Pierre-Jean-Baptiste Nougaret

1775

La littérature renversée, ou l’art de faire des pièces de théâtre sans paroles [graphies originales]

2018
Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, La Littérature renversée, ou l’Art de faire des pièces de théâtre sans paroles ; ouvrage utile aux poètes dramatiques de nos jours. Avec un Traité du geste, contenant la manière de représenter les pièces de théâtre à l’aide des bras et des jambes, pour la commodité des acteurs qui ont une mauvaise prononciation ; et offrant en outre une excellente méthode aux gens mariés, pour se quereller dans leur ménage, sans faire de bruit : suivi de l’Art de se louer soi-même, d’après les principes de M. Lin**, Berne, Paris, chez les débitants de brochures nouvelles, 1775, XV-64 p. ; in-8. PDF : Google.
Ont participé à cette édition électronique : Eric Thiébaud (Stylage sémantique), Wordpro (Numérisation et encodage TEI) et Anne-Laure Huet (édition TEI).
[iv]

[ÉPIGRAPHE.] §

L’Auteur qui choisit avec soin le Paradoxe, & qui le défend avec intrépidité, tirera de ce talent de grands avantages pour sa fortune & sa réputation.

Théorie du Paradoxe, pag. 188.

A monsieur de Voltaire. §

[v] Monsieur,

Ce n’est point à la grandeur ni aux richesses, que je dedie le fruit de mes veilles, quoique ce soit l’usage. Je ne remplirai point cette Epître de louanges outrées ; je ne vous donnerai point de l’encensoir par le nez, comme c’est encore l’usage. Non, Monsieur, c’est au vrai mérite que j’offre mon Ouvrage, quoique ce soit très-peu la coutume. En un mot, c’est à M. de Voltaire que je fais hommage de mes premières productions ; & c’est tout dire. Votre nom seul vaut un éloge, en dépit des mirmidons qui ôsent se mesurer avec le colosse de la Littérature.

[vj]

Je m’arrête & vous renvoie à la Lettre que je vous écris pour votre instruction, & qui suit immédiatement ma Pantomime. Je vous exhorte d’y jetter les yeux, si vous desirez d’apprendre encore de nouvelles choses.

Je suis avec l’admiration que vous inspirez à tous ceux qui savent plus que leur A.B.C.

MONSIEUR,
Votre très-humble & très-obéissant Serviteur,
D**, grand Sauteur du sieur Nicolet.

Avertissement du libraire. §

[vij]Les Auteurs Dramatiques font paraître depuis assez long-temps des Tragédies, des Comédies, des Opéras sérieux, & sur-tout des Opéras bouffons, ou Comédies-mêlées-d’ariettes. Il faut varier la Scène & donner au Public des Pantomimes : voilà ce qui s’appelle du neuf, du nouveau ! Que mes Confrères impriment les productions des cerveaux poétiques de notre tems ; ils ne débiteront que des Ouvrages cent fois rebattus. Moi, qui me pique de me distinguer, je ne veux mettre au jour que des Pantomimes.

Table. §

  • [viij]Epître dédicatoire à M. de Voltaire, pag. v
  • Avertissement du Libraire, vij
  • Discours préliminaire, Préface, Avis au Lecteur ou tout ce qu’on voudra, ix
  • Les Ressources, ou le Tableau du Monde, Pantomime, i
  • Lettre d’un Grand-Sauteur à M. de Voltaire, sur les Pantomimes, 17
  • Post-Face, Post-Scriptum, ou Réflexions sur l’incertitude des Jugemens en matière de Littérature, 38
  • Traité du Geste, &c. 49
  • L’Art de se louer soi-même, 61
  • Par-tout où l’on trouvera Poste-face, lisez Post-face. Au reste, le Grand-Sauteur ignore comment ce mot doit être écrit.
[ix]

Discours préliminaire,
préface,
avis au lecteur,
ou tout ce qu'on voudra
1. §

Il n’est point aisé de devenir Auteur. Malgré le grand nombre de gens qui s’avisent d’écrire, les bons Ouvrages sont très-rares. La moindre production coûte des soins & des peines infinies. Croirait-on qu’il faut plus d’un jour avant d’accoucher d’un Opéra-bouffon, ou d’une Comédie-mêlée-d’ariettes ?

Mais ce n’est pas seulement la difficulté ou le manque de génie, qui doit arrêter les Poètes modernes. Des raisons plus pressantes, des embarras plus [x]fâcheux, doivent les engager à renoncer à la carrière pénible & brillante d’hommes de Lettres, à cette montagne stérile, où croissent à peine quelques lauriers, & sur laquelle un Dieu misérable éblouït une troupe d’infortunés, qu’il repaît de vent & de fumée. Après avoir pâli, séché sur un Ouvrage, on fait quelquefois en vain la courbette à un Libraire ; il desire avoir gratis les manuscrits qu’on lui présente, ou du moins pour très-peu de chose ; il vous dupe, s’enrichit, & l’Auteur meurt de faim : meurt de faim, façon de parler hyperbolique, qui approche pourtant de la vérité.

Si c’est un Drame qu’enfante un cerveau poétique, nouvelles peines, nouvelles tracasseries, & nouveaux chagrins cuisans. Les Comédiens font les grands Seigneurs, reçoivent orgueilleusement un jeune Auteur qui n’est pas protégé, ou qui n’a pas l’honneur d’être de leurs amis, & refusent presque tout, dans la crainte de se tromper : ils encouragent [xj]rarement l’aurore du talent. Ces Messieurs ne pensent pas comme le Public, & devraient bien avoir pour les Auteurs l’indulgence qu’ils desirent qu’on ait pour eux-mêmes. Mais s’ils s’arrogent des droits tout-à-fait impertinens, ce n’est point leur faute ; qu’on s’en prenne à ceux qui pourraient mettre un frein à leur orgueil, & qui les laissent tranquillement former un Aréopage aussi indécent que ridicule.

On prétend, il est vrai, que la Jurisdiction des Sénats-comiques va bientôt être supprimée pour toujours. Si ce projet s’effectue, les Poètes dramatiques seront encouragés, & l’on fera disparaître un abus tout-à-fait criant. Je demande qui l’on doit considérer le plus, ou de celui qui compose une Pièce de théâtre, ou de ceux qui l’apprenent par cœur ? Je me doute de la réponse, & je dis qu’il est donc absurde qu’un Auteur ne puisse faire jouer ses Drames, sans avoir humblement sollicité l’agrément des Comédiens. [xij]C’est à-peu-près comme si le compère de Polichinel était obligé de demander la permission de ses marionnettes, lorsqu’il veut les faire mouvoir ...... Mais ce n’est point à un grand-Sauteur à se mêler des affaires d’Etat.

Loin d’être effrayé par les revers & les difficultés qu’éprouvent mes Confrères en littérature, j’ai résolu de me montrer au grand jour. Quel dommage qu’un génie tel que le mien ait été si long-temps ignoré ! L’Europe apprendra qu’elle a un grand homme de plus à admirer : mon esprit sublime fort enfin de l’obscurité, il va paraître avec éclat. Le soleil, en se montrant sur l’horizon, efface par sa vive lumière, tous les objets les plus brillans : je vais aussi faire fondre, dissoudre, éclipser tous les infiniment petits, à qui la manie d’écrire met la plume à la main. Le croira-t-on ? j’ai eu le bonheur de concevoir l’idée des Ouvrages que je mets au jours, en faisant le saut de carpe & celui du tremplin.

[xiij]

Que les Comédiens refusent chaque semaine trois Tragédies, une Comédie, & une douzaine d’Opéra-bouffons, ou Comédies-mêlées-d’ariettes ; cela m’est égal : qu’ils soient fiers, trop délicats, rébarbatifs ; peu m’importe. En dépit d’eux, le Public va me connaître. Grace au sieur Nicolet, je suis certain de briller sur la Scène. Qu’ils tremblent, je me propose de consacrer mes veilles au Théâtre fameux des Boulevards ; oui, je vais le gratifier de plusieurs Pantomimes excellentes, sublimes, merveilleuses : j’en jure par le Parnasse, aussi respecté des Poètes que le Styx était redoutable aux Dieux de la Mythologie ; ou plutôt j’en jure par le Repoussoir, machine qui sert à nous élever quand nous saisons nos sauts-périlleux : ce serment-là est terrible dans la bouche d’un grand-Sauteur.

Que deviendront les Comédiens, si j’amène la mode des Drames où l’on ne parle point ! Ce ferait leur jouer un [xiv]assez mauvais tour, & rendre service au Public .... Exécutons un aussi noble dessein ; qu’ils apprenent à être moins farouches & plus faciles ; qu’ils fachent que maintenant le plus petit mirmidon peut s’illustrer, & que la souquenille & le manteau-court peuvent cacher un grand-homme.

Que l’univers aura d’obligations au sieur Nicolet ! Il m’ouvre la barrière du théâtre, qu’il n’est guères aisé de franchir la première fois. Hélas ! peut-être que sans lui je languirais encore dans l’obscurité ; on ignorerait l’existence d’un génie qui doit être célèbre à jamais. Que mon amour-propre soit délicieusement chatouillé ! Je grossirai les Dictionnaires des Auteurs vivans : que j’aurai de plaisir à voir mon nom moulé dans un Livre où l’on ne met sans doute que celui des gens illustres !

Je suis faché que la modestie m’empêche d’en dire davantage. Le Lecteur devinera tout ce que je n’ôse lui révéler, [xv]& sera contraint d’avouer qu’il existe enfin un Auteur modeste.

{p. 15}

Les ressources,
ou le tableau du monde,
pantomime.
§

Personnages de la Pantomime. §

{p. 14}
  • LE SULTAN.
  • ARLEQUIN.
  • LA MAITRESSE d’Arlequin.
  • Premier MAGICIEN.
  • Second MAGICIEN.
  • PAILLASSE.
  • Une PARVENUE.
  • Gens d’Affaires.
  • Troupe de Joueurs.
  • Plusieurs petits Génies.
  • Troupe de Démons.
  • Foule de Peuple.

La Scène est dans la Turquie Européenne.

Scene premiere. §

Le Théâtre représente un Palais magnifique.

Arlequin vient avec sa Maitresse ; il l’assure de son amour ; il lui fait entendre ensuite que le Sultan est fort embarrassé, qu’il est sans argent, sans ressource : ils s’en moquent.

Scene II. §

La Maitresse d’Arlequin se retire à l’aspect du Sultan, qui fait les démonstrations du {p. 2}plus affreux désespoir. Il embrasse Arlequin, & lui prodigue les marques d’une vive amitié : celui-ci feint de le plaindre quand le Sultan le regarde, & rit à l’écart. Lazzis d’Arlequin.

Scene III. §

Les Créanciers du Sultan viennent en foule ; ils sont mis grottesquement. Le Sultan les caresse d’abord ; mais comme ils se montrent inexorables, il les chasse : Arlequin les suit, sous prétexte de les appaiser.

Scene IV. §

Le Sultan, désespéré, reste seul. Une Musique agréable se sait entendre. Un Magicien descend du Ciel, dans un char. Le Sultan, épouvanté, se jette la face contre terre.

Scene V. §

Le Magicien sait signe au Sultan de se relever, & lui sait entendre qu’il vient lui donner du secours. On apporte par son ordre {p. 3}trois grands coffres, qu’il assure devoir bientôt se remplir d’argent. Le Sultan, au comble de la joie, fait sonner de la trompette, pour appeller le Peuple.

Scene VI. §

Foule de Peuple de tout âge & de toute condition. On entend une Musique éclatante. Plusieurs petits Génies descendent sur des nuages dorés, chargés de faisceaux d’échasses. Ils les posent au milieu du Théâtre, & remontent dans leurs nuages. Le Magicien fait signe au Peuple qu’on ne peut avoir des échasses qu’avec de l’argent. Marques de désespoir de la part de ceux qui sont pauvres. Paillasse ne peut en acheter qu’une seule. Scène plaisante de ceux qui, par orgueil, en prennent plus qu’il ne leur en faut pour marcher. On voit de jolies femmes en faire présent à leurs amans. Quelques-unes en vendent en cachette, sans que le Sultan s’en apperçoive. L’argent est mis dans les coffres. Le Magicien remonte au Ciel.

{p. 4}

Scene VII. §

Arlequin paraît avec un autre Magicien ; il lui fait entendre qu’il voudrait avoir l’argent qui est dans les coffres. Le Magicien fait des conjurations, & sort avec Arlequin, en lui faisant signe qu’il ne tardera point à posséder les trésors qu’il envie.

Scene VIII. §

Le Sultan, enchanté, ouvre les coffres pour considérer ses richesses ; il n’en sort qu’une épaisse fumée. Le Sultan se livre de nouveau au désespoir, & sort en adressant des vœux au Ciel.

Scene IX. §

Le Théâtre change & représente une rue.

Paillasse, monté sur son échasse, fait beaucoup de lazzis ; mais, comme pour l’avoir, il a donné tout son argent, il fait entendre qu’il meurt de faim. Un Pauvre vient lui demander l’aumône. Paillasse exprime sa misère, {p. 5}Le Mendiant lui propose de se défaire de son échasse. Mais Paillasse, attaché à cette marque d’honneur, rejette avec dédain la proposition. Cependant, craignant de mourir tout-à-fait de faim, il consent, après bien des signes d’irrésolution, à en vendre la moitié. Ils se retirent, chacun d’un côté différent.

Scene X. §

Le Théâtre représente un jardin agréable.

Arlequin danse avec ses amis, leurs maitresses & la sienne, dont il est de plus-en-plus enchanté. Sa tendre amie, lorsqu’il ne s’en apperçoit pas, écoute avec plaisir un autre soupirant, le recherche, minaude & lui sourit. On sert un repas splendide. Tous s’enivrent. On propose de jouer : Arlequin perd tout son argent, & s’en va, désespéré, rebuté par sa maitresse, qui le voit sans le sol. Tous les Acteurs de la scène sortent après lui, en se moquant du pauvre Arlequin.

Scene XI. §

{p. 6}Le Théâtre change, & représente une Salle des appartemens du Sultan.

Des Courtisans, qui se promènent dans la salle, font entendre que le Sultan, accablé de douleur, est tombé malade : les uns s’en affligent, les autres s’en réjouïssent.

Scene XII. §

On apporte le Sultan sur un lit ; il se plaint du sort, & veut mourir.

Scene XIII. §

La muraille de la Salle s’entrouvre avec fracas. Le premier Magicien paraît, & touche le lit, qui se change en un Trône superbe. Il fait entendre au Sultan, qu’il va réparer ses pertes. Les faux Courtisans, épouvantés, prennent la fuite.

{p. 7}

Scene XIV. §

De petits Génies sortent de dessous quatre tables, qui sont changées en cornes d’abondance. Ils en tirent des robes de toutes couleurs, & sur-tout beaucoup de noires. Les petits Génies entrent ensuite dans les cornes d’abondance, & disparaissent. On sonne de la trompette.

Scene XV. §

Le Peuple accourt ; une partie a des échasses, & l’autre n’en a point. On vend les robes : plusieurs de ceux qui ont des échasses en achettent ; les autres qui ont employé toute leur fortune au premier achat, ne peuvent en avoir : sujet de chagrin pour eux. Grand nombre de ceux qui n’ont point d’échasses font emplette de robes. Les autres, toujours pauvres, restent dans leur premier état. Pendant cette Scène, plusieurs femmes charmantes distribuent de ces robes à la dérobée. Paillasse se jette aux genoux du Sultan, pour en obtenir une. Le Sultan inexorable la lui refuse constamment ; mais il trouve le moyen d’en {p. 8}excroquer une de plusieurs couleurs. On lui rend hommage. Marques singulières de sa gloire & de son amour-propre. L’argent se met de nouveau dans les coffres. Le Magicien disparaît.

Scene XVI. §

Arlequin & le second Magicien entrent par le fond du Théâtre. Le Sultan continue de faire des amitiés à Arlequin, qui, feignant d’en être touché, conjure encore le Magicien, son ami, de lui procurer les trésors renfermés dans les coffres. Le Magicien qu’il implore fait de nouvelles conjurations, & sort avec Arlequin & tout le peuple.

Scene XVII. §

Le Sultan, entouré de ses fidèles Courtisans, veut voir ses richesses. Les coffres s’ouvrent ; il s’en élève des tourbillons de flammes : un bruit affreux se fait entendre. Le Palais semble être tout en feu. Le Parquet s’entr’ouvre.

{p. 9}

Scene XVIII. §

Plusieurs Démons sortent des entrailles de la terre, armés de fourches & de flambeaux. Ils font des grimaces ; des gestes effrayans & des sauts périlleux. La peur s’empare de tout le monde. Le Sultan & toute sa Cour s’échappent, pénétrés de frayeur. Les Démons redoublent leurs sauts, s’abandonnent à la joie, se jettent enfin dans les coffres, & tout disparaît.

Scene XIX. §

Le Théâtre représente une Salle richement ornée, éclairée par des lustres & des girandoles.

On voit Arlequin avec beaucoup de monde : sa Maitresse le dédaigne toujours.

Scene XX. §

Les Démons rapportent les coffres. Arlequin distribue une partie de l’argent. Sa Maitresse le recherche alors ; enchanté, il lui prodigue {p. 10}ses richesses. On joue. Devenu plus défiant par la première épreuve qu’il a faite, Arlequin s’apperçoit que quelques-uns des Joueurs le filoutent : il en jette un par la fenêtre. Les autres Escrocs prennent le parti de celui qui vient d’être puni par Arlequin. Combat entre les amis du mort & ceux d’Arlequin. Plusieurs sont tués de part & d’autre. Les Vainqueurs chargent les morts sur leurs épaules, & sortent.

Scene XXI. §

Le Théâtre représente une Campagne arrosée d’une rivière.

Arlequin & ses amis jettent dans la rivière les corps de ceux qu’ils ont tués.

Scene XXII. §

Le Théâtre représente l’Appartement du Sultan,

Plusieurs Courtisans vêtus de noir & en longs manteaux, font entendre que le Sultan est mort de douleur.

Scene XXIII. §

{p. 11}Le Théâtre représente une grande Place, au milieu de laquelle est un bûcher.

Pompe funèbre du Sultan : son corps est mis sur le bûcher.

Scene XXIV. §

Arlequin & le second Magicien paraissent sur un char traîné par quatre éléphans. L’un & l’autre insultent à la mémoire du Sultan. On met le feu au bûcher.

Scene XXV. §

Le jour s’obscurcit ; un bruit affreux & une musique délicieuse se font entendre alternativement ; la foudre tombe par éclats ; les éclairs semblent embrâser le Théâtre. Paillasse exprime sa frayeur par des Lazzis plaisans. Arlequin & le Magicien sont culbutés & engloutis dans les flammes, qui s’élevent de plusieurs abymes, ouverts tout-à-coup. Le {p. 12}char se change en un Trône brillant, sur lequel se montre le premier Magicien ; les quatre éléphans sont métamorphosés en Esprits aériens ; le feu du bûcher s’éteint, & à sa place paraît une Gloire éclatante de lumière, au milieu de laquelle est le Sultan ressuscité, qui prie son puissant Protecteur de le secourir. Le Magicien fait un signe, & ils sont tous enlevés dans les airs.

Scene XXVI. §

Le Théâtre représente une Salle du Palais du Sultan. (Tout le Peuple est rassemblé).

Le Magicien fait sortir de dessous le Théâtre un mortier d’une énorme grandeur, & fait entendre que, pour de l’argent, on entrera dans le mortier, &, qu’après y avoir été pilé par les Esprits aériens, on en sortira plus beau, plus aimable qu’on ne l’était auparavant. Le Peuple se présente en foule pour essayer la métamorphose : mais très-peu sont reçus, parce qu’il ne s’en trouve guère qui aient de quoi payer. Ceux qui entrent dans le mortier, en sortent, après quelques coups de pilon, vêtus avec la dernière élégance. {p. 13}On les voit se promener, en s’examinant d’un œil satisfait. Des femmes font entrer dans le mortier quelques-uns de leurs amis : un d’eux, qu’on a pilé, apperçoit dans la foule une jeune Paysane très-jolie ; il offre une somme, afin qu’elle éprouve aussi l’heureux expédient ; & bientôt on la voit paraître vêtue en Duchesse. Un laquais, un porteur d’eau, un décroteur se présentent ensuite : au moyen de quelqu’argent qu’ils donnent, on leur permet de se métamorphoser. On les voit sortir en Gens d’affaires ; c’est-à-dire, avec une large figure, & des habits richement ridicules.

Scene XXVII. §

Paillasse saute avec adresse dans le mortier : il en sort habillé grottesquement. Lazzis de Paillasse pour marquer son étonnement, mêlé d’orgueil.

{p. 14}

Scene XXVIII. §

Le Magicien, qui se doute que cette dernière ressource n’a pas rempli les coffres du Sultan, fait entendre qu’il est des gens riches, qu’on peut mettre à contribution : il les fait appeller.

Scene XXIX. §

Les gens qu’a désigné le Magicien arrivent en corps. Il leur demande une somme considérable. Ils résistent, mais cèdent bien-tôt aux menaces qu’on leur fait. Ils vuident leurs poches, se dégraissent de tout ce qui leur donnait un embonpoint prodigieux, & paraissent diminués de moitié. Celui-là, qui avait les bras & les jambes prodigieusement enflés, devient semblable à un squelette ; celui-ci, dont le ventre hydropique était d’une grosseur énorme, diminue à vue d’œil, & se rapétisse tellement, qu’il est méconnaissable, &c. &c. &c. Le Magicien fait signe à tous les gens dégraissés, désenflés, débouffis, de sortir au plutôt. Mais s’appercevant qu’ils menacent {p. 15}le Peuple, il frappe la terre de sa baguette, elle s’entr’ouvre & les engloutit au bruit des fanfares, qui se font tout-à-coup entendre.

Scene derniere §

Le Palais du Sultan devient plus riche & plus brillant. Des guirlandes de fleurs sont suspendues de tous côtés. On découvre dans le lointain des jardins illuminés & décorés des mains de l’Art & de la Nature. Le Peuple vient exprimer au Sultan sa joie & sa reconnaissance. Le Magicien l’assure qu’il doit compter maintenant sur un bonheur inaltérable. Le Peuple célèbre sa félicité. On forme un ballet, composé des différens états de la vie, & qui présente le tableau du Monde. Le Magicien est enlevé dans un globe de lumière, & fait connaître qu’il est un puissant Génie, par tout l’éclat qui l’environne : mais il fait entendre en même temps, qu’il n’a paru céder au Magicien, que pour donner plus d’éclat à son triomphe, & plus d’expérience au Sultan. Il laisse après lui une nouvelle clarté. L’alégresse redouble. Le Sultan {p. 16}n’a plus rien à desirer. Le Peuple se livre aux douces impressions qu’il éprouve ; & tout le monde se retire au bruit d’une musique vive, qui exprime tour-à-tour les horreurs de la guerre, & les charmes de la paix.

Fin de la Pantomime.

{p. 17}

Lettre
d'un grand sauteur
A M. de Voltaire,
sur les pantomimes
2. §

Monsieur,

Bien des gens s’imaginent qu’on ne peut être grand Auteur qu’à Paris ; vous êtes la preuve du contraire. Le génie est par-tout le même. Le fameux Bayle composait à la Haie {p. 18}son Dictionnaire immortel ; & vous, Monsieur, du bas de la montagne où vous êtes confiné, vous inondez l’Europe d’écrits célèbres, assaisonnés du sel de la fine plaisanterie, & d’une critique quelquefois trop mordante, dans lesquels l’impie, l’athée, le dévot, peuvent contenter leur goût.

« Je prends la liberté de vous consacrer cet essai de ma jeunesse ». Il vous annoncera les talens que l’âge va développer en moi. Vous connaîtrez que je dois vous égaler un jour. Les réflexions sensées dont j’accompagne cette Epître, ne pourront manquer de vous convaincre que j’ai beaucoup lu, beaucoup pensé, que je possède les règles d’un art dégradé de nos jours ; & que tous ceux qui ôsent courir la même carrière que j’entreprends de franchir, ne sont que des mirmidons.

Vous possédez trop de sciences, votre génie est trop vaste, pour qu’il me soit permis de douter que vous ne puissiez enfanter des Pantomimes. Oui, Monsieur, après le catalogue {p. 19}de vos talens divers ; lorsqu’on nombrera vos qualités de Poète, d’Historien, de Géometre, de Physicien, de Romancier, de Fabuliste, d’Auteur dramatique en tout genre, &c. &c. on ajoutera, & Faiseur de Pantomimes : ce sera terminer magnifiquement votre éloge.

Je ne puis vous dissimuler ma surprise ; je suis étonné que vous n’en ayez point encore produit quelques-unes. Ma surprise est redoublée par la vive persuasion où je suis que vous avez tous les talens nécessaires pour devenir un grand compositeur de Pantomimes ; seul honneur qui manque à votre gloire littéraire, & seul capable de satisfaire cette vaste ambition, qui vous porte à écrire tant d’ouvrages si différens les uns des autres.

Hâtez-vous, Monsieur, de mettre la main à la plume. Craignez d’avoir trop de rivaux dans la nouvelle carrière que je vous presse de parcourir. Les Tragédies modernes commencent à ressembler à des Pantomimes. Je me contenterai de vous citer Hypermnestre, Zelmire, la veuve du Malabar, Timoleon, Gaston & Bayard, &c. &c.

Notre Scène comique va bientôt aussi ne peindre que par des gestes les ridicules des {p. 20}hommes. Rappellez-vous, s’il est possible, le Philosophe sans le savoir, Eugénie, l’Orpheline léguée, le Père de Famille, &c. &c. Faites encore attention, que la plupart des Drames du jour sont décharnés, stériles, & ne contiennent que des mots. Ne voyez-vous pas-là les commencemens de la Pantomime ? Que le Théâtre français éprouve encore un peu de décadence, & l’on cessera tout-à-fait d’y parler. Les progrès de l’esprit humain seront alors à leur comble. J’ai pensé mettre ici une phrase pompeuse ; je l’aurais fait, si je ne savais que le style épistolaire doit être simple & sans ornement.

Que les Sé**, les Lemi**, les du Bel**, les de Ros** gagneraient, si l’usage dont je parle était adopté de leur vivant !

Mais pourquoi ne le serait-il pas, si les représentations théâtrales continuent d’avoir des admirateurs ? C’est le plus souvent la situation d’un Personnage qui nous affecte, & non ses discours. Que le silence est quelquefois éloquent ! Oui, s’il est prouvé que les gestes suffisent pour faire entendre ce qui se passe dans notre âme, la parole est inutile dans les drames ; & il est clair qu’on doit l’en bannir un jour, puisqu’on commence même à n’y mettre {p. 21}que de petites phrases, qu’on prend pour un dialogue vif & coupé.

Que M. de Voltaire ne craigne donc pas de composer des Pantomimes, & qu’il lise attentivement les grandes vérités dont je vais lui faire part.

Je suis très-sûr que vous excellez en tout, que je ne suis auprès de vous qu’un petit Ecolier ; cependant je vais vous parler en Maître. Vous rirez de ma folie ; n’importe : mon orgueil m’éblouït & me console. Je commence. Admirez, Monsieur, combien la lecture est utile, & soyez émerveillé de la profondeur de mon esprit.

Il est probable que la Pantomime est de la plus haute antiquité. Avant d’introduire la parole dans les Drames, on aura commencé par les gestes tout simplement. Nous ne voyons point ce qu’elle était dans la Grèce ; mais nous savons qu’elle florissait à Rome, sous les premiers Empereurs. Aurait-elle été portée tout d’un coup au point de la perfection ? Elle doit avoir éprouvé le sort des connaissances humaines, qui ne se forment que par degrés.

Mais ce qui achève de prouver combien elle est ancienne, & qu’elle donna même naissance aux Poèmes dramatiques en récit, c’est qu’on {p. 22}a toujours dit qu’une Pièce de Théâtre avait des Spectateurs, & non des Auditeurs : preuve sans réplique que le discours est étranger dans les Drames, & qu’ils devraient n’être qu’en action. Par quelle vicissitude la plupart d’entr’eux ont-ils dégénérés jusqu’à devenir méconnaissables !

« Il n’est que trop vrai que la Pantomime est depuis long-temps dans ses jours de décadence ». Les Grecs & les Romains en firent un spectacle sublime. Ces Nations ont perdu leur grandeur ; leur antique vertu s’est énervée, & la Pantomime est tombée chez eux. Elle ne s’est point relevée parmi les Peuples modernes Les Français, au lieu de la rétablir dans son premier état, l’ont encore abaissée davantage. Ils croient, sans doute, que c’est un genre méprisable, fait pour amuser un seul instant. On oublie qu’elle pourrait peindre les vices, les ridicules des hommes, ainsi que la Comédie. On compose des Pantomimes qui ne signifient rien, « & dont tout le mérite est réservé pour l’Actrice ou pour le Décorateur : aussi ne reste-t-il rien des ouvrages de cette espèce, quand la toile est tombée ».

Il faut être juste quand on est honnête-homme, {p. 23}& je ne veux point que ma nouvelle qualité d’Auteur me fasse perdre les sentimens estimables qui m’ont toujours distingué. J’avouerai donc que quelques Pantomimes de l’Ambigu Comique surpassent toutes celles qu’on a données en Europe, depuis la décadence de cet Art charmant chez les Romains. Avez-vous entendu parler, Monsieur, du joli Spectacle du sieur Audinot ? Il est composé de petits Acteurs, qui font ombrage à la grandeur de leurs rivaux : c’est vous en donner une idée. Il est fâcheux que les Pièces de ce Théâtre ne soient pas toutes sans paroles, & que le Public ne sente pas assez le mérite des Drames où l’Acteur n’a rien à dire.

Après avoir justement loué la Belle au bois dormant, le Braconnier, &c. il me sera permis de faire une mention honorable d’une Pantomime, que nous représentons depuis si long-temps sur le Théâtre du sieur Nicolet : les Amateurs conçoivent sans peine qu’il s’agit ici de l’Enlèvement d’Europe. Ah ! Monsieur, que je vous plains de ne l’avoir jamais vue ! Tous les Elémens y jouent un rôle ; on y voit en action les Dieux & Paillasse, Junon & Arlequin.

Depuis quelque temps on commence à sentir {p. 24}à l’Opéra le mérite des Pantomimes. A chaque Drame nouveau, on tâche, bien ou mal, d’en insérer quelques-unes. Mais que ce goût peu réfléchi, y fait souvent tomber dans d’étranges bévues ! On m’a dit que dernièrement, pour prouver à un jeune homme combien il est doux d’aimer, on lui montre la tendre Ariane, que Thésée abandonne sur un rivage inconnu. Tout cela prouve qu’on est encore loin d’avoir approfondi le genre des Scènes muettes.

« On se donne bien de garde, lorsqu’on va à la représentation d’une Pantomime, de demander les personnages font-ils les gestes qu’ils doivent faire » ? Le Sujet est-il entendu ? Exprime-t-il une action de la vie ? Reconnaîtra t-on les vices de la Société ? Ces bagatelles étoient reçues chez les Grecs & chez les Romains. Le bon vieux temps n’est plus, « & l’on dit tout haut qu’une Pantomime du siècle d’Alexandre ou de César, donnée aujourd’hui pour la première fois, seroit à peine regardée ».

« C’est au milieu de tels discours & de tels préjugés, que j’ai ôsé concevoir & exécuter une Pantomime admirable », dans le vrai goût des Anciens, où l’on ne peut rien trouver {p. 25}à reprendre. Que j’ai lieu de me glorifier ! Je suis le seul personnage érudit, sensé digne d’estime, qui existe actuellement, Voltaire seul excepté.

« J’ai pensé » que les événemens multipliés, que les changemens de décorations, ne pouvoient que satisfaire les yeux & l’esprit, « sans émouvoir la sensibilité de l’âme » ; que pour faire de véritables Pantomimes, il falloit choisir une action théâtrale, joindre les choses aux gestes ; que la Pantomime n’était pas le talent « de faire agir des hommes sur la Scène », & d’imaginer des changemens singuliers ; mais d’avoir quelqu’objet en vue, quelque ridicule à relever. Je le dis, parce que j’en suis sûr, & que personne ne le sait ; répandre de l’intérêt dans une Pantomime, l’orner d’intrigue, d’actions, la rendre un tableau mouvant de la folie des hommes, « c’est le caractère distinctif des grands Maîtres, c’est le mien ».

« Le mérite n’est pas bien grand d’arranger une action vraisemblable ; mais créer des êtres à qui l’on donne des passions qu’il saut peindre, répandre dans les gestes qu’on leur prête, cet intérêt soutenu, cette chaleur qui donne à l’illusion l’air de la vérité, trouver, saisir ces sentimens qui s’échappent de l’âme, que {p. 26}les gestes expriment, & que l’homme médiocre ne rencontre jamais : voilà le talent rare & supérieur, voilà le génie » ! (Vous voyez bien, Monsieur, que c’est de mes talens dont je fais l’éloge.)

Que l’éloquence est une belle chose ! C’est le présent le plus cher de la Nature : mais tout le monde n’en est pas doué. Plus d’un Auteur ne devrait composer que des Pantomimes. Vous avez fait un tort considérable au genre que je célèbre, que j’enseigne, & dans lequel je brille. On est quelquefois si charmé d’entendre parler les Héros de vos Tragédies, ils disent souvent des vérités si sublimes, & tiennent des discours si mâles ; votre style est si beau, si harmonieux, qu’on oublie le plaisir d’aller voir des gens qui se font entendre sans parler, qui découvrent par leurs gestes les passions qui les agitent. Vous avez donc détruit une partie de la gloire des Pantomimes. C’est à moi de leur rendre l’éclat qu’elles ont perdu, jusqu’à ce que vous en preniez la peine vous-même. Je commence par placer dans celle-ci des coups de Maître, qui m’immortaliseront.

« J’ai cherché la clarté dans le geste, la simplicité dans la marche. J’ai déployé sur la {p. 27}Scène l’ame rusée & fourbe d’Arlequin, le comique & le burlesque de Paillasse, & j’ai cru qu’avec cet avantage je serais bien malheureux, si j’avais besoin de ces ornemens si superflus, & que l’on croit si nécessaires. Ma jeunesse, & une grande connaissance du vrai beau, qui, pour n’être plus suivi, n’est pourtant pas oublié, me feront accueillir avec transport, ou avec cette indulgence qui récompense les efforts, & encourage les dispositions. Il serait à souhaiter que mes succès engageassent le petit nombre de ceux qui se disputent aujourd’hui la Scène Pantomimique, à rentrer dans l’ancienne route, qui probablement est la plus sûre, & dans laquelle, sans doute, ils n’iraient pas si loin que moi ».« Vous ne serez point surpris, Monsieur, quand vous aurez lu cette Pantomime, que plusieurs personnes se soient plaintes de n’y pas trouver de ces situations à retenir », ou de ces coups de théâtre, si fréquens sur la Scène moderne. « Je crois bien que vous m’en saurez bon gré ; quant à ces personnes dont je vous parle, je suis bien fâché de ne pouvoir les satisfaire ; mais je leur répondrai, & vous appuierez mon avis, sans doute, que pour bien exceller dans l’Art Pantomimique, {p. 28}il faut mettre la chose pour le mot, & rien de plus ; que des gestes de situation profondément sentis, valent cent fois mieux que des gestes faits par l’esprit, pour refroidir l’ame ; qu’enfin il faut préférer le geste qui fait vivre un ouvrage, à celui qui sait briller l’Acteur » : soit dit en passant, ceci peut encore servir de règle pour les Théâtres, où la parole est en usage ; car je ne prétends pas moins qu’à la gloire d’éclairer mon siècle .... & la postérité.

« Combien de gens ignorent le mérite des Pantomimes » ! Vives & saillantes, sans froideur & sans lieux communs, remplies de situations rapides qui parlent aux yeux, & mettent à l’instant le Spectateur au fait, elles sont l’ouvrage d’hommes de goût, qui sentent, qui réfléchissent. Jugez par-là si je suis estimable !

Je dirai plus : « quand une Pantomime est touchante », qu’elle est le tableau d’une action de la vie, qu’elle jette du ridicule sur nos défauts ; en un mot, qu’elle est excellente comme la mienne, elle vaut un Drame ; « je la préfere même aux meilleures Pièces de Théâtre ».

On doit dans une Pantomime représenter des choses ; elle doit être une véritable Comédie, ou une véritable Tragédie, avec {p. 29}cette différence, que dans les unes on exprime ses pensées à l’aide du discours, & que dans l’autre on les peint par des gestes. Enfin, celui qui pourra m’imiter, qui mettra du saillant, du neuf, dans ses Pantomimes, est sûr de jouïr d’une réputation immortelle. C’est un genre trop méprisé, qu’il est facile de retirer de la poussière, qui peut couvrir de gloire, & qui peut s’illustrer à jamais sous les mains d’un grand Maître.

Je vous ferai observer, Monsieur, qu’il est beaucoup plus en vogue chez les Anglais, que parmi nous3. Ce Peuple sage & réfléchisseur a senti les beautés dont il est susceptible. Telle Pantomime, représentée à Londres, coûte quelquefois jusqu’à cent mille écus de frais. Le célèbre M. Garrik, cet Acteur excellent, qu’on peut, je crois, comparer à nos Lekin, malgré l’enthousiasme de tout Paris ; cet Acteur si {p. 30}admirable & si naturel, doit au seul genre que je préconise la meilleure partie de sa fortune. Les Pantomimes tiennent souvent lieu à Londres des petites Pièces qu’il est d’usage de jouer après les Drames en cinq actes ; & c’est sur le Théâtre où se sont immortalisés les Shakespear, les Dryden, les Congrève, qu’on les représente : preuve que les Pantomimes vont remplacer en Angleterre les Poèmes récités, avant que les Français aient eu le courage de se distinguer entiérement par une aussi heureuse innovation.

Mais nos voisins des bords de la Tamise n’ont fait qu’approcher du but. Dans leurs Pantomimes, ils sacrifient tout aux décorations, aux machines. Ils sont encore loin d’y mettre l’action, le jeu nécessaires, & cette peinture des mœurs, sans laquelle un Ouvrage est dénué de sel & d’agrément.

« J’ajouterai qu’il serait bien injuste & bien cruel, que ceux qui ont des principes contraires se crussent en droit d’être mes ennemis. Je saisis cette occasion de me plaindre à vous publiquement d’une foule de gens qui ont la faiblesse d’esprit de me croire un homme ordinaire », & qui ôsent me disputer les lauriers dont mon front est couvert. Voilà quel est l’aveuglement & la malice du siècle. Dès qu’on écrit, {p. 31}on s’attire des envieux ; des critiques outrés & de mauvais plaisans vous turlupinent, vous déchirent. On maltraite, on insulte, on vilipende, on épigrammatise l’Auteur « que l’on n’a jamais vu. Quoi ! faudra-t-il toujours dire aux hommes : Ne haïssez jamais celui qui ne vous est pas connu, & que peut-être vous auriez aimé » ?

En dépit de ces Censeurs sévères, je ne me trouve pas moins un habile homme. « Les désagrémens attachés aux arts de l’esprit, n’affaibliront point l’amour que j’ai pour eux, & qui est né avec moi ». Il est rare que nos talens soient appréciés par nos contemporains ; mais un temps viendra, comme on l’a dit en grec dans certaine épigraphe, tirée d’Homère ; un temps viendra que le Public se fera un devoir de m’applaudir. Si je vis alors, « la reconnaissance me donnera de nouvelles forces, & achevera de développer mes talens. Ceux pour qui le vrai beau est un plaisir utile & réel, seront enthousiasmés de mon mérite, & leur âme en extase me saura gré d’avoir fait des Pantomimes ». Donc je dois m’attendre de parvenir à la dernière postérité. Mon âme, « vous le voyez, Monsieur, s’épanche devant vous avec liberté. Je suis toutes ses impressions ».

{p. 32}Je vous avertis, Monsieur, qu’il est de votre honneur de trouver admirable la Pantomime que je vous envoie. Depuis six mois, je cours tout Paris, afin de la lire de cercle en cercle, de société en société. Elle m’a valu au moins deux cents soupers délicieux. Je vous dirai même tout bas, avec la modestie qui me caractérise, que toutes les personnes qui l’ont entendue, en ont été ravies. Les endroits pathétiques ont arraché des larmes, & les situations plaisantes ont fait éclater de rire, non-seulement parce qu’ils le méritaient, mais encore parce qu’il est d’usage de rire ou de pleurer, lorsqu’un Auteur a la complaisance de nous communiquer ses productions : on monte sa sensibilité selon le genre de l’ouvrage qu’on nous récite.

Apprenez aussi, Monsieur (sans pourtant que je cesse d’être modeste), apprenez qu’un Amateur de Pantomimes a été si charmé de la mienne, sur une simple lecture, qu’il a eu la générosité de me faire un présent considérable.

Encore quelques réflexions avant que je termine ma Lettre.

Ne soyez pas surpris, Monsieur, si j’ai voulu raisonner sur l’art des Pantomimes. La manie de paraître Philosophe, & de discuter {p. 33}toutes sortes de matières, commence à nous gagner. On a disserté sur le genre, sur les difficultés de l’Opéra-bouffon4. L’on fera surement bientôt un in-folio de réflexions sur la manière d’écrire les ariettes. Un pareil Livre aurait la vogue ; il nous serait aussi utile que les régles de la Comédie & de la Tragédie, dont on ne se soucie plus5.

Je ne vous ai point entretenu de bagatelles ; le sujet que j’ai traité dans cette Lettre est très-grave. Un temps viendra (pour me servir encore de l’Epigraphe grecque) un temps viendra que les Français chériront à la fureur les Pantomimes. Le goût qu’ils ont pour les singuliers Drames dont je vous ai parlé plus haut, & sur-tout pour l’Opera-bouffon, annonce la décadence des Lettres, ainsi qu’un grand amour du futile, qui, s’il croît toujours, {p. 34}nous fera dédaigner le sublime, retourner aux magots de la Chine, aux collets empesés, aux Pantins, à la bonhommie de nos premiers pères, & par la suite aux Pantomimes ; car l’ordre étant une fois renversé dans la Littérature, ne pourra se rétablir qu’avec le secours du genre pantomimique.

J’en reviens toujours à la Pantomime, comme l’Avocat Patelin à ses moutons. Afin de vous démontrer tout-à-fait les beautés qui en résultent, j’ai grande envie de comparer les meilleurs endroits des Poètes dramatiques à quelques situations frappantes de ma Pantomime. Mais je n’ai déjà que trop passé les bornes d’une Lettre. Il me suffira de citer deux ou trois Tragédies, dans lesquelles un geste, un regard, font le plus grand effet.

Sans fatiguer ma mémoire par de longues recherches, je vous rappellerai cette Scène de Zaïre, où, pour toute réponse aux discours du Sultan, cette Beauté malheureuse se contente de verser des larmes, ce qui ramène son amant, lequel s’écrie hors de lui-même :

Zaïre, vous pleurez !

Dans un autre endroit de la même Pièce, le Sultan, à son tour, fait une vraie Pantomime. Sans prononcer un seul mot, il jette {p. 35}un coup d’œil d’indignation sur Zaïre, qui lui dit, toute éperdue :

Quels regards effrayans vous me lancez ! hélas !
Vous doutez de mon cœur.

Passons maintenant à une autre Pièce. Comme les Spectateurs sont violemment agités, lorsque Warvick s’arrête tout-à-coup dans ce fameux monologue :

Voilà donc où sa faute & le fort l’ont réduit.
De son ingratitude il voit enfin le fruit.
Il l’a trop mérité. Marchons .... Warwik, arrête.

On voit qu’alors il se passe un nouveau combat dans son âme.

Mais quelle situation déchirante, lorsque Timoléon, après avoir dit :

Il faut donc suivre, ô ciel ! l’arrêt de ton courroux ;

sans rien ajouter davantage, « étend la main vers les Conjurés, & de l’autre s’enveloppe de son manteau6. »

Que ce silence & ce geste sont expressifs ! Les Spectateurs émus, agités, en concluent que le grand Timoléon, par un effort plus qu’héroïque, étouffe dans son âme les sentimens {p. 36}de la nature, n’écoute que l’amour de la Patrie, & se décide à faire poignarder son frère : les paroles sont inutiles pour exprimer tant de choses sublimes.

Après vous avoir prouvé l’excellence du genre pantomimique, & le mérite dont j’ai le bonheur d’être doué. Je vais vous faire voir que je possède encore toutes les vertus morales. Oui, Monsieur, mon caractère & ma personne sont aussi estimables que mes talens : mais c’est de mes vertus dont il s’agit ici. « Il y a long-temps que l’Envie s’est apperçue qu’il valait mieux calomnier l’homme que l’Ouvrage, parce que l’Ouvrage est sous les yeux du Lecteur, & que l’homme n’y est pas. Mais s’il peut se dire à lui-même qu’il n’a jamais été ni faux ni injuste ; qu’il n’a jamais eu cette bassesse, si commune, de déprécier tout haut ce qu’il admirait tout bas ; s’il se représente que la franchise qui peut lui nuire est du moins un meilleur caractère que la politique lâche qui pourrait le servir ; s’il est bien sûr de n’avoir jamais eu à rougir devant des amis vertueux, ni sur-tout devant lui-même ; il se consolera du malheur d’être jugé par la foule qui ne le connaît pas. Enfin, attiré vers l’étude des Lettres par une sensibilité naturelle, qui seule peut donner du {p. 37}prix à ses Ouvrages ; content de remplir ses momens par un travail qui plaise à son âme ; tandis que ses ennemis s’agiteront pour lui nuire, il vivra dans le repos7. »

« Ces réflexions, qu’il fallait faire une fois », (quelle en est la nécessité, me demandera-t-on peut-être, sans que je juge à propos de répondre) « ces réflexions, dis-je, qu’il fallait faire une fois, n’éclaireront point le préjugé, & n’adouciront point la haîne ; on ne l’a pas espéré : mais aux yeux des hommes sages & désintéressés, qui y reconnaîtront le caractère qui les a dictées, elles serviront de réponse à l’injustice & à la calomnie8 ».

Vous voyez que j’ai quitté insensiblement la plaisanterie. Je fuis charmé de trouver l’occasion de vous assurer sérieusement que personne n’admire plus que moi votre génie, votre érudition, & ne se dit avec plus de sincérité,

MONSIEUR,
Votre très-humble & très-obéissant Serviteur, D***, grand Sauteur du Sr Nicolet.
{p. 38}

Poste-face,
Post-scriptum,
ou
Réflexions sur l’incertitude des jugemens en matière de Littérature. §

Il faut l’avouer, à ma honte....qu’il est dur cependant pour un Sauteur du premier mérite, (j’ai pensé dire pour un Auteur) de déclarer, à la face de tout un Public, qu’il n’est qu’un imbécille, ou que du moins on l’a cru tel ! Hélas ! il faut en convenir, puisque d’ailleurs je ne saurais le dissimuler ; ma Pantomime, cet ouvrage que je regardais comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain, n’a point eu l’honneur d’être exécutée sur le Théâtre du sieur Nicolet. Le goût & la délicatesse gagnent donc jusqu’aux spectacles des Boulevards !.... Mais de ce que ma Pantomime est refusée, s’ensuit-il qu’elle soit mauvaise ? Concluons en plutôt que c’est une preuve infaillible de l’excessive crainte de celui qui pouvait mettre mes productions sur la Scène ; il a trouvé que je n’avais pas le sens commun ; {p. 39}& son idée lui a paru devoir être celle du Public.

Qu’il me soit permis au moins de me plaindre de l’orgueil & du ridicule usage qui érigent tant de petits Censeurs en arbitres souverains du goût. Comment peut-il entrer dans une tête passablement organisée que son seul jugement réunît tous ceux qu’on pourrait donner sur le même objet ? Quoi ! un Particulier, deux, quatre, douze, & un nombre plus considérable, si l’on veut, ont la vanité de se croire en état de décider de ce qui peut plaîre ou déplaîre dans le monde ! Quand la pluralité des voix doit seule prononcer, il se trouve un petit Tribunal qui s’imagine que ses arrêts sont irrévocables.

Pour moi, mon amour-propre serait très-peu flatté des applaudissemens d’un seul, quelqu’éclairé qu’on le suppose ; je ne puis être satisfait que de l’approbation universelle.

Mais comment jugera-t-on du mérite d’un Ouvrage, me demandera-t-on sans doute, si, selon vous, personne n’est en droit de l’approuver ou de le critiquer ? Ma réponse est toute simple. Un seul Lecteur peut fort bien décider de ce qui lui déplaît, ou de ce qu’il approuve, selon l’impression dont il est susceptible, par le plus ou le moins de finesse de ses organes, {p. 40}& par le degré de ses connaissances ; mais il s’en suivra toujours que son jugement est unique, & qu’il n’exprime que les sentimens d’un seul individu. Pour qu’il eût l’autorité requise, à laquelle la raison est forcée de se soumettre, il faudrait qu’il fût conforme à celui de tout le Public : & c’est le nombre des éditions d’un Livre, la lenteur ou la rapidité de son débit, & les suffrages unanimes qu’un Drame reçoît au Théâtre, qui sont la véritable marque de leur succès ou de leur peu de mérite.

A propos de ce que j’avance ici, je me suis souvent étonné de la manière rapide avec laquelle, lors d’une représentation théâtrale, le Parterre, c’est à dire, une assemblée de cinq ou six-cents personnes, décide du mérite d’une Pièce. Je me suis souvent demandé la raison de cette unanimité de suffrages qu’accorde la multitude. Comment se peut-il, me suis-je dit vingt fois, qu’un nombre considérable de Spectateurs devienne bons Juges des Ouvrages d’esprit, tandis qu’il n’y a peut-être pas trois de ces mêmes Spectateurs en état d’écrire ? Cette singularité, à laquelle on ne fait point assez d’attention, me paraît difficile à expliquer. Je vais pourtant essayer de résoudre une partie de la question, puisqu’il m’est impossible d’en donner une solution entière & précise.

{p. 41}Ne peut-on pas dire d’abord que le vrai beau devant plaîre généralement, ne saurait se montrer sans exciter l’admiration, & que tout ce qui n’est pas lui nous rebute, nous fatigue ? Il me semble encore que quelques Spectateurs délicats suffisent pour éclairer tous ceux qui les environnent : leurs pôres étant ouverts, leurs esprits étant agités, dans la chaleur d’une première représentation, lancent une inombrable quantité de petits corpuscules, qui, se liant avec ceux émanés de leurs voisins, portent par-tout le sentiment qui les anime ; & la commotion, excitée par la connaissance intime du goût, devient bientôt générale : ainsi que les impulsions de l’électricité, s’étendraient jusqu’à l’infini.

Si ces raisons avaient quelque chose de satisfaisant, on en conclurait peut-être que le suffrage d’un petit nombre suffit, au moins au Théâtre, puisque je donne à entendre que c’est ordinairement lui qui fait le succès des Ouvrages qu’on y représente ; mais avant qu’on se décide tout-à-fait, j’observerai que je donne aussi à entendre qu’il saut que l’émotion particulière devienne générale, pour faire autorité : je prierai de remarquer encore que je dis plus haut qu’il n’y a point de vrai beau, s’il ne plaît à tout le monde ; de même que l’électricité {p. 42}agit sur une chaîne non-interrompue.

Il est pourtant nécessaire de remarquer que les applaudissemens qu’on accorde aux ouvrages dramatiques, ne sont pas toujours une preuve de leur bonté. Le goût de la Nation peut être séduit par un caprice de mode, par une fantaisie passagère. Il revient tôt ou tard de son erreur, & méprise ce qui faisait autrefois l’objet de son admiration. La Phèdre de Pradon l’emporta quelque temps sur celle de Racine ; & l’Athalie de ce grand Homme ne fut pas toujours regardée comme un chef-d’œuvre. Nos enfans riront sûrement un jour du prodigieux succès des Drames informes mêlés d’ariettes ; de même que nous nous étonnons de l’admiration qu’inspiraient à nos bons aïeux leur Mère Sote, & les Drames pieux dont il s’édifiaient si ridiculement.

Il est encore vrai que tel Auteur peut mettre en vogue des Ouvrages sans mérite, & dont la réputation soit passagère ; parce qu’il a l’art de saisir le goût de son siècle, & que ce qui plaît à un siècle ne réunit pas toujours le vrai beau, digne d’être estimé dans tous les temps.

On insistera peut-être pour contredire mon sentiment, sur ce qui distingue le succès des Ouvrages d’esprit en tout genre. Ne peut-il pas arriver, me répliquera-t-on, que tel homme {p. 43}qui s’arroge le droit de prononcer définitivement, réunisse toutes les connaissances répandues parmi l’espèce humaine, ou possède ce tact fin, cette délicatesse de goût, qui devient l’interprète du goût universel, dont il est comme émané ; car qu’est-ce que la saine critique, si ce n’est le sentiment intime de ce qui peut généralement nous plaîre ; sentiment acquis par l’étude ou par l’heureuse conformation des organes ?

Je répondrai en peu de mots à cette grave objection, qu’il est impossible qu’un seul homme réunisse toutes les connaissances humaines, dont l’ensemble forme une véritable clarté ; & que quand il les posséderait même toutes, les préjugés, la faiblesse de sa nature, offusqueraient toujours son jugement, de manière à rendre aux yeux du Sage ses décisions incertaines.

Il est donc avéré qu’en Littérature, comme en toute autre chose, le sentiment général l’emporte sur celui d’un seul ou d’un plus grand nombre ; & que sans cette pluralité des voix on ne peut rien statuer de certain. Quelques réflexions, jettées rapidemment, vont achever de faire disparaître tous les doutes.

La postérité n’est autre chose que le suffrage unanime de tous les siècles.

{p. 44}Pourquoi mettrait-on tant d’ouvrages au jour, si l’approbation d’un seul Lecteur suffisait pour en assurer le mérite ?

Les Drames dont on enrichir la Scène, n’attendent-ils pas leur succès des applaudissemens continuels du Public ?

L’homme le plus savant, le plus raisonnable propose ses idées, & ne se glorifie de leur justesse, que lorsqu’il est certain qu’on les approuve.

Dans mon particulier je soumets tout ce que je viens d’écrire à la censure générale ; c’est à elle qu’il appartient d’y mettre le sceau de la vérité.

S’il est prouvé que le sentiment d’un seul est moins que rien, & même celui de plusieurs hommes assemblés, pourquoi tant de gens s’ingérent-ils donc de dire hautement le leur, & de le regarder comme infaillible ? Je l’ai déjà remarqué, c’est que la vanité nous séduit, & que l’usage permet au petit nombre de juger du goût universel.

Par exemple, quelle contradiction bizarre dans le procédé de toutes les Académies ? Pourquoi lisent-elles publiquement les Ouvrages couronnés ? Est-ce afin que les suffrages unanimes confirment les leurs ? Mais s’il arrive que ces mêmes suffrages unanimes révoquent {p. 45}leurs arrêts, (ce qu’on ne voit que trop souvent) le Prix en est-il moins adjugé9 ?

Il résulte encore de tout ceci que les Comédiens ont grand tort de se croire en état de décider si un Drame est digne ou non de paraître sur la Scène. Soyez moins paresseux, parce que vous êtes trop riches ; ayez un Théâtre où soient représentées toutes les Pièces qu’on vous apporte ; attendez que le véritable Juge des productions de l’esprit les ait mises à leur place ; & convenez enfin que parce que vous avez une mémoire excellente, & l’art de faire valoir les vers des Auteurs, vous n’en êtes {p. 46}pas pour cela plus spirituels ni plus grands connaisseurs dans tout ce qui concerne la Poétique.

Il s’ensuit aussi que le Lecteur d’un Ouvrage, & que le Spectateur d’un Drame, se trompent en regardant leur jugement comme infaillible, & lorsqu’ils prononcent en dernier ressort à leur petit Tribunal.

Les Journalistes sont encore dans l’erreur, puisqu’ils donnent leurs avis comme des loix, & veulent apprendre au Public ce qu’il doit estimer ou dédaigner.

Voilà des réflexions bien profondes pour un sujet qui n’en paraissait guère susceptible. On a peut-être oublié que toutes les belles choses que je viens d’écrire ont leur source dans le refus qu’ôse faire le sieur Nicolet de ma Pantomime. Si les Lecteurs sont étrangement surpris qu’une très-petite cause ait amené d’aussi grands effets, j’avouerai de bonne-foi que le sieur Nicolet n’est qu’un prétexte dont je me suis servi pour avoir lieu de mettre au jour mes savantes idées.

Mais ce qui n’est que trop réel, c’est que le sieur Nicolet a rejetté ma Pantomime. Comme j’étais loin de m’y attendre, & que j’étais au contraire fortement persuadé qu’elle serait accueillie avec transport, j’ai écrit mon espèce de préface & ma Lettre à M. de Voltaire, {p. 47}dans une aussi douce conviction. Après avoir vu détruire par l’événement mes plus chères espérances, je n’ai pu me résoudre à perdre à jamais les charmantes productions de mon esprit, & je me suis dit qu’il fallait les donner au Public sans y rien changer. Ainsi je raisonne de ma Pantomime comme si elle avait été jouée, tandis qu’elle ne l’a point été ; j’en parle comme si le Public l’avait très-bien reçue, tandis qu’il ne la connaît que par le moyen de l’impression, & qu’il pourrait sort bien la trouver détestable.

Cette singularité me fera peut-être honneur, sur-tout dans un temps où l’on se croit Philosophe lorsqu’on affecte d’être bizarre. J’observe pourtant ici, pour la tranquillité de mon amour-propre, plutôt que par intérêt pour la vérité, que je ne suis pas le premier Auteur qui ait été cruellement trompé dans ses projets.

On sera surpris, sans doute, de voir la manière ouverte dont je sais mon éloge. J’ai cru d’après les exemples que j’en vois tous les jours, j’ai cru qu’il était du bon-ton de se louer soi-même, & que la modestie n’était plus de mode. Sans parler des Extraits que tant d’Auteurs font de leurs Ouvrages, & qu’ils insérent dans les Journaux, comme s’ils étaient d’une main étrangère ; sans parler des petites ruses en usage {p. 48}parmi les Littérateurs, je me contenterai de citer la Lettre qui accompagne certaine Tragédie assez connue, & dont j’ai eu la hardiesse d’insérer des fragmens dans ma missive adressée aussi à Monsieur de Voltaire. Mais si l’on veut encore un exemple frappant d’un amour-propre qui ne prend pas la peine de se cacher, qu’on parcoure le nouvel Ouvrage de M.L**, intitulé : Théorie du Libelle10.

Mais voilà qui est décidé ; je renoncé à la manie d’écrire. Assez de gens sans moi barbouilleront du papier ; d’ailleurs, je suis assez persuadé de mon mérite ; je me prodigue assez de louanges moi-même, sans avoir besoin des suffrages d’autrui. Les seuls applaudissemens que j’envie, ce sont ceux des Spectateurs rassemblés au Théâtre du sieur Nicolet. Plutôt que d’écrire de mauvais vers ou de pitoyable prose, il vaut encore mieux faire des sauts périlleux. Je conseille néanmoins aux Auteurs tourmentés par la manie de s’illustrer, de composer des Pantomimes : ils ne courront plus risque dans leurs Pièces de Théâtre, de faire débiter tant de choses insipides ou ennuyeuses.

{p. 49}

Traité du geste,
Contenant la maniere de représenter les Pièces de Théatre, à l’aîde des bras & des jambes, pour la commodité des Acteurs nazillans, begayans, gasconnans ; &c. &c. & offrant, en outre, une excellente Méthode aux gens mariés, pour se quereller dans leur ménage, sans faire de bruit. §

L’estimable antipathie que j’ai pour les Drames mal écrits, & qui m’a fait desirer qu’on ressuscitât la Pantomime, me porte encore à souhaiter vivement, qu’en attendant cette utile résurrection, les Acteurs en tout genre soient tenus de ne jouer leurs rôles que par signes ou par le moyen des gestes. On trouvera peut-être que je forme des vœux bien bizarres, & l’on m’accusera d’avoir des idées aussi creuses que celles des fous qui se repaissent de Châteaux en Espagne. Un moment, ne me jugez pas sans m’entendre ; je vais vous déduire mes raisons. Je rapporterai ensuite les principales objections avec lesquelles je me doute qu’on voudra pulvériser mon systême ; {p. 50}& je me flatte de les réduire en une fumée encore plus légère que celle qui s’évapore des fourneaux de l’Alchymiste, pour prix de l’or qu’il avait la bonhommie d’attendre. Si l’on me condamne, à la bonne-heure.... je n’avouerai point que j’ai tort, mais je plaindrai l’erreur de mon siécle ; car je suis aussi têtu qu’un Philosophe, qu’un Economiste ou qu’un Encyclopédiste.

Pour revenir à mon sujet, n’est-il pas vrai que si les Acteurs ne jouaient que par signes, les Spectateurs ne seraient plus ennuyés, dégoûtés, révoltés par le mauvais style de la plupart des Pièces nouvelles ? Combien d’inconséquences, d’absurdités, de platitudes, tranchons le mot, n’entend-on pas dans ces nouveautés éphémères, fautes qui se trouveraient naturellement supprimées ! On voit que mon systême serait sur-tout très-favorable à une foule d’Auteurs d’Opéras-comiques. D’ailleurs, les Drames marcheraient rapidement, ne traîneraient plus en longueur ; les Actes seraient courts, & l’on n’en verrait plus de postiches.

Que d’avantages résulteraient encore de mon projet, s’il était adopté ! Je ne veux m’arrêter ici qu’à ceux qui concernent personnellement les Acteurs. Combien de fois n’est-on pas au supplice par la mauvaise prononciation des héros de Théâtre ! L’un semble siffler en déclamant ; l’autre a tout l’accent d’un bas Normand, qui voudrait faire le beau parleur ; celui-ci change souvent les voyelles en s, écorche impitoyablement les oreilles par ses barbares élisions, & gasconise comme s’il était {p. 51}encore dans sa Province ; enfin celui-là parle tellement du nez, qu’on serait tenté de croire que sa langue est montée dans son cerveau. Lorsqu’on entend un si grand nombre de personnages, Grecs, Romains, Tartares ou Mahométans, estropier la Langue Française, on s’imagine, par l’effet de l’illusion théâtrale, voir réellement ces illustres Personnages s’efforcer de s’exprimer dans un idiôme qui leur est tout-à-fait étranger : c’est ainsi que tant de Comédiens de Provinces parviennent à prêter quelque vraisemblance à leurs rôles.

Ce que je dis des rôles tragiques peut encore s’appliquer à ceux de la Comédie ; ajoutez que dans celle-ci la prononciation vicieuse choque bien davantage. Cependant, quel renversement de l’ordre naturel ! La maitresse parle souvent plus mal que la soubrette ; le valet a le langage d’un homme de Cour ; & le Marquis, dépeint par le Poète comme un agréable répandu dans les meilleures Sociétés, s’énonce quelquefois aussi mal que s’il venait de sortir du Collége.

Ne m’attachant ici qu’aux fautes contre la Langue, qui échappent à beaucoup d’Acteurs, je n’observerai point combien ils estropient de vers, soit dans la chaleur du débit, soit par ignorance du rithme & de la mesure. Je consens aussi à passer sous silence leurs bévues dans le débit même de leurs rôles. Combien de fois font-ils parler le Prince qu’ils représentent avec une fierté ridicule, tandis que ce Prince ne devrait mettre que de la noblesse dans ses discours ? La colère chez eux devient fureur ; la crainte, poltronnerie ; l’amour, {p. 52}une faiblesse pusillanime, ou un emportement ridicule : enfin ils sont quelquefois aussi éloigné du ton de leurs rôles, qu’un chanteur est hors de mesure lorsqu’il chante faux.

Comment remédier à un si grand nombre d’inconvéniens ! .... Comment y remédier ? Je l’ai déjà dit, en ne faisant représenter sur nos Théâtres que des Pantomimes, ou du moins en prescrivant à tous les Acteurs l’obligation de jouer à la muette, si l’on veut conserver les Poèmes immortels qui font tant d’honneur au Théâtre Français.

J’entends de ma petite chambre, située auprès du Boulevard, les clameurs que ces mots font élever contre moi. « Monsieur le Grand-Sauteur, s’écrie-t-on, excelle mieux sans doute à faire le saut du Tremplin, qu’à raisonner juste. Comment diable voulez-vous qu’on nous représente nos meilleures Comédies, nos meilleures Tragédies, si vous prétendez que les Acteurs ne les rendent, non plus à l’aide de leurs poumons, mais par le moyen de leurs bras & de leurs jambes ? Selon toute apparence, Monsieur le Mime, votre cervelle s’est renversée lorsque vous faisiez quelque saut périlleux ».

C’est par de bonnes raisons que je vais répondre aux injures dont on pourra me gratifier. J’avoue d’abord qu’il serait à souhaiter qu’on ne représentât par gestes que les Pièces nouvelles, attendu que, pour l’ordinaire, elles ne font pas aussi-bien écrites que celles de Corneille, Molière, Racine, Voltaire, &c. &c. mais comme il faut établir une règle générale, à cause des abus qui se glisseraient, si l’on {p. 53}se relâchait en quelque chose, je pense qu’il vaudrait mieux se priver du plaisir d’entendre réciter les vers de ces grands Hommes, afin de remédier plus sûrement à la mal-adresse des Acteurs, & au privilège qu’ont les Dramatiques modernes d’ennuyer le Public.

Cela posé, je dirai qu’il me semble que des Gesticulateurs habiles pourraient représenter à la muette les excellentes Pièces, sans faire rien perdre de leurs beautés, parce que, tandis qu’ils les rendraient à l’aîde de différens signes, ceux des Spectateurs, qui voudraient en prendre la peine, liraient le Poème, pour juger si les gestes correspondent à l’action ; ainsi que cela se pratique à l’Opéra, où l’on n’entend pas facilement les paroles.

Je crois que l’on pourrait cependant faire quelque exception, si l’on jugeait à propos d’adopter mon systême : par exemple, une fois par mois on représenterait à l’ordinaire chacune des Pièces des plus fameux Poètes : on donnerait aussi quelquefois, à la manière usitée de nos jours, mais bien rarement, & sans tirer à conséquence, l’Hypermnestre de M. le Mi**, le Warwick de M. de la Har**, & Gaston & Bayard, de M. de Bel**, en faveur des beaux vers répandus dans ces trois Ouvrages.

On permettrait encore au petit nombre d’Acteurs qui parlent bien leur Langue, & qui, de nos jours, se sont illustrés sur la Scène ; on leur permettrait, dis-je, de joindre quelquefois la parole aux gestes. Par exemple, le Kain, Brisard, Molé, Monvel, les demoiselles Saint-Val, Raucourt, Doligny, Fanier, Luzy ; les {p. 54}sieurs Bellecourt, Préville, Augé ; Clairval, au Théâtre italien ; Larrivée, Legros, & la demoiselle Arnould, à l’Opéra, jouïraient seuls de ce privilège singulier.

S’il se présentait un Acteur, sur quelque Théâtre que ce fût, qui eût un bel organe, & s’exprimât avec grâce, mais qui parût gêné dans son maintien, ainsi que cela n’arrive que trop souvent ; de temps en temps il serait le maître de déclamer ou de chanter ses rôles, tandis qu’un autre Acteur placé à côté de lui, ferait tous ses gestes : méthode sagement pratiquée par les Anciens. Ce privilège serait accordée à . . . . . . . . . . . . . . . . &c. &c. &c. Cinquante &c. viendraient ici aussi-bien que dans un écrit qui a tant fait de bruit.

« Mais (insistent mes nombreux Critiques) n’est-il pas absurde de vouloir nous priver du plaisir d’entendre chanter les divines ariettes de l’Opéra-comique, & les airs sublimes du Chevalier Gluck ? Comment notre oreille se passerait-elle d’être si délicieusement chatouillée par la ravissante mélodie des Philidor, des Monsigny, des Grétri » ? Je réponds à cette grave objection, que je rends justice aux rares talens des habiles Orphées, qui enchantent la France & l’Europe entière, & que je n’ai nullement dessein de troubler en rien les charmans effets de leur art. Mais n’est-il pas prouvé qu’on n’entend presque jamais les paroles chantées ? La cause en est sans doute dans l’habitude qu’ont les Acteurs des deux Opéras, de ne point {p. 55}assez ouvrir la bouche, peut-être dans la crainte de faire la grimace ; ou bien les accompagnemens trop forts étouffent tout-à-fait leur voix. Quoi qu’il en soit, un bel-esprit moderne a proposé à tous les Chanteurs de n’articuler que les notes, puisque c’est, dit-il, peine perdue de prononcer des paroles qu’on ne saurait entendre. Suis-je donc si ridicule de vouloir que ces mêmes Chanteurs se contentent tout simplement de faire des gestes, & que l’orchestre seul exprime les passions qu’ils seront supposés ressentir ? Les Auditeurs auront-ils un plaisir moins vif, entendront-ils moins des airs charmans, & seront-ils moins frappés par des effets admirables de musique ?

Si tout ce que j’ai dit jusqu’à présent n’avait persuadé qu’à demi les Lecteurs, je les prierais de s’intéresser au moins à la conservation des Acteurs qu’ils chérissent. Ouvrons les Annales de notre Théâtre, on y verra que les fureurs d’Oreste coûtèrent la vie à Montfleury. Rappellons-nous combien de célèbres Comédiens, à force de crier dans leurs rôles, deviennent poitrinaires, & crachent le sang le reste de leurs jours : l’un se rompt une veine dans l’estomac, & l’autre se foule même le tendon d’Achille. Que d’Acteurs sont morts pulmoniques ! Ces images douloureuses, que je suis contraint de retracer ici, doivent engager tous les cœurs sensibles à faire des vœux pour qu’on sente généralement la nécessité de ne faire monter sur la scène que des Gesticulateurs, & non des Comédiens généreux, qui abrégent leurs jours avec un courage héroïque, {p. 56}en cherchant à rendre trop au naturel les passions de leurs personnages, & qui s’époumonent pour mieux se faire entendre.

Je me doute qu’on m’objectera que les représentations théâtrales perdraient toute leur illusion, si l’on n’y admettait que la Pantomime ou le geste. Je ne puis répondre à cette dernière difficulté, sans entrer dans un noble enthousiasme. Eh quoi ! Vous n’avez donc pas lu l’histoire ancienne ? Vous ignorez donc mille traits curieux, répandus dans différens Auteurs, & qui prouvent le pouvoir, l’énergie, la sublimité des gestes ? L’art oratoire n’en emprunte-t-il pas toute sa force ? Dans le monde, dans la Société, ne témoigne-t-on pas mieux par un seul geste son mépris, sa colère, son admiration, son ennui, qu’en employant un flux de paroles ? Mais pour donner un exemple tout-à-fait poétique, qu’Homère est expressif, lorsqu’il dit en deux vers : « Jupiter marque son approbation par un seul mouvement de tête, & ce mouvement fait trembler l’olympe & tout l’univers ».

Rappellez-vous encore ce que les Anciens ont écrit de Pylade & de Bathilde, les plus fameux Pantomimistes qui aient jamais parus. Tout Rome, rempli d’admiration, partagea son estime entre ces deux grands hommes ; deux partis divisèrent la ville, & faillirent même à s’égorger pour défendre la gloire de celui dont ils étaient les partisans. Ils inspiraient par leurs gestes, par leurs regards, la joie ou la crainte, la pitié ou la fureur.

Après un exemple aussi frappant, il serait inutile d’en rapporter d’autres. Mais je veux {p. 57}convaincre les plus incrédules. Vous dites donc que le Geste n’est rien sans la parole ? Vous n’avez sans doute jamais su ce vieux conte qu’on fait d’un Prédicateur : se trouvant court en chaire, il s’avisa de prononcer des si, des mais, des car, & d’autres monosyllabes pareils, qu’il accompagnait de mouvemens des pieds & des mains, comme s’il avait débité à son Auditoire les meilleures choses du monde. Après avoir ainsi fixé l’attention pendant plus d’une heure, il se retira, laissant tous ses Auditeurs très-émerveillés de son éloquence.

Encore un autre trait. Trois ou quatre gestes, faits pourtant par un homme du peuple, confondirent, dit-on, un habile Philosophe, qui ne douta point qu’il n’eût disputé avec un Savant du premier mérite.

Le Lecteur voit par ces différents traits combien les gestes sont expressifs, lorsqu’ils sont l’ouvrage réfléchi d’une personne intelligente, puisque, même quand ils ne signifient rien, ils présentent à l’esprit des idées complettes. Ils servent de commentaires au discours, & la déclamation ne saurait briller sans leur appui ; au lieu qu’ils peuvent aisément se passer d’elle. On sait qu’un fameux Acteur tragique de nos jours, à l’exemple de l’Orateur Démosthène, a long-temps étudié devant un miroir les gestes qu’il se proposait d’employer au Théâtre.

Dans un Ouvrage considérable, que j’ai dessein de publier quelque jour, je donnerai des règles sur le Geste dramatique, tant comique que sérieux. J’y ferai voir qu’il y en a {p. 58}qui subjugueront les applaudissemens, tout aussi bien que ces ports de voix forcés dont se servent actuellement les Comédiens. J’y ferai voir que la plupart des Actrices & des Danseuses qui paraissent gantées sur la Scène, entendent peu leurs intérêts, puisqu’il n’y a rien qui flatte tant l’œil du Spectateur que l’aspect d’une jolie main, & la blancheur d’un bras délicat. J’apprendrai enfin au Pantomimiste, que, de même que le débit ampoulé d’une belle tirade, arrache des applaudissemens convulsifs du Parterre, il peut aussi par de certains gestes d’appareil, faits avec affectation sur le bord du Théâtre, ravir, enthousiasmer tous les Spectateurs.

Mais je renvoie cette importante matière à l’Ouvrage où je la discute à fond ; & je finirai ce petit Traité par deux observations dignes d’y trouver place.

Il me semble que mon projet sur la déclamation à la muette, devrait s’étendre jusques sur le Barreau. En effet, si l’on y établissait l’usage de ne plaider les Causes que par signes, quelques-uns de Messieurs les Avocats étourdiraient moins les Juges ; les Plaidoyers n’auraient qu’une juste longueur ; & l’on ne verrait pas tant de Jurisconsultes atteints de rhumes meurtriers & d’extinction de voix. — Mais comment citeraient-ils les Loix ? — En faisant porter avec eux les Auteurs dont ils auraient besoin, & en indiquant aux Juges le volume & la page. Les Orateurs ou Avocats romains, dans les Causes criminelles, & lorsqu’il s’agissait de quelque malheureux opprimé, se contentaient souvent de montrer aux Magistrats un tableau qui représentait l’événement dont {p. 59}il était question, afin, par cette peinture muette, d’émouvoir plus sûrement le cœur des Juges. Mon systême adopté, combien d’Avocats n’éprouveraient plus l’affront d’être rayés du Tableau !

Les criailleries que l’on entend tous les jours entre maris & femmes dans les menages du peuple, me font desirer que l’on veuille y apprendre à se quereller par signes. Ce n’est qu’aux gens du commun que j’offre mon projet, non que je m’imagine que les gens de condition soient plus heureux lorsqu’ils sont mariés ; mais parce qu’on m’a dit qu’il était d’usage parmi eux de ne point contredire leur épouse, qui, de son côté, s’inquiète peu des actions de Monsieur ; on se quitte lorsqu’on s’ennuie, chacun prend un hôtel séparé, & vit au gré de ses caprices : on appelle cela, je crois, le bon ton. Ce n’est donc point aux gens du grand monde enchaînés par l’hymen, que mon projet peut être utile. C’est à vous que je l’adresse, rustiques Bourgeois, vous qui êtes réellement maris, & qui faites souvent retentir votre voisinage des querelles qui s’élèvent entre vous & vos pétulantes moitiés. Croyez-moi, les uns & les autres, ménagez davantage vos poumons, & n’instruisez point tout votre quartier de vos secrets domestiques. Ne vous disputez que par gestes .... Maris, n’allez pas croire que je parle d’un certain geste expressif, qui met toujours une femme à la raison ; si je vous donnais un tel conseil, la conversation serait trop tôt finie, & vous n’en seriez pas meilleurs amis : je crois seulement que vous en devez faire la démonstration, &, {p. 60}à force de la réitérer à propos, vous aurez la paix dans votre ménage. Pour vous, tendres épouses, souvent compagnes infortunées d’hommes brutaux ; dans des momens d’orage, témoignez par votre silence la douleur qui vous accable : si des signes extérieurs ne peuvent fléchir un mari furieux, prodigue, ivrogne, infidèle, montrez-lui sans rien dire vos enfans ; & ces innocentes créatures, en joignant leurs mains, en lui faisant de tendres caresses, toucheront son cœur, & lui feront sentir tout ce qu’il vous doit. Si cet expédient n’avait aucun succès, recourez au dernier moyen ; portez votre main au front, en formant un angle aigu avec l’index & le doigt du milieu : soyez persuadées que ce signe énergique le rendra plus raisonnable.

C’est ainsi que mon systême, s’il était adopté au théâtre, serait encore extrêmement utile à la Société. Mais, loin de goûter mes idées, on va peut-être me traiter comme tous les faiseurs de projets. Je prie au moins de considérer que je ne fonde point ma fortune sur celui que je donne au Public, & que je n’ai point engagé des citoyens crédules à me faire de grosses avances, sur l’espoir de les enrichir bientôt avec moi. Content d’exceller dans ma profession de Sauteur & d’Acteur Pantomimiste, je me borne à souhaiter d’avoir dans ce dernier genre tous les habitans du monde pour confrères. Qu’on essaie à mettre mon systême en usage, & je me flatte qu’on avouera que la connaissance du geste est la science la plus sublime dans laquelle l’homme puisse exceller.

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