Jules Huret

1908

L’École de danse de Grünewald

2019
Jules Huret, « L’École de danse de Grünewald », in En Allemagne, Paris, E. Fasquelle, 1908, p. 261-268. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Infoscribe (saisie, TEI-XML) et Nolwenn Chevalier (édition TEI).
{p. 261}

L’école de danse du Grünewald §

Un foyer d’art inattendu. — L’École Isadora Duncan. — Disgrâce frappante du ballet italien. — L’antiquité ressuscitée. — Tanagra. — Éducation des jeunes danseuses. — La forêt, la gymnastique, l’hydrothérapie, la musique. — Pieds nus et jambes nues. — L’Impératrice et les petites danseuses. — Il ne faut pas que la danse meure.

L’éternel ballet italien, insipide et disgracieux, continue à ennuyer les Allemands, comme il ennuie toute l’Europe, car l’Amérique, l’Inde, les pays musulmans et ceux d’Extrême-Orient ont, heureusement, d’autres danses ! Les Américains ont même inventé une danse libre et vivante, qui détrônera un jour ou l’autre le morne ballet, à moins que l’Allemagne ne prenne les devants…

Car, à part sa propreté et ses nouvelles maisons, il est une chose que j’envie à Berlin pour Paris : c’est l’École de danse du Grünewald.

Qu’est-ce donc que cette école ?

Je discutais un jour avec un illustre professeur allemand les raisons qui font que la Prusse n’a pas, en somme, d’art.

— La Prusse a créé le caporalisme, et les qualités {p. 262}d’ordre et de discipline du Prussien vous l’ont permis, on peut même dire que vous avez fait prospérer tout ce qui peut prospérer par le génie de l’organisation, mais vous manquez et vous manquerez longtemps encore des qualités qui font l’art et les artistes la fantaisie, le goût, la grâce et la liberté.

Il me répondit :

— Quand une nation manque d’un produit nécessaire, elle l’importe. Nous importerons des artiste. Vous nous prenez nos musiciens, vous imitez notre musique, nous prendrons modèle sur vos sculpteurs et sur vos peintres, nous imiterons vos couturières.

« Nous avons déjà ce dont nulle part au monde vous ne trouverez l’équivalent ou même l’approchant : l’École de danse d’Isadora Duncan. »

Je ne connaissais pas cette danseuse. J’avais vu son nom sur des affiches lorsqu’elle était venue à Paris, mais je m’étais refusé à l’aller voir danser.

On m’avait bien dit : ce qu’elle fait est curieux, ne ressemble à rien. Elle danse sur du Schumann… Et je me figurais des sortes de tableaux vivants, ces poses plastiques si horripilantes à voir. Et quand on me raconta l’enthousiasme de Rodin, de Carrière, de Saint-Marceaux pour l’étrangère, je commençai à penser que j’avais dû me tromper, et je me promis de ne pas laisser passer l’occasion de voir Isadora Duncan.

Et voilà que le hasard me fait un matin, à l’aube, rencontrer à la gare de Silésie, une dame étrange enveloppée de voiles bruns aux plis gracieux, la tête couverte d’un morceau de feutre ramené vers les oreilles par un voile. Elle descendait du train de Francfort et cherchait une voiture. Je vis ses pieds {p. 263}nus dans des sandales à jour. La figure était celle d’une jolie jeune femme aux traits distingués, au regard rêveur et doux. Je l’entendis parler au Schutzmann, d’une voix frêle et caressante. Elle avait l’air d’une jeune sœur de cette admirable miss Booth, qui fonda l’armée du Salut.

Je le sus plus tard, c’était miss Isadora Duncan.

Le lendemain les affiches annoncèrent ses représentations.

J’y allai un soir, puis deux, puis trois. Du premier coup j’avais été pris : elle m’avait révélé la beauté du mouvement. Je savais désormais, par elle, qu’un bras levé, que des jambes remuant des plis de tunique, au rythme d’une belle musique, qu’une main se tendant vers une fleur invisible, qu’un cou incliné, peuvent vous paraître aussi beaux, vous émouvoir aussi profondément que la plus noble symphonie. Deux heures s’écoulèrent, et mes yeux ne se fatiguaient pas de la voir, ni mon esprit de suivre le sien à la recherche des beaux gestes et des lignes pures.

Je songeais, en la regardant, aux ballerines des Opéras. Grâce à elle, je comprenais ce que veulent faire ces pauvres filles quand elles lèvent la jambe, le pied, ou tendent les bras en corbeille. Oui, oui, c’est pour imiter les bas-reliefs de la Grèce, c’est pour réjouir nos yeux par la grâce et la souplesse de leurs gestes, qu’elles se donnent tout ce mal, qu’elles gigotent et tournent comme des totons, qu’elles se dressent sur la pointe de leur orteil comme des pantins de fil de fer, des automates bien articulés….. A cette heure où, avec des gestes de panathénée, Isadora Duncan se meut, libre et forte, gracieuse et variée, les jolies ballerines de Milan, de Paris, {p. 264}de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Londres me font l’effet de moniteurs de l’École de gymnastique militaire de Joinville, s’exerçant en robes de gaze, à devenir des almées ! A la fois bayadère et tanagréenne, tour à tour vierge pudique et bacchante excitée, que danse-t-elle ? Où a-t-elle pris ces pas, ces courses rapides, ces essors d’ange tombé qui s’efforce à remonter au ciel dans une trajectoire eurythmique, ces balancements de fleur pensante ? Quelle cinématique lui a enseigné de se mouvoir ainsi, de donner à tout son corps simultanément les belles lignes des statues en marche, de ne jamais bouger sans une élégance divine, de régler ses moindres déplacements selon une insaisissable cadence ?

C’est dans son simple génie que naquit ce miracle. Car elle a beau passer sa vie à décomposer les gestes des statues grecques, des estampes japonaises, des figures creusées dans les pylônes égyptiens, la seule imitation ne suffirait pas à produire les milliers d’attitudes différentes qu’en une seule danse elle fait vivre aux yeux ravis.

***

Après avoir vu danser Isadora Duncan, j’allai visiter les musées de Berlin, et je compris soudain ce que recèlent de vie gracieuse et noble les bas-reliefs de l’antiquité. Ces jambes et ces bras de pierre, ces draperies immobiles, sont les secondes admirablement fixées de beaux mouvements humains dont le secret était mort pour nous.

Ainsi, peu à peu, après Athènes, après Rome, l’art de la danse s’était perdu, ou du moins, transmis de {p. 265}travers, comme il arrive toujours quand des choses délicates et achevées sont imitées par des barbares ou des enfants.

Aujourd’hui, qui le croirait ? ce sont les danses des statues grecques que nous voyons sur toutes les scènes de l’Europe ! Elles veulent imiter les tanagras, les filles d’opéra qui mettent leurs bras en cerceau au-dessus de leur tête, lèvent leurs jambes comme des tiges d’acier et courent ainsi à rapides petits pas de canard… Mais, par bonheur, c’est dans le même but que danse Isadora Duncan. Elle seule a compris dans notre temps, comment marchaient, comment couraient, comment portaient les guirlandes et les amphores les filles de l’Hellade, et c’est cela, avec mille autres grâces, qu’elle ressuscite au son des musiques de notre temps. C’est cela qu’elle veut faire revivre pour la joie des hommes, pour la joie de l’art.

Et voilà pourquoi elle a fondé de ses deniers avec une passion qui fait maintenant le but de sa vie, une école où elle reçoit gratuitement, héberge, habille, instruit, vingt jeunes enfants allemands, hollandais, russes, français, scandinaves.

Elle a loué en pleine forêt du Grünewald, à une demi-heure de Berlin, une grande villa avec un jardin, a installé des dortoirs, des réfectoires, une salle de danse et de gymnastique, une salle d’hydrothérapie, et chaque jour les enfants font des exercices d’assouplissement, selon la méthode suédoise, apprennent à courir, à marcher dans la pleine liberté de mouvement des enfants grecs, tels qu’on les voit sur des bas-reliefs qui demeurent. Une musique accompagne leur gymnastique dansante, car le but à atteindre, c’est que la future danseuse vive les rythmes, {p. 266}les sente et les interprète avec la même facilité qu’elle respire.

Toute la journée, mises à part les heures d’études et d’exercices, les enfants jouent dans la forêt qui s’étend tout autour de l’école. Elles courent pieds nus, dansent des rondes autour des grands arbres, tressent des guirlandes de fleurs et en font des motifs d’exercices en chantant des airs rythmiques. Vêtues d’une sorte de tunique à la grecque, courte et lâche, les jambes nues, les cheveux libres sous un béret souple, ce sont vraiment de petits anges, car la plupart sont jolies, angéliquement jolies. L’Impératrice en promenade les aperçut un jour, fit arrêter sa voiture, les admira, s’informa. Mais quand elle sut que c’étaient les élèves de la danseuse aux jambes nues, elle repartit sans insister davantage.

Je les ai vues danser, un soir, autour d’Isadora Duncan, habillées de bleu, de blanc, de rose, et je crois que jamais spectacle humain ne m’a plus profondément ému. La vue de la pureté, de l’innocence, de la candeur unies à la beauté et à la grâce, procure aux vieux pécheurs une émotion que j’appellerai divine pour en marquer la qualité rare et noble.

Ces corps d’enfants souples et beaux, leurs longs cheveux bouclés et libres, leurs petits bras s’agitant au rythme des jambes et des pieds nus, au son d’une musique suave, la grâce merveilleuse du moindre de leurs gestes débarrassés de cette sorte d’ankylose empruntée et maladroite que donnent chez nous aux petits rats d’opéra les exercices mal compris, surtout leurs yeux, leurs doux yeux candides et tendres d’enfants du Nord, me mirent dans un état d’exaltation pure et religieuse que je ne connaissais pas. Comme {p. 267}elles sautaient très haut, ainsi que des balles, sur le tapis sombre, comme elles étaient vêtues d’étoffes claires et voltigeantes, les petites filles me firent exactement l’effet de petits anges ; je lus une infinie bonté dans leur infinie douceur, et leur tendre sourire me rappela celui des images saintes qu’aima mon enfance. La musique aidant, j’eus l’illusion d’une sorte de miracle religieux, d’une Chandeleur improvisée ; je baignais dans la blancheur et l’immarcessible, et mon émotion était d’une suavité inconnue.

Je sus un grand gré à miss Isadora Duncan du bonheur que je lui devais doublement dans cette soirée, et j’enviai pour la France la gloire de ressusciter un tel art. Mais elle me dit :

— C’est à Berlin, c’est en Allemagne que mon succès fut toujours le plus grand et le plus constant. C’est à l’Allemagne que ma reconnaissance a voulu rendre ce que je lui devais. Dans vingt-cinq ou trente ans, mes idées auront prévalu, mais en attendant il faut lutter.

Et cette petite créature énergique lutte avec une ardeur, une ténacité héroïques. Elle a dépensé toute sa fortune pour édifier son école, et c’est avec le produit de son labeur qu’elle subvient à son entretien. Déjà un comité de professeurs éminents et de gens du monde s’est fondé pour l’aider à gérer son œuvre de beauté, mais l’appui financier qu’il lui faudrait ne s’est pas encore trouvé. Son école lui coûte 60,000 marks, et les souscriptions ne s’élèvent qu’à 2,000 marks.

La résistance vient du côté des ballerines officielles et de leurs « cavaliers ».

Un jour ou l’autre, il faudra bien que l’État {p. 268}prussien apprenne l’existence de cette école d’esthétique sans pareille au monde, et l’agglomère à son magnifique Conservatoire de Berlin. Ce jour-là, on ne pourra plus dire que la Prusse ne fait pas d’artistes.

Elle s’exténue à lutter, car elle est à peu près seule à avoir la foi, avec sa sœur, miss Élisabeth Duncan, qui est, en fait, la directrice de l’École du Grünewald. Intelligente et fine, adorant sa sœur comme une déesse, elle a sacrifié sa vie à son adoration. Quand miss Isadora s’en va à travers l’Europe chercher, en dansant, les capitaux nécessaires à alimenter l’école gratuite, miss Élisabeth continue son œuvre.

— Il ne faut pas que la danse meure, répète-t-elle avec une énergie attendrie.

Pourtant cette vie de sacrifice ne pourra pas durer toujours. Son rêve, c’est qu’un congrès de sculpteurs et de musiciens s’émeuve à l’idée de voir sombrer son idée et décide de la faire vivre. Souhaitons ardemment qu’il se réalise1.