Auguste Ehrhard

1909

Une vie de danseuse. Fanny Elssler

2019
Auguste Ehrhard, Une vie de danseuse. Fanny Elssler, Paris, Plon-Nourrit, 1909, 423 p. PDF : Internet Archive.
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Chapitre premier

les années d’apprentissage §

Si jamais Vienne a mérité sa réputation, parfois discutée, de ville où l’on s’amuse, ce fut en 1815, à l’époque du Congrès.

Pendant de longues années la lutte contre Napoléon avait absorbé les forces vives de l’Autriche. Les catastrophes militaires, aggravées par des désastres financiers, avaient semé partout le deuil. Mais aussi, lorsque l’heure de la délivrance eut sonné, quelle magnifique occasion la vieille capitale des Habsbourg, si longtemps éprouvée, eut de prendre sa revanche ! Elle fut le lieu de rendez-vous où les souverains et les diplomates vinrent refaire la carte de l’Europe. La présence de ces hôtes illustres provoqua un mouvement de fêtes qui entraîna toutes les classes de la société. En un joyeux vertige, Vienne se dédommagea des calamités nationales et des ruines privées.

L’empereur François Ier faisait taire ses goûts {p. 2}de simplicité pour recevoir avec faste les monarques et leurs ministres. Le drap bleu de son costume était râpé, mais, amphitryon somptueux, il dépensait cinquante mille florins par jour pour sa table. Le Congrès coûta seize millions de florins à sa cassette. Il est vrai que, tandis que l’on se gorgeait à la Hofburg, les soldats estropiés au cours des longues guerres mendiaient dans les rues.

Le prince de Metternich était le brillant et frivole conducteur d’un cotillon gigantesque au milieu duquel se décidaient, tant bien que mal, les destinées des peuples. Autour de lui papillonnait un essaim futile de cavaliers et de dames furieusement avides de plaisirs. On connaît le mot du vieux prince de Ligne : « Le Congrès danse bien, mais il ne marche pas. »

La bourgeoisie et le peuple suivaient l’impulsion venue d’en haut. Le goût de la vie joyeuse était encouragé dans les classes moyennes par la reprise des affaires. La série trépidante et ininterrompue des fêtes mondaines rouvrait au commerce des sources, longtemps taries, de prospérité. Plus que jamais se trouva justifié le distique de Schiller qui, personnifiant le Danube, lui faisait dire dans son passage à travers l’Autriche : « Autour de moi demeure le peuple des Phéaciens à l’œil brillant. C’est tous les jours dimanche ; la broche tourne sans arrêt devant l’âtre. »

Pour les grands comme pour les humbles une {p. 3}des principales distractions était la musique. Vienne leur en versait à tous des flots inépuisables.

La Société de musique fondée en 1813 avait pour but, comme disait son programme, « l’essor à donner à la musique en toutes ses parties ». Quatre cent cinquante artistes et amateurs lui apportaient un concours actif et désintéressé. L’empereur avait mis à sa disposition, dans la Hofburg, la célèbre salle du Manège, où ses concerts alternèrent pendant la durée du Congrès avec les bals et les carrousels.

Beethoven, déjà morose, se dérobait aux regards curieux des étrangers. Mais, si on ne le voyait pas, on entendait un peu partout ses compositions. Haydn et Mozart continuaient, après leur mort, à séduire par leur éternelle fraîcheur de nombreux auditoires. En 1815, Schubert publiait ses premiers Lieder, qui avaient déjà fait le tour des salons. Dans un genre moins élevé commençait le règne de Strauss et de Lanner, dont les valses mettaient en branle toutes les jambes, aristocratiques et populaires.

La musique enveloppait toute la ville comme d’une atmosphère d’harmonie. On l’entendait dans les théâtres, dans les églises, dans les salles de concert, dans les salons, sur les places publiques. Elle accompagnait le caquetage de la foule élégante qui se pressait à la fameuse promenade de la Bastei. Par les fenêtres ouvertes, elle s’engouffrait dans les rues étroites, bordées de hautes {p. 4}maisons. Ces torrents y étaient déversés par les innombrables pianos que fabriquaient pour cette cité de 250 000 habitants soixante-cinq manufactures1.

Les deux principaux théâtres de musique étaient celui de la Porte de Carinthie, Kœniglich-kaiserliches Hoftheater nächst dem Kärnthner-Thor, et le théâtre An der Wien, Kœniglich-kaiserlich privilegirtes Theater an der Wien. Le premier, inauguré en 1763, jouait le grand opéra et donnait chaque semaine, à jour fixe, des ballets. Le second, commencé en 1797 par Schikaneder, était exploité en 1815 par le comte Palffy, qui faisait représenter sur une scène vaste des pièces à grand spectacle, des opéras, des ballets et des pantomimes.

Les deux théâtres accordaient à la danse une place considérable. C’était répondre au goût et aux aptitudes que les Viennois ont toujours eus pour ce charmant exercice. La danse, pour être gracieuse, exige des tempéraments vifs, des corps vigoureux et souples, un sens instinctif du rythme, enfin un souci de beauté qui préside à toutes les évolutions. De tous les peuples de race allemande, l’Autrichien réunit au plus haut degré ces diverses qualités. La Viennoise surtout, par son instinct musical, sa docilité spontanée à la mesure, sa souplesse physique, son sentiment de l’élégance, est née danseuse.

{p. 5}A l’époque du Congrès un entrepreneur du nom de Horchelt exploitait avec un succès remarquable sur la scène du théâtre An der Wien les dispositions naturelles des Viennoises pour la danse. Cet habile homme avait réuni et stylé un corps de ballet de près de deux cents enfants, âgés de six à douze ans. Ce petit bataillon ne manœuvrait pas seulement avec une exactitude impeccable, mais il comptait dans ses rangs des ballerines étrangement précoces qui mimaient la passion avec une vérité inquiétante. La troupe de Horchelt fut une pépinière d’artistes. Là débutèrent la très belle Heberle qui fit une si brillante carrière, Angioletta Mayer, les trois filles de l’illustre comédienne Sophie Schrœder, dont la dernière, Wilhelmine, devint célèbre dans une voie différente, sous le nom de Schrœder-Devrient. Un ballet où tout Vienne vint applaudir ce Lilliput fut une Cendrillon exécutée par cent soixante-seize enfants. Des détachements de la troupe donnaient des représentations chez des particuliers. Mais, à la suite de scènes fâcheuses qui se produisirent au palais Kaunitz, les autorités intervinrent. Horchelt fut obligé, en 1821, de licencier ses quadrilles soupçonnés de dévergondage. Ce fut un coup mortel porté au théâtre An der Wien.

Sur la scène de la Porte de Carinthie régnait la danse noble qui avait été introduite à Vienne, au dix-huitième siècle, par Noverre. Une danseuse y avait fait briller, aux débuts du dix-neuvième {p. 6}siècle, son talent et sa beauté ; c’était l’Espagnole Maria Medina, femme de Vigano, le grand chorégraphe que ses contemporains regardaient comme un homme de génie. Au temps du Congrès, deux artistes français personnifiaient à ce théâtre les principes de la danse savante. L’un était le chorégraphe Aumer qui fournit pendant plus de vingt ans, plusieurs fois avec la collaboration de Scribe, des ballets à l’Opéra de Paris. L’autre était Mlle Bigottini. Cette belle Toulousaine avait débuté en 1801 à l’Opéra de Paris. Elle avait éclipsé une beauté fâcheusement célèbre, la danseuse Clotilde Mafleuroy, femme séparée de Boïeldieu. Dans un ballet qui fut donné en 1806, Paul et Virginie, on avait apprécié, outre sa technique parfaite, la grâce de sa pantomime et sa physionomie expressive, vivifiée par des yeux admirables. Un de ses grands succès fut un ballet du dix-huitième siècle, Nina ou la Folle par amour, où des situations pathétiques exigeaient que la danseuse fût doublée d’une tragédienne. Engagée à Vienne pour la période du Congrès, Mlle Bigottini séduisit la foule aussi bien que la brillante assemblée des princes et des diplomates. Si les vieillards la mettaient en balance avec la Vigano, la nouvelle génération se refusait à croire qu’il eût pu y avoir rien de comparable à la « divine » Bigottini.

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***

Dans cette cité frémissante de plaisir, dans cette atmosphère chargée de volupté, saturée de musique, se formait avec une précocité rare un talent qui devait faire oublier et la Bigottini et la Vigano. Sortie des entrailles mêmes du peuple autrichien, élevée sous l’ombre protectrice d’un génie qui personnifiait les dons artistiques de la race, Fanny Elssler grandit à une époque où Vienne, sa ville natale, donnait à la vocation d’une danseuse les meilleurs encouragements.

L’Autriche aime avec raison en Fanny Elssler une de ses gloires nationales. Les héros de la pensée et de l’action ne font pas seuls la parure des peuples. Si tout pays est fier de produire des génies exceptionnels qui s’élèvent au-dessus de toute frontière et appartiennent à l’humanité, avec quelle joie il se reconnaît aussi dans les natures normales dont la supériorité, sans aller jusqu’à rompre le contact avec la masse, est le simple perfectionnement de ses vertus et de ses qualités ordinaires ! Il éprouve un légitime orgueil à se retrouver chez ceux de ses enfants qui gardent, tout en les idéalisant, les caractères physiques et moraux de la race et qui, devenus des modèles, ne cessent pas d’être des types. Chacun conserve le sentiment de sa parenté avec ces êtres heureux ; on les admire {p. 8}sans être écrasé par leur grandeur ; on les chérit, car on les sent près de soi.

Fanny Elssler était foncièrement Autrichienne, et tout dans sa personne rappelait ses origines. Sa beauté était celle de la Viennoise. L’harmonie et l’élégance des lignes, la légèreté de la démarche, la finesse du visage qui sont l’heureux apanage de beaucoup de ses compatriotes avaient chez elle une perfection particulière et la faisaient apparaître comme un des exemplaires les plus irréprochables du type. En tant qu’artiste, elle cultiva et développa des dons qu’elle tenait en quelque sorte du sol natal. Enfin plusieurs traits de son caractère, la bonté, la simplicité, la franchise, étaient de ceux que son grand compatriote, le poète Franz Grillparzer, se plaisait à constater chez les Autrichiens et dont il les félicitait à juste titre. Fanny Elssler résuma toutes ces qualités en ce poème vivant, en cette merveille de grâce et d’harmonie qu’elle fut elle-même et qui ne fait pas moins honneur à son pays que d’imposants monuments de littérature, de science ou d’art.

L’aimable génie sous les auspices duquel grandit Fanny Elssler fut Haydn. L’histoire de la famille de la danseuse est étroitement liée à celle du musicien.

Les Elssler étaient originaires de Kieslingen, bourgade de Silésie. De là partit vers le milieu du dix-huitième siècle Joseph Elssler pour aller s’établir en Hongrie, à Eisenstadt. C’était la résidence {p. 9}seigneuriale de la famille Esterhazy, où celle-ci entretenait un orchestre dirigé, comme on sait, par Haydn. Joseph Elssler fut engagé par le prince Nicolas comme copiste de musique et attaché en outre, en qualité de domestique, à la personne du compositeur. Haydn le prit en affection et lui servit de témoin, lorsqu’il épousa, en 1766, la fille d’un quincaillier, Eva-Maria Kœstler. Haydn servit aussi de parrain à tous les enfants nés de ce mariage.

Le second des fils de Joseph, Jean-Florian, qui fut le père de Fanny, naquit à Eisenstadt, le 3 mai 1769. Il fut musicien comme son père, comme son frère aîné. Après la mort du père, il partagea avec son frère les travaux de copie, et, devenu à son tour valet de chambre d’Haydn, il le servit avec un dévouement extraordinaire.

Jean-Florian devint pour le compositeur un compagnon indispensable. Il le suivait dans ses voyages ; il aidait à le distraire aux heures de fatigue ou de solitude ; il jouait aux cartes avec lui ; il veillait à ce que les tabatières offertes au créateur de la symphonie par ses admirateurs fussent toujours garnies d’un produit de choix. « Dans les dernières années de la vie du maître, écrit l’excellent biographe d’Haydn, C.-F. Pohl, il fut son factotum qui gouvernait tout dans la maison et sut défendre avec un soin pieux contre toute importunité le vieillard affaibli. Ce n’était plus un domestique qui remplissait son service auprès de {p. 10}lui, c’était un ami fidèle qui par sa sollicitude et sa vigilance s’efforçait d’embellir et de prolonger les jours du maître. Son culte allait si loin qu’un jour, ne se croyant pas vu, pendant qu’il mettait de l’ordre dans l’appartement, il s’arrêta, le brûle-parfum à la main, devant le portrait d’Haydn et l’encensa, comme s’il eût été devant un autel2. »

Haydn répondit à tant de dévouement par une affection sincère et le paragraphe 42 de son testament stipula en faveur du « fidèle et probe serviteur Jean Elssler » un legs de six mille florins. Ce brave homme entretint dans sa famille, jusqu’à sa mort, qui survint le 12 janvier 1843, la vénération pour son maître. Silencieux d’ordinaire, il devenait bavard pour raconter des souvenirs de cette sereine existence d’artiste. C’est à sa mémoire inépuisable que fit appel Stendhal, lorsqu’il entreprit d’écrire la biographie d’Haydn.

Le compositeur, qui avait servi de témoin lors du mariage du père, donna au fils la même preuve de sa sympathie. Jean-Florian Elssler épousa, le 23 janvier 1800, une brodeuse de Vienne, Thérèse Prinster, surnommée la belle Thérèse, « ’s schœne Resl », fille d’un plâtrier et d’une marchande de farine. Le plâtrier, Johann Prinster, originaire de Méran, dans le Tyrol, était venu à Vienne en 1769. Non content d’être dans sa spécialité un habile ouvrier, presque un artiste, il {p. 11}consacrait ses loisirs à la musique. Deux de ses fils, Antoine et Michel, héritèrent de ses goûts musicaux ; ils furent de remarquables cornistes de l’orchestre Esterhazy.

Du mariage de Jean-Florian Elssler avec Thérèse Prinster naquirent six enfants. Haydn fut le parrain des deux premiers ; au baptême du troisième il se fit représenter par sa gouvernante, Anna Kremnitzer, qui fut ensuite, pour son compte personnel, marraine des trois derniers.

L’aîné des enfants, Joseph, né en 1800, entra, à l’âge de vingt-trois ans, dans l’ordre des Franciscains et prit le nom de Frère Pacifique. Il mourut, en 1856, au couvent de Maria-Enzersdorf.

Le second enfant, Jean, fut élevé, grâce à l’appui de son illustre parrain, au Convict de Saint-Etienne, institution qui tenait à la fois de la maîtrise et du Conservatoire. Après s’être produit comme ténor sur plusieurs scènes d’Allemagne, Jean Elssler s’établit professeur de chant à Berlin et devint, dans cette ville, directeur des chœurs à l’Opéra Royal. Berlioz eut affaire à cet artiste, lorsqu’en 1841-1842 il alla faire entendre à Berlin quelques-unes de ses œuvres. Il le dit « intelligent et patient » et s’exprime ainsi sur le compte des chanteurs dirigés par lui : « C’est le plus beau chœur de théâtre que j’aie encore rencontré3. » Une maladie d’Elssler mit l’auteur de la {p. 12}Damnation de Faust en un cruel embarras. Le directeur des chœurs contribua néanmoins de toutes ses forces au succès de l’entreprise. Berlin resta sa patrie adoptive ; il y mourut en 1872.

Un troisième enfant fut une fille, Anna, qui parut, peu de temps d’ailleurs, en qualité de mime sur la scène du Kærnthner-Thor, sans arriver à la notoriété. Après un quatrième enfant qui mourut en bas-âge, vinrent les deux célébrités de la famille, Thérèse, née le 5 avril 1808, et Franziska, dite Fanny, née le 23 juin 1810. La maison où naquit Fanny portait le numéro 42 du faubourg de Gumpendorf ; elle est remplacée aujourd’hui par le numéro 15 de la Hofmühlgasse. Tout proche était le faubourg de Windmühle où avait demeuré Haydn, sur l’emplacement occupé de nos jours par le numéro 19 de la Haydngasse.

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La généalogie que nous venons d’exposer a son intérêt. Elle nous montre que Fanny Elssler fut véritablement un enfant du peuple et une Autrichienne de race. En elle se rencontrent le Nord et le Sud, la Silésie et le Tyrol, dont elle réunit les qualités provinciales, en les affinant dans l’ambiance de la capitale. La beauté vigoureuse de Jean-Florian Elssler et la grâce captivante de Thérèse Prinster se mêlèrent et s’épanouirent dans {p. 13}la personne de leur fille, avec, en plus, un cachet de distinction qui était donné par Vienne.

Ce milieu populaire d’où sortait Fanny était pénétré d’un goût très vif pour les arts. Si elle devint danseuse, ce ne fut pas à la suite d’un calcul positif des parents. Sa vocation fut décidée par la force même des choses, par des impulsions ataviques, par l’air qu’elle respirait. Dès sa plus tendre enfance, Fanny fut enveloppée, imprégnée de musique. Or la musique qu’elle respira, pour ainsi dire, dans ses jeunes années était celle du génie tutélaire de sa famille, la musique sereine et nettement rythmée d’Haydn, souvent alerte, malicieuse et pimpante, mais par moments aussi pleine d’émotion et de noblesse. Cette musique lui passa dans le sang et détermina sa manière d’être. Haydn imprima un rythme à la vie de Fanny ; il lui communiqua sa grâce souriante et sa spirituelle vivacité. Dès la première heure, l’enfant régla ses pas sur les jolies cadences du maître. Sa danse fut de l’Haydn transposé en gestes, en mouvements et en attitudes. Rahel Varnhagen admirera plus tard chez Fanny l’art de traduire les sons en pas et en formes plastiques ; elle opposera Fanny à Marie Taglioni, reprochant à celle-ci de danser à côté de la musique, tandis que chez celle-là tous les membres en étaient pénétrés. C’est dans l’atmosphère familiale, dans le doux rayonnement de l’influence d’Haydn, que Fanny développera ce sens musical qui devait si grandement la servir.

{p. 14}Ces artistes dont se composaient les familles Elssler et Prinster n’étaient pas des bohêmes. On était ponctuel et rangé ; l’on aimait l’ordre et la propreté ; l’on se plaisait à des travaux délicats qui exigeaient des doigts minutieux. La mère de Fanny, la « belle Thérèse », maniait avec dextérité son aiguille de brodeuse ; elle transmit à sa fille son goût pour cette occupation fine et propre entre toutes. Le père copiait d’une écriture superbe les compositions d’Haydn et en calligraphiait dévotement le catalogue. Toute sa vie Fanny resta fidèle aux habitudes du foyer paternel. Par son horreur pour le désordre et le débraillé, par le soin que, jusque dans son extrême vieillesse, elle prit de sa personne et de sa maison, elle laisse l’impression d’une femme qui aurait traversé le monde toujours fraîchement gantée de blanc et attentive à ce qu’aucun faux pli ne dérangeât la correction de sa toilette.

Notons enfin dans la famille Elssler ce détail du fils aîné qui se fait moine, alors que trois filles montent sur les planches. Cela ne signifie pas que le frère ait désapprouvé les sœurs, mais tout au plus qu’il y avait divergence de goûts. Dans ce milieu la profession de danseuse ne paraissait pas incompatible avec la pratique des devoirs chrétiens. D’ailleurs l’époque manquait de rigorisme. L’Eglise était indulgente à la vie frivole que l’on menait au pays de Sa Majesté Apostolique. Le plaisir et la dévotion fraternisaient. Les {p. 15}ecclésiastiques fréquentaient les soirées mondaines, et les belles pécheresses avaient l’occasion de se confesser dans un coin du salon, entre deux valses. Les Elssler conciliaient, comme la plupart de leurs contemporains, les habitudes pieuses et les divertissements profanes. Fanny ne mènera pas une existence d’ascète ; elle connaîtra les accidents inséparables de sa profession. Ils ne l’empêcheront pas de rester une chrétienne fervente. Ils scandaliseront peut-être un peu Frère Pacifique ; cependant il ne cessera pas de voir sa sœur, et il ne faudrait pas jurer qu’au fond de son couvent, à certains soirs de première, il ne récitât pas des chapelets pour le succès du ballet nouveau.

***

Lorsque Fanny fut devenue célèbre, la légende broda sur ses origines. On raconta que sa mère était une marchande de légumes qui la portait, toute petite gamine, sur son dos dans une hotte, à la leçon de danse. « Que l’on se représente, dit Louis Speidel, ce pittoresque tableau de la robuste femme peinant sous la hotte d’où sort un délicieux minois, à moitié craintif, à moitié joyeux, avec un joli petit nez et des yeux clairs, tandis que les menottes se cramponnent au bord du récipient de bois ! » Certes la scène eût été plaisante, mais c’est une fable que le même écrivain explique de la sorte : « Deux motifs ont amené, d’une manière à {p. 16}peu près inconsciente, la formation de cette légende. D’abord on voulait que l’artiste, dont la renommée remplissait le monde entier, fût un enfant de Vienne pur sang ; on voulait qu’elle fût sortie des couches les plus profondes du peuple. En second lieu il ne fallait pas qu’un pied prédestiné aux bonds les plus merveilleux fût, au moment de sa formation, en contact avec le dur pavé de cette terre4. »

Une autre tradition transforme Thérèse Prinster, la brodeuse, en une pauvre revendeuse que Fanny aurait retrouvée continuant ce modeste commerce au temps où elle revenait elle-même à Vienne, entourée de gloire et de bien-être. Cette tradition, rapportée par l’actrice Agnès Wallner5, ne repose sur rien. Fanny ne pouvait laisser sa mère dans une condition misérable, pendant qu’elle-même aurait vécu dans l’opulence. En voici la raison : Thérèse Prinster était morte en 1832, avant que sa fille fût devenue la danseuse universellement applaudie.

Louis Speidel, qui détruit la légende de la hotte, en accepte une autre. « C’est un fait connu, dit-il, qu’Haydn, cet aïeul de la valse viennoise, fut le parrain de la petite Fanny et qu’il glissa une pièce d’or dans ses langes. » Le trait serait joli ; on {p. 17}voudrait qu’il fût vrai. Mais que l’on se donne la peine de consulter les dates. Haydn, mort le 31 mai 1809, ne put assister que du haut du ciel, sa dernière demeure, au baptême de Fanny, née le 23 juin 1810.

Enfin la légende a voulu que la plus célèbre des danseuses autrichiennes eût débuté dans le fameux corps de ballet où s’étaient formées la plupart de ses camarades et rivales, dans la troupe de Horchelt. Fanny Elssler a protesté plus d’une fois elle-même contre cette erreur qui se propageait à travers les notices biographiques. Elle y mettait même une certaine vivacité, peut-être pour répudier tout rapport avec une troupe qui avait attiré l’attention de la police. Ses déclarations sont confirmées par la lecture des journaux du temps. Quand ils racontent les exploits des élèves de Horchelt, ils citent la petite Heberle, Angioletta Mayer, les trois sœurs Schrœder, et d’autres encore. Jamais ils ne nomment ni Thérèse, ni Fanny Elssler qui se signalèrent cependant dès leur première enfance.

***

Ce n’est pas chez Horchelt, c’est à la Porte de Carinthie que débuta Fanny Elssler, quand elle n’avait encore que sept ans. Ses remarquables aptitudes frappèrent Aumer qui exerçait dans ce théâtre une véritable souveraineté sur le corps de {p. 18}ballet. L’important personnage daigna s’intéresser à l’enfant et l’initier aux secrets de son art.

Aumer était un des docteurs de cette chorégraphie classique qui devait être si vivement attaquée aux approches de 1830. Son enseignement avait des avantages incontestables et des dangers non moins évidents. Un premier avantage était la pratique raisonnée d’exercices destinés à assouplir le corps et à fortifier les organes que la danse met particulièrement en jeu. Au travail de la barre, gymnastique essentielle, aussi nécessaire à la danseuse que la gamme l’est au pianiste, s’ajoutait l’étude des mouvements et des figures qui constituent la grammaire de la chorégraphie, des pointes, des ronds-de-jambe, des jetés-battus, des pirouettes, des entrechats. En même temps la méthode française insistait sur la nécessité du style. Elle exigeait une discipline qui réprimât toute exubérance et soumît toutes les attitudes aux lois de la beauté. Pénétrée encore de l’esprit du dix-septième siècle et du souvenir de Louis XIV dansant majestueusement le ballet, elle voulait que toute la personne eût un air de dignité et de noblesse. Aussi la danse française était-elle appelée la danse noble.

Il était indispensable que Fanny Elssler fût rompue à cette technique et qu’elle acquît ces qualités de goût, de tenue, de grâce qui caractérisaient le style français. A cet égard l’enseignement d’Aumer lui rendit des services indéniables. {p. 19}Mais elle courait le risque, sous cette direction, de tomber dans les excès du système classique, d’aboutir à la froideur en recherchant la correction et de laisser figer par la discipline sa fougue naturelle. Les défauts que l’on reprochait à beaucoup de danseuses françaises étaient l’automatisme, la convention, la monotonie, les grâces trop étudiées. La plupart s’efforçaient de vivifier par l’expression du visage, par le sourire et le jeu des prunelles cette espèce de géométrie qu’elles exécutaient. Toutes ne réussissaient pas à l’empêcher d’être ennuyeuse. Là était le péril qui menaçait Fanny.

Les fâcheux effets de l’enseignement académique furent conjurés par un séjour que la brillante élève d’Aumer fit en Italie. Elle y fut conduite par un homme qui est une des figures les plus curieuses de l’histoire du théâtre au dix-neuvième siècle, par Barbaja, l’illustre impresario.

Cet ancien garçon de café enrichi dans les tripots de Naples, devenu fermier des jeux du royaume et directeur du théâtre San Carlo, ce geôlier de Rossini qu’il astreignait à une production continue, vint à Vienne en 1822, lorsqu’il eut été dérangé par les événements politiques dans ses nombreuses et fructueuses gestions, et afferma le théâtre de la Porte de Carinthie. Il amenait une troupe italienne qui avait pour prima donna Isabelle Colbran, la future femme de Rossini, et pour ténor le fameux David. Barbaja fit donner cette {p. 20}phalange dans la lutte mémorable qui mit aux prises pendant des années à Vienne la musique italienne représentée par Rossini et la musique allemande héroïquement défendue par Weber. L’année 1823 se termina par la défaite définitive des Allemands. Barbaja, le joueur, retrouvait sa veine6.

Pendant ce séjour à Vienne, l’adroit impresario, subtil dénicheur de talents, ne fut pas seulement captivé par le talent de Mlle Sontag ; il remarqua aussi les dons rares de la petite ballerine de douze ans qui répondait au nom de Fanny Elssler. Lorsqu’en 1824 il repartit pour Naples, il obtint la permission d’emmener l’enfant, afin d’achever en Italie son éducation artistique.

Quel enseignement l’Italie de 1824 pouvait-elle donner à une danseuse ?

Au premier abord la danse italienne semblait une vassale de l’école française. La France fournissait à l’Italie des sujets en grand nombre. A la Scala de Milan Caroline Pitrot opposait, dans les premières années du dix-neuvième siècle, la correction française aux emportements tumultueux de l’Italienne Teresa Monticini. La guerre âpre qui se poursuivit entre les deux artistes fut plus qu’une rivalité de personnes ; ce fut le conflit violent de deux systèmes, de deux tempéraments, de la discipline et de la fougue, de la science et de la {p. 21}fantaisie. Par ses intrigues Teresa Monticini réussit à éloigner sa rivale, mais la danse française n’en garda pas moins son prestige, grâce à Mmes Ancelin, Finart, Vague-Moulin, Carrey, gloires de la Scala. Teresa Coralli, qui fut très goûtée au même théâtre, était, en dépit de son nom italien, d’origine française. Vigano et sa femme, la belle Maria Medina, avaient habité Paris et fréquenté beaucoup le maître de ballet Dauberval dont l’action sur eux fut profonde. Un successeur de Vigano, Galzerani, proclamait la supériorité des danseurs de France et s’efforçait de les imiter. Le danseur français Bretin, d’abord froidement accueilli par les Milanais qui s’attendaient à d’extravagants tours de force, finit par leur faire aimer son art sobre et distingué. L’influence française fut dominante à l’Académie de danse fondée en 1815 à Milan pour fournir des artistes à la Scala. Enfin elle dirigea les compositeurs de ballets dans le choix de leurs sujets. Comme à Paris, les fables mythologiques furent recherchées. Des ballets politiques comme Le général Colli à Rome, où l’on voyait le pape examinant avec les cardinaux les conditions de paix imposées par la République française, cédèrent la place à de grandes légendes antiques, par exemple à celles des Titans et de Prométhée, héros fabuleux que Vigano fit danser aux sons de la musique de Beethoven7.

{p. 22}Malgré l’autorité des chorégraphes français et les exploits de leurs élèves, le tempérament italien s’accommodait mal de leur doctrine. Sous le joug académique il se cabrait et par moments suivait sans contrainte l’élan de sa nature impétueuse. Le danseur italien était plutôt virtuose qu’artiste ; il mettait sa gloire à exécuter des bonds démesurés, des prodiges d’équilibre, des pirouettes vertigineuses. La danseuse italienne faisait de même une grande dépense d’énergie ; elle avait du feu, de la vie, de la passion. Point de danger qu’elle péchât, comme beaucoup de danseuses françaises, par excès de correction. Elle tombait parfois dans la trivialité ; mais du moins elle évitait la monotonie et la froideur.

La prédisposition naturelle à se dépenser tout entier, à souligner ses actes par le jeu souvent exagéré de tous les muscles, à extérioriser ses émotions, rend l’Italien particulièrement apte à réussir dans un art qui complète celui de la danse, dans la pantomime que Blasis appelle « l’âme et le soutien du ballet ». Ce théoricien de la chorégraphie dit : « Il est naturel à l’Italien de gesticuler ; il n’est donc pas surprenant que les mimes de l’Italie soient supérieurs à ceux des autres pays, ou que la pantomime y soit portée à un si grand degré de perfection qu’elle soit capable d’exprimer parfaitement toutes les passions et tout ce qui est sensible à la vue8. »

{p. 23}Une personne qui réunissait dans un ensemble parfait les caractères les plus heureux de la danse italienne et le langage éloquent de la pantomime fut Antonietta Pallerini, la créatrice, à la Scala, des principales œuvres de Vigano. Ce qu’Antonietta Pallerini était pour le Nord, la Brugnoli l’était pour le Sud. Cette artiste, l’étoile du théâtre San Carlo de Naples, se distinguait, elle aussi, par la vivacité de sa danse et par la force expressive de sa mimique.

L’exemple des virtuoses italiennes, que Fanny Elssler vit soit à la Scala, soit à Naples, l’encourageait à s’abandonner à sa verve naturelle que réprimaient les leçons d’Aumer. Elle avait le spectacle d’une danse frémissante de vie et palpitante d’action. Elle comprit que la beauté de son art n’était pas dans une froide et savante plastique, mais dans une interprétation esthétique de l’émotion humaine, avant tout dans l’expression de la force qui mène le monde, de l’amour, du désir. Elle resta femme, au lieu de devenir une poupée articulée, chef-d’œuvre de la mécanique. Ses heureux débuts à Naples l’enhardirent à traduire avec vivacité la passion, en réunissant à la danse proprement dite l’éloquence des gestes et du visage. L’Italie fut pour Fanny Elssler une école de vérité et de sensualité. Mais l’élève d’Aumer n’oublia pas son premier maître. La vérité ne la fit pas renoncer au style. Son goût délicat d’Autrichienne, affiné par l’éducation française, la préserva des {p. 24}vulgarités du réalisme. Sa danse fut animée, sans turbulence, sans déhanchements violents, sensuelle, sans devenir lascive. Dès ce moment se dessina ce qui allait être la caractéristique de Fanny Elssler : la liberté alliée à la correction, la chaleur qui n’excluait pas la précision, la vérité qui ne devient jamais triviale. Le soleil d’Italie fit éclore chez elle les qualités des artistes latins. Ses créations appartiennent au genre classique ; mais c’est l’art classique sans formules rigides ; c’est l’art classique, expression harmonieuse de la beauté vivante.

***

Quand Fanny Elssler revint à Vienne en 1827, ses compatriotes n’apprécièrent pas immédiatement ses mérites. Des étrangères régnaient sur la scène du Kærnthner-Thor, et les Viennois furent assez longtemps à s’apercevoir qu’un enfant du faubourg de Gumpendorf valait les célébrités venues de loin. Si dès 1827 un critique promettait de hautes destinées à la jeune fille qui revenait d’Italie, il s’en fallait de beaucoup que la voix de ce prophète exprimât l’espérance de tous. Un nouveau voyage à l’étranger fut nécessaire, avant que Fanny réussît à convaincre sa ville natale de sa supériorité. C’est à Berlin qu’elle alla chercher cette indispensable attestation de son talent.

Berlin n’offrait aucune ressource à une danseuse {p. 25}pour l’achèvement de son éducation artistique. Il n’y avait point d’école prussienne de danse, et cela n’étonne guère. Il n’y avait pas de public capable de fournir des indications utiles à une ballerine soucieuse de se perfectionner. Rahel Varnhagen, qui a écrit sur la danse des pages admirables, était seule de son espèce. Elle avait le droit de parler avec dédain de Publikumchen en qui elle personnifiait la foule niaise des badauds. La critique théâtrale était incompétente. Son chef, Rellstab, médiocre en tout, devenait stupide quand il parlait de danse. Il ne sortait des formules banales que pour écrire des hérésies, et c’était aussi le cas de Théodore Mundt, une autre sommité du feuilleton.

Mais Berlin avait une cour dont l’opinion, si peu fondée qu’elle fût, avait pour les artistes la valeur d’une sentence de vie ou de mort. L’honneur d’être présentées à des souverains était pour les reines de théâtre une des formes les plus convoitées de la gloire. Le roi de Prusse était un monarque d’assez d’envergure pour que des félicitations tombées de ses augustes lèvres ou des cadeaux reçus de sa main eussent un prix inestimable. Berlin possédait aussi un Opéra dont Spontini avait fait un institut musical de premier ordre. Pour les jeunes artistes un engagement à ce théâtre était le commencement de la célébrité. Les représentations qui s’y donnaient étaient des événements que la presse faisait connaître au loin. {p. 26}D’importantes correspondances de Berlin alimentaient la chronique théâtrale des journaux de Vienne. Fanny Elssler pouvait être sûre que, si elle avait du succès, ses compatriotes en seraient copieusement informés et que sa renommée arriverait jusqu’à eux, grossie du prestige que donne la distance.

Ce voyage si utile faillit être empêché par un épisode romanesque. Dans l’hiver 1829 Fanny Elssler fit la connaissance du chevalier Frédéric de Gentz et répondit à l’amour passionné qu’il conçut pour elle. On verra plus loin (car cette liaison mérite une étude à part) quelle souffrance la séparation causait à son ami. Mais la vocation d’artiste exigeait un sacrifice qui fut consenti des deux côtés.

Le départ pour Berlin eut donc lieu. Ce fut en septembre 1830. Fanny était accompagnée de sa sœur Thérèse qui dansait, elle aussi, avec un certain succès, quoiqu’elle fût desservie par une taille trop élevée, mais qui rachetait ce défaut par une science consommée, un goût très sûr et un remarquable sens musical.

Les deux sœurs débutèrent ensemble le 8 octobre dans la Laitière suisse et furent accueillies avec une faveur marquée. En novembre et en décembre elles parurent dans Obéron, Fra Diavolo, la Nouvelle Amazone, la Somnambule. On monta pour elles, à grands frais, une œuvre du comte de Gallenberg, de celui qu’on appelait le {p. 27}Rossini du ballet, Ottavio Pinelli. Une représentation donnée à leur bénéfice le 26 novembre fut très suivie ; le roi y assista et fit aux deux danseuses les cadeaux d’usage. Leur représentation d’adieux, au commencement de décembre, leur valut de même d’éclatants témoignages de sympathie.

Ce n’est là en somme que l’histoire banale du succès, comme l’ont connu des milliers d’artistes. Il n’y manque même pas l’inévitable essai de cabale, déjoué par des admirateurs résolus. Les applaudissements des Berlinois et les broches offertes par le roi ne signifiaient pas grand’chose. Ces marques de faveur ne comptaient que parce qu’elles facilitaient aux deux sœurs les débuts dans la carrière et les posaient dans le monde des théâtres. Le public ne s’aperçut pas des qualités personnelles et originales qui devaient faire de l’une d’elles une des reines de la danse. Il applaudit indifféremment Thérèse et Fanny.

Rahel Varnhagen seule fut perspicace, saisit les nuances et définit avec justesse le talent propre de chacune des deux Viennoises. Pour faire plaisir à son ami Gentz, elle avait assisté, le 8 octobre, à la représentation de débuts. Le lendemain elle envoyait à Vienne une lettre enthousiaste, mais où l’esprit d’analyse gardait ses droits. Après avoir vanté la beauté de Fanny et son excellente tenue sur la scène, elle apprécia sa danse : « C’est, dit-elle, la perfection même dans son art ; jamais elle {p. 28}ne dépasse ses moyens ; c’est le système italien sagement appliqué. D’une manière générale, elle danse déjà d’après une école que j’aime ; ce n’est pas d’après l’école qui étire les membres sans pensée et sans âme, école que je déteste, qui me paralyse d’ennui, l’école française moderne… Combien grande fut la force de la vérité ! » Rahel reparle encore de la tenue de Fanny ; elle admire sa finesse, son attitude sans affectation ni contrainte. Elle exprime son dédain pour la presse niaise et malveillante. Enfin elle rend compte de l’impression laissée par Thérèse : « L’aînée aussi, dit-elle, fut extrêmement applaudie, et c’était de toute justice. La belle créature ! Déesse de la Victoire, Amazone, Minerve, Muse, fille de roi, elle représente au naturel tout ce que l’on voudra de noble… Cette apparition d’une beauté, d’une noblesse absolue, obtint, grâce à un art consommé, le succès le plus éclatant. Sa haute taille devient pour elle une parure ; elle sait lui commander et la réduire à de la grâce. Sa victoire fut complète9. »

Ainsi Thérèse semblait née pour la danse noble, académique, majestueuse. La grâce ne lui était pas naturelle ; il lui fallait se surveiller pour n’être point trop imposante. Elle devait son succès à l’étude, qui tirait le meilleur parti de ses avantages et désavantages physiques. Chez Fanny, au {p. 29}contraire, tout paraît spontané ; elle frappe par un air d’ingénuité ; sa tête charmante ne semble pas, comme celle de sa sœur, la copie d’une statue antique ; c’est une beauté moins olympienne, plus humaine, plus moderne. Sa danse a l’air prime-sautière ; c’est la vie qui s’agite, la vérité qui éclate ; c’est, dirait-on, le jeu facile de forces qui se dépensent en toute liberté. Cependant un œil exercé reconnaît l’école ; c’est la manière italienne, mais assagie, disciplinée ; c’est une heureuse alliance de la nature et de l’art. On pouvait prévoir que les deux sœurs occuperaient une place très différente dans l’histoire de la danse. C’est ce qu’avait pressenti la sagace Rahel.

***

Le profit eût été mince, si le voyage à Berlin n’avait servi qu’à donner à Fanny Elssler l’auréole nécessaire pour l’imposer à l’attention de ses compatriotes et lui attirer les égards des directeurs de théâtres. Les deux mois passés à l’Opéra Royal lui furent surtout utiles, parce qu’ils furent une période de travail acharné. Non contente de se produire en public si souvent que Gentz en conçut des inquiétudes pour sa santé, elle pratiqua sans relâche tous les exercices qui devaient augmenter sa vigueur, sa souplesse, son endurance. C’est à Berlin que, grâce à cette gymnastique persévérante, elle s’appropria pleinement sa {p. 30}technique et fit de tout son corps un instrument merveilleux qui s’adaptait avec une docilité infinie à toutes les inflexions du rythme.

Les connaisseurs s’en aperçurent à Vienne, quand elle y revint vers la mi-décembre 1830. Ils furent frappés, quand ils la virent dans Ottavio Pinelli, dans la Fée et le Chevalier, dans la Laitière suisse, des grands progrès qu’elle avait faits. Sur la scène du Kærnthner-Thor, Fanny retrouvait une de ses connaissances d’Italie. C’était Mme Brugnoli-Samengo, la Brugnoli de Naples, qui avait épousé le maître de ballet Samengo, et qui, dans l’hiver de 1830 à 1831, faisait les délices des amateurs viennois. Fanny se vit maintenant mise, au moins par quelques-uns, au même rang que cette étoile du théâtre San Carlo vers qui, trois ans auparavant, elle levait de timides regards d’écolière. L’Allgemeine musikalische Zeitung notamment lui affirmait qu’elle n’avait rien à redouter de la comparaison avec l’étrangère.

Dans l’été 1831, le célèbre écrivain allemand Wolfgang Menzel vint à Vienne. Il vit représenter plusieurs ballets à la Porte de Carinthie ; il constata la valeur des deux Elssler, en donnant la préférence à Fanny. Wolfgang Menzel fit, un des premiers, le parallèle, devenu classique dans la suite, entre Fanny Elssler et la grande Marie Taglioni. Le fait seul que son nom fût prononcé en même temps que celui de la triomphatrice qui, depuis près de dix ans, remplissait l’Europe du bruit de {p. 31}sa gloire, était pour Fanny, âgée de vingt-un ans à peine, un singulier honneur. Or, Menzel allait jusqu’à la placer, à certains égards, au-dessus de celle qu’on appelait l’unique, l’incomparable. « Si Mlle Taglioni, dit-il, ne peut être surpassée en ce qui concerne la grâce de la danse proprement dite, elle reste loin de Fanny Elssler pour ce qui est de la vérité de la pantomime. Dans le ballet de Barbe-Bleue, celle-ci a déployé ce qu’on appelle « la grâce dans le terrible » à un degré où n’atteint pas facilement une tragédienne10. »

Malgré des mérites éclatants, reconnus par quelques bons juges, la situation de Fanny à Vienne restait médiocre. Un Français, qui suivit, en 1831, les représentations du Kærnthner-Thor, Alphonse Royer, le futur directeur de l’Opéra, va jusqu’à dire qu’elle n’obtenait qu’un très faible succès. L’administration du théâtre, s’il faut en croire Gentz, la traitait avec peu de ménagements. La protection de cet illustre ami la mettait à peine à l’abri du besoin. Alphonse Royer dit qu’il voyait les deux sœurs « quitter le soir le théâtre de la Porte de Carinthie après le spectacle et retourner à leur modeste domicile les pieds dans la neige, et portant un cabas à leur bras11 ». Aussi n’est-il pas étonnant qu’elles soient volontiers retournées en Prusse où la fortune leur souriait davantage.

{p. 32}En octobre 1831, Thérèse et Fanny reparurent ensemble à Berlin dans Ottavio Pinelli. Puis Fanny se signala dans le rôle de Fenella, de la Muette de Portici. La saison battait son plein, lorsque, au mois de janvier 1832, le choléra fit son apparition. L’alerte ne fut pas longue. Au commencement de février le danger avait disparu et les Berlinois regagnèrent le temps perdu, en recherchant avec fureur toutes les distractions. Il y eut des soirées dansantes en grand nombre et, au théâtre, le ballet bénéficia de cette soif de plaisir. La Fée et le Chevalier, que les deux sœurs apportaient pour la première fois de Vienne à Berlin, obtint un chaleureux accueil. Des reprises d’œuvres anciennes et deux représentations de l’opéra-ballet le Dieu et la Bayadère remplirent avec des opéras français le reste de la saison. Quelques esprits s’indignèrent de cet engouement du public pour des productions qu’ils jugeaient frivoles. « Comment veut-on, s’écrie le critique de l’Allgemeine musikalische Zeitung, comment veut-on que l’opéra allemand prospère et que la notion de ce qui est noble, de ce qui est sublime se réveille, lorsque sur une des premières scènes de l’Allemagne règnent les spectacles qui excitent et flattent les sens ? »

La saison théâtrale de Vienne, où les deux sœurs revinrent en février 1832, ne différa guère de celle de l’année précédente. Fanny avait ses admirateurs de plus en plus fervents, mais la masse paraissait lui préférer, au Kærnthner-Thor, la {p. 33}Polonaise Schlanzowska, la Française Mimi Dupuy et l’Italienne Muratori. Lasse de rester dans le rang, elle songeait de plus en plus à quitter Vienne. Berlin l’attirait puissamment. Mais Berlin ne serait peut-être qu’une étape sur le chemin de la gloire. Pourquoi n’irait-elle pas, elle aussi, d’une capitale à l’autre, saluée par des clameurs enthousiastes, comme faisait Marie Taglioni ? Pourquoi n’atteindrait-elle point Paris, ce Paris qui apparaissait alors à tous les artistes d’Europe comme une Mecque sainte, but de toutes les ambitions, ce Paris dont le nom flamboyait en lettres de feu à l’horizon lointain ?

Deux événements douloureux relâchèrent à ce moment-là les liens qui attachaient Fanny à sa ville natale. Elle perdit coup sur coup Gentz, le 9 juin 1832, et sa mère, le 28 août. Plus libre désormais de ses mouvements, elle fit, à la fin de l’année, ses adieux à ses compatriotes dans les ballets de la Jérusalem délivrée, de Théodosia, de Barbe-Bleue, et se remit, avec sa sœur, en route pour Berlin.

Les représentations de Barbe-Bleue, que les Berlinois ne connaissaient pas encore, furent, dans le domaine de la danse, l’événement important de l’hiver de 1832 à 1833. Mais le cours des succès de Fanny fut interrompu inopinément par un de ces accidents dont on pourrait dire, en appliquant aux danseuses le mot du roi Humbert d’Italie sur les attentats contre les souverains, qu’ils sont « le {p. 34}casuel du métier ». Les symptômes d’une maternité prochaine se manifestèrent. Après avoir pleuré très sincèrement la mort de Gentz, Fanny n’avait pas repoussé les consolations que lui offrait un de ses camarades de l’Opéra de Berlin, le danseur Stuhlmuller, et les suites de cette liaison allaient lui interdire pour un certain temps l’exercice de sa profession.

Un appel qui lui vint justement de Londres lui fournit à point nommé un prétexte honorable pour se dérober momentanément aux regards de ses admirateurs berlinois. Après avoir donné, le 15 février 1833, à l’Opéra Royal sa représentation d’adieux, elle se dirigea lentement vers l’Angleterre, en s’arrêtant à Weimar et à Dusseldorf. Trois mois après son arrivée à Londres, elle donna le jour à une fille qui fut appelée Thérèse. Deux philanthropes, les époux Grote, s’intéressèrent à l’enfant, l’adoptèrent en quelque sorte et le gardèrent de longues années jusqu’au jour où la mère, retirée du théâtre, put lui consacrer toute sa tendresse.

La situation de la plupart des théâtres de Londres, vers 1830, était lamentable, au point de vue financier comme au point de vue artistique. « Plusieurs enquêtes dirigées par le Parlement, disait la Revue Britannique, n’ont donné aucun résultat, si ce n’est de prouver que tous les directeurs faisaient banqueroute… Il a été prouvé que les pièces de Sheridan n’attiraient plus personne, que celles {p. 35}de Shakespeare se jouaient devant les banquettes et qu’il fallait, pour attirer la foule, des danseuses françaises, des chevaux et des éléphants… L’art théâtral ne s’adresse plus à l’âme ni à la pensée. Il ne flatte que les sens12. »

Londres était encore beaucoup moins favorable que Berlin au perfectionnement d’une artiste. Lorsque vers la fin de l’année 1833 Fanny fut en état de monter sur les planches de Covent-Garden, elle se vit en présence du public le plus incapable de l’apprécier. Elle fut applaudie, mais comme l’eût été un cheval ou un éléphant bien dressé. La presse, quand elle ne resta pas muette, porta des jugements de la plus complète insignifiance. Un grand journal comme le Times ne prononça même pas le nom de Fanny. Celle-ci soupirait après le moment où elle retournerait à Berlin, lorsqu’un heureux hasard vint donner à sa destinée un cours inespéré et réalisa son rêve secret. Le directeur de l’Opéra de Paris, le docteur Véron, à qui, dès 1831, Alphonse Royer avait vanté le talent de la jeune danseuse du Kærnthner-Thor, fut obligé de se rendre à Londres pour une affaire de matériel de théâtre. Comme il avait besoin, à la même époque, d’un grand premier sujet pour son corps de ballet, il résolut de profiter de son voyage pour voir à l’œuvre l’Autrichienne si chaleureuse ment louée par un connaisseur et pour lui proposer {p. 36}un engagement, si elle justifiait sa réputation.

Avant de suivre Fanny Elssler à Paris, qu’on nous permette de revenir un instant en arrière pour raconter le roman de sa jeunesse, sa liaison avec Gentz.

{p. 37}

Chapitre II

la dernière passion du chevalier frédéric de gentz §

En 1829, le chevalier Frédéric de Gentz, âgé alors de soixante-cinq ans, couronnait par un merveilleux roman d’amour une vie de travail et de plaisir. Ce n’était pas un numéro quelconque qui venait allonger la liste des mille et trois victimes de ce Don Juan sur le retour. Il faisait une conquête, inattendue à son âge, celle de Fanny Elssler, la ravissante danseuse du théâtre impérial du Kærnthner-Thor, dont la jeunesse toute fraîche et la beauté harmonieuse étaient illuminées par les premiers rayons de la gloire. Le vieux libertin cueillit ce bouton de rose. Mais avec l’enivrant parfum qui s’en dégageait, un printemps nouveau se fit dans son âme corrompue et lasse.

C’était une singulière et peu recommandable existence que le chevalier Frédéric de Gentz avait menée jusqu’au seuil de l’extrême vieillesse. Doué d’une raison extraordinairement lucide et d’une des intelligences les plus déliées de l’époque, {p. 38}capable par moments d’un effort de volonté, presque de courage, il ne s’en jetait pas moins, tête baissée, dans toutes les folies.

Il avait un goût effréné pour le jeu, pour les femmes, pour tous les raffinements de la sensualité et pour toutes les élégances qui embellissent la vie. Il passait dans les tripots des nuits terribles d’où il sortait ravagé par les émotions, anéanti par ses pertes, accablé de reproches qu’il s’adressait à lui-même et qui ne l’empêchaient pas de reprendre, dès le soir suivant, sa place autour du tapis vert.

Après des idylles précoces il s’était fiancé. Mais la jeune fille, qui sans doute l’avait jugé incapable d’un attachement durable, avait rompu à temps un engagement périlleux, et, comme pour lui montrer combien elle avait sagement agi, Gentz se lança dans des orgies retentissantes. C’était à Berlin, dans les dernières années du dix-huitième siècle. Gentz, Prussien d’origine, y occupait une situation plus modeste en apparence qu’en réalité à l’administration centrale du royaume. Fonctionnaire d’une haute valeur, il ne se confina point dans des bureaux de ministère. En même temps qu’il fréquentait la société aristocratique, en même temps qu’il était un des hôtes les plus appréciés du salon célèbre de Rahel Levin, plus tard Rahel Varnhagen, il était très répandu dans le monde où l’on s’amuse. Il s’affichait avec une actrice d’une grande beauté, Christine Eigensatz, qui cependant ne l’enchaînait pas assez pour l’enlever à une {p. 39}autre maîtresse, Marianne Eybenberg. C’est à Berlin, dans cette période tumultueuse de son existence, qu’il eut l’idée bizarre de se marier. Sa femme regretta bientôt la plus déplorable des erreurs, obtint le divorce et mourut. Gentz traitait avec faste ses belles amies. Un auteur qui a publié en 1808 un Tableau de la société dans le royaume de Prusse, Buchholz, parle avec indignation de certains fonctionnaires qui, avec un traitement de 2 000 à 3 000 thalers, en dépensaient de 300 à 400 en un seul souper offert à des femmes de théâtre ou à des filles de joie. Gentz n’est pas nommé, mais c’est lui, sans aucun doute, que visait cette critique. Le joyeux viveur devint légendaire. Il figurera dans un roman de Willibald Alexis qui le représente comme un client assidu des maisons de débauche.

Lorsqu’en 1802 Gentz quitta Berlin pour aller exercer à Vienne, avec le titre vague de conseiller impérial, une activité de publiciste qui lui donna une grande importance politique, il ne changea rien à ses habitudes d’épicurien. Il s’installa au Kohlmarkt dans un appartement qu’il meubla somptueusement ; trois domestiques en livrée faisaient le service. Plus tard il fit l’acquisition d’une maison de campagne située à proximité de la ville, et qui s’appelait Weinhaus. Il sut en faire une retraite délicieuse où il accumula les meubles de prix, les objets d’art, les jolis bibelots. Des jardiniers y cultivaient à grands frais des fleurs rares {p. 40}que le galant propriétaire était fier de pouvoir offrir, au cœur de l’hiver, à ses nombreuses amies.

Une page de l’Autobiographie de Grillparzer nous donne une description de l’intérieur de Gentz. En 1824 le poète, dont la censure gardait indéfiniment le drame d’Ottokar, se rendit, pour s’informer des destinées de sa pièce, auprès du puissant conseiller impérial, et voici en quels termes il nous raconte sa visite :

« Je me souviens encore de l’impression de répugnance que produisit sur moi l’appartement de cet homme. Le parquet du salon d’attente était couvert de tapis capitonnés, de sorte qu’à chaque pas on enfonçait comme dans un marais et qu’on éprouvait quelque chose comme le mal de mer. Sur toutes les tables et commodes étaient placés des compotiers avec des fruits confits, afin qu’à tout moment le sybarite qui habitait là pût satisfaire sa gourmandise. Enfin dans la chambre à coucher il était étendu, en robe de chambre de soie grise, sur un lit d’une blancheur de neige. Il y avait là des bras mobiles qui lui avançaient l’encre et les plumes, quand il en avait besoin, un pupitre qui se déplaçait automatiquement dans tous les sens ; je crois que même le vase de nuit, par une pression sur un bouton, venait offrir ses services. Gentz me reçut froidement, mais poliment. »

Les Viennoises n’eurent point de peine à faire oublier à Gentz les beautés de Berlin. Ce n’est pas {p. 41}qu’il fût toujours très difficile dans ses choix. Christine Eigensatz fut remplacée par une personne dont il dit lui-même qu’elle était « de basse condition et d’attraits médiocres ». Il eut d’elle un fils dont il ne dédaigna pas de s’occuper ; quand elle se fut mariée, il lui servit fidèlement une pension. Son cœur eut des aspirations plus hautes. Il continuait de correspondre avec une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse au cours d’un voyage à Weimar, Amalie Imhoff, et pour qui, quoiqu’elle eût repoussé ses hommages, il n’avait cessé d’éprouver de la tendresse. Il soupira pour de grandes dames auxquelles il pouvait à peine se permettre de laisser deviner sa passion : c’étaient la duchesse Jeanne d’Acerenza, la princesse de Solms, la princesse Dolgorouki, la comtesse Lanckoronska. Il s’enhardit auprès de la comtesse Eléonore Fuchs ; il lui confessa son amour dans une lettre qui est un chef-d’œuvre de prudente audace et qui rendit possible la continuation des relations amicales, lorsque l’aimable femme l’eut un peu sévèrement remis à sa place. Bien assez de bonnes fortunes le consolèrent des rigueurs des femmes vertueuses ou trop fières. Son journal mentionne à tout moment des entrevues galantes. Celui de 1817 en note encore dix, de janvier à juillet, avec cinq personnes différentes. Gentz avait alors cinquante-trois ans.

Pour mener cette vie de luxe et de plaisir, il fallait des revenus considérables. Gentz se les {p. 42}procura par un labeur opiniâtre. Ce jouisseur fut un travailleur infatigable. Ce n’est pas avec ses appointements de fonctionnaire à Berlin, ni avec les 4 000 florins touchés à Vienne, qu’il pouvait faire face à ses énormes besoins d’argent. C’est de sa plume qu’il vécut si largement. A Berlin ses écrits politiques lui ouvrirent les portes des ambassades et lui valurent les confidences des diplomates. Mis au courant de la situation en Europe, habile à démêler les intrigues des cabinets, capable de juger les mesures prises, d’en prévoir les effets et de proposer lui-même ses solutions propres, Gentz était un secours précieux pour des gouvernements qui auraient voulu être renseignés et même un peu conseillés. Ce genre de service, il le rendit à l’Angleterre. Il entretint avec les hommes d’Etat de ce pays une correspondance active dans laquelle il exposait et interprétait ce qui se passait sur le continent ; il leur communiquait ses vues qui tendaient à une lutte sans merci contre la Révolution française, puis contre Napoléon. Les Anglais attachaient une grande importance à ces informations accompagnées de conseils et les payaient en conséquence. Le carnet de Gentz enregistre en 1800 une somme de 1 500 livres sterling envoyée par lord Grenville.

A Vienne le contact quotidien avec les hommes qui dirigeaient la politique et l’ascendant que Gentz conquérait auprès d’eux donnèrent encore plus de prix à sa correspondance. Tout en écrivant {p. 43}mémoires sur mémoires pour le compte du gouvernement autrichien, tout en fournissant de nombreux articles au journal quasi-officiel, l’Œsterreichischer Beobachter, il ne cessa point son action à Londres, à la grande colère de Napoléon qui reconnaissait en lui l’un de ses plus dangereux adversaires. Le blocus continental gêna beaucoup les rapports de Gentz avec l’Angleterre ; les subsides qu’il en retirait lui arrivaient irrégulièrement ; il se vit obligé de restreindre son train de maison. Après 1810 cette source de revenus se tarit complètement. Gentz fut sauvé par l’hospodar de Valachie, Karadja, qui cherchait à Vienne un correspondant initié aux secrets de la politique et qui fut heureux de le trouver dans la personne du collaborateur immédiat du prince de Metternich. Une nouvelle mine d’or s’ouvrit pour le brillant écrivain. Le bon Valaque lui donnait 6 000 ducats par an, c’est-à-dire plus de 60 000 fr. Une année même, en signe de satisfaction particulière, il porta les honoraires à 20 000 ducats.

C’étaient là des sommes honnêtes. Cependant elles ne suffisaient pas à combler le gouffre que creusait chaque jour la prodigalité de Gentz. Il lui fallut frapper à d’autres portes encore, recourir à la libéralité du prince de Metternich, multiplier les besognes lucratives. Les mémoires qu’il écrivit en 1811 à l’occasion de la réforme des finances autrichiennes lui attirèrent la reconnaissance de plusieurs grandes maisons de banque. Il fournit {p. 44}au Conservations-Lexikon un article sur Rothschild qui lui fut royalement payé. Après sa mort, Rothschild dit de lui : « C’était là un ami ! Je n’en retrouverai jamais un pareil. Il m’a coûté de grosses sommes : on ne saurait croire les grosses sommes qu’il m’a coûtées, car il n’avait qu’à écrire sur un billet ce qu’il voulait avoir, et il l’obtenait immédiatement ; mais depuis qu’il n’est plus, je sens bien ce qui nous manque, et je donnerais volontiers trois fois ce que j’ai dépensé, si je pouvais le rappeler à la vie. » Enfin l’empereur François, qui pourtant ne l’aimait pas, se décida vers la fin de sa vie à porter son traitement à 8 800 florins. Tout cet argent fondait en un clin d’œil. Quand Gentz mourut, ses tiroirs étaient complètement vides.

Cet ardent défenseur de la politique de réaction a été naturellement l’objet de violentes attaques. Il fut exécré par les libéraux d’Autriche, ainsi par Grillparzer. On a douté de la sincérité de ses convictions ; on l’a accusé d’avoir vendu sa plume. Les gens qui le voyaient de près en jugeaient autrement. Ils appréciaient en lui non seulement le talent, mais encore le caractère. Sans doute on avait des défauts à lui reprocher ; on pouvait être scandalisé des désordres de sa vie ; on pouvait rire de certaines de ses faiblesses, par exemple de sa vanité naïve ou de la peur atroce qu’il avait de la mort. Mais ni les princes dont il soutenait la cause, ni les hommes d’Etat qui recoururent à ses {p. 45}lumières ne le supposaient indigne de leur confiance, pas plus qu’ils ne lui refusaient leur estime. C’est avec une sécurité absolue qu’on le choisissait pour certaines charges importantes et délicates. C’est à lui qu’on faisait fréquemment appel dans les moments critiques où la lutte contre Napoléon exigeait un redoublement d’énergie et de prudence. C’est lui qui tenait la plume au Congrès de Vienne. Il fut la cheville ouvrière des Congrès de Carlsbad, de Troppau, de Vérone. Louis XVIII sollicitait de lui des avis qu’il donnait avec une entière franchise. Après 1830, Louis-Philippe, qui l’avait connu personnellement autrefois, lui écrivait lui-même à diverses reprises comme à un homme loyal qu’il pouvait sans inquiétude charger de la défense de ses intérêts. Les nombreuses décorations que la plupart des souverains d’Europe accordèrent à Gentz paraissent aussi montrer qu’ils ne le considéraient point comme un scribe à gages, mais comme une force qui méritait d’être honorée. De très hauts personnages étaient flattés des attentions qu’il avait pour eux. A l’époque du Congrès de Vienne la faveur d’être invité à sa table était extrêmement appréciée. On était sûr d’y rencontrer la société la plus aristocratique et la plus amusante.

Ce n’était pas impunément que le fameux viveur avait passé, durant toute sa vie et sans s’accorder de repos, du tourbillon des affaires au tourbillon des fêtes. Sa constitution, quelque robuste qu’elle {p. 46}fût, n’avait pas été sans subir quelques atteintes. A l’approche de la soixantaine, il y eut des moments où l’organisme surmené demandait grâce. En 1823 il produisait l’effet d’un homme passablement déprimé et vieilli au baron d’Andlaw, qui a fait de lui une description assez peu attrayante :

« Le corps était incliné en avant, la démarche fuyante et incertaine ; une perruque roussâtre couvrait la tête ; le vêtement était propre, mais non tout à fait à la mode. L’expression de sa physionomie était intelligente, mais le regard manquait de fermeté. On le rencontrait rarement à pied, il était le plus souvent en voiture ou dans une chaise à porteurs. En société il ne se sentait à l’aise que lorsqu’il était entouré de figures connues ; un étranger, un visage qui lui déplaisait, ou seulement une moustache le rendaient taciturne. Un grand lorgnon noir qu’il se plantait devant les yeux lui donnait de la contenance et lui servait en même temps à dévisager les personnes présentes13. »

Gentz essayait de réparer ses forces en recourant aux eaux thermales. Ischl et Gastein lui furent plus d’une fois propices. Il en revenait avec un renouveau de jeunesse. Ce n’est plus du tout l’être fatigué, un peu décrépit, de la description du baron d’Andlaw, qui nous apparaît dans un portrait peint par Lieder en 1824. Ici la flamme {p. 47}intense du regard anime la figure ; si le menton et la mâchoire ont pris un peu de lourdeur, l’ensemble de la physionomie a gardé un air remarquable de finesse et de séduction vivace. En 1829, Gastein avait particulièrement bien montré ses vertus de fontaine de Jouvence. Gentz était rentré à Vienne l’échine droite et le jarret souple. Il se sentait de taille à entreprendre de nouvelles conquêtes. C’est à ce moment-là qu’il fit la connaissance de Fanny Elssler. Le vieillard devint l’amant de la danseuse qui n’avait que dix-neuf ans.

L’histoire de cette liaison nous est racontée par Gentz lui-même dans de nombreuses lettres. Il y a d’abord celles qu’il écrivit à Fanny. Elles ne nous ont pas été conservées toutes, la destinataire en ayant détruit elle-même la plus grande partie14. Il y a les confidences faites à Joseph Pilat15 et à Prokesch-Osten16. Il y a des lettres à la comtesse Eléonore Fuchs, à qui, n’ayant pu l’avoir pour maîtresse, Gentz fit savoir comment {p. 48}il se consola17. Nous avons surtout la correspondance avec Rahel devant qui Gentz se confesse et s’analyse avec autant de clairvoyance que de franchise. Varnhagen von Ense, le mari de Rahel, loin d’être choqué de ces lettres qui détaillaient à sa femme les joies et les souffrances d’un sexagénaire amoureux, les comparait aux Elégies romaines de Gœthe. « Il faut, disait-il, les lire et les honorer à titre égal. »

***

C’est le hasard, raconte Gentz à Rahel, qui l’aurait mis en présence de l’éclatante étoile du théâtre du Kærnthner-Thor. Il ne l’avait point cherchée ; cependant, une fois que son heureuse fortune l’eut placée sur son chemin, il appliqua de propos délibéré tous ses soins à nourrir la passion qu’elle lui inspirait. Un autre jour il dit à la même amie que la rencontre se fit dans l’hiver de 1829 par un concours bizarre de circonstances sur lesquelles il promet des détails ; malheureusement il oublia de les donner.

Le premier témoignage direct que nous ayons des sentiments de Gentz pour Fanny est du 9 mars 1830. C’était le jour où la jeune fille, dont le vrai nom était Françoise, célébrait sa fête. Gentz lui écrit :

{p. 49}« Je ne pouvais me décider à vous envoyer en guise de salut pour le jour de votre fête des fleurs fraîches, parce qu’elles sont un symbole trop attristant de fragilité. Parmi celles que je vous adresse il y en a peut-être l’une ou l’autre qui après des semaines ou des mois réussiront encore à attirer sur elles votre aimable regard, et qui sait ? à éveiller en vous, pour un instant rapide, le souvenir de votre vieil ami. Si la centième partie seulement des vœux que je forme pour vous se réalise, la destinée la plus heureuse, la plus florissante, dont jamais une mortelle ait joui, sera la vôtre. Votre beauté et vos talents vous gagnent des admirateurs en foule : je ne puis me compter que parmi les muets et les désintéressés. Mais il est une chose dont je suis fier : pour apprendre comment on peut vous aimer et comment on doit vous aimer, si l’on veut être digne d’être aimé en retour par vous (à condition toutefois d’avoir des titres supérieurs aux miens), je souhaite pour votre futur bonheur, ma très chère Fanny, que tous ceux qui vous approcheront prennent modèle sur

« Votre fidèle et respectueux admirateur,

« Gentz. »

C’est un langage un peu cérémonieux et guindé. On y sent l’humilité inquiète du vieillard qui n’est pas sûr de plaire et qui redoute le ridicule. Une pointe de jalousie perce à l’adresse de rivaux possibles, qui auront l’avantage de la jeunesse. {p. 50}Cependant il y avait autre chose encore dans ce billet que les formules compliquées d’une galanterie sénile. Une femme pouvait y percevoir le murmure discret d’une passion réelle. Ce style de chancellerie était comme une étoffe un peu raide, mais que soulevaient les battements d’un cœur épris. Il faut croire que l’hommage ne fut point dédaigné, car aussitôt Gentz se sentit encouragé à faire un nouveau cadeau. Le 30 mars, il offrait à Fanny des « bagatelles » renfermées dans un carton, probablement des dentelles. Un ami avait désapprouvé son choix, mais il consulta une des dames réputées pour avoir le meilleur goût de tout Vienne ; elle l’assura que le cadeau ne serait pas moins utile qu’agréable. « Vous pourriez me rendre infiniment heureux, dit Gentz dans son billet d’envoi, si, sans ajouter une parole de remerciement, chose contre laquelle je proteste de toutes mes forces, vous vouliez bien écrire de votre jolie main sur un petit bout de papier ces mots : Vous avez eu raison. Voudriez-vous rejeter une demande si modeste ? »

Le viveur blanchi sous le harnois parle encore avec la timidité d’un écolier. Le haut personnage, familier avec les puissants de la terre, se fait petit devant une célébrité naissante d’opéra. Il tremble au moment de s’engager dans une aventure qui à la fois l’attire et l’effraie. S’il est enhardi peu à peu par l’accueil que la bien-aimée fait à ses déclarations et à ses présents, il lui faut néanmoins d’autres encouragements encore. Il éprouve le besoin {p. 51}de savoir ce que ses amis pensent de son cas. Il va faire des confidences à l’un des plus délicats et des plus dévoués, à Prokesch-Osten, une de ces natures loyales et sûres auxquelles vont tout droit les épanchements. Comme s’il voulait prévenir les railleries auxquelles il s’attend, il avoue sa faiblesse avec un sourire ; il rappelle son âge et se range dans la famille des vieillards que les années n’ont point protégés contre la folie. Il invite son jeune confident, qui est poète à ses heures, à écrire quelques variations sur l’histoire, contée par André Chénier, d’un barbon amoureux ; il lui signale aussi, comme matière à développements, une anecdote qu’il cite en français : « Dénon, à l’âge de quatre-vingt-trois ans passés, se supposait de bonne fortune, non par fatuité, mais seulement pour prolonger les illusions du bel âge. »

En souple diplomate autant qu’en ami indulgent, Prokesch-Osten endort les scrupules de Gentz ; il lui reproche de se vieillir ; il voit dans cette dépréciation de soi-même la coquetterie d’un homme qui promet moins, pour donner plus. « Malheur au cœur, dit-il, que les années dépouillent de toute floraison, et malheur à la doctrine qui considère comme de la dignité et de la sagesse un desséchement prématuré ! Ce n’est pas ainsi que pense Anacréon, lorsqu’il dit dans une de ses chansons qu’il ignore si ses cheveux grisonnent ou même tombent ; ce qu’il sait fort bien, c’est qu’il faut tenir avec d’autant plus de chaleur et de passion {p. 52}aux joies de la vie que celle-ci se rapproche davantage de la fin. » Prokesch-Osten ne troussera pas de couplets malicieux sur le thème du barbon amoureux ; il composera un sonnet où seront idéalisés les premiers aveux échangés entre Gentz et Fanny.

« Cela ne s’appelait point de la douleur, cela ne s’appelait point de la joie ; c’était plus que l’une et l’autre intimement unies. Je n’arrive pas encore à comprendre comment j’ai trouvé des mots pour lui avouer ce que je lui ai tu.

« Je vis briller dans ses yeux une sombre flamme. Alors mon doute tomba, mon inquiétude s’évanouit. Je saisis clairement qu’elle comprenait mon cœur et je m’écriai : Rien ne me séparera de toi !

« Quant à elle, elle dit des paroles merveilleuses, tendres et douces, comme jamais je n’en avais entendu de sa bouche. Elle était inondée d’une clarté singulière.

« Si bien que tous ceux qui l’auraient vue seraient tombés à genoux. Puis elle s’en alla, non pas comme vont des êtres humains, et à mon regard elle resta visible longtemps encore. »

La comtesse Fuchs, mise également dans le secret, fut suppliée de ne pas le trahir. A cette dame qui avait résisté à ses avances, Gentz vante les heures délicieuses qu’il passe avec sa nouvelle amie. Pour éviter le ridicule de paraître trop sérieusement épris, il affecte un air de philosophe blasé. « La fragilité, dit-il, n’est-elle point le sort {p. 53}de l’humanité ? » et il ajoute en répétant la citation française dont il s’était déjà servi dans sa lettre à Prokesch-Osten : « Je me livre à ces fredaines non par fatuité, mais pour prolonger les illusions du bel âge. » Nous n’avons point la réponse de la comtesse, mais il est permis de supposer qu’elle ne contenait point de blâme bien farouche, car, dans la lettre suivante, Gentz continue sa confidence le plus naturellement du monde et, maintenant, il ne dissimule plus la force de sa passion.

« J’ai déjeuné tendrement, écrit-il à la comtesse le 23 juin 1830, avec une personne qui a vingt ans aujourd’hui même et qui, sans effort, sans presque le vouloir, m’a emprisonné dans un véritable réseau magique. Venez ce soir au ballet et vous verrez combien elle est belle ! Cependant sa beauté ne suffit pas pour expliquer l’incendie qu’elle a allumé en moi. Il faut qu’il y ait là-dessous un autre mystère. Il se passe des choses surnaturelles. »

La veille de l’anniversaire de la naissance de Fanny, Gentz avait passé une partie de la journée avec elle. Depuis cinq semaines il la voyait tous les jours. Il lui avait promis que, s’il la fatiguait par ses bavardages, il se contenterait de la contempler en silence. Ces rencontres quotidiennes rendirent l’intimité complète. Le 2 mai Gentz se servait encore, en écrivant à Fanny, de la tournure cérémonieuse par Sie ; le 23 juin il la tutoie. Ce {p. 54}jour-là, quoiqu’il l’ait vue longuement la veille, il ne peut résister au besoin de lui écrire ; il lui dit :

« Ma bien-aimée ! mon unique !

« Avec quelle émotion je t’adresse aujourd’hui mes souhaits, tu le sentiras toi-même, puisque tu as compris depuis longtemps combien est immense mon amour pour toi. Les petits cadeaux que je t’envoie ci-joints m’apparaissent comme de la poussière si je les mets en balance avec le bonheur sans nom que m’ont procuré dans ces cinq dernières semaines mes entrevues de chaque jour avec toi. Si je pouvais donner à mes vœux de la force et des ailes, toute ta belle existence serait une suite ininterrompue des heures les plus fortunées. Je suis fier d’avoir reconnu toute ta valeur, dont ta beauté et ton art ne sont que des parties, et j’apprécie plus que tous les biens de la terre l’amitié par laquelle tu récompenses mon amour. Tu sais combien je suis enclin aux pensées mélancoliques. Pardonne donc, mon amie adorée, si même aux délices de ce jour je mêle une pensée amère. Je ne puis écarter de moi cette question : Que sera-t-il advenu de nous la prochaine fois que ce jour reviendra ? L’avenir est caché par un voile sombre. Je ne veux pas le soulever. Que de moi Dieu dispose comme il lui plaira. La seule chose que je lui demande, c’est qu’il répande à flots sur toi les bénédictions de toutes sortes. Ce dont je suis sûr, {p. 55}c’est que ni le temps, ni l’éternité ne sauraient éteindre le sentiment que tu as éveillé dans mon cœur. Même ce noble mot de Treue (fidélité) n’est pas assez fort pour l’exprimer. C’est en toi seulement que je vis, et mourir n’a désormais pour moi d’autre signification que de quitter un monde dans lequel tu respires.

« J’ai le courage de croire que, moi aussi, je ne pourrai par rien être arraché de ton cœur, et si, par une simple pression de ta main, tu m’affirmes que je ne me suis pas trompé, il ne me restera plus de vœux à former à l’occasion de la fête du 23 juin, après le bonheur que j’ai eu la veille. »

Les deux amants sont à Vienne. Leur liaison commence à être connue ; on l’accepte sans blâme, ni raillerie. Quoique rien ne les sépare, les lettres et les billets se succèdent. Gentz doit voir Fanny dans quelques heures ? Il lui écrit pour lui dire son impatience de la rejoindre. Il vient de la quitter ? Il lui écrit pour la remercier de l’ivresse qu’elle lui a fait goûter. Fanny répond ; elle surmonte la crainte qu’elle éprouve, elle, fille d’opéra sans instruction, sans orthographe, à placer de sa prose sous les yeux de l’un des plus merveilleux stylistes du temps ; elle copie des vers qui expriment ses sentiments mieux qu’elle ne saurait le faire, et les envoie à son ami. Et lui s’extasie devant ce naïf griffonnage ; il la félicite du choix des vers ; il baise la main qui a écrit de si douces choses, en attendant l’heure où ses baisers monteront jusqu’à la bouche.

{p. 56}Un sentiment nous frappe dès maintenant dans cette correspondance : c’est la sécurité parfaite avec laquelle Gentz jouit de l’amour de Fanny. Nous sommes surpris de l’entendre dire : « J’ai le courage de croire que, moi aussi, je ne pourrai par rien être arraché de ton cœur. » N’y avait-il pas à parier 90 pour 100 qu’un galant de son âge aurait le sort qu’Agnès, dans l’Ecole des Femmes, inflige à Arnolphe ? Gentz, quoiqu’il connût son Molière, fut sans crainte. A ses timidités du début a succédé maintenant le bonheur limpide d’une possession sûre. Pas un instant il n’a le plus petit mouvement de défiance ou de jalousie. Est-ce fatuité ? Non. Il a vu clair dans le cœur de Fanny ; il la sait sans duplicité, sans vice. Il lui a donné la preuve d’un amour extraordinaire, fondé sur l’estime autant que sur l’admiration de sa beauté. Elle a été sensible à cet hommage, et, en échange, elle lui a fait le don irrévocable d’elle-même. Voilà ce dont il est absolument convaincu. « Une chose est certaine, lui écrit-il le 3 juillet 1830, c’est que, au moment où je t’ai quittée hier, un sentiment de paix s’est éveillé en moi, comme je ne l’avais plus connu depuis longtemps, et que ce sentiment avait passé de ton âme tranquille dans la mienne. Mon sommeil aussi fut doux, comme si j’avais dû me réveiller au paradis. » Quelques jours après, Gentz assistait à un ballet où dansait Fanny. Un prince qui était dans la même loge que lui remarqua son attitude immobile et silencieuse. Le haut {p. 57}personnage en conclut que les rapports avec Fanny devaient être excellents. « Un tel calme, dit-il, suppose de l’harmonie et de la sécurité. » Et Gentz, qui raconte l’incident à la comtesse Fuchs, ajoute : « Il n’a pas tout à fait tort. »

***

Cette quiétude adoucit pour Gentz les douleurs d’une longue séparation. Il était sûr que pendant son absence Fanny lui serait fidèle. Dans les derniers jours de juillet il fut obligé d’accompagner le prince de Metternich qui allait passer la saison des chaleurs dans son domaine de Kœnigswart. La perspective de ce départ avait éveillé en lui des sentiments contraires. Son cœur en était profondément attristé, mais sa raison s’en félicitait. Sa raison s’alarmait de l’intensité toujours croissante d’une passion qui menaçait de le dévorer. Une absence de plusieurs semaines dissiperait peut-être ce vertige qui entraînait toutes ses pensées. Peut-être, soustrait au charme qui l’ensorcelait, se ressaisirait-il. Ce n’était pas une liberté complète qu’il souhaitait, mais l’apaisement d’une fièvre brûlante. Même s’il arrivait à modérer ses sentiments, écrivait-il à la comtesse Fuchs, il lui en resterait bien assez pour en vivre jusqu’à la fin de ses jours.

Le cœur étouffa la voix de la raison. A mesure que l’heure du départ approchait, la tristesse de {p. 58}Gentz augmentait, vainement combattue par Fanny qui redoublait de tendresse. Elle se prodigua pour remonter son courage et réussit enfin, le jour des adieux, à faire taire ses gémissements. Le même soir il lui écrivait encore pour la remercier :

« Tu as mis aujourd’hui le comble à tes bienfaits, chère Fanny, en me rendant supportable une des heures les plus terribles de ma vie, en réussissant presque à me l’adoucir. Sans doute les douleurs qui m’oppressaient lorsque j’ai pris congé de toi, me suivront à chaque pas que je ferai ; mais, par contre aussi, tes paroles tendres et fortes auront partout et toujours un écho dans toutes les profondeurs de mon cœur. Adieu, toi que j’aime d’un amour inexprimable ; je ne veux point, par mes larmes amères, amollir ton âme céleste ; je ne veux pas m’anéantir moi-même dans un gouffre de tristesse ; je veux vivre, de même que toi tu vis, et, avec mon amour, braver tous les coups du destin, la mort même. Mais toi, ma douce enfant, puisse le ciel t’accorder sa meilleure protection ! »

Le lendemain matin la chaise de poste se fait attendre. Il est six heures et demie. Gentz saisit encore vite sa plume. « Toutes mes pensées, écrit-il, sont auprès de toi, chère Fanny ! Pourquoi faut-il que je quitte Vienne ? Pourquoi ne puis-je pas jeter encore un regard dans l’abîme de tes yeux ? Adieu, ange, pense à moi ! »

En route il exhale ses plaintes en quatre strophes mélancoliques :

{p. 59}« C’est ainsi que je m’éloigne, en me lamentant tout bas, du doux objet de mes vœux, et quand même c’est pour quelques jours seulement, quelques jours, c’est trop.

« L’amour fera le compte de son temps par heures et non par années. Le jour passé dans la solitude est pour lui une longue, une éternelle souffrance.

« Car précieux sont les moments que seul un Dieu nous donne et nous enlève. Souvent un instant rapide conduit au bonheur ; un instant seulement y mène celui qui aime.

« C’est pour cela que je quitte, le cœur accablé, ce lieu chéri : j’emporte avec moi toutes mes douleurs et toute joie. »

Gentz était à peine installé à Kœnigswart, qu’une grosse nouvelle mettait en émoi les habitants du château. Une révolution venait d’éclater à Paris ; le trône était renversé, Charles X prenait le chemin de l’exil. Ainsi ce funeste esprit de liberté que le prince de Metternich avait combattu et traqué dans toute l’Europe n’était point terrassé ! Le principe de la légitimité dont il avait été l’infatigable champion était de nouveau foulé aux pieds par un peuple indocile ! L’œuvre de la Sainte-Alliance était détruite ! Il était urgent de parer au mal ; il fallait l’empêcher d’étendre ses ravages. Il y eut à Kœnigswart un branle-bas de combat. Des courriers arrivaient de Vienne, bride abattue ; Metternich envoyait des estafettes de tous côtés ; {p. 60}il fallait donner le mot d’ordre aux ambassades ; il fallait empêcher les journaux de faire connaître les événements de Paris, il fallait réprimer tout mouvement libéral en Autriche et en Allemagne.

Il semblerait que Gentz aurait dû être particulièrement affecté du retour offensif de l’hydre révolutionnaire contre laquelle il avait lutté pendant plus de trente ans. Quoiqu’il n’aimât point Charles X, la chute de ce souverain était la défaite du système politique pour lequel il avait vécu, dont il avait vécu. Néanmoins, au milieu de ses amis consternés, il resta souriant et fut même joyeux. C’est que, la veille du jour où arrivaient à Kœnigswart les nouvelles de Paris, il avait reçu de Fanny une lettre contenant des fleurs et des vers. Cet envoi lui avait causé un bonheur immense. Toute la journée il avait montré un entrain merveilleux. Le soir sa bonne humeur avait mis en fête le salon du prince. Il s’était prêté de la meilleure grâce du monde aux taquineries des princesses Hermine et Léontine de Metternich. On lui disait qu’il avait une nature féminine. Pourquoi ? demanda-t-il. C’est parce que vous avez, lui fut-il répondu, les nerfs irritables, la peau sensible, l’âme tendre, la voix douce et une coquetterie sans bornes. Le prince ajoutait que d’ailleurs il aurait été une femme des plus séduisantes et qu’à un âge avancé il aurait encore, comme Ninon de Lenclos, tourné la tête aux hommes. « Eh bien, disait la princesse {p. 61}Léontine, je vous déclare que, si vous voulez maintenant encore vous changer en femme, je serai demain votre amoureux. » Et Gentz de répliquer : « Je vous suis très reconnaissant de ce compliment ; il me démontre que si une femme ou une jeune fille était assez folle pour me permettre, en ma qualité actuelle d’homme, de l’aimer malgré mes années, vous lui pardonneriez cette folie, surtout si je n’exigeais point qu’elle m’aimât en retour. » Tout le monde répondit : « Naturellement. » Cette allusion à Fanny Elssler eût été un manque de tact, si Gentz n’avait été amené à la faire par ses hôtes eux-mêmes qui avaient, les premiers, effleuré ce sujet, en termes d’ailleurs très délicats et très bienveillants. La soirée s’était terminée par une promenade dans le parc, où Gentz fit aux dames un petit cours d’astronomie. Le prince de Metternich lui dit en le quittant : « Il faut qu’il vous soit arrivé aujourd’hui quelque chose de fort agréable, car il y a longtemps que je ne vous ai vu si gai. »

C’est de cette joie que débordait encore son cœur le lendemain matin, au milieu de l’effarement causé par les dépêches venues de Vienne. Sa pensée était auprès de Fanny, pendant que Metternich l’obligeait à travailler avec lui. Il prit prétexte d’une douleur au pied pour éviter une promenade que lui proposait le prince. Son désir était de rester seul et de s’enfermer avec les chers souvenirs de sa bien-aimée. Il lui écrit : « … Me {p. 62}voici donc, assis à cette place, abreuvant mon âme de la douceur de ta chère lettre (la troisième) de samedi dernier, et des corolles de fleurs que ta main a cueillies et touchées, et des vers qui les accompagnent, et j’oublie la politique et le monde et je ne pense qu’à toi. » Il la remercie avec chaleur de lui avoir écrit ; il lui en est d’autant plus reconnaissant qu’elle a horreur de prendre la plume ; ce sacrifice qu’elle s’impose est une des meilleures actions qu’elle puisse accomplir dans sa vie. Il lui raconte longuement la soirée de la veille. « Tes lettres avaient éveillé toutes mes forces vitales ; au-dedans de moi-même c’est de toi que j’étais sans cesse occupé ; à la promenade, à table, dans les étoiles, je ne voyais que toi, je ne songeais qu’à toi. » Il fait le récit d’un petit accident qui lui est arrivé dans la nuit. Croyant entendre le bruit d’une voiture, il s’était réveillé en sursaut, avait bondi de son lit, buté contre le seuil de la porte et s’était blessé à la cheville. Puis il parle d’un mauvais roman qu’il a lu pour faire plaisir à Thérèse Elssler qui s’intéressait à l’auteur. Il s’emporte contre « le plus méprisable des coquins », un directeur de théâtre, semblerait-il, qui faisait des misères à Fanny. Enfin il s’inquiète d’un certain livre qu’il ne nomme point, qui était entre les mains de Fanny, et qu’il voudrait savoir en lieu sûr. Quel était ce dangereux ouvrage ? Sans doute les Reisebilder de Heine, de ce malfaiteur littéraire qui était frappé d’interdiction pour {p. 63}cause de libéralisme, mais dont Gentz et Fanny savouraient ensemble, en cachette, les poésies, comme il l’avouera plus tard à Rahel.

Voilà quels étaient les pensées et les sentiments d’un des plus vaillants défenseurs des trônes, le jour où un trône s’écroulait en France.

***

Après la villégiature de Kœnigswart, une nouvelle séparation vint mettre à une rude épreuve le courage de Gentz. En septembre Fanny se rendait à Berlin où elle était engagée pour deux mois, avec sa sœur Thérèse. Comment Gentz avait-il pu consentir à ce départ ? Il le dira lui-même plus tard à Rahel qui s’en étonnait. En permettant que son amie s’éloignât, il montrait combien profond et désintéressé était son amour pour elle. Le souci de son avenir d’artiste exigeait que Fanny parût sur des scènes étrangères. Tant qu’elle restait à Vienne, elle n’était qu’une célébrité locale. D’ailleurs nul n’est prophète en son pays. Elle aurait dans sa ville natale plus de prestige, si elle y revenait avec des lauriers conquis au dehors. Le voyage à Berlin offrait des avantages que l’amour de Gentz ne pouvait remplacer. Il n’avait pas de fortune à laisser à la chère enfant. Il ne se reconnaissait pas le droit d’entraver sa carrière. Il fit donc taire toute considération égoïste et se résigna au martyre.

{p. 64}Il voulut du moins qu’il y eût à Berlin quelqu’un qui parlât de lui à sa bien-aimée, chez qui elle fût sûre de trouver un peu de sa propre tendresse, et qui enfin le tînt lui-même au courant de ce qui advenait à l’absente. C’est à Rahel Varnhagen qu’il confia ce rôle.

Rahel ne savait rien encore de la dernière passion de son vieil ami. Elle en apprit toute la force et les singuliers effets par une lettre du 22 septembre 1830.

« Vous serez étonnée, lui écrivait Gentz, peut-être même effrayée, si je vous dis que l’objet de cette passion est une jeune fille de dix-neuf ans et, qui plus est, une danseuse. Il me faut compter non seulement sur votre bienveillance, mais encore sur votre libéralité (dans l’acception ancienne, la plus noble du mot), sur votre manière de voir qui s’élève au-dessus de toutes les considérations vulgaires, sur votre esprit ouvert, sur votre tolérance, pour ne pas redouter qu’après un aveu de ce genre vous ne me condamniez sans pitié ni merci.

« Mais si je vous affirme que ma liaison avec cette jeune fille a versé sur moi une plénitude de bonheur comme je ne l’ai jamais connu, que cette liaison est devenue le contre-poids de soucis multiples auxquels j’aurais succombé sans cela, le principe qui entretient la sérénité de mon âme, qui entretient ma santé et ma vie, alors vous ne serez pas seulement disposée à m’excuser, mais avec votre habituel esprit de justice éclairée vous {p. 65}reconnaîtrez qu’une personne capable d’exercer une telle action sur moi doit posséder, outre le charme infini qui me captive, certaines qualités qui expliquent des relations de la nature de celles que je vous décris. »

« Cette personne, continue Gentz, est pour le moment à Berlin. » Il demande à Rahel de ne pas se contenter d’entendre parler d’elle, mais d’aller la voir au théâtre. Il sait que Rahel fait grand cas de la physionomie extérieure des gens. Il est curieux de connaître l’impression produite par Fanny sur un juge aussi avisé.

Dans la même lettre Gentz fait un autre aveu. En même temps que le goût du monde, que le culte de la beauté féminine et que l’amour, Fanny a réveillé en lui le goût de la poésie. Il s’est plongé dans la lecture de poètes anciens et modernes, latins, allemands, italiens, français. Un exemple va montrer à Rahel jusqu’où il en est venu : il s’est épris de Heine, oui, de Heine, le libéral, le pamphlétaire, l’apôtre de la Révolution ! Depuis plusieurs mois déjà il se délectait avec les Reisebilder, ces pages si frondeuses, si dangereuses, mais coupées de si exquises poésies. Aujourd’hui c’est le Buch der Lieder qui le charme. Il n’en apprécie pas également tous les morceaux, mais il en est qui sont délicieux. Aimer une danseuse, à son âge, et sympathiser avec Heine, voilà certainement deux faiblesses auxquelles on ne se serait pas attendu de sa part ! Il n’aurait pas osé s’en ouvrir à Rahel, {p. 66}si sa lettre n’avait pas dû lui être transmise par un courrier autrichien, c’est-à-dire par un moyen plus sûr que la poste ordinaire.

La réponse de Rahel, datée du 9 octobre, est curieuse. Elle nous montre une entière « libéralité », pour employer le mot de Gentz, une complète absence de pruderie et de préjugés chez une des femmes du monde les plus considérées du Berlin de 1830. Rahel avait avec Gentz son franc parler ; elle ne se privait pas de gronder ou de railler ce grand enfant. Cette fois, elle n’eut pas une parole de blâme. Au contraire l’accueil affectueux, vraiment maternel, qu’elle fit à Fanny fut l’approbation d’une liaison qui aurait pu ou la scandaliser ou l’inquiéter. La beauté, le caractère et le talent de la jeune fille lui inspirèrent une admiration qu’elle traduisit librement, sans craindre d’aviver encore par ses paroles enthousiastes la flamme qui dévorait le vieillard. Des deux côtés elle encourage et favorise cette liaison, du côté de Fanny en lui parlant de Gentz en amie dévouée, du côté de Gentz en exaltant les qualités de sa bien-aimée.

Rahel raconte donc que Fanny arrive dans son salon rempli de monde. La belle visiteuse, invitée à s’asseoir à côté de la maîtresse de maison, attache sur elle de longs regards souriants, caressants, pleins de confiance ; c’est l’enfant attendu, venant se serrer contre sa mère qu’il ne connaît pas encore. Les deux femmes auraient pu se parler à mi-voix ; elles ne le font pas. Elles causent, se {p. 67}comprenant à demi-mot, de Vienne, des lettres arrivées de là-bas, des réponses que l’on fera. Le nom de Gentz n’est pas prononcé, et Rahel s’écrie triomphalement dans le récit qu’elle fait de cette conversation : « Y a-t-il une diplomatie plus adroite ? » L’on se promit de se revoir souvent. Il y avait malheureusement un ennui : c’était la présence, presque inévitable, de Thérèse, la sœur aînée, la Minerve au front majestueux. Rahel sentait que, malgré toute sa diplomatie, ce témoin serait un obstacle aux effusions complètes.

A cette première visite, Fanny séduisit sa nouvelle amie plutôt par l’harmonie de tout son être et par l’expression de son visage que par le détail de sa beauté. Sa toilette avait empêché Rahel d’analyser sa perfection. Elle portait des gants blancs qu’elle n’eut pas l’occasion de quitter, de telle sorte qu’il fut impossible d’admirer la finesse de ses mains. Sa robe montait jusqu’au menton, cachant les lignes gracieuses du cou. Sa jolie tête disparaissait sous une capote de dentelles garnie de fleurs. Pour la contempler dans toute sa splendeur, il fallut attendre que Rahel la vît au théâtre. Alors celle-ci fut éblouie. Ce fut alors, écrivait-elle à Gentz, « que Vénus tout entière sortit des flots ». Le compte rendu dithyrambique qu’elle lui envoya de la représentation fut comme un vin capiteux qu’il but avec béatitude et qui acheva de le griser.

On comprend que Gentz ait appelé la réponse de Rahel une lettre d’une importance capitale {p. 68}pour lui et qu’il ait dit à la confidente, à l’indulgente protectrice de ses amours : « Il n’y a pas deux amies comme vous au monde ! » La passion qui était maintenant sa principale raison de vivre était approuvée, encouragée, par une femme dont le jugement était décisif à ses yeux. Sûr désormais de trouver chez elle un écho sympathique, il lui dévoila complètement son cœur ; il analysa devant elle ses sentiments avec cette merveilleuse lucidité d’esprit qui le distinguait. Ce qu’il y a de remarquable dans ses confidences, c’est la force de la passion qu’il exprime, et en même temps la sûreté avec laquelle il la dissèque. Rahel admirera sa précision d’anatomiste.

« Oui, ma chère amie, écrit-il de Presbourg le 18 octobre 1830, il faut que je vous en fasse l’aveu : toutes les passions qui ont jamais bouillonné dans ma poitrine (et depuis vingt ans, je m’en croyais délivré à tout jamais) n’ont été que jeux d’enfants, comparées à celle que cette jeune fille a fait brûler en moi… Maintenant que vous avez constaté quelques-uns de ses charmes, cela vous semblera naturel et croyable, si je vous dis que Fanny n’aurait eu qu’à faire un signe pour voir à ses pieds dix amants plutôt qu’un, et des plus séduisants, des plus puissants. Elle les a dédaignés tous, et c’est moi qu’elle a choisi. Je n’avais à lui offrir ni jeunesse, ni beauté, ni richesse, rien de ce qui pouvait captiver une jeune fille et, qui plus est, une personne appartenant au théâtre. Les plus {p. 69}éclairés parmi les hommes ordinaires pensent et disent (car ma liaison avec elle est le sujet d’innombrables conversations dans la société d’ici où ma présence est bien vue) que j’ai fait sa conquête uniquement par ce qu’on appelle mon éloquence. Cela serait déjà bien assez curieux ; mais il s’en faut de beaucoup que ce soit la bonne explication. C’est uniquement par la puissance magique de mon amour que je l’ai conquise. Lorsqu’elle a fait ma connaissance, elle ne savait pas, elle ne soupçonnait pas qu’il y eût un pareil amour, et cent fois elle m’a avoué que par la manière dont dès le premier moment je me suis comporté avec elle et, dans la suite, par la révélation d’un amour ni fréquent, ni vulgaire, qu’elle n’aurait jamais cru possible, je lui avais ouvert un monde nouveau. Ici et pas ailleurs est la clef de tout le mystère.

« Il va de soi que je n’ai jamais eu la folle prétention de m’attendre à ce qu’elle m’aimât en retour, dans l’étroite acception du mot ; je ne m’imaginais point (car ma raison ne m’abandonne pas, même au milieu de la passion la plus violente) qu’elle pût devenir amoureuse de moi. Il m’a suffi de lui inspirer un sentiment flottant entre l’amitié, la reconnaissance et l’amour, et j’ai véritablement réussi (car l’homme réussit toujours dans ce qu’il poursuit avec une pleine énergie et une vraie persévérance), j’ai réussi à établir, à consolider en elle ce sentiment de telle façon qu’il a peu à peu rempli toute mon âme et {p. 70}qu’aujourd’hui, à moins que tout ne me trompe, tout autre sentiment aurait de la peine à s’y substituer ou à le vaincre.

« Songez un peu ce que c’est, de voir récompensée de la sorte une passion comme la mienne, à mon âge, avec le peu de titres qui me restent ! Figurez-vous la satisfaction de l’amour-propre18, dont aucun mortel ne peut se débarrasser, et moins que tout autre celui qui aime la flatterie au même point que vous et moi ; imaginez-vous la félicité de rapports quotidiens, troublés par rien, avec une personne en qui tout me séduit, qui n’a pas besoin « de sortir des flots comme Vénus tout entière » (expression divine et parfaitement compréhensible pour moi, employée dans votre lettre !), dont les yeux, dont les mains (examinez-les donc !), dont tous les attraits pris un à un peuvent pendant de longues heures absorber ma contemplation, dont la voix m’ensorcelle, et avec laquelle j’ai des entretiens intarissables dont vous seriez souvent stupéfaite, comme avec l’élève la plus studieuse (je fais son éducation avec une sollicitude paternelle), avec quelqu’un qui serait à la fois ma bien-aimée et mon enfant ; imaginez-vous cette abondance de jouissances et en outre tant de choses encore qui ne peuvent pas se dire, et il sera facile à une âme de la force de compréhension de la vôtre, de s’expliquer complètement ce que {p. 71}d’autres considéreront comme une folie. D’ailleurs vous avez déjà deviné la plupart des choses ; votre lettre et l’accueil que vous avez fait à Fanny m’en sont la preuve. »

Gentz en veine de confidences ne peut plus s’arrêter. Son cœur déborde, sa lettre s’allonge. Sa pensée se reporte à la première entrevue de Rahel et de Fanny. Le paternel éducateur craint que son élève n’ait pas été brillante. Elle a dû paraître timide et gauche, pense-t-il ; en présence d’une femme dont elle a entendu vanter l’intelligence merveilleuse, elle aura été paralysée par la conscience des lacunes de son instruction. Il espère cependant que la petite sauvage finira par se laisser apprivoiser et que sa langue se déliera ; il compte sur Rahel pour continuer l’œuvre commencée par lui.

Parmi les autres points auxquels il touche, il y a la question du retour de Fanny à Vienne. Rahel lui avait demandé s’il ne craignait pas que sa charmante petite amie, devenue l’idole du public berlinois, ne se laissât retenir définitivement par des offres brillantes qui lui étaient faites. Il avoue que cette réflexion lui avait causé une chaude alerte. Mais sa frayeur ne dura point. Ses rapports avec Fanny étaient de nature telle qu’il était sûr de la voir rentrer à Vienne à la fin de ses deux mois de congé. Sa seule inquiétude était qu’on ne lui proposât un engagement tellement avantageux à Berlin que lui-même se crût obligé, tout le {p. 72}premier, de la pousser à le signer. Si cette éventualité ne se produit pas, il pense qu’il la reverra dans les premiers jours de décembre. Mais il serait heureux que Rahel pût la décider à partir une quinzaine de jours plus tôt. « Je ne puis presque plus, écrit-il toujours dans la même lettre, supporter la torture que me cause son absence. Tant qu’elle était ici — et cela est une des choses remarquables de cette période de ma vie — toutes les affaires, même les plus désagréables (où y en a-t-il d’autres en ce moment ?) devenaient faciles pour moi, et je n’ai pas négligé la plus petite de celles que m’imposaient mes fonctions publiques. Aujourd’hui je suis parfois accablé de mélancolie. Dites-lui tout cela, si vous avez l’occasion de lui parler de moi et de nos relations. Ajoutez (et cela aussi est la pure vérité) que ma santé même en souffre. »

Cette « grande lettre de Presbourg », comme disait Rahel, grandis epistola, demande qu’on s’y arrête. La passion qu’elle analyse avec tant de complaisance n’est point banale. Les sens certes y ont leur part. Mais il s’y mêle aussi des éléments de nature plus éthérée. Le romantisme qui sommeillait dans l’âme de cet homme de salon, partagé entre les frivolités mondaines et la politique, s’était réveillé avec force. La petite fleur bleue renaissait sur un sol ravagé par les orages de la vie. Cet idéalisme s’accompagnait de confiance. La lettre à Rahel exprime la même certitude d’être {p. 73}aimé que celles que Gentz écrit, soit à la comtesse Fuchs, soit à Fanny elle-même.

Cependant cette lettre nous fait voir, sans que Gentz s’en aperçoive, une menace pour son bonheur dans les raisons mêmes qu’il se donne pour le croire à l’abri de tout danger. Il n’attribue son succès ni à ses charmes physiques évidemment défraîchis, ni à ses phrases enveloppantes de beau parleur. Son assurance se fonde uniquement sur les mérites de son amour dont la profondeur et le désintéressement ont plus de prix, pense-t-il, que les turbulentes ardeurs de la jeunesse. Mais le péril était précisément dans cette gravité d’une passion qui pouvait paraître trop peu juvénile. Gentz s’imagine avoir une supériorité sur les amoureux ordinaires. Il ne fait qu’indiquer le défaut de la cuirasse. On est choqué de lui voir prendre avec sa maîtresse un rôle d’éducateur. La disproportion d’âge est vraiment trop grande entre cet Abélard et cette Héloïse. Quand il se comporte à la fois en père et en amant, on est péniblement impressionné comme d’une vague odeur d’inceste. Il fallut des prodiges d’habileté et de dévouement pour voiler à une jeune fille de tempérament sain et d’esprit droit le déplaisant paradoxe d’une telle situation. Rahel ne releva point ce qu’il y avait là de faux et d’anormal. Elle garda son air ravi et bénisseur.

L’espoir dont s’était bercé Gentz de voir revenir Fanny dès la seconde quinzaine de novembre ne {p. 74}se réalisa point. Les Berlinois ne pouvaient se décider à laisser partir la sémillante Viennoise. Sans doute ses triomphes réjouirent Gentz, mais il tremblait que le nombre multiplié des représentations ne causât à la chère créature des fatigues excessives. Il accusait la direction du théâtre d’en user avec elle d’une façon barbare. Puis, songeant à lui-même, il se lamentait de cette absence qui se prolongeait. « Il est grand temps, écrivait-il le 6 novembre à Rahel, qu’elle revienne ! Si vous saviez combien je l’idolâtre ! Sans doute vous connaissez l’amour comme peu de personnes. Mais néanmoins vous seriez étonnée, si vous conversiez huit jours avec moi. De toute ma vie, je n’ai jamais, absolument jamais rien ressenti de semblable. Je crois maintenant à tout, même aux plus absurdes mystères du magnétisme. »

En attendant les joies du retour, Rahel berce la douleur de l’impatient amant. Elle lui parle de la tendresse instinctive qu’elle a, dès la première minute, éprouvée pour Fanny. « Il est des sympathies, écrit-elle, en français, il est des nœuds secrets… » Elle raconte qu’elle a lieu d’être fière de sa sagacité. Elle avait écrit un mot à Fanny pour la féliciter d’une de ses toilettes qu’elle appelait « personnelle ». Or, elle put, au cours d’une visite qu’elle lui fit, se convaincre de la justesse de cette expression. « Au moment où j’entre, dit-elle, elle était assise en train de préparer pour sa sœur et pour elle-même de ses mains souveraines des {p. 75}garnitures pour costumes de bal avec des dentelles, des fils de laiton et des rubans ; elle est adroite comme une fée, l’ouvrage est gracieux comme s’il arrivait à l’instant même de Paris ; c’est ingénieux, et il n’y a qu’un caractère tout à fait individuel qui puisse imaginer chose semblable. Elle se coiffe aussi elle-même. J’étais tombée juste, en qualifiant sa toilette de personnelle. » Rahel voit avec effroi venir le jour où les deux sœurs partiront. « Ce sera alors, dit-elle, la nuit sombre pour moi à Berlin. »

Enfin « la grande épreuve » se termina. Fanny revint à Vienne, couverte de gloire, dans la première quinzaine de décembre. Il semblerait que Gentz eût dû s’abandonner sans réserve aux délices dont il avait été sevré pendant de longues semaines. Il fut tout surpris lui-même de constater que son bonheur n’était plus aussi complet qu’avant la séparation. Pendant quelque temps il avait oublié son âge ; maintenant il se sentit vieux et usé, quand il se retrouva en présence de la plus superbe fleur de jeunesse. Il écrivait à la comtesse Fuchs, le 15 décembre : « Hier j’ai passé quelques heures joyeuses. Par son séjour à Berlin Fanny n’a rien perdu de sa grâce, de son charme, de son innocence ; par contre, elle a beaucoup gagné en aplomb et en manières mondaines. Néanmoins j’éprouve quelque peine à me replacer avec elle dans la même situation qu’autrefois. Elle me parait si jeune que je ne puis plus me la représenter {p. 76}autrement que comme un enfant chéri, comme ma fille, et à certains égards elle l’est. Par suite vous tolérerez mon amour pour elle avec un peu plus d’indulgence encore qu’auparavant. » Il n’est plus de force à supporter des plaisirs violents. « Hier soir, écrit-il un autre jour à la même, j’étais à demi-mort. Des ventouses le matin, au déjeuner un tête-à-tête et un entretien mélancolique avec Prokesch, et enfin le soir un autre tête-à-tête dont je dirais volontiers avec Gœthe : « Plutôt me débattre à travers les souffrances que de porter tant de joies de la vie », tout cela m’avait tellement fatigué qu’à dix heures je tombai comme une masse dans mon lit et que ce matin à quatre heures je me suis réveillé comme quelqu’un qui se serait grisé la veille. »

Dans les lettres à Rahel une note de plus en plus sombre succède aux accents triomphants des mois précédents. Le 21 janvier 1831, Gentz la prie de lui pardonner son long silence : il a le moral malade. Les événements publics marchent contre son gré ; les idées qu’il a toujours combattues font leur chemin ; son rôle est terminé. Il est accablé de dettes et sent le poids de plus en plus lourd de la vieillesse.

« Mes relations avec Fanny, continue-t-il, et son incomparable conduite à mon égard sont maintenant les seuls points lumineux dans mon existence. Cependant même cette tendre et bienheureuse liaison ne saurait me procurer une sérénité durable. Il y a des heures où même {p. 77}auprès d’elle je fais la douloureuse expérience décrite en termes si frappants par un de nos plus grands poètes de l’antiquité, un de ceux qui de tout temps ont été pour moi les plus dangereux… Vous connaissez certainement Lucrèce :

medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angit.

(De la source même des délices monte quelque chose d’amer qui nous oppresse au milieu des fleurs.)

« Quand on est arrivé à ce point, on a des raisons de se plaindre. Mais j’initie Fanny aussi peu que possible aux secrets de mon chagrin. Plus elle garde de sérénité et de liberté d’esprit, plus je suis sûr de trouver auprès d’elle les dérivatifs et la détente, sans lesquels je ne tarderais pas à succomber. »

Le lendemain il raconte à la même que, Fanny étant peu occupée au théâtre à cause de l’absence du premier danseur, il passe toutes ses soirées avec elle. Il lui répète, à genoux, comme une formule d’adoration, le mot superbe de Rahel : « C’est alors que Vénus tout entière sortit des flots. » Il lui enseigne le français et l’allemand. « Je l’élève, dit-il, comme un enfant chéri. C’est la seule occupation qui ait gardé quelque charme pour moi. Auprès d’elle seule j’oublie parfois les soucis, la vieillesse et la mort. Je la considère comme un don du ciel, comme une fleur du printemps qui pousse pour {p. 78}moi au milieu des champs de glace et des tombes. »

Malgré la peine qu’il éprouve, comme il disait à la comtesse Fuchs, à se replacer avec Fanny dans la même situation qu’auparavant, il a toujours pour elle les attentions accoutumées et lui tient le même langage plein de tendresse, qui devient seulement un peu plus grave. Les nuages qui passent sur son âme assombrissent les billets qu’il lui écrit. La pensée de la mort le poursuit et se glisse dans ses plus brûlantes déclarations. En plein hiver il envoie des fleurs de Weinhaus qu’il appelle son Weinhaus à elle, avec ces deux lignes : « Je voudrais être à leur place et pouvoir ne jamais quitter ta chambre, car c’est le seul endroit où je me sente heureux. »

Les deux amants se sont replongés avec délices dans la lecture de Heine. Le lundi de Pâques 1831, Gentz copie une strophe du Buch der Lieder et l’envoie à Fanny en y ajoutant quatre vers de sa façon :

« Je t’ai aimée et je t’aime encore, et si le monde s’écroulait, de ses débris s’élèveraient les flammes de mon amour.

« Et lorsque je t’aurai aimée jusqu’à l’heure de ma mort, j’emporterai dans la tombe éternelle la grande blessure d’amour.

« Voilà, chère Fanny, ma vraie profession de foi. Moi aussi, je l’emporterai « dans la tombe éternelle », mais pour le moment j’espère qu’elle m’accompagnera encore dans la vie sur un bon bout de {p. 79}chemin et que la journée d’hier ne sera ni la seule, ni la dernière en son genre. »

Un écho de la même poésie de Heine se retrouve dans un billet que Gentz envoie deux jours après à Fanny et d’après lequel leur liaison aurait traversé une légère crise :

« Il faut que je te voie dans le courant de la journée, chère Fanny, serait-ce très tard. Tu n’aimes pas les explications ; mais après la soirée d’hier il en faut une. Un étranger qui aurait été témoin de notre entretien nous aurait pris facilement pour deux êtres de nature différente et aurait pu croire que notre union ne serait point de longue durée. Et pourtant ton cœur te dira ce que me dit le mien, à savoir qu’entre nos deux êtres de nature différente ce n’est pas un lien ordinaire, mais un lien magique qui existe. Ce dont nous vivons, c’est plus que de l’amour. Tu as été créée pour moi, et tu le sens. Si la destinée s’est trompée quand elle nous a fait naître, ce n’est ni ta faute, ni la mienne. Mais elle ne peut plus nous séparer, « et si ce monde s’écroulait », le jour où il s’écroulera pour moi, alors arrivera… ce que dit le dernier vers. Je ne te demande pas de réponse ; je te prie seulement de lire et de relire ce billet. »

Quelques jours après, c’est encore un souvenir de Heine qui revient. Gentz a passé une mauvaise nuit, ce dont il accuse un « noble breuvage » que Fanny lui a préparé la veille au soir. « Je désire savoir, écrit-il, le matin du 23 avril 1831, comment {p. 80}a dormi ma douce bien-aimée, mein süszes Lieb (pour parler avec notre ami Heine) et comment elle se porte aujourd’hui… J’espère te voir à deux heures, ne serait-ce que pour quelques minutes. Un seul regard de tes yeux a plus de prix pour moi que tout ce que le monde aurait encore à m’offrir. »

Ce n’est pas seulement de la poésie qui envahit à présent l’âme et les lettres de Gentz. Il s’abandonne à une exaltation mystique qui nous surprend chez cet homme blasé par de longues années de vie de cour. Il fait intervenir le ciel dans son aventure amoureuse. Il écrit à Rahel, le 8 juillet 1831 : « Ce bonheur inexprimable, le seul que j’aie sauvé d’un grand naufrage, ce n’est pas à moi que je le dois, mais à elle, ou plutôt au ciel qui l’a créée telle qu’elle est, et qui l’a mise sur mon chemin. » Le 31 août suivant, il dit à Fanny : « C’est Dieu qui nous a menés l’un à l’autre ; lui seul peut nous séparer. » Ces mots terminent un billet particulièrement passionné dans lequel il a dit à sa maîtresse qu’il a, depuis quelque temps, essayé de l’aimer un peu moins. Mais il s’est convaincu que cette tentative serait aussi criminelle qu’inutile, car elle serait un suicide formel, une impiété.

Gentz sentait-il ce qu’il exprimait avec tant de flamme ? Ou bien ses lettres si brûlantes n’auraient-elles été que les exercices d’un virtuose habile à jongler avec les mots ? Quand il parlait de Dieu, du ciel, de la destinée, n’étaient-ce pas tout {p. 81}simplement les prouesses oratoires d’un rhéteur qui n’avait que cette ressource-là pour s’attacher un cœur naïf et chez qui la phrase masquait la passion absente ? Il est possible que plus d’une fois Gentz ait été trop bien servi par son imagination et par sa maîtrise du style. Cependant, s’il est prudent de faire une certaine part à l’exagération, il est permis de croire qu’il restait encore bien assez d’ardeur véritable. C’est ce que prouverait, par exemple, une page de son journal intime, dont plusieurs expressions offrent des ressemblances frappantes avec le billet du 31 août 1831 :

« A maintes heures, je m’imagine que je serais plus heureux, si je l’aimais un peu moins. Plus tranquille peut-être. Mais peux-tu arrêter le torrent, pour l’empêcher de submerger dans sa course les haies et les vignes ? peux-tu empêcher la flamme une fois déchaînée de dévorer ta vieille chaumière ?

« Activité et repos, plaisir et peine n’ont plus de sens pour moi que par elle et avec elle ; la liberté même (car une chose est sûre : c’est que je suis enchaîné, quoique ce soit avec des chaînes de roses) la liberté serait un fardeau pour moi, si je devais consumer loin d’elle mes jours.

« Ce délicieux petit air fripon, ce sourire magique dont on s’abreuve jusqu’à l’ivresse complète ! Et cela sans aucune perfidie, sans le moindre effort pénible pour capter la faveur ! Pas un souffle de coquetterie en elle ! Si cependant c’était de l’artifice, si le sourire magique ne venait point de {p. 82}l’âme, ce serait alors une preuve de plus que les femmes sont de redoutables créatures.

« Jamais, fût-ce dans les circonstances les plus douloureuses, on ne doit croire à l’impossibilité d’un retour des heures sereines. Lorsqu’une grande souffrance de l’âme enveloppe de nuit tout autour de nous, lorsque s’éteint le dernier rayon d’espoir et de joie que le ciel pouvait envoyer, personne ne doit croire que les étoiles éternelles elles-mêmes sont éteintes. Elles continuent à briller au-dessus des nuages. Toute souffrance n’est qu’une nuée ; elle s’éparpille et se dissipe.

« Pourquoi les choses ont-elles une fin ici-bas ? Pourquoi tout ce qu’il y a de tragique et de douloureux a-t-il sa racine dans cette pensée ? Pour s’en délivrer, pour s’en consoler, il n’y a guère qu’un moyen : c’est, par la puissance de l’esprit, de considérer la fin comme un commencement, comme un nouveau point de départ. »

Combien ce langage ému et plein d’élévation contraste avec le ton frivole des billets de l’année précédente où Gentz traitait de fredaines ses tardives amours ! Celles-ci sont maintenant quelque chose de sacré. Il en parle avec respect, avec dévotion. Il est à tel point pénétré de gravité religieuse qu’il songe à donner à son union la sanction du mariage.

Un sérieux obstacle s’opposait à ce que Gentz épousât Fanny : c’était la différence de religions ; il était protestant, elle était catholique. Un {p. 83}mariage mixte n’était pas possible. Le monde de la cour acceptait avec une indulgence complète les unions libres, mais des principes impitoyables défendaient aux amants de régulariser leur situation, s’ils n’appartenaient pas tous deux au même culte. Gentz, malgré l’action de son mystique ami Adam Müller, malgré ses sympathies secrètes pour le catholicisme, avait toute sa vie refusé de s’y convertir. Par un scrupule qui lui fait honneur, il avait reculé devant un acte qui aurait pu paraître inspiré par des mobiles intéressés, et c’est cette louable obstination seule qui lui avait fermé l’accès des plus hauts postes. Or, maintenant son grave et profond amour pour Fanny le faisait incliner vers une résolution que le souci de sa carrière n’avait pu le décider à prendre. Il note dans le livre de l’Allemagne un passage où Mme de Stael, parlant de l’Obéron de Wieland et de la fille du Sultan qui se fait baptiser pour épouser Huon de Bordeaux, dit ceci : « Changer de religion par amour est un peu profane ; mais le christianisme est tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer avec dévouement et pureté, pour être déjà converti19. » Gentz envoie ce passage à la comtesse Fuchs, en supprimant toutefois les mots « et pureté », et ajoute : « Je ne veux point faire d’application profane et me contente de vous demander si la pensée n’est point belle. » Quelque belle qu’il {p. 84}trouvât la pensée, la conversion intérieure par l’effet de l’amour ne lui suffisait point. Il songeait à la cérémonie rituelle et publique.

Ce qui l’empêcha d’y procéder, ce fut l’intérêt de Fanny. En la fixant auprès de lui par le mariage, il arrêtait dans son essor une artiste à qui semblait promis un avenir superbe. Il éprouvait les mêmes scrupules que l’année précédente, lorsqu’il consentait au départ pour Berlin. « Dans l’année qui vient de s’écouler, écrivait-il le 8 juillet 1831 à Rahel, Fanny a fait des progrès étonnants. Elle est aujourd’hui (et ce n’est pas moi seul qui pense ainsi) la première danseuse d’Europe. Une vaste et brillante carrière est ouverte devant elle. Elle me survivra de longues, de longues années et j’agirais en criminel, si j’entravais son avenir. Voilà comment je penserais, même si je possédais un demi-million, si je pouvais le lui léguer demain, l’épouser après-demain et l’enlever au théâtre. » Mais il ne possédait pas le demi-million ; il n’avait rien, si ce n’est des dettes. Un jour il parle en termes mystérieux d’un arrangement qu’il a conclu avec Rothschild en faveur de Fanny. Les avantages qu’il avait obtenus pour elle n’étaient sans doute pas suffisants pour être mis en balance avec ce qu’elle aurait perdu, si elle avait quitté le théâtre ou si elle était seulement restée à Vienne. Encore une fois Gentz se résigna ; il donna une nouvelle preuve de son amour en laissant à celle qu’il aimait une entière liberté.

{p. 85}Elle en profita pour retourner à Berlin vers la fin d’octobre. Les souffrances endurées par Gentz l’année précédente à la même occasion revinrent plus aiguës. « Vous vous souvenez, écrit-il à Rahel le 13 novembre, des plaintes que m’arracha l’an passé l’absence de Fanny. Pour comprendre quelles sont aujourd’hui mes dispositions, il vous faut savoir que ma liaison avec elle est devenue encore infiniment plus intime et plus solide, qu’au plaisir de la fréquenter j’ai sacrifié tout, absolument tout ce qui s’appelle distractions et vie mondaine, et que dans ma tête toujours saine et active je ne trouve rien pour remplir le vide terrible que la séparation laisse cette fois dans mon cœur. »

Cette nouvelle absence de Fanny produisit sur Gentz les effets qu’il attendait en juillet 1830 de sa villégiature à Kœnigswart. A ce moment-là, on s’en souvient, il écrivait à la comtesse Fuchs que, de cet éloignement, il espérait une victoire de sa raison sur son cœur. Le moyen n’avait pas réussi.

C’est seulement au retour du premier voyage de Fanny à Berlin qu’il y avait eu quelque chose de changé dans l’âme de Gentz et que la fougue des sens était tombée pour faire place à une affection plus posée, plus paternelle. La transformation se continua pendant le second voyage. Ce qui restait d’ivresse sensuelle se dissipa. Gentz était affranchi de la sorcellerie qui avait troublé sa raison et brisé sa volonté. Il comprit ce qu’il y {p. 86}avait dans son cas d’artificiel et de paradoxal. L’affaiblissement de ses forces physiques acheva sa libération. Il sentait déjà sur lui la main glacée de la mort. Lorsque Fanny revint, il avait éteint en lui-même les dernières flammes de l’incendie.

Gentz mourut le 9 juin 1832. Le prince de Metternich raconta ses derniers instants à Prokesch-Osten dans une lettre du 15 juin où il rapporta des propos tenus par leur ami, six semaines avant sa mort, au comte Münch. « La chère enfant, avait dit Gentz en parlant de Fanny, se donne toutes les peines du monde ; elle s’efforce de me dérider, mais tout est inutile ; ici (et il montrait son cœur) son image est morte. »

Fanny ne se laissa pas rebuter par l’humeur sombre du vieillard. Elle l’entoura jusqu’au bout de sa tendresse souriante. C’est d’elle qu’il s’agit, lorsque Chateaubriand, parlant des derniers moments de Gentz, dit : « Nous l’avons vu mourir doucement au son d’une voix qui lui fit oublier celle du temps20. »

***

S’il est assez facile de déterminer la nature de la passion de Gentz et de tracer la courbe qu’a suivie son développement, le problème est plus ardu lorsque l’on cherche à se rendre compte de {p. 87}ce qui s’est passé dans le cœur de Fanny. Les lettres qu’elle a écrites à son amant ont disparu. Celles de Gentz doivent naturellement être lues avec circonspection, lorsqu’elles parlent des sentiments qu’elle manifestait envers lui. On peut toujours se demander s’il ne se faisait pas illusion sur la tendresse dont il se prétendait assuré. Quand Rahel lui affirme que Fanny l’adore, ne faut-il pas supposer un peu de flatterie, d’ailleurs bien naturelle, de la part de la confidente qui veut faire plaisir à son vieil ami et qui le prend par son faible en chatouillant sa vanité ? Malgré l’absence ou le peu de sûreté des témoignages, il est permis de faire quelques conjectures.

Ecartons d’abord, en recherchant les causes qui ont jeté la jeune danseuse dans les bras d’un amant, une explication qui serait valable pour beaucoup de femmes de sa profession. Il n’y avait pas chez elle de dépravation précoce. Dans un monde où la chasteté est une vertu rare, elle ignorait l’entraînement des sens et ne cédait pas à l’attrait de la volupté. Sans doute elle ne sera pas toute sa vie une Diane impassible, un marbre que rien n’échauffera. Mais elle répugnait au désordre ; elle avait un souci de propreté morale ; les relents de débauche lui donnaient la nausée. Betty Paoli, qui l’a fréquentée pendant vingt ans, dit : « Il ne faut pas perdre de vue que Fanny n’était pas une nature passionnée. Ou, pour m’exprimer plus exactement : la passion qui est inséparable du talent de {p. 88}tout artiste supérieur se manifestait chez elle exclusivement dans le domaine de l’art. Dans la vie le fond harmonieux de son âme trouvait l’expression la plus charmante dans un enjouement calme, toujours égal. Il est impossible d’avoir un moindre besoin d’émotion qu’elle qui se sentait véritablement angoissée par toute violence, toute fougue impétueuse. Ce n’étaient pas seulement les mouvements de ses membres, c’était aussi sa vie intérieure qui obéissait aux lois de la mesure et de la beauté. Cette particularité de son tempérament me paraît une raison essentielle qui explique pourquoi une liaison, dont d’autres femmes de son âge et, de plus, suivant la même carrière, auraient vite été lasses, a pu lui suffire d’une façon durable. »

Ce n’était pas davantage l’appât d’un bénéfice matériel qui avait poussé Fanny vers Gentz. Elle savait qu’il n’était pas riche et que le luxe dont il s’entourait n’était qu’une splendeur précaire, prolongée à grand’peine, au jour le jour. Il gaspillait avec elle des revenus dont la source menaçait sans cesse de se tarir. Elle qui fut une femme pratique et qui montra plus tard une grande habileté à faire et à refaire sa fortune se serait bien vite aperçue qu’elle faisait fausse route, si elle avait compté sur Gentz pour amasser des rentes. Tout ce qu’elle pouvait attendre de lui, c’était qu’il la fit profiter de sa haute influence et de ses relations étendues pour lui assurer, soit à Vienne, soit à l’étranger, une carrière plus rapide et plus brillante. Il est {p. 89}possible que les recommandations d’un si puissant protecteur et, après sa mort, son souvenir aient aplani pour elle certaines difficultés. Mais elle fut bien mieux servie encore par son propre mérite.

Ce qui est parfaitement admissible, c’est que l’affection véritable ait été précédée ou accompagnée d’une vive satisfaction d’amour-propre. Gentz avait éprouvé ce sentiment ; il était flatté d’être aimé d’une jeune danseuse. Celle-ci, de son côté, pouvait être flattée d’être distinguée par l’un des personnages les plus considérables de l’époque. Elle voyait à ses pieds un homme qui avait été le soutien des monarchies, le conseiller des souverains, que les princes et les ambassadeurs s’honoraient d’avoir pour ami, celui qui était l’un des hôtes les plus brillants des salons aristocratiques. La plume illustre qui avait combattu la Révolution et Napoléon, qui avait renseigné les hommes d’Etat anglais, rédigé les traités de Paris et les résolutions de Carlsbad, envoyé des instructions à toutes les cours d’Europe, cette plume se faisait familière, câline, pour lui adresser à elle de petits billets exquis. La poitrine sur laquelle s’appuyait sa tête portait aux cérémonies officielles l’ordre hongrois de Saint-Etienne, l’ordre russe de Sainte-Anne, la Croix du Sud du Brésil, l’Aigle rouge de Prusse, le Danbrog, l’Etoile du Nord, l’ordre des Guelfes de la Grande-Bretagne et du Hanovre, le Lion de Zæhringen… N’y avait-il pas là de quoi éblouir la petite Autrichienne, élevée dans le respect des {p. 90}grandeurs ? Sa situation était comparable à certains égards à celle d’une héroïne de Gœthe, de Claire, la fille du peuple, dont l’amour est exalté par l’orgueil, lorsqu’elle voit devant elle Egmont en costume de grand d’Espagne, avec la Toison d’Or au cou.

Cet homme puissant s’efforçait d’abolir la distance qui le séparait de la danseuse issue d’un milieu modeste, ignorante des usages du monde, dénuée d’instruction. Au lieu de ne voir en elle, comme auraient fait tant d’autres, qu’un instrument de plaisir ou un objet de luxe, au lieu de lui parler un langage d’écurie et de mauvais lieu, il avait pris à tâche d’orner cette intelligence inculte, de développer ce qu’il y avait dans cet être simple de finesse instinctive et de distinction naturelle. C’est de cette bonté délicate que Fanny fut profondément touchée. Ainsi se forma chez elle ce sentiment complexe, « flottant entre l’amitié, la reconnaissance et l’amour », comme disait Gentz à Rahel. Laissons la parole à Betty Paoli :

« Selon moi, c’est la reconnaissance qui avait dans ce sentiment la part la plus importante. L’âme de Fanny était capable d’apprécier à sa juste valeur un dévouement absolu, désintéressé comme celui de Gentz. Jusqu’alors elle n’avait été qu’admirée, fêtée, désirée ; les hommages qu’on lui rendait s’adressaient exclusivement à son talent et à sa beauté ; mais qui donc s’était jamais soucié de sa dignité d’être humain ? Qui avait eu l’idée de {p. 91}hausser le niveau de son esprit et de l’enrichir ? Quoiqu’à ce moment-là Fanny fût encore trop jeune et, par suite de l’insuffisance de son instruction, trop peu développée pour se rendre un compte bien exact de la valeur intellectuelle de Gentz, elle la devinait cependant. Ses relations avec cet homme lui ouvrirent des régions de l’esprit qui lui étaient jusqu’alors totalement inconnues, et c’est avec joie qu’elle recueillit ces nouveaux éléments de culture. Ainsi l’on s’explique que dans cette liaison qui semblait renfermer une contradiction, elle ait trouvé le bonheur et le contentement. »

Que ce bonheur et ce contentement aient été réels, c’est ce qu’a refusé d’admettre le monde sceptique et rempli de malice. Il n’a pas voulu croire à ce miracle de l’affection fidèle d’une jeune danseuse pour un viveur usé. Il fut persuadé que Gentz avait eu le sort à peu près inévitable des galantins à cheveux blancs. On lui donna un rival plus jeune et plus poétique. Ce rival ne fut autre que le duc de Reichstadt.

***

La légende des amours du fils de Napoléon et de Fanny Elssler se répandit en Autriche et en Allemagne dès le lendemain de la mort du prince. En 1834 elle était accréditée en France à tel point que, lorsque cette année-là Fanny vint à Paris, les bonapartistes concertèrent une manifestation en {p. 92}son honneur. Plus tard Alexandre Dumas bâtira sur cette donnée toute une partie de son roman les Mohicans de Paris. Huit chapitres du tome III, du 94e au 101e, nous racontent les prodigieux succès à Vienne de la danseuse Rosenha Engel, ses tendres entrevues avec le frêle captif de Schœnbrunn et sa complicité avec les émissaires du parti bonapartiste, le général Lebastard de Prémont et Sarranti, qui tentent de faire évader le prince pour le placer sur le trône impérial restauré. A part les origines fabuleuses que Dumas attribue à son héroïne, à part les aventures romanesques auxquelles il la mêle, Rosenha Engel est le portrait de Fanny Elssler. Elle joue le rôle que l’opinion publique attribuait à l’amie de Gentz. « Juliette chez Roméo », comme dit le titre du chapitre 98, c’est Fanny Elssler que la légende conduit chez le duc de Reichstadt.

Il est inutile de rappeler longuement comment Edmond Rostand a repris la tradition. Dans l’Aiglon les personnages reparaissent avec leurs noms historiques ; mais dans ses grandes lignes l’intrigue est la même que celle des Mohicans de Paris. Comme Rosenha Engel, Fanny Elssler est jetée par le prince de Metternich dans les bras du duc de Reichstadt pour qu’elle lui fasse oublier, au sein du plaisir, sa naissance, ses ambitions, et les espérances fondées sur lui. C’est Gentz lui-même que Rostand charge du rôle d’entremetteur. Comme Rosenha Engel, Fanny Elssler déjoue ce {p. 93}plan abominable, révèle au duc le passé glorieux qu’on lui a caché et devient la collaboratrice la plus ingénieuse, la plus active, des défenseurs de la cause napoléonienne.

La légende renferme une petite part de vérité : il est établi que le prince de Metternich comptait sur les femmes pour étouffer chez le duc de Reichstadt des rêves dangereux. Prokesch-Osten raconte que le comte Gustave Neipperg essaya, vainement d’ailleurs, de mettre le duc en rapports avec une actrice du Hofburgtheater, Mme Peche. Mais Fanny Elssler ne fut jamais choisie pour jouer un rôle semblable. Elle ne trahit pas les desseins de Metternich, pour cette raison bien simple : jamais elle n’avait été appelée à les servir. Elle ne fut mêlée en rien aux complots bonapartistes. Elle n’a jamais approché le duc de Reichstadt. Sur ce point le témoignage de Prokesch-Osten est formel. Cet honnête homme, qui vécut à la fois dans l’intimité de Gentz et dans celle du duc, démolit la légende en même temps qu’il nous apprend comment elle a pris naissance. Après s’être élevé avec indignation contre les calomnies de gens malpropres d’après lesquels la mort prématurée du fils de l’Empereur aurait été causée par la fréquentation des femmes, il dit : « On a prétendu aussi qu’il avait noué des relations avec la belle danseuse Fanny Elssler. Le duc ne lui a jamais adressé la parole. Ce racontar est né de ce fait que l’on a vu plusieurs fois son chasseur entrer dans la {p. 94}maison où habitait Fanny. Mais si le chasseur venait, c’était parce qu’avec M. de Gentz j’avais dans la maison de Fanny un cabinet de lecture et de travail ; on m’y rencontrait souvent ; c’est là qu’il m’apportait un billet du duc ou qu’il venait me parler. Ce qui occupait l’âme et la pensée du duc ne laissait le beau sexe produire sur lui que des impressions très fugitives21. »

Les déclarations de Prokesch-Osten sont confirmées par celles de Fanny elle-même. Lorsqu’à son arrivée à Paris les journaux célébrèrent en elle la fée qui avait charmé la captivité du prisonnier de Schœnbrunn, le Dr Véron, directeur de l’Opéra, voulut savoir à quoi s’en tenir. Il écrit, dans ses Mémoires d’un Bourgeois de Paris : « Le bruit se répandit par quelques journaux allemands que Mlle Fanny Elssler avait inspiré une grande passion au duc de Reichstadt ; j’interrogeai à ce sujet l’ex-danseuse de Vienne avec une vive curiosité : je l’ai trouvée sincère, sans pruderie, et elle m’assura que cette passion du fils de l’Empereur pour elle n’était qu’un conte fait à plaisir22. »

Pendant son séjour à Paris, Fanny se lia d’amitié avec Mme de Mirbel, miniaturiste très appréciée alors, auprès de qui elle se défendit aussi d’avoir été dans l’intimité du duc. Sur une lettre {p. 95}qu’elle écrivit à cette amie, le 27 juin 1837, et qui est conservée au musée d’Avignon, nous lisons cette note ajoutée, semble-t-il, par la main de M. de Mirbel : « Mlle Elssler est une célèbre danseuse et une fort bonne personne dont Mme de M… vient de faire le portrait. Elle passe pour avoir charmé les dernières années du fils de Napoléon, mais elle assure qu’il n’en est rien. Il faut l’en croire. »

Fanny Elssler ne trahit Gentz ni pour le duc de Reichstadt ni pour un autre. Le vieillard s’était attaché sa conquête par des liens que rien ne put rompre, que sa mort elle-même ne détruisit pas entièrement. Les consolations qu’elle accepta peut-être un peu vite de Stuhlmüller à Berlin furent une soudaine revanche de la nature contre une situation qui avait été un défi à ses lois essentielles. Elles n’effacèrent pas la chère image gravée au fond du cœur. Fanny ne s’est jamais occupée de politique ; elle n’avait pas à épouser les animosités dont son ami était l’objet, soit de la part des bonapartistes, soit de la part des libéraux. Quand il eut disparu, laissant un nom maudit par les ennemis de l’absolutisme, elle continua de ne voir en lui qu’un homme foncièrement bon dont la passion pour elle, peu à peu épurée, s’était élevée jusqu’à la plus complète abnégation. A aucun moment de sa vie elle ne rougit d’avoir répondu à tant de bienfaits par l’offrande de sa beauté. « Encore dans sa vieillesse, dit Betty Paoli, elle aimait {p. 96}à se rappeler les jours passés avec Gentz, et jusqu’à sa mort elle garda pieusement la mémoire de son ami parti depuis longtemps. » Elle évoquait la chère et lointaine figure avec sa cousine Catherine Prinster, la confidente de tous ses secrets. Un jour, plusieurs années après sa mort, l’aimable écrivain Louis Speidel essayait de faire causer la cousine, devenue une petite vieille, ridée et ratatinée. Quand il la questionna sur Gentz, elle dit de sa voix chevrotante : « Ah, oui ! le vieux monsieur si bon23 ! » La bonté ! C’est sous cet aspect qu’à plus d’un demi-siècle de distance, Gentz apparaissait encore à celle dont la voix était l’écho des pensées intimes de Fanny, sa voix d’outre-tombe.

{p. 97}

Chapitre III

l’opéra de paris sous la direction véron §

L’homme qui dirigeait l’Opéra de Paris en 1834 et qui alla, cette année-là, chercher Fanny Elssler à Londres, était un médecin. L’Académie royale de Musique, installée alors rue Le Peletier, était bien malade, quand elle lui fut confiée en 183124.

Jusqu’en 1830, l’institution avait été régie par la maison du roi. Le directeur des Beaux-Arts, le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, avait apporté à la gouverner, dit Castil-Blaze, « toute l’incapacité, l’ignorance d’un gentilhomme25 ». Malgré des ressources considérables que complétaient une subvention annuelle de 750 000 fr. payée par la liste civile et une redevance d’environ 300 000 francs prélevée par l’Opéra sur les autres théâtres de Paris, l’administration était, {p. 98}au moment de la Révolution de Juillet, en déficit de plus d’un million.

Le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld avait sauvé la morale en soumettant les coulisses à un régime sévère, et en imposant aux danseuses des jupes longues. Mais avec lui l’art fut en péril. L’Opéra était éclipsé par le Théâtre-Italien qui, si son répertoire n’était pas inattaquable, avait du moins des chanteurs di primo cartello. Dans le vaste bâtiment de la rue Le Peletier régnaient la routine, l’incurie, l’inertie.

La Révolution de Juillet mit fin à cet état de choses. L’Opéra fut enlevé à la maison du roi et l’on adopta le principe de l’exploitation par un directeur-entrepreneur qui le gérerait à ses risques et périls. Un double lien le tenait rattaché à l’Etat : une commission chargée de veiller à l’exécution du cahier des charges et une subvention qui fut fixée pour la première année à 810 000 francs. L’esprit des affaires, l’esprit bourgeois, se substituait à l’insouciance d’une direction aristocratique à qui répugnait toute opération commerciale. Cet esprit était personnifié de la façon la plus éclatante par Louis Véron. Cet homme avait toutes les qualités et tous les défauts nécessaires pour faire de l’Académie royale de Musique une excellente maison de rapport.

Louis Véron était le type du bourgeois que la Révolution de 1830 avait poussé au premier plan. C’était le bourgeois idéal, le bourgeois dans toute {p. 99}sa magnificence, remplaçant l’élévation de l’esprit par le génie des affaires, positif, actif, poursuivant et atteignant grâce à des ressources multiples son double but : la possession de réalités solides et le faste des apparences. Il se considérait lui-même comme la plus parfaite incarnation de l’esprit bourgeois ; il se vantait de le représenter, il s’en faisait un panache, et il intitulait orgueilleusement ses six volumes de souvenirs : Mémoires d’un Bourgeois de Paris.

Bourgeois, Véron l’était par ses origines. Fils d’un papetier de la rue du Bac, il avait dans le sang le don du négoce. Ses parents l’initièrent par leur exemple à une religion : celle de l’argent. Associé pendant un temps au commerce paternel, il y prit le goût de la chasse aux écus, mais avec le désir d’agrandir le champ de ses opérations. L’ambition dévorait le petit marchand de papier. Après de médiocres essais dans la littérature, il lui sembla que la médecine pourrait le conduire à la fortune. Il se fit donc médecin. Il n’aurait pas été plus malhabile qu’un autre, mais il lui manquait la vocation scientifique et le sentiment de la beauté de sa profession. La médecine ne fut pour lui qu’une spéculation qui, d’ailleurs, lui réussit brillamment. Un de ses amis, nommé Regnauld, pharmacien dans la rue Caumartin, mourait en 1824, laissant une formule de pâte pectorale qu’il avait inventée. Sa veuve communiqua la recette à Véron. Celui-ci l’étudia, mit la main… à la pâte {p. 100}et s’entendit avec un ancien pharmacien de l’armée, du nom de Frère, pour mettre en vente le nouveau produit. Véron avait engagé 17 000 francs dans l’affaire ; elle finit par lui en rapporter 100 000 par an26.

Si la pâte Regnauld devint rapidement célèbre, cela tient à ce que Véron sut jouer avec brio d’un instrument dont on n’avait pas abusé jusqu’alors : la publicité dans les journaux. Par un effort calculé et persistant, il s’était créé de précieuses relations dans la presse et s’y était lui-même fait une place, sinon brillante, du moins fructueuse. D’abord obscur collaborateur du Conservateur littéraire, fondé par Abel Hugo, où Victor Hugo publia ses premiers vers, il ne jeta pas plus d’éclat, lorsqu’il devint un des rédacteurs ordinaires de la Quotidienne de Michaud. Ce n’est point que l’esprit lui fit défaut ; il eut souvent des mots heureux, mais son style fut toujours terne, sa phrase filandreuse et molle comme la jujube de sa pâte Regnauld. Dans le journalisme, Véron vit moins une branche de la littérature qu’une force commerciale. Après s’être servi des amitiés qu’il y avait nouées pour lancer sa création pharmaceutique, il continua de manier à son plus grand profit le puissant levier. En 1829, il ne fit que passer au Messager des Chambres, où il s’essaya dans la critique théâtrale. La même année, il frappait un grand coup {p. 101}en fondant la Revue de Paris, qui fut de plusieurs mois l’aînée de la Revue des Deux Mondes. Plus tard il devint une puissance de premier ordre lorsque, ayant acquis le Constitutionnel en 1844, il ressuscita cette feuille moribonde et en fit un des premiers journaux de France par l’importance politique et la valeur littéraire. Véron fut, avec Emile de Girardin et les Bertin, un des hauts barons de la presse sous le gouvernement de Louis-Philippe, et il le resta pendant les premières années de l’Empire.

Horace de Viel-Castel dit dans ses Mémoires : « Véron, c’est le bourgeois gentilhomme du dix-neuvième siècle27 », et ailleurs : « Véron joue un rôle et il le joue bien ; c’est l’insolence élevée à la plus haute puissance et qui a su tirer parti des éléments impurs qui composent le fond de notre marais social. Il a le génie et l’audace de sa position ; beaucoup de nos tripotailleurs envient son influence, sa fortune ; beaucoup le blâment qui voudraient l’imiter ; mais ils demeurent impuissants. Ne profite pas qui veut du fumier des écuries d’Augias28. »

S’étant élevé d’une situation modeste à une haute fortune, l’ancien boutiquier étala un luxe indiscret de parvenu. Directeur de la Revue de Paris, il allait à la chasse aux collaborateurs dans un cabriolet qui faisait sensation sur le boulevard. {p. 102}Plus tard, il acheta d’occasion à Mlle Mars un coupé attelé de deux chevaux anglais (c’était alors nouveau et d’un chic suprême), qui portaient sur les œillères des touffes de rubans écarlates. Ses dîners qu’il offrit, selon les époques, au Café de Paris, à la Maison Dorée, dans son appartement de la rue Taitbout, ou dans sa résidence d’Auteuil, à la Tuilerie, étaient fameux. Chez lui, ils étaient préparés par Sophie, le plus illustre cordon bleu du règne de Louis-Philippe, une singulière figure de paysanne normande, remarquable par la profondeur de sa science culinaire, par son dévouement âpre aux intérêts de son maître, par son intelligence supérieure, mais aussi par la façon tantôt familière, tantôt revêche, dont elle recevait les visiteurs ou les habitués de la maison.

Le physique du personnage était en harmonie parfaite avec sa mentalité et ses mœurs. Quand on voit un portrait de Véron, l’on se demande si l’on a sous les yeux une image fidèle, ou si ce n’est pas plutôt une caricature de Daumier, une pochade de Gavarni, ou bien encore l’inénarrable Joseph Prudhomme crayonné par Henri Monnier. Ni le Charivari, qui mena contre lui la plus acharnée des campagnes, ni Dantan, qui fit de lui une statuette amusante, n’eurent à se mettre en grands frais d’invention pour le rendre grotesque. Voici comment le décrit Henri Heine :

« Avez-vous jamais vu M. Véron ? Au Café de Paris ou sur le boulevard de Coblence, elle vous a {p. 103}certainement frappé plus d’une fois, cette apparition grasse et grotesque, avec le chapeau enfoncé de biais sur la tête, celle-ci étant entièrement enfouie dans une immense cravate blanche dont les bouts montent jusque par-dessus les oreilles, afin de couvrir d’énormes écrouelles, de telle sorte que son visage rouge et jovial, avec de petits yeux clignotants, émerge à peine. Fort de sa connaissance des hommes et de son succès, il dévale d’un air satisfait, d’un air insolemment satisfait, entouré d’une cour de jeunes, et parfois aussi de vieux dandys de la littérature, qu’il régale habituellement de champagne et de jolies figurantes. Il est le dieu du matérialisme et son regard, qui insulte l’esprit, m’est souvent entré comme un coup de couteau dans le cœur, lorsque je le rencontrais ; il m’a semblé maintes fois que de ses yeux sortait une masse rampante de petits vers, gluants et brillants29. »

Barbey d’Aurevilly flétrissait « le lépreux de la cité de Paris, le scrophuleux (sic) docteur Véron30 ». Dans une série de portraits à la manière de La Bruyère, publiée en 1845 sous le titre de Camera lucida, Charles Nisard donnait celui de Véron qui était appelé par antiphrase Modeste ; il le montrait sortant avec fracas du Café de Paris, {p. 104}se jetant dans sa voiture qui le dépose au théâtre, et là recevant, comme un pacha, les caresses de tout un essaim de bayadères. Une des satires les plus divertissantes est la parodie d’une orientale de Victor Hugo, où Théodore de Banville substitue Véron à Sarah la baigneuse :

Véron tout plein d’insolence
Se balance,
Aussi ventru qu’un tonneau
Au-dessus d’un bain de siège,
O Barège,
Plein jusqu’au bord de ton eau.
Et comme Io, pâle et nue
Sous la nue,
Fuyait un époux vanté,
Le flot réfléchit sa face,
Puis s’efface
Et recule, épouvanté.

Un songe visite le baigneur. Il se voit député ; il se voit constellé de ces décorations de tous pays qu’il convoitait avec une avidité enfantine :

Ah ! si j’étais en décembre
A la Chambre,
Je grandirais d’un bon tiers,
Et je pourrais de mon ombre
Faire nombre
A côté de Monsieur Thiers.
Je pourrais sur mon pupitre
Faire, en pitre,
Le bruit traditionnel
Et, commençant une autre ère,
Ne plus traire
Le Constitutionnel.
{p. 105}
A mes festins que le Scythe
Même cite,
On boirait de l’hypocras !
J’obtiendrais des croix valaques
Et des plaques :
Je les ferais faire en strass !31

Tel était l’homme qui tint pendant quatre ans, de 1831 à 1835, le sceptre de l’Opéra.

***

Véron se rendait parfaitement compte de ce que signifiait son entrée à l’Académie royale de Musique. Il nous communique, dans ses Mémoires, les réflexions qu’il se fit : « La révolution de Juillet, se disait-il, est le triomphe de la bourgeoisie ; cette bourgeoisie victorieuse tiendra à trôner, à s’amuser ; l’Opéra deviendra son Versailles, elle y accourra en foule prendre la place des grands seigneurs et de la cour exilés32. »

Partant de ce principe que l’Opéra devait être un lieu de plaisir où la bourgeoisie riche, vaniteuse, avide de distractions mondaines se donnerait rendez-vous dans une atmosphère de luxe sous prétexte d’entendre de la musique, Véron s’efforça de parer de toutes les élégances et de toutes les splendeurs ce « Versailles » des nouvelles classes dirigeantes. S’il lui était impossible de transformer {p. 106}en monument aux lignes architecturales la bâtisse de la rue Le Peletier, il s’ingénia du moins à rendre l’intérieur confortable et cossu. Les tapissiers dissimulèrent sous les ornements et les tentures la sobriété de la salle. Des ors flamboyants, des velours rutilants, des tapis moelleux, des lustres et des girandoles aux prismes innombrables donnèrent à une clientèle de parvenus l’illusion de la magnificence. L’éclairage au gaz, d’introduction récente, fut perfectionné. L’orgueil bourgeois s’étalait, se dilatait, éclatait dans tout cet éblouissement.

Ce clinquant attirait les hommes de négoce, les financiers, les arrivés de la politique, comme les facettes du miroir attirent les alouettes. Les places furent âprement disputées. « Tout le monde, écrit Ch. de Boigne, veut avoir sa loge à l’Opéra, les uns une fois, les autres deux fois, les autres trois fois par semaine. Les notaires, les avoués, les agents de change qui veulent tenir leur rang en ont jusqu’à deux : une pour leurs femmes, le lundi, le petit jour, et une pour leurs maîtresses le vendredi, le grand jour. La basoche se case ordinairement aux secondes et aux troisièmes de face : elle mêle l’économie à la vanité. Pour la Bourse, rien n’est trop beau, rien n’est trop cher : la Bourse disputerait les premières loges, les avant-scènes aux ambassadeurs, aux ducs, aux marquis et aux lions. Par malheur, les avant-scènes appartiennent les unes depuis des siècles, les autres plus récemment à des locataires peu disposés à se {p. 107}dessaisir de leurs droits en faveur de la Bourse33. »

Véron prit les dispositions nécessaires pour satisfaire ces convoitises. Il rendit accessibles à la classe bourgeoise, qui prétendait exercer sa royauté dans la vie mondaine comme dans la politique, les parties du théâtre occupées jusqu’alors par la caste privilégiée.

L’aristocratie recula devant cette marée montante à laquelle le directeur ouvrait les écluses. Elle reflua vers le Théâtre-Italien qui fut le Coblence de ces émigrés, dépossédés de leurs privilèges et dérangés dans leurs habitudes par une nouvelle révolution.

Cependant cet exode ne fut pas général. Un certain nombre de loges restèrent entre les mains de leurs anciens propriétaires. Il y en eut une, déjà célèbre, qui fit parler d’elle plus que jamais sous la nouvelle administration. Ce fut la loge infernale, appelée encore loge des lions. Elle appartenait au marquis du Hallays-Coëtquen. C’est là que se réunissaient autour du comte Guy de La Tour du Pin et du comte Fernand de Montguyon, leurs chefs de file, les jeunes gens les mieux habillés de l’époque, les superbes dandys, les lions, les gants-jaunes, disciples de Brummel, rivaux du suprême arbitre des élégances, le fameux comte d’Orsay. Ils venaient là dans des toilettes qui étaient le fruit de leur longue patience, servie par {p. 108}le génie du tailleur, par l’habileté du coiffeur et du valet de chambre, fièrement cambrés dans leur habit qui les pinçait à la taille, le cou sanglé dans de hautes cravates qui montaient jusqu’aux oreilles, les cheveux s’enlevant en un toupet dont la fougue était le résultat d’études profondes. Ils venaient là, hautains et bruyants, décidés à se faire remarquer, avec la prétention d’imposer leurs goûts et de faire triompher leurs partis pris, redoutables pour la direction, plus redoutables encore pour les artistes qui avaient à compter avec leurs caprices. Ces lions étaient féroces.

***

Lorsque les ministres de Louis-Philippe mirent l’Opéra aux mains de Véron, ils n’avaient négligé qu’un tout petit détail. Ils ne s’étaient pas demandé si le nouveau directeur de l’Académie royale de Musique comprenait quelque chose à la musique.

De fait, sa culture musicale était nulle. Il évitait, pour cause, de se prononcer entre les deux grandeurs de l’époque, Rossini et Meyerbeer. « Nous sommes trop préoccupés d’affaires, disait-il, pour que la guerre des gluckistes et des piccinistes recommence parmi nous34. » Ses préférences allaient tout simplement aux compositeurs qui faisaient les plus belles recettes.

{p. 109}Les livrets modèles, à ses yeux, étaient ceux de Scribe, parce qu’ils offraient « d’heureux prétextes de mises en scène originales et variées et d’ingénieux à-propos pour toutes ces dépenses justement exigées d’un directeur d’Opéra35 ». Scribe d’ailleurs était le plus bourgeois des littérateurs. Il jouissait d’une vogue extraordinaire, grâce à des pièces habilement bâties, mais dénuées de vérité, de poésie et de style. C’était un industriel adroit, qui, ayant bien compris les goûts du gros public, le servait à souhait et réalisait, par une fabrication ininterrompue, une superbe fortune. Cet heureux commerce le rendit grand et vénérable aux yeux de Véron. Les deux âmes étaient faites pour se comprendre.

Le programme de Véron fut de donner à une clientèle où dominait l’élément bourgeois le genre de spectacle qu’elle appréciait le plus, c’est-à-dire des inventions à la manière de Scribe, entourées de la musique des compositeurs les plus populaires. Le théâtre devait parler avant tout aux sens de ce public de banquiers et de négociants, et lui faire oublier, par une succession habilement ménagée de tableaux brillants, les affaires qui avaient tendu dans la journée tous les ressorts de son intelligence et de sa volonté.

Si la musique et la poésie restaient lettre close pour ce directeur d’Opéra, il était, par contre, {p. 110}dans son élément, lorsqu’il s’agissait de réaliser avec magnificence sur la scène les conceptions du librettiste et du compositeur.

Dénué d’imagination artistique, il eut du moins le mérite de s’adjoindre comme collaborateur un homme qui avait du goût et des idées, Duponchel, architecte de profession, amateur passionné de théâtre. Duponchel était partisan des tendances nouvelles qui, après avoir rajeuni la littérature, la peinture et la sculpture, allaient s’étendre aux arts auxiliaires du théâtre. Il ne se contenta pas d’introduire dans la machinerie diverses améliorations d’ordre purement matériel et technique, par exemple, les changements de décors effectués pendant les entr’actes, au lieu de l’être, comme autrefois, à rideau levé. Il modernisa la mise en scène et l’imprégna de romantisme. Les anciens palais classiques entourés de jardins rectilignes furent remplacés par des demeures plus fantaisistes et encadrées d’une verdure un peu moins régulièrement ordonnée. Le gaz servit à obtenir des clairs de lune et de poétiques jeux de lumière. Pour cette rénovation romantique du décor, Duponchel utilisa des talents affranchis de la routine académique ; c’étaient Feuchères, Séchan, Diéterle, Despléchin, ceux que Théophile Gautier appelait « les Delacroix, les Decamps, les Marilhat, les Cabat de la peinture de théâtre36 ». Les costumes et les {p. 111}accessoires furent également réformés. Les vieilleries mythologiques, les Dieux avec leurs attributs invariables, les Amours avec leurs flèches et leur carquois, tout cet attirail conventionnel fut mis au rebut ; on y substitua des inventions plus fraîches et plus variées.

Robert le Diable fut la première pièce montée dans ce style nouveau. Le tableau du cloître, où les nonnes quittent leurs tombes, fut la première apparition sensationnelle du romantisme dans les décors de l’Opéra, et ce fut une éclatante victoire, dont l’honneur revient principalement à Duponchel.

Cependant, il ne faudrait pas marchander à Véron sa part d’éloges. Il ne se contentait pas de tenir à son auxiliaire sa bourse largement ouverte. Il payait de sa personne, il intervenait très activement dans l’énorme travail que nécessite la mise sur pied d’un opéra. Il multipliait les conférences avec les peintres, les décorateurs, les machinistes. Il examinait les projets et les devis des costumes. On voit sa signature partout, sur les feuilles de présence des ouvriers, sur les listes de commandes, sur les mémoires des fournisseurs. C’est l’œil du maître, à qui rien n’échappe. Il exige des remaniements et des corrections. Jamais, ou presque jamais, ce n’est pour diminuer la dépense ; au contraire, s’il modifie, c’est pour améliorer, pour faire plus grandement les choses. Il court à droite et à gauche, stimulant tout le monde, ne reculant devant aucune fatigue pour arriver à ses fins, {p. 112}réclamant de tout son personnel, depuis les gloires du chant et de la danse jusqu’au plus humble musicien de l’orchestre, une contribution active à la marche irréprochable du spectacle.

Il eut le don de se faire obéir. Quoique le poste fût dangereux pour un homme de vertu médiocre comme lui, quoiqu’il eût des faiblesses pour quelques-unes de ses pensionnaires, il garda son autorité intacte. Il y réussit, en grande partie, grâce à l’exemple qu’il donnait d’un zèle infatigable. Très assidu aux répétitions, il pouvait se permettre de contraindre les autres à la même exactitude. En contact perpétuel avec son personnel, il le connaissait à fond ; il le dirigeait par la persuasion, avec un air bonhomme, beaucoup plus que par des ordres hautains et secs. Des libéralités inattendues récompensaient quelquefois ceux des artistes dont il était particulièrement satisfait. Par exemple, il invitait à souper plusieurs dames du corps de ballet et au dessert il envoyait à chacune d’elles un cornet de bonbons, c’est-à-dire des pralines enveloppées dans un billet de mille.

Grâce à cette belle activité, les représentations d’opéras et de ballets furent en général très brillantes. Une des plus réussies fut celle de Gustave III, l’opéra de Scribe et d’Auber, dont le cinquième acte, celui du bal masqué où le roi de Suède tombait frappé d’un coup de poignard, fut éblouissant.

« Rien ne fut ménagé, dit Véron, pour donner {p. 113}de l’éclat à la mise en scène de ce bal ; les quadrilles furent des plus variés et des plus brillants, les travestissements offrirent de la nouveauté et une originalité comique. La décoration, pleine de richesse, donnait, par sa plantation, le moyen de placer beaucoup de monde sur le théâtre ; un très grand nombre de lustres garnis de bougies répandaient des flots de lumière. Tout le cinquième acte était royal et digne de l’Opéra37. »

Une autre féerie du même genre fut la Tentation, opéra-ballet en cinq actes, pour laquelle furent faits six cent dix costumes nouveaux et qui réunissait à un moment sept cents personnes sur la scène. Le public s’extasia de même devant les tableaux de la Juive. Pour monter cet ouvrage, Véron avait dépensé 150 000 francs, somme qui paraissait fantastique alors. Trente mille francs furent affectés aux armures que l’on fit en métal, tandis que jusque-là ces accessoires avaient été fabriqués en carton. Le grand nombre de cavaliers qui parurent dans cette pièce fit dire à un plaisant : « Ici on chante à pied et à cheval. »

A vrai dire, c’étaient des spectacles de cirque. L’Opéra rivalisait avec Franconi qui faisait en ce temps-là courir tout Paris à ses splendides pantomimes équestres. Henri Heine en fit la remarque dans une page où il raillait agréablement ce qu’il appelait les principes de Véron :

{p. 114}« Je dis « principes », car en effet, M. Véron avait des principes, résultats de ses méditations en matière d’art et de sciences, et, de même que, comme pharmacien, il avait inventé une excellente drogue contre la toux, de même, comme directeur de l’Opéra, il inventa un remède contre la musique. En effet, il avait fait, en s’observant lui-même, la remarque qu’un spectacle de Franconi lui causait plus de plaisir que le meilleur opéra ; il acquit la conviction que la plus grande partie du public était animée des mêmes sentiments, que la plupart des gens allaient à l’Opéra par bon ton et ne s’y amusaient que lorsque la beauté des décors, des costumes et des danses enchaînait leur attention au point de les rendre sourds à la maudite musique. Le grand Véron eut en conséquence cette idée de génie, de satisfaire chez les gens le goût du spectacle pour les yeux à un tel degré que la musique n’arrivât plus à les incommoder et que l’Opéra leur offrît le même plaisir que Franconi. Le grand Véron et le grand public se comprirent ; celui-là sut rendre la musique inoffensive, et, sous le titre d’opéras, ne donna que des pièces à grand spectacle ; celui-ci, je veux dire le public, put avec ses filles et ses épouses se rendre à l’Opéra, comme il convient aux classes cultivées, sans mourir d’ennui. L’Amérique était découverte, l’œuf se tenait sur la pointe, l’Opéra se remplissait chaque jour, Franconi fut dépassé et fit faillite, et M. Véron est depuis ce temps un homme riche. Le nom {p. 115}de Véron vivra éternellement dans les annales de la musique ; il a embelli le temple de la déesse, mais la déesse, elle-même, il l’a jetée à la porte. Rien ne dépasse le luxe qui règne au Grand-Opéra, et celui-ci est à présent le paradis des gens à l’oreille dure38. »

Ailleurs, le même auteur, décrivant le bâtiment de la rue Le Peletier, qui a l’air, dit-il, d’une belle écurie, fait observer que la façade est surmontée de huit statues qui représentent des Muses. « Une neuvième manque, gémit-il, et hélas ! c’est précisément la Muse de la musique39.

***

Véron fut secondé dans sa gestion par deux forces dont il usa largement : la claque et la presse. Les deux corporations lui fournirent des auxiliaires dévoués dont quelques-uns contribuèrent à la fortune de Fanny Elssler et qu’il est bon de faire connaître.

La question, souvent débattue, de l’utilité de la claque ne faisait aucun doute pour Véron : c’était une institution d’une nécessité absolue. Il a pensé sérieusement et développé en son style sans grâce ce que Théophile Gautier a dit, sur le ton léger du paradoxe, en faveur du personnage {p. 116}aux mains robustes, soutien de la fortune indécise des auteurs et des artistes.

« Il égaye, écrivait Théophile Gautier, et rend vivantes les représentations, qui, sans lui, seraient mornes et froides ; il est la mèche du fouet qui fait bondir l’acteur et le précipite au succès ; il donne du cœur à la jeune première qui tremble, et desserre la gorge de la débutante qui ne pourrait, sans lui, laisser filtrer un son perceptible ; ses applaudissements sont un baume pour l’amour-propre blessé des auteurs, qui oublient aisément qu’ils ont été commandés le matin…

« Le claqueur n’est, du reste, qu’une nature admirative un peu exagérée40. »

A l’époque où Véron prit possession du fauteuil directorial, ces natures admiratives étaient commandées à l’Opéra par un chef habile et majestueux, Auguste, devenu tellement illustre sous ce prénom, qu’il eût été dérisoire d’y ajouter son nom de famille, Levasseur, de même qu’il eût été malséant de faire suivre le nom de Louis XIV de celui de Capet. Auguste fut un personnage épique, une figure d’imperator, comme son homonyme de Rome. Toute une littérature nous rapporte ses batailles et ses victoires. Son physique nous est décrit par Ch. de Boigne :

« Auguste a débuté dans le monde par le rôle de romain. Grand, fort, robuste, un vrai taureau, {p. 117}doué d’une paire de mains extraordinaires, il avait été créé et mis au monde pour être claqueur. Avec de telles mains, de tels battoirs, on ne reste pas longtemps simple romain. Auguste franchit rapidement les grades de claqueur en titre et de brigadier ; il devint bientôt lieutenant, lieutenant de César et César lui-même.

« A l’apogée de sa fortune, il ne reniait pas ses mains, il en était fier ; il les montrait avec orgueil, et pour mieux les montrer il ne portait pas de gants, prétendant qu’il n’en avait jamais trouvé d’assez larges. La figure encadrée dans d’épais favoris, l’air lourd et commun, le teint olivâtre, le régent à sa chemise et le sancy à son doigt, des breloques, des fruits rouges d’Amérique à sa montre, son gilet et son pantalon trop courts, Auguste n’avait pas la prétention de passer pour un prince déguisé. Tout en lui trahissait, exhalait le claqueur : Incessu patuit dea. Mais le claqueur était honnête, loyal, intelligent, et avait le génie de son état. Il vivait, il ne pouvait vivre qu’à l’Opéra : le jour, dans la cour, causant avec les artistes qui lui témoignaient la plus cordiale déférence ; le soir au parterre41. »

Les historiens d’Auguste sont unanimes à reconnaître son habileté consommée de tacticien, l’autorité avec laquelle il dirigeait ses troupes, la sûreté de son jugement qui lui faisait saisir le moment précis {p. 118}où il fallait les faire donner. Berlioz avait pour lui une admiration profonde. « J’ai vu, dit-il, peu de majestés plus imposantes que la sienne. Il était froid et digne, parlant peu, tout entier à ses méditations, à ses combinaisons et à ses calculs de haute stratégie42. » C’étaient de vrais plans de bataille qu’il élaborait, les soirs de premières représentations. Il dispersait ses hommes en tirailleurs, de manière à ce que les salves d’applaudissements partissent de plusieurs parties du théâtre, mais il les plaçait de telle sorte que tous pussent avoir l’œil sur lui et manœuvrer au premier signal. Ils le reconnaissaient à sa redingote, qui était habituellement d’un vert clair ou d’un brun tirant sur le rouge. Tel Henri IV ralliant ses soldats à son panache blanc. « Non, continue Berlioz, jamais plus intelligent ni plus brave dispensateur de gloire ne trôna sous le lustre d’un théâtre… On a souvent admiré, mais jamais assez, selon moi, le talent merveilleux avec lequel Auguste dirigeait les grands ouvrages du répertoire moderne et l’excellence des conseils qu’en mainte circonstance il donnait aux auteurs. »

C’est qu’en effet cet Hercule n’était pas une brute ignare. A force de fréquenter l’Opéra, il avait acquis du flair ; il connaissait le public ; il savait les morceaux qui portaient ; il savait à quel moment les bravos de la claque répondaient véritablement aux sentiments favorables des {p. 119}spectateurs. Il était en mesure de faire profiter les auteurs de son expérience et des observations qu’il avait faites sur la psychologie des foules. Il donnait des conseils et des encouragements à Scribe. « Meyerbeer, raconte E. de Mirecourt, aux répétitions, allait modestement s’asseoir à sa droite et l’écoutait comme un oracle.

« Un soir, Auguste interrompit un air de longue haleine par ces mots :

« — Voilà un morceau dangereux.

« — Croyez-vous ? fit le compositeur.

« — J’en suis sûr. Si vous avez beaucoup d’amis dans la salle qui veulent l’entreprendre, je le ferai continuer par mes hommes ; mais je ne réponds de rien.

« — Alors, dit Meyerbeer, qu’il n’en soit plus question, coupez-le, vous vous y connaissez mieux que moi43 ! »

Véron mit à contribution les ressources de ce talent. La veille de chaque première représentation, une véritable conférence avait lieu entre le directeur et le chef de claque. « Nous passions en revue tout l’ouvrage, dit Véron, depuis la première jusqu’à la dernière scène ; je ne lui imposais point mes opinions, j’écoutais les siennes : il appréciait, il jugeait tout, danse et chant, suivant ses impressions personnelles. Je me surprenais quelquefois à rire de la justesse de ses critiques et {p. 120}du programme qu’il se traçait à l’avance pour la répartition savante et graduée des applaudissements44. » Après avoir pris leurs dispositions pour préparer le succès de la pièce, les deux collaborateurs déterminaient ensemble le sort qui serait fait à chaque artiste. « Tous les premiers rôles devaient être fêtés, rappelés, redemandés, c’était de droit ; mais, lorsque nous arrivions aux artistes de second ordre, il me répugnait de traduire nettement et en termes précis ce qu’on devait faire pour chacun ; je craignais d’afficher des préférences personnelles ; j’avais donc adopté, pour m’entendre à ce sujet avec Auguste, une gamme chromatique dont les notes élevées étaient une excitation des applaudissements, dont les notes basses prescrivaient de la froideur. Mon interlocuteur saisissait jusqu’aux nuances les plus fines de ce langage musical ; je constatais le soir que mes instructions avaient été comprises et fidèlement traduites45. »

Ainsi, la claque, méthodiquement organisée et savamment dirigée, intimement associée aux entreprises de Véron, devint presque une institution d’Etat et contribua pour une grande part aux retentissants succès qu’eut à enregistrer l’Académie royale de Musique.

{p. 121}
***

La presse parisienne, et en particulier la presse théâtrale, était, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, infiniment plus brillante que celle des autres pays. La critique littéraire et dramatique était entre les mains d’hommes qui savaient juger et écrire. Si la critique musicale manquait de solidité, beaucoup de ses représentants avaient du moins du goût, de la finesse, du style. C’est surtout à partir de 1836, année où furent fondés la Presse et le Siècle, que l’on vit apparaître une pléiade de talents à la plume vive et colorée. Il suffira de nommer Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly. Nous omettons volontairement Jules Janin, l’oracle du Journal des Débats, qui n’avait, pour justifier sa haute autorité, ni qualités d’écrivain, ni valeur morale.

Ce n’est point parmi les esprits indépendants et dignes que Véron choisit ses soutiens. Journaliste lui-même, il recruta sans peine des mercenaires qui se firent, en échange de quelques louis ou simplement d’un bon dîner, ses thuriféraires attitrés, ses « matassins », les exécuteurs de ses hautes et basses œuvres.

On voyait en ce temps-là (chose inouïe, inconcevable pour nous !) des critiques qui trafiquaient de leur plume, qui tenaient boutique d’éloges ou de blâmes, qui exaltaient la médiocrité, quand elle {p. 122}avait une bourse rapide à s’ouvrir, et qui s’acharnaient contre le talent, lorsque, confiant en lui-même, il croyait pouvoir se passer de louanges achetées. Les hommes courageux qui osaient braver la vengeance des bandits embusqués au rez-de-chaussée d’une gazette, ou les naïfs, qui s’imaginaient que le mérite suffit, étaient rares. En général, on s’inclinait devant ces dieux puissants. On les redoutait ; on les flagornait. Le chanteur amadouait le maître-chanteur avec des billets de banque. La cantatrice et la danseuse n’avaient rien à lui refuser.

Le type le plus complet de ces écumeurs de tréteaux fut Charles Maurice, directeur et rédacteur en chef du Courrier des Théâtres. Celui-là était le Mandrin de la presse théâtrale, le Cartouche du feuilleton. Son journal était un coupe-gorge. Malheur au directeur qui se refusait à payer la rançon exigée par le brigand ! Celui des Variétés en sut quelque chose. Il ne se passait presque pas un jour sans que le Courrier des Théâtres ne fulminât contre le Bouge-Variétés et n’en demandât la fermeture, par mesure de salubrité publique. Malheur à l’artiste qui ne partageait pas avec le flibustier ses appointements, gros ou maigres ! Charles Maurice l’étranglait avec férocité. Son cynisme faisait sa force. On était désarmé par l’aplomb avec lequel il criait : la bourse ou la vie ! Il avait, pour passer de l’éreintement ou de l’intimidation à l’éloge payé, une désinvolture stupéfiante. Mais {p. 123}il ne manquait pas de talent. Sa spécialité était le jugement condensé en une ligne, en un mot. Chaque jour une colonne de son journal était remplie de ces laconiques sentences de mort. C’était le couteau de la guillotine qui s’abattait, rapide et sec. Il savait mettre les rieurs de son côté. Une pauvre danseuse, Louise Fitzjames, remarquable par sa maigreur, fut harcelée sans répit de mots à l’emporte-pièce qui sont souvent d’une drôlerie incontestable. Cet homme était la terreur des coulisses. Pour se rendre compte de l’effroi qu’il inspirait, il faut lire son Histoire anecdotique du théâtre, ouvrage qui, sous un titre trompeur, n’est guère qu’une collection de lettres adressées à l’auteur par les célébrités de la scène. On y voit les plus grands noms au bas des billets les plus humbles, les plus obséquieux. Les hommes sont plats et lâches ; les femmes s’offrent.

Ce Charles Maurice se distingua par son zèle au milieu de la bande achetée par Véron. A quel prix se vendit-il ? On ne le sait. La somme, à coup sûr, fut rondelette, si l’on en juge d’après la quantité d’encens qu’il fait brûler invariablement, obstinément, aux pieds du Jupiter de l’Académie royale de Musique. Les comptes rendus des premières représentations sont des hymnes qui exaltent la gloire et la magnificence du dieu. Les auteurs et les artistes sont loués ou maltraités, selon qu’ils ont passé ou non à la caisse du Courrier des Théâtres. Mais, pour le maître souverain qui a fait {p. 124}tomber la pluie d’or, il n’y a jamais une parole de blâme, jamais une réserve.

La réclame faite par Charles Maurice à Véron nous paraît d’un charlatanisme candide. Il avait recours à des procédés enfantins que répudierait aujourd’hui le dernier des bateleurs. Mais en ce temps-là les journaux n’avaient pas encore usé la crédulité du public. Celui-ci croyait à la beauté des pièces que prônait le chœur des feuilletonistes, comme il croyait au serpent de mer inventé par le Constitutionnel. Il se précipitait à l’Opéra, où les formidables applaudissements commandés par Auguste achevaient de le convaincre.

***

Des innovations qui n’avaient aucun rapport avec l’art, mais qui témoignaient d’un mercantilisme ingénieux, assurèrent le succès de Véron.

Il ouvrit aux abonnés et à quelques habitués les coulisses de l’Opéra. C’était le contre-pied du système suivi par Sosthène de La Rochefoucauld. Naturellement les privilégiés exagéraient devant les profanes les séductions du lieu. A cette époque où l’orientalisme était à la mode, les imaginations entrevoyaient, derrière les décors, des paradis de Mahomet, des palais de l’Inde, des jardins d’Armide, où les favoris du sort étaient cajolés par des légions de houris, d’almées et de bayadères.

Enfin ce directeur aux ressources infinies attira {p. 125}l’attention publique sur lui et sur l’Opéra au moyen des bals qui s’y donnèrent sous son règne. Avec le concours de Musard, l’illustre organisateur et le boute-en-train des fêtes de ce genre, il essaya de galvaniser le bal traditionnel en habits noirs et d’introduire à la salle de la rue Le Peletier la foule bariolée qui s’amusait bruyamment aux Variétés et à Valentino. De son administration date l’invasion de l’Opéra par la cohue des fêtards de bas étage, des danseurs de barrière, des filles surveillées par la police. Alors commencèrent ces nuits carnavalesques dont rêvaient les petits bourgeois, les grisettes et les commis de magasin, et d’où naquit la légende de réjouissances orgiaques, d’intrigues merveilleuses ébauchées sous le masque, de bonnes fortunes extraordinaires.

Des divertissements variés agrémentaient ces bals, par exemple, des pas dansés par le corps de ballet. A ces attractions, des tombolas ajoutaient l’espoir d’un gain. Un jour la liste des lots habituels, châles de cachemire, bijoux, etc., s’enrichit d’un numéro imprévu. L’administration annonçait qu’elle mettait en loterie une jeune fille. Grand émoi ! Les gens pudiques se voilent la face. Les journaux font de l’esprit. Quelle est la beauté que l’heureux gagnant proclamera sienne ? Les uns nomment Fanny Elssler qui vient de débuter dans la Tempête, les autres Louise Duvernay, la séduisante Miranda de la Tentation. Le gouvernement, devant ce scandale, s’alarme. Thiers appelle Véron {p. 126}et lui signifie qu’il a décidé l’interdiction du bal. Le directeur expose alors au ministre que la jeune fille mise en loterie n’est ni une ballerine, ni toute autre créature en chair et en os. C’est tout simplement une gravure d’après Greuze. Thiers prend d’abord mal la plaisanterie, il maintient l’interdiction. Véron insiste, supplie, apitoie le représentant de l’Etat et de la morale sur tous les intérêts que léserait une mesure de rigueur. Après beaucoup d’efforts, le bal est autorisé.

***

C’est avec ces moyens que Véron gouverna l’Opéra pendant quatre ans. Ils lui réussirent à merveille puisque, dès 1835, il se retirait après fortune faite. On évaluait son bénéfice à près de deux millions. Et pourtant il n’avait guère « travaillé » que pendant trois ans. La saison de 1832 avait été désastreuse, le choléra ayant vidé les théâtres. Les abonnés de l’Opéra redemandèrent l’argent qu’ils avaient payé pour leurs loges. Rothschild lui-même rendit la sienne. Les représentations continuèrent, avec des recettes qui parfois atteignaient à peine 500 francs. Mais après cette période de vaches maigres, celle des vaches grasses revint, et c’est en pleine prospérité que Véron cessa son exploitation.

S’il fut, en tant qu’homme, l’objet de nombreuses attaques, le jugement de ses {p. 127}contemporains fut en général favorable au directeur, même si l’on fait abstraction des louanges de la presse vénale. Ils l’admirèrent d’avoir illuminé d’un prestige nouveau la vieille Académie de Musique, d’y avoir attiré, par des spectacles somptueux et bien ordonnés, des foules émerveillées, d’en avoir fait un théâtre dont la France avait le droit d’être fière devant le monde entier. La Mode disait, avec une arrière-pensée politique, mais sans ironie : « L’Opéra est redevenu à la mode et aujourd’hui il est presque notre seule gloire ; c’est la seule illustration qui nous attire les hommages de la diplomatie européenne ; et si nous comptons encore pour quelque chose dans les chancelleries du continent, nous le devons aux pompes du bal de Gustave, aux prodiges de la Tempête, aux mérites de Robert le Diable et de Don Juan46. » L’Artiste fait des réflexions analogues, et non moins mélancoliques, lorsqu’il annonce la retraite du directeur qui a fait de l’Opéra « le plus brillant et le plus heureux des théâtres ». Il considère Véron comme un bienfaiteur de la musique, et, par suite, de la nation. « Dans ce siècle de désillusions et de ruines, dit l’article, la musique a conservé son prestige… Cette puissance de la musique à l’époque actuelle s’explique par les circonstances où nous sommes… Dans ces découragements amers où nous plongent tant d’espérances trompées, tant de convictions {p. 128}déçues, l’âme éprouve un désir immense de se replier sur elle-même, d’échapper au tourment de la réflexion, à la fatigue de la pensée… C’est le champ d’asile de tous les martys de la pensée, de toutes les victimes de la foi politique ou littéraire…47 »

Notre époque sera plus sévère. Elle doit reprocher à Véron d’avoir solidement établi sur notre première scène lyrique un type d’opéra qui allait être funeste au drame musical. Déjà Castil-Blaze et Henri Heine signalaient les dangers, pour la musique, de l’opéra-franconi. Même en laissant de côté les emprunts excessifs que la Juive et les Huguenots faisaient au cirque, ces œuvres en elles-mêmes, dans leur structure intime, avec leurs dispositions calculées en vue de l’effet, avec leurs prétentions au grandiose, constituaient un genre éloigné de la vraie grandeur et de la vraie beauté. Dans le temple de l’Art, Véron élevait des autels aux faux dieux dont le culte, hélas ! n’est pas encore entièrement aboli de nos jours.

{p. 129}

Chapitre IV

le ballet a l’opéra vers 1830 §

Véron montra pour la danse une tendresse qui n’avait d’égale que sa sollicitude pour les danseuses. Ce n’est pas qu’il se fût fait du genre une idée supérieure. Sa conception du ballet rentrait dans son esthétique générale dont Henri Heine a si joliment défini les fameux principes. Pour cet esprit positif la grande affaire était de plaire au public. Or voici ce qu’il avait constaté :

« Le public exige avant tout dans un ballet une musique variée et saisissante, des costumes nouveaux et curieux, une grande variété, des contrastes de décorations, des surprises, des changements à vue, une action simple, facile à comprendre, mais où la danse soit le développement naturel des situations. Il faut encore ajouter à tout cela les séductions d’une artiste jeune et belle, qui danse mieux et autrement que celles qui l’ont précédée. Quand on ne parle ni à l’esprit, ni au cœur, il faut parler aux sens et surtout aux yeux48. »

{p. 130}Puisque le ballet ne parlait « ni à l’esprit, ni au cœur », il n’était pas nécessaire de se mettre en quête d’un livret poétique, émouvant, construit avec logique. On prête à Véron ce mot : « Plus un ballet est bête, plus il a de succès49. » L’essentiel était de frapper et d’éblouir les gens par un défilé de brillants tableaux. Pour cela il n’était même pas besoin de l’habile tour de main d’un Scribe, si précieux quand il s’agissait de bâtir un opéra ; des sous-Scribe suffisaient. Quant à la musique que Véron voulait « variée et saisissante », il la commandait aux fournisseurs patentés. L’un de ces spécialistes était Schneitzhœffer (l’on prononçait Chènecerf) dont les deux principales œuvres, la Sylphide et la Tempête, durent leur succès à toute autre chose qu’à leur valeur musicale. La Révolte au Sérail, de Théorore Labarre, était loin de marquer une révolte contre la routine et la médiocrité. Un effort artistique fut fait pour la Tentation : à l’un des fabricants habituels, Gide, fut adjoint, mais sans grand succès, Halévy. Si la musique de l’Ile des Pirates ne fut pas toujours « saisissante », elle fut du moins « variée » : ce fut une mosaïque de morceaux de Carlini, de Gide, de Beethoven et de Rossini.

Fidèle à son programme, Véron porta tous ses efforts sur la réalisation scénique des ballets. Il les entoura des mêmes soins que les opéras ; il {p. 131}en dota quelques-uns avec prodigalité. Nous avons déjà parlé des splendeurs de la Tentation. Une anecdote contée par Charles de Boigne nous montre l’actif directeur dans le feu de la préparation de la Tempête. A la répétition générale de ce ballet, des tuyaux de gaz commandés pour l’illumination d’un palais n’étaient pas encore livrés.

« A onze heures du soir, M. Duponchel, M. Desplechin, M. Feuchères, M. Séchan, montent avec M. Véron dans sa voiture :

— « Rue Paradis-Poissonnière, chez Albouy ! » s’écrie M. Duponchel. »

« Relancé au gîte, Albouy avoua qu’il ne faisait pas lui-même, qu’il faisait faire les tuyaux en question.

— « Où ? s’écrie M. Véron d’une voix formidable.

— « Rue Nicolas-Flamel. »

« On repart pour la rue Nicolas-Flamel. Il était plus de minuit. On ne savait ni le nom, ni la maison de l’ouvrier ; on réveille le quartier et on trouve le faiseur de tuyaux.

« Au lieu de reproches, reproches inutiles :

— « Cent francs de plus pour vous, lui dit M. Véron, si ce matin, avant dix heures, vos tuyaux sont à l’Opéra, posés, prêts à manœuvrer ! »

………………

« Le matin de cette nuit agitée, avant neuf heures, Albouy était sur le théâtre ; à dix heures, on faisait une répétition générale de l’illumination et, le {p. 132}soir, on représentait la Tempête qui, sous une autre direction, n’eût pas pris la mer de longtemps50. »

Soucieux de n’exhiber dans les ballets que des filles jolies et bien faites, Véron procédait avec beaucoup de vigilance au recrutement des danseuses. Son expérience de médecin l’aida dans ses choix. « Mes études médicales, dit-il, me faisaient distinguer, plus sûrement peut-être que les autres juges, celles que leur santé, leur tempérament, les proportions de leur corps, la finesse des attaches des pieds et des mains, rendaient les plus propres à étudier l’art de la danse51. »

L’important service médical que le médecin directeur fit fonctionner à l’Opéra eut en particulier pour heureux résultat de contraindre les danseuses à l’assiduité. Les quatre médecins de semaine, chargés de visiter à tour de rôle les artistes qui se disaient malades, vérifiaient si le cas était sérieux et déjouaient les petites combinaisons imaginées pour justifier une absence aux répétitions ou aux représentations.

Henri Heine attribue même à Véron l’invention de certain registre rouge où, avec la précision d’un astronome qui calcule les retours périodiques des planètes, il aurait consigné les dates auxquelles seulement il était permis aux danseuses d’avoir la migraine.

Enfin Véron fut toujours à la chasse de cet oiseau {p. 133}rare : « l’artiste jeune et belle, qui danse mieux et autrement que celles qui l’ont précédée ». Il essaya de faire valoir tour à tour les meilleures de ses pensionnaires, jusqu’à ce qu’il trouvât en Fanny Elssler la danseuse de ses rêves.

Sous son règne, le ballet atteignit à l’Opéra l’apogée de son prestige, il excita des curiosités et des enthousiasmes que nous ne connaissons plus aujourd’hui. En même temps qu’il se parait, grâce aux libéralités du directeur, de toutes les splendeurs matérielles, il recevait, sans que Véron y fût pour quelque chose, une vie nouvelle et une haute valeur artistique. Il fut régénéré intérieurement et mérita, par la beauté que lui donnèrent deux femmes surtout, Marie Taglioni et Fanny Elssler, d’autres suffrages que ceux de la foule des badauds.

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Les ballets que Véron trouva au répertoire, quand il prit possession du fauteuil directorial, étaient de deux sortes : il y avait les divertissements intercalés dans les opéras et les ballets proprement dits, appelés alors ballets d’action, qui développaient une intrigue en un ou plusieurs actes de danses et de scènes mimées.

L’habitude de couper un opéra par des danses avait été érigée en principe. C’était une loi absolue. La dernière œuvre importante montée sous {p. 134}l’administration du vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, Guillaume Tell, était agrémentée de pas non moins applaudis que l’air Sombres forêts ou que le célèbre trio. La Muette de Portici renfermait tout un rôle de pantomime qui était tenu par une danseuse, celui de Fenella. Véron, naturellement, suivit la tradition. Pour lui, il n’y avait jamais trop de hors-d’œuvre dans un opéra, s’ils étaient brillants et propres à ébahir. Les ballets, richement mis en scène par lui, contribuèrent pour une grande part au succès de Robert le Diable et de la Juive. De Gustave III, qui fit naufrage, le dernier acte seulement, tout en danses, surnagea.

Parmi les ballets d’action le plus souvent donnés sous la Restauration, quelques-uns étaient assez anciens. Il y en avait un qui datait de 1784. C’était la Caravane au Caire, en trois actes, dont la musique était de Grétry, le livret de Monsieur, comte de Provence, et de Morel. Lorsque l’un des librettistes fut monté sur le trône sous le nom de Louis XVIII, cette œuvre eut un renouveau de popularité. C’était la pièce où d’ordinaire l’administration produisait les débutantes. Il y avait pour celles-ci un voisinage dangereux. Des chameaux passaient sur la scène. Quelquefois on appliquait à la femme le nom de l’animal.

Sous la monarchie de Juillet, la Caravane disparut de l’affiche.

On conserva au contraire Nina ou la folle par amour, œuvre pathétique, tirée en 1813, par Milon {p. 135}et Persuis, d’un petit opéra de Dalayrac, et qui fit encore une longue carrière. Les Noces de Gamache, ballet en deux actes, de Milon et Lefèbre, qui dataient de 1801, restèrent également en honneur.

Nina, les Noces de Gamache et d’autres œuvres semblables représentaient une variété d’importance secondaire à côté du grand ballet classique qui empruntait ses sujets à la mythologie. Elles occupaient le même rang que l’opéra-comique ou l’opérette à côté du solennel et majestueux opéra.

Le ballet mythologique perpétuait et ressassait les souvenirs de l’ancienne Grèce dont s’étaient saturés les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Louis Bœrne, qui était venu d’Allemagne à Paris, au lendemain de la révolution de Juillet, s’étonnait de toutes les vieilles défroques dont la danse restait affublée. Il assistait en mars 1831 à Flore et Zéphire, ballet anacréontique en deux actes, de Didelot, musique de Hus-Desforges et Venua, représenté pour la première fois en 1815. Voici quelles furent ses impressions, d’après sa 43e Lettre de Paris :

« Tous les dieux de l’Olympe y figurent : Bacchus, Flore, Zéphire, Vénus, l’Amour, l’Hyménée, avec plusieurs divinités bourgeoises, l’Innocence, la Pudeur. Hélas ! je l’avoue à ma grande confusion : j’ai oublié toute ma mythologie. Au temps de ma jeunesse, je connaissais tous mes dieux et déesses aussi bien que mes oncles et tantes. Je savais leurs noms, leurs grades, leurs fonctions, leur résidence, {p. 136}je savais comment ils étaient vêtus et je possédais toute leur biographie. Maintenant, plus rien. Parce que Zéphire portait des ailes dans le dos, je l’ai pris pour l’Amour. Sans doute, je fus frappé de sa haute taille, mais je me dis : Voilà vingt ans que je n’ai vu l’Amour ; il a pu grandir depuis. Le programme m’apprenait que l’Hyménée, Bacchus et Vénus étaient de la partie ; mais j’étais incapable de les distinguer les uns des autres. »

Une œuvre montra par sa vogue persistante combien le ballet mythologique avait la vie dure et qu’il était en quelque sorte un genre national fondé sur l’éducation séculaire des Français : nous voulons parler de Psyché, ballet en trois actes, de Pierre Gardel et de Miller, qui, créé en 1790, atteignait, en 1828, sa 900e représentation.

Un spécimen du style « pompier » s’intitulait Mars et Vénus ou les Filets de Vulcain. Quatre actes arrangés par Blache, mis en musique par Schneitzhœffer, exposaient, avec profusion de nymphes et d’amours, l’aventure de l’adultère céleste, contée par Homère.

C’est dans ces vieilleries que le ballet se traînait, à une époque où le romantisme renouvelait la littérature, où Beethoven mourait après avoir élargi à l’infini le champ de la musique, où pénétraient en France les accents si frais, si vigoureux de Freyschütz. Il n’était pas possible que l’Académie de Musique restât la Bastille inviolée de traditions surannées. Des sujets romantiques, si ce n’est une {p. 137}musique romantique, s’y introduisaient avec Guillaume Tell et Robert le Diable. Des mains hardies donnaient au décor plus de pittoresque et de variété. Il était inévitable que des voix s’élevassent pour condamner la routine où s’obstinait le ballet.

Castil-Blaze était un des écrivains qui réclamaient le rajeunissement du genre. « Les faiseurs de ballets, écrit-il, depuis longtemps fort pauvres d’esprit et d’idées, montraient à nu leur indigence complète52. » Seulement le malheureux voyait en Scribe le magicien qui opérerait cette résurrection. Ce dernier sans doute avait mis la main sur un joli sujet, lorsque, d’une ballade de Gœthe, il tirait Le Dieu et la Bayadère, dont Auber écrivait la musique. Mais, s’il était capable de fabriquer des scenarios avec des intrigues habilement ourdies et des prétextes à superbes décors, il était trop peu artiste pour apporter à un musicien des idées fécondes et des situations poétiques qui auraient fait du ballet une œuvre vraiment belle.

La chorégraphie traditionnelle était en opposition absolue avec l’esprit du romantisme. Les chefs de l’école nouvelle reprochaient à la danse de l’Opéra la régularité académique de ses figures, ses mouvements rectilignes, sa noblesse guindée, ses procédés immuablement les mêmes. On la trouvait ennuyeuse et froide. Par son allure compassée, elle rappelait encore plus le dix-septième siècle {p. 138}que le dix-huitième. Henri Heine disait : « Le ballet français forme un pendant à la tragédie de Racine et aux jardins de Lenôtre. Il y règne la même ordonnance savante, la même étiquette, la même froideur apprise à la cour, la même pruderie prétentieuse, la même chasteté. Oui, la forme et la nature du ballet français sont chastes, mais les yeux des danseuses accompagnent d’un commentaire très immoral les pas les plus décents, et leur sourire vicieux est en contradiction perpétuelle avec leurs pieds53. »

L’adversaire le plus spirituel du ballet classique fut Théophile Gautier. A propos de la vogue obtenue à Paris par la danseuse espagnole Dolorès Serrai, il écrivit :

« Nous avons été un des plus ardents propagateurs de la danse espagnole ; le premier, nous avons rendu à Dolorès la justice qu’elle méritait ; nous avons dit combien cette souplesse, cette vivacité et cette passion andalouses étaient supérieures aux poses géométriques et aux écarts à angle droit de l’école française. Dans ce temps-là, les gens du bel air trouvaient la danse de Dolorès bizarre, sauvage, contraire aux saines traditions de l’école et aux règles du bon goût. Le nom seul de cachucha faisait redresser les perruques et grincer les pochettes des maîtres de ballet. « En effet, que signifient, s’écriaient les classiques, cette démarche {p. 139}onduleuse et brisée, ces yeux noyés d’amour, ces bras morts de volupté, cette tête qui s’incline comme une fleur trop chargée de parfum, cette taille flexible et cambrée qui se renverse éperdument en arrière de façon à faire toucher presque la terre aux épaules, les mains agiles et fluettes qui réveillent la langueur de l’orchestre par le pétillant caquetage des castagnettes ? C’est de la danse de carrefour et de bohême ! Que diriez-vous d’une pareille barbarie, ombres de Gardel et de Vestris ? Parlez-nous des ronds-de-jambe, des pointes, des ballons, des gargouillades, des flicflacs et des pas de Zéphire, voilà qui est beau, noble, académique, majestueux, français ! Ce sourire stéréotypé n’est-il pas des plus convenables ? Y a-t-il au monde quelque chose de plus agréable qu’une femme qui tourne sur l’ongle de son orteil avec une jambe parallèle à l’horizon, dans la gracieuse attitude d’un compas forcé ? De cette façon, le goût ne se corrompra jamais. » Tels étaient, à peu près, les discours de tout le monde ; car, en France, on tient beaucoup à la dignité du corps de ballet54. »

Le principal obstacle à la révolution chorégraphique, tant souhaitée par les adeptes du romantisme, venait de l’infatuation des maîtres de ballet. Ces personnages, dépositaires d’une science compliquée en somme et peu accessible au commun des {p. 140}mortels, se savaient les collaborateurs nécessaires du librettiste et du musicien et abusaient du besoin qu’on avait d’eux. Ils imposaient aux auteurs leurs vues étroites de professionnels et, sous prétexte d’impossibilités techniques, entravaient l’essor de leur imagination.

Quand il s’agissait de former des élèves ou de mettre des pas à l’étude, ces maîtres étaient les pontifes d’un dogmatisme intransigeant. Enfermés dans leur classicisme étroit, ils s’exagéraient l’importance des règles et s’imaginaient avoir fait l’essentiel quand ils les avaient minutieusement appliquées. Ils se croyaient en possession de recettes infaillibles et souveraines. Ces pédants de la pirouette, ces Beckmesser du jeté-battu ne tenaient aucun compte des impulsions du tempérament, ni des droits de la fantaisie individuelle. Ce n’est pas que tout fût mauvais dans leur enseignement et il ne faudrait pas prendre à la lettre toutes les accusations portées contre eux par les romantiques. Leur système donnait du jarret, du souffle, de la cambrure. Ils obtenaient de la précision dans les mouvements. Le style qu’ils recommandaient avait une grâce qui n’était pas toujours de l’afféterie et une distinction qui n’excluait pas nécessairement la vivacité. Il n’en est pas moins vrai qu’ils emprisonnaient la danse en des formes tyranniques ; ils l’empêchaient de s’adapter aux goûts d’une génération qui réclamait dans l’art une allure plus libre, des couleurs plus {p. 141}éclatantes, et l’on comprend que les éclaireurs du romantisme aient harcelé sans pitié ces traînards de la grande armée classique. Th. Gautier les accable de ses sarcasmes : « Allez donc, disait-il, parler d’un changement quelconque dans une chose aussi sérieuse que la danse et vous verrez quelle clameur vous soulèverez. Les classiques de la chorégraphie sont bien autrement entêtés et violents que les classiques de la littérature55. »

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Les danseurs et les danseuses qui composaient, vers 1830, la troupe ordinaire de l’Opéra se contentaient de suivre docilement les préceptes de l’école, sans manifester le moindre désir d’ouvrir des voies nouvelles.

La situation des danseurs n’était plus aussi brillante à l’époque de Louis-Philippe que sous l’ancien régime. Avant la Révolution, l’élément masculin tenait dans les ballets une place considérable par l’importance des rôles et par le nombre, pour la plus grande joie des spectatrices. Celles-ci appréciaient chez ces hommes souples et nerveux les qualités physiques au moins autant que le talent. En 1788, un ballet, Télémaque, échoua, parce qu’il ne renfermait que deux rôles d’homme, celui de Télémaque et celui de Mentor, et encore {p. 142}ce second personnage ne dansait pas. Les grandes dames avaient des tendresses pour ces artistes. Les duchesses les disputaient aux marquises. Comme les maris entretenaient des danseuses, les épouses rétablissaient, en entretenant des danseurs, l’équilibre des ménages.

Réduire la part faite au théâtre à ces favoris du beau sexe eût été, au dix-huitième siècle, un acte téméraire que personne n’osa. Sous Louis-Philippe l’opération se fit sans protestations, ni colères féminines. Le danseur ne parut plus désormais pour lui-même ; sa principale raison d’être fut de seconder la danseuse dans les pas et dans les poses où elle avait besoin d’un partenaire masculin. Malgré cet effacement, plusieurs danseurs réussirent encore à se faire un nom.

Le plus connu de tous, en 1830, était un survivant de l’ancien régime, le représentant, au dix-neuvième siècle, d’une célèbre dynastie de maîtres de ballet, Auguste Vestris. A la fois professeur de danse et danseur, il considérait, ainsi que son collègue du Bourgeois gentilhomme, son art comme le premier, le plus nécessaire de tous et s’en estimait lui-même le docteur infaillible. Jamais les principes de la chorégraphie classique n’eurent un champion plus obstiné. Jamais magister n’exigea plus sévèrement le respect des règles.

En fait de morale, la rigueur de Vestris était moindre. Ce n’était point la vertu qu’il enseignait à ses élèves. Véron raconte que, lorsque l’une {p. 143}d’elles pour qui le vieux professeur lui supposait quelque inclination arrivait seule au théâtre, ce Nestor de la danse se hâtait de le prévenir, en lui disant : « Elle est là sans sa mère. » Il voulait que sur la scène ces demoiselles fussent lascives et provocantes ; son système exigeait les attitudes voluptueuses, les sourires égrillards, les œillades incendiaires. « Mes bonnes amies, leur disait-il, soyez charmantes, coquettes ; montrez dans tous vos mouvements la plus entraînante liberté : il faut que, pendant et après votre pas, vous inspiriez de l’amour, et que le parterre et l’orchestre… » On lira la fin de la phrase chez Véron56. Encore si le vieux polisson s’était contenté de professer d’aussi belles théories ; il n’y aurait eu que demi-mal. Ce qui fut abominable, ce fut son entêtement à se montrer lui-même sur les planches, malgré son âge. Il s’imaginait que ses sourires fanés et ses grâces rancies pouvaient remplacer la souplesse d’antan. Et c’était un spectacle lamentable que celui de cette ruine qui se trémoussait, de cet automate dont on croyait entendre grincer les ressorts rouillés.

Un nom qui figure presque toujours sur les affiches de l’Opéra vers 1830 était celui de Mazilier, artiste consciencieux, utile, mais sans personnalité.

Le meilleur des danseurs de l’époque de Louis-Philippe fut Perrot. Celui-ci, desservi par une {p. 144}laideur cruelle, dut sa renommée exclusivement à son talent développé par un travail opiniâtre. Il avait reçu les leçons de Vestris, mais le maître eut à frémir plus d’une fois des audaces de l’élève dont le tempérament fougueux et la vigueur élastique ne se laissaient pas régenter et paralyser par un enseignement pédantesque. Par sa légèreté incomparable et la hauteur prodigieuse de ses bonds, il se fit surnommer l’aérien. Cependant il était quelque chose de mieux qu’un acrobate de la haute école. Il y avait de l’art dans sa virtuosité.

Perrot débuta le 23 juin 1830 à l’Opéra. Pour lui et pour Marie Taglioni fut repris le ballet de Flore et Zéphire, où tous deux furent excellents. L’Opéra ne sut point garder une si précieuse recrue. L’artiste congédié voyagea. Il rencontra une jeune fille qui, dès l’âge de cinq ans, s’était fait remarquer dans le corps de ballet de la Scala, et qui, douée en même temps d’une jolie voix, hésitait entre le chant et la danse. La Malibran voulait faire d’elle une cantatrice ; Perrot l’engageait à rester fidèle au ballet ; il l’emporta. Carlotta Grisi (c’est d’elle qu’il s’agit), devint son élève, puis sa femme. Cette union fut plutôt une association professionnelle qu’un mariage. Les deux époux travaillèrent avec acharnement et voyagèrent ensemble. A Paris ils furent engagés par Anténor Joly au théâtre de la Renaissance d’où leurs succès les portèrent tout naturellement à l’Opéra. Là Perrot prouva de nouveau qu’en un siècle où les préférences allaient {p. 145}aux danseuses, un danseur pouvait se tailler une part encore assez belle, et la réputation qu’il se fit le consola certainement un peu le jour où, vaincu par sa laideur, il vit sa femme le quitter pour un poète aux traits olympiens, à la crinière de lion, Théophile Gautier.

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Du côté des dames, il y avait la vieille garde, avec des sujets dont le talent n’avait pas mûri en même temps que la beauté. Ces dignes personnes avaient fait leurs premiers pas aux côtés des grandes danseuses du commencement du siècle, de Fanny Bias, la célébrité de l’époque impériale, de Mlle Bigottini, chère aux diplomates du Congrès de Vienne, de Mme Anatole, qui avait brillé sous Louis XVIII. Aucune d’elles n’avait hérité des qualités de ces trois étoiles. A plus forte raison aucune n’était-elle capable de galvaniser le genre mourant de la danse académique.

Le tambour-major de ce vénérable bataillon était Mme Montessu, qui avait débuté, en 1817, aux côtés de Fanny Bias, dans la Caravane au Caire. Elle s’appelait alors Mlle Paul. Elle sortit avec honneur de la périlleuse épreuve du ballet aux chameaux. On admira, dit Castil-Blaze, « sa grâce, sa vivacité, son agilité pétulante57 ». {p. 146}Hélas ! d’agilité pétulante, il ne lui en restait guère en 1830. Elle continuait honorablement son service, en fonctionnaire modèle, sans surmenage, sans génie. Elle avait épousé un danseur obscur, et paraît avoir été le type de la danseuse pot-au-feu. On se la représente aisément faisant le matin son marché, le cabas au bras, ou, chez elle, reprisant les pantalons de son époux.

Une autre contemporaine de Fanny Bias était Lise Noblet, la plus connue de trois sœurs, dont la seconde, Mme Alexis Dupont, dansait, comme Lise, à l’Opéra, tandis que la troisième, Alexandrine, appartenait au Théâtre-Français. Lise Noblet était fort jolie, lorsqu’elle débuta en 1818, dans la Caravane. Elle ne se retira qu’en 1842, malgré les réflexions désobligeantes qu’elle entendait faire sur l’ancienneté de ses services. Ce qui la maintint si longtemps en fonctions, ce fut, en partie, son talent qui n’était pas à dédaigner. Ce fut, beaucoup plus encore, la protection d’un militaire qui, pour lui assurer des faveurs, même les plus injustifiées, ne reculait devant aucune démarche. « Le général Claparède, dit Véron, entretint au grand jour avec Mlle Lise Noblet une liaison dont la durée inspirait un certain respect. L’amour de ce général ne s’éteignit qu’avec sa vie. Quand il me rencontrait, il me vantait pendant des heures entières toutes les qualités, toutes les vertus de cette bonne Lise, et en finissant il ne manquait pas de me dire : « Je ne vous cacherai pas {p. 147}que je l’aime beaucoup58. » — Cette affection, touchante dans son ingénuité, se traduisait par de riches cadeaux. Lise Noblet possédait des bijoux superbes qui faisaient pleurer de jalousie ses camarades du corps de ballet. Cette artiste faillit se moderniser. Vers la fin de sa carrière, elle rompit avec les traditions académiques pour adopter les danses plus fougueuses introduites par le romantisme. Elle excitait encore, en 1837, par son impétuosité, l’admiration de Théophile Gautier. Mais Lise n’était plus jeune alors, et, malgré le général, il lui fallut prendre sa retraite avant d’avoir eu le temps de se distinguer dans la manière nouvelle.

Lise Noblet eut pour rivale une blonde très séduisante, Mlle Legallois, dont les débuts brillants dans Clari, en 1822, avaient fait naître de grandes espérances. On avait salué en cette jolie personne l’artiste qui remplacerait Mlle Bigottini. Elle montra un talent réel dans le Page inconstant (1824), dans la Somnambule d’Aumer et d’Hérold (1827), dans l’Orgie de Coralli et de Carafa (1831), sans réussir pourtant à donner ce coup d’aile qui l’aurait placée parmi les noms glorieux de son art. La destinée fit suivre à Mlles Noblet et Legallois une carrière parallèle, fertile en conflits. Elles alternaient dans le rôle de Vénus du ballet Mars et Vénus, de Blache et de Schneitzhœffer, et le public discutait la {p. 148}supériorité de l’une ou de l’autre déesse. Toutes deux eurent de puissants amis dans l’armée. Tandis que Lise Noblet s’appuyait sur l’épée du général Claparède, Mlle Legallois était défendue par celle du général Lauriston. Entre les deux militaires, dont chacun voulait obtenir, pour sa protégée, les plus beaux rôles ou le plus de passe-droits, il y eut une lutte homérique.

Nommons encore dans ce groupe Julia de Varennes, dont la beauté brune avait contribué pour une grande part à la faire bien accueillir, lorsqu’elle débuta, en 1823, dans Aladin ou la Lampe merveilleuse. Cette dame n’a point d’histoire. Sa lampe ne brilla jamais bien fort.

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Derrière ces astres sur le déclin il en montait d’autres dont quelques-uns promettaient beaucoup. Promesses décevantes ! La jeune garde, pas plus que la vieille, ne renfermait un sujet supérieur, capable de régénérer la danse.

Parmi ces jeunes femmes qui eurent pour des raisons diverses une heure de notoriété et qui disparurent ensuite sans laisser de traces dans les annales de l’art, une des plus fêtées était Pauline Leroux, une des élèves préférées de Vestris. Véron la dépeint rieuse, folle et spirituelle. Ses débuts dans la Caravane, le 20 septembre 1827, firent {p. 149}bien augurer de son avenir. On la remarqua dans la Sylphide, dans la Révolte au Sérail, dans la Somnambule, mais elle resta toujours un talent de deuxième ordre. De Boigne la note ainsi : « Charmante femme, charmante danseuse, qui a toujours frisé le succès sans jamais l’attraper59. »

Nathalie Fitz-James aspirait à la double gloire de la cantatrice et de la danseuse. Moins heureuse que Carlotta Grisi, elle n’obtint ni l’une ni l’autre. Ceux qui l’entendaient chanter auraient préféré la voir danser, et quand elle dansait, on regrettait qu’elle ne se contentât point de chanter.

Nathalie avait une sœur, Louise, devenue légendaire à cause de sa maigreur. Toutes les qualités de la pauvre fille furent impuissantes à contrebalancer cette disgrâce de la nature. Charles Maurice s’acharnait après elle. Il l’appelait d’un nom à consonance espagnole, Louise Fitz-James à longs os. Les organisateurs de fêtes populaires, disait-il, se disputaient cette perche pour l’employer en guise de mât de cocagne. Un jour il annonçait qu’elle allait jouer un rôle de spectre ; le lendemain il démentait la nouvelle : Mlle Louise Fitz-James était trop maigre pour représenter les squelettes. D’autres affirmaient qu’elle était transparente comme un verre de lanterne et qu’on voyait, à travers son corps, les objets placés derrière. Théophile Gautier lui-même, qui par {p. 150}principe bannissait la férocité de la critique, fut dur pour ce paquet d’os mal enveloppés de peau. Il tient un pari : « Vingt-cinq louis contre un rien, contre une orange, contre une loge au Gymnase, ou une stalle à l’Opéra, quand Mlle Fitz-James danse la bayadère60. » Une autre fois, il imagine un ballet de légumes où Louise Fitz-James remplirait le rôle de l’asperge.

On ne connaissait point d’amant à la malheureuse Louise. On en supposa beaucoup à Mlle Roland, qui avait pour 50 000 francs de diamants et à peine pour deux sous de talent.

Mlle Forster, disait Charles Maurice, danse, ou plutôt marche avec la grâce d’une Alsacienne vendeuse de chasse-mouches. Mais Théophile Gautier faisait sur l’oreille de cette blonde des vers qui sont presque d’un amoureux61.

Albertine Coquillard, au nom roturier, fut aimée d’un des fils de Louis-Philippe. L’auteur des Chroniques secrètes et galantes de l’Opéra, Touchard-Lafosse, après avoir constaté les vides nombreux causés par les fructueux engagements qui appelaient les danseuses à l’étranger, ajoute : « Mais on a compté aussi dans les régions de l’Académie lyrique plus d’un exil quasi politique. On craignit un jour, dit-on, qu’ayant enlevé un cœur royal à la pointe d’une cachucha, la reine des Grâces du lieu ne conservât assez longtemps sa {p. 151}conquête pour entraver d’augustes alliances62. » La dangereuse beauté fut priée d’aller passer quelque temps à Londres. La cassette royale, qui pourtant ne s’ouvrait qu’avec peine, paya généreusement les frais du voyage. Albertine revint à Paris au bout de trois mois, gravement malade, et mourut bientôt après.

Non moins romanesque, plus accidentée, mais couronnée par une fin moins tragique fut la carrière de la mieux douée des artistes de la nouvelle floraison. Les histoires de Louise Duvernay firent du bruit dans le Landerneau des coulisses. Cette jeune fille, belle et intelligente, avait une mère, comme toutes les danseuses, mais la sienne était un des spécimens les plus remarquables de l’espèce. Mme Duvernay confia d’abord son enfant au maître de danse Barrez, puis à Vestris qui l’éleva dans le plus pur (ou, si l’on veut, dans le plus impur) esprit du dix-huitième siècle. C’était une fille bien gardée, dit Véron, qui ne cache pas ses faiblesses pour elle, et l’on peut être sûr que ce pacha de la rue Le Peletier profita plus d’une fois des occasions que lui ménageait l’entremetteur octogénaire. Louise savait user à merveille du pouvoir des larmes. Elle pleurait à torrents, soit qu’elle se plaignît à son patron d’avoir à paraître sur la scène sans bijoux, alors que Lise Noblet en avait de si beaux, soit qu’elle sollicitât de lui toute {p. 152}autre faveur. Dans ces circonstances Vestris intervenait pour attendrir le sceptique directeur. « Voyez ses pleurs », disait-il en montrant le plancher tout humide. C’était l’eau que Louise avait répandue avec son petit arrosoir, l’instrument inséparable des artistes au foyer de la danse.

La volage élève ne sut pas gré à son professeur de ces preuves de dévouement. De même qu’elle avait quitté Barrez, elle quitta Vestris, qui ne s’en consola point, pour terminer son apprentissage sous la direction de Philippe Taglioni. Bientôt sa mère ne douta plus de rien. Un jour Mme Duvernay dit majestueusement à Véron : « Le talent de ma fille n’a besoin de la protection de personne. » Le directeur fit un signe à son fidèle Auguste, qui comprit, comme d’habitude. Le soir, lorsque Louise eut exécuté son pas d’ordinaire le plus applaudi, la claque resta muette, et, dès lors, parmi les spectateurs, personne ne bougea. L’orgueilleuse mère dut reconnaître que Louise elle-même avait parfois besoin d’un coup de main.

Les larmes que Mlle Duvernay répandait si facilement trahissaient parfois des peines profondes. Quelque temps après ses débuts qui semblaient lui promettre un superbe avenir, elle disparut tout à coup. Etait-ce un enlèvement ? un suicide ? La police se mit en campagne. On chercha partout, même à la Morgue. On finit par découvrir la belle enfant dans un couvent. Elle était déjà fatiguée de la vie religieuse qui la consolerait, {p. 153}avait-elle cru, de ses chagrins intimes, et elle reprit avec empressement sa place à l’Opéra.

Le 20 juin 1832 fut une date importante dans la vie de Louise Duvernay. Confiant en son talent, Véron avait commandé pour elle le grand ballet en cinq actes, la Tentation, dont elle devait créer le rôle principal, celui de Miranda. La danseuse fut portée aux nues, mais l’ouvrage, quoiqu’il eût été monté avec un très grand luxe, tomba à plat. Le nom de Miranda survécut au désastre et servit souvent dans la suite à désigner l’héroïne de la malheureuse soirée.

En 1836, un nouvel épisode romanesque mit en émoi les nombreux admirateurs de la belle et spirituelle danseuse. Ils apprirent qu’elle avait tenté de se suicider. La chose était exacte. Meurtrie par des chagrins d’amour, Louise avait fait infuser de la monnaie de cuivre dans du vinaigre, et ce breuvage l’avait mise fort mal en point. Une médication énergique la sauva et la rendit à l’Opéra.

Ce ne fut pas pour longtemps. La même année sa carrière d’artiste eut un dénouement de conte de fées, amené par le pouvoir des larmes. Louise, consolée de ses récentes peines de cœur par une liaison avec un Anglais colossalement riche, avait fait entrer dans sa maison la dame de compagnie d’une haute et noble lady qui venait de mourir. La personne avait des manières d’une grande distinction et des principes d’une austérité intraitable. Quand elle s’aperçut que les maîtres du logis {p. 154}n’étaient point mariés régulièrement, sa dignité se révolta ; malgré le chiffre élevé de ses appointements, elle annonça son départ. Sous le coup de cet affront, les yeux de Louise se changèrent en fontaines, en fleuves. Sa vie parut en danger. Son ami ne trouva d’autre moyen de la sauver que de l’épouser. Ainsi la fille de Mme Duvernay devint, en justes noces, Mme Lyne-Stepsens. Elle eut plus de deux millions de rentes, se fit une place dans la haute société anglaise et garda sa dame de compagnie.

A Mlle Duvernay manquait, ainsi qu’à ses camarades jeunes ou vieilles du corps de ballet, ce qui fait les artistes créateurs, le feu sacré qui excite à diriger toutes les énergies physiques et morales vers un but haut placé. Pour beaucoup de ces dames, la danse n’était qu’un moyen de paraître en public, dans cette lumière spéciale de l’Opéra qui donne du prestige aux plus insignifiantes créatures. Leurs aspirations ne s’élevaient point vers une belle conception d’art qu’elles se seraient efforcées de réaliser. Leur ambition se bornait aux applaudissements, fussent-ils payés, aux bijoux, aux liaisons avantageuses, aux riches mariages. Leur vie était remplie en partie par le travail, passablement dur, qu’exige la profession, en partie par l’intrigue et la galanterie. Mais leur travail était purement mécanique : c’était celui du cheval de manège qui tourne invariablement dans le cercle tracé. Par la répétition automatique {p. 155}d’exercices surannés, par leur genre poncif, elles méritèrent d’être nommées « les Baour-Lormian du rond-de-jambe, les Viennet de l’entrechat63 ». Henri Heine appelait cette troupe la « pairie de la danse », pairie aussi riche en perruques et en momies que celle qui siégeait au Luxembourg. Si quelques-unes, comme Lise Noblet ou Louise Duvernay, ne paraissaient pas inaccessibles à un esprit plus moderne, l’âge ou le mariage empêchèrent leur émancipation. L’ensemble constituait un milieu d’où ne pouvait sortir aucune idée neuve, aucun effort vigoureux et original. C’est de l’étranger qu’à cette époque favorable à l’exotisme allait venir le salut. La révélatrice d’un art affranchi de la tyrannie académique fut Marie Taglioni.

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Chapitre V

marie taglioni §

Quatre femmes, toutes quatre danseuses, portèrent, avec un éclat inégal, le nom de Taglioni, célèbre dans les annales de la chorégraphie. La première, Louise, fit une carrière honorable à l’Opéra sous l’Empire. Elle avait une sœur, réputée pour sa beauté, qui, devenue la femme d’un gentilhomme italien, faisait dire : « Voir Venise et la belle Contarini. » La troisième du nom, Marie, nièce des deux précédentes, est l’héroïne dont nous allons résumer l’histoire. La quatrième, également appelée Marie, était la fille de Paul Taglioni, maître de ballet du roi de Prusse, la nièce de l’autre Marie ; elle fit les délices de Berlin vers 1860.

Marie Taglioni, la rénovatrice du ballet sous Louis-Philippe, était la fille d’un Milanais, le maître de ballet Philippe Taglioni, et d’une Suédoise, Anna Karsten. Son grand-père maternel était un chanteur de talent au service du roi de Suède. Lorsque Gustave III, frappé d’un coup de poignard, se sentit mourir, il tendit sa main à {p. 157}l’acteur en lui disant : « Karsten, je ne vous entendrai plus chanter. » C’est à Stockholm, où Philippe Taglioni était attaché au théâtre de la cour, que naquit Marie, le 23 avril 1804.

Son physique ne semblait pas la prédestiner à de grands succès. Sa mère était contrefaite. Elle-même manquait de proportion. La longueur démesurée de ses bras et de ses jambes était une curiosité anatomique ; elle avait en revanche la taille courte ; sa poitrine était étroite, son dos légèrement voûté. Lorsque son père l’eut conduite à Paris pour lui faire prendre les leçons de Coulon, ses camarades se moquaient d’elle et disaient : « Est-ce que cette petite bossue saura jamais danser ? » Sa figure non plus n’était pas très régulière ; le nez la déparait, long et pointu. C’est cette personne, à tel point déshéritée de la nature, qui devint la danseuse la plus adulée de son époque. Et cette fortune extraordinaire, elle l’obtint, non pas en flattant les habitudes du public, mais au contraire en les heurtant de front, en rompant avec les traditions quasi-séculaires de la chorégraphie officielle. « Qu’une danseuse, il y a trente ans, écrit Ch. de Boigne, ait pu faire dans la danse une révolution qui dure encore aujourd’hui, c’est déjà quelque chose d’étonnant ; mais que cette danseuse, cette grande révolutionnaire ait été une femme mal faite, bossue même, sans beauté, sans aucun de ces avantages extérieurs et éclatants qui commandent le succès ! voilà ce qui tient du prodige, {p. 158}et voilà ce que nous avons vu, de nos propres yeux vu ! C’est que Marie Taglioni était plus qu’une danseuse, la plus parfaite qui ait jamais paru sur les planches de l’Opéra, c’est qu’elle était la danse elle-même64. »

Ce résultat merveilleux fut dû en grande partie à l’éducation artistique que Marie Taglioni reçut de son père. Celui-ci n’était pas, bien s’en faut, un chorégraphe de génie. Les fables des ballets imaginés par lui étaient d’une niaiserie désolante. Mais ce Milanais transplanté dans le Nord fut entraîné là-haut à se faire de la danse une conception bien différente de celle qui prévalait en France et en Italie. Dans la patrie d’Isaïe Tegner, il se pénétra de romantisme. Il connut les contes et les légendes qui peuplent de gnomes, de lutins, de farfadets les bords des grands lacs, qui font courir à la surface des eaux et disparaître dans les brumes ces essaims légers. Sous l’influence de ces fictions, sous ce climat où une lumière adoucie enveloppe les choses et en estompe le relief, il conçut la danse comme un glissement de formes vaporeuses, comme un vol d’êtres aériens qu’un souffle suffirait à dissiper. Il se représenta la danseuse comme une sorte d’apparition étrangère à la terre, toujours prête à remonter dans les airs d’où elle n’est descendue que pour un moment : il voulait qu’elle fût portée par des ailes invisibles, que toute sa personne {p. 159}parût affranchie des lois de la pesanteur, que ses mouvements eussent l’aisance de ceux de l’oiseau, que dans toutes ses poses, dans toutes ses attitudes, elle fût comme baignée de clartés indécises qui atténueraient ce qu’elle pouvait avoir de matériel et de terrestre. Combien il s’éloignait ainsi de la danse classique où tout était précis et palpable, où la danseuse, au lieu de fuir la terre, semblait y revenir sans cesse avec le désir d’en goûter les charmes pour elle-même et de les augmenter pour les autres !

Cette façon de comprendre la danse eut pour corollaire une réforme radicale du costume. Philippe Taglioni supprima résolument les robes à paniers, les satins pompeux, les ailes de pigeon, les mouches et tout l’arsenal des coquetteries qu’avait léguées le dix-huitième siècle. Il prescrivit à la place les tuniques en mousseline blanche, sans ornements, qui tombaient en plis pudiques au-dessous des genoux ; tout au plus permettait-il une couronne ou une guirlande de fleurs pour animer par un peu de couleur voyante la candeur, qui aurait pu devenir fade, de ce vêtement. La danseuse s’habillait en première communiante.

Ces nouveautés surprirent et inquiétèrent l’école traditionaliste, lorsque Philippe Taglioni vint les propager à Paris. Véron trace le parallèle suivant entre l’enseignement donné par le réformateur et celui des chorégraphes classiques :

« Comme les artistes des grandes époques de {p. 160}peinture, M. Taglioni père fonda pour la danse une école nouvelle, bien différente par le style et par la pensée philosophique de l’école des Gardel et des Vestris. Ces deux écoles offraient même un piquant contraste : Vestris enseignait la grâce, la séduction ; c’était un sensualiste ; il exigeait des sourires provocants, des poses, des attitudes presque sans décence et sans pudeur… L’école, le style, le langage de M. Taglioni père disaient tout le contraire : il exigeait une gracieuse facilité de mouvements, de la légèreté, de l’élévation surtout, du ballon ; mais il ne permettait pas à sa fille un geste, une attitude qui manquât de décence et de pudeur. Il lui disait : « Il faut que les femmes et les jeunes filles puissent te voir danser sans rougir ; que ta danse soit pleine d’austérité, de délicatesse et de goût. »

« Vestris voulait qu’on dansât comme à Athènes, en bacchantes et en courtisanes ; M. Taglioni exigeait dans la danse une naïveté presque mystique et religieuse. L’un enseignait la danse païenne ; on pourrait dire que l’autre professait la danse en catholique65. »

Théophile Gautier a fait un portrait poétique de la danseuse formée selon les préceptes de Philippe Taglioni. Parlant d’Emma Livry, la malheureuse artiste qui, enveloppée de flammes sur la scène, mourut de ses brûlures, il dit : « Elle {p. 161}appartenait à cette chaste école de Taglioni qui fait de la danse un art presque immatériel à force de grâce pudique, de réserve décente et de virginale diaphanéité. A l’entrevoir à travers les transparences de ses voiles dont son pied ne faisait que soulever le bord, on eût dit une ombre heureuse, une apparition élyséenne jouant dans un rayon bleuâtre ; elle en avait la légèreté impondérable, et son vol silencieux traversait l’espace sans qu’on entendît le frisson de l’air66. »

Cette espèce de volatilisation de la danse ne s’obtenait qu’au prix d’efforts persévérants. L’enseignement de Philippe Taglioni comportait des exercices plus pénibles et plus prolongés que celui des autres maîtres. Marie fut soumise au régime le plus rude. « Des sueurs abondantes, dit Véron, d’accablantes fatigues, des larmes, rien n’attendrissait le cœur de ce père, rêvant la gloire pour un talent qui portait son nom67. » Un mot que l’on cite de ce dresseur farouche montre quels étaient à la fois son amour-propre et sa rigueur. Sa fille, déjà célèbre, était allée donner quelques représentations à Londres. Dans l’appartement qu’elle avait loué, elle fit installer un plancher incliné où, sur une légère couche de plâtre, elle se livrait, la nuit, à ses exercices. Un Anglais, qui demeurait à l’étage au-dessous, lui fit dire de ne pas se laisser arrêter dans son travail par la crainte {p. 162}que le bruit ne le réveillât. Cette galanterie fut accueillie comme une insulte par le père. « Dites à ce monsieur, s’écria-t-il, que moi, son père, je n’ai jamais entendu le pas de ma fille ; le jour où cela arriverait, je la maudirais68. »

Marie Taglioni recueillit pour la première fois les fruits de l’éducation paternelle à Vienne, où elle débuta le 10 juin 1822 dans la Réception d’une jeune nymphe à la cour de Terpsichore. Le titre était rococo ; mais le ballet, composé tout exprès par Philippe Taglioni pour sa fille, était une suite d’exercices destinés à faire valoir un style original. Dans le vieux cadre classique la jeune artiste plaçait des figures d’une libre fantaisie. Son costume était aussi nouveau que sa danse ; il consistait en une jupe longue qui descendait presque à la cheville. Du premier coup le succès fut décisif. La « petite bossue », qu’avaient raillée les élèves de Coulon, disputait sur la scène du théâtre impérial de Vienne la première place à la superbe et triomphante Heberle.

Enhardie par ce succès et par ceux qu’elle remporta sur diverses scènes d’Allemagne, Marie Taglioni vint tenter la fortune à Paris. En 1824, elle débutait au théâtre de la Porte Saint-Martin. Elle y reçut un accueil très peu encourageant, si bien qu’elle ne tarda pas à quitter la France. L’Italie et l’Allemagne la consolèrent de la sévérité des {p. 163}Parisiens. A Stuttgart elle conquérait, avec la sympathie du public, l’affection de la reine. A Munich, où elle fut engagée au théâtre royal, elle plut à la cour autant qu’à la foule. Le roi Max la citait à ses filles comme un modèle de grâce et de bonne tenue.

Cependant Paris continuait, malgré son premier échec, d’exercer sur elle la même fascination que sur tous les autres artistes de l’époque. Elle entreprit, une seconde fois, d’y faire ratifier sa réputation si brillamment inaugurée en Allemagne. Elle vint donner à l’Opéra, ce « centre de l’univers », une série de représentations dont la première, celle du Sicilien, eut lieu le 23 juillet 1827. Le 1er août, elle parut dans la Vestale, le 3, dans Mars et Vénus, le 6, dans Fernand Cortez, le 8, dans les Bayadères, le 10, dans le Carnaval de Venise. Cette fois elle réussit. Elle donna l’impression d’un art qui abandonnait la routine pour remonter aux vraies sources de la beauté. Les Parisiens furent séduits par cette danse qui n’avait point l’air d’avoir été apprise, mais qui glissait, flottait, planait, sans effort visible, comme si elle avait été l’accomplissement spontané d’une fonction naturelle. Ils firent bon accueil à la technique nouvelle, qui était toute une esthétique, substituant à la précision un peu sèche de la chorégraphie classique une grâce souple, ondoyante, vaporeuse, et, aux figures nettement délimitées, des gestes qui semblaient se perdre dans l’infini. Une attitude {p. 164}favorite de Mlle Taglioni donnait cette sensation d’une fuite dans l’espace immense. C’était celle qui consistait à porter le haut du corps en avant, avec les bras obliquement levés vers le ciel, tandis qu’une jambe était tendue en arrière. La longueur démesurée de ses membres faisait paraître interminable la ligne qui allait de l’extrémité des doigts à la pointe de l’orteil. Ainsi, du manque même de proportion, Marie Taglioni tirait un effet saisissant. Enfin, elle démontrait que la danse se suffisait à elle-même et pouvait captiver les spectateurs sans recourir à des manèges de courtisane. De la nécessité, elle se faisait une vertu ; pourvue d’appas médiocres par la nature, la femme disparaissait chez elle derrière la danseuse qui répudiait tout appel aux sens, tout assaisonnement de grâces piquantes et minaudières.

Un hommage inusité salua cette manifestation d’un art nouveau. Un bouquet vint rouler devant ces pieds qui délaissaient les sentiers battus. L’usage, qui devint vite un abus, de jeter des fleurs sur la scène, ne s’était pas encore établi alors. La main qui prit cette initiative était celle de Duponchel, l’architecte qui allait bientôt, à l’Opéra, généraliser la réforme des décors et des costumes. Son geste, galamment révolutionnaire, soulignait l’avènement de quelque chose d’inédit.

Parmi les artistes qui l’entouraient, Marie Taglioni fit école. On forgea un mot pour désigner le style qu’elle introduisait à l’Académie de Musique {p. 165}et qu’une partie du corps de ballet essaya de s’approprier, en dépit des doctrines de Vestris. « Sa manière élégante, facile, moelleuse, dit Castil-Blaze, fut adoptée notamment par Mlle Julia, Mlle Albert, par Perrot ; ils taglionisaient69. »

Après être retournée à Munich, où la rappelait son engagement, Mlle Taglioni fit une troisième apparition à Paris au commencement de 1828. Elle confirma, en se montrant dans les Bayadères, le Siège de Corinthe, Lydie, la Belle au bois dormant, la haute opinion qu’elle avait donnée d’elle l’année précédente. Dans Psyché, le fameux ballet de Gardel, elle éclipsa facilement ses partenaires qui comptaient cependant parmi les plus brillants sujets de l’Opéra, Mmes Legallois, Anatole, Montessu. Le public put mesurer l’énorme distance qui sépare le talent original de la docile écolière, lorsqu’il vit Mlle Taglioni et Mme Montessu ensemble dans la tyrolienne de Guillaume Tell. Après cette nouvelle série de représentations, l’administration ne put se décider à laisser repartir pour l’Allemagne une artiste aussi remarquable. Mlle Taglioni fut engagée à l’Opéra.

A défaut de ballets appropriés au talent de sa nouvelle pensionnaire, l’Opéra reprit pour elle, pour la réformatrice, le vieux ballet mythologique de Flore et Zéphire. Elle y eut pour partenaire le fougueux Perrot qui, entraîné par son exemple, {p. 166}achevait de s’affranchir des archaïques doctrines de Vestris et devenait le champion masculin de la danse romantique. Il y avait flagrant désaccord entre la donnée vieillote, ultra-classique, et l’audacieuse indépendance du couple fameux. En vain rajeunissait-il, par des pas originaux et des dons très personnels, une œuvre marquée de rides profondes par les années. L’admiration qu’il excitait s’accompagnait du regret que tant de vie, de grâce et d’énergie fussent dépensées à vouloir ranimer des fictions mortes.

La nécessité apparut de créer des ballets nouveaux pour la créatrice d’une danse nouvelle. Scribe et Auber se chargèrent de ce soin en composant le Dieu et la Bayadère, qui fut représenté pour la première fois le 13 octobre 1830. On voulait donner un pendant au rôle mimé de Fenella de la Muette de Portici. Scribe imagina le personnage de la muette Zoloé, qu’il introduisit dans une action inspirée de la ballade de Gœthe. Ce rôle, confié à Marie Taglioni, était toute la pièce ; le reste ne comptait guère.

C’est pour Marie Taglioni que Meyerbeer écrivit le fameux ballet des nonnes de Robert le Diable. Le soir de la première, le 21 novembre 1831, elle fut sauvée d’un péril grave par sa légèreté. Chargée du rôle de l’abbesse, elle attendait, dans son tombeau, l’ordre de se lever, lorsqu’elle aperçut un rideau de nuages qui, se détachant du cintre, allait infailliblement l’écraser. Elle bondit, prompte {p. 167}comme l’éclair, et aussitôt le décor meurtrier s’abîmait avec fracas à la place qu’elle venait de quitter.

Enfin, Marie Taglioni trouva le sujet idéal, le meilleur qu’elle pût rêver, lorsqu’elle créa la Sylphide, le 12 mars 1832. Le livret de ce ballet en deux actes était de Nourrit, le ténor, la musique de Schneitzhœffer, le compositeur au nom barbare. Malgré la médiocrité de la partition, ce fut une soirée triomphale qui fait date dans l’histoire de la danse. Ce que le public applaudit frénétiquement ce jour-là, ce ne fut plus seulement le talent personnel de Marie Taglioni, ce furent les principes qu’elle représentait ; ce fut son art qu’elle pouvait déployer pleinement ; ce fut la poésie romantique qu’elle établissait définitivement dans le ballet.

L’action se passe en Ecosse, dans ce pays que les romans de Walter Scott avaient mis à la mode. Un jeune villageois, James Reuben, doit épouser la belle Effie. Mais il est aimé d’une sylphide, un esprit des airs, qui vient le baiser sur le front, puis s’envole par la cheminée. Au moment où James, distrait, troublé, passe l’anneau nuptial au doigt d’Effie, la sylphide reparaît, enlève brusquement l’anneau et s’enfuit, entraînant le fiancé avec elle.

Le second acte nous transporte au fond d’une forêt, dans la caverne de la sorcière Magde. Des êtres fantastiques accourent de toutes parts. Chacun jette un ingrédient dans une marmite pour former un breuvage qui, après avoir bouilli, est {p. 168}bu à la ronde. Des talismans sont distribués. Magde prend pour elle une écharpe enchantée. Après avoir dansé à la lueur de torches sinistres, les esprits se dispersent, en enfourchant les montures les plus bizarres.

Le brouillard se dissipe. Dans un riant paysage, la sylphide arrive avec le jeune paysan. Des nymphes voltigent autour de lui. James n’a d’yeux que pour la sylphide, qu’il s’efforce de saisir et qui toujours se dérobe. Magde survient et lui donne l’écharpe qui enchaînera pour toujours, dit-elle, la fugitive créature. Le jeune homme essaie de ce moyen de retenir celle qu’il aime. Mais à peine l’écharpe a-t-elle touché la sylphide que ses ailes se détachent : elle meurt. Dans le lointain passe, au son de la cornemuse, la noce d’Effie, qui épouse un rival de James. Celui-ci tombe sur le sol, accablé de désespoir.

Cette donnée s’adaptait entièrement à la nature du talent de Marie Taglioni. Cette fois, il n’y avait plus, comme dans Flore et Zéphire, incompatibilité entre le classicisme du sujet et le romantisme de l’exécution. Non seulement l’artiste avait un rôle conçu tout spécialement pour elle, mais toute l’œuvre la plaçait dans une atmosphère qui favorisait l’éclosion complète de ses dons. L’action, le décor, les personnages, tout était romantique ; tout formait avec elle un ensemble homogène. Dans un monde qui était tantôt celui d’Ossian, tantôt celui de Macbeth, tantôt celui des héros de Walter Scott, {p. 169}elle passait, blanche comme un rayon de lune, avec la légèreté silencieuse d’un fantôme.

Le personnage de la sylphide trouvait en Marie Taglioni son interprète parfaite, son interprète nécessaire. Elle justifiait les ailes de libellule fixées derrière ses épaules, tant elle semblait planer naturellement. Ces ailes n’étaient plus un accessoire de théâtre, un complément du costume, mais un organe essentiel, la raison d’être du personnage. Elles n’étaient point portées par l’artiste ; elles la portaient. Elles maintenaient dans l’air, comme dans son véritable élément, cette matière impondérable qui avait les apparences d’un corps de femme.

Un admirateur anonyme analyse de la façon suivante le style que Mlle Taglioni porta, dans la Sylphide, à son point culminant :

« …Les lignes télégraphiques, les figures géométriques disparaissent ; plus de ces poses laborieusement voluptueuses, plus de ces scènes soi-disant lascives, qui se jouent avec le sourire et les yeux ; plus de coudes pointus, de poignets cassés, de petits doigts détachés ; en un mot, rien qui sente le travail d’une profession, les artifices d’un métier, les caractères d’une école. Toutes ses proportions sont pleines d’harmonie ; elle dessine, dans son ensemble, des contours délicieusement arrondis ou des lignes d’une pureté admirable. Il y a dans toute sa personne une souplesse remarquable, dans tous ses mouvements une légèreté qui {p. 170}l’éloigne de la terre ; si l’on peut s’exprimer ainsi, elle danse de partout comme si chacun de ses membres était porté par des ailes70. »

Ce fut surtout Théophile Gautier qui, en sa qualité de protagoniste du romantisme, célébra dans le succès de la Sylphide la victoire, au sanctuaire de la danse française, de la forme d’art qui lui était chère :

« Ce ballet, dit-il, commença pour la chorégraphie une ère toute nouvelle et ce fut par lui que le romantisme s’introduisit dans le domaine de Terpsichore. A dater de la Sylphide, les Filets de Vulcain, Flore et Zéphire ne furent plus possibles : l’Opéra fut livré aux gnomes, aux ondins, aux salamandres, aux elfes, aux nixes, aux willis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d’or des Olympies furent reléguées dans la poussière des magasins, et l’on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par le joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours roses, car, sans maillot, point de chorégraphie ; seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane ; les ombres se vaporisèrent {p. 171}au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée71. »

A la nombreuse lignée des œuvres que suscita la Sylphide, appartient un ballet de Théophile Gautier lui-même. C’est Giselle ou les Willis, délicieuse production romantique, dont Henri Heine fournit les principaux motifs.

Marie Taglioni se maintint longtemps encore au pinacle où la Sylphide l’avait élevée. L’enthousiasme du public ne diminua point lorsque, l’année suivante, le 4 décembre 1833, elle créa le principal rôle de la Révolte au Sérail. La Fille du Danube, composée pour elle par son père et mise en musique par Ad. Adam, la fit reparaître, le 21 septembre 1836, dans son monde familier de nixes et d’ondines. Elle y souleva les applaudissements accoutumés. Elle poursuivit pendant de longues années, en France et à l’étranger, la carrière la plus glorieuse qui se soit jamais ouverte à une artiste. Mais aucune création ultérieure ne réussit à effacer le souvenir qu’avait laissé la Sylphide. Jamais plus aucun rôle ne répondit d’une manière aussi complète à ses aptitudes et à son éducation. Marie Taglioni fut et resta toujours la « Sylphide », et la danse romantique, dont elle était la personnification idéale, nous apparaît symbolisée par cette figure de conte, femme et libellule, qui plane dans le nuage diaphane de ses écharpes blanches et frôle {p. 172}du bout du pied, sans les incliner, les fleurs et les brins d’herbe.

***

Marie Taglioni devint pour Paris et pour toute l’Europe une déesse vers qui montaient des hommages idolâtres.

Cette adoration fanatique ne doit pas s’expliquer seulement par la valeur de l’artiste ; elle avait aussi pour cause le besoin qu’éprouvait l’époque de Louis-Philippe de réagir contre son propre positivisme. Le mouvement romantique était une de ces réparations que l’idéalisme exige des sociétés les plus asservies à la matière. La haine du bourgeois, si féroce vers 1830, fut une poussée de l’instinct poétique et spiritualiste qui s’insurgeait contre l’omnipotence du négoce. Le culte pour Marie Taglioni fut un autre symptôme de la même révolte.

Les panégyristes de sa danse en célébraient la beauté morale autant que la perfection technique. Précurseurs du préraphaélitisme, ils faisaient de Marie une vierge à la Boticelli, touchante de candeur éthérée et portant dans les yeux cet air de mélancolie qui exprime la nostalgie du ciel. La Gazette des Théâtres la nomme « la reine des airs qui fait honte à notre grossière nature72 ». {p. 173}L’Artiste la définit « un sentiment, une pensée qui n’a rien de matériel » et la proclame « belle et chaste comme une vierge du Corrège73 ». Jules Janin lui-même, le bon vivant, devient sentimental, quand il la voit « si pâle, si chaste, si triste74 ». Il admire combien elle est « légère et naïve, blanche et chaste75 ».

Une des glorifications les plus délirantes de Marie Taglioni est la brochure intitulée : A Mesdemoiselles Ta(N)g(O)l(B)i(L)o(E)n(T)i — lisez : Taglioni-Noblet — Excuse pour une prétendue offense ou plutôt à cause d’un moment de déplaisir à elles involontairement causé, hommage76. L’auteur, qui signe E. R., explique, dans une introduction, qu’à la sixième ou septième représentation de la Révolte au Sérail des sifflets se firent entendre. Le Journal des Débats avait vu dans cette manifestation une cabale dirigée contre Mlles Taglioni et Noblet. C’était tout simplement, d’après notre auteur, la protestation d’une partie du public contre l’abus que Véron faisait de la claque.

« Non, non, Taglioni ! s’écrie-t-il avec feu, non, Noblet ! femmes aimables, voluptueuses, enivrantes ! On ne vous a point fait une insulte, un outrage. Nul ne l’a voulu, nul ne l’a fait… » La manifestation ne visait que les claqueurs, « ces gens que {p. 174}l’on a appelés au secours de l’art et qui le déshonorent par une aide vile… la plus maudite engeance que l’abus des arts ait enfantée… »

Bientôt ce fougueux contempteur d’Auguste et de sa bande oublie Mlle Noblet pour consacrer toute la chaleur de son éloquence à la danseuse souveraine. Il lance cette apostrophe :

« O Taglioni ! femme charmante ! Psyché de la danse ! toi si heureuse de danser, et qui nous rends si heureux de tes pas ! c’est un crime de troubler la sérénité de ton âme, la satisfaction de ton cœur !…

« Toi, ange, déesse de la danse ! conserve toujours ton divin caractère : ta pudeur si suave, ta pudeur voluptueuse et chaste ! C’est bien ainsi que Dieu t’a émise de son sein. — Laisse à tes compagnes, qui ont leur grâce, mais qui n’est pas la tienne, laisse-leur ces pas hardis qu’accueillent un sourire, un oh ! libertins. Sans cela, tu ne serais plus toi. Ce n’est point de ces applaudissements-là qu’il te faut. — Qu’au moins devant moi tu ne sois jamais profanée, toi que vierge je veux voir, toi que chaste j’admire ! — Public ! pudeur, sinon respect pour elle ! Pudeur pour sa décence ! Pudeur, ou pitié, pour moi qui l’aime ! »

Un chœur nombreux de poètes entonna des hymnes à la louange de cette prêtresse pudique d’un art sacré. Méry ne se contenta pas de dire en prose : « Avec Mlle Taglioni la danse s’est élevée à la sainteté d’un art » ; il prit son luth et chanta :

{p. 175}
Près des lacs aux blondes bergères
Rossini, dessinant tes pas,
T’inonda de notes légères,
Toi que l’oiseau ne suivrait pas !77
Meyerbeer, sévère génie,
Pour toi fit jaillir l’harmonie
Du marbre glacé des tombeaux78.
Adam t’ouvrit un nouveau monde,
Un palais de cristal sous l’onde79,
Sylphide de l’air et des eaux.
***
Auber, l’harmonieux poète,
Te guide, l’orchestre à la main.
Pour te voir, l’Asie est en fête,
Ses fleurs embaument ton chemin80.
Le ciel de l’Inde t’illumine ;
Déjà le bonze et le bramine
Suivent ton gracieux élan ;
Secoue au regard qui t’admire
Les écharpes de Cachemire
Et les perles de Ceylan.
***
On plaçait aux siècles antiques
Sur les autels du corridor
Les dieux pénates domestiques
Faits de marbre, d’argile ou d’or.
En les chassant de son enceinte,
Rome prit la madone sainte
{p. 176}
Que toute famille adora :
Aujourd’hui l’artiste nous donne
Le dieu pénate ou la madone
Nés dans le ciel de l’Opéra81.

Les trois derniers vers font allusion à une statuette que le sculpteur Barre fils avait exposée au Salon de 1837 et qui représentait Mlle Taglioni dans le rôle de la sylphide.

C’est encore à la sylphide que songeait Méry quand il disait :

Regardez-la courir ! rien de mortel en elle :
On craint de la blesser lorsqu’on touche à son aile.
Quand elle prend son vol, les regards soucieux
Semblent la retenir au sol qu’elle abandonne,
Comme si le lutin que l’Ecosse nous donne
Quittait la terre pour les cieux82.

Mlle Elise Talbot commence un dithyrambe par ces mots :

O toi dont le pied se pose
Sans réveiller un lutin,
Feuille légère de rose,
Songe habillé de satin…83

Jules Canonge, de Nîmes, s’inquiète d’un voyage qui mènera la danseuse chez des peuples incapables de goûter la perfection de son art sublime :

{p. 177}
Et voilà que tu pars !… la lascive Italie
D’un ciel plus enflammé t’offrira la splendeur
Et des cris plus bruyants, mais aux sens avilie
Elle comprendra peu de ta danse ennoblie
L’angélique pudeur.

La Germanie rêvera et chantera tristement à la vue des malheurs de la sylphide, mais elle ne saura pas apprécier la « fugitive harmonie » de ses charmes. L’Angleterre est le pays où vient de mourir la Malibran. Que Taglioni évite les barbares épais et sensuels !

Car sur toi l’œil impur ne trouve point de place ;
Mais toujours le regard se repose enchanté,
Et de ta chaste majesté
Tout mouvement est une grâce
Toute pose est une beauté84.

L’exaltation de M. Léon Lenoir va jusqu’à prendre les formes de l’adoration religieuse. Son chant a les allures d’une hymne d’église. Les invocations s’y succèdent comme dans des litanies. Le poète, dans un langage liturgique qui semble emprunté aux cérémoines du mois de Marie, conjure la danseuse de rester fidèle à sa mission, qui est de réconforter et de purifier les âmes :

Ah ! sois notre salut, vierge blanche, pieuse,
Colonne de cristal, étoile radieuse ;
Relève en souriant notre front abattu,
Et que tous, te voyant, adorent la vertu !85

{p. 178}Théophile Gautier, qui avait conservé son sang-froid, résuma d’un mot plaisant les formules dévotes employées pour encenser Marie, quand il la définit ainsi : « C’est une prêtresse de l’art chaste, elle prie des jambes86. »

L’enthousiasme de Paris fut partagé par toute l’Europe. Une fièvre s’emparait des villes où Mlle Taglioni arrêtait sa berline vagabonde.

Le caractère de chaque nation se reflétait dans sa façon d’honorer l’héroïne. L’Angleterre, pays de sport, créait une voiture qui s’appelait la Taglioni et dont les portières étaient ornées de sylphides. Ce véhicule faisait le service de Londres à Windsor où l’artiste donnait des représentations ; l’honneur d’y prendre place était ardemment recherché par les membres de l’aristocratie. Dans les cours allemandes on rendait à cette reine de théâtre les honneurs militaires. A Vienne, comme elle jetait du haut d’un balcon des fleurs à la foule, ses admirateurs fanatisés se les arrachèrent entre eux avec force horions et bousculades. Dans la même ville on dételait sa voiture, et comme un jour un lieutenant de la garde s’était signalé par son ardeur à remplacer le cheval, l’autorité prit un arrêté interdisant à tout fonctionnaire civil ou militaire de se laisser entraîner désormais à de tels débordements d’enthousiasme, solchen Ausgelassenheiten. La patrie des muses, l’Italie, glorifiait par {p. 179}la voix de ses poètes la Terpsichore terrestre ; Solera lui dédiait un de ses meilleurs chants lyriques. Cincinnato Baruzzi sculptait sa statue ; Pompeo Marchesi la peignit à l’huile. D’Italie Marie Taglioni rapporta le diadème, conservé aujourd’hui au musée de l’Opéra, dont elle aimait à se parer sur la scène. La Russie fut également démonstrative à sa façon ; en l’honneur de l’illustre hôtesse, elle se grisait de champagne. Les paysans de Pologne, qui la connaissaient pour avoir vu passer et repasser sa berline, la saluaient dévotement. Des moujiks, revenus de Saint-Pétersbourg, racontaient qu’ils avaient vu dans un théâtre une fée blanche montée dans la loge de l’empereur et que celui-ci avait souri en la voyant87.

L’étranger n’était pas aussi insensible que le prétendait Jules Canonge à l’idéalisme de la danse de Marie Taglioni. Celle-ci conquérait son public, à Berlin, à Milan, comme à Paris, par sa légèreté éthérée. La décence de sa tenue faisait naître le respect autour d’elle. Sa distinction lui ouvrait les milieux les plus aristocratiques et lui servait de titre de noblesse pour être introduite auprès des souverains et des souveraines. Ce génie des airs sautait d’un bond, semblait-il, par-dessus les barrières qui séparent les castes sociales. La danseuse que la reine de Wurtemberg choisissait pour amie et que le roi de Bavière proposait à ses filles comme {p. 180}un modèle de grâce et de bonne tenue était honorée des mêmes attentions dans les palais de Saint-Pétersbourg et de Potsdam. Le roi de Prusse n’avait jamais conduit ses filles au ballet des Bayadères, qui avait la réputation de ne pas être un spectacle pour de jeunes princesses. Il leur permit d’y assister le jour où Mlle Taglioni le dansa, car elle purifiait par sa réserve une donnée quelque peu scabreuse. « Après la représentation, dit la biographie anonyme déjà citée, le roi, ravi, transporté, se confondait en remerciements, en éloges. Il reprochait à Mlle Taglioni de n’être pas venue plus tôt à Berlin. — Si j’avais pu, disait-il, je serais allé vous voir à Paris. — Sire, les temps sont changés, répond Mlle Taglioni ; n’y vient pas qui veut. — Guillaume rit beaucoup de cette réponse pleine de malice et d’à-propos88. » La princesse Charles de Prusse présenta son album à l’artiste pour qu’elle y laissât quelques lignes. Celle-ci écrivit un quatrain dont le premier vers était en allemand, le deuxième en suédois, le troisième en anglais, le quatrième en italien. « Ainsi, s’exclame le biographe, contre l’habitude, voilà une danseuse qui ne met pas tout son esprit dans ses jambes et en réserve une partie pour sa tête et son cœur. Voilà une danseuse qui, par l’élégance, la grâce et la décence de ses manières et de sa danse, a acquis cela qu’un roi dit à ses enfants de la saluer, qu’une {p. 181}reine l’admet à sa cour dans ses causeries intimes ! »

En Allemagne, un écrivain à qui les persécutions des gouvernements réactionnaires donnèrent de la célébrité en 1835, Théodore Mundt, un des lutteurs de la jeune Allemagne, loua la danse moralisatrice de Marie Taglioni dans une phrase dont beaucoup de gens, de sens plus rassis, s’amusèrent : « Les pieds de Mlle Taglioni, disait Mundt, renferment une pensée pieuse et profonde. » Die Füsze der Dem. Taglioni haben einen andüchtigen und sinnreichen Inhalt89. Le même auteur imaginait, pour caractériser le talent de l’artiste, une formule qu’on a souvent citée, sans en indiquer l’origine exacte : « Elle danse Gœthe, elle est aussi froide, aussi grandiose. » Sie tanzt Gœthe, so kalt, so groszartig90. Le mot n’est pas heureux. Gœthe, arrivé à sa pleine maturité, était un classique, ami des formes plastiques aux contours précis, tandis que le domaine où Marie Taglioni se confinait était le monde vaporeux du romantisme.

Les voix dissidentes se perdaient dans l’hosannah universel. Il y eut contre Marie Taglioni des essais d’opposition. Tantôt ils venaient des partisans fidèles du vieux ballet mythologique qui regrettaient le temps où Vénus se faisait prendre dans les filets de Vulcain. Tantôt c’étaient les admirateurs de Fanny Elssler qui manifestaient {p. 182}leur mauvaise humeur contre une rivale prétendue invincible. Ou bien les attaques venaient des dénigreurs de profession, des mercenaires de la presse qui se vengeaient d’avoir vu leurs services refusés ou payés insuffisamment.

La tendresse pour Fanny Elssler influença certainement le jugement que Rahel Varnhagen porta sur Mlle Taglioni. La spirituelle Berlinoise écrivait, le 21 juin 1832, à Louis Robert une longue lettre qui est une critique impitoyable de la danseuse alors idolâtrée sur les bords de la Sprée. Elle déclare que ce phénomène tant vanté ne lui a pas semblé aussi surnaturel qu’à la foule. Elle fixe sur la déesse son regard perçant comme une vrille et discerne dans ce corps dont on a tant loué l’harmonie deux moitiés disparates. Le haut est délicat, touchant, quoique d’une grâce un peu mièvre, sans passion forte, sans flamme. La partie inférieure est exagérément développée ; les pieds surtout sont trop grands. Rahel analyse les mouvements des jambes et préférerait des bonds bien francs à leurs flexions truquées. Les chevilles manquent de solidité. Chez cette danseuse que l’on représente comme un modèle de naturel, l’amie de Fanny Elssler découvre une grâce étudiée, des effets cherchés et calculés. Elle est choquée, comme d’une tache, par la position des mains et des doigts. Un grave reproche qu’elle fait à Marie Taglioni, c’est de danser à côté de la musique. « Elle n’en est pas pénétrée, écrit-elle en français, et voilà ce qui {p. 183} manque à ses membres », et elle continue en allemand : « Ils ne sont pas animés d’un seul et même esprit comme chez Fanny Elssler. » Rahel revient à l’appréciation du physique pour s’écrier : « Magra, magra, magrissima ! » et pour dénigrer les bras qui deviennent rouges, malgré la couche de blanc dont l’artiste les recouvre.

Mais Rahel reconnaît que les défauts mêmes qu’elle censure séduisent le public, cet enfant. Aber gerade das entzückt Publikümchen. Et ce n’est pas seulement la foule qui est dupe ; c’est aussi l’élite. « Ventredieu ! s’écrie-t-elle, je suis absolument seule de mon avis. »

***

Cette vogue colossale rendaient difficiles les rapports entre Marie Taglioni et les directeurs de théâtre. Sûre de trouver partout un fructueux engagement, elle les traitait de haut. La poétique sylphide, l’immatérielle créature qui apparaissait, sur la scène, étrangère aux basses réalités, avait dans les questions d’argent des exigences féroces. Un jour, à Londres, au King’s Theatre, le rideau tardait à se lever. Le public perdit patience et fit du bruit. Le directeur, Laporte, parut et annonça que Mlle Taglioni refusait d’entrer en scène. C’est que Laporte, toujours à deux doigts de la faillite, n’avait pu ce soir-là payer d’avance, comme le {p. 184}voulaient les conventions, le cachet de l’artiste, et celle-ci ne consentait pas à lui faire crédit jusqu’au lendemain.

De grosses sommes étaient nécessaires à Mlle Taglioni pour suffire à ses besoins et à ses caprices. Mille fantaisies ruineuses épuisaient rapidement ses ressources. Ses appointements fixes qui étaient de 20 000 francs à l’Opéra, les feux, c’est-à-dire les cachets par soirée qui pouvaient, en une année, s’élever à peu près au même chiffre, les représentations à bénéfice, dont l’une, celle du 22 avril 1837, donnait une recette de 35 784 francs, somme énorme, si l’on songe que la même année le bénéfice de Nourrit, un artiste pourtant choyé du public, n’avait produit que 24 000 francs, les guinées, les roubles et les thalers ramassés dans les tournées à l’étranger, tout cet or coulait entre ses mains prodigues. Elle demandait souvent à la caisse de l’Opéra des avances sur ses émoluments du mois. Elle ne pouvait pas attendre que les comptes des représentations à bénéfice fussent mis à jour, elle prélevait le soir même une part de la recette. Les archives de l’Opéra renferment un grand nombre de reçus signés par Mlle Taglioni, par son père ou par son homme d’affaires, et qui attestent ces paiements urgents.

Un mariage malheureux que fit Mlle Taglioni augmenta encore ses embarras financiers. Elle épousa, en 1832, le comte Gilbert de Voisins, un des familiers de Véron, qui passait pour une des {p. 185}plus mauvaises têtes du royaume, et que Joseph d’Arçay juge ainsi :

« Enfin une des physionomies les plus curieuses de ce temps-ci, un homme plein d’élégance et d’esprit, portant facilement un des grands noms parlementaires de notre pays, le comte Gilbert de Voisins, le mari trop célèbre de la célèbre Taglioni, qu’il était assez plaisant de voir accepter en riant et remplir, comme il l’aurait fait à la cour de Louis XV, la charge d’intendant des menus chez l’ancien directeur de l’Opéra. Singulier homme que le comte de Voisins, mélange bizarre de qualités charmantes et de défauts pour lesquels on est souvent trop indulgent ; aimable, obligeant, mais dangereux quand il n’avait pas d’argent. En un mot, un disciple du chevalier de Grammont égaré dans la société bourgeoise du dix-neuvième siècle91. »

L’union fut orageuse et courte. Des désaccords perpétuels, envenimés par les difficultés d’argent, rendirent nécessaire une séparation qui fut prononcée dès les premiers mois de 1835.

Il était à prévoir que, pressée par le besoin, Marie Taglioni romprait un beau matin l’engagement qui la liait à l’Opéra, pour répondre à l’appel du plus offrant. La Russie la guettait. La menace de son départ était pour Véron une épée de Damoclès.

{p. 186}Il fallait aussi, pour s’accommoder de son caractère, une forte dose de patience et de philosophie. Cette grande artiste poussait à l’extrême les défauts les plus insupportables de la cabotine. Vaniteuse, jalouse, elle réclamait tout le succès pour elle seule et se jugeait lésée, lorsqu’elle avait à partager des applaudissements avec des camarades. A la fin de la première représentation de la Révolte au Sérail où Perrot avait été associé à son triomphe, elle fit dans les coulisses une scène ridicule. « N’est-il pas affreux, s’écriait-elle, qu’un danseur obtienne plus d’applaudissements que moi ! c’est une trahison ! une infamie ! » Véron essaya de la calmer. Il fit appeler Auguste et le tança vertement pour avoir laissé faire à un danseur un succès plus grand qu’à la première danseuse. Le malheureux chef de claque expliqua de son mieux qu’il n’avait pu maintenir la discipline dans sa troupe, ni empêcher le public payant d’être très chaleureux à l’égard de Perrot. « Sortez ! » lui cria Véron d’un air courroucé. Cette exécution ne consola pas Marie Taglioni. En vain son père joignit les paroles les plus persuasives à celles de Véron et de Duponchel. Longtemps encore elle sanglota en criant : « C’était bien la peine de faire tant de sacrifices pour un semblable résultat92 ! »

Enfin il eût été imprudent de laisser reposer la fortune du ballet à l’Opéra sur le concours exclusif {p. 187}d’une artiste dont la carrière pouvait à tout moment être interrompue par un accident. La santé de Marie Taglioni, sa vie même était sans cesse menacée au cours de ses innombrables voyages. En administrateur sage, Véron se préoccupait de n’être pas pris au dépourvu à l’heure inévitable où le plus fantasque et le plus inconstant des lutins lui échapperait.

Pour remettre à la raison ce despote en jupes de gaze, le moyen le plus sûr était de lui montrer, en lui suscitant une rivale, qu’on pouvait se passer de ses services. Mais où trouver une artiste capable de partager la souveraineté avec une Taglioni et, au besoin, de la remplacer ? Le meilleur sujet de l’Opéra, Mlle Duvernay, n’était point de taille à se mesurer avec elle. C’est alors qu’en interrogeant le firmament des célébrités européennes, Véron découvrit, du côté de Londres, l’astre montant de Fanny Elssler

{p. 188}

Chapitre VI

les débuts de fanny elssler à paris §

Le départ de Véron pour l’Angleterre eut lieu dans les premiers jours de mai 1834. Ce fut pour le boulevard un événement considérable. L’absence du gros et bourdonnant personnage marquait comme l’arrêt d’un organe de la vie parisienne. Le Café de Paris semblait dire :

Un seul être me manque et tout est dépeuplé.

Les initiés parlaient avec importance et mystère du but du voyage. Ils savaient que le directeur de l’Opéra se rendait à Londres pour étudier sur place le fonctionnement d’un nouvel appareil d’éclairage au gaz. Il prenait à leurs yeux les proportions d’un Prométhée dérobant le feu du ciel. On s’entretenait aussi à mi-voix d’une danseuse merveilleuse dont on écorchait le nom tudesque et que le somptueux Véron se proposait d’arracher à prix d’or aux Anglais. Réussirait-il ? Enlèverait-il à la perfide Albion, alors très détestée, ce trophée vivant ? {p. 189}Question angoissante ! Moment solennel ! Le boulevard anxieux se demandait :

Qu’est-ce que le Seigneur va donner à cet homme ?

La traversée de la Manche devenait une nouvelle expédition des Argonautes. Laissons Jason lui-même raconter sa conquête :

« En 1834, dit Véron, je fis un voyage à Londres : j’y vis Mlle Fanny Elssler dont j’avais déjà beaucoup entendu parler ; elle me séduisit surtout par sa physionomie charmante, spirituelle, pleine d’expression, et par son talent de danseuse d’une certaine individualité. Thérèse, unie aujourd’hui en Prusse par un mariage de la main gauche à un prince royal, prévenait moins en sa faveur ; sa taille était plus élevée que celle de sa sœur. Fanny désirait beaucoup venir à Paris ; elle m’accueillit avec bonne grâce. Ces deux artistes ne touchaient à Londres que de faibles appointements, et encore à cette époque le grand théâtre ne payait qu’assez irrégulièrement. Thérèse, au contraire, redoutait pour elle des débuts à Paris, et jusqu’au dernier moment, elle résista à mes propositions d’engagement pour elle et pour sa sœur, qu’elle dominait. Je leur offris cependant, comme je l’ai déjà dit, 40 000 francs par an. Je cherchai, pour réussir dans mes projets, à leur donner une bonne idée de l’administration de l’Opéra de Paris. Je les invitai à dîner à Clarendon’s hôtel en haute compagnie ; le dîner fit grand honneur au maître de {p. 190}l’hôtel, et au dessert on plaça sur la table un plateau d’argent où s’amoncelaient pour près de 200 000 fr. de bijoux et de diamants On passa le plateau en même temps que les corbeilles de fruits, et les deux demoiselles Elssler, assez empressées de faire leur choix, ne voulurent cependant accepter que deux des objets les plus modestes, et représentant à peine 6 000 à 8 000 francs. De tous ces bijoux, je rapportai aussi à Paris quelques parures destinées aux premiers sujets du chant et de la danse. L’engagement des demoiselles Elssler ne put être signé que le jour fixé pour mon départ, et qu’après y avoir introduit cette clause exigée par Mlle Thérèse : que l’engagement de trois ans serait résiliable au gré de chacun, après les quinze premiers mois93. »

N’accueillons ce récit que sous bénéfice d’inventaire et soyons sûrs que la valeur du plateau de bijoux a été quelque peu grossie par le vaniteux narrateur. Le chiffre de 40 000 francs auquel Véron prétend avoir engagé les deux sœurs sonne bien et donne une haute idée de sa munificence. A l’examiner de près, il faut en rabattre. En réalité, Fanny fut engagée, ainsi que Thérèse, à raison de 8 000 francs par an. Sur les comptes de l’Opéra, elle émargea chaque quinzaine pour une somme de 333 fr. 33. C’était exactement ce que touchait aussi Louise Duvernay. Aux mensualités de {p. 191}666 fr. 66 s’ajoutaient les feux qui étaient de 125 francs par soirée. Ce n’est qu’à partir du 1er septembre 1837 qu’ils furent doublés par Duponchel, qui porta aussi les appointements fixes à 10 000 fr. Comme, dans les trois premières années de son engagement, Fanny dansa juste cent fois, les feux lui rapportèrent 12 500 francs, c’est-à-dire un peu plus de 4 000 francs par an. Il faut compter aussi le produit d’une représentation à bénéfice à laquelle les deux sœurs avaient droit pour la durée triennale de leur engagement. La première de ces représentations eut lieu le 5 mai 1838 ; la recette que les deux bénéficiaires eurent à se partager fut de 18 467 francs ; la part de chacune, répartie sur trois ans, augmentait donc ses appointements d’environ 3 000 francs par année. En résumé, les appointements fixes (8 000 fr.), les feux (4 000 fr.) et la représentation à bénéfice (3 000 francs), constituaient à Fanny un revenu annuel d’environ 15 000 francs. Ce total pouvait être augmenté par le produit des tournées entreprises soit en province, soit à l’étranger, pendant les trois mois de congé que l’engagement accordait chaque année aux deux sœurs, ou encore par un rachat de congé, c’est-à-dire par une indemnité que l’Opéra leur payait, lorsqu’elles renonçaient en sa faveur à leur liberté. C’est ainsi qu’en 1838 Duponchel leur racheta leur congé pour la somme de 8 000 francs.

Lorsque Véron lançait son chiffre de 40 000 fr., sensiblement supérieur, comme on le voit, au total {p. 192}de ce que les deux sœurs pouvaient gagner ensemble, c’était un de ces coups de grosse caisse où excellait ce virtuose de la réclame. C’était le prélude d’une campagne menée à grand fracas pour exciter la curiosité du public et le préparer à recevoir avec faveur les deux recrues amenées d’Angleterre. Le maître ouvrier de cette opération fut Charles Maurice. Il la conduisit, comme toutes les besognes bien payées, avec ses procédés habituels de charlatan, tapant à tour de bras, avec plus de cynisme et d’obstination que d’ingéniosité. Sa seule excuse est que, cette fois, il travaillait pour la bonne cause, au profit du vrai talent.

Le 21 mai, le Courrier des Théâtres publiait cette note lapidaire où se reconnaît le laconisme de son rédacteur en chef : « M. Véron est de retour de Londres. Nouvelle européenne. » Le lendemain venait l’information suivante : « Deux danseuses célèbres à l’étranger et surtout en Allemagne, les demoiselles Elssler, ont été engagées par M. Véron pendant le séjour qu’il vient de faire à Londres. Elles arriveront à Paris au mois de juillet prochain. Une de ces demoiselles est d’une taille un peu élevée et extrêmement svelte, et l’autre est une perfection, soit comme femme, soit comme danseuse. Joies. »

Les entrefilets destinés à tenir l’attention du public en éveil se multiplient. Ils donnent les noms des deux sœurs, indiquent leur taille et la nature du talent de chacune d’elles. C’est surtout Fanny {p. 193}que le journaliste vante à ses lecteurs. « Correspondants et voyageurs, écrit-il le 20 juin, nous apprennent sur le talent de l’une des demoiselles Esler (sic) des choses qui fortifient l’espérance d’un grand succès à l’Opéra. La fortune de son extérieur, l’agaçante94 finesse de son regard, le dessin de son col, la beauté de ses épaules, la grâce de ses bras, l’élégance de son ensemble, la légèreté de sa danse et le charme de son mérite promettent à cette artiste un succès… véronien. »

En même temps qu’il donnait cet alléchant portrait de Fanny, le directeur du Courrier des Théâtres essayait de faire vibrer pour elle de puissantes sympathies en touchant une corde particulièrement délicate. Il rappelait le bruit qui avait couru des amours de Fanny avec le duc de Reichstadt.

Représentons-nous la situation politique en 1834. Deux ans à peine se sont écoulés depuis la mort du fils de Napoléon. Le parti bonapartiste est en deuil. Tous les projets de restauration impériale, qui avaient rallié tant de dévouements vers la fin du règne de Charles X, ont été bouleversés, mais l’idée reste vivante, la cause garde ses fidèles, si bien que le prince Louis-Napoléon fera bientôt ses tentatives de Strasbourg et de Boulogne. L’armée conserve avec une pieuse admiration le souvenir du vainqueur d’Austerlitz. La poésie {p. 194}chante la grande épopée. Victor Hugo a écrit l’ode A la Colonne et Napoléon II. Le courant napoléonien est si fort que le gouvernement de Louis-Philippe, voulant le canaliser à son profit, enverra la frégate la Belle-Poule à Sainte-Hélène pour en ramener les cendres de l’empereur et les fera déposer aux Invalides. Ceux qui sont hostiles au rétablissement de l’Empire s’associent pourtant à la pitié universelle qu’a inspirée la destinée du roi de Rome. On a lu avec émotion le poème le Fils de l’Homme où Barthélemy racontait le voyage qu’il avait fait à Vienne pour voir le duc de Reichstadt, et l’on a suivi avec curiosité, en 1830, le procès auquel cette publication avait donné lieu.

Il y avait là tout un amas de matières explosibles qui menaçaient d’éclater à tout moment. Charles Maurice, croyant l’occasion bonne pour faire à la fois de la politique et de la réclame, essaya de mettre le feu aux poudres. Il se plaignait amèrement du gouvernement de Louis-Philippe. A l’en croire, il aurait joué un rôle prépondérant dans « les trois glorieuses » ; c’est lui qui aurait assis Louis-Philippe sur le trône, et il aurait été payé de la plus noire ingratitude. Pour se venger, il attaquait avec un acharnement infatigable la Monarchie de Juillet, au point de s’attirer de la prison. L’arrivée de Fanny Elssler lui parut opportune pour donner une fois de plus libre cours à sa colère. Il projeta de faire des débuts de la nouvelle {p. 195}danseuse une véritable manifestation bonapartiste. « Une chose bien étrangère à la question, écrivait-il, dès le 2 juin, mais qui ne lui fera pas moins grand bien, ajoutera au succès qu’on attend des débuts de l’une des demoiselles Esler à Paris. Quand cette artiste était au théâtre de Vienne, on voulait savoir qu’elle intéressait un prince bien cher à la nation française et moissonné à la fleur de l’âge, pour le désespoir de notre époque. Fondé ou non, ce bruit est certainement de nature à exciter la bienveillance, à piquer la curiosité en faveur de Mlle Esler. Dût-on n’y trouver qu’un prétexte à de doux souvenirs, qu’une pensée liée à tant d’espérances, si cruellement déçues, qu’une occasion (bien détournée sans doute) de témoigner les sentiments que gardent à d’illustres cendres les hommes sauvés du torrent de l’apostasie, on saisira cette occasion pour aller voir, applaudir et méditer. » Aux bons entendeurs ce demi-mot pouvait suffire.

En attendant l’arrivée des deux sœurs que leurs obligations retenaient encore à Londres, le Courrier des Théâtres et les journaux dévoués à Véron dirent monts et merveilles de la pièce où devait débuter la cadette des « jolies Allemandes », comme on les appelait. C’était la Tempête, ballet en deux actes, tiré par le chorégraphe Coralli, de la comédie de Shakespeare, sur des indications du ténor Nourrit, l’heureux auteur de la Sylphide, et mis en musique par Schneitzhœffer. Afin de {p. 196}préparer le public à comprendre et à goûter le sujet, Charles Maurice publia une série d’articles sur l’œuvre du poète anglais. Des communiqués de la direction faisaient connaître la distribution des rôles. Le public était tenu au courant du travail des répétitions. Charles Maurice promettait des décors fantastiques, des costumes des Mille et une nuits. Il prétendait que, malgré les prodiges réalisés par les peintres-décorateurs et les couturiers, Véron, jamais satisfait, les obligeait sans cesse à remanier leur ouvrage. Le Courrier des Théâtres insistait particulièrement sur les effets de lumière, inconnus en France jusqu’à ce jour. La Tempête, disait-il, exigeant du gaz en quantité énorme, on avait craint qu’il n’en restât pas pour éclairer le quartier ; des expériences auraient été faites et le résultat aurait été rassurant pour les rues et boutiques des alentours.

Il est indéniable qu’à l’Opéra tout le monde se donnait beaucoup de mal pour le ballet nouveau. « A l’Opéra, dit Charles de Boigne, on ne rêvait que Tempête ; on ne jurait que par la Tempête, on n’adorait que la Tempête ; depuis le directeur jusqu’au dernier figurant ou machiniste, le théâtre avait la tête à l’envers et le cœur idem95. » Véron prêchait d’exemple ; selon son habitude, il se montrait un merveilleux boute-en-train. Mais, sans lésiner sur la dépense, il était loin de faire {p. 197}les folies que lui attribuait la clientèle de ses encenseurs. Au lieu de déployer ce faste sardanapalesque auquel il laissait croire, il se comportait en réalité en digne sujet de Louis-Philippe et surveillait sagement, sans gaspillage, l’emploi de ses deniers. Qu’on en juge par les chiffres.

Le mémoire des décorations exécutées par MM. Séchan, Feuchère et Cie fut arrêté au chiffre de 14 935 francs, celui des travaux de peinture faits par M. Cicéri, pour trois décorations, au chiffre de 9 009 francs. Les fournitures pour les costumes coûtèrent 14 301 fr. 50. Voici le détail de ce qui fut dépensé pour habiller « Mlle Esler cadette » :


3 aunes 90 de crêpe lisse blanc à 4 fr. 60 l’aune, pour chemisette et jupe de dessus 17 fr. 25
2 aunes 30 de mousseline gaze blanche, pour jupe de dessous, à 2 fr. 25 5 fr. 05
1 paire de chaussons 4 fr. »
1 ceinture en cuivre doré fin ornée de pierres de couleur 38 fr. »
1 paire de bracelets en cuivre doré fin ornés de pierres de couleur 28 fr. »
1 bandeau en cuivre doré fin orné de pierres de couleur 60 fr. »
4 aunes de crêpe crêpé blanc, pour une chemisette et une jupe, à 4 fr. l’aune 16 fr.  »
2 aunes 15 de mousseline gaze blanche, pour jupe de dessous, à 2 fr. 25 l’aune 4 fr. 80
2 aunes 40 d’organdi blanc 3/4 pour une jupe de dessous, à 4 fr. 50 l’aune  10 fr. 50
183 fr. 60

Au compte des accessoires figurent en outre {p. 198}trois aunes de crêpe lisse blanc pour un voile carré à 4 francs l’aune.

Il n’y avait point là de quoi ruiner Véron. Les costumes des autres danseuses exigèrent des dépenses plus modestes encore. Celui de Mlle Legallois coûta 100 fr. 45, celui de Mlle Leroux 111 fr. 40. La belle Louise Duvernay fut habillée pour 49 fr. 50, et six esprits de l’air, Mlles Julia, Fitzjames, Ropiquet, Benard, Danse et Forster, pour un total de 418 fr. 70.

Le mémoire le plus élevé fut celui des fournitures de passementerie, quincaillerie, mercerie, plumes, fleurs, soieries, broderies, bijouterie, étoffes diverses, toiles, chaussures, mécanique, phisique (sic), corderie, modelure, dentelle d’église, etc… dont le total fut de 19 163 fr. 54.

Lorsque, dans la deuxième semaine de juillet, les sœurs Elssler vinrent à Paris, la réclame fit entendre de plus belle ses trompettes. Le 12 juillet, Charles Maurice écrit : « Il est difficile d’être plus jolie, d’avoir des yeux plus ravissants que Mlle Fanny, et d’être plus majestueuse que Mlle Thérèse. L’une danse la grâce, l’autre la force, et toutes deux sont charmantes. Hospitalité dangereuse. » Quand Fanny prit part aux répétitions, le Courrier des Théâtres se fit l’écho des coulisses, où règnerait, d’après lui, l’admiration la plus enthousiaste pour la nouvelle acquisition de Véron. « Le talent de Mlle Fanny Elssler, dit une note du 19 août, consiste dans une très grande vivacité, {p. 199}une vigueur étonnante, de la précision au milieu de ce désordre apparent, de riches pointes, une abondance d’entrechats bien passés, beaucoup de souplesse, des jambes qui se portent moelleusement plus qu’à la hauteur de la hanche, et des yeux, des airs de tête singulièrement agaçants. Si l’on joint à cela une jolie figure, de ravissantes épaules, de beaux bras, les jambes et les pieds parfaits, on croira facilement à une réussite folle. Ellébore. » Autre bruit de coulisses, le 3 septembre : « Plus les artistes de l’Opéra voient aux répétitions danser Mlle Fanny Elssler, plus ils en conçoivent l’espoir d’un grand succès. » Voici encore un autre potin, du 6 septembre : « Le succès de Mlle Fanny Elssler parmi ses nouveaux camarades est tel que cette danseuse pourrait bien faire école, à l’instar de celle qui leur a appris à taglioniser. Déjà les temps, les échos, les enchaînements de la jolie Allemande sont imités aux répétitions par plusieurs de ces dames qui se piquent d’elssleriser avant un mois. Troupeau. »

La réclame de Véron ne reculait pas devant un des moyens qu’emploient les plus obscurs tréteaux de province, celui qui consiste à faire croire à une location extraordinaire et à presser les amateurs de retenir le petit nombre de places encore disponibles. Son journal à tout faire dit que l’on redoute des étouffements pour le soir de la première représentation. En vue de cette soirée mémorable, « vingt châteaux des environs de Paris ont déjà {p. 200}commandé des chevaux de poste », écrit Charles Maurice le 1er septembre. Le 14, il dit que toutes les loges sont louées jusque pour la sixième représentation, et le 15, jour de la première, il écrit encore : « On loue des loges et des stalles comme si on les distribuait gratis. Sang parisien. »

Naturellement une partie aussi importante ne pouvait s’engager sans que le directeur eût pris de savantes dispositions de concert avec le chef de claque. Ce fut une circonstance où Véron fit appel à tout le génie d’Auguste. D’ailleurs Fanny, en fine mouche, avait, dès son arrivée, conclu un pacte avec le puissant stratège. Elle avait même eu un don spécial pour se l’attacher. Le loyal Auguste fit envers elle plus que son devoir ; il la servait avec un visible attendrissement.

***

Enfin, après plusieurs ajournements savamment gradués, de manière à surexciter la curiosité et l’impatience du public, la première représentation de la Tempête eut lieu le 15 septembre. La salle offrait un beau coup d’œil. Un grand nombre de châtelains étaient accourus des environs de Paris pour assister à une solennité annoncée avec tant d’emphase. Les toilettes, où dominaient le poult de soie ramagé, l’organdi clair, les mousselines des Indes, défrayèrent abondamment les {p. 201}chroniques mondaines96. Les lions étaient venus en masse.

Les lorgnettes se dirigeaient vers une loge où trônait Mlle Taglioni, récemment revenue d’Angleterre. On croyait lire de l’inquiétude sur son visage, comme si elle se sentait menacée dans sa souveraineté absolue.

Au parterre, Auguste avait son air important des grands jours. Il apparaissait conscient des lourdes responsabilités qui pesaient sur lui. Son regard majestueux passait en revue ses troupes auxquelles il avait joint pour la circonstance des renforts empruntés à l’Opéra-Comique et au Gymnase. Il avait mis ce soir-là sa redingote la plus voyante et son gilet le plus criard, pour que son armée de claqueurs le reconnût plus aisément.

Le spectacle commence par le premier acte de Fernand Cortez qui passe à peu près inaperçu. L’attente nuit à l’attention.

Voici que les trois coups annoncent la Tempête. Le rideau se lève sur une bataille qui se livre entre Grecs et Turcs. Des guerriers vont et viennent ; ils tombent mortellement frappés ; des prisonniers sont emmenés, des vaincus gémissent ; sur le lieu du combat une femme grecque expire en couvrant son enfant des plis de son manteau. C’est une suite de scènes d’un intérêt médiocre. Le public manifeste plutôt de l’ennui. Les lettrés {p. 202}se demandent quel rapport la guerre de l’indépendance hellénique peut avoir avec la fable de Prospero et de Miranda, si poétiquement représentée par Shakespeare. Un vent de malaise passe dans la salle. Les applaudissements d’Auguste restent sans échos.

Ce qu’on vient de voir jusqu’à présent n’était qu’une introduction, obscure et inutile. Après un entr’acte le vrai ballet commence. Une tempête fort bien réglée jette sur les rivages de l’Ile des Génies un bateau monté par un jeune prince espagnol, don Fernando. Le naufragé est recueilli par une belle jeune fille, Léa, l’enfant même que la Grecque en mourant avait laissée sur le champ de bataille. Un ange bleu avait enlevé l’orpheline et l’avait déposée dans l’Ile des Génies sous la garde d’Obéron. Fernando et Léa s’éprennent l’un de l’autre et échangent les plus doux serments, excitant ainsi la jalousie d’un monstre, Caliban, qui jure leur perte.

Les fictions de Shakespeare, accommodées de la sorte, laissent le public froid. On fait un accueil aimable à Mlle Duvernay qui remplit le rôle de Léa, à Mlle Leroux qui représente le génie bienfaisant Ariel, à Mlle Legallois, à MM. Perrot et Carey. Le tableau du naufage a été applaudi. Cependant on a éprouvé une déception que la Gazette des Théâtres définit ainsi : « En vérité, avant la première représentation de ce ballet-pantomime on avait tellement fatigué le public de promesses {p. 203}et d’éloges qu’on lui avait presque ôté le plaisir de la surprise ; on lui avait tant parlé de prodiges, de merveilles, on lui en avait tant raconté qu’il a failli être de glace en présence des véritables merveilles qui lui étaient offertes97. »

La partie était compromise. Il fallait, pour la sauver, que le troisième tableau présentât un attrait extraordinaire. Auguste, qui s’est prodigué en vain, est inquiet. Il ne compte plus que sur Fanny Elssler,

Espoir suprême, et suprême pensée.

« En scène pour le trois ! » crie le régisseur au foyer et dans les coulisses. Debout derrière un portant, Fanny attend avec angoisse son tour de paraître. Elle tremble en sentant de l’autre côté du rideau ce public parisien dont elle brûlait si vivement jadis de recueillir les suffrages et qui l’épouvante à présent comme un monstre à mille têtes. Elle s’appuie sur l’épaule de Thérèse qui l’encourage de son mieux, tout en étant elle-même profondément troublée, et les deux sœurs, prises d’un accès de piété, comme dans toutes les circonstances où leur destinée est en jeu, adressent tout bas au ciel une fervente prière. L’ordre est donné de faire commencer l’ouverture. L’homme chargé de donner le signal le fait en frappant trois fois du pied gauche. Fanny s’en aperçoit et s’écrie : {p. 204}« Malheureux, vous avez frappé du pied gauche, je ne réussirai pas ! » Le brave employé est atterré. « Eh bien, mademoiselle Elssler, dit-il, voulez-vous que je recommence ? Je vais refrapper du pied droit. » En effet, il se remet en posture et Fanny a la plus grande peine à l’empêcher de troubler l’ouverture par un nouvel avertissement. Un peu émue par cet incident, elle va sur la scène et prend sa place sur un lit de repos.

Le rideau se lève pour la troisième fois. Dans une salle aux ornements fantastiques la fée Alcine, c’est-à-dire Fanny, est étendue. Elle quitte sa couche pour aller concerter avec Obéron les moyens de protéger don Fernando contre la haine de Caliban et des gnomes. Elle aime elle-même le jeune prince ; elle lui fait don d’une baguette magique qui le rend maître de l’île. Mais don Fernando se sert de son pouvoir pour rejoindre Léa et il l’épouse en grande pompe, dans une prodigieuse orgie de lumière.

Alcine avait à peine fait quelques pas, que déjà les dispositions du public étaient changées. Il oubliait que le livret était stupide, la musique médiocre. Même la richesse du décor était incapable de captiver son attention. Il n’avait plus d’yeux que pour la débutante ; du premier coup il fut conquis. Quand il vit Alcine s’avancer du fond de la scène avec une légèreté surnaturelle, un murmure d’admiration salua tant de jeunesse, de beauté et de grâce. Quand on vit cette forme {p. 205}charmante aux lignes impeccables tantôt s’assouplir en de lentes ondulations, tantôt bondir avec une vivacité qui, même en ses emportements, restait correcte, ce fut une exquise sensation d’art. Ce n’était plus la peine que la claque fît son métier ; il n’était point nécessaire qu’aux bandes d’Auguste se joignissent celles de César, c’est-à-dire les bonapartistes, ni que des mains mercenaires jetassent sur la scène des fleurs payées par l’administration. Toute cette partie mécanique et truquée du succès disparaissait dans l’ensemble grandiose d’une ovation sincère et spontanée.

De nombreux spectateurs, pareils aux enfants qui dédaignent et brisent leurs anciens jouets dès qu’ils en reçoivent un nouveau, se tournent vers la loge de Mlle Taglioni. Des regards mauvais semblent dire à la dominatrice que c’en est fait de sa royauté. La favorite menacée fait bon visage à mauvaise fortune et bat des mains ostensiblement.

Rentrée dans les coulisses, où Thérèse pleurait de joie, la débutante fut accablée de félicitations. Quelqu’un était radieux de son triomphe : c’était l’annonceur, celui qui frappait du pied gauche. Il vint présenter ses compliments à l’artiste et ajouta : « N’importe, Mamzelle Fanny, désormais je frapperai du pied droit. » Il le fit pour la première fois de sa vie à la représentation suivante et… se cassa la jambe.

{p. 206} 

***

La presse, sévère pour le nouveau ballet, fut unanime à combler d’éloges la nouvelle danseuse et à constater l’originalité de son talent. Un des critiques qui analysèrent avec le plus de finesse ce qu’il y avait de personnel dans la danse de Fanny Elssler fut Charles Maurice. Après avoir dit l’impression de joyeux étonnement produite par sa beauté, il continuait en ces termes :

« Le plaisir est devenu de l’enthousiasme lorsque Mlle Fanny a dansé de cette danse qui est la sienne et ne ressemble pas plus qu’elle ne veut leur nuire à celles qui caractérisent le talent de chacune de ses nouvelles rivales. C’est en la voyant qu’on en prendra une idée exacte, car toute espèce de récit la définirait mal. Les gens de l’art appellent cela une danse taquetée, pour dire qu’elle consiste principalement en petits pas rapides, corrects, serrés, mordant la planche et toujours aussi vigoureux, aussi finis qu’ils ont de grâce et d’éclat. Les pointes y jouent un grand rôle, un rôle qui attache le regard et étonne l’imagination ; elles feraient le tour du théâtre sans paraître se fatiguer et sans que les attraits qu’elles supportent perdissent rien de leur incroyable aplomb ou de leur moelleuse volupté. Il était impossible de trouver un plus frappant contraste avec le mérite, si justement apprécié, de Mlle Taglioni, dont la {p. 207}danse est toute ballonnée (c’est encore un terme de l’art)98. »

Ce langage était infiniment plus précis et mieux approprié que celui du maître de la critique d’alors, de Jules Janin. Jamais ce feuilletoniste ne montra mieux que par son compte rendu de la Tempête combien son autorité et sa réputation étaient usurpées. Nous nous étonnons, quand nous lisons son article vide et prétentieux, que nos aïeuls aient pu goûter cette sentimentalité rance et prendre pour de la fantaisie les sautillements d’un esprit qui papillonnait autour du sujet, sans jamais en toucher le fond. Nous admirons qu’ils aient supporté ce style amphigourique qui a tantôt la fadeur d’un sirop, tantôt le piquant aigrelet du mauvais champagne.

L’exaspérant personnage commence son feuilleton en cherchant à tirer un effet de la légende du duc de Reichstadt, qu’il raconte à sa façon :

« Il y avait à Vienne, il n’y a pas longtemps, autour de la demeure royale, dans le grand parc ombragé de vieux arbres où elle se glissait le soir, sous la fenêtre à ogive du jeune duc de Reichstadt, qui l’entendait venir de loin, elle, cette femme d’un pas si léger, il y avait Fanny Elssler, l’Allemande, dont le nom chez nous autres, la France de 1834, ira s’inscrire tout au bas de ces listes mystérieuses et charmantes que conservent dans {p. 208}leurs profonds tiroirs d’ébène et d’ivoire les vieux meubles incrustés d’or de Choisy, de Saint-Cloud, de Meudon, de Fontainebleau et de Chambord : cette femme qui a été le premier sourire et le dernier, hélas ! du fils de l’empereur ! On la disait en outre si svelte, si élégante, si légère, si parfaite !..

« Fanny Elssler n’était plus en Allemagne ; elle n’avait plus rien à y faire, hélas ! elle ne pouvait plus y danser, depuis que s’étaient fermés ces deux yeux si brillants et si vifs qui la regardaient avec amour. Maintenant que la loge du jeune prince est vide, maintenant qu’il ne doit plus venir là à cette même place pour découvrir Fanny l’Allemande sur le théâtre et pour découvrir dans la salle quelques étrangers venus de France ; pour saluer à la fois du même regard Fanny et la France, ses deux amours ; depuis qu’elle était tombée de la couronne paternelle, cette dernière feuille du laurier impérial, Fanny n’avait plus rien à faire à Vienne. A présent elle appartenait à son beau royaume de France et à ses loyaux et enthousiastes sujets de sa bonne ville de Paris. »

Après ces tirades larmoyantes, Jules Janin en arrive à la Tempête. Il se tire d’affaire en exprimant, avec des formules vagues, un enthousiasme qui n’a d’égal que son ignorance.

« Nous l’avons donc vue à la fin, dit-il, tel qu’il (le duc de Reichstadt) l’a vue lui-même. Permettez-moi de ne plus vous parler du ballet nouveau. Fanny Elssler, c’est tout le ballet nouveau, {p. 209}elle-même et toute seule. Quand je vous dirai qu’elle paraît dans un palais de féerie tout brillant d’or, de cristal et de pierreries, que vous importe ? Vous avez mieux qu’un palais d’or, mieux que le ballet le plus ingénieux, le plus admirable : vous avez une grande et inimitable danseuse. Quelles poses ! Est-elle en l’air ou bien se tient-elle sur un pied ? On l’ignore. Elle danse, mais ce sont des pas si fins, c’est une danse si correcte, ce sont deux pieds si agiles, qu’on se demande si en effet elle danse ou si elle est immobile. Fanny Elssler ne danse pas, elle joue ; elle est belle, elle est grande, elle est bien faite ; on la prendrait pour une duchesse au bon temps des duchesses. C’est une danseuse toute nouvelle et qui ne ressemble en rien à Mlle Taglioni ; heureusement pour toutes deux ! »

Ce verbiage et ces oripeaux irritèrent la Gazette des Théâtres. Elle avait trouvé particulièrement choquant que l’on eût exploité, pour préparer le succès de Fanny Elssler, l’histoire de ses prétendues amours avec le duc de Reichstadt, et elle reprocha vertement à Jules Janin d’avoir recueilli et propagé ces racontars. Après avoir cité la filandreuse tirade : « Il y avait à Vienne… », ce journal ajoute :

« On a dit et on a répété qu’un jeune prince, né sur les marches du plus beau trône de l’Europe et qu’une maladie de consomption a ravi, il y a trois ans, à bien des sympathies, on a dit que ce {p. 210}prince, épris d’une passion violente pour Mlle Fanny Elssler, était mort en répétant le nom de la belle danseuse allemande… On a dit bien d’autres choses que je ne rappellerai pas. Mais la vérité demande ici une petite place contre les suppositions des historiens auxquels je réponds. Je tiens d’un grand amateur de l’Opéra de Vienne, d’un fidèle et fervent admirateur des sœurs Elssler, que jamais le fils de Napoléon (puisqu’il faut le nommer) n’a vu ni au théâtre, ni ailleurs, l’artiste pour laquelle on lui a prêté de si tendres sentiments. Qu’on essaie de me réfuter, si l’on peut. J’ai mon Viennois sous la main, prêt à soutenir un démenti dont je ne suis que l’écho. »

Ni la Gazette des Théâtres ni aucun autre journal ne fit expier à Fanny les maladresses de la réclame. Devant le succès si franc qu’elle remporta, l’envie fut réduite au silence. Il y eut pendant plusieurs jours une espèce de stupeur charmée. La seconde représentation et les suivantes confirmèrent la bonne impression laissée par la première. Les connaisseurs parlaient avec ravissement de la légèreté des pas de Fanny, de la finesse de ses pointes, et le nom de « pieds » paraissait bien lourd, bien grossier, pour désigner des extrémités alertes et spirituelles qui narguaient le sol plutôt qu’elles ne le touchaient. Un calembour courut le boulevard. « Est-ce une femme, se demandait-on, ou bien est-ce l’air ? »

Un homme éclatait de bonheur et d’orgueil ; {p. 211}c’était Véron. Le boulevard n’était plus assez large pour sa personne que gonflait le succès. Il ne lui suffisait pas de savourer tout le bien que la presse disait de l’artiste devinée par lui, engagée par lui. Ce n’était pas assez de la montrer du haut de la scène de l’Opéra au public enchanté. Il éprouvait le besoin de la promener en triomphe dans Paris et de s’exhiber avec elle. Le 16 octobre, le Théâtre Nautique donnait la première représentation d’un ballet chinois en trois actes, à grand spectacle, Chao-Kang. Véron avait loué les meilleures loges pour y installer Mlle Taglioni, Mlle Duvernay, Mlle Jawureck ; la loge la plus en vue avait été réservée aux sœurs Elssler. Entre la beauté imposante de Thérèse et la perfection délicate de Fanny s’étalait, comme une citrouille entre deux fleurs, l’homme à la face et au ventre de Silène, Véron.

***

La trêve de Dieu qu’avait déterminée l’éclatante révélation du talent et de la beauté de Fanny Elssler fut de courte durée. Des passions couvaient. Mlle Taglioni, altière Vasthi, ne voulait pas se laisser évincer par Esther-Elssler. Elle avait été blessée au vif par les regards sarcastiques que les spectateurs de la Tempête lui avaient décochés le premier soir. Les dithyrambes qui saluaient sa nouvelle rivale la frappaient en plein {p. 212}cœur. Elle avait de chauds partisans qui épousèrent sa querelle. Paris fut divisé en elssléristes et en taglionistes. Un énergumène écrivait sur les murs de l’Opéra ces mots : « La Sylphide ou la mort ! »

La reprise de la Sylphide, si impérieusement réclamée, eut lieu le 21 septembre. Les chevaliers servants de Mlle Taglioni s’étaient mis en frais en vue de cet événement. Des démonstrations insolites eurent lieu en sa faveur, avec une intention visiblement malveillante à l’égard de l’intruse qu’on prétendait lui opposer. La Gazette des Théâtres, quoiqu’elle fût habituellement du côté des taglionistes, ne put s’empêcher de blâmer ce jour-là leur zèle excessif.

« Toutes les bouquetières du voisinage, raconte-t-elle, avaient été dépouillées d’avance, certaines loges avaient été armées en fleurs depuis le commencement de la soirée, un arsenal formidable de bouquets de toutes tailles, de toutes grosseurs avait été partagé dans les loges, dans les balcons de côté. A un signal donné, tout cela a été précipité sur la scène. C’était alors qu’il fallait voir se tordre véritablement les hommes et les femmes, tous s’avançant, se dressant, se penchant pour lancer leur hommage, pour mieux faire entendre leurs bravos… On raconte des choses fort amusantes au sujet de ce divertissement improvisé… mais nous nous garderons bien de les publier. Mlle Taglioni mérite tous les bravos, tous les {p. 213}applaudissements ; cependant il nous semble que ceux-ci avaient l’air d’être prodigués comme compensation au brillant et légitime succès de Mlle Elssler, et en cela les auteurs du divertissement se sont montrés maladroits. »

La Revue de Paris était taglioniste. Quoiqu’elle restât dévouée à son fondateur devenu directeur de l’Opéra, qui ne pouvait approuver des attaques contre Fanny Elssler, elle exalta la Sylphide de la manière la plus blessante pour la pauvre fée Alcine. « Le talent de Mlle Taglioni, dit-elle, n’a pas de limites ; il se révèle dans le moindre geste, le moindre mouvement de ses pieds, de sa tête et de ses bras ; c’est un talent qui charme toujours, parce qu’il est complet et possède toutes les ressources de la véritable danse, depuis la perfection technique que donne l’étude, jusqu’à la grâce native et la délicatesse des poses qui ne s’apprennent pas. » D’après la Revue de Paris, le grand succès du 21 septembre aurait été entièrement spontané. Elle prétend que, la claque ayant été supprimée pour la circonstance, ce sont les spectateurs payants qui auraient seuls applaudi, et, comparant ce résultat à celui qui n’aurait été obtenu six jours auparavant, à la Tempête, qu’avec le secours de mains mercenaires, elle ajoute méchamment : « Nous espérons qu’un jour Mlle Elssler pourra répudier les bruyantes acclamations qui couvrent le petit bruit de ses petites pointes, et que le public artificiel du lustre laissera faire au public sérieux. »

{p. 214}Le grand public fut invité à se prononcer sur les mérites des deux rivales. Véron les fit paraître toutes deux le même soir, un dimanche, Marie Taglioni dans le Dieu et la Bayadère, Fanny Elssler dans la Tempête. « Nous saurons ce soir, dit le Courrier des Théâtres du 7 décembre, si le faubourg Saint-Denis est taglioniste et le faubourg Saint-Martin elsslériste, ou bien si tous deux sont l’un et l’autre, ce dont on les dit véhémentement soupçonnés. » Le lendemain, le même journal donnait ainsi le résultat de la comparaison : « Les assistants se sont partagés entre les deux virtuoses ; ils nous ont montré ce qu’on devrait toujours faire en pareil cas ; ils ont joui du talent de l’une et de l’autre. » Excellent exemple et sage conseil, mais que Charles Maurice tout le premier s’empressa de ne pas suivre.

***

Il était prématuré de classer Fanny Elssler d’après l’unique épreuve de la Tempête. Ce ballet lui donnait un rôle trop court pour qu’elle pût y développer toute sa maîtrise. Ce rôle, en outre, ne convenait guère à son tempérament. On la faisait débuter dans une pièce romantique qui avait pour théâtre un royaume impossible de fées, de génies et de monstres. La Tempête, comme la Sylphide, transportait le spectateur en pleine fantaisie. On donnait à Fanny un rôle d’être {p. 215}surnaturel du genre de ceux qui convenaient à Marie Taglioni ; on voulait faire d’elle une apparition fugitive, une forme fluide et vaporeuse, une ombre, comme en était une la grande danseuse romantique. C’était ne tenir aucun compte de la réalité vivante qu’était Fanny Elssler ; c’était méconnaître sa personnalité artistique, qui était faite pour exprimer la vérité de la passion terrestre et qu’une éducation classique avait habituée à dessiner des lignes précises, à fixer la beauté concrète.

Enfin l’on avait exposé la débutante à se montrer inférieure à elle-même, en la privant, le premier soir où elle affrontait le public parisien, de l’appui de sa sœur. Fanny était habituée à danser avec Thérèse. Celle-ci lui facilitait l’exécution de tous les pas, de toutes les figures, et s’ingéniait à la faire briller. Or voici qu’au moment de l’épreuve solennelle, on la laisse abandonnée à elle-même, ou livrée à des partenaires qui ne devinent pas ses pensées, comme faisait sa compagne ordinaire, et qui n’ont pas les mêmes raisons de se sacrifier pour la faire triompher.

C’est le 30 septembre que les « Siamoises de la danse », comme les appelle Charles de Boigne, parurent ensemble pour la première fois, dans le ballet de Gustave, qui servait de début à Thérèse. Elles exécutèrent de belles prouesses. Aux merveilles dont se composait l’éblouissant spectacle, elles ajoutèrent un numéro sensationnel, un pas styrien, qui fut un parfait chef-d’œuvre par la {p. 216}grâce, l’extraordinaire légèreté et l’infaillible sûreté des mouvements, enfin par leur concordance si étroite que ces deux corps semblaient la forme dédoublée d’une seule et même pensée. Thérèse eut le succès qu’elle méritait et qu’elle voulait. Sa danse manquait de personnalité, mais trahissait une initiation complète à tous les secrets du métier. Les connaisseurs applaudirent sa science raffinée, sa correction suprême, son goût très pur, et cela lui suffit. Ce qu’elle recherchait plus avidement que sa propre gloire, c’était celle de Fanny. Elle atteignit pleinement son but. Grâce à elle, Fanny donna sa mesure dans Gustave beaucoup plus que dans la Tempête. Thérèse eut la joie de voir son dévouement doublement récompensé, par le succès complet de sa sœur et par la sympathie que lui témoignèrent à elle-même les spectateurs touchés d’une telle abnégation.

Un autre spectacle où les deux sœurs parurent ensemble à la fin de l’année 1834 fut le Don Juan de Mozart, donné pour la première fois avec elles le 8 octobre. L’administration de l’Opéra comptait sur leur renom pour remettre à flot la pièce qui sombrait. Le Courrier des Théâtres battit la grosse caisse. « Mozart et les pieds de Mlle Elssler, disait-il, une admirable musique et une jolie femme, des chanteurs, des décorations, des danseurs, un pas nouveau et la salle meublée à toutes ses places de ce que Paris renferme de sommités sociales, voilà l’Opéra pour ce soir. Bien fou qui y {p. 217}résisterait ! Encore plus fou qui voudrait l’essayer ! » Le chef-d’œuvre aurait dû pouvoir se passer des efforts de la réclame et de la claque, ainsi que du surcroît d’attrait apporté par une danseuse illustre. Malgré ce concours il échoua.

La Tempête, au contraire, quoiqu’elle n’eût plus rien de Shakespeare et que Schneitzhœffer n’eût jamais rien eu de Mozart, fournit une honorable carrière. Voici quelles furent les recettes des quatorze premières représentations :


15 sept. 1re représentation avec  Fernand Cortez (12e)  7 614 fr.
17 — 2e — —  Guillaume Tell (101e)  7 500 —
19 — 3e — —  La Vestale (3e)  6 486 —
26 — 4e — —  Comte Ory (141e)  8 902 —
3 oct. 5e — —  Le Philtre (51e)  8 741 —
10 — 6e — —  La Tentation ; Guillaume Tell (103e)    8 451 —
20 — 7e — —  Le Philtre  8 166 —
26 — 8e — —  La Tentation ; Guillaume Tell, au bénéfice des pensionnaires de l’Opéra  7 533 —
5 nov. 9e — —  Le Comte Ory (144e)  6 279 —
17 — 10e — —  Le Philtre  7 340 —
28 — 11e — —  Le Comte Ory  6 584 —
7 déc. (un dimanche),  12e représentation avec Le Dieu et la Bayadère (75e, dansé par Marie Taglioni)  8 775 —
15 — 13e représentation avec Guillaume Tell (106e)  7 513 —
26 — 14e — — Le Philtre (56e)  5 993 —

Comme points de repère, indiquons quelques recettes effectuées à la même époque par Marie Taglioni :


22 sept. La Sylphide, avec Guillaume Tell  8 429 fr.
29 — La Révolte au Sérail, avec Le Serment  8 766 —
6 oct. La Sylphide, avec Le Comte Ory  6 983 —
12 — La Révolte au Sérail, avec Le Comte Ory  7 614 —

{p. 218}La moyenne obtenue par chaque danseuse est sensiblement la même. Elle est de 7 700 francs pour Fanny Elssler, de 7 900 francs pour Marie Taglioni. Ces chiffres sont de beaucoup supérieurs à ceux qu’atteignait Mozart. Don Juan n’arrivait le 8 octobre qu’à 5 263 francs, montait à 6 736 fr. le 3 novembre, et tombait le 29 décembre à 4 982 francs.

La Tempête eut la consécration des pièces à succès, la parodie. Cet honneur lui fut fait dès le mois d’octobre au Palais-Royal où fut donnée sous le même titre une folie-vaudeville en un acte. Le vaisseau de Shakespeare était remplacé par le navire aérien de Lennox, l’inventeur malheureux qui avait fait, le 15 août précédent, une vaine tentative de voyage avec son ballon dirigeable, l’Aigle. Par ce moyen de locomotion arrivait dans une île d’Islande un garçon apothicaire qui arrachait la belle Léa aux fils difformes de la mère Cagoule, Bag, Beg, Big, Bog, Bug et Caliban. Le morceau le plus réussi de la pièce était la parodie, avec accompagnement de mirlitons, du pas de deux que dansaient à l’Opéra Fanny Elssler et Perrot.

Enfin, le succès de Fanny eut une répercussion presque instantanée sur la mode. Tandis que la maison Maurice Beauvais, une taglioniste, lançait parmi les nouveautés de l’hiver 1834-1835 un turban sylphide, les grands magasins du Temple du Goût, situés rue Sainte-Anne, arboraient les {p. 219}couleurs du parti adverse et créaient l’elsslérine, « étoffe transparente, disait le prospectus, portant une légère doublure pour robes de bals, soirées, et fabriquée par un procédé nouveau ». Ça, c’était la vraie gloire.

{p. 220}

Chapitre VII

le diable boiteux §

Si le talent ne nuit pas au succès, s’il y aide même quelquefois, il ne suffit jamais. Il faut de plus du savoir-faire, des relations, des protections, de la réclame et, par-dessus tout, de la chance. Lorsqu’à tous ces avantages on joint celui d’être une femme jeune et jolie, on a des atouts sérieux dans son jeu et l’on peut gagner la partie. Mais une première victoire est peu de chose. Il reste toujours à craindre l’inconstance de la Fortune, les caprices du public, les intrigues et les cabales.

C’est ce que put constater Fanny Elssler au lendemain de ses débuts parisiens. L’année 1835 fut à peu près stérile pour elle. Diverses causes ralentirent le beau mouvement d’admiration qu’elle avait provoqué. Sa santé fut chancelante. En février, un gros événement artistique, la première représentation de la Juive, occupa le public. La pompe extraordinaire de cet opéra, la qualité des interprètes, la haute valeur que l’on attribuait à la musique d’Halévy, portèrent préjudice aux autres {p. 221}spectacles. A côté de cette exhibition grouillante et tapageuse les ballets pâlirent. La plupart de ceux où Fanny dansa furent médiocres ou peu propres à mettre en valeur ses merveilleuses ressources. Les taglionistes lui faisaient une guerre continue. Enfin au moment où elle était en droit d’espérer qu’une création nouvelle lui ferait regagner le terrain perdu, un attentat politique jetait la consternation dans Paris et repoussait les affaires de théâtre à l’arrière-plan de l’actualité.

Un succès que personne ne cherchait à contester à Fanny, c’était son succès de beauté. Dès 1834 la gravure répandait son portrait. L’Avant-Scène en donnait un, par Régnier, qui la montrait dans le rôle d’Alcine. Sa jolie figure ne manqua pas de tenter le dessinateur qui fixait et glorifiait les élégances d’alors. En février 1835 la maison Rittner et Goupil publiait une grande lithographie où Grevedon la représentait avec la grâce un peu mignarde et artificielle qu’il affectionnait. Le Courrier des Théâtres jugea que ce portrait était « loin encore, quoique joli, de la mutinerie gracieuse et de la ravissante expression du modèle99 ». Un autre artiste, Danois, rendait avec assez de bonheur, dans une planche que reproduisaient la Vogue et le Monde dramatique, le charme propre à Fanny, l’ovale fin de son visage encadré par les {p. 222}bandeaux plats de ses cheveux noirs, enfin la ligne admirable de la nuque et des épaules.

Il s’en fallait qu’au sujet de son talent l’accord fût aussi complet. Les taglionistes n’admettaient pas que l’on mît en balance Alcine et la Sylphide. Ils étaient appuyés par Jules Janin qui, sans se piquer de logique, n’hésitait pas, lorsqu’il lui était arrivé un jour de louer Fanny, à lui décocher le lendemain des flèches envenimées. Ce critique mobile et déconcertant décernait, somme toute, la palme à Mlle Taglioni. Par exemple il disait : « Elle absente, la vie parisienne de chaque soir était tout à fait impossible. » Ou encore : « Toutes les danseuses de ce monde sont égales et se valent, quand Mlle Taglioni ne danse pas. » Il classait ainsi le personnel du corps de ballet : « Là-haut Mlle Taglioni, un peu plus bas les deux Elssler, un peu plus bas les deux Noblet, après quoi l’armée tout entière de ces belles filles sans nom, mais non pas sans charmes. »

Loin de se laisser énerver par les mille coups d’épingle qu’elle recevait, Fanny donna son concours avec empressement, le 8 avril 1835, au bénéfice de sa rivale. Tandis que Marie Taglioni créait Brezilia, Fanny dansait le ballet de Gustave avec sa sœur. La presse taglioniste lui sut peu de gré de sa complaisance. La Revue de Paris lui faisait compliment de sa beauté, en ajoutant avec perfidie qu’elle avait « d’autres succès à espérer100 ». {p. 223}La Gazette des Théâtres, qui reprochait avec aigreur à Fanny, quinze jours auparavant, de rechercher les difficultés, « de tourmenter ses jambes, de tournoyer dans tous les sens », d’oublier « le simple et le beau pour se jeter dans l’extravagant et le bizarre », réédita les mêmes critiques101. Il se produisit même, le 20 mai, pendant que Fanny dansait un pas de Gustave, un commencement de manifestation hostile. Charles Maurice en flétrit énergiquement le promoteur et insinua qu’il était payé par Mlle Taglioni.

***

Ces résistances stimulèrent l’amour-propre de Fanny et l’excitèrent à déployer tout son savoir dans un nouveau ballet qui était à l’étude, l’Ile des Pirates.

Véron, fidèle à sa doctrine, avait commandé au maître de ballet Henry un de ces livrets où il n’exigeait ni logique ni psychologie, pourvu qu’ils offrissent des situations saisissantes, des coups de théâtre, des prétextes à fastueuses exhibitions. Il avait été servi à souhait. Henry avait broché une stupide et plate histoire de pirates arabes, de jeunes filles enlevées, retenues prisonnières sur un navire au milieu d’affreux forbans et délivrées par d’autres navires au bruit d’une épouvantable canonnade.

{p. 224}La première représentation approchait, lorsqu’un effroyable événement remplit d’horreur la France entière et couvrit le bruit qu’on essayait de faire autour du nouveau spectacle de l’Opéra. Le 28 juillet, le roi Louis-Philippe, entouré de trois de ses fils et d’un brillant état-major, passait en revue la garde nationale et les troupes d’infanterie échelonnées le long des boulevards. Au moment où le cortège arrivait au boulevard du Temple, une violente détonation se fit entendre ; une grêle de balles s’abattit sur le groupe, sur les soldats et sur la foule des curieux. Ni le roi, ni ses enfants n’étaient atteints, mais on relevait quinze morts, dont un maréchal de France, Mortier, et une trentaine de blessés. La décharge meurtrière était partie d’une maison où l’on découvrait au troisième étage, près d’une fenêtre donnant sur le boulevard, une machine infernale formée de vingt-cinq canons de fusil.

Pendant de longues semaines, Paris ne s’entretint que de l’attentat. La marche de l’instruction fut suivie avec une curiosité passionnée. Un jour on apprenait que le principal coupable était un Corse, nommé Fieschi, le lendemain qu’il avait deux complices à physionomie étrange, Pépin et Morcy, un autre jour on lui découvrait une maîtresse, une pauvre fille, borgne et contrefaite, Nina Lassave. Mille détails, donnés en pâture par les journaux à un public avide, absorbaient son attention. La tragique réalité portait préjudice aux théâtres.

{p. 225}L’Ile des Pirates, jouée quinze jours seulement après le crime, le 12 août, souffrit de la défaveur des circonstances. Le ballet aurait risqué de laisser les spectateurs indifférents et de passer inaperçu au milieu de l’émotion générale, s’il n’avait été soutenu par Fanny et Thérèse Elssler.

Les deux sœurs étaient dans une période d’angoisse. Il leur fallait un succès éclatant pour réduire au silence leurs détracteurs. La veille de la première, elles écrivaient à Charles Maurice ce billet suppliant :

« Veuillez, nous vous prions, monsieur, nous protéger comme vous l’avez fait jusqu’à présent. Vous êtes si bon ! vous rendez les artistes si heureux par votre bienveillance ! Vous trouverez toujours les deux sœurs toutes dévouées102. »

Le journaliste combla les vœux des belles solliciteuses et les couvrit de fleurs l’une et l’autre. Il ne fut pas leur seul admirateur. Mais le camp opposé se montra tiède ou méchant. J. Janin se contenta de signaler en une formule insignifiante le succès de pantomime remporté par Fanny. L’Artiste plaisanta : « Fanny, disait-il, déploie toutes les grâces coquettes, vives, agaçantes, un peu mignardes de sa danse ; Thérèse a des mouvements plus allongés, de ces enjambées immenses qui ressemblent à celles des dieux d’Homère ; Fanny peut passer sous les jambes de sa sœur, {p. 226}comme un cygne sous celles du colosse de Rhodes. » La Gazette des Théâtres, tout en reconnaissant aux deux sœurs un joli talent, se plaignit de la monotonie de leurs danses.

Les recettes furent médiocres. Après avoir flotté, les premiers jours, aux environs de 4 000 francs, elles descendaient, à la 9e et à la 10e représentation, au-dessous de 3 000 francs. Don Juan lui-même, un des grands insuccès de la direction Véron, n’était pas tombé aussi bas. La chute du ballet était un désastre pour Fanny. Sa belle humeur s’assombrit. En outre, elle fut malade pendant quinze jours d’une attaque de cholérine. Enfin un deuil de famille acheva de l’affliger. Une bien maigre consolation fut de voir la mode adopter son genre de coiffure, les bandeaux à la Ferrronnière, ainsi qu’une toque de velours qu’elle portait dans ce ballet de malheur.

***

L’Ile des Pirates fut le dernier ouvrage monté par Véron. Peu de jours avant la première, l’adroit directeur cédait son fauteuil à son collaborateur Duponchel. Celui-ci était un tout autre homme. Au physique, le contraste entre les deux personnages était absolu. Autant Véron était petit et ventru, autant Duponchel était long et maigre. L’un, avec sa face rougeaude, était la trivialité même ; l’autre, jaune et sec, avait une allure plutôt {p. 227}distinguée. Les yeux de Véron pétillaient de malice et de joie ; chez Duponchel, un lorgnon voilait un regard morne et sévère. A Sancho Pança succédait Don Quichotte.

Au point de vue artistique, Duponchel était de beaucoup supérieur à son prédécesseur. Architecte, il avait l’esprit inventif. Rothschild lui avait confié la décoration de son hôtel nouvellement construit. Fortement attiré vers le théâtre, il avait rêvé pour la mise en scène des améliorations importantes, et, en effet, sous le consulat de Véron, il l’avait modernisée avec beaucoup de bonheur. Chose curieuse : ce directeur d’Opéra n’était pas ennemi de la musique. Quoiqu’il manquât d’initiation professionnelle, il pouvait se faire une opinion sur la valeur d’une partition. Homme du monde, vieil habitué des coulisses, il en usait galamment avec les gens, en particulier avec les artistes, sans avoir cependant pour aucune de ses pensionnaires de ces faiblesses qui sont la mort de toute autorité. Avec toutes ces qualités, il aurait dû réussir. Il ne réussit pas, ou, du moins, il resta loin de la prodigieuse fortune de Véron. S’il connut des moments brillants, les heures amères furent plus nombreuses. Les abonnés, les artistes et la presse l’accablèrent de vexations. C’est qu’il lui manquait une des conditions essentielles du succès, l’absence de scrupules. Plus délicat que Véron, il reculait devant les moyens de charlatan dont celui-ci avait si largement usé. Sa probité lui coûta cher.

{p. 228}Pour ses débuts, le nouveau directeur n’eut pas à se louer du ballet, ni du corps de ballet. Il recevait en héritage l’Ile des Pirates, qui faisait le vide dans la salle et dans la caisse. Marie Taglioni, revenue de Londres à la fin de juillet, commençait aussitôt à lui faire sentir cette arrogance et cette humeur fantasque dont Véron avait pu s’accommoder par des prodiges de diplomatie. Bientôt elle mit l’administration de l’Opéra dans un grand embarras, lorsqu’elle souffrit d’un mystérieux mal au genou qui inquiéta l’Europe et intrigua les médecins. Véron nous renseigne sur la nature de la maladie :

« Presque immédiatement après ma retraite, Mlle Taglioni déclara un mal de genou ; on convoqua tous les médecins et chirurgiens ordinaires et extraordidaires de l’Opéra : mes amis de Guise, Roux, MM. Marjolin et Magendie ; la consultation fut longue et sérieuse ; il n’y avait au genou ni gonflement ni rougeur ; mais au moindre toucher, la physionomie de la danseuse exprimait la douleur la plus vive. Pendant que les chirurgiens discutaient avec chaleur sur les névroses, sur les gaines des tendons, M. Magendie et moi nous ne pouvions nous empêcher de rire dans notre barbe. Mlle Taglioni resta plusieurs mois sans danser. Trois ou quatre ans après, mon ami Adam fut appelé comme compositeur à Saint-Pétersbourg. En entrant dans l’appartement de Mlle Taglioni, qui était alors première danseuse au théâtre {p. 229}impérial, il vit accourir dans ses jambes une charmante enfant. « A qui donc cette jolie petite fille ? » Mlle Taglioni lui répondit en riant : « C’est mon mal de genou103. »

Les premiers rapports de Duponchel avec les sœurs Elssler manquèrent de cordialité. On se mit difficilement d’accord sur les conditions du renouvellement de leur contrat. L’intervention de Véron évita une rupture. Fanny récompensa son ancien directeur en lui cédant sa cuisinière, celle qui devait devenir l’illustre Sophie. De nouveaux démêlés surgirent, lorsque Fanny, mécontente de l’Ile des Pirates, se fut permis de modifier son rôle, de son autorité privée. Duponchel la frappa d’une amende ; des paroles acerbes furent échangées. Les ressentiments se calmèrent de part et d’autre pendant les quinze jours où la maladie retint Fanny chez elle. Aussitôt rétablie, elle reparut dans l’Ile des Pirates. Mais la date de son congé approchait. Le 4 octobre elle partait pour Berlin avec Thérèse. Les deux sœurs furent remplacées par Mlles Duvernay et Leroux. Mlle Duvernay, à son tour, céda son rôle à une certaine Augusta, « la plus singulière petite contrefaçon, disait J. Janin, de Mlle Fanny Elssler qui se puisse imaginer ». Ce fut le coup de grâce pour l’Ile des Pirates. Dès lors l’infortuné Duponchel était sans ballet, sans ses premiers sujets. Les journaux lui {p. 230}reprochent d’avoir laissé partir l’un ; pour un peu, ils le rendraient responsable du mal au genou de l’autre.

Après l’été maussade de Paris, le séjour à Berlin fut réconfortant pour les sœurs Elssler. Elles y retrouvaient leur frère et tout un cercle d’amis. Le souvenir de leurs anciens succès y était resté vivace. Le public retomba aussitôt sous le charme et les dédommagea, par ses applaudissements vigoureux, de l’attitude hésitante des Parisiens. Leur endurance, dans cette saison berlinoise, fut remarquable ; en moins de trois mois elles donnèrent plus de soixante représentations. Mais ces soirées de Berlin n’eurent aucune signification pour l’histoire de l’art. Berlin était à la périphérie du monde théâtral ; le centre était à Paris. Ici se décidaient les destinées ; ici s’élaborait le progrès, comme aussi se commettaient les grandes erreurs telles que le triomphe de Meyerbeer et l’échec de Berlioz. Quand le roi de Prusse se faisait présenter les deux sœurs et s’efforçait de les retenir dans sa capitale, il essayait, heureusement en vain, d’éloigner celle des deux sœurs qui était véritablement une grande artiste du seul lieu où elle pouvait remplir toute sa mission.

Fanny comprit fort bien l’intérêt majeur qu’elle avait à retourner à Paris. Elle renonça volontiers aux joies des réunions familiales, aux succès assurés et même aux compliments de Sa Majesté, pour achever, rue Le Peletier, la difficile conquête du {p. 231}public le plus cultivé, mais aussi le plus récalcitrant du monde. Dans la deuxième semaine de janvier 1836 elle rentrait en France avec sa sœur. Le 20 janvier elle commença par une reprise de la Tempête, où Paris lui témoigna une joie sincère de la revoir, une année qui allait être décisive pour elle. C’est en effet en 1836 qu’elle allait toucher au terme de son développement, réaliser toutes ses promesses, et prendre dans l’histoire de l’art sa place définitive où sa physionomie nous apparaît en traits précis et charmants.

***

L’année 1836 vit se produire à l’Opéra des spectacles qui font date dans les annales de la musique dramatique et du ballet.

Le 29 février eut lieu un événement mémorable, la première représentation des Huguenots. La société la plus brillante de Paris, réunie ce soir-là à la salle de la rue Le Peletier, accueillit, avec des transports d’enthousiasme, l’œuvre nouvelle qui formait, semblait-il, un digne pendant à Robert le Diable. Nourrit et Mlle Falcon, qui tenaient l’un le rôle de Raoul de Nangis, l’autre celui de Valentine, furent acclamés.

Duponchel avait dépensé 160 000 francs pour monter les Huguenots. Malgré l’éclat de la mise en scène, personne ne se plaignit maintenant que la musique fût sacrifiée au décor. Aucun cadre ne {p. 232}semblait trop beau pour une création où l’on croyait reconnaître la marque sublime du génie. J. Janin constatait qu’avec les Huguenots l’opéra l’emportait sur le ballet, son rival séculaire. Duponchel passait pour hostile à la danse, et on le félicitait d’avoir, avec l’œuvre de Meyerbeer, restauré sur la première scène française le règne du grand art.

En réalité le nouveau directeur n’était pas disposé à dédaigner un mode de spectacle qui avait procuré à son prédécesseur de grasses recettes. Dès les premiers jours de janvier 1836, c’est-à-dire avant même le retour des sœurs Elssler, il faisait annoncer qu’il mettait en répétitions un ballet nouveau, le Diable boiteux, dont le livret était tiré du roman de Le Sage par Burat de Gurgy, les danses réglées par Coralli et la musique écrite par Gide. Le rôle principal était destiné à Fanny Elssler.

Ce n’était pas un hasard, si l’Opéra montait un ballet dont l’action se passait en Espagne. L’on sait de quelle faveur ce pays jouissait auprès de nos romantiques. V. Hugo le dépeignait avec une extrême prodigalité de couleurs dans Hernani, dans Ruy Blas, après avoir, sous le nom d’Orientales, décrit surtout des scènes espagnoles. Emile Deschamps rendait populaire le Romancero du Cid. Alfred de Musset troussait cavalièrement les Contes d’Espagne et d’Italie. L’Espagne était le pays des rêves de Théophile Gautier. Alexandre Dumas y promenait sa verve bruyante.

{p. 233}Un spectacle qui émerveillait particulièrement nos romantiques chez le peuple espagnol, c’étaient ses danses. En mai 1836, peu de temps avant la première représentation du Diable boiteux, le Monde dramatique publiait une étude intitulée : la Danse, les danseurs et les danseuses en Espagne. L’auteur, Louis-Lurine, après avoir montré la danse se mêlant, au delà des Pyrénées, à tous les actes de la vie, même à la vie religieuse, en opposait la fougue et le naturel à la correction raide de la chorégraphie française. En véritable romantique, il comparait les pas français aux vers alexandrins où tout, hémistiches, césures et rimes, est rigoureusement mesuré ; c’est une ennuyeuse déclamation. « Voyez au contraire, dit-il, ce qui se passe en Espagne : c’est là une danse parlée qui a des signes, des gestes et des bonds, pour chaque lettre de l’alphabet ; sans cesse, vous la voyez traduire une phrase d’amour et de volupté ; elle vous fait rire et pleurer ; elle vous rend amoureux, tendre, sensible, colère, jaloux ; c’est là de l’éloquence ! »

Justement on pouvait, sans franchir les Pyrénées, admirer à Paris même la vie extraordinaire de la danse espagnole. On en avait vu des spécimens aux bals de l’Opéra, où une troupe espagnole avait exécuté, entre autres pas, la cachucha nationale. L’importation avait paru audacieuse à beaucoup de gens. La Revue de Paris était déconcertée et quelque peu scandalisée de « cette danse {p. 234}échevelée, ardente, espagnole peut-être, mais faite pour les coins de rue et les tréteaux ». Son critique musical ne prenait pas un plaisir sans mélange « aux mouvements emportés et fougueux, aux gestes brusques et souvent communs de Dolorès et de ses compagnons104 ».

Cette Dolorès était Dolorès Serrai, l’étoile de la troupe, qui se montra pendant plusieurs années sur diverses scènes parisiennes, et dont Théophile Gautier donnait cette pittoresque description :

« Son talent a un caractère tout particulier : dans les écarts les plus excessifs de cette danse si vive et si libre, elle n’est jamais indécente ; elle est pleine de passion et de volupté, et la vraie volupté est toujours chaste ; on la dirait fascinée par le regard de son cavalier ; ses bras se dessinent, pâmés d’amour ; sa tête se penche en arrière, comme enivrée de parfums et ne pouvant supporter le poids de la grande rose au cœur vermeil qui s’épanouit dans les touffes noires de ses cheveux ; sa taille ploie avec un frisson nerveux, comme si elle se renversait sur le bras d’un amant ; puis elle s’affaisse sous elle-même en rasant la terre de ses bras, qui font claquer les castagnettes et se relève vive et preste comme un oiseau, en jetant à son danseur son rire étincelant105. »

Le Diable boiteux, qui transportait les spectateurs en Espagne, au pays de Gastibelza, l’homme {p. 235}à la carabine, de l’Andalouse au sein bruni, de Dolorès Serral, arrivait donc à son heure. Fanny Elssler comprit que les conjonctures lui faisaient la partie belle. Superstitieuse, comme toutes les danseuses, elle pouvait voir un heureux présage dans ce fait que le Diable boiteux était le titre d’un des premiers ouvrages de l’illustre protecteur de sa famille, d’Haydn. Son rôle, dont une partie se jouait en travesti, ne la séduisit pas seulement parce qu’il lui fournissait l’occasion de porter « avec crânerie », comme disent les soiristes, le pantalon collant et la tunique d’officier qui lui moulait les hanches et le buste. Elle se sentait dans un milieu qui convenait à son physique, elle dont Th. Gautier disait un jour : « L’Allemande Fanny avait l’air d’une Andalouse de Séville106. » Des Andalouses elle avait le teint mat, les yeux noirs, la chevelure de jais ; elle avait aussi leur fougue et leur souplesse. Elle était capable de réaliser une création vivante, chaude, haute en couleurs. En même temps son goût et son éducation classiques la portaient à « styliser » le naturalisme d’une Dolorès, à réprimer les écarts de l’ardeur méridionale, à purifier la danse espagnole de l’élément trivial qui l’apparentait au chahut, pour en faire un spectacle acceptable sur la scène officielle de l’Académie royale de Musique. Elle était en mesure d’apporter dans l’évolution du ballet une note {p. 236}nouvelle, en donnant satisfaction d’une part aux romantiques, épris de mouvement et d’exotisme, et d’autre part à ceux qui pensaient que les vieilles traditions françaises de finesse, de mesure et d’élégance avaient du bon.

Aussi Fanny étudia-t-elle avec entrain son nouveau rôle. En attendant que le Diable boiteux fût prêt, elle reparut, avec une faveur croissante, dans la Tempête ; on lui fit bon accueil dans Nathalie ou la Laitière suisse. Elle augmentait la sympathie qui l’entourait en prêtant son concours à des représentations de bienfaisance avec un empressement qui ne se rencontrait pas chez tous ses camarades. C’est ainsi que le 24 février elle dansait à l’Odéon, au profit des pauvres du XIe arrondissement, et, quinze jours après, à la Comédie-Française, au bénéfice de Rose Dupuis.

A ce moment elle fut atteinte par une débâcle financière. Laporte, directeur du King’s Theatre, faisait faillite, selon l’habitude des directeurs des grandes scènes de Londres. Un certain nombre d’artistes, dont Marie Taglioni et Fanny Elssler, avaient placé des fonds dans son entreprise. Il s’agissait maintenant de se remettre au travail de plus belle pour réparer les pertes. C’est à quoi s’appliquèrent avec un zèle pareil Marie Taglioni, la cigale, et Fanny Elssler, la fourmi.

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***

Quelques semaines avant la première représentation du Diable boiteux, Fanny Elssler reçut une visite illustre, celle de son compatriote Grillparzer. Le glorieux poète, qui venait de mettre le sceau à sa réputation en écrivant l’admirable tragédie des Vagues de la mer et de l’amour, s’était rendu à Paris dans une de ses crises fréquentes de découragement et d’hypocondrie107. Depuis Munich il avait fait route avec une cousine des deux sœurs, Herminie Elssler, danseuse elle aussi, qui, alléchée par leur succès, voulait à son tour tenter la chance à Paris. Elle entra en effet en pourparlers avec Duponchel ; ses débuts furent annoncés, mais n’eurent pas lieu. Herminie partit pour Londres où son nom seul parut une garantie suffisante de talent et la fit applaudir de confiance.

Le 2 mai, Grillparzer voyait à l’Opéra le Philtre et la Tempête. Dans ce ballet, on avait fini par donner un rôle à Thérèse. Voici les impressions que le poète consigna dans son Journal du voyage en France et en Angleterre :

« Enfin le ballet la Tempête de Coralli, bizarre amalgame de la Tempête de Shakespeare et de la Fée et le Chevalier ou d’un autre ballet, dont {p. 238}celui-ci est la dixième ou la centième répétition. Tableau très réussi au lever du rideau. Les autres groupements ou ensembles n’ont rien de particulièrement remarquable. Albert est un très bon danseur. Mmes Noblet et Alexis, qui dansent avec lui un pas de trois, ne sont pas à dédaigner. Enfin les deux sœurs Elssler pour qui seules j’étais allé cette fois au théâtre. Thérèse, la cathédrale de Strasbourg ou la tour de Saint-Etienne qui se mettrait à danser, m’a plu ici tout aussi peu qu’à Vienne, quoiqu’elle fasse des choses admirables et qu’elle ait autant de grâce que le permettent les circonstances. Fanny, infiniment plus gentille qu’elle, quoiqu’elle ait, elle aussi, un peu les angles de l’écriture gothique, semble avoir fait ici de grands progrès en ce qui concerne la danse. Pour ce qui est du jeu, j’ai plutôt trouvé le contraire, si je la compare à ce qu’elle était dans la Fée et le Chevalier. Ce sont les mêmes bonbons sempiternellement remâchés, des baisers, des inclinaisons, des révérences de toutes nuances, choses qui, représentées à la scène, ont toujours un attrait nouveau pour les personnes qui les aiment dans la vie réelle. Fanny manque aussi de ce quelque chose d’éthéré, d’aérien qui seul fait que la danse me cause du plaisir. C’est un corps plein de désirs qui danse, au lieu d’une âme avec des passions. Au reste, infiniment de qualités. Les pieds ont plus de force que d’élasticité. Les bras et les mains ont souvent une grâce véritable. Le buste sans {p. 239}souplesse. L’ensemble a une tendance vers la violence. Rien ne montre peut-être plus le déclin de cet art si beau de la danse à Paris que le succès énorme de mes compatriotes, succès dont je suis d’ailleurs très heureux pour elles.

« La musique aussi de ce ballet était par rapport à Nina ou la Fille mal gardée ce qu’est une kermesse de paysans par rapport à un bal aux Tuileries. »

Ce jugement appelle plusieurs observations. Grillparzer se rencontre avec un certain nombre de critiques français, lorsqu’il reproche à sa compatriote l’abus des minauderies et des gentillesses. Il est fort compréhensible que ces habitudes qui paraissaient « agaçantes » aux uns avec le sens élogieux qu’avait le mot en 1830, l’aient été pour d’autres avec la signification fâcheuse que nous lui donnons aujourd’hui. Mais il ne fallait pas y voir uniquement de l’afféterie et le désir de capter la faveur du public. Avant de se figer en pli professionnel, le sourire était l’expression naturelle du visage de Fanny, une forme spontanée de sa grâce et le reflet de sa bonté. Une cause qui exagéra cette apparence de coquetterie apprêtée fut le désir qu’éprouva Fanny d’accentuer le contraste entre sa danse vivante, sensuelle, émoustillante et le vol éthéré de Marie Taglioni. Grillparzer était taglioniste, quoique au cours de son voyage il n’eût pas l’occasion de voir la sylphide, alors malade du genou. La danse qu’il aimait était celle qui {p. 240}s’élève au-dessus de la réalité et la transfigure, dont les mouvements expriment uniquement la vie de l’âme, affranchie de toute sensualité et transposée dans un subtil empyrée. Son idéal était le « ballon ». Quand il comparait les pas de Fanny Elssler à de l’écriture gothique, il condamnait la netteté des lignes et la précision des pointes auxquelles il préférait l’ampleur vaporeuse des courbes. Ce disciple de Gœthe reniait, en matière de danse, la doctrine du grand maître classique. Son esthétique du ballet était plus romantique que ses tragédies.

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La première représentation du Diable boiteux eut lieu le 1er juin 1836.

Don Cléofas Zambulo, écolier d’Alcala, jeune homme élégant et de fière tournure, noue, au bal du Grand-Opéra de Madrid, une triple intrigue avec la manola Paquita, la danseuse Florinde et la senora Dorotea, veuve jeune et riche, ce qui le met aux prises avec deux jaloux, don Gil et le capitaine Bellaspada. Asmodée, le diable boiteux, lui amène successivement les trois belles. Le brillant cavalier, découvrant en Paquita une simple fille du peuple, la dédaigne, quoiqu’elle l’aime de tout son cœur. Il a plus de goût pour la riche veuve et pour la sémillante danseuse. Asmodée, bon diable, qui voudrait voir récompenser l’amour {p. 241}sincère, conduit le jeune homme au foyer de la danse à l’Opéra. Là se présente l’ingénue Paquita dans l’espoir que, si elle devenait une danseuse célèbre, elle réussirait à se faire aimer de Cléofas. Mais le diable, qui veut l’éloigner du théâtre, fait qu’elle échoue ; elle renonce à son ambition. Asmodée détruit aussi l’auréole de Florinde ; un soir de représentation, l’étoile a beau se surpasser ; grâce aux artifices du diable, la salle reste de glace. Asmodée continue de combattre le penchant que l’écolier a pour Florinde, en lui faisant saisir sur le vif les manèges et les frivolités de cette charmante coquette. L’amoureux écolier se rejette alors du côté de Dorotea, sans tenir compte des avertissements du diable qui essaie de le mettre en garde contre la veuve, intrigante et cupide. Au moment où il court à un rendez-vous que lui a donné la belle senora, un jeune officier à la moustache triomphante l’arrête et croise le fer avec lui. C’est Florinde qui, prise d’un caprice pour sa jolie personne, le suit sous ce déguisement et cherche à le détourner d’une rivale. Sous ce costume militaire la danseuse pénètre chez Dorotea, et l’écolier surprend sa belle donnant un baiser au faux officier. Pour se consoler de cette trahison, il joue et perd tout son argent. Puis il se rend à une fête populaire où il voit les principales danses nationales de l’Espagne, le zapateado, les manchegas, el jaleo, las boleras, et d’autres. Paquita, plus heureuse qu’au foyer de l’Opéra, danse un pas {p. 242}rustique aux applaudissements de la foule. Cléofas, complètement ruiné et par suite abandonné de Dorotea, est enfin touché du naïf et fervent amour de la manola, tandis que Florinde, vite guérie de sa fantaisie pour l’écolier, donne à la jeune fille sa bourse pleine d’or.

Le rôle principal, celui de Florinde, était tenu par Fanny Elssler. Il était fait comme sur mesure pour elle. Des pas nombreux et variés lui permettaient de montrer la richesse et la perfection de sa technique. Dans deux situations surtout elle pouvait déployer tout son talent : dans la scène où Florinde s’épuise en vains efforts pour arracher des applaudissements au public rendu inerte par les maléfices d’Asmodée, et dans celle où par sa virtuosité elle éblouit ses adorateurs réunis autour de sa table. Le rôle était en outre une pantomime perpétuelle. L’intrigue, compliquée et surchargée de menus incidents, avait besoin d’être éclaircie par un jeu très expressif et très animé. Or, qui aurait su, mieux que Fanny Elssler, représenter par le geste et par la physionomie une séductrice irrésistible, adulée de la foule, experte dans tous les moyens de fasciner et d’enivrer ?

Fanny Elssler triompha doublement, comme danseuse et comme mime. Son mérite fut tellement éclatant que ses détracteurs habituels furent obligés de s’associer au concert d’éloges qui, de toutes parts, montait vers elle. La Gazette des Théâtres, de tous les journaux le moins bienveillant à son {p. 243}égard, déclarait « ravissant, étourdissant » un pas de deux qu’elle dansait avec Thérèse. Jules Janin était enchanté, soit que Fanny remplit son rôle de danseuse où elle était « si galante, si espiègle et si jolie, si jolie… », soit qu’elle apparût sous les traits d’un « joli petit jeune homme, éveillé, égrillard ». L’Artiste disait : « Le triomphe de Mlle Fanny Elssler a été complet. On l’a applaudie, on l’a admirée ; on l’a trouvée charmante ; bien plus, on s’est écrié de tous les points de la salle que cela valait Mlle Taglioni, et personne n’a crié : Au blasphème ! »

Une création surtout produisit grand effet : la cachucha. Fanny marqua cette danse espagnole d’une empreinte si personnelle et l’anima d’une telle vie qu’elle en parut l’incarnation la plus parfaite. De même que Marie Taglioni avait été la sylphide par excellence, de même Fanny Elssler fut la cachucha personnifiée.

« Elle s’avance, dit Théophile Gautier, dans les Beautés de Paris, en basquine de satin rose garnie de larges volants de dentelle noire ; sa jupe, plombée par le bord, colle exactement sur ses hanches ; sa taille de guêpe se cambre audacieusement et fait scintiller la baguette de diamants qui orne son corsage ; sa jambe, polie comme le marbre, luit à travers le frêle réseau de son bas de soie ; et son petit pied, en arrêt, n’attend pour partir que le signal de la musique. Qu’elle est charmante avec son grand peigne, sa rose sur l’oreille, son œil de {p. 244}flamme et son sourire étincelant ! Au bout de ses doigts vermeils tremblent des castagnettes d’ébène. La voilà qui s’élance, les castagnettes font entendre leur babil sonore ; elle semble secouer de ses mains des grappes de rythmes. Comme elle se tord, comme elle se plie ! quel feu ! quelle volupté ! quelle ardeur ! ses bras pâmés s’agitent autour de sa tête qui penche, son corps se courbe en arrière, ses blanches épaules ont presque effleuré le sol. Quel geste charmant ! Ne diriez-vous pas qu’avec cette main qui rase l’éblouissant cordon de la rampe, elle ramasse tous les désirs et tout l’enthousiasme de la salle ?

« Nous avons vu Rosita Diez, Lola et les meilleures danseuses de Madrid, de Séville, de Cadix, de Grenade ; nous avons vu les gitanas de l’Albaycin ; mais rien n’approche de cette cachucha ainsi dansée par Elssler108. »

Il y eut cependant des réserves. Les admirateurs fanatiques de la cachucha espagnole prétendirent que celle de Fanny Elssler n’en était qu’une pâle imitation. Tel fut l’avis qu’émit, dans la Gazette des Théâtres, son rédacteur en chef, J. Arago.

« C’est qu’en vérité, écrivait-il, on ne doit être acteur de pareilles scènes que lorsqu’on n’a ni os ni muscles, lorsqu’on peut se tordre comme un serpent ou se ployer comme une feuille de {p. 245}parchemin. Les castagnettes seules ne font pas plus la cachucha qu’elles ne font le boléro. Ces danses espagnoles et brésiliennes, confiées à des jambes et à des corps français, perdent de leur originalité et de leur lascivité si piquantes et si suaves à la fois109. »

Les ultras de la cachucha oubliaient que cette danse, avec sa véhémence originale, n’aurait pu pénétrer à l’Académie royale de Musique. « Si Mlle Elssler, disait Théophile Gautier, n’avait pas pris la danse espagnole sous son puissant patronage et tempéré, avec sa naïveté d’Allemande et son esprit de Française, ce que la manière de Dolorès avait de trop abandonné et de trop primitif, cet essai d’importation n’eût pas réussi110. » L’Artiste comprenait aussi fort bien que les danses populaires d’Espagne demandaient à être traduites, modérées, légèrement académisées, pour être admises dans notre institut national, et, tout en regrettant la contrainte imposée à nos artistes officiels, il admirait la retenue de Fanny Elssler ; il la félicitait de danser « en grande dame cette danse échevelée que l’Espagnole Dolorès nous dansait avec tant d’abandon, un abandon de carrefour, mais de carrefour espagnol111 ».

C’est que la cachucha effarouchait grandement {p. 246}la pudeur de nos pères. Elle était pour eux à peu près ce que fut la danse du ventre pour une époque plus voisine de nous.

« Il fallut au public, au vrai public, écrit Charles de Boigne, quelques représentations pour s’habituer à la cachucha. Ces déhanchements, ces mouvements de croupe, ces gestes provocants, ces bras qui semblent chercher et étreindre un être absent, cette bouche qui appelle le baiser, tout ce corps qui tressaille, frémit et se tord, cette musique entraînante, ces castagnettes, ce costume bizarre, cette jupe écourtée, ce corsage échancré qui s’entr’ouvre, et par-dessus tout la grâce sensuelle, l’abandon lascif, la plastique beauté d’Elssler, furent très appréciés des télescopes de l’orchestre et des avant-scène. Le public, le vrai public, eut plus de peine à accepter ces témérités chorégraphiques, ces excès de prunelles, et l’on peut dire que cette fois ce sont les avant-scènes infernales qui ont forcé la main au succès112. »

Dans la presse, des voix crièrent à l’immoralité. Charles Maurice fut obligé de prononcer dans son journal de longs plaidoyers pour la défense de la cachucha et de l’artiste qui la dansait. Il fut soutenu par plusieurs journaux qui décernèrent à Fanny Elssler des certificats de bonne tenue. Le Journal de Paris la louait « d’adoucir l’expression un peu trop voluptueuse » de la cachucha et lui {p. 247}reconnaissait un talent « poétique et chaste ». L’Europe admirait ses « décentes agaceries », la Paix « la poésie et la pudeur » de sa danse.

Toutes les résistances tombèrent et le Diable boiteux eut une carrière glorieuse. Les fortes chaleurs de l’été 1836 ne lui firent aucun tort. Les représentations des Huguenots avaient dû être interrompues à cause de l’absence de Nourrit et de Mlle Falcon. Le Diable boiteux fit attendre avec patience aux abonnés la reprise de l’œuvre de Meyerbeer. Dans le Siècle nouvellement créé, Louis Desnoyers constatait qu’au Théâtre-Français, Molière se jouait devant les ouvreuses seules, tandis qu’une foule extasiée se pressait rue Le Peletier et « payait un tribut de 8 500 francs à la cachucha de Mlle Elssler113 ».

Le Diable boiteux faisait prévaloir avec éclat sur la scène de l’Opéra une conception plus libre de la danse. Marie Taglioni avait réagi contre les anciennes habitudes en substituant une manière romantique, vaporeuse et flottante, à la chorégraphie géométrique des maîtres de ballet. Elle avait immatérialisé la danse. Fanny Elssler l’émancipa dans une direction toute différente. Elle lui fit exprimer la passion, le désir, la volupté, avec une force qui n’avait d’autre frein que les lois de la beauté. Une vie ardente faisait irruption dans le ballet, galvanisait les pas glacés d’autrefois, {p. 248}secouait tous les muscles, éclatait dans tous les mouvements. C’en était fait de la décence rigide de l’ancien ballet. Maintenant triomphait la nature vivante et souple ; maintenant agissaient, sans contrainte et sans pruderie, toutes les puissances de séduction. Et ce n’était pas seulement dans la personne de la première danseuse que s’incarnait la vie décidément affranchie. Fanny Elssler communiquait à tous ceux qui l’entouraient sa superbe ardeur. Toute la troupe qui dansait le Diable boiteux avait le diable au corps. « La pensée chorégraphique avait passé, dit le Monde dramatique, de la ouate des mollets dans la moelle des os et de là dans le cœur. » Le plancher de l’Opéra vit de folles évolutions qui firent frémir dans l’autre monde les mânes des chorégraphes classiques. Il se passa un fait sans précédent peut-être dans les annales de la maison. Une farandole fut menée avec une telle fougue qu’un artiste, porteur d’un nom sympathique à tous les amis de la danse, le jeune Mérante, fut lancé par-dessus la rampe et vint tomber avec fracas sur un musicien de l’orchestre.

Le Diable boiteux classa définitivement Fanny Elssler au premier rang. Le titre de créatrice de la cachucha française était une gloire. C’était aussi un danger. C’était une étiquette qu’on lui appliquait et qui la parquait dans une catégorie d’où l’on allait admettre difficilement qu’elle eût le droit de sortir. Lorsqu’elle voudra faire entendre {p. 249}un autre son que celui des castagnettes, le public surpris la considérera comme une usurpatrice.

Le bruit de son succès se répandit vite. Des offres brillantes lui vinrent de divers côtés. Lyon, Bordeaux, Rouen, Marseille la réclamèrent. La Russie essaya de l’attirer. Fanny résolut de passer son congé en France. Elle conclut un arrangement avec Solomé, directeur du Grand-Théâtre de Bordeaux et se proposa de continuer par Marseille son voyage dans le Midi. Son départ fut retardé par le désir de la reine Marie-Amélie qui lui demanda de venir danser à Versailles avec Thérèse. Le 11 août eut lieu à Trianon une fête où la cour et ses invités firent aux deux sœurs un accueil chaleureux. Il se produisit même un fait invraisemblable. Louis-Philippe et Marie-Amélie, peu prodigues en général d’amabilités envers les artistes, moins prodigues encore de leurs deniers, offrirent des cadeaux aux deux Elssler. Fallait-il qu’elles eussent du talent !

***

Il y aurait eu, dans ces hommages unanimes, de quoi faire perdre la tête à la triomphatrice. Mais, comme dit Gœthe, on a veillé à ce que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Fanny Elssler n’avait pas encore quitté Paris pour se rendre à Bordeaux, qu’un important événement théâtral la rappelait au sentiment de la réalité et l’aurait {p. 250}avertie, au cas où elle l’aurait oublié, de la fragilité de la gloire terrestre. Cet événement fut la rentrée de Marie Taglioni, qui reprit son rôle dans la Sylphide le 10 août. Ce fut un Dix-Août pour la royauté de Fanny Elssler.

Marie Taglioni, délivrée de ce qu’elle appelait son mal au genou, avait assisté à la première représentation du Diable boiteux. Elle avait été témoin du succès prodigieux de sa rivale. Elle s’était rendu compte du grand effort qu’elle aurait à faire, après une disparition de près d’une année, pour reconquérir auprès du public parisien son prestige d’autrefois. Elle avait besoin de frapper un grand coup. Le meilleur moyen qu’elle eût de réveiller l’enthousiasme d’antan, c’était de reparaître dans le ballet qui avait fait sa fortune et dont la reprise serait saluée avec joie, la Sylphide. Elle remplit le rôle avec son art habituel que stimulaient en outre l’amour-propre et la volonté ferme de se surpasser elle-même. Elle réussit ; le résultat répondit, même au delà, à ses plus ambitieuses espérances.

C’est à cette occasion que les poètes, Méry, J. Canonge et d’autres, adressèrent à Marie Taglioni leurs odes les plus enflammées114. La prose des journalistes fut presque aussi lyrique. Roger de Beauvoir, faisant allusion à la longue claustration de l’artiste, inscrit comme épigraphe d’un {p. 251}article qu’il publie dans le Monde dramatique les vers de Millevoye :

Le bocage était sans mystère,
Le rossignol était sans voix.

Il salue avec allégresse la reprise de la Sylphide : « Ce grand événement, dit-il, préoccupait depuis quinze jours le foyer de l’Opéra… il n’y avait à l’Opéra qu’une pensée et un seul nom : Taglioni ! C’est que Taglioni conserve seule encore à ce jour sa charte et ses privilèges. C’est que, malgré l’influence récente des Elssler, Mlle Taglioni n’avait qu’à se montrer pour reconquérir son public… La danse de Mlle Fanny Elssler, il faut bien le reconnaître, avait causé quelques défections chez les admirateurs de Mlle Taglioni. Au lieu de cette danse de Mlle Taglioni, danse chaste, danse élégante, si sévère au milieu de ses voluptueux enlacements qu’elle rappelle le decentes choros d’Horace, quelques appétits blasés posaient en principe qu’avant tout la danse doit être matérielle et humaine, comme si Miranda, Ariel et Eloa ne dansaient pas ! Les créations poétiques et merveilleuses sont donc enfin rentrées au théâtre l’autre soir avec Mlle Taglioni115. »

L’opposition des deux principes que représentent Fanny Elssler et Marie Taglioni apparaît de plus en plus clairement. La première est considérée {p. 252}comme une réaliste qui met en œuvre toutes les séductions terrestres ; la seconde est une évocatrice d’idéal, dédaigneuse de tout appel aux sens qu’elle a l’air d’ignorer. L’une est une danseuse, c’est-à-dire une femme dont le charme est d’ordre physique, l’autre est la danse elle-même, c’est-à-dire un type d’art presque abstrait, une « idée » platonicienne, à peine revêtue de formes sensibles. Voilà la différence que faisaient ressortir nettement le Diable boiteux et la Sylphide, exécutés presque simultanément au cours de l’été 1836. L’époque, si positive pourtant, de Louis-Philippe inclinait visiblement vers la danse spiritualisée.

Cette danse eut son panégyriste le plus verbeux, si ce n’est le plus éloquent, dans la personne de J. Janin. Digne porte-paroles d’une génération attachée à la matière, mais qui avait volontiers les mots d’idéal et de vertu à la bouche, le critique du Journal des Débats célébrait une fois de plus, à l’occasion de la reprise de la Sylphide, la chasteté de Mlle Taglioni : « Quand l’Opéra a revu sa grande passion — Taglioni qui lui revenait — l’Opéra l’a d’abord applaudie, avec cette admirable fureur que vous savez ; puis bientôt le plus grand silence a commencé. Chacun voulait voir ce qu’elle était devenue dans le ciel où elle se tenait cachée si longtemps. C’est donc au milieu de ce silence inquiet et agité qu’elle a dansé tout d’abord, l’aimable femme. Vous savez tous comme elle arrive, calme, sérieuse, décente ; d’abord elle touche la {p. 253}terre, puis elle s’élève sans y penser et sans efforts, puis enfin la voilà dans son atmosphère accoutumée ; puis enfin encore, quand elle est tout à fait là-haut qui s’abandonne à sa chaste et naïve passion, le public la reconnaît et s’écrie : C’est elle ! Et le parterre l’applaudit des mains et du cœur. En voyant que pas une plume ne s’est détachée de cette aile brillante, que pas une fleur n’est tombée de cette couronne de bleuets, la foule, qui a retrouvé tout entier son chef-d’œuvre, s’abandonne sans plus s’inquiéter à ce grand bonheur qui lui est rendu et dont elle a été privée si longtemps. De toutes les joies de ce monde, de tous les plaisirs sans fatigue et sans remords, je ne sais pas une joie plus grande, un plaisir plus vif : voir danser Mlle Taglioni, courir à sa suite, je ne dirai pas sur ses traces, car elle ne laisse point de traces ; la suivre en esprit dans les espaces imaginaires où elle s’emporte sans le vouloir ; puis enfin, quand le charme est accompli, rentrer chez soi aussi calme qu’on en est sorti, ne désirer rien de plus que cette danse qui n’est pas une danse, n’avoir que de chastes et paisibles souvenirs, un sommeil tranquille, ne rien regretter de ce qu’on a laissé là-haut, et seulement se dire : je la reverrai dans trois jours ! certes, c’est là une émotion bien simple et bien inconnue dans les royaumes enivrants de la danse vulgaire, une émotion au delà des sens, parce qu’elle n’est pas venue de la terre. Voilà en effet le grand triomphe, voilà la grande supériorité de Mlle Taglioni. »

{p. 254}Cette popularité reconquise du premier coup avec la Sylphide se maintint lorsque Marie Taglioni créa la Fille du Danube, œuvre de son père et d’Adolphe Adam. L’action, qui se passait dans le monde fabuleux des ondines, lui donnait, comme la Sylphide, un de ces rôles faits exprès pour elle, le rôle d’un être merveilleux, léger, insaisissable, fuyant entre les mains comme les vagues, ses sœurs. La fille des eaux, Fleur-des-Champs, sortie d’une touffe de myosotis, amante mélancolique d’un beau chevalier à qui elle ne parvient à s’unir qu’après de longues épreuves, ne pouvait être mieux représentée que par la danseuse aux formes fluides, aux gestes mystérieux qui paraissait issue d’un monde surnaturel.

L’année 1836, qui vit se produire le Diable boiteux, la Fille du Danube, et reparaître la Sylphide, marqua l’apogée du ballet au dix-neuvième siècle. Que l’on admirât la danse lumineuse, concrète, enivrante de Fanny Elssler, ou que l’on préférât les impalpables fantômes créés par Marie Taglioni, ce genre de spectacle balançait presque le succès des Huguenots. Cette vogue inspirait à Berlioz des réflexions amères. Le tumulte qui remplissait les rues Le Peletier et Grange-Batelière les soirs où l’affiche annonçait le Diable boiteux ou la Sylphide l’affligeait comme une preuve de la frivolité du public, et voici comment il essayait de se consoler de cet engouement pour une forme d’art qu’il jugeait inférieure : « Espérons, disait-il, que tout {p. 255}cela tournera à l’avantage de la musique et que l’argent même produit par la danse pourra servir à compléter peu à peu les richesses lyriques du théâtre si habilement administré par M. Duponchel116. »

***

Les « sylphides germaniques », comme la presse bordelaise appelait les sœurs Elssler, arrivèrent à Bordeaux le 13 août. Elles commencèrent aussitôt, par Nathalie ou la Laitière suisse, une série de vingt-six représentations au nombre desquelles il y avait la Fille mal gardée, le Carnaval de Venise, le Dieu et la Bayadère, la Muette de Portici, la Somnambule, Cendrillon, la Cachucha, les Jeux de Paris, ballet bordelais, la Sylphide, sans compter les pas intercalés dans des opéras tels que Robert le Diable, le Philtre, le Rossignol. Le programme était beaucoup plus varié que celui que les deux sœurs exécutaient à Paris. Il est à remarquer qu’en province Fanny s’emparait de rôles qui lui étaient interdits dans la capitale, celui de Zoloé du Dieu et la Bayadère, et celui de la Sylphide, considérés comme la propriété intangible de Marie Taglioni.

Les Bordelais étaient très fiers de leur « réputation proverbiale de connaisseurs » que rappelait sans modestie un de leurs journaux. Par suite de {p. 256}cette peur que l’on a souvent en province de paraître accepter aveuglément les réputations faites à Paris, ils se tinrent sur la réserve les premiers soirs. Ils furent effrayés aussi par la liberté de la cachucha. Le Mémorial bordelais rappelait à Fanny et au public qui applaudissait cette danse « qu’il y avait dans la salle, des mères, des femmes, des sœurs, des filles ».

Mais bientôt le faux point d’honneur et les timidités de la province firent place à un enthousiasme tout méridional. Certains connaisseurs se rendirent compte des aptitudes spéciales de Fanny et des rôles qui lui convenaient. L’Indicateur disait assez justement : « La poésie de Fanny ne monte pas jusqu’à l’invisible, pour soulever le voile mystique qui lui dérobe une beauté surnaturelle. Sa beauté, à elle, c’est celle de la beauté externe et de la forme matérielle, les nuances du cœur, les émotions passionnées ; ce n’est pas la sylphide aux ailes de soie et d’azur, c’est la jeune fille vive, gaie, insouciante et légère. » La foule n’eut pas le sentiment de ces nuances. Elle acclama Fanny indistinctement dans tous ses rôles, bons ou mauvais. Celui-là même qui s’adaptait le moins à son tempérament, qu’elle avait eu tort de s’approprier, le rôle de la Sylphide, souleva de tels transports qu’émue jusqu’aux larmes, elle dit en sortant du théâtre : « Est-ce que je retrouverais ici le bon, le cher public de Paris ? » Les petites minauderies que la critique parisienne reprochait de temps en temps à {p. 257}Fanny ne manquaient jamais leur effet sur les Bordelais. « Lorsqu’il lui arrive, disait le Mémorial, de vouloir capter le public déjà pantelant de plaisir par une de ces salutations qui fascinent, par un de ces indicibles sourires qui vous remuent jusqu’au fond de l’âme, oh ! alors la tête n’y est plus, on bat des mains, on trépigne sur les pieds des voisins, bravo, bravi, brava ! » La cachucha surtout, lorsque ses hardiesses ne firent plus peur à personne, mettait toute la Gironde en ébullition. Le critique de l’Indicateur était tout feu et flamme. « Oh ! cette Andalouse ! disait-il. Mais en vérité, tu ferais aiguiser toutes les dagues de Séville pour un seul de tes baisers, ma belle !… A toi, mon Andalouse, et les sérénades le soir, et les fêtes le jour, à toi les parfums enivrants, les agrafes de diamants pour attacher ta ceinture, à toi les applaudissements convulsifs du peuple, les couronnes de reine et les amours de prince ! ! »

Les vingt-six représentations rapportèrent 65 000 francs. C’était, pour le théâtre de Bordeaux, une recette fabuleuse. Dans l’élan de sa joie et de sa reconnaissance, le directeur Solomé offrit aux deux sœurs une fête champêtre au village de la Forêt. Sur des tables somptueusement servies, l’or des Sauternes et la pourpre des Château-Margaux étincelaient dans les verres. La poésie coula en flots non moins abondants. Une cantate toute pénétrée de délire pindarique porta aux nues les deux plus grandes artistes qu’eussent jamais vues les rives de la Gironde.

{p. 258}***

Cette fête eut un lendemain cruel. Renonçant à se rendre à Marseille où elles devaient rester une quarantaine de jours, les deux sœurs reprirent directement le chemin de Paris. C’était le 24 octobre. Le froid était déjà vif. A cinq heures du matin, comme la voiture approchait d’Orléans, un essieu se rompit. Les deux voyageuses gagnèrent à pied, par des chemins boueux, insuffisamment couvertes, les plus proches habitations, distantes d’une lieue. Fanny, qui avait eu le tort de se mettre en route en un moment où elle était particulièrement susceptible, expia cette imprudence. La circulation du sang fut arrêtée, et c’est grelottante de fièvre que la jeune femme fut ramenée à Paris. Son médecin, le Dr Boulu, ne crut pas d’abord à un danger sérieux et se contenta de pratiquer une saignée. Mais le 31 octobre le mal prit un caractère alarmant. Le Dr Boulu, effrayé, appela en consultation deux confrères, le Dr Chomel et un médecin prussien, très répandu alors dans la société parisienne, le Dr Koreff, à la fois médecin, littérateur, diplomate et, au dire de quelques-uns, espion.

Les nombreuses sangsues prescrites par les trois sommités ne produisirent pas l’effet désiré. Thérèse, qui soignait sa sœur avec un dévouement admirable, voulut qu’on fît appel à d’autres {p. 259}lumières. Malgré la résistance du Dr Boulu, elle lit venir deux nouveaux médecins, les Drs Louis et Biet. Pour la deuxième fois de l’année, la Faculté était réunie au chevet d’une étoile de la danse. Mais cette fois le cas était plus grave que plusieurs mois auparavant, quand elle ne pouvait s’expliquer le mal au genou de Mlle Taglioni. Pendant la première semaine de novembre, Fanny fut entre la vie et la mort. Enfin le onzième jour les symptômes attendus se manifestèrent ; la circulation reprit son cours normal. La malade était sauvée, mais la convalescence allait être extrêmement longue.

Paris avait suivi les phases de la maladie avec une véritable angoisse. Toujours prompt à s’émouvoir, il s’était effrayé du danger que courait une de ses plus ravissantes artistes. Une récente catastrophe l’avait fortement impressionné. Deux mois auparavant, le 23 septembre, Mme Malibran était morte à Manchester dans des circonstances tragiques, après une lamentable agonie. On sait quelle émotion, si poétiquement traduite par Alfred de Musset, ce malheur provoqua en France. C’est au milieu de cette espèce de deuil public que tomba la nouvelle de la maladie de Fanny Elssler. Il semblait qu’une fatalité farouche s’acharnât contre les reines du théâtre.

Le Courrier des Théâtres fit appel aux sentiments religieux de ses lecteurs : « Prions ! Prions ! s’écriait-il ; car il s’agit d’une jeune et excellente femme, d’une artiste du premier mérite, de l’appui, {p. 260}du bonheur de plusieurs familles et d’une sœur dont l’existence est liée à celle qui porte admirablement un nom si cher et si doux ! » Lorsque Fanny fut sauvée, le même journal attribua sa guérison à l’intervention divine : « Les prières, dit-il, sont montées à leur destination. » La Revue de Paris poussa un soupir de soulagement : « Encore une belle proie que la mort n’aura pas. Après la Malibran, Fanny Elssler ; vraiment, c’eût été trop cruel. »

Cette maladie jeta Duponchel dans une extrême perplexité. Marie Taglioni, débarrassée pour de longues semaines de sa rivale, fit sentir plus durement que jamais au directeur son insupportable tyrannie. Elle dansait rarement, laissant Duponchel se tirer d’affaire avec des doublures. Ce fut au directeur que l’opinion publique attribua tous les torts. Le Monde dramatique présentait ainsi la situation :

« Mlle Taglioni qu’on cherche à évincer, et Mlle Elssler gravement malade. Je sais bien qu’il est hors de toute justice d’accuser M. Duponchel de la maladie de sa danseuse chérie, mais si M. Duponchel avait eu plus de tact, il n’eût pas voulu faire la réputation de cette charmante danseuse au détriment de toute sa troupe lyrique et dansante. Il ne se fût pas placé dans cette position qu’aujourd’hui Mlle Elssler est sa seule ressource, son va-tout, et Mlle Elssler est malade117. »

{p. 261}Cependant Duponchel se remuait pour mettre des sujets d’élite à la tête de son corps de ballet. Il n’avait pas attendu que Fanny fût hors de danger pour lui offrir un nouvel engagement aux conditions les plus séduisantes. Il avait repris ses négociations avec Herminie Elssler, dont les débuts furent annoncés de nouveau, cette fois, pour les premiers jours de janvier 1837. Il espérait de plus acquérir une autre Viennoise d’une grande réputation, Mlle Heberle. Cette belle danseuse avait quitté le théâtre en plein succès pour épouser un riche banquier de Naples. Son mari s’étant ruiné, elle entreprit courageusement de réparer le désastre en remontant sur les planches. Les journaux préparaient sa rentrée en célébrant sa beauté, son talent et son dévouement. Mais ni d’un côté ni de l’autre les espérances de Duponchel ne se réalisèrent. L’Angleterre lui enleva Herminie Elssler ainsi que Thérèse Heberle. Le rétablissement de Fanny le tira de son cruel embarras. Le 19 décembre elle signait le traité qui la liait à l’Opéra pour une nouvelle période de quatre années. Le 20, elle faisait sa première sortie.

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Chapitre VIII

victoires et revers §

On peut se figurer le délice qu’éprouva Fanny Elssler le 20 décembre 1836, lorsqu’après une longue réclusion il lui fut permis de descendre de son appartement de la rue Laffitte et de faire une promenade dans Paris. Ce bon Paris, ce cher Paris, comme elle disait, elle l’avait quitté au mois d’août pour aller là-bas, bien loin, chez les provinciaux de Gascogne. Elle y était rentrée mourante, menacée de ne plus revoir la gaîté des boulevards, le luxe des magasins, l’élégance des équipages, le sourire que sa beauté faisait naître sur le visage des passants. Voici que toute cette joie lui était rendue, par une après-midi de décembre où, sous un soleil un peu pâle, les choses prenaient un air adouci, en harmonie avec sa langueur de convalescente. Un immense attendrissement l’envahit et, dans un élan de gratitude envers le ciel qui la rendait à la vie, qui lui rendait Paris, elle alla se prosterner devant l’autel de l’église voisine, Notre-Dame-de-Lorette.

Cette église, tout récemment achevée, à deux {p. 263}pas de l’Opéra, était selon l’esprit et le goût d’un quartier de bourgeois riches qui menaient de front le luxe, les plaisirs et la dévotion. Ce n’étaient que festons, ce n’étaient qu’astragales, ciels bleu tendre avec des étoiles d’or, pavé de marbre, colonnes luisantes, autels coquets, lampes et candélabres étincelants, chaises et confessionnaux en bois poli, ciré ou verni.

Notre-Dame-de-l’Opéra, comme l’appelait Touchard-Lafosse, comptait parmi ses paroissiennes nombre de cantatrices et de danseuses. Celles-ci ont en général beaucoup de piété. Elles savent que le ciel s’intéresse aux petits événements de leur carrière et même à leurs peines de cœur. L’église regorgeait de cierges et d’ex-voto donnés par elles. Fanny Cerrito, par exemple, témoignait à la Vierge sa reconnaissance pour l’avoir fait engager à l’Opéra, par l’offrande d’un calice en argent que Véron et son ami Romieu, le préfet mystificateur, se chargèrent de faire parvenir à destination.

Les dames choristes avaient posé, disait-on, pour les peintures qui décoraient les murs. Les huguenotes de Meyerbeer et les juives d’Halévy étaient devenues des saintes de fresques. On prétendait même que les peintres retouchaient de temps en temps les costumes, afin de leur faire suivre la mode.

C’est dans ce sanctuaire mondain, où l’odeur du patchouli se mêlait à celle de l’encens, c’est dans ce boudoir chrétien que Fanny Elssler faisait {p. 264}ses dévotions. Elle y avait son prie-Dieu, dont les journaux disaient qu’il était « fort élégant, recouvert en velours et retenu à une chaise d’acajou par une petite chaîne du meilleur goût ».

Le Courrier des Théâtres vantait avec insistance la piété et la vertu de Fanny. Ces brevets de bonne conduite devaient répondre aux rumeurs d’après lesquelles les adorateurs de sa beauté n’auraient pas tous été malheureux. Un de ces fortunés mortels aurait été le comte de Lavalette, s’il fallait en croire cette mauvaise langue d’Horace de Viel-Castel qui dit de ce personnage : « C’est un homme adroit, rusé, un vrai Figaro diplomatique… Lavalette, pour arriver à un poste diplomatique important, a mené la vie de joueur, a vécu avec toutes les danseuses les plus célèbres, entre autres Fanny Elssler… Il est marquis comme mon portier et Lavalette du coin de la rue118. » Charles de Boigne parle en termes voilés d’un amant que Fanny aurait eu dans les ambassades119. S’il n’y eut pas de fumée sans feu, il faut du moins rendre à Fanny cette justice que ses liaisons furent édifiantes à force de bonne tenue et de discrétion. Si elle se laissa aimer, ce fut sans scandale. Les péchés qu’elle put commettre n’avaient rien de salissant. C’étaient des péchés élégants, des péchés comme il faut, qui ne pouvaient pas peser lourd sur une âme de ballerine et pour l’aveu desquels {p. 265}étaient faits tout exprès les jolis confessionnaux en bois verni de l’église Notre-Dame-de-Lorette.

***

En reprenant contact avec Paris, Fanny Elssler eut la satisfaction de s’apercevoir que sa disparition de cinq mois ne l’avait pas fait oublier. Elle rencontrait notamment à chaque pas des souvenirs de sa dernière création, le Diable boiteux.

Une œuvre de sculpture avait fait quelque bruit à la fin de 1836. C’était une statuette, exécutée par Barre fils, qui représentait Fanny dansant la cachucha. Le Courrier des Théâtres la décrivait ainsi : « Une ravissant statuette, représentant Mlle Fanny Elssler dans la cachucha, obtient en ce moment le succès le plus grand et le plus mérité. Il est impossible de reproduire dans cette dimension (environ quinze pouces avec la base) une ressemblance à la fois plus gracieuse et plus frappante, tant de la figure que des habitudes du corps saisies dans leurs moindres détails. Il semble voir danser Mlle Fanny Elssler, en la regardant par le petit bout de la lorgnette. Le charme de cet ensemble, l’élégante vérité de la pose, l’expression de cette physionomie si douce et si piquante et la richesse du costume si légèrement reproduite, font de cet ouvrage un véritable chef-d’œuvre du genre. Aussi la vogue s’est-elle emparée de cette statuette, et non seulement Susse ne suffit pas aux {p. 266}demandes, mais encore M. Barre, son jeune et spirituel auteur, refuse-t-il chaque jour des portraits de même espèce, car tous les artistes sollicitent l’honneur dont Mlle Fanny Elssler est digne à tant de titres120. »

L’Artiste, tout en s’abandonnant à des réflexions amères sur la statuaire qui descendait des hauteurs pour traiter de petits sujets puisés dans la réalité quotidienne, admirait « la ravissante danseuse, pétrifiée tout à coup dans sa pose la plus poétique121 ».

Cette figurine, popularisée par la gravure, devint avec raison le portrait-type de Fanny Elssler, qu’il montrait dans son meilleur rôle, le mieux approprié à sa nature. L’Artiste en publiait une reproduction par Léon Noël. C’est de l’œuvre de Barre que s’inspira Devéria quand il représenta Fanny dans une grande gravure en couleurs. D’après le même modèle fut fait un joli portrait, également en couleurs, que donna, en 1837, l’Allgemeine Theaterzeitung de Vienne. On en vit même une grossière imitation sur des boîtes de plumes qui portaient le nom de Fanny Elssler. Le commerçant, esprit subtil, aurait-il fait une association d’idées entre les pointes d’acier et les pointes de l’illustre virtuose ?

{p. 267}En cette fin de décembre 1836, on inaugurait rue Vivienne une salle de bal vaste et luxueuse, la salle Musard, dont Barthélemy se plaignait en ces termes :

Ses instruments de cuivre et ses valses de Vienne
Jettent trop de fracas dans le quartier Vivienne.

Les murs de ce paradis des viveurs d’alors étaient ornés de peintures qui figuraient les danses les plus connues. A la place d’honneur apparaissait la cachucha.

On continuait d’en parler un peu partout, de cette fameuse cachucha. Sa popularité sans cesse grandissante augmentait les alarmes des rigoristes qui l’avaient condamnée dès le premier jour. L’annonce d’une reprise prochaine du Diable boiteux amena une recrudescence d’attaques contre cette importation d’Espagne, proclamée scandaleuse. Dans cette campagne, entreprise au nom de la morale, Charles Maurice crut reconnaître un complot taglioniste ; il prit avec passion la défense de Fanny Elssler et de sa création.

L’opposition fut impuissante. Le grand monde adopta la cachucha. Les dames de la meilleure aristocratie s’essayèrent à la danser. Les gazettes mondaines annonçaient que « la charmante comtesse de L… l’apprenait pour l’exécuter à l’une de ses fêtes les plus prochaines ». Enfin, nouvelle stupéfiante, mais exacte ! la cachucha serait admise à la cour. Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie {p. 268}consentaient à ce qu’elle figurât au programme des fêtes qui devaient se donner à Versailles à l’occasion du mariage du prince héritier, le duc d’Orléans, avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. C’était, pour la danse incriminée, l’absolution, la réhabilitation ; c’étaient, pour ce produit exotique, les lettres de grande naturalisation.

Comme tous les grands événements artistiques de l’année, le Diable boiteux avait eu sa répercussion sur la mode. Chez les dames « l’asmodée velouté » faisait concurrence aux « taffetas vagues du Danube ». Quant aux fashionables, si leur vêtement d’intérieur se complétait par un « bonnet luthérien », créé en souvenir des Huguenots, le drap qu’ils préféraient pour leur costume de ville était celui de la nuance « diable boiteux ».

***

Dans la première quinzaine de l’année 1837, Fanny Elssler reprit ses exercices à son domicile où elle avait une installation d’appareils de gymnastique nécessaires à une danseuse. Le 25 janvier elle fit sa première apparition à l’Opéra, au foyer de la danse. Ses camarades l’accueillirent avec de vives démonstrations de joie. Duponchel lui parla d’un ballet nouveau dont il lui destinait le rôle principal. C’était la Chatte métamorphosée en femme, tirée par Coralli et Duveyrier d’un vaudeville du même titre de Scribe et Mélesville ; la {p. 269}musique avait été commandée à un jeune prix de Rome, Montfort. Mais il fallut attendre longtemps encore jusqu’à ce que Fanny se sentît assez forte pour remonter sur la scène. C’est le 3 avril seulement qu’elle put reparaître dans le Diable boiteux.

Sa maladie n’avait pas diminué ses moyens. Fanny revenait avec sa souplesse nerveuse, avec son agilité et sa sûreté coutumières. Paris fit fête à l’artiste que la destinée lui rendait après une crise alarmante. Une couronne vint se poser sur la tête de la ressuscitée qui fondit en larmes. Les journaux s’associèrent unanimement à cette touchante manifestation. J. Janin lui-même s’emportait après coup, avec une virulence comique, contre les Bordelais ; il leur reprochait la « gloire homicide » dont ils avaient accablé Fanny, c’est-à-dire les fatigues auxquelles l’avait entraînée leur enthousiasme exubérant et qui avaient failli rendre tragiques les suites de son accident.

Il s’en fallait de beaucoup néanmoins que le ciel fût entièrement serein. Une ombre large tombait sur le bonheur de Fanny. C’était celle qu’y jetait Marie Taglioni, toujours entourée de ses admirateurs idolâtres, toujours sûre d’ensorceler le public. Incapable décidément de s’entendre avec Duponchel, la sylphide s’apprêtait à quitter Paris. A mesure que le moment du départ approchait, on eût dit qu’elle redoublait de talent et de grâce pour laisser davantage de regrets et ses partisans multipliaient les témoignages de leur réprobation {p. 270}à l’adresse de l’administration qui se séparait d’une si éminente artiste. La soirée d’adieux, qui fut donnée à son bénéfice le 22 avril 1837, eut un éclat extraordinaire. La recette, une des plus hautes que l’Opéra eût jamais atteintes jusque-là, fut de 35 784 francs, dont il resta pour la bénéficiaire, tous frais payés, une somme nette de 32 815 francs. Une salle en délire mêlait à ses applaudissements frénétiques des cris de colère contre Duponchel. La loge des gants-jaunes avait machiné contre lui un complot macabre. Elle avait fait fabriquer une tête en carton qui avait les traits du directeur et qu’elle devait jeter sur la scène en criant : « La tête de Duponchel ! » La reine Marie-Amélie, qui était dans la salle, fut par hasard avertie de la chose. Elle faillit s’évanouir à l’idée d’une tête coupée qui roulerait là sous ses yeux. Par égard pour elle les lions renoncèrent à leur geste. Ce n’était que partie remise.

J. Janin se fit élégiaque :

« Mlle Taglioni nous a fait ses adieux ! Elle a dansé hier comme elle n’avait jamais dansé. Quelle perfection ! quel idéal ! Au fond de ce grand plaisir que nous avions se mêlait je ne sais quelle tristesse infinie pour laquelle l’expression nous manque… La salle émue et charmée ne pouvait se lasser de l’accabler de bravos et de fleurs… Ne demandez pas ce qu’on a fait du printemps de l’année : on l’a jeté aux pieds de Mlle Taglioni.

« Adieu donc encore, ombre dansante qui étais {p. 271}toute notre joie innocente, notre chaste passion, notre plaisir sans remords !122 »

Du moins les Parisiens eurent la consolation de garder une image de la fugitive. Ce fut une statuette, du même modèle que celle de Fanny Elssler, et du même auteur, Barre fils. L’Artiste félicita le jeune sculpteur d’avoir su rendre le vol aérien de la sylphide, l’élan de sa jambe longue et fine, la légèreté de ce corps dont deux ailes étaient l’attribut nécessaire et ce sourire qui tenait de l’ange et de l’enfant. Une comparaison s’imposait entre cette statuette et celle de Fanny Elssler. L’Artiste ne manqua pas de la faire, et ce fut le point de départ d’un parallèle général entre les deux danseuses :

« Ce sont deux littératures vivantes, deux traditions poétiques, que Marie Taglioni et Fanny Elssler. Marie est la fée de l’Occident, Fanny la péri de l’Orient. Marie a été Walkyrie parmi les Scandinaves ; les bardes ossianiques l’ont entrevue bien des fois dans les nuages écossais ; Walter Scott s’est inspiré d’elle pour créer la Dame blanche ; elle a fait les délices du fantastique Hoffmann, et elle est venue tomber, sylphide légère, sur la scène de notre Opéra. Fanny, qui n’a jamais quitté la terre, a dansé devant le voluptueux Sardanapale, et dans les fêtes olympiques de la Grèce. Je suis persuadé qu’en consultant bien sa mémoire, {p. 272}elle retrouverait les secrets de la fameuse pyrrhique. Horace et Properce l’ont chantée à Rome, Néron en fit sa danseuse favorite ; on la vit passer chez les Médicis avec les beaux-arts fugitifs. Elle a charmé depuis l’Italie et l’Espagne, et nous la possédons enfin, et, grâce à M. Barre, nous la posséderons toujours, ainsi que Marie. Elles ne peuvent plus nous échapper ; elles sont fixées dans l’art français123. »

Trois semaines avant le départ de Marie Taglioni, un autre vide s’était fait à l’Opéra. Pour ne pas laisser reposer sur les épaules de Nourrit seul la lourde tâche de premier ténor, Duponchel, avec le consentement de l’éminent et sympathique artiste, avait engagé Duprez. Mais le partage causa bientôt à Nourrit une inquiétude maladive. Il supplia le directeur de lui rendre sa liberté. Le 4 avril, il faisait ses adieux au public parisien, en pleine force, dans tout l’éclat de sa renommée ; il n’avait que trente-cinq ans.

Désormais les deux soutiens de la fortune de l’Opéra étaient Duprez et Fanny Elssler. Tous deux s’acquittèrent vaillamment d’une mission dont ils sentaient toute l’importance. Tous deux représentèrent avec éclat au mois de juin 1837 l’Académie royale de Musique aux fêtes qui se donnèrent à Versailles à l’occasion du mariage du duc d’Orléans. Duprez fut magnifique dans Robert {p. 273} le Diable. Fanny brilla dans un intermède allégorique où l’ingénieux Scribe avait trouvé moyen de réunir Corneille, Racine, Molière, Louis XIV à cheval et la cachucha.

Le prestige que ces deux beaux talents donnèrent à l’Opéra ne désarma pas les mécontents. Les gants-jaunes en voulaient toujours à Duponchel. Un jour ils envoyèrent des lettres de faire-part de sa mort. Des employés des pompes funèbres posèrent des tentures noires au bâtiment de la rue Le Peletier. Quand les invités arrivèrent, ils eurent la surprise d’être reçus par celui-là même qu’ils venaient enterrer. L’aventure eut du moins pour le faux défunt un côté agréable : il put lire son éloge dans des articles nécrologiques trop précipitamment imprimés. Il n’avait pas ce bonheur tous les jours.

***

L’été venu, les sœurs Elssler allèrent passer leur congé à Vienne. Elles donnèrent au théâtre de la Porte de Carinthie huit représentations. Le programme comprenait Nina, Gustave, des pas de la Sylphide, et, bien entendu, la cachucha qui fut redemandée vingt-deux fois à Fanny au cours des huit soirées. « J’ai déjà vu au théâtre mainte soirée animée, écrivait Heinrich Adami le 7 août dans l’Allgemeine Theaterzeitung, mais jamais de ma vie je n’ai été témoin d’une effervescence aussi {p. 274}générale, aussi démesurée qu’à la dernière représentation, et surtout après qu’on eut fait trisser la cachucha… Il faut y avoir été pour s’en faire une idée. »

Vienne, en 1837, malgré son rang de capitale d’empire, avait encore des mœurs de ville de province. Ramassée autour du Graben, étranglée dans ses remparts, la cité avait quelque chose de la maison de famille où l’on voit revenir avec attendrissement et fierté ceux des enfants qui se sont distingués au dehors. En Thérèse et en Fanny l’on applaudissait, avec autant d’affection que d’admiration, deux Viennoises qui avaient fait honneur au pays natal devant l’aréopage suprême, le public de Paris.

Mais on se demandait en même temps si la conquête de la gloire n’avait pas exigé certains sacrifices et si les deux sœurs, dans leur séjour à l’étranger, n’avaient pas perdu des qualités essentielles du cœur, la simplicité et la bonté. On fut vite rassuré, car on les retrouva franches, modestes et serviables. Elles allèrent sans fracas donner deux représentations à Baden, l’une au profit des pauvres, l’autre au profit d’un malheureux directeur de théâtre. « Ces deux sœurs exceptionnelles, dit l’Allgemeine Theaterzeitung, ne sont pas, dans le tumulte des grandes capitales Paris et Londres, devenues sourdes à la voix de l’humanité souffrante. La loyauté allemande du cœur, la sensibilité allemande n’a pas été étouffée chez elles sous {p. 275}le corset de la danseuse d’Opéra ; le cœur chaud et secourable de l’Autrichienne n’est pas descendu chez elles dans les extrémités des pieds pour y devenir inerte et indifférent124. »

Des démarches actives furent faites pour les retenir à Vienne. Elles répondirent : « Non, Paris avant tout, Paris qui a été pour nous si bon, si encourageant… Nous sommes à lui125. » Elles donnèrent leur représentation d’adieux le 6 août. Lorsque, à la fin du spectacle, le bruit des ovations se fut un peu apaisé, Fanny s’avança près de la rampe et, les yeux pleins de larmes, prononça ces mots : « Nous prenons congé de vous le cœur accablé ; jamais, jamais nous ne vous oublierons. » Elles partirent, suivies d’unanimes regrets, auxquels se mêlait un sentiment de colère contre Paris, « l’heureux Paris, digne d’envie, disait l’Allgemeine Theaterzeitung, la cité orgueilleuse et avide, qui sait attirer à elle ce qu’il y a de grand, de beau, d’excellent, de n’importe quel pays, et qui, de temps en temps seulement, daigne envoyer au dehors ses favoris pour quelques semaines à peine126 ».

Quelque chose aurait pu gâter l’agréable souvenir que les deux sœurs laissaient aux Viennois : ce fut la violence avec laquelle sévit, après leur départ, la cachucha. En quelque lieu qu’on allât, {p. 276}on était poursuivi par des échos de cette danse. A la Porte de Carinthie, elle était continuée par une autre Fanny qui commençait alors une brillante carrière, Fanny Cerrito. Le théâtre An der Wien tint un gros succès avec une parodie de la cachucha exécutée par l’excellent acteur comique Scholz, « le Falstaff viennois, le gigantesque tonneau de Heidelberg », comme l’appelait l’Allgemeine Theaterzeitung. Scholz à son tour eut des imitateurs dans les autres théâtres. La cachucha s’ajoutait aux valses et aux polkas des orchestres de Strauss et de Lanner. L’éditeur Haslinger la publia arrangée pour piano. Les orgues de Barbarie la serinèrent au coin des rues. L’élégant cavalier la fredonnait en allant au bal ; l’ouvrier la sifflait à l’atelier. Les restaurants imaginèrent des plats à la cachucha ; on les faisait minuscules, sous prétexte qu’ils devaient être aussi légers que la danse dont ils portaient le nom. La cachucha devenait une calamité publique.

Il y aurait eu de quoi maudire l’importatrice du fléau. Personne n’y songea. « Quel rapport y a-t-il, demandait l’Allgemeine Theaterzeitung, entre la cachucha de Fanny Elssler et celle qui est la toquade du jour ? Est-ce la faute de la nuit de printemps aux clartés magiques, si elle est suivie parfois, le matin, d’une gelée mortelle127 ? » L’impression laissée par Fanny resta délicieuse. On lui {p. 277}appliqua le mot de Tieck : « C’est un de ces chants suaves qui ne touchent point la terre, qui passent d’une marche ailée dans l’or du crépuscule et de là-haut saluent le monde. » D’autres soupiraient un vers italien :

E passato il tempo che Fanni ballava.

***

Le 30 août 1837 Fanny faisait sa rentrée à Paris dans le Diable boiteux.

A ce moment lui arriva l’un des plus grands bonheurs de sa carrière théâtrale. Elle excita l’admiration d’un pur artiste, d’un prince des lettres, qui se constitua le héraut de sa beauté, le paladin de sa gloire. C’était Théophile Gautier.

L’enthousiasme de l’auteur d’Emaux et Camées pour la danseuse de la cachucha ne fut pas un emballement fortuit et capricieux. Il provenait de ce que Fanny Elssler réalisait dans la chorégraphie la forme d’art qui, dans tous les domaines, avait les préférences de Théophile Gautier et qu’il réalisait lui-même dans la littérature. En dépit de ses allures de romantique à tous crins, Th. Gautier était un classique. Son romantisme consistait à réclamer plus de mouvement, plus de couleur, plus de variété que n’en comportaient les traditions esthétiques du dix-septième siècle. Mais il était un classique, un Grec même, par son goût {p. 278}pour les créations plastiques au profil pur, aux contours francs, par sa passion pour la réalité lumineuse. Un classicisme élargi, émancipé du froid appareil de la mythologie, pénétré de vérité vivante, inondé de soleil, voilà ce que demandait Th. Gautier, et voilà ce que lui offrait, avec, en plus, toute la magie des attraits de la femme, le ballet renouvelé par Fanny Elssler. Très éloignée du romantisme lamartinien, brumeux et flou, de Marie Taglioni, Fanny Elssler donnait à ses créations le relief, la netteté, le fini que Th. Gautier recherchait pour les siennes. Elle évoquait devant le plus plastique de nos poètes des visions de beauté antique. Elle réalisait un de ses rêves d’artiste, lorsque, par les danses du Diable boiteux, elle incarnait devant lui l’Espagne qu’il brûlait d’aller voir, l’Espagne pittoresque, ivre de lumière, frémissante de vie et de joie.

Ce n’est pas en des poèmes que Th. Gautier chanta Fanny Elssler. Ce nom qui lui était si cher n’est pas prononcé dans Emaux et Camées, où figure cependant une danseuse moins illustre, Mlle Forster. C’est en prose, dans des articles de journal, dans les feuilletons de la Presse et du Figaro, que le poète dit à la ballerine toute la ferveur de son culte. Ces hommages étaient d’une sincérité absolue. Au début, ils s’accompagnaient encore de certaines réserves. Le critique veut montrer l’indépendance de son jugement. Puis son enthousiasme s’avive, l’ensorcellement est {p. 279}complet et bientôt l’on n’entend plus que des paroles d’extase et de glorification.

Ces louanges ne sont jamais exprimées en dithyrambes fumeux. Au plus fort de son ravissement Th. Gautier conserve une pensée lucide et une impeccable sûreté de style. Quelle différence entre ses articles et ceux de Jules Janin ! Quand celui-ci s’enflamme, il divague ; sa phrase est un feu follet qui court à droite, à gauche, par petits bonds capricieux et qui retombe au hasard. Les feuilletons de la Presse, au contraire, ont une marche ferme, un rayonnement toujours égal. Les figures qu’ils dessinent ont la consistance et l’éclat du marbre. Ils nous font voir Fanny dans un bain de lumière, souple, souriante, parfaite jusque dans les plus menus détails de son exquise personne, en même temps qu’ils fixent les caractères généraux de son talent. Jamais femme de théâtre n’a trouvé, pour la décrire, un écrivain plus chaleureux, plus exact, et en même temps plus spirituel. Car ces feuilletons pétillent d’esprit, d’un esprit qui pourrait être méchant, s’il le voulait, mais qui se plaît de préférence à une douce ironie, sans fiel. Les articles de Th. Gautier sur Fanny Elssler ne sont pas seulement des modèles de chronique théâtrale ; ce sont des pages de haute littérature. Ils font également honneur à celui qui les a écrits et à celle qui les a inspirés128.

{p. 280}Le premier de ces articles parut dans la Presse le 11 septembre 1837, à la suite de la reprise de la Tempête. Il était signé G. G., imitation ironique du J. J., qui était le chiffre de Jules Janin aux Débats. Les deux initiales signifiaient que le feuilleton devait être considéré comme l’œuvre commune de Gérard de Nerval et de Th. Gautier. Mais la manière du second se reconnaît aisément dans la description de Fanny Elssler. D’ailleurs Gérard de Nerval se retira peu à peu de la collaboration et abandonna toute la tâche à son ami à partir de mai 1838.

Cédons la parole au maître :

« La danse de Fanny Elssler s’éloigne complètement des données académiques, elle a un caractère particulier qui la sépare des autres danseuses ; ce n’est pas la grâce aérienne et virginale de Taglioni, c’est quelque chose de beaucoup plus humain, qui s’adresse plus vivement aux sens. Mlle Taglioni est une danseuse chrétienne, si l’on peut employer une pareille expression à propos d’un art proscrit par le catholicisme : elle voltige comme un esprit au milieu des transparentes vapeurs des blanches mousselines dont elle aime à s’entourer ; elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes. Fanny Elssler est une danseuse tout à fait païenne ; elle rappelle la muse {p. 281}Terpsichore avec son tambour de basque et sa tunique fendue sur la cuisse et relevée par des agrafes d’or ; quand elle se cambre hardiment sur ses reins et qu’elle jette en arrière ses bras enivrés et morts de volupté, on croit voir une de ces belles figures d’Herculanum ou de Pompéi qui se détachent blanches sur un fond noir et accompagnent leurs pas avec les crotales sonores ; le vers de Virgile :

Crispum sub crotalo docta movere latus,

vous revient involontairement à la mémoire. L’esclave syrienne qu’il aimait tant à voir danser sous la blonde treille de la petite hôtellerie devait avoir beaucoup de rapports avec Fanny Elssler.

« Sans doute le spiritualisme est une chose respectable, mais en fait de danse on peut bien faire quelques concessions au matérialisme. La danse après tout n’a d’autre but que de montrer de belles formes dans des poses gracieuses et de développer des lignes agréables à l’œil ; c’est un rythme muet, une musique que l’on regarde. La danse se prête peu à rendre des idées métaphysiques ; elle n’exprime que des passions : l’amour, le désir avec toutes ses coquetteries, l’homme qui attaque et la femme qui se défend mollement forment le sujet de toutes les danses primitives.

« Mlle Fanny Elssler a compris parfaitement cette vérité. Elle a plus osé qu’aucune autre danseuse de l’Opéra : la première elle a transporté sur {p. 282}ces planches pudiques l’audacieuse cachucha, sans presque rien lui faire perdre de sa saveur native. Elle danse de tout son corps, depuis la pointe des cheveux jusqu’à la pointe des orteils. Aussi, c’est une véritable et belle danseuse, tandis que les autres ne sont qu’une paire de jambes qui se démènent sous un tronc immobile. »

Toutes ces qualités, Th. Gautier put les admirer dans le Diable boiteux, dans la Tempête, dans Gustave, dans la Fille mal gardée que l’Opéra donna en septembre 1837. Elles firent également les délices de la cour, à Compiègne, où Fanny alla danser, le 28 septembre, Nina ou la Folle par amour. Son succès fut moindre dans la Muette de Portici, qui fut reprise à la même époque. Il parut au Siècle qu’elle n’avait pas réussi à rajeunir le rôle ingrat de Fenella, tout en reconnaissant que son jeu avait par moments une grande force dramatique. Ce fut aussi l’avis de Th. Gautier, qui tempéra par des réserves analogues des éloges d’autant plus précieux que leur sincérité était plus évidente.

Dans son article, il comparait Fanny Elssler au paillasse des Funambules, Debureau, ce qui, disait-il, n’avait rien d’injurieux pour elle, car il considérait Debureau comme le plus grand mime de la terre. Bientôt une occasion plus favorable s’offrit à elle de manifester sa puissance d’expression, lorsqu’elle créa la Chatte métamorphosée en femme, le 16 octobre 1837.

{p. 283}Il y avait longtemps qu’on parlait de ce nouveau ballet. Comme l’action se passait en Chine, on racontait que les costumes avaient été copiés d’après des modèles authentiques, venus de Canton. Plusieurs gazettes avaient publié l’écho suivant :

« Mlle Fanny Elssler avait, dit-on, jusqu’à ce jour une répugnance invincible contre ou pour les chats. Nous avons chacun, dit-on, notre bête noire ; eh bien ! la bête noire de Mlle Elssler, c’était un chat, même une chatte blanche. La vue d’un chat la faisait frémir, le miaulement d’un chat la faisait fuir bien loin sur la pointe des pieds. Mais l’amour de l’art est comme tous les amours : il sait triompher de toutes les craintes ; il sait vaincre les répugnances les plus sincères ; et, par dévouement, pour donner plus de vérité à son jeu, Mlle Elssler a eu le courage d’élever une petite chatte blanche qui ne la quitte jamais. L’animal perfide est là, toujours là ; et sa belle ennemie, oubliant sa haine, lui demande des inspirations, étudie ses poses gracieuses, ses mouvements légers, sa démarche ondoyante, et jusqu’à ses regards immobiles et défiants : parfois elle frissonne encore, si par hasard sa main rencontre sa blanche fourrure d’hermine ; femme, elle se souvient de ses frayeurs d’enfant, et sa répugnance vaincue se réveille encore un moment ; mais, artiste, elle se rappelle son rôle, elle rougit de sa faiblesse, elle attire vers elle la jolie chatte blanche, et elle la caresse bravement. {p. 284}L’animal détesté disparaît à ses yeux, elle ne voit plus que son modèle ; elle songe au succès qu’elle lui devra ; elle entend le public l’applaudir, elle pense qu’un si grand effort lui sera compté. »

Le ballet ne valait pas cher. Le vaudeville de Scribe avait été niaisement transformé. La musique de Montfort prouvait que les prix de Rome ne sont pas toujours des génies. L’infortuné Duponchel paya pour les auteurs. On le traita d’incapable, d’ignorant, de brouillon. Comme il était question dans la pièce d’un bonnet magique qui avait la vertu de changer les bêtes en hommes, le Figaro insinua que Duponchel avait mis cette coiffure à l’envers. On l’accusa de laisser, par son incurie, tomber complètement la danse à l’Opéra et de ne s’intéresser qu’au chant ; on oubliait qu’à d’autres moments on lui adressait le reproche contraire.

Quant à Fanny, elle fut entièrement mise hors de cause. Le public et la presse reconnurent que si le ballet offrait quelque intérêt, c’était à elle que revenait tout le mérite. Elle avait à jouer le rôle d’une jeune princesse chinoise, amoureuse d’un étudiant qui, de son côté, n’aimait que sa chatte. On fit croire au jeune homme qu’au moyen d’un bonnet magique la chatte pourrait être changée en femme. Il consentit à la métamorphose et ce fut la princesse qui prit la place de l’animal. Elle adopta les habitudes des chats, en exagérant leurs défauts, afin de dégoûter d’eux celui qu’elle aimait. {p. 285}Elle buvait son lait, faisait la guerre à ses oiseaux, lui jouait mille tours, jusqu’à ce que le jeune homme plaçât mieux ses affections et préférât la femme à la bête. Tout ce manège avait été rendu avec une vérité parfaite par Fanny Elssler qui avait réellement étudié les mœurs des chats, attrapé leur démarche souple, copié leurs gestes, leurs coups de pattes, leur manière de s’étirer. « La souplesse, disait le Courrier des Théâtres, l’élégante mollesse, la légèreté de velours, la vivacité spirituelle, l’expression comique toute pleine de goût et de charme que déploie Mlle Fanny ont séduit, captivé les spectateurs jusque-là qu’ils ont cru voir une pièce où il n’y avait qu’une ravissante actrice. » Th. Gautier s’excusait auprès de ses lecteurs de leur avoir donné une longue analyse d’un ouvrage nul et ennuyeux, au lieu de décrire les mérites de la principale interprète. « Il était impossible, ajoutait-il, de déguiser plus gracieusement la monstrueuse nullité du canevas. » Dans tous les comptes rendus se manifeste le même sentiment, que la Gazette des Théâtres résume en ces termes : « Mlle Fanny Elssler a délicieusement joué et divinement dansé son rôle de chatte ; mais tout le reste est une mystification puérile, triviale, indigne d’un théâtre tel que l’Opéra. »

Si Th. Gautier parla peu de Fanny Elssler à propos de la Chatte métamorphosée en femme, c’est qu’il travaillait au même moment à un portrait d’elle, qui parut dans le Figaro du 19 octobre. Ce {p. 286}sont des pages tout à fait jolies, alertes et spirituelles, où il y a cette particularité à relever : c’est qu’en décrivant la beauté de Fanny, l’auteur fait quelques critiques qu’il jugera lui-même imméritées six mois plus tard et qui disparaîtront dans un second portrait.

« Mlle Fanny Elssler est grande, souple et bien découplée ; elle a les poignets minces et les chevilles fines ; ses jambes, d’un tour élégant et pur, rappellent la sveltesse vigoureuse des jambes de Diane, la chasseresse virginale ; les rotules sont nettes, bien détachées, et tout le genou est irréprochable ; ses jambes diffèrent beaucoup des jambes habituelles des danseuses, dont tout le corps semble avoir coulé dans les bas et s’y être tassé ; ce ne sont pas ces mollets de suisse de paroisse ou de valet de trèfle qui excitent l’admiration des vieillards anacréontiques de l’orchestre et leur font récurer activement les verres de leur télescope, mais bien deux belles jambes de statue antique dignes d’être moulées et amoureusement étudiées…

« Autre sujet d’éloge : Mlle Elssler a des bras ronds, bien tournés, ne laissant pas percer les os du coude, et n’ayant rien de la misère de formes des bras de ses compagnes, que leur affreuse maigreur fait ressembler à des pinces de homard passées au blanc d’Espagne. Sa poitrine même est assez remplie, chose rare dans le pays des entrechats, où la double colline et les monts de neige tant {p. 287}célébrés par les lycéens et les membres du Caveau paraissent totalement inconnus. L’on ne voit pas non plus s’agiter sur son dos ces deux équerres osseuses qui ont l’air des racines d’une aile arrachée.

« Quant au caractère de sa tête, nous avouons qu’il ne nous paraît pas aussi gracieux qu’on le dit. Mlle Elssler possède de superbes cheveux qui s’abattent de chaque côté de ses tempes, lustrés et vernissés comme deux ailes d’oiseaux ; la teinte foncée de cette chevelure tranche un peu trop méridionalement sur le germanisme bien caractérisé de sa physionomie : ce ne sont pas les cheveux de cette tête et de ce corps. Cette bizarrerie inquiète l’œil et trouble l’harmonie de l’ensemble ; ses yeux, très noirs, dont les prunelles ont l’air de deux petites étoiles de jais sur un ciel de cristal, contrarient le nez qui est tout allemand, ainsi que le front.

« On a appelé Mlle Elssler une Espagnole du Nord, et, en cela, on a prétendu lui faire un compliment : c’est son défaut. Elle est Allemande par le sourire, par la blancheur de la peau, la coupe de la figure, la placidité du front ; Espagnole par sa chevelure, par ses petits pieds, ses mains fluettes et mignonnes, la cambrure un peu hardie de ses reins. Deux natures et deux tempéraments se combattent en elle : sa beauté gagnerait à se décider pour l’un de ces deux types. Elle est jolie, mais elle manque de race ; elle hésite entre l’Espagne et {p. 288}l’Allemagne. Et cette même indécision se remarque dans le caractère du sexe : ses hanches sont peu développées, sa poitrine ne va pas au delà des rondeurs de l’hermaphrodite antique ; comme elle est une très charmante femme, elle serait le plus charmant garçon du monde.

« Nous terminerons ce portrait par quelques avis. Le sourire de Mlle Elssler ne s’épanouit pas assez souvent ; il est quelquefois bridé et contraint ; il laisse trop voir les gencives. Dans certaines attitudes penchées, les lignes de la figure se présentent mal, les sourcils s’effilent, les coins de la bouche remontent, le nez fait pointe, ce qui donne à la face une expression de malice sournoise peu agréable. Mlle Elssler devrait aussi se coiffer avec plus de fond de tête ; ses cheveux, placés plus bas, rompraient la ligne trop droite des épaules et de la nuque. Nous lui recommandons aussi de teindre d’un rose moins vif le bout de ses jolis doigts effilés : c’est un agrément inutile129. »

***

L’année 1838 s’ouvrit sous des auspices favorables. La popularité de Fanny Elssler battait son plein. La vogue de la cachucha persistait. On l’applaudissait à l’Opéra ; on l’applaudissait dans une parodie qu’en donnait aux Variétés Odry, le {p. 289}désopilant comique ; il l’introduisait, sous le nom de caoutchouctcha dans la bouffonnerie des Saltimbanques. Fanny Elssler alla voir cette caricature de sa création et passa une joyeuse soirée. On achevait aux Champs-Elysées la construction d’un cirque destiné à Franconi ; parmi les numéros sensationnels annoncés par la direction, il y avait une cachucha que la première écuyère, Miss Kennebel, exécuterait à cheval. Un littérateur de troisième ordre, Darsigny, essayait de profiter de l’engouement général pour lancer un livre inspiré par le Diable boiteux : Descarnado ou Paris à vol de Diable.

La beauté de Fanny continuait de tenter les peintres et les sculpteurs. Dantan jeune, qui s’était signalé par de nombreuses figurines grotesques, puis par les statues de Boiëldieu et de Lekain, fit le buste de la danseuse en même temps que celui du duc d’Orléans. Par une curieuse rencontre, un autre artiste fit à la même époque le portrait des deux mêmes personnages. C’était une femme du monde, Mme de Mirbel, la miniaturiste attitrée de la famille royale. Après avoir obtenu la faveur de fixer les nobles traits de Louis-Philippe, elle avait fait la miniature du prince héritier, et ce portrait fut exposé avec celui de Fanny Elssler dans le même cadre au salon de 1838. Emoi, indignation à la cour. On jugea inconvenante l’idée d’exhiber de la sorte, dans une association faite pour provoquer mille commentaires, la danseuse et l’héritier {p. 290}du trône qui, circonstance aggravante, venait de se marier. Les autorités firent enlever l’objet du scandale. L’affaire eut du retentissement. Le Charivari attaqua le duc d’Orléans dans un article mordant, intitulé : Lettre d’une actrice à S. A. R. le prince Rosolin. Le journal rappelait que dès 1830 le prince s’était plaint de voir son portrait placé, à l’Exposition de peinture, à côté de celui de Léontine Fay et avait exigé la disparition de ce dernier. Depuis lors il avait de nouveau traité un peu trop cavalièrement les femmes de théâtre en donnant le nom de Déjazet à une jument poussive et celui de Taglioni à l’une de ses biques éclopées.

« Tout récemment enfin, continue l’article, Votre Altesse a poussé encore plus loin sa dédaigneuse fierté. Mme de Mirbel avait achevé concurremment, pour l’exposition actuelle, votre portrait et celui de Mlle Fanny Elssler. En apprenant cette concordance, Votre Altesse et ses courtisans ont crié à l’anarchie, à la profanation. Vous vous êtes indigné qu’une artiste se fût permis d’employer à peindre les superbes jambes d’une danseuse l’excédent considérable de couleurs qu’avait dû nécessairement laisser sur sa palette la portraicture des mollets de Votre Altesse.

« Ainsi qu’Alexandre le Grand, vous voulez qu’Apelle brise ses pinceaux après avoir obtenu l’inappréciable faveur de peindre le plus fameux des héros de l’époque.

« Mme de Mirbel a dû retirer les deux {p. 291}médaillons de l’exposition, afin que personne ne soupçonnât que l’héritier présomptif du trône de France et la reine de la danse avaient pu se trouver un instant enchâssés dans le même passe-partout sur le pied de l’égalité. »

Le Charivari fait observer que des rois et des empereurs ont eu plus d’égards pour les actrices, Napoléon pour Mlles George et Duchesnois, le roi de Prusse pour Mlle Sontag, le tsar Nicolas pour Mlle Taglioni. En revanche Son Altesse Royale n’a pas su maintenir les distances, quand il s’est agi d’élever un monument à Molière. En cette circonstance, Mlle Mars avait donné mille francs. Son Altesse Royale n’en donna que cinq cents.

Les Parisiens, nés frondeurs, vengèrent la danseuse de la morgue du prince. Partout où ils la rencontraient, dans la rue, dans les lieux publics, ils lui manifestaient une affectueuse déférence. Les journaux qui lui étaient d’ordinaire hostiles eurent pour elle des égards inusités. L’aventure des portraits aviva sans aucun doute la sympathie qui l’accueillait lorsqu’elle apparaissait sur la scène de l’Opéra.

Le zénith de la popularité fut atteint le 5 mai 1838, jour du bénéfice des deux sœurs. Le programme comprenait le second acte du Mariage de Figaro, avec Mlle Mars ; une scène de Lucia di Lammermoor, chantée par Duprez, Serda et les chœurs du Théâtre-Italien ; la première {p. 292}représentation de la Volière, ballet tiré par Scribe du conte de La Fontaine, les Oies du frère Philippe, mis en musique par Gide et réglé par Thérèse Elssler ; le Concert à la cour, opéra-comique de Scribe, Mélesville et Auber, avec Mmes Damoreau-Cinti, Stoltz et Virginie Déjazet. Dans cette dernière œuvre étaient introduits des tableaux vivants, genre de spectacle très goûté alors en Allemagne et peu répandu encore en France. Corinne, de Gérard, était représentée par Fanny, le Décaméron, de Winterhalter, par des dames de l’Opéra, de la Comédie-Française et du Vaudeville. Dans d’autres tableaux paraissaient les comiques Lepeintre jeune, Arnal, Vernet et Odry.

La salle était fort brillante. Des places avaient été prises par Scribe, Casimir Delavigne, Dupaty, Lauriston, Fulchiron, Pourtalès, Aguado, Fould, Schickler, etc… Les dames s’exhibaient en organdis brodés ou brochés en couleurs, en pékin-Pompadour semés de petites roses, en mousselines claires, en tissus de foulard gris perle rehaussés de dessins ponceau. Partout des dentelles à profusion. Dans les cheveux, des fleurs en quantité, roses, branches de bruyère, violettes de Parme, camélias. Parmi les chapeaux et les turbans, les chefs-d’œuvre de la maison Maurice Beauvais rivalisaient avec ceux de Mme Alexandrine Chamouillet.

La Volière fut dansée par Fanny et par Thérèse avec une telle perfection que le public ne s’offusqua pas de l’étrangeté du sujet. Mlle Mars, {p. 293}quoiqu’elle approchât de la soixantaine, fut excellente dans le rôle de Suzanne. Duprez chanta le grand air d’Edgardo avec un pathétique qui arracha des larmes aux spectatrices. Le Concert à la cour réussit moins bien. Quant aux tableaux vivants, la déception fut complète.

L’hommage le plus précieux que Fanny reçut à cette occasion fut un article que Th. Gautier publia dans le Messager, la veille de la représentation. L’écrivain refaisait le portrait qu’au mois d’octobre il avait tracé dans le Figaro. Il avait alors, on s’en souvient, critiqué chez Fanny un manque d’accord entre ses caractères physiques. C’est au contraire une harmonie générale de tout l’être qui le frappe aujourd’hui et qu’il vante dans une nouvelle description, destinée visiblement à corriger la première. Il dit à présent :

« Mlle Fanny Elssler tient dans ses blanches mains le sceptre d’or de la beauté ; elle n’a qu’à paraître pour produire dans la salle un frémissement passionné plus flatteur que tous les applaudissements du monde ; car il s’adresse à la femme et non pas à l’actrice, et l’on est toujours plus fier de la beauté qui vous vient de Dieu que du talent qui vient de vous-même.

« L’on peut dire hardiment que Mlle Fanny Elssler est la plus belle des femmes qui sont maintenant au théâtre ; d’autres ont peut-être quelques portions d’une perfection plus achevée, des yeux plus grands, une bouche plus heureusement {p. 294}épanouie, mais aucune n’est si complètement jolie que Fanny Elssler ; ce qui est séduisant chez elle, c’est l’harmonie parfaite de sa tête et de son corps ; elle a les mains de ses bras, les pieds de ses jambes, des épaules qui sont bien les épaules de sa poitrine ; en un mot, elle est ensemble ; qu’on nous passe ce terme d’argot pittoresque ; rien n’est beau dans elle aux dépens d’autre chose. On ne dit pas, en la voyant, comme de certaines femmes : « Dieu ! les beaux yeux ! ou les beaux bras ! » On dit : « Quelle désirable et charmante créature ! » Car tout étant élégant, joli, bien proportionné, rien n’accroche l’œil impérieusement, et le regard monte et descend comme une caresse au long de ses formes rondes et polies que l’on croirait empruntées à quelque divin marbre du temps de Périclès ; c’est là le secret du plaisir extrême que l’on éprouve à considérer Fanny Elssler, la danseuse ionienne qu’Alcibiade eût fait venir à ses soupers, dans le costume des Grâces, aux ceintures dénouées, une couronne de myrte et de tilleul sur table, et des crotales d’or babillant au bout de ses mains effilées.

« L’on a comparé souvent Fanny Elssler à la Diane chasseresse. Cette comparaison n’est pas juste ; la Diane, toute divine qu’elle soit, a un certain air de vieille fille revêche ; l’ennui d’une virginité immortelle donne à son profil, d’ailleurs si noble et si pur, quelque chose de sévère et de froid. Quoique des mythologues à mauvaise langue {p. 295}prétendent qu’elle ait eu cinquante enfants d’Endymion, son bleuâtre amoureux, elle a dans le marbre neigeux où elle est taillée un air de vierge alpestre e cruda, comme dirait Pétrarque, qui ne se retrouve nullement dans la physionomie de Mlle Elssler ; d’ailleurs, la grande colère qu’elle montra contre Actéon qui l’avait surprise au bain fait voir qu’elle avait quelque défaut caché, la taille plate ou le genou mal tourné ; une belle femme surprise n’a point une pudeur si féroce : Mlle Elssler n’aurait pas besoin de changer personne en cerf. Les jambes de Diane sont fines, sèches, un peu longues, comme il sied à des jambes de divinité campagnarde faites pour arpenter les taillis et forcer les biches à la course ; celles de Mlle Elssler sont d’un contour plus nourri, quoique aussi ferme, et à la force elles joignent une rondeur voluptueuse de lignes dont la chasseresse est dénuée.

« Si Mlle Elssler ressemble à autre chose qu’à elle-même, c’est assurément au fils d’Hermès et d’Aphrodite, à l’androgyne antique, cette ravissante chimère de l’art grec.

« Ses bras admirablement tournés sont moins ronds que des bras de femme ordinaire, plus potelés que des bras de jeune fille ; leur linéament a un accent souple et vif qui rappelle les formes d’un jeune homme merveilleusement beau et un peu efféminé comme le Bacchus indien, l’Antinoüs ou la statue de l’Apolline ; ce rapport s’étend à tout {p. 296}le reste de sa beauté que cette délicieuse ambiguïté rend plus attrayante et plus piquante encore. Ses mouvements sont empreints de ce double caractère ; à travers la langueur amoureuse, la passion enivrée qui ploie sous le vertige du plaisir, la gentillesse féminine et toutes les molles séductions de la danseuse, on sent l’agilité, la brusque prestesse, les muscles d’acier d’un jeune athlète. Aussi, Mlle Elssler plaît-elle à tout le monde, même aux femmes qui ne peuvent souffrir aucune danseuse.

« La représentation annoncée pour son bénéfice et celui de sa sœur ne saurait manquer d’être extrêmement fructueuse, car c’est l’actrice la plus aimée du public, et c’est justice. Si la somme d’argent qu’elle retirera de cette soirée était égale à la somme de plaisir qu’elle a causé, Fanny Elssler serait plus riche que tous les banquiers ensemble. La première, elle a introduit à l’Opéra, le sanctuaire de la pirouette classique, la fougue, la pétulance, la passion et le tempérament, c’est-à-dire la vraie danse bien comprise. L’enthousiasme qu’excite toujours sa fameuse cachucha, qu’elle dessine chaque soir avec une hardiesse de plus en plus espagnole, montre combien l’ardeur méridionale est supérieure aux inventions contournées de l’art chorégraphique130. »

La recette, que Th. Gautier prévoyait copieuse, fut, à peu de chose près, celle des bonnes {p. 297}représentations à bénéfice de l’année. Le total des locations s’éleva à 23 597 francs ; les frais déduits, les deux sœurs touchèrent 18 467 francs. Le bénéfice de Nourrit, le 4 avril 1837, avait produit une recette brute de 24 322 francs, celui de Lise Noblet, le 24 mars 1838, 22 236 francs, celui de Mme Damoreau-Cinti, le 19 avril 1838, 24 804 francs. Sans doute on restait loin des 35 784 francs encaissés le 22 avril 1837, à la soirée d’adieux de Mlle Taglioni. Mais aussi c’était là un résultat exceptionnel, dû à des circonstances spéciales, et qui ne se renouvela point. En somme, quoique deux ou trois numéros du programme n’eussent pas produit l’effet attendu, les deux sœurs avaient lieu d’être satisfaites. Paris les avait récompensées, par une belle manifestation, du plaisir qu’elles lui causaient. Fanny surtout pouvait se féliciter. Elle avait été chaleureusement acclamée, et l’article de Th. Gautier valait de l’or.

***

Le soir du 5 mai, la joie de la triomphatrice aurait pu être troublée, si elle avait aperçu dans la salle une personne dont la présence était pour elle une menace, Marie Taglioni. Très entourée, très adulée, la sylphide donnait à ses amis des nouvelles de son séjour en Russie, d’où elle revenait ; elle portait des bijoux qui lui avaient été offerts par les souverains ; elle racontait son retour {p. 298}qui avait failli être tragique, les chevaux de sa berline ayant été précipités dans la Vistule. Pour le moment, elle ne s’arrêtait pas à Paris. Elle allait en Angleterre, et, d’un air de défi, elle y donnait rendez-vous à la rivale qu’on applaudissait en ce moment devant elle.

En effet les deux danseuses étaient engagées à Londres pour les fêtes du couronnement de la reine Victoria, qui eurent lieu à la fin de juin 1838. Toutes deux avaient répondu à l’appel que leur avait adressé Laporte, directeur du Her Majesty’s Theatre.

Le duel, interrompu depuis le 22 avril 1837, jour où Marie Taglioni avait fait ses adieux à Paris, recommença de plus belle. La victoire demeura indécise. Marie Taglioni souleva des ovations plus tapageuses. Mais Fanny Elssler plut infiniment dans Miranda, dans le Diable boiteux, dans l’Amour vengé, dans le Brigand de Terracine. Elle contribua pour une grande part à relever la fortune de Laporte. Celui-ci gagna cinquante mille livres sterling dans sa saison. Il pouvait de nouveau respirer, en attendant la prochaine faillite.

Revenue à Paris au mois d’août, Fanny Elssler ne fut pas délivrée du souvenir obsédant de sa rivale. Elle la retrouva, présente et puissante, quoique lointaine, au milieu d’incidents qui provoquèrent une comparaison passionnée de leurs personnalités artistiques et aboutirent à des actes d’hostilité violente.

{p. 299}Jusque-là Fanny Elssler s’était soigneusement abstenue de paraître à Paris dans les rôles de Mlle Taglioni. Ce n’était qu’en province et à l’étranger qu’elle se permettait de danser la Sylphide. Or, en 1838, Duponchel n’avait en fait de ballet nouveau que la Volière qui n’avait réussi qu’à moitié. La Chatte métamorphosée en femme avait disparu de l’affiche. L’administration était très en peine. Elle songea que, si les œuvres nouvelles échouaient, il y en avait d’anciennes qui étaient toujours sûres d’un accueil favorable. De ce nombre était la Sylphide. Aucune réconciliation n’était à espérer avec la créatrice, qui était retournée à Saint-Pétersbourg et ne faisait pas mine de vouloir en revenir. Pourquoi ses rôles auraient-ils été intangibles ? Pourquoi ne pas les confier à la délicieuse virtuose qu’on avait sous la main ? Duponchel fit donc des démarches auprès de Fanny Elssler pour l’amener à prendre la succession de Marie Taglioni dans les principales créations de cette dernière. Par modestie autant que par prudence, Fanny refusa. Mais le directeur la supplia si vivement qu’elle accepta finalement de risquer la partie.

Elle parut donc dans la Sylphide, le 22 septembre 1838. Au premier acte, un petit accident parut de mauvais augure. Au moment où elle devait s’échapper par la cheminée, un obstacle imprévu entrava son ascension ; elle retomba et se blessa légèrement. Elle put cependant reparaître {p. 300}au second acte et aller jusqu’au bout de son rôle.

Une partie du public manifesta une vive approbation. De ce côté se trouvait Th. Gautier qui avait revendiqué très haut pour Fanny Elssler le droit de s’approprier les rôles de Mlle Taglioni et qui jugeait que la tentative avait parfaitement réussi. Telle était aussi l’opinion de Barbey d’Aurevilly. L’illustre gentilhomme de lettres a noté, dans son Second memorandum, sa présence à l’Opéra, le soir du 22 septembre. Il dit : « On jouait le Philtre, qui ne m’a pas enivré. Puis la Sylphide, audace de Fanny Elssler qui n’a pas trop mal dansé sur les souvenirs idolâtriques de ce compas de peu de chair et de beaucoup d’os qu’on appelle Mlle Taglioni. » Le lendemain, il écrivait pour le Nouvelliste de Thiers le compte rendu de la représentation. Il résume lui-même ainsi l’esprit de son article : « Revenu chez moi. Fait du feu. Fourré à l’ouvrage et écrit mon feuilleton sur Fanny la danseuse, avec cette impétuosité qui me prend quand je veux m’éviter moi-même. — J’aime Fanny au point de mentir pour elle, ce qui n’est pas beaucoup dire, du reste. — Ai donc égorgé sur ses autels la Taglioni. — Comme Oreste, je tue pour Hermione. — Explique qui pourra ces dépravations qui soufflettent si bien l’intelligence sur les deux joues ! Ce que Fanny a de plus mal, c’est la bouche, et c’est ce que je préfère en elle-même à ce qu’elle a de bien. Et pourtant je ne suis pas un barbare131 ! »

{p. 301}Les taglionistes, bien entendu, tinrent un langage tout différent. Leur principal organe, la Gazette des Théâtres, dit : « La reprise de la Sylphide est une erreur d’une danseuse de beaucoup de talent ; nous n’avons plus de sylphide à Paris, elle a pris son vol vers les glaces du Nord, et pour nous consoler de son départ, il nous est resté une séduisante mortelle, bien faite pour charmer les yeux et les cœurs, mais non pas pour nous faire oublier sur la terre ce ciel auquel il ne lui est pas permis de s’élever. »

Le public sembla partager l’opinion des taglionistes. Les recettes de la Sylphide dansée par Fanny Elssler furent médiocres. Le 7 octobre ce ballet fut donné avec Don Juan. Quoique ce fût un dimanche, la salle était à moitié vide. C’était un insuccès notoire.

***

Dans l’affaire de la Sylphide, les divergences d’appréciation se manifestèrent sans brutalité. Il n’en fut pas de même un mois plus tard, le 22 octobre, lorsque Fanny Elssler prit le rôle de Marie Taglioni dans la Fille du Danube. Si nous ouvrons les journaux de la semaine, nous y lisons ces débuts d’articles :

« Un scandale inouï vient de déshonorer l’Opéra et d’épouvanter les honnêtes gens… »

{p. 302}« Une scène horrible s’est passée avant-hier à l’Opéra… »

« Il s’est passé hier à l’Opéra des scandales inouïs dans les fastes de ce théâtre. Le parterre était transformé en arène véritable où, deux heures durant, des bravos, des coups de sifflets, et des coups de poing se sont distribués avec une égale ardeur… »

Qu’était-il arrivé ? grands dieux ! — Au premier acte, pendant que Fanny dansait, quatre ou cinq taglionistes, munis de clefs forées, la sifflèrent vigoureusement. De vives protestations s’élevèrent et des applaudissements nourris rassurèrent l’artiste interdite. Pendant l’entr’acte Auguste, le chef de claque, alla chercher des renforts afin d’étouffer plus sûrement toute manifestation hostile. Au second acte, les sifflets recommencèrent. Alors les agents d’Auguste eurent un excès de zèle. Au lieu de se contenter d’applaudir, ils saisirent quelques spectateurs soupçonnés de mauvais sentiments et les poussèrent un peu rudement à la porte, « dans les mains béantes, dit le Charivari, des sergents de ville et des gardes municipaux ». Un tumulte énorme alors se déchaîna. Les claqueurs, « organisés comme un régiment de la garde nationale », dit le Bon Sens, frappèrent à tort et à travers. « Un jeune homme décoré, raconte le même journal, a été en butte à d’horribles violences. » Un spectateur qui tournait le dos à la scène et s’absorbait dans la lecture d’une brochure, sans doute pour montrer qu’il faisait peu {p. 303}de cas de Fanny Elssler, fut roué de coups. Un autre, qui s’élançait à son aide, subit le même sort. « Un citoyen de soixante-dix ans, rapporte le Courrier des Théâtres, reçut un coup de poing qui lui mit l’œil en sang, il fut obligé de sortir… De l’orchestre et de l’amphithéâtre, les femmes se sauvaient, tant pour échapper aux éclaboussures des horions que pour ne pas salir leurs oreilles des infamies qu’adressaient d’effroyables individus à des personnes visiblement étrangères au prétexte de ce tapage. »

Toute la semaine les journaux furent pleins de détails à faire frémir. Ils publièrent des lettres des citoyens qui avaient été le plus cruellement meurtris dans la bagarre. L’un d’eux, un commerçant du nom de Maillefer, prétendait que les claqueurs étaient ivres. Le monsieur à la brochure se faisait connaître : c’était un M. de Guingand, négociant en vins ; il annonçait qu’il portait l’affaire devant les tribunaux. On livra à l’indignation publique le nom d’Auguste, qui avait, dit le Bon Sens, « lancé contre les malheureux siffleurs sa meute de chiens enragés ».

Th. Gautier assistait à la bataille. Elle le rajeunissait de dix ans. Il se croyait revenu aux représentations homériques du More de Venise et d’Hernani. Dans son compte rendu de la soirée, il déclara nettement Fanny Elssler l’égale de Marie Taglioni, et il fit une fois de plus de la séduisante artiste un de ces délicats portraits où il excellait :

« Mlle Elssler, à notre goût, vaut bien Mlle {p. 304}Taglioni. D’abord — avantage immense — elle est beaucoup plus belle et plus jeune ; son profil pur et noble, la coupe élégante de sa tête, la manière délicate dont son col est attaché, lui donnent un air de camée antique, on ne saurait plus charmant ; deux yeux pleins de lumière, de malice et de volupté, un sourire naïf et moqueur à la fois, éclairent et vivifient cette heureuse physionomie. Ajoutez, à ces dons précieux, des bras ronds et potelés, qualité rare chez une danseuse, une taille souple et bien assise sur ses hanches, des jambes de Diane chasseresse que l’on croirait sculptées dans le marbre du Pentélique par quelque statuaire grec du temps de Phidias, si elles n’étaient plus mobiles, plus vives et plus inquiètes que des ailes d’oiseau, et, sur tout cela, l’attrait, le charme, les Vénus et les Cupidons, Veneres Cupidinesque, comme disaient les anciens, tout ce qui ne s’acquiert pas et qu’on ne peut expliquer.

« Comme danseuse, Mlle Elssler possède la force, la précision, la netteté du geste, la vigueur des pointes, une hardiesse pétulante et cambrée tout à fait espagnole, une facilité heureuse et sereine dans tout ce qu’elle fait, qui rendent sa danse une des choses les plus douces du monde à regarder ; — elle a, en outre, ce que n’avait pas Mlle Taglioni, un sentiment profond du drame : elle danse aussi bien et joue mieux que sa rivale132. »

{p. 305}Le tumulte lui-même, Th. Gautier ne le prit pas au tragique. « On a fait grand bruit, dit-il, de cette algarade dans les journaux : à lire ces récits circonstanciés et lamentables, on dirait que l’Opéra a été le théâtre d’une Saint-Barthélemy plus sanglante que l’autre ; on ne parle que de vieillards à cheveux blancs, de négociants estimables, d’hommes établis et ayant pignon sur rue, déchiquetés, roués, assommés, tigrés et pommelés comme des peaux de léopard, par cette ignoble claque ; les colonnes sont pleines de lettres écrites par les morts. Le fait est qu’Auguste, homme de force colossale, disent les journaux, n’a pas retrouvé son lorgnon et sa chaîne après la bagarre. La chose se passait entre cabaleurs et claqueurs. Les battoirs voulaient mettre les sifflets à la porte, et, cette fois, par hasard, ils avaient raison. Quelque gourmade envoyée à l’aventure se sera égarée dans un œil honnête et sur un nez impartial et payant ; c’est un malheur sans doute, mais il n’y avait pas là de quoi faire des récits à la manière de Brébœuf,

… entasser sur les rives
De morts ou de mourants cent montagnes plaintives133.
***

L’année 1838 fut marquée encore, avant sa fin, par un autre épisode de la lutte engagée entre {p. 306}Fanny Elssler et Marie Taglioni. Le duel se poursuivit à distance par l’étude simultanée, à Paris et à Saint-Pétersbourg, d’un même ballet où chacune des deux danseuses devait tenir le rôle principal, la Gitana, comme on l’appelait en Russie, la Gypsi, comme on disait rue Le Peletier. Les auteurs du livret étaient de Saint-Georges et Mazilier, ceux de la musique Benoît, Ambroise Thomas et Marliani.

La Russie fut prête la première. L’empereur avait mis, disait-on, 150 000 roubles à la disposition de l’administration du théâtre, afin que Marie Taglioni fût placée dans le cadre le plus somptueux. La première représentation eut lieu dans les premiers jours de janvier 1839. D’après les récits envoyés aux journaux français, le succès aurait été en rapport avec les largesses impériales et la principale interprète aurait été, selon son habitude, incomparable.

L’Opéra de Paris donna le ballet le 28 janvier. Le premier rôle exigeait autant de qualités dramatiques que de virtuosité chorégraphique. Fanny Elssler satisfit amplement à cette double obligation. La Gazette des Théâtres elle-même rendit justice à la danseuse aussi bien qu’à l’interprète des passions humaines. « Bien que son talent de mime, dit ce journal, fût déjà connu et apprécié de tout le monde, il n’avait pas encore brillé d’un si vif éclat que dans ce ballet où elle s’est montrée comédienne et tragédienne autant qu’il peut être {p. 307}donné à une danseuse de l’être. » Parmi les morceaux de danse, la Gazette signalait un pas de deux admirablement exécuté avec Thérèse et une cracovienne qui paraissait destinée à devenir aussi populaire que la cachucha.

Néanmoins les représentations de la Gypsi n’eurent pas le même retentissement que celles du Diable boiteux. L’attention publique était détournée à ce moment-là du ballet par d’autres événements artistiques. A la Comédie-Française, une grande tragédienne s’était révélée, Rachel, qui avait paru pour la première fois le 12 juin 1838 dans le rôle de Camille, d’Horace, et qui étonnait les spectateurs par son précoce génie. Au théâtre de la Renaissance, Ruy Blas, de V. Hugo, représenté en novembre, ranimait les querelles des classiques et des romantiques. Mais l’événement sensationnel qui défrayait toutes les conversations, c’était l’histoire d’un jeune et séduisant gentilhomme italien, M. de Candia, qui, après avoir donné sa démission d’officier dans l’armée sarde et quitté son pays, à la suite d’une aventure d’amour, avait débuté à l’Opéra, à la fin de novembre, dans Robert le Diable, sous le nom de Mario. Chacun s’extasiait sur la jolie voix du joli ténor. Les dames le couvaient de leurs regards attendris. Toutes ces nouveautés dans le monde des théâtres captivaient trop Paris pour qu’il pût s’intéresser vivement à la Gypsi de Fanny Elssler

{p. 308}
***

L’astre de Fanny Elssler pâlissait dans la seconde moitié de l’année 1838. Le déclin s’accentua en 1839, qui fut une année maussade, fertile en déceptions et en amertumes.

Fanny fut d’abord atteinte dans son amour pour son art. S’inspirant d’une conception très haute de la danse, elle s’était appliquée de toutes ses forces, avec un scrupule quasi-religieux, à en faire un spectacle digne d’une élite. Elle avait eu la satisfaction de se voir comprise par de beaux esprits comme Th. Gautier. Mais sur le grand public, qu’elle avait cru conquis un moment, son action n’avait été que superficielle et précaire. Après cinq années de séjour à Paris, elle voyait la danse se développer sous ses formes les plus grossières. Le cancan, le chahut, toutes les variétés de la chorégraphie de carrefours et de basses tavernes gagnaient du terrain. Au commencement de 1839, Chicard, le prince des débardeurs, obtenait une vogue scandaleuse avec ses pas grotesques, ses bouffonneries énormes, ses dislocations ahurissantes. Etre obligée de partager les applaudissements de Paris avec ce vil acrobate ! Quelle humiliation pour Fanny Elssler ! Quelle triste fin de rêve !

En mars commença un long mois de maladie. Les représentations de la Gypsi furent {p. 309}interrompues. Quand Fanny fut rétablie, commencèrent les répétitions de la Tarentule, ballet-pantomime en deux actes, dont le livret était de Scribe, la musique de Gide.

Fanny avait de nouveau, comme dans le Diable boiteux, un rôle fait pour elle. La scène se passait en Italie. Le personnage de Laurette était, comme celui de Florinde, une de ces natures méridionales avec lesquelles Fanny avait des affinités merveilleuses. C’était celui d’une jeune fille qui narguait un barbon amoureux d’elle et dont la tendresse pour un jeune homme passait par des péripéties tragiques. Son amant ayant été mordu par une tarentule, elle avait à rendre compte, au moyen d’une mimique, des ravages causés par le mal et à exprimer son affreux désespoir. Fanny mit autant de passion véhémente dans les scènes de drame que de fine espièglerie dans la partie comique. A la danseuse le sujet imposait naturellement une tarentelle. Fanny exécuta ce morceau capital du ballet avec autant de fougue que la cachucha et avec autant de pittoresque que la cracovienne de la Gypsi. La Gazette des Théâtres la félicita d’avoir retrouvé sa voie véritable, après l’erreur de la Sylphide. « Il est une justice à rendre à Mlle Elssler, disait-elle, c’est que jamais danseuse n’a mieux exprimé qu’elle la passion et ne l’a matérialisée avec plus d’habileté. Si elle ressent tout ce qu’elle exprime, elle doit avoir une âme de feu. Tour à tour vive, emportée, spirituelle, {p. 310}Mlle Elssler rend avec une vivacité désespérante cette danse lascive qui donne bien une idée de ces caractères ardents que l’on trouve seulement sous le ciel brûlant de l’Espagne et de l’Italie. La belle et séduisante danseuse a compris qu’elle ne devait pas plus longtemps lutter avec les souvenirs de Taglioni ; elle s’est créé un genre en harmonie avec ses moyens. »

Th. Gautier perdit son temps à donner une très longue et peu intéressante analyse de la Tarentule. Il combla Fanny des éloges accoutumés, mais dans un style tellement incolore de courriériste théâtral qu’on le soupçonne d’avoir simplement signé un feuilleton rédigé par un autre.

Quelqu’un eut, à l’occasion de la Tarentule, un trait de génie. Ce fut Auguste. Aux répétitions, Scribe exprima la crainte qu’un enterrement qui passait sur la scène au second acte ne produisît un effet pénible. « Rassurez vous, lui dit le chef de claque, je prendrai la morte gaîment134. »

Avec la Tarentule la fortune recommençait à sourire à Fanny. Mais l’éclaircie ne fut pas de longue durée. Un nouvel engagement signé avec Her Majesty’s Theatre la fit repartir pour Londres à la fin de juillet. Son mauvais destin voulut qu’elle s’y retrouvât encore une fois aux prises avec Marie Taglioni et que de cette rencontre naquissent de graves froissements.

{p. 311}Le combat fut serré. Les deux adversaires luttèrent pied à pied, si l’on ose dire, sur la même scène, et dans le même rôle, celui de la bohémienne de la Gitana (style russe) ou de la Gypsi (style de Paris). Marie Taglioni avait eu l’ambition d’ajouter une province à son royaume. Lasse de se voir cantonner dans le monde du rêve, elle voulait montrer qu’elle était capable de créer autre chose que des figures impalpables et de réussir tout aussi bien dans la danse terrestre, dans les danses de caractère précises et plastiques. Elle avait sa mazurka qu’elle opposait à la cracovienne de Fanny Elssler et son pas bohémien apporté de Russie qui défiait le pas bohémien de la Gypsi parisienne.

Que les Anglais préférassent la cracovienne ou la mazurka, cela ne tirait pas à conséquence. Mais un sujet d’ennuis pour Fanny, ce fut le récit très partial que des journaux français donnèrent de sa lutte avec Marie Taglioni. La Gazette des Théâtres et le Siècle se faisaient adresser de Londres une correspondance, signée J. Chaudes-Aigues, qui proclamait l’écrasement complet de la Gypsi par la Gitana. L’article félicitait Marie Taglioni d’être devenue la reine de la danse terrestre, après avoir été la reine de la danse céleste. Il ajoutait que les spectateurs de Her Majesty’s Theatre avaient traité Fanny avec rigueur.

« Le public anglais, écrivait Chaudes-Aigues, aurait pu répondre plus courtoisement qu’il n’a {p. 312}fait à la pantomime agaçante de Mlle Fanny Elssler. Il est vrai de dire, pour l’excuse du public anglais, que quelques jours auparavant, à une représentation au bénéfice de M. Laporte, directeur de Queen’s Theatre, Mlle Fanny Elssler avait voulu à toute force danser un pas à côté de Mlle Taglioni, appelant ainsi une comparaison qui, de l’avis de tout le monde, ne pouvait que lui être fatale. La tentative tourna de telle sorte, en effet, que Mlle Fanny Elssler dut prévoir, dès ce soir-là, le sort réservé à la Gypsi. Quelle imprudence aussi, à Mlle Fanny Elssler ! Mieux que de l’imprudence, c’était de l’enfantillage ; et malheureusement il est telle circonstance comme tel âge dans la vie (Mlle Elssler a pu s’en convaincre par elle-même), où, même à une jolie femme, il n’est pas permis d’être enfant. »

Lorsque Fanny fut rentrée à Paris, dans la seconde quinzaine d’août, la campagne menée contre elle continua. A défaut de Marie Taglioni, ses adversaires furent heureux de pouvoir lui opposer une nouvelle rivale.

Au mois de mai 1838 avait débuté à l’Opéra, dans un rôle modeste, une jeune Danoise, jolie, grande et svelte, Mlle Lucile Grahn. Douée d’un talent remarquable, elle avait percé rapidement. On l’appelait la « blonde Edda du Nord », qui remplacerait Marie Taglioni. Le 6 novembre, elle dansa la Sylphide, et, cette fois, personne ne cria à l’usurpation. La Gazette des Théâtres traça entre {p. 313}elle et Fanny un parallèle très dur pour celle-ci. Après avoir reconnu à Lucile Grahn toutes les qualités nécessaires pour faire une excellente sylphide et les avoir refusées toutes à Fanny, le journal disait : « Mlle Grahn n’a pas recours aux tours de force chorégraphiques, aux poses provocantes, à ces sourires agaçants, à ces tournoiements de toupies d’Allemagne dont le succès commence un peu à baisser. » Au mois de décembre, lorsque le bruit courut que Fanny se disposait à partir pour l’Amérique, la Gazette émit cette opinion : « Nous ne voulons pas établir d’inconvenante comparaison entre Mlles Elssler et Grahn, mais nous pouvons bien dire que, puisque Mlle Elssler doit quitter l’Opéra pour deux ans, Mlle Grahn la remplacera sans trop de désavantage. »

De plus, ce journal blessait Fanny dans ses plus chères affections, en jugeant sa sœur avec cruauté.

Mlle Thérèse Elssler, disait-il, n’a jamais été protégée que par son nom, car son talent à elle est fort insignifiant ; elle a été de tout temps le compère de sa sœur et c’est dans les beaux jours de Fanny que l’on applaudissait Thérèse….. Mlle Thérèse est une danseuse de troisième ordre ; sa figure sans expression, sa taille exagérée, ses grands bras et la raideur disgracieuse de ses poses, tous ces défauts font de cette artiste une des plus grandes médiocrités du corps de ballet. Maintenant que le succès de Mlle Fanny Elssler diminue {p. 314}un peu, on n’applaudit plus sa sœur, et cela est bien simple : il faut partager fraternellement la bonne et la mauvaise fortune. »

Irritée de toutes ces attaques, alarmée aussi un peu par la tiédeur croissante qu’elle croyait sentir chez le public, Fanny Elssler prêta volontiers l’oreille à des propositions séduisantes qui lui venaient d’Amérique.

***

Dans la période de 1830 à 1840, il y eut en Europe un phénomène qu’on pourrait appeler le mirage américain. Les romans de Chateaubriand avaient ouvert aux imaginations de vastes perspectives, en décrivant la poésie des immenses solitudes, des forêts mystérieuses et des fleuves majestueux. Après l’Amérique pittoresque, les mœurs et les institutions avaient été étudiées avec beaucoup de profondeur de pensée par le comte Alexis de Tocqueville dans la Démocratie en Amérique, publiée de 1836 à 1840. En Allemagne, poètes et prosateurs donnaient du pays d’outre-mer une image le plus souvent enchanteresse. Gœthe l’avait signalé, dans les Années de voyage de Wilhelm Meister, comme une terre d’activité féconde et de progrès social. Rückert et Chamisso le célébraient en vers. Un médecin de Bonn, Duden, vantait les paysages américains et les institutions dans un récit de voyage dont {p. 315}l’enthousiasme se communiquait même à des hommes clairvoyants comme Bœrne et Henri Heine, et qui contribua fortement à rendre plus intense le mouvement d’émigration. De 1830 à 1840, on compta 150 000 Allemands qui partirent pour les Etats-Unis, dix fois plus que dans les dix années précédentes. Des agents recrutaient partout, pour des entreprises plus ou moins chimériques, les personnes « lasses de l’Europe », die Europamüden, comme disait le titre d’un roman d’Ernst Willkomm, publié en 1838. Deux compatriotes de Fanny Elssler, Sealsfield-Postel et le comte d’Auersperg, en littérature Anastasius Grün, opposaient l’Amérique jeune, forte et libre, aux peuples abâtardis du vieux continent, et bientôt, un grand poète autrichien, Lenau, allait continuer, au delà de l’Atlantique, la poursuite désespérée du repos et de la fortune.

Le monde des théâtres se souvenait de la manière dont Mme Malibran avait, en 1827, à New-York, enrayé l’effondrement commercial de son mari. Au foyer de la danse, on citait Mlle Céleste qui, simple marcheuse à l’Opéra, connue seulement par ses succès de galanterie, avait, disait-on, gagné aux Etats-Unis de quoi se faire construire un palais à Baltimore et devenir propriétaire d’un théâtre à Londres.

Fanny Elssler était à la fois assez sentimentale pour subir, avec beaucoup de ses contemporains, l’attraction de la prestigieuse Amérique, et assez {p. 316}positive pour ne pas dédaigner la richesse qui semblait l’y attendre. Plutôt prudente que cupide, elle prévoyait l’avenir, l’étiolement de sa beauté, le repos imposé, prématurément peut-être, par les caprices injustes du public ; elle songeait à s’assurer une retraite dorée.

Elle nourrissait aussi le secret espoir de revenir avec une auréole rafraîchie à Paris qu’elle considérait comme sa patrie définitive. Son absence, pensait-elle, serait une leçon pour les ingrats et les inconstants qui commençaient à la dédaigner ; ils verraient le vide que son départ laisserait à l’Opéra et souhaiteraient son retour.

Pour toutes ces raisons, Fanny Elssler sollicita de Duponchel, qui la lui accorda, une prolongation de son congé annuel, et, le 9 octobre 1839, elle signait avec une agence américaine un traité par lequel elle s’engageait à donner, contre de brillants émoluments, une série de représentations dans plusieurs villes importantes des Etats-Unis.

Elle fit ses adieux à Paris, adieux qui, dans sa pensée, ne devaient pas être définitifs, dans une représentation qui fut donnée à son bénéfice le 30 janvier 1840.

Le programme fut quelconque. Des artistes de la Comédie-Française jouèrent des scènes du Bourgeois gentilhomme. Mme Dorus-Gras chanta un air du Serment ; Mme Persiani et Tamburini firent entendre le grand duo de Matilda di Sabran ; Duprez et Pauline Garcia jouèrent en italien le {p. 317}dernier acte d’Otello. La partie chorégraphique comprenait un pas de Manon Lescaut exécuté par Barrez, Mlles Forster et Albertine ; le pas du Châle, par Fanny et Thérèse ; le vieux ballet de Nina ou la Folle par amour, avec Fanny dans le rôle principal, et une seule nouveauté, la Smolenska, dansée par Fanny. Quelques numéros auraient pu disparaître ; la soirée sembla longue à beaucoup de spectateurs. Les parties les plus brillantes furent Nina dont Fanny sut faire un spectacle extrêmement pathétique et la Smolenska qui fut bissée. C’était, comme la cachucha, la mazurka et la cracovienne, une de ces danses de caractère où Fanny déployait sa fougue et sa grâce. Son costume, coquet et original, la rendait adorable.

En somme, elle laissait les Parisiens sur une impression de charme et les témoignages de sympathie qui lui furent prodigués ce dernier soir pouvaient lui donner confiance pour l’avenir.

Dans les premiers jours de mars, elle se rendit en Angleterre, pendant que sa sœur se dirigeait sur Hambourg. Elle fut rejointe à Londres par son camarade de l’Opéra, Barrez, qui venait y donner avec elle une série de représentations et qui lui apportait une longue lettre de Théophile Gautier.

En des pages affectueuses, fraternelles, sans madrigaux et sans galanteries, le bon poète faisait ses offres de services littéraires à la charmante {p. 318}prêtresse de l’art. Il la priait de lui écrire de chez les sauvages, afin qu’il pût raconter ses triomphes, entretenir son souvenir et lui garder la place chaude à Paris. Il lui donnait de sages conseils. Qu’elle se gardât d’être trop modeste, de crainte de se faire oublier ! Déjà Fanny Cerrito était toute prête à remplir le vide laissé par son absence. Il fallait compter aussi avec Lucile Grahn, peut-être avec Marie Taglioni de qui l’on pouvait prévoir un retour offensif. Pour ne pas se laisser évincer, un peu de réclame n’était pas inutile. Th. Gautier se chargeait de narrer de merveilleuses histoires, au besoin d’en inventer. « Croyez, disait-il en terminant, que je suis aussi jaloux de votre gloire que vous-même, et comptez sur la fidélité de mon admiration. »

Fanny fut profondément touchée de ce chevaleresque dévouement. « Oui, répondit-elle de Londres, je vous écrirai souvent, vous aurez souvent de mes nouvelles, car vous êtes bon, et vous ne me trahirez pas. J’ai en vous une entière confiance et je ne puis vous dire assez combien la preuve de votre amitié m’a fait plaisir135. »

Déjà de Londres Fanny put envoyer à son « tout dévoué feuilletoniste », comme il se nommait lui-même, des bulletins de victoire. La reine Victoria ayant pris plaisir à la Tarentule, ses {p. 319}sujets coururent à ce ballet. S’ils avaient été tièdes pour la Gypsi, leurs applaudissements dédommageaient aujourd’hui largement l’artiste. Fanny avait conquis l’Angleterre, avant de conquérir le Nouveau-Monde.

{p. 320}

Chapitre IX

le voyag e en amérique §

Fanny Elssler entreprit sa lointaine expédition sans programme arrêté, sans itinéraire établi d’avance, sans contrats fermes. Elle partit au petit bonheur, se lançant, à une distance énorme, dans les hasards de l’imprévu. Elle projetait une tournée de quelques semaines à peine et son voyage dura plus de deux ans.

Chose extraordinaire : elle s’aventura par delà les mers sans sa sœur Thérèse, sa compagne dévouée, sa partenaire si utile au théâtre et toujours si heureuse de s’effacer, sa conseillère si avisée dont le sens pratique l’aurait servie à merveille dans une affaire où l’intérêt financier primait la question d’art. C’est seulement en septembre 1841 que Thérèse, enhardie par les succès retentissants de la cadette, résolut de s’embarquer à son tour. Elle expédia sept caisses de costumes à New-York ; mais au dernier moment le cœur lui manqua ; elle resta en Europe.

A défaut de sa sœur, Fanny emmena sa {p. 321}cousine germaine, Catherine Prinster, fille d’un des musiciens du prince Esterhazy. Cette personne n’appartenait pas au théâtre et ne pouvait par conséquent rendre à Fanny les mêmes services que Thérèse. Néanmoins elle lui fut extrêmement utile ; elle lui portait une vive tendresse et partageait ses goûts. Catherine Prinster mit la famille régulièrement au courant des incidents de la tournée. Ses lettres en forment le journal précis et détaillé136.

Un autre compagnon, quelque peu mystérieux, fut un M. Wikoff, dont Catherine Prinster parle en termes ambigus. Elle le présente comme un cicérone engagé en bonne et due forme, mais sans bien préciser son rôle. Des Américains se scandalisèrent de voir ce chevalier servant fidèlement attaché aux pas de l’illustre dame. Un journal, le Corsaire, se fit l’organe de la pudeur effarouchée. « Pourquoi, demandait-il, la nomme-t-on encore Fanny Elssler ? Elle n’est plus Fanny Elssler, elle est Mme W… » On racontait qu’elle avait disparu de Philadelphie, enlevée par ce M. W… Le Courrier de New-York protesta contre ces bruits. « Fanny Elssler, disait-il avec véhémence, n’est point Mme W… de quelque façon que l’entendent ses misérables calomniateurs. M. W… est pour elle un compagnon de voyage {p. 322}et un ami particulier, auquel elle s’est confiée en venant sur une terre étrangère, et qui s’acquitte des devoirs de cette hospitalité avec toute la délicatesse d’un gentleman et la pureté d’une amitié dont les cœurs pervertis peuvent seuls méconnaître ou soupçonner le désintéressement. »

Qui voudrait passer pour un cœur perverti et ne pas croire à la parfaite innocence de M. Wikoff, si formellement garantie par le journal ?

***

Le 14 avril 1840, à neuf heures du matin, Fanny Elssler se rendait par le chemin de fer, puis par la diligence, de Londres à Bristol. Le lendemain, à six heures et demie du soir, elle s’embarquait sur le Great Western, le plus beau paquebot de l’époque. La traversée dura dix-huit jours, contrariée par des tempêtes que Fanny supporta vaillamment et dont elle fut distraite d’ailleurs par les innombrables prévenances du capitaine, nommé Hosken. Le 1er mai le navire stoppa. L’on fit des sondages qui ramenèrent du sable. Le capitaine en prit une poignée et l’offrit à Fanny, afin qu’elle fût la première à toucher le sol américain. Enfin, le 3 mai, l’on atteignit New-York.

Fanny se rendit à l’American Hôtel situé à Broadway. A peine entrée, on lui présenta un journal qui racontait son voyage et son arrivée. La presse américaine pratiquait déjà le système {p. 323}de l’information rapide. Pendant que la douane et le service sanitaire visitaient le Great Western, des reporters se précipitaient pour s’enquérir de la qualité des passagers et des incidents de la traversée, rédigeaient leur article et l’envoyaient à l’imprimerie. Le tirage était terminé presque en même temps que le débarquement. Le tour de force était extraordinaire pour des Européens, surtout pour une Autrichienne, née au pays classique des lenteurs. L’abondance, sinon l’exactitude des détails était une autre obligation du reportage américain. Le Morning Herald eut un rédacteur spécial qui suivit comme une ombre la noble étrangère. Grâce à cet organe, le monde et la postérité purent savoir les heures du lever, les sorties, les réceptions, les menus des repas de Fanny. L’on nous dit qu’elle occupait à l’American Hôtel, au deuxième étage, la chambre n° 6.

Le 14 mai 1840, Fanny Elssler parut pour la première fois devant le public de New-York dans la Tarentule. Elle eut un succès inouï que n’épuisèrent pas quinze représentations et qu’elle s’empressa de raconter à Théophile Gautier137.

Le 13 juin l’idole de la grande cité s’arrachait à une population en délire et se rendait à Philadelphie. L’enthousiasme y éclata en transports non moins frénétiques qu’à New-York. Des invitations tentantes vinrent à Fanny de {p. 324}Washington et de Baltimore ; elle les accepta, se mettant ainsi dans l’impossibilité d’être de retour à Paris pour le 15 août, qui lui avait été fixé comme « terme de rigueur ». A Baltimore, elle reçut une lettre de rappel de Léon Pillet, qui avait succédé à Duponchel comme directeur de l’Opéra. Mais en même temps on lui offrait dix mille dollars pour vingt représentations à donner à la Nouvelle-Orléans. « Nous avons tenu grand conseil », écrit Catherine Prinster, et le retour en Europe fut ajourné.

Après avoir touché barre à New-York au mois d’août, Fanny repartait pour Boston et conquérait dans cette ville connue pour son austérité une popularité sans précédent, en dansant pour le monument national de Bunker-Hill. Pressée de nouveau par Léon Pillet de rentrer à Paris, elle négocia, obtint un sursis, alla visiter le Niagara, revint à New-York, à Philadelphie, et, quand le délai accordé par l’Opéra fut expiré, la mauvaise saison lui fournit un prétexte pour ne pas reprendre le paquebot.

Une seconde campagne fut entreprise en décembre 1840. Chassée de New-York par le froid, Fanny gagna le Sud en passant par Richmond, où les autorités firent auprès d’elle une démarche solennelle pour obtenir qu’elle dansât. A Wilmington elle s’embarqua pour Charlestown. Le 3 janvier 1841 elle prenait le bateau pour la Havane et y débarquait le 14, après une traversée {p. 325}très mouvementée. Au bout de deux mois, elle se déroba, non sans peine, à l’admiration des Cubains fanatisés. Dans les premiers jours de mars, elle se dirigea vers la Nouvelle-Orléans. Le bateau trouva péniblement son chemin à travers le brouillard, la tempête et les bancs de sable. Après avoir donné vingt-six représentations à la Nouvelle-Orléans et pris quelques jours de repos aux bords du lac Pontchartrain, l’intrépide voyageuse se remit en route le 14 mai. Elle remonta le Mississipi, puis l’Ohio jusqu’à Cincinnati. Un steam-boat la conduisit à une allure folle à Wheeling où elle quitta le fleuve pour gagner l’Est en voiture. Elle s’attarda complaisamment dans la région pittoresque de Cumberland. A Friedrich elle retrouvait la voie ferrée par laquelle elle atteignit Baltimore et New-York dans les premiers jours d’août. Cette seconde campagne avait duré huit mois. Fanny se remit de ses fatigues aux bains de mer de Long-Island, après quoi elle fit l’excursion de Trenton-Fall, en passant par Albany et Utica. Elle poussa, par Saratoga, jusqu’aux lacs George et Champlain, puis revint à New-York.

L’année 1841 s’acheva par une troisième campagne que Fanny fit à Philadelphie, New-York et Boston.

Le 15 janvier 1842, elle partait de Philadelphie pour une nouvelle tournée à la Havane. Elle resta dans cette ville jusqu’à la fin du mois de mai. Renonçant au projet, agité un moment, d’aller {p. 326}au Mexique, elle rentra directement à New-York, y donna une nouvelle série de représentations, ainsi qu’à Philadelphie et à Boston. Le 16 juillet, à Boston, elle montait à bord du Caledonia, qui la déposait le 28 au soir à Liverpool. De là elle se rendit rapidement par Manchester à Londres et, de Londres, presque sans arrêt à Vienne.

Pendant les deux ans et trois mois qu’avait duré son voyage en Amérique, Fanny Elssler avait donné cent quatre-vingt-dix-neuf représentations. Son bénéfice s’élevait, toutes dépenses payées, à 742 000 francs. Cette fortune avait été acquise avec huit ballets seulement : la Tarentule, la Sylphide, Nathalie ou la Laitière suisse, la Rose animée, la Bayadère, la Gypsi, la Somnambule, la Fée et le Chevalier. Une danse avait joui d’une faveur spéciale : la Cracovienne, qui s’intercalait obligatoirement dans presque tous les spectacles et que Fanny exécuta deux cent vingt fois. Elle s’était aussi approprié des danses des pays qu’elle traversait : tel était le « Zapateado de Cadiz » qu’elle avait rapporté de Cuba et qui fit fureur à New-York.

***

L’intérêt du voyage de Fanny Elssler n’est pas uniquement dans les victoires qu’elle remporta. Ce qui nous frappe aussi et nous amuse, ce sont les mœurs théâtrales dont elle fut témoin ; ce sont, {p. 327}en outre, les observations qu’elle put faire sur la vie américaine en général.

Vers 1840 la situation des théâtres en Amérique était fort précaire. De valeur artistique, ils n’en avaient point. Les classes cultivées, ou du moins les classes riches les dédaignaient. La faillite était le mal chronique, irrémédiable, des directeurs. Fanny bouleversa, pour un moment, toutes les habitudes.

D’après le Courrier des Etats-Unis elle aurait causé à New-York une véritable révolution. « Mlle Fanny Elssler, dit ce journal, la belle, la noble, la gracieuse fille, a été reçue d’une façon digne d’elle. Jamais le théâtre du Park n’avait vu une telle solennité. Son enceinte étroite et sale semblait porter les traces d’un étonnement merveilleux. Les banquettes gémissaient sous un poids inaccoutumé et la sécurité offerte par les galeries encombrées était mise en question par bien des prudences craintives. Mlle Elssler a fait ce que nul événement, nulle puissance dramatique n’avait pu faire avant elle, pas même Mme Malibran, cette géante lyrique, dont les Etats-Unis furent le berceau. Aux plus beaux jours de Mme Malibran, jamais l’aristocratie féminine de New-York ne s’était faite peuple jusqu’au point de se risquer sur les derniers bancs des secondes galeries du Park. Mlle Elssler a opéré ce miracle. Puissante magicienne, elle a fait tomber d’un coup toutes les démarcations, {p. 328}humanisé les bégueuleries les plus sauvages, et, grâce à elle, la partie du théâtre jusqu’alors réprouvée du nom d’enfer (the hell) s’est transformée en Eden où brillaient les plus huppées et les plus dédaigneuses houris de New-York. Le parterre, cette place réservée à la casquette populaire et à la veste démocratique, avait fait peau neuve ; ses haillons étaient remplacés par les fracs les plus fashionables. Nous y avons vu un comte et deux chargés d’affaires… »

Cette affluence extraordinaire au Park-Theatre avait pour résultat de vider complètement les autres salles. Les directeurs détournèrent ingénieusement à leur profit un engouement qui les menaçait de ruine. Ils inscrivirent le nom de Fanny Elssler en caractères gigantesques sur leurs affiches. Lorsque les passants s’approchaient, ils pouvaient lire ces mots : « Comme la vogue inouïe qui fait courir au Park-Theatre pour voir la belle et célèbre Fanny Elssler éloigne le monde des autres spectacles, les personnes qui ne trouvent plus de place aux représentations du Park sont priées de vouloir bien se rappeler qu’il y a encore le théâtre X… »

A l’occasion du passage d’une étoile, les bourses américaines se déliaient comme par enchantement. La danse de Fanny Elssler entraîna, dans un mouvement fou, celle des dollars et bank-notes. « On paierait pour la voir marcher, disait-on ; sa danse vaut plus que de l’or. » Ses cachets {p. 329}variaient de six cents dollars à douze cents par soirée. Des représentations à bénéfice lui rapportèrent trois et même quatre mille dollars.

A la Havane les représentations à bénéfice avaient lieu selon un rite particulier. L’usage exigeait que la bénéficiaire fit une visite préalable aux notabilités de la ville. Le soir du jour solennel, il lui fallait s’asseoir, en compagnie d’une personne respectable, à l’entrée du théâtre, derrière une table qui portait des troncs à offrandes et des sébilles. Elle recevait ainsi des gratifications, presque de la main à la main. Fanny se soumit gaîment à cette obligation. Catherine Prinster joua le rôle de la dame respectable et s’assit à la caisse à côté d’elle. Les deux femmes se mordirent les lèvres pour ne pas rire au nez de ces Cubains qui défilaient en jetant leurs piastres sur le tapis de la table avec plus de faste que de tact. Fanny, en mime parfaite, leur exprimait sa gratitude avec des regards dont ils ne remarquaient pas la malicieuse ironie.

Cependant les Américains ne se tenaient pas pour quittes, lorsqu’ils avaient payé à gros deniers le talent de la charmeresse. Ils la comblaient spontanément de cadeaux. Ne parlons pas d’un diadème, d’un collier, d’un bracelet et d’une broche garnis de brillants qu’offrirent à Fanny les spectateurs de la Nouvelle-Orléans. Ce n’étaient que des bijoux, monnaie courante dans le monde de la danse. Voici qui était plus original : A la {p. 330}Havane on lui fit présent d’un superbe costume espagnol en satin rouge, avec des broderies d’argent de grand prix, qui lui servit dans la suite à danser la cachucha. Une dame ajouta au costume un merveilleux éventail où la cachucha était figurée par des broderies en or. Une marquise pria Fanny d’accepter, avec un tableau qui représentait Christophe Colomb, deux chiens minuscules aux oreilles percées de trous par où étaient passés des rubans de soie. D’autres souvenirs étaient des oiseaux des îles aux plumages diaprés dont Fanny rapporta toute une volière en Europe. On lui envoyait à son domicile des plats savamment préparés, des fruits délicats, des friandises exquises. Elle craignait d’engraisser à ce régime ; elle fut surprise de constater qu’elle maigrissait.

A Washington Fanny fut l’objet d’une attention délicate et austère. Une famille lui fit cadeau d’une croix en bois enchâssée d’argent. Le bois provenait du cercueil du grand Washington. « Singulier souvenir, remarque Catherine Prinster, mais combien précieux ! »

Par une rencontre curieuse, la frégate la Belle-Poule, qui avait transporté les cendres de Napoléon, vint à la même époque à New-York. Fanny visita le navire avec une violente émotion. Son saisissement augmenta encore, lorsqu’un officier lui remit, avec un rameau du saule qui avait ombragé la tombe de Sainte-Hélène, un morceau du {p. 331}cercueil de l’Empereur. « A présent elle possède des fragments des cercueils de Napoléon et de Washington », écrit avec gravité Catherine Prinster, ouvrant par cette remarque un champ vaste à la méditation…

***

Assistons maintenant à une représentation. Fanny vient de terminer un de ses pas de la Tarentule ou de la Sylphide. Un vacarme étourdissant s’élève. Depuis les fauteuils d’orchestre jusqu’aux plus hauts gradins les spectateurs crient, trépignent, battent des mains, frappent des pieds. Leur contentement éclate en rugissements de fauves. Les veines se gonflent ; les voix s’éraillent. Fanny est à la fois heureuse et un peu effrayée.

Pourtant à travers la tempête des mœurs moins sauvages se font jour. Des papiers multicolores volent sur la scène. Fanny les ramasse ; ils la proclament, en vers enflammés, muse et déesse. Une pluie de fleurs passe la rampe et couvre les planches d’un tapis odorant. Il y en a trop ; on ne peut les enlever, et la scène reste, jusqu’à la fin de l’acte, transformée en jardin. Que signifient tout à coup ces effroyables sonneries de tous les cuivres de l’orchestre, ces coups de grosse caisse et ces roulements de timbales qui ébranlent le théâtre ? Ce sont les musiciens (la chose se passe à Boston) qui rivalisent avec le public pour fêter la {p. 332}triomphatrice et qui hissent avec effort jusqu’à ses pieds un bouquet phénoménal. Des bruits secs (ceci se passe à la Havane) accompagnent la pluie des roses et des camélias. Ce sont des médailles qui tombent sur la scène. L’une d’elles, en argent, porte cette inscription en une langue qui a la prétention d’être du français : « Hommage de fidélité au mérite de Fanny Elssler dont l’écho étant parvenu jusqu’ici réssouvient les beaux jours de Virginie. » Cette grêle de métal comprend aussi des gros sous et des piastres que des spectateurs envoient à l’artiste, à défaut de fleurs, pour lui exprimer leur admiration.

Une imagination gracieuse a trouvé ceci : Des couples de colombes enrubannées volent vers Fanny, lui portant soit un compliment en vers, soit un petit bouquet. Au cou de l’une d’elles tinte une clochette d’argent.

Lorsque le rideau, après de nombreux rappels, reste baissé définitivement, l’ovation n’est pas finie. Elle se prolonge dans la rue. La foule infatigable accompagne l’artiste à son domicile. Sa voiture se fraye difficilement un passage et se remplit de nouveau d’un monceau de fleurs. A Baltimore on dételle les chevaux et les spectateurs traînent l’idole. Cette façon d’honorer les célébrités du théâtre n’était pas inconnue en Europe. En Amérique, un seul personnage, avant Fanny Elssler, avait été traité de la sorte : c’était le général Lafayette.

{p. 333}A la Nouvelle-Orléans les coussins de la calèche qui a transporté la divine créature sont mis aux enchères et atteignent des prix fous. A la Havane, un soir de bénéfice, Fanny est cherchée à l’hôtel par un somptueux carrosse qu’escortent deux domestiques à cheval. Après la représentation, le même équipage l’attend à la porte du théâtre, encadré de porteurs de torches et de musiciens qui sont revêtus de costumes grecs. Le cortège se met en marche, allongé par une file de voitures, de « volantes », toutes illuminées. La musique joue, entre autres morceaux, le duo des Puritani de Bellini, que la foule se met à chanter. Le défilé dura cinq quarts d’heure.

A Baltimore, lorsque Fanny, pour se dérober à des honneurs exagérés, voulut rentrer discrètement à pied, le retour n’en fut que plus difficile. Précédée du directeur du théâtre qui fendait péniblement le flot de la multitude, elle arriva toute haletante au perron de l’hôtel ; elle s’arrêta sur les marches et agita son mouchoir en signe de remerciement, non sans jeter un regard d’effroi sur l’énorme vague humaine qui l’avait poussée jusque-là.

La porte de l’hôtel franchie, l’heure du repos n’a pas sonné. Des soupers sardanapalesques sont préparés. Le champagne porte l’enthousiasme au paroxysme. Des toasts sont prononcés : il faut y répondre. Rassasiée d’hommages, brisée de fatigue, Fanny monte dans sa chambre. Mais le {p. 334}public idolâtre ne lâche point sa proie. Des musiciens et des chanteurs sont installés dans la rue avec des pupitres et des torches. Le 15 mai 1840, à New-York, le concert se prolonge jusqu’à trois heures du matin. Le 5 octobre de la même année les musiciens du théâtre de Boston donnent une sérénade à Fanny après la représentation. Quand ils sont partis, elle se hâte de se coucher. A deux heures du matin déjà elle est réveillée. Une de ses fenêtres donne sur un cimetière. Dans cette enceinte du repos, des chanteurs se sont assemblés. Leurs voix s’élèvent, graves et douces, dans la nuit. Aucun cri, aucun applaudissement ne viole la sainteté du lieu. C’est comme un murmure que feraient entendre les ombres des trépassés. Trois heures sonnent et cette musique de fantômes s’évanouit.

***

Les soirées d’adieux imposaient à Fanny un surcroît d’efforts : il lui fallait haranguer le public. Elle prit l’habitude de jeter par-dessus la rampe des paroles françaises, allemandes, anglaises ou espagnoles, qui faisaient jaillir avec une force nouvelle, comme le bouquet final d’un feu d’artifice, les flammes suprêmes de l’enthousiasme.

La première fois qu’elle prit congé de New-York, elle prononça ces mots : I have been so {p. 335}happy among you, that I’m very sorry to go away, but I will certainly come again. (J’ai été si heureuse au milieu de vous qu’il m’en coûte beaucoup de m’en aller, mais je reviendrai certainement.) Cette phrase, sans prétention oratoire, fut accueillie par des hourrah formidables. Les spectateurs la répétèrent, comme on se répète à soi-même ou comme on relit les mots tendres d’une bien-aimée.

A la fin d’une représentation organisée à Philadelphie par la colonie allemande, Fanny s’exprima ainsi en allemand : « L’aspect de mes chers compatriotes réjouit mon cœur et me rappelle ma chère patrie que m’aurait presque fait oublier l’accueil bienveillant qui m’est fait en Amérique. Je désirerais bien nommer moi aussi, comme vous, l’Amérique ma seconde patrie ; mais il faut que je parte. Du moins cette soirée sera pour moi à jamais inoubliable. »

Le morceau d’éloquence le plus retentissant fut le suivant, que Fanny fit entendre à New-York, après avoir dansé au profit d’une caisse de secours qu’elle voulait fonder pour les comédiens :

« Je devrais vous dire quelques mots de l’œuvre que nous avons entreprise ce soir, mais mon cœur n’en a pas la force. Laissez-moi vous conjurer d’être fidèles à ce que vous avez si noblement commencé. L’heure de la séparation est enfin venue, elle m’accable. Faut-il donc dire adieu, un éternel adieu, à un peuple qui m’a inondée de {p. 336}ses faveurs, qui n’a jamais hésité ni dans ses générosités, ni dans sa bienveillance depuis l’heure de la bienvenue jusqu’à cette heure douloureuse du départ ! A l’Allemagne, patrie de ma naissance, à la France, ma patrie adoptive, je dois beaucoup : mais comment pourrai-je t’exprimer, à toi, Amérique, toutes les obligations qui écrasent maintenant mon esprit et mon cœur ? Accepte l’humble offrande de ma gratitude mouillée de mes larmes. Adieu, mes bons amis ! Adieu, Amérique ! Vivante, je chérirai ta mémoire ; mourante, je te bénirai. »

D’après l’Historiographe, Fanny Elssler parla cinquante-deux fois en Amérique du haut de la scène. Comme le même journal a calculé qu’elle a dansé cent quatre-vingt-dix-neuf fois, il conclut : « Ne sont-ce pas là tout ensemble des travaux d’Hercule et de Démosthène ? »

***

« Ce n’est pas une simple assemblée de théâtre, écrit Catherine Prinster, que Fanny a transportée d’enthousiasme, c’est une nation tout entière. » Il n’y a dans ces paroles aucune exagération. Le voyage de Fanny Elssler agit sur toutes les classes du peuple américain à la manière d’un puissant courant magnétique qui dérange tous les mécanismes et fait dévier les meilleures boussoles. Les têtes les plus graves furent prises de vertige. C’est un chapitre curieux de la psychologie des foules.

{p. 337}Lorsque dans la vieille Europe on voyait les souverains prodiguer à des danseuses les marques de faveur, cela pouvait fournir à des tribuns, à des Catons, un beau thème à déclamations sur la frivolité des cours. La jeune démocratie d’Amérique se laissa entraîner, dans son fanatisme pour Fanny Elssler, à des démonstrations que le vieux continent ne se serait pas permises.

En juillet 1840, lorsque Fanny vint à Washington, les deux Chambres y étaient réunies en congrès. Ce furent ces représentants de la nation qui pressèrent le directeur du théâtre de la retenir pour plusieurs soirées. Fanny alla les remercier au Capitole de cette démarche. Quand elle entra dans la salle des délibérations, les députés se levèrent et chacun sollicita l’honneur de lui être présenté. Ils l’invitèrent à s’asseoir au fauteuil du président, et Catherine Prinster fut priée de prendre la place du secrétaire. Les deux femmes ne purent s’empêcher de rire en se voyant traitées de la sorte dans la grave enceinte et les députés finirent également par trouver la situation plaisante. Ils conduisirent ensuite les deux visiteuses à la bibliothèque et à la terrasse du palais, d’où ils leur firent admirer le panorama de la ville.

Le 15 juillet le président de la République, Van Buren, assistait au théâtre, avec les ministres, à la représentation donnée par Fanny, et il fut décidé que le lendemain matin il la recevrait en audience solennelle à la Maison-Blanche. Fanny, {p. 338}très préoccupée de sa toilette, se leva dès l’aurore. Elle se décida pour un costume simple, mais d’une rare élégance, et se mit en route après avoir dit, en jetant un dernier coup d’œil dans la glace : « Tout pour le président ! » Van Buren l’attendait, entouré des ministres. Il lui souhaita cordialement la bienvenue, puis exprima le vœu qu’elle prolongeât son séjour à Washington et qu’après avoir supporté les fatigues d’un été torride elle daignât y venir passer l’hiver. Fanny rentra chez elle toute bouleversée de cette réception extraordinaire.

Les affaires publiques souffrirent de l’engouement du monde politique pour la danseuse. Un député s’en plaignit à la tribune. « Il paraît, dit l’honorable M. Weise, en constatant à une séance du soir un trop grand nombre de sièges vides, il paraît que Fanny Elssler l’emporte sur les intérêts du pays, qui cependant réclament en ce moment même toute notre attention. Très peu de membres de l’Assemblée sont présents dans cette salle, tandis que les autres siègent au théâtre. » La séance fut levée et renvoyée au lendemain. Il fut décidé que la Chambre se réunirait les soirs où Fanny ne danserait pas.

Comme Fanny prenait un vif intérêt aux choses de la marine, le département lui facilita la visite des arsenaux, des dépôts et des vaisseaux de guerre. Sa réception à bord du North Carolina eut un grand retentissement.

« Dimanche dernier, raconte le Morning {p. 339} Herald, deux chaloupes magnifiquement décorées et portant chacune huit rameurs attendaient au pied de Castle-Garden, et la foule assemblée se demandait avec curiosité à quel haut personnage elles étaient destinées, quand parut l’enchanteresse Fanny Elssler qui, légère comme l’Ariel de Prospero, s’élança en riant sur les riches coussins de la chaloupe qui était celle du capitaine commandant le North Carolina. A l’ordre du lieutenant les rameurs se mirent en mouvement. « Quel magnifique spectacle, s’écria la divine Fanny, en voyant le bateau fendre les eaux ! Quelle poésie et quels nobles hommes ! » Le lieutenant sourit et les matelots rougirent presque à ce doux compliment. Arrivé près de la frégate, on se prépara à hisser la jolie visiteuse dans le fauteuil des dames ; mais Fanny préféra monter tout simplement par l’échelle, et, légère comme Antilope, elle émerveilla tout le monde par son agilité. Le capitaine Gallagher était sur le pont en grand uniforme et reçut Fanny Elssler. C’était la première fois de sa vie qu’elle visitait un navire de guerre et elle fut enthousiasmée de la grandeur du spectacle. Sous ses yeux s’étendaient d’un côté la magnifique baie de New-York, de l’autre la rivière de l’Hudson avec ses hauteurs pittoresques, ses riantes vallées, ses splendides paysages. Enivrée, elle courait d’un bout à l’autre du pont, sautait par-dessus les câbles, tournait autour du cabestan, regardait, touchait les canons, passait sa jolie tête par les {p. 340}sabords, riait, sautillait comme un enfant en extase devant tout ce qu’elle voyait. Le lieutenant la prit par la main et, lui faisant faire quelques pas, lui dit : « Mademoiselle, nous voilà juste sur la poudrière. » — « Partons de là, partons de là, s’écria-t-elle, de peur que nous ne sautions. » — « Non pas, tant que vous serez avec nous, répondit le galant lieutenant ; il y a parmi les marins un proverbe qui dit que nous n’avons rien à craindre quand l’amour veille sur nous. » — « Quand vous quitterez ce pays, lui dit le capitaine, si le temps de mon départ coïncide avec le vôtre, je veux, belle Fanny, vous conduire en France sur mon navire. »

« Ses manières, ses mouvements gracieux, son sourire fascinant avaient tourné les têtes des plus vieux grognards. »

Le Siècle rapporte une autre réception sur un navire de l’Etat :

« La charmante danseuse a été invitée à dîner à bord d’une frégate américaine. Le capitaine l’a présentée à ses officiers, l’a conduite sous une tente dressée en forme de pavillon et lui demanda si elle ne serait pas effrayée d’une salve d’artillerie. Mlle Fanny Elssler a demandé à mettre le feu à la première pièce. Aussitôt une mèche lui est présentée et l’air retentit d’une canonnade de 24. Un bal improvisé termina la journée138. »

{p. 341}Les marins du Chistophe Colomb, en rade de Boston, ayant organisé une fête en l’honneur de Fanny, elle leur rendit la politesse en invitant deux cent cinquante hommes de l’équipage à une représentation dont elle composa le programme à leur intention.

« Les invités, écrit Catherine Prinster, parurent tous dans leur uniforme de gala, sous la conduite du capitaine B… Pendant qu’ils passaient en rangs dans les rues de Boston, la musique exécutait la Cracovienne en manière de marche. Ce défilé pompeux des matelots excita l’attention générale des habitants de la ville. De toutes les fenêtres les gens regardaient et les trottoirs étaient couverts de curieux. Lorsque Fanny parut sur les planches devant les yeux de l’équipage, elle fut accueillie par un hourrah unanime, trois fois répété. Dans les entr’actes la musique du vaisseau joua des airs nationaux et, par une attention particulière, une valse de Strauss. Après la représentation, Fanny fut rappelée par les matelots avec un extraordinaire tonnerre d’applaudissements. En leur qualité d’invités ils avaient tous été placés à l’orchestre ; avec leurs pantalons et leurs vestes bleus, leurs chemises blanches, leurs cols bleu clair et leurs chapeaux noirs, ils offraient un coup d’œil pittoresque. L’un d’eux se leva de sa place et adressa à Fanny, qui s’était avancée vers la rampe, des paroles de remerciements avec le souhait que la Fortune l’accompagnât sur toutes {p. 342}ses voies. Mais le pauvre diable était tellement ému qu’il perdit le fil de son discours et tira, tout penaud, un papier pour venir en aide à sa mémoire infidèle. Mais cela ne marcha pas beaucoup mieux et Fanny ne put deviner qu’avec peine qu’il avait achevé son allocution. A son tour elle adressa aux matelots un discours qui fut interrompu à trois reprises par des hourrah. »

La marine marchande rivalisa avec la marine de guerre de prévenances envers l’artiste. Le paquebot le Président la reçut en grande pompe. Le nom de Fanny Elssler fut donné à l’une des chaloupes du Great Western. Les chemins de fer imitèrent cet exemple ; une compagnie baptisa du même nom sacré une de ses locomotives.

Un autre service public eut des gracieusetés pour l’artiste : l’administration pénitentiaire. A Philadelphie, Fanny visita la prison de l’Etat de Pensylvanie. Le directeur lui exposa le régime appliqué à ses pensionnaires. La peine de mort était abolie en Pensylvanie et même un meurtrier ne pouvait être condamné à plus de dix ans de réclusion. L’administration s’efforçait d’amender les détenus, de faire appel à leur cœur et à leur raison. Cette méthode, affirmait le directeur, produisait d’excellents résultats et toute répression rigoureuse était inutile. Les prisonniers ne portaient point de chaînes ; ils habitaient de jolies cellules qui s’ouvraient sur un jardinet. Leur mobilier se composait d’un lit bien garni, d’une table, {p. 343}de deux chaises dont l’une rembourrée, et d’une fontaine constamment pourvue d’eau fraîche. Les tuyaux d’un calorifère à basse pression chauffaient la pièce en hiver. Le travail était libre ; on avait pour principe de ne pas tyranniser les volontés. Fanny fut conduite dans une cellule que l’occupant, un Allemand, avait ornée de peintures. Une Allemande disposait de deux pièces, dont l’une lui servait de chambre, l’autre d’atelier. Elle tressait des corbeilles et filait. Elle parut très touchée des exhortations que Fanny lui adressa dans sa langue maternelle et lui fit cadeau de quelques spécimens de son travail.

Le clergé fut scandalisé d’abord d’un culte idolâtre qui élevait une ballerine au rang de divinité. « Les curés ont prêché, dit le New-York Herald, les vieilles filles ont déblatéré, les moralistes ont secoué la tête, mais rien n’a pu calmer cette excitation. » Devant ce paganisme victorieux les esprits moroses déposèrent les armes. Il est avec l’enfer des accommodements. Un groupe religieux eut l’idée de faire de la propagande en exploitant à son profit la notoriété qui s’attachait à toutes les allées et venues de l’idole. C’étaient des Allemands qui avaient fondé une chapelle à Philadelphie et qui l’avaient appelée le Temple de la Raison. Le pasteur invita la jolie catholique à l’office du dimanche 28 juin 1840. Une voiture alla la prendre à son domicile. Au temple les fidèles formaient la haie, jusqu’à ce que Fanny {p. 344}eût gagné la place qui lui était réservée. Après le chant des cantiques, le pasteur monta en chaire. Son sujet, l’amour du prochain, amena des allusions à la charité, bien connue, de sa belle auditrice. Celle-ci fut émue au point de fondre en larmes. L’office terminé, elle fut reconduite en voiture à son hôtel.

Un de ses grands succès fut la conversion des quakers. Pour ces puritains, le théâtre était un lieu de perdition. Fanny les y fit aller, même à Boston où la secte avait une réputation spéciale d’austérité. A New-York, un de ces dévots, jetant sa Bible par-dessus les moulins, alla droit au Park-Theatre et pria James Sylvain, le partenaire de Fanny, de lui procurer, à n’importe quel prix, un des chaussons de l’enivrante ballerine. James Sylvain renvoya le quaker amoureux à la femme de chambre de sa charmante camarade.

Les salons ouvraient à la danseuse leurs portes toutes grandes. L’aristocratie espagnole de Cuba ne fut pas moins empressée à la choyer que les ploutocrates des Etats-Unis. Les familles au blason le plus ancien la recevaient à leur table. Elle fut l’héroïne de fêtes somptueuses que de grands seigneurs donnèrent soit à la Havane, soit aux environs, par exemple à Matanzas, dans le décor féerique de la végétation des Antilles.

Le peuple, qui ne pouvait s’offrir le luxe d’assister aux représentations de Fanny, n’en subissait pas moins le contre-coup de la commotion {p. 345}générale. Les petites gens l’attendaient, pour l’acclamer, dans les rues, à la porte de l’hôtel, à la sortie du théâtre. Elle fut très populaire dans le monde des ouvriers. Les typographes de Philadelphie l’invitèrent à leur fête corporative. Même dans ses excursions loin des villes, les gens se pressaient sur son passage et la saluaient avec joie. Quand elle se rendit, en août 1841, au lac George et à Saratoga, elle se vit entourée d’une bande d’enfants qui sautaient gaîment en criant : This is Fanny ! A Philadelphie, le cuisinier de l’hôtel brûla pour elle de plus de feux qu’il n’en alluma.

Dans la même ville se passa une scène qui rappelle des épisodes de la Bible. Un soir que Fanny rentrait du théâtre, une femme du peuple s’approcha de la voiture et lui tendit un enfant de deux mois environ, en lui disant : « Prenez-le ! » Profondément surprise, Fanny prit le bébé dans ses bras et le couvrit de baisers. Alors l’inconnue, folle de joie, reprit l’enfant, le cacha dans un fichu et prononça ces paroles avec une emphase et un lyrisme qui contrastaient avec sa mise simple, plutôt pauvre : « Personne ne doit plus te toucher maintenant, puisque tu as été touché par cet ange qui est certainement né sous une heureuse constellation. Le génie, la grâce et la douceur se lisent dans les traits de cette femme que l’on glorifie. Le bonheur t’a touché, mon cher enfant ; désormais le malheur n’osera plus t’approcher. »

{p. 346}On ne pouvait faire un pas sans entendre parler de Fanny. Dans les magasins il n’était question que d’elle. Les commis s’entretenaient d’elle avec les clients. Toutes sortes de marchandises portaient son nom. Il y avait les chapeaux Fanny Elssler, les chaussures Fanny Elssler. De nombreuses boutiques se plaçaient sous son patronage.

La presse se fit l’écho de la passion générale. Le New-York Herald, le Morning Herald, le Courrier des Etats-Unis, le Sun proclamèrent sans se lasser les louanges de Fanny et couvrirent de clameurs indignées les insinuations malveillantes d’une feuille à scandale, le Corsaire. L’Evening Signal avait essayé de résister au vertige. Bientôt il s’avoua vaincu et fit chorus avec ses confrères.

Les arts consacrèrent cette immense popularité. Le peintre H. Inmann, de New-York, fit de Fanny un portrait que la gravure répandit en nombreux exemplaires. Le sculpteur Stout fit sa statue en grandeur naturelle, dans le rôle de la Gypsi.

Hommage suprême ! Fanny eut, comme en Europe, les honneurs de la parodie. Elle put se divertir à New-York en voyant des caricatures de la Tarentule et de la Cracovienne.

***

S’il y eut unanimité dans les ovations que la population américaine fit à Fanny, l’on ne peut dire cependant qu’une harmonie parfaite s’y {p. 347}laissât percevoir. Le peuple américain se composait d’éléments hétérogènes, simplement juxtaposés et nullement confondus. Des races rivales vivaient côte à côte dans une hostilité sourde, prêtes à se ruer les unes sur les autres à la première occasion. Le voyage de Fanny amena l’une de ces crises où se déchaînaient des antagonismes implacables.

Les Allemands, qui étaient légion aux Etats-Unis, se mirent en avant pour fêter en Fanny une compatriote illustre. Ceux de Philadelphie lui envoyèrent une adresse qui commençait par ces mots : « Sois la bienvenue, toi qui arrives de notre patrie lointaine, chère compagne de notre jeunesse… » Ils organisèrent au Théâtre allemand une solennité nettement allemande au cours de laquelle on entonna le chant célèbre d’Arndt : Quelle est la patrie de l’Allemand ?

A New-York, les manifestations des Allemands provoquèrent de graves désordres. Le 15 août 1840, vers une heure du matin, près de huit mille personnes étaient réunies aux alentours de l’American Hôtel où Fanny venait de rentrer. Un orchestre allemand s’était placé dans la rue avec des pupitres éclairés par des torches. Tout à coup une bande de forcenés se précipita sur les musiciens, renversa les pupitres, et y mit le feu. Ce fut un tumulte infernal jusqu’à quatre heures du matin. Les Américains avaient saisi cette occasion pour venger un des leurs qui avait été tué, {p. 348}quelque temps auparavant, par des Allemands. Les violences recommencèrent le 16 et le 17 août. Pendant une grande partie de la nuit des énergumènes firent devant l’hôtel un vacarme sauvage. Le 18 était jour de représentation. Les Allemands escortèrent Fanny du théâtre jusque chez elle. Pour braver les Américains, ils voulurent recommencer la sérénade troublée trois jours auparavant. Fanny supplia le chef de musique de renoncer à son projet. C’était un petit homme, qui répondit en écumant de colère : « Notre honneur est engagé ; on se moquera de nous et l’on nous traitera de lâches ; mais il faut s’incliner devant le désir d’une dame ; je vais, mademoiselle, soumettre votre demande à ma société. » Il revint en disant que, pour cette fois, on consentait à se retirer. Mais le lendemain le journal de la colonie allemande publia l’appel suivant :

« Sollicités de divers côtés, nous engageons les Allemands de toutes les conditions et de tous les partis à assister ce soir, à sept heures et demie, dans le local de M. Louis Schwartz, 44, Chatham Str., à une réunion générale afin de nous concerter sur les moyens de protéger nos droits de citoyens, nos vies et nos biens contre les attentats infâmes d’un ramassis d’énergumènes et afin d’exprimer publiquement les sentiments de la population de New-York qui s’est vu troubler, ces temps derniers, d’une manière révoltante, dans ses plaisirs les plus innocents. »

{p. 349}L’assemblée fut d’avis qu’il fallait persister à donner la sérénade. On prit rendez-vous pour le 27 août devant l’American Hôtel. Deux mille Allemands s’y trouvèrent ; un grand nombre portaient des armes et formèrent un rempart autour des musiciens. Dix morceaux furent joués, notamment la Cachucha, la Cracovienne et des valses de Strauss. De sa fenêtre Fanny accompagna la Cachucha avec des castagnettes. Devant les mesures énergiques prises par leurs adversaires, les Américains renoncèrent à recommencer la lutte. Le concert s’acheva sans incident. A deux heures du matin les Allemands se retirèrent, glorieux de leur victoire, en criant : « Vive notre célèbre artiste ! Vive Fanny Elssler ! Vive notre patrie ! »

A la Nouvelle-Orléans la colonie française était nombreuse et prospère. Elle avait son quartier spécial et un théâtre où l’on jouait fort convenablement les dernières nouveautés de Meyerbeer, d’Auber, d’Halévy et d’Adam. Elle vivait en mauvaise intelligence avec la population américaine. Cette hostilité se fit jour, une fois de plus, lors du passage de Fanny Elssler. Les Français avaient fait une réception chaleureuse à la brillante pensionnaire de l’Opéra de Paris. Le 11 mai 1841, après le spectacle donné au bénéfice de Fanny, les notables de la colonie se réunirent à l’hôtel Saint-Charles en un souper où le champagne de France émut joyeusement les cœurs. Dans la rue l’orchestre du théâtre jouait des {p. 350}mélodies françaises. Soudain la cloche d’alarme retentit. Les pompes à incendie arrivèrent au triple galop. Elles traversèrent comme un ouragan la troupe des musiciens, au risque de les écraser. Remis de sa frayeur, l’orchestre attaquait un nouveau morceau, lorsque les pompes revinrent à grand fracas et causèrent une nouvelle débandade. Fanny fit entrer les malheureux exécutants à l’hôtel. Les pompes restèrent arrêtées devant la porte ; les hommes secouaient avec rage leurs cloches. On crut un moment que c’était une manière à eux, manière un peu rude, de s’associer à l’hommage rendu à la danseuse. On se trompait. Les Américains avaient voulu tout simplement empêcher la fête française et s’y étaient pris très brutalement. L’affaire n’eut pas de suites. Un loustic fit seulement observer qu’il serait impossible de soutenir que Fanny Elssler eût quitté la Nouvelle-Orléans sans pompe.

Fanny ne garda pas rancune à l’honorable corporation. En janvier 1842 elle dansa au profit des veuves des pompiers de Philadelphie. Après son retour en Europe, à propos du terrible incendie de Hambourg, elle vanta comme un modèle à suivre l’organisation des services de secours aux Etats-Unis. D’ailleurs n’existe-t-il pas une sympathie séculaire entre les pompiers et les dames du corps de ballet ?

{p. 351} 

***

Comment nous expliquerons-nous cette singulière effervescence où une danseuse jeta tout un peuple ? Ce ne sera pas, à coup sûr, par le sens artistique des Américains.

Leur culture vers 1840 était rudimentaire. S’il y avait déjà beaucoup de richesse à New-York, les parvenus de la finance et du négoce n’avaient pas eu le temps de se dégrossir. La fortune, loin d’avoir servi à répandre un luxe de bon goût, n’avait même pas créé le confort ni effacé les traces de la rudesse originelle. Fanny Elssler, qui avait séjourné dans les grandes capitales de l’Europe, fut surprise de l’aspect villageois des cités américaines. A New-York les maisons étaient basses ; un badigeon rouge, vert ou jaune, coupé par des encadrements de fenêtres d’une autre teinte, leur donnait un air idyllique de cottages. Les rues offraient à certaines heures un spectacle rustique : elles étaient encombrées de bandes de porcs, de chevaux et de vaches qui s’en allaient au pâturage ou en revenaient. On faisait les mêmes rencontres à Philadelphie, à Baltimore, à Washington. Dans un hôtel de cette ville, Fanny fit la connaissance du ministre de France, M. de Bacourt. Celui-ci ayant demandé du lait avec son thé, l’hôtelier s’excusa de ne pouvoir lui en donner en disant : « La vache n’est pas rentrée {p. 352}aujourd’hui ; avec le beau temps, elle a passé la nuit sur la prairie. »

Le reste de l’hôtel était à l’avenant. Les pièces qu’y occupait Fanny étaient des réduits sans air où, par les chaudes nuits de l’été de 1840, elle faillit tomber malade. A la Havane, c’était pire encore. Les carreaux manquaient aux fenêtres, les portes ne fermaient pas. A la suite d’un orage, Fanny eut froid ; comme il n’y avait aucun moyen de faire du feu, elle se mit au lit, en plein jour, pour se réchauffer ; mais elle n’y réussit pas ; le lit n’était qu’un méchant grabat.

Encore devait-elle s’estimer heureuse quand elle rencontrait à peu près un gîte. Il n’y avait pas d’hôtel à Wilmington, la ville où l’on quittait le chemin de fer pour s’embarquer à destination de la Havane. Un retard de train fit manquer le bateau à Fanny. Abandonnée en pleine nuit sur la plage, elle dut frapper à la porte d’une maison particulière où elle fut accueillie par charité.

A Cuba, Fanny trouva une société différente de celle des Etats-Unis, mais à peine plus civilisée. En femme qui s’habillait avec une élégance parfaite, elle fut choquée des toilettes criardes des Havanaises. Chaque soir, de quatre à six, les belles créoles faisaient leur persil devant le théâtre Tacon. Même aux jours froids de février, elles portaient des robes décolletées en satin ou en mousseline, à manches courtes ; elles étaient en {p. 353}cheveux, avec des fleurs et des bijoux piqués dans leur coiffure. Avant d’entrer au spectacle, elles exhibaient ainsi leur toilette qui, au dire du marchand, venait directement de Paris. Dans la salle les tons rutilants des étoffes étaient amortis, il est vrai, par l’épaisse fumée des cigares qui s’allumaient à toutes les places.

Lorsque ces belles dames recevaient le soir, on écartait les rideaux du salon ; tous les passants pouvaient les voir de la rue, faisant les honneurs de la maison. S’il n’y avait pas réception, l’on voyait quelquefois dans le même salon un meuble inattendu : c’était la « volante », c’est-à-dire la voiture que, faute de remise, on abritait là.

L’Amérique, vers le milieu du dix-neuvième siècle, est un agglomérat de forces brutes, inaccessibles aux hautes jouissances artistiques. La grande affaire, le souci suprême, c’est de gagner de l’argent. Anglo-Saxons, Allemands, Français, Italiens, Espagnols, se disputent avec âpreté le terrain sur lequel s’édifiera leur fortune.

Les Allemands, qui représentaient avec les Français l’élément le plus cultivé dans cette cohue de nationalités mal policées, avaient conscience de la loi d’airain qui pesait sur eux. Ils dirent dans une adresse à Fanny Elssler : « Nous sommes un peuple actif qui se débat sur l’océan de la liberté agité par une tempête perpétuelle, un peuple qui, de ses bras vigoureux et musclés, oppose aux vagues mugissantes la rame robuste et qui {p. 354}poursuit bruyamment sa course rapide, sans songer aux Grâces, sans songer à l’amour. »

Huit années avant Fanny Elssler, son illustre compatriote, le poète Lenau, avait parcouru les Etats-Unis et formulé ainsi ses impressions : « Ces Américains sont de puantes âmes d’épiciers. Ils sont morts à toute vie intellectuelle, complètement morts. Le rossignol a raison de ne pas se fixer au milieu de ces drôles. Je vois une signification profonde et grave dans ce fait que l’Amérique n’a point de rossignol. Cela me produit l’effet d’une malédiction poétique. Il faudrait une voix de Niagara pour prêcher à ces gredins qu’il existe encore des dieux plus élevés que ceux dont on frappe l’effigie à l’Hôtel de la Monnaie. »

Lenau écrivait encore : « L’éducation des Américains est purement mercantile, technique. Ici l’homme pratique s’étale dans sa plus redoutable platitude. » Excellent musicien, il se moquait des soirées musicales où il était convié. Il comparait le chant des dames américaines au son que l’on obtient lorsqu’on promène un doigt mouillé sur le bord d’un verre rempli d’eau. « C’est un crissement bizarre, qui se rapproche de celui de la mouette. »

Ces natures frustes de demi-civilisés étaient incapables d’apprécier toutes les qualités qui avaient imposé Fanny Elssler à l’admiration des Parisiens. Ces marchands de porcs, de coton ou de tabac ne se doutaient pas de toute la science qu’elle dépensait en la dissimulant sous les grâces {p. 355}de son sourire et sous l’apparente aisance de ses gestes ; ils n’avaient aucun soupçon de la pureté classique de son style ; la finesse de ses jeux de physionomie leur échappait. Margaritas ante porcos. Ils ne sentaient point ce qui constituait la personnalité de l’artiste. La danse de Fanny Elssler était pour eux ce qu’eût été celle de n’importe quelle ballerine célèbre, une acrobatie qu’on payait plus cher qu’au cirque et qui, par conséquent, devait être de qualité supérieure. On se pâmait devant les tours de force. Une variation prolongée que Fanny exécuta sur la pointe des pieds fit hurler de satisfaction les gens de New-York.

***

Des raisons étrangères à l’art firent le succès de Fanny Elssler en Amérique.

Elle arrivait là-bas précédée d’une réputation éclatante devant laquelle les Américains s’inclinèrent sans velléité de la contrôler. Ils ne se seraient pas permis de discuter un talent proclamé par Paris. Leurs journaux, qui s’inspiraient de ceux d’Europe, sonnaient à l’envi les louanges de Fanny. Le nom de l’artiste retentissait comme une fanfare de victoire, même avant que la bataille ne fût engagée. Dès son arrivée à New-York, avant de s’être montrée sur la scène, elle était saluée comme une triomphatrice. A Boston, « devant que les chandelles fussent allumées », pendant {p. 356}qu’elle s’habillait dans sa loge, le public impatient lui témoignait, par des trépignements, qu’il était subjugué d’avance. D’une ville à l’autre la renommée grossissait le bruit de ses succès. N’oublions pas que nous sommes au pays de Barnum. La foule était hypnotisée par la réclame ; la suggestion fut pour beaucoup dans son délire.

Fanny sut entretenir habilement cette fascination. Elle entoura sa personne d’un lustre qui en imposait aux snobs. A New-York, savante metteuse en scène, elle promena sa royauté dans des équipages à quatre chevaux. En décembre 1840 elle usa dans la même ville d’un traîneau superbe attelé de quatre chevaux blancs ; un jour cinquante traîneaux s’élancèrent à sa suite et lui firent, sur les longues avenues, une escorte triomphale. A la Havane, elle s’acheta pour ses étrennes de janvier 1842 une calèche qui éclipsa les plus riches « volantes » ; aux visites du jour de l’an, dans tous les salons, on ne parla que de son attelage.

« Vous tournerez la tête à mes Américains », avait dit à la belle passagère du Great Western le capitaine Hosken qui connaissait ses compatriotes. Il savait que, si les mérites de l’artiste devaient leur échapper, les séductions de la femme les remueraient puissamment.

Un peuple rude de travailleurs, que harcelait sans cesse l’aiguillon du gain, à qui ne souriaient point les muses, avait le soir au théâtre, en un moment de détente, la révélation de la Beauté. {p. 357}Ce n’était pas en une froide statue qu’elle était incorporée ; c’était en une femme aux formes souples, aux membres agiles, au chaud regard. La variété des attitudes faisait valoir à tout moment, sous un aspect nouveau, des lignes gracieuses. Certains défauts que les Parisiens reprochaient à Fanny Elssler lui donnaient sur les Américains un pouvoir irrésistible. Ses sourires semblaient leur promettre des paradis, et ses œillades jetaient l’incendie dans les poitrines les mieux gardées. Non seulement les inflammables Cubains se laissaient prendre à ce jeu, mais aussi les gens du Nord aux tempéraments vigoureux, aux impulsions fougueuses dont l’alcool décuplait souvent la force. Pour cette population, l’apparition de Fanny Elssler marquait une halte dans une existence de labeur ; c’était, pour un instant, l’évasion de la galère quotidienne ; c’était la joie de vivre.

Il s’en faut de beaucoup cependant que, par des danses licencieuses, Fanny ait allumé des feux pervers dans le cœur de l’oncle Sam. Elle eut la grande sagesse de ne pas oublier qu’elle était dans un pays où les vertus ne sont peut-être pas d’une trempe plus forte qu’ailleurs, mais où l’on tient à sauver les apparences. Avec beaucoup de tact elle saisit la note juste pour réussir auprès de gens tout blindés extérieurement de préceptes évangéliques. Tartufe pouvait assister à ses spectacles sans se compromettre. Elle ne s’exposait pas à ce qu’on lui criât : « Cachez ce sein que je ne saurais voir », {p. 358}car elle ne se montrait qu’en des costumes d’une décence rigoureuse. Le Courrier des Etats-Unis la trouva même un peu prude ; il dit : « Poussant à l’excès la crainte du public américain dont on lui a sans doute exagéré les pudibondes susceptibilités, Fanny Elssler a tellement allongé sa robe de danseuse que ses jambes si fines, si merveilleuses de contour, disparaissaient sous ces voiles importuns. Ceci est une profanation et un manque de courage. »

A la ville, Fanny observait les convenances plus sévèrement encore qu’à la scène. On ne lui connaissait aucune liaison ; dans sa vie, que les journaux étalaient au public, le censeur le plus austère ne découvrait aucun désordre. Le Courrier de New-York rendait un hommage éclatant « à la conduite de Mlle Elssler, si pleine de retenue, de bon ton, de décence, que le public américain est tombé en admiration devant cette chasteté d’un talent si difficilement chaste de sa nature. »

N’était-ce pas aussi un titre à la sympathie d’une population laborieuse que l’effort énorme soutenu par Fanny pendant deux années ? La vaillante femme donnait à ces robustes travailleurs l’exemple d’une activité infatigable. Été comme hiver, elle était en route, franchissant en chemin de fer, en bateau, en voiture, des espaces immenses, bravant la chaleur excessive, la neige et la tempête. Pour mener une vie pareille, il fallait une volonté qui fût d’acier comme les jarrets. Que {p. 359}l’artiste retirât de ces rudes campagnes un bénéfice colossal, c’était un motif de plus de se faire admirer par des lutteurs lancés éperdument à la poursuite du dollar.

Enfin Fanny conquit les Américains par sa bonté inépuisable. Comme en Europe, elle eut le désir constant que son bonheur profitât aux malheureux. Sur cent quatre-vingt-dix-neuf représentations, elle en donna vingt et une à titre gracieux, au profit d’œuvres de bienfaisance. Au taux de trois mille francs que lui rapportait en moyenne chaque soirée, c’était une recette de plus de soixante mille francs qu’elle abandonnait aux nécessiteux. Sa charité prenait encore d’autres formes. Elle marquait son passage à Boston par une distribution d’argent aux pauvres ; elle achetait cinquante paires de chaussures pour des orphelins et souscrivait pour une somme importante à la construction d’un orphelinat catholique dans la même ville.

La pensée maîtresse de Fanny Elssler en Amérique, une pensée qui venait du cœur, fut l’œuvre qu’elle recommandait au public de New-York du haut de la scène, la fondation d’une caisse de pensions pour les artistes dramatiques. Elle avait exposé ses vues dans une lettre adressée aux notabilités de la ville, et qu’il faut citer tout entière, parce qu’elle fait le plus grand honneur à celle qui l’a signée :

{p. 360}« Messieurs,

« Il y a près d’un an que je demandai s’il n’avait été établi dans cette ville aucun fonds pour le soulagement des acteurs âgés et indigents, et j’appris, à mon grand étonnement, que, dans un pays si décidément théâtral dans ses goûts, prodigue dans sa générosité, il n’existait d’institution d’aucune espèce en faveur d’une classe si exposée à l’infortune et si digne de sympathie.

« Dans toutes les grandes villes d’Europe, à Londres, Paris, Berlin et Vienne, des ressources permanentes ont été affectées à ce but charitable, et on se demande naturellement pourquoi il n’a été fait dans cette grande capitale, également renommée pour ses charités et pour ses sympathies dramatiques, aucune heureuse tentative en vue d’organiser, sur une base solide et durable, un fonds pareil pour un pareil but ?

« Il ne m’appartient pas de résoudre cette question, mais je hasarderai une remarque, c’est que ni des difficultés, ni des échecs antérieurs ne peuvent être une objection réelle à l’essai et au succès d’un nouvel effort général.

« Le moment est très convenable ; il existe de grandes souffrances que ne peut soulager l’assistance individuelle. Combien d’artistes âgés et infirmes qui ont longtemps survécu au pouvoir de plaire, jettent maintenant un regard de prière {p. 361}sur ceux qui sont capables et, je l’espère, désireux de les secourir !

« Leurs premiers droits existent, indubitablement, vis-à-vis de la profession à laquelle ils appartiennent, et qui compte parmi ses membres des personnes aussi estimables que riches, dont je suis fière de connaître un grand nombre, et qui, par leurs remarquables talents, élèveraient toute position dans laquelle elles pourraient se trouver placées. Mais il est bien connu que les ressources de la profession sont maintenant, pour diverses causes, péniblement limitées. C’est alors de la communauté tout entière que doivent venir les secours les plus efficaces et, heureusement pour les pauvres solliciteurs, c’est une communauté qui n’est jamais sourde au cri du malheur innocent.

« J’espère, Messieurs, que mes sentiments ne m’auront pas entraînée au delà de la position que je voudrais occuper clans cette bonne cause, celle d’un humble instrument. Je me présente comme l’un des membres de la grande famille des artistes qui regarderaient comme une faveur, comme un privilège, de prêter tous leurs efforts au soulagement de leurs frères malheureux, qui, bien qu’ils appartiennent à un sol et à un climat étrangers aux miens, n’en sont pas moins unis à moi par les liens puissants d’une même carrière et d’une commune nature.

« En résumé, Messieurs, je fais l’offre formelle {p. 362}de mes services professionnels pour l’établissement, dans la ville de New-York, d’un fonds charitable, destiné au soulagement des acteurs invalides, et j’ai le fervent espoir, la ferme croyance que ce sera la source d’un grand bien.

« Il ne me reste qu’à demander pardon aux personnes dont je me suis permis d’emprunter les noms ; mais je sens que j’en avais quelque droit, car ces noms ont toujours et libéralement figuré dans tous les projets louables, dans toutes les nobles entreprises. Est-ce qu’on les effacerait au bas de cet appel ?

« J’ai l’honneur d’être

« Votre toute dévouée,

« Fanny Elssler. »

Comment les dollars auraient-ils refusé de sortir des bourses, à cette requête si délicatement formulée ? Quant à Fanny, lorsque par ce beau geste final elle détournait vers ses camarades moins heureux une partie du fleuve d’or qui coulait vers elle, ne devenait-elle pas digne de l’auréole dont les Américains l’entouraient ?

***

Malgré toutes les raisons qu’avait Fanny de bénir l’Amérique, une condition essentielle empêchait son bonheur d’être complet. Elle avait {p. 363}une nature trop fine d’artiste pour ne pas sentir que l’encens brûlé devant elle était épais et âcre. Quelle différence entre ces Béotiens du Nouveau-Monde et le public si fin, si cultivé, de Paris ! Sa pensée revenait sans cesse vers la France, sa vraie patrie artistique. Un moment, grisée par le succès, éblouie par l’or, elle s’était laissé entraîner à rompre avec l’Opéra. Ce ne fut pas sans un douloureux déchirement, ni sans remords. Elle se trouva désemparée. Des projets confus et contradictoires se succédaient dans son esprit. Tantôt elle parlait de retourner en Europe pour en ramener un corps de ballet modèle ; tantôt elle annonçait sa résolution de se retirer définitivement du théâtre, au moment du plein épanouissement de son talent et de sa beauté.

Cette incertitude la tourmentait lorsqu’elle prit place à bord du Caledonia pour repasser l’Atlantique. Déjà la fin de son séjour à New-York s’était passée dans une atmosphère de malaise et de tristesse. La ville avait été éprouvée par des krachs financiers et des escroqueries prodigieuses. Fanny avait placé sa fortune nouvellement acquise en stocks des Etats-Unis et de l’Ohio. Elle pouvait se demander si elle avait été bien conseillée. Le temps était aux catastrophes. Un immense incendie dévorait une grande partie de Hambourg. Sur le chemin de fer de Paris à Versailles se produisait un accident effroyable. Fanny apprit les deux nouvelles au moment de {p. 364}s’embarquer ; elle y vit un fâcheux présage. Ses craintes ne furent pas justifiées ; la traversée fut paisible. Mais à l’arrivée à Liverpool, le premier événement qu’on lui annonça fut la fin tragique du duc d’Orléans. Quoique le prince se fût comporté peu galamment à son égard, le récit de cette mort soudaine et brutale la bouleversa profondément.

Paris, son cher Paris, était maintenant pour elle le Paradis perdu. L’entrée lui en était interdite par des hommes dont les mains brandissaient, telle l’épée flamboyante de l’archange, des papiers timbrés. C’étaient les huissiers et les recors mis en mouvement par l’administration de l’Opéra.

Décidément tout n’était pas rose dans la vie.

{p. 365}

Chapitre X

le coucher de l’astre §

« Paris est la ville la plus essentiellement oublieuse. Tant que vous êtes là, c’est bien. Vous partez : bonsoir ! Paris, au fond, garde quelque rancune aux gloires qui s’en vont et qui préfèrent les guinées d’Angleterre ou les roubles de Russie à ses applaudissements ; et n’a-t-il pas un peu raison ? Dès qu’il a tiré de la foule un gosier ou une paire de jambes, voilà que ce gosier et ces jambes vont chanter et danser pour les autres, sans songer que c’est à nos bravos, à nos réclames, à nos feuilletons qu’ils doivent toute leur fortune. Il est vrai que Paris se venge en inventant tout de suite une autre célébrité ; il prend la première venue, l’illumine d’un regard, et l’on ne songe pas plus à la gloire partie en chaise de poste que si elle n’avait jamais existé. »

Ainsi parle Théophile Gautier139 et il se {p. 366}montrait lui-même digne citoyen de l’oublieuse capitale. Il avait promis à Fanny Elssler de la rappeler au souvenir des Parisiens pendant que les mers la sépareraient d’eux. Téméraire engagement ! Tandis que Fanny conquérait l’Amérique, Carlotta Grisi effaçait du cœur du bon Théo l’image de l’absente.

Ceux des Parisiens qui n’oubliaient pas étaient exaspérés par les nouvelles d’outre-mer. Les gens de goût jugeaient que l’enthousiasme américain dépassait toute mesure. Les sceptiques ne voyaient dans les récits des journaux qu’hyperboles et mensonges.

La Gazette des Théâtres et le Siècle exprimèrent des dispositions peu bienveillantes. Le Siècle poursuivait Fanny de sa verve caustique. La Gazette des Théâtres disait, le 6 août 1840 : « Les succès de Mlle Elssler en Amérique sont légitimes, fructueux et retentissants. Mais ce n’est pas une raison pour que certaine portion de la presse américaine les ridiculise avec ses puffs. L’encens porte aux nerfs, quand il n’est pas purifié. »

Mais ce n’étaient là que légères égratignures auprès de la formidable attaque que dirigea contre Fanny un grand périodique parisien. La Revue des Deux-Mondes, en 1840, était jeune et capable de s’échauffer à propos d’une danseuse. Elle partit en guerre avec impétuosité et bombarda d’un article de poids la légère créatrice de la Cachucha.

Les hostilités éclatèrent à l’occasion de la {p. 367}rentrée de Marie Taglioni à l’Opéra, en juillet 1840. Le 1er août, un collaborateur anonyme de M. Buloz saluait cet événement par ces paroles joyeuses : « Un vent de bénédiction a soufflé l’autre semaine sur la salle de l’Opéra… Les échos du théâtre ont dit : Taglioni ! et le public est accouru en foule comme aux jours anciens : Taglioni ! et toutes les mains ont battu de plaisir dans les loges, et les bouquets ont volé dans l’air, et l’enthousiasme de l’âge d’or s’est retrouvé. » L’analyse du talent de Marie Taglioni, qui est appelée « la poésie de la danse », amenait la comparaison avec d’autres danseuses et forcément avec Fanny Elssler. « Partout on sent l’effort et le travail : Mlle Elssler arrondit ses gestes et prépare à loisir ses moindres poses… L’art des autres danseuses s’apprend comme un métier ; l’art de Taglioni vient de la nature… Taglioni appartient aux éléments, comme dirait Gœthe ; il lui faut des rôles en dehors de ce monde : aussi que de rôles élémentaires n’a-t-on pas inventés pour elle, ondines, sirènes, hamadryades, que sais-je ? et cependant elle revient toujours à la Sylphide, ce ballet charmant où sa fantaisie se donne libre cours. » Et c’est dans ce rôle de la Sylphide qu’une Fanny Elssler osa se mesurer avec elle ! Quelle outrecuidance ! Mais la coupable a été bien punie. « Comme Taglioni s’est bien vengée de toutes les petites usurpations de Mlle Elssler ! Comme elle a ravagé toutes les fleurs de son jardin avec une malice enchanteresse ! {p. 368}Comme elle lui a tout pris, tout, jusqu’à sa cachucha ! » En effet, Taglioni s’est emparée de ce pas espagnol qui faisait la gloire de Fanny Elssler. Sous le nom de la gitana, c’est la cachucha qu’elle a dansée, mais une cachucha « dépouillée de ce qu’elle a de brutal, de provocateur, de terre-à-terre, et transportée dans les régions de la danse et de la poésie. »

Voici maintenant le grand grief : on en veut à Fanny d’avoir rempli le monde du bruit de ses succès américains ; on lui reproche d’avoir dansé pour des barbares et de s’être attardée au milieu de démonstrations puériles comme l’avait été la fameuse réception à bord du North Carolina, au lieu de persévérer dans l’effort vers la véritable beauté artistique :

« Aussi, Mlle Elssler, que diable alliez-vous faire dans cette galère, dont les journaux américains ne se lassaient pas de parler, et en si beau style ? Tandis que vous couriez sur le pont, que vous grimpiez dans les cordages comme une enfant, Taglioni courait sur les planches de l’Opéra comme une danseuse sans rivale, comme Taglioni ! Tandis que le Nouveau-Monde vous adoptait, tandis que les feuilletons de New-York chantaient si plaisamment votre gloire par delà les mers, Taglioni dansait chez nous ; Taglioni, votre reine à toutes, effaçait vos moindres traces, non dans l’air, mais sur la terre. Quel malheur pour vous, Fanny Elssler ! Taglioni vous a pris la {p. 369}Cachucha, c’est-à-dire la Smolenska, la Mazourka, la Cracovienne, toutes ces variations d’une même chose, toutes ces facettes du seul diamant de votre chétive couronne. Il ne vous reste plus qu’à faire comme elle. Taglioni vous a pris la Cachucha, prenez-lui la Sylphide maintenant. »

L’auteur de l’article fait observer que l’épreuve était dangereuse pour Taglioni, quand elle s’essayait dans un genre que Fanny Elssler s’était attribué, non sans éclat. « Elle avait à lutter contre des souvenirs d’hier, contre un certain engouement du public, encore sous l’impression des œillades agaçantes de la danseuse viennoise et de ce fameux mouvement de hanches dont on a tant parlé. » Le public, simpliste et routinier, avait classé les deux danseuses ; l’une était une Sylphide, l’autre une Andalouse ; il n’y avait pas à sortir de là. Mais Taglioni a démontré qu’elle n’était pas condamnée à se mouvoir exclusivement dans le royaume des airs et qu’elle pouvait empiéter sur le domaine de Fanny, tandis que celle-ci avait sa sphère aux limites infranchissables. « De ce que Mlle Elssler ne saurait s’enlever, de ce que les ailes lui manquent, il ne s’ensuit pas que Taglioni ne doive pas descendre sur la terre, si c’est son caprice. Les gazelles ne volent pas et les oiseaux marchent. »

{p. 370}
***

Les Parisiens eurent contre Fanny Elssler un autre grief, plus sérieux. Ils lui en voulurent de sa conduite, en effet, difficilement excusable, envers la direction de l’Opéra. Les engagements sont chose sacrée que même une danseuse n’a pas le droit de fouler aux pieds. On ne pardonna pas à Fanny de l’avoir oublié.

En juin 1840, Léon Pillet, attaché depuis plusieurs années à l’Opéra en qualité de commissaire royal, prit la succession de Duponchel qui alla faire de l’orfèvrerie d’art, ou plutôt ce fut sa favorite, Mme Stoltz, la cantatrice, qui tint le gouvernail d’une main autoritaire et capricieuse.

Voici, d’après une plaidoirie prononcée le 24 août 1842 par Me Dupin, devant la Cour royale de Paris, les faits qui obligèrent Léon Pillet à traduire en justice Fanny Elssler :

« La durée de l’engagement contracté en décembre 1836 par Mlle Fanny Elssler avec le théâtre de l’Opéra, en qualité de premier sujet de la danse et de la pantomime, fut fixée à compter du 1er septembre 1837 au 31 mai 1841, et les appointements s’élevaient à 10 000 francs, payables de mois en mois ; plus 250 francs de feux par chaque représentation, le directeur s’obligeant à lui fournir l’occasion de danser cinquante-quatre {p. 371}fois pendant les neuf mois qu’elle resterait à Paris ; plus encore trois mois de congé par an rachetables par 8 000 francs, plus enfin une représentation à bénéfice à l’expiration de l’engagement. A ce traité succéda le 10 juillet 1839 un second engagement à partir du 1er juin 1841 jusqu’au 31 mai 1845, aux mêmes conditions, avec dédit de 60 000 francs ; puis, le 12 décembre 1839, on régla les congés dus par l’administration jusqu’au 1er juin 1840. Mlle Fanny Elssler écrivit alors au directeur : « Je me mettrai à la disposition de « l’administration pour ma rentrée avant le « 15 août 1840, terme de rigueur. » Le congé fut prolongé une première fois de deux mois imputables sur celui de trois mois auquel elle avait droit, du 1er juin 1840 au 1er juin 1841 ; elle devait donc être à Paris le 15 octobre 1840. Le 29 septembre 1840, nouvelle prolongation accordée par l’administration : Mlle Fanny pouvait donc rester absente jusqu’au 1er janvier 1841. En considération de ces nouvelles concessions, l’actrice s’engageait à payer au directeur la somme de 60 000 fr. dans le cas où elle ne ferait pas acte de présence à Paris le 1er janvier 1841. Il était entendu, néanmoins, qu’en cas de maladie, naufrage ou accident de force majeure, l’engagement serait résilié ; mais aucune excuse n’était admissible au cas où il serait prouvé que Fanny aurait dansé ou joué sur un théâtre quelconque après le 15 décembre 1840. Par cette concession tous les congés auxquels {p. 372}elle avait droit en vertu de ses deux engagements se trouvaient éteints jusqu’au 18 juin 1841.

« Cependant, dès les mois de novembre et de décembre 1840, Mlle Fanny écrit de New-York à M. Léon Pillet « qu’elle a en Amérique des engagements dont elle ne peut se délier, et qu’il ne peut compter sur elle avant le mois de mai 1841 ; que si M. Léon Pillet exige les 60 000 francs de dédit, il ne reste plus à Mlle Fanny qu’à envoyer sa démission à l’Opéra, que tout sera à jamais fini entre elle et l’administration, etc., etc. » ; tantôt c’étaient des menaces, tantôt des cajoleries.

« M. Pillet n’avait plus le choix des moyens. Il fit sommation à Fanny de se présenter immédiatement à l’Opéra pour y remplir les rôles de son emploi ; on répondit qu’elle n’était pas à Paris et qu’elle devait être à l’étranger. C’est alors qu’a été formée par M. Pillet une demande en résiliation des engagements et en paiement des 60 000 fr. de dédit140. »

Le procès, long et fastidieux, commença le 11 février 1841 devant le Tribunal de commerce de la Seine. L’agréé de Fanny Elssler, Me Schayé, et son avocat, Me Charles Ledru, sollicitèrent plusieurs remises. Le 8 septembre on en était encore à discuter la compétence du Tribunal de commerce. Le nouvel agréé de Fanny, Me Châle, développait {p. 373}l’argumentation suivante : Un artiste n’est pas un négociant ; un engagement d’artiste ne peut être apprécié que par les tribunaux civils, n’étant pas l’acte de quelqu’un qui spécule ; un artiste n’est pas un facteur, ni un commis du directeur. « Je le demande à mon adversaire lui-même, dit-il en s’adressant à Me Durmont, agréé de Léon Pillet ; il n’est pas étranger aux émotions du théâtre, et si, lorsqu’il venait d’applaudir au talent, à la grâce de Fanny Elssler, on était venu lui demander si elle était la factrice ou le commis de M. Léon Pillet, il aurait ri de pitié. »

Me Durmont avait beau jeu ; il répondit en lisant l’engagement signé par Fanny, où il était dit :

« Le présent engagement commencera le 1er juin 1841 et finira le 31 mai 1845 ; il sera résiliable à la fin de la première année, à la volonté de l’administration et sans réciprocité.

« Voulons en outre qu’il ait même force et valeur que s’il était passé devant notaire, sous peine de paiement de 60 000 francs à titre de dédit, exigible en totalité, à quelque époque de l’engagement que ce soit et quel que soit le temps qui resterait à courir, payable en tous lieux où le premier contrevenant pourrait se retirer, le présent engagement étant respectivement regardé et devant être jugé comme entreprise ou affaire de commerce. »

Le texte était formel. Le Tribunal considérant :

« Que dans la cause Duponchel et Léon Pillet {p. 374}agissaient comme directeurs-entrepreneurs de l’Académie royale de Musique ;

« Que d’après l’art. 634 les tribunaux de commerce ont qualité pour connaître des actions contre les facteurs, commis des marchands ou leurs serviteurs… ;

« Que chacun des acteurs ou artistes engagés à l’administration d’un théâtre concourt en ce qui le concerne à l’exploitation d’une entreprise commerciale…, etc., etc. » ;

se déclara compétent, ordonna, malgré les observations de Me Châle, que l’affaire fût plaidée au fond, débouta Fanny de son opposition à un jugement précédent et la condamna par corps à payer le dédit de 60 000 francs.

La sentence était dure pour Fanny Elssler. Non seulement elle avait à payer une grosse somme, mais elle avait l’humiliation de se voir assimiler à des facteurs, à des commis, à des serviteurs de marchands, elle que les peuples d’Amérique avaient acclamée comme une reine ! Elle fit appel. Le procès fut repris devant la Cour royale de Paris, sous la présidence de M. Séguier, dans l’audience du 23 août 1842.

Me Dupin plaida pour l’Opéra. Après un exposé impartial des faits, il démontra que Fanny Elssler avait violé tous ses engagements uniquement à cause des succès de gloire et d’argent qu’elle avait obtenus en Amérique et dont il donna une idée à la Cour en lisant un feuilleton de journal {p. 375}intitulé : Les Pérégrinations d’une danseuse ; la vérité sur son séjour en Amérique ; chiffre officiel de ses recettes, de ses dépenses et de ses dons. La Cour royale confirma purement et simplement la décision des premiers juges.

Les termes de la sentence du Tribunal de commerce qui condamnait Fanny « par corps » à payer son dédit donnèrent naissance à d’aimables facéties. La Gazette des Théâtres dit dans son numéro du 1er septembre 1842 : « Comme on le sait, la condamnation obtenue par le directeur de l’Opéra contre Fanny Elssler prononce la prise de corps. Un de nos confrères dit à ce sujet que jamais la profession d’huissier n’aura trouvé tant d’envieux. Nous ajouterons que, depuis que le résultat du jugement est connu, les charges d’huissier ont augmenté de valeur. On dit même que quelques riches Américains, fanatiques de Mlle Fanny et qui l’ont accompagnée en Angleterre, sont en instance pour se faire naturaliser Français et pouvoir devenir… huissiers, dans le cas où Fanny Elssler reviendrait à Paris ! »

Léon Pillet fut galant homme. Au lieu d’user des droits que lui reconnaissaient les tribunaux, il aima mieux faire une nouvelle tentative de conciliation. Les pourparlers qu’il eut avec l’homme d’affaires de Fanny prirent bonne tournure, si bien qu’il remit à l’étude le Diable boiteux, la Gypsi et la Tarentule. Il attendait les deux sœurs Elssler pour la fin de novembre 1842. Mais au {p. 376}dernier moment tout cassa. Fanny, que les Américains avaient décidément changée, eut des exigences inadmissibles. Un nouveau procès commença, comme le premier, devant le Tribunal de commerce, et Fanny le perdit encore. Cette fois, Léon Pillet poursuivit l’exécution de la sentence. Il fit saisir le mobilier que Fanny avait laissé à Paris. Puis, en juillet 1843, lorsqu’elle alla danser à Bruxelles, il voulut faire frapper d’opposition les sommes qu’elle allait gagner. Mais lorsque Me Spinnael, au nom de l’Opéra, se rendit à la Monnaie pour opérer la saisie, on lui montra un reçu signé de Fanny et prouvant qu’elle s’était fait payer d’avance sa part des recettes à effectuer, à savoir 1 500 francs par représentation. Léon Pillet n’eut pour se dédommager que la vente du mobilier et la recette de la représentation à bénéfice du 30 janvier 1840, que Fanny n’avait pas touchée avant de partir pour l’Amérique.

La rupture avec Paris était consommée. Elle était regrettable pour Paris, qui perdait une danseuse excellente. Elle ne l’était pas moins pour Fanny, qui s’exilait du milieu le plus apte à l’apprécier. Son attitude lui aliénait les sympathies éclairées qui avaient fait pour elle de Paris un séjour de délices. Enfin elle laissait obscurcir, ne fût-ce que passagèrement, son renom de loyauté qui la faisait appeler par Charles de Boigne « le plus honnête homme des danseuses ».

{p. 377}
***

La transfuge eut d’ailleurs des compensations brillantes. Pendant neuf années encore elle parcourut l’Europe, partout acclamée et terminant sa carrière dans la splendeur d’une apothéose. Les capitales étaient lasses de voir passer et repasser périodiquement Marie Taglioni, dont le romantisme était démodé et qui ne réussissait guère, lorsqu’elle voulait rajeunir sa danse en l’assaisonnant d’un peu de piquant. Fanny Elssler, au contraire, toujours fraîche et vigoureuse, n’avait pas fatigué l’admiration des nations. Elle vit se reporter sur elle l’idolâtrie des foules prosternées jusqu’alors devant sa rivale. Un des ballets que dansait Marie Taglioni, l’Ombre, faisait dire qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, tandis que l’astre de Fanny Elssler brillait de son plus vif éclat.

Nous ne la suivrons pas dans le détail de ses pérégrinations multiples. Nous assisterions à une succession monotone de triomphes. Les couronnes s’accumulent, partout les mêmes ; les bouquets pleuvent, pluie aussi peu variée que celle qui tombe du ciel ; les pièces de vers pullulent, rarement originales, et les journalistes, très en peine de renouveler le fonds des formules laudatives, se traînent partout dans l’ornière de la phraséologie professionnelle. Cependant il y eut par ci {p. 378}par là des manifestations dignes d’être notées. Plus d’une fois le passage de Fanny Elssler provoqua de curieux mouvements d’opinion, échos des grands événements contemporains ; ou bien il faisait apparaître des mœurs pittoresques, ou bien des personnalités en vue prononcèrent à son sujet des paroles remarquables. Ce sont les plus caractéristiques de ces faits qu’il nous suffira d’enregistrer.

Les Viennois firent à leur compatriote un accueil affectueux, lorsque, à son retour d’Amérique, elle reparut au milieu d’eux. Le 2 septembre 1842 elle vint en spectatrice au Kærnthner-Thor, pour assister à la représentation du ballet le Naufrage de la Méduse. Des applaudissements et des rumeurs joyeuses saluèrent son entrée dans la salle.

Elle n’avait pas l’intention de danser dans sa ville natale. On lui demanda si instamment de le faire qu’elle y consentit, mais pour une fois seulement, au profit d’une institution charitable, l’œuvre des garderies d’enfants de Margarethen et de Neulerchenfeld. La représentation fut fixée au 28 septembre. Vienne fut en émoi. Des spéculateurs accaparèrent les places et les revendirent à des prix américains. La soirée eut le caractère d’une fête de famille. La Cracovienne, une danse espagnole, El Jaleo de Jeres, et la Cachucha furent applaudies par un public attendri qui venait apporter un témoignage de sympathie, {p. 379}plus encore que d’admiration, à l’aimable artiste, sortie du peuple viennois. Comme Fanny abandonnait toute la recette à l’œuvre des garderies, cette générosité accrut encore l’émotion générale.

De 1844 à 1847, Fanny revint fidèlement tous les ans à Vienne au moment de la saison italienne, c’est-à-dire aux environs de Pâques. Elle donnait chaque fois une série de dix à quinze représentations sur la scène de la Porte de Carinthie. Chacune de ces réapparitions était pour ses compatriotes l’occasion de lui manifester leur cordiale affection.

La première ville où Fanny, après son retour d’Amérique, donna une série de représentations fut Berlin. Elle y débuta le 18 octobre 1842 dans le Dieu et la bayadère. On mit ou l’on remit en scène pour elle le Diable boiteux, la Sylphide, la Fille mal gardée, Barbe-Bleue et la Tarentule, spectacles auxquels s’ajoutaient El Jaleo de Jeres et la Cracovienne. L’enthousiasme des Berlinois dépassa toute attente. Une représentation à bénéfice donnée le 22 novembre les jeta dans un véritable délire.

Le poète Frédéric Rückert nota ces accès de folie dans un recueil qu’il publia sous le titre d’Un hiver à Berlin. Un des morceaux de ce journal en vers est une sorte d’imitation du psaume Nunc dimittis, Domine, où Rückert dit :

« Maintenant je puis en paix gagner la tombe, puisque j’ai vu ce qu’il y a de plus sublime au {p. 380}monde ; j’ai vu les jambes de la divine Fanny s’élever jusqu’au ciel.

« Mais après toute cette joie je crains de ne plus pouvoir être heureux dans l’autre monde. Que voulez-vous que me fassent les anges au ciel, quand j’ai vu pareille danse sur la terre ? ».

Dans une autre pièce, l’ironie de Rückert se fait amère. Il appartient, dit-il, à une génération qui honorait les poètes par-dessus tout, tandis qu’à présent une ballerine est fêtée plus que les grands génies.

« De mon temps Gœthe et Schiller, voire même Voss et Miller, étaient plus célèbres que les trilles d’un virtuose ou que les cabrioles d’une danseuse. Il faut que tu les ailles voir et entendre, mon fils, afin de déraisonner avec les fous, car tu fais partie des chœurs de la jeunesse, tandis que moi, je suis de la vieille ferraille141. »

Henri Heine raillait le succès démesuré que Berlin faisait à certaines personnalités littéraires ou artistiques, telles que Liszt, Fanny Elssler ou Saphir. « La paisible et dévote Allemagne, disait-il, ne veut pas manquer l’occasion de prendre un peu de mouvement, quand la chose lui est permise ; elle veut secouer un peu ses membres engourdis, et mes Abdéritains des bords de la Sprée aiment à se chatouiller pour se mettre en état d’enthousiasme142. » En tous cas le goût {p. 381}des Berlinois en matière de ballet ne semblait pas plus aiguisé en 1842 qu’en 1830. Ils ne faisaient pas de différence entre Fanny, parfaite incarnation de la Cachucha, et Fanny légèrement dépaysée dans le rôle de la Sylphide. Ils acceptaient avec la même béatitude l’excellent et le moins bon, l’Andalouse authentique et le pastiche d’une fée d’Ecosse. La presse débitait mécaniquement, sans finesse, des louanges hyperboliques. Un de ses chefs les plus écoutés était toujours encore Rellstab que l’âge n’avait pas amélioré. Dans les comptes rendus qu’il donne à la Vossische Zeitung des représentations de Fanny, le malheureux semble vouloir imiter Jules Janin. Il fait songer à certain animal de La Fontaine qui s’essaie à faire des grâces. Qu’il a la patte lourde, et combien il reste inférieur même à son détestable modèle ! Il écrit par exemple : « Les lecteurs remarqueront que les tourbillons de la rotation dans laquelle tout tourne autour de l’étoile polaire de la danse ont entraîné, sans résistance possible, l’auteur de l’article, tant sa critique est biscornue et tourbillonnante. » Voilà les pauvres fleurs qui poussaient pour Fanny sur les bords de la Sprée !

A Berlin elle eut la douleur d’apprendre la mort de son père, décédé à Vienne le 12 janvier 1843, à l’âge de 73 ans. Elle ne put rendre les derniers devoirs à celui dont elle avait été la joie et l’orgueil, et qui allait reposer désormais au {p. 382}cimetière de Hundsthurm, non loin de la tombe de son cher et vénéré maître Haydn.

De Berlin, Fanny se rendit à Londres où elle trouva, dans la direction des théâtres, la même misère que dix ans auparavant. Bunn, le Véron londonien, luttait désespérément à Covent-Garden contre une catastrophe imminente. Il fit appel à l’artiste qui, avant son départ pour l’Amérique, avait fait sur les Anglais une impression si profonde. Fanny parut en mars 1843 sur la scène de Covent-Garden, mais, quoique le public lui témoignât la même faveur qu’autrefois, elle ne put sauver le malheureux théâtre.

Londres la revit en 1847 à Covent-Garden restauré. La saison n’offrit rien de remarquable.

Entre ces deux voyages en Angleterre, il se passa un événement qui eut dans l’histoire de la chorégraphie le même retentissement que la bataille des Nations dans l’histoire des temps modernes. Lumsley, directeur de Her Majesty’s Theatre, avait eu l’idée, en 1845, de réunir dans un même spectacle Marie Taglioni, Carlotta Grisi, Fanny Cerrito et Lucile Grahn. Jamais on n’avait vu semblable groupement de talents de premier ordre. Des amateurs étaient accourus du continent pour assister à cette merveille et s’en firent un titre de gloire. Pourquoi Lumsley n’avait-il pas offert une place à Fanny Elssler plutôt qu’à Lucile Grahn ou qu’à Fanny Cerrito dans le fameux quatuor ? Sans doute parce qu’il était plus difficile {p. 383}de réunir Marie Taglioni et Fanny Elssler que de marier la République de Venise et le Grand Turc.

En 1843, au retour de Londres, Fanny fut fêtée à Bruxelles. Quatorze représentations qu’elle y donna du 31 mai au 6 juillet firent sortir les Belges de leur flegme proverbial. Là encore elle conquit tous les cœurs par sa bonté. Le 3 juillet elle dansa au profit de l’Hospice des Aveugles et Incurables. A la fin du spectacle une députation de vieillards vint la remercier d’avoir renoncé, en leur faveur, à la totalité de la recette. La scène, simple et touchante, eut un épilogue dans la rue où la population exaltée se jeta sur la voiture et reconduisit la généreuse artiste en triomphe à son hôtel. Trois jours après, Fanny prêtait de nouveau son concours, à titre gracieux, à un spectacle extraordinaire donné au bénéfice du corps de ballet143.

En 1844, les habitués du théâtre de la Monnaie purent faire à leur tour le classique parallèle entre Marie Taglioni, qu’ils virent du 20 septembre au 2 octobre, et Fanny Elssler, qui resta du 7 au 18 octobre. Un journal traduisit leur impression dans cette formule : « Taglioni, c’est l’air ; Elssler, c’est la terre combinée avec le feu144 ».

A ce moment le bruit courut que Fanny, réconciliée avec Léon Pillet, reparaîtrait bientôt sur {p. 384}la scène de l’Opéra. La nouvelle était malheureusement fausse. Ce n’est pas à Paris, c’est au théâtre allemand de Budapest que Fanny se montra dans l’hiver de 1844 à 1845. Les Magyars oublièrent en sa présence leurs rancunes, violentes alors, contre les Autrichiens ; ils offrirent à la Viennoise un banquet où ils burent du champagne et du tokay dans ses souliers de danse.

***

Les nombreux voyages que Fanny Elssler fit en Italie de 1844 à 1848 présentent un intérêt spécial.

Le pays était profondément travaillé par les sociétés secrètes qui préparaient la double victoire des idées libérales et des aspirations patriotiques. La Jeune Italie, fondée par Mazzini, avait fomenté l’insurrection de Rimini en 1843. Des trouble éclataient en Calabre. Une ardente école de littérateurs avait pris pour devise : fuori gli stranieri (à la porte les étrangers !). C’est au milieu de ce peuple frémissant d’ardeur belliqueuse, impatient avant tout de délivrer ses frères asservis à l’Autriche, que Fanny Elssler, l’Autrichienne, s’aventurait. Ce n’était pas sans péril ; plus d’une fois elle s’en aperçut. Mais elle réussit, par la toute-puissance de son art et le charme de sa personne, à endormir les haines nationales, à faire oublier qu’elle était une tedesca. {p. 385}Ce fut un de ses plus beaux triomphes. Elle nous apparaît comme la belluaire qui, par la seule force du regard et du sourire, fait taire les rugissements des lions.

Venise supportait douloureusement la domination autrichienne. C’est là cependant que Fanny reçut en 1846 un hommage extraordinaire sous la forme d’un poème qui lui fut offert, en une plaquette de luxe, par un groupe d’admirateurs italiens. Le poème était de Giovanni Prati, l’un des Tyrtées du risorgimento, l’auteur populaire de l’Hymne à l’Italie, du Huit février à Padoue, de Nous et les étrangers. C’est un long dithyrambe, d’un romantisme impétueux, supérieur par sa valeur littéraire à la plupart des poèmes qui éclosent d’ordinaire sous les pas des danseuses. Le patriotisme italien s’y marie d’une manière inattendue avec l’enthousiasme esthétique. A ce titre il mérite d’arrêter pour un moment notre attention.

Prati commence par déclarer qu’avant d’avoir vu Fanny Elssler il la détestait. Il disait : « Maudite soit la mime, maudites soient ces races démentes et iniques qui lui versent l’or et avec l’or la gloire ! » Il songeait avec mépris à l’Américain sauvage et chevelu qui, du fond des forêts vierges, se précipitait, comme Pâris vers Hélène, au cirque enchanteur, vers l’autel de la déesse. Mais du jour où il l’a vue ses sentiments ont changé. Il se demande de quelle sphère est venu {p. 386}cet être incomparable, dans quels suaves embrassements il a été conçu, combien de joies et de martyres il est destiné à connaître. « Tu es venue, s’écrie-t-il, ô créature, de planète en planète, enveloppée de formes resplendissantes et harmonieuses, et tes pas rayonnants étaient des envolées. Tout autour de toi te souriaient les cieux et les océans amoureux palpitaient. — A chercher les ailes sur ton dos j’ai fatigué la pupille de mes yeux, et tu poursuivais ton doux et fantastique tournoiement. Les fleurs les plus délicates de la vallée, qu’aurait pliées l’aile d’un papillon, ouvrent mollement leur sein sur ton passage, et pas une seule n’a eu même une feuille froissée par toi ; au contraire elles brillent, après que tu les as touchées, d’une jeunesse plus belle. Et tu frôlais gracieusement les eaux de l’éclair de tes pas légers, célestes.

« … Et tu poursuivais ton doux et fantastique tournoiement. Tes lèvres étaient toujours immobiles ; un sourire éternel les parait. Mais des essors soudains, changeants, puissants de ta blanche personne sortaient des paroles pleines de lumière, d’harmonie, d’enchantement. C’étaient quelquefois des langages ivres d’amour et de tristesse, comme les entendirent venir, en un sombre matin, des feuilles remuées et de l’alouette vagabonde dans le ciel, la vierge de Vérone et l’âme mélancolique de Roméo. Quelquefois ces danses terribles paraissaient un chuchotement mystérieux {p. 387}de la mort. Tantôt c’était le rossignol gémissant dans les roses, tantôt l’aigle sauvage bravant les feux du soleil. Ainsi tu révélais à l’univers, ô femme, ce que l’univers a de plus secret, et parfois, dans la fuite rapide de quelques instants, se reflétaient sur ton visage le ciel et l’abîme. »

Prati demande ensuite à la mystérieuse créature comment elle a appris à connaître les sentiments qu’elle exprime avec une force incomparable, ainsi par exemple dans le rôle d’Esmeralda, les extases de la vierge, la grâce ingénue, la pudeur céleste, les courroux terribles, les frayeurs sublimes de l’être chaste qui fuit un infâme baiser. Tous les vices des fils de Caïn se dissipent au souffle de ses lèvres, et le poète qui avait maudit la mime s’écrie maintenant : « Malheureux le cœur qui ne te comprend pas et ne t’aime pas ! »

Il essaie de définir l’art de Fanny : « Art qui n’es pas fait de sautillements, de poses arrogantes, d’insinuantes caresses, de frivolités piquantes et voluptueuses, mais tissé par elle avec les rayons les plus chastes et les plus légers de la lumière, avec le mystère le plus saisissant et le plus ineffable des sons, avec tout ce qui dans le cœur brûle et flamboie de hardi, de grand, de noble ; art qui n’es pas un marché de chair et de sourires, mais une étincelle divine, le compagnon trop éphémère, hélas ! des arts immortels et graves, je t’adore, et ce serait un tourment pour moi de contenir le souffle de chants qui s’agite dans mon cœur. »

{p. 388}Ce n’est point dans la troupe des sirènes funestes aux navigateurs, ni parmi les nymphes, qui retiennent les guerriers enchaînés par des liens honteux qu’il faut ranger Fanny Elssler, mais dans le groupe sacré de Dante et de Raphael.

La pensée du poète s’élève. Il veut plonger dans le mystère de l’avenir. Que deviendra cette substance faite de lumière et d’harmonie, cette forme délicate d’où émane comme un parfum de roses ? Tombera-t-elle, mêlée à notre argile, dans les vapeurs de la mort ? Ce divin prodige roulera-t-il dans les demeures froides et sombres de l’éternité ?

Et voici maintenant la voix du patriote qui se fait entendre. Il s’excuse d’avoir laissé éclater un enthousiasme joyeux d’artiste en des jours sombres où le malheur de Venise devrait lui inspirer des chants austères. Qu’on lui pardonne son hymne ! C’est la note douce qui monte à travers la tristesse d’une cérémonie funèbre et caresse les âmes endolories. Le poète crie son affection à Venise déchue et lui promet un avenir meilleur. Il la voit ressuscitée et dans son rêve il associe la reine de l’Adriatique, redevenue glorieuse, à l’artiste qui a embelli les jours d’amertume.

« Oh ! s’écrie-t-il en finissant, ange merveilleux de la danse, tu m’apparais dans cette vision muette comme la blanche et très belle déesse de l’Espérance qui s’incline sur les ondes et qui {p. 389}pour nous consoler nous berce et nous endort. »

Rome en 1846 était dans la lune de miel du pontificat de Pie IX. Sa réputation de libéralisme, l’hostilité que lui montrait l’Autriche, une bonhomie spirituelle rendaient extrêmement populaire le nouveau pape…

Qui depuis Rome alors admirait ses vertus.

Fanny Elssler avait obtenu à la fin de 1845 et au commencement de 1846 au Théâtre Argentina un succès qui l’avait décidée à prolonger son séjour dans la Ville Eternelle. Un moment le Saint-Siège avait eu l’idée d’interdire le ballet d’Esmeralda, tiré par Perrot de Notre Dame de Paris de V. Hugo, mais il ne persista pas dans cette intention.

Encouragés peut-être par ces dispositions conciliantes du gouvernement pontifical, de jeunes seigneurs romains s’avisèrent de consulter Pie IX au sujet d’un cadeau qu’ils avaient acheté pour Fanny. Une souscription avait, en moins de quarante-huit heures, atteint un total de douze mille francs, et, pour cette somme, un bijoutier en renom avait fabriqué une couronne en or. Le travail terminé, les organisateurs furent pris de scrupules et crurent devoir demander au pape-roi l’autorisation d’offrir un diadème à une danseuse. Pie IX les reçut avec amabilité et leur déclara qu’il n’avait aucune raison de s’opposer à leur projet. « Cependant, ajouta-t-il, vous me {p. 390}permettrez de vous faire observer que vous auriez pu être plus heureux dans le choix de votre présent. J’avais toujours cru, dans ma simplicité de prêtre, que les couronnes étaient faites pour la tête et non pour les jambes145. »

Dans une ville des Etats pontificaux, à Foligno, où Fanny donna douze représentations en février 1846, elle eut à se louer d’un accueil particulièrement touchant. Plusieurs familles des plus honorables lui avaient réservé un appartement dans leur maison. Très embarrassée de faire un choix, Fanny fit tirer au sort celle qui l’hébergerait. Les heureux gagnants de cette loterie peu commune furent des négociants, M. et Mme Falconieri.

De Naples, Fanny rapporta un sonnet qui la glorifiait dans ses dernières créations, Esmeralda, Le Rêve du peintre, Giselle, la Jolie fille de Gand. Le poème lui fut présenté sur une feuille encadrée de gravures qui la montraient dans ses principaux rôles. Elle a vaincu toutes ses rivales, disait l’auteur, et la parole humaine est incapable de dire tous ses mérites.

Vinte hai tutte ! — Non ha la favella
Tua virtude a ridir le parole —
E la voce sul labro si muor !

De Florence, où Fanny se trouvait en 1847, {p. 391}elle rapporta un autre souvenir fort précieux, un moulage de sa jambe. Ce travail avait été exécuté par Mlle Félicie de Fauveau, une femme sculpteur, née à Florence de parents français, fort connue à Paris dans le monde des arts, dans les cénacles romantiques, et aussi dans les milieux politiques. Un feuilleton de Louis Speidel, dans la Nouvelle Presse Libre, nous donne de ce plâtre une jolie description146.

Il ne faut pas oublier qu’en 1847 Fanny Elssler avait 37 ans, ni s’étonner par conséquent si sa jambe présente quelques signes de maturité ou de déformation professionnelle. Mais si l’on néglige ces petits détails qui font tache, l’ensemble remplit d’admiration. Ce qui frappe vivement, c’est l’énergie jointe à la grâce. Le pied n’est pas petit ; il est assez charnu et d’une structure vigoureuse ; mais il se relie avec une sveltesse exquise au bas de la jambe. Le péroné décrit une courbe ravissante ; le mollet, ferme et d’une rondeur harmonieuse, ne met pas trop en relief les muscles que développe la danse. Le genou séduit aussi, comme la cheville, par une heureuse alliance de la grâce et de la vigueur.

En présence de ce fragment d’un des chefs-d’œuvre de la création, le spectateur gémit de ne pouvoir se représenter qu’en imagination les formes plus pleines et la beauté totale. « C’est {p. 392}ainsi, termine Louis Speidel, que le philologue, lorsque son texte s’arrête au passage qui promettait d’être le plus intéressant, pousse ce soupir :

reliqua desiderantur.

De toutes les villes d’Italie, la plus dangereuse pour une artiste étrangère était Milan. En général, le public de la Scala était fort turbulent. La grande saison théâtrale, qui coïncidait avec le carnaval, s’ouvrait presque chaque année par des soirées orageuses ; les œuvres et les interprètes traversaient une période de débuts très mouvementée. Des partis pris violents se manifestaient ; des cabales persécutaient les talents les plus éprouvés. En outre, Milan était vers 1840 le foyer le plus actif de propagande patriotique. La haine de l’Autriche y était infiniment plus vive encore qu’à Venise. A tout moment les colères d’une population exaspérée avaient leur contre-coup au théâtre.

Fanny Elssler risquait une grosse partie, lorsque en janvier 1844 elle entra dans cette fournaise. Elle avait contre elle d’être Autrichienne. Puis il lui fallait redouter les partisans de trois rivales applaudies. L’une était Marie Taglioni qui, au cours de trois saisons, en 1841, en 1842, en 1843, avait maintenu sa vieille réputation ; l’autre était Fanny Cerrito, une Milanaise, qui faisait depuis 1838 la joie de ses compatriotes ; la troisième était Lucile Grahn.

{p. 393}Lorsque, le premier soir, Fanny Elssler parut dans Giselle, le public garda un silence plein de menaces. C’est seulement à la chute du rideau que l’émotion artistique l’emporta sur les ressentiments politiques et sur les cabales. Des applaudissements nourris annoncèrent que l’on finissait par rendre justice au talent, quelle que fût sa nationalité.

La glace était rompue. Les jours suivants, Fanny acheva de conquérir les Milanais en faisant des largesses aux pauvres et en participant à des fêtes de bienfaisance. A la fin de la saison, sa popularité était si grande que Lucile Grahn, qui lui avait pendant trois mois disputé la palme, jugea la place intenable et partit pour Londres, sans renouveler son engagement.

Fanny, au contraire, revint en 1845, en 1847 et en 1848, les trois fois avec l’excellent Perrot dont elle dansait les œuvres, Esmeralda, Catherine ou la Fille du Bandit et Faust. Le reste de son répertoire comprenait le Rêve du peintre, Giselle, Vénus et Adonis, la Tarentule, la Jolie fille de Gand, la Révolte au sérail et la Sylphide147.

Les deux saisons de 1845 et de 1847 s’écoulèrent paisiblement. La popularité de Fanny ne faisait que croître. Des fleurs, destinées à être jetées à ses pieds, arrivaient en masse de Gênes. {p. 394}Des sérénades étaient données sous ses fenêtres.

Les événements de 1848 troublèrent cet heureux accord entre l’Autrichienne et le public milanais. Le 1er janvier éclatait la grève des fumeurs. Les Italiens s’étaient donné le mot d’ordre pour renoncer à l’usage du tabac et tarir de la sorte une importante source de revenus du fisc autrichien. Il y eut des rixes entre la population et les soldats croates qui la narguaient en fumant de gros cigares. Les autorités militaires intervinrent avec une rigueur extrême. Des fusillades, parties du toit du Dôme, étendirent sur le sol nombre de patriotes. Le 3 janvier fut une journée de massacre et de deuil.

Fanny dansait « sur un volcan ». La sympathie dont jouissait l’artiste fit place à la haine que soulevait l’Autrichienne. Huée, sifflée, elle s’aperçut que sa royauté était finie en Italie et s’enfuit précipitamment devant l’orage.

Son départ ne calma pas la fureur de tous les patriotes. Les purs maudirent une époque où l’opéra et la danse, disaient-ils, avaient fait oublier à beaucoup d’Italiens l’austère devoir et le combat viril pour la liberté. Fanny Elssler fut regardée comme une de ces corruptrices qui amollissaient les âmes au moment où il fallait les vertus héroïques des anciens Romains. Carducci lançait contre elle des imprécations et flétrissait ses admirateurs.

« A présent, s’écrie-t-il dans une ode aux {p. 395}Italiens, Agl’ Italiani, les fils s’empoisonnent avec le chant tout-puissant et le docile glissement des mouvements qui l’accompagnent et sur leurs descendants retombera comme une honte la gloire d’Elssler148 ».

***

En mars 1848, le sang coulait dans la plupart des capitales qui avaient l’habitude d’applaudir Fanny, à Milan, à Vienne, à Berlin. La Hongrie était en guerre avec l’Autriche. Fanny s’éloigna de ces pays bouleversés et gagna la Russie encore paisiblement endormie sous le régime absolu. De 1848 à 1851, elle visita tantôt Saint-Pétersbourg, tantôt Moscou.

Les Russes, en matière artistique, étaient à peu près au niveau des Américains. Ils s’éprirent d’une passion folle pour Fanny Elssler sans beaucoup la comprendre. Sa danse souleva chez eux une joie élémentaire de barbares et entraîna ces tempéraments impulsifs de Slaves à des manifestations immodérées. Signe particulier de leur enthousiasme : il n’allait pas sans copieuses libations, et le bruit des bouchons de champagne succédait au tonnerre des applaudissements.

Une exaltation puérile se révèle dans la relation que fit la comtesse de Rostopchine de la {p. 396}représentation d’adieux donnée par Fanny le 2 mars 1851, à Moscou. C’est un curieux tableau de mœurs149.

« Fanny ! s’écrie la comtesse, Fanny Elssler ! l’enchanteresse, la ravissante, l’incroyable, la presque impossible Fanny Elssler ! voilà ce qui résonne, ce qui vibre au fond de chaque cœur, ce qui remplit encore à présent les esprits, les yeux, les rêves, les souvenirs de Moscou tout entier. Fanny !… Se peut-il qu’effectivement nous lui ayons dit adieu ? Se peut-il que nous ne la voyions plus, elle, notre magicienne, notre puissante fée ? »

Mme de Rostopchine affirme que le Russe est difficile à émouvoir. Elle cite un proverbe slave : « Nous ne courons pas au-devant de l’habit, mais nous reconduisons le mérite. » Si Moscou s’est épris de Fanny Elssler, c’est que « la visiteuse éthérée a fait des prodiges pour notre vieille capitale ». Quoiqu’elle eût beaucoup dansé, même deux fois certains jours, « non seulement sa vigueur ne l’a point trahie, mais de jour en jour elle se montrait plus forte, plus alerte, elle acquérait une énergie, une vivacité, une élasticité, une perfection miraculeuse dans les difficultés et, on peut le dire, dans les fioritures de son inimitable habileté. Fanny sentait que le public l’aimait, elle-même aimait ce public appréciateur ».

{p. 397}La veille de la représentation d’adieux, les artistes des troupes impériales, russe et française, lui offrirent un bracelet avec ces deux inscriptions : « A Fanny Elssler, les artistes de Moscou ». — « Au cœur le plus noble, au talent le plus beau. »

Le jour des adieux « dès le matin, Moscou se trouvait dans l’attente de quelque chose d’extraordinaire ». Les places du théâtre de la Petrowska s’étaient louées à des prix fabuleux. Fanny donnait Esmeralda. A son entrée en scène, elle fut submergée par une pluie de bouquets dont quelques-uns étaient garnis de riches dentelles ; l’un était enveloppé d’un large point de Bruxelles. Sur une gerbe de camélias on lui présenta un kalatche, c est-à-dire un pain de froment, « cette production caractéristique de Moscou, ce symbole de notre pain et sel russe et cordial, de notre amour, de notre hospitalité, de nos francs souhaits de bienvenue ». Le kalatche était en carton ; il s’ouvrait ; à l’intérieur se trouvait un bracelet d’une valeur de plus de trois mille roubles argent, produit d’une souscription organisée par le prince Galitzin. Sur ce bijou brillaient six pierres de couleur, qui, par la réunion des premières lettres de leurs noms, Malachite, Opale, Saphir, Calcédoine, Wenissa (c’est-à-dire grenat), Améthyste, formaient le nom de Moscou, en russe, Moskwa, La remise de ce présent donna lieu à une scène remarquable.

{p. 398}« Elle (Fanny) fondit en larmes, mais en douces larmes de reconnaissance, signe d’une joie trop pénétrante. En la voyant, vieillards, enfants, hommes et femmes, tous se mirent à pleurer dans le paroxysme d’une chaude sympathie pour la célèbre artiste au moment le plus doux de son triomphe, et, on peut le dire, à l’apogée de sa carrière, couronnée de gloire et surtout de l’amour et de l’estime du monde civilisé… Succombant sous une sensation trop vive pour une poitrine de femme, elle tomba à genoux devant la montagne de fleurs semée à ses pieds ; et, détachant le bracelet, doucement, lentement et gracieusement elle baisa chacune des six pierres formant les six lettres du nom de Moscou… Le ballet ne pouvait continuer, les spectateurs, Esmeralda, les acteurs, les coryphées, le corps de ballet, l’orchestre même ne cessant de pleurer comme des amis à l’approche d’une séparation inévitable. »

Il y eut quarante-deux rappels, plus de trois cents bouquets, et même « une version digne de foi les fait monter à six cent vingt ». Le récit de Mme de Rostopchine nous apprend par quels tours de force, évidemment faits pour éblouir un public primitif, l’artiste obtint ces marques d’une faveur extraordinaire. « Fanny, électrisée, entraînée, dansa comme jamais, elle fit des choses merveilleuses, surhumaines ; par exemple elle se tint en attitude trois minutes environ sur la pointe de l’orteil. Une autre fois, soutenue par Théodore, {p. 399}elle enleva d’un bond hardi toute sa gracieuse personne au-dessus de la tête de son danseur et avec tout cela ces efforts avaient l’air de ne lui rien coûter ; elle ne perdit pas un seul instant sa légèreté habituelle, sa grâce intarissable… Elle s’enleva, voltigea, pirouetta, joyeuse et flambloyante, rapide et enivrée, s’inspirant de l’inspiration générale, entraînée par l’enthousiasme universel. Qui a vu ce moment ne l’oubliera jamais ; rien ne saurait se comparer à la suavité du sentiment surnaturel qui nous dominait tous avec tant de force et de lien. Nul artiste, parmi les aimés, n’a été, n’importe où et quand, honoré par rien de semblable. »

Dans l’intervalle de ses voyages en Russie, en 1849 et en 1850, Fanny Elssler parut à Hambourg. Elle y eut pour admirateur le romancier Karl von Holtei, qui vanta ses dons de comédienne dans une poésie intitulée Fanny Elssler als Schauspielerin. La force dramatique qu’elle déploya dans Yelva, l’orpheline russe, fit une impression profonde sur une jeune artiste qui jouait à côté d’elle, Louise Neumann, la fille de la célèbre Amalie Haizinger, la future comtesse de Schœnfeld150.

En 1851 l’impresario de la Scala, Merelli, engagea Fanny Elssler à Vienne pour la saison {p. 400}italienne. Elle apparut à ses compatriotes aussi jeune, aussi souple, aussi vigoureuse que jamais. Le critique Herz déclara : « Trois femmes seulement ont produit sur nous une impression grandiose, durable, ineffaçable, par leurs productions vraiment géniales, et ces trois artistes furent : la Malibran, dans l’opéra ; Rachel, dans le drame ; Elssler dans le ballet. »

Aussi fut-ce une stupéfaction douloureuse, lorsqu’on apprit que Fanny était décidée à quitter la scène. Elle fit en effet ses adieux définitifs au public le 21 juin 1851, dans le ballet de Faust.

Une voix puissante s’éleva pour la supplier de ne pas ensevelir dans une retraite prématurée son talent divin. Ce fut le grand poète national, Grillparzer, enfant de Vienne comme Fanny, qui essaya de la retenir. Grillparzer était dans une de ses périodes de pessimisme où il accusait son époque de renier tout idéal et de tomber dans un matérialisme grossier. Fanny qui s’en allait, c’était un astre de plus qui s’éteignait au firmament envahi par l’ombre. Il lui dit :

« Ainsi tu veux te dérober à l’art ? Ne l’abandonne point, l’art sacré ! Tous les abris que Dieu nous a prêtés se sont évanouis en vapeurs de brouillards.

« Le bien, la raison, la règle ne tiennent plus en bride cette génération rebelle, aveugle devant le mal, sourde à la prière. La force seule a gardé son ancien empire,

{p. 401}« Au dehors, c’est la force des armes ; dans le monde des âmes, c’est la puissance des arts. Ils sont des maîtres impérieux parce qu’ils créent, parce qu’avec de la pensée ils font de la vie.

« Par eux l’homme reconnaît, en un miroir limpide, son aspect originel. Le sceau des Esprits purs, qui s’était effacé, est imprimé de nouveau sur son front.

« A toi fut donnée cette force bienfaisante. En échange d’une telle faveur du destin sois-nous favorable. Ta vie ne t’appartient pas à toi seule. Ne l’abandonne point, l’art sacré ! »

Toutes les instances furent vaines. Fanny se retirait impitoyablement, deux jours avant le quarante et unième anniversaire de sa naissance. Elle se retirait en pleine gloire, voulant éviter la compassion qui s’attache aux artistes, quand leur déclin commence sans qu’ils s’en aperçoivent. L’exemple de Marie Taglioni qui, seule, ne se voyait pas vieillir, lui faisait peur. Elle était décidée à finir en beauté.

Il lui tardait aussi de goûter les joies silencieuses de la vie de famille, après avoir épuisé les ivresses de la vie de théâtre. Les nécessités de sa carrière et ses voyages incessants lui avaient fait négliger sa fille qui avait maintenant dix-huit ans. Elle voulait désormais disposer librement d’elle-même pour se donner à cette enfant. Elle alla demeurer avec elle et sa cousine Catherine Prinster dans une maison paisible près du Dammthor, à {p. 402}Hambourg, sans qu’on puisse dire au juste pour quels motifs elle choisit cette résidence si éloignée de Vienne. Elle y passa quatre années d’un bonheur qui n’a pas d’histoire.

***

En 1855, Fanny Elssler quittait Hambourg et s’installait à Vienne où il lui fut donné de vivre pendant près de trente ans encore. Cette longue période fut le crépuscule merveilleusement serein de son éclatante carrière.

Pendant ces trente ans, bien des changements s’accomplirent autour d’elle. Vienne se transforma. Des travaux importants firent pénétrer dans les vieux quartiers l’air et le soleil. Les antiques remparts tombèrent sous la pioche des démolisseurs et à leur place s’étendirent les spacieuses avenues du Ring que bordèrent des monuments superbes. Au milieu de tous ces bouleversements, Fanny ne changea pas. Dans la ville qui se rajeunissait elle eut le don de rester jeune. Un destin propice lui conserva jusqu’à son heure suprême la beauté des traits, la grâce des mouvements, la vivacité de l’esprit, une bonne humeur inaltérable, et retint autour d’elle de fidèles amitiés.

L’art tint jusqu’au bout une place prépondérante dans cette existence qu’il avait si magnifiquement illustrée. Fanny avait trop aimé le {p. 403}théâtre pour pouvoir un beau jour s’en passer. Elle le fréquenta donc assidument. On la voyait régulièrement aux premières représentations, accompagnée de son inséparable cousine Catherine Prinster. Elle était présente au Hofburgtheater, le 19 février 1863, lorsque l’on y joua pour la première fois les Nibelungen de Hebbel, et elle envoya ses félicitations à l’auteur. Celui-ci fut très sensible à cette attention. Il se rappela le temps où, misérable petit gratte-papier dans une officine infime à Wesselburen, il lisait dans les journaux les triomphes de la danseuse. Il n’aurait pas osé rêver alors qu’un jour une si éclatante célébrité acclamerait une de ses œuvres. « C’est comme un conte de fées, dit-il ; on s’endort sur la paille et l’on se réveille dans un palais151. »

Fanny intervint plusieurs fois dans l’étude de pièces nouvelles. Des artistes venaient lui demander conseil. Elle enseignait à la grande tragédienne Charlotte Wolter l’art de tomber avec grâce du haut d’un escalier. Quand il s’agissait de danse, elle était un oracle indiscuté. C’est d’après ses indications que Mlle Schlæger composa le principal rôle du ballet Flick und Flock. Mais ce n’est pas sans amertume qu’elle assistait aux ballets. Elle gémissait de voir se corrompre l’art où elle avait excellé et dont elle avait une idée si haute. Elle trouvait que les grandes traditions {p. 404}se perdaient et que toute noblesse disparaissait de la scène, où d’indignes créatures n’avaient que de la lubricité pour faire oublier leur manque de travail, de science et de goût. Elle parlait, les larmes aux yeux, de la danse ainsi prostituée152.

Un événement de la vie artistique de Vienne qui ne laissa pas Fanny Elssler indifférente fut l’érection, en 1874, d’une statue à Haydn. La fille de Jean-Florian Elssler s’empressa de s’associer à un hommage rendu au compositeur qui avait été le dieu tutélaire de sa famille. Elle souscrivit pour une somme de mille francs.

Malgré sa passion pour le théâtre, aucune prière ne put jamais décider la glorieuse retraitée à remonter sur les planches. C’est seulement à de rares privilégiés qu’elle montrait de loin en loin, dans des réunions intimes, quelle créatrice de beauté elle avait été, et les spectateurs émerveillés ne savaient ce qu’ils devaient admirer le plus, d’une souplesse et d’une ardeur qui bravaient les années, ou d’un style qui donnait à la danse la majesté de l’art le plus pur.

Au nombre des heureux mortels admis à jouir de ces fêtes exceptionnelles, il y avait les Rothschild. Fanny leur avait confié sa fortune et il avait été entendu qu’elle viendrait en personne chaque année, le 1er janvier, toucher une partie de ses coupons. Elle entrait, en faisant une {p. 405}pirouette, dans le bureau où se tenaient le chef et le haut personnel de la maison. Les comptes réglés, elle exécutait un des pas qui l’avaient rendue célèbre et d’habitude le spectacle se terminait par une valse d’un mouvement vertigineux.

Une autre de ces séances intimes eut lieu un soir chez Julie Rettich, la grande actrice du Hofburgtheater. Il y avait là, outre le baron de Münch-Bellinghausen, connu en littérature sous le pseudonyme de Friedrich Halm, et qui était en quelque sorte de la maison, le ministre Schmerling, Bauernfeld, l’auteur de tant de spirituelles comédies, le compositeur Dessauer, Edouard Hanslick, le critique musical, Caroline Bettelheim, Frédérique Fischer et Fanny Elssler. Hanslick nous a laissé le récit suivant de la soirée :

« L’illustre danseuse, idolâtrée de toute l’Europe, était alors une femme d’environ soixante ans, mais produisait toujours encore une impression de charme, presque de jeunesse. Son visage, d’un ovale régulier, n’avait pas de rides, ses épaules et ses bras, fermes et blancs, étaient admirés partout où elle apparaissait en décolleté. Je n’avais jamais vu danser Fanny Elssler qui, depuis longtemps, avait quitté la scène. Cette déclaration m’attira, de la part des invités les plus âgés de Mme Rettich, l’expression de la compassion la plus profonde. Les deux doyens notamment, le ministre Schmerling et Dessauer, ne savaient assez raconter avec quelle grâce {p. 406}indescriptible Fanny avait dansé la cachucha, plutôt avec des mouvements des bras, du buste, de la tête, que des pieds. De cette description enthousiaste à la prière pressante qu’elle voulût bien nous donner à nous, les jeunes, une idée de son art, il n’y avait qu’un pas. « Comment ici ? en robe de soie noire ? une vieille femme comme moi ? » Elle se déroba un moment avec la plus aimable modestie. Rien n’y fit ; la maîtresse de maison appuya la supplication des amis, et Fanny Elssler se leva de son fauteuil. Elle me pria de me mettre au piano et m’indiqua le mouvement de la cachucha, qu’elle prenait beaucoup plus lentement qu’on ne le prend d’ordinaire. Ce fut un bonheur pour moi, que cette musique simple fût d’une exécution facile, car, pour ne perdre aucun mouvement de Fanny, j’étais obligé de jouer en détournant la tête du piano. Mais c’était un coup d’œil inoubliable. Fanny Elssler avait légèrement retroussé sa robe ; elle monta et redescendit de deux à trois fois le vaste salon en dansant, ou plutôt en planant avec des inflexions et des inclinaisons si gracieuses, si expressives de la tête et du buste, avec des mouvements tellement arrondis et onduleux des bras, que pour la première fois je compris ce qu’était une danse idéale. Nos ballerines ne dansent toutes qu’avec les jambes153. »

{p. 407}Libre de tout souci matériel, Fanny Elssler s’était créé un intérieur confortable, arrangé avec un goût parfait. Comme maîtresse de maison, elle justifiait un éloge que Gentz avait fait de ses qualités domestiques, alors qu’elle était encore toute jeune. Ces qualités étaient, au dire de son ami, l’ordre, la propreté, l’économie, la bonne tenue, l’amour du foyer154. Les personnes qu’elle recevait à sa table admiraient la perfection de la cuisine et du service. Les gourmets savouraient chaque année au 1er janvier un plat savant d’œufs de vanneaux. Ennemie de tout faste, elle recherchait un ton de simplicité bourgeoise, mais tout prenait autour d’elle un air d’élégance et de distinction. La baronne de Knorr vante la grâce qu’elle mettait à découper le rôti, et l’on s’extasiait devant sa manière adorable d’assaisonner la salade.

Peu d’indices rappelaient qu’on était chez une ancienne gloire du théâtre. Les trophées des victoires passées se faisaient d’année en année plus rares, jetés au feu les uns après les autres par une femme de sens rassis qui n’attachait plus aucun prix à ces témoignages encombrants et poussiéreux de sa célébrité. Une particularité cependant mettait de la fantaisie, du pittoresque et de la rumeur dans la correction de la maison. Fanny Elssler avait la passion des oiseaux. La {p. 408}créatrice de la Volière avait une vérandah peuplée de pensionnaires aux plumages les plus variés, surtout de canaries et de perroquets. Elle en emportait des cages pleines dans ses déplacements.

Fanny habitait, comme à Hambourg, avec sa fille que Betty Paoli appelle une personne « intelligente, cultivée, agréable », et sa cousine Catherine. Mlle Elssler épousa en 1859 un officier de l’armée autrichienne, le baron de Webenau. De ce mariage naquit une fille, Fanny, que les intimes nommaient l’« Enkeline » et qui fut l’enfant gâté de sa grand-mère155. Les liens de la famille étaient sacrés aux yeux de Fanny Elssler. Elle était tendrement dévouée à tous les siens, sans oublier son frère Joseph, Frère Pacifique, qu’elle allait voir très fréquemment au couvent et dont elle parlait encore, les larmes aux yeux, dans son extrême vieillesse.

Au premier rang des intimes se place Betty Paoli, la femme poète, dont l’âme passionnée avait été meurtrie par une destinée difficile. L’amitié de Fanny fut pour ce cœur endolori un refuge après de longs orages, sans qu’elle ait pu cependant guérir entièrement de son pessimisme ce Lenau féminin.

Betty Paoli avait été la dame de compagnie de la princesse Marie-Anne de Schwarzenberg, femme du célèbre général. Le fils de celui-ci, le prince {p. 409}Charles-Frédéric, connu sous le sobriquet du « lansquenet », fréquenta très assidument jusqu’en 1870, année de sa mort, le salon de Fanny. Ce vieux soldat était, au dire de Louis Hevesi, un conteur plein de verve et d’imagination. On l’entendait, aux jeudis de Fanny, faire le récit de ses merveilleuses aventures de chasse ou de son rôle en Espagne pendant l’insurrection carliste. « Assis à califourchon sur une chaise comme sur un cheval de guerre, il saisissait le premier objet venu qui pût tenir lieu d’épée ou de lance ; il montrait avec la précision d’un maître d’escrime comment à San Vicente il avait, d’un seul coup, embroché et désarçonné deux partisans de Marie-Christine, et comment à Carvajales il se comporta dans son fameux duel avec le lieutenant-colonel ennemi ; il faisait avec une exactitude extrême la théorie de chacun de ses coups156. »

D’autres importants personnages, princes, généraux, Excellences, prirent si bien l’habitude de se rendre aux jeudis de Fanny qu’ils y retournèrent machinalement jusqu’à leur dernier soupir. Il y en avait dans le nombre qui avaient assisté aux premiers succès de la maîtresse de maison et qui restaient fidèles au culte de leur jeunesse. {p. 410}« Ils venaient à l’heure exacte, dit Louis Hevesi, ne fût-ce que pour s’endormir aussitôt dans leurs fauteuils bien rembourrés, où aucun autre ne s’asseyait jamais, et pour ne plus se réveiller qu’à huit heures. A ce moment le valet de chambre entrait avec la mine compassée d’un fonctionnaire pour ramener à la maison Son Altesse et Son Excellence, et restait inflexible même lorsque toute la société lui demandait d’accorder un petit quart d’heure de grâce au vieillard. Cela n’était pas possible, prétendait cet homme sévère, en essuyant la bouche et le nez de Son Altesse, comme à un enfant au maillot ; il se disait responsable de la marche régulière de cette vieille horloge, dont il ne fallait pas déranger les habitudes. »

Mais le salon de Fanny Elssler réunissait d’autres visiteurs que ces momies. La jeunesse s’y plaisait et, au risque de troubler le sommeil des Excellences, s’abandonnait à une gaîté qu’encourageait la maîtresse de maison toujours vive et alerte. On y rencontrait aussi les sommités du monde des lettres et des arts. Si Grillparzer était devenu trop sauvage pour s’y montrer, malgré son affection pour Fanny, on y voyait Hebbel à qui souriait la fortune, après une longue et douloureuse attente.

Le vigoureux auteur des Nibelungen a noté dans son journal, à la date du 3 mars 1863 une soirée passée chez Fanny : « Hier, soirée chez {p. 411}Fanny Elssler. Cette dame a quelque chose de Ninon de Lenclos ; elle est déjà grand’mère, mais toujours encore svelte et gracieuse. Avec cela elle est experte dans les secrets de la toilette, dans les secrets innocents, si je puis dire, ceux dont l’action concorde presque avec l’action de la nature. »

A part les deuils inévitables et les séparations que la nature exige de nous tous, rien n’assombrit la vieillesse de Fanny. Elle fut infiniment plus heureuse que sa sœur Thérèse dont la destinée avait été, en apparence, plus brillante. Thérèse avait quitté le théâtre pour épouser le prince Adalbert de Prusse, le créateur de la marine allemande, le cousin germain du futur empereur Guillaume Ier, et le roi de Prusse lui avait conféré le titre de baronne de Barnim. La Viennoise arrachée de son milieu, transplantée dans un monde hautain et raide, fut comme en exil sur les bords de la Sprée. La perte d’un fils qui mourut en Egypte lui brisa le cœur. L’actrice Agnès Wallner, qui la vit dans ses dernières années, la trouva désespérée, inconsolable157. Elle mourut en 1876 à Méran.

Fanny eut également une vieillesse incomparablement plus douce que son ancienne rivale, Marie Taglioni. Après avoir quitté le théâtre en 1847, la Sylphide s’était installée dans une villa {p. 412}sur les bords du lac de Côme, à côté de l’habitation de Mme Pasta. Des embarras pécuniaires, l’éternelle misère de sa vie, la chassèrent de ce séjour enchanteur. Elle se remit à gagner péniblement son pain en donnant à Londres des leçons de danse et de maintien. On était pris de pitié, quand on la voyait conduisant, sous la pluie et dans la boue, des pensionnaires à la promenade à Hyde-Park. En 1852, elle était à Paris et se rencontrait par hasard à dîner chez le duc de Morny avec son ancien mari, Gilbert de Voisins. L’impertinent et incorrigible Gilbert demanda à sa voisine de table en montrant celle qui avait été sa femme : « Quelle est donc cette institutrice là-bas qui parle toutes les langues ? » Raillerie cruelle à l’adresse d’une malheureuse qui, après avoir gagné des millions, était obligée de courir le cachet. La guerre de 1870 lui amena de nouvelles douleurs. Son fils fut blessé à la bataille de Frœschwiller et disparut dans le désarroi de la défaite. Elle se mit à sa recherche dans les hôpitaux d’Allemagne et finit par le découvrir à Dusseldorf. Après avoir passé les dernières années de sa vie dans la gêne, elle s’éteignit obscurément à Marseille, le 24 avril 1884.

Le sort, au contraire, resta favorable à Fanny Elssler jusqu’à la dernière minute. En 1880, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de sa naissance, Adolphe Wilbrandt la félicitait, dans une pièce de vers, de son impérissable jeunesse. {p. 413}Un autre bien lui demeura jusqu’au bout : l’affection, l’estime, le respect de tous ceux qui l’approchaient. Quand elle mourut à Vienne le 27 novembre 1884, elle fut sincèrement pleurée. « Sa mémoire restera chère, dit la baronne de Knorr, à tous ceux qui l’ont connue ; aux générations suivantes elle apparaîtra comme une des figures les plus aimables du siècle dernier158. »

Fanny Elssler fut enterrée au cimetière de Hietzing, où, quelques années après, sa cousine Catherine Prinster, son inséparable compagne jusque dans la mort, vint reposer à côté d’elle.

Le poète latin Martial nous fournit un bout de prière à dire sur la tombe de celle qui étonna le monde par la légèreté de ses pas :

Nec illi,
Terra, gravis fueris : non fuit illa tibi.

« Terre, ne pèse pas sur elle ; elle n’a pas pesé sur toi. »

{p. 414}

Conclusion §

Après que Fanny Elssler eut quitté Paris, les grandes traditions de la danse furent continuées à l’Opéra par Carlotta Grisi et Fanny Cerrito. Malgré leur charme et leur talent, ces deux artistes ne réussirent pas à conjurer la dépravation du goût public qui se plaisait de plus en plus à des danses de bas tréteaux. A l’Opéra même apparaissaient des symptômes de corruption. A côté de la danse de haut style, on y tolérait d’étranges audaces. Augusta Maywood, fille d’un directeur de cirque américain, rappelait un peu trop ses origines par des façons d’écuyère et des excentricités de clown. Mlle Plunkett se signalait par de tumultueux mouvements de croupe. Un rare degré de trivialité fut atteint par Lola Montès en 1844. Pour ses débuts, cette dame fâcheusement illustre arriva sur la scène d’un bond de panthère, s’arrêta net sur la pointe d’un pied, et, d’une main prodigieusement leste, détacha l’une de ses jarretières qu’elle lança parmi les spectateurs avec des œillades enflammées. La danse s’encanaillait à l’Académie royale de {p. 415}Musique. La barrière s’abaissait entre le corps de ballet et les virtuoses du cancan ; elle n’existait plus entre Lola Montès et Pomaré, la gloire du bal Mabille.

Les délicats gémissaient de cette déchéance. Théodore de Banville évoquait les splendeurs des années précédentes où

Tout le corps de ballet marchait comme une armée.
………………
La danse laissait voir tous les trésors de Flore
Sous les plis des maillots, vermeils comme l’aurore ;
C’était la vive Elssler, ce volcan adouci,
Lucile et Carlotta, celle qui marche aussi
Avec ses pieds charmants armés d’ailes hautaines
Sur la cime des blés et l’azur des fontaines.

Un autre jour, l’aimable poète envoyait un salut mélancolique aux trois enchanteresses qui avaient fait les délices d’une époque plus raffinée :

Elssler ! Taglioni ! Carlotta, sœurs divines
Aux corselets de guêpe, aux regards de houri
……………..
O reines du ballet, toutes les trois si belles !
Qu’un Homère ébloui fera nymphes un jour,
Ce n’est plus vous la Danse, allons, coupez vos ailes !
Eteignez vos regards, ce n’est plus vous l’Amour !

Plus tard le déclin du ballet s’aggrava encore. La réforme wagnérienne, qui eut parmi ses premiers adversaires en France une danseuse, Mme Ferraris, le bannit de l’opéra. Malgré les glorieux exploits des Rosita Mauri, des Subra, des Zambelli, la danse n’a plus, à côté du drame musical {p. 416}renouvelé, qu’une situation subalterne ; elle a pris, dans la famille des arts, une attitude un peu honteuse de parente pauvre que l’on daigne admettre au bout de la table. Des esthéticiens farouches, en même temps prédicateurs, nous démontreront qu’en la traitant ainsi, nous avons réalisé un double progrès, artistique et moral.

C’est notre tort et c’est notre malheur. Oui, le drame lyrique doit pouvoir se passer du luxe et de l’agrément que le ballet apportait à l’opéra d’autrefois. Mais, pour Dieu ! que la proscription ne soit pas impitoyable ! Si Tristan et Iseult, de Wagner ; si l’Etranger, de Vincent d’Indy ; si Pe[ILLISIBLE]as et Mélisande, de Debussy, n’ont pas besoin de chorégraphie pour produire un enchantement complet, n’oublions pas qu’il y a des danses dans les Maîtres Chanteurs, dans Parsifal, et que les évolutions des Filles du Rhin sont des figures de ballet. Songeons ainsi que la tradition française, représentée par Rameau, associe étroitement la danse au drame et que Gluck n’a pas renié cette conception.

Quant au ballet en lui-même, le dédain dont on l’accable n’est-il pas une injustice et le signe d’un pédantisme chagrin ? Ayons le courage de le dire : c’est un spectacle exquis. En faisant mouvoir la beauté vivante selon le rythme musical, il associe deux éléments qui ont une force d’expression singulière. Il ajoute au chef-d’œuvre de la nature toute la magie que le son met au {p. 417}service du génie humain. La femme en est l’âme. Elle devient le rythme incarné, la musique faite visible. Lorsqu’elle apparaît, traduisant une belle phrase musicale en lignes, en poses, en mouvements, s’identifiant à la mélodie qui a passé dans ses veines et qui gouverne ses muscles, devenue tout entière une harmonie, alors c’est une fête absolue, c’est l’enivrante vision dionysiaque.

Les Grecs le savaient. Pour eux, la danse était une des révélations supérieures de la beauté. Qu’était-ce que les cortèges des Panathénées, si ce n’est des ballets merveilleusement composés, où cette race privilégiée faisait évoluer, au son des instruments, les corps admirables de ses éphèbes et de ses femmes ? Et si dans les sculptures qui nous ont transmis le souvenir de ces théories nous contemplons avec ravissement la pureté des formes, la grâce des mouvements, l’harmonieuse ordonnance des groupes, combien la réalité vivante devait être superbe ! Oh ! la sublime symphonie qui réunissait autour du Parthénon, dans un splendide ensemble, les modulations des flûtes, les chants des chœurs et les pas cadencés de magnifiques types d’humanité !

L’époque de Louis-Philippe fut certainement bien loin de l’idéal grec. Le roi n’avait rien de Périclès, et ses ministres, MM. Guizot et Thiers, n’étaient point des Alcibiades. Nous haïssons cette société où se carre, au premier plan, une bourgeoisie pleine de vanité et de prétentions, {p. 418}dont l’épais matérialisme et le luxe maladroit font regretter l’élégante frivolité de l’ancienne aristocratie.

Et cependant cette époque ne fut pas entièrement un âge ingrat. Derrière les ventres dorés qui occupent le devant de la scène, derrière les spéculateurs, les financiers, les actionnaires de chemins de fer, nous apercevons avec joie et nous saluons avec respect une cohorte d’artistes, de poètes et de rêveurs. A côté du Veau d’or la Chimère se réserve un coin fleuri.

Le ballet fut une des oasis où se réfugièrent les chevaliers de l’esprit. Si le vulgaire ne demandait à la danse de l’Opéra que d’être une fastueuse exhibition, de fins connaisseurs sentaient la haute valeur de cet art. Encouragées par leur intelligente approbation, des femmes exquises réjouirent leurs yeux par d’harmonieux spectacles.

Ce sont ces fêtes qu’il nous faut envier à la génération de 1830. Félicitons-la d’avoir vu, portés à une rare perfection, des ébats dont nous aurions aujourd’hui si souvent besoin pour égayer nos existences moroses, lourdes d’ennui : les jeux légers du Rythme et de la Beauté.

fin

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Table des matières §

CHAPITRE PREMIER

les années d’apprentissage

Vienne en 1815. — La cour et la société. — Fête générale. — La musique ; les concerts ; les théâtres ; la danse. — Le ballet d’enfants de Horchelt. — Mlle Bigottini. — Fanny Elssler type de l’Autrichienne. — La famille Elssler et Haydn. — Légendes sur les origines de Fanny. — Son éducation technique. — Aumer et l’école française. — Barbaja et Rossini. — Apprentissage en Italie : l’école italienne. — Fanny danseuse classique. — Saisons à Vienne et à Berlin. — Opinions de Rahel Varnhagen et de Wolfgang Menzel. — Saison à Londres  1

CHAPITRE II

la dernière passion du chevalier frédéric de gentz

Le caractère de Gentz. — Sa vie à Berlin. — Ses amours à Vienne. — Son activité politique. — Sa prodigalité. — Portrait physique. — Première rencontre avec Fanny Elssler. — Confidences à Prokesch von Osten et à la comtesse Fuchs. — Les lettres de Gentz à Fanny. — La révolution de 1830 ; Gentz chez le prince de Metternich. — Départ de Fanny pour Berlin. — Lettres de Gentz à Rahel Varnhagen. — Fanny chez Rahel. — Lettres de Rahel à Gentz. — Retour de Fanny à Vienne. — Lecture de Henri Heine. — Mélancolie de Gentz. — Sa mort. — Nature des sentiments de Fanny pour lui. — Légende des amours de Fanny et du duc de Reichstadt ; les Mohicans de Paris ; l’Aiglon.  37

{p. 420}CHAPITRE III

l’opéra de paris sous la direct ion véron

Contre-coup de la révolution de Juillet sur l’Opéra. — L’invasion de l’esprit bourgeois à l’Opéra. — Le Dr Louis Véron type du bourgeois. — Véron journaliste et homme politique. — Son portrait physique. — Conception bourgeoise de l’administration de l’Opéra. — Aménagement de la salle de la rue Le Peletier. — Le public. — Les livrets de Scribe. — Robert le Diable. — Rénovation du décor et de la mise en scène. — Les « principes » de Véron. — La claque ; Auguste. — La presse ; Charles Maurice. — Les bals de l’Opéra. — Véron jugé par ses contemporains.  97

CHAPITRE IV

le ballet a l’opéra vers 1830

Conception du ballet par Véron. — Le vieux répertoire. — Besoin de rajeunissement ; campagne contre le ballet académique. — La routine des maîtres de ballet. — Les danseurs au dix-huitième et au dix-neuvième siècle. — Auguste Vestris. — Perrot. — Les danseuses. — La vieille garde. — Mme Montessu. — Lise Noblet. — Mlle Legallois. — Pauline Leroux. — Les sœurs Fitzjames. — Mlles Roland, Forster, Coquillard. — Louise Duvernay. — Ce qui manquait à ces artistes  129

CHAPITRE V

marie taglioni

La dynastie des Taglioni. — Philippe Taglioni. — Conception romantique du ballet. — Les deux écoles : Taglioni et Vestris. — Education technique de Marie. — Ses débuts à Vienne. — Premiers succès en Allemagne. — Débuts à Paris. — Marie Taglioni et Perrot dans Flore et Zéphire. — Le Dieu et la Bayadère. — Robert le Diable. — La Sylphide. — Révolution romantique dans le ballet. — Causes du succès extraordinaire de Marie. — Une revanche de l’idéalisme. — Les panégyristes de Marie ; Jules Janin. — Hommages des poètes ; Méry. — Succès dans toute l’Europe. — Critiques de Rahel Varnhagen. — Caractère de Marie. — Sa prodigalité. — Son mariage avec Gilbert de Voisins. — Difficultés avec la direction de l’Opéra. — Nécessité d’engager une autre danseuse  156

{p. 421}CHAPITRE VI

les débuts de fanny elssler à paris

Le voyage de Véron à Londres. — Engagement des sœurs Elssler. — Leurs appointements. — Réclame tapageuse. — Appel aux bonapartistes. — La Tempête ; les répétitions ; dépenses pour la mise en scène. — Première représentation le 15 septembre 1834. — Physionomie de la salle. — Succès de Fanny. — Opinions de la presse. — Incompétence de Jules Janin. — Encore la légende des amours du duc de Reichstadt et de Fanny Elssler. — Orgueil de Véron. — Elssléristes et taglionistes. — Reprise de la Sylphide. — Débuts de Thérèse. — Le bal de Gustave. — Les deux sœurs dans Don Juan. — Les recettes de la Tempête. — Une parodie. — La mode  188

CHAPITRE VII

l e diable boiteux

L’année 1835. — La Juive. — Campagne des taglionistes contre Fanny Elssler. — L’Ile des Pirates. — L’attentat de Fieschi. — Insuccès du nouveau ballet. — Duponchel succède à Véron. — Qualités de Duponchel. — Les deux sœurs Elssler à Berlin. — Retour à Paris. — Première représentation des Huguenots, le 29 février 1836. — Vogue de l’Espagne et des danses espagnoles. — Grillparzer à Paris ; son jugement sur les sœurs Elssler. — Première représentation du Diable boiteux, le 1er juin 1836. — Succès complet de Fanny. — La cachucha. — Rentrée de Marie Taglioni dans la Sylphide. — Deux principes opposés. — La Fille du Danube. — Les sœurs Elssler à Bordeaux. — Retour à Paris ; accident de voiture. — Grave maladie de Fanny…  220

CHAPITRE VIII

victoires et revers

Les danseuses à l’église Notre-Dame-de-Lorette. — La statuette de Fanny par Barre fils. — Popularité de la cachucha. — Rentrée de Fanny dans le Diable boiteux. — Adieux de Marie Taglioni. — Nourrit et Duprez. — Les sœurs Elssler à Vienne en août 1837. — Les feuilletons de Théophile Gautier sur Fanny. — La Chatte métamorphosée en femme. — Premier portrait de Fanny par Th. Gautier. — Les portraits du duc d’Orléans et de Fanny {p. 422}Elssler au salon de 1838. — Représentation à bénéfice du 5 mai 1838. — Second portrait de Fanny par Th. Gautier. — Fanny Elssler et Marie Taglioni aux fêtes du couronnement à Londres. — Fanny dans la Sylphide à l’Opéra. — Le scandale du 22 octobre 1838. — La Gitana à Saint-Pétersbourg et la Gypsi à Paris. — Vogue de Chicard. — La Tarentule. — Nouvelle rencontre à Londres avec Marie Taglioni. — Campagne contre Fanny. — Résolution de partir pour l’Amérique ; le mirage américain. — Adieux à Paris le 30 janvier 1840. — Une lettre de Th. Gautier à Fanny. — Fanny à Londres  262

CHAPITRE IX

le voyage en amérique

Caractère improvisé de la tournée. — La traversée. — Itinéraire des quatre campagnes effectuées par Fanny. — Situation des théâtres aux Etats-Unis vers 1840. — Sommes perçues par Fanny. — Les cadeaux. — Reliques de cercueils illustres. — Formes de l’enthousiasme américain au théâtre. — Harangues de Fanny aux spectateurs. — Honneurs officiels ; Fanny au Congrès à Washington ; réception par le président de la République. — Visites de navires et d’une prison. — Attitude du clergé. — Hommages rendus par l’aristocratie et le peuple. — La presse. — Conflits de nationalités. — Les pompiers de la Nouvelle-Orléans. — La civilisation américaine vers 1840. — Insuffisance de l’éducation esthétique. — Vraies raisons du succès de Fanny. — Ses actes de bienfaisance. — Nostalgie de l’Europe  320

CHAPITRE X

le coucher de l’astre

Fâcheux effet produit à Paris par les nouvelles d’Amérique ; violent article de la Revue des Deux Mondes contre Fanny. — Le procès de Fanny avec l’Opéra. — Rupture avec Paris. — Tournées en Europe. — Représentations de Fanny à Vienne. — Ovations à Berlin ; le poète Rückert ; les feuilletons de Rellstab. — Londres, Bruxelles et Budapest. — Dangers d’une tournée en Italie ; haine contre les Autrichiens. — Fanny à Venise ; sa glorification par Prati. — A Rome ; Pie IX et la danseuse. — Foligno et Naples. — A Florence ; moulage de la jambe de Fanny. — Les passions politiques à Milan ; la révolution. — Anathème lancé par Carducci. — Les soirées de {p. 423}Saint-Pétersbourg et de Moscou. — Adieux à la scène, le 21 juin 1851, à Vienne. — Poésie de Grillparzer. — Séjour à Hambourg. — Fanny retirée à Vienne ; sa maison ; ses amis. — Bonheur de sa vieillesse. — Sa mort le 27 novembre 1884  365

Conclusion  414

paris. — typ. plon-nourrit et cie 8, rue garancière. — 12831.