Louis de Cahusac

1754

La danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse

Édition de Laura Naudeix
2015
Louis de Cahusac, La Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la danse, A La Haye, chez Jean Neaulme, 1754, 3 vol in-12. PDF : Gallica (tome I, tome II, tome III).
Ont participé à cette édition électronique : Laura Naudeix (relecture, édition), Vincent Jolivet (édition TEI), Éric Thiébaud (édition TEI) et Anne-Laure Huet (édition TEI).

Louis de Cahusac, Écrits sur la danse. §

Louis de Cahusac, né en 1706, mort en 1759, est surtout connu aujourd’hui comme l’un des principaux librettistes de ballets de Rameau — avec qui il n’a réalisé qu’une seule tragédie : Zoroastre, créée en 1749. Il a rédigé un important traité sur la danse, intitulé La Danse ancienne et moderne, publié à la fin de l’année 1753 chez Jean Néaulme à La Haye (et daté, conformément à l’usage, de 1754).

Cahusac était également membre de l’équipe des rédacteurs de l’Encyclopédie dirigée par Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, et chargé des articles sur la danse, le ballet, l’opéra et les fêtes. Pour la musique et le chant, il est parfois associé dans le même texte avec Jean-Jacques Rousseau, en charge des questions de musique, et pour les termes d’orchestique, il travaille avec un auteur qui ne signe pas et que nous n’avons à ce jour pas identifié.

Entre 1751 et 1757, paraissent les sept premiers volumes de l’Encyclopédie. Les avanies de toutes sortes qui s’abattent sur le projet entraînent une interruption importante de la publication en octobre 1758. Elle ne reprend qu’en 1766 avec le tome VIII (les volumes de planches commencent à paraître en 1762 seulement). Entre temps, Cahusac a perdu la tête et a été enfermé aux Petits-Maisons à Charenton, où il est mort en 1759. Il n’a donc pu terminer les articles qu’il avait prévu de rédiger, qui apparaissent de deux manières : dans les renvois prévus depuis les articles publiés, mais aussi dans son traité où le matériau préparatoire a été en partie reversé.

Nous publions ensemble pour la première fois ces divers textes théoriques. Pour plus de clarté, les articles ont été classés de manière thématique. Le projet de cette édition en ligne consiste à mettre en lien le traité de Cahusac et l’ensemble de ses articles pour l’Encyclopédie. Les renvois vers le traité ont été réalisés par nos soins, tandis que les renvois internes à l’Encyclopédie respectent les termes prévus par Cahusac. Ils permettent surtout faire apparaître ainsi les articles qui n’ont pas été rédigés ou pas publiés, qui ont été pris en charge par d’autres rédacteurs ou sont restés tout simplement lettre morte, figurant ainsi, « en creux », l’originalité de la pensée de notre auteur et mettant en valeur les conflits internes à l’Encyclopédie sur les questions de musique et de spectacle.

 

Cette édition a été établie en collaboration avec Vincent Jolivet, et le partenariat du projet ARTFL de l’université de Chicago :

Elle comprend :

∙ une nouvelle édition du traité La Danse ancienne et moderne, ou Traité historique de la danse, non annotée : http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/danse/cahusac_danse-ancienne-et-moderne/ ;

∙ une édition des articles rédigés par Cahusac, seul ou en collaboration, contenant les renvois vers ses propres textes et les autres articles publiés dans l’Encyclopédie, rédigés par d’autres auteurs : http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/danse/cahusac_articles-encyclopedie/.

Ces deux ensembles complètent l’édition critique établie avec l’aide de Nathalie Lecomte et Jean-Noël Laurenti, publiée en 2004 aux éditions Chantal Desjonquères avec le soutien du CND.

La Danse Ancienne et Moderne ou Traité Historique de la Danse.

Par M. de Cahusac, de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres de Prusse. §

Avant-propos §

Il est rare qu’on ne se passionne pas pour les genres d’étude que l’on s’est choisi. J’ai craint ce danger en écrivant cet Ouvrage, et pour m’en garantir, je me suis rappelé mille fois les prétentions ridicules des différents maîtres du Bourgeois Gentilhomme.

Je déclare donc, avant d’entrer en matière, que je ne crois point la Danse la plus excellente chose qu’on puisse faire, et que je suis persuadé qu’il y a dans le monde des objets d’une plus grande importance que ne le sont même les beaux-arts.

Ils nous procurent cependant des avantages si constants et en si grand nombre ; ils peuvent prévenir tant de maux, ils sont la source inépuisable de tant de plaisirs, qu’il est difficile de les connaître, de les approfondir, d’en écrire, sans laisser échapper pour eux une sorte de considération qu’ils inspirent et qu’ils méritent.

Ce qui ne paraît, du premier coup d’œil, que frivole ou tout au plus agréable, prend dans l’examen un air imposant, l’imagination s’échauffe, à mesure qu’on démêle les marches diverses de l’industrie humaine. Le chagrin succède à ce premier mouvement de chaleur en apercevant les obstacles qui arrêtent leurs progrès. Le cœur en est affecté, et l’esprit s’en occupe. On voudrait alors, pour l’honneur, pour la félicité de son siècle, faire passer rapidement les découvertes qu’on croit avoir faites, ses réflexions, ses vues dans l’âme de tous ses contemporains. Un goût vif pour un art est inséparable du désir de son accroissement, de sa perfection, de sa gloire : et le moyen que ce qu’on désire ne se présente pas comme un objet important ?

Voilà ce que j’ai éprouvé en me livrant à cet Ouvrage, et mon excuse sur la manière dont je l’ai écrit. J’ai traité assez sérieusement un sujet qu’on ne regardera peut-être que comme très futile. Je sais que j’aurais pu l’égayer aisément. Je n’avais qu’à m’attacher un peu moins à l’histoire de l’Art et beaucoup plus à celle des Artistes ; mais je n’ai point cherché à rendre cet Ouvrage plaisant. Mes désirs se bornent à le voir un jour utile.

Dans le choix, l’arrangement, la suite des faits, je ne me suis décidé qu’après beaucoup de recherches, une longue étude, et une exacte discussion. Il me reste cependant à prévenir quelques doutes qu’on pourrait former sur la partie historique de ce Traité, en partant d’après une autorité que je reconnais fort supérieure à la mienne.

L’abbé Du Bos [Dubos], à la suite de ses réflexions sur la Poésie et la Peinture, a fait un volume entier pour établir un système tout à fait nouveau sur la Musique et la Danse des Grecs et des Romains. Il prétend que leur Chant n’était point un Chant, et que leur Danse n’était point une Danse.

On ne peut mettre ni plus d’esprit, ni plus d’érudition dans un Ouvrage que l’abbé Du Bos en a répandu dans cette partie du sien ; mais elle manque par les fondements. La vérité seule peut être la base d’un bon Livre, elle règne avec le sentiment, la bonne métaphysique, et le goût dans ses deux premiers volumes. Il l’a abandonnée dans le dernier, pour se livrer à l’esprit de système, qui n’est que de l’esprit.

Cet Académicien convient d’abord que jusqu’à lui, on avait cru tout bonnement que les Anciens chantaient et dansaient sur leurs théâtres de la manière à peu près que l’on chante et danse sur le nôtre ; mais comme les chants et les danses de son temps ne lui paraissaient avoir qu’un rapport très éloigné avec les prodiges que le Chant et la Danse ont opérés autrefois à Rome et dans Athènes ; que d’ailleurs il était intimement persuadé, que les hommes ne pouvaient avoir chanté ni dansé mieux qu’ils dansaient et chantaient à notre Opéra, il en a conclu, 1°. Que les sons qu’il entendait, et les pas qu’il voyait faire étaient la perfection possible du Chant et de la Danse. 2°. Qu’il fallait indispensablement que ce que les Anciens appelaient Chant et Danse fût toute autre chose que ce que nous nommons comme eux ; puisque malgré notre perfection supposée, notre effet théâtral était constamment si loin du leur1.

Ces deux conséquences, qui ne sont assurément pas d’un bon Logicien, persuadèrent l’abbé Du Bos de la nécessité d’un expédient qui peut concilier de si grandes difficultés, et cet expédient il crut l’avoir trouvé dans son système et par un mot nouveau qui n’a pas fait fortune. Il appela le Chant des Anciens Récitation et leur danse Saltation.

Or ce système n’a pour base que deux erreurs, et il a d’ailleurs tous les caractères qui peuvent rendre un système inadmissible.

Premièrement les parties mécaniques de la Musique, du Chant et de la Danse des Grecs et des Romains étaient évidemment pour le fond, pour les principes, et à plusieurs égards, pour la forme les mêmes que les nôtres.

Secundo. Toute la différence qu’on peut remarquer en elles n’est et ne peut être que dans les effets.

Tertio. Cette différence dans les effets ne peut provenir que de deux causes. La supériorité de leurs artistes sur les nôtres est la première. Notre sensibilité2 moins grande que la leur est la seconde.

Je laisse ici la Musique ancienne dont je parlerai à fond dans un ouvrage particulier, pour ne m’occuper que de la danse qui doit être aujourd’hui mon sujet unique.

Or je trouve dans tous les monuments anciens la démonstration de ma première proposition. Il n’est point d’antique représentant, par exemple, les Orgies, sur laquelle on ne voie gravés des mouvements de Danse parfaitement semblables aux mouvements de la nôtre. Dans les Tableaux de Philostrate de ce genre, je trouve le même caractère. Homère nous retrace dans l’Iliade les exercices de Danse des héros grecs. Il nous décrit les danses gravées sur le Bouclier d’Achille. Il nous peint la supériorité de Mérion dans la Danse. Les Historiens, les Philosophes, les Poètes, les Orateurs, toute l’antiquité désignent cet art ou cet exercice avec les mêmes expressions. Je vois partout que la Danse était formée de pas mesurés, de gestes, d’attitudes en cadence qui s’exécutaient au son des Instruments ou de la voix.

Secondement, les Danses des Fêtes particulières des Anciens furent appelées du même nom générique qu’on donnait à la Danse3 théâtrale. Nous savons, à peu près, comment elles étaient composées4, et la manière dont on les exécutait ; les nôtres leur sont en tout parfaitement semblables. Il ne serait certainement pas possible de leur appliquer le système de l’abbé Du Bos. Il ne l’a pas fait pour elles, et il ne forme même aucune prétention sur ce point. Or il est évident que si la Danse théâtrale ancienne n’avait pas été formée des pas, des attitudes, des mouvements de la Danse simple, si elle avait eu un autre fond, en un mot si elle n’avait pas été une vraie danse, les Grecs et les Romains, les plus exacts de tous les hommes dans la dénomination des Arts qui leur furent connus, ne se seraient pas servis d’un seul mot générique pour les désigner l’une et l’autre. Ils firent des mots sans nombre pour expliquer les différentes Danses qu’ils exécutaient : chacune a son nom qui la distingue. Pourquoi n’auraient-ils eu qu’un même mot pour désigner deux espèces qui auraient été tour à fait dissemblables.

Troisièmement, la diversité des effets de la Danse théâtrale ancienne et de la nôtre, qui a induit l’Abbé Du Bos dans la plus grande erreur, se concilie fort aisément avec la certitude dans laquelle il aurait dû être, lui qui connaissait si bien l’antiquité, que les Grecs et surtout les Romains, ont porté cet Art infiniment plus loin que nous ; et c’est ce qu’on verra sans obscurité par le détail des faits que j’ai recueillis, pour former la suite historique de cet Ouvrage.

Quatrièmement, l’Abbé Du Bos a cru la Danse de son temps parvenue au plus haut point de perfection possible. Celle du nôtre lui est cependant très supérieure5 ; et je prouverai, malgré cela qu’elle n’est encore en comparaison de celles des Romains, que dans l’état où se trouverait un jeune homme rempli de dispositions heureuses, avant que des maîtres habiles les eussent développés.

Si ce que j’avance est vrai (et l’on en verra les preuves les moins équivoques dans le cours de cet Ouvrage) que deviennent toutes les conjectures de l’Abbé Du Bos ? Quel besoin avons-nous d’un système pour concilier des difficultés qui n’existent point ?

L’édifice élevé par l’Abbé Du Bos sur le fondement de la perfection prétendue de la Danse de son temps, s’écroule donc évidemment de lui-même. J’ose croire par conséquent la partie historique de cet Ouvrage hors de toute atteinte : j’en ai pour garant toute l’antiquité.

Dans la partie didactique, je n’ai en faveur de mes observations et de quelques règles que j’ai hasardées, que les preuves mêmes dont je me suis aidé pour les établir. Il est très possible qu’elles trouvent des contradicteurs ; mais je les remercie d’avance, s’ils daignent me fournir des lumières nouvelles. Je n’ai point de sentiment que je ne sois prêt de sacrifier à celui qu’on voudra bien me prouver meilleur que le mien.

Je cherche la vérité, je souhaite la trouver, j’aspire même à l’honneur de la faire connaître ; mais je n’ai nulle sorte de prétention à la législation : ce ne sont point des préceptes que je veux donner ici. Ce sont simplement des réflexions que j’écris, des vues que j’indique, des moyens que je propose. Si quelque mot décisif m’échappe, s’il se glisse dans mon style quelque expression tranchante, j’en préviens mes Lecteurs ; je n’ai envie que d’être précis.

La matière que j’ai traitée est neuve en notre langue ; quoique nous ayons déjà une Histoire de la Danse6, et un Traité des Ballets7. Le premier de ces Ouvrages n’a point touché à l’objet que j’ai en vue. Le second est un Livre excellent ; mais il roule tout entier sur un genre que nous n’avons plus et qui n’a qu’un rapport très éloigné avec la Danse théâtrale, telle que je prétends qu’elle doit être.

Les Chorégraphies de Thoinot Arbeau8, de Feuillet, et celle dont Beauchamps se fit déclarer auteur par un Arrêt du Parlement, ne sont que des Rudiments de Danse. Mon objet est une espèce de poétique de cet Art.

Mais pour qu’elle produise les avantages que j’ose en attendre, il est nécessaire qu’on veuille bien se tenir en garde contre cette sorte d’ascendant que prennent sur nous les choses déjà faites avec quelque succès dans les Arts. Les Artistes qui n’y sont que trop attachés craignent encore de déplaire en s’en écartant. Ils suivent ainsi, sans autre effort, les vieilles rubriques ; le talent comme retenu par une chaîne pesante, reste dans la langueur : l’Art est sans progrès, et notre Théâtre sans variété.

Nous éprouvons tous les jours que la nouveauté dans les productions des Arts que la France cultive, peut seule nous causer une certaine émotion vive, qui est le plaisir. Nous regardons cependant, dès l’abord comme des innovations dangereuses tout ce qui s’écarte de, la route commune. Nous tenons par l’habitude et par l’amour-propre à tout ce qui nous a plu ; quoique l’expérience nous démontre qu’il nous faut des charmes nouveaux pour nous plaire.

Cette contradiction a pour principe, sans qu’on s’en doute, un vice du cœur humain. On est blessé de toute supériorité présente dans les points même sur lesquels on croit de bonne soi n’avoir aucune sorte de prétention. Voilà une des causes principales de la prédilection qu’on conserve pour les ouvrages de poésie, pour les tableaux, pour les spectacles qu’on connaît déjà. Voilà le principe de cette défiance constante qu’on se plaît à manifester dans toutes les occasions pour les talents contemporains9 d’admiration qu’on s’obstine à prodiguer aux talents qui ne sont plus.

Qu’il me soit permis de transcrire ici ce que l’Abbé Du Bos a recueilli à ce sujet sur la Danse. La connaissance des faits, abrège les discussions et rend plus aisé l’établissement des principes.

« Il y a quatre-vingts ans10 que tous les airs de Ballet étaient un mouvement lent, et leur chant, s’il m’est permis d’user de cette expression, marchait posément même dans la plus grande gaieté.

Le petit Moliere [Mollier] avait à peine montré, par deux ou trois airs qu’on pouvait faire mieux. Lorsque Lully parut, et quand il commença de composer pour les Ballets de ces airs qu’on appelle des airs de vitesse. Comme les Danseurs qui exécutaient les Ballets composés sur ces airs étaient obligés à se mouvoir avec plus de vitesse et plus d’action que les Danseurs ne l’avaient fait jusqu’alors, bien des personnes dirent qu’on corrompait le bon goût de la Danse, et qu’on allait en faire un Baladinage.

Je ne dirai pas qu’on ne l’ait quelquefois gâtée à force de vouloir l’enrichir […]. Les personnes qui tiennent pour l’ancien goût allèguent les excès où tombent les Artisans qui outrent ce qu’ils sont, lorsqu’elles veulent prouver que le goût nouveau est vicieux […] mais le public s’est si bien accoutumé à la nouvelle Danse théâtrale, qu’il trouverait fade aujourd’hui le goût de Danse lequel y régnait autrefois. Ceux qui ont vu notre Danse théâtrale arriver par degrés à la perfection où elle est parvenue, etc. »

Du peu de mots que je viens de rapporter, il résulte 1°. Que les embellissements que Lully fit à la Danse du théâtre, furent d’abord jugés un Baladinage ; parce qu’ils s’écartaient de l’ancienne tablature commune.

2°. Que pendant que l’Abbé Du Bos vivait et que Lully n’était plus, les opinions étaient tout à fait changées et qu’on en était venu à n’être content que de ce qu’avait fait Lully.

3°. Que tout ce qu’on osait tenter alors par-delà était réprouvé comme des excès outrés et de mauvais goût.

4°. Que lorsque l’Abbé Du Bos écrivait on était très persuadé, ainsi que lui, en France, que la Danse de notre Opéra était parvenue au point de perfection qu’il lui est possible d’atteindre.

Ainsi, depuis près de cent ans, on tient à Paris à peu près le même langage sur chacun des pas que la Danse fait sur notre Théâtre pour avancer. Ce qu’on croyait la Danse noble, a été remplacé par ce qu’on a appelé un Baladinage. Ce Baladinage est devenu à son tour la seule Danse noble, à laquelle on a substitué dans les suites une Danse plus animée, que les louangeurs du temps passé ont jugée un excès outré et de mauvais goût, et c’est cette dernière qu’au temps de l’Abbé Du Bos on regardait comme la perfection de l’Art.

La prévention s’expliquera de même sans doute, si une nouvelle Danse mieux composée, plus active, moins monotone, s’établit de nos jours sur les débris de toutes les autres ; mais l’extravagance d’un pareil discours mise une fois en évidence, il n’en saurait plus résulter aucun danger ni pour les Artistes ni pour l’Art ; et on osera danser sur notre Théâtre mieux que du temps de Lully, que du temps de l’Abbé Du Bos, que du temps même de Dupré [Voir Chaconne, Entrechat, Gargouillade], sans craindre de se rendre ridicule.

J’ai eu souvent besoin d’exemples pour éclaircir mes propositions ou pour les prouver ; mais j’ai cru devoir les prendre ailleurs que dans les Ouvrages lyriques des Auteurs vivants. J’ai parlé de Quinault comme on aurait dû toujours en penser, et de Lamotte [La Motte], comme j’en pense.

Un Écrivain, au reste, qui voudrait faire un Traité philosophique sur la Rhétorique, n’aurait garde de s’amuser à des recherches frivoles de Grammaire. Aristote et Quintilien ont supposé les lettres, les mots, la langue, en un mot trouvée et convenue. En écrivant de la Danse, je suppose de même les pas et les figures, qui ne sont que les lettres et les mots de cet Art.

Première partie §

Livre premier §

Chapitre I. De l’utilité de la Théorie dans tous les Arts. §

Il est des points fixes d’où tous les Arts sont d’abord partis et un but permanent auquel ils s’efforcent sans cesse d’atteindre. Le Talent est indispensable, pour les pratiquer avec succès : il suffit de les avoir approfondis, pour en écrire avec fruit.

Un Artiste entraîné par cette espèce d’instinct, que la Nature seule donne, et que rien ne supplée, franchit quelquefois, sans s’égarer, une carrière difficile qu’il lui aurait été impossible de bien mesurer ; tandis qu’un Philosophe, qui, le compas à la main, la décrit avec ordre, en fonde les principes, développe tous ses détours, manquerait d’haleine, sans doute, dès le premier pas, s’il se hasardait d’y courir.

L’erreur serait extrême, si on concluait de là, que la Pratique est suffisante, et que la théorie est inutile. Elle sera toujours la boussole des Arts : en montrant les points cardinaux de la route, elle l’abrège et la rend sûre.

Le talent dénué de la connaissance approfondie de l’Art, nous a donné Rotrou : la théorie seule, n’a pu faire de l’abbé d’Aubignac, qu’un Poète froid et stérile : les deux ensemble ont produit P. Corneille11.

Pour exceller dans un Art, il faut donc, non seulement les dispositions distinctives qu’il exige ; mais encore la connaissance profonde des moyens qui servent à le développer avec sûreté. L’homme rare qui réunit la théorie et le talent, s’élève, avec les ailes de l’Aigle, jusqu’au sublime ; l’homme commun qui les confond ou qui les sépare, manque de vues, de force, et d’appui : il rampe toute sa vie, avec la multitude.

Chapitre II. Des moyens qui conduisent à la connaissance des Arts §

Il y a une affinité réelle entre tous les Arts ; une espèce de chaîne les rapproche tous et les lie. Si quelquefois dans leurs diverses productions, on cesse d’apercevoir leurs rapports ; si leur liaison semble se perdre dans la multiplicité variée de leurs opérations, c’est que les yeux en sont distraits par les objets actuels qui les occupent ; mais le fil échappe sans se rompre : des regards attentifs qui le cherchent, le démêlent toujours.

On croit voir alors plusieurs enfants d’un même père, heureusement nés, élevés avec soin, et chargés d’emplois différents. Chacun d’eux, avec des traits marqués qui le distinguent, en a cependant qui lui sont communs avec les autres. C’est un air de famille qui frappe et qui rappelle malgré soi, le souvenir du père et des frères.

Il en est au surplus de tous les Arts, comme de toutes les Sociétés qui se sont formées entre les hommes. Il faut, pour les bien connaître, remonter aux causes premières.

Veut-on savoir quelles sont les mœurs qui dominent dans une Monarchie florissante, dans une République sagement gouvernée, dans une famille intimement unie ? Qu’on démêle le caractère du Roi qui règne ; l’esprit des Lois qui enchaînent cette foule de Citoyens ; les maximes favorites de ce chef de famille : la clef est trouvée. Les Peuples par instinct, se modèlent toujours sur leurs Maîtres : les Républicains sont esclaves volontaires de leurs Lois : les enfants sont par habitude, les échos de leurs pères.

On a de même la clef des Arts, lorsqu’on sait remonter à leurs sources primitives ; parce qu’elles sont leurs causes premières. L’Artiste qui les ignore n’est qu’une machine grossière qui suit aveuglément l’impulsion du ressort qui la fait mouvoir, et tous les hommes en général, qui, dans les Arts dont ils s’occupent ou dont ils s’amusent, ne cherchent, n’attendent, n’aperçoivent que leurs effets, n’ont qu’une jouissance imparfaite, qui les met à tous les instants dans le danger d’en juger mal, et de leur nuire.

Dès qu’une fois, au contraire, on a connu les sources primitives des Arts, il semble que leur Temple s’ouvre : le voile qui en couvrait le Sanctuaire se déchire ; on les voit naître, croître et s’embellir ; on les suit dans leurs divers âges ; on se plaît à débrouiller les différentes révolutions, qui, en certains temps, ont dû les arrêter dans leur course, ou qui, dans des circonstances plus heureuses, ont facilité leurs progrès. On a bientôt alors un tableau combiné des effets et des causes : on jouit de l’expérience de tous les temps, et de la sienne. L’Artiste instruit aperçoit la perfection et la saisit  : l’Amateur découvre les marches secrètes de l’industrie, les loue avec choix, et les rend plus sûres ; la multitude jouit cependant, et l’État devenant plus florissant tous les jours par les efforts redoublés des Artistes, que la Théorie éclaire, voit augmenter à la fois, sa considération, ses plaisirs et sa gloire.

L’Histoire raisonnée des Arts, est donc leur vraie, leur utile, et peut-être leur unique théorie. Ce n’est que longtemps après leurs premiers succès que les Philosophes en ont écrit. Il fallait attendre que le temps eût réuni les différentes opinions des hommes sur ce qui leur plaisait, pour pouvoir enseigner quels étaient les vrais moyens de leur plaire.

Chapitre III. Objet de cet Ouvrage. §

Les Artistes en général n’ont que des traditions incertaines : ils se conduisent par des habitudes contractées de longue main, ou par des caprices du moment.

Ils ont donc besoin d’une histoire qui fixe leurs incertitudes, d’une lumière pure qui leur montre les erreurs, le danger, le mauvais goût de leurs habitudes ; d’un fond assez riche, pour rendre utiles ces mêmes caprices que l’ignorance rend presque toujours nuisibles.

Les Amateurs ont toujours des prédilections : leurs suffrages manquent de cette impartialité précieuse qui pourrait seule rendre leurs jugements respectables. Ils ont des goûts exclusifs pour certains genres ; et le bon goût les admet tous ; il ne rejette que le mauvais, dans quelque genre qu’il puisse être : ils ont enfin des préjugés, et les préjugés sont le poison le plus subtil de l’esprit.

Un Traité fondé sur l’expérience de tous les temps, serait par conséquent le moyen le plus sûr, de leur ouvrir les yeux sur l’injustice de leurs préférences, sur le peu de justesse de leurs goûts, sur les erreurs de leurs opinions.

Il est des Sociétés choisies qui connaissent le prix des talents, des cercles aimables qui en jouissent, des âmes vives et délicates qui les aiment. Ainsi un ouvrage qui rassemblerait les moyens de les multiplier, aurait sans doute, quelques droits sur leurs loisirs. La bonne Compagnie de ce siècle lit et s’éclaire. Jamais la pédanterie ne fut si décriée ; mais jamais aussi l’instruction ne fut si répandue.

Cette foule d’hommes oisifs qu’on ne saurait désigner que par les places d’habitude qu’ils occupent à nos spectacles, cet essaim de femmes à prétentions qui cherchent sans cesse le plaisir, et que le plaisir fuit toujours ; cette jeunesse légère, qui juge de tout, et qui ne connaît encore rien ; ces gens aimables du Monde, qui prononcent toujours sans avoir vu, et qui en effet rencontrent mieux quelquefois que s’ils s’étaient donnés la peine de voir, font tous partie de la multitude, qui prend le ton, sans s’en douter, des Artistes, des Amateurs, et de la bonne Compagnie12.

Ainsi un Traité qui corrigerait les abus, et qui aiderait les progrès de l’Art, leur deviendrait par contrecoup infiniment utile, sans même qu’il fût besoin qu’ils se donnassent la peine de le lire.

Il y a une espèce d’hommes pour qui seuls, tous les Traités les plus Philosophiques seront toujours insuffisants. La flatterie les a persuadés de la supériorité de leur être : la médiocrité leur baise servilement les pieds, et ils la protègent ; le grand talent, à qui la fierté est si naturelle les néglige, et ils le dédaignent.

Chapitre IV. Origine de la Danse, définition qui en a été faite par les Philosophes. §

L’Homme a eu des sensations au premier moment qu’il a respiré, et les sons de la voix, le jeu des traits du visage, les mouvements du corps ont été seuls les expressions de ce qu’il a senti.

Il y a naturellement dans la voix des sons de plaisir et de douleur, de colère et de tendresse, d’affliction et de joie. Il y a de même dans les mouvements du visage et du corps, des gestes de tous ces caractères ; les uns ont été les sources primitives du Chant, et les autres de la Danse.

C’est là ce langage universel entendu par toutes les Nations et par les animaux même ; parce qu’il est antérieur à toutes les conventions, et naturel à tous les êtres qui respirent sur la terre.

Ces sons inarticulés qui étaient une espèce de chant ; et (si on peut s’exprimer ainsi) la Musique naturelle, en se développant peu à peu, peignirent d’une manière non équivoque, quoique grossière, toutes les différentes situations de l’âme, et ils furent précédés et suivis à l’extérieur de gestes relatifs à toutes ces diverses situations.

Le corps fut paisible ou s’agita, les yeux s’enflammèrent ou s’éteignirent ; le visage se colora ou pâlit ; les bras s’ouvrirent ou se fermèrent, s’élevèrent vers le ciel ou retombèrent vers la terre ; les pieds formèrent des pas lents ou rapides ; tout le corps enfin répondit par des positions, des attitudes, des sauts, des ébranlements aux sons dont l’âme peignait ses mouvements. Ainsi le Chant, qui est l’expression primitive du sentiment, en a fait développer une seconde qui était dans l’homme, et c’est cette expression qu’on a nommée Danse.

On voit par là que le Chant et la Danse, que quelques Auteurs et le vulgaire ont cru des expressions outrées, nous sont cependant aussi naturels que le geste même et la voix. L’un et l’autre ne sont en effet, que les instruments de ces deux Arts auxquels ils ont donné lieu, et dont la Nature elle-même est le principe.

Dès qu’il y a eu des hommes, il y a eu sans doute des Chants et des Danses. Suivez ces tendres enfants, depuis leur entrée dans le monde, jusqu’au moment où leur raison se développe c’est la Nature primitive qui se peint dans les sons de leur voix, dans les traits de leur visage, dans leurs regards, dans tous leurs mouvements. Observez cette pâleur subite, ces contorsions vives, ces cris perçants, lorsque leur âme est affectée d’un sentiment de douleur. Voyez ce souris aimable, ces regards de feu, ces mouvements rapides, lorsqu’elle est émue par un sentiment de joie. Vous serez alors aisément persuadé, que l’on a chanté et dansé depuis la création du monde jusqu’à nous, et qu’il est vraisemblable que les hommes chanteront et danseront jusqu’à la destruction totale de espèce humaine.

Les différentes affections de l’âme sont donc l’origine des gestes, et la Danse qui en est composée, est par conséquent l’Art de les faire avec grâce et mesure relativement aux affections qu’ils doivent exprimer.

Aussi a-t-elle été définie par les Philosophes qui l’ont le mieux connue, l’Art des gestes. Quoiqu’ils soient tous naturels à l’homme, on a cependant trouvé des moyens, pour donner aux mouvements du corps les agréments dont ils étaient susceptibles. La Nature a fourni les positions : l’expérience a donné les règles.

On apprend ainsi à danser, quoiqu’on ait en soi tous les pas dont se forme la Danse, comme on apprend à chanter, quoiqu’on ait dans la voix tous les sons dont se forme le chant ; parce qu’on développe, par le secours de l’Art, le don reçu de la nature.

Chapitre V. Premier emploi de la Danse §

Le Chant et la Danse une fois connus, il était dans la nature qu’on les fît d’abord servir à la démonstration d’un sentiment qu’elle a profondément gravé dans le cœur de tous les hommes.

Ils sortaient à peine des mains du Créateur la voûte azurée des Cieux, la lumière, l’éclat, la chaleur du Soleil, les Astres de la nuit, l’immense variété des productions de la terre, tous les Êtres vivants et inanimés, étaient pour les yeux des premiers humains, des signes éclatants de la toute puissance de l’Être Suprême, et des motifs touchants de reconnaissance pour leurs cœurs.

Il est donc très vraisemblable que les hommes chantèrent d’abord les bienfaits de Dieu, et ils dansèrent, quoique sans doute assez mal, pour exprimer leur respect et leur gratitude. Aussi la Danse sacrée est-elle la plus ancienne, et la source dans laquelle on a puisé dans les suites toutes les autres.

Chapitre VI. Définition, et Division de la Danse sacrée §

La Danse sacrée est celle que le Peuple Juif pratiquait dans les fêtes solennelles établies par la Loi, ou dans les occasions de réjouissances publiques, pour rendre grâces à Dieu, l’honorer, et publier ses louanges.

On a encore donné ce nom à toutes les Danses que les Égyptiens, les Grecs et les Romains instituèrent à l’honneur de leurs faux Dieux, à celles qu’on pratiquait dans la primitive Église, et à toutes les autres, en un mot, qui, dans les différentes Religions du monde, ont fait partie du culte reçu.

Ce sont là (si j’ose m’exprimer ainsi) les premiers jets qu’a produits cet Art ; mais semblable à ces sources fécondes, qui, presqu’en sortant du rocher, à travers lequel elles se sont frayé un passage, s’étendent, grossissent et forment de grandes rivières, on le vit, dès son origine, se répandre chez toutes les Nations de la terre. Je vais le suivre, depuis ses commencements, jusqu’au temps de sa plus grande gloire. Je ferai connaître ses succès, et je ne dissimulerai point ses chutes, ni sa décadence. Puissé-je un jour, le voir au point de perfection, où il est quelquefois parvenu, et dont peut-être il ne s’éloigne encore aujourd’hui, que parce qu’on l’ignore autant qu’on l’aime.

Chapitre VII. De la Danse sacrée des Juifs §

Après le passage de la Mer Rouge, Moïse et sa Sœur rassemblèrent deux grands Chœurs de Musique, l’un composé d’hommes, et l’autre de femmes. Moïse se mit à la tête du premier ; Marie précédait le second. Ils avaient tous à la main des tambours, et ils chantèrent en dansant, avec les plus vifs transports de reconnaissance, ce beau Cantique que nous lisons dans l’Exode13.

Ces instruments, ces chœurs de Musique rassemblés et arrangés avec tant de promptitude, supposent une habitude du Chant et de la Danse, fort antérieure au moment de l’exécution.

Les Juifs instituèrent dans les suites, plusieurs Fêtes solennelles : la Danse en fit toujours une partie principale. Les Filles de Silo dansaient dans les champs, suivant l’ancien usage, lorsque les jeunes Garçons de la tribu de Benjamin, à qui on les avait refusées, les enlevèrent de force, sur l’avis des Vieillards d’Israël14.

Lorsque la Nation sainte célébrait quelque événement heureux où le bras de Dieu s’était manifesté d’une manière éclatante, les Lévites exécutaient des Danses solennelles, qui étaient toujours composées par le Sacerdoce. C’est dans une de ces circonstances que le Roi David se joignit aux Ministres des autels, et qu’il dansa en présence du peuple Juif, devant l’Arche, depuis la maison d’Obededon [Obed-Édom] jusqu’à la ville de Bethléem.

Cette marche se fit avec sept chœurs de Danseurs, au son des Harpes et de tous les autres Instruments de Musique, en usage chez les Juifs15.

Dans presque tous les Psaumes, on trouve des traces de cette ancienne institution16, et les Interprètes de l’Écriture sont sur ce point d’un sentiment unanime. Je pense, dit un des plus célèbres, qu’on doit entendre dans tous les Psaumes, par les chœurs, dont ils font mention, une troupe d’hommes dansants au son de divers instruments de Musique. Car, je ne crois pas qu’on puisse douter de la multitude des Danses et des Chants en usage chez le peuple Juif17.

On voit d’ailleurs, dans les Descriptions qui nous restent des Temples de Jérusalem, de Garizim, et d’Alexandrie, qu’une partie de ces Edifices était formée en espèce de théâtre auquel les Juifs avaient donné le nom de Chœur. Cette partie était toujours occupée par le Chant et la Danse, qu’on y exécutait avec la plus grande pompe dans toutes les solennités.

Les Égyptiens étaient le Peuple le plus à portée de saisir tout l’extérieur d’un culte dont l’esprit leur était échappé. C’est en passant par ce premier canal, qu’il s’altéra, et qu’il se répandit bientôt, en achevant de se corrompre, chez tous les autres Peuples de la terre.

Chapitre VIII. De la Danse sacrée des Égyptiens §

Tout était mystère dans la Religion des Égyptiens. Leurs Prêtres qui l’avaient formée des notions primitives et de celles que le voisinage des Hébreux leur avait données, enveloppèrent d’un voile sombre une croyance et des superstitions qui n’étaient pas moins obscures à leurs propres yeux, qu’aux regards mêmes des Peuples qu’ils feignaient d’instruire. Le mystère leur donnait un air respectable qui s’accordait avec leur ignorance et qui favorisait leur ambition. Comme les cérémonies des Juifs étaient, d’ailleurs, plus aisées à copier, que le fond de leur Religion était facile à pénétrer, les Prêtres d’Égypte assortirent aisément à leur plan, les premières, et ils laissèrent autour de la seconde, d’épaisses ténèbres. Ils en faisaient sortir, à leur gré, quelques faibles traits de lumière qui servirent à établir leur puissance, et à égarer les peuples qu’ils avaient intérêt de séduire.

C’est dans cet esprit que la Danse fut un des points fondamentaux de leur culte. Celle qu’ils imaginèrent, pour exprimer les divers mouvements des Astres, fut la plus ingénieuse ; et celles qu’ils instituèrent dans les suites, pour la fête d’Apis, furent les plus solennelles.

Les Prêtres revêtus d’habits éclatants, et sur des airs harmonieux d’un caractère noble, exécutaient la première en tournant autour de l’Autel. Ils le considéraient comme le Soleil placé dans le milieu du ciel, et ils figuraient par leur Danse le cercle des signes célestes sous lequel l’Astre de la lumière fait son cours journalier et annuel18. [Voir Danse astronomique]

Ils exécutaient les autres dans la consécration du bœuf Apis. Il fallait que ce bœuf eût tout le poil du corps noir, sur le dos la figure d’un aigle, celle d’un escargot sous la langue, les poils de la queue doubles, et une marque blanche sur le côté droit ressemblante au croissant de la lune. Une génisse devait l’avoir conçu d’un coup de tonnerre.

Ces marques extérieures étaient évidemment l’ouvrage de la fourberie des Prêtres ; aussi ne déclaraient-ils, qu’ils avaient découvert le Taureau qu’ils voulaient consacrer, que lorsqu’ils croyaient avoir donné le temps à la crédulité et à la superstition de se persuader que ce miracle était opéré en faveur de leurs prières et de leurs sacrifices.

Le Taureau, tel qu’on vient de le peindre, trouvé par les prêtres, nourri pendant quarante jours dans la ville du Nil, et servi par des femmes nues, était enfin conduit à Memphis dans une barque dorée.

À son arrivée, les Prêtres, les Grands de l’État et le Peuple, allaient le recevoir avec la plus grande pompe et le conduisaient dans le temple au son de mille instruments

C’est alors que les Prêtres figuraient dans leur marche et dans le temple, les exploits, les conquêtes et les bienfaits d’Osiris. Leurs Danses en étaient la représentation animée : d’abord, était sa naissance mystérieuse19, les amusements de son enfance, ses amours avec la Déesse Isis.

Ils le peignaient ensuite entouré d’une troupe de Guerriers, des Satyres, et des Muses, allant conquérir les Indes, pour leur faire connaître la vertu, et pour y répandre l’abondance et le bonheur.

Ils passaient de cette action à son triomphe sur ses barbares frères. L’Égypte le couronnait, le reconnaissait pour son père, pour son bienfaiteur, pour son Roi.

On réservait son Apothéose et celle d’Isis pour le Temple ; et ce spectacle aussi imposant que magnifique était terminé par des Danses vives et gaies qui faisaient passer la joie et l’amour dans le cœur d’un peuple innombrable qui en avait été le spectateur.

Selon les Livres sacrés des Égyptiens, le Bœuf Apis ne devait vivre qu’un temps limité. Lorsqu’il touchait au terme fatal, les Prêtres d’Osiris le conduisaient sur le bord du Nil, et ils l’y noyaient, après lui en avoir demandé la permission, avec les démonstrations du respect le plus profond. On l’embaumait ensuite, et on lui faisait des obsèques magnifiques. Les Prêtres exécutaient alors sur le rivage, dans les rues et dans le temple, des Danses funèbres, qui exprimaient le malheur que les Peuples pleuraient, et tout restait plongé en Égypte dans la tristesse et le deuil, jusqu’à l’apparition du nouvel Apis.

Dans ce moment, les fêtes, les festins, les danses recommençaient, comme si Osiris eût paru lui-même. Les réjouissances publiques duraient ainsi pendant sept jours.

C’est en se rappelant cette fête, que le Peuple de Dieu imagina dans le désert, la danse sacrilège autour du veau d’or. Saint Grégoire dit, que, plus cette danse fut nombreuse et solennelle, plus elle parut abominable aux yeux de Dieu, parce qu’elle était une imitation des danses impies des idolâtres.

Comme les Prêtres d’Osiris avaient pris originairement des Prêtres du vrai Dieu, une partie de leurs cérémonies ; le Peuple juif, à son tour, entraîné par le penchant à l’imitation si puissant dans l’homme, se rappela, dans le désert, le culte du Peuple qu’il venait de quitter, et il l’imita. Ainsi les hommes qui se sont toujours regardés comme des Êtres fort supérieurs, n’ont cependant été depuis la création, que les singes les uns des autres.

Chapitre IX. De la Danse sacrée des Grecs et des Romains §

Au temps où les Grecs étaient plongés dans la plus stupide ignorance, Orphée qui avait parcouru l’Égypte, et qui s’y était fait initier aux mystères d’Isis, sema, à son retour dans sa patrie, ses connaissances et ses erreurs.

Jamais terroir ne fut plus fertile. Bientôt la Grèce surpassa l’Égypte par la magnificence de ses fêtes, et par le nombre de ses superstitions.

La Danse fut donc établie pour honorer les Dieux dont Orphée instituait le culte ; et comme elle faisait une partie principale des cérémonies et des sacrifices, à mesure qu’on élevait des autels à quelque Divinité nouvelle, on instituait aussi pour l’honorer, des danses particulières ; et toutes ces Danses furent nommées sacrées.

Il en fut ainsi chez les Romains, qui adoptèrent successivement tous les Dieux des Grecs. Les Brigands qui avaient suivi Romulus, troupe féroce, rassemblée au hasard, prête à chaque instant à se diviser et à se détruire, ne connaissaient encore aucun de ces liens sacrés, qui rendent agréables, utiles, et solides, les sociétés des hommes. Numa crut, qu’en jetant parmi eux les fondements d’une Religion, il parviendrait au but glorieux qu’il se proposait. Il ne se trompa point. Les Romains lui durent leurs premières Lois, leurs superstitions, et peut-être leur gloire.

Ce roi forma d’abord un Collège de prêtres qu’il institua, pour desservir l’Autel de Mars. Il régla leurs fonctions, leur assigna des revenus, fixa leurs cérémonies, et il imagina, pour les rendre plus augustes, la Danse qu’ils exécutaient dans leurs marches, dans les sacrifices, et dans les fêtes solennelles. Elle fut nommée la Danse des Saliens20.

Toutes celles qui furent instituées dans les suites, à Rome et dans l’Italie, pour honorer les Dieux, dérivèrent de cette première. Chacune des Divinités que Rome adopta, eut comme Mars des Temples, des Prêtres, et des Danses.

Les Philosophes21 des siècles les plus reculés qui ont cherché la première cause de la Danse sacrée, ont cru la trouver dans l’idée qu’ils s’étaient faite de la Divinité. Ils la regardaient comme l’harmonie du Monde, et ils croyaient, qu’elle ne pouvait être mieux honorée, que par des Danses régulières qui leur semblaient une image du concert et de l’accord de ses perfections.

C’est en partant de ce principe, que les Prêtres se persuadaient quelquefois de fort bonne foi, que la Divinité qu’ils adoraient en dansant, les agitait intérieurement, par ces trémoussements violents, qu’ils appelaient Fureur sacrée.

Leurs yeux alors s’enflammaient ; les contorsions les plus rapides succédaient à la Danse mesurée qu’ils avaient d’abord exécutée. Que ne peut pas la force de l’imagination sur les hommes d’un sang vif ? Les Prêtres alors se croyaient vraiment inspirés : les Peuples recueillaient leurs discours comme des oracles, et quelques événements amenés par le hasard avaient suffi pour établir l’extravagante crédulité des uns, et la sotte superstition des autres.

Les Perses et les Indiens qui adoraient le Soleil, les Gaulois, les Allemands, les Anglais, les Espagnols qui avaient leurs Dieux particuliers, tous les Peuples enfin du Monde connu, à quelque idole qu’ils aient sacrifié, ont toujours fait de la Danse l’objet principal de leur culte, et leurs Prêtres ont tous été danseurs par état.

Chapitre X. De la Danse sacrée des Chrétiens §

L’Église, en réunissant les fidèles, en leur inspirant un dégoût légitime des vains plaisirs du monde, en les attachant à l’amour seul des biens éternels, cherchait à les remplir, en même temps d’une joie pure dans la célébration des Fêtes qu’elle avait établies, pour leur rappeler les bienfaits d’un Dieu sauveur.

La Danse avait été de tous les temps un signe d’Adoration, une démonstration extérieure de la dépendance des créatures, une expression primitive de reconnaissance. Elle se présenta naturellement à l’esprit des premiers Chrétiens, comme un moyen d’animer leurs Fêtes, d’embellir leurs cérémonies, de rendre leur Culte plus imposant.

Pendant les persécutions qui troublèrent leur paix, il se forma des Congrégations d’hommes et de femmes, qui, à l’exemple des Thérapeutes22, se retirèrent dans les déserts. Ils se rassemblaient dans les hameaux, les Dimanches et les Fêtes ; et ils y dansaient pieusement, en chantant les Prières, les Psaumes, et les Hymnes qui retraçaient la solennité du jour.

Lorsqu’après les orages, le calme qui leur succédait, laissa la liberté d’élever des Temples, on disposa ces édifices relativement à cette partie extérieure du culte. Ainsi, dans toutes les premières Églises, on pratiqua un terrain élevé, auquel on donna le nom de Chœur. Il était, comme dans les Temples de l’ancienne Loi, séparé de l’Autel, et formé en espèce de théâtre. Tels sont ceux qu’on voit encore aujourd’hui à Rome, dans les Églises de Saint-Clément et de Saint-Pancrace.

C’est là, qu’à l’exemple des Prêtres et des Lévites, le Sacerdoce de la Loi nouvelle formait des Danses sacrées à l’honneur du Dieu des Chrétiens.

Chaque Mystère, chaque fête avait ses Hymnes, son Office et ses Danses. Les Prêtres, les Laïcs, tous les Fidèles dansaient pour honorer Dieu. Si l’on en croit même Scaliger, les premiers Évêques ne furent appelés Præsules23 dans la langue Latine, que parce qu’ils commençaient et menaient la Danse dans les Fêtes solennelles.

Les Chrétiens d’ailleurs les plus zélés s’assemblaient la nuit devant la porte des Églises, la veille des grands Jours ; et là, pleins d’une sainte joie, ils formaient des Danses, en chantant des Cantiques, qui rappelaient le Mystère qu’on devait solenniser le lendemain.

Ces faits historiques une fois connus, on ne doit plus être étonné des éloges que les Saints Pères font de la Danse, dans mille endroits de leurs écrits. Saint Grégoire de Naziance prétend que celle que le Roi David exécuta devant l’Arche, était un Mystère, qui nous enseigne quelle est la joie et l’agilité avec lesquelles on doit aller à Dieu ; et lorsque ce Père reproche à l’Empereur Julien l’abus qu’il faisait de cet exercice, il lui dit avec la véhémence d’un Orateur et le zèle d’un Chrétien24 : Si vous vous livrez à la danse ; si votre penchant vous entraîne dans ces Fêtes que vous paraissez aimer avec fureur ; dansez : j’y consens ; mais pourquoi renouveler les Danses licencieuses de la barbare Hérodias, qui firent verser le sang d’un Saint ? Que n’imitez-vous plutôt ces danses respectables que le Roi David exécuta avec tant de zèle devant l’Arche d’Alliance? Ces exercices de piété et de paix sont dignes d’un Empereur, et sont la gloire d’un Chrétien.

C’est dans cet esprit, que les Interprètes sacrés nous disent que les Apôtres, les Martyrs, les Docteurs, et tous les Chrétiens qui ont défendu la Foi contre les ennemis de l’Église, sont, dans la célébrité de ses solennités, ces troupes de Soldats vainqueurs, qui, dans le Cantique des Cantiques, dansent après le combat25.

Le Pomeranche et le Guide, n’ont peint les anges dansants que d’après Saint Basile, qui nous les représente toujours occupés à cet exercice dans le ciel, en nous exhortant de les imiter sur la terre26.

Telle était en effet la pieuse simplicité des premiers Chrétiens, qu’ils ne voyaient dans la Danse qu’une imitation sainte des transports d’allégresse des Bienheureux. Les Hymnes, la Tradition, les Cantiques ne leur présentaient cet exercice que comme une expression touchante de la félicité pure à laquelle ils aspiraient.

Tantôt c’étaient les tendres victimes de la cruauté d’Hérode, ces premiers Martyrs de la loi nouvelle, qui, couronnés de fleurs, et la palme à la main, formaient des Danses légères autour de l’autel qu’ils avaient arrosé de leur sang27.

Quelquefois on leur retraçait des chœurs de jeunes Vierges qui se rassemblaient autour de l’Époux. Leurs Danses vives et modestes lui peignaient leurs chastes désirs, et leurs tendres regards lui demandaient le prix de leur amour28.

On ne représentait à leur Foi, toute cette foule de Saints qui les avaient précédés, dans la carrière où ils couraient, que comme des chœurs différents29 dont la Danse triomphante célébrait dans le Ciel, la miséricorde, les bienfaits, et la gloire de Dieu.

Cependant la Danse sacrée de l’Église, susceptible, comme les meilleures institutions, des abus qui naîtront toujours de la faiblesse et de la bizarrerie des hommes, dégénéra après les premiers temps de ferveur, en des pratiques dangereuses qui alarmèrent la piété des Papes et des Évêques. Cette institution éprouva le sort des festins de charité30. Comme la dissolution et la débauche se glissèrent dans cette Fête établie, pour réunir par des liens de paix et les Païens et les Juifs qui avaient embrassé le Christianisme ; la dissipation et la licence corrompirent de même les Danses des Chrétiens, qui n’avaient été instituées que pour les maintenir dans un esprit de recueillement, de joie pure, et de piété. L’Église alors s’arma de ses foudres, pour les réprimer ; et successivement elles furent tout à fait abolies par différents Conciles, par un grand nombre d’assemblées Synodales, et par les Ordonnances de nos Rois.

Dans quelques pays Catholiques cependant, la Danse fait encore partie des cérémonies de l’Église. En Portugal, en Espagne, dans le Roussillon, on exécute des Danses solennelles en représentation de nos Mystères, et à l’honneur de quelques Saints.

Le Cardinal Ximénès rétablit dans la Cathédrale de Tolède, l’ancien usage des Messes des Mussarabes [Mozarabes], pendant lesquelles on danse dans le chœur et dans la nef. En France même, au milieu du dernier siècle, on voyait encore les Prêtres et le Peuple de Limoges danser en rond dans le chœur de Saint-Léonard. À la fin de chaque Psaume, ils substituaient au Gloria Patri ce verset qu’ils chantaient avec les plus vifs transports de zèle et de joie : San Marceau pregas per nous, et nous espingaren per bous.

Le Père Ménestrier31 Jésuite, dit avoir vu de son temps, dans quelques Églises, les Chanoines et les Enfants de chœur, qui, le jour de Pâques, se prenaient tout bonnement par la main et dansaient en chantant des Hymnes de réjouissance.

Cette joie simple et naïve, supposait des mœurs douces et sans fard, que nous avons troquées contre un peu d’esprit, et beaucoup de corruption.

Chapitre XI. Des danses Baladoires, des Brandons, etc. §

Rien n’est si prompt que les progrès de la licence. Les Institutions les plus sages qu’elle corrompt, dégénèrent en peu de temps en des pratiques folles et nuisibles.

C’est en vain qu’on s’efforcerait alors de s’opposer aux progrès du mal avec ces faibles tempérances que la douceur suggère. Le grand, l’unique remède est d’oser, avec courage et sans balancer, extirper le mal même jusque dans ses racines. Elles repousseraient, sans cette précaution, des tiges nouvelles et plus dangereuses encore que celles qu’on aurait arrachées.

Telle fut la conduite violente, mais nécessaire, que l’Église tint, en apercevant les inconvénients, les désordres, les crimes qui s’étaient glissés dans la Danse sacrée des Chrétiens.

La joie sainte des solennités, qui, en passant de l’âme jusqu’au sens, devint bientôt moins pure, les deux sexes qu’elles rassemblaient, la nuit, si propice à la séduction, qui était le temps marqué pour la célébration de presque toutes les grandes Fêtes, plus que tout cela, peut-être le refroidissement de la ferveur, qui ne fut plus capable dès lors d’étouffer les autres mouvements, voilà quels furent les principes d’un débordement intolérable, qui dégrada des pratiques autrefois dignes de louanges.

Alors, les solennités des Chrétiens devinrent des rendez-vous de libertinage, et ne furent que les prétextes d’une infâme dissolution. Les Danses Baladoires qui prirent la place des Danses sacrées n’étaient plus qu’un assemblage monstrueux de piété, de débauche et de superstition. Le Pape Zacharie fit un Décret en 744 pour les défendre : dans les suites, les Évêques, les Rois, les Empereurs, s’unirent tous à lui pour les proscrire ; et la Danse sacrée, quelque innocente qu’elle eût été dans son institution primitive, fut jugée dès lors assez dangereuse, pour engager la sagesse du Clergé à ne la plus mêler aux autres cérémonies de l’Église32.

La Danse des brandons et celle de la Saint-Jean échappèrent néanmoins à la proscription ; et on renouvela celle du premier jour de Mai, qui était qu’un reste de celles que l’idolâtrie avoir établies. On exécutait la première à la lueur de plusieurs flambeaux de paille, le premier Dimanche de Carême, et la seconde autour des feux qu’on allumait dans les rues la veille de la Fête de Saint Jean. On trouvera dans la suite33, la description de la troisième.

Il n’en reste plus de nos jours que quelques faibles traces. Des plaisirs plus vifs et moins grossiers ont succédé à ces divertissements, et le luxe a plus contribué à les abolir, que les Décrets des Papes, et les Mandements des Évêques.

Chapitre XII. De la Danse sacrée des Turcs §

Les pratiques des Hébreux, les superstitions des Païens, les Institutions pures de la Religion chrétienne, sont les sources dans lesquelles Mahomet puisa les rêveries de la sienne. Aussi, la Danse sacrée fit-elle partie de son Plan. On ne la pratique que dans les Mosquées, et elle n’est exercée que par le Sacerdoce.

Les Turcs en ont plusieurs de cette espèce ; mais la plus singulière est celle que les Dervis exécutent, pour célébrer la fête de Menelaüs [Mevlâna] leur Fondateur. La tradition de ces Religieux est, qu’il tourna en dansant pendant quatorze jours, sans se donner aucune relâche, au son de la flûte de Hansé son compagnon.

À la suite de cette pirouette miraculeuse, Menelaüs tomba, dit-on, dans une longue extase, pendant laquelle l’Institution de l’Ordre des Dervis lui fut inspirée.

Pour honorer ce Chef d’Ordre d’une manière qui rappelle son institution, les Dervis Turcs ont imaginé la Danse du Moulinet, à laquelle ils s’exercent avec un zèle et une application infatigables.

Cette Danse s’exécute au son des flûtes, en tournant avec la plus grande rapidité. Les mosquées sont les théâtres de ce spectacle extraordinaire. Les Dervis y pirouettent avec une force, une adresse, une agilité qui paraissent incroyables. Il y en a plusieurs qui poussent cet exercice violent jusqu’à ce qu’ils tombent enfin d’étourdissement, et de lassitude.

En parcourant les Annales du Monde, on est quelquefois surpris de la multiplicité des folies des hommes. Peut-être ne devrait-on être étonné, que de ce qu’au milieu de tant d’extravagances successives, et presque toutes si contagieuses, il est possible encore de trouver quelques sages.

Livre second §

Chapitre I. De la Danse profane §

La Danse ne fut d’abord qu’une expression vive de joie et de reconnaissance. Elle était comme une espèce de langage trouvé et convenu parmi les hommes, pour peindre ces deux sentiments. Ils s’en étaient servis dans leur culte : ils l’employèrent dans leurs plaisirs.

Alors les Philosophes, peut-être par simple curiosité, et les Législateurs, sans doute, par des motifs plus utiles, examinèrent cet exercice avec la sagacité que donne l’esprit et les vues qu’inspire la prévoyance. Il devint ainsi la matière des Observations des uns, et l’objet de plusieurs Lois établies par les autres.

Dans les suites, lorsque le génie s’échauffant par degrés, parvint enfin jusqu’à la combinaison des spectacles réguliers, la Danse fut une des principales parties qui entrèrent dans cette grande composition.

Elle fut donc dans les premiers temps une expression simple de joie dans les Fêtes publiques ou particulières et successivement les différentes images qu’elle peignit dans les occasions, quoique plus composées, leur furent cependant toujours relatives. Elle était telle lorsque les philosophes l’analysèrent, pour ainsi dire, et que les Législateurs en profitant de leurs observations, l’employèrent dans l’éducation, comme un moyen facile de donner du ressort aux forces du corps, d’entretenir son agilité, et de développer ses grâces.

Ces deux objets firent naître l’idée de lui en faire remplir un troisième. On la porta au théâtre et dès lors plus combinée, ayant toujours une action à peindre susceptible de tous les embellissements, elle fut vraiment un Art, qui marcha vers la perfection d’un pas égal avec la Comédie et la Tragédie.

Chapitre II. Des Danses des Anciens dans les Fêtes publiques §

Toutes les actions publiques des Anciens avaient quelque Analogie avec leurs superstitions. Leurs premières Fêtes n’eurent pour objet que leurs Dieux, et les Danses qu’ils formèrent pour les honorer, eurent toutes par conséquent quelque rapport aux fonctions qu’ils leur avaient attribuées, aux maux qu’ils en craignaient, ou aux faveurs qu’ils espéraient en recevoir.

Toutes ces Danses tiennent par leur origine à la danse sacrée ; mais après la simplicité des premiers temps, lorsque l’Empire tyrannique des passions eut détruit le règne paisible de l’innocence, dans la dépravation générale des mœurs, toutes ces danses ne tinrent plus par leur exécution, qu’au plaisir.

À mesure d’ailleurs que la Danse devint un Art, et qu’on la cultiva comme un exercice, le charme qui en résultait pour les Exécutants et pour les Spectateurs, redoubla la passion qu’on avoir déjà pour ce genre d’amusement.

Le nombre des Danses se multiplia34, le goût leur assigna leurs divers caractères, la Musique si expressive chez les Grecs, suivit les idées primitives dans les airs qu’elle composa, et chacune des Fêtes qu’on célébrait, devint un spectacle animé, dont tous les Citoyens étaient Acteurs et Spectateurs tour à tour.

Ce ne furent plus les seuls Prêtres du Conquérant de l’Inde qui célébrèrent les Orgies. On voyait au commencement de l’Automne la jeunesse Grecque couronnée de Pampres et de Lierre, former des pas mesurés au son des fifres et des tambours ; elle ne respirait dans ses Chants, dans ses mouvements, dans ses attitudes que la liberté, le plaisir et la joie : ses danses étaient l’image vive de la gaieté, des transports de Bacchus.

Au retour du printemps, dans toute l’Attique, à Sparte, dans l’Arcadie, les jeunes garçons et les jeunes filles une couronne de chêne et de roses sur la tête, le sein paré de fleurs nouvelles, et vêtus à la légère35 couraient dans les bois en formant des Danses pastorales. C’était l’innocence des premiers temps qu’ils peignaient dans leurs pas. Ils jouissaient des plaisirs de l’âge d’or, qu’ils faisaient renaître.

Dans le temps de la Moisson, de nouveaux amusements célébraient les douceurs de l’abondance ; et lorsque les rigueurs de l’Hiver ramenaient les Peuples dans leurs foyers, pour y jouir des bienfaits des autres Saisons, les Danses des Festins leur fournissaient de nouveaux sujets de joie.

On faisait remonter en Grèce l’origine de ces Danses au retour de Bacchus de sa conquête des Indes. Quelques auteurs l’attribuent à Terpsichore, et quelques autres à Comus36. [Voir Cordace, Cycinnis, Danse des Lapithes, Emmelie]

À Rome et dans toute l’Italie, le premier jour du mois de Mai, la jeunesse sortait par troupes au lever de l’Aurore. Au son des instruments champêtres, elle allait en dansant cueillir des rameaux verts, qu’elle rapportait dans la Ville de la même manière. Toutes les portes des maisons en étaient bientôt ornées. Les Pères, les Mères, les Parents, les Amis, attendaient toutes ces troupes différentes dans les rues, où on avait soin de tenir des tables proprement servies pour leur retour.

Pendant ce jour les travaux étaient suspendus. Après le festin, les concerts de Musique et les Danses recommençaient, on ne songeait qu’au plaisir. Le Peuple, les Magistrats, la Noblesse confondus et réunis par la joie générale, semblaient ne composer qu’une même famille. Ils étaient tous parés de rameaux naissants. Se montrer sans cette marque distinctive de la Fête, aurait paru une sorte d’infamie : les Sénateurs mettaient une espèce d’honneur à en avoir les premiers.

Cette Fête commencée dès l’Aurore et continuée tout le jour, fut par la succession des temps poussée bien avant dans la nuit. Les Danses, qui étaient d’abord qu’une expression ingénue de la joie que causait le retour du Printemps, dégénérèrent bientôt en des images plus libres, et de ce premier pas vers la corruption, elles se précipitèrent avec rapidité dans la plus effrénée licence. Rome, toute l’Italie furent plongées dans la plus honteuse dissolution. Tibère lui-même en rougit, et il fit rendre un Décret pour abolir cette Fête, mais les racines de la corruption étaient déjà trop profondes. Après les premiers moments de la promulgation de la Loi, la Fête et les Danses du premier jour de Mai furent renouvelées, et elles se répandirent dans presque toute l’Europe.

Ces grands arbres au haut desquels on attache des Écussons entourés de guirlandes de fleurs, et que dans plusieurs villes de France on plante le premier jour de Mai, au-devant des maisons des Gens en Place, sont un reste de cette ancienne Fête. Ce n’est pas la seule occasion où l’orgueil a usurpé les droits du plaisir.

Chapitre III. Des Danses des Anciens dans les Fêtes des Particuliers §

Nous n’aurions qu’une idée bien imparfaite des Mœurs des Anciens, si nous en jugions par les nôtres. La Société qui nous fournit à chaque instant de nouveaux objets de dissipation, ne leur offrait que ces liens utiles et solides qui unissent entre eux tous les Citoyens.

Les nœuds qui nous rassemblent sont plus déliés et moins embarrassants. Le plaisir, la convenance les forment, les brisent et les renouvellent sans cesse. Peut-être le Français a-t-il seul bien connu les avantages, les douceurs, les délices de la Société. Un simple particulier à Paris, qui sait unir le goût à l’opulence, est le maître de rassembler chez lui plus de commodités, d’agréments et de plaisirs que n’en ont imaginé la délicatesse d’Athènes, ou le luxe de Rome, et sur ce point les peuples contemporains les plus polis de l’Europe sont encore à notre égard, ce qu’ont été les Grecs et les Romains.

Parmi ces derniers, une espèce de tyrannie avait pris naissance dans le sein de la liberté. On n’avait consulté que les chefs de famille lors de l’établissement des Lois. Elles leur furent toutes favorables, et le Despotisme paternel alla jusqu’au droit de vie et de mort. Dans les premiers temps de la République Romaine, un Père dans ses foyers était toujours aussi absolu, et souvent aussi barbare, qu’un Sultan peut l’être aujourd’hui au milieu de cette foule d’esclaves qui l’environnent.

Le peu de fréquentation entre les Citoyens, était une suite nécessaire de leur puissance domestique. Souverains dans leurs maisons, ils n’en pouvaient sortir sans se voir coudoyés par des égaux, et ils se renfermaient machinalement chez eux par la même raison, qui fait que les Rois entre eux ne se visitent guère.

Leur vie ordinaire devait être par conséquent très uniforme. La crainte et le respect des enfants pour leurs Pères, les bontés et les complaisances des Pères pour leurs enfants, les services et l’amitié entre les proches, sans beaucoup de familiarité, voilà quelle était la base de leur tranquillité respective, et toutes les douceurs de leur Société. Ils étaient heureux avec cette simplicité de Mœurs. Au moins n’avaient-ils pas l’idée d’une autre genre de bonheur, et c’est celui qu’il connaît qui est le seul nécessaire à l’homme.

Cependant outre les Fêtes publiques, qui mettaient quelque variété dans cette manière monotone de vivre, les événements particuliers de chaque famille, lui fournissaient encore de temps en temps des occasions de plaisir. Elles devaient paraître d’autant plus piquantes qu’elles étaient assez rares. Ainsi l’anniversaire de la naissance d’un Père, le mariage d’un fils, l’arrivée d’un étranger, sortaient quelquefois les Anciens de la léthargie ordinaire dans laquelle ils étaient plongés. On préparait alors des Festins, on exécutait des Concerts, on imaginait des Danses. L’amitié, la tendresse, l’hospitalité concouraient ensemble pour ranimer la joie et pour entretenir le plaisir.

Chaque Famille dans les premiers temps fournit elle-même les Acteurs de ces Fêtes particulières. Le luxe ensuite fit imaginer de jouir de ces amusements avec moins d’embarras et plus d’agréments. Il s’établit dans Athènes et à Rome des Gens exercés qui jouaient de divers instruments, d’autres qui chantaient et qui dansaient pendant et après les festins.

Dans le temps que la bonne chère et le vin excitaient et flattaient le goût des Convives, la Musique et la Danse occupaient agréablement leurs autres sens. Ces saillies vives, ces traits légers, ce badinage élégant, qui sont l’âme aujourd’hui de nos Fêtes de tous les jours, furent constamment inconnus aux peuples jadis les plus polis et les mieux instruits de la terre.

Les amusements étrangers, qu’ils appelèrent à leur secours contre l’ennui de leurs festins, n’excluaient point cependant les Danses de Famille. Ces Assemblées, où l’on dansait pour le seul plaisir de danser, furent toujours en usage parmi eux. Socrate lui-même tenait à honneur d’y exécuter les Danses qu’il avait apprises de la belle Aspasie, et Caton le plus sévère des Romains à l’âge de plus de soixante ans, crut devoir se faire recorder ses Danses, afin de paraître moins gauche dans un Bal de Rome.

Chapitre IV. De quelques Danses des Grecs §

Dans les mariages des Athéniens, une troupe légère vêtue d’étoffes fines et de couleurs riantes, la tête couronnée de Myrtes, et le sein paré de fleurs, paraissait au milieu du festin sur des symphonies tendres. Peu à peu les mouvements devenaient plus rapides : des pas pressés, des figures animées, peignaient aux yeux des Convives la joie aimable d’une noce. Cette Danse qu’on avait nommée la Danse de l’Hymen, est une de celles qui, au rapport d’Homère, étaient gravées avec tant d’art sur le bouclier d’Achille.

Elle était comme le dénouement d’une action plus compliquée qu’on retraçait tous les ans dans les Fêtes Hyménées, qu’un trait héroïque d’amour avait fait instituer.

Un jeune homme d’Athènes d’une extrême beauté ; mais d’une origine fort obscure, devint éperdument amoureux d’une jeune fille dont la naissance était infiniment au-dessus de la sienne.

Cette inégalité le força à cacher sa passion, sans lui inspirer la résolution de la vaincre. Il se tut ; mais il suivit partout l’objet de sa tendresse, sans chercher d’autre plaisir que celui de le voir, et sans espérer même la douceur d’en être aperçu.

Un jour que les jeunes filles d’Athènes les plus illustres devaient célébrer sur les bords de la Mer la fête de Cérès, de laquelle les Lois avaient exclu tous les hommes, le jeune Hymen, (car c’est ainsi qu’il se nommait) instruit que sa Maîtresse devait en être, se travestit à la hâte, et courut se joindre à la troupe dévote qui sortait de la Ville.

Il était dans cet âge aimable où un garçon fort beau, à l’aide d’un habit emprunté peut aisément passer pour une belle fille. Quoiqu’inconnu, son air modeste, ses traits animés, et peut-être l’air tendre que lui donnait l’amour, le firent recevoir sans examen et sans obstacle.

La Fête commence. Un saint zèle dicte les Chants, et anime la Danse. Toute la troupe est déjà remplie d’une joie pure… Tout-à-coup des Corsaires paraissent, fondent sur cette jeunesse effrayée, l’enchaînent, l’entraînent sur leur vaisseau, forcent de voiles et arrivent rapidement sur un bord qui leur était connu et où ils se croyaient en sûreté. Là ils débarquent leur proie, se livrent sans ménagement à tous les excès de la bonne chère, et s’endorment enfin noyés de vin et accablés de lassitude.

Alors le jeune Hymen propose à ses Compagnes d’égorger leurs Ravisseurs. Elles frémissent : ils les rassure. Il parle, il presse, il persuade. Il saisit une épée ; ses jeunes compagnes s’arment à son exemple : il donne le signal. Chaque bras est levé et en même temps et frappe en même temps. Tous les Corsaires sont immolés et les Athéniens sont libres.

Mais comment et par où sortir de ce lieu inconnu ? Hymen, sans se découvrir, offre de partir pour Athènes, se flatte d’en démêler la route, et promet de hâter son retour.

On répond à ses offres par mille cris de reconnaissance et de joie. Lui, cependant court au vaisseau, l’examine, en retire les provisions, en détache les cordages et les voiles. On l’aide dans ce travail et il en trace un nouveau.

Il rapproche à force les branches de quelques arbres qu’il voit dans les terres, il y attache les voiles du vaisseau, et forme ainsi pour ses compagnes un asile éloigné du rivage et à l’abri des flots de la mer. Il part ensuite après avoir pourvu aux besoins et à la sûreté de ce qu’il aime.

L’Amour à qui il devait le courage qu’il venait de faire éclater, lui donna les nouvelles forces qui lui étaient nécessaires pour faire son voyage, et les lumières dont il avait besoin pour ne pas s’égarer. Il marche sans s’arrêter et il arrive.

La ville d’Athènes était plongée dans la consternation la plus profonde. Les Temples, les Rues, les Places publiques, les Maisons des Particuliers ne retentissaient que de gémissements. Chaque Citoyen pleurait une fille, une sœur, une amante.

On entend alors une jeune fille qui s’écrie : Athéniens, accourez tous : venez, écoutez-moi. Je viens vous rendre ces filles chéries que vous pleurez. Elles vivent. Vous les reverrez. J’en atteste les Dieux qui vous les ont conservées. J’en jure par l’Amour qui m’a inspiré assez de courage pour les sauver.

À ces mots le Peuple accourt. Les gémissements sont suspendus : un mouvement confus d’espérance et de joie, succède à la tristesse. On entoure en tumulte le jeune Hymen.

Il demande du silence. Toutes les bouches se ferment, et tous les yeux se fixent sur lui. Il raconte alors son aventure avec cette vivacité, cette noblesse, cette confiance que donne la passion dont il est animé, et le sentiment d’une belle action. Il voit tour à tour dans les regards de cette foule de peuple qui l’écoute, la surprise, l’admiration et la joie. Il profite de ce moment. Il se découvre, se nomme, et demande pour récompense la jeune Athénienne qu’il aime.

Un applaudissement universel lui répond du consentement de ses Concitoyens. Il part : on le suit : on ramène ses compagnes : un Mariage solennel le rend le plus heureux de tous les maris, et l’aimable Athénienne qui l’épouse, est dans les suites la plus fortunée de toutes les Athéniennes.

Cet événement extraordinaire, et des nœuds si bien assortis, restèrent profondément gravés dans le souvenir des Athéniens. Ils firent du jeune Hymen un Dieu, qu’ils invoquèrent dans leurs Mariages. Les Poètes, qui étaient les seuls Généalogistes de ces temps reculés, lui eurent bientôt trouvé une origine illustre ; et les Magistrats pour exciter la vertu par des exemples, instituèrent les Fêtes hyménées, dans lesquelles on retraçait tous les ans l’histoire qu’on vient de rapporter. Les Danses particulières de l’Hymen, qu’on exécutait dans les mariages, étaient à peu près les mêmes que celles qui terminaient cette Fête solennelle.

On ne doit point les confondre avec celles qu’on imagina dans les suites pour peindre la volupté. Les Grecs la connaissaient, étaient dignes de la sentir et ils la portèrent aussi loin qu’aucun Peuple délicat de la terre ; mais ils ne furent pas longtemps sans la confondre avec la licence dans les Danses qu’ils nommèrent lascives. Leur nom désigne assez quel était leur emploi, les figures vives dont elles étaient composées, les airs expressifs sur lesquels on les exécutait. [Voir Danses lascives]

Je tire le rideau sur ces objets indécents. L’honnête est inséparable de l’utile.

Chapitre V. De quelques Danses des Romains §

Les Bacchanales, qu’originairement les Prêtres et les Prêtresses de Bacchus, exécutaient à l’exclusion du Peuple, furent dans les suites imitées par tous les Grecs sans distinction ; mais l’ivresse, les convulsions, la fureur qui était de l’essence primitive de ces Danses, furent dans l’imitation métamorphosées en des expressions de gaieté, de plaisir et de volupté.

Ainsi les Grecs en formant les Danses lascives qui étaient les copies des Bacchanales, ne retinrent de celles-ci que la liberté et la joie. Ils substituèrent aux premières figures, des figures nouvelles plus piquantes. Les Danses de Bacchus devinrent les Danses de l’Amour, et successivement les danses de l’Amour furent le tableau de la plus effrénée licence.

Les Romains moins délicats, et peut-être plus ardents pour le plaisir, commencèrent d’abord par où les Grecs avaient fini. Les Danses nuptiales, qui, sous cette dénomination nouvelle, étaient les mêmes, que celles dont on vient de parler, furent la peinture la plus licencieuse, et firent les délices de Rome. Elles étaient exécutées dans tous les mariages considérables par des Danseurs à gages ; mais les Citoyens qui étaient pas assez riches pour s’en procurer dans ces occasions, y suppléaient par eux-mêmes, et joignaient à la licence du sujet toute la grossièreté de l’exécution.

Les Grecs furent des modèles honnêtes, en comparaison de la dissolution monstrueuse de leurs copies. Tibère, ainsi qu’on l’a dit plus haut, bannit de Rome37 sur ce prétexte, toutes les troupes de danseurs et jusqu’aux Maîtres de Danses.

Mais la jeunesse Romaine prit la place des baladins qu’on venait de chasser. Le Peuple suivit l’exemple que lui donnait la Noblesse : bientôt il n’y eut plus de distinction sur ce point entre les plus grands noms et la plus vile canaille de Rome.

On vit pendant le Règne de Domitien, jusqu’à des Pères Conscrits, qui s’avilirent en public par cet indigne exercice. Ils furent exclus du Sénat, et ils eurent la bassesse de se consoler de cette flétrissure, parce qu’elle leur acquérait le droit de continuer impunément de la mériter.

Chapitre VI. De la Danse des Funérailles. §

Comme la Nature a donné à l’homme des gestes relatifs à toutes ses différentes sensations, il n’est point de situation de l’âme que la Danse ne puisse peindre. Aussi les Anciens qui suivaient dans les Arts les idées primitives, ne se contentèrent pas de la faire servir dans les occasions d’allégresse, ils l’employèrent encore dans les circonstances solennelles, de tristesse et de deuil.

Dans les funérailles des Rois d’Athènes38 une troupe d’Élite vêtue de longues robes blanches commençait la marche. Deux rangs de jeunes garçons précédaient le cercueil qui était entouré par deux rangs de jeunes Vierges, ils portaient tous des couronnes et des branches de Cyprès, et formaient des Danses graves et majestueuses sur des symphonies lugubres.

Elles étaient jouées par plusieurs Musiciens qui étaient distribués entre les deux premières troupes.

Les Prêtres des différentes Divinités adorées dans l’Attique, revêtus des marques distinctives de leur caractère venaient ensuite. Ils marchaient lentement et en mesure en chantant des vers à la louange du Roi mort.

Cette Pompe était suivie d’un grand nombre de vieilles femmes couvertes de longs manteaux noirs. Elles pleuraient et faisaient les contorsions les plus outrées, en poussant des sanglots et des cris. On les nommait les Pleureuses, et on réglait leur salaire sur les extravagances plus ou moins grandes qu’on leur avait vues faire.

Les funérailles des particuliers, formées sur ce modèle, étaient à proportion de la dignité des morts et de la vanité des survivants. L’orgueil est à peu près le même dans tous les hommes : les nuances qu’on croit y apercevoir sont peut-être moins en eux-mêmes, que dans les moyens divers de le développer, que la fortune leur prodigue ou leur refuse.

Chapitre VII. Emploi de l’Archimime dans les funérailles des Romains §

On adopta successivement à Rome toutes les cérémonies des funérailles des Athéniens ; mais on y ajouta un usage digne de la sagesse des Anciens Égyptiens.

Un homme instruit en l’Art de contrefaire l’air, la démarche, les manières des autres hommes, était choisi pour précéder le cercueil. Il prenait les habits du défunt et se couvrait le visage d’un masque qui retraçait tous ses traits. Sur les symphonies lugubres qu’on exécutait pendant la marche, il peignait par sa Danse les actions les plus marquées du personnage qu’il représentait.

C’était une Oraison funèbre muette, qui retraçait aux yeux du public, toute la vie du citoyen qui n’était plus.

L’Archimime, (c’est ainsi qu’on nommait cet Orateur funèbre), était sans partialité. Il ne faisait grâce, ni en faveur des grandes places du mort, ni par la crainte du pouvoir de ses successeurs.

Un Citoyen que son courage, sa générosité, l’élévation de son âme avaient rendu l’objet du respect et de l’amour de la Patrie, semblait reparaître aux yeux de ses Concitoyens. Ils jouissaient du souvenir de ses vertus ; il vivait ; il agissait encore. Sa gloire se gravait dans le souvenir. La jeunesse Romaine, frappée de l’exemple, admirait son modèle. Les Vieillards vertueux goûtaient déjà le fruit de leurs travaux, dans l’espoir de reparaître à leur tour, sous ces traits honorables, quand ils auraient cessé de vivre.

Les hommes, indignes de ce nom, et nés pour le malheur de l’espèce humaine, pouvaient être retenus, par la crainte d’être un jour exposés sans ménagement à la haine publique, à la vengeance de leurs contemporains, au mépris de la postérité.

Ces personnages futiles, dont plusieurs vices, l’ébauche de quelques vertus, l’orgueil extrême, et beaucoup de ridicules composent le caractère, connaissaient d’avance le sort qui les attendait un jour, par la risée publique, à laquelle ils voyaient exposés leurs semblables.

La satire ou l’éloge des morts devenait ainsi, une leçon utile pour les vivants. La Danse des Archimimes était alors dans la morale, ce que l’anatomie est devenue dans la Physique. [Voir Danse de l’Archimime]

Chapitre VIII. De la Danse des Anciens considérée comme exercice. §

On représentait les Dieux occupés, après la défaite des Titans, à des danses nobles qui peignaient leur combat, et leur triomphe. C’est alors que Minerve, selon la Mythologie des Grecs, imagina la Memphitique. On la dansait avec l’épée, le javelot, et le bouclier. On y retraçait par les mouvements, les positions et les figures, toutes les évolutions militaires. Il fallait la plus grande adresse, et beaucoup de force pour rendre d’une manière agréable et précise, les expressions vives, fortes, et légères, dont elle était composée.

Tous les hommes ont un penchant naturel à l’imitation, de là le progrès rapide des usages, le succès étonnant des modes, l’établissement ferme des préjugés ; mais comme ce penchant tient d’une manière intime à la vanité, et qu’elle n’est jamais frappée que de ce qui lui en impose, c’est toujours vers des objets plus élevés que soi qu’il nous pousse et nous entraîne.

Les Rois n’imitent point les grands Seigneurs qui les entourent et qui les copient. Le Peuple se modèle sans cesse sur la Bourgeoisie, qui ne se croit point Peuple, et qui aurait honte de lui ressembler.

Il en fut ainsi dans les temps reculés. Ces fougueux Aventuriers à qui on donna le nom de Héros, et dont l’orgueil ne voyait qu’en pitié tous les autres hommes, fixèrent leurs regards sur les Dieux, et ils les imitèrent.

La Danse armée fut dès lors leur exercice journalier. Couverts d’une armure brillante, animés par une symphonie guerrière, le javelot d’une main, le bouclier de l’autre, ils formaient ainsi des jeux qui flattaient leur vanité, et qu’ils croyaient dignes de leur courage. Tels furent les amusements de Castor et Pollux39 et de cette jeunesse impétueuse qui courait avec eux à la conquête de la Toison d’or. Telles furent encore, pendant les ennuis d’un long siège, les occupations de cette foule de guerriers que la querelle de Ménélas avait rassemblés devant Troie. [Voir Danses militaires, Danse pyrrhique]

Dans les temps héroïques, d’ailleurs, la guerre était le seul chemin ouvert à la gloire. Les hommes qui se croyaient nés pour elle, devaient par conséquent ne s’occuper que des exercices qui pouvaient rendre leur corps plus souple, et plus vigoureux. La raison négligée, ressemblait à ces fruits grossiers qui naissent dans nos champs sans culture. La force, l’adresse, le courage, furent les vertus des premiers héros. Les qualités de l’âme, l’amour de l’ordre, le désir du bonheur des hommes ont été depuis, les vertus plus précieuses des sages.

Chapitre IX. Opposition singulière des Mœurs des Grecs avec les nôtres §

Lorsque Agamemnon partit pour le siège de Troie, il laissa auprès de Clytemnestre qu’il aimait, et dont il était aimé, un Danseur célèbre40, qu’il établit l’écuyer de la jeune reine. Il devait être en cette qualité, le guide de son esprit, l’instituteur de ses mœurs, le directeur en chef de toute sa conduite.

La grande réputation que ses talents lui avaient acquise, et l’estime singulière que les Grecs avaient pour son Art, lui avaient procuré une distinction aussi honorable. Si l’on en croit quelques Historiens, il en était digne.

Il avait l’attention d’exercer la Reine par des Danses nobles qu’il composait exprès pour elle. Il l’amusait, en développant ses grâces, en les lui faisant apercevoir, en lui donnant du goût pour un exercice qui devait flatter son amour propre, puisqu’il la rendait plus capable de plaire.

Il joignait à ce premier trait d’adresse, la facilité extrême de composer sur le champ des Danses nouvelles qu’il exécutait lui-même : chacune d’elles était une image vive et ingénieuse des traits estimables, des actions héroïques, des vertus éclatantes, des femmes illustres, dont on conservait en Grèce la mémoire.

Ces tableaux animés excitaient dans l’âme de Clytemnestre l’amour de la gloire, éloignaient d’elle l’esprit d’intrigue, et la distrayaient des ennuis de l’absence, que le feu de la jeunesse rend presque toujours dangereux.

Égisthe cependant, prince ambitieux, occupé sans cesse de tous les tendres soins qu’inspire le désir de paraître aimable, osait soupirer pour la Reine ; mais toujours dissipée par un exercice, et par des représentations qui remplissaient ses moments et qui suffisaient à son oisiveté, elle n’apercevait les regards, les soins, ni les soupirs d’Égisthe.

Ce Prince éclairé enfin par l’amour, pénétra quel était l’obstacle qui s’opposait à son bonheur. Le salut de la ville de Troie dépendait d’une statue de Minerve : la sagesse de la reine d’Argos ne tenait qu’à son Danseur. Égisthe le tua, et il triompha bientôt des précautions du mari et de la vertu de la femme.

Quel changement dans les mœurs ? Si la Danse autrefois fut pendant quelque temps la sauvegarde de la sagesse des femmes, ne devrait-on pas dire aujourd’hui ? Maris qui partez, emmenez avec vous le Danseur.

Chapitre X. Vues des Philosophes : objet des Législateurs relativement à la Danse. §

Les hommes communs ne considèrent dans les plaisirs que le plaisir même. Ils sentent, et toutes les puissances de leur âme réduites presque à l’instinct, ne sont occupées qu’à sentir. La Nature semble avoir chargé de penser pour eux certains êtres privilégiés qu’elle produit quelquefois pour sa propre gloire, et pour le bonheur du reste de l’humanité.

Ces hommes supérieurs à l’espèce ordinaire, examinent, comparent, approfondissent. L’examen qu’ils ajoutent à la jouissance, leur rend le plaisir plus piquant et la réflexion leur suggère les moyens de le multiplier et de le rendre utile.

C’est ainsi que les Sages des premiers temps, aperçurent dans la Danse un exercice avantageux pour le corps, un délassement honnête pour l’esprit, et un préservatif efficace contre les maladies de l’âme.

Lorsque le corps se meut, l’esprit se repose. Les figures, les pas, les mouvements de la Danse amusent également et le Danseur qui les exécute, et le Spectateur qui suit des yeux le tableau vivant dont il est frappé. Cette distraction est une espèce de relâche, qui ménage à l’âme de nouvelles forces pour agir.

Mais lorsque l’âme agit, surtout au printemps de l’âge, que de passions contraires l’embarrassent, que d’ennemis domestiques l’assiègent ! combien de Tyrans qui cherchent à l’asservir ?

La jeunesse emportée par un sang animé, des sens neufs, des esprits de feu, a besoin d’un exercice violent, qui réglé par la justesse de l’harmonie, accoutume ses saillies à une sorte de mesure. C’est le poison le plus subtil que la Nature souffle au-dedans : une commotion vive en arrête le progrès, détourne sa malignité et la pousse au-dehors, comme le venin de la Tarentule.

La crainte flétrit le cœur, la mélancolie obscurcit l’esprit, et l’âme est emportée loin d’elle-même par la colère et par la joie.

Un exercice qui rend le corps plus souple, plus vigoureux, plus léger, porte dans le cœur une confiance fière qui le ranime, et dans l’esprit une vivacité aimable qui l’éclaire ; des agitations mesurées dont la machine est souvent occupée, sont pour elle, comme une huile salutaire qui en adoucit les ressorts. L’habitude se rend ainsi maîtresse d’une manière insensible de l’impétuosité de la colère, et des transports rapides de la joie.

« L’homme, dit un ancien philosophe, a un sens capable d’ordre et de désordre, qui lui est particulier, et que les autres animaux n’ont pas. Don précieux, faveur singulière des Dieux ! c’est par ce sens qu’ils nous meuvent avec une délicatesse de plaisir qui nous ajuste à leurs desseins, et qui nous attire doucement, en secondant l’impulsion qu’ils nous ont donnée. » Voilà le système de l’attraction adapté au moral, longtemps avant que Newton ne l’eût appliqué au Physique.

Ce sens, si l’on en croit Platon, produit l’harmonie de tous les mouvements de l’âme et du corps que la Danse sert à entretenir. « Lorsque (dit il poétiquement), la raison répète à la mémoire les concerts que cette harmonie a formés, toutes les puissances de l’âme se réveillent ; et il se forme une Danse juste et mesurée entre tous ces divers mouvements. »

On dirait que ce philosophe ne nous considère que comme des espèces de clavecins bien accordés, sur lesquels des mains exercées touchent les airs différents, qu’un caprice heureux leur suggère.

Le grand Art des législateurs est de savoir profiter des découvertes des Sages. Ce fut celui de Lycurgue ; et voilà le principe secret de quelques-unes de ses Lois, que faute d’attention on trouve quelquefois bizarres, et qui firent cependant, du peuple le plus pauvre du monde, le Peuple le plus redoutable et le plus heureux.

Chapitre XI. Des Usages de quelques Peuples, et de certaines Lois de Lacédémone. §

Lycurgue ordonna par une Loi que les jeunes Spartiates fussent exercés dès l’âge de sept ans aux Danses qu’il composa sur le ton Phrygien. Elles s’exécutaient avec l’épée, le javelot, et le bouclier. La Memphitique fut le modèle de toutes ces Danses guerrières, qui n’étaient au fond qu’un cours réglé des différentes évolutions militaires connues.

C’est ainsi que la jeunesse de Sparte apprenait, en se jouant, l’art terrible de la guerre. Quelle intrépidité ne devait-on pas attendre de cette foule de guerriers, qui, dès leurs plus jeunes ans, étaient familiarisés avec les armes ? Ils couraient en effet à l’ennemi en dansant.

Les mœurs des Éthiopiens, que Lycurgue avait connues dans le cours de ses voyages, lui donnèrent l’idée du plan d’éducation qu’il traça pour la jeunesse de Sparte. Ces Peuples que les Grecs appelaient Barbares, allaient au combat en dansant au son des timbales et des trompettes. Avant de lancer leurs flèches qu’ils portaient rangées autour de leurs têtes en forme de rayons, ils sautaient et dansaient fièrement, pour s’exciter à combattre et pour étonner l’ennemi.

Lycurgue d’ailleurs, comme l’abeille qui compose son miel du suc de diverses fleurs, prit encore des Arcadiens, qui passaient pour des Peuples très sages, parce qu’ils savaient être heureux, une partie des usages qu’il établit à Lacédémone ; et dans toute l’Arcadie, la jeunesse s’occupait constamment de la Danse, jusqu’à trente ans.

Dès l’enfance, ces Peuples s’instruisaient de la Musique, pour pouvoir chanter dignement les louanges des Dieux et les actions vertueuses des Héros. On les exerçait en même temps à la Danse sur les modes de Philoxène et de Timothée, et tous les ans pendant la fête des Orgies, ils exécutaient sur des théâtres publics, des Ballets composés avec autant d’Art que de magnificence. [Voir Dessauteur]

Les entrées de ces Ballets étaient proportionnées à l’âge, aux talents, aux forces, aux progrès de chacun des Acteurs. Ils étaient jugés sans partialité par le Peuple, qui était lui-même expert dans cet exercice, et ceux qui remportaient le prix étaient comblés d’éloges et de gloire.

Le Restaurateur de Lacédémone aperçut aisément l’utilité d’un pareil usage. Son but était de se rendre maître des passions de tous ces hommes nouveaux qu’il voulait former. En occupant à la Danse un grand Peuple qu’il souhaitait de rendre heureux, en appliquant cet exercice aux vues différentes qu’il avait pour la gloire de Sparte, il en conduisit tous les habitants au but qu’il était proposé par des routes aussi agréables que sûres ; parce qu’il sut opposer en Philosophe, les continuelles émotions de l’Art, aux mouvements perpétuels de la Nature.

Dans le Plan extraordinaire de réforme qu’il eut le génie d’imaginer et le courage d’exécuter, une égalité parfaite, des exercices continus, un amour constant pour la Patrie, réunirent sous les mêmes Lois, attachèrent aux mêmes plaisirs, occupèrent aux mêmes plaisirs, occupèrent aux mêmes travaux, un Peuple de Sages qui ne composaient qu’une même famille, jamais oisive et toujours heureuse. Sparte fut le Paraguay des Anciens.

Chapitre XII. Des Danses des Lacédémoniens §

Un Étranger que le hasard eût conduit à Lacédémone, sans avoir été prévenu d’avance de la sévérité de mœurs qui y régnait, aurait cru, dès l’abord, se trouver au milieu d’un Peuple frivole uniquement occupé du plaisir.

Sur des Chœurs de Musique entretenus des fonds publics, on voyait un jour les hommes déjà faits41 former des Danses légères. Ils étaient nus, et celui qui conduisait la Danse, était couronné de palmes. De jeunes enfants les suivaient : ils imitaient leurs pas, répétaient leurs mouvements, se modelaient sur leurs attitudes. Ces deux troupes se réunissaient dans les places publiques, pour chanter en chœur des Hymnes en l’honneur d’Apollon. Tout le Peuple répondait à leurs Chants, et applaudissait à leurs Danses.

Un autre jour les Vieillards42 rassemblés au son des Instruments champêtres représentaient par des figures expressives, des pas graves, des mouvements de caractère, la simplicité, la sagesse, le bonheur du siècle de Saturne. Cette image touchante se gravait dans les cœurs : elle était une nouvelle leçon de vertu pour des Peuples qui ne vivaient que pour elle43.

Quelquefois toute la jeunesse réunie paraissait dans les rues sans autre ornement que les belles proportions dont elle était redevable à la nature. Un jeune homme leste, vigoureux et d’une contenance fière était à la tête de tous les autres. Il les animait du geste et de la voix : alors la symphonie se faisait entendre et la danse commençait. C’était une espèce de branle44 que ces jeunes Spartiates exécutaient vivement avec des pas légers, des mouvements rapides et des figures variées qui exigeaient la plus grande prestesse et beaucoup de vigueur.

Toutes les jeunes filles de Sparte, parées de leur propre beauté et sans autre voile que leur pudeur, venaient immédiatement après eux avec des pas lents, et une contenance modeste.

Les premiers se retournaient aux temps marqués : ils pénétraient dans la troupe des jeunes danseuses ; et ils s’unissaient tous par de mutuels entrelacements de bras, en conservant toujours, les uns, la vivacité, les autres la lenteur de leur premier mouvement45. C’est de cette manière ingénieuse et noble qu’ils représentaient l’union qui doit régner entre la force et la tempérance.

Si l’on entrait dans les Temples, on n’y entendait que des Chants, on n’y voyait que des Danses : ce culte journalier devenait encore plus éclatant dans les Fêtes solennelles.

Celles de Diane, avant la réforme de Lycurgue46, avaient été la source des plus grands malheurs. Hélène, la plus belle et la plus dangereuse de toutes les femmes de la terre, fut enlevée d’abord par Thésée, et ensuite par Pâris, qui l’avaient vue l’un et l’autre étaler ses charmes dans les Danses de deux de ces Fêtes.

Les soins de Lycurgue changèrent cette Institution. Elle devint la Solennité des Lacédémoniens la plus auguste et la plus pure. Toutes les jeunes filles se rassemblaient autour des Autels de Diane pour y exécuter la danse de l’innocence. Leurs pas, leurs regards, leurs mouvements étaient si modestes, si remplis d’agréments et de décence, qu’elles ne faisaient jamais naître l’amour, sans inspirer un nouveau goût pour la vertu. « Toutes les Danses des Lacédémoniens, dit Plutarque, avaient, je ne sais quel aiguillon qui enflammait le courage, et qui excitait dans l’âme des Spectateurs un propos délibéré, et une ardente volonté de faire quelque belle chose47. »

Telle est dans un État la force de l’éducation établie sur de bons principes, lorsqu’elle est générale, et que des exemples contagieux n’en dérangent point les effets48.

Parcourez la forêt la plus belle, voyez que de troncs difformes, que de tiges faibles, languissantes, inutiles, et reconnaissez l’insuffisance de la Nature.

Entrez dans ces jardins plantés, et cultivés par des mains habiles. Ces arbres vous paraissent tous d’une égale beauté. Chacun de leurs rameaux s’élève vers le ciel : il n’en est point qui rampe sur la terre. Admirez le pouvoir, les fruits, les miracles d’une bonne culture.

Livre troisième §

Chapitre I. Naissance du Théâtre §

Soit que le hasard ou le goût, ait guidé les Anciens dans l’arrangement de leurs plaisirs, et dans l’ordonnance de leurs Fêtes, on a pu remarquer, que leurs Danses eurent toutes un caractère très distinct les unes des autres. Les symphonies, les habits, la composition entière répondaient toujours à la Fête qu’on célébrait, à l’événement, à la circonstance qui en était l’occasion. La Danse était déjà un Art régulier parmi eux, dans le temps même que toutes les belles inventions des hommes étaient encore confondues dans le chaos de la barbarie.

On peut juger, par cette seule réflexion, du point éminent auquel les Grecs portèrent, dans les suites, cet Art qu’ils connurent sitôt et qu’ils cultivèrent si vite, eux qui du barbouillage et des tréteaux informes de Thespis formèrent avec tant de rapidité ce théâtre sublime, qui a servi depuis de modèle aux Corneilles, aux Molières aux Quinaults49.

Dès que la flamme du Génie eut fait briller à leur esprit l’idée d’un théâtre, toutes les idées subséquentes s’offrirent en foule à leur imagination, et ils les développèrent avec cette facilité précieuse qui est toujours la marque du grand talent.

Comme la représentation, et par conséquent l’imitation fut leur objet principal, il était naturel, que ces hommes extraordinaires, que la tradition avait agrandis dans leur mémoire, se présentassent les premiers à leur esprit, comme les sujets les plus propres à faire le fond des tableaux animés, qu’ils se proposaient de peindre.

Le sujet trouvé, la manière de la traiter en devenait une suite nécessaire. Le jeu des passions, les formes variées qu’elles prennent, suivant les caractères qu’elles subjuguent ou qui les maîtrisent, les événements terribles qu’elles amènent furent pour les inventeurs, comme autant d’études qui les guidèrent dans le premier dessein, et les figures une fois décidées, elles vinrent se placer d’elles-mêmes dans la composition générale. Telle fut, sans doute, l’opération simple, mais sublime, qui donna la naissance à la Tragédie.

Les Mœurs ordinaires des contemporains, que la pénétration, la gaieté, et la vivacité grecque, saisissaient toujours du côté ridicule ; l’esprit épigrammatique si naturel aux Athéniens, la liberté de leur gouvernement, l’influence que chacun des Citoyens avait dans les affaires publiques, le moyen facile dans des représentations imitatives, de peindre, avec les couleurs les plus défavorables, des Rivaux qu’on avait toujours un intérêt éloigné ou prochain de dégrader ; tous ces objets saisis vivement par des Esprits susceptibles de la plus grande chaleur, produisirent en peu de temps la Comédie. Il ne fut question que d’imaginer une action ordinaire prise dans les mœurs, pour lier ensemble le jeu des personnages qu’on avait à faire mouvoir ; et l’on sait avec quelle promptitude la malignité humaine imagine.

Ces deux grands tableaux de genre différent, offerts dans leur jour aux regards des Athéniens, leur en rappelèrent un troisième qui devait nécessairement augmenter le charme du Spectacle. La Danse qu’on employait partout, ne manquait qu’au théâtre ; et elle y fut bientôt portée avec le caractère d’imitation qu’elle avait toujours eu, auquel on ajouta celui, de représentation qui était propre au local, où on venait de l’introduire.

On ne s’en servit d’abord, que pour suspendre l’action principale, en la continuant. Elle représentait une action étrangère à la Pièce, sur des Chants qui lui étaient relatifs. Tels furent les Chœurs qu’on fit servir d’intermèdes. Les vers qu’ils chantaient avaient un rapport prochain avec la Tragédie, et les figures qu’ils formaient par leur Danse, retraçaient la marche et le cours des Astres, l’ordre et l’harmonie de leurs mouvements.

La première saillie des Grecs, sur ce point, fut, on l’avoue, une bévue ; mais quelle faute glorieuse ! le Génie seul était capable d’un pareil écart.

Observons cependant, que la Danse du théâtre, dès sa naissance, fut la peinture d’une action. Les grâces du corps, la souplesse des bras, l’agilité des pieds, ne furent dès lors, pour le Danseur, que ce que sont pour le peintre les différentes couleurs qu’il emploie ; c’est-à-dire, la matière première du tableau.

La Danse a conservé le caractère de son établissement chez les Grecs et chez les Romains. Elle a dégénéré dans les siècles suivants, et après avoir été anéantie, ainsi que tous les Arts, elle n’a reparu à sa renaissance que faible et languissante. Devenue en France une partie essentielle d’un nouveau spectacle, que les Romains auraient jugé digne de leur magnificence ; et qui aurait flatté le goût délicat des Grecs, il est inconcevable que ses progrès aient été si lents. C’est un enfant de quatre-vingts ans qui bégaye encore. [Voir Ballet]

Chapitre II. De la Danse théâtrale des Grecs §

La Pythie déclara par un Oracle, qu’un bon Danseur devait se faire entendre par le seul secours des gestes, comme un excellent Acteur par le moyen de la parole et un grand Chanteur par les différentes inflexions de la voix. On était heureux dans ce temps d’avoir de pareils secours, pour éclairer la multitude. Elle recevait sans contradiction, une clarté dont le merveilleux la frappait. On pouvait fixer par là les objets que devaient embrasser les Arts, le goût des Spectateurs, et le but des Artistes. Un mot qui sortait de la bouche de la Sybille [Sibylle], était plus puissant que ne peuvent l’être aujourd’hui, la raison, la discussion, l’expérience, et les meilleurs traités. Il n’est guère de Particulier qui ne s’érige en juge des arts, et qui ne se croie très digne de l’être.

Un Clerc, pour quinze sols, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre insulter Attila ;
Et si le Roi des Huns, ne lui charme l’oreille,
Traiter de Visigoths tous les vers de Corneille.

Chacun est son propre oracle, et regarde, comme une entreprise sur ses droits, les soins charitables que quelques Citoyens plus éclairés et mieux instruits, prennent quelquefois de l’éclairer et de l’instruire. On n’est jamais que dans un enthousiasme extravagant, ou dans une froideur glaçante sur les Arts agréables, et sur les gens qui les exercent. Le moyen de faire entendre à un homme insensible, qu’il doit être ému, ou à un homme qui est dans un accès de frénésie, qu’il devrait être tranquille. La Pythie ne parle plus de nos jours ; ou si elle ose parler, c’est la voix qui crie dans le désert. Tout le monde est sourd, ou parce qu’il n’entend pas ; ou ce qui est pis encore, parce ce qu’il ne veut pas entendre.

Les Grecs qui avaient la vue déliée et l’oreille fine, entendirent l’Oracle, et en conséquence, ils regardèrent toujours la Danse, comme une imitation par les gestes, des actions et des passions des hommes.

Portée au Théâtre, elle y reçut plusieurs accroissements glorieux à l’Art, sans perdre aucun de ses premiers avantages. On l’y assujettit à des Lois sévères ; mais semblable (s’il m’est permis de m’exprimer ainsi) à ces États qui deviennent plus florissants en cessant d’être libres, elle s’embellit de la gêne qu’on lui imposa. [Voir Ballet]

Il fallut qu’une exposition claire et précise offrît l’idée de l’action qu’elle devait peindre ; qu’un nœud ingénieux en suspendît la marche, sans l’arrêter ; qu’elle arrivât ainsi graduellement à un développement agréable, par un dénouement bien amené, quoiqu’imprévu.

Elle fut dès lors un spectacle brillant et régulier, composé de routes les parties difficiles, dont la liaison forme au théâtre ce bel Ensemble, qui est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain.

Bientôt à la place de cette Danse allégorique, que les Athéniens avaient portée d’abord sur leur théâtre, et qui représentait le mouvement des Astres [Voir Danse astronomique], on substitua une action Nationale. Elle était l’image des détours du Labyrinthe de Crète, des évolutions que Thésée avait imaginées pour en sortir, de son combat avec le Minotaure, et de son triomphe.

Ce Héros avait composé cette Danse lui-même, après sa victoire ; et il l’avait exécutée avec la jeunesse de Délos50. Les Athéniens devaient revoir avec plaisir, dans les Intermèdes de leurs Tragédies, le tableau d’un événement dont leurs Pères avaient partagé la gloire. [Voir Danse de la Grue]

De nouveaux sujets sans nombre51 succédèrent à ces premiers. Les Grecs eurent toujours l’imagination féconde et l’exécution facile. Ce Protée, dont la Fable raconte tant de merveilles n’était qu’un de leurs Danseurs, qui par la rapidité de ses pas, et la force de son expression, semblait, à chaque instant, changer de forme. Ils eurent encore, entre plusieurs femmes extraordinaires qui firent honneur à l’Art, cette célèbre Empuse, dont l’agilité était si grande, qu’elle paraissait et disparaissait comme un fantôme. C’est l’amour des talents qui les fait naître : on les voit toujours en foule où on les aime.

Chapitre III. De la Danse théâtrale des Romains §

Au moment que les Romains montrèrent du goût pour les Arts, on les vit accourir en foule à Rome. Ils s’y reproduisirent, s’y formèrent, et s’y établirent ; mais l’Art de la Danse fut peut-être celui qui y fut porté à un plus haut degré.

Pylade né en Cilicie, et Batyle [Bathylle] d’Alexandrie, les deux hommes en ce genre les plus surprenants, vinrent y développer leurs talents sous l’Empire d’Auguste. Le premier imagina les ballets tendres, graves, et pathétiques. Toutes les compositions du second furent vives, gaies, et légères.

Ils se réunirent d’abord, bâtirent un théâtre à leurs frais, et représentèrent concurremment des Tragédies et des Comédies, sans autre secours que celui de la symphonie et de la Danse. Ce spectacle nouveau fut reçu des Romains avec la plus grande faveur. Pylade et Bathylle jouirent pendant quelque temps en commun, de leur fortune et de leur gloire ; mais la jalousie altéra leur amitié, et rompit leur union. Ils se séparèrent, et l’Art y gagna. [Voir Ballet]

Il y eut alors deux théâtres rivaux qu’une émulation utile soutint, instruisit, anima, et qui partagèrent longtemps les applaudissements de la Capitale du Monde.

Ces deux Maîtres firent des Élèves. Les efforts, le zèle, le talent furent secondés par les récompenses : l’Art s’accrut, et les Romains en jouirent52.

Pendant le règne de Néron, un Cynique53 qui se prétendait Philosophe, assista pour la première fois à un de ces spectacles. Frappé de la vérité de la représentation, il laissa échapper, malgré lui, des marques d’étonnement fort extraordinaires ; mais, soit que l’orgueil lui fît trouver une espèce de honte dans l’admiration qu’il avait montrée, soit que naturellement jaloux et inquiet, il se trouvât blessé d’avoir été contraint de trouver bien une chose qu’il n’avait pas faite, il rejeta sur la Musique l’impression forte qu’il avait éprouvée.

Il s’en expliqua sans ménagement. Ses discours firent du bruit, frappèrent la multitude, et furent sur le point de nuire à l’Art.

Dans les grandes Villes, la singularité naturelle ou factice, est bientôt célèbre. Il y a tant de gens bornés et oisifs, que tout ce qui sort un peu de l’ordre connu, y excite nécessairement une sorte de fermentation ridicule. C’est le Rhinocéros qu’on va voir en foule à la Foire.

Il arriva pour lors à Rome, ce qui arriverait à Paris dans un cas semblable. La multitude discuta les Acteurs, le spectacle, le genre. On parla Musique sans la savoir, et on disputa sur la Danse sans la connaître. On compara, on plaisanta, on rit ; et l’Art qu’on ignorait, laissé à l’écart, était peut-être perdu, si les Acteurs n’avaient imaginé un moyen extraordinaire, pour détruire les Sophismes du Cynique, et pour éclairer la multitude.

Ils publièrent qu’ils donneraient un spectacle tout à fait nouveau, et ils trouvèrent le moyen d’engager adroitement leur Adversaire à le venir voir. Le concours fut extrême, et le Cynique fut placé, sans qu’il y parût de l’affectation, en vue de toute l’assemblée.

L’Orchestre commence. Un Acteur ouvre la Scène. Au moment qu’il paraît, la symphonie se tait, et la représentation continue. Sans autre secours que les pas, les positions du corps, les mouvements des bras, on voit représenter successivement les amours de Mars et de Vénus, le Soleil qui les découvre au mari jaloux de la Déesse, les pièges que celui-ci tend à sa femme volage, et à son redoutable Amant, le prompt effet de ces filets perfides, qui en comblant la vengeance de Vulcain, ne font que confirmer sa honte ; la confusion de Vénus, la rage de Mars, la joie maligne des Dieux, qui accourent en foule à ce spectacle. L’assemblée entière enchantée applaudit. Le Cynique, lui-même dans un transport de plaisir qui lui échappe, s’écrie : Non, ce n’est point une représentation ; c’est la chose même.

À peu près dans le même temps, un Danseur représentait les Travaux d’Hercule. Il retraça d’une manière si vraie toutes les différentes situations de ce Héros, qu’un Roi de Pont, qui voyait pour la première fois un pareil spectacle, suivit sans peine le fil de l’action, en fut charmé, et demanda à l’empereur avec transport et comme une grâce, le Danseur extraordinaire qui l’avait ravi.

Ne soyez point étonné, dit-il à Néron, de ma prière. J’ai pour voisins des Barbares dont personne n’entend la langue, et qui n’ont jamais pu apprendre la mienne. Les gestes de cet homme leur feront entendre mes volontés.

Thymèle, du temps de Domitien, fut à Rome, ce que la fameuse Empuse avait été dans la Grèce. Il n’y avait point d’action théâtrale qu’elle ne rendît avec la force, la vivacité, et l’énergie dont elle était susceptible. Elle fut surtout supérieure dans les tableaux de galanterie. Jamais on ne la peignit avec tant de feu, avec des couleurs en même temps si douces et si vives. Elle plongeait quelquefois les Spectateurs dans une espèce de ravissement qui allait jusqu’à l’extase. Les femmes, dans ces moments, hors d’elles-mêmes, perdaient la tête et criaient de plaisir54. Telle aurait paru Mademoiselle Sallé, si elle fût venue dans un siècle, où la Danse théâtrale eût été mieux connue.

Ce serait, au reste, une grande erreur de croire qu’une adresse habituelle, qu’un exercice journalier des bras, des jambes et des pieds, fussent les seuls talents de ces Danseurs extraordinaires. Leur exécution exigeait, sans doute, toutes ces dispositions du corps, dans le degré le plus éminent ; mais leurs compositions supposaient des combinaisons infinies qui n’appartenaient qu’à l’esprit.

Il faut avoir beaucoup étudié les hommes, pour oser entreprendre de les peindre. Ce n’est qu’après un examen très profond des passions, qu’on peut se flatter de les bien exprimer. Elles ont entre elles des rapports, qu’une grande justesse peut seule saisir, des nuances qui les distinguent, qu’une vue délicate aperçoit et qui échappent aisément à toutes les autres.

Dans un Héros d’ailleurs, dans ses actions, dans le cours de sa vie, il y a des traits, des événements, des écarts qui sont propres au théâtre, et qu’il faut savoir séparer de ceux qui peut-être plus éclatants dans l’Histoire, refroidiraient cependant la composition théâtrale.

Dans l’état où est la Danse de nos jours, les Danseurs et les Compositeurs de Ballets même, ne connaissent, n’ambitionnent, ne cultivent que la partie mécanique de l’Art. Elle semble suffire, en effet, aux désirs des Spectateurs auxquels ils ont intérêt de plaire.

À Rome, ils avaient besoin d’un assemblage de talents beaucoup plus rare. Ils devaient être Poètes et fort bons Poètes. Tous les trésors de la mémoire, de l’esprit et de l’Art, suffisaient à peine à la multitude des compositions nouvelles qu’exigeait d’eux le goût éclairé des Romains.

On croirait que j’exagère, si je ne me servais sur ce point de l’autorité d’un Auteur qui ne saurait être suspecte. Je vais traduire ici une partie de ce qu’il a écrit sur ce genre de composition si fort estimé de son temps, et si peu connu du nôtre.

Chapitre IV. Fragment de Lucien §

Un Compositeur de Ballets doit réunir plusieurs connaissances glorieuses à l’art ; mais qui le rendent très difficile. La Poésie doit orner ses compositions ; la Musique les animer ; la Géométrie les régler ; la Philosophie en être le guide. La Rhétorique lui enseigne à connaître, à réprimer, à émouvoir les passions ; la Peinture à dessiner ses attitudes ; la Sculpture à former ses figures. Il faut qu’il égale Appèle [Apelle], et qu’il ne soit point inférieur à Phidias. Il a besoin de se faire de bonne heure une excellente mémoire. Tous les temps doivent toujours être présents à son esprit ; mais il doit surtout étudier les différentes opérations de l’âme, pour pouvoir les peindre par les mouvements du corps. Il ne saurait avoir une conception trop facile. Un esprit vif, l’oreille fine, le jugement droit, l’imagination féconde, un goût sûr qui lui fasse pressentir partout, ce qui lui est convenable, sont des qualités rares dont il ne peut se passer et avec lesquelles l’Histoire ancienne, ou plutôt la Fable, lui fournira une matière suffisante pour les plus magnifiques compositions.

« Il faut donc qu’il s’instruise de tout ce qui s’est fait de considérable depuis le développement du chaos et la naissance du Monde jusqu’à nos jours55 . Notre Histoire embrasse en effet toute cette étendue de siècles ; mais il doit connaître principalement les Fables les plus célèbres, comme celles de Saturne, la bataille des Titans, la naissance de Vénus, celle de Jupiter, la supposition de sa mère, la révolte des Géants56, le vol de Prométhée, et son supplice, la formation de l’homme.

Qu’il passe de là au mouvement de l’Île de Délos, aux couches miraculeuses de Latone, à la défaite du serpent Python, au vol des Aigles, par le moyen desquels on a découvert le milieu de la terre, au déluge de Deucalion, à l’Arche où furent conservés les restes malheureux du genre humain.

Qu’il suive ensuite les nouveaux habitants qui ont repeuplé le monde. Il trouvera les voyages d’Inachus avec sa mère Cérès, la fourberie de Junon, l’embrasement de Sémélé, les deux naissances de Bacchus.

Tout ce qu’on raconte de Minerve, de Vulcain, d’Érichthon, le procès de Neptune sur la possession de l’Attique et le premier jugement de l’Aréopage, l’hospitalité de Céléus, les heureuses inventions de Triptolème, l’enlèvement de Proserpine, sont autant de Sujets qu’il peut exposer sur le théâtre, et qui doivent entrer d’une manière éloignée ou prochaine dans ses compositions.

Qu’il se rappelle la manière dont Icare planta la vigne, les malheurs d’Érigone, l’enlèvement d’Orithye, celui de Médée et ses fureurs : sa retraite en Perse ; l’histoire des filles d’Érechthée, et tout ce qu’elles ont fait et souffert en Thrace.

Après ces beaux Sujets, il en trouvera encore de nouveaux dans les Annales moins anciennes d’Athènes. Tels sont les amours d’Athamas et de Laodice, de Démophon et de Phyllis, de Thésée et d’Hélène, l’entreprise de Castor et Pollux contre la ville d’Athènes, la mort tragique d’Hippolyte, le retour des Héraclides.

Cette foule de noms illustres n’est rien encore, en comparaison du merveilleux que peuvent fournir les Histoires de Mégare, de Nysus, de Scylla, l’ingratitude de Minos pour sa malheureuse Amante, les calamités des Thébains et des Labdacides, les combats de Cadmus ; ce Dragon miraculeux, dont les dents semées dans le champ de Mars, produisirent une armée de combattants ; la métamorphose de ce héros, les murs de Thèbes qui s’élevèrent au son de la Lyre d’Amphion, les malheurs de ce Chantre célèbre, l’orgueil de sa femme, sa punition, son deuil, son silence.

Mais quels Tableaux frappants pour le Théâtre ne trouvera-t-il pas dans les aventures d’Actéon, de Penthée et d’Œdipe ; dans les Travaux d’Hercule, dans ses infortunes, dans sa mort !

Glaucon, Créon, Bellérophon, la Chimère, Sthénobée, le combat du Soleil et de Neptune, les fureurs d’Athamas, le Bélier des enfants de Néphélé, l’accueil que reçurent Ino et Mélicerte dans les Gouffres des mers appartiennent à l’Histoire de Corinthe. Celle de Mycènes peut fournir une moisson nouvelle plus abondante.

C’est là qu’on voit les noces de Pelops, le Jugement d’Inachus, le désespoir d’Io, la mort d’Argus, la cruauté d’Atrée, les pleurs de Thyeste, l’enlèvement d’Europe, la conquête de la Toison d’Or, la fin barbare d’Agamemnon, le supplice de Clytemnestre. En remontant plus haut on est frappé de l’entreprise des sept Princes contre Thèbes, de la manière dont y sont reçus les gendres fugitifs d’Adraste, de la mort cruelle d’Antigone et de Ménécée.

Ce n’est pas assez de ces connaissances. Un Compositeur de Ballets perdrait des sujets trop heureux, s’il ignorait ce qui s’est passé à Némée, les disgrâces d’Hypsipyle, le serpent qui dévora le jeune Archémore, la prison et les amours de Danaé, la naissance de Persée, son combat contre la Gorgone, son mariage avec Andromède, l’orgueil de Cassiopée, les regrets de Céphée et l’apothéose de ces quatre Personnages, qui peut former un dénouement aussi magnifique que théâtral.

Il doit s’instruire à fond du caractère des deux frères Danaüs et Égyptus, pour pouvoir représenter d’une manière frappante le mariage frauduleux de leurs Enfants, et de l’effroyable Tragédie qui en fut la suite.

En revenant sur ses pas, il se trouvera dans l’enceinte de Lacédémone, et c’est là que le fond le plus riche l’attend.

Les amours d’Hyacinthe, dont Zéphire est le rival ; le coup tragique qui lui ravit le jour, la douleur d’Apollon, cette fleur teinte de pourpre qui naît de son sang. Le retour à la vie de Tyndare, la colère de Jupiter contre Esculape, le voyage de Pâris à la Cour de Ménélas après son Jugement sur la beauté des trois Déesses, sa passion pour Hélène, l’enlèvement de cette reine, l’embrasement de la plus florissante ville de l’Asie dont il est la cause. Voilà ce que lui présente cette seule partie de la Grèce.

Car l’Histoire de Troie paraît liée à celle de Sparte, et tous les Héros qui s’y sont trouvés, peuvent fournir chacun un sujet particulier, ainsi que les événements qui suivirent cette guerre sanglante, comme la faiblesse de Didon et les erreurs du pieux Énée.

La Fable d’Oreste est aussi naturellement liée à cette grande histoire, ses dangers chez les Scythes, la rencontre inopinée qu’il y fait d’Iphigénie, le sang qu’il avait répandu, l’expiation qu’il allait en faire, ses infortunes ; ses fureurs. Tout cela appartient au Théâtre ; ainsi que la retraite d’Achille dans l’Île de Scyros, tout le reste de sa vie, les ruses d’Ulysse, sa folie supposée, son triomphe sur Ajax, ses voyages, ses amours ; Circé, Calypso, Télégone, Éole, les Vents, et tout ce qui arriva à ce Prince jusqu’à son retour auprès de la vertueuse Pénélope, sont des faits dont la Scène peut être enrichie.

Qu’un Compositeur jette ensuite les yeux sur l’Élide, sur l’Arcadie, sur la Crète, sur l’Étolie. Il y verra Œnomaüs, Myrtile, les premiers Athlètes des jeux Olympiques, la fuite de Daphné, la vie sauvage de Callisto, l’humeur farouche des Centaures, la naissance de Pan, l’union éternelle d’Alphée et Aréthuse.

Europe, Pasiphaé, les deux Taureaux, le Labyrinthe, Ariane, Phèdre, Androgée, Dédale, Icare, Glaucus, la Prophétie de Polyide, Talus ce gardien d’ai[rain] de l’Île de Minos.

Althée, Méléagre, Atalante, Dale, le combat et la défaite d’Acheloüs, l’origine des Sirènes et des Îles Échinades, la fureur d’Alcméon, la ruse fatale de Nessus, la funeste jalousie de Déjanire, l’embrasement d’Hercule sur le Mont Œta.

Qu’il se promène ensuite dans la Thrace et dans la Thessalie, qu’il contemple les miracles de la voix d’Orphée, sa mort, sa tête qui rend encore des sons, et qui semble revivre sur sa Lyre.

Hémus, Rhodope, les tourments qu’on fit souffrir à Lycurgue. Pélias, Jason, Alceste, la flotte des Argonautes, le massacre de Lemnos, Aétès, Protésilas et Laodamie, le songe de Médée, sa barbarie, ses infortunes.

Qu’il repasse de là en Asie, il sera frappé en voyant le tyran de Samos, et les folles erreurs de sa fille, etc.

Il verra en Italie les bords féconds de l’Éridan, l’ambition des fils de Clymène, ses sœurs changées en ces arbres précieux d’où l’ambre découle.

L’Afrique lui ouvrira la fameuse demeure des Hespérides ; qu’il y suive les traces d’Alcide, qu’il cueille avec lui les pommes d’or. En sortant de ce jardin, il découvrira le vieil Atlas sur qui les Dieux se reposent du poids immense du monde.

L’Espagne conserve encore les restes du Géant à cent bras, et le souvenir de l’enlèvement des bœufs d’Érythée. En Phénicie, on ne parle que du Myrte et de la mort d’Adonis.

Pour exceller en ce genre, il faut joindre à ces Notions, les différentes Métamorphoses en fleurs, en arbres, etc. Les changements de sexe qui sont arrivés, comme à Caénée, et à Tirésie ; l’Histoire moderne, ce qu’Antipater et Séleucus entreprirent pour plaire à Stratonice, les mystères des Égyptiens, les vies d’Épaphus et d’Osiris, les supplices des enfers ; enfin tout ce qu’ont imaginé Homère, Hésiode et les autres poètes. » 

Lucien n’exigeait point trop des Compositeurs de Ballets de son temps ; puisque ce genre, comme on l’a vu, embrassait à Rome toutes les grandes parties de la Tragédie et de la Comédie.

Aussi les Romains jouissaient-ils d’un avantage qui devait rendre nécessairement leurs Théâtres en général fort supérieurs aux nôtres. Leurs Compositeurs étaient à la fois Poètes, Musiciens et Acteurs. De nos jours le Poète n’est guère Musicien, le Musicien n’est jamais Poète, et les Acteurs trop souvent ne sont ni l’un ni l’autre.

Chapitre V. Mimes, Pantomimes, Danse Italique §

Les actions du caractère le plus bas ou du genre le plus libre furent à Rome l’objet de la Danse théâtrale jusqu’au règne d’Auguste. C’étaient des Bouffons venus de la Toscane qui exerçaient cet art. On les plaçait entre les Actes des Tragédies ou des Comédies, pour divertir la multitude, qui ne prenait qu’un plaisir médiocre aux Représentations régulières. On donna à ces Danseurs le nom de Mimes. On les faisait venir dans les festins pour divertir les Convives. Ils mettaient de la légèreté, et beaucoup d’expression dans leur Danse ; mais c’était toujours les mêmes tableaux. Ils n’avaient qu’un fond assez stérile, qu’ils répétaient sans cesse, et qu’ils ne variaient que par quelques figures licencieuses, qui les précipitaient toujours dans la grossièreté.

C’est dans cet état misérable que Pylade et Bathylle trouvèrent la Danse à Rome lorsqu’ils y parurent. Ce dernier était esclave de Mécène, il était né, comme je l’ai déjà dit à Alexandrie, et il avait vu Pylade en Cilicie. Il l’engagea à venir à Rome, après en avoir parlé à Mécène, qui aimait les Arts. Ces deux hommes, l’un d’un génie mâle et vigoureux, l’autre d’un esprit vif et liant, formèrent le plan d’un Spectacle nouveau, qui frappa l’ami d’Auguste. Il affranchit Bathylle, il échauffa l’Empereur, et promit de protéger Pylade.

On élève un Théâtre. Rome accourt. Elle voit d’abord une Tragédie complète : toutes les passions peintes avec les coups de pinceau les plus vigoureux, l’exposition, le nœud, la catastrophe exprimés de la manière la moins embrouillée et la plus forte, tout cela sans autre secours que celui de la Danse, exécutée sur des symphonies expressives, et fort supérieures à celles qu’on avait entendues jusqu’alors.

On était encore dans le silence que cause une vive admiration, lorsqu’un second spectacle succéda au premier. C’est une action ingénieuse, qui sans la voix, sans avoir besoin du discours a tous les caractères, les traits plaisants, les peintures badines d’une bonne Comédie.

Qu’on juge du charme d’un Spectacle de cette espèce. Surtout lorsqu’on saura que les talents de Pylade et de Bathylle pour l’exécution, répondaient à la hardiesse et à la beauté du Genre qu’ils osaient porter sur la scène.

Pylade, surtout, qui l’avait imaginé, était l’homme le plus singulier qui eût encore paru sur le théâtre. Son imagination féconde lui suggérait chaque jour quelque nouveau moyen de perfectionner l’Art et d’embellir le Spectacle.

Avant lui, quelques Flûtes composaient l’Orchestre des Romains. Il le renforça de tous les Instruments connus. Il joignit des Chœurs de Danse à ses Représentations ; il eut soin que leurs pas, leurs figures fussent toujours d’accord avec l’action principale. Il les habilla avec magnificence, et ne laissa rien à désirer, pour faire naître, entretenir, et l’illusion.

Les actions qu’on représentait sur les Théâtres de Rome étaient ou tragiques, ou comiques, ou satiriques.

Ésope et Roscius avaient fait par leur déclamation les délices des Romains. La Poésie Dramatique était de leur temps en possession des grands Spectacles. La Danse théâtrale s’en empara à son tour. Pylade et Bathylle firent oublier Roscius et Ésope. Leurs compositions57 formées des trois caractères en usage, ne laissèrent rien à désirer aux Spectateurs. Il ne fut plus question, que de pas, de mouvements, d’attitudes, de figures, de positions. Il en résultait une expression si naturelle, des images si ressemblantes, un pathétique si touchant, ou une plaisanterie si agréable, qu’on croyait entendre les actions qu’on voyait. Les gestes seuls suppléaient à la douceur de la voix, à l’énergie du Discours, au charme de la Poésie58.

Ce genre tout à fait nouveau (quoique composé d’un fond connu) formé par le génie, et adopté avec passion par les Romains, fut nommé Danse Italique ; et dans les transports du plaisir qu’il causait, on donna aux Acteurs le titre de Pantomimes, qui n’était qu’une expression vive, et point exagérée de la vérité de leur action. Les Danseurs que Pylade et Bathylle formèrent, conservèrent précieusement, après eux, cette domination. Ils devaient en être jaloux : elle honorait l’Art, et pouvait être pour eux une leçon continuelle de l’objet qu’ils avaient à remplir.

Ils devaient peindre sans cesse aux yeux des Spectateurs. Leurs mouvements, leurs pieds, leurs mains, leurs bras, n’étaient que les diverses parties du tableau, aucune de ces parties ne devait rester oisive, toutes devaient concourir à former cet assemblage heureux d’où résultent l’harmonie et l’ensemble. Un Danseur apprenait de son nom seul, qu’il ne pouvait être bon à Rome, qu’autant qu’il était tout Comédien59.

Aussi cet Art y fut-il porté à un point de perfection, qui paraîtrait incroyable, si on ne savait les efforts dont les Artistes sont capables, lorsque les récompenses les encouragent, que les distinctions les animent, et que l’espoir de la gloire les enflamme.

Un Danseur nommé Memphis, qui était Philosophe pythagoricien, exprimait par sa danse, au rapport d’Athénée60, toute l’excellence de la Philosophie de Pythagore, avec plus d’élégance, de force, et d’énergie, que n’aurait pu le faire le Professeur de Philosophie le plus éloquent.

Pylade dans toutes ses Tragédies, arrachait des larmes aux Spectateurs les moins sensibles. Les pleurs, les sanglots interrompirent plusieurs fois la Représentation de Glauque dont le Pantomime Plancus jouait le rôle principal, et Bathylle, en peignant les amours de Léda, avait toujours causé à plusieurs Dames Romaines, très respectables d’ailleurs, des distractions qui passaient les bornes de la sensibilité61.

Nous nous sommes contentés à moins jusqu’à ce jour ; et nous croyons de bonne foi connaître, aimer, posséder la Danse. Combien de fois n’ai-je pas ouï dire à des gens même de goût et d’esprit, que les Français étaient les meilleurs danseurs de l’Europe, qu’ils avaient porté l’Art de nos jours, aussi loin qu’il pouvait aller, etc. C’est ainsi que nos bons aïeux, il y a trois cents ans, satisfaits d’une abondance grossière, s’imaginaient avoir fait dans leurs festins, une chère très délicate. Ils en avaient le fond ; mais l’Art de l’employer leur fut inconnu. Sur nos théâtres nous avons de même des pieds excellents, des jambes brillantes, des bras admirables. Quel dommage, que l’Art de la Danse nous manque !

Livre quatrième §

Chapitre I. Époque du plus haut point de gloire de l’Art §

Les Rois ont toujours sous leur main un moyen assuré de distraire les regards de la multitude des opérations du gouvernement ; mais il n’est point de Souverain, qui ait su employer ce moyen d’une manière plus efficace qu’Auguste, ni dans des circonstances aussi délicates.

En prenant les rênes de l’Empire, il sentit les avantages que pouvait lui procurer le goût des Romains pour les Spectacles publics, et il fonda sur leur magie, la tranquillité de son Règne62.

Les Théâtres, déjà établis, étaient beaucoup pour ses vues. Il sentit cependant que des nouveautés heureuses produiraient un effet encore plus grand. Les Spectacles anciens sont pour le Public comme une vieille habitude : il les voit, il les suit, parce qu’il est accoutumé de les voir et de les suivre. Leur privation serait une peine ; leur jouissance n’est qu’un médiocre plaisir.

Un genre inconnu a les attraits d’une Maîtresse nouvelle. On se passionne pour des représentations, dont on n’avait point l’idée. Le goût se ranime, le charme de l’impression excite et soutient l’enthousiasme. On ne voit, on ne veut voir que ce seul Théâtre. On allait aux autres. On court à celui-ci. Les plus grands objets sont oubliés. Il ne s’agit plus, dans les cercles, dans les familles, dans les lieux publics, que du spectacle en vogue.

Auguste pressentit ces effets. Il commença par mettre la Danse à la mode. Il l’aimait, ou, ce qui revient au même pour le Public, lorsqu’on règne, il feignit de l’aimer. De ce moment, il parut honorable de s’en occuper ; puisque l’Empereur s’en occupait lui-même.

Ésope et Roscius, qu’on venait de perdre, avaient laissé un vide immense dans le Théâtre déjà connu. Il était difficile de le remplir. L’Empereur imagina qu’un genre, qui serait oublier l’ancien, suppléerait encore mieux au défaut de ces grands Acteurs, qu’un remplacement douteux et peut-être impossible.

Il ne se trompa point dans ses conjectures. Il protégea Pylade et Bathylle63, et Rome bientôt occupée de ce seul objet, ne tourna plus ses regards vers le gouvernement qu’Auguste lui avait ravi.

À mesure que Pylade et Bathylle se disputaient les suffrages des Romains, ceux-ci entraînés par le charme du Spectacle, le voyant avec assiduité et n’en sortant jamais sans transport, ne purent se rendre compte mutuellement de leur impression, sans entrer dans des discussions qui blessaient l’amour-propre. L’enthousiasme est une fièvre de l’esprit. Il est bouillant, emporté, exclusif. Les Spectateurs qui étaient enchantés de Pylade, écoutaient avec impatience les éloges extrêmes qu’on donnait à Bathylle ; et les partisans de celui-ci étaient outrés des succès de Pylade.

Deux partis se formèrent ainsi rapidement, et les cabales du Théâtre, comme l’avait prévu l’Empereur, étouffèrent toutes les autres. Rome se vit divisée en Pyladiens et en Bathylliens, ennemis déclarés ; toujours prêts à se nuire, et plus émue peut-être que s’il s’était agi alors de l’Empire, elle fut plus d’une fois sur le point d’en venir aux mains, pour régler les rangs des deux Pantomimes.

Auguste, en suivant son plan de politique, avait honoré la Danse, et les Danseurs par l’établissement d’une loi, qui avait été reçue avec un applaudissement universel. Elle accordait aux Pantomimes le privilège dont jouissaient les Citoyens, de ne pouvoir être condamnés au fouet, qui était la peine des Esclaves. Il les avait de plus soustraits à la juridiction des Magistrats et des Préteurs, pour les soumettre immédiatement à la sienne.

Tout cela avait jeté du lustre sur l’état des Pantomimes, et semblait anoblir aux yeux de la multitude les querelles que leurs Représentations excitaient dans les deux partis. Tant qu’ils restèrent dans une sorte d’équilibre, Auguste les laissa se débattre, se ridiculiser, se déchirer mutuellement ; mais une circonstance qui intéressait le bon ordre, ou peut-être son amitié pour Mécène64, l’engagea de se déclarer pour un temps en faveur du parti de Bathylle.

Pylade avait été sifflé par une cabale violente. Un grand Seigneur de Rome en était le chef, et ne s’en cachait pas. Le Pantomime outré le joua sans ménagement, dans la Représentation suivante. Ses partisans applaudirent à cette insolence. Le Seigneur joué jetait feu et flammes, et le parti de Bathylle ne parlait de rien moins que de brûler le Théâtre de Pylade, et de le massacrer lui-même.

Auguste apaisa ce mouvement, qui était sur le point de devenir une véritable sédition, en bannissant pour un temps Pylade qu’il voulait sauver, et qu’il espérait faire servir encore à ses vues.

C’est à cette occasion, qu’après avoir reçu de la bouche même de l’Empereur l’ordre de quitter Rome, Pylade osa lui dire : Tu es un ingrat. Que ne les laisses-tu s’amuser de nos querelles ?

La disgrâce de Pylade calma d’abord les Bathylliens, et en imposa au parti contraire. Les gens cependant qui se croyaient les plus sages des deux côtés, réfléchirent sur cet événement, et ils se communiquèrent leurs observations.

Ils trouvaient une injustice, qui allait jusqu’à la tyrannie, dans l’exil d’un homme public, qui était devenu nécessaire aux plaisirs de Rome. Il ne lui restait plus de liberté que dans ses Spectacles, et Auguste avait la barbarie de la lui ravir.

Ce discours passa de bouche en bouche, et fit une impression étonnante. Les Pyladiens et les Bathylliens suspendirent leur haine mutuelle, pour en réunir tous les traits contre un tyran, qui, disaient-ils, cherchait à les accabler chaque jour de nouveaux fers.

Quelques lois utiles que l’Empereur fit publier alors, trouvèrent le peuple dans cette disposition. Justes ou injustes, on ne les examina point ; on ne vit que la main de laquelle elles étaient parties. On s’assembla, on s’aigrit, on courait aux armes. Auguste fit revenir Pylade, et le tumulte cessa. On ne parla plus de lois, d’injustice, de tyrannie. Ce ne furent que transports de joie. Le Peuple, les Sénateurs, la Noblesse ne pouvaient se lasser de bénir [la] main bienfaisante, qui leur rendait le plus célèbre et le meilleur Danseur de la terre.

Que de ressources heureuses n’a-t-on pas dans la frivolité des hommes, pour leur faire adorer même le joug qu’on leur impose ! c’est moins sa pesanteur qui les blesse, que la manière maladroite dont ont la leur fait sentir. Auguste n’eut la main sûre, vers la fin de son règne, que parce que l’habitude de régner et la connaissance des hommes, la lui avaient rendue légère.

Chapitre II. Détails sur Pylade et Bathylle §

On trouve dans le caractère particulier de chacun de ces deux hommes célèbres la cause première de la diversité de leurs compositions, et celle de leur sort, si différent l’un de l’autre, pendant tout le cours de leur vie. J’entre dans cet examen, parce qu’il peut être utile à l’Art et servir de leçon aux Artistes.

Pylade était impétueux, brusque et fier. Toujours occupé d’idées nobles, la tête remplie des actions les plus belles de l’Antiquité, son penchant devait nécessairement tourner son génie vers les plus grands tableaux, dont son imagination était sans cesse frappée.

Comme il ne sortait d’une composition, que pour se plonger dans un nouvel enthousiasme ; lorsque ses yeux s’ouvraient sur les objets dont il était entouré, ils lui semblaient si petits, qu’il les apercevait à peine. Aussi parlait-il à ses Camarades comme à des sujets, au Public assemblé comme à une armée dont il aurait été le Général, à l’Empereur lui-même, comme s’il n’eût été qu’un homme.

Il eut des admirateurs, des partisans, des enthousiastes, et ne pouvait avoir des amis. Son génie, le feu de ses compositions, la vérité de son exécution causaient de l’étonnement, asservissaient les Spectateurs, les entraînaient jusqu’au respect ; mais il était sans intrigue, par conséquent sans cabales. Il ne voyait qu’en grand ; le moyen qu’il se pliât à tous les petits soins qu’exige la Cour. Tout ce qui sentait la bassesse, lui paraissait insupportable ; comment se serait-il ménagé des protecteurs ?

Bathylle avait l’esprit badin, gai, léger, plein de feu, et de jolies saillies. Telles devaient être ses compositions. Ce n’était dans tout ce qu’il exécutait qu’images vives et riantes, que tableaux peints par la main légère des Grâces, dessinés par l’Amour, animés par la volupté. Les traces qui en restaient dans son imagination, rendaient son humeur égale, sa conversation gaie, son commerce facile. Souple, complaisant, adroit, il faisait dans le même temps une révérence profonde, disait un bon mot, et riait d’une plaisanterie qu’on lui adressait ; quoiqu’il sût très bien qu’elle était mauvaise.

Il avait commencé par être Esclave, et avait fait dans cet état son apprentissage de complaisance. Il mérita la faveur de son Maître, parce qu’il avait des talents, de la politesse, de l’esprit. Mécène ne se serait pas laissé séduire par de moindres avantages ; mais pour s’acquérir la bienveillance de la foule des grands Seigneurs, Bathylle avait senti qu’il lui fallait d’autres ressources.

Il les trouva dans sa souplesse, dans une liberté effrénée de mœurs, dans une facilité extrême à se prêter sans difficulté aux parties de plaisir les plus libertines, dans les soins qu’on pouvait exiger de lui, sans craindre de l’offenser, pour négocier, lier, ou rompre les tendres commerces de Rome.

Avec ces secours, il ne pouvait pas manquer de se faire un nombre infini de partisans, une foule d’amis et autant de protecteurs qu’il y avait pour lors de grands Seigneurs, mal élevés et sans mœurs, à la Cour d’Auguste.

Dans les intervalles que laissaient à Pylade et à Bathylle les jours de relâche et les succès continus de leurs compositions, le premier s’occupait à faire des recherches profondes sur son art, à les écrire, à les rendre utiles65. Le second soupait vraisemblablement dans les petites maisons des environs de Rome, ne songeait qu’au plaisir, et avait l’adresse de le faire servir à sa fortune.

L’un ne cherchait qu’à étonner, qu’à forcer l’estime, qu’à subjuguer l’admiration. Il méprisa les intrigues, se raidit contre les cabales et en fut souvent la victime.

L’autre ne voulait qu’amuser. Son but unique était de plaire. Peu délicat sur le choix des moyens, ils lui étaient tous bons pourvu qu’ils fussent sûrs. Il écarta loin de lui les tempêtes, il en souleva de terribles contre Pylade, lui fut toujours inférieur, et marcha constamment son égal.

Il mourut, et Pylade pendant quelque temps, resta seul maître sans contradiction du champ de la gloire ; mais sa fierté, ou son humeur, mirent bientôt de nouveaux obstacles à sa tranquillité.

Un jour qu’il représentait Hercule furieux, il s’aperçut que sa Danse, qui caractérisait l’action qu’il avait à peindre, faisait murmurer les Spectateurs. Fous, leur cria-t-il en s’approchant des bords du Théâtre, ne voyez vous pas que je représente un fou ? Précédemment en jouant le même rôle chez l’Empereur, pour mieux rendre les fureurs d’Hercule, il avait jeté ses flèches sur l’Assemblée, et l’Empereur avait applaudi à cette extravagance, ou par un raffinement de politique, ou par un excès de bonté. On juge bien que Pylade ne fut pas plus circonspect en présence du Peuple. Ses flèches lancées au milieu des spectateurs, en blessèrent quelques-uns, en effrayèrent plusieurs, et les révoltèrent tous.

Tant qu’on verra des hommes supérieurs dans leur Art, qui fixeront sur eux l’attention des autres ; on verra aussi l’orgueil et l’envie s’épuiser en efforts pour détourner les regards de la multitude et pour la forcer, s’il leur est possible, à briser l’idole qu’elle s’est choisie.

Entre mille ressources que la malignité leur suggère, il en est une que la faiblesse, la légèreté, l’inconstance du Public rendent presque toujours infaillible. Ils ont sur ce point l’expérience de tous les siècles.

Ainsi lors qu’une continuité de grands succès élève un homme à talents au-dessus de tous ses Contemporains : quand les traits lancés sur ses compositions, les ridicules donnés à sa personne, à ses partisans, à ses entours ne balancent plus son mérite ; on cherche alors quelque homme nouveau pour l’opposer à l’ancien. On le désigne comme un objet d’espérance. Il faut l’encourager, le secourir, le porter. C’est pour soi-même, dit-on, qu’on travaille.

La multitude écoute, répète, applaudit ; elle s’échauffe par degrés jusqu’à trouver bon ce que peu de jours auparavant elle ne jugeait que mauvais, ou tout au plus médiocre. On répand alors des bruits qu’elle saisit avec avidité : la brusquerie, l’humeur, la fierté du sujet que l’on veut détruire, la douceur, la modestie, la politesse du Candidat qu’on cherche à établir passent de bouche en bouche. Après tous ces préparatifs, le moment arrive, l’impulsion est donnée. Le Public la suit, et toujours extrême dans sa saveur comme dans sa haine, il s’aveugle, s’enivre et s’égare.

Rien n’est moins ordinaire dans ces circonstances, que de voir la multitude s’arrêter dans des bornes raisonnables. Je n’en connais qu’un exemple dans l’Histoire des Arts. Je vais le rapporter. Puisse-t-il en pareille occasion, être toujours suivi !

Chapitre III. Dispute entre Pylade et Hylas. §

Pylade avait cultivé les dispositions qu’il avait aperçues dans un de ses élèves qu’on nommait Hylas. Ce jeune homme joignait à une belle figure beaucoup d’ambition, qu’on prit pour du zèle, un désir extrême de se distinguer qu’on confondit avec le feu du grand talent, une grande souplesse dans l’esprit, qu’on nomma douceur de caractère.

C’est sur cet homme que les ennemis de Pylade jetèrent les yeux, d’abord pour balancer ses succès et bientôt après pour l’anéantir lui-même, Hylas ne savait cependant, et il ne pouvait faire que ce que Pylade lui avait enseigné. Si celui-ci n’avait point paru, l’autre n’eût jamais été qu’un Danseur au-dessous du médiocre. Incapable par lui-même de se frayer des routes nouvelles, il ne connut jamais que celles que son maître lui avait ouvertes. Hylas avait quelque talent : Pylade était un génie.

N’importe. On prôna le premier, tandis qu’on desservait sous main le second : les applaudissements, qui vrais ou factices, sont, à la longue, la règle constante des jugements de la multitude, augmentaient chaque jour en faveur d’Hylas et diminuaient pour Pylade. Déjà on se partageait : l’un arrivait, l’autre était sur le point de partir, et c’est un avantage qui fait presque toujours la première fortune des gens à talents.

Pylade supportait en homme ferme cette disgrâce. Hylas en jouit en jeune étourdi. Sans ménagement, sans pudeur, cabalant à découvert contre son bienfaiteur, lui ravissant chaque jour quelque portion de gloire, il voulut enfin consommer l’ouvrage de sa réputation par un coup hardi, qui anéantit sans retour un vieux Athélete, dont il se croyait le rival, et qui ne le regardait que comme un faible écolier, plus digne de pitié que de colère.

L’orgueilleux osa défier son maître. Le défi fut accepté, le sujet choisi, et le jour pris.

Rome entière en mouvement, sollicitée, poussée par la faction d’Hylas court en foule au Théâtre. Il s’agissait de représenter Agamemnon. Pour exprimer la grandeur de ce Roi, le jeune pantomime entre sur la scène avec un cothurne qui le rehausse, s’élève encore avec force sur la pointe des pieds, et parvient en effet, par cet artifice, à paraître beaucoup plus grand que la foule d’Acteurs dont il était entouré.

La Jeunesse Romaine transportée de ce coup de génie, crie au miracle. Les Dames les plus belles battent des mains. On admire, on se passionne, on s’écrie. Hylas est divin. C’est le mot qui court.

Pylade paraît alors avec une contenance noble et fière. Sa danse grave, ses bras croisés, ses pas lents, ses mouvements quelquefois animés, souvent suspendus, ses regards tantôt fixes sur la terre, tantôt tournés vers le ciel, peignaient un homme occupé des plus grandes choses, qu’il voyait, qu’il pesait, qu’il comparait en Roi.

Les Spectateurs frappés de la justesse, de la dignité, de l’énergie d’une peinture si expressive, entraînés hors d’eux-mêmes par un mouvement unanime, poussent un cri d’admiration, après lequel il ne fut plus possible de revenir à l’idole qu’on voulait établir. Jeune homme, dit alors froidement Pylade en s’adressant à Hylas, nous avions à représenter un Roi, qui commandait à vingt Rois. Tu l’as fait long : je l’ai fait grand.

L’Empereur avait semblé ne prendre aucun intérêt à cette dispute, et il s’en était cependant occupé. Il avait paru voir indifféremment le procédé d’Hylas, dont il avait prévu la défaite ; mais il l’attendait à la première occasion, pour le punir d’une manière qui pût être utile à l’Art, et prévenir désormais la fatuité des Artistes.

L’insolence du jeune Pantomime ne fit pas attendre Auguste longtemps. Outré de dépit, il cabala encore : sa trame qu’on épiait, fut découverte, et l’Empereur sans abroger la Loi qu’il avait publiée en faveur de la Danse, et s’en écartant pour cette fois seulement, sans qu’elle pût tirer à conséquence ; ordonna qu’Hylas fût fouetté dans tous les lieux publics de Rome. Bel exemple de justice qui supposait dans l’Empereur une fermeté d’autant plus louable, que les Romains paraissaient alors bien plus attachés à leurs Hylas, qu’à leur ancienne liberté.

Chapitre IV. Troubles excités à Rome par les Pantomimes. §

Auguste se servit toujours utilement des Spectacles qu’il avait établis. Il avait prévu les troubles qu’ils exciteraient, les disputes qu’ils feraient naître, les mouvements tumultueux qu’ils pourraient susciter. Sa prévoyance préparait ainsi une nourriture continuelle et peu dangereuse à l’inquiétude naturelle des Romains. Il tenait dans sa main les mouvements secrets de la machine, qu’il avait exposée à leurs regards. Toujours maître des causes, il était sûr aussi de prévenir ou d’arrêter à son gré les effets. Comme il ne devait son adresse qu’à la prudence, il eut le coup d’œil presque toujours juste. Il forma un bon plan général, et le suivit. Il était politique.

Tibère qui lui succéda, crut trouver sa sûreté dans un excès de raffinement qui devait la lui faire perdre. Sans projet fixe, parce qu’il n’en voyait point sans inconvénients, il en formait chaque jour de nouveaux, et n’en suivait constamment aucun. Comme il avait plus de ruse que de prudence, il alla presque toujours plus loin que le but. Il n’était que fin.

Cet Empereur, qui avait le malheur de ne pas aimer les Arts, n’aperçut point l’objet qu’avait eu son Prédécesseur dans l’établissement des théâtres de Danse. Il ne vit de ce spectacle, que le frivole, l’utile lui échappa. Auguste en avait sagement retenu la surintendance. Tibère la dédaigna imprudemment, sans cependant la rendre aux Préteurs66.

Il arriva, de là, que la licence des Pantomimes, que rien ne contenait, devint extrême, et que les troubles qu’ils excitèrent devaient paraître fort dangereux. La multitude s’était passionnée pour eux jusqu’à la fureur ; leurs jalousies furent poussées jusqu’à la violence ; leur audace jusqu’à la licence la plus effrénée.

Il n’y avait guère de jour que quelque personne distinguée ne fût l’objet de leur malignité. Un Pantomime avait l’effronterie de jouer publiquement un Sénateur, et le Peuple applaudissait à cette insolence. L’Empereur craignit que cette hardiesse ne montât bientôt jusqu’à sa Personne.

À la fin du spectacle, les Acteurs ou irrités ou enorgueillis de la diversité de leurs succès se battaient, s’égorgeaient derrière le théâtre. Les Spectateurs échauffés de la représentation prenaient parti, en venaient aux mains, et un objet d’amusement, devenait une occasion continuelle de tumulte67. Les Gardes qu’on envoyait pour calmer le désordre prenaient souvent parti dans la querelle. Les Centurions, les Soldats, les Tribuns, le Préteur lui-même, étaient tués ou blessés, dans ces combats de tous les jours.

Tibère trembla que de pareils mouvements ne dégénérassent à la fin en des factions funestes au trône.

Ces deux motifs qu’il masqua du prétexte des mœurs, l’engagèrent à bannir tous les Pantomimes. Leurs Théâtres furent fermés ; mais les ordres de l’Empereur furent mal exécutés, malgré les rigueurs qu’on en avait à craindre. Les maisons des Particuliers devinrent les asiles des Acteurs ; on se rassembla dans toutes les familles, pour jouir des représentations secrètes qu’on ne pouvait plus voir sur des Théâtres publics. La familiarité entre les Spectateurs et les Danseurs devint chaque jour plus grande. Ils se mêlèrent sur ces petits Théâtres de société et tout fut bientôt Pantomime bon ou mauvais.

C’est dans cet état que Caligula trouva Rome, lorsqu’il prit les rênes de l’Empire. J’ai dit que Tibère n’avait aperçu que le côté frivole des Spectacles. Son Successeur n’en connut que la partie la plus grossière. Il rouvrit les Théâtres publics des Pantomimes que Tibère avait fermés. Sous un pareil maître, on peut juger quelle dût être la bassesse des Courtisans, l’avilissement du Sénat, le goût de la multitude. Le Théâtre, pendant son règne, ne fut plus qu’une école odieuse de libertinage ; les Pantomimes, qu’une troupe infâme prostituée sans cesse à la débauche des Romains ; l’art, qu’un vil instrument dont se servait la fortune, pour combler de biens des personnages ridicules dont rien ne réprimait l’insolence68.

Des séditions nouvelles excitées à leur occasion avaient forcé Néron de les éloigner. Ce monstre, plus efféminé encore que l’infâme Caligula, les rappela bientôt, pour s’associer à leurs débauches.

Ils jouirent dès lors, jusqu’au règne de Domitien, d’une assez grande tranquillité, et de la plus haute faveur ; mais l’audace de Pâris, qui osa souiller le lit de l’Empereur, enhardit ce Prince à les chasser tous de Rome. Cette peine qu’ils méritaient par leurs désordres n’eut rien de flétrissant, parce qu’elle partait de la main d’un homme injuste. Domitien traitait les Pantomimes, comme il avait traité les Philosophes. Il ne sentait ni le prix de la sagesse, ni les avantages du plaisir. L’humeur et non l’amour de l’ordre avait dicté ses deux Décrets. Il proscrivait la Danse, parce qu’il avait reçu une injure personnelle d’un Danseur ; et il poursuivait les Philosophes, parce qu’il avait été toujours fatigué des préceptes de la Philosophie. Il répudia sa femme, et fit massacrer Pâris69. Ce Pantomime formait un jeune élève qui avait une partie de ses talents, et par malheur pour lui quelques-uns de ses traits. Cette ressemblance lui fut fatale. L’Empereur le fit inhumainement assassiner, et n’allégua que cette malheureuse ressemblance, pour justifier une action barbare que rien ne pouvait excuser.

Les Pantomimes furent rappelés, au moment que Domitien ferma les yeux. Ils se soutinrent, et s’affermirent jusqu’au règne de Trajan ; mais cet Empereur crut faire une action utile, en ôtant aux Romains un Spectacle que l’indécence avait rendu méprisable. Pline loue cet empereur, d’avoir exécuté, du consentement du Peuple, un projet que Tibère, Néron et Domitien, avaient eu bien de la peine à lui faire supporter : oserait-on le de dire ? plus l’amour que les Romains70 avaient pour Trajan rendait facile l’exécution d’une loi, dont on avait toujours murmuré jusqu’à lui ; plus ce Prince était blâmable de prendre, dans les circonstances où il se trouvait, le parti de tous, le moins digne d’un homme qui règne.

Les Théâtres de Danse n’étaient devenus nuisibles, que, parce que la licence les avait corrompus. Il fallait que Trajan se servît du pouvoir qu’il s’était acquis sur l’esprit et le cœur de ses sujets, pour purger ce Spectacle de toutes les indécences qui le déshonoraient, pour y ramener le bon ordre, pour rendre les Pantomimes plus circonspects dans leurs plaisanteries, plus retenus dans leurs tableaux ; et, s’il était possible, plus habiles dans leur art.

La médiocrité ne sait que détruire. Le génie corrige, reforme, et sait tirer ainsi le plus grand des avantages de l’excès même du désordre. Pline, dans cette occasion, a loué son Héros en Courtisan. Il aurait dû le blâmer en Philosophe.

Chapitre V. Honneurs et Privilèges accordés à la Danse §

Auguste rendit les Pantomimes égaux aux Citoyens, en leur accordant le privilège de ne pouvoir être punis comme les Esclaves.

En les mettant sous sa Juridiction immédiate, en interdisant aux Préteurs celle qu’ils avaient naturellement sur eux, ainsi que sur le reste du Peuple, il les mit au-dessus des Citoyens ordinaires, et se conserva d’ailleurs par là des moyens faciles de porter l’art à la plus grande perfection et de le faire servir à ses vues. Les peines et les récompenses sont les ressorts les plus sûrs des actions des hommes. L’Artiste qu’on punit ou qu’on récompense à propos, va toujours dans son art plus loin que tous les autres.

C’est en suivant son plan, qu’Auguste qui avait exilé Pylade, pour réprimer son audace, lui déféra des honneurs extraordinaires, pour couronner ses succès. Il lui accorda le titre de Décurion71, qui était celui qu’on donnait aux Sénateurs, lorsqu’ils partaient pour les Provinces. Dans les suites, quelques Empereurs allèrent encore plus loin, et nous voyons, dans des Monuments anciens, que des Pantomimes furent élevés à la dignité de Prêtres d’Apollon, toujours briguée par les noms les plus illustres72.

Mais tous ces titres n’auraient été qu’une vaine fumée sans la considération publique, qui est le premier des honneurs et le seul réel peut-être, parce qu’il n’a presque jamais pour principe que le talent supérieur ou les vertus éminentes.

J’aime à voir Auguste et Marc-Aurèle, qui sont de tous les empereurs romains les deux à qui il serait le plus glorieux de ressembler, honorer l’art dans la personne des grands Artistes ; mais j’éprouve un sentiment plus vif encore, lorsqu’en parcourant les Annales de Rome, je vois le Peuple, les Sénateurs, la Noblesse courir avec empressement au-devant de Pylade, l’entourer, le suivre dans les rues, et reconnaître par cet empressement honorable, la supériorité que le génie et les talents doivent avoir dans l’opinion des hommes, sur la naissance, la fortune, et les dignités.

Ces honneurs que l’usage avait perpétués en saveur des successeurs de Pylade, aigrirent et devaient irriter Tibère73. Je ne suis point surpris que cet Empereur les ait réprouvés par une loi expresse. L’Histoire qui nous peint tous les grands Rois occupés sans cesse à cultiver, à honorer les arts, nous montre aussi tous les Princes médiocres74 tremblant toujours qu’on ne fasse trop en saveur des meilleurs Artistes. Cette différence est l’ouvrage constant de la nature. Elle inspire aux uns une défiance continuelle pour tout ce qui passe leur niveau, et aux autres une douce sympathie pour tout ce qui s’élève au-dessus de l’espèce commune.

Sous l’empire des premiers, le défaut d’émulation, le mauvais goût, la prudence même concourent à la chute des Arts. C’est Tarquin qui coupe les têtes de pavot plus élevées que les autres.

Sous l’Empire des seconds, l’âme s’élève, l’esprit s’ouvre, le génie se développe. C’est la chaleur du soleil qui fait éclore les germes de la Terre.

Il y a trente ans, que les sciences, les talents, les beaux-arts étaient totalement inconnus dans le Nord de l’Allemagne. La Prusse, soumise à un Gouvernement Militaire, n’avait encore eu que des Souverains guerriers. Sous de pareils Maîtres, elle fut quelquefois redoutable, et jamais florissante. Le Ciel lui a donné un héros Philosophe. Elle s’est éclairée, polie, illustrée, sans cesser d’être guerrière. Le Roi de Prusse entraîné par ce penchant, si naturel aux hommes extraordinaires, pour les beaux-arts, les a appelés dans sa Capitale, et ils y fleurissent. Il a sur pied cent cinquante mille hommes, pour défendre ses droits, et toutes les Langues savantes de l’Europe, pour publier sa gloire.

Chapitre VI. Causes de la Décadence de l’Art §

La Danse honorée par Auguste fit les plus grands progrès, pendant le règne de cet empereur. Proscrite par Tibère, elle devint un plaisir défendu, qui n’eut besoin que d’un art médiocre pour plaire. Les Patriciens donnèrent un asile dans leurs Palais, les simples Citoyens dans leurs maisons, aux Danseurs qu’ils craignaient de perdre. Devenus les Commensaux des Romains, mêlés dans les familles, montrant l’art et l’exerçant conjointement avec leurs élèves, tout fut dès lors confondu ; on n’aperçut plus de distance entre l’Artiste, qui aurait dû seul professer l’art, et le Citoyen qui n’aurait dû que l’encourager et en jouir.

Il y a une grande différence pour les effets, entre les honneurs que l’on fait bien d’accorder à l’art du Théâtre, et la familiarité qu’on fait très mal de prodiguer aux gens qui l’exercent. Plus on honore les succès, plus les applaudissements, les distinctions élèvent l’art, et plus il s’achemine vers la perfection. Son aiguillon le plus vif est l’espoir de la gloire.

La familiarité au contraire, sans trop honorer l’art, dissipe, énerve, perd l’Artiste. Que peut-on espérer d’un homme à talents que ses premiers succès ont mis à la mode, qui vit dans le sein des familles les plus considérables comme l’enfant de la maison, qui n’a plus rien à faire pour captiver les suffrages, qui possède par de-là ce qu’il pouvait prétendre ? Il est devenu le Juge de ses Juges.

Pylade n’était familier avec personne : il ne tutoyait point de Sénateur, aucun des Chevaliers Romains n’était son camarade. Il fut le premier Danseur de la Terre. Ses successeurs furent familiers avec les plus grands seigneurs de Rome : ils étaient compagnie chez les Dames de la Cour de Tibère, de Caligula, de Néron ; les Bourgeoises se boursillaient, pour faire leur partie. Ils ne furent presque tous que des Danseurs médiocres.

Cela n’empêcha pas qu’ils ne tournassent plus de têtes encore que leurs premiers Maîtres n’en avaient subjuguées. On admirait, on honorait les uns. On courut, on idolâtra les autres. À mesure que l’art baisse, le goût s’altère.

Les Romains de la Cour d’Auguste, sans rien perdre de leur dignité, avaient accordé des marques de considération à leurs pantomimes, qui avaient dû les exciter aux efforts les plus grands pour continuer de les mériter. Les Courtisans de Caligula, de Néron, etc. au contraire, en descendant de leur rang jusqu’à s’associer aux Danseurs de leur temps, s’avilirent eux-mêmes, sans donner de l’émulation aux Artistes. On ne cherche guère à plaire qu’à plus grand que soi ; et il n’y avait presque point alors de Seigneur qui fût plus considérable qu’un pantomime.

Le luxe, la débauche, le libertinage avaient confondu tous les rangs. Néron distinguait un Histrion qui l’avait flatté, et laissait dans la foule un Patricien qui l’avait bien servi. Le beau sexe d’ailleurs, pour comble de malheur, s’était emparé de l’autorité suprême dans les Spectacles publics. Ce n’était plus par conséquent que le caprice qui y donnait des lois, la fantaisie qui y appréciait les talents, la cabale qui y décidait les succès.

Les Pantomimes étaient entretenus publiquement par les Dames les plus qualifiées de Rome75. Le talent du Théâtre ne fut pas celui qu’elles recherchèrent avec plus de vivacité. Il n’était qu’en sous-ordre. Elles paraissaient toujours contentes de celui-ci, lorsqu’elles avaient à se louer des autres. On ne connaissait plus ni bienséances, ni honnêteté, ni retenue. La passion des femmes Romaines était si folle, qu’elles couraient, les jours où il n’y avait point de Spectacle, dans les loges des Acteurs ; elles tâchaient de s’y dédommager de la représentation qui manquait à leur lubricité, en baisant mille fois les habits et les masques des Pantomimes76.

Comment, au milieu de cette monstrueuse dissolution, dans cette dissipation continuelle, au sein de l’infamie et de la prostitution, l’art aurait-il pu éviter sa chute ? Il n’y a point de genre, qui pour être porté à la perfection dont il est susceptible, et pour s’y maintenir, n’exige toute l’attention, toute l’application, tous les efforts dont l’homme est capable.

Remarquons ici cependant, 1°. que les arts ne tombent presque jamais qu’après qu’ils sont montés au plus haut point de gloire ; 2°. que la Danse semblable aux autres Arts qui devinrent si florissants sous l’empire d’Auguste, ne dut ses progrès rapides qu’aux honneurs qu’elle reçut des sujets et du Souverain.

Ces deux observations doivent nous tenir en garde contre les vains sophismes de ces esprits chagrins, qui déclament sans cesse contre les prévenances, les distinctions, les faveurs dont nous honorons, avec raison, le peu que nous avons de gens à talents du premier ordre. Tant que nous saurons nous fixer dans un juste milieu, ne craignons point d’en trop faire ; et qu’on jette les yeux sur l’histoire des Arts, on verra que nous ne sommes encore à cet égard qu’au point louable où en sont restés les siècles polis ; mais craignons de nous plonger dans l’excès, et dans la dépravation des siècles corrompus. Quelle erreur funeste par exemple, si on en venait jamais en France, jusqu’à regarder les mœurs comme sans conséquence dans les gens à talents ? La perte de l’art serait dès lors infaillible.

Sa proscription sous Tibère lui fut encore moins fatale, que la débauche qui avait avili les Pantomimes sous Caligula et Néron. Qu’on ne s’y trompe point : la règle est invariable. Les caresses, les bienfaits, les honneurs seront toujours nuisibles à tous les Arts, s’ils ne sont en proportion de la conduite, des progrès et des mœurs des Artistes.

Chapitre VII. Influence constante du bon ou du mauvais Gouvernement sur les Arts. §

Sous l’Empire de Constance, on chassa de Rome tous les Philosophes sur le prétexte d’une disette prochaine, et on y conserva77 trois mille Danseurs, dont le plus grand nombre était mauvais, et dont aucun n’avait une supériorité éminente sur les autres.

Il est aisé de conclure d’un trait aussi caractéristique de ce siècle, que les connaissances, l’esprit et le goût y étaient totalement affaiblis, que la science du gouvernement n’y était plus connue, que la Danse elle-même si répandue et si chérie y était devenue un spectacle d’habitude et sans choix, et la Philosophie un vain amas de sophismes inexplicables et sans vertu.

Dans un siècle où on aurait pensé, la prévoyance du Gouvernement aurait su prévenir la disette, rendre les leçons des Philosophes profitables, et faire servir les Représentations même du Théâtre à la correction et à l’amusement des Citoyens ; mais la corruption des mœurs, l’avilissement des arts, et l’affaiblissement de l’esprit sont trois fléaux de l’humanité qui ne vont jamais les uns sans les autres.

Tout courut ainsi vers un dépérissement sensible, depuis le règne d’Auguste. La chute des beaux-arts ne fut quelquefois suspendue, que pour devenir ensuite plus rapide.

Antonin, et quelques autres Empereurs luttèrent en vain contre l’impulsion que la mauvaise administration de leurs Prédécesseurs avaient donnée à la machine générale. Les grands coups étaient portés. Elle s’écroulait et ne pouvait plus se rétablir, que par une révolution qu’un miracle seul pouvait amener. Le miracle n’arriva pas, et les arts furent anéantis avec l’Empire.

On a vu ailleurs que Domitien répudia sa Femme, fit assassiner Pâris qui l’avait déshonorée, et chassa de Rome tous les Pantomimes, qu’il punissait ainsi de la faute d’un seul. Faustine fit à Marc-Antonin, qu’elle avait placé sur le trône, une pareille injure. Il la sut le dernier ; mais il la sut, la souffrit avec fermeté, ne fit tuer personne, tourna ses vues du côté de l’art, réforma, autant qu’il était en son pouvoir, les abus qui avaient infecté le Théâtre, restreignit à certains jours de la semaine, les représentations dont la continuité était préjudiciable au commerce, prescrivit des bornes à la licence, et décerna des prix aux talents.

Cet Empereur qui connaissait le prix des beaux-arts, les aurait sans doute sauvés de leur chute prochaine, si de son temps le mal n’avoir pas été déjà sans remède. On peut juger de la prudence avec laquelle il dirigeait les rênes de l’Empire, par la sagesse qu’il sut opposer aux dérèglements de sa femme. Ses Amis (car Marc-Antonin quoique sur le trône, mérita d’en avoir), lui conseillaient un jour de suivre l’exemple de Domitien dont il éprouvait le sort, et de répudier l’inconstante Faustine. Mais si je la répudie, leur dit l’Empereur, ne dois-je pas lui rendre la dot ?78 Ce flegme parut alors le dernier effort de la sagesse humaine.

Il causerait moins d’admiration de nos jours. Si nous sommes moins bons Danseurs, nous sommes meilleurs Philosophes.

Chapitre VIII. Preuve de la perfection réelle de la Danse ancienne. §

On détermine presque toujours les possibilités sur ses connaissances ou sur ses forces. Rien n’est plus ordinaire que de voir les gens à talents déclarer hautement qu’une pratique qu’on veut établir pour l’avantage de l’art, est impossible, par la seule raison que le travail et l’effort ne leur ont pas encore procuré la facilité de la suivre. La foule d’hommes bornés qui fréquentent nos Spectacles ne sauraient croire que ce qu’ils ont vu ; le par-delà de ce qu’ils sont dans l’habitude d’admirer leur paraît toujours une chimère.

On reproche l’incrédulité sur les faits aux gens instruits, parce qu’ils n’admettent jamais que la vérité prouvée : il me semble qu’elle est bien plutôt l’humiliant apanage des ignorants, puisqu’ils rejettent toujours, sans discussion, tout ce qui passe leur portée.

Si quelqu’un de ceux de cette première classe me fait l’honneur de suivre le fil de cet Ouvrage, il saisira sans peine dans la suite des faits, les marques de vérité qui m’ont frappé moi-même. Ce n’est pas aussi, pour les personnes qui savent la démêler, que j’écris ce Chapitre.

Je ne l’adresse pas non plus, à ces hommes médiocres, qu’il est si difficile de persuader et plus malaisé encore d’instruire.

Contents d’une danse ou tendre, ou noble, ou légère, qui les séduit, et qui est en possession de leur suffire, ils prononceront sans appel, que tout ce qu’on raconte de celles des Grecs et des Romains n’est qu’une exagération extravagante ; et ils continueront à penser, que nous avons tout ce qu’on peut avoir, parce que leurs perceptions ne sauraient aller plus loin que l’objet, quel qu’il soit, qui les frappe.

J’ai en vue ici, je l’avoue, ces talents naissants, qui en entrant dans la carrière, donnent déjà des espérances si bien fondées. La nature a tout fait pour eux ; mais il faut qu’ils sachent qu’ils ont encore tout à faire pour l’art.

Qu’ils apprennent donc, qu’au Théâtre d’Athènes, la Danse des Euménides eut un caractère si expressif, qu’elle porta l’effroi dans l’âme de tous les Spectateurs. L’Aréopage frémit d’horreur et d’épouvante. Des hommes vieillis dans le métier des armes tremblèrent : la multitude s’enfuit : des femmes enceintes accouchèrent. On croyait voir ; on voyait en effet ces barbares Divinités chargées de la vengeance du Ciel, poursuivre et punir les crimes de la Terre.

Ce trait Historique nous est rapporté par les mêmes Auteurs qui nous apprennent que Sophocle fut un génie, que rien ne résistait à l’éloquence de Démosthène, que Thémistocle était un héros, que Socrate fut le plus sage de tous les hommes ; et c’était au temps de ces Grecs fameux, sur ces âmes privilégiées, à la vue de ces témoins irréprochables, que la Danse produisait de si grands effets.

À Rome, dans les beaux jours de l’art, tous les sentiments qu’exprimaient les Danseurs, avaient un caractère si vrai, une si grande force, tant d’énergie, qu’on vit plus d’une fois la multitude entraînée par l’illusion suivre machinalement les différents mouvements du Tableau dont elle était frappée, pousser des cris, répandre des pleurs, partager les fureurs d’Ajax79, ou les tendres douleurs d’Hécube80.

Et sur quels hommes ces vives impressions étaient-elles produites ? ils étaient contemporains de Mécène, de Luculle, d’Auguste, de Virgile, d’Horace. Aussi leur critique était-elle aussi sévère que leur approbation était honorable. Rien ne leur échappait, et leur premier mouvement était toujours une saillie de goût. Un jour un Pantomime d’une trop petite taille entra sur la scène, pour représenter Hector : Voilà le Fils, s’écria la multitude, où est donc le Père ?

Un Danseur qui représentait Capanée était d’une taille gigantesque. Prêt à escalader les murs de Thèbes, le Parterre lui cria : Saute dessus ; laisse l’échelle.

Si un Danseur n’avait pas cet air leste, cette légèreté qui est la première grâce de l’art, au premier entrechat qu’il hasardait, on s’écriait avec un ris amer : Étayez le théâtre. S’il en paraissait un autre qui manquât de cet aimable embonpoint si nécessaire à la justesse des proportions, il s’élevait aussitôt un murmure général, et tous les Spectateurs lui adressaient des compliments ironiques sur sa convalescence.

Un Pantomime qui, à la fin du rôle d’Œdipe, était censé s’être crevé les yeux, manqua de mettre dans ses mouvements le caractère de la situation. Tu vois encore, lui crièrent les plaisants du parterre ; et l’Acteur sifflé n’osa plus reparaître81.

Et comment en effet, sous les yeux d’Horace, aurait-on osé trouver bon ce qui aurait été sans art et de mauvais goût ? comment Auguste aurait-il pu adopter un genre qui aurait manqué de vraisemblance et de génie ? comment Mécène qui était l’ami de Virgile, se serait-il contenté d’un Spectacle qui n’aurait pas été une imitation énergique de la belle nature82.

Les preuves de la perfection de la Danse à Athènes et sous le règne d’Auguste sont donc à l’abri de toute contradiction, et par malheur, il faut en tirer la conséquence évidente, que l’art que nous avons cru jusqu’ici parmi nous à un si haut degré, n’est encore que dans son enfance ; mais c’est beaucoup pour une nation aussi éclairée que la nôtre, si elle voit une fois l’erreur qui l’avait séduite. Peut-être n’est-il point dans le monde un Public, qui se laisse tromper plus aisément par la charlatanerie que celui que l’amour du plaisir entraîne à nos Spectacles ; mais aussi n’en est-il point qui saisisse avec plus de promptitude la vérité, dès qu’elle se montre à ses yeux. Ce défaut et cette bonne qualité ont pour premier principe, un fond inépuisable de bonne foi, de confiance et de vivacité, qui est le caractère distinctif du Français. Il aime la Danse. Il a cru jusqu’ici l’avoir portée à la perfection possible ; parce que, d’un côté il n’a point vu le mieux, et que de l’autre il est naturel de croire que ce qui plaît actuellement est le point suprême de l’art, dont le but unique est de plaire.

Seconde partie §

Livre premier §

Chapitre I. Renaissance des Arts §

La Grèce si longtemps florissante vit passer sa splendeur chez les Romains, avec les Arts qu’ils lui ravirent. Rome seule dès lors devint l’objet des regards de la Terre.

La plupart des successeurs d’Auguste méritèrent à peine le nom d’hommes. Rome, l’Italie dégénérèrent et déchurent. La dépravation des mœurs, l’orgueil, l’ambition, la guerre plongèrent tous les États dans la confusion. Les ténèbres de l’ignorance prévalurent sur la faible lumière des Arts. Elle s’éteignit. Ils disparurent, et l’Europe entière ne fut plus que le triste séjour d’une foule de Peuples quelquefois guerriers et toujours barbares.

Je franchis cette Lacune immense, qui pour l’honneur des hommes devrait être effacée des Annales du monde, et qui n’est aux yeux de la Raison qu’une honteuse et longue léthargie de l’esprit humain. Il en fut réveillé par une famille de simples Citoyens dignes du trône. L’horizon s’éclaircit, une nouvelle Aurore parut, un jour pur la suivit, l’Europe fut éclairée.

On pourrait peut-être dire des Arts et de la gloire ce que les Poètes racontent d’Alphée et d’Aréthuse. Ce Fleuve amoureux suit sans cesse la Nymphe charmante dont rien ne saurait le séparer. Il suit, se précipite, se perd avec elle dans les entrailles de la Terre. La Grèce est pour jamais privée de ses eaux fécondes, il s’est frayé une Route nouvelle vers les riches campagnes de la Sicile, qu’Aréthuse vient d’embellir.

Tels sont les Arts. Ils s’évanouissent aux yeux des Nations que la gloire abandonne. Ils ne paraissent, ils ne revivent, que dans les climats plus heureux qu’elle rend florissants.

La voix de Médicis les rappela en Italie, et ils y accoururent. Dès lors la Sculpture, la Peinture, la Poésie, la Musique fleurirent.

Les plaisirs de l’esprit succédèrent à une galanterie Gothique. Les hommes furent instruits, ils devinrent polis, sociables, humains.

On éleva des Théâtres. Les chefs d’œuvres des Grecs et des Romains qui avaient déjà servi de guide aux Peintres, aux Poètes, aux Sculpteurs, furent les modèles des Architectes dans la construction des Salles de Spectacle. Alors le talent et le génie se réunirent avec la magnificence, pour faire éclater dans un même ensemble l’illusion de la Peinture, le charme de la Poésie, les grâces de la Danse.

Suivons l’histoire de cette dernière depuis cette époque jusqu’à nos jours, examinons ses différentes progressions, les formes qu’elle a successivement reçues ce qu’elle est aujourd’hui, ce qu’elle pourrait, et devrait être.

Chapitre II. Origine des Ballets §

Il n’y eut point de Théâtres en Italie avant la fin du quinzième siècle. Le Cardinal Camerlingue Riari [Riario], neveu du Pape Sixte IV avait tenté d’inspirer à ce Souverain Pontife du goût pour ces beaux établissements, mais Sixte reçut avec assez de froideur quelques Spectacles ingénieux que Riari lui avait donnés sur un Théâtre mobile dans le Château Saint-Ange. Ce Pape avait fait dans sa jeunesse des volumes sur le futur Contingent, il canonisait saint Bonaventure, persécutait les Vénitiens, faisait la guerre aux Médicis, et songeait bien moins à la gloire de son règne, qu’à l’établissement de sa famille.

Vers l’année 1480 un nommé Sulpitius, qui nous a laissé de bonnes notes sur Vitruve, fit des efforts pour ranimer le zèle du Cardinal-Neveu, qui ne lui réussirent pas. Ce Prélat s’était d’abord refroidi en voyant l’insensibilité de son Oncle. Un grand Spectacle qu’il venait de donner au Peuple de Rome, où il n’avait épargné ni soins, ni dépense, et qui avait encore manqué l’effet qu’il s’en était promis, avait achevé de le décourager.

Ce grand ouvrage cependant que le zèle d’un Cardinal tout puissant ne put ébaucher dans Rome, était sur le point de s’accomplir dans une des moins considérables villes d’Italie, et par les soins d’un simple particulier.

Bergonce de Botta [Bergonzio di Botta], Gentilhomme de Lombardie, signala son goût par une fête éclatante qu’il prépara dans Tortone, pour Galeas Duc de Milan, et pour Isabelle d’Aragon sa nouvelle épouse.

Dans un magnifique Salon entouré d’une Galerie où étaient distribués plusieurs joueurs de divers instruments, on avait dressé une Table tout à fait vide. Au moment que le Duc et la Duchesse parurent, on vit Jason et les Argonautes s’avancer fièrement sur une Symphonie guerrière. Ils portaient la fameuse Toison d’or, dont ils couvrirent la table, après avoir dansé une Entrée noble qui exprimait leur admiration à la vue d’une Princesse si belle, et d’un Prince si digne de la posséder.

Cette Troupe céda la place à Mercure. Il chanta un récit, dans lequel il racontait l’adresse dont il venait de se servir pour ravir à Apollon, qui gardait les Troupeaux d’Admète, un veau gras, dont il faisait hommage aux nouveaux Mariés. Pendant qu’il le mit sur la Table, trois Quadrilles qui le suivaient exécutèrent une Entrée.

Diane et ses Nymphes succédèrent à Mercure. La Déesse faisait suivre une espèce de Brancard doré, sur lequel on voyait un Cerf. C’était, disait-elle, Actéon qui était trop heureux d’avoir cessé de vivre, puisqu’il allait être offert à une Nymphe aussi aimable et aussi sage qu’Isabelle.

Dans ce moment une Symphonie mélodieuse attira l’attention des Convives. Elle annonçait le Chantre de la Thrace. On le vit jouant de sa Lyre et chantant les louanges de la jeune Duchesse.

« Je pleurais, dit-il, sur le Mont Apennin la mort de la tendre Eurydice. J’ai appris l’union de deux Amants dignes de vivre l’un pour l’autre, et j’ai senti pour la première fois, depuis mon malheur, quelque mouvement de joie. Mes chants ont changé avec les sentiments de mon cœur. Une foule d’Oiseaux a volé pour m’entendre. Je les offre à la plus belle Princesse de la Terre ; puisque la charmante Eurydice n’est plus. »

Des sons éclatants interrompirent cette mélodie. Atalante et Thésée conduisant avec eux une troupe leste et brillante, représentèrent par des Danses vives une Chasse à grand bruit. Elle fut terminée par la mort du Sanglier de Calydon, qu’ils offrirent au jeune duc, en exécutant des Ballets de Triomphe.

Un spectacle magnifique succéda à cette Entrée Pittoresque. On vit d’un côté, Iris sur un char traîné par des Paons, et suivie de plusieurs Nymphes vêtues d’une gaze légère, qui portaient des plats couverts de ces superbes oiseaux.

La jeune Hébé parut de l’autre, portant le Nectar qu’elle verse aux Dieux. Elle était accompagnée des bergers d’Arcadie chargés de toutes les espèces de laitages, de Vertumne et de Pomone qui servirent toutes les sortes de fruits.

Dans le même temps l’ombre du délicat Apicius sortit de terre. Il venait prêter à ce superbe Festin les finesses qu’il avait inventées, et qui lui avaient acquis la réputation du plus voluptueux des Romains.

Ce Spectacle disparut, et il se forma un grand Ballet composé des Dieux de la Mer et de tous les Fleuves de Lombardie. Ils portaient les Poissons les plus exquis et ils les servirent en exécutant des Danses de différents caractères.

Ce repas extraordinaire fut suivi d’un Spectacle encore plus singulier. Orphée en fit l’ouverture. Il conduisait l’Hymen et une troupe d’Amours : les Grâces qui les suivaient entouraient la Foi conjugale, qu’ils présentèrent à la Princesse et qui s’offrit à Elle pour la servir.

Dans ce moment Sémiramis, Hélène, Médée et Cléopâtre interrompirent le récit de la Foi conjugale, en chantant les égarements de leurs passions. Celle-ci indignée qu’on osât souiller par des récits aussi coupables, l’union pure des nouveaux Époux, ordonna à ces Reines criminelles de disparaître. À sa voix les Amours dont elle était accompagnée, fondirent par une Danse vive et rapide sur elles, les poursuivirent avec leurs flambeaux allumés, et mirent le feu aux voiles de gaze dont elles étaient coiffées.

Lucrèce, Pénélope, Thomiris, Judith, Porcie et Sulpicie les remplacèrent, en présentant à la jeune Princesse les palmes de la Pudeur, qu’elles avaient méritées pendant leur vie. Leur Danse noble et modeste fut adroitement coupée par Bacchus, Silène et les Egipans, qui venaient célébrer une Noce si illustre ; et la Fête fut ainsi terminée d’une manière aussi gaie qu’ingénieuse.

C’est cette représentation Dramatique, peu régulière, mais remplie cependant de galanterie, d’imagination et de variété, qui a donné dans la suite l’idée des Carrousels, des Opéras, et des grands Ballets à machines. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Le premier de ces Spectacles est étranger à mon sujet, et je ne parlerai du second qu’autant qu’il se trouvera lié avec la Danse qui fait le fond du troisième.

Chapitre III. Des différentes espèces de Ballets §

On peut juger du succès éclatant qu’eut la Fête magnifique de Bergonce Botta, et du bruit qu’elle fit en Italie. Il en parut une Description qui courut toute l’Europe, et qui en fit l’admiration. Ottavio Rinuccini et Giacomo [Jacopo] Corsi en furent frappés. Leur imagination s’échauffa : ils se communiquèrent leurs idées. Le premier était Poète, le second était Musicien. Ils appelèrent à leur secours Giacomo Cleri [Jacopo Peri] et Giulio Caccini, tous deux excellents Maîtres de Musique, et ils concertèrent ensemble une espèce d’Opéra des amours d’Apollon et de Daphné qui fut représenté dans la maison de Corsi, en présence du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse de Toscane, des Cardinaux Monte et Montalto et de toute la Noblesse de Florence.

Le charme de ce premier essai, l’éloge qu’en firent tous les Spectateurs, l’éclat qu’il fit en Italie engagèrent bientôt Rinuccini à composer l’Euridice. Ce nouvel ouvrage eut un succès encore plus grand que le premier.

Claude de Monteverte [Claudio Monteverdi] fit alors l’Ariane sur le modèle des deux autres. Appelé ensuite à Venise, pour y être Maître de Musique de l’Église de Saint-Marc, il y fit connaître ces belles compositions. Giovenelli [Giovanelli] Teofilo, et tous les autres grands Maîtres les imitèrent. L’amour de la Musique se répandit ainsi avec une rapidité surprenante, et l’Opéra fut reçu en Italie avec cette passion vive qu’inspirent aux hommes sensibles toutes les nouveautés de goût.

Ce Spectacle était sans Danse, et on voulut conserver les grâces Théâtrales de cet exercice. Ainsi on imagina un second genre qui les unît aux douceurs de la Musique, aux charmes de la Poésie, et au merveilleux des machines.

C’est alors que parurent ces grands Ballets, qu’on employa dans les Cours les plus galantes, pour célébrer les Mariages des Rois, les Naissances des Princes et tous les événements heureux qui intéressaient la gloire ou le repos des Nations. Ils formèrent seuls un Spectacle d’une dépense vraiment royale, et qui fut porté souvent dans les deux derniers siècles au plus haut point de magnificence et de grandeur.

Par les notions qu’on avait conservées de la Danse des Anciens, et par les idées que fit naître la belle fête de Bergonce Botta, ce genre de Spectacle parut susceptible de la plus heureuse variété.

Il pouvait être la représentation des choses naturelles ou merveilleuses, puisque la Danse en devait être le fond, et qu’elle peut aisément peindre les unes et les autres. Il n’existait rien, par conséquent, dans la nature, et l’imagination brillante des Poètes ne pouvait rien inventer qui ne fût de son ressort. Ainsi, après avoir décidé le genre, on le divisa en Ballets Historiques, Fabuleux et Poétiques. [Voir Ballet]

Les premiers furent la représentation des sujets connus dans l’Histoire, comme le siège de Troie, les batailles d’Alexandre, la conjuration de Cinna.

Les sujets de la Fable, tels que le jugement de Pâris, les noces de Pelée, la naissance de Vénus furent la matière des seconds.

Les Poétiques, qui devaient nécessairement paraître les plus ingénieux, tenaient pour la plupart du fond des deux autres. On exprima par les uns, des choses purement naturelles, comme la nuit, les saisons, les âges. Il y en eut qui renfermaient un sens Moral sous une Allégorie délicate. Tels étaient les Ballets des Proverbes, des plaisirs troublés, de la curiosité. On en fit de pur caprice. De ce nombre était le Ballet des Postures et celui de Bicêtre. Quelques autres ne furent que les expressions naïves de certains événements communs, ou de choses ordinaires qu’on crut susceptibles de plaisanterie et de gaieté ; comme les Ballets des cris de Paris, des passe-temps du Carnaval.

La division ordinaire de toutes ces compositions était en cinq Actes. Chaque Acte était composé de trois, six, neuf et quelquefois de douze Entrées.

On appelait Entrée une ou plusieurs Quadrilles de Danseurs, qui par leurs pas, leurs gestes, leurs attitudes, représentaient la partie de l’action générale dont ils étaient chargés.

On entendait par Quadrille, non seulement quatre, mais six, huit, et jusqu’à douze Danseurs vêtus uniformément, ou même de caractères différents, qui formaient des troupes particulières, lesquelles se succédaient, et faisaient ainsi succéder le cours de l’action. Il n’est point de genre de Danse, de sorte d’Instrument, de caractère de Symphonie qu’on n’ait eu l’adresse de faire entrer dans cette grande composition.

Les Anciens, qu’un goût exercé guidait toujours dans leurs Spectacles, avaient eu une attention singulière à employer des Symphonies et des Instruments différents, à mesure qu’ils introduisaient dans leurs Danses des caractères nouveaux : ils s’appliquaient avec un soin extrême, à bien peindre les mœurs, les âges, les passions qu’ils mettaient en Scène. Sans cette précaution, cette partie aurait été toujours défectueuse. À leur exemple, dans les Ballets exécutés dans les Cours d’Europe, on enrichit l’orchestre de tous les divers Instruments.

Leur variété, leur harmonie, leur son particulier paraissait ainsi changer la Scène, et donner à chacun des Danseurs la physionomie du Personnage qu’il devait représenter.

Pour faire naître, entretenir, accroître l’illusion Théâtrale, on eut recours à l’art des machines. Le Ballet était fondé sur le merveilleux. Les choses les plus extraordinaires, les prodiges éclatants, les descentes des Dieux, le cours des Fleuves, le mouvement des flots de la Mer, toutes les merveilles de la Fable fournissaient les sujets de ces Spectacles. Pour les rendre vraisemblables et pour donner un charme nouveau à leur représentation, l’art devait venir au secours de la nature ; et on trouva, dans les forces mouvantes, dans la Peinture, dans la Menuiserie, dans la Sculpture, etc., tous les moyens d’étonner, d’exciter la curiosité, et de séduire.

On prit ordinairement la nuit pour l’exécution de ces Spectacles. Il semble que, sur ce point, plus heureux que les Anciens, les derniers siècles et le nôtre aient trouvé le temps qui était le plus propre aux actions du Théâtre. Le jour des lumières est un premier pas vers l’imitation, qui commence à faire naître l’illusion Théâtrale ; et quelles ressources ne peut-il pas fournir à l’art, pour donner de la force, de l’expression, de la vérité, à la décoration, et au surplus de l’ensemble83?

Telles étaient les belles parties de ces Spectacles superbes consacrés à la Danse. Elles furent plus ou moins soignées, selon le plus ou le moins de goût des Compositeurs de ces grands ouvrages, ou des Souverains pour lesquels ils furent préparés.

Chapitre IV. Des Ballets poétiques §

L’Opéra en Italie s’empara des sujets de l’Histoire et de la Fable, et l’on vit peu de grands ballets purement Historiques ou Fabuleux. Les Poétiques qui fournissaient une carrière plus vaste à l’imagination des Compositeurs furent beaucoup plus en usage. On en composa de trois sortes, d’Allégoriques, de Moraux, et de Bouffons.

La Reine Catherine de Médicis porta ce genre à la Cour de France, et ne l’y fit servir qu’à une espèce de manège domestique. Accoutumée à jouir de la docilité des Français, elle ne prévoyait point les discordes civiles, et son génie n’était pas assez vaste pour pressentir comme Auguste, l’utilité des Spectacles publics. Ses vues restèrent resserrées dans le cercle étroit de la Cour. Toute sa vie se passa à diviser, à brouiller, et par conséquent à enhardir les Courtisans, qu’il lui était aisé d’asservir, à dédaigner le suffrage de ses peuples, qu’elle aurait pu s’attacher, à distraire, à abrutir, à craindre ses enfants, qu’il ne fallait que bien instruire. Le moment des beaux-Arts n’était point encore arrivé pour nous. La Musique même, celui de tous qui a le don de séduire le plus vite, ne put causer alors qu’une impression momentanée et légère, qui fut aisément effacée par le premier objet de distraction.

Jean-Antoine Baïf né à Venise pendant le cours de l’ambassade de Lazare Baïf son père, et de retour en France après sa mort, y fit pour la Musique les mêmes tentatives que le Cardinal Riari avait faites à Rome pour les Spectacles en général. Baïf était sans protecteurs, sans fortune, et vraisemblablement sans manège.

On sait quelle fut la constance qu’il opposa dans sa jeunesse à la plus humiliante pauvreté. La disette des choses les plus nécessaires à la vie, ne put le distraire de ses études. Le fils d’un Ambassadeur, que François I avait été déterrer comme un homme rare, qui pendant les loisirs de son emploi avait composé des livres estimés, qui à sa mort n’avait rien laissé qu’une bonne renommée. Le Fils, dis-je, d’un pareil ministre, n’avait à Paris, que la moitié d’un mauvais lit de deux pieds, que Ronsard et lui se partageaient successivement. L’un se couchait quand l’autre se levait. Ils bravaient ainsi dans le sein des Muses les rigueurs du sort, et l’injustice de la fortune.

Baïf avait reçu à Venise sous les yeux de son père, les commencements d’une bonne éducation, il y avait appris la Musique, qu’il avait depuis cultivée. Il aimait les arts en Philosophe, il aurait voulu les répandre dans sa patrie. Au milieu même de l’adversité, il osa en former le projet. Le goût lui tint lieu de crédit et de pouvoir. Il établit chez lui une espèce d’Académie de Musique, où on exécuta des compositions imitées de celles que Baïf avait entendues à Venise. Ces sortes de Concerts firent quelque sensation dans le Public. Les gens de la bonne compagnie, qui sont toujours de droit connaisseurs, voulurent en juger par eux-mêmes, et leur jugement fut favorable. La Cour où ils se répandirent eut un mouvement de curiosité, dont on profita ; elle se laissa entraîner à ces Concerts et consentit à les entendre. Henri III même alla chez Baïf ; mais les Courtisans, le Roi, les mignons ne prirent pas plus d’intérêt à cette nouveauté qu’on en prend pour l’ordinaire aux curiosités de la Foire. Baïf eut du plaisir, sans en donner. Il ne jouit point de la douceur, dont il était digne, de faire passer dans l’âme de ses contemporains un goût utile. Il aurait fallu au Cardinal Riari un Léon X ; et à Baïf un Louis XIV. [Voir Fête de la Cour de France]

Pour qu’un bel établissement soit goûté, s’achève, se perfectionne, outre l’esprit, les talents et les vues dans le Citoyen qui le projette, on a besoin encore d’un coup d’œil juste, d’un vif amour pour le grand, d’un penchant invincible pour la gloire dans le Souverain à qui on le propose.

On peut se passer de toutes ces qualités, qui concourent rarement ensemble, pour mettre en crédit un établissement médiocre. On n’a qu’à substituer à leur place beaucoup de patience, un fond inépuisable d’intrigue, une âme bien basse, un front d’airain. Les ressources du manège dans les États même les mieux policés, sont bien supérieures pour le succès, aux efforts redoublés de la réflexion et du génie.

Chapitre V. Des Ballets Allégoriques §

Nous avons vu que les Ballets Poétiques étaient ou Allégoriques, ou Moraux, ou Bouffons. Ce n’est que par des Exemples que je crois pouvoir faire connaître ces trois différentes branches de ce grand genre.

Au Mariage de Madame Chrétienne de France avec le Duc de Savoie, on donna un spectacle de la première espèce. Le Gris de Lin en fut le sujet, parce qu’il était la couleur favorite de la Princesse, à qui on voulait plaire.

Au lever de la toile, l’Amour parut et déchira son bandeau. Libre alors de la contrainte à laquelle ses yeux avaient été assujettis ; il appela la lumière et l’engagea par les plus tendres chants à se répandre sur les Astres, le Ciel, l’Air, la Terre et l’Eau, afin qu’en leur donnant mille beautés différentes, par la variété des couleurs, il lui fut aisé de choisir la plus agréable.

Junon entend les vœux de l’Amour, et les remplit. Iris vole par ses ordres dans les Airs ; elle y étale les couleurs les plus vives : l’Amour frappé de ce brillant spectacle, après en avoir joui, se décide pour le Gris de Lin, comme la couleur la plus douce et la plus parfaite. Il veut qu’à l’avenir, il soit le symbole de l’Amour sans fin. Il ordonne que toutes les campagnes en parent les fleurs, qu’elle brille dans les pierres les plus précieuses, que les oiseaux les plus rares en raniment leurs plumages, qu’elle serve d’ornement aux habits les plus galants des mortels.

Toutes ces choses soutenues par les charmes de la Musique, et par les grâces de la Danse, embellies par les plus éclatantes décorations et par un nombre infini de machines surprenantes, formèrent les parties et l’ensemble de ce Ballet allégorique. [Voir Ballet]

Chapitre VI. Des Ballets Moraux §

L’Anniversaire de la Naissance du Cardinal de Savoie, fut l’occasion d’une Fête brillante qui occupa en 1634 la Cour de Turin. On y représenta un grand Ballet, dont le sujet était La Verita nemica della apparenza, sollevata dal tempo ; ce qui veut dire, La Vérité ennemie des apparences soutenue par le temps.

Après une ouverture d’un beau caractère, on entendit un grand chœur de Chant et de Danse, qui était composé des Faux-bruits et des Soupçons qui précédent l’Apparence et le Mensonge.

Le fond du Théâtre s’ouvrit.

Sur un grand Nuage porté par les Vents, on vit l’Apparence vêtue de couleurs changeantes : son corps de jupe était parsemé de glaces de Miroir, elle avait des Ailes avec une grande queue de Paon, et paraissait comme accroupie sur une espèce de Nid, d’où sortirent en foule les Mensonges pernicieux, les Fraudes, les Mensonges agréables, les Flatteries, les Intrigues, les Mensonges Bouffons, les Plaisanteries, les jolis petits Contes.

Ces Personnages formèrent les premières Entrées, après lesquelles le Temps parut. Il chassa l’Apparence, et fit ouvrir le Nuage sur lequel elle s’était montrée. On aperçut alors une Horloge immense à sable, de laquelle sortirent comme en triomphe les Heures et la Vérité. Après quelques récits analogues au sujet, elles formèrent les dernières entrées qui terminèrent ce beau spectacle.

Tels étaient les Ballets Moraux ; ils devaient leur nom à la moralité Philosophique, qu’ils représentaient sous une délicate allégorie.

Il est aisé d’apercevoir la vaste carrière que ces représentations fournissaient à la Danse, puisqu’elle en était l’âme et le fond. Ces Spectacles au surplus réunissaient toutes les parties, qui peuvent faire éclater le goût et la magnificence d’un Souverain. Ils exigeaient des recherches fines pour le choix des habits, des idées vives pour l’assortiment des personnages, de l’habileté pour donner aux Danses l’expression convenable, du génie pour l’invention générale, du talent pour la composition des symphonies ; du goût, de l’ordre, de la variété dans les décorations, de l’imagination, de l’adresse dans les machines, et une dépense immense, pour mettre en mouvement une composition si compliquée.

Plusieurs des personnages d’ailleurs étaient remplis ordinairement par les Souverains eux-mêmes, les Dames et les Seigneurs les plus aimables de leur Cour. Les Rois ajoutaient souvent à tout ce qu’on vient de rapporter, des présents pour toutes les personnes distinguées qui y représentaient des rôles avec eux ; et ces présents84 étaient offerts d’une manière d’autant plus galante, qu’ils paraissaient faire partie de l’action théâtrale.

En France, en Angleterre, en Italie, on a représenté, dans des temps différents, un fort grand nombre de ces Ballets Allégoriques et Moraux ; mais la Cour de Savoie semble l’avoir emporté sur toutes les autres, par le choix, la galanterie, et l’arrangement qu’elle a fait éclater dans les siens. Elle avait au commencement du dernier siècle, le Comte Philippe d’Aglié, le génie peut-être le plus fécond qui ait encore existé en inventions théâtrales et galantes. Le grand art des Souverains est de savoir choisir ; la honte ou la gloire d’un règne dépendent presque toujours d’un homme oublié, ou d’un homme mis à sa place. [Voir Ballet]

Chapitre VII. Des Ballets Bouffons §

Le premier et peut-être le meilleur ouvrage de ce genre fut représenté à Venise sur un Théâtre public85, sous le titre de la Verita raminga ; ce qui veut dire, La Vérité vagabonde, qui n’a ni feu ni lieu.

Le Temps en fit l’ouverture par une Entrée sans récit. Elle fut si bien caractérisée qu’on comprit aisément par ses pas, ses mouvements, et ses attitudes, le sujet qu’on avait projeté de représenter.

Un Médecin et un Apothicaire qui formèrent la première Scène, s’y réjouissaient de ce que les maux du monde faisaient tout leur bien, et de ce que la terre couvrait toujours leurs fautes.

Pendant ce Dialogue mêlé de Danse et de Chant, une Femme maltraitée par des Avocats, des Procureurs et des Plaideurs, paraît couverte de haillons, maigre, harassée, estropiée. Elle s’adresse au Médecin et à l’Apothicaire pour leur demander quelque secours. Ils l’interrogent. Elle a la maladresse de dire qu’elle est la Vérité, et ils la fuient.

Un Cavalier qui survient, touché des cris de cette Infortunée, s’offre d’abord à elle pour la défendre. Elle a l’imprudence de se découvrir, et il l’abandonne.

Elle aperçoit alors un vieux Capitan qu’elle espère émouvoir. Celui-ci en lui peignant ses prétendus exploits, lui promet de la secourir. Elle qui connaît la forfanterie du Capitan, ne peut s’empêcher d’en rire, et il la fuit, en l’accablant d’injures.

Cette première partie du Ballet finit par une Entrée vive de Villageois qui virent la Vérité sans la craindre, sans la fuir, et sans s’intéresser à elle86.

Un Négociant fit le premier récit de la seconde partie. Il se réjouissait sans scrupule, de ce que, pour devenir riche, il ne fallait que faire banqueroute deux ou trois fois. Cette Scène fut suivie d’une Entrée dans laquelle un Marchand et un Traitant cherchaient à se défaire en faveur l’un de l’autre d’une bonne conscience, qui leur pesait, qu’ils regardaient tous deux comme un meuble fort incommode et par malheur comme une marchandise d’un très mauvais débit.

La Vérité se présente à ces deux hommes, qui ne la connurent point. Elle voulut traiter avec eux. À son air de pauvreté, ils la méprisèrent.

Alors plusieurs quadrilles de Femmes jeunes et belles parurent. La Vérité s’approcha d’elles de la manière la plus capable de les intéresser. Elles crurent elles-mêmes être touchées du tableau intéressant qui frappait leurs yeux. Les Symphonies sur lesquelles cette Entrée était dansée exprimaient des sentiments de tendresse et de pitié, que les attitudes, les pas, les figures rendaient avec onction. La Vérité saisit ce moment : elle se nomme. Tout à coup la Symphonie et la Danse changent de caractère : peu à peu les Quadrilles se dissipent : la Vérité reste encore triste, rebutée, abandonnée.

Dans cet instant, la Muse du Théâtre arrive. Elle voit et reconnaît la Vérité ; Tout le monde, lui dit-elle, vous fuit, vous hait, vous délaisse. Je vais vous accueillir ; mais soyez docile, et laissez-vous conduire.

À sa voix, accourent alors les différents personnages que cette Muse introduit sur la Scène. Ils entourent par ses ordres la Vérité, la déguisent d’une manière agréable, lui font non-seulement changer d’habits, mais encore de geste, de maintien, de langage. Ce n’est plus une figure triste, fâcheuse, dégoûtante : c’est un personnage vif, gai, amusant, dont la parure et les discours sont désormais l’ouvrage aimable des grâces.

Des Bouffons qui surviennent, rendent hommage à la Vérité, la choisissent pour leur Souveraine et terminent ce spectacle par une Entrée générale qui exprime la joie la plus folle.

Les Ballets de ce genre ont donné l’idée de ces Intermèdes qu’on joint en Italie aux grands Opéras, et de ces Opéras Bouffons qu’on y représente séparément sur des Théâtres publics.

On ne compose guère depuis longtemps ces ouvrages, que sur des sujets bas, communs, et dans le goût de nos farces anciennes ; mais le sortilège d’une Musique vive et saillante les rend extrêmement piquants. On oublie, malgré soi pendant la Représentation, le mauvais fond sur lequel ils sont bâtis, pour se livrer sans réserve aux détails agréables, au Chant d’expression, aux traits multipliés de naturel et de génie, dont les Musiciens excellents ont l’art de les embellir.

Chapitre VIII. Des Moralités §

Les vieilles Tragédies de nos bons Aïeux furent appelées de ce nom ; mais les représentations dont il s’agit ici étaient des actions très différentes. Une imitation des mœurs, des passions, des actions fut la seule cause de cette dénomination qu’on donna à certains Ballets87 plutôt qu’à d’autres.

Il s’en faut bien qu’ils fussent des compositions régulières. Leur singularité seule me détermine à les faire connaître. On en représenta un de cette espèce, pour célébrer le Mariage du prince Palatin du Rhin avec la princesse d’Angleterre. En voici la description, telle qu’on la trouve dans un auteur contemporain.

« Un Orphée jouant de sa Lyre entra sur le Théâtre, suivi d’un Chien, d’un Mouton, d’un Chameau, d’un Ours et de plusieurs Animaux sauvages, lesquels avaient délaissé leur nature farouche et cruelle, en l’oyant chanter, et jouer de sa Lyre. Après vint Mercure qui pria Orphée de continuer les doux airs de sa Musique, l’assurant que non seulement les bêtes farouches, mais les Étoiles du Ciel, danseraient au son de sa voix.

Orphée, pour contenter Mercure, recommença ses chansons. Aussitôt on vit que les Étoiles du Ciel commencèrent à se remuer, sauter, danser ; ce que Mercure regardant, et voyant Jupiter dans une nue, il le supplia de vouloir transformer aucunes de ces Étoiles en des Chevaliers, qui eussent été renommés en amours pour leur constante fidélité envers les Dames.

A l’instant, on vit plusieurs Chevaliers dans le Ciel tous vêtus d’une couleur de flammes, tenant des lances noires, lesquels ravis aussi de la musique d’Orphée, lui en rendirent une infinité de louanges.

Mercure alors supplia Jupiter de transformer aussi les autres Étoiles en autant de Dames qui avaient aimé ces Chevaliers. Incontinent, ces Étoiles changées en autant de Dames furent vues vêtues de la même couleur que leurs Chevaliers.

Mercure voyant que Jupiter avait ouï ses prières, le supplia de permettre que toutes ces âmes célestes de Chevaliers avec leurs Dames descendissent en terre, pour danser à ces noces Royales.

Jupiter lui accorda encore cette requête, et les Chevaliers et leurs Dames descendant des nues sur le théâtre au son de plusieurs Instruments dansèrent divers ballets ; ce qui fut la fin de cette belle Moralité. » [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Quel monstre qu’une pareille composition ! Comment ne pas regretter les dépenses excessives qu’elle a dû coûter ? Ce n’est pas cependant par le défaut d’imagination qu’elle pèche. Il en fallait, pour la combiner, et il y a de l’esprit et de la galanterie dans la manière dont le dénouement est tourné vers l’objet principal de la Fête ; mais quelle barbarie dans le dessein ! quelle bizarrerie dans les tableaux ! quelle puérilité dans les moyens ! quel défaut d’agréments, de grâces, de convenance dans tout l’ouvrage !

Sans le goût, même avec du talent, il ne faut rien entreprendre dans les Arts. On fait presque tout avec cette partie délicate de l’esprit, et on ne fait rien sans elle. C’est un sentiment vif, prompt et sûr, qui met tout à sa place et qui ne peut rien supporter dans le lieu où il ne doit point être. Il ménage les contraires, évite les contradictions, écarte les idées basses, dédaigne les petits détails, rejette les moyens frivoles ou gigantesques, n’adopte que les vues fines, les plans nobles, les idées justes.

Le Souverain qui sait bien choisir, pour imaginer, arranger et conduire une Fête d’éclat, diminue quelquefois de moitié sa dépense, et double toujours sa gloire.

Livre deuxième §

Chapitre I. Des Ballets Ambulatoires §

Ce n’est pas seulement au Théâtre, que la Danse a formé le fond d’un grand Spectacle. Des Fêtes consacrées par la piété, autorisées par l’usage, et rendues augustes par le motif qui les fait célébrer l’ont fait employer encore de la manière la plus solennelle dans des occasions particulières.

Les Portugais imaginèrent autrefois, et ont depuis mis souvent en pratique des Ballets Ambulatoires, dont l’appareil, la pompe, la magnificence ne le cèdent en rien aux Spectacles que nous venons de décrire. La première idée leur en est venue des Tyrrhéniens ; et l’Antiquité a donné à ce genre le nom de pompe Tyrrhénique88.

La mer, le rivage, les rues, les places publiques, sont les Théâtres sur lesquels on fait voir successivement ces représentations. Je crois qu’on ne fera pas fâché d’en trouver ici une description exacte, et je vais, pour cette raison, en rapporter deux des plus célèbres.

On donna l’un de ces Ballets Ambulatoires à l’occasion de la Canonisation du Cardinal Charles Borromée, qui sous le pontificat de Pie IV avait été Protecteur du Portugal89.

A trois mille du Port de Lisbonne, sur le pont d’un gros vaisseau orné de voiles de différentes couleurs, de banderoles, de cordages de soie, on avait élevé un superbe baldaquin d’étoffe d’or, sous lequel on avait placé l’image du Cardinal Protecteur.

On supposait, qu’il venait, pour la seconde fois, prendre la protection du Royaume. Ainsi tous les vaisseaux du port magnifiquement appareillés vinrent jusqu’à cet endroit à sa rencontre, lui rendirent les honneurs de la mer, et toute cette Flotte vogua ensuite en bon ordre jusqu’à la rade de Lisbonne, où elle entra au bruit de toute l’artillerie de la Ville.

Les Châsses de saint Vincent, et de saint Antoine de Padoue90 furent portées en pompe jusqu’au Port. On feignait que ces deux principaux Patrons du Portugal allaient en recevoir le Protecteur.

Les Châsses de ces deux saints portées par les Grands de l’État, étaient suivies de tous les corps Ecclésiastiques, qui au moment du débarquement reçurent l’image de Charles, avec les transports de la plus vive joie, et au bruit du Canon de la Ville et des Vaisseaux.

L’Image fut placée tout de fuite sur un riche brancard et entourée, en des positions subalternes, de toutes les Images des autres Saints particulièrement honorés en Portugal : elles étaient toutes portées sur des brancards dorés, ornés de festons, de banderoles, et de beaucoup de pierreries.

La Marche alors commença : elle fut composée des différents corps Religieux, des Ecclésiastiques, de toute la Noblesse et d’une foule innombrable de Peuple.

Quatre Chars d’une grandeur extraordinaire étaient distribués entre tous ces différents États. Le premier représentait le Palais de la Renommée ; le second, la ville de Milan ; le troisième, le Portugal ; le quatrième, l’Église.

Autour de chacune de ces machines roulantes, des troupes de Danseurs exécutaient au son des plus éclatantes Symphonies, les actions célèbres du Saint, et ceux qui étaient autour du Char de la Renommée semblaient par leurs attitudes aller les apprendre à tous les Peuples du monde.

Cette pompe passa du Port dans la Ville, sous plusieurs arcs de triomphe. Les rues étaient parées de Tapisseries les plus riches ; la terre était jonchée de Fleurs. Sur des Théâtres élevés en plusieurs quartiers de la Ville, on voyait exécuter des Danses vives sur des Symphonies qui exprimaient l’allégresse publique : dans tous les détours des rues, une foule d’Instruments de toutes les espèces étaient répandus sur des échafauds.

On étala dans cette Fête, des richesses immenses. L’image seule du nouveau Saint fut enrichie de plus d’un million de pierreries. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

La Béatification d’Ignace de Loyola donna lieu au second Ballet de ce genre, qu’on se propose de rapporter.

« Le 31 Janvier (1610) après l’Office solennel du matin et du soir, sur les quatre heures après midi, deux cents Arquebusiers se rendirent à la porte de Notre-Dame de Lorette, où ils trouvèrent une machine de bois d’une grandeur énorme qui représentait le cheval de Troie.

Ce Cheval commença dès lors à se mouvoir par de secrets ressorts, tandis qu’autour de ce Cheval se représentaient en Ballets les principaux événements de la guerre de Troie.

Ces représentations durèrent deux bonnes heures, après quoi on arriva à la place Saint-Roch où est la Maison Professe des Jésuites.

Une partie de cette Place représentait la ville de Troie avec ses tours et ses murailles. Aux approches du Cheval, une partie des murailles tomba. Les soldats Grecs sortirent de cette machine, et les Troyens de leur Ville, armés et couverts de feux d’artifice avec lesquels ils firent un combat merveilleux.

Le Cheval jetait des feux contre la Ville ; la Ville contre le Cheval ; et l’un de plus beaux spectacles fut la décharge de dix-huit Arbres tous chargés de semblables feux.

Le lendemain, d’abord après le dîner, parurent sur Mer au quartier de Pampuglia, quatre Brigantins richement parés, peints et dorés, avec quantité de banderoles et de grands chœurs de musique. Quatre Ambassadeurs, au nom des quatre Parties du Monde, ayant appris la Béatification d’Ignace de Loyola, pour reconnaître les bienfaits que toutes les Parties du Monde avaient reçus de lui, venaient lui faire hommage, et lui offrir des présents, avec les respects des Royaumes et des Provinces de chacune de ces Parties.

Toutes les Galères et les Vaisseaux du Port saluèrent ces Brigantins. Étant arrivés à la place de la Marine, les Ambassadeurs descendirent, et montèrent en même temps sur des Chars superbement ornés, et, accompagnés de trois cents Cavaliers, s’avancèrent vers le Collège, précédés de plusieurs Trompettes.

Après quoi des Peuples de diverses Nations, vêtus à la manière de leurs Pays, faisaient un ballet très agréable, composant quatre Troupes ou Quadrilles, pour les quatre Parties du Monde.

Les Royaumes et les Provinces, représentés par autant de Génies marchaient, avec ces Nations ; et les Peuples différents, devant les Chars des Ambassadeurs de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique, et de l’Amérique, dont chacun était escorté de soixante-dix Cavaliers.

La Troupe de l’Amérique était la première, et entre ses danses elle en avait une plaisante de jeunes Enfants déguisés en Singes, en Guenons, et en Perroquets. Devant le Char étaient douze Nains montés sur des Haquenées : le Char était tiré par un Dragon.

La diversité et la richesse des habits ne faisaient pas le moindre ornement du ballet et de cette Fête, quelques-uns ayant pour plus de deux cent mille écus de pierreries. » [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Chapitre II. Des Fêtes de la Cour de France, depuis 1560 jusqu’en l’année 1610 §

Les Tournois, et les Carrousels, ces Fêtes guerrières et magnifiques avaient causé à la cour de France en l’année 1559 un événement trop tragique, pour qu’on pût songer à les y faire servir souvent dans les réjouissances solennelles. Ainsi les Bals, les Mascarades, et surtout les Ballets qui n’entraînaient après eux aucun danger, et que la Reine Catherine de Médicis avait connus à Florence, furent pendant plus de cinquante ans, la ressource de la galanterie et de la magnificence française91.

L’aîné des enfants d’Henri II ne régna que dix-sept mois. Il en coûta peu de soins à sa mère, pour le distraire du Gouvernement que son imbécillité le mettait hors d’état de lui disputer ; mais le caractère de Charles IX prince fougueux qui joignait à quelque esprit un penchant naturel pour les beaux Arts, tint dans un mouvement continuel l’adresse, les ressources, la politique de la Reine. Elle imagina Fêtes sur Fêtes, pour lui faire perdre de vue sans cesse le seul objet dont elle aurait dû toujours l’occuper.

Henri III devait tout à sa Mère et il n’était point naturellement ingrat. Il avait la pente la plus forte au libertinage, un goût excessif pour le plaisir, l’esprit léger, le cœur gâté, l’âme faible. Catherine profita de cette vertu et de ces vices pour arriver à ses fins. Elle mit en jeu, les Festins, les Bals, les Mascarades, les Ballets, les Femmes les plus belles, les Courtisans les plus libertins. Elle endormit ainsi ce Prince malheureux sur un trône entouré de précipices. Sa vie ne fut qu’un long sommeil embelli quelquefois par des images riantes, et troublé plus souvent par des songes funestes.

Pour remplir l’objet que je me propose ici, je crois devoir choisir, parmi le grand nombre de Fêtes qui furent imaginées durant ce règne, celles qu’on donna en 1581 pour le Mariage du Duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine belle-sœur du Roi. En retraçant l’idée de la galanterie de ce temps, elles font voir que la Danse fut un art connu des Français, avant tous les autres, comme il l’avait été autrefois des Grecs et des Romains. Je ne fais au reste, que copier d’un Historien92 contemporain les détails que je vais écrire. [Voir Fêtes de la Cour de France]

« Le Lundi dix-huit Septembre 1581, le Duc de Joyeuse et Marguerite de Lorraine Fille de Nicolas de Vaudemont sœur de la Reine, furent fiancés en la Chambre de la Reine, et le Dimanche suivant, furent mariés à trois heures après midi en la Paroisse de Saint-Germain de l’Auxerrois.

Le Roi mena la Mariée au Moustier suivie de la Reine, Princesses et Dames tant richement vêtues, qu’il n’est mémoire en France d’avoir vu chose si somptueuse. Les habillements du Roi et du Marié étaient semblables, tant couverts de broderies, de perles, pierreries, qu’il n’était possible de les estimer ; car tel accoutrement y avait qui coûtait dix mille écus de façon ; et toutes fois, aux dix-sept Festins qui de rang et de jour à autre, par ordonnance du Roi, furent faits depuis les Noces, par les Princes et Seigneurs parents de la Mariée et autres des plus grands de la cour, tous les Seigneurs et Dames changèrent d’accoutrements, dont la plupart étaient de toile et drap d’or et d’argent enrichis de broderies et de pierreries en grand nombre et de grand prix.

La dépense y fut si grande, y compris les Tournois, Mascarades, Présents, Devises, musique, Livrées, que le bruit était que le Roi n’en serait pas quitte pour douze cent mille écus93.

Le Mardi 18 Octobre, le Cardinal de Bourbon fit son Festin de Noces en l’Hôtel de son Abbaye Saint-Germain des Prés, et fit faire à grands frais, sur la rivière de Seine, un grand et superbe appareil d’un grand Bac accommodé en forme de Char triomphant, dans lequel le Roi, Princes, Princesses et les Mariés devaient passer du Louvre aux Pré-aux-Clercs, en pompe moult solennelles, car ce beau Char triomphant, devait être tiré par-dessus l’eau, par d’autres bateaux déguisés en Chevaux Marins, Tritons, Dauphins, baleines et autres monstres Marins en nombre de vingt-quatre, en aucuns desquels étaient portés à couvert au ventre desdits monstres, Trompettes, Clairons, Cornets, Violons, Hautbois, et plusieurs Musiciens d’excellence, même quelques de feux artificiels, qui pendant le trajet devaient donner maints passe-temps, tant au Roi qu’à 50 000 personnes qui étaient sur le rivage ; mais le mystère ne fut pas bien joué, et ne put-on faire marcher les Animaux ainsi qu’on l’avait projeté, de façon que le Roi ayant attendu depuis quatre heures du soir jusqu’à sept aux Tuileries, le mouvement et acheminement de ces animaux, sans en apercevoir aucun effet ; dépité, dit, qu’il voyait bien que c’étaient des bêtes qui commandaient à d’autres bêtes ; et étant monté en Coche s’en alla avec les Reines et toute la suite, au Festin qui fut le plus magnifique de tous ; nommément en ce que ledit Cardinal fit représenter un Jardin artificiel garni de fleurs et de fruits, comme si c’eût été en Mai, ou en Juillet et Août.

Le Dimanche 15 Octobre, Festin de la Reine dans le Louvre, et après le Festin le ballet de Circé et de ses Nymphes.

Le triomphe de Jupiter et de Minerve était le sujet de ce ballet, qui fut donné sous le titre de ballet comique de la Reine. Il fut représenté dans la grande salle de Bourbon, par la Reine, les Princesses, les Princes, et les plus grands Seigneurs de la cour. Il commença à dix heures du soir, et ne finit qu’à trois heures après minuit.

Balthasar de Beaujoyeux94 fut l’inventeur du sujet, et en disposa toute l’ordonnance. Il en communiqua le plan à la Reine qui l’approuva ; mais le peu de temps qui restait ne lui permettant point de se charger des Récits, de la musique et des Décorations ; la Reine, à sa prière, commanda à Lachenaye Aumônier du Roi de faire les Vers ; Beaulieu Musicien de la Reine eut ordre de composer la musique ; et Jacques Patin Peintre du Roi fut chargé des Décorations.

Le Lundi 16, en la belle et grande Lice dressée et bâtie au Jardin du Louvre, se fit un combat de quatorze blancs contre quatorze jaunes à huit heures du soir aux flambeaux.

Le Mardi 17, autre combat, à la Pique, à l’estoc, au tronçon de la Lance, à pied et à cheval ; et le Jeudi 19 fut fait le ballet des Chevaux, auquel les Chevaux d’Espagne, coursiers et autres en combattant s’avançaient, se retournaient contournaient au son et à la cadence des Trompettes et Clairons, y ayant été dressés cinq mois auparavant.

Tout cela fut beau et plaisant ; mais la grande excellence qui se vit les jours de Mardi et Jeudi, fut la Musique de voix et d’instruments la plus harmonieuse et la plus déliée qu’on ait jamais ouïe (on la devait au goût et aux soins de Baïf) furent aussi les feux artificiels qui brillèrent avec effroyable épouvantement et contentement de toutes personnes sans qu’aucun en fût offensé. »

La partie éclatante de cette fête qui a été saisie par l’Historien que j’ai copié, n’est pas celle qui méritait le plus d’éloges. Il y en eut une qui lui fut très supérieure et qui ne l’a pas frappé.

La Reine et les Princesses qui représentaient dans le Ballet les Naïades et les Néréides, terminèrent ce spectacle par des présents ingénieux qu’elles offrirent aux Princes et Seigneurs, qui sous la figure de Tritons avaient dansé avec elles. C’étaient des Médailles d’or gravées avec assez de finesse pour le temps. Peut-être ne fera-t-on pas fâché d’en trouver ici quelques-unes.

Celle que la Reine offrit au Roi représentait un Dauphin qui nageait sur les flots : ces mots étaient gravés sur le revers :

Delphinum ut Delphinem rependat.

Ce qui veut dire :

Je vous donne un Dauphin, et j’en attends un autre.

Madame de Nevers en donna une au Duc de Guise, sur laquelle était gravé un Cheval-Marin, avec ces mots :

Adversus semper in hostem.

Prêt à fondre sur l’ennemi.

Il y avait sur celle que M. de Genevois reçut de Madame de Guise un Arion avec ces paroles :

Populi super at prudentia fluctus.

Le peuple en vain s’émeut ; la prudence l’apaise.

Madame d’Aumale en donna une à M. de Chaussin, sur laquelle était gravée une Baleine, avec cette belle maxime :

Cui sat nil ultrà.

Avoir assez, c’est avoir tout.

Un Physite, qui est une espèce d’orque ou de baleine, était représenté sur la Médaille que Madame de Joyeuse offrit au Marquis de Pons, ces mots lui servaient de devise :

Sic famam jungere fame.

Si vous voulez pour vous fixer la renommée,

Occupez toujours ses cent voix.

Le duc d’Aumale reçut un Triton tenant un Trident et voguant sur les flots irrités. Ces trois mots étaient gravés sur le revers :

Commovet et sedat.

Il les trouble et les calme.

Une branche de Corail sortant de l’eau était gravée sur la Médaille que Madame de l’Archant présenta au duc de Joyeuse. Elle avait ces mots pour devise :

Eadem natura remansit.

Il change en vain ; il est le même.

Ainsi la Cour de France troublée par la mauvaise politique de la Reine, divisée par l’intrigue, déchirée par le fanatisme, ne cessait point cependant d’être enjouée, polie et galante. Trait singulier et de caractère, qui serait sans doute une sorte de mérite, si le goût des plaisirs, sous un Roi efféminé95, n’y avait été poussé jusqu’à la licence la plus effrénée96 ; ce qui est toujours une tache pour le Souverain, une flétrissure pour les courtisans, et une contagion funeste pour le Peuple. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Chapitre III. Suite du Précédent §

Henri IV avait été élevé dans un Pays où l’on danse en naissant. Il ne fut question, dit le Duc de Sully dans ses Mémoires97, pendant tout le temps du séjour de ce Prince en Béarn, que de réjouissances et de galanteries. Le goût de Madame sœur du Roi pour ces divertissements lui était une ressource inépuisable. J’appris auprès de cette Princesse, continue Sully, le métier de courtisan dans lequel j’étais fort neuf. Elle eut la bonté de me mettre de toutes ses parties ; et je me souviens, qu’elle voulut bien m’apprendre elle-même le pas d’un ballet qui fut exécuté avec beaucoup de magnificence.

Aussi la Danse fut-elle un des amusements favoris d’Henri IV. Il semblait trouver dans les charmes de cet exercice, lorsqu’il fut parvenu au trône, le dédommagement d’une partie des travaux qu’il lui avait coûté à conquérir. Sully, le grave Sully98, était l’ordonnateur des Spectacles qui amusaient ce bon Prince ; mais il les lui offrait en Ministre Philosophe, et Henri IV les recevait en grand Roi.

On lui annonça un jour, pendant une de ces Fêtes, la prise d’Amiens par l’armée Espagnole. Ce coup est du Ciel, dit-il, c’est assez fait le Roi de France : il est temps de faire le Roi de Navarre ; et se retournant du côté de la belle Gabrielle, qui, comme lui, portait les habits de la Fête, et qui fondait en larmes, il lui dit : Ma Maîtresse, il faut quitter nos armes, et monter à cheval, pour faire une autre guerre. Le jour même en effet, il rassembla quelques Troupes, marcha à Amiens avec elles, et le premier.

Les grands Rois donnent toujours leur ton aux Cours même des autres Rois. On dansa dans tous les États de l’Europe, parce que cet exercice était à la mode à la Cour d’Henri IV. Je trouve dans les Mémoires du temps, qu’on y exécuta plus de quatre-vingts grands Ballets, depuis 1689 jusqu’en 1610, beaucoup de Bals magnifiques, et un très grand nombre de Mascarades fort singulières.

Ce bon Roi99 avait une sorte de passion pour ce genre d’amusement. Peut-être est-ce durant son règne, que les Français ont le plus dansé, et qu’ils se sont le mieux battus. [Voir Fêtes de la Cour de France]

Chapitre IV. Des Bals §

Un Tableau de Philostrate100, nous représente Comus dans un Salon éclairé avec autant de goût que de magnificence. Un chapeau de roses orne sa tête ; ses traits sont animés de vives couleurs, la joie est dans ses yeux, le sourire est sur ses lèvres.

Enivré de plaisirs, chancelant sur ses pieds, il paraît se soutenir à peine de la main droite sur un épieu. Il porte à la gauche un flambeau allumé qu’il laisse pencher nonchalamment, afin qu’il brûle plus vite101.

Le parquet du Salon est jonché de fleurs : quelques Personnages du tableau sont peints dans des attitudes de Danse : quelques autres sont encore rangés autour d’une Table proprement servie ; mais le plus grand nombre est placé avec ordre sous une Tribune dans laquelle on découvre une foule de Joueurs d’Instruments, qu’on croit entendre. C’est un Bal en forme, auquel Comus préside. Le goût moderne ne produit rien de plus élégant.

Comus, en effet, est regardé comme l’Inventeur de toutes les Danses, dont les Grecs et les Romains embellirent leurs Festins. Elles furent d’abord, comme les Intermèdes de ces repas que la joie et l’amitié ordonnaient dans les familles. Bientôt le plaisir, la bonne chère et le vin donnèrent une plus grande étendue à cet amusement. On quitta la table, pour se livrer entièrement à la Danse. Les familles s’unirent, pour multiplier les Acteurs et le plaisir ; mais l’Assemblée en devenant plus nombreuse, prit un air de Fête, dont les égards, la bienséance et l’orgueil s’établirent bientôt les arbitres suprêmes. Dès lors, les jeux riants de Bacchus, la gaieté des Festins, la liberté qu’inspirent le vin et la bonne chère ; ce désordre aimable qui présidait aux Danses inventées par Comus disparurent, pour faire place au sérieux, au bon ordre, à la dignité des Bals de cérémonie.

Nous trouvons leur usage établi dans l’Antiquité la plus reculée ; et il n’est point étonnant, qu’il se soit conservé jusqu’à nous. La Danse simple, celle qui ne demande que quelques pas, les grâces que donnent la bonne éducation et un sentiment médiocre de la mesure, fait le fond de cette sorte de Spectacle ; et dans les occasions solennelles, il est d’une ressource aisée, qui supplée au défaut d’imagination. Un Bal est sitôt ordonné, si facilement arrangé : il faut si peu de combinaisons dans l’Esprit, pour le rendre magnifique : il naît tant d’hommes communs, et on en voit si peu qui soient capables d’inventer des choses nouvelles, qu’il était dans la nature, que les Bals de cérémonie une fois trouvés fussent les Fêtes de tous les temps.

Ils se multiplièrent en Grèce, à Rome et dans l’Italie. On y dansait froidement des Danses graves. On n’y paraissait qu’avec la parure la plus recherchée : la richesse, le luxe y étalaient avec dignité une magnificence monotone. On n’y trouvait alors, comme de nos jours, que beaucoup de pompe sans art, un grand faste sans invention, l’air de dissipation sans gaieté.

C’est dans ces occasions, que les Personnages les plus respectables se faisaient honneur d’avoir cultivé la Danse dans leur jeunesse. Socrate est loué des Philosophes qui ont vécu après lui, de ce qu’il dansait, comme un autre, dans les Bals de cérémonie d’Athènes. Platon, le divin Platon mérita leur blâme, pour avoir refusé de danser à un Bal que donnait un Roi de Syracuse ; et le sévère Caton, qui avait négligé de s’instruire, dans les premiers ans de sa vie, d’un art qui était devenu chez les Romains un objet sérieux, crut devoir se livrer à cinquante-neuf ans, comme le bon M. Jourdain, aux ridicules instructions d’un maître à danser de Rome102.

Le préjugé de dignité et de bienséance établi en faveur de ces Assemblées, se conserva dans toute l’Antiquité. Il passa ensuite, dans toutes les conquêtes des Romains, et après la destruction de l’Empire, les États qui se formèrent de ses débris, retinrent tous cette institution ancienne. On donna des Bals de cérémonie jusqu’au temps où le génie trouva des moyens plus ingénieux, de signaler la magnificence et le goût des Souverains ; mais ces belles inventions n’anéantirent point un usage si connu ; les Bals subsistèrent et furent même consacrés aux occasions de la plus haute cérémonie.

Lorsque Louis XII voulut montrer toute la dignité de son rang, à la ville de Milan, il ordonna un bal solennel où toute la noblesse fut invitée. Le Roi en fit l’ouverture ; les cardinaux de Saint-Séverin et de Narbonne y dansèrent ; les dames les plus aimables y firent éclater leur goût, leur richesse, leurs grâces.

Philippe II alla à Trente en 1562 pendant la tenue du Concile. Le Cardinal Hercule de Mantoue qui y présidait en assembla les Pères, pour déterminer la manière dont le fils de l’Empereur Charles Quint y serait reçu. Un Bal de cérémonie fut délibéré à la pluralité des voix. Le jour fut pris ; les dames les plus qualifiées furent invitées, et après un grand Festin, le Cardinal de Mantoue ouvrit le bal, où le Roi Philippe et tous les Pères du Concile, dit le Cardinal Pallavicino, dont j’emprunte ce trait historique, dansèrent avec autant de modestie que de dignité.

La décence, l’honnêteté, la convenance de ces sortes de Fêtes étaient au reste, dans ce temps, si solennellement établies dans l’opinion des hommes, que l’amer Fra Paolo dans ses déclamations cruelles contre ce Concile, ne crut pas même ce trait susceptible de critique.

La Reine Catherine de Médicis qui avait des desseins et qui n’eut jamais de scrupules, égaya ces Fêtes, et leur donna même une tournure d’esprit qui y rappela le plaisir. Pendant sa Régence, elle mena le Roi à Bayonne, où sa Fille Reine d’Espagne, vint la joindre avec le Duc d’Albe que la Régente voulait entretenir. C’est-là, qu’elle déploya tous les petits ressorts de sa politique vis-à-vis d’un Ministre qui en connaissait de plus grands, et les ressources de la galanterie vis-à-vis d’une foule de Courtisans divisés, qu’elle avait intérêt de distraire de l’objet principal qui l’avoir amenée. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Les Ducs de Savoie et de Lorraine, plusieurs autres Princes étrangers étaient accourus à la Cour de France, qui était aussi magnifique que nombreuse. La Reine qui voulait donner une haute idée de son administration donna le Bal deux fois le jour, Festins sur Festins, Fête sur Fête. Voici celle où je trouve le plus de variété, de goût et d’invention103.

Dans une petite île située dans la rivière de Bayonne et qui était couverte d’un bois de Haute Futaie, la Reine fit faire douze grands Berceaux qui aboutissaient à un Salon de forme ronde qu’on avait pratiqué dans le milieu. Une quantité immense de Lustres de fleurs furent suspendus aux arbres, et on plaça une Table de douze couverts dans chacun des Berceaux.

La Table du Roi, des Reines, des Princes et des Princesses du Sang était dressée dans le milieu du Salon, en sorte que rien ne leur cachait la vue des douze Berceaux, où étaient les Tables destinées au reste de la Cour.

Plusieurs Symphonistes distribués derrière les Berceaux et cachés par les Arbres se firent entendre, dès que le Roi parut. Les Filles d’honneur des deux Reines, vêtues élégamment partie en Nymphes, partie en Naïades, servirent la Table du roi. Des Satyres qui sortaient du bois, leur apportaient tout ce qui était nécessaire pour le service.

On avait à peine joui quelques moments de cet agréable coup d’œil, qu’on vit successivement paraître pendant la durée de ce Festin, différentes troupes de Danseurs et de Danseuses représentant les habitants des Provinces voisines, qui dansèrent, les uns après les autres, les Danses qui leur étaient propres, avec les instruments et les habits de leur pays.

Le Festin fini, les Tables disparurent ; des Amphithéâtres de verdure, et un Parquet de gazon furent mis en place, comme par magie : le Bal de cérémonie commença ; et la Cour s’y distingua par la noble gravité des Danses sérieuses, qui étaient alors le fond unique de ces pompeuses Assemblées. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Ces sortes d’embellissements aux Bals de cérémonie, leur ont donné quelquefois un ton de galanterie et d’esprit, qui a pu leur ôter l’uniformité languissante qui leur est propre.

Ceux de Louis XIV furent magnifiques. Ils se ressentaient de cet air de grandeur qu’il imprimait à tout ce qu’il ordonnait ; mais il ne fut pas en son pouvoir de les sauver de la monotonie. Il semble que la dignité soit incompatible avec cette douce liberté, qui seule fait naître, entretient et sait varier le plaisir. En lisant la Description, que je vais copier ici104, du Bal que donna Louis XIV pour le Mariage de M. le duc de Bourgogne, on peut croire avoir vu la Description de tous les autres.

« On partagea, (dit l’Historien que je ne fais que transcrire) en trois parties égales, la Galerie de Versailles, par deux Balustrades dorées de quatre pieds de hauteur. La partie du milieu faisait le centre du Bal. On y avait placé une Estrade de deux marches, couverte des plus beaux tapis des Gobelins, sur laquelle on rangea dans le fond des Fauteuils de velours cramoisi, garnis de grandes crépines d’or. C’est là que furent placés le Roi, le Roi et la Reine d’Angleterre, Madame la Duchesse de Bourgogne, les Princes et les Princesses du Sang.

Les trois autres côtés étaient bordés au premier rang, de Fauteuils fort riches pour les Ambassadeurs, les Princes et les Princesses étrangères, les Ducs, les Duchesses et les grands Officiers de la couronne. D’autres rangs de Chaises derrière ces Fauteuils étaient remplis par des personnes de considération de la cour et de la Ville.

À droite et à gauche du centre du bal étaient des Amphithéâtres occupés par la foule des Spectateurs ; mais pour éviter la confusion, on n’entrait que par un Moulinet, l’un après l’autre.

Il y avait encore un petit Amphithéâtre séparé, où étaient placés les vingt-quatre Violons du Roi avec six Hautbois et six Flûtes douces.

Toute la Galerie était illuminée par de grands Lustres de cristal et quantité de Girandoles garnies de grosses Bougies. Le Roi avait fait prier par Billets tout ce qu’il y a de personnes les plus distinguées de l’un et de l’autre sexe de la cour et de la Ville, avec ordre de ne paraître au Bal qu’en habits des plus propres et des plus riches ; de sorte que les moindres habits d’hommes coûtaient jusqu’à trois à quatre cents pistoles. Les uns étaient de velours brodé d’or et d’argent, et doublés d’un brocard qui coûtait jusqu’à cinquante écus l’aune : d’autres étaient vêtus de drap d’or ou d’argent. Les Dames n’étaient pas moins parées : l’éclat de leurs pierreries faisait aux lumières un effet admirable.

Comme j’étais appuyé (continue l’auteur que je copie) sur une balustrade vis-à-vis l’Estrade où était placé le Roi. Je comptai que cette magnifique Assemblée pouvait être composée de sept à huit cents personnes, dont les différentes parures formaient un spectacle digne d’admiration.

M. et Madame de Bourgogne ouvrirent le bal par une courante, ensuite Madame de Bourgogne prit le Roi d’Angleterre, lui la Reine d’Angleterre, elle le Roi, qui prit Madame de Bourgogne ; elle prit Monseigneur, il prit Madame qui prit M. le Duc de Berri. Ainsi successivement tous les Princes et les Princesses du Sang dansèrent chacun selon son rang.

M. le Duc de Chartres aujourd’hui Régent y dansa un Menuet et une Sarabande de si bonne grâce105 avec Madame la Princesse de Conti, qu’ils s’attirèrent l’admiration de toute la cour.

Comme les Princes et les Princesses du Sang étaient en grand nombre, cette première cérémonie fut assez longue, pour que le Bal fît une pause, pendant laquelle des Suisses précédés des premiers Officiers de la bouche apportèrent six Tables ambulatoires superbement servies en ambigus, avec des Buffets chargés de toutes sortes de rafraîchissements, qui furent, placés dans le milieu du bal, où chacun eut la liberté d’aller manger et boire à discrétion pendant une demi-heure.

Outre ces Tables ambulantes, il y avait une grande Chambre à côté de la Galerie qui était garnie sur des gradins d’une infinité de Bassins remplis de tout ce qu’on peut s’imaginer, pour composer une superbe collation dressée d’une propreté enchantée. Monsieur, et plusieurs Dames et Seigneurs de la cour vinrent voir ces appareils et s’y rafraîchir pendant la pause du Bal. Je les suivis aussi. Ils prirent seulement quelques Grenades, Citrons, Oranges et quelques confitures sèches ; mais sitôt qu’ils furent sortis tout fut abandonné à la discrétion du public, et tout cet appareil fut pillé en moins d’un demi-quart d’heure, pour ne pas dire dans un moment.

Il y avait dans une autre Chambre deux grands Buffets garnis, l’un de toutes sortes de Vins, et l’autre de toutes sortes de Liqueurs et d’Eau rafraîchissantes. Les Buffets étaient séparés par des balustrades, et en dedans une infinité d’Officiers du Gobelet avaient le soin de donner, à qui en voulait, tout ce qu’on leur demandait pour rafraîchissements, pendant tout le temps du bal qui dura toute la nuit. Le Roi en sortit à onze heures avec le Roi d’Angleterre, la Reine et les Princes du Sang pour aller souper. Pendant tout le temps qu’il y fut on ne dansa que des Danses graves et sérieuses, où la bonne grâce et la noblesse de la danse parurent dans tout son lustre. »

À cette gravité si l’on ajoute les embarras du cérémonial, la froide répétition des mêmes Danses, les règles rigides établies pour le maintien de l’ordre de ces sortes d’Assemblées, le silence, la contrainte, l’inaction de tout ce qui ne danse pas ; on trouvera que le Bal de cérémonie, est de tous les moyens de se réjouir, celui qui est le plus propre à ennuyer.

Il est cependant arrivé souvent que la bizarrerie des circonstances l’a rendu le plaisir à la mode, au point qu’un Menuet dansé avec grâce était seul capable de faire une grande réputation. Dom Juan d’Autriche Vice-Roi des Pays-Bas, partit exprès en poste de Bruxelles et vint à Paris incognito, pour voir danser à un Bal de cérémonie Marguerite de Valois, qui passait pour la meilleure danseuse de l’Europe.

Chapitre V. Des Bals Masqués §

On s’ennuyait à Rome dans les Bals de cérémonie, et on s’amusait dans la célébration des Fêtes Saturnales sous mille déguisements différents. Le goût pour le plaisir fit bientôt un seul de ces deux genres. On garda les Bals sérieux pour les occasions de grande représentation, et on donna des bals masqués dans les circonstances où l’on voulut rire.

Les aventures que le Masque servait, ou faisait naître, les caractères divers de Danse qu’il donnait occasion d’imaginer, l’amusement des préparatifs, le charme de l’exécution, les équivoques badines auxquelles l’incognito donnait lieu, firent et devaient faire le succès de cet amusement, qui tient autant à l’esprit qu’à la joie. Il a été extrêmement à la mode pendant près de deux cents ans, on a surtout donné des Bals masqués magnifiques durant le règne de Louis XIV, mais les bals publics, dont je parlerai bientôt, firent tomber tous les autres pendant la Régence, et la mode des premiers n’est pas encore revenue.

Les Grecs n’ont point eu ce genre, il semble entièrement appartenir aux Romains. Mais ces derniers l’ont connu fort tard, et il paraît surprenant que les masques en usage aux Théâtres des uns et des autres n’en aient pas plutôt donné l’idée.

La Danse simple est le fond du Bal masqué, aussi bien que des Bals de parade. On l’y emploie sans action ; mais on lui a donné presque toujours un caractère.

Parmi les moyens d’amusement sans nombre que ce genre procure, il a des inconvénients et il a causé des malheurs.

Néron masqué indécemment courait les rues de Rome pendant les nuits, tournait en ridicule la gravité des Sénateurs, et déshonorait sans scrupule les plus honnêtes femmes de Rome.

Dans un Bal Masqué que la Duchesse de Berry donna aux Gobelins le 29 janvier 1393, le Roi Charles VI qui y était venu masqué en Sauvage, faillit à être brûlé vif par l’imprudente curiosité du Duc d’Orléans. Le Comte de Jouy et le Bâtard de Foix y périrent, le jeune Nantouillet ne se sauva qu’en se plongeant dans une cuve pleine d’eau, qu’un heureux hasard lui fit rencontrer.

Mais les règles qu’on a établies pour maintenir l’ordre, la paix et la sûreté dans ces sortes de plaisirs, en a banni presque tous les dangers, et un peu de prudence dans le choix des Mascarades peut aisément en prévenir tous les malheurs.

Chapitre VI. Des Mascarades §

Trois espèces de divertissements assez différents les uns des autres, ont été connus sous le nom de Mascarade.

Le premier et le plus ancien était formé de quatre, huit, douze et jusqu’à seize personnes, qui après être convenues d’un ou de plusieurs déguisements, s’arrangeaient deux à deux ou quatre à quatre, et entraient ainsi masqués dans le bal. Telle fut la Mascarade en Sauvage du Roi Charles VI et celle des Sorcier du Roi Henri IV. Les Masques n’étaient assujettis à aucune loi, et il leur était permis de faire jouer les airs qu’ils voulaient danser, pour répondre au caractère du déguisement qu’ils avaient choisi.

La seconde espèce était une composition régulière. On prenait un sujet ou de la Fable ou de l’Histoire. On formait deux ou trois Quadrilles qui s’arrangeaient sur les caractères ou sujet choisis, et qui dansaient sous ce déguisement les airs qui étaient relatifs à leur personnage. On joignait à cette Danse quelques Récits qui en donnaient les explications nécessaires. Jodelle, Passerat, Baïf, Ronsard, Benserade, signalèrent leurs talents en France dans ce genre, qui n’est qu’un abrégé des grands Ballets, et qui me paraît avoir pris naissance à notre cour.

Il y en a une troisième, qu’on imagina en 1675 qui tenait aussi du grand Ballet, et qui, en allongeant la Mascarade déjà connue, ne fit autre chose que d’en changer l’objet principal en substituant maladroitement le Chant à la Danse. Cette espèce de composition Théâtrale retint tous les vices des autres, et n’était susceptible d’aucun de leurs agréments. Tel est le Carnaval mauvais Opéra formé des entrées de la Mascarade du même nom, composée par Benserade en 1668 que Lully augmenta de récits en 1675 et qui réussit à son théâtre, parce que tout ce qu’il donnait alors au public était reçu avec enthousiasme.

C’est surtout à la Cour que la Mascarade a été fort en usage. Ce n’était qu’un petit genre ; mais il exigeait de l’esprit, de la galanterie et du goût. Il n’en est point avec ces parties qui ne soit digne d’éloges, et qui ne mérite de trouver place dans l’Histoire des Arts.

Les Mascarades que les Rois Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII ont dansées sont sans nombre. On en fit une chez le Cardinal de Mazarin le 2 Janvier 1655 dont était Louis XIV. C’est la première que le Roi ait dansée. Le Carnaval de Benserade, qu’on exécuta le 18 janvier 1668, fut la dernière, où ce Monarque Père des Arts prit le masque. Il n’avait pas encore trente ans.

Chapitre VII. Des Bals publics §

Le nombre multiplié des Bals masqués pendant le règne de Louis XIV avait mis au commencement de ce siècle cet amusement à la mode. Les Princes faisaient gloire de suivre l’exemple qu’avait donné le Souverain. On vit au Palais-Royal et à Sceaux des Bals masqués où régnèrent le goût, l’invention, la liberté, l’opulence. L’Électeur de Bavière, le Prince Emanuel de Portugal vinrent alors en France, et ils prirent le ton qu’ils trouvèrent établi. L’un donna les plus belles Fêtes à Suresnes, l’autre à l’Hôtel de Brétonvilliers. Une profusion extraordinaire de rafraîchissements, les Illuminations les plus brillantes, et la liberté la moins contrainte firent l’ornement des Bals masqués qu’ils donnèrent. Le Public en jouit ; mais les Particuliers effrayés de la somptuosité que tous ces Princes avaient répandue dans ces Fêtes superbes, n’osèrent plus se procurer dans leurs maisons de semblables amusements. Ils voyaient une trop grande distance entre ce que Paris venait d’admirer, et ce que leur fortune ou la bienséance leur permettait de faire.

C’est dans ces circonstances que M. le Régent fit un établissement, qui semblait favorable au progrès de la Danse, et qui lui fut cependant très funeste. Par une ordonnance du 31 décembre 1715, les Bals publics furent permis trois fois la semaine dans la salle de l’Opéra. Les Directeurs firent faire une Machine106, avec laquelle on élevait le parterre et l’orchestre au niveau du théâtre. La Salle fut ornée de Lustres, d’un Cabinet de glaces dans le fond, de deux Orchestres aux deux bouts et d’un Buffet de rafraîchissements dans le milieu. La nouveauté de ce spectacle, la commodité de jouir de tous les plaisirs du Bal sans soins, sans préparatifs, sans dépense, donnèrent à cet établissement un tel succès, que dans un excès d’indulgence, que j’ai vu durer encore, on poussa l’enthousiasme jusqu’à trouver la salle belle, commode, et digne en tout du goût, de l’invention et de la magnificence Française.

Bientôt après les Comédiens obtinrent en faveur de leur théâtre une pareille permission. Leur peu de succès les rebuta ; leurs Bals cessèrent, et l’Opéra depuis a joui seul de ce privilège. Mais la Danse qui fut l’objet, ou le prétexte de ces Bals publics, bien loin d’y gagner pour le progrès de l’Art, y a au contraire tout perdu. Je ne parle ici que de la Danse simple, telle que les gens du monde l’apprennent et l’exercent. Les Bals étaient une espèce de Théâtre pour eux où il leur était glorieux de faire briller leur adresse. Ceux de l’Opéra ont fait tomber tous ceux des Particuliers, et on sait qu’il n’est plus du bon air d’y danser. Les deux côtés de la salle sont occupés par quelques Masques obscurs, qui suivent les airs que l’Orchestre joue. Tout le reste, se heurte, se mêle, se pousse. Ce sont les Saturnales de Rome qu’on renouvelle, ou le Carnaval de Venise qu’on copie.

Que de ressources cependant ne serait-il pas aisé de trouver dans un établissement de cette espèce, et pour le progrès de la Danse et pour l’amusement du Public ! Avec un peu de soin, une imagination médiocre, et quelque goût, on rendrait ce Spectacle le fond et la ressource la plus sûre de l’Opéra, une école délicieuse de Danse pour notre jeune Noblesse, et un objet d’admiration constante pour cette foule d’Étrangers, qui cherchent en vain dans l’état où ils le voient, le charme qui nous le fait trouver si agréable.

On peut mettre au nombre des Bals publics ceux que la Ville de Paris a donnés dans les occasions éclatantes, pour signaler son zèle et son amour pour nos rois ou pour célébrer les événements glorieux à la France.

Dans ces circonstances les Illuminations, les Festins, les Feux d’artifice, et les Bals ont été presque toujours la tablature qu’on a suivie. On ne s’en est écarté que lorsque l’Hôtel de Ville a été gouverné par quelqu’un de ces hommes rares dont ses fastes l’honorent.

Lorsque les Suisses furent sur le point de venir en France, pendant le règne de Henri IV pour renouveler leur Alliance, le Prévôt des Marchands et les Échevins, qui dans cette occasion sont dans l’usage de les recevoir à l’Hôtel de Ville et de les y régaler, trouvèrent sous leur main l’ancienne Rubrique, et en conséquence ils délibèrent un Festin, et un Bal.

Mais ils étaient sans fonds et ils demandèrent à Henri IV pour fournir à cette dépense la permission de mettre un Impôt sur les Robinets des Fontaines. Cherchez quelque autre moyen, leur répondit ce bon prince, qui ne soit point à charge à mon peuple, pour bien régaler mes alliés. Allez messieurs, continua-t-il, il n’appartient qu’à Dieu de changer l’eau en vin.

Feu M. Turgot aurait fait l’équivalent d’un pareil miracle, sans surcharger le Peuple, et sans importuner le Roi. Ce Magistrat que la postérité, pour l’honneur de notre siècle, mettra de niveau avec les hommes les plus célèbres du siècle de Louis XIV107, sut bien changer une cour irrégulière, en une salle de Bal la plus magnifique qu’on eut vue encore en Europe, et un édifice gothique, en un Palais des Fées. Tout prospère, tout s’embellit, tout devient admirable sous la main vivifiante d’un homme de génie. [Voir Fêtes de la Ville de Paris]

Livre troisième §

Chapitre I. Des Fêtes dont la Danse a été le fond à la Cour de France, depuis l’année 1610 jusqu’en l’année 1643 §

On pourrait comparer l’espèce particulière d’hommes qui peuplent la Cour des Rois, aux différentes parties qui composent ces beaux cabinets de glaces, qu’a inventés le luxe moderne. Ces grands trumeaux si semblables les uns aux autres, que l’art a divisés et qui les réunit, sont toujours prêts à recevoir et à rendre l’empreinte de la figure qui les frappe. Ils en deviennent la copie, la peignent, la répètent, la multiplient. Ils ne sont rien par eux-mêmes. Ils n’existent que par elle et pour elle.

Henri IV joignait à un bon esprit une galanterie cavalière, et une gaieté franche. Tels parurent les Courtisans qui l’entouraient. La mauvaise santé de Louis XIII le rendait sombre. Sa Cour fut triste. On fit en vain des efforts pour la sortir de l’excès de langueur dans laquelle elle était plongée. Le mal était incurable ; parce que le principe subsistait toujours. Il arriva alors ce qui arrive communément quand on cherche à se défaire d’un défaut habituel, sans en attaquer la cause. On le déguise pour un temps ; ou, si l’on s’en débarrasse, ce n’est qu’en lui substituant un défaut contraire. [Voir Fêtes de la Cour de France]

Aussi ne cessa-t-on d’être triste à la Cour de Louis XIII que pour y descendre jusqu’à une sorte de joie basse, pire cent fois que la tristesse. Presque tous les grands Ballets de ce temps qui étaient les seuls amusements du Roi et des Courtisans, ne furent que de froides allusions, des compositions triviales, des fonds misérables. La plaisanterie la moins noble, et du plus mauvais goût s’empara pour lors sans contradiction du Palais de nos Rois. On croyait s’y être bien réjoui, lorsqu’on y avait exécuté le ballet de Maître Galimathias, pour le grand bal de la Douairière de Billebahault et de son Fanfan de Sotteville108.

On applaudissait au Duc de Nemours qui imaginait de pareils sujets ; et les Courtisans toujours persuadés que le lieu qu’ils habitent est le seul lieu de la Terre où le bon goût réside, regardaient en pitié toutes les nations, qui ne partageaient point avec eux des divertissements aussi délicats.

La Reine avait proposé au Cardinal de Savoie, qui était pour lors chargé en France des négociations de sa Cour, de donner au Roi une fête de ce genre. La nouvelle s’en répandit, et les Courtisans en rirent. Ils trouvaient du dernier ridicule qu’on s’adressât à de plats montagnards, pour divertir une Cour aussi polie que l’était la Cour de France.

On dit au Cardinal de Savoie les propos courants. Il était magnifique, et il avait auprès de lui le Comte Philippe d’Aglié, dont j’ai déjà parlé. Il accepta avec respect la proposition de la Reine, et il donna à Monceaux un grand Ballet, sous le titre de Gli habitatori di monti109, ou Les Montagnards.

Le Théâtre représentait cinq grandes montagnes. On figurait par cette décoration les monts venteux, les montagnes résonantes où habitent les Échos, les monts ardents, les monts lumineux, et les montagnes ombrageuses.

Le milieu du Théâtre représentait le champ de la Gloire, dont tous les Habitants de ces cinq montagnes prétendaient s’emparer.

La Renommée ridicule, celle qui fait les nouvelles de la canaille, vêtue en vieille montée sur un âne et portant une trompette de bois110, fit l’ouverture du Ballet par un récit qui en exposa le sujet.

Alors une des montagnes s’ouvrit, et un tourbillon de vents en sortit avec impétuosité. Les Quadrilles qui formaient cette entrée étaient vêtues de couleur de chair ; tous ceux qui les composaient portaient des moulins à vent sur la tête, et à la main des soufflets, qui, agités, rendaient le sifflement des vents.

La Nymphe Écho qui fit le récit de la seconde Entrée amena les Habitants des montagnes résonantes. Ils portaient un tambour à la main, une cloche pour ornement de tête, et leurs habits étaient couverts de grelots de différents tons, qui formaient ensemble une harmonie gaie et bruyante. Elle s’ajustait à la mesure des airs de l’Orchestre, en suivant les mouvements cadencés de la Danse.

Les Habitants des montagnes lumineuses firent la troisième Entrée. Ils étaient vêtus de lanternes de diverses couleurs et conduits par le mensonge. Ce personnage était caractérisé par une jambe de bois qui le faisait clocher en marchant, par un habit composé de plusieurs masques, et par une lanterne sourde111 qu’il portait à la main.

La quatrième Entrée était composée du Sommeil qui conduisait les Habitants des montagnes ombrageuses. Les Songes agréables, les funestes, et les plaisants le suivaient, et ils dansèrent des pas ingénieux de ces divers caractères.

Dans ce moment, le son des trompettes et des timbales se fit entendre, et une femme modestement parée descendit des Alpes. Elle représentait la véritable Renommée. Neuf Cavaliers richement vêtus à la Française marchaient sur ses pas. Ils chassèrent du Théâtre les Quadrilles précédentes qui s’en étaient emparées, et la Renommée leur laissa libre, après son récit, le champ de la Gloire.

Des vers italiens qu’elle fit pleuvoir en s’envolant, sur l’Assemblée, apprenaient que c’était à la fortune et à la valeur du Roi de France que la gloire véritable était due, et que ses ennemis n’en avaient que l’apparence.

Le grand Ballet qui fut dansé par la Troupe leste qui avait suivi la Renommée, exprimait cette vérité par un pas de joie noble et vive qui termina ce grand spectacle.

C’est par cette galanterie ingénieuse que le Cardinal de Savoie se vengea de la fausse opinion que les Courtisans de Louis XIII avaient pris d’une Nation spirituelle et polie, qui excellait depuis longtemps dans un genre, que les Français avaient gâté. [Voir Fêtes de la Cour de France]

Le Cardinal de Richelieu portait dans tout ce qu’il faisait l’amour du grand. Il le cherchait dans les Arts, et il l’y aurait trouvé peut-être, s’il n’avait pas été entouré de talents médiocres, qu’il crut supérieurs, parce qu’ils lui disaient sans cesse qu’il l’était lui-même. La basse plaisanterie, les danses ridicules, les pas d’un comique grossier qui occupaient les Courtisans dans les Fêtes d’éclat, devaient nécessairement lui déplaire ; mais c’était moins par goût pour le bon, que par antipathie pour le bas. Il lui aurait été impossible de prendre le ton à la mode ; mais il ne lui était pas aisé d’en donner un meilleur. Il n’aimait point Corneille, et il estimait Desmarets : c’est-à-dire, qu’avec les parties précieuses d’un génie supérieur pour le gouvernement qu’il possédait à un degré éminent, il lui aurait fallu encore, pour pouvoir rendre les Arts florissants, cette finesse de discernement, ce sentiment délicat du vrai, qui peuvent seuls apprécier avec une justesse prompte et sûre les talents des artistes.

L’esprit de ce grand homme se refusait au bas, et dans le même temps il se perdait dans le Phébus. Le goût l’aurait arrêté dans le milieu de ces deux extrémités également vicieuses. On démêle quel était son penchant naturel pour le grand, et son peu de justesse dans les choses de pur agrément par le Ballet qu’il donna au Roi dans le Palais Cardinal le 7 Février 1641 : il eut pour titre La Prospérité des Armes de la France.

On en publia le sujet avec cet avertissement ampoulé.

« Après avoir reçu tant de victoires du Ciel, ce n’est pas assez de l’avoir remercié dans les Temples ; il faut encore que le ressentiment de nos cœurs éclate par des réjouissances publiques. C’est ainsi que l’on célèbre les grandes Fêtes. Une partie du jour s’emploie à louer Dieu, et l’autre aux passe-temps honnêtes. Cet hiver doit être une longue Fête après de longs travaux.

Non seulement le Roi et son grand Ministre qui ont tant veillé et travaillé pour l’agrandissement de l’État, et tous ces vaillants Guerriers qui ont si valeureusement exécuté ses nobles desseins doivent prendre du repos et des divertissements ; mais encore tout le Peuple doit se réjouir, qui, après ses inquiétudes dans l’attente des grands succès, ressent un plaisir aussi grand des avantages de son Prince, que ceux-même qui ont le plus contribué pour son service et pour sa gloire ».

L’Harmonie fit le récit du premier Acte, et l’Enfer s’ouvrit. L’Orgueil, l’Artifice, le Meurtre, le Désir de régner, la Tyrannie et le Désordre formèrent la première entrée, et Pluton suivi de quatre Démons fit la seconde. La troisième fut composée de Proserpine et des trois Parques. On vit paraître alors les furies armées de leurs serpents, dans le même temps qu’un Aigle descendait des nues, et que deux énormes Lions sortaient d’une horrible caverne.

Les Furies approchent, touchent l’Aigle et les Lions, leur inspirent les fureurs dont elles sont animées ; l’Enfer se referme et la Terre reparaît.

Mars et Bellone, la Renommée et la Victoire dansèrent la cinquième et la sixième Entrée. L’Hercule Français qui parut dans ce moment au milieu de ces quatre personnages dansa la septième. Il fit disparaître l’Aigle en le touchant d’une flèche, et il abattit les Lions de deux coups de massue. Le Ballet devint alors général, et ce pas termina le premier Acte.

Le Théâtre au second représentait les Alpes couvertes de neiges, et l’Italie sur une de ces montagnes fit le récit. Après qu’elle se fut retirée, les Alpes s’ouvrirent. On vit dans l’éloignement la ville de Casals, les retranchements des Espagnols, et le camp des Français.

Quatre Fleuves d’Italie qui appelaient ces derniers dansèrent la première Entrée. Quatre Français qui couraient à leur secours firent la seconde. Quatre Espagnols, après avoir dansé la troisième, se retirent dans leurs retranchements, où les Français les attaquent et les forcent. La Fortune les suit, portant les Armes de la France, et fait la quatrième Entrée.

Aussitôt, et sans autre à propos, le Théâtre change et représente Arras. On voit les Flamands avec des pots de bière, qui viennent recevoir les Français, et ceux-ci entrent dans la ville, malgré les efforts des Espagnols. Alors Pallas, Déesse de la Prudence, paraît avec sa suite ordinaire. Elle vient retirer quelques Français du parti d’Espagne, et son Entrée finit le second acte.

Le Théâtre représente la mer environnée de rochers, et le récit de trois Sirènes commence le troisième Acte. Il est composé de plusieurs Entrées de Néréides et de Tritons, après lesquelles l’Amérique paraît suivie de ses Peuples. Elle présente ses trésors à l’Espagne portée sur de riches Galions qui couvrent la mer. Dans ce moment les Galions français se montrent. Ils voguent à pleines voiles contre ceux d’Espagne, les attaquent, les combattent et les brûlent. Le Général Français victorieux débarque avec ses Troupes et les Maures qu’il a faits esclaves ; et le troisième Acte finit par cette Entrée de Triomphe.

Le Ciel s’ouvre au commencement de l’Acte quatrième. Vénus, l’Amour et les Grâces qui en descendent font le récit. Mercure, Apollon, Bacchus et Momus accompagnés de leur cortège ordinaire dansent les premières Entrées. L’Aigle, alors, et les Lions du premier Acte reparaissent. Hercule sort du fond du Théâtre pour les combattre ; mais Jupiter descend des cieux. Il touche l’Aigle et les Lions, pour leur ôter la fureur que les Euménides leur avaient inspirée ; il remet la massue sur l’épaule d’Hercule, comme pour le prier de se contenter de ses exploits, et il danse ensuite la dernière Entrée avec toutes les Divinités du Ciel qui l’accompagnaient.

La Terre ornée de fleurs et de verdure formait la décoration du cinquième Acte. La Concorde sur une machine élégante et riche, entourée de fleurs et de fruits parut dans les airs, et fit le récit.

L’Abondance, les Jeux, les Plaisirs, la Bonne-chère composaient la première Entrée. Les Réjouissances populaires firent la seconde par des Danses ridicules et des sauts périlleux. Cardelin, baladin fameux, y dansa sur la corde que des nuages cachaient aux yeux des Spectateurs. Son Entrée fut suivie de celles qu’exécutèrent les adresses différentes du corps personnifiées, qui firent leurs exercices sur des rhinocéros.

Plusieurs Admirateurs des conquêtes du Roi dansèrent la dernière Entrée avec la Gloire qui s’envola, et se perdit dans les airs. C’est par ce vol que fut terminé ce bizarre Spectacle.

« Quand je considère (dit un auteur112 qui avait approfondi cette matière) que le sujet de ce ballet est La Prospérité des Armes de la France, je cherche ce sujet dans les entrées des Tritons, des Néréides, des Muses, d’Apollon, de Mercure, de Jupiter, de Cardelin, des Rhinocéros, etc. »

Cette composition rassemble en effet tout le désordre d’une imagination aussi grande que déréglée, des idées nobles noyées dans un fatras d’objets puérils et sans rapport, un désir excessif d’attirer l’admiration, des recherches déplacées, de l’érudition sans grâces, de la Poésie inutile, beaucoup de magnificence perdue, et pas la moindre étincelle de goût.

On fit servir à ce spectacle les débris des décorations, des habits, des machines qu’on avait employés l’année précédente à la représentation de la tragédie de Mirame113 ; ouvrage si peu fait pour réussir, que tout le pouvoir du premier Ministre ne fut pas assez fort pour l’empêcher de tomber ; mais qui, à le considérer philosophiquement, fut cependant le premier fondement de notre Théâtre. [Voir Ballet]

Les soins du Ministère, ses dépenses, la construction d’une Salle nouvelle dans Paris firent comprendre à la Cour et à la Ville que les Spectacles publics, vus jusqu’alors avec assez d’indifférence, méritaient sans doute quelque considération ; puisqu’ils occupaient la prévoyance, les soins, les sollicitudes d’un Ministre, que, malgré toute leur haine, ils étaient forcés d’admirer.

C’est faire beaucoup en France pour un Art, que de lui donner aux yeux de la multitude un air d’importance, et telle est la supériorité des hommes vraiment grands, que leurs défauts mêmes ont presque toujours des côtés utiles.

Chapitre II. Des Fêtes du même genre dans les autres Cours de l’Europe §

L’Italie était déjà florissante ; les Cours de Savoie et de Florence avaient montré dans mille occasions leur magnificence et leur galanterie ; Naples et Venise jouissaient des Théâtres publics de Musique et de Danse ; l’Espagne était en possession de la Comédie ; la Tragédie, que Pierre Corneille n’avait trouvée en France qu’à son berceau, s’élevait rapidement dans ses mains jusqu’au sublime ; notre Cour cependant, au milieu de ses triomphes et sous le ministère d’un homme vraiment grand, dont une économie bourgeoise ne borna jamais les dépenses, demeurait plongée dans la barbarie du mauvais goût. Avec le quart des frais immenses qu’on y employa pendant le Règne de Louis XIII pour une multitude presque innombrable de Spectacles dont elle ne fut pas plus égayée, et qui ne jetèrent aucune sorte de lustre sur la Nation, on aurait pu la rendre l’admiration de l’Europe. Il ne fallait que s’y servir des hommes, que le génie et l’art mettaient en état d’imaginer et de conduire ces Fêtes continuelles, qu’on avait véritablement envie de rendre éclatantes.

La France sera toujours un terroir fertile en talents, lorsqu’on saura, je ne dis pas les cultiver ; il suffit de ne pas les y étouffer dès leur naissance. L’honneur, qu’on me passe le terme, y est l’idole de la nation ; et c’est l’honneur qui fut toujours l’esprit vivifiant des talents en tout genre.

Entre plusieurs personnages médiocres qui entouraient le Cardinal de Richelieu, il s’était pris de quelque amitié pour Durand, homme maintenant tout à fait inconnu, et que je n’arrache aujourd’hui à son obscurité, que pour faire connaître combien les préférences ou les dédains des gens en place, qui donnent toujours le ton de leur temps, influent peu cependant sur l’avenir des Artistes. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Ce Durand, Courtisan sans talents d’un très grand Ministre sans goût, avait imaginé et conduit le plus grand nombre des Fêtes de la Cour de Louis XIII. Les Français qui avaient du génie trouvèrent les accès difficiles et la place prise : ils se répandirent dans les Pays Étrangers, et ils y firent éclater l’imagination, la galanterie et le goût qu’on ne leur avait pas permis de déployer dans le sein de leur patrie.

La gloire qu’ils y acquirent rejaillit cependant sur elle ; et il est flatteur encore pour nous aujourd’hui, que les Fêtes les plus magnifiques et les plus galantes qu’on ait jamais données à la Cour d’Angleterre, aient été l’ouvrage des Français.

Le mariage de Frédéric cinquième Comte Palatin du Rhin avec la Princesse d’Angleterre en fut l’occasion, et l’objet. Elles commencèrent le premier jour par des Feux d’artifice en action sur la Tamise. Idée noble, ingénieuse et nouvelle, qu’on a trop négligée, après l’avoir trouvée, et qu’on aurait dû employer toujours à la place de ces desseins sans imagination et sans art, qui ne produisent que quelques étincelles, de la fumée, et du bruit. [voir Feux d’Artifice]

Ces Feux furent suivis d’un Festin superbe, dont tous les Dieux de la Fable apportèrent les services, en dansant des Ballets formés de leurs divers caractères114. Un Bal éclairé avec beaucoup de goût, dans des Salles préparées avec grande magnificence termina cette première nuit.

La seconde commença par une Mascarade aux flambeaux, composée de plusieurs troupes de Masques à cheval. Elles précédaient deux grands chariots éclairés par un nombre immense de lumières, cachées avec art aux yeux du Peuple, et qui portaient toutes sur plusieurs groupes de personnages, qui y étaient placés en différentes positions. Dans des coins dérobés à la vue par des toiles peintes en nuages, on avait rangé une foule de Joueurs d’instruments. On jouissait ainsi de l’effet, sans en apercevoir la cause, et l’harmonie alors a les charmes de l’enchantement.

Les personnages qu’on voyait sur ces chariots étaient ceux qui allaient représenter un Ballet devant le Roi, et dont on formait par cet arrangement un premier spectacle pour le Peuple, dont la foule ne saurait, à la vérité, être admise dans le Palais ; mais qui dans ces occasions doit toujours être compté pour beaucoup plus qu’on ne pense.

Toute cette pompe, après avait traversé la ville de Londres, arriva en bon ordre, et le Ballet commença. Le sujet était : Le Temple de l’Honneur, dont la Justice était établie solennellement la prêtresse.

Le superbe Conquérant de l’Inde, le Dieu des richesses, l’Ambition, le Caprice cherchèrent en vain à s’introduire dans ce temple. L’Honneur n’y laissa pénétrer que l’Amour et la Beauté, pour chanter l’Hymne nuptial des deux nouveaux époux.

Rien n’est plus ingénieux que cette composition, qui respirait partout la simplicité et la galanterie.

Deux jours après, trois cents Gentilshommes représentant toutes les Nations du monde et divisés par troupes, parurent sur la Tamise dans des bateaux ornés avec autant de richesse que d’art. Ils étaient précédés et suivis d’un nombre infini d’instruments, qui jouaient sans cesse des fanfares, en se répondant les uns les autres. Après s’être montrés ainsi à une multitude innombrable, ils arrivèrent au Palais du Roi, où ils dansèrent un grand Ballet allégorique.

La Religion réunissant la Grande-Bretagne au reste de la Terre115 était le sujet de ce spectacle.

Le Théâtre représentait le globe du monde. La vérité, sous le nom d’Alithie, était tranquillement couchée à un des côtés du Théâtre. Après l’ouverture, les Muses exposèrent le sujet.

Atlas parut avec elles. Il dit, qu’ayant appris d’Archimède que si on trouvait un point ferme, il serait aisé d’enlever toute la masse du monde, il était venu en Angleterre, qui était ce point si difficile à trouver, et qu’il se déchargeait désormais du poids qui l’avait accablé, sur Alithie compagne inséparable du plus sage et du plus éclairé des rois.

Après ce récit, le Vieillard, accompagné des trois muses Uranie, Terpsichore et Clio, s’approcha du globe, et il s’ouvrit.

L’Europe vêtue en Reine en sortit la première suivie de ses filles, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, et la Grèce. L’Océan et la Méditerranée l’accompagnaient, et ils avaient à leur suite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre et l’Achéloos.

Chacune des filles de l’Europe avait trois Pages caractérisés par les habits de leurs provinces. La France menait avec elle un Basque, un Bas-Breton, un Aragonais et un Catalan ; l’Allemagne, un Hongrois, un Bohémien et un Danois ; l’Italie, un Napolitain, un Vénitien et un Bergamasque ; la Grèce, un Turc, un Albanais et un Bulgare.

Cette suite nombreuse dansa un avant-Ballet ; et des princes de toutes les nations qui sortirent du globe avec un cortège brillant, vinrent danser successivement des Entrées de plusieurs caractères, avec les personnages qui étaient déjà sur la Scène.

Atlas fit ensuite sortir dans le même ordre les autres parties de la Terre, ce qui forma une division simple et naturelle du Ballet, dont chacun des Actes fut terminé par les hommages que toutes ces Nations rendirent à la jeune Princesse d’Angleterre, et par des présents magnifiques qu’elles lui firent. [Voir Fête (Beaux-Arts)]

Qu’on compare cette Fête remplie d’esprit et de variété avec l’assemblage grossier des parties isolées et sans choix du Ballet des prospérités des armes de la France, et on aura une idée juste des effets divers que peut produire dans les beaux Arts, le discernement ou le mauvais goût des gens en place.

Chapitre III. Fêtes de Louis XIV relatives à la Danse, depuis l’année 1643 jusqu’en l’année 1672 §

La Minorité de Louis XIV fut en France l’aurore du goût et des beaux Arts. Soit que l’esprit se fût développé par la continuité des Spectacles publics, qui sont toujours l’École la plus instructive de la multitude, fait qu’à force de donner des Fêtes à la Cour, l’imagination s’y fut peu à peu échauffée, fait enfin que le Cardinal Mazarin, malgré les tracasseries qu’il eut à soutenir et à détruire, y eut porté ce sentiment vif des choses aimables qui est si naturel à sa Nation ; il est certain que les spectacles, les amusements, les plaisirs pendant son ministère, n’eurent plus ni la grossièreté, ni l’enflure qui furent le caractère de toutes les Fêtes d’éclat du Règne précédent.

Le Cardinal Mazarin avait de la gaieté dans l’esprit, du goût pour le plaisir, et dans l’imagination moins de faste, que de galanterie. On trouve les traces de ces trois qualités distinctives dans tous les Bals et les grands Ballets qui furent faits sous ses yeux.

Benserade fut chargé de l’invention, de la conduite, et de l’exécution de presque tous ces amusements.

Celui de Cassandre exécuté au Palais Cardinal le 26 Février 1651 qui était de sa composition, fut le premier dans lequel on vit danser Louis XIV. Il avait treize ans. Il continua de s’occuper de cet exercice jusqu’en 1669116. Il l’abandonna alors pour toujours, frappé de ces beaux vers du Britannicus de Racine :

Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
À venir prodiguer sa voix sur un théâtre, etc. [Voir Fêtes de la Cour de France]

Je ne m’étendrai point sur les Fêtes trop connues de ce Règne éclatant. On sait, dans les Royaumes voisins comme en France, qu’il est l’époque de la grandeur de cet État, de la gloire des Arts et de la splendeur de l’Europe.

Je me borne à rapporter une circonstance qui est de mon sujet, et qui peut servir à la consolation, à l’encouragement, et à l’instruction des gens de Lettres et des Artistes. J’ai dit que Benserade était chargé de la composition des grands Ballets de la Cour. Il avait de la fertilité, la mécanique du vers facile, des grâces, de la finesse, un tour galant dans l’esprit. Peut-être manquait-il d’élévation ; mais il avait de la justesse, et s’il avait eu plus de temps à lui pour les compositions fréquentes qu’on lui demandait, il y aurait mis sans doute plus de correction.

Ce Poète devint bientôt célèbre dans ce genre ; mais le P… de P***, homme fort aimable, et fait en tout pour la bonne compagnie, qui en ce temps-là était toujours excellente, balança sa réputation, et sans le vouloir peut-être, fut sur le point de la lui ravir. Le P… de P*** avait réellement de l’esprit, des connaissances, et du goût, autant qu’il en faut pour sentir les beautés d’une composition théâtrale, pour éclairer un Auteur, pour décider même de son degré de talent ; mais bien moins que n’en exige l’invention, la charpente, l’assemblage, en un mot, d’un grand ouvrage. Il s’était trouvé à portée de voir Benserade, d’examiner ses plans, et quelquefois de faire de petits vers pour les gens de qualité qui devaient en remplir les personnages.

Il n’en fallut pas davantage pour lui donner à la Cour une considération, qu’il méritait sans doute d’ailleurs, et qui aurait dû être indifférente à Benserade, si elle ne s’était pas établie sur les débris de la sienne.

L’Auteur est discuté publiquement et à la rigueur. L’homme du monde qui travaille, dit-on, pour son plaisir, est toujours jugé à huis clos et par des Juges de faveur. On attend tout du premier ; on n’exige presque rien du second. Les ouvrages de l’un sont comme une statue toute nue exposée au sortir des mains de l’Artiste aux regards critiques de la multitude, des connaisseurs et de ses rivaux. Les gentillesses de l’autre ressemblent à ces femmes plus adroites que belles qui ne se laissent voir que furtivement, et dans des réduits peu éclairés. Tels étaient les avantages des jolis vers du P… de P*** sur les travaux de longue haleine de Benserade. Quelques quatrains assez ingénieux avaient plus fait pour le Poète de Société, que vingt Ballets représentés avec succès n’avaient pu faire pour le Poète en titre d’office.

Ce n’était pas tout. À mesure que l’idée qu’on se formait du P… de P*** croissait dans les esprits trop prévenus pour lui, on se dégoûtait de Benserade dans les ouvrages duquel on croyait voir toujours les mêmes choses. On aspirait au plaisir d’être dédommagé par un homme neuf, des rhapsodies d’un Auteur usé. Ce discours passait de bouche en bouche. Il devint bientôt une rumeur, un cri général : le P… de P*** en fut flatté, et s’y laissa prendre. Il composa le Ballet des Amours déguisés : on fit les plus riches préparatifs pour son exécution : le Roi voulut y danser : les Dames les plus qualifiées, les Seigneurs les plus distingués y briguèrent des Entrées. On regardait le succès comme infaillible, le P… de P*** comme la ressource unique, et Benserade comme un homme médiocre, sans goût, sans imagination et presque sans talent. C’est dans ces dispositions de toute la Cour, que l’ouvrage fut représenté le 13 février 1664 ; et il tomba de la manière la plus complète.

Benserade triompha ; et la chute de son Rival lui aurait rendu toute sa gloire, s’il n’avait avili son triomphe117 par un premier mouvement impardonnable. Il fit de méchants vers contre le P… de P*** qui à son tour commença de mériter sa chute, en répondant à l’injure de Benserade par une autre. [Voir Ballet, Fêtes de la Cour de France]

Les Poètes, les gens de Lettres, les Artistes ne seront-ils jamais persuadés, par les exemples éclatants qui frappent leurs yeux, par l’expérience de tous les siècles, par la voix intérieure qui crie sans cesse dans le fond de leur cœur, que l’envie, la malignité, les fureurs de la jalousie dégradent, avilissent, déshonorent ?

La carrière des Arts est celle de la gloire. Il est impossible qu’on puisse y courir sans obstacles, sans embarras, sans rivaux. Il est des moments de dégoût, des occasions d’impatience, des préférences piquantes, des coups inattendus, des revers douloureux, des injustices outrageantes. L’âme s’affecte, l’esprit s’aigrit, la bile s’allume, le trait échappe, et il nous perd.

Du flegme, une étude profonde, beaucoup de patience, un grand fond de fermeté, la certitude que les hommes ne sont pas toujours injustes, le secours du temps, et surtout des efforts redoublés pour mieux faire ; voilà les moyens légitimes qu’on doit se ménager pour les circonstances malheureuses, les seules armes avec lesquelles il faut combattre ses ennemis, les grandes ressources qu’il est glorieux d’employer en faveur de la bonne cause.

Les flots de la multitude emportent bien loin de vous un rival qui vous est inférieur. Dans ces moments d’ivresse et de délire, que peuvent vos murmures, vos cris, vos mouvements ? Opposez une tête froide à l’orage, et laissez couler le torrent : si la source dont il part n’est ni pure, ni féconde, vous le verrez baisser, se dessécher, disparaître, et ne laisser après lui qu’une vase infectée.

Une cabale puissante suscite contre vous une foule de Juges injustes. Vous connaissez l’auteur de votre disgrâce. La colère vous le peint avec des traits qui rendus au grand jour peuvent le couvrir d’un ridicule éternel. Cette cruelle idée vous rit et rien ne vous arrête. Votre plume se trempe dans le fiel. Vous espérez tracer sa honte, et immortaliser votre vengeance. Quelle erreur ! le blanc, contre lequel vous tirez à bout-portant est appuyé sur une colonne de marbre. La balle le perce sans doute ; mais la colonne la repousse contre vous : vous tombez l’un et l’autre frappés du même coup, et vous restez à terre, pour y être foulé aux pieds de la multitude, dont vous auriez tôt ou tard fixé l’admiration, et qui vous méprise.

Hommes privilégiés par la nature, aimez-vous mutuellement ; estimez-vous, encouragez-vous : donnez le ton au Public qui ne demande pas mieux que de le prendre. Son penchant le porte à vous caresser, à vous chérir, à vous estimer. S’il se refroidit quelquefois, s’il vous humilie, s’il vous dédaigne, c’est presque toujours votre faute, et rarement la sienne. Regardez-vous comme les enfants d’une même famille, et concourez de tous vos efforts à sa splendeur. Soyez rivaux sans jalousie ; disputez le prix sans aigreur ; courez au même but avec amitié. Si vous voulez vivre heureux, si vous aspirez à l’estime publique, si l’honneur de votre nom vous intéresse, employez le présent à mériter les suffrages de l’avenir. Aimez la gloire, et ne haïssez que l’envie ; mais ne la craignez pas. Les mouches cantharides ne s’attachent qu’au meilleur blé, et aux roses les plus fraîches. Je n’ai rien fait encore qui soit digne d’estime, disait Thémistocle dans sa jeunesse ; tout le monde m’accueille, et personne ne me porte envie118.

Chapitre IV. Vices du grand Ballet §

Le grand Ballet est un spectacle de Danse. Les vers qui exposent le sujet, les machines qui l’embellissent, les décorations qui établissent le lieu où il s’exécute, n’en sont que des parties accessoires. La Danse est l’objet principal.

Or la Danse théâtrale, ainsi que la Poésie dramatique, doit toujours peindre, retracer, être elle-même une action. Tout ce qui se passe au Théâtre, est sujet à cette loi immuable. Tout ce qui s’en écarte, est froid, monotone, languissant.

Il n’est donc pas possible de faire du grand Ballet un Spectacle susceptible de l’intérêt théâtral ; parce que cet intérêt ne peut se trouver que dans la représentation d’une action suivie.

Chaque œuvre dramatique a le sien. Le Spectateur est attaché, ou par le cœur, ou par l’esprit à la suite successive de l’événement qui se passe sous ses yeux. C’est cet attachement que l’art du Théâtre inspire ; c’est cette attention suivie et involontaire qu’il fait naître, qu’on ai nommé intérêt, et il a autant de caractères plus ou moins vifs, qu’il y a de genres d’actions propres au théâtre.

Dans le grand Ballet, il y a beaucoup de mouvement, et point d’action. La Danse peut bien y peindre par les habits, par des pas, par des attitudes des caractères nationaux, quelques personnages de la Fable, ou de l’Histoire ; mais sa peinture ressemble alors à la peinture ordinaire qui ne peut rendre qu’un seul moment, et le Théâtre par sa nature est fait pour représenter une suite de moments, de l’ensemble desquels il résulte un tableau vivant et successif qui ressemble à la vie humaine.

Il était aisé de combiner les différentes Entrées du grand Ballet de manière qu’elles concourussent toutes à l’objet principal qu’on s’y proposait, et d’y procurer aux Danseurs des occasions d’y développer les grâces de la Danse simple ; mais la Danse composée, celle qui exprime les passions et par conséquent la seule digne du Théâtre, ne pouvait y entrer qu’en passant. Les Furies, dans une Entrée particulière, par exemple, pouvaient sans doute par des pas rapides, par des sauts précipités, par des tourbillons violents, peindre la rage qui les agite ; mais ce n’était qu’un trait général, un coup de pinceau épisodique. Il en résultait qu’on avait vu les Furies, et rien de plus.

Dans une action, au contraire, où la Vengeance et les Euménides voudraient inspirer les transports qu’elles ressentent à un personnage principal, tout l’art de la Danse employé à peindre par gradation et d’une manière successive, l’intention de ces barbares Divinités, les combats de l’Acteur, les efforts des Furies, les coups redoublés de pinceau, toutes les circonstances animées, en un mot, d’une pareille action demeureraient gravées dans l’esprit du Spectateur, échaufferaient son âme par degrés, et lui feraient goûter tout le plaisir que produit au Théâtre le charme de l’imitation.

Le grand Ballet qui coûtait des frais immenses, ne procurait donc à la Danse rien de plus que les Bals masqués. Il fallait qu’on sût, pour y réussir, déployer ses bras avec grâce, conserver l’équilibre dans ses positions, former ses pas avec légèreté, développer les ressorts du corps en mesure ; et toutes ces choses, suffisantes pour le grand ballet, et pour la Danse simple, ne sont que l’alphabet de la Danse théâtrale.

Chapitre V. Établissement de l’Opéra Français §

L’Opéra Français est une composition dramatique, qui pour la forme ressemble en partie aux Spectacles des Anciens, et qui pour le fond a un caractère particulier, qui la rend une production de l’esprit et du goût tout à fait nouvelle.

Quinault en est l’inventeur ; car Perrin, auteur des premiers Ouvrages Français en Musique représentés à Paris, n’effleura pas même le genre, que Quinault imagina peu de temps après.

Les Italiens eurent pour guides dans l’établissement de leur Opéra la Fête de Bergonce de Botta, et les belles compositions des anciens Poètes tragiques. La forme qu’ils ont adoptée tient beaucoup de la Tragédie Grecque, en a presque tous les défauts, et n’en a que rarement les beautés.

Quinault a bâti un édifice à part. Les Grecs et les Latins l’ont aidé dans les idées primitives de son dessein ; mais l’arrangement, la combinaison, l’ensemble sont à lui seul. Ils forment une composition fort supérieure à celle des Italiens et des Latins, et qui n’est point inférieure à celle-même des Grecs.

Ces propositions sont nouvelles. Pour les établir, il faut de grandes preuves. Je crois pouvoir les fournir à ceux qui voudront les lire sans prévention. Remontons aux sources, et supposons pour un moment que nous n’avons jamais ouï parler des Spectacles de France, d’Italie, de Rome et d’Athènes. Dépouillons toute prédilection pour l’une ou pour l’autre Musique, question tout à fait étrangère à celle dont il s’agit. Laissons à part la vénération, que nous puisons dans la poussière des Collèges, pour les ouvrages de l’Antiquité. Oublions la chaleur avec laquelle les Italiens parlent de leur opéra, et le ton de dédain dont les critiques du dernier siècle ont écrit en France, des Ouvrages Lyriques de Quinault. Examinons, en un mot, philosophiquement ce que les Anciens ont fait, ce que les Italiens exécutent, et ce que le plan qu’a tracé Quinault nous fait voir qu’il a voulu faire. Je pense qu’il résultera de cet examen une démonstration en faveur des propositions que j’ai avancées.

Mon sujet m’entraîne indispensablement dans cette discussion. La Danse se trouve si intimement unie au plan général de Quinault, elle est une portion si essentielle de l’Opéra Français, que je ne puis me flatter de la faire bien connaître, qu’autant que la composition dont elle fait partie sera bien connue.

Les Grecs ont imaginé une représentation vivante des différentes passions des hommes : ce trait de génie est sublime.

Ils ont exposé sur un Théâtre des Héros dont la vie merveilleuse était connue : ils les ont peints en action, dans des situations qui naissaient de leur caractère, ou de leur histoire, et toutes propres à faire éclater les grands mouvements de l’âme. Par cet artifice la Poésie et la Musique119 unies pour former une expression complète ont fait passer mille fois dans les cœurs des Grecs la pitié, l’admiration, la terreur. Une pareille invention est un des plus admirables efforts de l’esprit humain.

Le Chant ajoutait et devait ajouter de la force, un charme nouveau, un pathétique plus touchant à un style simple et noble, à un plan sans embarras, à des situations presque toujours heureusement amenées, jamais forcées, et toutes assez théâtrales, pour que l’œil, à l’aspect des tableaux qui en résultaient, fut un moyen aussi sûr que l’oreille, de faire passer l’émotion dans l’âme des Spectateurs.

Les Grecs vivaient sous un gouvernement populaire. Leurs mœurs, leurs usages, leur éducation avaient dû nécessairement faire naître d’abord à leurs Poètes l’idée de ces actions qui intéressent des peuples entiers. L’établissement des chœurs dans leurs Tragédies, fut une suite indispensable du plan trouvé.

Ils les employèrent quelquefois contre la vraisemblance, jamais avec assez d’art et toujours comme une espèce d’ornement postiche ; et c’est-là un des grands défauts de leur exécution. Ils les faisaient chanter et danser ; mais il n’y avait aucun rapport entre leur chant et leur danse. Ce vice fut d’autant plus inexcusable, que leur danse était par elle-même fort énergique, et qu’elle aurait pu ajouter par conséquent une force nouvelle à l’action principale, si elle y avait été mieux liée. [Voir Ballet, Entracte]

Telle fut la Tragédie des Grecs. Voilà le premier modèle : voici la manière dont les Italiens l’ont suivi.

Dans les premiers temps, ils ont pris les sujets des Grecs, ont changé la division, et l’ont faite en trois Actes. Ils ont retenu leurs chœurs, et ne s’en font point servis. En conservant la musique, ils ont proscrit la Danse. Il est assez vraisemblable que leur récitatif, relativement à leur déclamation ordinaire, à l’accent de leur langue et à leur manière de la rendre dans les occasions éclatantes, est à peu près tel qu’était la Mélopée des Grecs ; mais moins serrés dans leur Dialogue, surchargeant l’action principale d’événements inutiles et romanesques, forçant presque toutes les situations, changeant de lieu à chaque Scène, accumulant épisodes sur épisodes pour éloigner un dénouement toujours le même, ils ont fardé le genre, sans l’embellir ; ils l’ont énervé, sans lui donner même un air de galanterie. Rien aussi ne ressemble moins à une Tragédie de Sophocle ou d’Euripide qu’un ancien Opéra italien : Arlequin n’est pas plus différent d’un personnage raisonnable. [Voir Ballet]

Les Opéras modernes, dont les détails sont si ornés de fleurs, sont peut-être encore plus dissemblables des Tragédies Grecques. L’Abbé Métastase, ce Poète honoré à Vienne, dont les ouvrages dramatiques ont été mis en Musique tant de fois par les meilleurs Compositeurs d’Italie, qui sont presque les seuls qu’on ait encore connus dans les Cours les plus ingénieuses de l’Europe, et qui ne doivent peut-être leur grande réputation120 qu’à la France, où on ne les représente jamais, ce Poète, dis-je, a abandonné la Fable, et n’a puisé ses fonds que dans l’Histoire. Ce sont donc les personnages les plus graves, les plus sérieux, et si on l’ose dire, les moins chantants de l’Antiquité, les Titus, les Alexandre, les Didon, les Cyrus, etc. qui exécutent sur les Théâtres d’Italie non seulement ce chant simple des Grecs, mais encore ces morceaux forts de composition, que les Italiens appellent Aria121, presque toujours agréables, quelquefois même ravissants et sublimes.

Le charme d’un pareil chant fait oublier apparemment ce défaut énorme de bienséance. Il est cependant d’autant plus inexcusable, que l’Aria n’est presque jamais qu’un morceau isolé et cousu sans art, à la fin de chaque Scène, qu’on peut l’ôter sans que l’action en souffre ; et que, si on le supprimait, elle y gagnerait presque toujours122.

En retenant les chœurs des Grecs, les Italiens les ont laissés avec encore moins de mouvement que ne leur en avaient donné leurs modèles. Ils n’ont aucun intérêt à l’action ; ils ne servent par conséquent, qu’à la refroidir ou à l’embarrasser. On leur donne pour l’ordinaire un morceau syllabique à la fin de l’Opéra ; on leur fait faire des marches, on les place dans le fond de quelques-uns des tableaux, pour parer le Théâtre. Voilà tout leur emploi.

Telle est la constitution de l’Opéra d’Italie123, dont l’ensemble dénué de vraisemblance, irrégulier, long124, embrouillé, sans rapport, n’est qu’un mélange du Théâtre des Grecs, de la Tragédie Française, et des rhapsodies des temps gothiques ; comme il est cependant le seul grand Spectacle d’une Nation vive, délicate et sensible, il n’est pas étonnant qu’il en fasse les délices, et qu’il y soit suivi avec le plus extrême empressement. Une partie de la Musique en est saillante, les Chanteurs du plus rare talent l’exécutent, et ce Spectacle n’a qu’un temps125. Dans les plus grandes Villes d’Italie, on ne voit l’Opéra tout au plus que pendant trois mois de l’année, et on y songe à la musique tous les jours de la Musique tous les jours de la vie.

Nous avions un Théâtre tragique repris sous œuvre par Corneille, et fondé pour jamais sur le sublime de ses compositions, lorsque l’Opéra Français fut imaginé. L’Histoire était le champ fertile que ce grand Poète avait préféré ; et c’est-là qu’il allait choisir ses sujets. La Musique, la Danse, les Chœurs étaient bannis de ce Théâtre ; la représentation mâle d’une action unique exposée, conduite, dénouée dans le court espace de vingt-quatre heures et dans un même lieu, est la tâche difficile que Corneille s’était imposée. Il devait tirer l’illusion, l’émotion, l’intérêt de sa propre force. Rien d’étranger ne pouvait l’aider à frapper, à séduire, à captiver le Spectateur. Oserait-on le dire ? une des bonnes tragédies de cet homme extraordinaire suppose plus d’étendue de génie que tout le Théâtre des Grecs ensemble.

Quinault connaissait la marche de l’Opéra Italien, la simplicité noble, énergique, touchante de la Tragédie ancienne, la vérité, la vigueur, le sublime de la moderne. D’un coup d’œil il vit, il embrassa, il décomposa ces trois genres, pour en former un nouveau qui, sans leur ressembler, pût en réunir toutes les beautés. C’est sous ce premier aspect que s’offrit à son esprit un Spectacle Français de Chant et de Danse.

D’abord le merveilleux fut la pierre fondamentale de l’édifice, et la Fable, ou l’imagination lui fournirent les seuls matériaux qu’il crut devoir employer pour le bâtir. Il en écarta l’Histoire qui avait déjà son Théâtre, et qui comporte une vérité, trop connue, des personnages trop graves, des actions trop ressemblantes à la vie commune, pour que, dans nos mœurs reçues, le Chant, la Musique et la Danse ne forment pas une disparate ridicule avec elles.

De là qu’il bâtissait sur le merveilleux, il ouvrait sur son Théâtre à tous les Arts la carrière la plus étendue. Les Dieux, les premiers Héros dont la Fable nous donne des idées si poétiques et si élevées, l’Olympe, les Enfers, l’Empire des Mers, les Métamorphoses miraculeuses, l’Amour, la Vengeance, la Haine, toutes les passions personnifiées, les Éléments en mouvement, la Nature entière animée fournissaient dès lors au génie du Poète et du Musicien mille tableaux variés, et la matière inépuisable du plus brillant Spectacle. [Voir Féerie]

Le langage musical si analogue à la Langue Grecque, et de nos jours si éloigné de la vraisemblance, devenait alors non seulement supportable ; mais encore tout à fait conforme aux opinions reçues. La danse la plus composée, les miracles de la peinture, les prodiges de la mécanique, l’harmonie, la perspective, l’optique, tout ce qui, en un mot, pouvait concourir à rendre sensibles aux yeux et l’oreille les prestiges des Arts, et les charmes de la nature entrait raisonnablement dans un pareil plan, et en devenait un accessoire nécessaire.

Les chœurs dont les Grecs n’avaient fait qu’un trop faible usage, et dont les Italiens, ainsi que je l’ai déjà dit, n’ont pas su se servir, placés par Quinault dans les lieux où ils devaient être, lui procuraient des occasions fréquentes de grand spectacle126, des mouvements généraux127, des concerts ravissants128, des coups de Théâtre frappants129, et quelquefois le pathétique le plus sublime130.

En liant à l’action principale la Danse qu’il connaissait bien mieux qu’elle n’a été encore connue, il se ménageait un nouveau genre d’action théâtrale, qui pouvait donner un feu plus vif à l’ensemble de sa composition, des Fêtes aussi aimables que galantes, et des tableaux variés à l’infini, des usages, des mœurs, des Fêtes des Anciens. [Voir Fête]

Ce grand dessein fut balancé sans doute dans l’esprit de Quinault par quelques difficultés. Le moyen qu’il ne prévit pas qu’il se trouverait tôt ou tard des hommes rigides qui refuseraient de se prêter aux suppositions de la Fable, des Philosophes sévères dont la raison serait rebutée des prestiges de la Magie, des esprits forts pour qui la plus belle machine ne serait qu’un jeu d’enfants.

Mais Homère et Virgile, Sophocle et Euripide parurent à Quinault des autorités suffisantes en faveur du genre qu’il projetait de mettre sur la Scène. Il espéra que le système ancien qui fut la base de leurs ouvrages, et qui sera toujours l’âme de la belle Poésie, serait souffert encore par des Spectateurs instruits, et sur un Théâtre qu’il voulait consacrer à la plus délicieuse illusion. Il vit dans Arioste et le Tasse les effets agréables, les grands mouvements, les changements imprévus, que pouvait produire la Magie ; et les grands Ballets qui étaient depuis si longtemps le spectacle à la mode, lui fournissaient trop de preuves journalières du charme des belles machines, pour qu’il négligeât les avantages que la Mécanique pouvait procurer à son établissement.

Les beaux traits d’Histoire ne sont pas les seuls qui doivent exercer le génie des grands Peintres. La Fable ne leur en fournit-elle pas qui ne sont ni moins nobles ni moins touchants ? Écouterait-on la critique d’un homme de mauvais goût qui déclamerait contre une composition de cette espèce, parce que nous savons tous que la Fable n’est qu’une des folies de l’esprit des premiers temps ?

Le Théâtre n’est qu’un tableau vivant des passions. Quinault en voyait un131 digne de l’admiration de tous les siècles, où elles pouvaient être peintes avec le pinceau le plus vigoureux, et qui s’était emparé avec raison de l’Histoire. Il fallait ne point empiéter sur un établissement aussi imposant, et donner cependant à celui qu’il se proposait, le caractère d’imitation que doit avoir toute composition dramatique. Le merveilleux qui résulte du système poétique remplissait son objet, parce qu’il réunit avec la vraisemblance suffisante au Théâtre, la Poésie, la Peinture, la Musique, la Danse, la Mécanique, et que de tous ces arts combinés il pouvait résulter un ensemble ravissant, qui arrachât l’homme à lui-même, pour le transporter pendant le cours d’une représentation animée, dans des régions enchantées.

Ce beau dessein, n’est point une vaine conjecture imaginée après coup, pour séduire le lecteur. Qu’on suive pas à pas la marche de Thésée, d’Atys, d’Armide, etc. on verra l’intention de Quinault, telle qu’on vient de l’expliquer, marquée partout avec les traits distinctifs de l’esprit, du sentiment, et du génie.

Ici on s’arrêtera sans doute pour chercher la cause secrète du peu d’effet qui résulte cependant de nos jours d’un plan si magnifique. Le vice est-il dans le plan lui-même ? Serait-il dans l’exécution primitive ? N’est-il que dans l’exécution actuelle ?

Il est certain que le dessein de Quinault est un effort de génie, qu’on peut mettre à côté de tout ce qui a été imaginé de plus ingénieux pendant le cours successif des progrès des beaux Arts, mais il n’est pas moins certain que le plaisir, l’émotion, l’amusement qui en résultent sont très inférieurs aux charmes qu’on devrait et qu’on peut en attendre.

Chapitre VI. Défauts de l’exécution du Plan primitif de l’Opéra Français132 §

C’est un Spectacle de Chant et de danse que Quinault a voulu faire ; c’est-à-dire, que sur le Théâtre nouveau qu’il fondait, il a voulu parler à l’oreille par les sons suivis et modulés de la voix, et aux yeux par les pas, les gestes, les mouvements mesurés de la Danse.

Tout ce qui se fait sur le Théâtre doit être plein de vie. Rien n’y doit paraître dans l’inaction. Un Ouvrage dramatique n’est qu’une grande action, formée de mille autres, qui lui sont subordonnées, qui en sont les parties essentielles, qui doivent concourir à l’harmonie générale, et dont le concert mutuel peut seul former la beauté, l’illusion, le charme de l’ensemble.

Il était donc nécessaire, pour remplir l’objet de Quinault, que la Danse, qui allait former une partie considérable de son nouveau Spectacle, agît conformément à son dessein ; et quel était son dessein ? C’était (n’en doutons point) de s’aider de la Danse pour faire marcher son action, pour l’animer, pour l’embellir, pour la conduire par des progrès successifs jusqu’à son parfait développement. En admettant sur son Théâtre le même Art dont les Grecs et les Romains s’étaient si heureusement servis, n’aurait-il eu pour objet que de réduire son emploi à quelques froids agréments plus nuisibles qu’utiles au cours de l’action théâtrale ?

Serait-il possible qu’il eût fait entrer la Danse dans sa composition comme une partie principale, si elle n’avait dû toujours agir, peindre, conserver en un mot, le caractère d’imitation et de représentation que doit avoir nécessairement tout ce qu’on introduit sur la Scène.

Il est indispensable de revenir ici sur ses pas, et de se rappeler les différents emplois qu’avait remplis la Danse chez les Grecs, chez les Romains, et dans les derniers siècles.

Vive, saillante, estimable et dangereuse tout à la fois en Grèce, la Danse y fut un Art qui servit également au plaisir, à la religion, au maintien des forces du corps, au développement de ses grâces, à l’éducation de la jeunesse, à l’amusement des vieillards, à la conservation et à la corruption des mœurs.

À Rome, elle devint partie de l’Art dramatique, et marcha alors d’un pas égal avec la Poésie, l’Éloquence et la Musique. Dans les derniers siècles[,] froide et languissante, elle ne fut qu’un divertissement peu varié et sans âme. On la réduisit dans les grands Ballets à la peinture momentanée de quelques caractères ; dans les Mascarades elle ne pouvait exprimer par des pas que le générique du personnage dont elle prenait les habits. Dans les Bals de cérémonie, elle n’était qu’un mouvement sans objet, une occasion toujours la même de montrer les grâces de la figure, et les belles proportions du corps.

Dans cette succession historique des différents emplois de la Danse, on voit distinctement les divers degrés de beauté que peut lui donner l’art : car ce qu’il a pu dans un temps, il le peut toujours dans un autre. Or toutes les compositions de Quinault nous prouvent qu’il a connu parfaitement l’histoire de la Danse et toutes ses possibilités. Il faudrait cependant que ce Poète n’en eût eu que des idées très bornées, s’il n’en avait adopté que la partie la plus faible, et il serait tombé dans cette lourde bévue, s’il n’avait voulu l’employer que comme un simple divertissement, tandis qu’elle est capable de former les tableaux les plus dignes du Théâtre.

Mais en parcourant les compositions de ce beau génie, on ne peut le soupçonner de cette méprise. On y voit partout l’imagination et le goût marquer la place des Arts qu’il y a réunis, et faire toujours naître du fond du sujet chacun de leurs emplois différents. En effet la Poésie, la Peinture, la Danse, la Mécanique n’y sont jamais que dans les lieux où elles doivent être, tout ce qu’elles y sont devait se faire ; il était indispensable qu’elles peignissent tout ce que Quinault a pensé qu’elles devaient exprimer. [Voir Coupe]

Dans Cadmus qui doit surmonter les plus grands obstacles pour obtenir Hermione, je vois ce Héros semer dans le champ de Mars les dents du Dragon qu’il a vaincu.

Voici le dessein que trace Quinault pour ce moment théâtral.

« La Terre produit des Soldats armés, qui se préparent d’abord à tourner leurs armes contre Cadmus ; mais il jette au milieu d’eux une manière de grenade que l’Amour lui a apportée, qui se brise en plusieurs éclats, et qui inspire aux combattants une fureur qui les oblige à combattre les uns contre les autres, et à s’entr’égorger eux-mêmes. Les derniers qui demeurent vivants viennent apporter leurs armes aux pieds de Cadmus. »

Je ne puis pas me méprendre sur l’intention de Quinault. Je vois évidemment que, si elle eût été remplie, le Théâtre m’eût offert dans ce moment le tableau de Danse le plus noble, le plus vif, le mieux lié à l’action principale. Rien de tout cela n’existe dans l’exécution. Elle n’en offre pas même l’ombre.

Dans ce même Poème à la fin du troisième Acte, lorsque l’inflexible Dieu de la guerre a dit :

Un vain respect ne peut me plaire :
On ne satisfait Mars que par de grands exploits :
Vous que l’Enfer a nourries,
Venez cruelles Furies,
Venez briser l’Autel en cent morceaux épars.

Quinault veut qu’on finisse cet Acte par l’arrivée des Furies qui brisent l’Autel, qui s’emparent des tisons ardents du Sacrifice, et qui s’envolent, pendant que le char de Mars, en tournant rapidement vers le fond du Théâtre, se perd dans les airs, et que les Prêtres, les Peuples, Cadmus, etc. désolés crient : Ô Mars ! ô Mars ! 

Quel coup de pinceau mâle ! Quelle occasion énergique, pour la Danse, pour la Musique, pour la Mécanique ! Je vois cependant à la représentation tous ces mêmes Arts oisifs dans ce moment.

À la place des idées grandes et nobles qui étaient essentiellement du plan de Quinault, on a substitué une exécution maigre, de petites figures mal dessinées, un coloris misérable, et par malheur, cette exécution, malgré sa faiblesse, a paru suffisante dans les premiers temps à des Spectateurs que l’habitude n’avait pas encore instruits. Elle a été répétée, avec les mêmes vices et avec le même succès, dans presque toutes les autres occasions qu’a fourni le génie fécond du Poète. Le moyen que ceux qui exécutaient ne fussent pas contents d’eux-mêmes en voyant tous les Spectateurs satisfaits ? Mais le moyen aussi que l’Art parvînt au degré de perfection, où il était capable d’atteindre, dès que les Artistes n’apercevaient pas le par-delà du point médiocre où ils se bornaient ?

Je trouve, par exemple, un trait d’imagination que j’admire, et un défaut d’exécution qui me confond, dans l’épisode de Protée que Quinault a lié si naturellement à l’Opéra de Phaéton.

Ce personnage connu dans la Fable par ses transformations surprenantes n’était qu’un Danseur Grec, qui opérait ces sortes de prodiges par la rapidité de ses pas, par les formes diverses qu’il savait donner à l’ensemble de ses mouvements. Peut-être est-ce le fond le plus riche que la Danse théâtrale, aidée du secours des machines, ait jamais eu, pour déployer tous les plus beaux ressorts de l’Art. Que résulte-t-il cependant dans l’exécution, de l’idée admirable de Quinault ? L’or pur se change en un plomb vil. On ne me donne, à la place de ce que je pouvais attendre, qu’une froide symphonie, des cartons mal peints, quelques poignées d’étoupes enflammées, et un escamotage grossier, qui ne sert qu’à me faire apercevoir, combien j’aurais pu être satisfait, si le jeu de la Danse et le mouvement des machines s’étaient adroitement concertés, pour rendre à mes yeux et à mon oreille l’intention ingénieuse du poète. [Voir Expression]

Le même vice me frappe dans presque tous les endroits où l’imagination de Quinault s’est manifestée. Je me borne à exposer mes conjectures sur deux de ce genre, ou si je ne me trompe, ce beau génie a été aussi mal entendu, que servi.

La première est le Siège de Scyros dans Alceste. Lorsqu’on connaît ce que peut exécuter la Danse, on ne saurait être incertain sur le projet de Quinault. Il n’en faut point douter ; ce Poète lui avait destiné cette action.

Qu’on se rappelle en effet toutes les évolutions militaires qui sont de l’institution primitive de la Danse [Voir Danse Armée, Danse de la Grue] ; qu’on les suppose pour un moment exécutées sur les chants des chœurs, et sur des symphonies relatives au sujet ; qu’on se représente les attaques, les poursuites, les efforts des Assiégeants, la défense des Assiégés, leurs sorties, leurs fuites ; qu’on imagine voir au Théâtre la succession rapide de tous ces divers tableaux, rendus avec art par des Danses expressives, on aura alors une idée de l’esquisse de Quinault que l’exécution originaire a totalement défigurée.

Pour expliquer mes idées sur la seconde, j’ai besoin, que le Lecteur daigne suspendre toute prévention. Je crois avoir aperçu dans un des beaux opéras de Quinault un trait singulier de génie qui est de mon sujet, dans l’endroit même qui depuis près de soixante-dix ans passe pour le plus défectueux de ses Ouvrages. Je vais exposer simplement mes réflexions, que je me garde bien de croire infaillibles. Mon intention est de pénétrer l’esprit des Artistes sans avoir le dessein fastueux de m’ériger en juge de l’art. Si mes observations sont vraies, il y gagnera, et mon ambition sera tout à fait remplie. Si je suis dans l’erreur, je rends grâces d’avance à la main secourable qui voudra m’aider à en sortir.

Il semble que l’opinion générale ait proscrit sans retour le quatrième Acte d’Armide. On le regarde comme très indigne des quatre autres, et je pense que c’est sur l’effet seul qu’on l’a jugé. Le Public n’est parti que d’après son impression, qui, avec raison, est toujours sa règle ; mais l’effet tel qu’il est produit sur le Spectateur, peut avoir deux causes, le dessein et l’exécution. [Voir Expression]

Or je crois apercevoir ici le plus beau dessein de la part de Quinault. Si ma découverte n’est pas une chimère ; l’effet ne peut plus être imputé qu’à la manière dont il a été exécuté.

Il faut ici nécessairement que le Lecteur me permette de lui rappeler la marche théâtrale d’Armide.

L’amour le plus tendre déguisé sous les traits du plus violent dépit, dans le cœur d’une femme toute puissante, est le premier coup de pinceau qui nous frappe dans cette belle composition. Si l’amour l’emporte sur la gloire, sur le dépit, sur les plus forts motifs de vengeance qui balancent le penchant secret d’Armide, quels moyens n’emploiera pas son pouvoir (qu’on a eu l’adresse de nous faire connaître immense) pour soutenir les intérêts d’un si grand amour !

Dans le premier Acte, le cœur d’Armide est le jouet tour à tour de plusieurs passions qui se combattent mutuellement, et qui la déchirent. Dans le second, elle vole à la vengeance : le fer brille, elle est prête à frapper. L’amour l’arrête, et il triomphe. L’Amante et l’Amant sont transportés au bout de l’univers.

C’est là que la faible raison d’Armide combat encore : c’est-là qu’elle appelle à son secours la Haine qu’elle avait cru suivre, et qui ne servait cependant que de prétexte à l’amour.

Les efforts redoublés de cette Divinité barbare cèdent encore la victoire à un penchant auquel rien ne peut résister ; mais la Haine menace : outre les craintes si naturelles aux Amants, Armide entend encore un oracle qui en redoublant ses terreurs doit ranimer sa prévoyance. Tel est l’état de l’action à la fin du troisième Acte.

Voilà par conséquent Armide livrée toute entière et sans retour, aux divers mouvements de la plus vive tendresse. Instruite par son art de l’état du camp de Godefroy, jouissant des transports de Renaud, elle n’a que sa fuite à craindre ; et cette fuite, elle ne peut la redouter, qu’autant qu’il serait possible de détruire l’enchantement dans lequel son art et sa beauté ont plongé son heureux Amant.

Ubalde cependant et le Chevalier Danois s’avancent ; et cet épisode est très bien lié à l’action, lui est nécessaire, et forme un contre-nœud extrêmement ingénieux.

Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc déployer ici tous les efforts, toute la puissance, toutes les ressources de son art, pour arrêter les seuls ennemis qu’elle ait à craindre. Tel est le dessein de Quinault, et quel dessein pour un Spectacle de Chant, de Musique et de Danse ! Tout ce que la Magie a de redoutable ou de séduisant : les tableaux de Danse de la plus grande force, ou de la plus aimable volupté : des embrasements, des orages, des tremblements de terre : des Ballets légers, des Fêtes brillantes, des enchantements délicieux ; voilà ce que Quinault demandait dans cet Acte : c’est le plan qu’il avait tracé, que Lully aurait dû remplir et terminer en homme de génie, par un entracte dans lequel la magie eut fait un dernier effort terrible. On eut jeté par cet artifice de l’incertitude sur le succès des soins d’Ubalde, et formé un contraste admirable, avec le ton de volupté qui règne dans la première partie de l’Acte suivant. [Voir Coupe, Entracte, Entrée]

Supposons un pareil dessein exécuté par le Chant, la Danse, les Symphonies, la Décoration, les Machines, et jugeons133.

Chapitre VII. Principes Physiques du vice de l’Exécution primitive de l’Opéra Français. §

En examinant les vues de Quinault, le plan de son Spectacle, les belles combinaisons qui y sont répandues, la connaissance profonde des différents Arts qu’il y a rassemblés, qu’elles supposent dans ce beau génie ; je me suis demandé mille fois, pourquoi au Théâtre, la plus grande partie de ce qu’il m’est démontré que Quinault a voulu faire, semble s’évaporer, se perdre, s’anéantir, et j’ai cru en voir évidemment la cause dans l’exécution primitive.

Mais pourquoi cette exécution a-t-elle été si défectueuse ? Quelle est la source d’où coulaient les vices qui s’y sont répandus ? L’art n’avait rien à gagner dans ma première découverte, sans le secours de cette seconde ; et cette recherche une fois faite avec quelque succès, les remèdes étaient aisés, et les progrès de l’art infaillibles.

Or, je crois apercevoir dans la faiblesse de tous les sujets employés pour l’exécution du plan de Quinault les principes physiques des défauts sans nombre qui l’ont énervée.

La Danse, la Musique instrumentale et vocale, l’art de la décoration, celui des machines, étaient, pour ainsi dire, au berceau ; et le dessein du Poète aurait exigé des exécutants consommés dans tous ces différents genres.

Le plan était en grand, comme le sont tous ceux que forme le génie ; et dans la construction de l’édifice, on crut devoir le resserrer, le rapetisser, le mutiler, si je puis me servir de ces expressions, pour le proportionner à la force des sujets, qui étaient employés à le bâtir, et à l’étendue du terrain sur lequel on allait l’élever. Tout ce peuple d’Artistes, qui ne vit dans Quinault qu’un Poète peu considérable, était encore à cent ans loin de lui pour la connaissance de l’art.

Quinault ne fit qu’une faute qu’une modestie mal entendue lui suggéra, dont ses ennemis se prévalurent, qui a fait méconnaître le genre, et qui en a retardé le progrès beaucoup plus sans doute qu’on ne pourra se le persuader. Il donna le titre de Tragédie à la composition nouvelle qu’il venait de créer. Boileau, Racine, et les autres Juges134 de la Littérature Française y cherchèrent dès lors les différents traits de physionomie du Poème qu’on nommait communément Tragédie, et ils l’apprécièrent à proportion du plus ou du moins de ressemblance qu’ils lui trouvèrent avec ce genre déjà établi.

Par cette fausse dénomination Quinault les aida lui-même à se bien convaincre, que sa composition n’était rien moins qu’un genre tout à fait nouveau. Ils ne virent dans Thésée même qu’une Tragédie manquée ; ils le dirent et le publièrent ; les Échos du Parnasse et du monde le répétèrent après eux. De là Paris, la Littérature, les Provinces, les Étrangers se formèrent une idée fausse du genre, qui s’est conservée jusqu’à nos jours, et que je ne me flatte pas de pouvoir détruire. Ce danger était prévenu, si, à la place de ce titre, Quinault avait mis à la tête de ses Poèmes Lyriques, Cadmus, Thésée, Atys Opéra. Ce seul mot aurait donné à Boileau l’idée d’un genre, et cette idée une fois aperçue, sa sagacité et le désir qu’il avait d’être juste, auraient fait le reste. Racine d’autre part tout à fait indifférent sur les succès heureux ou malheureux de Quinault, n’aurait plus vu des Tragédies autres que les siennes occuper Paris. Il aurait applaudi sans peine Armide Opéra. Il était peut-être impossible qu’il ne fût pas révolté contre Armide Tragédie.

Chapitre VIII. Suites du Vice primitif §

L’Opéra Français tel qu’on le forma dans sa nouveauté fut reçu de la Nation avec un applaudissement presque unanime135 ; parce que les lumières des Spectateurs sur le genre et sur tous les Arts qu’on y avait rassemblés étaient en proportion avec les forces, le talent, et l’art des sujets employés pour l’exécuter.

Lully fut dès lors regardé comme un Compositeur divin, les Chanteurs comme des modèles, les Ballets comme les chefs-d’œuvre de la danse, les Machines comme le dernier effort de la mécanique, les Décorations comme des prodiges de peinture. Au milieu de ce mouvement universel, Quinault cependant fut à peine aperçu. On ne vit de son ouvrage que les endroits défectueux que ses ennemis relevèrent. Tout ce qui n’était pas du Poète en apparence, fut élevé jusqu’aux nues ; tout ce qui parut dans le Poème plus faible que la Tragédie Française, fut mis sous les pieds. L’Opéra ravissait la Nation, et dans le même temps elle méconnaissait ou dédaignait le génie fécond qui venait de le faire naître. Lully mourut : les traditions de tout ce qu’il avait fait sur son Théâtre restèrent. On crut ne pouvoir mieux faire que de suivre littéralement et servilement ce qui avait été pratiqué sous les yeux d’un homme, pour lequel on conservait un enthousiasme qui a manqué d’anéantir l’Art. Il est arrivé de là que les vices primitifs ont subsisté dans l’Opéra Français, pendant que les connaissances des Spectateurs se sont accrues. Le charme, qui cachait les défauts, s’est dissipé peu à peu par l’habitude, et les défauts sont restés. Il n’y a pas dix ans que la Danse a osé produire quelques figures différentes de celles que Lully avait approuvées, et j’ai vu fronder comme des nouveautés pernicieuses, les premières actions qu’on a voulu y introduire.

Sur un Théâtre créé par le génie, pour mettre dans un exercice continuel la prodigieuse fécondité des Arts, on n’a chanté, on n’a dansé, on n’a entendu, on n’a vu constamment que les mêmes choses et de la même manière, pendant le long espace de plus de soixante ans. Les Acteurs, les Danseurs, l’Orchestre, le Décorateur, le Machiniste ont crié au schisme, et presque à l’impiété, lorsqu’il s’est trouvé par hasard quelque esprit assez hardi pour tenter d’agrandir et d’étendre le cercle étroit dans lequel une sorte de superstition les tenait renfermés. Ainsi les défauts actuels, dérivent presque tous du vice primitif. La Danse était au berceau en France lors de l’établissement de l’Opéra : l’habitude, l’usage, la tradition, seules règles des Artistes bornés, l’y ont depuis retenue comme emmaillotée. C’est là qu’ils la bercent des prétendues perfections136 de l’exécution ancienne, et qu’ils l’endorment dans le sein de la médiocrité.

Chapitre IX. Du Ballet Moderne §

Lors de l’Établissement de l’Opéra en France, on conserva le fond du grand Ballet dont on fit un Spectacle à part ; mais on en changea la forme. Quinault imagina un genre mixte, qui n’en était pas un, dans lequel les récits firent la partie la plus considérable du Spectacle. [Voir Ballet] La Danse n’y fut qu’en sous-ordre. Ce fut en 1671 qu’on représenta à Paris les Fêtes de Bacchus et de l’Amour137. Cette nouveauté plut, et en 1681, le Roi et toute sa Cour exécutèrent à Saint-Germain le Triomphe de l’Amour, ouvrage fait dans le même goût, dont le succès anéantit pour jamais le grand Ballet, qui avait été si longtemps le seul Spectacle de notre Cour. Dès lors la Danse reprit parmi nous sur tous nos théâtres, à l’exception de celui de l’Opéra, la place qu’elle avait occupée sur les Théâtres des Grecs. On ne l’y fit plus servir que d’Intermède. Le grand Ballet fut pour toujours relégué dans les Collèges, et à l’Opéra même le Chant prit tout à fait le dessus. On avait plus de Chanteurs que de Danseurs passables. Les Spectacles de Danse avaient été formés jusqu’alors par les personnes qualifiées de la Cour. L’art ou, pour mieux dire, l’ombre de l’art ne s’était conservée que parmi les gens du monde. En formant un Spectacle public, on n’eut pour ressources que quelques Maîtres à danser dont toute la science consistait à montrer les Danses nécessaires dans les Bals de cérémonie, ou un nombre fort borné de pas de caractère, qui entraient dans la composition des grands Ballets. La disette des sujets était alors si grande en France, que notre Opéra fut exécuté pendant plus de dix ans sans Danseuses. On faisait habiller en femmes deux ou quatre Danseurs qui figuraient sous cette mascarade dans les Fêtes de ce Spectacle. Le Triomphe de l’Amour138 fut le premier ouvrage en Musique où quatre vraies femmes dansantes furent introduites, et on vanta alors cet embellissement, comme on louerait de nos jours l’établissement d’une Salle de Spectacle bien régulière et proportionnée au degré de splendeur où nous pouvons croire sans orgueil que notre Ville Capitale est montée. Tant il est vrai que dans les siècles les plus éclairés, il y a toujours dans les Arts quelque partie éloignée où la lumière ne perce point encore.

Le défaut de sujets fut sans doute le motif qui engagea Quinault à défigurer le grand Ballet, et peut-être est-il la seule excuse qu’on puisse donner d’une partie des vices principaux qui ont énervé l’exécution primitive de l’Opéra Français. Ce beau génie qui avait eu des idées si vastes, si nobles, si vraies sur le genre qu’il avait créé, n’eut que des vues fort bornées sur le Ballet qu’il n’avait que défiguré. Il fut imité depuis par tous ceux qui travaillèrent après lui pour le Théâtre Lyrique. Le propre des talents communs est de suivre servilement à la piste la marche des grands talents. Ainsi, après sa mort, on fit des Opéras coupés comme les siens [Voir Coupe] ; mais qui n’étaient animés ni des grâces de son style, ni des charmes du sentiment qui était sa partie sublime, ni de ces traits brillants de Spectacle qu’il répandait en esprit inventeur dans ses belles compositions. On pouvait l’atteindre plus aisément dans le Ballet où il était fort au-dessous de lui-même ; ainsi on l’imita dans sa partie défectueuse, où on l’égala ; mais on ne fit que le copier dans sa partie supérieure, où peut-être ne l’égalera-t-on jamais.

Telle fut la marche lente des progrès du Théâtre Lyrique jusqu’en l’année 1697, que la Motte [La Motte], en créant un genre tout neuf, acquit l’avantage de se faire copier à son tour.

Ce Poète, dont un de ses amis a dit, que sa mort même n’avait rien fait pour sa gloire, imagina un Spectacle de Chant et de Danse formé de plusieurs actions différentes toutes complètes et sans autre liaison entre elles qu’un rapport vague et indéterminé.

L’Opéra imaginé par Quinault est une grande action suivie pendant le cours de cinq Actes. C’est un tableau d’une composition vaste, tels que ceux de Raphaël et de Michel-Ange. Le Spectacle trouvé par la Motte est un composé de plusieurs Actes différents qui représentent chacun une action mêlée de divertissements, de Chant et de Danse. Ce sont de jolis Vateau [Watteau], des miniatures piquantes, qui exigent toute la précision du dessein, les grâces du pinceau, et tout le brillant du coloris.

Ce genre, dans sa nouveauté, balança le succès du grand Opéra, parce que le goût est exclusif parmi nous, et que c’est un défaut ancien et national, dont, malgré les lumières que nous acquérons tous les jours, nous avons bien de la peine à nous défaire. Cependant, à force de réflexions et de complaisance, on souffrit enfin, au Théâtre Lyrique, deux sortes de plaisir ; mais ce genre trouvé par la Motte, dont on n’attribua le succès, suivant l’usage, qu’au Musicien qu’il avait instruit et guidé, nous débarrassa du mauvais genre que Quinault avait introduit sous le titre de Ballet.

L’Europe Galante est le premier de nos Ouvrages Lyriques qui n’a point ressemblé aux Opéras de Quinault. Ce genre appartient tout à fait à la France. Les Grecs, les Romains n’eurent aucun Spectacle qui puisse en avoir donné l’idée. Peut-être quelques Fêtes épisodiques qui m’ont frappé dans Quinault l’ont-elles fournie à la Motte ; mais que ma conjecture soit vraie ou fausse, ce Spectacle n’en est pas moins une composition originale qui aurait dû combler de gloire le Poète qui l’a imaginée. Ses contemporains ont été injustes. Il a vécu sans jouir. La Postérité le vengera sans doute, et déjà l’envie qui se sert du mérite des morts, pour éclipser celui des vivants, a commencé de nos jours, la réputation de ce Poète Philosophe.

Le Théâtre Lyrique qui lui doit le Ballet moderne, lui est redevable encore de deux genres aimables, qui pouvaient procurer à la Musique des moyens de se varier, et à la Danse des occasions heureuses de se développer, si ces deux Arts avaient fait alors en France des progrès proportionnés à ceux de tous les autres. Ce Poète a porté à l’Opéra, la Pastorale et l’Allégorie139. Il est galant, tendre, original, dans les compositions qu’il n’a imaginées que d’après lui. Il peut marcher alors à côté de Quinault. L’Europe Galante, Issé, Le Carnaval et la Folie ne sont pas inférieurs aux meilleurs Opéras de ce beau génie ; mais il est froid, insipide, languissant dans tous ses autres ouvrages lyriques, et tel que ses ennemis l’ont cru, ou l’ont voulu faire croire. Il y a des hommes dans la Littérature, qui sont faits, pour voler de leurs propres ailes ; et alors ils s’élèvent jusque dans le Ciel. Ils retombent, dès qu’ils imitent. Ce ne sont plus même des hommes ; ils grimacent comme des singes. [Voir Ballet]

Livre quatrième §

Chapitre I. Caractère que doit avoir la Danse Théâtrale §

Tous les Arts en général, ont pour objet l’imitation de la nature. La Musique rend ses traits, par l’arrangement successif des sons ; la Peinture, par le mélange adroit des couleurs ; la Poésie, par le feu varié du discours ; la Danse, par une suite cadencée de gestes. C’est là l’institution primitive. La Musique qui n’exprimerait pas ; la peinture qui ne serait qu’un vain assemblage de couleurs ; la Poésie qui n’offrirait qu’un arrangement mécanique de mots ; la Danse de laquelle il ne résulterait aucune image, ne pourraient être regardées, que comme des productions bizarres, sans art, sans vie, et de mauvais goût.

Ces principes sont incontestables, pour toute sorte de Musique, pour quelque Peinture que ce puisse être, pour toutes les espèces de Poésie, pour tous les différents genres de Danse.

L’imitation constitue donc l’essence de chacun de ces Arts ; et la Danse en particulier, qui est, dès son origine, une expression naïve des sensations de l’homme, pécherait, contre sa propre nature, si elle cessait d’être une imitation.

Ainsi, toute Danse doit exprimer, peindre, retracer aux yeux quelque affection de l’âme, sans cette condition, elle perd le caractère de son institution primitive. Elle n’est plus qu’un abus de l’art.

Mais ce que la Danse doit toujours être devient encore d’une obligation plus étroite, lorsqu’elle est portée au Théâtre, parce que la représentation fait le caractère essentiel et distinctif de l’Art dramatique dont elle fait alors partie.

Chapitre II. Division de la Danse Théâtrale §

Nous avons vu140, que le défaut d’action était le vice constant du grand Ballet. Quinault, à qui rien n’échappait, l’avait aperçu, et en partant de cette expérience, il n’eut garde de laisser la danse oisive, dans le plan ingénieux et raisonné de son Spectacle.

Je trouve, dans ses compositions, l’indication évidente de deux objets qu’il a cru que la Danse devait y remplir ; et ces objets sont tels, que la connaissance de l’art et celle de la nature a pu seule les lui suggérer.

Dans les premiers temps, avant la naissance même des autres arts, la Danse fut une vive expression de joie. Tous les Peuples l’ont fait servir depuis, dans les réjouissances publiques, à la démonstration de leur allégresse. Cette joie se varie, prend des nuances différentes, des couleurs, des tons divers suivant la nature des événements, le caractère des Nations, la qualité, l’éducation, les mœurs des Peuples.

Voilà la Danse simple, et un des objets de Quinault. Le Théâtre lui offrait mille occasions brillantes de la placer avec tous ses avantages. Les Nations intéressées aux différentes parties de son action, les triomphes de ses héros, les fêtes générales introduites avec goût dans ses dénouements, offraient alors les moyens fréquents de varier, d’embellir, de peindre les mouvements de joie populaire, dont chacun des instants peut fournir à la Danse une suite animée des plus grands tableaux.

Mais la Danse composée, celle qui par elle-même forme une action suivie, la seule qui ne peut être qu’au Théâtre, et qui entre pour moitié dans le grand dessein de Quinault, fut un des pivots sur lesquels il voulut faire rouler une des parties essentielles de son ensemble.

Tout ce qui est sans action est indigne du Théâtre ; tout ce qui n’est pas relatif à l’action devient un ornement sans goût, et sans chaleur. Qui a su mieux que Quinault, ces lois fondamentales de l’Art dramatique ? Le combat des Soldats sortis du sein de la Terre dans Cadmus, devait être, selon ses vues, une action de danse. Son idée n’a pas été suivie. Ce morceau qui aurait été très théâtral n’est qu’une situation froide et puérile. Dans l’enchantement d’Amadis par la fausse Oriane, il a été mieux entendu, et cette action épisodique paraîtra toujours, lorsqu’elle sera bien rendue, une des beautés piquantes du Théâtre Lyrique. [Voir Enchantement]

Le Théâtre comporte donc deux espèces distinctives de Danse, la simple, et la composée ; et ces deux espèces les rassemblent toutes. Il n’en est point, de quelque genre qu’elle puisse être, qui ne soit comprise dans l’une ou l’autre de ces deux dénominations. Il n’est donc point de Danse qui ne puisse être admise au Théâtre ; mais elle n’y saurait produire un agrément réel, qu’autant qu’on aura l’habileté de lui donner le caractère d’imitation qui lui est commun avec tous les beaux Arts, celui d’expression qui lui est particulier dans l’institution primitive, et celui de représentation qui constitue seul l’Art dramatique.

La règle est constante, parce qu’elle est puisée dans la nature, que l’expérience de tous les siècles la confirme, qu’en s’en écartant, la Danse n’est plus qu’un ornement sans objet, qu’un vain étalage de pas, qu’un froid composé de figures sans esprit, sans goût et sans vie.

En suivant, au surplus, cette règle avec scrupule, on a la clé de l’Art. Avec de l’imagination, de l’étude et du discernement, on peut se flatter de le porter bientôt à son plus haut point de gloire ; mais c’est surtout dans les Opéras de Quinault qu’il aurait pu atteindre rapidement à la plus éminente perfection, parce que ce Poète n’en a point fait dans lequel il n’ait tracé, avec le crayon du génie, des actions de Danse les plus nobles, les mieux liées au sujet, les moins difficiles à rendre. J’y vois partout le feu, le pittoresque, la fertilité des beaux cartons de Raphaël. Ne verrons-nous jamais de pinceau assez habile, pour en faire des tableaux dignes du Théâtre141 ?

Chapitre III. Obstacles au Progrès de la Danse §

Les gens à talents forment, dans les Arts, des espèces de Républiques différentes entre elles par des usages particuliers, et toutes ressemblantes par un fanatisme d’indépendance, que des caprices successifs entretiennent, et que la raison n’est guères capable de refroidir.

Ils n’ont point de lois écrites, de règles constantes, de principes fixes. Ils se gouvernent sur des traditions qu’ils croient certaines. Ils suivent des pratiques que l’insuffisance a adoptées, et qu’ils imaginent la perfection de l’Art. Ils s’abandonnent à des routines qu’ils ont trouvées introduites, sans examiner, si elles sont utiles ou nuisibles.

Or, pour ne parler que de la Danse, du Théâtre, je trouve dans ces inconvénients généraux de grands obstacles au progrès de l’Art, puisqu’il en résulte le malheur certain de ne voir jamais faire à nos Danseurs modernes, que ce qui a été pratiqué par les Danseurs qui les ont précédés, et je crois avoir déjà prouvé que la Danse n’a fait jusqu’ici sur notre Théâtre que la moindre partie de ce qu’elle aurait dû faire.

Mais, pour sentir tout le danger des abus funestes à l’Art qui se sont glissés parmi nos Danseurs du Théâtre ; pour leur faire connaître à eux-mêmes, la nécessité qu’il y a de les réformer, pour engager peut-être le Public à les y contraindre, je pense qu’il est nécessaire de les développer sans ménagement. C’est le plaisir de la multitude, c’est la gloire d’un Art agréable, c’est l’honneur d’un Spectacle national, que je sollicite. Ce sont les abus qui arrêtent ses progrès, que je défère à la sagacité, au goût, au discernement des Français.

1°. Toute action théâtrale est antipathique aux Danseurs modernes142, par la seule raison que les actions de Danse n’ont pas été pratiquées par les grands Danseurs, ou crus tels, dont ils remplissent au Théâtre les emplois. Comme si le vrai talent devait se donner lui-même des entraves ; comme s’il n’était pas fait pour s’élever toujours par son activité au-dessus des modèles qu’il s’est choisis.

2°. L’opinion commune143 est que la Danse doit se réduire à un développement des belles proportions du corps, à une grande précision dans l’exécution des airs, à beaucoup de grâce dans le déploiement des bras, à une légèreté extrême dans la formation des pas. Que penserait-on d’un Graveur, qui, ayant assez de talent, pour rendre et multiplier à son gré les tableaux de Michel-Ange, du Corrège, de Vanlo [van Loo], n’emploierait cependant son burin, qu’à répéter mécaniquement un nombre borné de jolies vignettes ou quelques culs-de-lampe monotones ?

3°. Chacun des Danseurs se croit un être à part et privilégié. Il veut avoir le droit de paraître seul deux fois, dans quelque Opéra qu’on mette au théâtre. Il penserait n’avoir pas dansé, s’il n’avait ses deux Entrées particulières. Il les ajuste toujours à sa mode, et sans aucune relation directe ou indirecte au plan général qu’il ignore, et qu’il ne s’embarrasse guères de connaître. Or, ce seul inconvénient, tant qu’on le laissera subsister, sera un obstacle invincible à la perfection. En voici les preuves.

1°. Si le plan général de l’Opéra est bien fait, comme le sont, par exemple, tous ceux de Quinault, chacune des parties qui le composent est relative à l’action principale. Par conséquent pour qu’il soit bien exécuté, il faut que chaque Danse prise séparément s’y rapporte, et fasse ainsi, de manière ou d’autre, partie de cette action. La Danse cependant, par l’abus dont je parle, deviendra, dans cet endroit, une partie oisive, et par cette seule raison défectueuse. Le plaisir résultant de l’action principale sera donc nécessairement moindre. La multitude peut-être applaudira-t-elle le Danseur ; parce qu’elle ne juge que par l’impression du moment. Il n’en aura pas moins fait cependant un contre-sens insupportable aux yeux du peu de Spectateurs qui connaissent le prix de l’ensemble.

2°. S’il y a huit Danseurs ou Danseuses à l’Opéra, qui soient en droit d’avoir chacun deux entrées particulières ; il faut (si l’on veut remplir les lois primitives de l’Art) imaginer seize actions séparées qui se lient ou se rapportent à l’action principale, et supposer encore, que ces huit sujets se prêteront à les exécuter. Ces deux conditions sont moralement impossibles. Aussi trouve-t-on plus court de laisser aller les choses, comme elles ont été ; moyennant quoi, depuis plus de quatre-vingts ans, on est encore, et l’on reste au point d’où l’on est d’abord parti. [Voir Double]

Chapitre IV. État actuel de la Danse Théâtrale en France §

Le personnage le plus recommandable de la Chine est celui qui sait une plus grande quantité de mots. L’érudition de ce Pays n’effleure pas même les choses. Un Lettré passe sa vie, à mettre, à arranger dans sa tête un nombre immense de paroles isolées ; et les Savants de la Chine déclarent qu’il est savant. Je crois voir un homme qui ayant dans sa main la clef du Temple des Muses, consume ses jours et toute son adresse à la tourner et à la retourner sans cesse dans la serrure, sans oser jamais toucher au ressort. Tel est notre meilleur Danseur moderne.

Chapitre V. Préjugés contre la Danse en Action §

La Danse noble, la belle Danse se perd, disait-on à la Cour, et à la Ville, lors même que nous avions, au Théâtre de l’Opéra, les meilleurs Danseurs qui y eussent paru depuis son établissement. Quelle était donc la perte dont on se plaignait ? Qu’avaient fait sur notre Théâtre, ces grands Danseurs que l’on regrettait tant ? Jusqu’à quel point avaient-ils porté l’art de la Danse ?

Les uns marchaient des menuets avec une noblesse qu’on a beaucoup vantée ; les autres exécutaient quelques pas de Furies avec une médiocre chaleur ; nul n’était encore arrivé jusqu’à la perfection que nous avons admirée si longtemps dans nos chaconnes. Qu’auraient été les Prévost, les Subligny à côté de Mademoiselle Sallé ? Quelle exécution, du temps du feu roi, aurait pu être comparée à celle de Mademoiselle Camargo ? [Voir Entrechat]

Ce discours ridicule qu’on a tenu constamment en France, depuis la mort de Lully, en l’appliquant successivement à toutes les parties de la vieille machine qu’il a bâtie, et qu’on répétera par habitude ou par malignité, de génération en génération, jusqu’à ce qu’elle se soit entièrement écroulée, n’est qu’un préjugé du petit peuple de l’Opéra, qui s’est glissé dans le monde, et qui s’y maintient depuis plus de soixante ans, parce qu’on le trouve sous sa main, et qu’il dégrade d’autant les talents contemporains qu’on n’est jamais fâché de rabaisser.

Mais ce discours qu’on a tenu pendant vingt ans sur des sujets évidemment supérieurs à ceux qu’on exaltait à leur préjudice, ce préjugé qui nous est démontré injuste aujourd’hui à tous égards, aurait cependant été funeste à l’Art, s’il avait retenu les Dupré, les Sallé, les Camargo, dans les bornes étroites de la carrière qu’avaient parcourue leurs prédécesseurs. Que nos talents modernes tirent eux-mêmes la conséquence nécessaire et sans réplique, qui suit naturellement de ce raisonnement simple.

Il y a une très grande différence entre la fatuité qui persuade un homme à talent qu’il surpasse, ou qu’il égale le modèle qu’il a devant les yeux, et la noble émulation qui lui fait espérer qu’il pourra l’égaler ou le surpasser un jour. Le premier sentiment est un mouvement d’orgueil aveugle qui entraîne l’Artiste dans le précipice : le second est un amour vif pour la gloire qui l’élève tôt ou tard au plus haut degré.

Mais comment admettre au Théâtre144, comment croire agréable, comment supposer possible un genre de Danse, que les grands Maîtres n’ont point pratiquée, qu’ils ont peut-être dédaignée, et qui sans doute leur a paru, au moins, un obstacle au développement des grâces, à la précision des mouvements, à la perfection des figures ?

Voilà les forts arguments ou plutôt les grands préjugés contre la Danse en action. Il faut les discuter avec ordre et l’un après l’autre. Le propre de ces sortes d’erreurs est de cacher la véritable route qu’on doit suivre. C’est un faux jour qui change les objets, en leur prêtant des couleurs qu’ils n’ont pas. Détruire un préjugé qui refroidit la chaleur des Artistes, est un des plus utiles secours qu’on puisse prêter à l’Art.

Chapitre VI. Preuves de la possibilité de la Danse en action §

La parole n’est pas plus expressive que le geste. La Peinture qui retrace à nos yeux les images les plus sortes ou les plus riantes, ne les compose que des attitudes, du mouvement des bras, du jeu des traits du visage, qui sont les parties dont la Danse est composée comme elle. [Voir Geste, Geste (Danse), Geste (Chant du Théâtre)]

Mais la Peinture n’a qu’un moment qu’elle puisse exprimer. La Danse théâtrale a tous les moments successifs qu’elle veut peindre. Sa marche va de tableaux en tableaux, auxquels le mouvement donne la vie. Il n’est qu’imité dans la Peinture. Il est toujours réel dans la Danse.

Elle agit toujours par sa nature. Il ne lui manque sur notre Théâtre que l’intention. Elle va à droite et à gauche : elle avance et recule : elle dessine des pas. Il ne faut que l’arrangement de ces mêmes choses, pour rendre aux yeux quelque action théâtrale que ce puisse être.

L’histoire de l’Art prouve que les Danseurs de génie n’ont eu que ce seul secours, pour exprimer toutes les passions humaines, et les possibilités sont dans tous les temps les mêmes.

En 1732, Mademoiselle Sallé représenta à Londres avec le plus grand succès deux actions dramatiques complètes, l’Ariane et le Pygmalion.

Il n’y a pas trente ans que feue Madame la Duchesse du Maine fit composer des Symphonies145 sur la scène du quatrième Acte des Horaces, dans laquelle le jeune Horace tue Camille. Un Danseur et une Danseuse représentèrent cette action à Sceaux ; et leur Danse la peignit avec toute la force et le pathétique dont elle est susceptible.

Nous voyons tous les jours le bas comique rendu avec naïveté par la Danse. L’Italie est en possession de ce genre ; et il n’est point d’action de cette espèce qu’on ne peigne sur ses Théâtres d’une manière, sinon parfaite, du moins satisfaisante. Or, ce que la Danse fait par-delà les monts dans le bas, ne saurait lui être impossible en France dans le noble ; puisqu’elle y est très supérieure par le nombre des sujets et par la qualité des talents.

On ne doit se défier ni de ses forces, ni de l’Art, lorsqu’on a l’ambition d’exceller. Ce que les Romains ont vu faire à Pylade et à Bathylle peut encore être exécuté par de jeunes gens exercés, qui ont tous les mouvements expressifs et faciles. La Danse, sur notre Théâtre, n’a plus besoin que de guides, de bons principes, et d’une lumière qui, comme le feu sacré, ne s’éteigne jamais. Qu’on se persuade que le siècle qui a produit, dans les Lettres, L’Esprit des lois, la Henriade, l’Histoire naturelle, et l’Encyclopédie, peut aller aussi loin, dans les Arts, que le siècle même d’Auguste.

Chapitre VII. Supériorité et avantages de la Danse en action §

La Danse en action a sur la Danse simple, la supériorité qu’a un beau tableau d’histoire sur des découpures de fleurs. Un arrangement mécanique sait tout le mérite de la seconde. Le génie ordonne, distribue, compose la première. Tout le monde peut faire des découpures, il n’y a nul mérite à les faire même supérieurement. On marche dans les sentiers difficiles qui conduisent au Temple de mémoire à côté des Montesquieu, lorsqu’on peint comme Vanlo.

Les avantages d’un genre sur un autre sont en proportion des moyens qu’il procure de développer le talent plus fréquemment et avec moins de difficulté.

Or, le talent supposé dans le Danseur, la Danse en action lui fournit autant de moyens d’expression qu’il y a de passions dans l’homme. Autant de tableaux qu’il y a dans la nature de manières d’être, autant d’occasions de les varier qu’il y a de façons différentes de sentir et d’exprimer.

Un grand Peintre a commencé par assurer sa main. L’Art du Dessin l’a réglée. Il a d’abord tracé quelque partie d’une figure, et successivement allant d’études en études, de progrès en progrès, il a dessiné la figure entière. C’est la Danse simple.

Son imagination s’est échauffée par les chefs-d’œuvre qui l’ont frappée ; son talent s’est développé par l’étude constante de la nature. Il saisit alors le pinceau. Les grands hommes renaissent, les événements mémorables se retracent ; les couleurs parlent, la toile respire. C’est la Danse en action.

Jeunes talents qui entrez dans la carrière du Théâtre ; étudiez la nature, approfondissez l’Art. Venez. Suivez la multitude qui court en foule dans le Salon du Louvre ; mais ne regardez pas comme elle, sans voir. Recueillez-vous : apprenez à peindre, ou ne prétendez à aucune sorte de gloire.

Vous vous arrêtez au premier pas ? Eh quoi (dites-vous) on a donc trouvé le secret de peindre l’esprit ! Je vois dans ces portraits le caractère, le sentiment, la vie. Dans l’arrangement pittoresque des traits du premier, je devine que le souvenir de ce qu’il a entendu le console de ne plus entendre. Je découvre des étincelles de génie à travers l’aimable gaieté qui me séduit dans le second. C’est un Philosophe qui n’est sérieux qu’avec ses livres. Il rit, joue, et badine dans le monde avec les hommes… Un flot nous entraîne. Je vous suis… Quelle attention ! Quel silence !

Vous admirez le pinceau mâle, qui met sous vos yeux la dispute de Saint Augustin contre les Donatistes. L’expression qu’il répand dans tous les traits de Saint Charles Borromée passe jusqu’au fond de votre cœur. Tournez la tête : parcourez ces quatre tableaux où une allégorie fine et délicate vous retrace les Arts libéraux. Que pourrait produire de plus aimable la main même des Grâces ?

Voilà les ressources sans nombre que les images fournissent au véritable talent. Plus la danse, comme la peinture, embrassera d’objets ; et plus elle aura des moyens fréquents de déployer les belles proportions, de les mettre dans des jours heureux, de leur imprimer le seul mouvement qui peut leur donner une sorte de vie.

On ne saurait faire qu’un seul tableau, de toutes les Danses simples qu’a exécutées, pendant vingt ans, le meilleur Danseur moderne. Voyez que de jolis Teniers naissent chaque jour sous la main légère de Dehesse.

Chapitre VIII. Ressource unique des Danseurs modernes §

Un Maître Écrivain est un Expert qui enseigne à faire des lettres. Un Maître à danser est un Artiste qui montre à faire des pas. Le premier n’est pas plus éloigné de ce que nous appelons dans la Littérature, un Écrivain, que le second l’est de ce qui peut mériter au théâtre le nom de Danseur.

Outre les éléments de son Art, il faut au Danseur, comme à l’Écrivain, un style dont ils sont la matière première ; et ce style est plus ou moins estimable, selon qu’il rend, qu’il exprime, qu’il peint avec élégance, une plus grande quantité de choses estimables, agréables, utiles.

Si j’étais donc chargé de la conduite d’un jeune Danseur en qui j’aurais aperçu de l’intelligence, quelque amour pour la gloire, et un véritable talent, je lui dirais : Commencez par avoir un style ; mais prenez garde que ce style soit à vous. Soyez original, si vous aspirez à être un jour quelque chose. Sans cette première condition, soyez sûr de n’être jamais rien.

Je passerais de cette première vérité à une seconde. L’Art de la Danse simple, lui dirais-je, a été poussé de nos jours aussi loin qu’il soit possible de le porter. Nul homme ne s’est mieux dessiné encore que Dupré ; nul ne fera les pas avec plus d’élégance ; nul n’ajustera ses attitudes avec plus de noblesse. [Voir Chaconne, Entrechat, Gargouillade] N’espérez pas de surpasser les grâces de Mademoiselle Sallé. Vous vous flattez, si vous croyez arriver jamais à une gaieté plus franche, à une précision plus naturelle, que celles qui brillaient dans la Danse de Mademoiselle Camargo. [Voir Entrechat] Il semble que ces trois sujets aient épuisé ces sortes de ressources de l’Art ; mais, par bonheur, la Danse en action vous reste. C’est un champ vaste, encore en friche : osez le cultiver. Vous trouverez d’abord quelques épines : ne vous rebutez pas : opiniâtrez vous. La moisson la plus abondante ne tardera pas à vous dédommager de vos peines. Connaissez votre siècle : il aime les Arts. Tout ce qu’ils tentent pour lui plaire, est sûr d’être accueilli : tout ce qui a l’avantage d’y réussir, est sûr de la gloire ; et il est rare qu’un Artiste qu’il couronne ait longtemps à se plaindre de la Fortune.

Chapitre IX. Des Actions convenables à la Danse Théâtrale §

Le Théâtre Lyrique est en possession de plusieurs actions tragiques, de quelques sujets comiques, de la Pastorale, de la Magie, de la Féerie, du merveilleux de la Fable, et depuis quelque temps de la Farce de delà les monts.

Chacune de ces actions a des beautés ou des agréments qui lui sont particuliers, et le charme qui en résulte dépend de la manière seule de les traiter.

Or le geste peut peindre avec grâce tout ce que la voix peut exprimer. Toutes les actions dont le Théâtre Lyrique est en possession peuvent donc être convenables à la Danse.

Pylade et Bathylle ont rendu autrefois sur leurs Théâtres la Tragédie et la Comédie : tous les genres trouvés depuis ne sont que des branches de ces deux tiges principales. [Voir Ballet]

Rome, pour s’associer en quelque sorte à la gloire de ces deux hommes célèbres, honora leur Danse d’une dénomination nationale146. Lorsqu’il s’élèvera parmi nous quelque grand talent assez instruit des possibilités de l’Art, pour se les rendre propres, sa place, n’en doutons point, lui sera marquée dans l’histoire des Artistes fameux, à côté des Pylades et des Bathylles ; et sa Danse digne seule de ce nom sera désormais appelée la Danse Française.

Chapitre X. Des Actions principales en Danse §

Notre Tragédie et notre Comédie ont une étendue et une durée qui sont soutenues par les charmes du discours, par la finesse des détails, par la variété des saillies de l’esprit. L’action se divise en Actes ; chaque Acte est partagé en Scènes ; les Scènes amènent successivement les situations ; les situations, à leur tour, entretiennent la chaleur, forment le nœud, conduisent au dénouement, et le préparent.

Telles doivent être, mais avec plus de précision encore, les Tragédies et les Comédies en Danse : je dis, avec plus de précision, parce que le geste est plus précis que le discours. Il faut plusieurs mots, pour exprimer une pensée : un seul mouvement peut peindre plusieurs pensées, et quelquefois la plus sorte situation. Il faut donc quel l’action théâtrale marche toujours avec la plus grande rapidité, qu’il n’y ait point d’entrée, de figure, de pas inutile. Une bonne Pièce de Théâtre en Danse doit être un Extrait serré d’une excellente Pièce Dramatique écrite.

La Danse, comme la Peinture, ne retrace à nos yeux que les situations ; et toute situation véritablement théâtrale n’est autre chose qu’un tableau vivant.

S’il arrive donc un jour, que quelque Danseur de génie entreprenne de représenter sur notre Théâtre Lyrique une grande action, qu’il commence par en extraire toutes les situations propres à fournir des tableaux à la Peinture. Il n’y a que ces parties qui doivent entrer dans son dessein : toutes les autres sont défectueuses ou inutiles : elles ne feraient que l’embarrasser, le rendre confus, froid, et de mauvais goût.

Si ces situations sont en grand nombre, si elles se succèdent naturellement, si leur enchaînement les conduit avec rapidité à une dernière, qui dénoue facilement et fortement l’action ; le choix est sûr. A ces marques infaillibles de l’effet théâtral, on ne saurait se méprendre.

Mais dans l’exécution, on ne doit point s’écarter de cet objet unique. Ce ne sont que des tableaux successifs qu’on a à peindre, et qu’il faut animer de toute l’expression, qui peut résulter des mouvements passionnés de la Danse.

C’était-là sans doute le grand secret de Pylade ; et peut-être est-il, pour tous les genres, la boussole la plus sûre de l’Art du Théâtre.

Chapitre XI. Des Actions Épisodiques en Danse §

L’enchantement de la fausse Oriane dans l’Opéra d’Amadis est une action de Danse épisodique. [Voir Enchantement] Elle forme par elle-même une action complète ; mais le sujet principal auquel elle est liée, et dont elle devient une partie par l’Art du Poète, pouvait absolument subsister sans elle. C’est un moyen ingénieux que Quinault a trouvé pour nouer son intrigue. Il aurait pu lui en substituer un autre, sans nuire à la marche théâtrale ; et on nomme épisodiques toutes les actions de cette espèce.

Il n’y a point d’Opéra de Quinault qui ne puisse fournir à la Danse, un grand nombre de ces actions, toutes nobles, théâtrales, susceptibles de la plus aimable expression, et toutes capables par conséquent de réchauffer l’exécution générale, dont l’expérience a démontré la faiblesse primitive. [Voir Divertissement]

La Mothe n’a connu que la Danse simple. Il l’a variée dans ses Opéras, en lui donnant quelques caractères nationaux ; mais elle y est amenée, sans aucune action nécessaire. Ce ne sont partout que des divertissements dans lesquels on ne danse que pour danser. Les habits sont différents. L’intention est toujours la même.

Mademoiselle Sallé cependant qui raisonnait tout ce qu’elle avait à faire, avait eu l’adresse de placer une action épisodique fort ingénieuse dans la passacaille de l’Europe Galante.

Cette Danseuse paraissait au milieu de ses Rivales, avec les grâces et les désirs d’une jeune Odalisque qui a des desseins sur le cœur de son Maître. Sa Danse était formée de toutes les jolies attitudes qui peuvent peindre une pareille passion. Elle l’animait par degrés : on lisait, dans ses expressions, une suite de sentiments : on la voyait flottante tour à tour entre la crainte et l’espérance ; mais, au moment où le Sultan donne le mouchoir à la Sultane Favorite, son visage, ses regards, tout son maintien prenaient rapidement une forme nouvelle. Elle s’arrachait du Théâtre avec cette espèce de désespoir des âmes vives et tendres, qui ne s’exprime que par un excès d’accablement.

Ce tableau plein d’art et de passion était d’autant plus estimable, qu’il était entièrement de l’invention de la Danseuse. Elle avait embelli le dessein du Poète, et dès lors, elle avait franchi le rang où sont placés les simples Artistes, pour s’élever jusqu’à la classe rare des talents créateurs.

Je sais que nos Danseurs ont sur ce point une excuse qui paraît plausible. Les occasions semblent leur manquer dans la plupart de nos Opéras ; mais, lorsqu’on a de l’imagination, et une noble envie de sortir des routes communes, les difficultés s’aplanissent, et les moyens se multiplient. On supplée, avec du talent, du goût, et de l’esprit, aux lacunes d’un ouvrage. Un Danseur, un Maître des Ballets qui ont des idées, savent toujours faire naître les occasions de les bien placer : aussi est-ce moins à eux qu’aux jeunes Poètes qui voudront tenter à l’avenir la carrière du Théâtre Lyrique, que j’ose adresser le peu de mots que je vais écrire.

Dans un Opéra, genre faiblement estimé, fort peu connu, et de tous les genres de Poésie Dramatique, le plus difficile, les plus petites parties, ainsi que les plus grandes, doivent être dans un mouvement continu. [Voir Coupe, Couper]

On est dans l’habitude de ne regarder la Danse au Théâtre Lyrique, que comme un agrément isolé. Il est cependant indispensable, qu’elle y soit toujours intimement liée à l’action principale, qu’elle n’y fasse qu’un seul tout avec elle, qu’elle s’y enchaîne avec l’exposition, le nœud et le dénouement.

Si, jusqu’au dernier divertissement, qui seul peut n’être qu’une Fête générale, il y a une entrée de Danse, qu’on puisse en ôter sans nuire à l’économie totale, elle pèche dès lors contre les premières lois du dessein.

Si quelqu’un des divertissements n’est pas formé de tableaux d’action relatifs à l’action principale et vraiment nécessaires à sa marche, il n’est plus qu’un agrément déplacé contraire aux principes fondamentaux de l’Art du Théâtre. [Voir Divertissement, Fête]

Si quelque Danseur entre ou sort sans nécessité, si les Chœurs de Danse occupent la scène ou la quittent, sans que l’action qu’on représente l’exige, tous leurs mouvements, quelque bien ordonnés qu’ils soient d’ailleurs, ne sont que des contresens que la raison réprouve, et qui décèlent le mauvais goût.

Ainsi dans un Opéra, quelque brillante en soi que puisse être une Danse inutile, elle doit toujours être regardée comme ces froids récits des Tragédies, où l’acteur semble disparaître pour ne laisser voir que l’Auteur.

Tel est toutefois l’attrait de la Danse en action, que nous l’avons vue, il n’y a pas longtemps, charmer la Cour et la Ville, quoiqu’elle fût évidemment déplacée.

Dans l’Acte des Jeux Olympiques des Fêtes Grecques et Romaines147, lorsque l’action commence, les Jeux sont finis. Alcibiade ne paraît, qu’après avoir remporté le prix qu’Aspasie est chargée de lui donner148. Un combat de Lutteurs faisant partie des Jeux Olympiques déjà terminés, est cependant alors l’action de Danse qu’on représente par un déplacement inconcevable.

Qu’il soit permis de le dire, le charme du moment a prévalu cette fois sur la justesse ordinaire des Spectateurs ; et tout Paris n’a applaudi dans cette occasion qu’un contresens que la réflexion démontre parfaitement absurde149. Tant il est vrai que la Danse en action cause une émotion si vive, lorsqu’elle est habilement exécutée, que le Spectateur le plus éclairé est plus en état d’examiner, et ne peut s’occuper que du plaisir de sentir.

Chapitre XII. Règles générales à observer dans les actions de Danse §

Toute Représentation théâtrale doit avoir trois parties essentielles.

Par un Dialogue vif, ou par quelque événement adroitement amené, on fait connaître au Spectateur le sujet qu’on va retracer à ses yeux, le caractère, la qualité, les mœurs des personnages qu’on va faire agir : c’est ce qu’on a nommé, l’Exposition.

Des circonstances, des obstacles qui naissent du fond du sujet, l’embrouillent et suspendent la marche, sans l’arrêter. Il se forme une sorte d’embarras dans le jeu des personnages qui intrigue la curiosité du Spectateur, à qui la manière dont on pourra le débrouiller est inconnue : c’est cet embarras qu’on appelle le Nœud.

De cet embarras, on voit successivement sortir des clartés qu’on n’attendait point. Elles développent l’action, et la conduisent par des degrés insensibles à une conclusion ingénieuse : c’est ce qu’on nomme le Dénouement.

Si quelqu’une de ces trois parties est défectueuse, l’action théâtrale est imparfaite. Si elles sont toutes les trois dans les proportions convenables, l’action est complète, et le charme de la représentation infaillible.

La Danse théâtrale, dès lors qu’elle est une représentation, doit donc être formée de ces trois parties qui seules la constituent. Ainsi, elle sera, plus ou moins parfaite, selon que son exposition sera plus ou moins précise, son nœud plus ou moins ingénieux, son dénouement plus ou moins bien amené.

Cette division n’est pas la seule qu’il faut connaître et pratiquer. Un Ouvrage dramatique est composé de cinq Actes, de trois ou d’un seul ; et un Acte est composé de Scènes en dialogue ou en monologue. Or, chaque Acte, chaque Scène doit avoir son exposition, son nœud et son dénouement, tout comme l’action entière dont ils sont les parties.

Il en est ainsi de toute représentation en Danse. Les trois parties dont on parle, sont, le commencement, le milieu et la fin, qui constituent tout ce qui est action.

Sans leur réunion, il n’en est point de parfaite. Le vice ou le défaut de l’une se répand sur les autres. La chaîne est rompue, et le tableau, quelque beauté qu’il ait d’ailleurs, est sans aucun mérite théâtral.

Il y avait donc, dans le pas des Lutteurs des Fêtes Grecques et Romaines que le Public a si constamment applaudi, une faute de composition bien importante, puisqu’il était sans dénouement. Les deux Athlètes, en se défiant exposaient très bien le sujet : leur combat formait le nœud de cette belle action ; mais comment se dénouait-elle ? quelle en était la fin ? lequel des deux combattants était le vainqueur ou le vaincu ?

Je fais cette critique sans craindre de rabaisser le Maître150 des Ballets qui a composé cette Entrée ; on peut relever les distractions des talents supérieurs, sans craindre de les blesser, ni de leur nuire. J’ai choisi d’ailleurs, de propos délibéré, cette action de Danse, que son succès doit avoir gravée dans le souvenir du Public, et dans l’esprit de nos jeunes Danseurs, afin de donner plus de poids, par un exemple frappant, à une règle qui ne saurait être trop scrupuleusement observée.

Outre les lois du Théâtre qui deviennent communes à la Danse, dès qu’elle y est portée, elle y est assujettie encore à des règles particulières qui dérivent des principes primitifs de l’Art.

La Danse doit peindre par les gestes. Il n’est donc rien de ce qui serait rejeté par un Peintre de bon goût, qu’elle puisse admettre ; et par la raison des contraires, tout ce qui serait choisi par ce même Peintre, doit être saisi, distribué, placé dans un Ballet en action.

Voici sur ce point une règle aussi sûre que simple. Il faut que la nature soit en tout le guide de l’Art, et que l’Art cherche en tout à imiter la nature.

Au surplus, c’est toujours au talent seul qu’il appartient de finir dans la pratique ce que les préceptes de la théorie ne peuvent qu’ébaucher.

Copies monotones des froides Copies qui vous ont précédé, sujets communs qui n’êtes qu’un composé mécanique et sans âme de pieds, de jambes, et de bras, je n’ai point écrit pour vous. On peut faire tout ce que vous avez fait, et tout ce que vous pouvez faire, sans avoir besoin de savoir lire. Continuez de vous dessiner d’après des modèles que vous n’atteindrez jamais. Croyez toute votre vie aussi opiniâtrement qu’un Dervis Turc, qu’une pirouette bien soutenue est le chef-d’œuvre de l’Art. Vous remplissez votre vocation ; je vous en loue.

Mais vous que la nature a comblé de ses dons, jeunesse vive et brillante qui êtes l’ornement du Théâtre, l’amour du Public, et l’espoir de l’Art, ouvrez les yeux, et lisez. Apprenez ce que le grand talent peut produire. Saviez-vous que Pylade eût existé ? Vous avait-on parlé de Thymèle et d’Empuse ?

On ne vous a montré jusqu’ici que d’anciennes rubriques, de vieilles routines qui ne sont pas dignes de vous. Un champ plus vaste et moins stérile s’offre aujourd’hui à vos regards. Osez-y suivre la route que le goût vous indique. Écoutez la voix de la gloire qui vous appelle. La carrière est ouverte : courez au but que l’Art vous propose. Considérez le prix inestimable qui vous attend.

Anoblissez vos travaux. Étudiez les passions, connaissez leurs effets, les métamorphoses qu’elles opèrent dans les caractères, les impressions qu’elles font sur les traits, les mouvements extérieurs qu’elles excitent.

Habituez votre âme à sentir, vos gestes seront bientôt d’accord avec elle pour exprimer. Pénétrez-vous alors, jusqu’à l’enthousiasme, du sujet que vous aurez à représenter. [Voir Enthousiasme] Votre imagination échauffée vous en retracera les différentes situations par des tableaux de feu. Dessinez-vous ; dessinez-les, d’après elle : on peut vous répondre d’avance, qu’ils seront une imitation de la belle nature.

FIN.