuse de Catherine de Médicis ressemble à un long carnaval entrecoupé de péripéties sanglantes. Et pourtant, à côté de ces misérables factions, sous ce joug honteux, cruel et frivole, on devine un peuple patient, laborieux, intelligent, qui sème et qui plante à mesure qu’on arrache, et qui cultive, sans se lasser, l’industrie, les arts et les sciences. On y trouve des savants qui associent la religion à la science, et pour qui la science est une sorte de religion. Chez les magistrats, on rencontre plus de gravité et non moins de savoir ; Dumoulin, Olivier, l’Hôpital nous offrent de beaux modèles de ce stoïcisme chrétien, si rare toujours, et frappé à un coin qui semblait perdu.
Ce contraste, éclatant chez tous ceux-là, l’est particulièrement chez l’Hôpital. En lisant sa vie, on ne s’explique guère comment cet homme, né dans la bourgeoisie, put être appelé à exercer les premières dignités de l’État, et encore moins comment, au milieu de ces éléments hostiles à tout bien, il put exercer un tel ascendant sur des gens dont il contrariait toutes les passions.
On sait que le chemin de la fortune fut pour lui semé d’obstacles. Il en rencontra un premier dans la position de son père, attaché au connétable de Bourbon ; il avait peu de goût, en outre, pour la profession qu’il avait adoptée. Plus tard, quand il fut nommé ambassadeur auprès du concile de Trente, quelles ne durent pas être les impressions de cette noble et forte nature en présence de ce qui s’y passa ! La liberté de conscience fut sa cause favorite ; défendue par lui en toute occasion, elle devint l’intérêt dominant de sa vie. À quelque bord qu’on appartienne, la liberté de conscience, il faut en convenir, est une grande idée morale, une idée qui se rattache aux conceptions les plus élevées de la philosophie, et celui qui sait la faire prévaloir doit être compté parmi les moralistes éminents.
Ce n’est pas en théoricien, toutefois, que l’Hôpital a traité cette grande question. Il réclame la tolérance parce qu’il l’aime ; il s’efforce de maintenir la paix de religion ; il le fait avec une rondeur, une liberté, qui auraient lieu d’étonner si l’on ne se souvenait qu’à cette époque une certaine faveur se portait sur les huguenots. C’était l’heure où la reine Catherine, effrayée des Guises, semblait pencher vers le parti évangélique. Mais ce n’est pas la politique qui inspire la profession de foi du chancelier ; il expose ce qu’il estime conforme à l’humanité et au véritable esprit de la religion ; Aux États d’Orléans, en 1560, où nous le rencontrons d’abord, il prend, en homme pratique, l’expédience et l’utilité pour point de départ, et n’arrive qu’ensuite à la question d’équité. Il y fait entendre des vérités tristes, mais importantes :
« Nous ne pouvons nier, dit l’Hôpital, que la religion, bonne ou mauvaise, ne donne telle passion aux hommes que plus grande ne peut estre.
« C’est follie d’esperer paix, repos et amytié entre les personnes qui sont de diverses religions. Et n’y a opinion qui tant perfonde dedans le cœur des hommes, que l’opinion de religion, ny tant les separe les uns des autres155. »
Selon lui, le remède aux divisions religieuses devait se trouver dans la convocation d’un concile général. C’était la pensée dominante de son temps ; et pour lors, aimer la liberté religieuse, en avoir seulement conçu l’idée, c’était beaucoup plus que d’être en état, de nos jours, d’en présenter la théorie la plus complète.
Aux États de Saint-Germain-en-Laye, qui eurent lieu l’année suivante, nous voyons le chancelier, ramené à son sujet, insister encore en faveur de la tolérance. Plus tard, dans l’assemblée des prélats qui précéda le colloque de Poissy, il y revient de nouveau :
« Toutes les fois que l’on delibere d’appaiser les differendz subveneus pour le faict de la religion, entre aultres choses qui doibvent estre observees, ycelle est la principale, qu’on use de toute doulceur et bénignité, afin que ceulx qui seront en erreur puissent recevoir instruction, à laquelle il n’y a rien si contraire que la force et violence, suyvant le dict de saint Augustin, qui dict que c’est une diligence plus griefve que profitable de contraindre les hommes sans les enseigner.
« La conscience est de telle nature qu’elle ne peult estre forcee, mais doibt estre enseignee… Et mesme la foy, (si elle est) contraincte, elle n’est plus la foy156. »
S’appuyant sur ce que les évangélistes prêchent une doctrine peu différente de celle des catholiques, l’Hôpital ajoute :
« Et ce qui nous doibt ezmouvoir davantaige, c’est l’offre de ceulx qu’on appelle evangelistes, lesquelz ont tousjours offert d’eulx assujettir à la parole de Dieu, laquelle ils disent recognoistre pour la seule regle de verité.
« Les dictz evangelistes ne pourroient estre convaincus d’heresie manifeste, selon les anciennes coustumes, attendeu qu’ils receoivent l’Escriture saincte, … et tout leur differend est en cela, qu’ils veulent aujourd’huy que l’Eglise soit reformee en la façon de la primitive.
« Et est merveilleux qu’on a veu par cy-devant, en la mort de plusieurs d’entre eulx executés pour la religion, une conscience admirable et une voye plus que humaine, par laquelle ils surpassoient les frayeurs et apprehensions de la mort ; mais chantant au milieu des flammes, invoquant à haute voix le nom de nostre Seigneur Jésus Christ : et en quelque partie qu’on l’interprete, si est-ce qu’il appert clairement par cela que telles genz sont resoleus et persuadés qu’ils tiennent une bonne doctrine, et ne sont comme plusieurs seditieux qui ont mauvaise conscience, et contre le témoignage d’ycelle taschent neantmoins à empoisonner le peuple de leurs erreurs ; et pourtant ne fault proceder contre les uns comme on faict contre les aultres.
« Quant à leurs assemblees, il ne les fault point séparer de leur religion ; car ils croient que la parole de Dieu les oblige estroictement de s’assembler pour oyr la prédication de l’Evangile et participer aux sacrements, et tiennent cela pour un article de foy.
« Il ne se trouvera pas que les assemblees soyent seditieuses, mais au contraire. Et est appareu qu’en ycelles on prie Dieu pour le roy, pour les judges de son royaume et pour tous les hommes, et est une chose fort contraire au prince de rendre son peuple sans forme de religion et exercice d’ycelle. Car de là proviendroient les atheismes, rebellions et aultres inconvénients qui n’adviendront quand les hommes sont réglés par quelque discipline157. »
Ainsi donc, sur trois grands écrivains qui se sont occupés de la liberté religieuse au seizième siècle158, c’est par les deux d’entre eux qui étaient chrétiens que les droits de la conscience ont été réclamés. Il ne faut pas l’oublier.
On comprend sans peine que l’Hôpital ait failli être victime de sa franchise ; on s’étonne même qu’il ne l’ait pas été. Un magistrat qui justifiait la Réforme, qui du moins soutenait le droit de ses partisans, pouvait bien être accusé de défendre sa propre cause. On sait que le peuple voyait l’Hôpital de mauvais œil, et qu’on se répétait ce mot, passé dès lors en proverbe : « Défiez-vous de la messe de M. le Chancelier. » Mais rien ne l’ébranlait ; il bravait toutes les préventions. C’était le courage chrétien dans son admirable simplicité.
Sur d’autres sujets aussi, l’Hôpital, accoutumé, devant les cours de justice, à dire la vérité sans réserve et sans ménagement, continuait à le faire avec une franchise austère et quelquefois rude. Voici comment il s’exprimait devant le parlement :
« Vous estes juges du pré ou du champ, non de la vie, non des mœurs, non de la religion.
« Si ne vous sentez assez forts et justes pour commander vos passions et aimer vos ennemis selon que Dieu commande, abstenez-vous de l’office de juges.
« Vous estes, tout l’an, trois chambres ordinaires, tousjours assiz, et néantmoins les procez ne diminuent point ; c’est-à-dire que chascung veult vivre de son mestier, et iceluy faire durer et valoir : vous ferez bien d’y donner ordre.
« Vous vous plaingnez des revelations faictes au roy… Qui feroit les choses bonnes, et de bonne sorte, ne craindroit point qu’elles feussent veues et congneues : veoire comme faictes en ung theatre, et feroit peu de compte des revelateurs.
« L’œil de justice veoit tout ; le roy veoit tout, et le temps descouvre tout : ne faictes rien que ce que vous vouldrez estre sceu159. »
Les discours de l’Hôpital sont plutôt des harangues, des discours d’ouverture ; rien de polémique ne s’y fait remarquer ; il discute, mais il n’y a pas de véritable combat. L’occasion a manqué au chancelier pour le développement des puissances oratoires qu’il portait en lui. Elles sont à peine indiquées : point de grâce, peu de vivacité ni de véhémence, pas de netteté dans le style, pas de disposition savante des idées, point de proportion. Il est toujours de sang-froid ; mais son ton a la gravité simple, la candeur, la noble franchise. Ses discours se recommandent encore par la grande sagesse pratique, la prudence d’un véritable homme d’État. On y peut goûter aussi une certaine bonhomie familière de langage, une parole sentencieuse, quelquefois pittoresque, un parler bref qui rappellerait celui de Montaigne. Mais au total, si l’on se place au point de vue oratoire, on ne peut élever de telles productions bien haut ; ce qu’on trouve chez l’Hôpital, c’est bien moins le grand orateur que le grand homme. Sous ce dernier aspect, rien ne lui a manqué que le bonheur. Et même, eût-il réussi, sa renommée n’en serait ni plus grande ni plus populaire.
On ne sait que trop comment les efforts de l’Hôpital en faveur de la justice et de la tolérance échouèrent devant le fanatisme et la perfidie de la cour. Retiré à la campagne lors du massacre de la Saint-Barthélemi, il avait été compris, dit-on, dans les listes de proscription, la cour ne se souciant guère de laisser subsister un pareil témoin de ses actes. Quoi qu’il en soit, lorsque les meurtriers approchèrent, il les attendit avec calme, et commanda qu’on leur ouvrît toutes les portes. Frappés de respect à sa vue, ils reculèrent et se retirèrent. Mais le coup était porté ; l’Hôpital ne s’en releva pas et mourut au bout de quelques mois. On est donc en droit de dire que la Saint-Barthélemi l’a tué. Il eut le temps d’exprimer dans une pièce de vers latins les émotions profondes qu’elle lui avait fait éprouver160.
On a de l’Hôpital un recueil entier de poésies latines, écrites d’un style mâle et ferme.
VIII. Dix-septième siècle.
Considérations préliminaires §
En passant, Messieurs, du seizième siècle au dix-septième, on est, dès l’abord, frappé des différences qui les caractérisent. L’époque à laquelle nous arrivons voit naître des changements simultanés dans la politique, la philosophie, la littérature.
L’effervescence du seizième siècle a cessé ; rien ne rappelle la fiévreuse énergie des luttes précédentes. Une force secrète semble même comprimer à la fois toutes les branches de l’activité humaine. Les questions politiques n’intéressent plus ; nul maintenant ne cherche à les résoudre. Tout s’apaise sous le sceptre de Richelieu.
Dans la philosophie la révolution n’est pas moins sensible. L’esprit humain poursuit le même but, mais il y tend par une voie différente. Il veut sans doute encore s’affranchir de l’autorité ; toutefois l’indépendance qu’il réclame se présente sous un autre aspect. L’école de Montaigne avait entrepris la réforme de la philosophie avec pétulance, sans système, bien plus occupée à détruire qu’à bâtir, peu scientifiquement en un mot. Cette philosophie ne pouvait durer ; tout au plus pouvait-elle satisfaire le vulgaire qu’elle dispensait de croire, et les gens à demi-savoir qui s’en contentaient et s’estimaient philosophes en goûtant Montaigne et Charron. Mais généralement on était loin de comprendre le but de la philosophie. Comme on l’a dit, ce qui plaisait surtout dans Montaigne c’était son air cavalier ; en le lisant, on se savait bon gré d’en savoir autant que lui. Il est, du reste, évident que, vers le commencement du dix-septième siècle, les Essais, pénétrant les masses, y avaient produit ces fruits amers d’incrédulité, d’impiété même, que des témoignages irrécusables nous signalent. Le nombre des non-croyants et des athées s’était accru au point que Descartes croira devoir diriger ses efforts contre ce torrent qui envahissait les esprits.
Si le vulgaire était satisfait, les penseurs sérieux et solides demandaient autre chose. Sans doute, ils ressentaient le même besoin d’affranchissement que leurs devanciers ; mais ils comprenaient que la marche mal dirigée de ceux-ci avait renforcé, au fond, plutôt que réduit à ses justes bornes le principe d’autorité.
L’école philosophique du seizième siècle pourrait être comparée à l’avant-garde de la première croisade, composée, comme on sait, d’un essaim d’aventuriers et de demi-sauvages qui portèrent sur leur chemin le pillage et la ruine, et qui périrent en route avant d’avoir pu arriver. De même, la philosophie du temps de Montaigne détruisit beaucoup et établit peu ; ses sectateurs furent les enfants perdus de l’esprit d’examen. Non contents de faire du doute leur point de départ, ils en firent encore leur but, ce qui est contraire à la nature humaine. La nature humaine veut croire ; quiconque cherche à la détourner de cette impulsion la rejette en définitive du côté de l’autorité, et cela dans un sens bien plus étendu qu’on ne se l’imagine.
À une époque telle que la nôtre, où les droits de l’autorité sont réduits à si peu de chose, il y a quelque avantage à rappeler quelle était, sous ce rapport, la situation du seizième siècle. Alors l’autorité, c’est-à-dire le droit ou la faculté dont jouit un être raisonnable d’être cru sur parole, était le fondement principal de toutes les croyances. En physique, en médecine, en philosophie, on invoquait sans cesse l’opinion de ceux qui avaient vécu auparavant. L’ascendant des anciens était irrésistible. Dans cette position, si différente de la nôtre, de bons esprits, s’élevant d’une part au-dessus de la multitude asservie, et d’autre part au-dessus de l’opposition effrénée, sentirent que la seule voie d’avancement était, non de détruire l’autorité, mais de faire transaction avec elle, et d’en obtenir une place pour la conviction individuelle.
Nous ne sommes tenus d’accepter que ce dont nous sommes intérieurement convaincus, je l’accorde et j’y reconnais la base de nos opérations intellectuelles. Mais si c’est là un principe vrai, voici un fait de la nature humaine qui ne l’est pas moins. L’homme n’est pas constitué de manière à ce que chacun puisse, sans le concours d’autrui, se former sur chaque objet une conviction propre et personnelle. Nous voyons les esprits ordinaires se grouper toujours autour de quelque intelligence supérieure, et en recevoir la loi ou l’impulsion. Sans doute l’opinion à laquelle nous sommes attachés semble, au premier abord, nous appartenir tout entière ; mais prenons la peine de remonter jusqu’à la source historique d’où elle découle, et nous verrons presque toujours que cette opinion individuelle a pris naissance en grande partie dans une opinion reçue.
Y a-t-il là de quoi nous humilier ? je l’ignore ; — de quoi nous décourager ? je ne le crois pas. Lorsque la pensée d’un autre a enfanté chez nous une pensée, il est vrai que cette idée ne nous appartient pas d’emblée. Mais si, usant des ressources de notre intelligence, nous l’élaborons, nous l’assimilons à notre être, alors elle arrive à devenir nôtre. Il est très beau et même très doux de penser que nous n’avons toute notre puissance, ajoutons toute notre originalité intellectuelle, que par l’appropriation de ce qu’on a pensé avant nous, hors de nous.
Il en est ainsi, en un sens, des idées religieuses qu’a fait naître ou qu’a développées
en nous l’insensible influence de nos parents, de nos lectures, de l’atmosphère qui nous
entoure. Le fait ne peut se nier. Sous un rapport, c’est un secours que Dieu accorde à
notre faiblesse. Si, plus tard, nous appliquons notre raison à ces principes, si, après
examen, nous les tenons pour justes et conformes à la nature humaine, nous avons le droit
de nous les approprier comme étant réellement à nous. Nous commentons alors le mot
remarquable des Samaritains, quand ils dirent à la femme qui leur avait annoncé le
Messie : « Ce n’est plus à cause de ce que tu nous as dit que nous croyons ; car
nous l’avons entendu nous-mêmes161. »
Les philosophes du dix-septième siècle ne crurent donc pas devoir attaquer l’autorité dans son centre, c’est-à-dire dans la constitution de l’homme ; ils s’attachèrent plutôt à faire ressortir les limites naturelles de ce principe nécessaire. Ils firent mieux encore : s’abstenant de prolonger les discussions, ils agirent, ils marchèrent, ils expérimentèrent, ils raisonnèrent, ils introduisirent enfin quelques convictions nouvelles qui s’unirent ou s’opposèrent à celles qui existaient déjà.
Cette œuvre fut surtout celle de Descartes, vaste et puissant génie, qui ne se borna pas à remonter au principe de telle ou telle branche des connaissances humaines, mais au principe même de l’intelligence et de la certitude, et qu’on peut appeler l’un des régulateurs de l’esprit humain. Contemporain de Bacon, il partage avec l’illustre Anglais la gloire d’avoir créé la philosophie expérimentale, cette philosophie qui, à la place des préjugés, des confiances, des superstitions du passé, ne se permet de conclure que d’après l’observation des faits. Descartes n’a pas, si vous le voulez, fait avancer chacune des sciences à part ; mais, surintendant de la science en général, il en a embrassé d’un coup d’œil l’ensemble, et il y a introduit les méthodes qui permettent le progrès dans toutes les branches. Il a fait la revue des opinions de son temps, en se mettant dans la situation d’un homme qui commence par douter de tout, mais non pas dans l’esprit de Montaigne, pour faire du doute le terme et le but de ses recherches. Le doute de Descartes est sage ; il est provisoire ; bien loin de satisfaire son âme, il lui est à charge, et Descartes voit arriver avec joie l’instant où il pourra échanger son doute contre des convictions fortes et durables. C’est sous ce point de vue que ce grand génie, cet héroïque champion de la liberté d’examen, peut surtout être rangé parmi les moralistes162.
IX. La Rochefoucauld.
1613-1680 §
La Rochefoucauld naquit dix ans avant Pascal. La première édition de ses Maximes parut en 1665, neuf ans après les Provinciales ; la dernière qu’il a revue, en 1678, après la mort de Pascal et la publication des Pensées. Mais si les deux écrivains furent contemporains, une profonde ligne de démarcation les sépare. Avec La Rochefoucauld nous passons dans une autre atmosphère ; c’est un air différent que nous allons respirer. Sa morale est triste, amère même : elle n’a pas le sérieux chrétien qui marque celle de Pascal.
Mais avant de juger, et même avant de lire un ouvrage quelconque, et même un ouvrage de morale, il faut connaître la vie de l’auteur, les rapports qu’il a soutenus dans la société, les scènes dont il a été témoin, les personnes à qui il s’est adressé, le but particulier qu’il s’est proposé. C’est l’échelle de proportion placée au bas d’une carte de géographie. À propos de Pascal, nous avons signalé l’influence de la famille et des circonstances sur l’œuvre d’un moraliste ; nous vérifierons encore les résultats de cette observation au sujet de La Rochefoucauld. De lui, plus que de beaucoup d’autres, on peut dire que sa vie a produit ses ouvrages. Ses Mémoires, dont une indiscrétion fit paraître la plus grande partie de son vivant, expliquent pour une bonne part ses Maximes.
François, duc de La Rochefoucauld, connu avant la mort de son père sous le nom de prince
de Marsillac, ne reçut d’abord qu’une culture assez négligée, à laquelle il suppléa plus
tard par le commerce des gens instruits. De bonne heure, d’ailleurs, il eut occasion
d’étudier les hommes, même à ses dépens. À peine âgé de dix-sept ans, il entra dans le
monde, et dès ce temps-là il commença, à ce qu’il nous apprend dans ses Mémoires, « à remarquer avec attention ce qu’il voyait163 »
. Ce que le jeune
observateur vit d’abord, ce fut la lutte entre la reine mère, Marie de Médicis, et le
cardinal de Richelieu ; elle se termina à la journée des dupes, qui
ruina l’influence de la reine mère et consolida le pouvoir du cardinal. Les catastrophes
du maréchal de Marillac et du duc de Montmorency suivirent bientôt : « La
domination du cardinal me parut injuste, dit La Rochefoucauld, et je crus que le parti
de la reine (Anne d’Autriche) était le seul qu’il fût honnête de suivre. Elle était
malheureuse et persécutée ; … elle me traitait avec beaucoup de bonté et de marques
d’estime et de confiance164. »
Quelques années après, son zèle fut sur le point d’être mis à
l’épreuve, à propos des persécutions qu’attirèrent à la reine les intelligences qu’elle
entretenait avec le ministre d’Espagne : « M. le chancelier l’interrogea comme une
criminelle ; on proposa de la renfermer au Havre, de rompre son mariage et de la
répudier. Dans cette extrémité, abandonnée de tout le monde, manquant de toutes sortes
de secours, et n’osant se confier qu’à Mademoiselle d’Hautefort et à moi, elle me
proposa de les enlever toutes deux et de les emmener à Bruxelles. Quelque difficulté et
quelque péril qui me parussent dans un tel projet, je puis dire qu’il me donna plus de
joie que je n’en avais eu de ma vie165. »
Mis à la Bastille pour avoir servi d’intermédiaire entre la reine et Madame de Chevreuse,
La Rochefoucauld obtint, au bout de huit jours, de sortir de prison, dans un temps où
personne n’en sortait. Il se retira dans les terres de sa famille. « Les marques
d’estime que je recevais des personnes à qui j’étais le plus attaché (il parle encore
ici de la reine, de Mademoiselle d’Hautefort et de Madame de Chevreuse) et une certaine
approbation que le monde donne assez facilement aux malheureux quand leur conduite n’est
pas honteuse, me firent supporter avec quelque douceur un exil de deux ou trois années.
J’étais jeune, la santé du roi et celle du cardinal s’affaiblissaient, et je devais tout
attendre d’un changement. J’étais heureux dans ma famille ; j’avais à souhait tous les
plaisirs de la campagne ; les provinces voisines étaient remplies d’exilés, et le
rapport de nos fortunes et de nos espérances rendait notre commerce agréable166. »
Ce passage ne marque-t-il pas le mélange des inclinations diverses qui se partagèrent La Rochefoucauld : affections de famille conservées jusqu’à la fin, comme Madame de Sévigné l’attesta plus tard ; goût inné pour le commerce et les sympathies de la société ; disposition, enfin, à se rendre compte du présent et à l’estimer ce qu’il vaut, même dans la jeunesse et au milieu des espérances de l’avenir ?
En 1639, après la prise de Hesdin, on lui permit de rejoindre l’armée : « Sur la
fin de cette campagne, où l’on avait dit du bien de moi au cardinal, sa haine commençait
à se ralentir ; il voulut même m’attacher dans ses intérêts… Mais la reine m’empêcha
d’accepter cet avantage, et elle désira instamment que je ne reçusse point de grâce du
cardinal qui me pût ôter la liberté d’être contre lui, quand elle se trouverait en état
de paraître ouvertement son ennemie. Cette marque de la confiance de la reine me fit
renoncer avec plaisir à tout ce que la fortune me présentait167. »
Richelieu mourut le 4 décembre 1642 ; Louis XIII, le 14 mai 1643. Anne d’Autriche fut
déclarée régente au parlement. « La reine, dit La Rochefoucauld, me donnait
beaucoup de marques d’amitié et de confiance ; elle m’assura même plusieurs fois qu’il y
allait de son honneur que je fusse content d’elle, et qu’il n’y avait rien d’assez grand
dans le royaume pour me récompenser de ce que j’avais fait pour son service168. — Elle me cachait moins
l’état de son esprit qu’aux autres, parce que, n’ayant point eu d’autres intérêts que
les siens, elle ne me soupçonnait pas d’appuyer d’autre parti que celui qu’elle
choisirait169. »
Chargé de ramener Madame de Chevreuse à la cour, La Rochefoucauld fut témoin du
refroidissement de la reine pour l’amie de sa jeunesse, qui avait si longtemps souffert à
cause d’elle ; situation dont les artifices de Mazarin et les imprudences de Madame de
Chevreuse firent bientôt une véritable disgrâce, qui s’étendit même aux amis de la
duchesse. Le cardinal Mazarin, l’ayant emporté sur elle, la fit reléguer à Tours.
La Rochefoucauld était presque le seul de ses amis qui n’eût pas été écarté encore.
Sollicité par la reine de rompre aussi avec elle, il s’y refusa : « Je demandai en
grâce qu’il me fut permis de suivre mes premiers engagements. La reine ne me parut pas
blessée sur l’heure de cette réponse ; mais comme le cardinal la trouva trop mesurée, il
la lui fit désapprouver, et je connus par une longue suite de mauvais traitements que ce
que je lui avais dit m’avait entièrement ruiné auprès d’elle. Je ne trouvai dans la
suite guère plus de reconnaissance du côté de Madame de Chevreuse : elle oublia dans son
exil aussi facilement ce que j’avais fait pour elle, que la reine avait oublié mes
services quand elle fut en état de les récompenser170. »
Longtemps sans emploi, rebuté dans la plupart de ses demandes, mécontent, La Rochefoucauld, dont l’intelligence sagace s’était dès l’abord occupée à démêler les motifs des actions humaines, dut assez naturellement en venir à étudier de préférence le jeu des ressorts égoïstes qui en déterminent un si grand nombre. Il fut confirmé dans cette disposition par la guerre de la Fronde, dernier retentissement des querelles féodales et, par-dessus tout, mouvement sans idée, où les difficultés financières, la misère du peuple, l’ambition vaniteuse des grands jouèrent une de ces parties sans but défini, qui ne profitent jamais à ceux qui les entreprennent :
« Ma fortune était désagréable, et je portais impatiemment la perte de tant d’espérances. J’avais voulu m’attacher à la guerre, et la reine m’y avait refusé les mêmes emplois que, trois ou quatre ans auparavant, elle m’avait empêché de recevoir du cardinal de Richelieu. Tant d’inutilités et tant de dégoûts me donnèrent enfin d’autres pensées, et me firent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la reine et au cardinal Mazarin.
La beauté de Madame de Longueville, son esprit et tous les charmes de sa personne attachèrent à elle tout ce qui pouvait espérer d’en être souffert. Beaucoup d’hommes et de femmes de qualité essayèrent de lui plaire ; et par-dessus les agréments de cette cour, Madame de Longueville était alors si unie avec toute sa maison, et si tendrement aimée du duc d’Enghien son frère, qu’on pouvait se répondre de l’estime et de l’amitié de ce prince quand on était approuvé de madame sa sœur171. »
Le dépit, l’intérêt, la galanterie s’unirent donc pour jeter La Rochefoucauld dans le
parti des mécontents. « Je ressentis, dit-il, un grand plaisir de voir qu’en
quelque état que la dureté de la reine et la haine du cardinal eussent pu me réduire, il
me restait encore des moyens de me venger d’eux172. »
Ainsi c’est bien pour en avoir fait
l’expérience que l’auteur a pu dire, comme nous le trouverons dans le portrait qu’il a
fait de lui-même, « qu’il n’est pas incapable de se venger ». Dans tous les cas, on doit
lui savoir gré de la sincérité avec laquelle il avoue des mobiles peu différents de ceux
qui animaient la plupart des acteurs d’un drame qu’il a caractérisé en ces mots :
« Il est presque impossible d’écrire une relation bien juste des mouvements
passés, parce que ceux qui les ont causés, ayant agi par de mauvais principes, ont pris
soin d’en dérober la connaissance, de peur que la postérité ne leur imputât d’avoir
dévoué à leurs intérêts la félicité de leur patrie173. »
Nous ne suivrons pas La Rochefoucauld dans les vicissitudes de ces années, où, selon sa
propre remarque, les faux pas furent le partage de tous, « chaque parti s’étant
surtout maintenu par les manquements de celui qui lui était opposé174 »
. Cette guerre insensée et frivole se termina pour lui,
après une suite de désappointements de tout genre, par la blessure qu’il reçut à la
fameuse journée de la porte Saint-Antoine, où Mademoiselle sauva le grand Condé et les
restes de son armée, en faisant tirer le canon de la Bastille sur les troupes royales.
Blessé à en perdre presque la vue, le duc de La Rochefoucauld se retira hors de France
d’abord, ensuite dans ses terres en Angoumois. Plus tard, revenu à Paris, il y vécut dans
l’inaction et dans une sorte de demi-disgrâce, dont toute la faveur de son fils, le prince
de Marsillac, ne réussit pas à le faire sortir. Était-ce chez Louis XIV souvenir de la
Fronde, ou crainte de cet observateur pénétrant, dont la réputation était déjà grande, et
dont une partie des Mémoires avaient paru en 1662 ?
Quoi qu’il en soit, la vie privée de La Rochefoucauld, devenue inactive, fut loin
cependant d’être désagréable. Retenu souvent par la goutte, il sut faire de sa maison le
rendez-vous des hommes d’esprit de son temps. Il vécut aussi dans l’amitié de deux femmes
distinguées, Madame de La Fayette et Madame de Sévigné ; une teinte plus intime,
toutefois, marqua son attachement à la première. La seconde nous laisse suivre dans le
cours de ses lettres une portion assez étendue de la vie de l’auteur des Maximes. C’est de chez lui fort souvent, qu’elle écrit à sa fille, ajoutant pour
elle, à tout moment, quelques mots de « M. de La Rochefoucauld qui est présent ». C’est
chez lui qu’on lit cinq ou six fables de La Fontaine ; on en est ravi ; on apprend par
cœur le Singe et le Chat, vrai ragoût pour les anciens acteurs de la
Fronde. Corneille y fait lecture d’une de ses pièces « qui fait ressouvenir de sa
défunte veine175 »
. En 1672, le 1er mars, on y lit une comédie de Molière, apparemment les Femmes
savantes, représentées le 11 du même mois.
Madame de Sévigné appuie par-dessus tout sur la tendresse de cœur de La Rochefoucauld
pour sa famille et ses amis : « M. de La Rochefoucauld a perdu sa mère ; je l’en ai
vu pleurer avec une tendresse qui me le faisait adorer ; c’était une femme d’un extrême
mérite ; et enfin, dit-il, c’était la seule qui n’ait jamais cessé de m’aimer… Le cœur
de M. de La Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable ; il prétend que
c’est une des chaînes qui nous attachent l’un à l’autre176. »
Ailleurs elle le voit
pleurer au récit d’une action généreuse ; plus loin elle se console d’avoir été dupe d’une
plaisanterie en ajoutant : « Si je voulais, je vous citerais
M. de La Rochefoucauld, qui était aussi aisé à tromper que moi ; mais il avait tant
d’autres sortes de mérites, que je n’en puis pas faire une consolation, ni une
comparaison177. »
En parlant de son goût pour les
romans de la Calprenède et les grands coups d’épée, Madame de Sévigné ajoute : « Si
je n’avais M. de La Rochefoucauld pour ne consoler, je me pendrais de trouver encore en
moi cette faiblesse178. »
À ces témoignages, on en pourrait joindre une foule d’autres répandus dans les lettres de
l’aimable amie de La Rochefoucauld. Elle nous fait bien connaître les regrets vifs et
durables de sa famille et de ses amis après sa mort, en particulier ceux de Madame de
La Fayette, sur lesquels elle revient souvent : « Le temps, qui est si bon aux
autres, augmente et augmentera sa tristesse179. Elle s’aperçoit à tous moments de la perte qu’elle a
faite180. Ce
n’est plus la même personne ; je ne crois pas qu’elle puisse jamais ôter de son cœur le
sentiment d’une telle perte ; je l’ai sentie, et par moi, et par elle181. »
Nulle passion
n’aurait pu surpasser la force d’une telle liaison.
Tout cela, rapproché de ce que La Rochefoucauld raconte lui-même des impressions de sa
jeunesse, donnerait l’idée d’une nature originairement sensible et généreuse, que les
désappointements personnels et le spectacle des petitesses humaines auraient enfin
prévenue à l’excès contre les sentiments désintéressés. Ceci n’aurait rien d’anormal ; on
voit souvent les hommes doués d’une vive sensibilité naturelle arriver, en avançant en
âge, à une sorte de dureté. Hors de l’action d’un principe surnaturel d’amour et de
dévouement, on dirait même qu’une loi générale pousse le cœur sur cette triste pente ; à
force d’avoir été blessé, il se cicatrise ; à certaines places, un calus s’y forme, et le
souvenir de ce qu’on a souffert peut finir par rendre insensible aux souffrances d’autrui.
Le mot fameux sur la pitié, tant reproché à l’auteur : « Je suis
peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l’y être point du tout182 »
, tire
peut-être de là son origine. Il ne faut pas oublier cette remarque en répondant à la
question que les lecteurs des Maximes se sont souvent adressée : Jusqu’à
quel point l’époque où l’auteur a vécu, a-t-elle influé sur leur tendance ? Cette action
est manifeste, du moins quant aux jugements que l’auteur a portés sur les femmes. Cela ne
l’empêcha pas de les avoir pour amies. Mais ceci n’est pas particulier à
La Rochefoucauld : les femmes ont souvent aimé ceux qui ont dit du mal d’elles. Est-ce
uniquement générosité de leur part ? Je ne sais ; mais, quoi qu’il en soit, le fait n’en
est pas moins avéré.
Quant à l’ensemble des jugements de La Rochefoucauld, tous les temps, sans doute, ont pu
offrir des circonstances analogues ou équivalentes ; il est trop évident que jamais la
vertu humaine n’apparaît pure du mélange d’éléments étrangers. Mais tous les hommes ne
sont pas placés de manière à en souffrir également, et d’ailleurs, il peut y avoir pour
l’observateur des conditions qui changent l’aspect des choses. M. de Barante a dit fort
justement : « Quand on vit sous les lois d’une religion, le sentiment du mépris de
soi, qui pervertit les uns et attriste les autres, rend meilleur et plus
heureux. »
La forme du livre des Maximes fut l’objet du soin extrême de l’auteur ;
il était si attentif à porter l’expression de chacune de ses pensées au plus haut degré de
perfection possible, que la dernière édition de son livre est fort différente de la
première. La correspondance où nous venons de puiser renferme plusieurs détails à ce
sujet : « Voilà les Maximes de M. de La Rochefoucauld, revues,
corrigées et augmentées, écrivait Madame de Sévigné à sa fille ; c’est de sa part que je
vous les envoie ; il y en a de divines ; et, à ma honte, il y en a que je n’entends
point ; Dieu sait comme vous les entendrez183. »
Remarquons seulement que ce fut Madame de
Grignan qui retourna plus tard une de ces pensées. La Rochefoucauld avait dit, et
peut-être sa vie l’avait-elle confirmé : « Nous n’avons pas assez de force pour
suivre toute notre raison184. »
Madame de
Grignan disait au contraire : « Nous n’avons pas assez de raison pour employer
toute notre force »
: ce que Madame de Sévigné préférait. « Il aurait été
bien surpris de voir, disait-elle, qu’il n’y avait qu’à retourner sa maxime pour la
faire beaucoup plus vraie185. »
Au point de vue du fond, l’auteur adoucit beaucoup de choses d’une édition à l’autre. Mais nous verrons bientôt que ce soin minutieux n’allait point jusqu’à la conciliation des pensées entre elles. Quoi qu’il en soit des modifications que le temps put apporter aux principales idées de La Rochefoucauld, il est certain que le piquant, la vigueur, la propriété de l’expression rangeraient à eux seuls ce recueil parmi les chefs-d’œuvre de cette grande époque. Voici comment ce livre a été apprécié par Voltaire :
« Un des ouvrages qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation, et à lui donner un esprit de justesse et de précision, fut le petit recueil des Maximes de François duc de La Rochefoucauld. Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés, qu’elle est presque toujours piquante. C’est moins un livre que des matériaux pour orner un livre. On lut avidement ce petit recueil ; il accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un tour vif, précis et délicat. C’était un mérite que personne n’avait eu avant lui, en Europe, depuis la renaissance des lettres186. »
Les maximes de La Rochefoucauld, après avoir fait, une à une, les délices d’une société aristocratique, se rassemblèrent sous la main de leur auteur ; puis, polies, aiguisées, acérées avec art, elles furent livrées dans un même carquois à tout le public ; chacun vint faire son choix dans cette satire à mille pointes de la nature humaine, et se pourvut, à son gré, de quelque flèche bien aiguë, propre à être décochée, selon l’occasion ou le besoin, contre cette humanité de laquelle tour à tour on se glorifie et l’on rougit. Mais, chose étrange ! tandis que chaque trait semblait bon, tandis qu’on souriait à chaque attaque particulière, l’attaque générale déplut ; on sut tout à la fois bon et mauvais gré à l’auteur de sa sincérité ; on aurait voulu, ce semble, que chacune des épigrammes fût conservée, et que leur ensemble format un panégyrique. Des gens qui, dans le détail de la vie, donnaient incessamment raison à La Rochefoucauld, en se défiant de tout homme, en prêtant à chaque action un mauvais motif, déclarèrent néanmoins (J.-J. Rousseau à leur tête) que le recueil des Maximes était « un livre désolant, qui ne serait jamais aimé des bonnes gens ». Car il y a deux penchants dans l’homme, l’un qui le porte vers la vérité, quand la vérité ne lui nuit pas ; l’autre qui l’entraîne vers le mensonge, quand le mensonge le sert ou le flatte. Dans le détail, la corruption humaine est bien reconnue ; on la suppose même là où l’on ne la voit pas ; mais quand il s’agit de rassembler tous ces traits épars pour en former un jugement général et collectif, les censeurs de l’humanité en deviennent les louangeurs les plus intrépides, parce que, dans un blâme qui atteint expressément l’humanité, ils se sentent nécessairement enveloppés et compromis. C’est à eux à s’accorder, s’ils le peuvent. D’autres, plus hardis, bien loin de se plaindre du poison que les premiers voyaient découler du livre des Maximes, les ont pressées pour en extraire, s’il était possible, encore davantage. Ce poison leur a paru un suc précieux ; ce fait que La Rochefoucauld reproduit si souvent et avec tant de complaisance, savoir la présence de l’amour-propre (l’amour de soi) dans toutes les actions humaines et notamment dans les actions de vertu, ce fait, ils se sont hâtés de l’élever à la puissance d’un fait absolu, fondamental dans la nature humaine, générateur de toute notre activité et de tous les phénomènes quelconques de notre vie morale. Ce point gagné, ou pour mieux dire dérobé, les a conduits sans peine à la théorie qu’ils poursuivaient avec préoccupation, et le livre de La Rochefoucauld leur a servi comme d’un pont pour arriver à l’utilitarisme.
Les uns et les autres, ce me semble, se sont trop hâtés de conclure, les premiers à leur
préjudice, les seconds en leur faveur. Le livre des Maximes ne renferme
ni un système, ni même les éléments d’un système. Les grands seigneurs font peu de
systèmes. Les idées générales dont la conduite de la vie ne peut se passer, ils les
prennent comme ils les trouvent, sans y regarder beaucoup ; ils s’en munissent
négligemment pour les besoins courants ; et ils diraient volontiers, au sujet de telles
idées, ce qu’un d’entre eux, le maréchal de Villeroi, disait à ses valets, sa toilette
achevée : « A-t-on mis de l’or dans mes poches ? » Le duc de La Rochefoucauld, esprit
distingué, était pourtant grand seigneur dans toute la force du terme ; il n’a fait ni un
système ni un livre187 ; il n’a rattaché les éléments de son ouvrage à aucun principe général ;
nul caractère scientifique n’apparaît dans ce travail d’un homme de cour ; ce sont, ainsi
qu’il convient à un tel homme, des jets de pensée, des sentences ingénieuses et
quelquefois profondes, mais brèves et détachées comme la parole du commandement. Il n’y a
pas de principe général dans son ouvrage, parce qu’il n’y en eut pas dans sa vie. Lisez le
portrait qu’il a tracé de lui-même. Rien de plus ordinaire, dans ces sortes d’écrits, que
d’affecter une sorte d’unité, alors même qu’elle a manqué. Mais, au contraire, ce qui
frappe dans ce portrait, ce sont les incohérences et l’absence de tout principe directeur.
L’homme donné par la nature, l’homme façonné par le monde et par la cour, s’y mêlent si
bien que les traits de l’un se perdent dans les traits de l’autre, et La Rochefoucauld
lui-même n’eût pas su démêler en lui l’être factice et l’être naturel. « Il est
mélancolique. Il a de l’esprit ; à quoi bon tant façonner là-dessus ?… Il a les
sentiments vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d’être tout à fait
honnête homme, que ses amis ne sauraient lui faire un plus grand plaisir que de
l’avertir sincèrement de ses défauts… Il a toutes les passions assez douces et assez
réglées. Il n’est pourtant pas incapable de se venger, si on l’avait offensé et qu’il y
allât de son honneur à se ressentir de l’injure qu’on lui aurait faite. Au contraire, il
est assuré que le devoir ferait si bien en lui l’office de la haine,
qu’il poursuivrait sa vengeance avec encore plus de vigueur qu’un autre. L’ambition ne
le travaille point. Il ne craint guère de choses, et ne craint aucunement la mort. Il
est peu sensible à la pitié, et il voudrait ne l’y être point du tout. Cependant il
n’est rien qu’il ne fît pour le soulagement d’une personne affligée ; et il croit
effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner même beaucoup de
compassion de son mal ; car les misérables sont si sots que cela leur fait le plus grand
bien du monde ; mais il tient aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder
soigneusement d’en avoir188. »
Son prétendu système ne l’empêcha pas d’avoir des rapports de société
assez étendus, et des amis fort dévoués, au dévouement desquels il parut croire. Fut-il
chrétien ? C’est lui qui a dit que « la vérité ne fait pas tant de bien dans le
monde que ses apparences y font de mal189 »
;
c’est lui, d’ailleurs, un des plus profonds observateurs du mal de la nature humaine, qui
ne fait nulle part la moindre allusion au remède apporté par la religion. Après cela, on
fera ce qu’on voudra de ces témoignages de Madame de Sévigné, témoin de ses derniers
moments : « Il est fort bien disposé pour sa conscience ; voilà qui
est fait. — Ce n’est pas inutilement qu’il a fait des réflexions toute sa vie ;
il s’est approché de telle sorte ces derniers moments, qu’ils n’ont rien de nouveau ni
d’étranger pour lui190. »
Il est permis de conclure de ces
paroles, qu’il mourut, comme on l’a dit plus tard, avec bienséance.
Je ne crois donc point à un système du duc de La Rochefoucauld, mais seulement à une tendance. Tout son livre, il faut l’avouer, respire cette pensée, que l’amour-propre, ou l’intérêt, a plus de part à toutes nos actions que nous ne le croyons ; et cette pensée se reproduit si souvent et sous tant de formes, qu’on peut concevoir le reproche adressé à l’auteur, d’avoir nié la réalité de toute vertu. On a cherché à faire ressortir cette tendance dans un dialogue supposé entre La Rochefoucauld et un de ses contemporains, dialogue où les pensées de la même couleur se serrent les unes contre les autres et font masse plus que dans l’ouvrage lui-même.
— On dit, Monsieur, que, dans un livre que vous allez publier, vous menez assez mal la nature humaine. D’autres l’ont attaquée sur ses vices ; vous l’attaquez sur ses vertus. Il se peut que j’en vienne à partager votre sentiment ; mais d’abord je voudrais le connaître. Que je sache donc, s’il vous plaît, ce que vous pensez de nos vertus en général.
La R.
« Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses
actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger191. Les vices entrent dans la composition des vertus,
comme les poisons entrent dans la composition des remèdes192. La vertu n’irait pas loin, si la vanité ne lui tenait
compagnie193. Les vertus se perdent dans l’intérêt,
comme les fleuves se perdent dans la mer194. »
— Voilà un langage fort clair. La vertu ne serait donc, à vous entendre, qu’une invention de l’amour-propre ; et l’amour-propre serait l’unique mobile de notre conduite, bonne ou mauvaise.
La R. L’amour-propre ! « Toute la vie n’en est qu’une grande et
longue agitation… Il est tous les contraires ; il est impérieux et obéissant, sincère et
dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux195. »
— Il me faudra du temps pour m’accoutumer à cette pensée. Mille exemples, présents à mon souvenir, s’élèvent à la fois contre elle. Espérez-vous bien d’expliquer par l’amour-propre tant de belles notions dont l’histoire est pleine ?
La R. « Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de
l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues196 »
, par conséquent bien des actions dont on ne peut rendre
compte ; mais je n’en conclus pas qu’elles soient vertueuses.
— Je vous entends. Ainsi il y aurait moyen, en y bien pensant, de flétrir ce qui, jusqu’à présent, a paru le plus pur et le plus généreux. Il ne faut pas désespérer de voir l’homme un jour nier la réalité de toute vertu…..
La R. Eh non ! n’ayez pas peur ; l’homme s’en gardera bien ; il se
trompera toujours là-dessus, parce qu’il a besoin de s’y tromper. « Les hommes ne
vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient les dupes les uns des autres197. »
Suis-je donc le premier qui l’ai dit ?
Lisez Pascal : « L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette
mutuelle tromperie198. »
Ce qui nous aide à nous tromper sur autrui, c’est que
nous nous trompons sur nous-mêmes. « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux
autres, qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes199 »
, et du moment que nous attribuons à nos vertus quelque
réalité, comment la refuser à celles de tout le monde ?
— Ainsi donc, à vous croire, il se serait dépensé beaucoup d’admiration en pure perte, et ces hommes que l’histoire place avec orgueil à la tête de l’humanité, ces héros.
La R. Tenez, commençons par eux, car j’en suis plus désabusé, s’il se
peut, que de tout le reste. Qu’admirez-vous en eux ? Par où commencerons-nous ? Par la
valeur ? Cette valeur, qui « n’est, dans les simples soldats, qu’un métier qu’ils
ont pris pour gagner leur vie200 »
,
qu’est-elle chez les vaillants d’un ordre plus élevé ? Si vous remontez à son principe,
vous verrez que « l’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire
fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les
autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes201 »
. Vous voyez bien comme ils se conduisent au
grand jour ; mais il faut les observer dans l’ombre et les voir sans être vu : car
« la parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu’on serait capable de faire
devant tout le monde202. La plupart des hommes
s’exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur ; mais peu se veulent toujours
exposer autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils
s’exposent203 »
.
Tel que je suis, je ferais naturellement plus de cas de la constance que de la valeur ;
mais je l’ai observée aussi, et j’ai vu que « la constance des sages n’est que
l’art de renfermer leur agitation dans leur cœur204. »
Pour apprécier cette constance si vantée, étudiez le
moment où elle vient à défaillir : « Lorsque les grands hommes se laissent abattre
par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu’ils ne les soutenaient que par la
force de leur ambition, et non par celle de leur âme ; et qu’à une grande vanité près,
les héros sont faits comme les autres hommes205. »
Je voulais parler d’une autre vertu héroïque, la clémence ; mais j’espère que vous me
l’abandonnez. Vous reconnaissez déjà que « la clémence des princes n’est souvent
qu’une politique pour gagner l’affection des peuples206 »
; vous ne vous ferez pas presser pour convenir que
« cette clémence, dont on : fait une vertu, se pratique tantôt par vanité,
quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois
ensemble207. »
Pour en finir avec les grands hommes, parlons encore de la vertu qui leur est la moins
naturelle, dont ils se piquent aussi le moins, et qui leur siérait le mieux, je veux dire
la modération. « On a fait une vertu de la modération pour borner l’ambition des
grands hommes, et pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune et de leur peu
de mérite208. »
Les gens médiocres ont
volontiers accepté une règle qui ne les regardait pas ; les grands hommes, qui ne le sont
point sans des passions fortes, ne connaissent point cette vertu favorite des âmes
faibles. « La modération ne peut avoir le mérite de combattre l’ambition et de la
soumettre : elles ne se trouvent jamais ensemble. La modération est la langueur et la
paresse de l’âme, comme l’ambition en est l’activité et l’ardeur209. »
Il semblera quelquefois qu’un homme met des bornes à
ses propres desseins ; mais ne vous y trompez pas : « La modération, alors, est une
crainte de tomber dans l’envie et dans le mépris que méritent ceux qui s’enivrent de
leur bonheur ; c’est une vaine ostentation de la force de notre esprit ; et enfin la
modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir de paraître plus
grands que leur fortune210. »
— Vous en voulez
beaucoup, ce me semble, à la modération ?
La R. Non, mais aux gens qui se trompent si grossièrement que de
prendre pour vertu l’absence même de la vertu. C’est pis, à mon sens, que de prendre le
vice pour la vertu ; car le vice est au moins quelque chose. « La faiblesse est plus
opposée à la vertu que le vice211. » Et aucune erreur
n’est plus commune. « Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans
notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur212. »
Vous voyez çà et là des passions qui s’éteignent, et
vous applaudissez. D’abord, vous oubliez probablement « qu’il y a dans le cœur
humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est
presque toujours l’établissement d’une autre213 ;
souvent même les passions en engendrent d’autres qui leur sont contraires ; l’avarice
produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice214 »
; mais souvent aussi la défaite des passions a lieu à
moins de frais. « La paresse, toute languissante qu’elle est, ne laisse pas d’en
être souvent la maîtresse ; elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions
de la vie ; elle y détruit et y consume insensiblement les passions et les vertus215. Quand les vices nous quittent, nous nous flattons
que c’est nous qui les quittons216. »
On attribue quelquefois cet effet au repentir ; je le
veux bien ; mais « notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons
fait, qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver217. Nous oublions aisément nos fautes, lorsqu’elles ne sont sues que
de nous218. »
Qu’est-ce qu’on appelle dans le
monde sagesse de conduite ? Le talent de tenir ses vices bien alignés, de sorte qu’aucun
ne dépasse l’autre et que le rang ne soit pas rompu. « Ce qui nous empêche souvent
de nous abandonner à un seul vice, c’est que nous en avons plusieurs219. »
Ne me parlez donc plus de vos vertus négatives ; ce ne
sont que des négations de vertus.
— Eh bien ! soit, n’en parlons plus ; et passons en revue les vertus positives, celles qui supposent l’emploi et l’exercice d’une force quelconque. Celles-là, du moins, sont quelque chose, et j’espère que quelques-unes trouveront grâce devant vous.
La R. Ne vous en flattez pas trop ; j’ai fait cette revue dans mon livre, et je ne m’en rappelle pas une qui ait résisté à l’épreuve. Je vais recommencer, si c’est votre bon plaisir, et pour mettre un peu plus d’ordre dans cet entretien que dans mon ouvrage, je diviserai méthodiquement la matière en deux chapitres ; l’un pour les vertus intransitives, c’est ainsi que je nomme celles qui n’ont point leur objet en dehors de l’individu qui les exerce ; l’autre pour les vertus transitives ou relatives, c’est-à-dire celles qui s’exercent sur autrui.
« Le mépris des richesses était, dans les philosophes, un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ; c’était un secret pour se garantir de l’avilissement de la pauvreté ; c’était un chemin détourné pour aller à la considération qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses220. »
Or, si le mépris des richesses n’est que cela chez les philosophes, que sera-t-il chez les autres hommes ? Je ne dis pas qu’on n’ait jamais méprisé les richesses ; mais c’est lorsque leur poursuite se trouvait incompatible avec quelque autre avantage auquel on attachait plus de prix ; un intérêt chassait un autre intérêt. Il ne faut pas s’en laisser imposer :
« L’intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé221. »
« La persévérance, qu’on estime fort, n’est digne ni de blâme ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments, qu’on ne s’ôte et qu’on ne se donne point222. »
« Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée, qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands223. La magnanimité méprise tout pour avoir tout224. On pourrait dire que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges225. »
Je croirai à la vertu quand je saurai de science certaine qu’elle ne poursuit pas la
louange ; car, à mes yeux, « le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de
rien226 »
. Mais comment pourrais-je le
croire jamais ? Vous me montrez, il est vrai, des gens qui repoussent la louange ;
montrez-moi des gens qui l’évitent. « Le refus des louanges est un désir d’être
loué deux fois227. »
Vous me direz peut-être que vous détestez très sincèrement la flatterie ; je vous crois
volontiers, et je pourrais vous en offrir autant ; mais qu’est-ce que cela prouve ?
« On croit haïr la flatterie ; mais on ne hait que la manière de flatter228. »
De quoi se pique-t-on plus que de ne point redouter la mort ? Et quelle prétention est
plus mal fondée ? Quelle fanfaronnade plus avérée, ou du moins quelle illusion plus
complète ? Affronter un danger dont on connaît la réalité et l’étendue, voilà ce que
j’appellerais du courage ; mais le braver parce qu’on ne le connaît pas, c’est tout autre
chose. Or, « peu de gens connaissent la mort ; on ne la souffre pas ordinairement
par résolution, mais par stupidité et par coutume ; et la plupart des hommes meurent,
parce qu’on ne peut s’empêcher de mourir229 »
.
Convenons-en une fois : « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement230. On a écrit tout ce qui peut le plus persuader que la
mort n’est point un mal ; cependant je doute que personne de bon sens l’ait jamais cru ;
et la peine que l’on prend pour le persuader aux autres et à soi-même, fait assez voir
que cette entreprise n’est pas aisée. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui
prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de la considérer ; mais tout homme
qui la sait voir telle qu’elle est, trouve que c’est une chose épouvantable231 »
.
Passons maintenant aux vertus de l’autre sorte, aux vertus sociales, et commençons par le
commencement, je veux dire par la justice. Ceux qui sont remontés à la source de ce
sentiment savent bien que « l’amour de la justice n’est, dans la plupart des
hommes, que la crainte de souffrir l’injustice232 »
. Il y a, dans l’état ordinaire des choses, une utilité si
évidente à se conformer aux règles de la justice, le chemin de la probité se confond si
bien avec celui de l’habileté, « qu’il est difficile de juger si un procédé net,
sincère et honnête, est un effet de probité ou d’habileté233 »
.
Que dirons-nous de la sincérité, autre espèce de justice, et la condition de toute
justice ? La sincérité des grands n’est le plus souvent qu’impertinence ; la sincérité du
vice, effronterie. Sortons de là ; qu’est-elle encore ? Si la véritable sincérité n’est
autre chose qu’une « ouverture de cœur, on la trouve en fort peu de gens ; et celle
que l’on voit d’ordinaire n’est qu’une fine dissimulation pour attirer la confiance des
autres234 »
. N’y croyez pas même alors
qu’elle se met en train de confession et d’aveux : « L’envie de parler de nous et
de faire voir nos défauts du côté que nous voulons bien les montrer, fait une grande
partie de notre sincérité235. Nous avouons nos défauts
pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres236. »
Et admirez jusqu’où va notre raffinement :
« Nous avouons quelquefois de petits défauts pour persuader que nous n’en avons
pas de grands237. »
La reconnaissance n’est ainsi qu’une branche de la justice ; parlons-en. Vous me
montrerez tant que vous voudrez des actes de reconnaissance ; je ne me contente pas de
cela : je remonte au principe. « Tous ceux qui s’acquittent des devoirs de la
reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flatter d’être reconnaissants238. »
C’est dans le cœur qu’est la
reconnaissance ; or, bien habile qui l’y trouve. « Il en est de la reconnaissance
comme de la bonne foi des marchands, elle entretient le commerce ; et nous ne payons pas
parce qu’il est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui
nous prêtent239. La reconnaissance de la plupart des
hommes n’est qu’une secrète envie de recevoir de plus grands bienfaits240. Aussi ne trouve-t-on guère d’ingrats, tant qu’on est
en état de faire du bien241. »
Du reste, gardons-nous de trop exiger ; il n’est en vérité pas toujours aisé d’être
reconnaissant. Les bienfaiteurs nous rendent quelquefois ce devoir bien difficile.
« Tel homme est ingrat, qui est moins coupable de son ingratitude que celui qui
lui a fait du bien242. »
Nous ne pouvons être
cordialement reconnaissants que des intentions, et quand l’intention nous paraît mauvaise,
notre reconnaissance est nécessairement factice et forcée. Prenons un des services les
plus vantés, les bons conseils. « On ne donne rien si libéralement que ses
conseils243 »
; car « il est plus
aisé d’être sage pour les autres que de l’être pour soi-même244 »
; mais « rien n’est moins sincère que la manière
de les demander et de les donner. Celui qui les demande paraît avoir une déférence
respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu’il ne pense qu’à lui faire
approuver les siens et à le rendre garant de sa conduite ; et celui qui conseille paye
la confiance qu’on lui témoigne d’un zèle ardent et désintéressé, quoiqu’il ne cherche
le plus souvent, dans les conseils qu’il donne, que son propre intérêt ou sa gloire245. »
Il en est de même « des
remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes ; l’orgueil y a plus de
part que la bonté, et nous ne les reprenons pas tant de leurs fautes pour les en
corriger que pour leur persuader que nous en sommes exempts246. Les vieillards aiment à donner de bons préceptes pour se consoler
de n’être plus en état de donner de mauvais exemples247 »
.
La bonté ! la bonté ! voilà la vertu par excellence, et que chacun admire, et dont chacun
se pique ; tout le monde veut passer pour bon. Et, après tout, qu’est-ce que la bonté ?
« Il semble, en vérité, que l’amour-propre soit la dupe de la bonté, et qu’il
s’oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l’avantage des autres. Cependant c’est
prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins ; c’est prêter à usure sous
prétexte de donner ; c’est enfin s’acquérir tout le monde par un moyen subtil et
délicat248. »
Quand la bonté n’est pas
calcul, elle est faiblesse, elle tient à la mollesse du tempérament, et alors elle n’est
d’aucune valeur. « Nul ne mérite d’être loué de sa bonté, s’il n’a pas la force
d’être méchant. Toute autre bonté n’est le plus souvent qu’une paresse ou une
impuissance de la volonté249. »
La vraie bonté suppose encore autre chose que de la force ;
elle suppose du bon sens. « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon250. »
Calcul ou faiblesse, voilà ce que vous trouverez généralement dans toutes les nuances et
dans tous les actes de la bonté. « Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent
que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons251, La pitié est souvent un sentiment de nos propres
maux dans les maux d’autrui. C’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons
tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de
semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler,
un bien que nous nous faisons à nous-mêmes par avance252. La civilité est un désir d’en recevoir et d’être estimé poli253. »
C’est par le même principe, et non par
obligeance, que nous louons les autres. « On n’aime point à louer, et on ne loue
jamais personne sans intérêt254. On ne loue
d’ordinaire que pour être loué255 »
, ou bien
c’est « pour faire remarquer son équité et son discernement256 »
. Quelquefois même on loue pour mieux déchirer.
« Nous choisissons des louanges empoisonnées, qui font voir par contrecoup en
ceux que nous louons des défauts que nous n’osons découvrir d’une autre sorte257 ; et on nous laisse exercer tout à notre aise ce
manège perfide, car peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est
utile à la louange qui les trahit258. »
— Assez, assez ; voilà un assez grand abatis de vertus humaines. Je juge par là du reste. Je m’imagine de reste tout ce que vous diriez des autres choses. Ainsi, le pardon des offenses…
La R. Je vous dirais que « la réconciliation avec nos ennemis
n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et
une crainte de quelque mauvais événement259 »
.
— Avec votre manière de voir, la société doit vous offrir un étrange aspect. C’est une troupe de comédiens qui, sachant fort bien, les uns des autres, qu’ils jouent la comédie, ne laissent pas de se faire illusion sur leurs intentions réciproques, et dont chacun s’identifie si bien avec son rôle qu’il oublie que c’est un rôle. Ainsi tout est jeu, tout est feinte, rien n’est réel ; et, à part les sentiments de la nature, auxquels vous n’avez pas osé attenter, il ne reste aucune affection, aucun sentiment moral au milieu de tous ces intérêts. Je n’ose pas vous parler de l’amitié ; il est bien clair que, comme tout le reste, ce n’est qu’un mot.
La R. Non ; ne me parlez pas de l’amitié, car j’y crois moins qu’à
chose quelconque. « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un
ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin
qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner260. L’amour-propre nous augmente ou nous diminue les
bonnes qualités de nos amis, à proportion de la satisfaction que nous avons d’eux, et
nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous261. »
Nous ne les aimons que par rapport à nous ; c’est une
autre sorte d’amour-propre ; nous sommes toujours prêts à les haïr. Je ne sais comment
cela se fait ; mais « dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons
toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas262 »
; c’est peut-être parce que « leurs disgrâces servent à
signaler notre tendresse pour eux263 »
; mais
c’est peut-être aussi par quelque autre raison plus cachée et plus honteuse.
En résumé (car il faut finir), voilà comme les choses vont dans la société ; tromperie
réciproque, illusion volontaire ; et de cette manière cela ne va point trop mal ; la
vérité nous enlèverait nos meilleures jouissances. « On n’aurait guère de plaisirs
si l’on ne se flattait jamais264. »
Il est
clair que l’erreur est grossière, car elle va jusqu’à ce point « qu’il y a des gens
qu’on approuve dans le monde, qui n’ont pour tout mérite que les vices qui servent au
commerce de la vie265 »
. L’arbitraire le plus
illimité règne dans tous les jugements ; nos actions sont comme « les bouts rimés,
que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît266 »
. Eh bien ! cet arbitraire et ces erreurs conservent la
société ; je ne m’en plains pas ; je devrais me plaindre plutôt de ne pas partager la
prévention universelle ; j’en ai pris mon parti. Si je pouvais, je tâcherais de substituer
de la réalité à toutes ces vertus feintes, de donner un corps à toutes ces apparences ; la
société sans doute en irait mieux encore, mais pour cela il faudrait trouver, avant tout,
un point d’appui dans les âmes, et je l’y cherche en vain. Elles ne sont qu’amour-propre ;
et comme si ce n’était pas assez de ce premier fonds fourni par la nature,
« l’éducation que l’on donne d’ordinaire aux jeunes gens est un second
amour-propre qu’on leur inspire267 »
. Vous
voyez donc qu’il n’y a rien à faire, rien à faire qu’à observer, et j’observe.
Nous avons fait assez ressortir l’idée dominante du livre de La Rochefoucauld. Et
cependant nous n’avons cité que les maximes où elle est flagrante et nettement formulée.
Nos citations se seraient fort multipliées si nous avions dû rapporter toutes les maximes
d’où elle ressort indirectement, toutes celles où elle est tendue en piège, toutes celles
où l’auteur l’a blottie dans un coin obscur, en réserve pour les lecteurs plus attentifs.
Les pensées en apparence le plus inoffensives la recèlent ; elle transperce à tout moment
le tissu doux et soyeux où la main passait avec complaisance ; on voit que, soit
conviction, soit malice, l’auteur ne s’en sépare point et la sème en tous lieux.
« On pardonne, dit-il quelque part, on pardonne tant que l’on aime268. »
Que cela est simple, et que cela est fin !
Et c’est la simplicité de l’expression qui en fait la finesse. Que l’auteur ait eu en vue
des rapports de galanterie ou des rapports plus généraux, n’importe : il veut dire, dans
les deux cas, qu’il y a ordinairement dans le pardon moins de générosité qu’on ne pense ;
qu’un amour dont nous ne sommes pas maîtres, un attachement involontaire, un servage, une
faiblesse de cœur est le vrai principe de nos pardons ; que c’est à nous-mêmes que nous
accordons ce pardon que notre cœur demande ; mais que pardonner, hors de cette
disposition, pardonner sans avoir le cœur lié, est beaucoup plus rare et presque inouï. La
pensée n’est pas trop innocente ; c’est toujours, comme on voit, l’idée favorite de
l’amour-propre s’introduisant partout et s’ingérant de tout diriger. Et une foule d’autres
maximes ont la même tendance.
Malgré tout cela, il ne nous est pas possible de dire, avec le cardinal de Retz, que La Rochefoucauld ne croyait pas à la vertu. Il y croyait pour le moins autant que le célèbre coadjuteur. D’abord, il faut remarquer que son expression est plutôt générale qu’absolue. Souvent, quelquefois, presque toujours, d’ordinaire, voilà ses termes. Il va aussi plus loin de temps en temps, et occupe hardiment tout le terrain ; mais s’il le fait pour quelques vertus, il ne le fait pas pour toutes ; et le peu de rigueur scientifique de son langage peut faire penser que, même dans ces cas, il ne tranche que pour abréger, ou que l’absolu de l’assertion n’est qu’une figure de langage.
D’ailleurs, plusieurs de ses pensées supposent chez lui la croyance à la réalité du sens moral. Ainsi les suivantes :
« Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé269. »
« Il faut demeurer d’accord, à l’honneur de la vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes270. »
« Il y a une certaine reconnaissance vive qui ne nous acquitte pas seulement des bienfaits que nous avons reçus, mais qui fait même que nos amis nous doivent, en leur payant ce que nous leur devons271. »
« Quelque méchants que soient les hommes, ils n’oseraient paraître ennemis de la vertu ; et lorsqu’ils la veulent persécuter, ils feignent de croire qu’elle est fausse, ou ils lui supposent des crimes272. »
« L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu273. »
Un seul de ces passages suffirait à absoudre La Rochefoucauld. Et si l’on tenait pour une
contradiction que des chrétiens, qui professent que « le monde est plongé dans le
mal274 »
, appliquent ici le mot d’absolution, nous répondons que le sens dans lequel La Rochefoucauld aurait
nié la vertu, si en effet il l’avait niée, n’est point du tout le nôtre. Selon l’idée
qu’on lui attribue, la vertu ne serait qu’un nom arbitraire donné à l’intérêt ; l’intérêt
serait le véritable et unique principe de toutes les actions humaines ; le principe moral
n’aurait jamais résidé dans l’âme humaine, ou en aurait disparu. Or, s’il en était ainsi,
si la notion de devoir et d’amour était réellement anéantie, le langage de l’Écriture
serait une énigme pour nous. La Rochefoucauld, selon la pensée qu’on lui prête, ne serait
point l’auxiliaire, mais l’adversaire du dogme chrétien, qui suppose ou plutôt qui
reconnaît dans l’âme la présence d’un élément moral. Au reste, notre auteur s’est exposé à
de telles imputations. N’ayant de pensée générale sur rien, mais beaucoup de vues
particulières, il les a jetées à côté les unes des autres, sans les juger les unes par les
autres, sans se soucier de leur contradiction mutuelle, et leur laissant, pour ainsi dire,
le soin de s’accommoder ensemble comme elles le pourraient. Dans son livre, le
spiritualiste et le matérialiste se rencontrent, se heurtent sans se reconnaître. Même les
pensées homogènes ne s’entraident pas, ne forment pas un tout, ne s’élèvent pas en voûte
vers une pierre qui leur serve de clef. À chaque instant, on est frappé, on s’étonne, on
se récrie ; mais au sortir du livre, on ne se sent pas instruit. C’est un tourbillon
d’étincelles, ce n’est pas une flamme, ce n’est pas une lumière. Beaucoup de gens n’ont vu
dans ce livre qu’une raison de plus pour mépriser les hommes ; pauvre instruction ! Ce
livre a fait l’impression et il a eu les suites d’une satire, non d’un livre
philosophique. Et pourtant, que d’observations vraies, fines, admirables ! Que d’éclairs
jetés dans les ombres du cœur humain ! Quelle est celle des pensées que nous avons citées
à laquelle, sauf peut-être l’absolu de la forme, chacun ne se sente obligé de souscrire !
Qui ne s’est reconnu, vingt fois, cent fois, en parcourant ces pages peu flatteuses ! Mais
ce n’est pas tout que d’être mortifiant, il faut être utile ; il faut conduire à un
résultat ; et La Rochefoucauld ne pouvait le faire qu’en encadrant ses observations dans
une idée générale, dont elles n’auraient été que les pièces justificatives, les faits à
l’appui. Si l’homme du monde, l’artiste, le grand seigneur, s’était soucié d’idées
générales, voici peut-être à quelles considérations ces faits particuliers l’auraient
conduit.
Il y a en nous un principe qui s’appelle le moi, principe qui a horreur du vide, principe qui s’étend autant qu’il trouve de l’espace, principe qui remplit tout ce qu’autre chose ne remplit pas, principe qui tend à absorber en soi tous les sentiments de l’âme.
Ce principe ne trouve dans l’âme, à son état actuel, rien qui puisse le contrebalancer suffisamment, rien qu’il ne soit prêt à dévorer, rien qu’il ne soit en état de convertir en sa propre substance. Toutefois il est contraint de reconnaître dans l’âme la présence d’un principe mystérieux qui ne s’explique pas comme lui par des faits matériels, par l’organisation et la sensibilité, principe qui ne se rattache à rien de visible, qui ne se déduit pas du moi, comme il arrive dans te point de vue psychologique ; qui, bien plutôt, lui est contraire, qui se déclare franchement son rival, qui ne réclame rien de moins que l’âme entière ; qui est insatiable comme le moi, mais qui est bien moins puissant ; et qui, alors qu’on est parvenu à l’exclure du foyer, retiré au seuil de la porte, s’y tient debout et n’en bouge pas. Ce principe, on l’appelle, selon le point de vue, devoir, sens moral, conscience, amour, Dieu. Pour ne pas nous compromettre, nous l’appellerons le non-moi.
Il est prodigieux qu’il y ait dans l’âme quelque chose à côté du moi. Et à quel titre ? Et à quoi bon ? Et qu’en veut-on faire ? Le moi n’est-il pas tout ? A-t-il besoin de ce non-moi ? Il paraît que c’est plutôt ce non-moi qui a besoin de lui ; il paraît qu’il ne dépend pas de l’âme de recevoir ou de rejeter cet hôte, ni même de lui demander raison de sa présence. Il est là, c’est un fait ; il y sera toujours, nous le sentons ; il veut l’empire, et malgré nous nous y souscrivons. Ce non-moi, cet à-côté du moi, lequel s’en passait si bien, cette doublure de l’être humain, cet inconnu qui vient rompre une si belle unité, a donné aux philosophes et leur donne encore plus d’embarras qu’on ne saurait dire. Le problème éternel qu’ils agitent est de concilier le moi et le non-moi. Ils ont avancé là-dessus plusieurs systèmes ; mais ce ne sont que des systèmes.
Le premier, qui est celui du vulgaire des penseurs et des hommes, consiste à faire équitablement la part des deux éléments ; mais c’est pis que chercher la quadrature du cercle ; les prétentions de l’un et de l’autre sont également exorbitantes ; ni l’un ni l’autre ne veulent entendre à un partage ; il est dans la nature du non-moi de tout exiger, dans la nature du moi de tout refuser. L’instinct en déciderait tout aussi bien ou tout aussi mal ; ce n’est pas la peine de faire un système. La difficulté demeure entière.
Un second système consiste à sacrifier le moi au non-moi ; doctrine généreuse, mais pure doctrine ; il ne s’agit pas de commander un sacrifice, mais de l’obtenir ; le moi est indestructible ; quand vous croirez l’avoir étouffé, vous le retrouverez palpitant dans les actes du non-moi ; chassez-le d’une retraite, il fuit dans une autre, et finalement dans celle de la vanité, de la propre justice, où il s’accule, et d’où il est impossible de le déloger.
Le troisième système consiste à sacrifier le non-moi au moi ; c’est la doctrine utilitaire dans toutes ses différentes nuances. Mais observez sa marche ; elle ne vient pas dire : Sacrifiez le non-moi au moi ; car si le non-moi existe, elle sent bien que, par cela même qu’il existe, il est maître ; son autre nom, c’est devoir, et ce nom seul lui décerne l’empire. Ne pouvant donc le chasser, on le nie ; on le traite d’enfant supposé ; on en fait un être de raison, une chimère. C’est la seule manière de s’en débarrasser, et, sous le point de vue logique, le parti me paraît fort bon.
Mais s’il est aisé de dire ou de répéter, après tant d’autres, que ce mystérieux élément est une pure invention des législateurs et des prêtres, il est moins aisé de le prouver. L’homme n’invente pas ainsi ; inventer, pour l’homme, c’est combiner. Il invente des composés, il compose ; il est hors de sa puissance d’inventer des substances simples ; ce serait créer, et il serait Dieu. Or, je prie qu’on me dise de quelles substances est composé le non-moi ou la notion du devoir ; et s’il faut reconnaître que c’est une substance simple, je prie qu’on veuille bien reconnaître aussi que c’est donc Dieu qui en est l’inventeur ; qu’ainsi nous ne nous le sommes pas donné, mais que nous l’avons reçu ; et qu’il n’est pas à nous, mais que nous sommes à lui, comme nous sommes réellement à tout ce qui constitue une partie essentielle de notre être. Or, si le non-moi existe, nous savons déjà, du consentement des utilitaires, quels sont ses droits ; ils ont avoué qu’il était nécessaire de le nier pour le détrôner ; n’ayant pu le nier, ils l’ont donc laissé sur le trône ; il ne peut donc plus être question de le sacrifier au moi.
Ces trois systèmes épuisent toutes les combinaisons rationnelles. Si vous ne pouvez ni régler la part de chacun des deux principes, ni anéantir le premier, ni anéantir le second, que pouvez-vous faire ? Un quatrième système pourtant a été présenté ; mais il est absurde : c’est de satisfaire l’un après l’autre les deux principes, en commençant par le moi. Or, le moi est insatiable ; personne au monde ne peut lui donner assez ; la satiété des jouissances n’est pas encore la satiété du moi ; les moyens de jouir s’usent, le moi ne s’use point ; et quand, dans ce désespoir que l’homme rencontre aux dernières limites des jouissances humaines, il se donne la mort, c’est encore le moi qui l’ordonne, c’est le moi qu’on cherche à satisfaire ou à apaiser. Il n’est donc pas question de rassasier le moi ; le monde entier n’y suffirait pas : ainsi le moment ne peut point arriver où ce sera le tour du non-moi ; son tour ne viendra jamais. Ce système est donc une rêverie.
Aussi ce système n’a-t-il jamais été conçu par des philosophes ; je n’en connais aucun qui l’ait enseigné. Ce système a été enseigné par des hommes ignorants ; et, chose étrange, à leurs propres yeux le système a paru tellement une absurdité qu’ils l’ont eux-mêmes appelé une folie ; entendons-nous : une folie en tant que système, une folie en tant que pure conception de la raison ; car, d’un côté, cela ne sert de rien et c’est un vrai babil que de parler de la satisfaction du moi lorsqu’on ne peut pas en même temps donner de quoi le satisfaire ; cela n’est qu’au pouvoir de Dieu ; et qui dit que Dieu le fera ? Et à quel titre le ferait-il ? Au lieu de ce bonheur absolu, ne nous doit-il pas plutôt le malheur, si nous en croyons le cri de nos consciences ? À moins donc qu’on ne puisse nous dire que, contre toute vraisemblance, toute attente, toute induction de la raison. Dieu veut faire cela, nous sommes obligés de répéter, avec les hommes ci-dessus, que ce système est une folie. Mais s’ils le regardent eux-mêmes comme une folie, comment s’avisent-ils de l’enseigner, de le recommander ? Précisément parce que ce n’est pas un système, mais un fait. Ils annoncent ce fait au nom de leur maître ressuscité ; cette résurrection, fait miraculeux et toutefois constaté, suffit pour faire adopter un autre fait dont elle n’est que la suite, le couronnement275, le sceau : je veux dire le fait de la rédemption, par lequel le grand problème est résolu, par lequel se termine l’interminable lutte entre le moi et le non-moi.
La rédemption rassasie le premier de ces éléments, non pas en changeant la condition
extérieure de l’humanité, non pas en ménageant une satisfaction à chacun de nos désirs :
remède grossier, mesure infructueuse, s’il est vrai que le siège du bonheur soit dans
l’âme ; mais en unissant cette âme à Dieu, en la rendant certaine de l’amour de Dieu, en
défendant cette certitude contre toutes les impressions du mal extérieur par des
déclarations comme celles-ci : « Celui qui vous a donné son propre Fils, ne vous
donnera-t-il pas toutes choses par-dessus276 ? »
— « Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment
Dieu277 »
; enfin, en mettant sur le
cœur de l’homme le bouclier d’une impérissable espérance.
L’homme qui se sait et se sent, malgré son indignité, aimé de Dieu, aimé sans condition et pour toujours, celui qui, dans les privations même et dans les douleurs, ne peut plus voir que des preuves d’amour, celui-là a tout obtenu : s’il forme des désirs, c’est selon Dieu, et avec l’espérance qu’il obtiendra mieux encore que ce qu’il désire ; chaque privation, chaque perte éveille une espérance, chaque atteinte de l’aiguillon du malheur avertit ses yeux et son âme de s’élever à Dieu, qui est la source à jamais jaillissante de sa félicité.
Comment l’élément moral, le non-moi, jusqu’alors resserré dans un coin de l’âme, ne se mettrait-il pas dès lors au large et en liberté ? Comment ne pas voir que, dans les relations qui viennent d’être créées, tout favorise et hâte son développement ? Comment ne pas voir que les deux éléments n’en font plus qu’un, que l’idée de devoir vient d’être identifiée avec celle de bonheur, et qu’en dernier résultat le triomphe du non-moi est le triomphe du moi, et réciproquement ? Comment ne pas reconnaître que toute contradiction intérieure cesse, et que l’unité, une glorieuse unité est rentrée dans l’âme par le seul chemin qui lui fut ouvert ? Telle est la divine psychologie du christianisme, et le développement rationnel de la grande folie de l’Évangile. Cette folie de la croix, on ne l’explique pas, mais elle explique tout ; et à défaut même d’autres preuves, comment ce qui explique tout ne serait-il pas la vérité ?
Or, quelle place prend le livre de La Rochefoucauld dans la théorie que nous venons d’exposer ? Une très importante, si l’auteur l’eût bien marquée. Il constaterait à la fois les envahissements du moi et les réclamations infatigables du non-moi ; la première de ces choses, par la présence du principe égoïste dans une foule d’actes qu’on rapporte à un autre principe ; la seconde de ces choses, par ce besoin singulier de rapporter à un principe désintéressé les actes qui découlent d’une tout autre source ; les vaines et perpétuelles tentatives d’accommodement entre deux éléments que le péché a rendus hostiles ; l’impossibilité de sortir par nous-mêmes de ce cercle fatal ; l’aveu qu’une conciliation, qu’une réduction de la dualité à l’unité est au-dessus de la sagesse et des forces humaines.
Le chrétien seul peut lire La Rochefoucauld sans danger et avec fruit. Je ne dis pas que le chrétien seul puisse le lire avec plaisir. Peu d’auteurs, ce me semble, sont faits pour donner à l’intelligence des joies aussi vives. Je ne sais s’il en est aucun qui, dans le genre des maximes, ait atteint à une perfection d’expression plus complète. La forme la plus lumineuse, la plus compréhensive, le point de vue le plus riche, semblent être échus en partage à chacune de ses pensées. Comme la pierre, en tombant dans l’eau, s’entoure d’un cercle médiocre, puis d’un plus grand, et d’un plus grand encore, jusqu’à un point où l’œil n’atteint plus, ainsi tombe chacune des maximes dans l’esprit du lecteur attentif : le point devient en peu d’instants une vaste circonférence. On cite de préférence, parmi les pensées de La Rochefoucauld, celles qui se rapportent à son idée favorite. Les plus belles de ses pensées n’appartiennent peut-être pas à cette sphère. J’en citerai quelques-unes dont la frappante vérité pour le fond et pour l’expression cause comme un tressaillement dans l’âme, et livre le lecteur à une suite indéfinie de contemplations. Ce sont de vrais diamants, qu’il ne faut ni enchâsser, ni réunir ; leur isolement les fait mieux éclater :
« Chacun dit du bien de son cœur, et personne « n’en ose dire de son esprit278. »
« On ne se peut consoler d’être trompé par ses ennemis et trahi par ses amis, et l’on est souvent satisfait de l’être par soi-même279. »
« Assez de gens méprisent le bien, mais peu savent le donner280. »
« Les personnes faibles ne peuvent être sincères281 »
« On donne des conseils, mais on n’inspire point de conduite282. »
« Il y a du mérite sans élévation, mais il n’y a « point d’élévation sans quelque mérite283. »
« Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y manquons souvent d’expérience, malgré le nombre des années284. »
« La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie285. »
Toutefois La Rochefoucauld n’a pas vu l’âme humaine dans sa profondeur ; il n’a pas été au-delà de la région secondaire de ses phénomènes ; et il est douteux qu’il ait connu la vaste portée de quelques-unes de ses propres observations.
X. La Bruyère.
1644-1696 §
Voici encore un de ces auteurs qui n’ont point traité la morale scientifiquement :
La Bruyère est un artiste, comme La Rochefoucauld un homme du monde. Il n’appartenait pas
aux premiers rangs de la société. Peut-être en fut-il mieux placé pour apprécier certaines
classes et certains ridicules ; témoin cette plaisanterie sur sa naissance, qu’on a eu la
simplicité de prendre au sérieux : « Je le déclare nettement, afin que l’on s’y
prépare, et que personne un jour n’en soit surpris : s’il arrive jamais que quelque
grand me trouve digne de ses soins, si fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy
de La Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de
France qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre-Sainte : voilà alors
de qui je descends en ligne directe286. »
La vie de La Bruyère, obscure et uniforme, fut toutefois mêlée à des vies différentes ; il fut en relation avec des gens de toutes conditions. Il venait d’acheter une charge de trésorier à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l’histoire à Louis de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Jusqu’à sa mort, il resta attaché à la maison du prince, qui avait été son élève ; cette situation lui permit d’apprécier les hommes de tout rang, sans sortir du rôle d’observateur.
En 1687 il publia une traduction des Caractères de Théophraste, avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Ce livre, à la fois vivement goûté et critiqué dès son apparition, eut huit éditions du vivant de l’auteur.
Qu’est-ce au fond que cet ouvrage ? Contient-il des portraits satiriques dessinés d’après
nature, ou des peintures moins directes, fruit d’observations généralisées ? C’est une
question qui n’est pas encore entièrement résolue. La Bruyère a protesté contre les clefs
qu’on a voulu donner de ses caractères. Après avoir vivement repoussé l’imputation de les
avoir lui-même livrées, il ajoute : « J’ai peint, à la vérité, d’après nature ;
mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon livre des Mœurs. Je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui
ne fussent que vrais et reste semblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas
croyables, et ne parussent feints et imaginés. Me rendant plus difficile, je suis allé
plus loin : j’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre ; et de ces divers
traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures
vraisemblables287. »
Mais on ne peut se le dissimuler, dans une œuvre pareille, comment échapper au reproche
de personnalités ? La Bruyère l’a senti ; il a dit lui-même : « Vous qui voulez
être offensé personnellement de ce que j’ai dit de quelques grands, ne criez-vous point
de la blessure d’un autre ? Êtes-vous dédaigneux, malfaisant, mauvais plaisant,
flatteur, hypocrite ? je l’ignorais, et ne pensais pas à vous : j’ai parlé des
grands288. »
Il résulte de ces citations, que l’auteur a eu souvent en vue telle ou telle personne en particulier ; et en effet, quelques-uns de ses portraits présentent quelque chose d’individuel, l’aspect d’une épigramme à laquelle le temps a arraché son aiguillon, en effaçant le souvenir du personnage. Il en résulte aussi que sa méthode n’a pas été toujours celle du véritable artiste, chez qui une individualité ne naît pas du rapprochement de plusieurs pièces de rapport. On s’en aperçoit bien en lisant ses Caractères : ils ne sont pas compacts ; du moins, la plupart. La nature cimente mieux les traits d’un caractère ; toute individualité a de l’unité ; un trait explique l’autre ; les contrastes s’engendrent par une loi profonde, et ce qui, à la surface, nous paraît disproportionné, tient fréquemment à une sorte d’équivalent intérieur, que nous admettons peut-être en théorie, quoique nous ne sachions pas toujours le reconnaître dans l’appréciation des individus. Mais ce qui échappe souvent l’œil du simple observateur est précisément ce qui se révèle au talent du poète. Dans le germe caché et fécond contemplé ou conçu par le génie poétique, celui-ci saisit l’individualité riche, puissante, variée, toujours concrète, des êtres qu’il met en scène. C’est la vie même qu’il reproduit, et de là le prix de son œuvre et la dignité du rang qu’il occupe.
Telle n’est pas, en général, la méthode de La Bruyère, quoique les facultés poétiques ne lui manquent pas, comme nous le reconnaîtrons plus tard. Mais, pour le moment, renonçant à voir dans son œuvre un recueil de satires, une galerie de portraits, voyons-y pourtant, suivant le titre qu’il a choisi, un tableau de son siècle, point de vue trop négligé. En effet, les principaux éléments du siècle de Louis XIV apparaissent dans ce tableau. Ils y sont présentés dans une classification complètement effacée aujourd’hui. Ce sont les gens de cour, les bourgeois, les hommes de finance, les hommes de robe, les gens d’église et, tout au fond, le peuple ; tout cela formant un corps dont les membres n’étaient point liés ensemble, et dont la seule unité centrale et véritable était la personne du monarque. Il est aisé de comprendre, et la suite l’a prouvé, combien cette société sans consistance ni liaison naturelle entre ses parties était facile à ébranler. Que pouvait trouver, entre elle et les masses, une monarchie sans aristocratie ?
Commençant par les gens de cour, La Bruyère les peint méprisables et librement méprisés :
« Le reproche en un sens le plus honorable que l’on puisse faire à un homme, c’est de lui dire qu’il ne sait pas la cour : il n’y a sorte de vertus qu’on ne rassemble en lui par ce seul mot.
« L’on est petit à la cour ; et, quelque vanité que l’on ait, on s’y trouve tel : mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.
« L’on s’accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours ou sur l’escalier.
« La cour ne rend pas content ; elle empêche qu’on ne le soit ailleurs.
« La cour est comme un édifice bâti de marbre ; je veux dire qu’elle est composée d’hommes fort durs, mais fort polis.
« Un noble, s’il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui ; s’il vit à la cour, il est protégé, mais il est esclave ; cela se compense.
« Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.
« L’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt : c’est ce que l’on digère le matin et le soir, le jour et la nuit ; c’est ce qui fait que l’on pense, que l’on parle, que l’on se tait, que l’on agit ; c’est dans cet esprit qu’on aborde les uns et qu’on néglige les autres, que l’on monte et que l’on descend289. »
Et que de mots pareils, peut-être plus forts encore ! Ce chapitre De la Cour et celui Des Grands, qui le suit, étonnent par la liberté avec laquelle La Bruyère parle de la cour et de la vie qu’on y mène. Il n’était pas le seul à parler ainsi. On sentait déjà ce qu’était cette domesticité brillante et vile. D’ailleurs, en disant du mal de la cour, on ne déplaisait pas au monarque, surtout si l’on avait soin de le louer, ce que La Bruyère fait avec une exagération qui peine. La fin du chapitre Du Souverain est un éloge de Louis XIV, présenté d’une manière indirecte, qui donne plus de grâce à la flatterie. Il est vrai qu’en 1687 le grand règne était dans son plus vif éclat : succès au dehors, grandes entreprises au dedans, tout se réunissait pour éblouir et séduire. Toutefois la révocation de l’édit de Nantes était prononcée, et les maux qui en furent la suite commençaient trop bien à se montrer pour qu’un observateur tel que La Bruyère eût dû faire de l’intolérance religieuse un sujet d’éloge. Saint-Simon, un peu plus tard, ne s’y laissa pas tromper. Mais ce point de vue à part, voici, en fait d’éloges, un passage assez étrange quand on pense à celui qui en était l’objet. On se demande si La Bruyère était sérieux, lorsqu’il disait du Dauphin, fils de Louis XIV, l’un des hommes les plus insignifiants de son temps :
« Un jeune prince d’une race auguste, l’amour et l’espérance des peuples, donné du ciel pour prolonger la félicité de la terre, plus grand que ses aïeux, fils d’un héros qui est son modèle, a déjà montré à l’univers, par ses divines qualités et par une vertu anticipée, que les enfants des héros sont plus proches de l’être que les autres hommes290. »
Quant aux gens de ville, bourgeois enrichis, bien alliés, en possession des jouissances de la vie, ils y veulent, selon l’auteur, joindre celles de la vanité, et ils imitent les grands autant qu’il est en eux :
« Paris, pour l’ordinaire le singe de la cour, ne sait pas toujours la contrefaire.
« Quel est l’égarement de certains particuliers, qui, riches du négoce de leurs pères, se moulent sur les princes pour leur garde-robe et leur équipage, excitent, par une dépense excessive et par un faste ridicule, les traits et la raillerie de toute une ville qu’ils croient éblouir, et se ruinent ainsi à se faire moquer de soi291 !
Les partisans ou traitants, entre les mains de qui se trouvaient alors les grandes richesses, sont traînés dans la fange :
« Les partisans nous font sentir toutes les passions, l’une après l’autre. L’on commence par le mépris à cause de leur obscurité. On les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois, et on les respecte. L’on vit assez pour finir, à leur égard, par la compassion.
« Il y a une dureté de complexion ; il y en a une autre de condition et d’état. L’on tire de celle-ci, comme de la première, de quoi s’endurcir sur la misère des autres, dirai-je même de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille ? Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.
« Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait : il est excusable ; quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ?
« Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille292. »
Les hommes de robe, classe intermédiaire entre la bourgeoisie et la noblesse, ou plutôt
sorte de noblesse équivoque et bâtarde, classe respectable pourtant, au dire des
historiens, et qui, mieux que les autres, avaient conservé des habitudes et des traditions
morales, ne sont pas non plus épargnés. La Bruyère s’attache surtout à signaler la
mauvaise administration de la justice ; il s’étonne « de n’être pas pendu, cela
pouvant arriver aux plus honnêtes gens »
. La magistrature, et ce qui y tient,
lui apparaît surtout sous l’aspect de la vanité et de la frivolité.
« Il y a dans la ville, la grande et la petite robe ; et la première se venge sur l’autre des dédains de la cour, et des petites humiliations qu’elle y essuie : de savoir quelles sont leurs limites, où la grande finit et où la petite commence, ce n’est pas une chose facile.
… « L’un, avec quelques mauvais chiens, aurait envie de dire : ma meute ; il sait un rendez-vous de chasse, il s’y trouve, il est au laisser-courre, il entre dans le fort, se mêle avec les piqueurs ; il a un cor. Il ne dit pas comme Ménalippe : Ai-je du plaisir ? il croit en avoir ; il oublie lois et procédure : c’est un Hippolyte. Ménandre, qui le vit hier sur un procès qui est en ses mains, ne reconnaîtrait pas aujourd’hui son rapporteur. Le voyez-vous le lendemain à sa chambre, où l’on va juger une cause grave et capitale ? il se fait entourer de ses confrères, il leur raconte comme il n’a point perdu le cerf de meute, comme il s’est étouffé de crier après les chiens qui étaient en défaut, ou après ceux des chasseurs qui prenaient le change ; qu’il a vu donner les six chiens : l’heure presse ; il achève de leur parler des abois et de la curée, et il court s’asseoir avec les autres pour juger293. »
Arrive le tour du clergé, des gens d’église de toutes sortes, et avec eux d’une masse d’individus accusés par La Bruyère de tenir plus aux formes extérieures qu’au fond de la religion. Ce sont eux qui, selon lui, ont fait prendre en mauvaise part le mot de dévotion. À ses yeux un dévot est presque un hypocrite :
« Un dévot est celui qui, sous un roi athée, serait athée294. »
« Le faux dévot, ou ne croit pas en Dieu, ou se moque de Dieu : parlons de lui obligeamment, il ne croit pas en Dieu295.
L’honorable indignation de La Bruyère se soulève, à toute reprise, contre cette hypocrisie consacrée par la mode du temps. Mais quelque sympathie que nous inspire ce courageux dégoût d’une âme droite et vraiment religieuse, n’oublions pas toutefois que cet abus indique un sentiment vrai, un respect, un honneur pour tout ce qui touchait à la religion, une religion, en un mot, qui s’honorait elle-même dans une part assez considérable de ceux qui l’enseignaient ou la pratiquaient. On ne saurait perdre de vue Bossuet, Fénelon, Bourdaloue et bien d’autres, ni des hommes tels que les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, même en présence de la flatterie et de l’entraînement qui attiraient tant de courtisans sur les traces du monarque. C’était l’heure où le roi, corrigé et placé sous le plein ascendant de Madame de Maintenon, recourait à un surcroît de dévotion pour remplir le vide laissé par les passions de sa jeunesse. Cette situation reconnue sous ses deux faces, il faut savoir gré à La Bruyère d’avoir signalé, comme il l’a fait, l’empressement de la cour à certains actes, tout en se dispensant de beaucoup d’autres regardés cependant comme tout aussi essentiels.
Il caractérise fort bien la fausse dévotion :
« Négliger vêpres comme une chose antique et hors de mode, garder sa place soi-même pour le salut, savoir les êtres de la chapelle, connaître le flanc, savoir où l’on est vu et où l’on n’est pas vu ; rêver dans l’église à Dieu et à ses affaires, y recevoir des visites, y donner des ordres et des commissions, y attendre les réponses ; avoir un directeur mieux écouté que l’Évangile ; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur ; dédaigner ceux dont le directeur a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut ; n’aimer de la parole de Dieu que ce qui s’en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacrements donnés de sa main à ceux qui ont de moins cette circonstance ; ne se repaître que de livres de spiritualité, comme s’il n’y avait ni évangiles, ni épîtres des apôtres, ni morale des Pères ; lire ou parler un jargon inconnu aux premiers siècles ; aller à son salut par le chemin de la fortune et des dignités : c’est, du moins jusqu’à ce jour, le plus bel effort de la dévotion du temps296. »
« Qu’est-ce qu’une femme que l’on dirige ? est-ce une femme plus complaisante pour son mari, plus douce pour ses domestiques, plus appliquée à sa famille et à ses affaires, plus ardente et plus sincère pour ses amis ; qui soit moins esclave de son humeur, moins attachée à ses intérêts ; qui aime moins les commodités de la vie ; qui soit plus exempte d’amour de soi-même, et d’éloignement pour les autres ? Non, dites-vous, ce n’est rien de toutes ces choses. J’insiste et je vous demande : Qu’est-ce donc qu’une femme que l’on dirige ? Je vous entends, c’est une femme qui a un directeur297. »
Les prédicateurs n’échappent pas aux sarcasmes de La Bruyère. Il blâme hautement leur manque de simplicité évangélique, leur prédication remplie de pompe et de faste, un art plutôt qu’un office :
« Le discours chrétien est devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique qui en est l’âme ne s’y remarque plus : elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots et par les longues énumérations. On n’écoute plus sérieusement la parole sainte : c’est une sorte d’amusement entre mille autres ; c’est un jeu où il y a de l’émulation et des parieurs298. »
Il traite comme elles le méritent les habitudes d’une scolastique artificielle, découpure artistement appliquée sur un fonds d’étoffe commune, pour lui imprimer des formes qui ne lui appartiennent réellement pas ; procédé dont tant d’orateurs célèbres et généralement admirés n’ont pas été entièrement exempts :
« Ils ont toujours, d’une nécessité indispensable et géométrique, trois sujets admirables de vos attentions ; ils prouveront une telle chose dans la première partie de leur discours, cette autre dans la seconde partie, et cette autre encore dans la troisième : ainsi vous serez convaincu d’abord d’une certaine vérité, et c’est leur premier point ; d’une autre vérité, et c’est leur second point ; et puis d’une troisième vérité, et c’est leur troisième point : de sorte que la première réflexion vous instruira d’un principe des plus fondamentaux de votre religion ; la seconde, d’un autre principe qui ne l’est pas moins, et la dernière réflexion, d’un troisième et dernier principe, le plus important de tous, qui est remis pourtant, faute de loisir, à une autre fois… Il semble, à les voir s’opiniâtrer à cet usage, que la grâce de la conversion soit attachée à ces énormes partitions : comment néanmoins serait-on converti par de tels apôtres, si l’on ne peut qu’à peine les entendre articuler, les suivre, et ne les pas perdre de vue299. »
La Bruyère, qui n’épargne ni prédicateurs, ni clergé, ni dévots, malgré leur nombre et
leur crédit, laisse percer, pour sa part, une foi véritablement chrétienne. De là même des
sévérités, et le reproche d’athéisme que nous le voyons adresser aux dévots par calcul. Il
est vrai qu’ailleurs il a dit : « L’athéisme n’est point300 »
; mais il
entend par là, l’athéisme en tant que doctrine réfléchie, armée de preuves, formellement
adoptée, et non l’athéisme comme sentiment du cœur. Remarquons, du reste, à ce point de
vue, la différence de notre temps à celui de La Bruyère. Entre l’admission des vérités
fondamentales du christianisme publiquement enseignées et l’athéisme, le dix-septième
siècle ne comptait rien. De nos jours, au contraire, d’innombrables nuances s’échelonnent
entre la pleine incrédulité qui repousse Dieu et l’adoption de la pure vérité évangélique.
Nous rassemblons tout cela sous le nom de rationalisme ; un degré de foi
chrétienne s’y mêle encore en proportion diverse et ne cesse qu’au déisme ; et du déisme à
l’athéisme la distance est grande encore, au moins pour le cœur. C’est du cœur qu’il faut
partir dans le jugement qu’on porte sur les hommes, fort différent de celui que les
doctrines méritent. En effet, à prendre la chose logiquement et philosophiquement, les
nuances s’effacent beaucoup entre les deux extrêmes, et de conséquence en conséquence, il
est fort difficile d’assigner le vrai point d’arrêt entre la négation d’une vérité
fondamentale de la foi chrétienne et l’athéisme. Mais, par bonheur, les hommes ne sont pas
tout entiers dans leur pensée ; leur impuissance et leur excellence les en empêchent
également. Qui est assez fort pour embrasser du premier coup la suite logique de toutes
ses idées, et assez résolu pour faire d’avance son choix ? Beaucoup d’hommes, restés
chrétiens par leurs affections et leur volonté, se trouvent dispersés sur les degrés
intermédiaires entre la foi et l’absolue négation. Les uns monteront, les autres
descendront peut-être ; mais il n’appartient à personne de décider à l’avance quels sont
ceux qui auront la force de résister à l’inflexible ascendant de la logique, et ceux, au
contraire, qui se laisseront vaincre par elle.
La Bruyère n’oublie pas les femmes ; mais il ne montre la femme que sous le costume des femmes du monde. Il décrit le rôle qu’elles jouaient alors dans la société, hors de leur véritable sphère. Justement sévère pour leurs vices et leurs faiblesses, il n’est point injuste envers les facultés dont elles sont douées et il apprécie fort bien l’emploi qu’elles en pourraient faire.
Enfin nous arrivons au peuple, entrevu par La Bruyère dans un coin du tableau. Il est presque le seul à nous montrer cette portion de la nation, si supérieure en nombre, et qui échappait néanmoins aux regards des écrivains du temps :
« L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé301. »
Ce portrait, fût-il un peu exagéré, atteste chez l’auteur ce sentiment général d’humanité que manifestent bien d’autres passages des Caractères, et qui était peu partagé à cette époque. Qui s’occupait alors de ce pauvre peuple, si maltraité par les uns, si méprisé par les autres ? On en peut juger par des passages fort connus des lettres de Madame de Sévigné.
Tel était, dans la diversité de ses parties, l’esprit général de la société française au dix-septième siècle. Il est aisé de comprendre, d’après tout cela, que, malgré l’éclat et le charme qui en décoraient les sommités, cette vie sociale, si brillante et si raffinée, fut cependant étroite dans son ensemble ; ces classifications fausses isolaient des éléments sociaux qui, plus tard, se sont mieux fondus. Aujourd’hui, la société, quels que soient ses défauts, forme un corps organisé, souple, dispos, où les articulations transmettent les mouvements de l’une à l’autre extrémité.
Mais il ne suffit pas d’envisager La Bruyère comme l’historien des mœurs de son époque. Comme peintre de la société humaine en général et de l’homme, en un mot comme moraliste, il mérite toute notre attention. Je me suis efforcé de découvrir son idée fondamentale, celle qui sert de lien à toutes les autres ; mais cette idée centrale, saillante chez Pascal, évidente chez La Rochefoucauld, ne se laisse pas voir distinctement chez La Bruyère.
Une justice vraie, une équité délicate, se montrent ordinairement dans le jugement qu’il porte des hommes. Il n’est ni Démocrite, ni Héraclite :
« Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri302. »
« L’inquiétude, la crainte, l’abattement, n’éloignent pas la mort ; au contraire : je doute seulement que le ris excessif convienne aux hommes qui sont mortels303. »
Moraliste sans misanthropie et sans prévention, il accepte le monde comme il est fait :
« Ne nous emportons point contre les hommes, en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes et l’oubli des autres : ils sont ainsi faits, c’est leur nature : c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s’élève304. »
Mais cette sorte de résignation passive ne lui suffit pas toujours, et il a aussi de meilleurs enseignements à nous offrir :
« Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement ; les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps. Le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes : la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu ? La vertu seule, si peu à la mode, va au-delà des temps305. »
« Il y a deux mondes : l’un où l’on séjourne peu, st dont l’on doit sortir pour n’y plus rentrer ; l’autre où l’on doit bientôt entrer pour n’en jamais sortir. La faveur, l’autorité, les amis, la haute réputation, les grands biens servent pour le premier monde ; le mépris de toutes ces choses sert pour le second. Il s’agit de choisir306. »
Certainement ceci est de la morale chrétienne, et tel est au fond le point de vue dominant de l’œuvre de La Bruyère. C’est un observateur chrétien, qui regarde autour de soi et qui peint ce qui le frappe. Il ne voit pas la vie en beau ; mais, considérant sa brièveté, il prend son parti des maux dont elle est semée.
Ses sentiments moraux font honneur à sa profession de christianisme ; on trouve chez lui beaucoup d’idées élevées. C’est, une âme délicate et généreuse plus que tendre et sentimentale. On en peut juger par des mots comme ceux-ci :
« Quelque désintéressement qu’on ait à l’égard de ceux qu’on aime, il faut quelquefois se contraindre pour eux, et avoir la générosité de recevoir.
« Celui-là peut prendre, qui goûte un plaisir aussi délicat à recevoir que son ami en sent à lui donner.
« Donner, c’est agir ; ce n’est pas souffrir de ses bienfaits, ni céder à l’importunité ou à la nécessité de ceux qui nous demandent.
« Il vaut mieux s’exposer à l’ingratitude que de manquer aux misérables.
« Il faut briguer la faveur de ceux à qui l’on veut du bien plutôt que de ceux de qui l’on espère du bien307. »
« Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères308. »
« L’on est plus sociable et d’un meilleur commerce par le cœur que par l’esprit309. »
« Il n’y a pour l’homme qu’un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d’avoir quelque chose à se reprocher. »
« Il faut des saisies de terre et des enlèvements de meubles, des prisons et des supplices, je l’avoue ; mais justice, lois et besoins à part, ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d’autres hommes310. »
À ce sentiment d’humanité large et général, La Bruyère en joint un autre, que Pascal n’avait point à montrer, et qui manque à La Rochefoucauld, celui de la nature :
« On s’élève à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres ; on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d’avec celle qui produit le lin, et le blé froment d’avec les seigles, et l’un ou l’autre d’avec le méteil : on se contente de se nourrir et de s’habiller. Ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses. Il n’y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée, et l’esprit occupé d’une plus noire chicane, ne se préfère au laboureur qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos, et qui fait de riches moissons ; et s’il entend quelquefois parler des premiers hommes ou des patriarches, de leur vie champêtre et de leur économie, il s’étonne qu’on ait pu vivre en de tels temps, où il n’y avait encore ni offices, ni commissions, ni présidents, ni procureurs ; il ne comprend pas qu’on ait jamais pu se passer du greffe, du parquet et de la buvette311. »
« Le monde est pour ceux qui suivent les cours ou qui peuplent les villes : la nature n’est que pour ceux qui habitent la campagne ; eux seuls vivent, eux seuls du moins connaissent qu’ils vivent312. »
Sous le rapport de la pensée philosophique, il faut le dire, nous ne pouvons égaler La Bruyère à La Rochefoucauld. Un examen attentif fait reconnaître bien plus de substance dans le fond des pensées de ce dernier. Comme moraliste, La Bruyère a plus de justesse que de profondeur, plus de vivacité que de force. L’horizon de sa pensée n’est pas vaste ; on en peut juger par le chapitre Du Souverain ou de la République. Son mérite principal, à part toutefois ses sentiments honnêtes et élevés, est plutôt un mérite d’écrivain que de philosophe. Il se distingue, en premier lieu, par la variété ingénieuse et le piquant des tournures :
« Je suppose que les hommes soient éternels sur la terre, et je médite ensuite sur ce qui pourrait me faire connaître qu’ils se feraient alors une plus grande affaire de leur établissement qu’ils ne s’en font dans l’état où sont les choses313. »
« Il n’est pas absolument impossible qu’une personne qui se trouve dans une grande faveur perde un procès314. »
« Faibles hommes ! un grand dit de Timagène, votre ami, qu’il est un sot, et il se trompe ; je ne demande pas que vous répliquiez qu’il est homme d’esprit ; osez seulement penser qu’il n’est pas un sot315. »
La Bruyère rajeunit les lieux communs, qui sont, au fond, les vérités les plus précieuses. Cette monnaie indispensable, que le long usage seul avait dépréciée, est par lui comme refondue et frappée à neuf. Voici des pensées très ordinaires, point piquantes en elles-mêmes, rendues piquantes par l’expression :
« Une belle maxime pour le Palais, utile au public, remplie de raison, de sagesse et d’équité, ce serait précisément la contradictoire de celle qui dit que la forme emporte le fond316. »
« Diseurs de bons mots, mauvais caractère ; je le dirais, s’il n’avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante : cela n’a pas été dit, et je l’ose dire.
« Qui est plus esclave qu’un courtisan assidu, si ce n’est un courtisan plus assidu317 ? »
« Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d’un palais à la campagne et d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort. Mais il appartient peut-être à d’autres de vivre contents318. »
« Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles319. »
Plus on étudie la manière de La Bruyère, plus on est frappé de la diversité, de la richesse des formes qu’il emploie. Allusions, apologues, rapprochements, interrogations, doute simulé, indifférence affectée, réticences, mouvements dramatiques, se succèdent sans relâche dans son livre, en font une suite continuelle de surprises. Tantôt c’est par l’exagération qu’il relève ses idées ; d’autres fois il diminue, il affaiblit l’expression, afin de rendre plus frappant le contraste avec la grandeur de la pensée. Il veut contraindre le lecteur à s’étonner ou du moins à s’apercevoir des abus et des vices qui, à force d’habitude, ont cessé d’être remarqués. De là tant de détours, tant d’artifices de diction, des chutes fréquentes plus ou moins bien ménagées, où l’attention, réveillée par des préliminaires pleins d’ampleur et de faste, se trouve enfin fixée sur l’idée principale, tout simplement exprimée à la fin :
« Le solide et l’admirable discours que celui qu’on vient d’entendre ! Les points de religion les plus essentiels, comme les plus pressants motifs de conversion, y ont été traités : quel grand effet n’a-t-il pas dû faire sur l’esprit et dans l’âme de tous les auditeurs ! Les voilà rendus, ils en sont émus et touchés au point de résoudre dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore, qu’il est encore plus beau que le dernier qu’il a prêché320. »
Il est vrai que La Bruyère n’est pas constamment aussi heureux. À force de vouloir être
neuf, il lui arrive de devenir puéril et affecté ? Ceci est rare sans doute ; mais les
lointains créés par son pinceau sont peut-être trop souvent illusoires. À l’inverse de
La Rochefoucauld, sa pensée a ordinairement moins d’étendue que l’expression n’en fait
pressentir. Si l’énergique fécondité du premier est contenue dans un petit nombre de
paroles, c’est l’art de l’expression et le développement des nuances qui font le caractère
du second. Il a dit : « Lorsqu’on désire, on se rend à discrétion à celui de qui
l’on espère : est-on sûr d’avoir, on temporise, on parlemente, on capitule321. »
La Rochefoucauld dit en deux mots : « Nous promettons selon nos espérances, et nous
tenons selon nos craintes322. »
La Bruyère laisse seulement trop peu à faire à son lecteur ; et cependant l’un des plus grands plaisirs comme des plus grands profits de la lecture, c’est d’éveiller la pensée du lecteur, de lancer son esprit sur une voie où il fasse par lui-même quelques pas.
En revanche, La Bruyère possède ce que nous avons vainement cherché auprès de La Rochefoucauld, le talent de saisir le côté dramatique des caractères. La Rochefoucauld est avant tout profond. Pascal est profond, abstrait, universel ; son observation s’élève du premier coup à la plus vaste généralité. La Bruyère est surtout dramatique ; il fait ressortir l’aspect pittoresque des individualités jusque dans les moindres détails. Son chapitre De la Mode mérite d’être étudié sous ce rapport. C’est là que se trouvent ces peintures du Fleuriste et de l’Amateur de fruits, tableaux piquants des manies où l’esprit humain peut s’égarer. Ailleurs il faut remarquer Philémon323, Irène324, Giton et Phédon, ou le Riche et le Pauvre325. Parfois, mais rarement, il a la touche un peu lourde et grossière ; ainsi dans le portrait de l’Égoïste :
« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres : il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie : il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service ; il ne s’attache à aucun des mets qu’il n’ait achevé d’essayer de tous : il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois : il ne se sert à table que de ses mains : il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes ; il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes capables d’ôter l’appétit aux plus affamés : le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe : on le suit à la trace ; il mange haut et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier ; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d’établissement, et ne souffre pas d’être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse. S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit ; il tourne tout à son usage : ses valets, ceux d’autrui courent dans le même temps pour son service ; tout ce qu’il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages ; il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain326. »
Outre ce qu’il y a de trop brutal dans la réunion de tous ces traits, il est évident que l’égoïste ne peut constituer un caractère spécial. L’égoïsme est, plus ou moins, le caractère de tout le monde ; l’égoïsme est quelque chose dont chacun de nous a quelque chose. Fond inévitable d’une nature séparée de son vrai centre, chaque individu y participe en une certaine mesure ; la différence n’est guère que dans le degré et dans le mode des manifestations. Celles que présente le portrait que nous venons de considérer sont choquantes, et cependant trop superficielles en un sens. Si chacune à part peut être vraie, l’ensemble cesse de reproduire la vérité complète. Ce portrait ne donne pas non plus l’idéal de l’égoïste ; mérite réservé à Arnault dans cette admirable fable du Colimaçon que chacun sait par cœur :
Sans ami, comme sans famille,Ici-bas vivre en étranger ;Se retirer dans sa coquilleAu signal du moindre danger ;S’aimer d’une amitié sans bornes ;De soi seul emplir sa maison ;En sortir, suivant la saison,Pour faire à son prochain les cornes ;Signaler ses pas destructeursPar les traces les plus impures ;Outrager les plus belles fleursPar ses baisers ou ses morsures ;Enfin, chez soi, comme en prison,Vieillir, de jour en jour plus triste,C’est l’histoire de l’égoïste,Et celle du colimaçon.
De nos jours surtout, le morceau de La Bruyère ne saurait satisfaire ; on a peine à se figurer tant d’impudence et de grossièreté dans la préférence de soi aux autres ; c’est, en général, avec plus d’art que l’égoïsme se manifeste. Je l’estime aussi fort, aussi âpre que jamais ; mais il a su revêtir d’autres formes. L’égoïsme de notre temps, l’égoïsme dompté, apprivoisé, mais non amoindri par la civilisation, fournirait matière à une étude digne d’intérêt ; on y verrait un calcul par lequel nous renonçons à une portion de nos jouissances, afin de mieux nous assurer les autres ; ce serait l’égoïsme transigeant avec lui-même et avec les usages d’aujourd’hui.
Il serait utile encore de poursuivre l’égoïsme qui se mêle et s’attache à certains sentiments particuliers, où il est plus aisé de se le dissimuler à soi-même. L’égoïsme sentimental, l’égoïsme de famille, de caste, de profession, pourraient donner lieu à de curieuses observations. En général, les moralistes devraient toujours aller plus loin que la peinture des vices grossiers ; il faudrait nous forcer à reconnaître ceux de nos mauvais penchants qui se cachent sous l’aspect des vertus, nous dévoiler ce qui se dissimule dans le secret de nos plus intimes sentiments. Que de découvertes attristantes et honteuses à faire dans ces régions ! Dans notre patriotisme, par exemple, que d’occasions de reconnaître un égoïsme raffiné ! Et dans notre religion même, la trace de l’égoïsme n’est-elle pas souvent brûlante et profonde ? Que de fois nous ne cherchons Dieu que pour nous-mêmes !
Un auteur qui, maintenant, se mettrait devant son miroir, tracerait peut-être ainsi le portrait de l’égoïste :
« Narcisse est un homme taillé pour la société ; sa politesse est parfaite ; ses idées sont toujours prêtes à s’abandonner au courant des vôtres ; personne, dans une discussion, ne sait mieux amortir les angles du raisonnement. Il est sensible, poétique, un peu romanesque ; il s’attendrit aisément, et son émotion est sincère. Vous vivrez dix jours avec lui, que vous ne verrez pas autre chose ; mais peut-être le onzième observerez-vous que le récit d’une infortune véritable le laisse passablement froid, que du moins, s’il s’agit de la secourir, il laisse aux autres le soin d’en chercher les moyens, et que, dans ce genre, son imagination ne lui fournit rien ; il donne volontiers ; mais s’il faut s’entremettre, agir, recommander, représenter le malheureux, il évite avec modestie les difficultés de ce rôle. Vous avez été charmé de sa confiance et de son abandon ; il vous a généreusement confié ses affaires ; il vous cherche souvent pour vous en parler : il ne s’informe jamais des vôtres, excepté par une sorte de réflexion subite, pour l’acquit des formes, et surtout lorsqu’il sent qu’il vous a un peu fatigué du récit des siennes. Toujours plein d’une pensée, chaque sujet le ramène à son sujet ; que dis-je, l’y ramène ? l’y trouve établi, assis, planté. Votre rhumatisme le fait penser à son mal de dents ; l’aventure que vous racontez lui est aussi arrivée ; le goût que vous, exprimez est le contraire du sien ; à la place du personnage dont on parle, voici ce qu’il aurait fait, ou ce qu’il a fait peut-être. Clavecin sensible, sonore et toujours ouvert, chaque mot que vous articulez en sa présence fait vibrer en lui la corde du moi. Ce monosyllabe retentit incessamment dans ses discours, revient à chaque ligne des lettres qu’il écrit. Un moi large et retentissant fortifie habituellement le je trop mince et trop muet, et sa conversation n’est qu’une variation plus ou moins agréable de ce thème favori. Vous le cherchez pour l’entretenir d’une chose qui vous intéresse ; le voilà devant vous, attentif et recueilli ; il sent que c’est son devoir ; mais quand il faut qu’il vous réponde, vous êtes tout surpris de voir que le point délicat lui a échappé. Sa condescendance dans les détails de la vie sociale est très remarquable ; elle serait parfaite sans la distraction à laquelle il est sujet, et qui, par une fatalité bizarre, tourne presque toujours à son profit ; il est fort oublieux, mais il ne s’oublie point. Voyez-le, avec d’autres, au pas d’une porte : tout en causant, il entre le premier ; à table, il se sert machinalement avant son voisin, et machinalement aussi il prend le meilleur morceau du plat qu’on fait passer. Occupe-t-il sur un sofa ou dans une voiture la place qui pourrait convenir à un autre, il l’offre, il se lève à moitié ; mais le bras qui le repousse dans les coussins est toujours le plus fort, et il s’y renfonce en gémissant. En affaires, Narcisse est intègre, délicat, d’une délicatesse qui ne lui permet pas d’accepter un service, encore moins de recevoir un bienfait ; ce n’est que par surprise qu’on peut l’obliger, et jamais impunément ; il rend, aussi promptement que la bienséance le permet et avec usure, tout le bien qu’on lui fait ; rien ne lui pèse tant qu’une obligation. Quand vous avez observé chez lui ces traits et mille autres, vous commencez à comprendre que cet homme si aimable, si commode dans la société, si uni, si lisse au toucher, n’est pas un homme dont le commerce puisse devenir un besoin de l’âme. Ce n’est pas qu’il ne soit né plus généreux ; il y a dans son âme le commencement de tout, le germe de tout ; mais il semble qu’une gelée subite ait tout comprimé. Cet homme si sociable est, au fond, l’homme le plus isolé ; car l’égoïsme l’entoure comme d’une barrière mystérieuse, que la sympathie ne franchira jamais327. »
Pour en revenir à La Bruyère, les mérites d’homme de bien, d’écrivain exquis et de peintre habile que nous avons admirés en lui, ne nous ont guère instruits sur l’idée fondamentale de sa morale. Il est moins guidé par une pensée dominante qu’inspiré par un ensemble de sentiments nobles, humains et en général chrétiens.
Néanmoins, si La Bruyère n’a pas la profondeur de La Rochefoucauld, qui renferme en quelques paroles tout un monde d’idées, il ne manque pas de vérités frappantes, souvent poignantes. Voici des passages où l’on trouve la manière, et presque la touche de La Rochefoucauld :
« Il n’y a pour l’homme que trois événements, naître, vivre et mourir : il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre328. »
« Toute révélation d’un secret est la faute de celui qui l’a confié329. »
Il avait déjà dit à la page précédente :
« Toute confiance est dangereuse, si elle n’est entière : il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l’on croit devoir en dérober une circonstance330. »
Voici une autre pensée qui rappelle ou plutôt qui contredit La Rochefoucauld. Celui-ci
disait : « C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul331. »
La clarté, comme la supériorité morale, est ici du côté
de La Bruyère : « Il faut faire comme les autres : maxime suspecte, qui signifie
presque toujours, il faut mal faire, dès qu’on l’étend au-delà de ces choses purement
extérieures qui n’ont point de suite, qui dépendent de l’usage, de la mode et des
bienséances332. »
Remarquons, en finissant, cette pensée excellente et d’une si parfaite justesse :
« La moquerie est souvent indigence d’esprit 333. »
Et deux lignes plus bas :
« Si vous observez avec soin qui sont les gens qui ne peuvent louer, qui blâment toujours, qui ne sont contents de personne, vous reconnaîtrez que ce sont ceux mêmes dont personne n’est content334. »
Enfin, nous indiquerons encore le morceau qui commence ainsi : « Les hommes
parlent de manière, sur ce qui les regarde, qu’ils n’avouent d’eux-mêmes que de petits
défauts, et encore ceux qui supposent en leurs personnes de beaux talents ou de grandes
qualités335. »
Des nuances fines de la vanité humaine y sont rendues
avec cette vérité piquante si habituelle à La Bruyère.
XI. Récapitulation.
Moralistes ascétiques. Période intermédiaire §
Arrivé au terme de la carrière que je m’étais proposé de parcourir, je comptais, Messieurs, jeter avec vous un regard sur l’espace que nous laissons derrière nous, rassembler sous un coup d’œil les principaux faits et les principales idées qui nous ont successivement occupés, en un mot résumer le cours que je viens de faire336. Je ne me suis pas ménagé pour cette revue un espace suffisant. Quelques noms propres sont à peu près tout ce que je puis vous répéter aujourd’hui ; et ces noms sont si peu nombreux, qu’il semble que je doive hésiter à vous donner même cette simple liste, tant sa brièveté révèle clairement combien peu de parti j’ai tiré des vingt-trois heures que j’avais à ma disposition.
Ce n’est pas qu’à ce petit nombre d’individualités un plus habile que moi n’eût pu rattacher sans peine le monde entier des idées morales. Chacun des écrivains que nous avons essayé d’apprécier représente quelqu’une des idées qui préoccupent tour à tour ou se partagent simultanément l’espèce humaine ; car le nombre de ces idées est borné, et il n’appartient à aucun génie de les multiplier ; tout ce qu’il peut, c’est de les renouveler par des combinaisons, de les assortir au temps, de les individualiser en les empreignant de son propre caractère.
C’est ainsi que, dans la personne de Montaigne, nous avons vu réalisé l’épicurisme de tous les temps, modifié par le caractère de l’écrivain et par son époque : athéisme bien réel, mais pacifique, sans hostilité, peut-être sans conscience de soi-même ; conduit dans la route de la vie par un aveugle et par un myope (l’aveugle, c’est la nature, le myope, c’est le bon sens) ; poussé par son système dans une contradiction manifeste, puisque, d’un côté, pour se défaire de toutes les convictions, il est obligé de montrer la nature sans uniformité, sans constance, se démentant elle-même à tous les instants, et que, de l’autre, il lui convient, pour se soustraire à une règle plus rigoureuse, de n’accepter pour guide que cette même nature ; système enfin qui, serré de près et sommé de répondre, se réduit en philosophie à zéro, et en morale à l’individualité pure et simple.
Pascal, se plaçant entre les deux systèmes qui toujours ont partagé et partageront les philosophes, entre la doctrine d’Épicure et celle de Zénon, se sert de l’une contre l’autre, les heurte l’une contre l’autre, les oblige à se briser mutuellement, et de leur poussière confondue évoque un nouveau système où la grandeur et la misère de l’homme figurent comme deux vérités correspondantes, corrélatives, dont le point de réunion est le point de départ de toute spéculation vraie en philosophie morale. De ces deux vérités constatées il fait ressortir avec une merveilleuse force la vérité du christianisme, qui seul a reconnu nos deux états et les contradictions de notre nature, qui seul les a expliquées, qui seul les a conciliées, non par des raisonnements, mais par un fait étranger, supérieur à toutes les données de la raison, et qu’on serait autorisé à traiter de folie, s’il n’était défendu par ses fruits, si, comme l’a dit Jésus-Christ lui-même, la sagesse n’était justifiée par ses enfants337. C’est ainsi que Pascal a étendu le champ de l’apologétique chrétienne ; car le génie est semblable à cette reine fugitive, qui vint chercher sur la rive africaine une place pour un empire ; dans la peau d’une bête fauve, que lui assignait pour limites une hospitalité dérisoire, elle sut trouver l’enceinte d’une vaste cité. Avec moins de génie que Pascal, d’autres apologistes venus après lui ont encore agrandi cette science ; mais il ne faut pas oublier que c’est lui qui les avait portés à leur point de départ, et que ce n’est pas merveille qu’un enfant monté sur les épaules d’un géant voie un peu plus loin que ce géant lui-même.
Dans La Rochefoucauld nous avons trouvé, avec quelques germes épars de matérialisme, le principe, sans conscience de soi-même, de ce que l’époque présente désigne sous le nom d’utilitarisme. L’intérêt, montré au fond de toutes les actions humaines, telle est la substance du livre de La Rochefoucauld, à qui, d’ailleurs, on ne saurait imputer ni à blâme ni à louange d’avoir fait un système. Il était impossible de ne pas conclure, des faits nombreux rassemblés dans cet ouvrage, l’importance du rôle que joue l’élément égoïste dans le cœur humain ; cela nous a conduit à considérer la lutte permanente établie dans l’âme entre le moi et le non-moi, l’impossibilité d’un vrai partage entre ces deux éléments, la nécessité de satisfaire entièrement le premier pour procurer au second un libre jeu et un plein essor, et c’est dans le christianisme que nous avons trouvé la solution de cet important problème.
Nous n’avons pas demandé à La Bruyère un système : il n’en a point. Cependant il a son caractère à lui, que nous n’avions point rencontré encore. C’est un observateur chrétien et humain de la société ; c’est ainsi un historien précieux de cette époque remarquable ; c’est un peintre habile, non seulement des mœurs de son temps, mais de la nature humaine en général.
La liste des moralistes proprement dits est plus courte sans doute qu’on ne le croit. Toutefois il s’en faut bien que nous ayons épuisé le dix-septième siècle. Je vois avec confusion et avec une sorte d’effroi bien des noms se presser sur le seuil de la porte que nous allons fermer, et demander l’accès que nous ne pouvons plus leur accorder.
Auprès d’eux s’offre à nous la classe nombreuse et importante des ascétiques, c’est-à-dire des écrivains qui donnent la vérité religieuse pour base à la vérité morale.
Nommer ici Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Fénelon, Nicole, Duguet, Saurin, c’est vous dire assez qu’il nous resterait à parcourir la moitié au moins de notre carrière, si nous ne les regardions comme plus ou moins étrangers à l’objet de notre étude. Nous nous sommes proposé essentiellement de faire connaître les moralistes d’une autre classe, ceux qui ont étudié l’homme avec une sagesse d’homme, ou qui ont cherché dans son propre sein la force dont il a besoin contre lui-même. Si Pascal a pris dans cette revue une large place, c’est parce qu’il est parti d’une étude philosophique de l’âme humaine pour établir la nécessité d’un autre guide que la raison et la philosophie. Chacun des auteurs que nous avons étudiés ayant pris pour point de départ la raison, c’est-à-dire sa raison, forme une individualité distincte ; chacun a sa doctrine, sa morale ; chacun est lui-même. Il n’en est pas ainsi des moralistes ascétiques ; quoique je ne conteste à nul d’entre eux son individualité, je ne vois point dans chacun d’eux une doctrine. La même donnée fondamentale étant fournie à tous, les mêmes conséquences principales leur sont imposées. Ils ne peuvent, sous le rapport de la doctrine, différer que par des nuances : ils sont tous disciples d’une même école, éclairés d’une même lumière, mue dans une même direction ; la raison de Dieu est leur raison. C’est à d’autres égards que leur individualité se prononce, mais s’il est question de doctrine, ils font masse, et tous ces hommes ne sont qu’un homme ; c’est tous ensemble, et non pas un à un, qu’il faut les comparer aux moralistes précédents. Les rapprocher des autres moralistes, c’est rapprocher la morale une et immuable de l’Évangile de la morale multiforme et variable de la raison humaine.
Toutefois, et par cela même que leur morale leur est donnée par leur religion, ils peuvent offrir entre eux des différences, suivant les différences de leurs vues religieuses. La morale et le dogme sont intimement unis, ou plutôt sont, dans le christianisme, une seule et même chose à leur principe : ce que le dogme souffre, la morale le souffre aussi ; ce qui fortifie et épure le dogme, épure et fortifie la morale. Il sera donc naturel d’attendre des différences entre le moraliste catholique et le moraliste protestant ; et parmi les catholiques mêmes, entre les jansénistes et le reste des docteurs de l’Église romaine.
En lisant les Provinciales, écrites vers le milieu du dix-septième siècle, nous sommes déjà bien loin de la morale naturelle de Montaigne et de Charron ; les bases anciennes ont été restituées ; la religion catholique, subissant à son insu l’influence de la grande révolution religieuse du seizième siècle, et participant dès lors à l’un des caractères essentiels de la Réforme, aspire à former avec la morale un tout indivisible : agir doit être la conséquence de croire ; croire doit être le principe d’agir ; il n’y a pas de dissentiments sur cette question ; du moins on ne les avoue pas.
Les jésuites, comme Pascal, reconnaissent le christianisme pour point de départ de la conduite et des mœurs ; mais les premiers cherchent à accommoder la règle divine aux passions humaines, tandis que Pascal, dans ses écrits comme dans sa vie, s’efforce de ramener les passions humaines sous le joug de la règle divine. Il y a cette différence encore, que la théologie de Pascal, plus sévère, correspond à une morale plus pure, et que la morale relâchée des jésuites semble procéder d’une théologie moins exacte et moins scripturaire.
Il existe enfin, indistinctement chez les protestants et les catholiques, une différence entre les orthodoxes, qui se tiennent plus collés à la lettre, et les mystiques, qui accordent plus à l’esprit. Bourdaloue et Nicole, Fénelon et Duguet, Bossuet et Saurin offriraient sous ce rapport des points de comparaison intéressants. Mais ce qui est plus intéressant peut-être que l’étude de ces variétés, c’est de voir avec quelle puissance la piété chrétienne fait de tous les esprits un même esprit. Tous les docteurs pieux ont eu la même religion et la même morale.
Cela ne nous empêcherait pas, si le temps nous le permettait, d’examiner à part et d’étudier à loisir chacun des grands écrivains religieux que nous venons de nommer. Mais pour le faire aussi convenablement que nos forces peuvent nous le permettre, il ne faudrait guère moins de temps que nous en avons déjà consommé, et nous ne saurions nous résoudre à étouffer d’aussi beaux sujets dans les étroites limites du temps qui nous reste. Passer rapidement sur les écrits de ces hommes éminents serait sans respect pour eux et sans utilité pour vous. Heureux qui peut tout abréger parce qu’il voit tout ! Pour nous, nous n’espérons pas faire connaître sans de longs développements et sans des citations nombreuses, tous ces génies si beaux et si divers : ce grand Bossuet, en qui semble renfermée toute la majesté du dogme chrétien, entre les mains de qui deux idées, la mort et l’éternité, remuent comme de puissants leviers toutes les âmes d’un auditoire, et qui prosterne avec lui-même dans la poussière toutes les grandeurs humaines ; ce Bourdaloue, si austère, si zélé, si saintement passionné, si riche d’idées, si fort de preuves, si étonnant de dialectique ; ce Massillon, à qui toutes les consciences ont dit leur secret, qu’on a appelé le confesseur universel de la nature humaine, qui nous aide à lire dans notre propre cœur, qui connaît la société, le monde et la cour, qui compatit avec sévérité, condamne avec sympathie, et répand sur ses conseils et sur ses réprimandes mêmes, l’onction la plus suave ; ce Saurin, l’honneur de la chaire protestante, rapide, pressant, quelquefois abrupte, toujours précis et net, n’évitant les difficultés d’aucun sujet, ne craignant jamais pour la vérité, ou plutôt ne craignant jamais la vérité elle-même, vrai envers et contre tous, parlant d’autorité, et annonçant la morale comme une vérité rigoureuse et positive ; ce Fénelon, que son nom seul caractérise et retrace, parce que ce nom depuis longtemps est celui de l’éloquence la plus persuasive et la plus douce, Fénelon qui semble renfermer en lui toute la grâce de la religion, comme Bossuet en a pris toute la majesté, et pourtant guide peu sûr, lecture dangereuse pour beaucoup d’âmes, qui trouveraient chez lui le superflu avant le nécessaire, voudraient courir avant de savoir marcher, et se nourrir de toutes les douceurs de la religion avant d’en avoir savouré la salutaire amertume ; enfin, dans l’école de Port-Royal, ce Nicole, qui en fut l’un des principaux ornements, lui à qui manque l’imagination du style, qui sans verve, sans agrément, mais savant dans le cœur humain et dans la religion, a déposé dans ses Essais de morale un trésor d’instructions et de directions utiles ; ce Duguet, laborieux et meilleur écrivain, dont les écrits et la correspondance respirent la piété la plus saine, la maturité de l’expérience, une sévérité sans rudesse, l’onction et la gravité, et qui n’offre pas moins d’intérêt à des lecteurs protestants qu’à des lecteurs catholiques ; Quesnel encore, si indignement persécuté pour ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament, ouvrage admirable, et peut-être sans égal dans son genre, où la profondeur de l’émotion chrétienne se confond avec la profondeur de la pensée théologique, et qu’on ne saurait lire sans se sentir entraîné, dans une sphère plus haute de sentiments et de désirs. J’aime mieux, Messieurs, m’en tenir à cette pauvre et stérile nomenclature, que d’entreprendre une revue précipitée, qui, pour être un peu plus étendue, n’en serait pas moins superficielle, et remplirait moins les lacunes qu’elle ne les ferait sentir.
Nous avons signalé la tendance caractéristique du dix-septième siècle, cette concentration puissante, qui, tout en vivifiant les diverses branches de la culture sociale, ramenait chacune d’elles sous l’empire d’une autorité reconnue. Mais gardons-nous de croire que l’esprit dominant de cette grande période en fût l’esprit unique. Sous son apparente immobilité, le siècle de Louis XIV recélait un mouvement caché. Au premier coup d’œil, il est vrai, on serait tenté de croire à une sphère tournant sur elle-même ; religion, littérature, morale, tout semblait stationnaire ; mais, sous cette enveloppe solide et majestueuse, un travail se poursuivait, une réaction se préparait, timide d’abord, puis de plus en plus hardie, contre la sévère orthodoxie qui prétendait régir toutes les manifestations de l’activité intellectuelle. En prenant les siècles dans leur ensemble, on est forcé de reconnaître à l’esprit humain une marche plus régulière qu’on ne l’avait estimé d’abord. Sous le règne du grand roi, certaines choses, sans doute, continuaient à subsister dans une maturité glorieuse ; mais il était loin d’en être ainsi de toutes. L’eau qui se trouve entravée dans le cours naturel de son écoulement, a beau sembler paisible ; elle s’amasse d’heure en heure contre la digue qu’elle finira par franchir, ou plutôt par renverser. Dans des conditions analogues, l’esprit humain songe moins à s’exercer qu’à se venger. Une chute violente et précipitée est en général sa revanche après une longue compression.
Quelques symptômes d’indépendance trahissaient, sur plusieurs points, cette inévitable, mais sourde réaction. En littérature, Perrault s’insurgeait contre l’autorité de Boileau, et la fameuse querelle des anciens et des modernes subsiste comme un témoignage du mouvement des esprits à cette époque. Le culte voué à l’antiquité fut mal attaqué et mal défendu ; mais si l’antagoniste du législateur du Parnasse eût été plus capable de soutenir la lutte, sa pensée eût répondu à celle de bien d’autres.
En politique, même caractère. Fénelon, sous ce rapport, se présente à nous comme un véritable réformateur. Il est le libéral du dix-septième siècle ; ses écrits offrent un ensemble de doctrines politiques, un système de gouvernement, des modèles d’institutions, qui dépassaient tout à fait le cadre des idées de son temps. Louis XIV ne s’y trompa point ; la disgrâce et l’exil dans l’archevêché de Cambrai du prélat que le monarque appelait un bel esprit chimérique, en témoignent assez. Un sens d’une admirable justesse révélait au roi le danger de tout ce qui, de près ou de loin, pouvait tendre à ébranler l’ordre de choses que l’œuvre de son long règne fut d’étendre et de consolider, mais qui ne devait pas lui survivre longtemps.
En philosophie, la réaction fut à la fois plus profonde et plus circonspecte. On voulait non pas modifier les croyances, mais les détruire. Au point de vue de la morale l’épicurisme, au point de vue de la foi le scepticisme, caractérisent la nature de ces tentatives. Nous avons vu les esprits forts gourmandés par La Bruyère. Ils poussaient du premier élan jusqu’à l’athéisme ; Spinosa et Gassendi, le maître de Molière, leur fournissaient des aliments dont ils se nourrissaient sans bruit. L’école secrète de Chaulieu, de La Fare, de Ninon de l’Enclos, dans laquelle Voltaire commença à se former, traversa tout le grand règne. Ces tendances se fortifiaient par les communications avec l’Angleterre, où le libre penser s’était introduit sous Charles II, en même temps que la licence des mœurs. Jusqu’alors les Français avaient vécu assez isolés de leurs voisins du Nord ; la marche de la civilisation et les alliances de leurs princes les avaient plutôt mis en rapport avec l’Italie et l’Espagne. Toutefois ces influences étaient peu sensibles en comparaison de ce qui devait arriver plus tard : le dix-huitième siècle aura un caractère plus universel, plus humain, moins français que le dix-septième.
Entre les deux périodes, quelques esprits peuvent être considérés comme servant d’intermédiaires. Saint-Évremond, Bayle, Fontenelle, Massillon, réunissent des caractères communs aux deux époques. Les deux premiers ont vécu dans le dix-septième siècle ; mais ils devancent et préparent la réaction qui éclatera au dix-huitième338.
XII. Saint-Évremond.
1613-1703 §
Charles de Saint-Denis, sieur de Saint-Évremond, appartenait à une famille noble et considérée de la Normandie. Il entra au service après avoir commencé par faire son droit, et fit ses premières armes sous le prince de Condé, alors duc d’Enghien. L’influence qu’il exerça de son temps, en contribuant à répandre les doctrines de l’épicurisme, fut vaste et fort au-dessus de la réputation qu’il a conservée comme écrivain. Ami de Ninon de l’Enclos, ornement de cette société, homme de guerre, de cour, de diplomatie, de plaisir, doué de beaucoup d’esprit, d’intelligence, d’instruction, il n’écrivait pas de gros livres, il ne professait pas de système arrêté de philosophie ; mais la force, pour agir sur l’opinion, est quelquefois en raison inverse du poids. Il mettait au jour des pamphlets, de petites brochures remplies de piquantes saillies, que la légèreté des pensées et la frivolité des considérations n’empêchaient nullement d’être répandues et lues. Il n’en fut pas de même après lui : ses éditeurs l’ont enterré sans pitié dans ses propres ouvrages, en les réunissant en de gros volumes.
Il est permis de croire, d’ailleurs, que les agréments du commerce et de la conversation de Saint-Évremond ajoutaient quelque chose à l’influence de ses écrits, surtout lorsque son éloignement de la France y eut joint pour ses amis le prestige du souvenir. Il avait fait partie de la suite de Mazarin, lors des négociations qui aboutirent au fameux traité des Pyrénées. À cette occasion il écrivit au duc de Créqui une lettre où la politique du cardinal était l’objet d’une critique satirique et mordante. Cette lettre, découverte après la disgrâce de Fouquet dans les papiers d’une dame de ses amies, attira sur l’auteur, quoique Mazarin fût mort, la colère du jeune roi, qui ne put lui pardonner de s’être raillé ainsi de son ministre. Saint-Évremond se réfugia d’abord en Hollande, ensuite en Angleterre, où il mourut, âgé de quatre-vingt-dix ans, dans le plein exercice de ses facultés. Il s’était particulièrement attaché à la duchesse de Mazarin, la belle Hortense de Mancini, réfugiée à Londres comme lui. Plusieurs de ses opuscules lui sont adressés, ainsi qu’un certain nombre de ses lettres.
On a prétendu que le morceau le plus saillant compris dans la nombreuse collection des œuvres de Saint-Évremond, n’était pas de lui ; nous voulons parler de la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye, satire pleine d’esprit et de bonne plaisanterie, mais où perce le mépris du clergé, des institutions ecclésiastiques et de la religion. Voltaire l’a attribuée à Charleval339.
Parmi les ouvrages qui sont bien certainement de Saint-Évremond, il faut nommer d’abord les Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers temps de la république. Une sagacité fine, mêlée à de continuelles insinuations contre les mobiles élevés de l’âme, caractérise cette œuvre remarquable, mais inachevée. La morale d’Épicure s’y montre assez à découvert ; elle s’allie avec l’utilitarisme, dont elle est, en fin de compte, le principe et le résumé. Un jour vif sur les motifs de la plupart des actions humaines, mais partiel et parfois peut-être un peu suspect, devait naturellement résulter de cette tendance.
Le jugement de Saint-Évremond sur le repos d’Annibal après sa victoire de Cannes mérite d’être cité :
« Si vous en cherchez la raison, c’est que tout est fini dans les hommes : la patience, le courage, la fermeté s’épuisent en nous. Annibal ne peut plus souffrir, parce qu’il a trop souffert ; et sa vertu consumée se trouve sans ressource au milieu de la victoire340. »
Il faut relever aussi ce qu’il dit de l’acte du premier Brutus :
« Il faudrait avoir été de son siècle, et même l’avoir pratiqué, pour savoir s’il fit mourir ses enfants par le mouvement d’une vertu héroïque ou par la dureté d’une humeur farouche et dénaturée. Je croirais, pour moi, qu’il y a eu beaucoup de dessein en sa conduite. Il peut bien être que les sentiments de la liberté lui firent oublier ceux de la nature. Il peut être aussi que sa propre sûreté prévalut sur toutes choses ; et que, dans ce dur et triste choix de se perdre ou de perdre les siens, un intérêt si pressant l’emporta sur le salut de sa famille341. »
Voici quelques passages où la philosophie de Saint-Évremond se montre tout à fait distinctement :
« Je ne saurais plaindre une pauvreté honorée de tout le monde : elle ne manque jamais que des choses dont notre intérêt ou notre plaisir est de manquer. À dire vrai, ces sortes de privations sont délicieuses ; c’est donner une jouissance exquise à son esprit de ce que l’on dérobe à ses sens342. »
« Dans les premiers temps de la république on ôtait furieux de liberté et de bien public ; l’amour du pays ne laissait rien aux mouvements de la nature On se dévouait, par une superstition aussi cruelle que ridicule ; comme si le but de la société était de nous obliger à mourir, bien qu’elle ait été instituée pour nous faire vivre avec moins de danger et plus à notre aise343. »
« Les hommes ont établi la société par un esprit d’intérêt particulier, cherchant à se faire une vie plus douce et plus sûre en compagnie que celle qu’ils menaient en tremblant dans les solitudes. Tant qu’ils y trouvent non seulement la commodité, mais la gloire et la puissance, sauraient-ils mieux faire que de se donner tout à fait au public, dont ils tirent tant d’avantage ? Les Décies qui se dévouèrent pour le bien d’une société dont ils allaient n’être plus, me semblent de vrais fanatiques344. »
Parmi les réflexions de Saint-Évremond sur Auguste, en général très favorables à ce
premier des empereurs, se trouve ce mot assez caractéristique : « Il avait éprouvé
qu’un honnête homme se fait le premier malheureux quand il en fait d’autres345 » :
Et celui-ci : « Le bien de
l’État était toujours sa première pensée, et il n’entendait pas par le bien de l’État un
nom vain et chimérique, mais le véritable intérêt de ceux qui le composaient. Le sien le
premier (car il n’est pas juste de quitter, les douceurs de la vie privée, pour
s’abandonner au soin du public, si on n’y trouve ses avantages), et celui des autres,
qu’il ne crut jamais être séparé du sien346. »
Dans le Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, c’est le naturel de Plutarque qui plaît à Saint-Évremond, tandis que l’austérité de Sénèque le rebute :
« Plutarque insinue doucement la sagesse, et veut rendre la vertu familière dans les plaisirs mêmes ; Sénèque ramène tous les plaisirs à la sagesse, et tient le seul philosophe heureux. Plutarque, naturel et persuadé le premier, persuade aisément les autres : l’esprit de Sénèque se bande et s’anime à la vertu, et comme si ce lui était une chose étrangère, il a besoin de se surmonter lui-même347. »
Mais entre les trois écrivains, c’est le voluptueux élégant qui l’emporte aux yeux de Saint-Évremond. Il ne se dissimule point la licence de Pétrone ; mais la grâce et la délicatesse de l’expression le font passer sur le reste :
« Je ne suis pas de l’opinion de ceux qui croient que Pétrone a voulu reprendre les vices de son temps, et qu’il a composé une satire avec le même esprit qu’Horace écrivait les siennes. Je me trompe, ou les bonnes mœurs ne lui ont pas tant d’obligation : c’est plutôt un courtisan délicat qui trouve le ridicule, qu’un censeur public qui s’attache à blâmer la corruption. Et pour dire vrai, si Pétrone avait voulu nous laisser une morale ingénieuse dans la description des voluptés, il aurait tâché de nous en donner quelque dégoût ; mais c’est là que paraît le vice avec toutes les grâces de l’auteur, c’est là qu’il fait voir avec plus de soin l’agrément et la politesse de son esprit348. »
Avouons-le néanmoins, toute choquante que puisse paraître cette préférence aux yeux de la
morale, il faut faire la part de ce que l’esprit pénétrant de Saint-Évremond apercevait de
vide et de faux dans l’austérité guindée de Sénèque. Il a pu dire avec raison :
« Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec
tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort349. »
Toutefois cette vérité d’appréciation ne change rien à l’esprit général du morceau. Les doctrines corrosives qui firent le fond de la philosophie du dix-huitième siècle, y transpirent de partout. Écoutez, par exemple, la comparaison de la mort de Socrate avec celle de Pétrone :
« Pour sa mort, après l’avoir bien examinée, ou je me trompe, ou c’est la plus belle de l’antiquité… Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez d’indifférence. Cependant il cherchait à s’assurer de sa condition en l’autre vie, et ne s’en assurait pas ; il en raisonnait sans cesse dans la prison avec ses amis assez faiblement ; et pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne… Il s’est laissé aller aux choses qui le flattaient ; et son âme, au point d’une séparation si fâcheuse, était plus touchée de la douceur et de la facilité des vers que de tous les sentiments des philosophes… Nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l’embarras d’un mourant. C’est pour lui proprement que mourir est cesser de vivre, et le vixit des Romains lui appartient justement350. »
Dans ce même parallèle se rencontre un jugement littéraire assez étrange, mais qui confirme ce que les auteurs contemporains nous révèlent du goût de leur temps, avant que Boileau et Racine l’eussent rectifié. Saint-Évremond, exilé de la France à l’ouverture du grand règne, en était resté aux admirations de son époque. Amateur passionné de Corneille, il loue en lui des défauts qui nous choquent à juste titre :
« Pour moi, qui suis grand admirateur des anciens, je ne laisse pas de rendre justice à notre nation, et crois certainement que nous avons sur eux en ce point (la galanterie) un grand avantage. Et sans mentir, après avoir bien examiné cette matière, je ne sache aucun de ces grands génies qui eût pu faire parler d’amour Massinisse et Sophonisbe, César et Cléopâtre, aussi galamment que nous les avons ouï parler en notre langue351. »
On s’étonne parfois de certaines vues de ce genre chez un homme d’autant d’esprit, et qui a laissé des morceaux de critique ingénieux et intéressants. Quoiqu’il ait fait beaucoup de vers, il avait de singulières idées sur l’essence de la poésie ; il la réduisait au niveau de la prose, ne lui laissant à peu près que la mesure et la rime. Saint-Évremond aurait plus vite et aussi bien fait de proscrire absolument la poésie.
Au reste, on voit trop bien à ses vers que le sentiment poétique lui manquait.
On avait attribué à Saint-Évremond des Réflexions sur la doctrine d’Épicure. Il a désavoué cet écrit, tout en en faisant l’éloge, dans une lettre à Ninon de l’Enclos :
« J’ai un grand désavantage en ces petits traités qu’on imprime sous mon nom, lui dit-il. Il y en a de bien faits, que je n’avoue point, parce qu’ils ne m’appartiennent pas ; et parmi les choses que j’ai faites, on a mêlé beaucoup de sottises, que je ne prends pas la peine de désavouer. À l’âge où je suis, une heure de vie bien ménagée m’est plus considérable que l’intérêt d’une médiocre réputation. Qu’on se défait de l’amour-propre difficilement ! Je le quitte comme auteur, je le reprends comme philosophe, sentant une volupté secrète à négliger ce qui fait le soin de tous les autres352. »
Il passe ensuite à la défense d’Épicure :
« Je pense qu’Épicure était un philosophe fort sage… Indulgent aux mouvements de la nature, contraire aux efforts, ne prenant pas toujours l’abstinence pour une vertu, comptant toujours la luxure pour un vice, il voulait que la sobriété fût une économie de l’appétit, et que le repas qu’on faisait ne pût jamais nuire à celui qu’on devait faire. Il dégageait les voluptés de l’inquiétude qui les précède et du dégoût qui les suit353. »
Rapprochons de ce passage les lignes suivantes tirées de l’écrit désavoué par Saint-Évremond, mais qu’il louait, comme nous l’avons dit, en le désavouant :
« Il ne s’agit plus de défendre la volupté, ni de la considérer comme le souverain bien de la vie. Il faut l’élever sur le trône de la vertu même, qui lui dispute ce titre ; et quoique nous n’en chassions pas cette vertu, de laquelle nous faisons profession, il faut néanmoins la contraindre d’y céder la première place à la volupté. En effet, comme tous les philosophes demeurent d’accord que la dernière fin que l’homme se doit proposer en ce monde est la vie tranquille et agréable, beaucoup d’entre eux se trompent de mettre cette vie dans la vertu, et non pas dans la volupté ; et de s’attacher seulement à la splendeur d’un nom qui leur impose, sans considérer une opinion à laquelle la nature même les force de consentir354. »
L’indifférentisme, chez Saint-Évremond, n’a rien qui surprenne ; il est le résultat naturel de sa doctrine. On n’est point étonné de le lui entendre exprimer nettement dans une Lettre à M. Justel, réfugié protestant, sur les deux religions, catholique et protestante :
« Vous vous plaignez de l’arrêt qui oblige vos enfants à faire choix d’une religion à sept ans, et c’est la plus grande faveur qu’on leur pouvait faire. En effet, ne vaut-il pas mieux recevoir la religion des lois de son pays que de la liberté de sa fantaisie, ou de l’animosité des factions où l’on se trouve ? »
Et dans ses Réflexions sur la Religion :
« Nous disons par docilité que nous croyons ce qu’on dit avec autorité qu’il nous faut croire ; mais, sans une grâce particulière, nous sommes plus inquiétés que persuadés d’une chose qui ne tombe point sous l’évidence des sens, et qui ne fournit aucune sorte de démonstration à notre esprit. »
Ces morceaux et d’autres encore qu’il faut lire, par exemple la Lettre au maréchal de Créqui, qui lui avait demandé en quelle situation était son esprit et ce qu’il pensait sur toutes choses dans sa vieillesse, montrent Saint-Évremond homme du monde, homme de plaisir, mais homme de sens et de goût, qui met la sagesse à la place de la vertu, qui trouve dans la volupté des raisons d’être honnête homme, et tend à substituer l’intérêt bien entendu à tous les autres mobiles ; mais il y tend comme un homme sensible et naturel, que la spéculation n’a pas absorbé, et qui, par dialectique, ne s’inscrit pas en faux contre les mouvements de son cœur.
Il a exprimé, dans la dernière pièce que nous avons nommée, ce sentiment aimable :
« De tous les liens, celui de l’amitié est le seul qui me soit doux ; et n’était la honte qu’on ne répondît pas à la mienne, j’aimerais par le plaisir d’aimer, quand on ne m’aimerait pas. »
Dans un autre genre, voici un mot qui le peint assez bien :
« Il n’y a personne de bon goût qui aime le vice, quand le vice n’est pas agréable355. »
Observateur délicat de ce qui se passait dans son cœur et dans celui des autres, Saint-Évremond comprenait remarquablement bien les sentiments qu’il ne partageait pas, et il en parlait convenablement. À l’inverse de Voltaire, qui n’a point connu la réelle nature du christianisme, et qui en parle comme un aveugle des couleurs, il en avait l’intelligence à fort peu de chose près. On en pourra juger par ces pensées éminemment vraies :
« Le vrai chrétien doit se faire des avantages de toutes choses. Les maux qui lui viennent sont des biens que Dieu lui envoie ; les biens qui lui manquent sont des maux dont la Providence l’a garanti. Tout lui est bienfait, tout lui est grâce en ce monde ; et quand il en faut sortir par la nécessité de la condition mortelle, il envisage la fin de sa vie comme le passage à une plus heureuse qui ne doit jamais finir.
« Tel est le bonheur du vrai chrétien, tandis que l’incertitude fait une condition malheureuse à tous les autres.
« En effet, nous sommes presque tous incertains, peu déterminés au bien et au mal.
« C’est un tour et un retour continuel de la nature à la religion, et de la religion à la nature.
« Si nous quittons le soin du salut pour contenter nos inclinations, ces mêmes inclinations se soulèvent bientôt contre leurs plaisirs, et le dégoût des objets qui les ont flattées davantage, nous renvoie aux soins de notre salut.
« Que si nous renonçons à nos plaisirs par principe de conscience, la même chose nous arrive dans rattachement au salut, où l’habitude et l’ennui nous rejettent aux objets de nos premières inclinations356. »
Il avait écrit, en commençant le morceau, ces paroles dont la vérité relative saisit
tristement : « À considérer purement le repos de cette vie, il serait avantageux
que la religion eût plus ou moins de pouvoir sur le genre humain. »
On
reconnaît, à ces mots, l’homme dont le repos est le souverain bien.
Dans le court écrit intitulé : Que la dévotion est le dernier de nos amours, le véritable caractère de la piété est admirablement saisi :
« Ce n’est pas à la crainte, c’est au seul amour qu’il est permis de bien effacer l’amour. Je dirai plus, une personne sérieusement touchée ne songe plus à se sauver, mais à aimer, quand elle s’unit à Dieu. Le salut, qui faisait le premier de ses soins, se confond dans l’amour, qui ne souffre plus de soins dans son esprit, ni de désirs en son âme, que les siens. Que si on pense à l’éternité dans cet état, ce n’est point pour appréhender les maux dont on nous menace, ou pour espérer la gloire que l’on nous promet ; c’est dans la seule vue d’aimer éternellement qu’on se plaît à envisager une éternelle durée. »
Mais cette remarquable intelligence du christianisme n’empêchait pas Saint-Évremond d’être au fond un esprit profane. Sa Lettre au duc de Buckingham sur sa conversion, et surtout celle qu’il adressa à la duchesse de Mazarin pour la détourner du couvent, en fournissent de tristes preuves. Ce sont des plaisanteries, dira-t-on ; cela est vrai, mais elles ne fussent pas venues à un esprit où le respect des choses saintes eût conservé sa place :
« Votre beauté, devenue tout inutile, ne se découvrira ni à vos yeux ni à ceux des autres.
« Cependant, Madame, cette beauté merveilleuse, ce grand ornement de l’univers, ne vous a pas été donné pour le cacher. Vous vous devez au public, à vos amis, à vous-même. Vous êtes faite pour vous plaire, pour plaire à tous, pour dissiper la tristesse, inspirer la joie, pour ranimer généralement tout ce qui languit. Quand les laides et les imbéciles se jettent dans les couvents, c’est une inspiration divine qui leur fait quitter le monde, où elles ne paraissent que pour faire honte à leur auteur : sur votre sujet, Madame, c’est une vraie tentation du diable, lequel, envieux de la gloire de Dieu, ne peut souffrir l’admiration que nous donne son plus bel ouvrage. Vingt ans de psaumes et de cantiques chantés dans le chœur ne feront pas tant pour cette gloire qu’un seul jour que votre beauté sera exposée aux yeux du monde. Vous montrer est votre véritable vocation : c’est le service que vous devez à Dieu ; c’est le culte le plus convenable que vous puissiez lui rendre. »
Dans l’ensemble des opinions de Saint-Évremond et même dans ses moments sérieux, il est aisé de se convaincre que tout, en définitive, se rapporte pour lui à cette vie tranquille et agréable que nous l’avons entendu vanter, que tout chez lui relève de l’épicurisme.
L’épicurisme, Messieurs, a été exposé et interprété de plusieurs manières. Les uns l’ont présenté sous une forme scientifique ; d’autres, abandonnant la rigueur des formules, ont imprégné leurs œuvres de son esprit, et ont réussi à en insinuer les tendances. Mais, de quelque manière qu’on s’y soit pris, il a été la négation de toute religion et de tout principe moral. Si nous remontons jusqu’au chef de la secte, nous verrons qu’en philosophie le système des atomes, en morale la volupté comme mobile de la volonté, ont au fond, l’un et l’autre, l’athéisme du cœur ou de l’esprit pour principe commun et pour résultat.
Peu importe comment l’épicurisme, corrosif puissant, pénètre dans la société ; mais ici,
plus visiblement qu’ailleurs, son action est partie du cœur pour arriver à l’intelligence.
Montesquieu a pu dire justement : « Je crois que la secte d’Épicure, qui
s’introduisit à Rome sur la fin de la République, contribua beaucoup à gâter le cœur et
l’esprit des Romains357. »
Je le crois facilement, parce qu’en tout
fait de ce genre, il y a action et réaction ; mais il fallait toutefois que l’épicurisme
des mœurs eût préparé le terrain à celui des doctrines. La corruption du cœur a dû
précéder l’aberration de l’esprit.
Deux méthodes ont été employées pour attaquer l’épicurisme, mais avec un succès inégal. La première, celle du raisonnement serré et fondé sur des preuves, essentiellement négative et répressive, est insuffisante pour atteindre un mal dont le siège est dans le cœur. Comment faire goûter une suite de déductions, quelque légitimes qu’elles soient, à un cœur amolli par l’habitude de céder à tout ce qui l’attire ? Une raison offusquée au point d’appeler sagesse la complaisance aux penchants qui la dominent, où prendrait-elle la force de saisir, dans leur énergie, les droits inflexibles de la vérité morale ? Au lieu de réfuter, il faudrait pouvoir opposer à l’erreur la présence d’un fait positif. Les faits seuls sont capables de produire des modifications réelles dans les volontés paralysées. C’est ici le lieu de répéter ce que nous avons dit plusieurs fois dans le cours de ces entretiens : rien de plus propre à agir sur la volonté que le grand fait du sacrifice de Jésus-Christ. Ce fait immense renferme pour le cœur une logique plus puissante que toutes les ressources de l’esprit humain.
Chez Saint-Évremond le système de l’épicurisme fut très peu scientifique, et cela même le mit à la portée d’un plus grand nombre de personnes. Aujourd’hui ce même principe s’est fondu, sous des formes plus sévères, dans la doctrine des utilitaires.
XIII. Pierre Bayle.
1647-1706 §
Après Saint-Évremond, Bayle fut l’un des premiers fondateurs de la philosophie nouvelle que le dix-huitième siècle allait voir surgir. Il y a peu de chose à dire de sa vie ; elle est tout entière dans ses œuvres. Né en 1647, fils d’un pasteur du Carlat, petite ville du comté de Foix, il se laissa de bonne heure entraîner au catholicisme, au grand mécontentement de sa famille. Peu après, étant revenu au protestantisme, passible par conséquent des peines portées contre les relaps, il se vit obligé de quitter la France. Après un séjour à Genève et dans le pays de Vaud, il devint professeur de philosophie à Sedan, naguère principauté des ducs de Bouillon, puis à Rotterdam, où il mourut en 1706.
On pourrait appeler Bayle le Montaigne du dix-septième siècle. Il est naturel, en effet, de les mettre en parallèle : Bayle, c’est Montaigne moins la grâce, plus la dialectique. Tandis que le fil des pensées de Montaigne se trouve sans cesse interrompu, Bayle, au travers de ses divagations apparentes, mène son lecteur, de syllogisme en syllogisme, jusqu’au point où il s’est proposé d’emblée de le conduire. Ce qu’on a nommé l’égotisme de Montaigne, sa manière de se mettre continuellement en scène, de ne montrer guère l’homme en général qu’au travers de sa propre individualité, est tout à fait étranger à Bayle, qui disparaît complètement derrière son œuvre. Ils ont de commun une parfaite indépendance d’opinion et un cynisme à peu près égal. Malgré les reproches qu’il mérite à ce dernier égard, Bayle eut des mœurs très pures ; l’attention la plus malveillante ne sut rien découvrir de déréglé dans sa vie. Souvent d’une crudité, d’une grossièreté révoltante, il n’est pourtant pas voluptueux comme Montaigne.
Tous deux sont pourvus d’une vaste érudition ; mais l’emploi charmant que Montaigne en fait est sans rapport avec la manière dont Bayle use de la sienne. Celle-ci a un autre aspect ; cela tient en partie à ce que les écrits de Bayle sont d’un autre genre : Montaigne se souvient ; Bayle recherche. Si l’on a comparé l’un à une prairie émaillée de fleurs, on pourrait dire que l’autre ressemble à un chef entreprenant qui revient d’une expédition avec un butin un peu confus, conquis, selon l’occurrence, sur les grands et sur les petits, sur les riches et sur les pauvres. Il a dû mettre à contribution les auteurs les plus ignorés et les plus repoussants, et trop souvent les citations qu’il en tire chargent ses pages plus qu’elles ne les enrichissent. Toutefois cette immense et rare érudition n’accable pas celui qui la possède. Sous le poids de ses citations, Bayle a su conserver toute la liberté de sa pensée, toute la vivacité de son esprit, et même quelques-unes des grâces de l’imagination.
Tous deux ont cette aisance de style qui naît de l’indépendance de la pensée ; tous deux ont communiqué de l’énergie à leur diction par l’emploi des locutions familières ; mais il est à remarquer que Bayle puise ordinairement les siennes dans les tournures de la conversation vulgaire, et même dans des trivialités populaires. C’est un langage de provincial ou de réfugié : la correction n’y manque pas, mais le choix presque toujours. Montaigne, aussi familier que Bayle, crée lui-même ses expressions selon le besoin ; il leur communique la grâce et la propriété, et son commerce intime avec la belle latinité y ajoute une fleur originale et délicate.
C’est donc des points de contact entre ces deux écrivains que nous voyons ressortir les différences qui les caractérisent. On en peut dire autant des deux penseurs. Tous deux, sans doute, furent les apôtres du scepticisme ; tous deux tendirent à la même conclusion : que rien n’est vrai sur rien ; mais ici même, une nuance les distingue.
On voit que Montaigne ne tient d’avance à aucune opinion ; son occupation propre est de lire dans sa pensée et dans ses souvenirs, comme nous lisons dans un livre sans rien affirmer à l’avance sur les doctrines et les sentiments de l’auteur. Il n’est pas toujours essentiellement sceptique ; il ne prétend pas d’une manière absolue qu’il faille douter de tout et toujours ; il reconnaît la distinction qui existe entre le bon et le mauvais, le beau et le laid, parfois même entre le vrai et le faux ; mais il appuie sur la nécessité de n’apporter aucun parti pris dans la recherche de la vérité, parce que trop souvent les idées qu’on a, repoussent celles qu’on voudrait avoir. Montaigne, sans doute, ne s’en tient pas là ; nous savons que sa tendance générale porte bien plus loin. Toutefois son scepticisme est plutôt affaire de tempérament que de volonté ; c’est la fluctuation de l’homme naturel, entraîné çà et là par ses tendances diverses, par les impressions variées qu’il reçoit de l’étude de l’homme poursuivie avec amour et sagacité, mais sans trop d’inquiétude quant au résultat, sans ce besoin de conclure inhérent à la masse des hommes. Montaigne s’occupe des problèmes de la destinée humaine en dilettante intellectuel ; il n’en prend que pour son plaisir.
Le plaisir de Bayle, c’est de batailler ; l’esprit de contradiction est essentiellement son esprit. Les raisons faibles et mauvaises par lesquelles on a souvent le tort de défendre la vérité, lui suscitent une foule de réponses, les unes solides, vu la nature des arguments qu’il réfute, les autres spécieuses seulement, mais présentées avec un art qui lui est particulier. Quand les thèses de ses adversaires ne lui suffisent pas, il leur en prête de son chef, afin d’avoir de quoi lutter. Il s’anime au bruit de ses paroles, ou plutôt une force secrète le pousse à l’enchaînement d’une suite quelconque de pensées. Ces interminables discussions sont en général conduites avec une apparence d’impartialité exemplaire. Il fait suivre les idées, mais il ne les balance pas ; il semble donner scrupuleusement le pour et le contre, mais il est rare qu’il fasse voir en quoi l’un l’emporte sur l’autre. Vous l’interrogez avidement sur une de ces questions qui agitent le plus la curiosité humaine ; il la développe au long et avec intérêt, puis il finit par vous laisser dans la perplexité. On dirait qu’il a eu pour but d’humilier la présomption de l’intelligence humaine. Il le déclare même ouvertement çà et là ; c’est ainsi qu’il dit à propos de la question de l’origine du mal :
« Elle est hors de la portée de notre raison : la philosophie peut sentir par là son fort et son faible. Quand elle charge le système des deux principes, elle l’enfonce, elle le met en déroute, sans le pouvoir rallier ; mais quand elle tourne ses batteries contre l’unité de principe, elle y fait des brèches qu’elle ne répare pas, quelque soin qu’elle s’en donne. Elle peut donc connaître que si elle a quelque force pour élever des brouillards, elle est trop faible pour les dissiper. Nous devons par là lui donner de bons coups de caveçon, afin qu’elle soit moins orgueilleuse, et que cette humiliation ou cette mortification lui apprenne à se captiver sous l’obéissance de la foi. Il faut la dompter comme l’on dompta Bucéphale, en l’empêchant de voir son ombre, et en la tournant vers le soleil ; c’est-à-dire qu’il faut qu’elle se détache de son esprit de dispute, pour ne consulter que l’oracle de la révélation358. »
Si l’on était bien assuré que la conclusion de Bayle fût sincère, on pourrait jusqu’à un certain point excuser en lui cette tendance à désespérer de la raison. Nous l’avons remarqué déjà, cette marche est celle de plusieurs penseurs, notamment dans le catholicisme. Nous avons fait nos réserves là-dessus à propos de Montaigne ; nous n’y reviendrons pas. Remarquons toutefois que si la présomption de l’esprit humain est un mal, traiter cette maladie à la manière de Bayle, c’est agir comme un médecin qui laisserait mourir de faim son malade pour le guérir d’une indigestion.
Le scepticisme de Bayle est bien loin d’avoir le charme de l’examen philosophique de Montaigne. Montaigne vous donne ce qu’il a au moment où il vous parle, tandis qu’il est impossible de savoir au juste le fond de la pensée de Bayle. Son esprit batailleur est certainement pour beaucoup dans les objections qu’il amasse contre la religion ; mais on serait fort embarrassé de démêler, au milieu de ce luxe d’arguments, poussés comme ensuite d’une gageure, ce qu’il a pu conserver de convictions philosophiques ou chrétiennes.
Au reste, ce n’est pas de l’homme lui-même que nous avons à nous occuper ici, c’est de la tendance de ses écrits, et l’influence qu’ils ont exercée a été incontestablement funeste.
Nous l’avons dit, Messieurs, le scepticisme, qui semble au premier coup d’œil une maladie de l’esprit, est en réalité une maladie du cœur. L’homme est fait pour connaître ; savoir, est un besoin primitif de son être ; c’est le but de toute activité scientifique et morale. Qu’il n’adopte pas aveuglément tout ce qui se présente à lui comme vérité, qu’au départ il emploie le doute comme précaution contre l’erreur, rien de plus légitime. Douter ainsi, c’est croire : c’est croire à une vérité, à un ordre suprême, qui se présente au bout d’une route souvent âpre et rude, mais dont la possession est le couronnement de la destinée humaine. Il y a, au fond, plus d’amour, plus de respect pour cette vérité dans les efforts consciencieux de celui qui lutte durant de longues années pour se l’approprier, que dans le mol assentiment de tant d’esprits emportés par le courant des adhésions qu’on accorde autour d’eux. Mais admettre le doute autrement qu’en qualité de méthode pour arriver à la vérité, le présenter, l’inspirer comme s’il devait être l’état normal et définitif de l’intelligence humaine sur la terre, c’est méconnaître les conditions de cette intelligence.
À ce point de vue déjà, les apôtres du doute illimité ont manqué à la nature humaine, à leur propre nature. Ils ont fait plus encore : en interdisant à l’homme la certitude, ils lui ont enlevé toute impulsion vraiment active, tout principe de moralité éclairée et réfléchie. Parfois les bons instincts font résistance ; les habitudes de la foi et du respect luttent contre le grand dissolvant ; mais une fois le doute entré dans le sanctuaire de l’âme, les idées morales ne tiennent pas ferme longtemps ; elles lâchent pied devant les impulsions flottantes de la sensibilité, et l’on arrive ainsi, au travers des jouissances délicates du cœur, des plaisirs les plus raffinés de l’esprit, à cette sphère dont le moi est le centre et le pivot, où la sensibilité confine au sensualisme, où le bien-être moral ne diffère qu’en degré du bien-être physique, en un mot, à l’épicurisme. Telle est la marche naturelle et presque nécessaire du scepticisme. Nous venons de le voir à propos de Saint-Évremond.
Beaucoup de mal était fait, sans doute, quand Bayle se mit à écrire ; mais il en fit davantage encore. Que de gens se croient savants et éclairés lorsqu’on les a mis en état de nier ! Les sceptiques les plus hardis ont réclamé Bayle comme étant des leurs ; les douteurs les plus incurables ont été les hommes pénétrés de son esprit. Au siècle dernier, ceux qui se sont nourris de la lecture de ses livres ont presque tous laissé émousser en eux la faculté de percevoir la vérité. Cette vaste influence peut étonner, si l’on s’arrête à l’aspect imposant des in-folio de Bayle ; mais, sans nier la patience de nos pères, il nous sera permis de dire que les gros volumes de Bayle confirment l’observation que nous avons faite sur la puissance des petits. Ils n’ont d’épais que l’apparence ; en réalité, ce sont une suite de pamphlets, ajoutés bout à bout les uns aux autres, et répondant aux mêmes inclinations que ceux de Voltaire.
Ce caractère est particulièrement celui du Dictionnaire historique et critique, entrepris d’abord comme rectification du grand dictionnaire historique de Moréri, ce qui explique certaines lacunes qu’on a signalées dans ce volumineux recueil. Un savoir énorme y est mêlé à un inconcevable bavardage sur des faits qui ne valaient pas la peine d’être mentionnés : ce sont tantôt des discussions sur des sujets puérils, tantôt des éclaircissements de points insignifiants ; puis des sottises, des obscénités, toutes choses qui ont contribué à populariser cette œuvre gigantesque ; puis, au milieu de tout cela, des argumentations, vrais chefs-d’œuvre de dialectique. Jamais, avant Bayle, cette arme formidable n’avait ôté maniée avec autant de vigueur et de dextérité ; jamais tant de précautions n’avaient été prises pour endormir la méfiance du lecteur. Bayle n’évite aucune question, ne ménage aucune opinion, et au travers de ses circuits ne perd jamais de vue le but qu’il s’est proposé.
Il sait répandre ses idées dans des ouvrages dont le titre fait supposer des sujets sans
rapport avec celui qu’il a vraiment en vue. Cette remarque s’applique surtout à ses Pensées diverses à l’occasion de la Comète qui parut au mois de
décembre 1680. S’il en était autrement, on aurait peine à comprendre comment,
science astronomique à part, il eût pu écrire tant de centaines de pages sur une comète.
Aussi est-ce de tout autre chose que ce livre est plein. Bayle semble lui-même s’y excuser
de son absence de méthode : « Je ne sais, dit-il, ce que c’est que de méditer
régulièrement sur une chose ; je prends le change fort aisément ; je m’écarte très
souvent de mon sujet ; je saute dans des lieux dont on aurait bien de la peine à deviner
les chemins, et je suis fort propre à faire perdre patience à qui veut de la méthode et
de la régularité partout359. »
Mais ceci même est un piège
perpétuel auquel il ne faut pas se laisser prendre. Cette absence de méthode était une
vraie méthode, fort convenable à son dessein de conduire insensiblement le lecteur à un
terme non prévu. Des ressources incroyables sont déployées dans cette composition ; une
foule de questions y sont traitées : ainsi, les désordres de la cour de France à l’époque
des persécutions ; le zèle des grands seigneurs contre les protestants ; les traités de
Plutarque ; Jansénius et les soixante-cinq propositions condamnées par le pape ; la
nécessité de la grâce divine pour la correction des mœurs ; la maxime du préteur Cassius :
Cui bono ; la lenteur de la politique de la maison d’Autriche, sa
bigoterie et sa tendance à persécuter ; la critique de la forme de gouvernement de
l’Empire germanique ; la force des républiques du temps passé relativement aux
monarchies ; l’état de l’Europe ; les avantages de la paix de Nimègue pour la France ;
l’éloge un peu ironique peut-être de la modération de Louis XIV ; la question des ligues
politiques et de leur convenance à cette époque ; le Cid de Corneille.
Mais tout cela, et mille autres choses, se trouve ramené au point de vue central de
l’auteur : l’athéisme préférable à la superstition.
C’était la première fois que le christianisme était attaqué, comme ici, dans ses fondements d’une manière aussi vigoureuse qu’elle était détournée. Un grand trouble fut jeté dans les esprits par des difficultés si artificieusement présentées. Les objections furent mal réfutées : on s’embarrassa à repousser des attaques contre des propositions qu’il n’eût pas fallu soutenir. Il était, d’ailleurs, plus difficile encore de neutraliser ce venin déguisé et subtil que de combattre le scepticisme plus candide de Montaigne.
Et pourtant, les tentatives de Bayle ont été utiles à l’esprit humain. Attaquée dans la possession de son plus précieux trésor, l’âme se réveille et s’interroge de nouveau ; elle étudie de plus près elle-même, le monde, l’histoire, et tire des profondeurs de la vérité des armes auparavant inusitées. De siècle en siècle grandit la masse des témoignages apportés à la divinité du christianisme, et c’est toujours en se heurtant contre l’affirmation instinctive et souvent confuse de la foi, que le doute a fait jaillir de nouveau la lumière. Ainsi se justifie, dans toutes les sphères de la vie, des plus hautes aux plus infimes, ce proverbe populaire, simple expression de l’universalité de la loi de travail imposée à l’homme : « La nécessité est la mère de l’industrie. »
Mais, à cette heure-là, les esprits n’étaient pas mûrs pour répondre Bayle. Il
entremêlait ses sophismes de réflexions si sages, d’assertions si évidentes, de
professions si formelles de l’authenticité du christianisme, la supposant toujours admise,
et partant de là pour suivre le fil de ses raisonnements ; il connaissait si bien la
théologie chrétienne ; son argumentation était conduite, en général, d’un ton si calme et
avec une impartialité si spécieuse, qu’on, avait grand’peine à démêler le point faible de
cet échafaudage préparé avec tant de soin. Quoi de plus incontestable que ses arguments
contre l’astrologie judiciaire ? Cela peut sembler superflu de nos jours ; mais au
dix-septième siècle, où l’on était tout proche de ce genre de superstition, ou l’on avait
présent à l’esprit l’horoscope de Louis XIII, fait au moment de sa naissance par La
Rivière sur l’ordre de Henri IV, et d’autres horoscopes plus récents encore, il n’était
peut-être pas inutile de rappeler qu’un évêque et un cardinal avaient eu « la
témérité de faire celui de Jésus-Christ, et de dire que les aspects des planètes lui
promettaient toutes les merveilles qui ont éclaté en sa personne360 »
.
Le motif ostensible de la dissertation de Bayle est de répondre à ceux qui, envisageant les comètes comme des présages, prétendaient que Dieu les employait pour rappeler à l’esprit des hommes son existence et son pouvoir. Il montre, d’abord, que leur apparition est, non un présage, mais la conséquence des lois générales qui régissent le monde ; que, même à supposer que Dieu eût fait coïncider le retour de ces astres avec quelque événement important, l’obscurité du présage l’aurait rendu inutile quant à l’impression morale qui pouvait en résulter ; enfin, que des présages miraculeux ne pouvant servir, chez les nations païennes, qu’à les confirmer dans l’idolâtrie, il y aurait impiété à attribuer à un acte particulier de la souveraineté divine des phénomènes dont un tel résultat serait l’effet dernier. C’est sous prétexte d’arriver à cette fin qu’il étale à ses lecteurs tous les maux de l’idolâtrie. Il s’attache à démontrer que l’athéisme n’en saurait produire davantage, et même qu’il en aurait moins produit. Il va plus loin : l’athéisme, selon Bayle, fait moins de mal que la superstition. Le gros des chrétiens n’est pas mieux traité que les idolâtres ; il appelle en témoignage les désordres, les vices, les cruautés des chrétiens de nom. La liste en est longue, en effet, mais il ne la trouve pas suffisante ; il s’applique à juger les motifs d’après lesquels la plupart des hommes s’abstiennent de plusieurs choses mauvaises, et il les attribue, non à la conscience, mais à l’honneur, à l’intérêt, au tempérament. Il conclut de là qu’une société d’athées pourrait aussi bien qu’une société dite chrétienne s’abstenir des mêmes choses ; qu’en général l’athéisme, tenant à un vice de l’esprit plutôt qu’à une passion quelconque du cœur, fournirait des hommes moins livrés au désordre des passions, et en cela plus propres à une organisation sociale ; et que, par conséquent, une société d’athées serait en réalité plus heureuse, plus paisible, plus respectable qu’une société d’idolâtres.
Il ne s’en tient même pas là, et ici la mauvaise foi est évidente. Après avoir combattu à
outrance la crédulité populaire, après s’être justement raillé de tant d’opinions
généralement et aveuglément reçues, après avoir appuyé en ces termes sur la nécessité de
peser les suffrages au lieu de les compter : « Je vous l’ai déjà dit, et je le
répète encore, un sentiment ne peut devenir probable par la multitude de ceux qui le
suivent, qu’autant qu’il a paru vrai à plusieurs, indépendamment de toute prévention, et
par la seule force d’un examen judicieux, accompagné d’exactitude et d’une grande
intelligence des choses361 »
, il oublie tout à coup ces réserves qu’il
a faites, et, sur l’autorité confuse et suspecte de quelques voyageurs, il tient pour
accordé le fait de l’existence de plusieurs peuples athées, alors que ce fait précisément
était en question.
De toutes parts on s’éleva contre Bayle ; mais ce fut sur l’argument à priori que les réfutations s’appuyèrent surtout. Cet argument était considérable
sans doute, l’athéisme étant aussi absurde pour l’esprit que détestable pour le cœur, mais
il était facile de perdre pied devant l’accumulation de paroles et de faits grands et
petits entassés par l’auteur. Il ne vint à la pensée de personne d’aller droit au fait
essentiel et de sommer Bayle de montrer à l’œuvre sa prétendue société d’athées.
Montesquieu lui-même, qui a plusieurs fois défendu le principe des religions, ne s’est pas
avisé de cette réponse. Bayle donnait pourtant de bonnes armes contre lui, quand il citait
avec de grands éloges ce passage de Montaigne : « Je veois ordinairement que les
hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison
qu’à en chercher la vérité. Ils passent par dessus les presuppositions, mais ils
examinent curieusement les consequences. Ils laissent là les choses et courent aux
causes. Plaisants causeurs ! Ils commencent ordinairement ainsi : Comment est-ce que
cela se faict ? Mais se faict il ? fauldrait il dire362. »
Il en est, il en sera toujours ainsi. Que de gens ont été séduits par les dissertations de Bayle sur les peuples athées et leurs bonnes mœurs, sans se demander seulement si ces peuples étaient réels ou imaginaires ! Nombre de sophistes, J.-J. Rousseau entre autres, ont procédé comme Bayle. La fausseté de leur point de départ est voilée par la vigueur de leur argumentation : il est des substances fragiles auxquelles on sait donner toute l’apparence de l’acier.
Toutefois, Messieurs, nous ne nous contenterons pas de cette réponse sommaire. Si Bayle était ici, il serait fondé à nous dire, et il l’a dit en effet, que, sur ce pied, nous n’avons pas plus le droit de parler des mauvaises mœurs des peuples athées qu’il n’a celui de parler de leurs bonnes mœurs. Dans l’un des cas, pas plus que dans l’autre, la preuve a posteriori ne saurait venir étayer le raisonnement.
Bayle n’est pas facile à prendre à partie. Il a un art de présenter les faits et les questions, tantôt sous un aspect et tantôt sous un autre, qui rend l’attaque malaisée. Parfois cependant, on rencontre une grosse contradiction, dont l’évidence n’est sauvée que par quelque réserve insignifiante, introduite par lui, on le dirait, pour qu’il ne risque pas d’être pris au dépourvu en cas d’objection. Au milieu de la lutte actuelle, il prévoit la lutte future. C’est ainsi qu’il dit à propos de l’athéisme :
« Il est impossible d’une impossibilité morale et physique, qu’une nation entière passe de la croyance d’un Dieu et de l’usage d’une religion dans une croyance et un usage contraires. À peine se peut-on persuader qu’un homme seul, ou par abrutissement, ou par de fausses subtilités, étouffe dans son âme l’idée d’une première cause de qui tout dépend et à qui tout doit hommage… Il n’y a jamais eu de malheur moins à craindre que l’athéisme, et par conséquent Dieu n’a point produit des miracles pour l’empêcher363. »
Et ailleurs : « Si l’on regarde les athées dans le jugement qu’ils forment de la
Divinité, dont ils nient l’existence, on y voit un excès horrible d’aveuglement, une
ignorance prodigieuse de la nature des choses, un esprit qui renverse toutes les lois du
bon sens, et qui se fait une manière de raisonner fausse et déréglée plus qu’on ne
saurait le dire364. »
Accorde qui voudra ceci avec la supposition des peuples athées et de leurs bonnes mœurs. Ce serait plus difficile encore si l’on y joignait la judicieuse remarque de l’auteur, que l’adhésion pure et simple à une cause première n’implique pas la foi à l’existence de Dieu :
« Il n’y a rien de plus facile que de connaître qu’il y a un Dieu, si vous n’entendez par ce mot qu’une cause première et universelle. Le plus grossier et le plus stupide païsan est convaincu que tout effet a une cause, et qu’un très grand effet suppose une cause dont la vertu est très grande… Il ne suffit, donc point de connaître qu’il y a un Dieu, il faut de plus déterminer le sens de ce mot et y attacher une idée, il faut, dis-je, rechercher quelle est la nature de Dieu, et c’est là où commence la difficulté365. »
Bayle, qui fait de son hypothèse des nations athées son corps de bataille, a toujours ainsi, en avant ou en arrière, quelque réserve à faire valoir. Il rentre dans le vrai lorsqu’il envisage l’athéisme spéculatif comme un fait rare, exceptionnel, comme le travers de quelques penseurs seulement, simple idée, notion de l’esprit qui s’amuse à mettre en question toute chose. On lui demandera d’où vient cette idée ; on lui dira que ce n’est que du cœur qu’elle a pu monter à la tête, que l’athéisme est une monstrueuse aberration du cœur, qui a fini par séduire la raison. Mais gardez-vous de croire que ce point de vue lui soit étranger. Il vous répondra par la distinction de deux ordres d’athées :
« On ne distingue point les athées qui commencent par douter d’avec ceux qui finissent par douter. Ceux-là sont pour l’ordinaire de faux savants, qui se piquent de raison, et de mépriser les voluptés corporelles. Les autres sont des âmes souillées de toutes sortes de vices et capables des plus noires méchancetés, qui, s’apercevant que la crainte des enfers vient quelquefois troubler leur repos, et comprenant qu’il est de leur intérêt qu’il n’y ait point de Dieu, tâchent de se le persuader. Je ne crois pas que tous les athées soient de cette espèce ; je crois seulement qu’il y a des gens qui tâchent de se persuader l’athéisme. Soit qu’ils en viennent à bout, soit qu’ils n’y puissent pas réussir, ce sont les plus méchants hommes du monde. Mais ils ne sont pas méchants, parce qu’ils sont athées : ils deviennent athées, parce qu’ils ont été méchants366. »
En effet, un athée spéculatif devrait, au fond, faire moins d’horreur qu’un athée pratique. Il y avait là un angle ouvert sur l’un des mystères de la nature humaine ; mais l’auteur n’en tire aucun parti.
Dans ce miroitement perpétuel, où Bayle fait jouer la lumière tantôt sur une face des questions, tantôt sur une autre, l’idolâtrie lui sert de bouclier pour masquer les coups qu’il porte à la religion en général.
Quand il veut faire pencher la balance en faveur des athées, n’osant, cela va sans dire, les mesurer d’emblée aux chrétiens, c’est aux idolâtres qu’il les compare :
« On n’a qu’à lire le dénombrement qui a été fait par saint Paul de tous les désordres où les païens se sont jetés, et on comprendra que les athées les plus opiniâtres n’eussent pu enchérir par-dessus367. »
Voilà pour le mal ; voici pour le bien. Il s’étaie de la théologie de saint Augustin sur l’entière corruption de l’homme naturel et les motifs viciés des bonnes œuvres païennes :
« Qui empêche qu’un athée, ou par la disposition de son tempérament, ou par l’instinct de quelque passion qui le domine, ne fasse toutes les mêmes actions que les païens ont pu faire ? Si le païen n’a rien fait pour la gloire de Dieu, s’il n’a point donné l’aumône par le motif de l’amour de Dieu, s’il n’a point rapporté à l’honneur de Dieu l’usage qu’il faisait de son crédit pour empêcher l’oppression des innocents, il est clair que la connaissance de Dieu n’a de rien contribué à lui faire faire ce qu’il a fait, et qu’il l’eût fait tout aussi bien quand même il n’eût jamais ouï parler de Dieu ; et par conséquent, selon les principes de saint Augustin, les athées sont très capables de faire toutes les actions morales que nous admirons dans les païens368. »
Si Bayle avait osé exprimer ici toute sa pensée, il aurait immédiatement ajouté : « Et parmi le gros des chrétiens. » Mais ce qu’il ne fait pas dans ce morceau, parce qu’il ne lui convient pas de le faire, il l’insinue et même il l’exprime ailleurs :
« Ce qui nous persuade que l’athéisme est le plus abominable état où l’on se puisse trouver, n’est qu’un faux préjugé que l’on se forme touchant les lumières de la conscience, que l’on s’imagine être la règle de nos actions, faute de bien examiner les véritables ressorts qui nous font agir369. »
« L’homme est toujours homme. La Providence divine n’ayant pas trouvé à propos d’établir sa grâce sur les ruines de notre nature, se contente de nous donner une grâce qui soutient notre infirmité. Mais comme le fond de notre nature, sujette à une infinité d’illusions, de préjugés, de passions et de vices, subsiste toujours, il est moralement impossible que les chrétiens, avec toutes les lumières et toutes les grâces que Dieu répand sur eux, ne tombent dans les mêmes désordres où tombent les autres hommes370. »
Voilà qui ne laisse pas d’incertitude. Bayle, il est vrai, ne parle pas toujours ainsi ; il a généralement soin de faire des exceptions en faveur de ceux que préserve la grâce particulière du Saint-Esprit. Mais, en dépit de ces réserves, il est évident que les lecteurs qui se laissent faire, et ce n’est pas le plus petit nombre, se trouvent assez naturellement amenés à conclure que les athées pourraient bien valoir autant et plus que la masse des chrétiens.
Convenons-en, au point de vue de la valeur personnelle et de la responsabilité morale de l’individu, on ne saurait condamner Bayle. Athées, idolâtres, chrétiens de nom, chacun se trouve responsable selon le degré des lumières qu’il possède.
Qu’est-ce au fond que l’athéisme ? N’est-ce pas cet éloignement de Dieu par lequel le
genre humain est tombé dans l’état de dégradation où nous le voyons ? N’avoir pas de Dieu,
c’est n’avoir pas le vrai Dieu, c’est méconnaître le Dieu saint et bon dans les qualités
inaliénables qui constituent son essence. À ce compte, le monde est plein d’athées, et les
idolâtres sont au premier rang. On peut avoir cent dieux et n’avoir pas de Dieu. C’est aux
Éphésiens, adorateurs passionnés de leur grande Diane, que saint Paul disait qu’ils
étaient en ce temps-là « sans Dieu dans le monde371 »
. Si l’humanité est misérable et corrompue, ce n’est pas parce que
deux ou trois insensés ont dit : « Il n’y a point de Dieu », mais c’est par la rupture des
liens naturels entre le vrai Dieu et ses créatures intelligentes : Dieu est pour elles
comme s’il n’était pas. Les idolâtres sont donc de véritables athées. Il en est de même,
au fond, de ceux qui, reconnaissant un Dieu unique, et l’investissant sans difficulté de
toutes les perfections, ne se conduisent point à son égard comme ses perfections le
réclament, ou même ne songent jamais à lui. Tout cela est incontestable et fondé sur la
nature des choses. Mais savez-vous, Messieurs, qui établit ces vérités aussi nettement,
aussi distinctement que personne ? C’est Bayle lui-même :
« Si l’on y prend bien garde, dit-il, l’on trouvera que les idolâtres ont été de vrais athées, aussi destitués de la connaissance de Dieu que ceux qui nient formellement son existence. Car, comme ce ne serait point connaître l’homme que de s’imaginer que l’homme est du bois, de même ce n’est point connaître Dieu que de s’imaginer que c’est un être fini, imparfait, impuissant, qui a plusieurs compagnons. De sorte que les païens n’ayant connu Dieu que sous cette idée, on peut dire qu’ils ne l’ont point connu du tout, et qu’ils détruisaient par leur idée ce qu’ils établissaient par leurs paroles, comme on l’a remarqué d’Épicure. Et c’est ce qu’a voulu dire saint Paul, lorsqu’il reproche aux païens qu’ayant connu qu’il y avait un Dieu, ils ne lui avaient pourtant pas donné la gloire qui lui était due. C’est dire proprement, qu’ils avaient cru connaître Dieu, mais que leur connaissance était devenue un fantôme chimérique et si rempli de contradictions, qu’ils étaient tombés dans une ignorance totale de Dieu, qui a fait le ciel et la terre. Ailleurs cet apôtre dit formellement que les gentils étaient sans espérance et sans Dieu au monde372. »
Bayle reprend ce point de vue et le développe au long dans la Continuation des Pensées diverses. Nous touchons à l’un des artifices de sa dialectique, et peut-être aussi à l’un des caractères de cet esprit étrange. Il a, on n’en saurait disconvenir, des éclairs de justesse et de vérité devant lesquels on reste confondu. D’autre part, sa méthode n’est point de passer sous silence les raisons de ses adversaires. Il se garde de les négliger ; mais, ou il les affaiblit dans l’exposition, ou, après leur avoir concédé leur force, il en atténue l’effet par quelque ressource inattendue qui lui permet de passer outre et de reprendre le fil de son raisonnement.
Ici, c’est la différence du point de vue qui donne le change. La proposition de Bayle, fondée sous le rapport individuel, devient une erreur grave sous le rapport social, et c’est par ce côté qu’il la soutient. Un athée, en effet, quelque monstrueuse que soit son erreur, n’est pas nécessairement un monstre ; il a pu devenir athée sans avoir abjuré toutes les traditions et toutes les habitudes morales. Dans l’ensemble d’une société, ce sont toujours les athées pratiques qui feront le grand nombre. Les masses ne sont pas composées de gens plongés dans les méditations de l’esprit ; elles se forment de ceux qui flottent, sans trop réfléchir, entre leurs inclinations et leur conscience. L’action générale de la conscience une fois écartée, comme elle le serait par le fait même de l’athéisme, un peuple athée serait nécessairement un peuple monstre, puisqu’une telle doctrine n’eût pu devenir la doctrine de tous autrement qu’à la suite d’une profonde dépravation. L’homme n’agit pas toujours, il est vrai, d’après ses convictions ; mais, outre le rapport, beaucoup plus fréquent que Bayle ne l’admet, entre les convictions et les actes, l’homme n’est pas un être isolé qui naisse et grandisse dans le vide. Les mœurs, les idées, les croyances forment autour de lui une atmosphère qui influe en tous sens sur lui, qui, trop souvent même, détermine presque absolument sa nature. Bayle ne nie point ce fait évident ; il le relève souvent, au contraire ; mais il n’a garde de lui faire sa part dans le cas actuel. Socialement, et malgré tous les vices qui se rencontrent parmi les nations chrétiennes, la supériorité de leurs idées morales est trop saisissante pour oser les mettre en parallèle avec celles qu’il attribue à ces peuples athées, dont il suppose gratuitement l’existence. L’honneur même, dont Bayle fait un des ressorts les plus actifs de ces sociétés prétendues, l’honneur, ce mobile si puissant de la civilisation moderne, comment en expliquer l’origine au milieu d’un peuple athée ? Il usurpe souvent les droits de la conscience, c’est incontestable ; mais si l’on en recherche la filiation, on sera contraint d’attribuer à la conscience, et une bonne partie des notions auxquelles il attache son prestige, et le principe même de la force en vertu de laquelle l’homme adhère à l’honneur. C’est une force détournée de sa fonction légitime, mais toutefois, quoique viciée, c’est une forme de ce sentiment de règle et de dépendance qui se trouve à la base du sens moral, et par lequel l’homme rend témoignage à quelque chose au-dessus de lui.
Bayle se rabat donc, comme à son ordinaire, sur les idolâtres, insistant surtout sur le degré de l’offense commise envers le vrai Dieu, laquelle est pire, selon lui, dans l’idolâtrie que dans l’athéisme. Voici le principal argument qu’il emploie à l’appui de cette idée :
« Il n’y a point d’homme de bon sens, qui, après avoir reconnu qu’il est impossible que l’existence soit séparée de la nature divine, ne reconnaisse qu’il est encore plus impossible que la sainteté, la justice et le pouvoir infini soient séparés de l’existence de la nature divine : si bien qu’il serait plus contre la raison que Dieu existât et fut sujet à des fautes et à des faiblesses, qu’il ne le serait que Dieu n’existât point du tout. C’est prouver, ce me semble, que les erreurs où sont tombés les païens touchant la nature divine, sont pour le moins une aussi grande note d’infamie à la raison humaine que le saurait être l’athéisme373. »
Il ajouta plus tard, dans les Additions aux Pensées diverses sur les
Comètes, « que l’on offense beaucoup plus celui que l’on nomme fripon,
scélérat, infâme, que celui auquel on ne songe pas, ou de qui l’on ne dit ni bien ni
mal374 »
. Argument captieux, qui semble au premier abord sans
danger, qui peut se trouver applicable en plusieurs circonstances, mais dont la portée
légitime se trouve évidemment dépassée dans le cas qui nous occupe. En effet, qu’est-ce
que ne pas songer à Dieu sinon nier Dieu ? Et nier Dieu, c’est nier l’existence de tout
être supérieur à nous ; c’est nier que nous ayons un maître, un juge ; c’est poser l’homme
en être indépendant, existant en vertu de soi-même, ne relevant que de ses caprices ;
c’est nier toute idée d’ordre, d’unité, de règle ; c’est nier la conscience et le monde
moral tout entier.
Préférera-t-on un tel anéantissement de ce qui élève l’homme au-dessus de la brute à
l’erreur grave, mais moins fondamentale néanmoins, de celui qui méconnaît la nature divine
en lui attribuant un mélange de qualités bonnes et mauvaises ? Quelque idée qu’un homme se
fasse d’un être au-dessus de lui, il est impossible qu’il ne laisse pas à cet être
souverain quelque élément moral, quelque qualité susceptible de devenir un exemple et un
frein. C’est ici que l’argument de Montesquieu dans les Lettres
persanes375, et la réfutation expresse qu’il a faite
de la proposition de Bayle dans l’Esprit des Lois376 reprennent toute
leur valeur. Ici la discussion à priori sur ce grave sujet devient
légitime. Toujours, dans l’idée la plus mesquine qu’on puisse se faire d’une Divinité, il
reste une vérité relative à l’homme. Celui-ci est replacé à son rang de créature
dépendante ; il rencontre quelque chose au-dessus de sa tête ; il n’encourt pas dans toute
son étendue la malédiction impliquée dans la fallacieuse promesse du Tentateur :
« Vous serez comme des dieux. »
Bayle est loin de compte quand il assure que le démon préfère l’idolâtrie à l’athéisme377. Il affirme une erreur quand il répète que les athées sont plus aisés à convertir que les idolâtres378. La conversion du monde païen se présente ici comme une preuve patente du contraire. Faits et raisonnements, tout se réunit pour montrer qu’on arrive plus aisément à redresser un sentiment égaré par la fausse appréciation de l’objet qui l’excite, qu’à faire naître dans une âme un sentiment absent. Le sentiment de dépendance du païen sincère vis-à-vis de ses dieux le prépare, bien mieux que la brutale indépendance de l’athée, à recevoir le Dieu nouveau qui s’annonce comme le maître du cœur. Mais, dans le cours de son argumentation, Bayle n’en appelle guère aux sentiments que pour infirmer les preuves qui en relèvent. S’il touche en passant et comme du doigt à l’action première, mystérieuse et puissante des sentiments sur les convictions, il ne le fait que pour exagérer l’incapacité des hommes à se former des jugements impartiaux en matière de religion379.
Jamais écrivain ne sut mieux se servir de certaines vérités partielles pour amoindrir l’influence de la vérité générale. Si l’on choisissait dans ce gros livre des Pensées diverses à l’occasion de la Comète de 1680, les idées justes, les vues saines, les aveux favorables à la vérité, on en pourrait faire un recueil excellent. Il n’y faudrait pas oublier la preuve de l’existence de Dieu, selon les principes cartésiens, présentée avec un accent de sincérité peu suspect. Mais tout cela ne détruit pas l’impression produite par la lecture de cet ouvrage. Le procès à intenter à Bayle est un procès de tendance. C’est dans l’ensemble et non dans les détails qu’il faut juger des Pensées diverses. L’œuvre est essentiellement négative ; le tout aboutit à une longue chaîne d’objections contre le christianisme, et même contre toute religion positive.
Le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains les d’entrer », fit grand bruit et méritait d’en faire. Il avait été précédé d’un court écrit intitulé : Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand. Bayle fit paraître cette dernière œuvre comme la traduction d’une lettre écrite d’Angleterre. Les deux ouvrages ont été réunis plus tard. La situation des choses explique ces déguisements ; mais il est certain que Bayle finit par prendre goût à ce que les circonstances lui avaient d’abord imposé. Le Commentaire parut en 1686, un an après la révocation de l’édit de Nantes, au moment où les persécuteurs cherchaient à autoriser leurs violences d’une autorité biblique. Quelque illégitime que fut l’usage qu’ils faisaient du passage dont ils se réclamaient, on peut cependant signaler son allégation comme une sorte de progrès dans la marche des idées morales. La Saint-Barthélemi n’estimait pas avoir besoin d’une autre autorisation que la volonté du roi et l’approbation du pape.
On a reproché à ce livre de Bayle la véhémence et la grossièreté. Mais a-t-on réfléchi
suffisamment à sa date et aux souffrances de tout genre dont l’auteur fut le témoin et la
victime dans ce qu’il avait de plus cher ? La douceur et la modération de son frère aîné,
pasteur au Carlat, ne l’empêchèrent pas d’être jeté en prison et d’y mourir peu après.
Pendant ce temps, Bayle entendait retentir autour de lui les louanges données à Louis XIV,
pour ce qu’on appelait l’extirpation de l’hérésie. On avait l’effronterie de vanter les
moyens de douceur dont on prétendait que le gouvernement s’était servi pour arriver à ce
résultat. C’est ce contraste entre les faits et les paroles qui émeut surtout la colère de
Bayle. Il le fait vigoureusement ressortir dans La France toute
catholique : « Souffrez, Messieurs, que j’interrompe pour un petit quart
d’heure vos cris de joie et les félicitations qu’on vous écrit de toutes parts pour
l’entière ruine de l’hérésie. »
Si l’on jette les yeux sur quelques-uns des
écrivains de ce temps-là, notamment sur Varillas, cité par Bayle380, on comprend l’amertume qui devait remplir
son cœur, et l’on ne trouve rien d’exagéré à des paroles telles que celles-ci :
« Le moyen que ces gens-là cessent d’avoir en horreur une religion qui les a tant tourmentés et qui leur nie, en face, à eux-mêmes, qu’on leur ait fait aucun mal ! Quand ceux qui causent les désordres leur viennent dire que c’est par le zèle qu’on a pour la parole de Dieu et pour leur salut : Eh ! malheureux que vous êtes ! si vous avez tant de zèle pour le salut des autres, que n’en avez-vous pour vous-mêmes ? Pourquoi vivez-vous si mal ?… On se consolerait si la persécution vous était livrée par des gens d’une morale rigide… Le moyen de ne dire pas ce que je dis quand on en a le cœur si gros ! »
Malheur à ceux que de telles injustices laisseraient froids, et qui seraient capables de
s’exprimer à leur sujet avec un calme impassible. L’indignation aussi est une belle
chose ; elle est l’explosion des plus nobles instincts de l’âme. Si le jet est impétueux,
la source en reste limpide et saine. À l’aspect d’un pareil tissu d’iniquités, quel cœur
honnête et droit ne serait tenté de s’écrier avec Bayle : « Votre communion se
trouve toujours sur ses deux pieds, qui sont la mauvaise foi et la
violence. »
Les persécuteurs avaient pour eux une autorité décorée d’un nom respectable, celui de saint Augustin. On sait que cette grande lumière de l’Église, si admirable en tant d’autres points, s’efforça, dans son commentaire sur le passage en question, d’excuser la persécution contre les donatistes. Bayle commence par réfuter le principe des persécutions de son temps ; il prend ensuite saint Augustin à partie, et après en avoir eu raison, il retourne à la question générale.
Il établit d’abord que la raison humaine est jugé des difficultés d’interprétation :
« Dieu a voulu présenter à l’âme une ressource qui ne lui manquât jamais pour discerner le vrai du faux ; et cette ressource, c’est la lumière naturelle… Je suis très persuadé qu’avant que Dieu eût fait entendre aucune voix à Adam pour lui apprendre ce qu’il devait faire, il lui avait déjà parlé intérieurement, en lui faisant voir l’idée vaste et immense de l’Être souverainement parfait, et les lois éternelles de l’honnête et de l’équitable ; en sorte qu’Adam ne se crut pas tant obligé d’obéir à Dieu, à cause qu’une certaine défense avait frappé ses oreilles, qu’à cause que la lumière intérieure qui l’avait éclairé avant que Dieu eût parlé, continuait de lui présenter l’idée de son devoir et de sa dépendance de l’Être suprême. Ainsi, à l’égard d’Adam, il sera vrai de dire que la vérité révélée a été comme soumise à la lumière naturelle, pour en recevoir son attache, son sceau, son enregistrement et sa vérification, et le droit d’obliger en titre de loi381. »
Il y a du vrai dans ce point de départ, cela est évident, et Bayle en tire, à plusieurs égards, un parti légitime. Toutefois la tendance de son esprit et l’une des tendances de son œuvre s’y laissent déjà discerner.
Ce principe une fois posé, l’auteur montre, sous divers points de vue, l’impossibilité du sens littéral qu’il combat : il s’appuie sur la raison, sur l’idée de justice, sur l’esprit de l’Évangile ; il fait voir que le précepte, entendu à la lettre, ne peut être réalisé sans des crimes :
« N’aurait-on pas une belle obligation à Jésus-Christ de s’être incarné et d’avoir été crucifié pour nous, si, dans ces trois mots ; Contrains-les d’entrer, il nous était venu enlever tous les faibles restes de la religion naturelle, qui s’étaient sauvés du naufrage du premier homme ; s’il était venu confondre toutes les idées du vice et de la vertu ; s’il était venu renverser les bornes qui désunissent ces deux états, en faisant que le meurtre, le vol, le brigandage, la tyrannie, la révolte, la calomnie, le parjure, et généralement tous les crimes cessassent d’être de mauvaises actions dès qu’on les ferait contre les hétérodoxes, et devinssent des vertus d’obligation et très nécessaires à pratiquer382. »
« Rien ne serait plus capable de décrier la morale de Jésus-Christ que de supposer qu’il aurait commandé à ses disciples d’user de violence dès qu’ils le pourraient sûrement ; mais qu’en attendant cela, ils se gardassent bien de le dire, que ce devait être un mystère entre eux : mystère à faire éclore seulement lorsqu’ils seraient les plus forts, et à cacher soigneusement sous une modération et une patience la plus comédienne qu’ils pourraient, afin qu’on n’en soupçonnât rien ; à peu près comme un assassin qui ne veut pas qu’on se défie de lui, cache soigneusement son poignard ou son pistolet dans sa poche, et ne le tire que quand il voit beau à faire son coup… Mais si nous ne pouvons empêcher que la religion chrétienne ne demeure couverte de cette infamie, au moins sauvons l’honneur de son fondateur et de ses lois, et n’allons pas dire que tout cela s’est fait à cause qu’il nous a commandé la contrainte… C’est donc une nécessité de dire que ce sens littéral est, non seulement une fausse interprétation de l’Écriture, mais aussi une impiété exécrable383. »
Bayle appuie fortement sur ce que la véritable conversion consiste dans le changement du
cœur et non dans les actes, et sur l’effet, diamétralement opposé au but qu’on prétend
atteindre, qui est produit par la violence contre les persécutés. Il reprend et développe
avec un peu plus de calme, mais avec autant de force diverses considérations qu’il avait
déjà fait valoir dans la France toute catholique. C’est ainsi qu’il
montre que la contrainte fournit une arme aux infidèles contre les chrétiens, aux
hérétiques contre les orthodoxes. Il avait prononcé cette parole remarquable, dont
lui-même peut-être, et surtout les disciples de son esprit, étaient destinés à attester la
triste vérité : « Ne vous y trompez point, vos triomphes sont plutôt ceux du déisme
que ceux de la vraie foi384. »
La contrainte ôte évidemment au
christianisme un argument contre le mahométisme ; elle met, de plus, à néant les plaintes
des premiers chrétiens en autorisant les persécutions païennes.
Bayle réfute ensuite les principales objections présentées contre la liberté de conscience. Il conteste aux princes leur prétention au pouvoir dans les choses de religion :
« Toute loi, dit-il, qui est faite par un homme qui n’a point le droit de la faire et qui passe son pouvoir, est injuste. Toute loi qui oblige à agir contre sa conscience, est faite par un homme qui n’a point d’autorité de la faire et qui passe son pouvoir385. »
« La première et la plus indispensable de toutes nos obligations est celle de ne point agir contre l’inspiration de la conscience ; et toute action qui est faite contre les lumières de la conscience est essentiellement mauvaise. Il y a une loi éternelle et immuable qui oblige l’homme, à peine du plus grand péché mortel qu’il puisse commettre, de ne rien faire au mépris et malgré le dictamen de sa conscience. D’où il s’ensuit visiblement et démonstrativement que si la loi éternelle, ou une loi positive de Dieu, voulaient qu’un homme qui connaît la vérité, employât le fer et le feu pour l’établir dans le monde, il faudrait que tous les hommes employassent le fer et le feu pour l’établissement de leur religion386. »
« Dans la condition où se trouve l’homme, Dieu se contente d’exiger de lui qu’il cherche la vérité le plus soigneusement qu’il pourra, et que, croyant l’avoir trouvée, il l’aime et y conforme sa vie ; ce qui, comme chacun sait, est une preuve que nous sommes obligés d’avoir les mêmes égards pour la vérité putative que pour la vérité réelle387. »
« La conscience erronée doit procurer à l’erreur les mêmes prérogatives, secours et caresses que la conscience orthodoxe procure à la vérité388. »
Bayle tire de ces principes des conséquences de plus d’un genre ; mais il en est une entre autres qu’il ne faut pas oublier. Après avoir insisté sur l’énormité des crimes où la persécution entraîne ceux qui la commettent, il s’arrête sur celui auquel on pousse les persécutés. Les exigences de la conscience errante étant les mêmes que celles de la conscience orthodoxe, voici la conclusion de l’auteur :
« À tout bien considérer, les persécutions qui font mourir, sont les meilleures de toutes, et principalement lorsqu’elles ne donnent point la vie à ceux qui abjurent. Car, promettre la vie à un homme condamné à mort, la lui promettre, dis-je, en cas qu’il abjure sa religion, est un moyen fort dangereux de lui faire faire un acte d’hypocrisie, et un péché énorme contre sa conscience : au lieu que, n’y ayant rien à gagner pour lui en dissimulant, il prend son parti et se résout à mourir pour ce qu’il croit être la vérité, et s’il est de bonne foi dans l’erreur, il est sans doute martyr de la cause de Dieu ; car c’est à Dieu, comme se révélant à la conscience, qu’il s’offre en sacrifice. Mais ces persécutions inquiétantes, chicaneuses, qui promettent d’un côté, qui menacent de l’autre ; qui vous fatiguent de telle sorte par des disputes et des instructions, qu’enfin, soit que vous changiez intérieurement, soit que vous ne changiez pas, on veut une signature, ou point de repos en votre vie, ces persécutions, dis-je, sont des tentations diaboliques, qui extorquent le péché… Voyez s’il faut que la persécution soit une chose bien exécrable, puisque, pour la rendre moins mauvaise, il faut qu’elle devienne une tuerie inexorable389 ! »
Bayle a si bien raisonné sur tous ces sujets, qu’après l’avoir lu, il semble qu’il n’y ait plus rien à ajouter. Et pourtant on est forcé de revenir tous les jours à cette question, qui semblait résolue une fois pour toutes. C’est le lieu de se répéter, pour la centième fois, qu’on réfute bien les erreurs, mais jamais les passions.
N’oublions pas que, plus conséquent que bien d’autres, Bayle a flétri l’intolérance chez
les siens comme ailleurs. Il réclame la liberté de la croyance et l’inviolabilité des
biens pour les catholiques dans les états protestants. Il déclare, il est vrai, et des
dangers trop réels excusaient alors sa restriction, malgré le trop d’élasticité dont elle
est susceptible, qu’on peut « leur ôter tellement la force de nuire, par de bons et
sévères règlements bien exécutés, qu’on n’ait rien à craindre de leurs machinations.
Mais, ajoute-t-il aussitôt, je ne voudrais pas que jamais on laissât leurs personnes
exposées à aucune insulte ; ni qu’on les inquiétât dans la jouissance de leurs biens et
dans l’exercice particulier et domestique de leur religion ; ni qu’on leur fît des
injustices dans leurs procès ; ni qu’on les empêchât d’élever leurs enfants dans leur
créance ; ni qu’on s’opposât à leur retraite avec leurs effets, après la vente de leurs
biens, toutes fois et quantes qu’ils voudraient aller s’établir dans d’autres pays,
etc., etc.390 »
.
À la fin de son livre, il dit expressément :
« J’ai déjà marqué que c’est un grand sujet de scandale, que de voir que des personnes suscitées extraordinairement pour redresser l’Église tombée en ruine et désolation, comme parle la confession de Genève, n’aient point compris les immunités sacrées et inviolables de la conscience, et qu’ayant rejeté tant de folies et d’hérésies de la communion romaine, ils aient retenu le dogme de la contrainte391. »
Mais tout le livre de Bayle n’est pas là. Si l’on ne peut rien ajouter à ses raisons
quant aux droits de la conscience, on n’en saurait dire autant quant aux droits de la
vérité. La vérité, dans cet ouvrage, n’est, au fond que la vérité subjective : Dieu,
suivant l’auteur, n’a pas exigé de nous que nous connaissions la vérité absolue, mais
« il nous a imposé une charge proportionnée à nos forces, qui est de chercher la
vérité, et de nous arrêter à ce qui nous paraît l’être, après l’avoir sincèrement
cherchée ; d’aimer cette vérité apparente, et de nous régler sur ses préceptes, quelque
difficiles qu’ils soient… C’est demander à l’homme plus qu’il ne peut faire, dit-il plus
loin, que de vouloir qu’il fasse ce discernement392 »
.
Ce principe est repris et développé en cent endroits. L’auteur tend évidemment à atténuer la part de la volonté dans l’erreur, et la culpabilité de l’erreur volontaire.
Il était difficile, sans doute, d’établir l’inviolabilité de la conscience humaine, tout en maintenant la divine autorité de la vérité en soi. Les motifs à donner en faveur de la vérité objective appartiennent aux profondeurs de l’âme bien plus qu’au domaine de l’intelligence. Dans celui-ci règne surtout la diversité, et pour Bayle plus que pour d’autres. L’ancien principe de contradiction, établissant que de deux propositions opposées, l’une est nécessairement vraie, l’autre nécessairement fausse, est encore professé par lui. Il ne s’était pas encore élevé à la formule de la conciliation des deux vérités dans une synthèse plus haute, et les difficultés que, de part et d’autre, lui découvrait l’étendue de son esprit, ne servaient qu’à le confirmer dans la pensée de l’incapacité de l’homme à connaître la vérité absolue. Ainsi, par exemple, la volonté de Dieu de sauver tous les hommes, et le choix qu’il fait de quelques-uns, lui semblent s’exclure essentiellement393. La nécessité supérieure de la synthèse de la souveraineté de Dieu et de la liberté de l’homme, quoique nous n’en puissions pas voir le comment, ne semble pas s’être présentée à son esprit.
D’ailleurs et surtout, c’est ce qui relève de l’âme qui tend à ramener l’unité entre les hommes. Bayle, qui établit sans cesse la nécessité de la morale des actes, qui constate sur ce point un certain accord, qui l’y réclame de plus en plus, s’inquiète assez peu de la source vivante de la morale. Ces sentiments premiers et profonds, qui se traduisent en principes, qui attestent tout un ordre d’idées à ceux qui savent les interroger, sont pour lui peu distincts. Lorsqu’il les rencontre sur sa route, nous le verrons bientôt, il n’en tire presque nul parti.
En définitive, le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer », laisse le lecteur sous une double impression. Il y règne un vif sentiment de la justice, de l’humanité, de l’équité sociale, toutes vérités sur lesquelles les convictions de l’auteur sont hors de doute. Mais rien n’y plane de ce saint amour de la vérité en soi, qui, à défaut de preuves raisonnées, doit faire sentir au cœur une réalité qu’il est surtout du ressort du cœur de s’approprier.
Quant à la morale de Bayle, elle porte essentiellement le caractère que nous avons signalé au seizième siècle, auquel la Réforme seule faisait exception394, et que nous allons retrouver au dix-huitième siècle ; elle établit séparation entre la morale et la religion. Cette scission même est l’élément fondamental de la longue discussion sur l’athéisme dont nous nous sommes entretenus, et qui se renouvelle encore dans la Réponse aux Questions d’un Provincial. Bayle ne s’arrêtait pas à mi-chemin. Si les liens que la grande masse des hommes constate entre la morale et la religion sont fictifs ; s’ils sont un produit de l’éducation, de l’intérêt, de la faiblesse ; si, en un mot, la morale ne relève pas de Dieu, Dieu comme perfection, comme volonté, n’est plus nécessaire, et l’homme, détaché de son principe, roule jusqu’au fond de l’abîme. Il n’est nullement probable que l’athéisme ait été l’opinion personnelle de Bayle ; mais le divorce une fois prononcé, la logique de son esprit le contraignait de pousser jusque-là. La tendance des Pensées à l’occasion de la Comète incline incontestablement à l’athéisme ; aussi la séparation de la morale et de la religion est-elle présentée, un seul cas excepté, comme un fait sans appel. Les passages abondent ; vous en avez déjà entendu de très forts ; en voici d’autres. Bayle nie que les convictions de l’esprit aient une véritable influence sur les actes moraux de la vie :
« Quand on compare les mœurs d’un homme qui a une religion avec l’idée générale que l’on se forme des mœurs de cet homme, on est tout surpris de ne trouver aucune conformité entre ces deux choses. L’idée générale veut qu’un homme qui croit un Dieu, un paradis et un enfer, fasse tout ce qu’il connaît être agréable à Dieu, et ne fasse rien de ce qu’il sait lui être désagréable. Mais la vie de cet homme nous montre qu’il fait tout le contraire. Il n’y a rien de plus sujet à l’illusion, que de juger des mœurs d’un homme par les opinions générales dont il est imbu395. »
« … D’où vient tout cela, sinon que le véritable principe des actions de l’homme (j’excepte ceux en qui la grâce du Saint-Esprit se déploie avec toute son efficace) n’est autre chose que le tempérament, l’inclination naturelle pour le plaisir, le goût que l’on contracte pour certains objets, le désir de plaire à quelqu’un, une habitude gagnée dans le commerce de ses amis, ou quelque autre disposition qui résulte du fond de notre nature, en quelque pays que l’on naisse, et de quelques connaissances que l’on nous remplisse l’esprit396 ? »
« Nous pouvons donc poser pour principe : I. Que les hommes peuvent être tout ensemble fort déréglés dans leurs mœurs, et fort persuadés de la vérité d’une religion, et même de la vérité de la religion chrétienne. II. Que les connaissances de l’âme ne sont pas la cause de nos actions. III. Que, généralement parlant, la foi que l’on a pour une religion, n’est pas la règle de la conduite de l’homme397. »
« … De toutes ces dernières remarques, je tire cette conclusion… que la religion (car c’est là où j’en voulais venir) ne sert, à cet égard, qu’à faire de belles déclamations en chaire, et à nous montrer notre devoir : après quoi nous nous conduisons absolument par la direction de notre goût pour les plaisirs398. »
Voilà donc, selon Bayle, l’indépendance du cœur vis-à-vis de la raison surabondamment établie. Le passage suivant, qui rentre dans le grand courant de la doctrine chrétienne, n’atténue pas ce principe :
« Si vous examinez bien ceci, je m’assure, Monsieur, que vous y trouverez un argument invincible pour prouver que nous avons besoin de l’opération intérieure du Saint-Esprit, afin d’aimer Dieu. Car tout ce que les hommes qui nous instruisent peuvent faire, se réduit à nous persuader la vérité. Or nous pouvons être persuadés de la vérité sans l’aimer. Donc ce ne sont pas les hommes qui nous font aimer les vérités de l’Évangile ; et par conséquent c’est Dieu qui nous les fait aimer, en ajoutant à l’illumination de notre esprit une disposition de cœur qui nous fait trouver plus de joie dans l’exercice de la vertu que dans la pratique du vice399. »
Mais voici une pensée qui mérite d’être remarquée :
« Je ne saurais m’empêcher de faire ici une petite réflexion sur la bizarrerie de l’esprit humain ; c’est qu’encore qu’il aime le vice, il n’approuve pas néanmoins qu’il soit autorisé par les lois de la religion. Les mêmes personnes qui rejettent l’Évangile à cause de l’austérité de sa morale, rejetteraient encore avec plus d’horreur une religion qui leur commanderait de se souiller dans les plus infâmes dérèglements, si on la leur présentait lorsqu’ils sont en état de raisonner, et avant que d’être ensevelis dans les préjugés de l’éducation. Il n’y a point de débauché ni de débauchée dans Paris, qui ne jetât des pierres à un prédicateur qui aurait l’effronterie de prêcher que Dieu approuve les voluptés criminelles.
« … Il paraît étrange qu’il faille tenir cette conduite avec les hommes, et c’est encore une de ces contradictions qui défigurent notre espèce. Vu le penchant que nous avons à satisfaire la nature, nous devrions courir après ceux qui nous prêcheraient que tout est permis : cependant nous les détesterions. Puisqu’une morale relâchée nous paraît abominable, nous devrions nous attacher à la morale la plus rigide : cependant nous la fuyons. C’est donc que nous voulons un juste milieu, qui nous permette quelque chose, et qui ne nous permette pas tout ? Mais si l’on y prend garde, l’on trouvera que ce milieu même ne nous accommode pas ; car, ou bien nous faisons tout, quoique nous ne voulions pas qu’on nous le permette, ou du moins nous en faisons plus qu’il ne nous en est permis par ceux que nous voulons qui nous permettent quelque chose400. »
Que pensez-vous, Messieurs, que fasse Bayle de cette observation juste et profonde, qui
constate en l’homme la présence du sens moral et l’idée de la perfection divine ? Elle ne
lui sert qu’à tirer cette conclusion : « Qu’encore que les athées aient témoigné du
mépris et de l’horreur pour les fausses religions, on ne doit pas conclure qu’ils en
doivent avoir pour la véritable plus que les idolâtres. Au contraire, ils semblent être
plus en état de reconnaître sa divinité qu’un païen, parce qu’un païen ne songe pas à se
choisir une religion401. »
Prenons encore connaissance du morceau suivant, tiré des Pensées sur la Comète, qui mieux qu’un autre, peut-être, nous aidera à connaître Bayle, et qui se distingue par un accent de sincérité fait pour étonner au milieu d’un livre dont le caractère général fait attendre des conclusions opposées :
« Il importe plus qu’on ne pense de faire sentir à l’homme jusqu’où va sa dépravation, et surtout de lui faire bien connaître le monstrueux désordre où il est plongé, qui fait qu’il agit continuellement contre ses principes et contre les préceptes de la religion qu’il croit avoir reçue de Dieu ; cela, dis-je, importe beaucoup, parce que, si l’on prend garde que tout le reste du monde est sujet à certaines lois de mécanique qui s’observent régulièrement, et qui nous paraissent très conformes à l’idée que nous avons de l’ordre, on conclura nécessairement qu’il y a dans l’homme un principe qui n’est pas corporel. Car, si l’homme n’était que corps, il serait nécessairement soumis à cette sage et régulière mécanique qui règne dans tout l’univers, et il n’agirait pas d’une manière si contraire à l’idée que nous avons de l’ordre. Il y a donc dans l’homme une âme, qui est une substance distincte du corps, et plus parfaite que le corps, puisque c’est elle qui rend l’homme raisonnable. Or, comment s’imaginer que tous les corps sont sujets à l’ordre, et ne pas croire que les substances plus parfaites que le corps y sont sujettes aussi ? Si le monde est l’ouvrage du hasard, pourquoi est-il sujet à des lois qui s’exécutent toujours ? On ne peut répondre rien qui vaille. Il faut donc dire à tout le moins, que la nature des choses a voulu que le monde se gouvernât par de telles lois. Mais si elle l’a voulu pour le corps, pourquoi n’a-t-elle point voulu que l’âme de l’homme fut sujette à l’ordre ? On ne peut encore répondre rien qui vaille. Il faut donc dire que l’âme de l’homme a été créée dans l’ordre, aussi bien que les autres choses, par un Être infiniment parfait, et que si elle n’y est plus, c’est parce qu’abusant de sa liberté, elle est tombée dans le désordre. Plus on prouve la corruption de l’homme, plus on oblige la raison à croire ce que Dieu nous a révélé de la chute d’Adam402. »
Tout ceci est concluant et vigoureusement raisonné. Mais voyons la fin :
« Si bien qu’il est plus utile qu’on ne pense à la religion de prouver que la malice des hommes est si prodigieuse, qu’il n’y a qu’une grâce particulière du Saint-Esprit qui la puisse corriger, et que sans cette grâce, c’est toute la même chose à l’égard des mœurs, ou d’être athée, ou de croire à tous les canons des conciles. Cela est si vrai, que vous ne voyez guère d’esprit fort qui veuille convenir de la corruption de l’homme403. »
L’habileté de l’auteur à faire rentrer cet excellent morceau dans le fil de son argumentation afflige et effraie. On se demande si ce tour de force n’est pas exécuté en l’honneur d’un système auquel, en un sens, il sacrifierait ainsi un aveu, qui n’en est pas moins précieux et sincère.
Nous l’avons remarqué en commençant, Messieurs, la prétention de fonder une morale sur autre chose que sur la religion, est un mal des époques où la religion, se dépouillant de son principal caractère, perdant elle-même cette saveur morale, cachet authentique de sa divinité, se rabaisse à n’être plus qu’un faisceau de dogmes et de pratiques. La vie une fois retirée du corps, il faut bien chercher ailleurs cette marque divine, dont l’homme, quoi qu’il en ait, ne saurait se passer.
Vers la fin du règne de Louis XIV, les iniquités accomplies sous le manteau de la religion avaient amassé contre elle un mélange de mépris et de haine. Bayle, sans doute, était placé de manière à ne pas rejeter sur l’Évangile les crimes commis en son nom, et nous avons fait voir qu’il avait victorieusement travaillé à justifier la parole divine de l’imputation dont les fauteurs de la persécution l’avaient chargée. Mais les passions, les vues étroites d’une partie des persécutés ont pu produire sur l’esprit logique de Bayle un effet d’un genre analogue à celui des forfaits des persécuteurs ; il y a vu aussi une inconséquence. De plus, sa nature propre, qui le disposait à soutenir à perte de vue des opinions qui n’étaient pas toujours entièrement les siennes, est entrée probablement pour beaucoup dans son principe de l’entière indépendance des sentiments par rapport aux convictions. Ce qui lui était particulier a pu aisément lui paraître un fait général.
Mais où Bayle place-t-il la morale ? me demanderez-vous. Y a-t-il vraiment pour lui une
morale ? Pour Bayle, évidemment, il existe un sentiment de l’honnête et du juste, du mal
et du bien. Il le proclame souvent ; il y fait mille fois allusion ; il appuie fortement
sur ce point. Il est vrai que cela rentre dans sa thèse, que le vice est la pire des
hérésies. Il exprime, à ce propos, cette pensée frappante de justesse, que persévérer dans
le vice, « c’est former tous les jours des jugements particuliers, par lesquels on
affirme dans sa tête, qu’il vaut mieux désobéir à Dieu que lui obéir. Qui oserait nier,
ajoute-t-il, que ces affirmations si souvent réitérées, ne rendent une âme très
hérétique404 ? »
Mais ce qui est bien n’existe en l’homme,
pour Bayle, que de deux façons : ou comme idée, et sans influence sur la vie ; ou comme
instinct et particularité de tempérament.
L’esprit pénétrant de Bayle avait sans doute été frappé d’une condition de notre nature à laquelle on ne donne pas toujours l’importance qui lui appartient. Si l’on y regarde de près, on verra que, contrairement à l’opinion la plus accréditée, le sentiment chez l’homme, le besoin, si l’on veut, sentiment premier et le plus opiniâtre de tous, est bien le fait primitif, générateur des autres modifications de l’être, et notamment des idées. Là est le germe caché de cette personnalité qui s’épanouit ensuite dans l’intelligence, et forme tant de systèmes variés et féconds. La source reste cachée ; les affluents y apportent de nouvelles ondes ; mais le courant se dirige d’après l’impulsion première, communiquée par la volonté. C’est ainsi que les philosophies, ces fruits du labeur de l’intelligence humaine, ont été, à leur origine, déterminées, ou pour le moins conditionnées par la situation morale des peuples chez qui elles ont régné. Que plus tard, dans leur maturité, elles aient fortifié encore les tendances qui leur avaient donné naissance, c’est un fait incontestable et qui se rapporte à un autre fait de notre nature. Le travail d’élaboration, qui ressortit à l’activité intellectuelle, peut changer jusqu’à un certain point la physionomie du système ; mais les traits essentiels s’y retrouvent, et la théorie entière revient, parfois déguisée, souvent plus distinctement accentuée, agir, en qualité de mobile, sur l’ensemble de ces volontés, dont l’action confuse l’avait fait naître d’abord, qui ont pu l’oublier ensuite, mais qui, par elle, se trouvent confirmées dans la direction qu’elles avaient primitivement et obscurément imprimée. Car, à côté du fait primordial de l’action du sentiment à la naissance de l’idée, l’homme porte aussi en lui un instinct qui le pousse à régler sur l’idée ses sentiments et sa conduite, instinct qui est lui-même un sentiment, le plus primitif et le plus élémentaire de tous. Bayle, qui apercevait le premier de ces faits, a méconnu le second chaque fois qu’il a été question du rapport des sentiments aux actes. Quand il lui fait sa place, c’est à l’occasion des droits de la conscience errante, et du péché que l’on fait commettre à un homme en le poussant à agir contre ce qu’il estime la voix de sa conscience. Ailleurs, le sens moral, ce fait primitif, ce témoin irrécusable de l’obligation et de la liberté, cette proclamation de l’ordre invisible et permanent, n’est pas distingué par lui de la raison. Cette confusion a lieu au profit de son idée dominante, la séparation de la morale et de la religion405.
En résumé, nous voyons Bayle, dans sa laborieuse carrière, toucher à toute heure à la vérité, sans tirer d’elle ce qu’elle a de plus vital, et combattre sans cesse des erreurs partielles en favorisant des erreurs générales bien plus graves, et qui probablement dépassaient la portée de son intention. Ce mélange de faux et de vrai a contribué à le rendre un des plus dangereux des sceptiques et, pour beaucoup d’esprits, le coryphée du doute universel.
XIV. De la spontanéité de l’esprit humain en matière de philosophie §
Premier fragment d’un cours sur les écrivains moralistes du dix-huitième siècle406.
On répète tous les jours, pour tranquilliser quelques esprits timorés, que la religion et la philosophie sont deux sœurs, concourant à la même œuvre, se prêtant un mutuel secours, et ne pouvant même se passer l’une de l’autre.
Il est un sens dans lequel la chose est très vraie et très bonne à dire. Mais si l’on entend par religion une révélation positive des desseins de Dieu à l’égard de la race humaine, et par philosophie cette spéculation qui, enveloppant toutes les questions et tous les problèmes, cherche l’unité du grand tout et le secret de Dieu, on met en présence deux prétentions absolues, deux systèmes de règlement général de nos pensées et de nos actions ; et il ne faut pas craindre de dire que, prises à cette hauteur, la religion et la philosophie se nient réciproquement.
La religion, se disant la voix même de Dieu, s’attribue un caractère absolu de souveraineté. La philosophie, en le lui reconnaissant, s’abdiquerait par là même ; en ne le lui reconnaissant pas, elle nie la religion et s’installe en son lieu et place. Voix de la raison, elle aspire aussi, dans son sens, à la souveraineté ; mais sa souveraineté, à elle, a pour condition la spontanéité ; à ce titre seul elle peut compter sur l’authenticité de ses résultats, et se poser comme autorité dans le monde des esprits. Ce n’est pas là son unique loi ; mais c’est une loi inflexible, une garantie qu’elle ne peut se dispenser de fournir. Nous nous proposons d’examiner, dans cet Essai, si elle la fournit en effet, en recherchant quelle est, en matière philosophique, la spontanéité et la pureté du mouvement de l’esprit humain.
Si nous nous reportons au point de départ, à l’impulsion première de tout le mouvement philosophique, au moment où le genre humain s’est mis à philosopher (et ce moment est celui où les traditions ont cessé de lui suffire), nous trouverons assurément mêlés, dans une forte proportion, à la curiosité dont on voudrait faire le seul mobile du mouvement philosophique, d’autres éléments moins abstraits et moins désintéressés. Aujourd’hui que la philosophie est devenue un art, une profession, un état dans le monde, nous concevons moins la situation où se trouvèrent alors les esprits, ou pour mieux dire les âmes. La tradition, écho des révélations primitives, était allée en s’affaiblissant ; la foi des enfants à la parole des pères avait fait défaut ; on avait laissé échapper, au milieu des ténèbres, la main qui avait guidé jusqu’alors ; il fallait pourtant avancer ; et il répugne de croire qu’on ait passé sans intervalle de la vivante naïveté de la foi à la stupeur inerte du matérialisme. Il est impossible d’admettre qu’à une confiance qui avait eu pour principe la plus puissante des sollicitudes, ait immédiatement succédé sur les mêmes questions une curiosité froide et pleine d’abnégation. Le mouvement philosophique eut une aurore troublée et sombre ; la curiosité était de l’angoisse ; le besoin qui cria alors fut de l’âme et non de l’esprit : l’être moral détaché de son centre, la volonté séparée de sa raison, cherchait par l’intelligence à s’y réunir. La philosophie, en se rattachant à des débris de religion, fut plus d’à moitié religion. Plus tard ces deux éléments se dégagèrent insensiblement l’un de l’autre ; la philosophie, répudiée par les masses, devint l’occupation exclusive des penseurs de profession chez qui l’habitude d’abstraire tend à affaiblir ou à voiler les caractères généraux de l’humanité : toujours la multitude est plus humaine que le savant. Ainsi la philosophie devint peu à peu ce que nous la voyons être ; mais en vain voudrait-elle abjurer les souvenirs de son berceau ; il est impossible de méconnaître son origine, de ne pas se la représenter jaillissant du sein des angoisses du cœur humain, et plus préoccupée de satisfaire à des désirs de l’âme que de répondre à des questions de l’esprit.
Ces temps sont éloignés de nous, mais les questions que la philosophie agite n’ont pas changé de nature. L’angoisse ne paraît plus, mais l’homme est toujours au centre des questions qu’il remue ; il est lui-même la première de ces questions ; toutes les autres se ramènent à celle dont il est l’objet. Non seulement cela est, quoi qu’il en dise, mais, quoi qu’il en dise, il le sent. Il sent que ce qui définit ses rapports détermine ses devoirs et son avenir. Il n’attend pas, pour le savoir, d’être arrivé au terme de ses déductions. Dès le premier pas il est orienté, bien ou mal. La philosophie est implicitement de la morale, et tout système sur l’univers est un système sur la vie.
Ce système sur l’univers a-t-il été donné par la spéculation pure ? En d’autres termes, la spéculation qui l’a produit a-t-elle pu rester indépendante des préoccupations morales du philosophe ? Nous en douterons après avoir arrêté nos regards sur la nature même des matières philosophiques.
Les autres sciences prennent leur objet hors de nous, soit dans la nature physique, qui n’excite en nous ni sympathie ni antipathie, et nous laisse en pleine possession de notre indifférence, soit dans le monde des êtres moraux, lequel, sans offrir cet avantage au même degré, ne nous touche du moins qu’indirectement et occasionnellement. La volonté est tenue à l’écart, ou du moins l’objet scientifique ne l’attire pas forcément dans son cercle. Les faits se présentent à notre intelligence dans leur pureté objective, non enveloppés d’avance du nuage de nos passions. Les erreurs sont possibles, mais il y a une cause d’erreur de moins ; toujours est-il que l’erreur est moins prochaine, moins imminente. Un point fixe nous est donné, une assiette ferme est fournie à nos opérations intellectuelles. Le degré de certitude de nos connaissances est d’autant plus grand que leur objet, dans un sens, est plus éloigné de nous, nous est plus étranger ; et le comble de l’évidence a lieu dans la sphère des faits purement rationnels, je veux dire de ceux dont la raison a fourni jusqu’à l’étoffe. En est-il de même des idées de la philosophie, j’entends de la philosophie positive, de la philosophie à constructions ? Où prendre leur point de départ ailleurs que dans le moi ? Et qu’est-ce que le moi pur, le moi abstrait ? On admet en géométrie la ligne sans largeur : peut-on admettre le moi sans qualités, sans vie ? Un tel moi existe-t-il ailleurs que dans la tête des philosophes qui l’ont rêvé ? et ce qu’on en tire, ce qu’on en conclut est-il vrai autrement que par hypothèse ? et ce qu’on élève sur cette base peut-il être autre chose qu’un édifice aérien, un espace dans l’espace, une mer dans l’Océan ? Si l’on accorde au moi philosophique ce que nous venons de lui refuser, a-t-on une base ferme, immuable, identique à elle-même ? Ce moi concret n’arrivera-t-il pas avec une partie de ce que la vie lui a donné, avec des intérêts, avec des passions, avec l’habitude, qu’il faut bien compter parmi les passions, avec le préjugé, qui est une habitude, en un mot avec tout un état moral qui peut nuire à l’impartialité des recherches et à l’authenticité des résultats ? Et qui peut douter que ce moi-là ne soit présent et agissant au début de la recherche philosophique ? toute recherche de cet ordre commence forcément par une pétition de principe ; chacune a marqué son but dans son début ; chacune, en se mettant en route, a su où elle arriverait ; il n’y a, dans le monde philosophique, point de véritable voyage de découverte ; le plus sincère a une préoccupation ; et voici du moins ce qu’on ne peut contester : chacun a des affections, une vie morale, avant d’avoir une philosophie en forme ; ces affections, cette vie, c’est le moi dans toute son énergie ; ce moi n’adoptera pas, soyez-en sûr, un système de philosophie par lequel il verrait distinctement ses affections démenties et son être moral contredit ; entre le système et le moi l’évidence est prompte à se poser ; la croyance philosophique se laisse déterminer par la vie : en est-il de même de la vie réciproquement ? J.-J. Rousseau a dit quelque part : « Nos sentiments dépendent de nos idées. » Cela est vrai à sa date ; nous le verrons : mais les sentiments n’obéiraient pas à des idées tout abstraites et en quelque sorte artificielles, si préalablement un sentiment intérieur n’eût commandé cette obéissance. Au reste, que nous dit cette philosophie qui se recommence toujours, qui ne s’achève jamais, qui ne s’assied nulle part, qui varie avec les siècles, avec les caractères, avec les institutions, sinon qu’au lieu d’être une création de l’intelligence agissant avec une souveraine spontanéité sur les éléments que lui fournit une matière neutre, elle n’est autre chose que la succession variée des évolutions de l’âme, fatiguant sa propre substance à force d’attitudes diverses ? en d’autres termes, que l’état moral est la réalité, dont l’action énergique suscite, dans la nuit des mystères métaphysiques, un rêve qui s’appelle philosophie ; rêve, je l’avoue, plein de signification et d’importance, et l’un des phénomènes les plus graves que présente la nature humaine ?
Dira-t-on que c’est là nier la philosophie ? Oui, si c’est la nier que de reconnaître que le point de départ de toute théorie de métaphysique ou d’ontologie est enfoncé dans d’impénétrables ténèbres-, qu’à l’endroit de ces ténèbres et à la place du nœud qu’elles recouvrent, nous mettons forcément notre moi ; et que toute philosophie est subjective, à prendre ce mot dans sa plus vaste signification. Si nous nions la philosophie, l’éclectisme, tout en se piquant d’être une philosophie, l’a niée avant nous ; c’est bien à cette valeur négative que le réduisent, en Allemagne, les partisans des différents systèmes en vigueur ; et, en effet, au rapport de ses plus habiles professeurs, qu’est-il que le relevé de tout ce qu’il y a de croyances populaires, ou, pour mieux dire, humaines, au fond ou à la base de tous les systèmes, la statistique des vérités d’intuition ou de sentiment que l’humanité, en tout temps, a tenues pour constantes, et enfin l’histoire générale de l’esprit humain, et non une de ses créations ?
La puissance et la rigueur de dialectique déployées dans l’exposition de quelques-uns des systèmes philosophiques, ne doivent pas nous faire illusion. La dialectique n’est pas la raison ; elle est à la raison ce que l’archet est à la lyre. Elle n’est pas plus au service de la vérité que de l’erreur, et même de la folie. Un compositeur dans le délire peut tirer de son instrument la musique la plus extravagante sans que la justesse rigoureuse de la mesure et des tons lui fasse défaut un seul instant. Les fous qui raisonnent le mieux sont les plus complets. Qui n’a pas admiré la dialectique de Rousseau dans ses lettres à lord Conway, à David Hume, et dans ses tristes dialogues ? Faussez le rayon visuel à son point de départ, fût-ce d’une quantité inappréciable, augmentez ou diminuez de l’épaisseur d’un cheveu l’ouverture d’un angle, la différence à l’extrémité sera immense peut-être. Le premier moment est décisif : à partir de là, la rigueur même de la marche dialectique est toute au profit de la première et illégale intervention de la volonté ; plus vous aurez bien raisonné, plus vous conclurez mal. Qu’on prenne garde aux hypothèses, qui sont le point de contact de la volonté avec la pensée.
Ne dirons-nous rien sur la position de tout homme qui élève ou défend un système en philosophie ? Il est homme ; il ne peut se scinder absolument ; le penseur ne peut congédier l’homme ; l’individu concret, bon gré mal gré, entre tout entier dans le cercle de la discussion philosophique. Or, il trouve toujours sur le terrain un système antérieur à appuyer ou à contredire : il n’y a d’exception que pour celui qui est venu le premier. Que dis-je ? parmi les philosophes, le premier même ne vint pas réellement le premier ; il venait après les traditions ; il ne put les ignorer ; il ne put en faire abstraction ; sa tâche, son but immédiat était de les démentir ou de les confirmer ; il ne put donc être entièrement dépréoccupé ; ceux qui le suivirent ne le furent pas davantage ; l’amour-propre, l’amour de la victoire, la haine de la contradiction, la vivacité provoquante des débats ne furent pas étrangers à cette classe d’hommes, auxquels, à défaut d’autres garanties, un calme presque surhumain serait nécessaire. On dira que cet inconvénient se représente en toute recherche, en toute science. Oui ; mais dans celles dont la matière est purement objective, entièrement placée hors de nous, il trouve un remède et un contrepoids ; le mal qu’il peut faire n’est pas sans retour : dans la durée des discussions, dans le laps du temps, l’objet ne s’altère pas ; les monuments ne changent pas de forme ni d’aspect ; à force de se montrer dans leur identité, ils finissent par vaincre les préventions, et la vérité s’établit et se constitue au milieu des passions frémissantes. Cette ressource, à peu près infaillible, est-elle également assurée aux discussions que nous avons en vue ? L’erreur tombe, direz-vous ; les systèmes croulent : j’en conviens ; mais la vérité, l’évidence héritent-elles de l’erreur et des systèmes ? et la philosophie n’est-elle pas trop semblable à Pénélope, recommençant aujourd’hui l’œuvre qu’hier a vu détruire ?
Lorsque la nature a réuni dans un même homme une âme très forte et un esprit méditatif, il ne faut guère s’attendre que l’âme prendra contre elle-même le parti de l’esprit. Le proverbe de droit : que le mort emporte le vif, ne trouve point ici d’application. Où la vie est forte, elle se soumet la pensée. Soit au début de la spéculation, soit dans son cours, l’âme, toujours présente, toujours attentive à ses intérêts, s’arrange pour n’être pas éconduite. Le système prend insensiblement l’inflexion du caractère, et l’âme s’applaudit d’une coïncidence qu’elle a secrètement et à son propre insu ménagée. Le fils du célèbre Fichte nous apprend avec quelle joie son père, ayant achevé son système, le vit cadrer avec tous les besoins et les tendances de son âme élevée et forte. Il ne se doutait pas que c’était dans le sens même et dans l’intérêt de ces tendances qu’il avait spéculé ; qu’il n’était pas possible qu’il eût jamais une philosophie à contresens de sa nature morale, et que rien n’est plus facile que d’assortir, en de pareilles matières, son système à son besoin.
Qu’il est effrayant, le mot de Pascal : « La volonté, organe de la
croyance ! »
Mais combien il est vrai ! Ce qu’on appelle la foi, dans la sphère
des opinions humaines, est-ce autre chose que la volonté appliquée à des objets de
spéculation ? L’intensité de cette foi n’a-t-elle pas pour mesure exacte la force de la
volonté ? L’esprit de tel homme, quand il a fait son choix, est hors d’état de le
remplacer par un autre, hors d’état d’être frappé de la force des objections qu’on lui
propose, presque hors d’état de laisser tomber sur elles un regard distrait et fugitif,
ou, si ces objections, forcément examinées, le laissent sans réplique, n’en conservant pas
moins toute la tranquillité, toute l’impassibilité d’une foi qui est devenue en lui une
affection, et qu’une autre affection pourrait seule effacer et détruire. Est-ce mauvaise
foi ? indifférence pour la vérité ? Nullement : c’est l’effet d’une âme qui s’est
approprié, qui a converti en sa propre substance des croyances qui, sans doute, se
rencontraient avec ses dispositions les plus intimes. Mais si cette violente préoccupation
est possible en beaucoup de sujets différents, où sera-t-elle plus forte, plus obstinée,
qu’en des matières où la pleine évidence est impossible, où l’expérience ne trouve pas de
lieu, et où la donnée fondamentale est si voisine d’un sentiment de l’âme, que presque
toujours elle se confond avec lui ?
Mais la vérité de tout ce qui précède tient surtout à une distinction importante entre les individus et les siècles. Quelque difficile que soit, dans un individu, la scission complète de l’homme et du penseur, il est certain que les habitudes de la vie scientifique amènent la possibilité d’une abstraction très forte, en vertu de laquelle le penseur et l’homme s’ignorent l’un l’autre dans un certain sens et jusqu’à un certain point. Il paraît d’abord bien étroit, le pont où la vie morale et la pensée doivent passer toutes deux ; ne faudra-t-il pas que l’une recule afin que l’autre avance ? L’abstraction, assez souvent, élargit cet étroit passage, la pensée et la vie passent à côté l’une de l’autre sans se coudoyer, même sans se voir. Combien de spiritualisme dans la conduite de certains hommes à qui le matérialisme a dû son crédit ! Combien de matérialisme pratique chez certains défenseurs des doctrines spiritualistes ! Sans doute un examen attentif et répété sur un grand nombre de cas ferait rentrer l’exception dans la règle ; en général cependant c’est moins aux individus qu’il faut regarder qu’aux masses, aux époques, aux siècles. Toutes les saillies individuelles et les accidents s’effacent dans un aspect général, tous les portraits dans le tableau. L’individu peut s’abstraire, se scinder, une moitié de lui-même ignorer l’autre : un siècle est essentiellement et toujours concret. Le genre humain est le vrai homme, l’homme complet, le type de soi-même. La psychologie n’a point de base plus sûre que l’étude du genre humain pris en masse, ou considéré de siècle en siècle. Or, le genre humain est plus conséquent que les individus. Telles sont ses mœurs, telle est sa morale ; telle est sa morale, telle est aussi sa philosophie. C’est à cet homme collectif que s’appliquent les observations que nous avons présentées ; ces observations, vraies des individus en général, le sont sans réservé transportées à l’humanité.
Un fait important, cent fois reproduit, répandu pour ainsi dire dans toute l’histoire des sociétés, vient à l’appui des considérations précédentes.
Les théories sociales, aussi bien que la philosophie, affectent la spontanéité. Elles se piquent de prendre naissance dans l’examen de la nature des choses, c’est-à-dire des vrais rapports de l’homme avec l’homme et de l’individu avec la société. Et cependant tous les faits s’élèvent contre cette prétention. Ils nous conduisent même à penser que jamais la spéculation pure n’eût trouvé ces théories, ni même ne les eût cherchées. Elles n’ont apparu dans le monde qu’à la suite des faits qui les rendaient nécessaires. Elles se sont présentées à titre de remède ou de protestation. La souffrance a éveillé le sentiment, le sentiment a éveillé l’idée. Les théories qui en ont résulté n’en sont pas pour cela moins vraies. Leur vérité en effet n’est pas abstraite, mais relative ; vérité qui dort en quelque sorte jusqu’à ce que le besoin la réveille. Il n’y a pas de raison suffisante pour que, dans cet ordre d’idées, une seule vienne au jour et se formule, aussi longtemps que rien ne la blesse. L’ordre qui n’a pas été précédé du désordre n’est pas remarqué tant qu’il dure. Vivant et fort, il n’a point de nom ; sa première voix est un cri d’alarme ; c’est en périssant qu’il se nomme. C’est l’esclavage qui a donné l’idée de la liberté, les privilèges celle de l’égalité, l’oppression religieuse celle des droits de la conscience. Il n’est pas dans la nature de l’humanité de s’éprendre pour de pures spéculations avant toute expérience qui les lui ait rendues respectables et chères. Mais, menacé dans la possession d’un bien, on s’avise alors que cette possession est un droit ; ce droit, on le constate, on l’exprime, on le circonscrit ; dès lors, il sera défendu comme vérité abstraite, alors même qu’il aura cessé d’être menacé ; poussé d’abord à sa défense par le souvenir de ses dangers passés, par la prévision de ses dangers à venir, on y sera porté ensuite d’une manière plus pure par l’intérêt dû à toute vérité. Mais encore alors cet intérêt épuré ne sera pas éprouvé également par tout le monde : il y aura toujours, sous ce rapport, une différence entre la multitude et les penseurs.
On a voulu faire des réformateurs du seizième siècle les champions de la liberté de conscience. Jamais avec ce dogme abstrait ils n’eussent remué les masses ; jamais aussi ce dogme abstrait ne leur eût, à eux-mêmes, inspiré tout ce qu’ils ont fait. Un intérêt plus intime, plus personnel, si l’on peut ainsi parler, mit en mouvement l’Europe du seizième siècle. On ne commença pas par réclamer la liberté religieuse, mais par en faire usage. On lit mieux que de la démontrer, on s’en empara. Bien loin de la démontrer, à peine y croyait-on ; du moins on n’y croyait que pour soi-même et pour le cas présent ; après l’avoir revendiquée, on la refusait aux autres ; ce n’est que lentement qu’elle est devenue vérité générale à l’usage et au bénéfice de tout le monde ; et il a fallu, pour cela, que chacun tour à tour eût été froissé dans sa conscience, qu’une longue expérience eût démontré que tous les vrais droits sont réciproques, et que nul, dans ce genre, ne peut s’attribuer ce qu’il refuse à autrui. On parle des progrès de l’esprit humain, de sa rapide ascension : c’est de sa paresse qu’il faudrait parler ; les vérités, les plus simples, les plus nécessaires, ont eu mille obstacles à surmonter ; et ce n’est guère que par la porte étroite de la nécessité qu’elles ont pénétré dans le cœur et de là ont passé dans l’esprit. Elles ont dû vivre, et prouver leur vie par l’action, avant d’être adoptées par l’intelligence.
Ce fait si universel, si répété, ne paraîtra pas sans rapport avec la question que nous étudions aujourd’hui. Il constate la tendance de l’humanité à faire marcher le sentiment avant l’idée.
Mais en accordant, d’après ces données, l’initiative au sentiment sur la pensée, n’accorderons-nous point, de réaction à la pensée sur le sentiment ? Sans doute ; et c’est ici que la proposition de J.-J. Rousseau trouve sa vérité. Les doctrines sont nées des besoins, si l’on enferme dans ce mot de besoins les sentiments, qui ont toute la force et la valeur de véritables besoins ; mais, en tombant dans des cœurs disposés d’avance à les recevoir, elles y réchauffent et y développent des germes qui s’y trouvaient avant elles ; elles accroissent de beaucoup l’intensité des penchants avec lesquels elles concordent407 ; appelées dans l’âme par une des dispositions de l’âme, elles payent libéralement cet accueil ; voici même quelque chose d’étonnant : elles dépassent le sentiment ou le besoin qui les a fait naître. C’est comme une loi de notre destinée que, de la théorie et de la pratique, toujours l’une déborde l’autre, que les effets débordent les causes, tant qu’enfin, en quelque manière, l’effet devient cause de sa cause, c’est-à-dire que l’idée excite et même exagère le sentiment qui lui a donné naissance.
Tel est son effet, remarquable surtout dans la région des opinions politiques. Que cet effet soit irrégulier dans son exagération, bien qu’inévitable et naturel ; que cette impossibilité où se trouvent la pratique et la théorie, le fait et l’idée, de marcher d’un même pas, soit un mal et un mal bien grave, on en conviendra sans peine ; mais il n’en faudra pas moins reconnaître les droits de la théorie sur la pratique, et les titres de l’idée au gouvernement de la vie. L’idée naît des faits ; elle a dû, s’il est permis de parler ainsi, être vécue avant d’être conçue ; mais une fois conçue, elle prétend avec justice à régler la vie, ou plutôt la vie se range avec raison sons sa tutelle souveraine. Un instinct nous avertit que ce que nous sommes n’est pas la norme de ce que nous devons être, que nous avons à chercher hors de nous-mêmes notre règle, que notre volonté ne peut pas être la loi de notre volonté, qu’il faut auparavant qu’elle soit réglée sur l’idée, sur la vérité, qui doit être autre chose que le moi. Mais si l’idée elle-même est issue du moi, si elle n’en est que l’expression, si elle en reproduit tous les caractères, comment nous servirait-elle de règle ? Chacun aspire à ordonner sa vie sur des convictions ; mais si ses convictions ne sont que sa volonté déguisée, dans quel cercle vicieux n’est-il pas contraint de tourner ? Nous ne dirons pas à ce sujet : « Là commence un abîme, il faut le respecter » ; mais nous dirons : « Là se présente un problème ; il faut lui trouver une solution. » C’est ce que nous tenterons dans l’Essai suivant.
XV. La volonté cherchant sa loi §
Deuxième fragment d’un cours sur les écrivains moralistes du dix-huitième siècle408.
Dans l’examen que nous avons tenté de la marche de l’esprit humain vers la spéculation philosophique, nous avons rencontré deux faits également remarquables : l’antériorité absolue du sentiment sur l’idée, et l’instinct qui porte tout homme à régler sur l’idée ses sentiments et sa conduite ; instinct qui lui-même est un sentiment, le plus primitif et le plus élémentaire de tous.
Mais, après cela, nous avons reconnu combien il est difficile à l’homme de trouver une idée ou une règle qui soit autre chose que lui-même. Et quand je dis lui-même, je n’entends pas l’individu seulement, mais l’homme collectif, l’humanité ; et quand je dis l’humanité, j’entends l’humanité avec ses instincts moraux, avec la notion du devoir, et les exigences de la conscience. Ce moi, tout vaste qu’il est, pourvu de ses plus nobles parties, est encore le moi, autre chose que l’idée, moins que la règle que l’homme invoque sans la connaître ou la nommer. La loi présentée avec ces circonstances n’est toujours que l’humanité offerte pour règle à l’humanité ; et s’il était possible de concevoir un homme en qui tous les attributs de l’humanité fussent personnifiés, un homme-type, l’homme par excellence, cet homme ne consentirait pas à s’accepter pour règle : il en chercherait une en dehors et au-dessus de lui.
Cet homme ferait ce qu’a fait l’humanité dans tous les temps et de toutes les manières, c’est-à-dire de toutes les manières humaines. Avant de les retracer, répondons à cette question : Qu’est-ce que l’homme avait affaire de chercher une idée ou une règle ? Ne la portait-il pas en lui-même ? N’avait-il pas la conscience ?
Il y a deux réponses à faire.
Dans l’état actuel de l’être humain, c’est-à-dire à le prendre aussi haut dans son histoire qu’il nous est possible de remonter, nous trouvons bien en lui des sentiments moraux, la notion générale du juste et de l’injuste, mais, sur les applications, nous le voyons varier de siècle à siècle, de nation à nation et presque d’homme à homme. Ces divergences réclament une règle uniforme et souveraine. L’homme est pressé par sa conscience même de la chercher ailleurs que dans sa conscience, qui ne la lui fournit pas.
Ce n’est pas tout : la conscience est proche voisine du moi, c’est-à-dire de toutes nos affections et de tous nos intérêts. En droit, elle est le gardien logé chez nous à nos frais pour surveiller nos actes et en rendre compte ; mais nous le distrayons, nous le subornons, nous le mettons dans nos intérêts ; nous le faisons asseoir avec nous à notre table ; nous déridons son front sévère, et lui faisons vider avec nous la coupe de l’étourdissement ; il s’identifie avec nos passions, il les épouse ; oubliant son rôle, de nos affaires il fait les siennes ; de loin à loin seulement il se souvient qu’il en a d’autres. La conscience pouvait être notre règle lorsqu’elle était bien distincte de nous-mêmes, et que nous ne risquions pas de mettre la notion du devoir au service de la passion. Mais l’humanité n’a pas été longtemps à reconnaître que la conscience, tantôt négligée, tantôt subornée, rarement obéie, n’était le plus souvent qu’une nue propriété, plus féconde en charges qu’en revenus, et qu’il fallait ailleurs qu’en nous chercher du recours contre nous.
Que faire ? car l’homme sentait bien que sa volonté, loin de pouvoir lui servir de règle, avait besoin elle-même d’être réglée, rectifiée ; que sa volonté, en un mot, n’était pas bonne. Il allait plus loin : il comprenait que toute la question n’était pas là ; qu’il ne s’agissait pas uniquement de rendre sa volonté bonne ; que la volonté est mauvaise par cela seul qu’elle se fait son propre objet ; que, dans un sens absolu, il ne nous appartient pas de vouloir ; que notre volonté n’est là que pour en accomplir une autre ; que c’est dans l’intérêt de cette dernière que nous devons vouloir ; en d’autres termes, que c’est Dieu qui doit vouloir en nous,
Ces considérations n’ont pas revêtu chez tous les peuples et chez tous les hommes la forme précise que nous essayons de leur donner : car les raisonnements qui déterminent l’humanité ne sont pas ceux dont elle a le plus nettement conscience. Elle n’exprime pas à beaucoup près tout ce qu’elle conçoit, et elle conçoit beaucoup moins qu’elle ne sent. Une analogie peut rendre la chose sensible. Quiconque s’approprie l’usage d’une langue, fait, sans s’en douter, une quantité de raisonnements fort délicats, dont il ne pourrait pas rendre le moindre compte. Direz-vous qu’il ne les a pas faits ? direz-vous que rien ne s’est passé dans son esprit ? ne lui accorderez-vous pas une intuition rapide des choses que vous avez analysées avec lenteur ? Eh bien ! c’est là l’image de l’humanité dans le développement de sa vie morale et philosophique. C’est une langue qu’elle apprend, mais dont elle ne sait et ne saura jamais la grammaire.
Quoi qu’il en soit, une irrésistible impulsion a porté l’homme (je ne dis pas l’homme d’exception, le penseur ou l’homme-machine, mais l’homme qui remplit tout le vaste espace entre ces deux points extrêmes) à chercher une volonté à laquelle il pût soumettre la sienne. Il ne l’a pas longtemps cherchée. Il l’a reconnue en Dieu ; ou, si mieux vous aimez, il a nommé cette volonté Dieu. Il a conçu immédiatement Dieu comme une volonté régulatrice. Il ne s’agissait pas pour lui de se prouver l’existence d’une cause première : il n’en avait jamais douté ; il ne s’est pas laborieusement appliqué à revêtir cette cause nue des différentes propriétés qu’impliquaient sa nature de cause et le caractère de ses effets. Pas un instant Dieu n’a été pour l’humanité un être abstrait, une idée, mais dès l’abord une personne ; et de tout ce qui pouvait caractériser cette personne, rien n’a plus tôt ni plus directement intéressé les hommes que sa volonté ; sa volonté, dis-je, par rapport à la leur ; le Dieu de l’humanité a de prime abord été un Dieu moral, une morale personnifiée ; et ce que l’humanité a cherché avant tout dans les espaces étoilés, où le regard religieux se dirige instinctivement, c’est un législateur et un juge. La religion a donc été tout d’abord et essentiellement une morale ; et dans le fond elle n’est pas autre chose. Ôtez-en la morale, c’est-à-dire l’obéissance, rien ne reste ; on peut continuer à se servir du mot de religion, mais en le faisant mentir à son origine, et au sens que lui a donné de tout temps la conscience humaine409.
M. Benjamin Constant nous montre la morale s’identifiant de plus en plus avec la religion, à mesure que la civilisation fait des progrès, et rectifiant le dogme en se mêlant avec lui410. C’est encore une de ces choses qui sont vraies à leur date. La religion, après être passée à l’état de théorie ou de rituel, a repris corps et substance par l’accession de la morale ; mais elle n’a fait alors que remonter à son point de départ, à sa nature primitive, que se pénétrer de nouveau de l’idée qui lui donna naissance, que redevenir religion. Mais il est certain qu’à son origine la religion fut une morale et la morale une religion.
Cela n’implique point (il importe de le remarquer) que les devoirs de la morale soient
arbitraires, que la morale n’ait aucune vérité objective, et que, comme corps de
préceptes, elle vienne à l’homme tout entière du dehors. Il ne s’agit ici que de
reconnaître en fait l’identité de la religion et de la morale. C’est dans ce point de vue
que Kant a dit : « Nous ne pouvons nous représenter l’obligation
sans y joindre l’idée d’un autre ; qui est Dieu, et
de sa volonté411. »
Voilà la morale se faisant religion. Et M. de Wette, dans son livre sur la Religion412, a dit d’une manière bien plus absolue :
« La religion est la foi à la validité de la loi morale dans le monde invisible,
… la contemplation, par les yeux de la foi, du type et du centre d’une communion
morale. »
Ici la religion est la morale même, avec Dieu pour objet.
Je ne sais si quelqu’un se scandalisera de voir ici la morale et la religion en quelque sorte identifiées. Il n’y a point là matière à scandale : bien au contraire. La dignité de la religion, sa puissance, tiennent précisément à cette unité, ou, si l’on veut, à cette confusion. Une religion qui n’est pas de la morale a moins de valeur encore qu’une morale qui n’est pas de la religion. Il faut, bien loin de le dissimuler, le dire très clairement et très haut, afin qu’on cesse, dans le monde, de décrier le dogme en le représentant comme un appendice gratuit et une incommode excroissance de la morale. Qu’on sache bien qu’il n’y a pas une fibre dans la religion, pas une idée, pas un article de foi, qui ne soit de la morale.
L’homme a donc cherché dans la religion l’idée ou la règle qu’il ne trouvait pas en
lui-même, ou que du moins il n’y trouvait pas authentique et irrécusable. Mais, ô
déception funeste, à laquelle il eût fallu s’attendre si l’humanité s’attendait jamais à
rien ! L’humanité rendit témoignage à une vérité, mais ce fut tout. Elle ne trouva point
cette volonté autre et plus haute que la sienne, qu’elle paraissait chercher. Elle ne
refit point sa volonté à l’image de celle des dieux, mais celle des dieux à l’image de la
sienne. Et, réalisant partout cette énergique et mémorable parole d’un prophète : « Dans
mes sabbats, c’est votre volonté que vous trouvez », sa religion ne fut que sa propre
nature, ses penchants, son état moral divinisés. On fit précisément l’inverse de ce qu’on
s’était proposé : l’accord était trouvé entre la volonté divine et la volonté humaine,
mais aux dépens de la première, la volonté humaine s’était faite loi de la volonté
humaine : Humana transtulerunt ad Deos
, dit Cicéron :
divina mallem ad nos
.
Telles ont été en tout temps et par tout pays les religions humaines ; humaines dans un
sens exclusif, car elles n’ont réfléchi que l’humanité. Certes, la vraie religion doit
être humaine, et plus que toutes les autres ; car Dieu qui en est l’inventeur connaît
sûrement mieux l’homme que l’homme ne se connaît ; mais elle est en même temps divine, et
les religions humaines ne sont qu’humaines. Elles reproduisent avec une fidélité idéale
l’état des mœurs et de la société ; elles consacrent à la fois le bien et le mal qui s’y
trouvent ; non tout le bien ni tout le mal, mais tout le bien dont la multitude éprouve
l’amour et le besoin, et tout le mal que la société aime et qu’elle peut supporter sans se
dissoudre. Elles expriment donc ce qu’on pourrait appeler la moyenne de l’état moral ;
mais tout ce qui est entre les deux limites que nous venons d’indiquer, elles l’exaltent,
elles l’exagèrent ; elles s’élèvent jusqu’au sommet de cette espèce de médiocrité des
mœurs générales. Tout ce que le peuple aime, veut et sent, se trouve ainsi consacré ; et
il est juste de faire observer que l’intérêt de la masse ayant dicté la religion, et cet
intérêt étant naturellement plus analogue à l’ordre et à la conservation que tels ou tels
intérêts individuels, les religions, eu égard à l’état des mœurs et de la culture,
appuient proportionnellement moins sur le mal que sur le bien, et sont plus bienfaisantes
et plus morales que ne le serait l’absence de toute religion. En effet, dans ce dernier
cas, les mœurs publiques seraient livrées à elles-mêmes, et n’auraient pas pour modérateur
cette espèce d’idéal que leur présente la religion nationale, et qui, bien que tiré
d’elles-mêmes, vaut pourtant mieux qu’elles-mêmes. Mais tout dégénère et se dénature : la
religion tombe entre des mains dont, l’intérêt est de la rendre toujours plus distincte de
la morale, ou d’en faire une morale à part, tout arbitraire et toute conventionnelle ;
mais avant cette époque, et plus près de son origine, la religion a bien le caractère que
nous lui avons assigné, et peut, dans un sens relatif, passer pour une institution
bienfaisante. Toute religion est sociale, tandis que l’athéisme est éminemment antisocial.
Le premier effet d’une religion quelconque est d’obliger les hommes les uns envers les
autres ; car il est impossible, nous l’avons vu, qu’ils n’attribuent pas à leurs dieux
quelques bonnes qualités, et il est impossible qu’ils ne se croient pas tenus d’imiter les
bonnes qualités de leurs dieux. Premiers types de leurs dieux, il faut bien qu’ils s’en
fassent ensuite les imitateurs. La chaîne de la vertu, scellée en quelque sorte dans la
Divinité, en devient plus serrée et plus forte. Si Vénus adultère autorise la licence des
mœurs, Jupiter hospitalier contraint à l’hospitalité. Tous les devoirs que la nature et
l’intérêt disposent à pratiquer, prennent un caractère de sainteté ; tous les vices que la
société ne pourrait supporter subissent un frein plus fort. Montesquieu a senti tout cela,
et l’a plus d’une fois exprimé413. Nous ne citerons que ce passage des Lettres persanes414 : « Dans quelque religion qu’on vive, l’observation des lois,
l’amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes
de religion… En quelque religion qu’on vive, dès qu’on en suppose une, il faut bien que
l’on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu’il établit une religion pour les
rendre heureux ; que s’il aime les hommes, on est assuré de lui plaire en les aimant
aussi, c’est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de
l’humanité, et en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent. »
Ces détails nous mèneraient trop loin. Rentrons dans notre idée principale. La religion humaine représente, sans les dépasser réellement, le caractère, l’état moral, la constitution physique, les habitudes intellectuelles du peuple qui la parle ; oui, qui la parle, car une telle religion est une langue. La religion, de même que la littérature, mais dans un sens plus strict encore, est l’expression de la société ; mais cette définition qui, appliquée à un gouvernement, lui ferait honneur, n’en fait point à une religion. Un gouvernement en a fait assez quand il a reproduit les meilleures tendances du peuple qu’il régit : la religion veut être la maîtresse et la règle de ces tendances ; ses dimensions, sa hauteur sont immuables ; et elle ne connaît qu’une manière de concilier la volonté de Dieu et celle de l’homme : c’est de plier souverainement la seconde à la première. — En résumé, les religions humaines sont littéralement l’apothéose de la volonté.
Ce n’est pas là qu’est la cause immédiate de leur évanouissement progressif et de leur irrévocable décès ; mais c’est bien là qu’il en faut chercher le principe. Ce qui est humain est mortel. Sans doute aussi ce qui est divin peut se corrompre entre des mains humaines ; mais le germe divin résiste et ne peut mourir. Son immortalité a des agonies, sa lumière pâlit ou se concentre dans un cercle étroit ; mais sa vie n’a point de lacune et ne connaît point de terme. À chaque défaillance de sa lumière succède un jet plus vif de la flamme céleste ! La vérité religieuse, bien qu’elle ait été acquise et qu’elle ait une date, est scellée au fond de la nature humaine comme ses croyances les plus élémentaires et les plus instinctives : elle appartient irrévocablement à l’humanité, ou, pour mieux dire, l’humanité lui appartient. Il n’en est pas de même des religions que l’homme a tirées de sa propre substance ; astres éteints, rien ne saurait les rallumer ; et quand l’hypocrisie sacerdotale et la dévotion politique les ont une fois profanées, quand l’illusion qui les soutenait sous le nom de foi s’est lentement dissipée, c’en est fait pour jamais ; le peuple, désabusé sans retour, mendie, sous le nom de religion, quelque nouvelle erreur ; le sage s’écrie avec dédain : « Qu’est-ce que la vérité ? » et ne connaît plus de choix qu’entre les doctrines d’Épicure et celles de Zénon.
Il est inutile à notre dessein de parler des premières ; mais les autres demandent un
regard attentif. Le stoïcisme, c’est l’homme qui, pour avoir un Dieu, se fait Dieu
lui-même. Le stoïcien, à la vérité, parle quelquefois des dieux, mais dans un sens sur
lequel il ne faut pas se tromper. Ils sont un autre nom de son idéal, non la règle ni la
raison première de sa volonté. Le stoïcien a conçu la vertu sous la notion de la force,
non sous celle de l’obéissance. Elle ne se présente pas à lui sous l’aspect du devoir,
mais sous celui de la dignité, soit personnelle, soit collective. Sans doute que dans le
lointain, le sentiment obscur du devoir se décèle comme la source de cette notion de la
vertu ; mais le stoïcien se cache à lui-même cette origine ; et si, dans cette religion de
l’orgueil, le mot de devoir se prononce encore, c’est d’un devoir envers
soi-même qu’il est question, et le respect envers soi-même est le motif et la substance de
tout bien. Il y a dans cette religion les apparences d’une hostilité permanente, d’une
guerre à mort contre la volonté, mais seulement les apparences ; car s’obéir à soi-même,
ce n’est pas obéir, et des devoirs dont on est le premier et le dernier terme ne sont pas
des devoirs. Encore ici, la volonté propre est déifiée ; on l’exalte, à la vérité, on
l’élève en quelque manière au-dessus d’elle-même, afin de pouvoir plus convenablement
l’adorer ; on la rend presque inaccessible, afin de pouvoir se figurer dans la volonté
quelque chose d’autre et de plus grand que la volonté ; mais tous ces artifices
involontaires sont inutiles ; et voici ce qui arrive : ou bien l’on rabaisse enfin jusqu’à
soi la règle afin de pouvoir y atteindre ; ou bien on la maintient à sa première hauteur,
et l’orgueil, sévèrement averti de son impuissance, devient du désespoir. On s’avoue que
Dieu n’aurait pas mis la règle si haut qu’on l’a mise ; que Dieu qui a fait la nature
n’aurait pas tué la nature : il n’en avait pas besoin ; le sacrifice implicite de la
volonté est tout ce qu’il aurait demandé ; dès lors plus de tension, plus d’efforts
démesurés ; une disposition tranquille et sereine, fondée sur la confiance en Dieu et sur
la promesse de son secours ; et, dans les grandes occasions, la certitude que la forcé
viendra, l’humble appel au donateur de cette force, enfin l’amour, la première de toutes
les forces, l’amour, dont le ressort n’a point de limites connues, l’amour, qui transforme
toutes choses, jusqu’à se faire de la souffrance un aliment exquis, l’amour enfin, qui
veut un objet hors de l’âme, et qui, par conséquent, est étranger au principe d’action du
stoïcien, dont la vertu n’est qu’un mouvement de rotation sur son axe. Quelle que soit la
valeur rationnelle et morale du stoïcisme, il a ses hommes, et, dans chacun d’eux, son
domaine et son temps. Il est moins un système et une foi que le tempérament de quelques
âmes fortes ; et dans ces âmes, il ne s’applique pas à tout, comme fait l’amour ; il ne
cultive qu’une partie du champ de l’âme ; il est ordinairement obligé de se faire dur pour
être fort ; et surtout, viennent des moments inattendus, il apprend enfin à se mesurer ;
après avoir brisé des rochers, il se brise contre un grain de sable ; il n’avait pas
recouvert uniformément et également l’âme entière ; sa cuirasse d’airain, son œs triplex, fait toujours défaut quelque part ; il se donne de terribles
démentis ; il ne plie pas peut-être, mais il rompt ; il ne se courbe jamais, mais il
tombe, et ses chutes sont d’autant plus éclatantes qu’il tombe de plus haut ; car le
stoïcisme n’est que la forme la plus spirituelle de l’orgueil : « et l’orgueil, dit
l’éternelle sagesse, marche devant l’écrasement »
.
On peut dire toutes ces choses sans mépris, sans mésestime, et même en s’humiliant devant le stoïcisme. Le croyant, qui se sent porté, peut admirer ceux qui essaient de se porter eux-mêmes ; mais il les admire avec effroi, avec compassion, car il connaît leur danger, et il sait, en tous cas, que l’homme, si tendrement enseigné à dire : « Ta volonté soit faite ! » n’a point été invité à se le dire à soi-même. S’il y a un Dieu, c’est à lui que doit aller cette invocation, pleinement, absolument et sans réserve.
Tout ce qui vient d’être dit a dû signaler à la fois et la vraie nature du problème proposé à l’humanité, et l’impossibilité où elle s’est trouvée de le résoudre. Le stoïcisme a achevé la preuve. En lui nous avons vu la volonté se fuyant sans cesse et se retrouvant toujours. Il n’appartient pas à l’homme de se dire : Je veux ne pas vouloir ; je veux ne pas faire ma volonté. Cela même est un acte de volonté, de souveraineté. La volonté n’est réellement dépossédée et soumise d’une part, et de l’autre intrinsèquement bonne, que lorsque celle de Dieu lui a été imposée d’une manière authentique. Et la difficulté paraîtra hors de toute mesure quand on aura fait la réflexion que, pourtant, aucune religion ne saurait être vraie, dans laquelle, en définitive, la volonté ne trouve pas son compte. Elle doit, au contraire, y trouver sa pleine satisfaction ; car la vérité est inséparable du bonheur, et le bonheur est l’objet propre de la volonté, son pôle immuable, et l’homme, par le fait même qu’il veut, veut le bonheur, et il ne peut pas vouloir autre chose ; dépouiller la volonté de cette tendance, c’est l’anéantir.
La tâche, au premier coup d’œil, paraît contradictoire ; mais dire qu’elle est contradictoire c’est prononcer qu’il n’y a point de Dieu ou qu’il nous a abandonnés. La conséquence est rigoureuse, et je m’étonne que la pensée ne s’y précipite pas. Au fait, la logique la pousse vers cet abîme, mais l’instinct de la nature l’a munie de crampons qui la retiennent sur la pente.
La tâche, ai-je dit, paraît d’abord contradictoire. Un système qui, à la fois, accomplisse notre volonté et qui la terrasse, un système où elle soit tout ensemble vaincue et victorieuse, comment le concevoir, comment croire à sa possibilité ? Car il semble que, s’il se présente d’abord avec le dernier de ces caractères, c’est-à-dire avec l’attribut du bonheur, l’âme s’y précipitera par attrait, au lieu de s’y plier par soumission ; et s’il n’offre d’abord que son côté rigoureux, l’âme, non par choix et délibération, mais irrésistiblement et en vertu de sa nature, se refusera à l’adopter. Il faut, chose accablante ! que la volonté trouve son triomphe dans sa défaite et sa défaite dans son triomphe, la vérité dans le bonheur et le bonheur dans la vérité, la liberté dans la soumission et la soumission dans la liberté ! Ces choses étant prémises, j’étudie le christianisme, mais à sa source, dans l’Évangile, et non ailleurs.
Avant tout examen plus particulier, je suis frappé, dans l’Évangile, d’un caractère général répandu sur toute sa surface, et entrant tout de suite dans le regard. L’Évangile est une discipline de la volonté, ou, pour dire la même chose en d’autres termes, l’Évangile est essentiellement pratique. J’ai peu à m’arrêter sur ce caractère bien reconnu et que j’ai développé ailleurs. Je n’ajoute qu’une remarque : non seulement l’élément pratique surabonde ; mais tout, dans l’Évangile, y est subordonné, tout tend à son déploiement et à l’accroissement de sa force. Il est important de remarquer qu’à la différence des autres religions, l’Évangile n’admet la spéculation qu’à titre de point d’appui et d’auxiliaire de la pratique, et seulement dans la mesure où le besoin de la pratique le réclame. Non seulement, comme il est aisé de s’en convaincre, aucun dogme n’est oisif ; mais l’exposition du dogme s’arrête précisément, j’oserais dire brusquement, au point où la pratique, satisfaite, n’aurait point de parti à tirer d’un développement ultérieur. En d’autres religions le dogme, après avoir fondé la pratique, se continue au-delà pour sa propre satisfaction, se prolongeant sous forme de poésie ou de métaphysique, selon le goût et le tempérament intellectuel du peuple ou du siècle pour lequel il a été conçu. Il y a, sous ce rapport, des superfétations dans les religions intellectuellement les plus pauvres. La pensée et l’imagination ne se résignent pas à ne point achever le cercle commencé. La religion chrétienne procède autrement. Uniquement préoccupée de la restauration de la volonté humaine, elle n’a dit des dogmes, ou, pour mieux nous exprimer, des faits mystérieux tombés à sa connaissance, que ce qui était strictement nécessaire à son but. Loin de satisfaire à plein la curiosité humaine, elle l’a renvoyée à jeun sur plusieurs sujets, lui imposant de la sorte un exercice de soumission avant ou après beaucoup d’autres du même genre. Cette imperfection du système, si c’était un système, me paraît admirable dans une religion, et communique à la nôtre un caractère austère et saint qui n’appartient qu’à elle.
Je poursuis mon examen, et je reconnais que cette religion, dès le moment où furent jetés ses fondements par l’éternelle Charité et l’éternelle Sagesse, a préparé les preuves de sa vérité, a écrit à mesure ses titres, enregistré ses pièces justificatives, en un mot, seule entre toutes les religions, a manifesté l’intention formelle d’être établie dans les esprits par les moyens de la critique et de la science. Je ne dis point encore tout ce que ces preuves, trop négligées et trop dédaignées de nos jours, même par des chrétiens, ont de force, et d’évidence ; je ne dis pas que des esprits très rigoureux s’en sont déclarés satisfaits, que les plus grands génies ont fait leur joie de la contemplation de ces preuves, et qu’on serait scientifiquement bien heureux de pouvoir donner à tous les faits importants de l’histoire profane des bases aussi certaines que celle des détails de l’histoire chrétienne. Je dis seulement que Dieu a voulu que cette religion fût une histoire, et que jusqu’aux dogmes les plus abstraits devinssent, dans les limites du temps et de l’espace, dans l’horizon de la vie humaine, des faits extérieurs susceptibles d’être appréciés et vérifiés par les moyens ordinaires. Si ce système ne tient pas absolument à l’écart la volonté de l’examinateur, c’est qu’en aucun genre de recherches, elle n’est entièrement hors de cause ; le prétendre dans le cas dont il s’agit, ce serait faire de l’impossible une condition ; mais ce qui était possible a été fait, et n’a été fait que par le christianisme. Il a placé ses preuves, non pas dans une sphère hors des atteintes de la volonté, mais dans une sphère qui n’est pas celle où règne la volonté. Il ne s’est pas fait philosophie ; car la philosophie, c’est l’homme lui-même, l’homme moral traduit par l’homme intellectuel, le sentiment formulé par la théorie. Le fond du christianisme, en tant qu’histoire, n’est pas subjectif, mais objectif, extérieur au moi, ainsi que toute histoire ; nos passions peuvent fausser le regard que nous jetons sur les faits ; mais nous ne pouvons mêler notre substance à ces faits, les identifier avec nous-mêmes, les altérer en eux-mêmes : objectifs par leur nature, ils restent ce qu’ils sont ; nous les retrouverons, si mieux encore il n’est de dire qu’ils nous retrouveront ; les monuments subsistent et sont indestructibles ; les règles de critique subsistent et sont immuables ; la volonté n’y peut directement rien ; ce qui est faux est faux ; ce qui est vrai est vrai ; on peut refuser son attention à une preuve, son regard à un fait : on ne peut pas refuser son consentement à une évidence, et ce qui est faux ne peut pas non plus, à la longue et universellement, être tenu pour vrai. La religion chrétienne, sous ce rapport, a pris la forme la plus loyale, la plus généreuse, et, je le répète, elle est, entre toutes les religions, la seule qui se soit soumise à cette épreuve, la seule qui l’ait appelée.
Mais ce n’était pas tout que d’avoir, autant que la chose était naturellement possible, tenu la volonté à distance de la discussion. Ici se montre l’héroïsme de la vérité. En tant que vérité, elle aspire à être crue ; c’est sa tendance nécessaire, son désir. Mais quel moyen d’être crue que d’aller, du premier pas, heurter de front la volonté ! La volonté rompant en visière à la volonté ! Quel début ! Et cependant il le fallait. Il fallait qu’il fût bien constaté, bien évident, que la volonté humaine, sous l’apparence menteuse d’un hommage à Dieu, n’allait point au-devant d’elle-même ; il fallait qu’elle eût le sentiment, la conscience, que c’était bien la volonté d’autrui qu’elle adoptait ; et pour qu’elle le sentît, il fallait qu’elle se sentît contrariée dans toutes ses parties et dans ses dernières profondeurs. À ce prix seulement elle était certaine de ne pas s’adorer elle-même sous le saint nom de Dieu.
Ici nous avons pour le christianisme le plus imposant des témoignages, celui du genre
humain. De même qu’un cri aigu de douleur avertit le chirurgien du moment où l’acier,
travaillant à l’extirpation d’un mal invétéré, a pénétré au-delà des chairs mortes, et
plonge dans un tissu vivant et sensible, de même un cri terrible de la nature humaine a
servi de réponse au glaive de la Parole qui en labourait les profondeurs. La plaie,
jusqu’alors fouillée dans tous les sens, sans que le malade se réveillât seulement, cette
plaie, sondée à fond pour la première fois, irrite les fibres vivantes, et réveille en
sursaut le patient. D’autres religions avaient pu être repoussées par un sentiment de
nationalité ou par des intérêts individuels, mais ici le tolle ! est
parti de tout l’homme et de tout homme. La religion nouvelle se produit comme une ennemie,
et son avènement dans le monde a les caractères d’une invasion. La croix, en qui se résume
tout ce que cette religion a de caractéristique sous le rapport dogmatique, moral et
social, la croix est « scandale aux Juifs et folie aux Grecs »
,
c’est-à-dire scandale, en tout temps, pour l’homme de la loi, qui pense avoir fait ou
pouvoir faire son compte avec Dieu, folie, en tout temps, pour le sage mondain, qui rit de
la double idée de l’homme comptant avec Dieu, et de Dieu comptant avec les hommes. La
volonté humaine, par où il faut entendre, « la convoitise de la chair, la
convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie »
, la volonté humaine est clouée à
cette croix. Cette croix dit tout : que l’homme irrévocablement perdu doit renoncer à
toute confiance en soi-même ; que ses œuvres n’ont aucune valeur qui leur soit propre, et
qui puisse lui être comptée ; qu’il est mort, et qu’il a à revivre, que le fond même de
ses inclinations doit être renouvelé ; qu’il ne s’appartient pas à lui-même, et qu’il doit
se dépouiller de sa propre volonté entre les mains de Dieu pour en recevoir une nouvelle,
conforme et subordonnée à la volonté divine.
La croix, nouveau soleil de l’univers moral, concentre à son foyer tous ces rayons de la vérité ; elle est l’abrégé sublime de toutes les choses que l’Évangile dit plus explicitement. La morale de l’Évangile n’est pas la restauration partielle et successive de l’homme ; elle n’ajoute pas vertu à vertu jusqu’à ce que le cadre soit rempli ; mais elle jette dans le cœur de l’homme un nouveau principe de vie et d’action, l’amour de Dieu ; et comme ce mot, si facile à articuler, est le nom d’un fait moral jusqu’alors jugé impossible, et qui l’était en effet, elle donne pour principe à ce principe, pour base à cette base, un fait d’une portée incommensurable, d’une nature mystérieuse à la fois et profondément sympathique avec nos besoins moraux, un fait qui seul complète la vie, ordonne le monde, organise le chaos, pacifie l’âme ; elle nous produit Dieu lui-même se faisant homme pour le salut des hommes ; seul levier qui pût descendre assez avant dans l’âme pour ébranler, mouvoir et déplacer la vie ; oserai-je le dire, découverte psychologique qui n’appartenait qu’à Dieu, et dont l’application lui rend notre volonté en subjuguant notre cœur.
Fort de ce fait immense, l’Évangile élève contre nous des prétentions immenses. Je ne sais à quoi songent ceux qui consentiraient à recevoir la morale évangélique à la seule condition qu’on leur fit grâce du dogme. D’abord c’est vouloir transplanter un arbre séparé de ses racines. Et puis, où finit le dogme et où commence la morale ? Je désespère qu’on me le fasse voir. Dans l’Évangile le dogme est déjà de la morale, la morale, est encore du dogme ; et leur caractère respectif lient à cette intime et organique union qui les fait être la continuation l’un de l’autre. Si vous déchirez le lien vivant qui les unit, si vous arrachez la morale du milieu de la religion comme un feuillet du milieu d’un livre, vous avez une morale comme toutes les morales, que vous aurez beau appeler belle, sublime, et qui ne vous liera pas plus que toute autre à la perfection. Mais, vue à sa place, et dans l’ensemble auquel elle se coordonne, la morale évangélique élève, nous le répétons, des prétentions immenses. L’Évangile exige de l’âme un abandon entier, sans réserve, de tout ce qu’elle aime, de tout ce qu’elle veut, de tout ce qu’elle est. Condition indispensable d’une morale vraie ; car le moindre abri, la plus modeste retraite suffit à la volonté ; le plus petit recoin de l’âme lui est un monde, où elle s’espace et s’étale ; un point indivisible lui suffirait ; il n’en est pas de si étroit où elle ne se retrouve tout entière, où elle ne triomphe pleinement ; ce n’est pas l’espace qui lui importe, c’est d’être : le moi ne tient point de place ; il ne demande que la vie ; n’être pas absolument rien, c’est tout ce qu’il demande, car alors il est tout. Or, c’est ce dernier asile, ce point mathématique que la morale évangélique refuse à la volonté. Aussi tous ceux qui ont honoré le système évangélique d’un regard moins superficiel, ont dit, sinon avec plus de vérité, du moins avec plus de sens : Cette morale est belle, mais elle est inapplicable, mais elle est impraticable. Assertion contradictoire et téméraire. Contradictoire, parce que le juste et l’impraticable s’excluent ; parce que le devoir, en morale, implique le pouvoir ; parce que ces deux idées se confondent à leur source qui est Dieu, et que les mettre en contradiction, c’est le faire menteur. Assertion téméraire, parce que c’est juger d’un coup d’œil ce qui veut être approfondi, et envisager du point de vue naturel un ordre de choses nécessairement surnaturel, nier que Dieu ait pu ou voulu achever son œuvre, nier qu’il ait été fidèle à lui-même et conséquent, méconnaître les ressources dont il dispose, et dont l’emploi peut aussi bien renouveler nos forces morales que nos idées morales. Si la morale chrétienne est impraticable, il ne faut pas dire qu’elle est belle, car rien n’est beau que le vrai ; si elle est vraie, elle est praticable, dans ce sens qu’aucun de ses préceptes n’est absolument au-dessus de la portée de l’homme armé des armes de Dieu ; en ce sens surtout, que l’esprit de cette loi devient, sans réserve et sans restriction, l’esprit du croyant, à qui Dieu ne l’impose pas seulement, mais l’assimile et l’incorpore par la vertu de l’amour.
On pourrait demander s’il n’est pas nécessaire, pour constater l’entière soumission de la volonté, de lui imposer quelque loi purement arbitraire, c’est-à-dire qui ne se recommande point par elle-même, mais uniquement par son origine et par le nom de son auteur. Je me garderai bien de dire que l’imposition de lois de cette espèce soit indigne du Législateur divin ; mais je répondrai que l’Évangile n’en a point imposé de pareilles, et n’a prescrit en général que ce que la nature recommande à la conscience ; et j’ajouterai qu’en général la volonté n’est pas moins domptée par la nécessité d’obéir à des lois naturelles qu’elle ne le serait par des ordonnances arbitraires. En soi-même, il n’est déjà que trop difficile d’obéir pleinement et spirituellement aux premières, sans qu’il soit cherché à la volonté un autre exercice. Je ne suis même pas éloigné de croire que les lois naturelles sont, en général, d’une observation plus difficile. Aisément l’orgueil se flatte et l’obéissance se matérialise dans l’observation des commandements arbitraires. Les autres offrent plus d’occasions à l’humilité et plus d’aliment à la spiritualité. Et l’expérience prouve surabondamment qu’il n’est pas besoin de porter sur un autre terrain que celui de la conscience une obéissance dont la loi évangélique a déterminé la direction et l’esprit. J’ajoute que, quand l’homme ou le prêtre a voulu soustraire la volonté à la sublime rigueur de la loi chrétienne, il a créé une multitude de prescriptions arbitraires, qui ne se sont pas ajoutées, mais substituées aux lois naturelles dont l’Évangile est une nouvelle et plus parfaite publication.
On pourra demander maintenant si, dans ce même but de constater la loyale soumission de la volonté, il n’est pas indispensable que l’idée du bonheur soit écartée, s’il ne faut pas, à tout prix, éviter le dangereux contact de deux éléments dont l’un tend naturellement à absorber l’autre.
D’abord c’est demander l’impossible, le contradictoire. La soumission de la volonté humaine à la volonté divine, c’est la vertu ; la vertu, c’est la vérité, la vérité dans l’action ; or, le bonheur est nécessairement inclus dans la vérité. Rien au monde, ni hors du monde, ne peut faire qu’un être dont la volonté, est unie à celle de Dieu ne soit pas heureux par là même : il le serait dans le séjour des réprouvés. Rien ne peut faire que, dès ses premiers efforts pour unir sa volonté à la volonté divine, un tel être ne goûte pas en quelque mesure cette félicité véritable, qui a son principe dans la pacification du cœur. Il est donc inutile de vouloir isoler l’un de l’autre deux éléments aussi inséparables : ils se rejoindraient malgré, tous les obstacles, ou périraient chacun loin de l’autre.
Si la religion chrétienne est tellement éloignée d’exclure ou d’écarter l’idée de bonheur, qu’au contraire c’est par l’offrir qu’elle débute, si c’est là son premier fait et son premier mot, c’est que, pas plus qu’aucune autre religion, elle ne peut commencer autrement. Et même si quelque chose la distingue à cet égard des autres religions, c’est d’être plus gratuitement libérale, c’est de donner tout à qui n’a rien donné, c’est de tout assurer à qui n’a rien promis. Mais ses dons sont spirituels, invisibles, assignés sur l’éternité, et ses exigences sont prochaines, immédiates, inexorables, illimitées. Elle fait plus que de montrer le bonheur, à la suite de la soumission ; elle le place dans la soumission même ; l’obéissance est plus que le moyen de la félicité même ; elle est la félicité. Cette religion, toute prodigue qu’elle est dans ses dons, les tire de notre propre cœur ; elle nous enrichit de notre propre substance ; elle nous fait les artisans de notre sort : nous ne sommes libres qu’autant que nous obéissons, riches qu’autant que nous nous dépouillons. L’abandon de notre volonté, c’est toute la religion, c’est la vie éternelle. Nous sommes clairement avertis de ce que notre instinct nous disait à voix basse depuis que le monde existe : c’est que nous n’aurons atteint la fin de notre être et le terme de nos désirs que lorsque nous aurons sincèrement, loyalement et de bon cœur abdiqué entre les mains de Dieu, Mais quoique cette vérité soit debout sur le seuil de toutes les consciences, quelle tâche néanmoins, et quel sujet d’épouvante, et quel objet d’horreur pour l’homme naturel, qu’une telle abdication ! Et pour ceux-là même qui se sont laissé prendre au piège des célestes promesses, comme à un miel divin, quelle découverte accablante que celle d’une tâche qu’ils n’avaient pas même entrevue à travers ces doux mots de pardon, de grâce et de salut ! Pourquoi, malgré la conviction même de leur réalité, malgré la beauté de ces promesses, malgré l’acceptation inévitable d’une morale dont on reconnaît la justice, pourquoi, ne trouvant dans l’Évangile même que des raisons de le respecter et de l’aimer, pourquoi l’adoption rigoureuse de ces principes, pourquoi un christianisme réel, conséquent, profondément enraciné dans la vie, a-t-il été de tout temps, est-il encore une chose rare ? pourquoi, content d’un christianisme d’écorce, auquel on ne renoncerait pas volontiers, témoigne-t-on en général de l’aversion et ne se décide-t-on qu’après de longs combats pour le franc Évangile, qui, considéré sous une de ses faces principales, n’est, à le bien prendre, que la proclamation de la souveraineté de Dieu ? C’est à cause de cela précisément ; l’attribut qui le recommande avec empire est le même qui le repousse avec puissance : la souveraineté de Dieu excluant la souveraineté de l’homme.
Faut-il s’étonner que saint Jean ait dit « qu’on ne saurait, sans l’intervention
du Saint-Esprit, croire que Jésus-Christ est le Fils de Dieu ? »