Gasparo Angiolini [Ranieri Calzabigi]

1765

Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis

2015
Source : Gasparo Angiolini [Ranieri Calzabigi], Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis, Chez Jean-Thomas de Trattnern, Imprimeur de la Cour, Vienne, 1765, in-8°.
Ont participé à cette édition électronique : Arianna Fabbricatore (Relecture, édition), Vincent Jolivet (édition TEI), Éric Thiébaud (édition TEI) et Anne-Laure Huet (édition TEI).

Introduction

La Dissertation sur les Ballets pantomimes des Anciens : le cas Angiolini-Calzabigi, ou la question d’une auctorialité partagée. §

La première édition de la Dissertation sur les Ballets pantomimes des Anciens pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique Sémiramis voit le jour lors de la création de la tragédie en ballet inspirée de Voltaire, Sémiramis, issue de la collaboration heureuse entre Calzabigi, Angiolini et Gluck, et représentée le 31 janvier 1765, au Burgtheater de Vienne, à l’occasion du deuxième mariage de l’archiduc JosephI.

Il s’agit d’une expérience collective au cœur de laquelle résidait un triple intérêt pour le modèle tragique : la radicalisation de l’idée d’identité entre tragédie et action, la démonstration de la puissance pathétique de la musique et la légitimité d’une nouvelle forme de ballet assimilable à la plus haute forme théâtrale, la tragédie. Dans le contexte réformateur de capitale de l’Empire, devenue sous Marie-Thérèse d’Autriche un pôle culturel de grand prestige, ce dernier essai d’Angiolini avant son départ en Russie, assumera une importance essentielle pour l’élaboration de sa poétiqueII.

La Dissertation, 55 pages rédigées en français, propose aux lecteurs un vaste rétrospectif de la danse pantomime des Anciens qui s’insère dans le discours européen de valorisation de l’art chorégraphique, une exposition détaillée du ballet et une taxinomie des genres fondée sur l’analogie entre danse et poésieIII. De l’exposition didactique aux attaques polémiques, de l’argumentation apologétique à l’énonciation d’une logique normative, la Dissertation exprime clairement sa vocation à s’imposer comme manifeste de la réforme de la danseIV.

Après sa première apparition en 1765, on compte trois rééditions de ce programme : en 1951 Rudolf Gerber et Gerhard Croll le publient dans la collection des livrets de GluckV. En 1956, Walter Toscanini, qui avait entrepris, avec sa femme, la danseuse Cia Fornaroli, un travail pionnier sur les sources de la danse, propose une reproduction anastatique de la Dissertation avec une brève introduction sur son auteur tombé dans l’oubli : Gaspare AngioliniVI. En 1992, Anna Laura Bellina publie une édition critique de la Dissertation, ainsi que d’un autre programme de ballet signé Angiolini, le Festin de Pierre, parmi les Scritti teatrali e letterari de Ranieri Calzabigi : elle attribue ainsi la paternité de ces deux textes fondateurs au poète livournaisVII.

 

La question de l’attribution émerge à juste titre des déclarations divergentes d’Angiolini et Calzabigi quant à la paternité de ces deux programmes.

Dans ses Lettere di Gasparo Angiolini a Monsieur Noverre - dont une traduction d’époque voit récemment le jourVIII - Angiolini résume rétrospectivement les phases de sa réforme de la danse : il fixe à l’année 1761 le début de sa réflexion théorique et explicite la scansion trilogique de cette réflexion sur trois étapes marquées par la rédaction de trois programmes de ballets : Le Festin de pierre en 1761IX ; Citeria Assediata en 1762X et la Dissertation sur les ballets pantomimes en 1765 :

Ce ne fut que l’an 1761 que mes idées commencerent à s’éclaircir, à s’enchaîner et à germer ensemble. Depuis ce tems, à force de surmonter des difficultés de différens genres, je trouvai, sans aide et sans modèle la manière flatteuse et intéressante de transporter en pantomime une comédie, un drame, et même une tragédie entière. Je donnai donc la même année le ballet de Don Juan. J’accompagnai le programme du Ballet d’une Dissertation où la théorie surpassait la pratique, parce que alors la lecture m’avait plus instruit que l’expérience.

L’année suivante, 1762, je donnai une autre nouveauté dont les Anciens m’avaient fourni l’idée : ce fut de transformer en ballet pantomime Cythère assiégée, ce charmant Opéra-comique de M. Favart que le célèbre Chevalier Gluck avait mis en musique. […] Le succès heureux de mon ballet de Don Juan me fortifia dans cette idée. En conséquence, en l’année 1765, je composai et je donnai le ballet de Sémiramis, le sujet le plus terrible que l’Antiquité nous ait transmisXI.

Dans une note en bas de page Angiolini précise :

Je tirai le sujet de ce Ballet de l’admirable tragédie de Sémiramis de M. de Voltaire. Dans cette occasion je fis une troisième dissertation où je m’appuyais sur l’autorité c’est à dire sur l’autorité raisonnée des Anciens ; où je prévoyais les diverses opinions du Public ; où je disais hardiment ce que M. Marmontel avait dit avant moi qu’il fallait avoir le courage de travailler pour les gens de goût sans s’embarrasser de ces ames sans énérgie qui cherchent à rire lorsque la nature invite à pleurerXII.

Or, dans sa lettre à Alfieri de 1783, soit vingt ans après la période viennoise dont il est question, Ranieri Calzabigi déclare :

Cela fait vingt-cinq ans qu’à Vienne et à Stuttgart les ballets pantomimes commencèrent à ressurgir grâce aux célèbres compositeurs Angiolini et Noverre. Ils se répandirent ensuite, bien qu’en de très mauvaises copies, dans le reste de l’Europe. Avec un succès général, ils régnent toujours sur les théâtres et ils font le plaisir principal dans le spectacle que nous appelons Opéra en musique, celui-ci est mutilé (et si maladroitement !) pour laisser la place à ces pantomimes, et il dégénère jour après jour, et il le mérite bien.

En 1762, lorsqu’à Stuttgart, Noverre avait déjà fait les ballets pantomimes de Médée, de la Mort d’Hercule et d’autres qui étonnèrent et qui furent admirés, on représenta à Vienne le Convitato di pietra composé par Angiolini. Gluck l’immortel en écrivit la musique, moi le programme en français où je donnai des notes préliminaires et succinctes sur l’art pantomime des Anciens.

Cette nouveauté fut singulièrement appréciée et on l’applaudit. Les autres ballets en usage jusqu’alors, dans lesquels on ne faisait que sauter, et on ne représentait pas un sujet intéressant, furent ainsi proscrits.

Trois ans plus tard, du même studieux Angiolini, on mit en scène le ballet pantomime tragique de Sémiramis, tiré et réduit de la tragédie de Voltaire, connue sous ce même nom. J’en donnai le plan et j’en écrivit même le programme en français que je nommai Dissertation sur les ballets pantomimes des Anciens pour servir de programme au Ballet Pantomime Tragique de SémiramisXIII.

Ces déclarations contradictoires posent un problème sur l’attribution de ces deux textes et les opinions des chercheurs sur cette question ne sont pas univoques. Selon Lorenzo Tozzi, Calzabigi serait intervenu simplement pour donner un aspect littéraire en français à un texte de la plume d’AngioliniXIV. Marina Nordera et Carmela Lombardi attribuent la rédaction des programmes à CalzabigiXV. José Sasportes opte pour une collaboration entre Calzabigi, Durazzo et Angiolini tout en reconnaissant une forte influence de Calzabigi sur les idées d’AngioliniXVI. Stefania Onesti rappelle les doutes de paternité qui accompagnent ces deux programmes, manifestant sa conviction qu’ils véhiculent les idées d’Angiolini, indépendamment du fait qu’il ait écrit ou pas matériellement les deux textesXVII. Alessandro Pontremoli considère la préface du Don Juan comme une synthèse des idées d’Angiolini et il cite la Dissertation sans faire allusion à CalzabigiXVIII. Sibylle Dahms ne voit pas des raisons pour douter de la paternité d’AngioliniXIX.

Anna Laura Bellina fait état de cette attribution controversée dans l’essai introductif  à l’édition des œuvres de Calzabigi et propose de trancher en faveur de ce dernier :

L’attribution des opuscules est controversée, étant donné que la signature à la fin de l’unique édition du Festin est celle du chorégraphe qui parle à la première personne en désignant Franz Hilverding comme « mon maître ». Toutefois les deux programmes de salle, composés en français comme l’exige la koiné européenne de la danse, semblent avoir été rédigés par Calzabigi lui-même, à la fois à cause des références présentes également ailleurs et à cause de la construction syntaxique rapide et concise […]. Mais surtout, le passage de la Lettera à Alfieri, dans laquelle Calzabigi s’attribue la rédaction du Festin et de la Dissertation, ne laisse place aux doutes, même si les répertoires courants varient quant à la paternité des deux écritsXX.

La démonstration d’Anna Laura Bellina se fonde sur un argumentaire fort convaincant. En particulier, dans son article consacré au cas des deux ballets, « I gesti parlanti ovvero il recitar danzando. Le Festin de pierre e SemiramisXXI », Bellina apporte une série de preuves pour solidifier un lien entre les deux textes et montrer qu’ils appartiennent au même auteur. Premièrement Bellina observe que dans la Dissertation de 1765 sur Sémiramis, le « je » qui prend la parole s’attribue également la rédaction de l’autre livret de 1761, Le Festin de pierre, alias Don Juan :

Dans le programme que j’ai publié il y a trois ans, à l’occasion du ballet de Don Juan, j’ai donné quelques notions de la danse pantomime des Anciens ; et ayant promis d’en parler plus amplement lorsque je ferais paraître quelque nouveau spectacle de ce genre, je vais m’acquitter de mon engagement à l’occasion du ballet de Sémiramis que je fais paraître aujourd’hui sur la scèneXXII.

Effectivement, le premier livret se terminait avec la promesse de poursuivre le discours dans un texte à venir : « J’en parlerai plus amplement dans une autre occasionXXIII ». De ce fait les deux livrets se trouvent liés, du moins en apparence, par la même paternité. Or, observe Bellina, il est vrai que le Festin de pierre est signé Gasparo Angiolini et que le « je » qui parle à la première personne définit Franz Hilverding « mon maîtreXXIV », toutefois la déclaration de Calzabigi est fort explicite : il s’attribue l’écriture des deux textes. De surcroît la recension des Novelle letterarie de Florence, le 30 avril 1784, attribue Sémiramis au « goût fin de M. Calzabigi ». Bellina certifie que l’écriture est dans le style de Calzabigi, observant que, « en voulant soutenir l’affirmation de Ranieri lui-même, il faut prendre en compte la charge d’érudition classique distribuée dans les deux programmes, vaste en apparence, mais en réalité fréquente dans la production en prose du livournaisXXV ». Elle conclut que les deux livrets sont du même auteur « aussi parce qu’ils citent les mêmes sources classiques, emploient la même forme stylistique et contiennent la même erreur […]XXVI ». Ainsi, les conclusions que Bellina formule à la fin de son article, débouchent sur une hypothèse plus que plausible :

En se souvenant de l’événement à distance de quelques années, si Angiolini préfère réaffirmer dans les Lettere sa propriété quant aux mouvements et aux gestes, Calzabigi revendique en revanche la paternité des mots, écrits en opposition à la technique acrobatique pour conférer à la danse une signification théorique, érudite, littéraire et mythique. En jouant avec une idée qui n’est pas totalement infondée, on pourrait supposer que, tout en ayant écrit les deux, Ranieri aurait laissé le chorégraphe signer le premier programme, mais que, après le succès de l’Orphée, il ne lui aurait pas permis de parapher le secondXXVII.

Or, tout en reconnaissant les fondements vraisemblables de cette hypothèse, on observera que l’absence de la troisième dissertation dont parle Angiolini, celle de Citeria Assediata, pose un certain nombre de questions.

En effet, selon le maître de ballets italien, la réforme du ballet-pantomime se fonde non pas sur deux, mais sur trois dissertations : après le Don Juan, représenté le 17 octobre 1761, Angiolini crée le deuxième grand ballet pantomime avec la musique de Gluck : Citera Assediata, représenté le 17 février 1762, avant l’Orfeo, qui date du 5 octobre de la même année et avant Sémiramis, mis en scène trois ans après. La dissertation qui accompagne le ballet, un texte négligé et souvent oublié, est un livret de 12 pages en italien, retrouvé par Gerhard Croll à Prague en 1974, et qui, n’ayant pas fait l’objet d’une réédition, n’était pas facilement repérableXXVIII.

 

Le livret de Citeria est signé Gasparo Angiolini tout comme le Festin de pierre. Le « je » qui prend la parole déclare dès l’incipit le lien avec le livret précédent : « L’accueil que mon ballet de Don Juan a reçu, m’encourage toujours plus à présenter au public ce que mes faibles talents perçoivent dans l’art sublime de la pantomimeXXIX ». En effet, lorsque le « je » dans le livret du Don Juan affirme « J’en parlerai plus amplement dans une autre occasion », il fait référence à la question sur la musique. Or, dans les premières lignes de Citeria, dans lequel on aborde justement ce sujet, on lit entre parenthèse : « qu’on m’accorde une petite explication, l’ayant promise ailleurs et s’agissant d’un des premiers objets de l’art pantomimeXXX ». De ce fait, les deux livrets semblent bien être liés. En effet, plus loin, lorsque l’auteur aborde la question de la musique et les défauts de la pantomime, il glose entre parenthèses : « comme on a dit dans le programme de Don Juan ».

À la fin du livret, le « je » réitère la déclaration de filiation à l’école d’Hilverding, ce qui fait écho au célèbre « mon maître » dont on parle dans le Festin : « je ne connais que mon maître, le célèbre Hilverding, qui ait compris plus que quiconque ce que c’est la PantomimeXXXI ». Lorsque l’auteur, en parlant d’Hilverding, assure qu’« il n’a jamais essayé d’en imposer au public en lui présentant un grand nombre de danseurs, avec magnificences d’habits et de décorsXXXII », on devine, entre les lignes, une pique au collègue/rival Noverre, qui était dans la proche Stuttgart et dont les dépenses exorbitantes pour les spectacles étaient célèbres. Mais encore, certaines considérations techniques contenues dans le texte semblent appartenir plus au maître de ballets qu’au poète :

Le Drame que Je mets en Ballet est plus Poétique que Théâtral ; la catastrophe est médiocre et les passions sont faibles et sans contraste : pourtant on y retrouve un certain clair-obscur qui m’a toujours plu et qui m’a poussé à le transposer en Ballet […]. Pour rendre l’action plus vive, et par conséquent plus intéressante, j’ai omis ce qui pouvait m’induire à faire des répétitions et des digressions ; et, bien que j’emploie la même disposition et la même Musique, je n’emploie pas les mêmes expressions pour autant. Chaque langue a sa manière spécifique de s’expliquer et en particulier le langage succinct (si on peut l’appeler langage) du PantomimeXXXIII.

Les remarques sur les difficultés concernant le fonctionnement du langage pantomime et sur les modalités d’adaptation à une musique toute faite semblent provenir plus d’un professionnel de la danse que d’un poète. Ce qui paraît être confirmé dans la conclusion, lorsque l’auteur parle de sa profession et exprime le désir de publier ses recherches et ses réflexions sur la danse : « Un jour j’espère pouvoir donner au public ce que j’ai assemblé de mes recherches et de mes réflexions ; et ce sera sûrement, peut-être pas tout, mais au moins en partie ce qui manque à notre professionXXXIV ». Enfin, le style de ce texte est bien loin de celui plus fin et érudit de Calzabigi.

Or, si l’axiome de Bellina qui liait les dissertations de Don Juan et Sémiramis au même auteur est toujours valable, selon la propriété commutative ce troisième texte devrait être également de Calzabigi. En revanche, si on suppose que ce texte n’est pas de Calzabigi, alors la démonstration de la paternité des deux autres en sort également fragilisée. D’ailleurs la recension des Novelle letterarie de Florence, où l’on attribue Sémiramis à Calzabigi pourrait avoir répété une information tirée tout simplement de la Lettera de Calzabigi à Alfieri. Tandis que « la charge d’érudition classique distribuée dans les deux programmes » que Bellina reconnaît comme récurrente dans la production de Calzabigi, est la même que l’on retrouve dans le discours européen sur le nouveau ballet-pantomime. Enfin, quant à l’hypothèse que Calzabigi aurait accordé à Angiolini de signer la première dissertation, mais qu’après le succès de l’Orfeo il ne lui aurait permis de faire de même, on rappelle qu’un autre livret de Sémiramis existe : en même temps que la Dissertation on publie un livret à part qui affiche une autre appellation, à savoir Tragédie en Ballet Pantomime. Ce livret contient une exposition plus détaillée du ballet (11 pages) qui correspond au plan publié dans la Dissertation. Dans le frontispice on lit : Sémiramis, Tragédie en Ballet Pantomime, composé par le Sr. Gaspar Angiolini, à l’occasion du mariage de leurs majestés Joseph II d’Autriche et Marie-Josephe de Baviere roi et reine des Romains, Vienne, Jean-Thomas de Trattnern, 1765XXXV. En effet, si Angiolini ne signe pas la Dissertation, il figure toujours dans le frontispice du livret de ballet.

 

La démonstration de Bellina se fonde essentiellement sur la solidarisation des deux textes appartenant au même auteur et sur les déclarations de Calzabigi. Si on accepte l’idée que les déclarations de Citeria fragilisent le lien entre les deux autres textes, lorsqu’on relit les déclarations de Calzabigi, qui n’a pas de raison de s’attribuer un écrit qui ne lui appartient pas, nous semble possible une autre approche du problème de l’auctorialité qui présuppose la prise en compte individuelle des trois programmes.

Quant au programme de Don Juan, Calzabigi affirme : « L’éternel Gluck en écrivit la musique, moi le programme en français où je donnai des brefs renseignements préliminaires sur l’art pantomime des Anciens ». Calzabigi ne dit pas avoir imaginé le plan, choisi les personnages, formulé des règles sur le ballet-pantomime. En revanche, dans la Dissertation pour le ballet de Sémiramis, il affirme avoir donné le plan et avoir écrit en français le programme. Il précise, d’ailleurs avec profusion de détails, son travail de rédaction :

Dans cette dissertation qui fut imprimée, je recherchai ce que les écrivains de notre époque avaient dit sur les pantomimes anciens. Je dus m’imposer d’être bref, c’est pourquoi je me contentai de mentionner à peine la grande quantité d’informations que j’avais rassemblées. Néanmoins, j’en arrivai jusqu’à prescrire les règles pour ces représentations théâtrales, en les déduisant de celles qu’Horace, dans sa Poétique, selon ce qu’il me semble, a assignées à toute action scénique.

L’action de la Sémiramis fut réduite par mes soins à la courte durée d’une demi-heure. On la rendît simple et une. Sémiramis, Ninyas, le grand prêtre et l’ombre de Ninus furent les seuls personnages que j’y introduisis.

La musique qui est la poésie, les mots des pantomimes et des ballets pantomimes de toutes sortes, fut composée par le premier musicien de ce siècle, Gluck lui-même, à partir de mon scénario et suivant les accidents de l’action et les passions qui agitaient les personnages. Le résultat en fut sublime. Des copies circulent toujours, comme l’autre pièce mentionnée, le Convitato di pietra. Elles sont toutes les deux de véritables modèles d’expression et d’harmonieXXXVI.

Certes, il faut tenir en compte le fait que, dans l’économie de la Lettera à Alfieri, l’objectif de Calzabigi est d’argumenter la puissance de l’action dans la tragédie : l’exemple de Sémiramis est donc plus pertinent que celui de Don JuanXXXVII. Il n’en reste pas moins que ces déclarations précisent ‘un taux de participation variable’ entre l’écriture de la tragédie et celle de la tragi-comédie, dans laquelle l’intervention de Calzabigi semble être moins importante.

Si l’on observe les deux plans de ballet, un écart important se creuse entre les deux textes et à plusieurs niveaux. Le plan du Don Juan, très succinct, d’à peine une page, se présente sous la forme d’une courte description qui s’en tient strictement et rigoureusement au récit des actions sur scène. Le style est sec et dépourvu d’adjectivation, aucun détail n’est donné quant aux choix dramaturgiques. Le plan du ballet de Sémiramis, en revanche, est exposé avec profusion de détails, dans une forme littéraire élégante et il est agrémenté de clarifications sur les choix de la structure dramaturgique par rapport à la source voltairienne. Un écart profond sépare les deux textes quant à la question des règles aristotéliciennes. Dans le premier on y soutient que la danse n’a qu’un maître, Lucien, et qu’une règle, la vraisemblance, dans Sémiramis, on passe de la Danse de Lucien, à la Poétique d’Horace et les trois règles aristotéliciennes y sont imposéesXXXVIII.

Mise à part la Lettera à Alfieri, Calzabigi ne fera plus aucune autre mention au Don Juan. On peut reconnaître, en revanche, une possible allusion au livret de la tragédie en ballet dans la Lettre au rédacteur du Mercure de France, où Calzabigi parle d’« une Sémiramis » qu’il avait envoyée à Gluck et dont il n’avait pas reçu de retour : « J’écrivis une Sémiramis que je lui fis parvenir. J’ignore son sort ; mais peut-être cette aînée court-elle aussi le monde comme sa cadetteXXXIX ».

Enfin, si on observe les textes de près, il n’est pas impossible de distinguer les passages qui appartiennent plus proprement à la réflexion du poète de ceux qui relatent les préoccupations du maître de ballets. On songe par exemple au passage, dans le livret du Don Juan, où l’auteur déclare sa filiation à l’école d’Hilverding : « Il n’en a pas été ainsi jusqu’à présent, si l’on en excepte notre théâtre et les pantomimes qui ont été données par mon maître, le célèbre M. HilverdingXL ». Cette « mise au point » est bien plus significative qu’elle peut sembler. Si dans ce passage on souligne les changements que ce ballet devait apporter dans le monde de la danse, on reconnaît, dans le fait de vouloir préciser la contribution d’Hilverding, la présence active d’Angiolini avec ses exigences à s’imposer dans le champ du ballet-pantomime : il est fort probable qu’Angiolini ait insisté pour qu’on mentionne son maître comme le précurseur de ces changements, en réponse à Noverre qui s’en était attribué le titre dans ses Lettres sur la danseXLI. Il est improbable, en revanche que la remarque vienne de Calzabigi, qui, dans la lettre à Alfieri, ne parle pas d’Hilverding, place Angiolini et Noverre sur un même plan et affirme, en se trompant, que lorsqu’ils mettent en scène le Don Juan, Noverre avait déjà donné sa MédéeXLII. En revanche, dans la Dissertation, la séquence est bien claire et le « je » s’attribue la paternité de la réforme avant Noverre : « au surplus je n’ignore pas que des personnes […] pourrons trouver absurde la Tragédie en ballet et juger de mon travail comme d’une nouveauté téméraire quoique hasardée par moi-même il y a trois ans dans mon ballet de Don Juan et ensuite par Mr Noverre à Stuttgart avec tant de succèsXLIII ».

La captatio benevolentia qui anticipe l’annonce du plan dans le Don Juan, semble encore tenir des propos et du ton modeste qu’Angiolini adopte souvent ailleurs :

Si mes efforts ne sont pas couronnés par le succès, je n’en serai pas rebuté. L’Art n’est pas responsable des fautes de l’artiste. Je réussirai peut-être mieux lorsque j’aurai ajouté l’expérience à l’étude ; et le public me fera certainement un mérite de l’avoir entrepris dans la vue de lui plaire et me tiendra compte du défaut des moïens : nous manquons de tout ce qui seroit nécessaire pour de tels spectaclesXLIV.

Angiolini se souviendra de cette connivence entre l’expérience et l’étude nécessaire à la réussite lorsque dans ses Lettere il se rappelle la création du Don Juan : « Je donnai donc la même année le ballet de Don Juan. J’accompagnai le programme du Ballet d’une Dissertation où la théorie surpassait la pratique, parce que alors la lecture m’avait plus instruit que l’expérienceXLV ». Les mêmes tonalités caractérisent certains passages de la Dissertation : après la longue partie sur le plan qui porte l’empreinte évidente de la plume et des idées de Calzabigi, on tombe sur une partie consacrée au travail des maîtres de ballets, où la notion de mérite, mot répété trois fois en quelques lignes, est centrale. Après l’expression de la modestie et du respect pour les collègues, l’auteur propose une taxinomie des ballets et des qualifications dans son métier, qui reflète la situation de grande rivalité entre professionnels et manifeste l’exigence du maître de ballets, de se distinguer des autres et d’être reconnu « à sa juste valeur ». Si la main peut être celle du poète, il est évident que le sujet ne touche que le maître de ballets :

En jetant ainsi sur le papier tout ce que j’ai pu acquérir de simples lueurs ou de véritables lumières sur la danse pantomime, je suis bien éloigné de prétendre diminuer le mérite de mes confrères qui ont pris une autre route. Tout mérite a cependant des nuances et celui d’un chacun doit (à ce qu’il me paroît) être apprécié à sa juste valeur, en le considérant tel qu’il est dans sa sphère sans le confondre, comme on fait souvent, avec celui d’un degré plus inférieur ou plus éminent […]. Dans notre art cette confusion d’idées sur le mérite différent de ceux qui le professent se fait remarquer encore plus communément que dans les autres, dans les jugemens que chacun porte à sa fantaisie sur les compositeurs des ballets et sur les danseursXLVI.

Finalement, si on est face à deux écrits où la parole de Calzabigi est contre la parole d’Angiolini, on peut réévaluer la question de la paternité en termes de ‘taux de participation’ et de ‘puissance de revendication’.

Il est clair que Calzabigi a participé à l’écriture de ces deux programmes : son influence est patente et d’ailleurs, Angiolini lui-même semble l’avouer entre parenthèse dans Citeria, lorsque dans son assertion « comme on a dit dans le programme de Don Juan », il opte pour une diplomatique forme impersonnelle. On peut toutefois considérer que sa participation est variable d’un texte à l’autre : le plan de Don Juan semble appartenir à Angiolini, tandis que celui de Sémiramis est presque sûrement de Calzabigi. La volonté de revendication peut être également considérée comme un paramètre : sachant que Calzabigi a édité une première collection de ses œuvres en 1774, donc en pleine querelle sur le ballet-pantomime, et une deuxième en 1793, et considérant que les deux éditions contiennent les livrets viennois de la réforme musicale, on ne peut que constater l’exclusion totale que Calzabigi choisit de faire pour les deux livrets de la réforme du ballet-pantomime. On constate également que Calzabigi fait un acte de revendication à travers la Lettre au rédacteur du Mercure de France dans laquelle il exprime son regret causé par le manque presque total de reconnaissance en tant qu’auteur dans le cadre de la réforme musicale :

Dans vos trois extraits, Monsieur, on ne voit qu’une seule fois mon nom sur lequel on glisse fort légèrement. Les traducteurs, rédacteurs ou copistes de mon drame […] ont à peine daigné me nommer dans un petit coin de l’Avertissement. Je n’y figure que dans le lointain. […] Permettez donc que je fasse usage d’un de nos proverbes qui vient ici fort à propos : non ho buoni vicini ; bisogna però che mi lodi da me. Je le dois d’autant plus que, même en me nommant, on a pris soin d’associer à cette petite gloriole, un homme célèbre à la vérité, M. Noverre, qui, je l’avoue, mérite des éloges par ses ballets-pantomimes, les plus beaux que je connoisse, mais qui me semble placé ici fort gratuitementXLVII.

Ainsi, la lettre se clôt sur une déclaration de paternité partagée : « J’espère que vous conviendrez, Monsieur, d’après cet exposé, que si M. Gluck a été le créateur de la musique dramatique, il ne l’a pas créée de rien. Je lui ai fourni la matière ou le chaos si vous voulez ; l’honneur de cette création nous est donc communXLVIII ». En revanche, Calzabigi ne manifeste aucune réaction lors de la publication des Lettere di Gasparo Angiolini a Monsieur Noverre sopra i balli pantomimi, qui contiennent les déclarations d’Angiolini revendiquant la rédaction des trois dissertations sans jamais le mentionner, (alors qu’il mentionne Durazzo et Gluck) et dont l’écho européen est témoigné par des publications telles que le Journal Encyclopédique et les Effemeridi letterarie de Rome.

Il nous semble assez plausible de croire que, si la réforme du ballet-pantomime avait bien attiré l’attention de Calzabigi, elle ne persiste finalement pas dans ses intérêts : la dimension épisodique et totalement expérimentale que ce projet collectif et à plusieurs mains devait représenter pour Calzabigi peut expliquer son choix de passer sous silence sa participation - voire son pilotage du projet - et le fait que le ballet-pantomime ne fasse donc pas l’objet d’une revendication. Sémiramis et son précédent Festin de pierre figurent, dans la production de Calzabigi, comme des expérimentations sur les possibilités expressives de l’action et de la musique, libérées totalement de la parole. De l’expérience du ballet-pantomime, Calzabigi aura gardé une nouvelle conception de la musique qui demeure, tout au long de sa carrière, l’élément central de ses réflexions sur la déclamation dramatique.

En revanche le maître de ballets, non seulement se déclare l’auteur de ces textes, mais encore adhère totalement à ses contenus et, bien qu’il ne les ait pas entièrement pensés et rédigés, il les assume comme siens. Pour Angiolini, l’expérience collective de Sémiramis représente le troisième volet d’une phase expérimentale qui lui permet de formuler une poétique de la danse qu’il ne cessera de soutenir. Influencé par les idées de Calzabigi, Angiolini fera de la tragédie en ballet le socle de sa réformeXLIX.

En définitive, tout en sachant que ces textes sont le résultat d’un « nous » qui se construit en mesure variable autour de Calzabigi, qui en représente sûrement le centre inspirateur, il nous semble impossible, d’effacer la participation d’Angiolini en tant qu’auteur. D’autre part, si on peut parler du Don Juan et de Sémiramis d’Angiolini, en considérant le fait que ces deux textes - avec celui de Citeria Assediata - constituent les fondements de sa poétique, nous ne pouvons oublier qu’ils ont été inspirés et écrits avec la participation de Calzabigi. Afin de rendre visible les deux niveaux d’auctorialité, nous choisissons de faire apparaitre, dans la forme de la référence bibliographique, la double appartenance de ces deux livrets fondateurs, la première, plus manifeste, de Gasparo Angiolini, et entre parenthèses la deuxième, moins évidente, pourtant bien présente, de Ranieri Calzabigi.

Note sur l’établissement du texte §

Nous avons procédé à la modernisation de l’orthographe et de la morphologie, en revanche aucune modification n’a été faite à la ponctuation ; nous avons conservé l’orthographe des noms propres (exception faite pour Novère > Noverre ; Stoutgard > Stuttgart) ainsi que les majuscules telles qu’elles apparaissent dans le texte original.

En raison de la présence centrale du « Plan du ballet », seul titre mentionné dans le texte original, et pour une meilleure répartition du texte, nous avons ajouté deux titres qui signalent les deux parties de la Dissertation situées avant et après le susdit plan.

[Titre complet] §

Dissertation sur les Ballets Pantomimes des Anciens, pour servir de Programme au Ballet Pantomime Tragique de Sémiramis Composé par Mr. Angiolini Maître des Ballets du Théâtre près de la Cour à Vienne, et représenté pour la première fois sur ce Théâtre le 31 Janvier 1765. À l’occasion des Fêtes pour le mariage de sa majesté Le Roi des RomainsL.

Multa renascentur quae jam cecidere, cadentque
Quae nunc sunt in honore.
Horace, de Arte Poetica.
Beaucoup de choses qui sont tombées dans l’oubli, reparaîtront un jour avec honneur ; d’autres qui sont en vogue aujourd’hui, passeront de la lumière dans les ténèbres.
Traduction du Père Sanadon.

[Première partie] §

[1] Dans le Programme que j’ai publié, il y a trois ans, à l’occasion du Ballet de Don Juan, j’ai donné quelques notions de la Danse Pantomime des Anciens ; et ayant promis d’en parler plus amplement, lorsque je ferais paraître quelque nouveau Spectacle de ce genre, je vais m’acquitter de mon engagement à l’occasion du Ballet de Sémiramis que je fais paraître aujourd’hui sur la Scène.

[2] Je ferai remarquer d’abord, que le sujet du Festin de Pierre m’avait été fourni par la Comédie Héroïque, et que c’est de la Tragédie que j’emprunte celui de Sémiramis.

[3] S’il y a quelque chose de sublime dans la Danse, c’est sans contredit un événement tragique représenté sans paroles, et rendu intelligible par les gestes. L’acquisition que nous avons faite depuis peu de Mademoiselle Nency, qui a exécuté à Stuttgart les Ballets de Médée, et des Danaïdes, m’a déterminé à m’essayer dans la composition d’une Tragédie en Ballet.

[4] En lisant ce qui nous reste d’anciens fragments d’Auteurs célèbres sur les Ballets Pantomimes, on est tenté, je l’avoue, de placer au rang des Fables les impressions prodigieuses que ces Ballets faisaient sur les Spectateurs. L’étonnement augmente encore lorsqu’on considère que ceux qui en ont écrit avec tant d’enthousiasme, étaient l’élite des Grecs, et des Romains, Peuples les plus délicats, et les plus difficiles qu’il y ait jamais eu sur les Beaux Arts, et surtout, sur les Représentations théâtrales. Sans étaler ici une érudition qui n’a pas été oubliée par d’autres, je me bornerai à dire que Lucien nous assure qu’on pleurait de son temps aux Représentations Pantomimes, tout de même qu’à celles des Tragédies.

[5] C’est Lucien qui nous a laissé tout ce que nous avons de plus complet sur ces sortes de Spectacles ; mais en lisant tout ce qu’il exige d’un Danseur Pantomime, on voit que nous sommes bien éloignés de la perfection des Danseurs Anciens, supposé qu’il s’en soit trouvé qui aient réuni toutes les qualités demandées par ce Philosophe. Suivant lui, il faut que le Danseur Pantomime connaisse « la Poésie, la Géométrie, la Musique, la Philosophie, l’Histoire, et la Fable ; qu’il sache exprimer les passions et les mouvements de l’âme ; qu’il emprunte de la Peinture et de la Sculpture les différentes postures et contenances, en sorte qu’il ne le cède ni à Phidias, ni à Apelles pour ce regard. Ce Danseur doit savoir aussi particulièrement expliquer les conceptions de l’âme, et découvrir ses sentiments par les gestes et les mouvements du corps : enfin il doit avoir le secret de voir partout ce qui convient, (qu’on appelle le Décorum) et avec cela être subtil, inventif, judicieux, et avoir l’oreille très délicate »1.

[6] L’éducation de ceux qu’on destine aujourd’hui à exercer cet Art, ne leur permet pas certainement d’apprendre tout ce que je viens de rapporter. Il n’y a même aucun de nous, qui s’imagine qu’il soit nécessaire de faire un Cours de Sciences pour devenir un excellent Danseur ; et s’il s’en trouve quelqu’un, dans le grand nombre, qui parvienne à connaître les devoirs qui lui ont été imposés par des hommes célèbres, qui acquière même imparfaitement quelques unes des connaissances qu’on lui représente comme indispensables pour exceller dans cet Art, il le doit à son envie de s’instruire, et non pas à son éducation, ou à ses Maîtres.

[7] Nous pensons si différemment de Lucien, parce que la Danse a dégénéré de nos jours au point de ne plus la regarder depuis longtemps que comme l’art de faire des entrechats, et des gambades, de sauter ou courir en cadence, ou tout au plus de porter le corps, ou de marcher avec grâce, et sans perdre l’équilibre, d’avoir les bras moelleux, et des attitudes pittoresques et élégantes. Nos écoles ne nous apprennent pas autre chose ; et on en sort, suivant nous, en état de se produire sur les Théâtres, lorsqu’on a la vigueur de se trémousser pendant quelques minutes avec force, et légèreté. Ce sont là nos Colonnes d’Hercule, et ce n’est ensuite que la nature qui nous fait sortir quelquefois de ce cercle étroit, et qui donne à quelqu’un de nous, en dépit de lui-même, une teinte légère d’expression pour se fâcher, pour rire, pour paraître ou triste ou gai dans ce misérable baladinage.

[8] Mais si l’autorité de Lucien et de tant d’autres hommes illustres fait quelque impression sur notre esprit, il faut que nous convenions de bonne foi, que ce que nous avons appelé Danse, jusqu’à la révolution qui y est arrivée, il n’y a pas plus de vingt ans, n’est autre chose que la connaissance de ses éléments. En effet, les pas, les sauts, le port des bras, l’à plomb, les attitudes ne sont que l’Alphabet de la Danse, comme je me suis expliqué dans le Programme du Ballet de Don Juan. Il serait absurde d’honorer du titre de Savant un homme qui peindrait élégamment des lettres, qui ferait de beaux traits de plume, sans qu’il fût en état d’entendre ce qu’on lui donnerait à copier, ni d’écrire par lui-même des choses dignes d’être lues. Cet homme, borné à l’adresse de la main, n’aurait d’autre mérite que celui d’un griffonnage laborieux et compassé. Et tel est celui de la plupart de nos Danseurs. Ce que le Maître Ecrivain sait faire avec ses doigts, ils le font avec les pieds et avec les bras ; mais comme le premier est bien éloigné de pouvoir avec son mince talent composer un Poème, une Tragédie, un Morceau d’éloquence, l’autre est également inepte à rendre en Ballet, je ne dirai pas le Rôle entier d’une Pièce de Théâtre, mais le simple caractère isolé d’un Héros, ou d’un Personnage célèbre.

[9] Je n’ignore pas qu’il y a eu des Auteurs modernes qui ont avancé que la Danse des Anciens appelée Saltatio par les Romains, et Orchesis par les Grecs, n’était que l’art de jouer par les gestes une Action Dramatique quelconque, soit qu’elle eût été déjà composée par des Poètes célèbres pour être déclamée, ou chantée, soit qu’elle eût été imaginée expressément pour être donnée en Pantomime, de manière que la Saltation (qu’on me passe ce terme) n’était à la bien prendre, que cette même Pantomime dans laquelle les Anglais s’exercent de nos jours. Mais cette opinion n’est pas soutenable, si on examine tout ce que les Anciens ont écrit de la Danse Pantomime. Elle a été déjà combattue et détruite ; et les autorités qui ont été alléguées en sa faveur, ont même fourni des armes à ses adversaires. On a rapporté le passage de Sidonius Apollinaris sur Caramalus et Phabaton deux Saltateurs illustres ; mais ce fameux passage dit nettement que ces Danseurs faisaient entendre tout ce qu’ils voulaient représenter, par des gestes et des signes, et par des mouvements des jambes, des genoux, des mains et du corps : et rien ne ressemble plus à la Danse, que l’emploi de tous ces mouvements. D’ailleurs ces mouvements se faisaient au son des instruments, et en cadence ; et Apulée, Lucien, et bien d’autres sont formels à cet égard. Or comme tout ce qu’on fait en mouvant le corps et ses membres sur une marche notée et en cadence, est certainement une Danse, c’est vainement qu’on a employé comme on voit, le témoignage de Sidonius pour soutenir que la Saltation n’en était pas une. Ces Ecrivains (d’ailleurs d’un mérite distingué) ont allégué encore en citant Suétone, que Caligula grand amateur de la Saltation avait sauté un Cantique, ou l’air d’un Cantique, vêtu d’une longue robe qui lui descendait jusqu’aux talons : sur quoi l’Abbé Du Bos avance que rien ne convenant moins qu’un habillement long à un homme qui danse à notre manière, il est évident que la Saltation était différente de notre Danse. Mais c’est justement à cette occasion, qu’on peut remarquer combien il est aisé de se faire illusion à soi-même lorsqu’on a embrassé une opinion, et qu’on veut la faire passer en dépit de tout. Le judicieux Abbé Du Bos n’a pas voulu se représenter que nos femmes dansent toujours avec des robes qui les couvrent jusqu’à la cheville, et que nos Danseurs mêmes ont donné mille fois des Danses Turques, Persanes, ou Chinoises avec de longs vêtements Asiatiques. Le passage de Suétone prouve seulement que les Danseurs Pantomimes des Anciens ne faisaient pas des Cabrioles, et qu’ils ne remuaient les pieds qu’autant que les remuent parmi nous ceux qui professent la Belle Danse, c’est-à-dire, les Dupré et les Vestris.

[10] La Saltation des Anciens n’était donc autre chose que la Danse Pantomime véritable, ou l’art de mouvoir les pieds, les bras, le corps en cadence au son des instruments, et de rendre intelligible aux Spectateurs ce qu’on veut représenter, par des gestes, des signes, et des expressions d’amour, de haine, de fureur, de désespoir. La description de la Danse Pantomime du Jugement de Paris, qu’Apulée nous a laissée, le démontre avec évidence. On y trouve que Vénus se présentant sur la Scène commence « à marcher, et à faire des gestes très délicats, et très expressifs, et des mouvements de tête au son de la flûte, et en cadence, ne dansant quelquefois que des yeux ». Si de nos jours Mademoiselle Sallé avait dû danser le Rôle de Vénus dans le Ballet du Jugement de Paris, aurait-elle fait autre chose ?

[11] En suivant toujours Lucien nous trouvons que tout ce qui a été inventé par les Poètes, et principalement les Tragiques, peut être traité en danse par les compositeurs des Ballets, et exécuté par les Danseurs Pantomimes. Il prend la peine de nous fournir lui-même un grand nombre de sujets. Tout ce qui a servi à Eschyle, à Sophocle, à Euripide et à tous les Poètes Dramatiques de l’Antiquité, se trouve compris dans sa liste. Nous sommes par conséquent forcés de croire que les Anciens qui voyaient représenter ces sujets terribles, versifiés avec toute cette pompe que la Poésie la plus sublime puisse imaginer, et joués par des Acteurs admirables, ne jugeaient pas qu’ils perdissent rien de leur pathétique, rendus par les Danseurs Pantomimes. C’est-là un préjugé bien favorable pour notre Art, et si surtout on fait réflexion à la magnificence avec laquelle les Grecs en général, et principalement les Athéniens faisaient jouer les Pièces Dramatiques de leurs grands Poètes. Quelques Auteurs ont assuré que la représentation de trois Tragédies de Sophocle coûta plus aux Athéniens que la guerre du Péloponnèse.

[12] Mais si les Danseurs Pantomimes représentaient des sujets tragiques ; si leurs Spectacles étaient préférés à la Tragédie simplement récitée ; si à côté des grands noms de Roscius, d’Andronicus, et d’Esope Comédiens, on trouve placés ceux de Pylade, de Bathylle, de Dyonisia, et de tant d’autres Pantomimes célèbres ; si la passion extrême que les Romains avaient pour leurs représentations alla jusqu’à partager le peuple en deux factions, les verts et les bleus, qui ont subsisté même après la décadence de l’Empire ; il est hors de doute que ces Danses faisaient alors sur les Spectacles des impressions beaucoup plus vives que le simple jeu des Comédiens ; et il me paraît démontré, ce que Lucien assure, et que j’ai rapporté plus haut, que des Peuples tels que les Grecs et les Romains pleuraient aux Danses Pantomimes tragiques, tout de même qu’aux Tragédies déclamées. Que nous sommes éloignés aujourd’hui d’émouvoir la terreur et la compassion avec les nôtres! Il est donc un genre de Danse qui a de tels droits sur notre âme ; et c’est justement ce genre qu’il nous faut faire revivre.

[13] Si le temps avait épargné ce que Pylade avait écrit sur cet Art, il nous serait plus aisé de le ramener sur la Scène ; mais dans l’obscurité qui l’enveloppe aujourd’hui, n’ayant presque pas de lumière pour nous conduire, nous sommes obligés de marcher, pour ainsi dire, à tâtons, dans une crainte continuelle de nous égarer. Faire le plan d’une Action tragique pour la Danse Pantomime sans être aidé d’aucun précepte, d’aucun exemple, est certainement une chose très difficile. Imaginer des règles pour de tels Poèmes, est beaucoup plus difficile encore, Lucien ne nous en a donné aucune ; mais heureusement nous avons encore la Poétique d’Horace, dont on peut, lorsqu’on a quelque génie et quelque intelligence, faire une application raisonnée à toutes sortes d’inventions poétiques, et de représentations théâtrales, et par conséquent aux Danses Pantomimes, en rapportant aux préceptes d’Horace ce que notre Art exige indispensablement par sa nature.

[14] On sent bien d’abord que les trois unités de lieu, de temps, d’action leur sont presque autant nécessaires qu’aux Comédies et aux Tragédies ; mais sans entrer ici dans des discussions qui nous mèneraient trop loin, je crois que quant à la première unité, on peut mettre à profit cette étendue qui lui a été donnée par des Poètes illustres, soit pour enrichir la décoration du Spectacle, soit pour éviter les inconvénients indispensables qui résultent presque infailliblement d’une restriction trop scrupuleuse. Pour moi, je borne l’unité du lieu pour les Danses Pantomimes à toute l’étendue d’un vaste palais de Rois, et même à celle d’une ville.

[15] L’unité de temps a toujours été fixée à 24 heures ; mais les Pièces dont la durée de l’action se rapproche le plus de celle de la représentation, toutes choses égales, sont regardées comme les plus parfaites. L’étendue des 24 heures me paraît accordée aux Poètes Dramatiques aux dépens du vraisemblable, peut-être comme une compensation des difficultés presque insurmontables qu’il y a à faire d’excellentes Pièces de théâtre. Pour nous, nous pouvons aisément nous y conformer. Si nous sommes gênés par la règle, ce n’est pas parce que nous trouvons le temps trop borné ; nous sentons au contraire à chaque instant qu’il est trop long. La durée de la représentation d’une Pièce de théâtre peut aller jusqu’à trois heures. Des liaisons heureuses y soutiennent les épisodes ; et ces liaisons quelquefois difficiles à démêler, sont rendues intelligibles au moyen de l’exposition. Quand on a la faculté de parler, il est aisé de se faire entendre ; et ces mêmes épisodes amenés avec art, ne refroidissent pas l’action principale ; ils la rendent même quelquefois plus intéressante.

[16] Dans les Ballets Pantomimes tout marche différemment. Cinq ou six Acteurs qui se relaient, peuvent aisément déclamer pendant trois heures ; mais il est impossible de danser au-delà de quelques minutes. Les Danseurs manquent, si on voulait les multiplier. Il est beaucoup plus difficile de danser que de déclamer. On sait déjà sa langue lors qu’on apprend à déclamer, et c’est une avance considérable. Dans la Danse Pantomime il faut d’abord apprendre les pas ou l’Alphabet de notre langage ; cet apprentissage est déjà long et pénible. Il faut encore se donner la grâce, la noblesse, l’élégance des attitudes, cela vaut bien une étude du dessein. Enfin il faut acquérir l’expression, ou l’art de parler en dansant. Tout cela est si difficile qu’on peut avancer avec hardiesse, qu’il faut beaucoup plus de peine pour parvenir à être un excellent Danseur Pantomime, qu’à apprendre à lire et à écrire les langues savantes.

[17] Si nous voulons donc placer des épisodes dans un Ballet Pantomime, il nous faut augmenter des Danseurs ; mais on vient de voir que cela est presque impossible. Mais d’ailleurs par quel art pourrions-nous expliquer aux Spectateurs, je ne dis pas l’intérêt que chacun des personnages ajoutés prend dans l’action, mais simplement leurs noms ? Un Danseur ne saurait dire au Public : Messieurs, Je suis Oreste, Achille, Agamemnon.

[18] Comment donc les faire connaître, et démêler par les simples gestes la complication de l’intrigue, suite nécessaire des épisodes ?

[19] Ainsi un compositeur de Ballets Pantomimes, borné pour l’ordinaire à deux ou trois Danseurs, ne saurait faire durer ses Pièces plus long temps que la nature de son Art ne peut le permettre. Il faut même qu’il s’aide du corps de Ballets pour leur donner une étendue raisonnable, et pour laisser reposer ses personnages. Le corps des Ballets joue dans nos Pièces le rôle que jouait le Chœur dans les Tragédies Grecques. Le plan de ces Tragédies doit nous servir de modèle. L’action y est toujours simple et une : telle doit être à mon avis l’Action Pantomime. Horace nous instruit des fonctions du Chœur dans les Tragédies ; chacun peut le consulter.

[20] L’art du geste qui abrège merveilleusement les discours, qui par un seul signe expressif supplée souvent à un nombre considérable de paroles, resserre lui-même par sa nature la durée de l’Action pantomime, lorsque le plan est dans les règles. On est forcé même d’asservir son génie inventif en dépit de ses écarts à la précision, à la vivacité de l’éloquence muette. On ne pourrait pas plus l’obliger à étendre ses expressions, qu’un langage qui d’un seul mot rendrait une phrase entière d’un autre ; de manière qu’on est tout étonné en composant des Ballets Pantomimes sur des plans judicieux et réfléchis, de voir comme l’Action se rétrécit, et nous entraîne tout d’un coup à la catastrophe. Je l’ai éprouvé moi-même en composant le Ballet de Sémiramis. Je crois n’avoir rien laissé à désirer aux Spectateurs pour l’intelligence de l’Action, et cependant elle ne dure que vingt minutes.

[21] Il serait superflu de parler de la troisième unité, c’est-à-dire, de celle de l’Action, après avoir tant répété que l’Action des Ballets Pantomimes doit être simple et une, pour me servir encore de l’expression d’Horace. Je crois qu’on ne doit se permettre aucune licence à cet égard.

[22] Je vais maintenant rendre compte au Public de la marche que j’ai donnée au Ballet Pantomime-tragique de Sémiramis.

Plan du Ballet §

[23] C’est de la Tragédie de Monsieur de Voltaire que je l’ai tiré ; j’ai suivi à peu près son plan pour ce qui regarde les événements ; mais j’ai été forcé d’y faire des changements pour approprier son plan au plan d’un Ballet. Je ne me suis pas écarté de mes maximes. J’ai conservé les personnages de Sémiramis, de Ninias, d’Oroès Pontife de Babylone, et surtout l’ombre de Ninus. On retrouvera les confidents dans ceux qui suivent de plus près les trois personnages. A l’égard d’Assur complice du crime de la Reine, d’Azoma, de Cédar, personnages purement épisodiques, j’ai dû les abandonner. C’est l’ombre de Ninus qui joue un grand rôle dans mon Ballet. Elle me sert beaucoup pour me faire entendre, et rend ma catastrophe vraiment terrible et tragique. Le Ballet est divisé en trois actes.

[24] Le premier se passe dans un Cabinet magnifique de la Reine. On la voit assise et endormie, appuyée à une table couverte de rouleaux, qui dans l’Antiquité tenaient la place des livres, et des papiers. Son sommeil est extrêmement agité ; il semble qu’elle a des rêves affreux. L’ombre de Ninus paraît ; Sémiramis croit la voir en songe, et son trouble en augmente. L’ombre après l’avoir menacée d’un poignard qu’elle tient en sa main, la secoue, la réveille et disparaît. La Reine se lève ; l’horreur est peinte sur son visage ; elle cherche partout le fantôme, et elle croit le voir partout. Alors en levant les yeux, elle est frappée d’un nouveau prodige : une main trace devant elle sur les murs de son Cabinet ce vers.

Mon fils, va me venger : tremble, épouse perfide !

[25] En lisant ces mots, sa frayeur redouble ; ses cris qu’on suppose, rappellent auprès d’elle ses femmes. Elle voudrait leur dire ce qu’elle a vu ; elle marque la place où la main avait écrit, mais tout a disparu ; son accablement continuant toujours, elle se retire soutenue par ses femmes.

[26] Dans le second acte la décoration représente un temple enfermé dans l’enceinte du Palais. Tout y est préparé pour le choix que la Reine va faire d’un époux ; on y voit un trône ; Oroès et les Mages sons placés à la droite du trône, les Satrapes à la gauche ; les gardes, le peuple occupent le fond du temple. Sémiramis paraît ; en sa présence on prête le serment de reconnaître pour Roi celui qu’elle choisira pour époux. Ninias entre suivi de soldats : il porte aux pieds de Sémiramis les trophées de ses victoires et les dépouilles des ennemis vaincus. On voit que la Reine s’occupe d’abord de lui. Elle voudrait même lui déclarer à l’instant son inclination ; mais un remord se fait sentir dans son âme. Sémiramis le choisit enfin ; il se prosterne devant elle ; elle le relève, et s’adresse au Grand Prêtre pour lui ordonner d’accomplir la cérémonie. Oroés la refuse, en faisant entendre qu’il ne croit pas que cet hymen soit agréable aux Dieux : sur ses refus réitérés la Reine par un signe de mépris fait entendre quelle sera obéie par d’Autres. Elle conduit Ninias à l’autel ; mais tout d’un coup le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, le simulacre de Bélus, et l’Autel sont frappés de la foudre ; l’épouvante s’empare de tous les esprits, et le temple reste vide dans un instant.

[27] La Scène du troisième Acte représente un Bosquet sacré où l’on voit les tombeaux des Rois d’Assyrie ; celui de Ninus est sur le devant. Au fond s’élève un temple consacré à Bélus. On voit d’abord entrer une foule de peuple qui vient lui faire des offrandes. On y danse un air qui est censé être composé sur un Cantique à la louange. On place des guirlandes sur les tombeaux ; on fait des libations. Sémiramis paraît ensuite accompagnée de ses femmes avec une guirlande dans le dessein d’apaiser les Mânes de Ninus. Elle approche en tremblant du tombeau ; mais elle le touche à peine, qu’il s’entrouvre, et le spectre de Ninus en sort. Tout s’enfuit encore, et la Reine reste seule. Elle fait des efforts pour s’éloigner du fantôme ; il la suit toujours, et lui ordonne d’entrer dans le tombeau. Elle se débat autant que la nature presque anéantie par l’horreur et par le désespoir peut le permettre en pareil cas. Le spectre la saisit enfin et l’entraîne ; le mausolée se referme. On voit que j’ai fait ici usage de ces vers que M. de Voltaire fait prononcer à l’ombre de Ninus.

Arrête, et respecte ma cendre.
Quand il en sera temps je t’y ferai descendre.

[28] Ninias paraît alors dans le même dessein de faire des sacrifices aux Dieux. Il s’approche du mausolée de Ninus et aussitôt ces mots paraissent sur la base.

Viens, cours, venge ton père.

[29] Et dans le même moment un poignard tombe à ses pieds. Il recule épouvanté ; mais les Mages rentrent avec Oroès. Instruit par lui, et par les mots qu’il a vus sur le tombeau, qu’il est fils de Ninus, il reçoit le Bandeau Royal, et l’épée de son père, et on lui ordonne de la part des Dieux d’entrer dans le tombeau, et d’immoler comme une victime qui leur est agréable, la personne qu’il y rencontrera. Ninias entre, et en attendant, les Prêtres rappellent le peuple, et continuent leurs prières. Ninias sort ensuite du tombeau comme égaré ; le poignard qu’il tient en sa main est ensanglanté. Des gémissements qui partent du Mausolée, et qu’il entend, le pénètrent d’horreur. Il tombe entre les bras des Mages. Alors Sémiramis paraît, pâle, échevelée, la mort peinte sur son visage, et se traînant à peine. Des femmes accourent et la soutiennent. Ninias s’apercevant qu’il a tué sa mère, court se jeter à ses pieds ; il y déplore son erreur et sa malheureuse destinée. Il lui présente le poignard teint encore de son sang, la suppliant de lui donner la mort. Le fer échappe de la main de Sémiramis. Elle reconnaît son fils, l’embrasse, lui pardonne, tombe, et meurt. Ninias reprend le poignard pour se percer ; les Mages le désarment, l’entrainent ; la toile tombe, et le spectacle finit.

[Seconde partie] §

[30] Par l’exposé que je viens de faire, on voit que ce Ballet forme une Action complète ; qu’elle y est vive, intéressante, et marche toujours à sa fin, sans être retardée par des épisodes, qui ne saurait que la refroidir ; que sur ce plan on pourrait en faire une Tragédie comme celle des Grecs, en faisant parler mes personnages, et en substituant des Cœurs de Mages, de Satrapes, de peuple, de femmes au corps de Ballet que j’ai employé ; et je répète ici avec cette satisfaction qu’on ressent lorsqu’on fait part au Public de ses découvertes, que je crois que le théâtre des Grecs doit uniquement nous guider pour nos plans, et qu’il n’y a aucune Tragédie de ce Théâtre, qui ne puisse être traitée avec succès en Ballet Pantomime. Le Théâtre moderne nous présente beaucoup plus d’épines. On doit en apercevoir les raisons dans tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Il nous faut prendre d’autres routes pour nos Ouvrages Dramatiques, comme on voit que j’ai fait dans Sémiramis. Je me réserve à donner mes idées à ce sujet dans quelque autre Programme.

[31] Mais en attendant, je ne puis m’empêcher de dire ici qu’il n’y a rien de moins propre pour les Ballets Pantomimes, que les plans des Opéra Français ; et surtout si on voulait les suivre d’un bout à l’autre. On est là dans le pays des enchantements, et il n’y a rien de moins intéressant aujourd’hui. Les épisodes surchargent d’ailleurs ces Opéra, et ils sont souvent amenés par le moyen d’une Baguette. Nous devons resserrer non pas étendre les actions théâtrales. Nous composons pour les yeux. C’est avec un verre convexe qui réunit tous les rayons dans un seul point, qu’il nous faut regarder les sujets que nous voulons traiter ; le moindre écart fait perdre de vue les personnages par lesquels nous voulons émouvoir les passions. Quand même nous pourrions à notre gré multiplier les Danseurs pour se donner du repos les uns les autres, ferions-nous autre chose que diviser l’intérêt ou le distraire ? Lorsqu’on a présenté dans les principaux rôles, des Danseurs propres à toucher, si dans les rôles subalternes on produit un Danseur élégant, la pitié ou la terreur qu’on aura presque réveillé, fera place à l’admiration, et l’intérêt sera perdu sans retour.

[32] Ce n’est pas que je prétende que tout sujet ne puisse être représenté en Danse Pantomime. Je m’éloignerais du sentiment de Lucien que je respecte comme un grand maître, et que je suis comme mon guide ; mais je crois que tout sujet doit être asservi aux règles que je viens d’indiquer. En s’écartant de ces règles, on pourra donner, je l’avoue, de grands, de magnifiques Spectacles ; mais c’est justement alors qu’on tombera dans le défaut dont parle Horace2 au commencement de l’Art poétique. « Vous vous amusez (dit-il) à nous décrire le Rhin, l’Arc en ciel, un Autel de Diane, un Bois sacré, ou les détours d’un ruisseau qui s’échappe avec un doux murmure au travers d’une Campagne délicieuse. Ce sont des bandes de pourpre qui jettent un grand éclat, je l’avoue ; mais ce n’est pas là leur place ».

[33] Au surplus quoique tout sujet soit propre à être traité en Danse Pantomime, et même ceux qu’on peut tirer de son imagination, sans avoir recours à la fable, ou à l’histoire, je ne puis m’empêcher de dire que tout sujet où l’on emploiera des personnages allégoriques, ne réussira presque jamais au Théâtre. Dans cette danse il est question de remuer l’âme, et non pas de plaire aux yeux. Si on n’y réussit pas, on manque son but ; et quant à moi, il me semble fondé de croire qu’il est impossible d’émouvoir les passions avec des êtres fantastiques personnifiés. Nous sommes ici comme dans bien d’autres choses, comparables aux Peintres à qui on conseille de ne jamais présenter dans leurs tableaux que des Personnages connus. Il n’est permis qu’à la Poésie de faire connaître ses personnages, même puisés dans son imagination ; les Peintres et nous, nous ne pouvons que les faire reconnaître ; et tous le monde sait l’indifférence des Spectateurs pour des Personnages inconnus. Quand je parle d’êtres fantastiques, on voit bien que ce n’est pas de Spectres, d’Ombres, et de Fantômes que j’entends parler : « toute l’Antiquité a cru ces prodiges, et notre religion a consacré ces coups extraordinaires de la Providence » ; je me sers des paroles de M. de Voltaire.

[34] En jetant ainsi sur le papier tout ce que j’ai pu acquérir de simples lueurs ou de véritables lumières sur la Danse Pantomime, je suis bien éloigné de prétendre diminuer le mérite de ceux de mes confrères qui ont pris une autre route. Tout mérite a cependant des nuances, et celui d’un chacun doit (à ce qu’il me paraît) être apprécié à sa juste valeur, en le considérant tel qu’il est dans sa sphère, sans le confondre, comme on fait souvent, avec celui d’un degré plus inférieur, ou plus éminent : faute de connaissances et de raisonnement on ne manque presque jamais dans les jugements qu’on porte sur les Beaux Arts et sur les talents, de faire descendre ou d’élever ceux qu’on veut honorer ou avilir. Dans notre Art cette confusion d’idées sur le mérite différent de ceux qui le professent se fait remarquer encore plus communément que dans les autres, dans les jugements que chacun porte à sa fantaisie sur les Compositeurs des Ballets et sur les Danseurs. Et par exemple, on place aisément un Sauteur habile à côté de Vestris, et une femme qui fait légèrement des entrechats, au niveau de la Sallé. Un compositeur copiste est placé au rang de Noverre, et un compositeur sans grâce est comparé à Hilverding. Me serait-il permis de débrouiller en peu de mots ce chaos d’idées, et d’assigner à chacun sa part sans intérêt, sans préjugé : peut-être qu’en faisant comparaison des Maîtres de Ballets, et des Danseurs différents avec les différents genres de Poésie Dramatique et les différents talents des Poètes, je me rendrai d’abord intelligible à mes lecteurs.

[35] Nous avons des Danses en Italie que nous appelons Grotesques ; et on appelle Danseurs Grotesques ceux qui les exécutent. Ces Baladins ne vont que par sauts et par bonds, et le plus souvent hors de cadence ; il la sacrifient même volontiers à leurs sauts périlleux. Leurs Danses roulent communément sur des aventures entre des Paysans, des Pâtres, et d’autres gens de la lie du peuple. Pour ne pas faire toujours la même chose, ils s’habillent à l’Allemande, à l’Anglaise, à l’Espagnole, à la Turque ; et ils s’imaginent représenter le véritable caractère de la Nation dont ils ont endossé le vêtement ; mais leurs sauts et leurs attitudes sont presque toujours les mêmes. Je pense qu’on doit ranger les Compositeurs de tels Ballets dans la Classe des Poètes qui font des parades, et les Danseurs Grotesques dans celle des Pierrot des Polichinelle, des Scaramouche, personnages célèbres de pareils spectacles consacrés communément aux tréteaux. Je ne dis pas (et je supplie qu’on y fasse attention) qu’on ne puisse exceller soit dans la composition, soit dans l’exécution de cette danse ; mais je crois que ce genre est le dernier de tous. Il ne peut exciter dans les Spectateurs qu’un étonnement mêlé de crainte, en voyant leurs semblables exposés à se tuer à chaque instant.

[36] Le genre comique lui succède, et il ne s’en éloigne pas de beaucoup. Les compositeurs de Ballets en ce genre s’occupent à représenter des intrigues amoureuses entre des Bergers, des Jardiniers, des Villageois, et des Ouvriers de toute espèce, ou bien des Danses Nationales, Provençales, Croates, Anglaises, Flamandes à leur façon. Quant aux Danseurs, ils ne se permettent pas les tours de force employés par les Grotesques ; ils se contentent de cabrioler coup sur coup, de multiplier les entrechats, les gambades, les battements sans rime ni raison, mais avec une espèce de justesse, et en gardant un peu plus la mesure. Incapables d’ordinaire de plier, et de conserver l’à plomb, ils dansent presque toujours sur des airs d’un mouvement vif et rapide. Ils ne pourraient même marcher sans tomber sur le mouvement lent et compassé de la Passacaille. Ces Danseurs comiques, s’ils sont habiles, peuvent faire admirer la force jointe à la précision et à la légèreté, et même faire rire quelquefois en tournant artistement en grimaces les gestes de contraction qui leur sont indispensables pour leurs efforts. Je compare les compositeurs de ce genre de danse aux Faiseurs de Farces, et les Danseurs aux Acteurs de la Comédie, qui jouent des rôles de Caractère. Qu’on se souvienne ici, pour ne pas se méprendre en me lisant que le fameux Molière a fait des Farces, et que le célèbre Préville joue les rôles de Caractère.

[37] Je passe aux danses communément appelées de demi-caractère. Autant la danse dont je viens de parler s’approche de la Grotesque, autant celle de demi-caractère s’avoisine de la belle, ou de la haute danse : les Bergeries, les Romans, la Pastorale, les Inventions Anacréontiques et agréables, tout ce qui est enfin du ressort de l’Opéra François fournit des sujets aux compositeurs de ces Danses. Elle exige de ceux qui l’exécutent, de la justesse, de la légèreté, l’équilibre, le moelleux, les grâces. C’est ici, que les bras (qu’on me passe cette expression) commencent à entrer en danse ; et on les demande souples et gracieux. Dans les deux premiers genres ils seraient comptés pour rien, n’était qu’ils servent à s’élancer avec plus de facilité. Si cette espèce de danse est mise en action par un compositeur éclairé, avec adresse et dans les règles : si la pantomime y est jointe avec art, avec expression, si la passion de l’amour, qui d’ordinaire en fait le fond, y est traitée avec feu, avec délicatesse, elle peut exciter dans les cœurs, surtout dans ceux des Jeunes personnes quelque émotion légère et momentanée, telle qu’on l’éprouve à la représentation d’une Scène d’Opéra et d’un Dénouement heureux de quelque Comédie, ou à la lecture de quelque Roman. Les compositeurs de ces Ballets peuvent être comparés aux Poètes qui font des Comédies, des Eglogues, des Pastorales, et les Danseurs qui les exécutent avec grâce, avec délicatesse, aux Acteurs de l’Opéra et de la Comédie.

[38] A l’égard de la haute danse des Dupré, des Vestris, et de leurs devanciers, telle qu’elle l’était avant que M. Noverre eût paru, et qu’il eût tourné ce dernier genre du côté de l’expression, chacun sait qu’elle est la plus belle, la plus élégante, mais aussi la plus difficile. Cependant comme toute expression en avait autrefois été bannie en couvrant d’une masque le visage du Danseur qui même le plus souvent dansait seul, elle ne pouvait alors affecter le Spectateur que très médiocrement, en faisant seulement éprouver à son âme quelques atteintes passagères de volupté, telles qu’on les ressent lorsque la belle nature parée de ses grâces naïves, et aidée de celles d’un art qui se cache, se présente à nos yeux.

[39] Mais la danse pantomime qui ose s’élever jusqu’à représenter les grands événements tragiques est sans contredit la plus sublime. Tout ce que la belle danse exige des Dupré, des Vestris, celle-ci le demande à ses Danseurs, et ce n’est pas tout : l’art du geste porté au suprême degré doit accompagner le majestueux, l’élégant, le délicat de la belle danse, et cela ne suffit pas encore : il faut, comme nous avons dit, que le Danseur Pantomime puisse exprimer toutes les passions, et tous les mouvements de l’âme. Il faut qu’il soit lui-même fortement affecté de tout ce qu’il veut représenter, qu’il éprouve enfin et qu’il fasse sentir aux Spectateurs ces frémissements intérieurs, qui sont le langage avec lequel l’horreur, la pitié, la terreur parlent au-dedans de nous, et nous secouent au point de pâlir, de soupirer, de tressaillir, et de verser des larmes ; malgré la persuasion où nous sommes que ce qui nous rend si sensibles, n’est qu’un être artificiel, une imitation dénuée de cette force, et de cette vérité éloquente qu’emploie la nature dans ses spectacles réels.

[40] La Danse Pantomime-tragique est par conséquent la Tragédie de la Poésie ; elle est celle des Sophocle, des Euripide, des Corneille, des Racine, des Voltaire, ses Danseurs lorsqu’ils ont les qualités que j’ai détaillées sont eux-mêmes les grands Acteurs de la Tragédie, les Riboux, les Lekain, les Dumesnil, les Clairon, avec cette différence à l’avantage de notre Art sur celui de la simple déclamation, que pour être parfait Danseur Pantomime-tragique il faut réunir les deux talents, et être ensemble Vestris et Riboux, la Sallé et la Clairon.

[41] Je sens combien je suis éloigné de cette perfection, je me juge et m’apprécie moi-même sans amour propre. Mais la Danseuse qui va représenter Sémiramis, sera jugée par le Public d’après cet écrit en connaissance de cause. Quant à moi, content de lui avoir donné un essai de ce genre de spectacles, en qualité de compositeur, s’il daigne applaudir à mes recherches, à mes études, aux efforts que je fais pour l’amuser, je ne lui demande pas davantage ; cette gloire me suffit.

[42] Mais je serais injuste si je quittais la plume sans rendre à M. Gluck qui a fait la musique de Sémiramis tout ce qui lui est dû. Si je réussis, je dois partager avec lui l’honneur du succès.

[43] La Musique est la Poésie des Ballets Pantomimes. Nous pouvons, tout aussi peu nous en passer qu’un Acteur peut se passer des paroles. Semblables aux Acteurs Anciens qui faisaient quelquefois sur la Scène les gestes d’un Rôle, tandis qu’un déclamateur en récitait les vers dans la coulisse ; nous mettons les pas, les gestes, les attitudes, les expressions aux Rôles que nous jouons, sur la musique qui se fait entendre dans l’Orchestre.

[44] Une pareille musique est aussi difficile à faire qu’il est difficile de versifier le plan d’une tragédie, tout doit parler dans cette musique : elle doit nous aider à nous faire entendre ; et elle est un de nos principaux ressorts pour émouvoir les passions ; d’après cette esquisse on peut juger de son mérite.

[45] Au surplus, je n’ignore pas que des personnes (peut être d’ailleurs très respectables) faute d’avoir du goût pour l’Antiquité, ou d’oser se détacher de ce que nous chérissons aujourd’hui, pourront peut-être trouver absurde la Tragédie en Ballet, et juger de mon travail comme d’une nouveauté téméraire quoique hasardée par moi-même il y a trois ans dans mon Ballet de Don Juan, et ensuite par M. Noverre à Stuttgart avec tant de succès ; que d’autres personnes encore plus dangereuses pour les talents ne manqueront pas de tourner en plaisanterie ce genre de spectacles. Mais si le Public judicieux et instruit, applaudit à mes tentatives comme je m’en flatte, parce que le vrai fait son effet dans tous les temps, dans tous les Pays (pour me servir d’une réflexion de l’Abbé Du Bos) je ne me découragerai point pour des prétendus bons mots, et j’aurai toujours devant les yeux le conseil, que l’auteur de la Poétique Française a donné aux Poètes, et que je m’approprie en qualité de compositeur de Tragédies Ballets « Qu’il faut avoir le courage d’écrire pour les âmes sensibles, sans nul égard pour cette malignité froide et basse, qui cherche à rire, où la nature invite à pleurer ».