George Sand

1881

Albine Fiori

2019
George Sand, « Albine Fiori », La Nouvelle Revue, 3e année, tome IX, mars-avril 1881, p. 78-100, 432-448. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Infoscribe (saisie, TEI-XML), Nolwenn Chevalier (édition TEI) et Eric Thiébaud (édition TEI).
{p. 78}

Albine1.
Le dernier roman de George Sand §

Première lettre.

A monsieur le duc d’Autremont, château d’Autremont. §

Mon cher Flaminien, vous recevrez au premier jour le jeune architecte que je vous expédie. Si je vous parle de lui comme d’un colis, ne pensez point que je fasse peu de cas de sa personne. C’est un garçon d’un vrai mérite et que je connais depuis longtemps ; je l’ai eu pour élève durant mon professorat au collège de… Il s’appelle Juste Odoard, nom de fantaisie ou pseudonyme, comme vous voudrez, car il sort des Enfants-Trouvés. Il a été adopté par une vieille fille qui, n’ayant point de fortune à lui laisser, a eu le grand sens de lui faire donner une bonne éducation dont il a eu l’esprit de profiter, et maintenant il aide sa mère adoptive à vivre dans une certaine aisance. Il est parfait pour elle, il est le meilleur des fils. C’est vous dire d’un mot que vous aurez affaire à un cœur droit et à une bonne conscience.

Voici pour ce qui touche la question d’intérêt. Juste Odoard veut gagner le plus possible : il est très pratique. Il a un but respectable. Mais avec vous, il ne fera point de conditions. Je lui ai dit qui vous êtes et qu’il suffirait de vous indiquer le minimum et le maximum de ces sortes d’honoraires pour vous mettre à même de lui témoigner largement le degré de satisfaction qu’il vous donnera par son savoir et son activité. Je vous communique {p. 79}ces chiffres sur une feuille à part avec le relevé des travaux exécutés par mon jeune architecte dans ces derniers temps et qui sont ses états de service. Comme, sans être très intimement lié avec lui, je ne l’ai pourtant jamais perdu de vue, je peux vous conseiller d’avoir, quant à la gestion des intérêts que vous lui confierez, une tranquillité absolue.

Et maintenant, comme votre repos d’esprit me paraît plus important que les réparations de votre demeure, laissez-moi vous dire ce que je pense de l’espèce d’association à laquelle vous m’avez prescrit de travailler.

Vous voulez continuer à vivre dans l’austère solitude de votre vieux manoir, puisque vous consacrez du temps et de l’argent à le rendre plus élégant et plus confortable ; c’est le tour qu’ont pris vos pensées depuis quelques années, et je l’approuve, parce que je garde l’espérance de vous voir associer à votre existence celle d’une femme aimable et vertueuse. J’ose vous en parler pour la seconde fois depuis l’expiration de votre deuil, et peut-être me répondrez-vous cette fois-ci comme la première : que vous n’êtes pas encore disposé à remplacer la digne compagne que vous avez perdue il y a cinq ans. Mais vous en avez trente, mon cher enfant, et c’est le bon âge pour recommencer une vie nouvelle. Vous réfléchirez, et, si vous me le permettez, j’y reviendrai dans ma prochaine lettre. Sans votre agrément, je ne saurais brusquer par mon insistance la délicatesse de vos sentiments intimes.

Mais il m’est permis de vous dire que la solitude est mauvaise, surtout à une âme passionnée comme la vôtre, et pourtant je ne vous vois pas sans quelque appréhension disposé à traiter Juste Odoard comme un compagnon et un ami. Ce sont vos propres expressions. Vous m’avez dit : « Trouvez-moi un homme de talent pour les travaux d’art que je veux faire exécuter chez moi. Qu’il soit honnête et intelligent, je n’en demande pas davantage pour faire avec lui un bail de dix-huit mois ou deux ans et pour lui rendre ma solitude moins austère en le traitant comme un compagnon et un ami. »

Je reconnais bien là la bonté candide de vos jeunes années, et je sais assez la bienveillante douceur de votre caractère pour {p. 80}être certain que vous tiendrez parole. Mais si mon jeune architecte a tout profit à recueillir de vos généreuses intentions, en sera-t-il de même pour vous ? S’il peut suffire d’être honnête et intelligent pour mériter de devenir le compagnon et l’ami d’un homme tel que vous, dans la vie changeante et mêlée d’une grande ville, il en va tout autrement dans le tête-à-tête prolongé d’une retraite comme la vôtre.

Juste Odoard ne s’y ennuiera pas, parce qu’il sera occupé et qu’il aime le travail avec passion ; mais il gardera, de la contention d’esprit de ses laborieuses journées, une certaine animation, bonne ou mauvaise, qui cadrera peut-être fort mal avec le calme de vos habitudes de recueillement. Il est trop bien élevé pour être exubérant ou fantasque, mais il est beaucoup plus en dehors que vous, et peut-être vous blessera-t-il sans le savoir en voulant vous faire partager des idées ou seulement des appréciations qui ne sont pas les vôtres. Par exemple, je le crois beaucoup plus partisan des doctrines libérales que nous ne le sommes, vous et moi. Peut-être même est-il républicain, et s’il s’est abstenu de jamais discuter avec moi, il est possible que ce soit par pure déférence. Il ne se permettra, je crois, jamais de discuter vos principes si vous ne l’y encouragez pas. Mais s’il est et votre compagnon et votre ami, vous le lui permettrez, et, en supposant que vous n’ayez jamais à rompre que des lances courtoises, ce sera pour vous un trouble intérieur, une sorte d’ébranlement de votre air vital qui vous amusera peut-être durant quelques jours, mais qui risque de vous devenir insupportable, et qui sait ? malsain. — En outre, ce jeune homme a des passions probablement, et il comprendra difficilement que vous mettiez un frein religieux aux vôtres. Que vous dirai-je ? Je le crois excellent et aussi pur que le permet la vie du siècle ; mais c’est un ouvrier qui bâtit des églises et des chapelles sans se soucier beaucoup, je le crains, de l’idée qu’on y vénère. Vous n’êtes point habitué à la discussion et je sais que vous ne l’aimez pas. Laisserez-vous battre en brèche vos plus chers principes, et si vous ne pouvez vous y résoudre, car cela est impossible à qui porte en soi la flamme de la croyance, ne regretterez-vous pas le temps perdu à repousser de vains sophismes ?

{p. 81}

Je vous dis toutes les réflexions qui me sont venues ce matin après avoir remis à Juste Odoard la lettre qui le fera pénétrer dans vos sanctuaires. Je me suis gardé de lui dire sur quel pied d’intimité vous comptez l’accueillir, et cela à cause d’une réponse qu’il m’a faite et qui m’a donné à penser. Comme je le prévenais d’avoir à ne blesser en rien vos idées politiques et religieuses, il ne m’a point dit : « Ces idées, je les respecte. » Il m’a dit : « Les idées des autres, cela ne me regarde pas. » J’ai été frappé du ton bref et du regard froid, et dès lors toutes les appréhensions que je viens de vous soumettre ont surgi rapidement dans mon esprit. Il m’a demandé s’il trouverait des facilités pour se loger et se nourrir dans votre montagne ; j’ai pris alors sur moi de lui répondre que vous lui assuriez le vivre et le couvert dans de bonnes conditions de bien-être et qu’il n’aurait à se préoccuper de rien ; mais que vous étiez fort studieux et qu’il ne vous verrait qu’à vos heures de loisir. Il a compris qu’il mangerait chez lui et ne serait admis auprès de vous que sur votre invitation. « Alors, m’a-t-il dit, ce sera la solitude. Je vais emporter beaucoup de livres et de papier pour écrire. » Et il m’a quitté sans montrer aucun mécontentement.

Donc, mon ami, vous êtes libre de suivre mon conseil ou de révoquer mon arrêt. Je vous demande de réfléchir et de m’aimer toujours comme je vous aime.

Melchior de Sainte-Fauste.

Deuxième lettre.

A monsieur le duc d’Autremont, au château d’Autremont. §

Monsieur le duc,

J’ai quitté Paris, comptant arriver chez vous après-demain, car je devais m’arrêter en route pour faire mes adieux à ma mère et rester un jour auprès d’elle. Mais je l’ai trouvée souffrante, et je ne puis la quitter avant de m’assurer que son indisposition n’a rien de grave. Je suis assez renseigné sur votre caractère pour avoir la confiance d’être pardonné.

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Agréez, monsieur le duc, l’expression de mes sentiments dévoués.

Juste Odoard,
Arch.

Troisième lettre.

A monsieur Juste Odoard, à Lyon. §

Je ne vous pardonne pas, monsieur, je vous approuve. Je sais combien vous êtes attaché à votre mère adoptive, et je serais désolé de vous séparer d’elle avant de vous savoir parfaitement tranquille.

Croyez, monsieur, à mes sentiments tout dévoués.

Flaminien d’Autremont.

Quatrième lettre.

Flaminien d’Autremont à Melchior de Sainte-Fauste. §

Je vous remercie, mon ami, et je suis sûr que votre choix est excellent. Je n’ai pas encore reçu votre envoyé. Il me prévient, par un mot, qu’il est forcé de s’arrêter à Lyon auprès de sa mère. Je l’attends sans grande impatience. Mes travaux peuvent attendre quelques jours de plus. Mais ne croyez pas que je m’en occupe dans la prévision d’un nouveau mariage et ne prenez pas la peine de me remontrer les dangers et les douleurs de la solitude. Je les connais mieux que vous ; vous ne me direz rien dont je ne sois, à mes dépens, largement convaincu.

Mais il y a quelque chose de pis que les souffrances qu’on endure seul et que l’on peut combattre sans pitié pour soi-même. Il y a la souffrance à deux, le mariage, le mariage mal assorti si vous voulez ; quand ne l’est-il pas pour un homme élevé comme je l’ai été ?

Je vous étonne, je vous effraie peut-être ! Il faut qu’à la fin je vous éclaire sur mon passé matrimonial. Il le faut absolument {p. 83}puisque vous me demandez la permission de me parler de l’avenir et que je dois vous refuser, c’est-à-dire vous supplier de ne m’en parler jamais. Je vous ai caché le secret de ma vie, et si ma pauvre jeune compagne eût vécu, je ne vous l’aurais jamais révélé. Les peines du mariage s’aggravent par la constatation absolue qu’on en fait sur soi-même en les confiant, fût-ce à son propre père. Après le mien, vous êtes certainement mon meilleur ami. Eh bien, je ne vous ai rien dit, et lui, il est mort sans rien savoir et me croyant heureux. Je ne me pardonnerais pas d’avoir assombri ses derniers jours par l’aveu de la vérité.

Comment il m’a élevé, vous le savez ; vous y avez concouru en vous chargeant de m’instruire. L’homme qu’à vous deux vous avez fait de moi, au fond de ce cher pays sauvage et de ce triste manoir où j’ai tant souffert et dont je ne veux plus sortir, ni lui ni vous ne l’avez connu. Ma confession serait longue et vous ne la comprendriez pas toute ; je ne vous dirai que ce qui fait l’objet de vos interrogations.

Mon ami, ne faites pas fausse route ; ce n’est pas la crainte de ne pas retrouver le bonheur que j’ai goûté qui me fait repousser le mariage. C’est la crainte justement d’en retrouver un semblable.

Et je le retrouverais à coup sûr, ce bonheur amer et troublé, car toute la faute vient de moi, et comme je me suis trompé, je me tromperais encore. On se modifie, on ne se change pas.

Vous n’avez pas connu Mme d’Autremont, vous m’aviez quitté presque à la veille de mon mariage. J’étais beaucoup trop jeune et trop écrasé par la volonté bénie de mon père pour savoir où j’allais. Je n’avais que vingt ans, je n’avais aucune notion de la nature intellectuelle et morale de la femme. J’avais perdu ma mère dès mes premières années, et j’étais aussi pur que la jeune fille dont je devenais l’époux. La passion avait couvé en moi dans les ténèbres de l’entendement. Nul ne m’avait dit ce que l’amour doit développer en nous de délicatesse et de grandeur. On m’avait interdit de rien chercher, de rien deviner. Vous-même… mais je ne vous fais pas de reproche, mon ami. Vous ne saviez pas non plus ! Vous aviez vécu calme et sans combat, vous ne pouviez m’apprendre ce que vous ignoriez ; mon père {p. 84}l’aurait pu, il avait adoré sa femme, il ne s’était jamais consolé de sa perte. Il n’a pas voulu m’éclairer. Il a cru que l’amour est d’autant plus grand et plus beau qu’il est une révélation soudaine dont il ne faut pas laisser seulement pressentir les délices ; et pour que cette révélation ne me fût pas faite dans des hasards indignes, il me tint sous le joug d’une piété austère qui imputait à crime toute pensée dont la femme est l’objet. Il résulta de cette contrainte que j’appris à souffrir beaucoup sans me plaindre et sans m’écouter. Ce fut le côté fort et salutaire ; mais il en résulta aussi que je ne sus point en quoi consistait ma force et comment elle pouvait réagir sur mes instincts. Il y a dans l’emportement de la passion longtemps contenue une sauvagerie que l’amour seul doit vaincre. La religion ne nous enseigne pas cela, elle nous commande de nous abstenir, et quand elle nous lâche, tête baissée, dans le mariage sanctifié par elle, elle nous dit : « Croissez et multipliez », sans s’inquiéter des dangers de notre liberté subite et de l’abus que nous pouvons en faire. Quand elle prend la nuance mystique, elle fait pis. Elle nous dit de mépriser le plaisir des sens, de n’en user qu’en vue de la paternité et de ne point accorder à la créature l’amour sublime et complet que nous devons à Dieu seul.

Mon ami, tout cela est faux. Dieu ne nous permet pas seulement d’aimer, il nous le commande. S’il a mis en nous la flamme d’une ardeur puissante, c’est pour que nous la divinisions en nous-mêmes par le dévoûment, par le sacrifice au besoin.

Ma femme était une enfant élevée comme moi dans l’ignorance de la plus importante, de la plus sacrée des vérités humaines. Mes transports l’effrayaient, et au lieu de savoir les enchaîner par la persuasion, elle les augmentait par le dépit que m’inspirait sa froideur. En peu de temps, j’acquis la certitude qu’elle ne m’aimait pas. Je n’avais pas su me faire aimer. Je n’accusai que moi ; mais je ne compris pas en quoi consistait ma faute, et je devins sombre et désespéré sans m’aviser d’une expansion de cœur qui m’eût peut-être sauvé.

Je dis peut-être, parce que, même à présent, je ne suis pas certain que ma femme l’eût comprise. Elle était, je vous l’ai dit, une enfant, et je crois qu’elle était destinée à l’être toujours. Par {p. 85}réaction contre la dévotion rigide qui avait pesé sur elle comme sur moi, elle avait contracté une humeur railleuse et un besoin de rire de tout qui allait, faute d’aliments, jusqu’à rire de rien, pour le seul plaisir de rire. Je l’aimais toujours, elle ; mais son rire, je le haïssais. Il me déchirait l’âme. Par moments, j’essayais de lui laisser un libre cours et de partager cette fausse gaieté née d’une disposition toute contraire à l’épanouissement de l’âme heureuse. Cela était au-dessus de mes forces ; je la fuyais au milieu de ses amers éclats et des miens propres, pour aller me cacher et fondre en larmes.

Elle me trouva bizarre et ne tarda pas à me croire fou. Un jour, mes yeux tombèrent sur une lettre qu’elle écrivait à une de ses cousines et qu’elle laissa en brouillon sur sa table, peut-être avec l’intention de me la faire lire. « Ma chère Calixte, lui disait-elle, je m’ennuie de plus en plus dans cet horrible donjon noir, en face de ces neiges éternellement blanches et solennellement bêtes. Je regrette notre pays plat si commode et si gai, nos petits chemins doux dans les bois clairsemés, notre pauvre maison si riante ! On m’a voulu riche et j’ai été sotte, je me suis laissé marier à un beau garçon excellent que j’aime bien, mais qui est studieux, baroque, sauvage et un tantinet extravagant. Il adore tout ce que je déteste et ne s’intéresse qu’à ce qui me fait bâiller. Il est instruit, savant même à ce qu’on dit. Moi je n’en sais rien et ça m’est égal : je l’ai vu trois fois pendant une heure chaque fois, avant de l’épouser, et toujours en présence de la famille. Il m’a faite duchesse et prisonnière un beau matin ; moi papillon de jardin il m’a changée en corneille noire dans sa montagne. Je suis devenue leste ; il s’en est étonné. J’essaie à présent de redevenir gaie, il s’en fâche. Il me fait des reproches que je ne comprends pas. Je lui en fais qu’il ne comprend pas davantage. Enfin c’est le mariage d’un aigle avec une linotte et ça ne va pas du tout. Comme il est très bon et que mon ennui l’afflige, il me jure que, plus tard, il me fera voyager et voir le monde, mais son vieux père est dans un triste état de santé qui ne permet pas que nous nous absentions, et Dieu sait combien durera cette maladie, qui dure déjà depuis deux ans ! Je crains d’être bientôt plus malade que lui et de partir la {p. 86}première. Était-ce la peine d’être jeune, gentille et frétillante, comme disait papa, pour laisser mes os sur ce rocher hanté par les vautours ? Plains-moi, et si Maximilien te demande de mes nouvelles, dis-lui que je suis parfaitement heureuse et satisfaite. Mais, à toi, je puis bien dire que mes parents eussent mieux fait de me laisser épouser ce petit officier sans nom et sans fortune qui, du moins, partageait tous mes goûts, et qui, n’ayant guère plus d’esprit et de savoir que moi, ne m’eût pas infligé le supplice d’être par trop son inférieure. Ah ! l’ambition des parents fait loi dans le monde et c’est tant pis pour nous ! »

Telle est la teneur et tels sont les principaux griefs de cette lettre que j’abrège beaucoup, mais dont le dernier trait enfonça le poison dans mon cœur. Ainsi, non seulement j’étais ridicule et insupportable à ma femme, mais elle en avait aimé un autre qu’elle regrettait ! Je l’avais rencontré chez elle, ce Maximilien. C’était un véritable idiot ! Je sentis du mépris pour elle, de la colère contre ses parents qui m’avaient trompé. Mon pauvre père avait souhaité ce mariage pour moi, parce que la mère de ma femme avait été la meilleure amie de ma mère. Cette personne excellente et charmante, pour qui je me sentais le cœur d’un fils, je la détestais, du moment que je découvrais le mobile de sa conduite.

La jalousie me dévorait. Je ne voulus rien laisser paraître, mais ma femme vit bien, à mon attitude et à l’altération de mes traits, que je savais tout ; un peu effrayée de mon air sombre, elle me remit cette affreuse lettre, en me disant qu’elle n’avait pas compté l’envoyer et qu’elle l’avait écrite uniquement pour se soulager et se distraire. Que ce fût le brouillon ou l’original, que la lettre fût partie ou non, peu m’importait, je n’aimais plus ma femme, je la trouvais foncièrement égoïste et cruelle, jusqu’à souhaiter la mort de mon père.

J’avais tort, j’ai hâte de vous le dire. Ses épanchements n’avaient pas la portée que je leur attribuais. Elle était légère, et quand elle essayait de réfléchir et de résumer, elle dépasait le but. « A qui la faute ? me disait-elle, on ne m’a pas appris cela, ou je n’ai pas pu l’apprendre. Pourquoi, vous qui êtes un homme supérieur, ne m’avez-vous pas fait subir un examen {p. 87}avant de m’épouser ; vous auriez vu que je suis une femmelette, et vous m’eussiez laissée chez moi d’où je ne demandais pas à sortir. »

Pouvais-je lui répondre qu’elle avait tort de pas vouloir s’élever au niveau de l’homme supérieur qui lui avait fait l’honneur de la choisir ? Pouvais-je lui avouer que j’avais eu tort de l’accepter de la main de mon père sans la connaître, ou que mon père avait eu tort de croire que tout s’arrange pour le mieux dans le mariage, sans que personne s’en mêle, pourvu que les convenances sociales aient été consultées ?

Quelqu’un avait eu tort, sans aucun doute ; mais le pire de tous les torts c’eût été de se plaindre. Je me renfermai dans le silence et j’essayai de la distraire et de la promener comme un enfant qu’il faut amuser à tout prix. Elle mourait d’envie de monter à cheval ; je l’accompagnai dans ses excursions que je trouvais cruellement trop longues, car il me fallait laisser seul mon pauvre père habitué à ma société et à mes soins de tous les instants. Il ne se plaignait pas ; il m’exhortait au contraire à distraire ma femme ; mais ces absences le tuaient et je vis qu’il dépérissait rapidement. Alors je restai près de lui et ma femme sortit seule.

Ce n’étaient que des promenades dans le parc avec notre vieux ami Clairac pour écuyer. Mais je dus, au bout de peu de jours, la prier de s’en abstenir. Le médecin avait déclaré qu’elle était enceinte. Elle me promit de ne pas s’exposer à un accident. Mais au moment où, dans la joie de mon âme, j’étais prêt à lui rendre toute la ferveur de mon premier amour, elle fondit en larmes ; c’est la seule fois que je l’ai vue pleurer. Elle regrettait sa liberté, les voyages que je lui avais promis ; elle se révoltait contre l’esclavage absolu que sa situation allait lui imposer pendant deux ou trois ans peut-être !

Je dévorai encore cette amertume et je dus trouver des consolations pour cette douleur. Je m’imposai de lui cacher la joie que j’éprouvais, mais je courus en faire part à mon père. Je le trouvai si pâle que j’en fus effrayé. Il me dit qu’il venait d’éprouver un peu de défaillance, mais que ce n’était rien. Il écouta la bonne nouvelle que je lui annonçais en souriant, et en même {p. 88}temps qu’il attachait sur moi ses beaux yeux attendris, il pâlissait de plus en plus. Je lui saisis les mains : elles étaient glacées. Il retint faiblement les miennes comme s’il voulait me dire quelque parole suprême, mais il ne le put ; ses traits devinrent immobiles, ses yeux fixes, et il expira en souriant. Ce sourire d’adorable tendresse, je le vois, je le verrai toujours !

Ma femme partagea ma douleur et la calma autant qu’il était en elle. Mais elle ne savait pas les paroles d’amour et de foi qui apaisent et relèvent. Elle fut pourtant très bonne et s’affecta de ma douleur. Elle s’en affecta même trop, car elle tomba malade. Cette délicate et rieuse créature n’était pas née pour souffrir. La tristesse la tuait. Il fallait l’arracher à ce séjour qu’elle détestait. Je m’arrachai, moi, à la tombe à peine refroidie de mon père, je conduisis ma femme chez ses parents. Ils avaient beaucoup aimé les miens, ils me témoignèrent de l’affection. Mais leur affliction ne pouvait se comparer à la mienne et ils éprouvaient le désir bien naturel de voir leur fille revenir promptement à la joie et à la santé. Ma contrainte était extrême. Il ne dépend pas de moi d’oublier vite et je me cachais pour ne pas attrister ma famille par ma présence. Ma femme ne s’en plaignait pas. Au contraire, je la voyais faire un pénible effort sur elle-même pour reprendre sa gravité quand je reparaissais. J’étais donc forcé de vivre seul, au milieu des siens, et je regrettais amèrement ma solitude d’Autremont où il m’eût été permis de pleurer mon père.

On organisa, dans un château voisin, une partie de chasse à laquelle nous fûmes invités. Je craignais de me trouver condamné à subir, autour de nous, une gaîté bruyante, douloureux contraste avec notre deuil ; je craignais aussi la fatigue pour ma femme dont la santé se rétablissait à souhait. Je la suppliai de refuser. Elle en eut du dépit et tout de suite la migraine. La mère me reprocha de m’opposer aux distractions nécessaires, disait-elle, à la vie de son enfant. Elles iraient en voiture, au pas, s’il le fallait. Je dus céder, je montai à cheval, j’étais écrasé par les plus sombres pressentiments. Je ne voulus point me mêler à la chasse, je suivais la calèche où était ma femme, mais à distance, car j’avais, disait-elle, une figure de croque-mort qui parfois l’épouvantait.

{p. 89}

Vous savez qu’une arme à feu déchargée trop près effraya les chevaux qui prirent le mors aux dents. C’était ce malheureux imbécile de Maximilien qui tenait les rênes. J’avais voulu les prendre, on n’y avait pas consenti. Je me promettais de le dégoûter de ses assiduités auprès de ma femme quand nous serions seuls. Mais il fut tué sur le coup en voulant sauter pour se mettre à la tête des chevaux emportés. Je courais ventre à terre, j’arrivai à temps pour arrêter la voiture et l’empêcher de verser. Ma femme ne paraissait pas très effrayée pour son compte, ma belle-mère avait conservé son sang-froid, on ne s’inquiétait que de Maximilien qu’on avait vu tomber et qui ne se relevait pas. Un instant après, on le vit mort, dans les bras des piqueurs qui l’emportaient. Ma femme poussa des cris perçants. L’aimait-elle encore ? L’avait-elle réellement aimé ? Était-elle capable de ressentir et de nourrir une passion quelconque ? Je préférai ne pas le croire et attribuer cette crise nerveuse à l’impression subite d’un pareil drame. Je ne m’occupai que de la soigner et de la calmer. La chasse, comme on peut le croire, fut interrompue. Nous rentrâmes, et ma femme se mit au lit. Vous savez le reste. Elle ne se releva plus. Après huit jours de fièvre et de délire, elle expira dans mes bras sans me reconnaître. Ainsi, en moins d’un mois, j’avais perdu père, femme et enfant. J’étais seul au monde. Je courus m’enfermer à Autremont, ne connaissant plus d’autre volupté dans la vie que de pleurer et souffrir en liberté.

Voilà le tragique roman de ma jeunesse. Cet enfant que vous avez instruit avec tant de zèle, de patience et de bonté, n’est arrivé à la virilité que pour épuiser, en un jour, toutes les amertumes de la vie. Je vous ai appris, alors, en peu de mots, les malheurs dont j’étais frappé. Vous m’avez écrit pour me conseiller la résignation. J’étais tout résigné, en ce sens que je ne me suis plaint à personne et que je n’ai jamais fait entendre ni un sanglot ni un murmure. Il est tellement inutile d’être lâche !

J’ai voyagé, j’ai fait mon devoir envers moi-même, en ce sens que j’ai conservé mon être normal et physique dans les conditions de l’équilibre extérieur nécessaire à l’homme pour ne point devenir nuisible aux autres. Je n’ai professé ni la théorie du désespoir, ni celle du découragement. Mes amis se sont mariés {p. 90}autour de moi, je ne les en ai pas détournés. Quelques-uns m’ont dit, après une courte expérience : « La femme est un enfant qu’il faut toujours amuser pour qu’elle vous aime, ou laisser à son confesseur pour qu’elle ne vous aime pas trop. » J’ai répondu : « Aimons pour être aimés », et je n’ai pas rouvert ma plaie par d’inutiles expansions.

Je suis donc résigné, n’en doutez pas. Mais je ne veux pas refaire l’expérience, car j’ai mal aimé, et je ne saurais probablement pas aimer mieux. On ne m’a pas appris à faire de l’amour un idéal et une poésie. On m’a laissé systématiquement ignorer les voluptés de la tendresse. J’ai aimé avec les sens, avant que mon cœur eût parlé et se fût révélé à moi-même. Mon intelligence, plus cultivée et plus développée que celle de la pauvre enfant qui fut ma femme, n’avait pas reçu la notion de la douceur et de l’attendrissement paternels, qui seule peut, dans ces conditions, unir et niveler deux âmes. J’avais accepté cette enfant comme mon égale, j’étais tout porté à la chérir et à l’admirer toujours. Pourtant je n’ai pas su me mettre à son plan et dissimuler mes exigences. J’ai senti mourir en moi l’affection que je n’avais pas su faire naître en elle. Je me fusse soumis à ses caprices pour la faire vivre, mais en souffrant d’abdiquer ainsi ma raison et ma conscience. Elle eût bien vu ma contrainte, et ne se fût jamais trouvée heureuse. Je ne me fusse jamais plaint d’elle, elle se fût plainte de moi toute sa vie.

C’est tant pis pour moi, je n’accuse jamais Dieu, donc je crois que tout le mal qui nous arrive vient de notre ignorance et que nos désastres sont notre ouvrage. Si, par une combinaison particulière de penchants et d’idées, je suis un être sombre, je dois me garder d’entraîner un autre être dans ma nuit. Il ne s’agit pas de savoir si je m’y trouve bien, il s’agit de n’associer personne à mon mal.

Vous me feriez souffrir, mon ami, si vous répondiez au fond de cette lettre et si vous aviez des réflexions sur ce que je viens de vous raconter. En blâmant la compagne que j’ai perdue, vous raviveriez des remords peut-être illusoires, mais très cruels. En me défendant vis-à-vis de moi-même, vous me rendriez peut-être injuste envers une mémoire que je veux respecter. De même {p. 91}qu’en me blâmant, si je mérite le blâme, vous rendriez mon horizon encore plus noir et ma déception plus profonde. Je ne vous parlerai plus de ces choses, ne m’en parlez jamais, si vous m’aimez !

Je fais bâtir parce que mon pauvre vieux manoir devient réellement inhabitable pendant l’hiver et que je ne suis pas décidé à continuer le métier d’oiseau voyageur, pour aller chercher tous les ans le soleil en Italie ou en Espagne. Mes études se trouvent très mal de cette émigration annuelle, mes dispositions d’esprit en ressentent une fluctuation qui ôterait toute vue d’ensemble à mon travail ; votre jeune architecte me rendra donc grand service s’il marche vite, et je suis résolu à lui en savoir gré de toutes les manières. Ne vous inquiétez pas de la lutte de principes qui peut s’engager entre nous. Vous m’avez connu fervent, mais vous ne savez pas à quel point j’ai appris à mes dépens l’indulgence et la modestie ! Merci pourtant pour vos bons avis et pour vos affectueuses préoccupations. Je suis à vous toujours du plus profond de mon cœur.

Flaminien.

Cinquième lettre.

Juste Odoard à Mlle de Nesmes, à Lyon. §

Est-ce bien vrai que tu es tout à fait bien, ma mère chérie ? Que tu es bonne de m’avoir envoyé ce télégramme que je viens de recevoir. J’espère que la poste de demain m’apportera une vraie lettre de ton écriture, et que je pourrai avoir l’esprit libre et le cœur content pour faire connaissance avec le patron dont je viens recevoir les ordres en attendant qu’il m’accorde l’amitié promise.

Moi, j’ai peine à croire, si bon qu’il soit, que je puisse m’attacher beaucoup à un fervent catholique, à une espèce de saint tel que me l’a dépeint le très chrétien M. de Sainte-Fauste. Ces braves gens-là sont capables de tous les bons procédés, mais ils {p. 92}n’aiment réellement personne. C’est tout simple, ils n’ont besoin d’aucun de leurs semblables. Ils traitent de pair à compagnon avec le bon Dieu, qui est certainement un ami plus intéressant et un camarade plus gentil que le meilleur d’entre nous. Nous devons nous contenter des restes qu’il nous laisse dans ces âmes noyées en lui. Je ne compte donc que fort peu sur l’affection promise, je te l’ai dit, et je t’ai dit aussi de ne pas croire que je m’ennuierai dans la solitude. D’abord je ne suis jamais seul ; je te porte partout avec moi, et l’habitude de t’écrire de longues lettres me console amplement de l’absence d’interlocuteurs.

Pour commencer, je vais te raconter mon arrivée ici, hier soir, par un joli brouillard qui ne m’a pas permis de soupçonner la forme ou la couleur du pays. J’ai su, par la lenteur du trajet, que la pauvre haridelle louée à Chambéry gravissait péniblement les étages d’une interminable montée. Mon conducteur était pourtant pressé d’arriver. Il paraissait fort inquiet de voir augmenter l’intensité de ce brouillard, qui lui permettait à peine de suivre un chemin bordé de précipices. Mais comme je ne le voyais pas, je m’ennuyais, et j’ai pris le parti de marcher pendant la dernière heure du trajet pour ne pas m’endormir et ne pas arriver chez M. le duc avec la figure d’un abruti. Il faisait encore assez de jour pour que je pusse voir où je posais les pieds.

Bien préservé par le bon macfarlane que tu m’as donné, je n’étais pas mouillé par les nuages qui m’enveloppaient. Un coup de vent a tout à coup enlevé le rideau, et je me suis trouvé en face d’un grand vieux manoir romantique perché sur un plateau de roches qui semblait émerger du vide, car les pentes abruptes restaient plongées dans un océan de nuées grises qui donnaient l’idée du chaos. Par la déchirure qui se faisait au-dessus de ma tête, je voyais un ciel chargé de bandes noires, lourdes, sur un fond glauque qui faisait ressortir la dentelure hardie des toits aigus du château ; c’était très bizarre et très beau. Je ne sentais plus aucune fatigue.

La grille était ouverte toute grande ; je pénétrai dans une cour étroite et sombre, et me trouvai en face d’un petit vieillard escorté de deux domestiques portant des flambeaux. Ce n’était pas le duc, qui a vingt-six ans, ni son père, qui est mort depuis {p. 93}longtemps. Mais ce pouvait être son grand-père ou son grand-oncle, car il avait une mise irréprochable et une apparence des plus distinguées. Comme je le saluais avec respect, il comprit ma méprise en homme habitué à faire son effet, et après m’avoir demandé si j’étais l’hôte attendu, M. Juste Odoard, il se hâta de m’apprendre qu’il était M. Champorel, premier valet de chambre et homme de confiance de M. le duc. Celui-ci était absent depuis le matin ; il était allé voir un parent malade et probablement il ne rentrerait pas avant le lendemain. Il avait prévu que je pourrais arriver dans la soirée, et il avait chargé ledit Champorel de me recevoir de son mieux.

En parlant ainsi, le vieillard ne me permit pas de m’occuper de mon conducteur, que j’avais devancé et qui entrait après moi dans la cour.

— On aura soin de ce brave homme, me dit-il. Eh ! c’est le père Rédoré ! On le soignera bien, monsieur, on le payera, ça ne vous regarde pas ; on le fera coucher, on ne le laissera pas repartir avec le temps qu’il fait. Vous, vous êtes mouillé, ayez la bonté de me suivre bien vite. Il y a un bon feu qui vous attend.

Je le suivis à travers une suite de cloîtres à ogives jusqu’à un pavillon qui m’a été assigné pour logement et qui est d’un confort irréprochable : chambre à coucher capitonnée, vastes cheminées resplendissantes du feu clair des branches et des pommes de pin, atelier vaste et bien clos, cabinets de toilette… et une vue ! ajoutait le majordome : Vous verrez ça demain ; le brouillard sera tombé. Dans cette saison il ne tient pas.

En parlant ainsi, il allumait les flambeaux et faisait signe à un de ses subordonnés de me débarrasser de mon manteau, à l’autre de me déchausser et de me présenter des pantoufles ouatées qui, plantées sur la tête des hauts landiers de fer, attendaient, en se chauffant le ventre, l’arrivée de mon Excellence.

Tu vois si je suis choyé et si tu peux être tranquille sur le compte de ton grand benêt de fils, lequel, habitué à tes gâteries, se laissait faire majestueusement, ce qui donnait de son savoir-vivre une haute idée à ces messieurs les larbins. Qui se laisse servir sait payer, c’est la devise des antichambres.

− Monsieur veut-il manger tout de suite ?

{p. 94}

— Certainement, monsieur Champorel.

— Monsieur veut-il manger chez lui ?

— Avec plaisir, monsieur Champorel.

— Monsieur prend du café ?

— Toujours, monsieur Champorel.

— Monsieur veut des cigares ou des cigarettes ?

— J’ai ce qu’il me faut, monsieur Champorel.

— Vous avez entendu, mes enfants, dit-il en s’adressant aux deux subalternes d’un ton d’autorité paternelle. Allez, et faites vite.

— A présent, ajouta-t-il, en s’adressant à moi, je vais défaire la malle de monsieur, pour lui présenter sa robe de chambre ?

— Je n’en ai pas, monsieur Champorel. C’est un vêtement qui n’est pas de mon âge.

— Pardon, monsieur, dans notre climat, quand on ne remue pas, il faut être ouaté. Je cours chercher celle que monsieur le duc a dit de préparer pour vous.

Il sort et revient avec une robe de chambre de soie piquée et ouatée que j’hésite à endosser.

Il insiste :

— C’est parce que vous avez chaud qu’il faut ne pas vous refroidir. Vous êtes ici dans le château du diable.

— Pourquoi cela ?

— Des murs de deux mètres d’épaisseur imbibés de nuages ! Songez donc, il faut y entretenir la chaleur de l’enfer, ou s’attendre aux rhumatismes.

— Vous ne me paraissez pas encore atteint de ce mal, monsieur Champorel. Quel âge avez-vous donc ?

— Soixante-seize ans, monsieur, et il y en a cinquante que je vis ici au service de la famille. Je n’ai pas de rhumatismes, c’est vrai, et je suis ingambe comme un jeune homme. Mais je suis ouaté de la tête aux pieds sans que cela paraisse. Mettez, mettez la robe de chambre, pour faire plaisir à papa Champorel. C’est comme cela que M. le duc me nomme ; il fait toutes mes volontés, et vous verrez que vous les ferez aussi, quand vous me connaîtrez.

{p. 95}

— Je ne demande pas mieux, papa Champorel, car je vois bien que votre volonté est toujours de procurer du bien-être aux autres.

— C’est bien cela ; monsieur a compris. A présent, voilà le souper. Restez dans l’antichambre, mes enfants, je servirai monsieur.

Si j’avais écouté mon premier mouvement, j’aurais prié ce bon vieux de s’asseoir en face de moi et de partager mon repas. Mais je l’eusse probablement scandalisé. Je dus me laisser servir par ce petit fantôme de grand-père, fluet, propret, joli avec sa figure anguleuse bien dessinée, ses petits yeux noirs perçants, éclairant sa face pâle, et ses fines mèches de cheveux d’argent voltigeant sur un crâne d’ivoire poli. Souper exquis, vins délicieux, café presque égal au tien. On vit ici sur un grand pied. J’ai déjà peur d’y engraisser.

J’aurais volontiers fêté la dive bouteille, j’avais chaud et soif, et je n’avais que mon lit à gagner pour dormir comme un loir, mais la présence du père Champorel me rappelait à moi-même et je n’ai pas dérogé à mes habitudes de sobriété. Le vieux renard m’observait et fit la remarque que j’étais aussi petit buveur que M. le duc. Je n’étais pas fâché d’avoir quelques détails sur le compte du châtelain, et le Champorel ne demandait qu’à causer. Je vis bientôt que quand il s’agissait de son maître, il était inépuisable et voici ce que j’ai appris :

M. d’Autremont a été marié à vingt ans et veuf à vingt-un. Il a aimé sa femme qui ne l’aimait pas. Elle l’eût rendu malheureux. M. Champorel ne la regrette point, bien que son maître, qui a un cœur d’or, l’ait longtemps pleurée.

Je savais déjà que M. de Sainte-Fauste a été le gouverneur du jeune duc. « M. de Sainte-Fauste, — c’est Champorel qui parle, — est un parfait honnête homme, de mœurs pures et très attaché à ses élèves ; mais il n’était pas, pour l’intelligence, à la hauteur de M. le duc. Il a la dévotion étroite, tandis que M. le duc avait la piété ardente. Il a trop pesé sur l’esprit de l’enfant. Il lui disait tout et ne le laissait rien imaginer. Il lui expliquait la nature et l’histoire à son point de vue. Depuis, M. le duc a étudié seul et juge autrement. Il s’est absorbé dans les livres et abîmé dans ses {p. 96}réflexions. Ce qu’il a conclu, je ne suis pas en état de le juger, mais je sais ce qu’il a souffert pour devenir ce qu’il est. C’est un homme qui n’a pas son égal au monde pour la patience, la charité, le courage et la vertu. Vous verrez, monsieur, vous l’adorerez, et quand il vous faudra le quitter, vous pleurerez, c’est Champorel qui vous le dit ! »

M. d’Autremont s’est peu à peu retiré du monde où, du reste, il ne s’est jamais lancé qu’avec une extrême réserve. Il n’a pas eu de passions depuis son veuvage, une seule amourette qu’il a étouffée en lui-même, sans rien dire, mais non sans souffrir, Champorel l’a bien vu ! Il n’a pas d’ambition politique, il prétend qu’il appartient à une race sociale qui doit se fondre dans le grand courant sans essayer de le remonter.

Tu vois que Champorel a de la littérature ou qu’il retient religieusement les paroles de son maître. Enfin, de son intéressant bavardage, il m’est resté une impression rassurante et un respect anticipé pour ce roi des hommes qui, en dépit du proverbe, est l’idéal de son valet de chambre.

Le bonhomme était sincère et touchant, au bout du compte, et quand les autres domestiques eurent enlevé le couvert, je n’ai pu résister au désir de lui offrir une tasse de café pour prolonger la conversation. Il a accepté, disant qu’il en avait déjà pris, mais que le café étant le lait des vieillards, surtout dans la saison humide, il me ferait volontiers raison. J’ai bien vu, a-t-il ajouté, que Monsieur eût désiré me faire manger avec lui, comme M. le duc qui me reproche toujours de le laisser manger seul. Le vieux Champorel est pénétrant, il lit dans l’âme des honnêtes gens, il n’y a que les coquins qui lui sont absolument fermés. Il sait donc déjà que M. Juste Odoard est un cœur digne de comprendre M. le duc. Mais le vieux Champorel est pour les vieux usages. Sans avoir de préjugés, il n’aime pas que les anciennes classes se rapprochent trop vite des nouvelles. Il a vécu à sa place, dans un temps où les places étaient encore marquées. Il sait bien qu’un jour approche où il n’y aura plus de numéros et où chacun s’assoira où il voudra ; mais il n’est pas d’âge à voir ce jour-là. Il veut finir comme il a commencé.

Ayant dégusté son café avec beaucoup de grâce, le Caleb du {p. 97}château d’Autremont emporta les tasses, me montra que l’appartement était muni de sonnettes, dans le cas où j’aurais besoin de quelque chose et se retira en me souhaitant une bonne nuit.

Je n’ai pas dormi tout de suite. Je pensais à toi, à moi, à mon hôte et à Champorel. Comme l’homme est, malgré qu’il en ait, un profond égoïste, je pensais à nous deux d’abord. Je comparais l’existence que tu m’as faite à celle de ce grand seigneur riche qui a eu père et mère, femme et enfant, et qui vit tout seul à présent dans un château fantastique perché je ne sais où entre ciel et terre. En y entrant j’ai songé au palais de l’enchanteur qui me faisait frissonner dans mon enfance, quand tu me contais des légendes de chevalerie. En me réchauffant dans un vaste lit moelleux, garni de tentures et de pasquilles, j’ai songé à mon premier réveil dans un petit lit tout blanc auprès du tien ; j’avais sept ans, je sortais d’un taudis, quand tu me pris au fond de la misère sordide pour faire de moi ton fils, pour me laver, me purifier et abriter mon sommeil sous ton rideau. Tu n’étais pas riche, tu avais juste assez pour nous deux, et quand il a fallu payer le collège tu as vécu de privations sans me le dire. Tu as fait de moi un homme et j’ai été heureux bien longtemps sans savoir et sans comprendre ce que te coûtait mon bonheur. Sous quelle étoile bienfaisante suis-je donc né ? Et quand tu m’as adopté, quand il m’a fallu apprendre que tu m’avais donné la vie matérielle, intellectuelle et morale sans y être poussée par le devoir et la nature, j’ai constaté que j’étais un orphelin abandonné des hommes et recueilli par un bon ange comme le héros d’un conte de fées. Quelle chance pour moi ! Quelle exception je suis, d’avoir été choisi par un être d’exception tel que toi ! car j’ai encore compris plus tard quelque chose de plus héroïque en toi que la charité. Tu pouvais être calomniée ! cet enfant que tu prenais dans tes bras, jeune encore, — tu n’avais que trente ans, — on pouvait l’attribuer à une faute commise, et toi, tu souriais à l’idée du soupçon ! Tu disais : Peu m’importe ; il n’y a que la vérité qui blesse. Et tu m’appelais ton fils, je te disais : Maman devant tout le monde. Tes amies ne t’approuvaient pas. Tu leur répondais : Laissez-moi donc tranquille, ne me rappelez pas qu’il ne m’appartient pas. Laissez-moi me figurer que j’ai eu le {p. 98}bonheur de le mettre au monde ! Ah ! comme tu m’as aimé, et qu’avais-je fait pour mériter cela ?

Aussi, en songeant à ce brave garçon qui est duc et millionnaire, qui fait bâtir des châteaux dont je vais être le maçon, et qui, j’en suis sûr, a bien recommandé à ses gens de me traiter avec tous les égards que les personnes de bonne compagnie doivent à leurs inférieurs, j’ai ri comme un fou de mon infériorité ! Mais je suis bon prince, moi aussi, et j’ai ressenti une pitié profonde, moi, le sans-nom et l’ouvrier, pour ce haut personnage qui n’a jamais été aimé comme je le suis ! C’est pourquoi je me figure qu’il n’a jamais pu et ne pourra jamais aimer comme j’aime !

J’ai dormi deux heures, après quoi j’ai été réveillé par des voix qui partaient d’assez loin, mais que le brouillard semblait apporter sous mes fenêtres. Je me suis levé, je ne sais pourquoi, car rien de ce qui peut se passer ici ne me regarde et ne m’intéresse encore. Ce damné brouillard avait augmenté au point qu’en enjambant le balcon, il me semblait que j’aurais pu mettre le pied sur une masse solide. Au fond de cet abîme indéfinissable, je voyais apparaître de petits points rouges à peine perceptibles qui changeaient de place, disparaissaient et reparaissaient de nouveau. Une horloge à la voix lamentable sonnait lentement minuit. Je n’étais pas inquiet, mais curieux ; je me suis rhabillé à demi, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai entendu distinctement les voix qui se passaient de l’une à l’autre de loin en loin un seul mot : Rien ! Cherchait-on une personne en danger ? Je me suis rhabillé tout à fait. J’ai allumé une jolie lanterne de bronze doré à vitres de cristal que Champorel avait placée sur ma cheminée et qui m’avait paru nécessaire pour circuler dans les galeries beaucoup trop aérées du château. J’ai gagné la cour par où j’étais arrivé ; j’ai trouvé les gens debout et la grille ouverte. J’ai appris alors que l’on était inquiet de M. le duc. Il lui arrivait si rarement de découcher, qu’à moins que son parent ne fût très mal, il devait être en route pour revenir, et M. Champorel, voyant le brouillard redoubler, avait résolu de ne se point coucher et d’aller attendre son maître avec des hommes et des flambeaux au pied de la montagne. J’étais curieux de cet effet de {p. 99}voix et de lumières dans les nuages. Je résolus d’aller rejoindre Champorel et je pouvais fort bien y aller seul ; mais un des domestiques qui m’avaient servi voulut absolument m’accompagner, assurant qu’il fallait bien connaître le chemin pour s’y risquer même avec un falot en temps de nuée ; je trouvai le père Champorel installé au coin d’un bon feu dans une maisonnette fort propre occupée par un des gardes de la propriété.

— Comment ! s’écria le Caleb en me voyant, Monsieur ne dort pas ! Il veut donc s’exposer à attraper du mal par cette nuit maudite ?

— Eh bien ! et vous, monsieur Champorel ! à votre âge ! C’est moi qui devrais vous gronder.

— Oh ! il n’y a pas d’âge qui tienne, quand on est inquiet ! La nuit est mauvaise, je vous dis, très mauvaise, même dans les bas, à preuve qu’il y a ici un voyageur pour… dont le cocher a été forcé de s’arrêter. Puisque vous voilà, il faut vous en retourner au château, monsieur Odoard et emmener le jeune voyageur. C’est un enfant qui a besoin de repos et M. le duc serait fâché si, en son absence, on manquait aux devoirs de l’hospitalité. Vous direz qu’on lui donne une chambre et tout ce dont il aura besoin, et puis vous vous recoucherez !

— Je n’ai pas d’ordres à donner au château, monsieur Champorel ; c’est vous qui allez y retourner avec le voyageur, si bon vous semble. Moi j’ai dormi, je ne suis pas fatigué ; d’ailleurs je suis jeune et très dur à la fatigue. Je vous donne ma parole d’honneur d’occuper ici votre poste et d’y rester jusqu’au jour, si M. le duc n’arrive pas auparavant.

— Et pourquoi feriez-vous cela, monsieur Odoard ? Vous ne connaissez pas assez mon maître…

— Je vous connais assez pour m’intéresser à vous, monsieur Champorel, si vous voulez bien le permettre.

— Vous êtes un grand cœur, monsieur, ça ne m’étonne pas ; j’avais vu cela du premier coup d’œil. Mais…

Il insista pour me renvoyer ; j’insistai pour rester, et, après un combat de générosité où mon obstination triompha de la sienne, il se décida à aller faire ses offres de service au voyageur qui était resté dans sa voiture. Il revint en disant que le {p. 100}jeune homme préférait dormir dans ses fourrures et voulait repartir à la première éclaircie. Enfin il me quitta en disant au garde de me faire du thé, ajoutant que M. le duc, s’il arrivait, serait peut-être content de trouver une boisson chaude avant de gravir la montagne.

Quand le thé fut prêt, je pensai encore à ce jeune voyageur qui se morfondait dans sa voiture, et je résolus d’aller lui en offrir une tasse.

— Ici, ma chère mère, j’ouvre une parenthèse pour te demander pardon des minuties de mon racontage. Comme il est toujours prolixe ! vas-tu dire. Qu’ai-je besoin de m’occuper de ce voyageur qui passe et que nous ne reverrons plus. Oh ? pardon, tu vas t’intéresser à lui, car il y a là certainement une aventure. Et d’abord, te souviens-tu d’Albine Fiori, cette petite danseuse de passage qui fit fureur à Lyon pendant un mois en …, il y a cinq ans ? Oh ! certainement tu t’en souviens, car j’en étais amoureux fou, et tu t’en inquiétais assez ! J’allais tous les soirs au théâtre ; je mettais mes plus beaux habits et faisais une notable consommation de cravates neuves, comme si elle eût dû m’apercevoir et me remarquer dans la foule. Le fait est qu’elle ne me remarqua pas du tout ; mais j’en fus un peu consolé en apprenant qu’elle n’avait remarqué personne, qu’elle était tenue de près par son père et qu’elle était une enfant parfaitement innocente ou raisonnable. Il faut pourtant que je te confesse aujourd’hui…

On m’apporte ta lettre. Tu te portes tout à fait bien. Je suis heureux ! Tu me fais mille questions : je vais te répondre en continuant ma lettre. J’ai le temps ; M. le duc a envoyé un exprès. Il sera de retour pour dîner. Je reprends mon récit des évènements de la nuit dernière.

Juste Odoard.

(La deuxième partie à la prochaine livraison.)

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Albine1.
Le dernier roman de George Sand

Deuxième partie §

Sixième lettre.

Juste Odoard à Mlle de Nesmes, à Lyon. §

Ah ! d’abord, la confession que je t’ai promise ! Imagine-toi qu’à Lyon, il y a cinq ans, en proie aux délicieuses agitations du premier amour, — c’était bien le premier, puisque je m’en souviens si bien, — je commis l’énormité d’acheter un superbe bouquet avec l’intention de le lancer à ma jeune nymphe. Mais au moment où j’allais le faire, une pluie de fleurs tomba sur elle des avant-scènes et de l’orchestre. Je me sentis tout honteux. Je m’étais flatté d’avoir eu seul cette idée de l’acclamer, parce que, les jours précédents, on s’était contenté de l’applaudir. Je me figurais que mon bouquet lancé au moment où elle saluait, ferait sur elle un effet prodigieux. Mais trente bouquets devancèrent le mien. Honteux et dépité, je le gardai dans mon chapeau entre mes genoux, attendant je ne sais quel moment favorable qui ne se présenta plus, et je sortis du théâtre, remportant mon offrande inaperçue et ma douleur incomprise.

Je rencontrai sur la place une douzaine de camarades qui {p. 433}n’étaient pas plus contents que moi, car ils avaient compté faire un grand vacarme d’enthousiasme qui avait été étouffé et perdu dans l’enthousiasme universel. Ils prirent subitement la détermination d’aller attendre la danseuse à la sortie des artistes, afin de lui faire, à eux seuls, un petit succès détaché dont elle pourrait leur tenir compte par un remerciement ou un sourire. Je pris aussitôt la tête du cortège ; mon bouquet, que j’agitais en l’air, me donnait le droit de me présenter le premier et, au besoin, si j’en avais le courage, de porter la parole.

Nous arrivons au nombre d’une trentaine (d’autres s’étant joints à nous) à la petite porte sombre par où sortent les artistes. C’était un défilé de vilains comparses, de laides choristes, sordidement vêtus de haillons dont ils s’étaient enveloppés à la hâte en dépouillant le clinquant de leurs costumes. Plus tard vinrent les premiers sujets de l’opéra et du ballet, que nous applaudîmes, en essayant de distinguer parmi eux le véritable objet de notre ovation. Mais il ne parut que le dernier et alors notre hésitation fut grande. Figure-toi une petite créature informe, toute roulée dans un vieux paletot d’homme, avec un chiffon de tricot rouge autour de la tête. Derrière elle son père, une espèce de petit Polichinelle blême et crasseux, s’était fait une sorte de cache-nez du maigre châle de sa fille à laquelle il avait donné son propre vêtement pour la mieux préserver. Cela sentait la misère, mais aussi la vertu, et cette pensée me rendit le courage prêt à m’abandonner. Le vieux s’était arrêté à parler dans le couloir avec un employé. La jeune fille s’arrêta sur le seuil pour l’attendre. Un quinquet frappait d’une lueur jaune sa figure maigre, distinguée plutôt que jolie. Les camarades me poussèrent brusquement en avant, disant : « C’est elle, cette fois, c’est bien elle : va donc ! »

Alors, ému jusqu’aux larmes et tremblant de tout mon corps, je lui présentai le bouquet en bégayant : « Mademoiselle, au nom des jeunes gens de la ville…

— C’est bien, c’est bien, messieurs, dit le père en saisissant le bouquet qu’il remit à sa fille. » Et, parlant avec un accent italien exagéré : « Nous sommes étrangers et ma fille ne parle pas assez le français pour vous répondre. Je vous remercie pour elle {p. 434}et vous prie de la laisser passer. La soirée est froide et quand on vient de danser… »

Notre petite foule s’écarta avec respect et, dans le mouvement brusque que fit le vieux Fiori pour prendre le bras de sa fille, il fit tomber une des fleurs du bouquet de camélias que j’avais offert ; l’incident entrava la marche d’Albine ; tous se précipitèrent pour ramasser cette fleur dont chacun voulait conserver un pétale. En ce moment, elle leva les yeux sur moi qui étais resté le plus près. Elle détacha vivement du bouquet une autre fleur et me la présenta en disant d’un petit ton mélancolique et doux : « Mille grazie, signor. » Et puis elle passa, et le lendemain elle partit sans cortège et sans bruit de la ville où elle avait eu son premier succès.

L’année suivante, elle débutait à Naples, où elle était portée aux nues ; puis elle revenait par Rome et je me trouvais là, faisant mes études. Le hasard voulut, … j’ai dû te raconter cette rencontre, je n’en suis pas sûr pourtant, j’étais si occupé ! Et puis je n’avais pas de confidence à te faire, je ne songeais plus à être amoureux. L’art et ses premiers éblouissements absorbaient tout mon être. Donc, le hasard voulut que Mlle Fiori descendît dans l’hôtel où j’étais installé. C’était le Carême, les théâtres étaient fermés. Elle ne dansait pas, elle passait. Elle s’arrêtait, parce que son père était souffrant. Je la vis monter l’escalier ; elle me parut toujours chétive, point belle, mais agréable et sympathique. Elle avait gardé sa bonne renommée, mais assurément elle n’avait gardé aucun souvenir de moi.

Dans la nuit, j’entendis du bruit, des plaintes, des allées et venues dans l’appartement voisin du mien ; puis on ouvrit. Un pas léger et rapide frôla ma porte. Je n’étais pas couché, je travaillais, je sortis aussitôt et vis Mlle Fiori éperdue, qui cherchait du secours. Son père était gravement indisposé. Je lui offris de courir chercher un médecin, et au bout d’un quart d’heure j’en ramenai un qui trouva le bonhomme fort mal. Il pratiqua des frictions et je dus l’aider, ce qui n’empêcha pas le vieillard de mourir dans la matinée.

J’ignore si une grande tendresse unissait le père et la fille, et si Mlle Fiori est une personne extraordinairement courageuse ou {p. 435}résignée. Je ne la vis pas pleurer. Elle agissait autour de son père, cherchant avec une grande présence d’esprit et une énergie ingénieuse tout ce qui pouvait le soulager. Le dévouement était réel et entier, mais sans attendrissement. Quand il se sentit au plus mal, il voulut lui parler, mais il n’en eut pas la force, et ne put que lui dire à voix basse : « Souviens-toi, tu m’as juré. »

Quand il eut rendu le dernier soupir, elle garda sa main dans les siennes et resta assise près de lui, immobile et muette. Je ne sais pas si elle avait remarqué ma présence ; à ce moment, elle n’avait plus conscience de ce qui se passait autour d’elle. J’allai, sur la demande du médecin, chercher une femme de confiance qu’il me désigna dans la ville et qu’il chargea de veiller sur le mort et sur la jeune fille. C’était l’heure de l’école de dessin ; de là je me rendis à mes études ordinaires et ne revis Mlle Fiori que le lendemain soir, quand on porta le corps à l’église. Elle voulut le suivre, disant que ce pauvre homme sans famille et sans amis dans Rome ne devait pas aller seul au cimetière. Ému de son isolement, je lui offris mon bras qu’elle prit en me disant : « Vous êtes bon ! Que Dieu vous conserve vos parents ! » Cependant, au bas de l’escalier, nous trouvâmes quelques artistes de passage qui connaissaient les Fiori et qui, prévenus par hasard, accouraient à la hâte. Mlle Fiori prit alors le bras d’un vieux directeur de ballets et me remercia, en me disant que j’étais dispensé de la triste fonction pour laquelle je m’étais si généreusement offert. Puis elle me demanda mon nom et, comme je lui remettais ma carte, elle me regarda comme si, n’ayant pas encore observé ma figure, elle voulait en garder le souvenir. Je l’aurais volontiers accompagnée ; elle m’intéressait avec sa pâleur, ses yeux secs dilatés par une sorte d’effort surhumain. Mais je craignis d’être indiscret, surtout dans un moment où elle avait droit à tous les respects. J’espérais la revoir le jour suivant. Mais dès le matin elle était partie. Elle allait danser à Pétersbourg, où l’attendait un engagement contracté à Naples, avec un dédit qu’elle n’aurait pas eu le moyen de payer et qui ne lui permettait pas de s’arrêter pour pleurer son père ; c’est du moins ce qui me fut raconté dans l’hôtel, où l’on parlait d’elle avec autant d’estime que d’intérêt.

{p. 436}

A présent, je ferme ma parenthèse et, de ces temps reculés, je passe à ma veillée de la nuit dernière. Je ne pensais nullement à une anecdote romanesque et je dégustais en égoïste le thé que l’on venait de me servir, lorsque je fus pris de remords et engageai mon hôte à en offrir au voyageur enfoui dans sa voiture.

— Le voyageur, répondit-il d’un air narquois, ou la voyageuse ?

Cela est roulé dans un grand manteau et porte une espèce de casquette, mais M. Champorel prétend que c’est un chapeau à la mode de Paris et que le petit monsieur est une demoiselle.

— Alors, raison de plus !… je vais l’inviter…

— Attendez, reprit le garde, la voilà qui vient d’elle-même !

Et, comme il regardait par la porte, restée ouverte :

— C’est bien une dame, ajouta-t-il, et pas déguisée du tout. Faut-il que son conducteur soit bête, il l’a prise tout le temps pour un garçon !

Elle entra, portant sur le bras son manteau de fourrure et parut surprise de me voir ; elle avait cru sans doute que tous les gens du château étaient repartis, mais elle me rendit tranquillement mon salut et s’approcha du feu. Je m’étais levé et je la regardais avec stupeur. Etait-ce une illusion ? Il me semblait la reconnaître.

Mon attention attira la sienne ; elle me regarda à son tour, et tout à coup, me tendant la main :

— Monsieur Juste Odoard ! me dit-elle d’un air subitement attendri. Je n’espérais pas vous rencontrer jamais, et je suis heureuse de vous revoir. Je n’ai jamais oublié le secours que vous m’avez donné et l’intérêt que vous m’avez témoigné dans une circonstance bien cruelle. Je me suis reproché de ne vous en avoir presque pas remercié ; j’étais foudroyée, je n’avais guère ma tête. A présent, merci, merci de tout mon cœur !

Elle me serra encore la main et ajouta à voix basse :

— Ne prononcez pas mon nom. Puis-je vous parler sans qu’on nous écoute ?

Je répondis en l’invitant à prendre une tasse de thé, ce qui {p. 437}me fournit le prétexte de renvoyer le garde à sa cuisine pour en préparer d’autre.

J’appris alors de Mlle Fiori qu’elle arrivait de Russie, où elle avait dansé quatre ans avec succès et profit.

— Maintenant, dit-elle, je retourne en Italie, et l’on me propose un engagement. Je ne suis pas décidée à l’accepter. Il vaudrait mieux écouter les propositions qui me sont faites à Paris ou à Londres. Mais je suis bien fatiguée. Le climat artificiel où l’on est forcé de vivre à Pétersbourg est énervant, j’ai besoin de quelques semaines de repos, et je vais les passer dans les montagnes où je suis née. Pour qu’on m’y laisse tranquille, j’ai besoin de garder en route l’incognito le plus absolu. Voulez-vous me rendre le service de ne dire à personne que vous m’avez rencontrée ici ?

— Cela me sera d’autant plus facile que je ne connais encore personne dans ce pays. J’y suis depuis quelques heures.

— En voyage, comme moi ?

— Non, je m’arrête dans un grand diable de château perdu dans le brouillard au-dessus de nos têtes.

— Le château d’Autremont, on m’a dit ce nom-là ; et qu’allez-vous faire dans ce château ?

— Travailler un an ou deux. Je suis architecte.

— Alors vous connaissez le propriétaire ?

— Le duc d’Autremont ? Pas encore. Il est en course. On l’attend d’un moment à l’autre, et même je l’attends ici, où l’on pense qu’il s’arrêtera pour laisser souffler ses chevaux avant de gravir la route très escarpée qui mène à son manoir.

— Ici, vraiment ? Je pourrais le voir ! s’écria Mlle Fiori, soudainement émue. Ah ! c’est comme un rêve !

Et, comme elle voyait ma surprise :

— Je ne veux pas vous cacher, reprit-elle avec une tranquillité aussi surprenante que son premier élan, que j’ai pour le duc d’Autremont une affection sérieuse. Ne riez pas ; je peux m’en vanter, c’est la force de mon âme et la fierté de ma vie que ce sentiment-là ! Puisque vous allez le connaître, parlez-lui de moi quelque jour, à l’occasion, et dites-lui de vous raconter de quelle manière nous avons fait connaissance.

{p. 438}

— Si vous me le racontiez vous-même ?

— Non, ce serait trop long, et je ne veux pas qu’il me surprenne ici.

— Vous vous réjouissiez à l’idée de le voir ?

— Je ne dois pas le revoir. Il est sans doute remarié ?

— Non, et l’on dit qu’il veut rester veuf.

— Il a sans doute des enfants ?

— Il paraît que non. Il vit tout seul et veut vivre ainsi.

— Pauvre cher ange ! Il ne se console pas de la perte de sa femme !

— Ce n’est pas cela. Il n’a pas été heureux avec elle.

— Alors, qu’est-ce que c’est donc ?

— Que sait-on ? Vous, peut-être ?

— Moi ? Quelle folie ! Je n’ai jamais rien été et ne serai jamais rien dans sa vie.

— Mais il est quelque chose dans la vôtre ?

— Dans la mienne, il est tout. Mais quelle différence !

— Voyons, racontez-moi donc… je vais envoyer dormir ce garde qui tourne autour de nous.

— Eh bien, comme vous voudrez. Je peux raconter tout ce que je suis et tout ce que j’ai été. Quand on est une ballerine condamnée à vivre à peu près nue sous les regards du public, il est bon d’avoir une âme que l’on peut dévoiler avec autant d’assurance que son pauvre corps.

Frappé, comme tu peux croire, de cet épisode chorégraphique, je m’assurai que le garde était allé sur le chemin attendre l’arrivée du maître, et je priai Mlle Fiori de parler.

— Je suis, me dit-elle, une enfant trouvée abandonnée par des parents inconnus.

— Oh ! oh ! c’est juste le commencement de ma propre histoire !

— Vrai ? Eh bien nous sommes deux parvenus dans toute la force du mot. M. Fiori n’était pas mon père ; c’était un vieux danseur désormais sans emploi, vivant de quelques leçons qu’il donnait là où il en pouvait trouver, lorsque, passant dans la montagne où je gardais encore les chèvres à l’âge de dix ans, il me vit danser sur l’herbe avec mes compagnes une espèce de {p. 439}tarentelle. Le voilà tout aussitôt qui admire ma maigreur, ma souplesse et ma légèreté et qui m’offre de m’emmener, de m’instruire dans son art et de me faire gagner beaucoup d’argent. Je n’avais aucune espèce de notion sur la vie et sur le monde. J’étais à l’état sauvage, je ne savais pas lire et je sentais l’horreur de la misère sans m’en rendre compte.

Ce qui me séduisit dans son offre, c’est la promesse qu’il me fit de m’habiller, et comme il parlait de m’acheter une robe neuve, je lui déclarai que je voulais la chemise aussi. Je n’en avais jamais eu, et quelques-unes de mes compagnes en avaient, ce qui me paraissait un luxe enivrant. La femme qui me nourrissait et me battait en me faisant travailler pour son compte fut vite d’accord avec M. Fiori, et, pour deux pièces d’or, me céda à lui sans regrets. Je le suivis sans appréhension, enchantée de voir du nouveau et impatiente de changer les guenilles d’indienne qui me pendaient sur le corps contre les robes d’or et d’argent qu’il me promettait.

Je ne tardai pas à être satisfaite. D’abord j’eus, pour la tenue décente du voyage, une robe propre et deux chemises, avec des bas et un chapeau de paille à rubans. Mon maître ne voulut pas me donner de souliers. Il jugea que des espadrilles de toile risqueraient moins de me blesser et de me déformer les pieds, et comme je réclamais : « Petite bête, me dit-il, tu ne sais donc pas que toute ta fortune à venir est dans tes pattes ? Tu es bien heureuse d’avoir marché sans chaussures toute ta vie. Tu n’auras jamais ces maladies terribles du pied qui, sur douze apprenties danseuses, en font mettre dix de côté, infirmes pour toujours ». Dès notre première étape, il rencontra un autre danseur de ses amis, qui l’invita à dîner et lui demanda si j’étais quelque chose. M. Fiori se tourna vers moi et me dit : « Danse, qu’on voie ce que tu sais faire. » Il me donna le rythme avec un tambour de basque et je dansai ma tarentelle. Ma surprise fut grande quand je vis l’autre s’extasier, dire que j’étais un sujet exceptionnel, un être aérien, une merveille, un trésor, et offrir cent francs payés sur l’heure si mon maître voulait me céder à lui.

M. Fiori refusa et m’emmena à … où, tout de suite, il me produisit sur le théâtre de la localité dans un costume {p. 440}d’emprunt et un maillot. Je fus très applaudie, et le lendemain j’eus à moi un costume de gaze à paillettes et des pantoufles de satin blanc. J’étais ivre de joie et je suppliai M. Fiori de ne me vendre à personne, car les offres pleuvaient autour de lui. J’étais une valeur, et comme je voyais bien que mon maître était pauvre, j’avais fort à redouter qu’il ne se laissât tenter.

Mais Fiori était un parfait honnête homme. « Je ne sais pas, me répondit-il, si tu me rapporteras ce que tu vas me coûter, mais ce que je sais, et ce que tu ne sais pas, toi, c’est que : qui prend un enfant au théâtre, prend un devoir que tout le monde n’est pas capable de remplir. »

Ce fut là toute la préoccupation de sa vie. Autant par jalousie de mon avenir que par rectitude de conscience, il me tint sous ses yeux à toute heure et me préserva énergiquement de tous les dangers attachés à ma misérable situation. De tendresse et d’indulgence, il ne fallait pas lui en demander ; j’étais sa chose, et pourvu que je fusse toujours propre, reluisante et fonctionnant bien, comme sa montre, il était content de lui et de moi. Il me faisait beaucoup travailler. Il était bon professeur, et comme j’étais infatigable et soumise, me trouvant dans les conditions d’un bonheur relatif, il n’avait jamais lieu de me maltraiter. A la moindre distraction de ma part, il me parlait durement, ne m’épargnait pas les gros mots et me menaçait de tous les supplices. Mais il eût trop craint, en me frappant, de casser le précieux bibelot qui le faisait vivre, et il n’épargnait rien pour le tenir en bon état. Même, quand il vit que ses colères me faisaient trembler et pleurer, il craignit pour ma santé, si nécessaire à mes progrès et prit sur lui de m’épargner les vives émotions. Il jugea nécessaire de m’apprendre à lire et à écrire, et de me faire changer mon patois contre la connaissance de la langue italienne ; mais là s’arrêtèrent mes leçons. Quand il vit que je prenais goût à la lecture et désirais former un peu mon esprit, il m’ôta les livres des mains en me disant : « Apprends que quiconque se consacre à la danse est réputé bête et que c’est justement là notre supériorité. Notre esprit est dans nos jambes ; si nous le laissons remonter au cerveau, nous ne sommes plus rien, nous sommes perdus. »

Voilà toute l’éducation que j’avais reçue quand je débutai à {p. 441}Turin, dans la Sylphide. J’avais quinze ans, et je n’avais pas encore la force physique de tenir un emploi. Mon père, car j’appelais ainsi M. Fiori, ne me produisait qu’à l’essai, pour un petit nombre de représentations. Je n’étais jamais malade, mais j’avais besoin de ménagements, je n’avais pas fini ma croissance et quand j’avais dansé huit ou dix fois de suite, on me prescrivait un nombre égal de jours de repos. J’étais accueillie par tous les publics et toutes les directions avec beaucoup de bienveillance. On me trouvait de grandes dispositions et on prédisait à mon père un grand avenir pour moi, à la condition… — On achevait la phrase en lui parlant à l’oreille. — Il répondait d’un air bourru : « Parbleu ! j’y veille, et le diable sera bien fin s’il me la prend. » Quand je lui demandais l’explication de ces paroles mystérieuses, il me répondait : « Ça ne te regarde pas. Une danseuse ne doit rien savoir et ne penser à rien qu’à son art. » A force de m’entendre parler de cette chose sacrée, je l’avais prise au sérieux, et je dois dire que le père Fiori était bien véritablement un artiste. S’il avait un grand avantage matériel à retirer de mon talent, il avait une plus haute satisfaction à me produire et à me voir progresser. Il croyait à la danse, comme on croit à une religion. Il en goûtait le côté poétique, et pratiquait le plus profond mépris pour les tours de force, les pointes et les renversements exagérés où le muscle domine et proscrit la grâce. Il avait dans la tête toute une statuaire dansante, pour laquelle il manifestait son enthousiasme ou son dédain avec une vivacité qui m’intéressait, car il ne manquait pas d’esprit et trouvait toujours l’expression saisissante et pittoresque. Il avait des notions d’anatomie raisonnée et voulait que la pose humaine fût toujours dans un accord logique avec la structure. Il ne savait pas dessiner, mais, par des lignes très bien agencées, il exprimait sur le papier ou sur le plancher avec de la craie, les courbes naturelles et la raison des mouvements du corps. On le trouvait pédant et ennuyeux, mais je ne m’ennuyais pas de ses enseignements et j’en appréciais la justesse, car il savait me faire exécuter les choses les plus difficiles, sans fatigue et presque sans effort. J’aimais le succès, et aucune pensée étrangère à mon art ne me détournait du travail. Si j’avais de l’éloignement et du mépris pour la débauche que, {p. 442}malgré tous ses soins, mon père ne pouvait m’empêcher d’apercevoir, c’était surtout parce que je voyais des artistes sacrifier leur idéal d’avenir à la réalité grossière du présent.

J’en étais là, lorsque je débutai dans la Sylphide avec des ailes de papillon que je faisais palpiter en posant la main sur mon cœur. Le danseur, objet de ma tendresse de commande, était un beau maladroit qui me faisait grand’peur, parce qu’il me soutenait mal dans les poses où je devais m’abandonner en me fiant à son aide. Je ne sais si vous avez vu ce ballet, où la Taglioni, soulevée par des fils invisibles, semblait planer dans l’espace, et à plusieurs reprises, s’envolait littéralement et comme malgré elle, quand l’amoureux voulait la saisir. Le théâtre de … donnait la Sylphide pour la première fois, et les fils qui devaient me porter n’étaient pas, malgré toutes les instructions et les soins de mon père, d’une solidité bien rassurante. J’avoue que je n’y pensais pas, sauf quand mon danseur, en feignant de me retenir, passait dans ma ceinture l’anneau qui devait me servir à m’envoler. Je craignais qu’en plaçant mal cet anneau, il ne me fît manquer mon effet. Mais, dans l’accident qui m’arriva, il n’y eut pas de sa faute. La corde m’enleva très bien et m’emporta rapidement dans la coulisse. J’avais pris mon élan d’une manière si heureuse, que la salle applaudit avec transport pour la première fois. Les jours précédents, j’avais satisfait mon public, je ne l’avais pas enthousiasmé. On me trouvait trop maigre, trop enfant, pas assez jolie.

Je faillis payer cher ce petit triomphe. Comme j’arrivais dans la coulisse, à cinq mètres du sol, une poulie mal assujettie cassa et je tombai. Mais je ne touchai pas le plancher, deux bras vigoureux me saisirent et me remirent dans ceux de mon père, après m’avoir tenue un instant suspendue. Je n’eus aucun mal ; mais mon sauveur, ébranlé par l’effort qu’il avait dû faire en me recevant, avait perdu l’équilibre et il alla tomber à la renverse sur une espèce de treuil en fer qui manœuvrait les cordages. On le releva évanoui et sanglant ; c’était le jeune duc d’Autremont qui était là depuis le commencement de l’acte. Amené par un de ses amis qui était propriétaire du théâtre et qui avait insisté pour lui en faire les honneurs, je ne l’avais pas remarqué, et je puis {p. 443}dire que quand je l’ai vu pour la première fois, il avait l’aspect d’un cadavre. On le porta dans le foyer, et j’allais l’y suivre quand mon père me retint d’une main de fer, en me disant : « Eh bien, eh bien, et la pièce ? »

Le public ne s’était aperçu de rien ; la pièce continuait, et je dus la finir sans avoir conscience de ce que je faisais. Quand je rentrai dans la coulisse, égarée et tremblante, je n’avais pas la force de questionner ; mon père accourut pour me dire : « Ce n’est rien, il va mieux, une toute petite blessure à la tête, le médecin est là et le chirurgien aussi. » Mais je voyais à l’air troublé et consterné des autres personnes, que mon père me trompait et que quelque chose de grave était arrivé.

Enfin, la pièce finie, je cours au foyer et j’y trouve le blessé immobile et pâle comme s’il était mort, étendu sur un divan. L’ami qui l’avait amené et deux médecins étaient là, ainsi que d’autres personnes empressées à les aider. Je les pousse, je les écarte, et je viens tomber à genoux auprès du blessé. Alors seulement, je vois qu’il est vivant et qu’il a repris connaissance, car il me regarde et m’adresse un faible sourire. On lui demande s’il souffre, il répond que non, et demande qu’on l’aide à se lever. Mais le médecin s’y oppose, et donne des ordres pour qu’on le laisse seul avec son confrère et deux femmes de service, disant au malade que ce n’est pas grave pourvu qu’il se tienne absolument tranquille ; mais nous faisant bien comprendre par ses regards qu’il ne répond de rien et ne peut se prononcer.

Mon père m’emmène dans la loge, et répondant à mes questions, m’apprend que ce jeune duc est du Dauphiné, veuf depuis un an, habitant ses terres et de passage à……, où il ne connaissait que le propriétaire du théâtre, chez lequel il était descendu peu de jours auparavant. Aussitôt rhabillée, je veux retourner au foyer. M. Fiori s’y oppose. Le médecin ne veut ni bruit ni mouvement autour du malade.

— Je ne ferai aucun bruit, dis-je, je ne remuerai pas ; mais je veux être là, je ne le quitterai pas tant qu’il sera en danger.

Mon père refuse, il veut que j’aille me coucher et que je dorme, car je danse encore le lendemain. Alors j’entre en {p. 444}révolte pour la première fois de ma vie, et je déclare que, si on me contraint, je ne danserai plus ni le lendemain ni jamais. Mon père est obligé de céder après avoir épuisé les injures, les reproches et les menaces. Stupéfait de mon obstination, il se résigne à m’attendre dans un couloir où il s’endort sur un banc pendant que je veille le blessé.

Le duc était calme et me sourit encore. Puis, il eut deux heures de sommeil pendant lesquelles médecins et gardiens s’assoupirent sur des fauteuils. Moi seule je n’éprouvais aucune fatigue, je m’étais glissée tout près du divan et je regardais fixement M. d’Autremont. Dans une vie nomade comme la mienne, on voit chaque jour tant de figures nouvelles qu’on les oublie vite, et souvent même on n’y fait pas plus d’attention qu’aux arbres qu’en voyage on voit filer aux bords des chemins. Sans doute, je ne reverrais plus cette belle figure pâle si tranquille, si noble et si douce. Ou il partirait bientôt guéri, ou il mourrait de sa blessure, et moi j’irais danser à l’autre bout du monde, comme si de rien n’était. Je voulais conserver son image dans ma mémoire, et je trouvais, à la contempler obstinément, je ne sais quel plaisir amer tout trempé de mes larmes.

Tout à coup il ouvrit les yeux et rencontra les miens. Il ne me parla pas, mais il ouvrit sa main comme cherchant la mienne que je lui donnai aussitôt, et il la garda en la pressant faiblement. Puis il referma les yeux et se rendormit.

Je ne pouvais retirer ma main sans le réveiller. Le jour parut et il s’éveilla tout à fait. On s’empressa autour de lui. Il assura qu’il avait bien dormi, qu’il ne souffrait pas et consentait à rester encore là quelques heures sans remuer. Et comme mon père, qui s’était glissé dans le foyer, voulait m’emmener malgré ma résistance, le médecin demanda au duc s’il trouvait quelque satisfaction à me voir près de lui. « Oui, répondit-il, beaucoup. Sa main d’enfant me réchauffe, et son bon regard qui me remercie m’empêche de faire de mauvais rêves. »

Alors le médecin m’ordonna de rester et mon père fut obligé de se retirer.

Quand le soleil fut levé, M. d’Autremont fut emporté sur un brancard et conduit au domicile de son ami où j’allai prendre de {p. 445}ses nouvelles dans l’après-midi. Il avait un peu de fièvre et s’agitait pour savoir quelles personnes étaient dans la pièce voisine. On lui dit que c’étaient mon père et moi. Il voulut nous voir ; mon père était bien forcé de lui témoigner de l’intérêt et de le remercier de ce qu’il avait fait pour moi. Il n’écouta pas, et se tournant vers moi, il me demanda si j’allais encore le quitter. « Non, répondis-je, je resterai tant qu’il vous plaira.

— Merci, reprit-il ; quand vous êtes là, je me sens mieux.

Il ne fallait plus me parler d’aller danser le soir. On dut changer le spectacle et je restai trois jours et trois nuits dans la chambre du malade, presque toujours assise auprès de lui et souvent la main dans la sienne.

Septième lettre.

Juste Odoard à Mlle de Nesmes. §

Je l’ai vu enfin, ce grand personnage, grand de toute la tête plus que moi, beau comme un dieu antique, timide comme une jeune fille, mélancolique et doux, sympathique et charmant à ce point que j’ai peur de me prendre d’amitié sérieuse pour lui sans être payé de retour. J’ai dans l’idée que les gens parfaits doivent trouver tous les autres au-dessous d’eux. Tu m’aimes pourtant, toi ; il n’y a que cela qui me donne un peu d’aplomb dans la vie.

Il s’est informé de moi en descendant de voiture, et tout de suite m’a cherché dans le parc où j’avais été contempler encore l’admirable vue qu’il domine.

M. d’Autremont, ou M. Flaminien, comme l’appelle Champorel quand il lui parle, a, comme je te l’ai dit, vingt-six ans, mais on lui en donnerait bien trente. Sa figure porte les traces des grandes douleurs de sa première jeunesse. Il est bien mis, avec une sorte de négligence. Sa démarche est celle d’un homme qui s’abandonne à la vie, plutôt qu’il ne la retient et qui semble avoir renoncé à toute espèce de lutte. Il est venu à moi, la main ouverte et le sourire aux lèvres ; mais c’était le sourire un peu {p. 446}forcé des gens craintifs. Son regard ne plongeait pas dans le mien, tant il semblait le redouter. Il m’a demandé pardon d’avoir été forcé de s’absenter au moment de mon arrivée, s’est enquis des soins dont j’avais été l’objet, et surtout de l’état de ma santé.

Il a une voix pure comme son visage, avec peu d’inflexions. Cela coule dans l’oreille comme le bruit d’une eau qui court dans l’herbe discrètement. Enfin il a, au plus haut point, ce que l’on appelle le charme, d’autant plus qu’il ne paraît pas s’en douter et que, s’il a de l’esprit, il n’en veut pas montrer. Ses expressions sont simples et ne cherchent pas le pittoresque.

Je pense que je ne lui ai pas déplu ; car, au bout de quelques instants, il m’a paru avoir surmonté le premier malaise et ne plus se forcer pour m’encourager. Il ne voulait pas encore, disait-il, me parler de ses projets de construction ; mais je lui ai répondu que je commençais à m’en tourmenter et qu’il me rendrait grand service en donnant un aliment à mes réflexions.

« Eh bien, m’a-t-il dit, nous avons le temps de faire le tour de l’édifice avant de dîner. » Et tout en marchant, il a ajouté : « Vous voyez ! Ce vieux manoir formé d’entassements de diverses époques est froid et incommode. Je ne vous dirai pas qu’il est un peu triste, je sais qu’il est navrant ; mais je l’aime ainsi, et sauf quelques réparations peut-être nécessaires à sa solidité. — vous en jugerez, — je n’y veux pas toucher. Mais il me faut une habitation d’hiver à 200 mètres plus bas que la terrasse où nous sommes. Le climat est tout différent, surtout si nous pouvons établir un logis quelconque tourné vers le midi. Là est la difficulté. La montagne est si rapide de ce côté-là, qu’il faudra entailler considérablement la roche et peut-être compromettre la solidité des assises du manoir actuel. C’est là ce que je vous demande d’examiner avec la plus scrupuleuse attention et avant tout.

— Avant tout, monsieur le duc, il faudrait me dire quelle importance vous voulez donner à la construction nouvelle.

— J’en veux donner autant que possible, je suis habitué aux grands appartements. Mais on peut leur assigner peu de profondeur eu se rattrapant sur le développement en largeur. »

{p. 447}

Nous avions descendu le flanc escarpé de la montagne. J’examinai la roche et pris de l’œil mes mesures. Le projet n’était pas impraticable, mais il offrait de grandes difficultés à vaincre, partant de grosses dépenses. « Cela ne fait rien, dit-il, ce sera du travail pour les gens du pays. ».

Nous avons causé ainsi pendant deux heures, et puis la cloche nous a avertis de l’approche du dîner.

Le duc avait passé son bras sous le mien. Il craignait que je n’eusse le vertige sur cette pente violente où il se promenait comme dans sa chambre. Mais c’est mon état de ne pas avoir le vertige, et je le rassurai. Comme M. de Sainte-Fauste m’avait prévenu que je prendrais mes repas dans le logement que l’on me destinait, j’allais prendre congé de mon hôte. « Où allez-vous donc ? me dit-il. Est-ce que vous voulez me refuser le plaisir de manger avec vous ? » Il m’a conduit dans une salle immense, d’un beau style ogival, toute rehaussée de panoplies authentiques et d’ornementations sérieuses, avec un mobilier ancien de diverses époques, composé de pièces d’une grande valeur. Le couvert était mis près d’une vaste cheminée où flambaient des arbres tout entiers. « Voyez le local, me dit-il, il est bien noir ; s’il vous déplaît ou vous attriste, nous pourrons demain manger ailleurs. Moi, cela m’est tout à fait indifférent. Je suis bien partout. » Il disait cela du ton dont il eût dit : « Partout je suis triste. »

Cependant, il ne fit aucune réflexion chagrine sur quoi que ce soit. Je ne pense pas qu’il m’ouvre jamais les profondeurs de son cœur meurtri, car il me paraît esclave d’un savoir-vivre à toute épreuve, et la crainte d’attrister les autres semble dominer chez lui tout besoin d’épanchement.

Le dîner, servi par Champorel et ses deux aides, fut exquis. Le duc mangea peu et ne but pas du tout. En remarquant que j’étais sobre aussi, il craignit que je fusse contraint par son exemple. « Je suis gênant de ne pas manger, me dit-il. Je vois qu’instinctivement vous faites comme moi sans vous en apercevoir. Voyons, papa Champorel, fais-moi manger pour que notre hôte mange. » Et il tendit son assiette au vieillard, enchanté de sa résolution.

{p. 448}

Je te rapporte tous ces riens pour que tu juges par les préoccupations de l’homme, de l’aménité de son attitude et de la bonté de son cœur, d’autant plus évidente qu’il est plus timide à se montrer. Nous avons passé la soirée dans son cabinet, où il m’a introduit en me faisant traverser un salon encore plus grand que la salle, encore plus beau et non moins sévère. Il m’a prié de fumer, bien qu’il ne fume pas, et m’a montré l’aspect du logis qu’il veut planter au-dessous de celui où nous sommes. Il dessine très bien et a orné son projet de la végétation que, pour l’encadrer, il veut obtenir sur le roc au moyen de terres rapportées. Je l’ai prié de me laisser examiner toutes choses le lendemain.

C’est d’autant plus facile, m’a-t-il dit, qu’il lui fallait repartir dès le jour pour retourner auprès de son parent malade. Il ne m’eût pas quitté s’il n’eût été préoccupé de l’idée de le laisser seul.

Il est donc parti ce matin, à cheval, pour aller et revenir plus vite, et depuis six heures jusqu’à midi j’ai exploré le vieux manoir de la cave au grenier. J’ai arpenté et mesuré la montagne dans tous les sens…

……………………………

Interrompu le 29 mai 1876.

George Sand est morte le 8 juin 1876.