Vieil Abonné (un)

1887

Ces Demoiselles de l’Opéra

2019
Un Vieil Abonné, Ces Demoiselles de l'Opéra, Paris, Tresse et Stock, 1887, in-18, 294 p. PDF : Gallica.
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{p. 1}

I
Origines, composition, organisation.
§

Louis XIV. — Ses lettres-patentes. — Ordonnances du 11 janvier 1713. — Le budget du corps de ballet. — Sa composition. — Les droits d’auteur. — Extrait du cahier des charges de 1841. — Inobservation de l’article XXXV. — Le corps de ballet en 1868. — Les Rats. — Un mot de madame de Girardin. — Riposte à un vieux-beau. — Le corps de ballet actuel. — Ses divisions. — Ses appointements. — Libéralités de l’administration. — Les maillots. — Les chaussons. — Le registre aux Ripatons. — Comment on casse son patin.

Louis XIV, par lettres-patentes concernant la non-dérogeance des demoiselles et des gentilshommes disposés à figurer sur la scène de l’Opéra, autorise son « fidèle et bienaimé Jean-Baptiste Lulli à joindre à {p. 2}l’Académie royale de musique et de danse, instituée par les présentes, une école propre à former des élèves, tant pour danser que pour chanter, et aussy à dresser des bandes de violons et autres instruments. »

Ces lettres sont datées de 1672.

Onze ans auparavant, — en mars 1661, — le jeune prince s’était déjà exprimé ainsi dans de premières lettres-patentes :

« Bien que l’art de la danse ait toujours été reconnu l’un des plus honnêtes et des plus nécessaires à former le corps, néanmoins il s’est, pendant les désordres et la confusion des dernières guerres, introduit dans ledit art, comme en tous autres, un grand nombre d’abus capables de les porter à leur ruine irréparable, etc., etc., etc.

» Beaucoup d’ignorants ont tâché de le défigurer et de le corrompre en la personne de la plus grande partie des gens de qualité… Ce qui fait que nous en voyons peu, dans notre cour et suite, capables et en état d’entrer dans nos ballets, quelque dessein que nous eussions de les y appeler.

» A quoi étant nécessaire de pourvoir et désirant rétablir ledit art dans sa perfection et l’augmenter autant que faire se pourra, nous avons jugé à propos d’établir dans notre bonne ville de Paris une Académie royale de danse, composée de treize des plus expérimentés dudit art. »

{p. 3}Remarquons qu’en agissant de la sorte, Louis XIV ne faisait que consacrer une décision du Parlement, lequel avait solennellement déclaré que la danse théâtrale était un amusement noble.

Le Roi-Soleil poussa, du reste, la sollicitude à ce point qu’il régla lui-même et qu’il écrivit de sa main le budget du corps de ballet de l’Opéra.

L’ordonnance est du 11 janvier 1713.

Les danseurs étaient au nombre de douze.

Leurs appointements réunis formaient un total de huit mille quatre cents livres :

Deux avaient mille livres ;

Quatre étaient à huit cents livres ;

Quatre, à six cents ;

Les deux autres, à quatre cents.

Les dix danseuses gagnaient ensemble cinq mille quatre cents livres :

Les deux premières étaient à neuf cents livres ;

Les quatre deuxièmes, à cinq cents ;

Les quatre dernières, à quatre cents.

Il y avait, en outre :

Un maître de salle de danse à cinq cents livres ;

Un compositeur de ballets à quinze cents ;

Un dessinateur à douze cents,

Et un maître tailleur à huit cents.

Ce fut encore le roi qui s’occupa des droits d’auteur ; et il faut reconnaître qu’il se montra — proportionnellement — plus généreux envers les auteurs qu’envers les artistes.

{p. 4}D’après le tarif fixé par lui, un ballet était payé cent vingt livres pendant les dix premières représentations et soixante pendant les représentations suivantes.

***

Aujourd’hui, le « cahier des charges » a remplacé à l’Opéra les lettres-patentes et les ordonnances de Louis XIV.

J’ouvre ce contrat et j’y lis — à la date de 1841 :

« Article XXXV. — Les entrepreneurs devront fournir SIX DANSEUSES DE PREMIER ORDRE ;

Six autres pour doublures et remplacements.
Et quarante figurantes, sans compter les enfants. »

Hélas ! on sait que les contrats ne sont faits que pour être éludés.

Qu’il se soit transformé, après 1830, en entreprise particulière, avec M. Véron, avec M. Duponchel, avec M. Léon Pillet, avec M. Roqueplan ; qu’il soit entré dans les attributions du ministère de la maison de l’Empereur, avec M. Crosnier en 1854, avec M. Alphonse Royer en 1856, avec M. Perrin en 1862 ; que le privilège en ait été rendu plus tard à celui-ci, et qu’il soit passé, en ces derniers temps, des mains de M. Halanzier dans celles de M. Vaucorbeil, et, de ce {p. 5}dernier, à MM. Ritt et Gailhard, jamais, — entendez-vous, jamais, — l’Opéra ne nous a exhibé les SIX DANSEUSES DE PREMIER ORDRE exigées par le « cahier des charges. »

Actuellement, où sont-elles ?

Je n’en aperçois guère que trois : la Sangalli, la Mauri, la Subra.

Encore m’assure-t-on que l’engagement de la première n’a pas été renouvelé !

***

Le personnel féminin de la danse, à l’Opéra, comptait, sur la fin de l’Empire, — 1869, — une soixantaine d’artistes divisés en :

Sujets principaux, — dont deux mimes et trois doublures ;

Petits sujets, dont les appointements variaient de six à trois mille francs ;

Premières coryphées, à douze cents francs ;

Deuxièmes, à mille ;

Enfin, en trois quadrilles d’élèves, dont le premier touchait neuf cents francs, le deuxième huit cents et le troisième sept cent cinquante.

Il y avait, en outre, des marcheuses et des enfants : les enfants étaient réglés au cachet ; les marcheuses recevaient de trente à cinquante francs par mois.

C’était ce menu fretin du corps de ballet que {p. 6}Roqueplan avait baptisé du nom de rats, — ce qui faisait dire à madame de Girardin :

— Des rats, ces demoiselles qui n’ont déjà plus de cheveux !… Allons donc !… Des chauves-souris, je ne dis pas !

Présentement, Roqueplan est mort, et son mot a des cheveux blancs. Appeler une danseuse de cette façon, c’est exhiber séance tenante un extrait de son acte de naissance. Une de ces demoiselles, ainsi dénommée par un ancien beau, lui répondait dernièrement :

— Eh bien, parole ! je ne vous aurais jamais donné cet âge-là !

***

Le corps de ballet actuel ne compte pas moins de cent quinze pensionnaires en jupon :

Trois étoiles ;

Dix premiers sujets ;

Vingt-deux deuxièmes sujets ;

Deux divisions de coryphées qui comprennent chacune deux sections de six danseuses ;

Une troisième division qui en renferme huit ;

Deux quadrilles divisés chacun en deux sections :

Premier quadrille, première section, — six artistes ;

{p. 7}Deuxième section, — douze artistes ;

Deuxième quadrille, première section, — huit artistes ;

Deuxième section, — onze artistes.

Ajoutez les « petites classes » et les marcheuses.

Les élèves externes reçoivent, chaque fois qu’elles jouent, un cachet de deux francs.

Les demoiselles des quadrilles touchent de cent à deux cents francs par mois.

Les coryphées, deux cent cinquante et trois cents.

Les sujets, de trois cents à six cents.

Les premiers sujets, de six cents à quinze cents.

Les étoiles, de vingt-cinq mille à trente mille francs par an.

Notons, en passant, qu’il y a pour celles-ci une diminution sensible.

Taglioni gagnait trente-six mille francs par an ; Fanny Elssler, quarante-six mille ; Carlotta Gris, quarante-deux mille ; la Cerrito, quarante-cinq mille ; la Rosati, soixante mille ; etc., etc., etc.

Il est vrai que les étoiles d’aujourd’hui ne sont guère que des nébuleuses auprès de ces astres d’antan.

***

Autrefois, sur ses maigres appointements, le rat était obligé de se fournir de jupons, — qu’il lavait et qu’il repassait lui-même le plus souvent, — ainsi que {p. 8}de tout ce qui concerne l’art de faire sa tête : du blanc, du rouge, du bleu, du noir, etc., etc., etc.

Aujourd’hui, l’administration fournit tout au personnel de la danse, — le cold-cream et la poudre de riz exceptés.

Elle lui fournit, selon les besoins du service, les jupons et les maillots. Ceux-ci valent environ vingt-cinq francs la paire. Ce qui n’empêche pas ces demoiselles des quadrilles d’apporter si peu de soin à les endosser, qu’il est urgent de les remplacer fréquemment. Chaque jour, on entend les habilleuses et les régisseurs crier :

— Mademoiselle, prenez donc garde ! Vous allez déchirer votre maillot !

— Si je le déchire, on le verra bien !

Histoire d’en avoir un neuf !

La chaussure représente pareillement une forte dépense pour l’administration.

Chaque paire de chaussons lui revient à cinq francs.

Or, les étoiles reçoivent une paire de chaussons par acte.

Les premiers sujets, une paire par soirée.

Les deuxièmes sujets, une paire par trois soirées.

Les coryphées, une paire par six soirées.

Les quadrilles, une paire par douze soirées.

Chaque élève externe a droit à une paire de chaussons par mois.

Il y a trois séries de chaussons : les puce, les blancs et les chair.

{p. 9}On étudie et l’on répète en chaussons puce ou blancs, ayant déjà servi.

Les puce ne sont renouvelés qu’après huit classes ou huit répétitions ; les blancs après six.

La prodigalité n’est pas extravagante.

Cependant les rats, — ingénieux comme les zéphirs de notre armée d’Afrique, — trouvaient moyen de mettre de côté quelques paires de chaussons qu’ils revendaient pour un peu d’argent de poche, ou bien encore qu’ils échangeaient contre des bottines de ville…

L’administration s’alarma de ces économies. On tint conseil, et il fut décidé que chacune de ces demoiselles aurait son compte de chaussons ouvert au magasin ; que chaque paire de chaussures, quelle que fût sa couleur, porterait un numéro d’ordre à l’intérieur, et qu’il n’en serait délivré de neuves que contre la remise des vieilles ; que cet échange, enfin, serait soigneusement consigné dans un registre spécial, sur lequel toute danseuse apposerait son nom — ou sa croix — en regard du numéro des chaussons rapportés et emportés…

Je me rappelle avoir rencontré un jour mademoiselle Malo toute éplorée…

On venait de lui infliger une forte amende :

— Pourquoi cela ? lui demandai-je.

— Pour avoir, au lieu de ma signature, dessiné un… œil sur le registre aux ripatons.

{p. 10} 

***

On comprendra que ce n’est pas avec des émoluments qui s’échelonnent de cent sous à deux francs cinquante par jour, que ces petites filles peuvent grignoter à leur ordinaire des truffes sous la serviette ou des ortolans à la provençale.

Que de fois, la regrettable mère Crosnier et l’excellente madame Monge, — qui avait succédé à celle-ci dans le poste de « concierge des artistes » à l’Opéra, — ont fait asseoir quelqu’une de ces affamées à leur table, dans leur loge, devant leur miroton hospitalier !

— J’en ai vu, disait la mère Crosnier, qui, quand j’avais le dos tourné, emportaient, pour la dévorer, la pâtée de mon chat !

Brave et digne mère Crosnier !

Grincheuse, susceptible et fière avec les « matadors » de l’administration, elle se montrait avec les petits douce, charitable et maternelle.

Providence, en tablier d’indienne et en cornette de travers, de toutes ces étoiles surnuméraires qui déjeunent de privations, dînent d’espérances et soupent le plus souvent d’une taloche de famille, lorsqu’elle en voyait une pénétrer dans son antre, — embarrassée, souffreteuse, parfois même pâle et chancelante, — elle l’interpellait brusquement :

{p. 11}— Ma fille, de quoi as-tu besoin ? Est-ce d’un conseil ou d’un bouillon ?

Et l’un et l’autre étaient tout prêts….

Excellents, du reste, tous deux !

Les fillettes suivaient rarement le conseil…

Mais elles avalaient toujours le bouillon — sans lequel plus d’une d’elles n’eût pas eu la force de danser le soir !…

***

Les choses ne se passent pas autrement de nos jours. Écoutez plutôt les bonnes petites camarades parler — par derrière elle — de certaine étoile contemporaine qui les tient maintenant à distance :

— Elle ne faisait pas tant la fière quand elle venait manger chez nous !

Et étonnez-vous que ces jeunes personnes aient hâte de casser leur patin !

Il y a dans le Prophète un ballet, un vrai chef-d’œuvre ! et dans ce ballet de la neige, le fameux pas des patins. Comme une gratification exceptionnelle — cinq francs, je crois — étaient alloués à celles de ces demoiselles du corps de ballet chargées de ce pas difficile et dangereux, les demandes étaient nombreuses et nombreux aussi les remplacements, car, à la moindre infraction, à la moindre faute, la coupable était, {p. 12}selon l’expression du régisseur de la danse, cassée aux patins.

De là, l’intelligence proverbiale de l’endroit a bien vite modifié cette expression et l’on dit tout simplement, quand une ballerine de l’Opéra a fait une faute :

« Mademoiselle une telle a cassé son patin ! »

{p. 13}

II
Vocation.
§

Mademoiselle Célestine Émarot et mademoiselle Emma Livry. — La chasse aux confitures. — De la diplomatie et des pointes ! — Qualités indispensables. — Réponse d’une ballerine au docteur Véron. — Un mot de portier. — Des vers de Vermersch. — Un père authentique. — La danseuse, le vieux soldat et le marquis. — C’est mon père naturel ! — Les jeux de l’amour et du hasard. — Une fine mouche. — Papa et galant. — Généalogie ordinaire. — Enfants de la balle. — Elles rebondissent !

On raconte qu’un jour mademoiselle Emarot, — mère de mademoiselle Emma Livry, — étant entrée inopinément dans sa salle à manger, y surprit sa fille, alors âgée de six ans, en train de fourrager un pot de confitures, assez haut perché sur un buffet.

Pour atteindre à ce paradis de gelée de groseille, l’enfant avait tendu le jarret outre mesure et se tenait en équilibre sur le bout de ses pieds mignons dont les orteils nerveux, aigus, inébranlables, {p. 14}ressemblaient aux deux lames d’acier d’un compas audacieusement piquées dans le plancher.

— Que faites-vous donc, Emma ? interrogea sévèrement la sylphide en retraite.

La fillette ne perdit pas un centimètre de son aplomb.

— Maman, répliqua-t-elle avec calme, j’étudie ma géographie.

— De la diplomatie et des pointes ! pensa mademoiselle Emarot. Quelle vocation ! Ma fille sera danseuse.

De la diplomatie et des pointes : tout est là.

Je n’avancerai pas que, dans cette double spécialité, il faille se montrer de la force d’une note de feu M. de Talleyrand, ou d’un couplet de Xavier, Duvert et Lausanne. Non ; pour les jeunes personnes qui aspirent à devenir les madones de l’art… chorégraphique, il s’agit simplement de parvenir à ce degré d’élasticité — de muscles, de mœurs et de langage — dont le docteur Véron nous fournit l’exemple suivant dans le troisième volume de ses Mémoires :

« Je m’aperçus que l’une de mes ballerines, quoique dans une position intéressante, n’en continuait pas moins son service, fort pénible à cette époque. Je l’engageai à le suspendre et lui demandai avec bienveillance :

— Quel est le père de cet enfant ?

Elle me répondit naïvement :

{p. 15}— C’est des messieurs très bien que vous ne connaissez pas. »

***

Toutes les danseuses n’ont pas eu — comme mademoiselle Emma Livry — le privilège de naître des amours d’une rose de l’Opéra et d’un papillon du Jockey-Club.

La plupart sont filles de petites gens : mercenaires de l’atelier, du magasin ou du bureau, artistes infimes et émérites, concierges dont la femme a fait le ménage de bon nombre de locataires — et bien autre chose avec.

Je disais à mon portier :

— Père Machin, votre aînée est crânement gentille !

Le digne homme me répondit — en faisant jabot :

— Je le crois fichtre bien ! Mon épouse a été la maîtresse d’un général !!!

La « vocation » chez les danseuses !…

Hé ! mon Dieu, c’est toujours l’histoire racontée — en vers — par Vermersch :

Monsieur Pipelet rêve dans sa loge ;
Un papillon noir vole en ses pensers ;
Ses deux filles ont l’âge des baisers,
Et sont toutes deux belles — sans éloge.
{p. 16}Que faire aujourd’hui de ces deux enfants ?…
Il faut sans retard qu’elles soient pourvues :
Elles ne pourront bientôt, étant nues,
Voir sans en rougir leurs seins triomphants.
Monsieur Pipelet rêve dans sa loge…
Car il faut décider de leurs destins,
Et ses vœux encor restent incertains :
Il songe depuis trois heures d’horloge.
On en pourrait bien faire assurément
Deux femmes de cœur, mères de famille,
Préparant la soupe et tirant l’aiguille,
Et dont le mari resterait l’amant ;
On leur choisirait (bientôt) un brave homme
Qui, sans s’arrêter aux marchands de vin,
Le soir rentrerait en disant : Enfin !…
Et les rendrait fort heureuses, en somme.
Mais non ! Pipelet trouve bien trop laid
Le sort obscur des femmes qui tricotent,
Dignes des bourgeois épais qui radotent
Comme aux temps lointains où Berthe filait !
Il veut, ce naïf, pour ses « Demoiselles »
Les feux de la rampe et des grands succès,
Les bravos sans fin et les frais bouquets,
Et les voix disant : « Dieux ! qu’elles sont belles ! »
Et pourquoi pas, donc ?… L’aînée a des yeux
Qui feront très bien dans un vaudeville ;
La cadette a la plus fine cheville
Que l’on vit dans les ballets vaporeux.
{p. 17}Elles conquerront un renom suprême,
Si l’on peut tirer trois ou quatre mots,
Dans le feuilleton d’un des grands journaux,
De ce gazetier qui loge au troisième.
Avec un petit grain d’habileté
Elles charmeront de vieilles figures
Qui leur offriront hôtels et voitures,
Avec un laquais de blanc cravaté ;
Dans un clair étui de gaze et de soie
Leur corps mollissant se dessinera,
Et la Galerie, aux soirs d’Opéra,
Se pâmera, rien qu’à les voir, de joie…
***

Oh ! les pères de danseuses !

Que dites-vous de celui-ci ?

Mlle F. S. un petit sujet, est la fille d’un ancien soldat.

Elle et le marquis de X…, un abonné s’aimaient d’amour tendre.

Un soir, Mlle F. S… ne rentra pas, pour la première fois, au domicile paternel.

La mère pleura beaucoup.

Le père veilla, lui, toute la nuit.

Il ne dit pas un mot à sa femme, qui, le matin, s’évanouit en le voyant endosser son ancien uniforme, {p. 18}mettre son épée au côté, et sortir, le visage sombre et les mains crispées.

Le petit frère suivit le père de loin et revint dire à sa mère qu’il venait d’entrer tout droit chez le marquis de X…

La mère se leva et courut à l’église.

Le père de la danseuse F. S… avait en effet pénétré dans l’hôtel X.

Le domestique voulut faire des difficultés, vu l’heure par trop matinale de cette visite, mais le vieux militaire insista d’un ton si ferme que Jean alla réveiller son maître et lui dire le nom du visiteur.

Tableau !

Il fallait pourtant faire contre fortune bon cœur.

Mlle F. S…, tout en larmes, courut se cacher à l’extrémité de l’appartement.

M. le marquis de X… s’habilla correctement, et s’étant composé un visage de circonstance, entra dans le salon où l’attendait le père de la danseuse.

Ils se saluèrent gravement, et le père, prenant le premier la parole, dit ces simples mots :

— Monsieur le marquis, aurai-je du moins mon litre tous les jours ?

***

D’aucunes parmi nos ballerines chercheraient {p. 19}vainement sur les registres de l’état civil le paraphe de l’auteur de leurs jours.

Mademoiselle Y…, du deuxième quadrille, dit de M. de Z…, des Ganaches :

— C’est mon père naturel.

Les jeux de l’amour et du hasard ont été même, plus d’une fois, habilement exploités par ces demoiselles.

C’est ainsi qu’une scène bizarre s’est passée dernièrement au foyer.

Une des plus charmantes coryphées a pour mère une ancienne modiste qui a rôti — par tous les bouts — le balai de la galanterie.

Un nouvel abonné très riche, chauve, quinquagénaire et obèse, mourait d’envie de faire la connaissance de la jeune fille.

Après avoir lutté longtemps contre une timidité bien naturelle, il eut recours à des circonlocutions.

— Mademoiselle, lui dit-il, votre mère était une fort honorable commerçante. Je l’ai beaucoup connue…

Ici, il fit une pause nécessitée par l’émotion.

La danseuse ouvrait de grands yeux étonnés.

Le monsieur reprit :

— Oui, je l’ai beaucoup connue, il y a dix-huit ou dix-neuf ans.

Une lumineuse idée traversa la cervelle de la ballerine.

— Vraiment ! répondit-elle.

{p. 20}— Ma foi, oui…

— Quoi ! vous seriez…

Et, sans plus attendre, la jeune fille se prit à courir, appelant ses camarades :

— Mesdemoiselles, venez !… Si vous saviez !… Ah ! que je suis heureuse !… Je viens de retrouver mon père !

— Mais je n’ai pas dit… essayait d’objecter le gros monsieur.

Vains efforts, sa protestation se perdait au milieu des cris de joie de l’enfant qui lui avait sauté au cou et l’embrassait à l’étrangler.

Pendant ce temps-là, les petites camarades ameutées venaient apporter le tribut de leurs félicitations.

Enfin, l’abonné parvint à se faire écouter, et il déclara à la jeune danseuse qu’elle avait mal interprété ses paroles, et qu’il avait de très bonnes raisons pour décliner absolument sa paternité.

Mais la fine mouche n’a pas voulu en démordre, et quand le gros monsieur entre au foyer, elle l’appelle papa gros comme le bras.

Du reste, celui-ci, à la suite d’une conversation à voix basse avec la petite coryphée, paraît avoir pris son parti sur cette qualification.

— Est-ce que sérieusement, a dit hier soir à la fillette une de ses camarades de loge, tu crois que M. V… est ton père ?

— Que tu es bête ! J’ai compris tout de suite qu’il voulait me faire la cour. Alors, comme Jules, — mon {p. 21}amant de cœur, — est très jaloux, j’ai détourné les soupçons une bonne fois pour toutes.

***

Beaucoup de danseuses — enfin — sortent de la boutique, c’est-à-dire de parents appartenant ou ayant appartenu au théâtre, — dans les bas emplois le plus souvent — ou bien encore de tout ce monde qui grouille aux environs des planches et qui en vit : comparses, machinistes, accessoires, habilleuses, claque et clique de la contremarque, du petit banc et de la location.

A deux ans et demi, elles ont fait l’Amour dans une féerie.

Plus tard, elles continuent.

{p. 22} {p. 23}

III
Éducation.
§

Rencontre matinale. — Physionomie caractéristique. — En classe, mesdemoiselles ! — Dislocation obligatoire. — Ce que l’on appelle se tourner. — Ce qu’on appelle se casser. — Le sourire forcé. — Douloureux entraînement. — Mademoiselle Taglioni. — Dures épreuves. — Mademoiselle Nathalie Fitz-James. — Martyre volontaire. — Réflexion humoristique de M. de Boigne. — La leçon. — Les pas. — Singulière musique de danse. — La fatigue. — Une répétition sur la scène. — Comment on démontre la pantomime d’un ballet. — Conversations particulières.

S’il vous est arrivé, parfois, de flâner, le matin, — entre neuf heures et midi, — aux environs de l’Opéra, vous avez sûrement rencontré, sur le trottoir des rues qui aboutissent au « chef-d’œuvre » de M. Garnier, toute sorte de créatures dont l’allure, le costume et la physionomie accrochent {p. 24}impérieusement le regard et font, — sinon tourner, — du moins retourner toutes les têtes.

D’abord, elles ne marchent pas : elles gambillent, — un mot exact et pittoresque qui implique le mouvement gracieux de la jambe au-dessus de la voltige du pied.

Ce pied est, d’ordinaire, correctement chaussé, et la jambe bâtée d’une façon irréprochable. L’ouvrier fourbit ses outils. La danseuse soigne, choye et pare son gagne-pain d’aujourd’hui, qui deviendra peut-être son gagne-prince de demain.

La plupart sont fragiles sans finesse et minces sans distinction. Porcelaine, non ; faïence, oui. Faïence qui a été au feu — et qui y retourne !

Marie Dorval disait :

— Je ne suis pas belle, — je suis pire.

Ces petites filles sont pires.

La flamme du gaz et la morsure du fard ont dévoré sur leurs joues les roses folles de la jeunesse ; des rides précoces brident leurs tempes ; leur paupière nage dans un flot de bistre, et le coiffeur de l’administration affirme qu’elles ont moins de cheveux que de toupet.

Ce sont ces demoiselles de l’Opéra qui s’en vont à leur ouvrage.

L’ouvrage, c’est la leçon ; c est le cours ; ce sont les répétitions, au foyer ou sur la scène, des pas, des groupes et des ensemble. Tout cela commence à neuf heures et demie du matin pour finir à quatre heures {p. 25}du soir. Entre onze heures et midi, une vingtaine de minutes est accordée à ces demoiselles pour déjeuner ; elles profitent des vingt minutes pour pousser une reconnaissance sur le boulevard, — sous les fenêtres de Tortoni, de Bignon, de la Maison-d’Or, des cafés Riche, Anglais, du Helder, du Grand-Hôtel, etc., etc., etc., — et elles déjeunent en travaillant.

A cet effet, elles ont — généralement — au bras un sac ou un panier.

Il y a là dedans, du pain, une victuaille froide quelconque, — qui descend de l’aile de faisan au cervelas à l’ail, et qui remonte de la croûte de gruyère à la patte de homard, — des bonbons, un tricot, des cartes pour les réussites, et le dernier volume de M. Zola…

Elles ne le lisent pas : ah ! mais non !…

Car, en fait de littérature, elles en sont encore restées à Paul de Kock et à Ponson du Terrail…

Mais ça leur donne l’air d’être dans le train.

***

— Ce gamin-là ira loin, disais-je un jour, en lui désignant le plus agile de ses babys, à Chantrell, un clown anglais de l’Hippodrome.

— All right ! fit l’honorable acropedestrian : faudra voir quand ça sera convenablement désossé.

On ne désosse pas les danseuses.

{p. 26}Que leur resterait-il, hélas !

On les disloque, voilà tout.

La question, bannie du Code, semble s’être réfugiée dans les classes de danse.

Il y a là des appareils d’une bizarrerie formidable : boîtes, anneaux, courroies, barres, — tout un mobilier d’estrapade !

Chaque jour, l’élève s’emprisonne les pieds dans une de ces boites à rainures. Là, talon contre talon et genoux en dehors, elle habitue ces pauvres pieds martyrisés à demeurer d’eux-mêmes sur une ligne parallèle. C’est ce qu’on appelle se tourner.

Après une demi-heure de boîte, autre variété de torture.

Il s’agit, cette fois, de poser le pied sur une barre que l’on doit tenir avec la main opposée au pied en exercice, puis de changer de pied et de main au commandement : c’est ce qu’on appelle se casser.

Tout cela sans cesser de sourire !

Et ne vous imaginez pas que de si rudes épreuves ne durent que quelque temps. Elles doivent durer toujours et se renouveler sans trêve. A cette condition seulement, la danseuse conservera sa souplesse et sa légèreté. Une semaine de repos devra être rachetée par deux mois d’un travail double et sans relâche. La danseuse réalise la fable de Sisyphe et de son rocher. C’est le cheval de course qui paie de son repos, de son embonpoint et de sa liberté les rapides victoires de Chantilly et de Longchamps.

{p. 27}« J’ai vu, raconte M. Albéric Second dans ses curieux Petits Mystères de l’Opéra, j’ai vu mademoiselle Taglioni, après une leçon de deux heures que venait de lui donner son père, tomber mourante sur le tapis de sa chambre, où elle se laissait déshabiller, éponger, et rhabiller, sans avoir le sentiment de ce qu’on lui faisait. L’agilité et les bonds merveilleux de la soirée étaient achetés à ce prix.

» Or, l’exemple de mademoiselle Taglioni est rigoureusement suivi par les autres danseuses. Il y en a même qui, par leur nature, ayant plus de difficultés à vaincre, se martyrisent elles-mêmes avec une barbarie plus féroce. Vous souvenez-vous de Nathalie Fitz-James ? Eh bien, Nathalie avait imaginé une nouvelle méthode de se tourner et de se casser tout à la fois. Elle se couchait par terre, le visage tourné du côté du parquet, et les jambes étendues horizontalement. Puis elle faisait monter sur elle sa femme de chambre, lui ordonnant de peser, de tout son poids, sur cette partie du corps où, comme le disait ce farceur d’Arnal, le rein change de nom. »

Et M. de Boigne d’ajouter dans ses amusants Mémoires :

« Avec le temps, elle s’habitua si bien à ce fardeau domestique, qu’elle en arriva à porter sa mère et sa sœur. Si la place ne lui eût manqué, elle en eût porté bien d’autres. »

{p. 28} 

***

Ces exercices obligatoires terminés, les danseuses commencent à travailler leurs pas : les jetés, les balancés, les pirouettes, les gargouillades, les entrechats, les fouettés, les ronds de jambes, les assemblées, les pointes, les parcours, les petits temps, etc., etc., etc.

Le professeur les leur indique d’une voix brève et d’une façon si rapide qu’il faut avoir une longue habitude de ce genre de démonstration pour y comprendre quelque chose.

Les élèves simulent ces pas avec les doigts, à peu près ainsi qu’en escrime, on simule le jeu des fleurets avec l’index de chaque main.

Elles les exécutent ensuite, — ensemble ou l’une après l’autre, — tandis que le maître râcle sur sa pochette le premier motif venu.

J’ai vu répéter les plus poétiques variations de Giselle et de la Sylphide sur l’air des Pompiers de Nanterre et de Marie, trempe ton pain.

Et comme toutes ces malheureuses créatures transpirent ! Une pluie ! une averse ! un déluge ! Cette sueur, mêlée à la poussière, étend sur leurs joues un vernis que percent, aux pommettes, des rougeurs de fièvre ou des pâleurs d’épuisement. Les unes geignent ou râlent ; les autres halètent et toussent : tussis {p. 29}creber et anhelans ! Il y en a qui se soutiennent à peine, accablées, écrasées, presque mortes ! Leur corsage est mouillé ; leur bouche grimace ; leurs yeux pleurent ou brûlent. Dans la danse, les jambes seules engraissent. Quelquefois même elles engraissent trop. Mais les bras, mais les épaules, mais la poitrine, tout cela est navrant à voir !

On m’affirme que, depuis peu, MM. les professeurs apprennent à danser sans douleur.

Probablement comme Bilboquet extirpait les molaires aux populations de la Brie.

J’en suis enchanté, sur ma foi.

Mais je n’en répète pas moins avec Tertullien, dans son Traité des Spectacles :

« Quœ denique pantomimus a pueritia patitur in corpore ut artifex esse possit ! »

Autrement pour ces demoiselles :

« Combien un danseur, des son enfance, n’a-t-il pas à souffrir pour devenir un artiste ! »

***

… Vous plaît-il d’avoir un léger crayon d’une répétition ordinaire sur la scène de l’Opéra ?

D’abord, sur celle-ci, — dont le rideau relevé démasque les effrayantes profondeurs de la salle, — toutes ces demoiselles habillées d’un corsage de {p. 30}flanelle, de percale ou de piqué, qui laisse à découvert leurs bras et leurs épaules ; d’un caleçon de même étoffe, qui s’arrête au-dessus du genou ; de bas, jarretés fort haut, qui leur tiennent lieu de maillot, — et chaussées d’espèces de « cothurnes » d’un puce douteux ou d’un blanc roux.

Aux portants, des pelisses de renard bleu, de loutre ou de martre, tout ce que les ciseaux de la fantaisie et de la mode ont pu tailler de plus nouveau, de plus riche et de plus élégant dans le satin, la faille et le velours, accroché pêle-mêle avec le cache-misère des prolétaires, — châles laine et coton, paleto le drap pilote, astrakan et chinchilla de lapin, wate proofs, mac-farlanes, « redingotes russes » à dix-neuf francs, — pacotilles, rossignols, occasions, liquidations !

A toutes les saillies du décor, posé pour la représentation du soir, des chapeaux de vingt-cinq louis, des toquets de fourrures, des Gainsboroughs à longues plumes tirebouchonnées, en compagnie des décrochez-moi-ça de la rotonde du Temple et des galettes que l’on improvise, chez soi, à la pointe de l’aiguille, avec un bout de ruban et trois bouts de laiton.

A l’orchestre, deux violons.

Sur le théâtre, deux lumières confuses : celle d’un bec de gaz à réflecteur, planté près du trou du souffleur, et celle du jour qui arrive par les ouvertures des côtés et du foyer de la danse. L’une, rougeâtre ; l’autre, blafarde. Celle-là mettant des taches de sang, {p. 31}et celle-ci, des taches d’huile et des tons de cadavre sur la blancheur des chairs et de la lingerie étalées.

Sur le théâtre, pareillement, plusieurs messieurs dont l’un tient un énorme bâton.

Ce dernier, quand, parfois, le caquet des fillettes s’enfle au point de couvrir la voix des deux maigres instruments, ce dernier, dis-je, s’écrie, en frappant le plancher de ce bâton :

— Allons, voyons, mesdemoiselles, un peu de silence, que diable !… Nous continuons… Le deuxième tableau…

Et mimant lui-même la situation en entremêlant ses gestes d’un charabia chorégraphique qui ressemble au patois des Nègres :

— Attention ! la scène de la prison et le pas des captives !… Vous êtes enchaînées ; Mérante fait son entrée ; vous le laissez descendre, et vous lui dites :

— Vous… nous… de grâce !… — Les yeux au ciel, sacrebleu ! les yeux au ciel !… — Nos fers !… — Les mains en croix et le pied en avant !… — Rompez-les !… — Décroisez les mains ! Vivement ! Le pied en arrière ! Regardez tendrement Mérante et attendez !

Car c’est le nouveau ballet qu’il s’agit de mettre au point…

Et tout le personnel chorégraphique de la maison est là, — à qui le gros bâton est si souvent forcé d’imposer son quos ego !…

Oui, elles y sont toutes, depuis les jeunes, les {p. 32}pauvres, les naïves, celles « qui n’ont pas encore trouvé » et qui enjolivent leur beauté d’un bouquet de violettes par-ci, d’un velours ou d’un ruban par-là, d’une paire de boucles d’oreilles en verroteries, d’un porte-bonheur de cuivre doré ou d’une petite croix à la Jeannette achetée à tempérament…

Jusqu’à celles « qui sont arrivées, » et qui, harnachées de diamants, flamboient dans la pénombre des coulisses ainsi que des idoles indoues dans les profondeurs sacrées des pagodes de Jaggernath et de Visapour !…

***

Maintenant, voulez-vous avoir un échantillon des conversations que Petitpa et Mérante ont tant de peine à réprimer ?

Ecoutez :

— Qui est-ce qui a acheté des terrains du côté de Montreuil ? demande mademoiselle Subra.

— Moi, répond mademoiselle Monchanin. J’en ai dix-huit cents mètres à trente sous.

— Est-ce bon ?

— Excellent : avec un mètre cube de guano, {p. 33}j’obtiens un rendement de quarante litres, mi-partie choux et pommes de terre.

— Maman m’a dit, — murmure mademoiselle Righetti en baissant les yeux, — que pour les pommes de terre, la potasse est joliment meilleure que le guano.

{p. 34} {p. 35}

IV
Le mastic et le chausson
§

Arrivée au théâtre. — Hygiène de la danseuse. — Le veau et le mouton. — Chez la concierge. — Le squelette du deuxième acte de Freyschûtz. — Nanine Dorival, l’élève Boismaison et le beau sergent Mauzurier. — Un legs singulier. — Les loges d’autrefois. — Le bain à quatre sous. — Mademoiselle François. — Sentinelles, prenez garde à vous ! — Les loges d’aujourd’hui. — Ce qu’on appelle faire son mastic. — Mère et tille. — Ce qu’on appelle faire son chausson. — Le chapitre des garnitures. — Le tutu ou cousu. — L’aventure de mademoiselle Marinette. — Les bijoux. — La nouvelle gazza ladra. — Pieds de danseuses.

Les soirs de représentation, la danseuse doit arriver à l’Opéra sur le coup de huit heures.

Remarquez qu’il en était cinq — le plus souvent — alors qu’elle a quitté le théâtre.

Il lui est donc resté — en moyenne — trois heures, pour vaquer à ses petites affaires — de cœur, {p. 36}d’intérêt, de ménage, — pour faire sa toilette et pour manger.

Il est, du reste, dans l’hygiène de la danseuse de ne dîner que fort superficiellement.

Une pesanteur excessive d’estomac et un travail de digestion enlèveraient aux muscles leur libre arbitre, leur souplesse et leur légèreté.

Et puis, il faut savoir garder un peu d’appétit pour souper !

Un historiographe des coulisses de l’Opéra nous apprend qu’avant 1850, le corps de ballet ne se nourrissait guère que de mouton.

Depuis 1850, ces demoiselles paraissent préférer le veau.

Je marchais, — un matin, — dans les semelles des sœurs Fiocre qui s’en revenaient du marché.

L’une disait :

— Quatre livres de veau pour mettre aux petits oignons…

— Tu n’aimerais pas mieux aux carottes ? demanda l’autre. Les carottes, c’est si rafraîchissant !…

— Oui, mais les petits oignons vous flanquent au veau un bouquet !…

Il y eut un instant du silence…

Puis, Fiocre-Amour conclut avec une impérieuse gravité :

— On en fera deux livres aux carottes et deux livres aux petits oignons.

{p. 37} 

***

Après avoir franchi la porte de la partie nord (ou postérieure) de l’Opéra, — cette porte monumentale, une arcade jetée sur deux piliers, dont la grille de fer ouvragé fait face au boulevard Haussmann, — la danseuse tourne à gauche, dans la cour, et passe, au rez-de-chaussée, devant la loge du concierge.

Celle-ci, claire et spacieuse, avec son mobilier, cossu et son cachet d’importance officielle, ne rappelle en rien l’antre enfumé, étroit, rébarbatif, de la mère Crosnier et de la maman Monge.

Ce dernier avait, cependant, son côté gai, original et pittoresque.

Chaque ballerine, en y entrant, ne manquait jamais de s’informer :

— Est-ce qu’il y a rien pour moi ?

Ce à quoi Cerbère répondait :

— Il y a une lettre.

Ou :

— Il y a des bonbons.

Ou encore :

— Il y a un bouquet.

On croquait les bonbons, — on arrosait le bouquet d’un verre de malaga, — on lisait la lettre et l’on y répondait…

Ces demoiselles d’à présent demandent bien encore s’il y a quelque chose pour elles…

{p. 38}Mais elles ne s’arrêtent plus pour faire la dînette ou pour faire leur courrier.

Puis, c’est d’un pied leste et preste, — un sourire et un fredon aux lèvres, — qu’elles s’engagent dans les larges escaliers et dans les corridors brillamment éclairés.

Il n’en était pas de même dans le vieux bâtiment de la rue Le Peletier.

Il y avait là, dans le dédale des escaliers et des couloirs, des coins baignés d’ombres que nos fillettes ne traversaient qu’en frissonnant, en hâtant le pas, en se signant même quelquefois.

Songez donc : si le squelette du second acte de Freischütz s’était, pour leur apparaître, échappé du magasin des accessoires !

Car l’ancien Opéra avait ses traditions fantastiques, comme le Hartz, comme le Taunus, comme le Broken.

En 1786, un jeune homme de dix-huit ans, nommé Boismaison, faisait partie des élèves surnuméraires de l’école de danse. Il devint amoureux de mademoiselle Nanine Dorival, élève comme lui et fille de l’ouvreuse de la loge du comte d’Artois. La fillette enflamma par ses coquetteries la naïve passion de son camarade, et lui donna des espérances jusqu’au jour où elle trouva de belles moustaches à M. Mauzurier, sergent-major commandant le poste des soixante gardes-françaises de service à l’Opéra.

Boismaison apprit son malheur, le jugea irréparable et ne pensa plus qu’à la vengeance.

{p. 39}Un soir, au coin de la rue Saint-Nicaise, — où était situé l’hôtel de l’Académie, comme l’on disait alors, — il attendit, après le spectacle, le passage des gardes-françaises et sauta à la gorge de son heureux rival.

Mauzurier eut d’abord l’idée de tuer sur place son agresseur ; mais la jeunesse et la petite taille de celui-ci firent sourire le galant soldat.

Sur son ordre, trois hommes détachèrent les bretelles de leurs fusils et s’en servirent pour ficeler le jeune homme furieux, qu’ils déposèrent ensuite sous le péristyle de l’Opéra, où il passa la nuit ainsi garrotté.

Le lendemain matin, le sieur Demeru, gardien de la salle, trouva Boismaison qui avait fait de vains efforts pour se délier, reçut de lui la confidence de l’aventure de la veille, en rit beaucoup pour sa part et ne manqua pas d’en égayer tout le théâtre.

Boismaison, bafoué par ses camarades, fut pris de la fièvre, se mit au lit, et mourut en faisant un singulier testament :

Il léguait son corps à M. Lamairan, médecin attaché à l’Opéra, et qui avait son cabinet dans l’hôtel même.

Le pauvre jeune homme priait le docteur de garder son squelette dans ce cabinet, pour être, après sa mort encore, près de celle qu’il avait aimée.

Malgré les vicissitudes de l’Académie, — les incendies et les autres causes qui le transportèrent jusqu’à la rue Le Peletier, — peut-être aussi par un respect {p. 40}traditionnel pour la dernière volonté du jeune figurant, son squelette ne cessa point de faire partie du matériel de l’établissement.

Telle est, du moins, la légende que raconte Nestor Roqueplan, qui, ayant été, — de 1847 à 1854, — directeur de l’Opéra, était, mieux que personne, en mesure d’en connaître l’histoire jusque dans les replis les plus invraisemblables.

Par contre, M. Nérée Desarbres, qui fut, — de 1855 à 1862, — attaché, en qualité de secrétaire particulier à l’administration de M. Alphonse Royer, l’un des successeurs de Roqueplan, soutient qu’il a vainement cherché parmi les accessoires ce prétendu squelette historique.

Celui-ci aura disparu sans aucun doute dans l’incendie du 29 octobre 1873, — si tant est qu’il ait jamais existé.

***

Les personnes qui ont étudié l’Opéra dans les romans de mœurs et les vaudevilles d’aujourd’hui, ou dans la chronique galante du dix-huitième siècle, définissent volontiers une loge de danseuse : une espèce de nid d’oiseau-mouche, — tiède, moelleux et parfumé, — capitonné de satin de nuance tendre, meublé de bois de rose, de citronnier ou de bambou, {p. 41}avec tout un Louvre de chinoiseries, de laques, d’émaux, d’ivoires, de bronzes et de sèvres…

Parbleu ! vous vous rappelez l’histoire de mademoiselle Saint-Germain, dont — vers 1730 — le financier Crozat avait fait tapisser le boudoir de billets de caisse, — ce qui, entre parenthèses, devait être excessivement laid !…

Rien n’est plus contraire que ces idées de luxe à la vérité, à la vraisemblance et au sens commun.

A la rue Le Peletier, les loges étaient petites, obscures et incommodes.

Dans le couloir étranglé sur lequel elles s’ouvraient, on remarquait une sorte de guérite où, dans les dernières années de la Restauration, le vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld, surintendant des théâtres royaux, faisait placer une sentinelle : ce garde du corps… de ballet avait pour consigne d’empêcher que, se trompant, un danseur ne passât du côté des danseuses — et réciproquement.

Dans les loges dites les bains à quatre sous, on entassait jusqu’à vingt à vingt-cinq fillettes.

On y manquait d’air — absolument.

On y manquait de beaucoup d’autres choses.

Un soir, mademoiselle François était en train de boutonner son maillot, lorsqu’elle sentit qu’il lui fallait accomplir ce que Gautier appelle, dans Pierrot posthume, je crois :

Un travail fort pressé sur les vases étrusques…

{p. 42}Il n’y avait pas de vases étrusques !

La fillette était seule…

Une fenêtre était ouverte…

Quelques instants plus tard, les camarades entraient..

— On étouffe ici !… Pouah !… Mesdemoiselles, donnons de l’air :

On court à la croisée — et un cri retentit !…

Sur un petit toit, au-dessous, une sentinelle fumait, qui n’avait point été placée à ce poste élevé par le vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld.

Depuis ce jour, quand mademoiselle François faisait son entrée au foyer, on entendait murmurer dans les groupes :

— Sentinelles, prenez garde à vous !

***

A l’Opéra actuel, les loges sont vastes, aérées, confortables.

Elles ont une grande glace en façon de psyché, une toilette ingénieusement aménagée, du gaz à profusion, une haute fenêtre drapée de lourds rideaux, une cheminée abondamment fournie de bois de chauffage.

On y a de l’eau chaude et de l’eau froide à volonté.

{p. 43}Elles sont, en outre, flanquées d’un cabinet qui renferme toutes les commodités désirables.

Les bains à quatre sous ont disparu.

Il y a, il est vrai, des chambres de vingt places.

Mais chacune de ces places laisse à celle qui l’occupe la liberté de procéder à son mastic, — ainsi que l’on dit dans l’argot des petits théâtres, — sans être génée elle-même et sans gêner ses camarades.

Le gaz a des caprices à nuls autres pareils. L’ourlet de feu qui sépare le public de la ballerine est pour celle-ci tantôt une caresse et tantôt un soufflet. Sous sa lumière intense, les lignes fines et délicates s’atténuent et s’effacent jusqu’à l’insignifiance tandis, que les traits grossiers, accentués, mal équarris s’estompent et s’adoucissent jusqu’à la poésie…

La rampe est fée. Elle fausse les tons et transforme les physionomies. Elle enfume les teints les plus clairs, et donne aux peaux les plus brunes et les plus granulées le poli et l’éclat du marbre. De par sa magie, une grande bouche devient de l’expression et un grand nez du caractère…

Mais à Circé, Circé et demie :

La danseuse s’attable devant sa glace…

D’abord, elle se passe sur la figure, les bras, le cou, les épaules, et la poitrine, jusqu’au-dessous des seins une couche épaisse de blanc liquide qui forme vernis en séchant. Elle graisse cette première couche d’un soupçon de Cold-cream et la parfume d’un zeste de {p. 44}poudre de riz. Ensuite, elle s’allume les joues de vermillon, — dont les teintes vont se fondant, par une habile gradation, jusqu’à la commissure des lèvres.

Celles-ci sont avivées de carmin ; les dents, lustrées à l’émail ; les yeux, allongés au K’hol…

D’aucunes, avec un peu de bistre, figurent au dessous ce que Nadaud, dans une complainte immortelle, appelle

Ce cercle bleu tracé par le bonheur.

Ce « disque d’azur » doit, dans l’esprit de ces demoiselles, faire mentir le proverbe : A bon vin point d’enseigne.

Puis, les sourcils sont dessinés à l’encre de Chine ; les cils sont noircis au crayon ; la patte d’oie est dissimulée sous un réseau de veines pointillé au pinceau ; quelques mouches — cantharides — se posent çà et là.

C’est l’ensemble de ces travaux de badigeon qui constitue le mastic.

Un mastic consciencieux exige une heure de peine.

Léchez — n’empâtez pas !

La mère d’une danseuse entre un soir, en sanglotant, dans la loge de sa fille, au moment où celle-ci achève de se maquiller :

— Oh ! mon Dieu ! mon enfant, ton pauvre père est mort !…

{p. 45}La fille tamponne ses yeux avec son mouchoir…

Et, étouffant un sanglot :

— Oh ! maman, pourquoi me dire cela à présent ?. Est-ce que je puis pleurer ?… Ça dérangerait mon mastic !

***

Sous le règne du docteur Véron, il y avait à l’Opéra un coiffeur qui disait : « Mon plus grand titre de gloire aux yeux de la postérité sera certainement la perruque de M. Talma dans le rôle de Cinna. » Ce coiffeur s’appelait Pointe. Pointe n’était pas seulement le confident, l’ami, le fournisseur et le petit journal des sujets et des rats du temps, c’était encore leur pantalonneur en titre : c’est-à-dire qu’il tendait sur elles, à la force du poignet, l’inexpressible de tricot auquel l’ancien bonnetier des théâtres, — l’estimable M. Maillot, — a attaché à jamais son nom.

Aujourd’hui, ces demoiselles se culottent toutes seules.

Ou, du moins, le soin de les aider, dans cette opération, est exclusivement réservé aux habilleuses.

Le public s’imagine volontiers que celles, parmi les ballerines, que la nature ingrate a négligé de doter de mollets… suffisants, s’en fabriquent de postiches au moyen d’un coton savamment combiné. Il n’en {p. 46}est rien : le mouvement des entrechats et des pirouettes bouleverserait ce supplément et le ramènerait sur le devant des tibias. J’ajouterai que cette surcharge alourdirait la jambe, la gênerait cruellement aux articulations, et, humectée peu à peu par la transpiration, arriverait à en paralyser absolument le jeu. D’ailleurs, tenez-vous-le pour dit : si nos héroïnes possédaient le moyen de se capitonner sans inconvénient, mademoiselle L… ne se serait pas exposée à entendre ce que M. de P… lui répondit, le soir de la répétition générale du Tribut de Zamora.

Sachez d’abord qu’aux répétitions générales, le corps de ballet, dès que le divertissement est terminé, a le droit d’envahir les fauteuils de l’orchestre.

Or, ces fauteuils sont occupés, — jusqu’au dernier, — par des amis privilégiés de l’auteur, du ministère ou de l’administration…

Ceux-ci ne s’en vont pas du tout…

Au contraire !

Le soir du Tribut de Zamora, mademoiselle L… s’était installée sur les genoux de M. de P…

— A charge de revanche, fit-elle en le quittant.

— Ah ! mais non, riposta vivement le gentilhomme, je n’ai pas envie d’être empalé.

{p. 47} 

***

Son maillot tendu sans un pli, la danseuse enfile une sorte de jupon-caleçon de mousseline, bouffant aux hanches, fermé au-dessus, — bien au-dessus, — du genou, quelque chose comme le pantalon de nos zouaves, et qui répond au joli petit nom harmonieux de Tutu.

Tutu ou Cousu.

Mademoiselle Mariette ne fut pas étrangère à la mesure de sage police qui acclimata à l’Opéra ce vêtement de précaution.

Mademoislle Mariette, — qui vivait vers le milieu du dix-huitième siècle, et qu’on avait baptisée la Princesse, à cause de sa liaison avec le prince de Carignan, intendant pour Sa Majesté près de l’Académie royale de musique, — dansait un soir — 1727 — lorsque sa robe et ses paniers, accrochés par un décor qui émergeait des dessous, restèrent en l’air et permirent aux spectateurs de contempler ce que cette belle personne n’exhibait qu’en particulier.

On applaudit avec fureur. Le parterre cria bis. Un Anglais, placé au balcon, fut remarqué pour son enthousiasme.

Ce gentleman ne manqua point de revenir à la représentation suivante.

{p. 48}Mais l’accident ne se renouvela pas.

Notre homme, alors, réclama son argent.

On le mena coucher au For-l’Évêque.

***

Sur le tutu les habilleuses greffent le reste du costume, qui est souvent des plus succincts.

Puis, ces demoiselles se parent de leurs bijoux.

Car vous avez sûrement remarqué qu’elles ont toutes aux poignets, au cou, aux oreilles une joaillerie quelconque, — dût celle-ci jurer, aussi énergiquement que le perroquet de Gresset, avec l’habit qu’eles portent et le personnage qu’elles remplissent.

C’est ainsi que les paysannes bretonnes de la Korrigane, en coiffes de toile et en sabots, ont au bras pour cinquante louis, au bas mot, de saphirs, de rubis et d’émeraudes, et que les Moresques du Cid laissent pendre sur leur poitrine de grosses croix d’or ou de diamants.

Car ces fillettes affectionnent les croix outre mesure.

Les juives mêmes, à l’Opéra, n’affichent aucune répugnance à arborer ce symbole chrétien, — pourvu qu’il sorte des magasins de Samper, de Janisset, de Mellerio ou de Fontana.

Tenez, vous connaissez tous la petite X…, une des plus désirables « captives grecques » de Namouna…

{p. 49}Elle a sur la peau le duvet pourpré de ses vingt ans. Les yeux et le nez d’une muse. La joue en fleur. Sur les lèvres, le divin carmin de Mignard. Une chevelure d’un prestigieux caprice. Banville n’hésiterait pas pas à déclarer sa gorge pétrie avec la neige des sommets sacrés !…

Il paraît que ses écrins sont comme des parterres d’astres et comme des jardins d’étoiles…

Eh bien, toute cette bijouterie ne lui coûte pas ça, pas ça, pas ça, comme chantait Judic dans Madame l’Archiduc.

Voici, d’ailleurs, son procédé, aussi simple qu’ingénieux :

Depuis qu’un pas de deux, dans le dernier ballet, l’a mise en relief, elle va au foyer, de l’un à l’autre des abonnés, coquetant, babillant, sautillant, distribuant entre tous, avec un équilibre admirable, la menue monnaie du sourire, du serrement de main, du baiser furtif. Chacun se croit le préféré. Chacun se dit in petto : « Un dernier effort, et j’enlève la place ! » Et c’est à qui apportera une pierre plus précieuse que celle fournie par le voisin…

Mademoiselle X… encaisse le tout et n’accorde rien davantage…

Enfin un des donataires devint pressant et sollicita une échéance précise…

Mademoiselle X… ouvrit des grands yeux de vierge étonnée ; elle se fit répéter deux fois la question. Des larmes humectèrent soudain ses cils soyeux. C’est à {p. 50}peine si son émotion lui permit d’articuler ces mots :

— Quoi ! monsieur, ces présente n’étaient pas offerts de bonne amitié !… Oh ! si j’avais su que votre projet était de m’entraîner dans l’abîme où tant de camarades… Laissez-moi, monsieur… Votre conduite est indigne… Et moi, qui avais la faiblesse de vous croire meilleur et plus loyal que les autres !… Demain, je vous renverrai tout ce que vous m’avez donné… Oh ! ma mère ! que je souffre !

Puis, elle alla tomber pantelante dans les bras d’une vieille à cabas et à tartan.

Quant au monsieur, il resta cloué au plancher, muet, ébahi, stupéfait !

Faut-il ajouter que, le lendemain, on ne lui renvoya rien du tout ?

En revanche, quand mademoiselle X… passa prés de lui, elle pinça les lèvres et lui fit tout juste un petit salut bien sec, de la tête.

A ceux qui s’étonnèrent d’une telle froideur envers un monsieur qui avait eu les honneurs de nombreux à parte, elle répondit :

— C’est un malotru, avec lequel ne peut se commettre une femme qui a souci de sa dignité et de l’opinion.

La cohorte des mystifiés s’est bien vengée en lui décernant le surnom de « la Pie voleuse » sous lequel elle est connue maintenant à l’Opéra.

Mais quoi ! les amoureux sont aveugles. La petite X… continue avec fruit son commerce. Quand elle se {p. 51}retirera du théâtre et qu’elle liquidera pour jouer à la châtelaine mariée, elle enverra à l’hôtel des Ventes pour trente mille écus de brillants de la plus belle eau.

Ce qui prouve, avec le proverbe, que :

Les petits ruisseaux font les grandes rivières… de diamants.

***

Sa tête et sa toilette parachevées, la danseuse chausse ses cothurnes les plus neufs et les plus frais.

Entre autres préjugés, on croit généralement que le pied de nos héroïnes, ce pied, qui, dans le chausson, paraît si élégant, si cambré, si mignon, ne présente au débotté, qu’un affreux entassement de cors, de durillons, d’oignons, d’œils de perdrix ; qu’il est informe, exsangue, racorni, — couvert de cals, d’enflures et de végétations, — avec des doigts recroquevillés qu’un ergot affûte ou qu’un sabot évase…

Il n’en est rien.

La fatigue du métier est bien loin, — j’en conviens, — de désencanailler les abatis de la plupart de ces demoiselles…

Mais elle ne leur ajoute qu’un léger endurcissement de l’orteil, de la plante et du talon.

Marie Taglioni avait un pied d’une blancheur de {p. 52}lait, avec des ongles roses, polis et transparents, dont elle prenait un soin extrême.

Le point cendrillonesque des souliers de la Camargo. — le trente-deux de nos cordonniers actuels, — fit le renom et la fortune du savetier Choisy.

Et, lorsque j’admirais — il n’y a pas si longtemps — les extrémités de mademoiselle Hairiveau, il me prenait envie de lui demander :

— C’est chez Pradier que vous vous êtes fournie, n’est-ce pas, mademoiselle ?

{p. 53}

V
Pastels après décès.
§

Essaim d’ombres. — Mesdemoiselles Lafontaine, Subligny, Desmatins. — L’ancienne laveuse de vaisselle. — La leçon de mademoiselle Le Rochois. — Recette contre l’embonpoint. — Mesdemoiselles Florence et Prevost. — La Camargo. — Caleçon et précaution. — Le festin de Gruer. — Un bal décolleté. — Ingénieuse idée de Roger de Beauvoir. — Madrigal de Voltaire. — Mademoiselle Sallé. — Réformes dans le costume. — Mesdemoiselles Rolland, Poulette, Mariette, Lyonnais, Heinel, Leduc, Allard, Grandi, Audinot, Cléophile. — La Guimard. — Ses dépenses. — Sa table. — Son théâtre. — Son hôtel. — Ses dettes. — Mesdemoiselles Peslin, Beaupré, Renard et Miller.

Il s’agit, — maintenant, — de descendre au foyer…

Le foyer de la danse !…

Joseph Prudhomme n’hésite pas à affirmer que « c’est le temple de la Volupté. »

Bon Joseph !…

{p. 54}Nous y entrerons tout à l’heure.

Mais, par les escaliers et par les corridors, voici que tout un essaim d’ombres charmantes tourbillonne et froufroute autour de nous…

Lumineuses et impalpables, elles émergent de la nuit du passé, et s’en viennent, en planant à travers les années, des lieux que l’Opéra a habités depuis deux siècles, — du Jeu de Paume de la Bouteille, rue Mazarine, et du Jeu de Paume du Bel-Air, rue de Vaugirard, des deux salles du Palais-Royal et de l’hôtel de la rue Saint-Nicaise, des Tuileries et de la Porte-Saint-Martin, de la Montansier et de la place Louvois…

Et, toutes, elles sollicitent l’aumône d’une plumée d’encre et d’un coup de chapeau, — d’un sourire et d’un souvenir !

Ne leur refusons point cet hommage posthume et passons une rapide revue de ces belles et folles créatures du bon vieux temps, — délirantes sangsues qui pompaient l’or des grands seigneurs et des traitants, l’éparpillaient en pluie de fantaisies ruineuses, et finissaient, le plus souvent, par mourir à l’hôpital, dans le voisinage des gazetiers et des rimeurs auxquels elles avaient fait largesse de pistoles et de baisers !

***

{p. 55}Voici la première danseuse qui ait paru sur la scène de l’Opéra, où, avant elle, quelques dames, — madame la Dauphine, la princesse de Conti, mademoiselle de Nantes, — avaient seules figuré dans les ballets de la cour :

Mademoiselle Lafontaine §

dont le début, le 16 mai 1621 dans le Triomphe de l’Amour, fut plus qu’un événement, — une révolution presque.

Les ballerines dont le public s’était contenté jusqu’alors appartenaient, en effet, au « sexe fort, » et le masque, les vêtements féminins, les formes arrondies par l’art et le coton, dont s’affublait ce singulier corps de ballet, ne provoquaient qu’un enthousiasme essentiellement modéré.

Mademoiselle Lafontaine, — la première des premières danseuses, — l’unique en ce moment, — reçut le titre de Reine de la danse, qu’elle daigna partager, du reste, avec mademoiselle Lepeintre, mademoiselle Fernon, mademoiselle Roland, première du nom, et

{p. 56}

Mademoiselle Subligny §

toutes quatre ses contemporaines, — ou à peu près, — mais dont la dernière seule a eu l’honneur de voir son portrait prendre place parmi les vingt médaillons ovales qui décorent le foyer actuel de la danse à l’Opéra.

Mademoiselle Desmatins §

qui finit chanteuse, avait eu de bruyants succès comme ballerine, et c’est en cette qualité que sa réputation avait commencé.

Ancienne laveuse de vaisselle à l’auberge du Plat-d’étain, au carré Saint-Martin, mademoiselle Desmatins était physiquement la créature la plus accomplie qui se pût voir ; mais son inintelligence égalait sa beauté.

Un jour que mademoiselle Le Rochois lui faisait travailler, dans le rôle de Médée, la scène du troisième acte où l’amante abandonnée adresse ses adieux à Jason qu’elle adore :

— Pénétrez-vous bien de la situation, dit le professeur à l’élève ; si vous étiez délaissée par un homme que vous aimeriez avec passion, que feriez-vous ?

{p. 57}— Je chercherais un autre amant, répondit mademoiselle Desmatins.

— En ce cas, nous perdons toutes deux notre temps, répliqua mademoiselle Le Rochois.

Et la leçon en resta là.

Voici, du reste, un spécimen de l’orthographe de cette artiste pris dans un billet qu’elle envoyait à l’un de ses galants :

« Notre anfan ai maure ; vien de boneure ; le mien ai de te voire. »

Mademoiselle Desmatins se trouvait si belle dans ses habits de reine ou de magicienne, qu’elle les gardait souvent après le spectacle. Elle tenait sa cour chez elle comme au théâtre ; ses domestiques la servaient à genoux. C’était du reste une gastronome intrépide ; elle s’aperçut un peu tard des résultats d’une chère succulente et délicate ; sa taille s’arrondit outre mesure ; ses formes élégantes s’effacèrent sous un embonpoint alarmant.

Croyant y parer, elle se mit à boire du vinaigre, ce qui ne servit qu’à lui ruiner la poitrine et la voix. Une autre fois elle se fit ouvrir le ventre et enlever neuf livres de graisse ; mais six semaines après elle mourut des suites de cette opération (1715).

{p. 58}

Mademoiselle Florence §

fut, — comme mademoiselle d’Uzée, comme mademoiselle Émilie Dupré, comme mademoiselle Quinault-Dufresne, — une des maîtresses avouées du Régent.

Un archevêque naquit de ces relations intimes.

L’abbé de Saint-Albin, fils de Philippe d’Orléans et de mademoiselle Florence, — et inscrit sous le nom de Cauche, valet de chambre du prince, — occupa le siège de Cambrai.

Mademoiselle Prevost §

est la première danseuse qui ait exécuté un ballet pantomime avec Balon, comme elle artiste à l’Opéra.

La scène choisie fut la dernière d’Horace, de Corneille, mise en musique par Mouret.

La représentation eut lieu sur le théâtre de Sceaux, à la demande et sous les yeux de la duchesse du Maine.

L’effet produit fut immense : les acteurs sur le théâtre, les illustres spectateurs dans la salle, tout le monde pleurait.

Mademoiselle Prevost quitta l’Opéra en 1730.

{p. 59}

Mlle Marie-Anne Cupis De Camargo §

débuta, le 5 mai 1726, dans les Caractères de la Danse.

Selon quelques-uns de ses historiographes, elle appartenait à une famille noble, originaire d’Espagne.

Son père, prétend au contraire la Biographie des artistes belges, était un ancien maître de danse flamand appelé Just Cupis, dit Camargot et non Camargo : il avait été condamné, pour vol d’argenterie, chez le marquis d’Asch à Bruxelles, à un emprisonnement de six mois et au bannissement perpétuel.

Sa fille, selon les uns, avait reçu des leçons de mademoiselle Prévost.

Selon les autres, cette dernière, — alors dans tout l’éclat de sa réputation et de son pouvoir, — abusa de celui-ci pour faire reléguer la débutante parmi les comparses de la figuration.

La jeune Marie-Anne ne se tint pas pour vaincue, et, un soir qu’un danseur manquait son entrée, elle s’élança sur la scène et improvisa un pas qui porta à son comble l’enthousiasme de la salle.

Mademoiselle Prévost était éclipsée.

{p. 60} 

***

Mademoiselle de Camargo est la première qui se soit mêlée de danser avec les jambes, — les autres, jusqu’alors, n’ayant guère dansé qu’avec la tête et les bras.

« Les jetés battus, la royale, l’entrechat coupé sans frottement, tous ces temps si difficiles, lit-on dans les Lettres sur les arts imitateurs, elle les enlevait avec une facilité merveilleuse. Elle excellait aussi dans les gavotes, les rigodons, les lours et les tambourins. Les gargouillades lui semblant peu décentes, elle les remplaçait par des sauts basques d’avant en arrière extrêmement gracieux. C’est elle qui, avant toutes, — en 1750, — battit des entrechats à quatre.

Mais son triomphe était un certain pas de menuet qu’elle exécutait sur le bord des rampes d’un côté à l’autre du théâtre. Chaque soir, le public attendait ce passage avec la plus vive impatience. Beaucoup de gens venaient à l’Opéra uniquement pour applaudir ce tour de force et se retiraient aussitôt qu’ils y avaient assisté. »

Ajoutons qu’en dépit de « sa verve capriolante, de ses jetés, de ses flic-flac et de sa grande élévation, » {p. 61}cette jeune personne dansait avec « une décence extrême. » Elle avait « une manière si adroite de prendre ses pas sous elle que jamais on ne put apercevoir sa jambe au-dessus du genou. »

De là, préoccupation extrême. La cour et la ville se renvoyaient cette question :

— Camargo porte-t-elle, — oui ou non, — un caleçon ?

D’aucuns tirèrent l’épée pour ou contre…

Des paris considérables s’établirent…

Pendant des mois, on épia un mouvement révélateur…

A la fin, les parieurs députèrent chez la ballerine trois des leurs, chargés de lui demander la vérité à cet endroit…

Quand ceux-ci se furent expliqués, Marie-Anne devint pourpre et baissa les yeux…

Puis, dessinant une cérémonieuse révérence « pour s’efforcer de cacher son pudique embarras, » elle répondit d’une voix émue :

— Hé ! messieurs, vous imaginez-vous qu’une fille honnête et de qualité ose se produire sur la scène sans cette précaution ?

Le soir, cette repartie était connue de tout Paris ; on célébrait sur tous les tons la sage retenue de la noble demoiselle, et ce que nos rats d’aujourd’hui appellent tutu ou cousu recevait de la mode le nom bien autrement aimable et bien autrement symbolique de précaution.

{p. 62}Est-ce donc le caleçon de mademoiselle de Camargo qui a donné à Beaumarchais l’idée de la Précaution inutile ?

***

Moins d’une année après cette singulière ambassade et cette solennelle déclaration, — le 15 juin 1731, — il y avait fête galante à l’hôtel de l’Académie. Le directeur Gruer traitait. Ce Gruer était un amphitryon d’Epicure : il raffolait des jolies femmes et des beaux esprits, des vins vieux et des mets exquis, de toutes les musiques et de tous les parfums. Lorsqu’on festoyait chez Gruer, mademoiselle de Charolais avait accoutumé de dire :

« Sardanapale dîne chez Lucullus. »

Ce soir-là, autour de la table étincelante de fleurs, de cristaux, de porcelaines et d’orfévreries, se groupaient, entre autres impures, mesdemoiselles Pélissier Petitpas, Duval du Tillet et Marie-Anne Cupis de Camargo.

Les invitées de Gruer — l’histoire nous a conservé ce détail — étaient coiffées selon la dernière mode — en pouf à l’égarement du cœur et de l’esprit, et mademoiselle de Camargo en racine droite, avec sept pointes à l’espagnole.

On venait de servir le dessert. La conversation se {p. 63}montrait non moins épicée que la cuisine. Le champagne pavoisait les coupes de mousse et les fronts de folie. Un orchestre invisible préludait dans un salon voisin…

— Si nous dansions ? s’écria la Pélissier.

— Danser !…

— Pourquoi pas ?… Chaque soir, nous nous fatiguons pour plaire à ces messieurs et gagner notre vie. Quand nous danserions pour nous amuser, une pauvre petite fois, par hasard !…

— Y songez-vous ? Avec une chaleur pareille !…

Gruer sourit :

— Il y aurait un moyen, fit-il.

— Lequel ?

— Le plus frais des costumes est de n’en pas avoir.

Les ballerines se cabrèrent avec indignation…

— Très bien, poursuivit le directeur tranquillement, mettons que je n’ai pas parlé. Et, pourtant, les dryades et les hamadryades n’affichaient point de semblables scrupules avec les faunes et les sylvains. Il est vrai qu’étant d’origine supérieure et extra-terrestre, ces nymphes n’avaient pas à redouter qu’on relevât une imperfection dans leur corps ainsi dénudé…

Les pensionnaires de Gruer bondirent…

Leurs atours — arrachés — volèrent de ci de là…

En un instant, elles n’eurent plus pour tout vêtement que leur pouf à l’égarement de l’esprit et du cœur…

{p. 64}Quant à la Camargo, il ne lui restait guère que sa racine droite et ses sept pointes à l’espagnole…

Nous voilà bien loin de la précaution d’une fille honnête et de qualité !

Gruer était un personnage bizarre et magnifique :

— Ouvrez les fenêtres ! commanda-t-il à ses laquais. Il faut que le bon peuple de Paris ait sa part de notre régal.

On obéit…

Les fenêtres furent ouvertes…

Il était deux heures de l’après-midi…

Les voisins, les passants, plusieurs milliers de personnes participèrent — des yeux — à cette sauterie sans… apparat.

Le lendemain, à son petit-lever, on entretint le roi de cette espièglerie. Le jeune Louis XV en rit à gorge déployée. Mais il fallait une satisfaction à la morale publique…

Gruer perdit son privilège…

Mademoiselle de Camargo n’avait plus rien à perdre.

Un peu plus d’un siècle plus tard, le docteur Véron arrêtait, en compagnie de Malitourne et de Roger de Beauvoir, le programme d’un souper de carnaval qu’il se proposait d’offrir à ses intimes dans les salons de la direction.

— Au dessert, disait-il, nous aurons le corps de ballet en maillot.

{p. 65}— Pourquoi en maillot ? demanda Roger. Souvenez-vous de votre prédécesseur Gruer. Vous lui ressemblez beaucoup. Osez-lui ressembler davantage.

— Cher ami, vous n’y pensez pas ! La décence… ma position… le scandale…

— Bon, nous sommes en janvier, la chose se passera de nuit, les fenêtres seront fermées, l’on renverra les domestiques…

— Vous oubliez l’orchestre…

— C’est juste. Mais l’orchestre n’y verra rien. Je m’en charge.

Roger tint parole :

Le soir de ce bal déc… olleté, il amena au docteur Véron tous les musiciens — du café des Aveugles.

***

Revenons à la Camargo.

Elle était laide. « Un vrai monstre, » écrit un contemporain. Noverre n’est pas moins explicite : « J’ai vu danser Mlle de Camargo ; c’est à tort que quelques auteurs lui ont prêté des grâces : la nature lui avait refusé tout ce qu’il faut pour en avoir. » Aussitôt qu’elle entrait en scène, on oubliait sa figure. On n’avait pas, d’ailleurs, le loisir de la remarquer, tellement l’artiste était vive et légère. Puis, sa physionomie changeait ; ses yeux noirs devenaient pleins de {p. 66}provocations, et sa bouche aux lèvres minces laissait apercevoir ses dents blanches. Cahusac ajoute : « C’est en vain qu’on chercherait un enjouement plus franc et une vivacité plus naturelle. »

Alerte et forte en sa souplesse,
La brune Camargo sautait…

Et elle sautait si haut, si haut, si haut, qu’on aurait dit qu’elle allait se perdre dans les frises !…

Sa rivale, — la blonde Sallé, — glissait sur le théâtre, nonchalante, voluptueuse et poétique…

La première représentait l’école d’élévation.

La seconde, l’école d’expression.

Voltaire n’osa pas décider entre les deux :

Ah ! Camargo, que vous êtes brillante !
Mais que Sallé, grands dieux ! est ravissante !
Que vos pas sont légers, et que les siens sont doux !
Elle est inimitable et vous êtes nouvelle.
Les Nymphes sautent comme vous,
Et les Grâces dansent comme elle.

La Camargo donna le ton. Toutes les modes nouvelles prirent son nom. Son cordonnier fit fortune avec le genre de chaussures qu’elle avait adopté. Toutes les femmes voulaient être chaussées à la Camargo.

Sur l’air d’un duo chanté dans Pyrame et Thisbé, on fit une contredanse que l’on appela la Camargo.

{p. 67}Ce fut le premier motif de danse fabriqué avec un morceau d’opéra.

Maîtresse du comte de Clermont, prince du sang et propriétaire de six abbayes par droit de tonsure, mademoiselle de Camargo, pendant l’absence de son amant, que ses devoirs de lieutenant général des armées du roi avaient emmené loin de Paris, ne voulut pas paraître sur la scène : elle ne reprit son service qu’au retour du prince.

Mademoiselle de Camargo quitta le théâtre en 1751, et mourut à Paris, en 1770, âgée de soixante ans et regrettée de tous comme un modèle de charité et de modestie.

Mademoiselle Sallé. §

Chorégraphe et mime remarquables. Ce fut au théâtre de Covent-Garden de Londres qu’elle donna ses deux grands ballets pantomimes : Pygmalion et Ariane, qui furent plus tard représentés à Paris, mais à la Comédie-Italienne, les portes de l’Opéra leur étant restées fermées. L’auteur, en effet, était en brouille avec l’administration de ce dernier, qui avait refusé d’adopter ses idées sur les réformes du costume.

En Angleterre, mademoiselle Sallé avait dansé sans paniers, sans jupe, et sans autre ornement sur la tête que sa propre chevelure. Elle ne portait, {p. 68}d’ailleurs, avec son corset et un jupon, qu’une simple robe de mousseline « tournée en draperie et ajustée suivant le modèle d’une statue grecque. » Cette innovation ne l’empêcha point d’être si vivement goûtée par nos voisins d’outre-Manche, qu’à une représentation donnée à son bénéfice, les places furent prises d’assaut, l’épée à la main, et que la bénéficiaire, au milieu des applaudissements frénétiques, reçut, sous forme de pralines et de papillotes renfermant des bank-notes et des guinées, une somme qui fit monter la recette à plus de deux cent mille livres.

M. de Voltaire, qui ne croyait à rien, croyait à la vertu de mademoiselle Sallé, — ce qui prouve qu’il faut absolument croire à quelque chose :

De tous les cœurs et du sien la maîtresse,
Elle alluma des feux qui lui sont inconnus.
De Diane c’est la prêtresse
Dansant sous les traits de Vénus.

En citant ces vers, Castil Blaze ajoute : « Cette ingénieuse antithèse pourrait faire croire que mademoiselle Sallé conserva toute sa vie cette paisible indifférence qui doit épargner tant de peines et de regrets aux danseuses de l’Opéra. Il paraît, hélas ! que cette rigueur n’était qu’une feinte, une retraite simulée, une embuscade pour surprendre avec plus d’avantages l’ennemi et acquérir un butin plus considérable. {p. 69}Des vertus de cette espèce ont, dans tous les temps, brillé sur nos théâtres. »

Mademoiselle Roland. §

Celle-ci tint honorablement état entre les deux précédentes, ainsi que l’attestent les vers suivants :

De Camargo, de Sallé, de Roland,
Maint connaisseur exalte le talent.
Sallé, dit l’un, l’emporte par la grâce ;
Roland, dit l’autre, excelle en enjoûment,
Et chacun voit avec étonnement
Les pas hardis, la noble et vive audace
De Camargo.
Entre les trois la victoire balance ;
Mais si j’étais le berger fabuleux,
Je ne sais quoi de grand, de merveilleux,
Me forcerait à couronner la danse
De Camargo.

Mlles Mariette et Poulette §

Les deux sœurs. La première eut tant d’influence à l’Opéra que, sur un refus de gratification que lui {p. 70}firent ses directeurs, Le Comte et Lebœuf, ceux-ci furent révoqués et exilés. La seconde enflamma tellement le cœur incandescent d’un gentilhomme à qui elle résistait, que ce dernier incendia la maison qu’habitait la cruelle, pour avoir l’occasion de l’emporter dans l’hôtel somptueux qu’il voulait lui offrir.

Mademoiselle Lyonnais §

Elle commença à six cents livres et finit par en gagner treize cents, plus « cent livres de pain et de vin. » Son plus grand succès fut Zoroastre. Elle y dansait la gargouillade, pas brillant et difficile que les femmes n’osaient pas aborder :

Quand, sous la forme d’un démon,
Lyonnais parait sur la scène,
Chacun dit à son compagnon :
Je sens que le diable m’entraîne.

La fin de l’existence de mademoiselle Lyonnais ne fut pas heureuse. On lit, en effet, dans les Mémoires du temps : « Voyez la Lyonnais. Pendant quinze ans, elle a mené une vie jalousée par tout ce que la capitale renferme de femmes aimables. Débarrassée de son mari, que le comte de Maurepas chassa de l’Académie royale sous prétexte que le sacrement n’était {p. 71}pas fait pour des gens de cette espèce, rien ne manquait à ses plaisirs. Le comte du Bourget la quitta avec toute l’honnêteté qu’on doit à une fille qu’on estime. Que fait ma danseuse ? Elle passe des bras de l’homme le plus aimable dans ceux d’un gagiste de l’Opéra, avec qui elle fait la fortune de Ramponneau, en s’enivrant périodiquement deux fois par jour avec du vin à quatre sous le pot. »

Mademoiselle Heinel §

Anne-Fredérique Heinel arrivait de Stuttgard quand elle se produisit à Paris, à l’âge de dix-huit ans, en 1767.

« Ses charmes, écrit Bachaumont, ont séduit M. de Lauraguais au point de lui faire oublier ceux de mademoiselle Arnould. Il a donné trente mille livres à cette Allemande pour présent de noces, vingt mille livres à un frère qu’elle aimait beaucoup, un ameublement, un carrosse, etc., etc., etc. » (29 avril 1768.)

La même chroniqueur ajoute, le 28 juin suivant :

« Les spectateurs de l’Opéra souffrent impatiemment de l’absence de mademoiselle Heinel, cette danseuse si propre à exciter leur lubricité. Par une fatalité malheureuse qui empoisonne presque toujours nos plaisirs, celle-ci s’est trouvée chatouillée d’une {p. 72}maladie de peau qui se communique avec rapidité, et qui a fait dire plaisamment qu’elle avait fait de son amant un prince de Galles. »

En 1775, des remords de conscience avaient fait prendre à mademoiselle Heinel la détermination de se retirer dans un couvent ; mais elle s’en échappait une fois par semaine pour aller danser à la cour. Elle épousa plus tard Gaëtan Vestris et vécut jusqu’en 1808.

Mademoiselle Le Duc §

Celle-ci n’était encore que figurante quand elle avait supplanté la Camargo dans le cœur du comte de Clermont.

Ce dernier venait de la doter du marquisat de Courvoy, lorsqu’un ordre du roi lui enjoignit de rallier son régiment, lequel tenait campagne en Flandre. Il obéit. Quelques jours après, sa maîtresse, déguisée en jeune cadet, partit pour le rejoindre. On la reconnut à la frontière, et la police la fit revenir à Paris.

Plusieurs semaines se passèrent ; puis, M. de Clermont tomba dangereusement malade.

Sa famille, qui ne laissait approcher personne de son lit, fit appeler un prêtre pour l’exhorter à bien mourir…

{p. 73}Un petit abbé se présenta et fut installé au chevet du moribond…

Moins d’une semaine plus tard, le comte, rétabli par un miracle, se sauvait à Rouen, où il épousait son confesseur.

Celui-ci n’était autre que mademoiselle Le Duc.

Avant d’être princesse de Clermont, mademoiselle Le Duc avait eu, sinon des jours, du moins des nuits agitées ; ce qui me fait le croire, c’est que je lis dans une chronique de l’époque :

« A l’occasion de mademoiselle Le Duc, dont l’éclat importun offusquait les yeux de quelques filles du même ordre, on examinait les avantages et les inconvénients d’une fortune rapide. Quand on eut bien disserté sur cette matière, la demoiselle Carton, qui est d’excellent conseil et très utile à l’Opéra pour diriger la conduite de ses compagnes, prit la parole, et, s’adressant aux envieuses de mademoiselle Le Duc, leur dit :

— « Eh ! mes pauvres filles, vous n’entendez rien à votre bonheur ; au métier que nous faisons, il est bien plus agréable de faire sa fortune sou à sou que tout d’un coup. »

{p. 74}

Mademoiselle Allard §

Son talent lui avait fait obtenir le privilège, jusqu’alors sans exemple, de composer elle-même ses entrées.

Elle était douée d’une surprenante vigueur de jarret, et son regard dur la servait singulièrement dans l’expression des sentiments de jalousie et de colère.

« En 1763, dit Bachaumont, l’Opéra fut à la veille de perdre mademoiselle Allard. Un malheureux accident était survenu, chez elle, au duc de Mazarin qui était son protecteur et lui donnait de l’or à pleines mains. On avait prétendu qu’elle était infidèle à son amant et qu’un rival trouvé dans son appartement avait fait essuyer au duc un traitement peu digne d’un homme de qualité. Cet accident obligea mademoiselle Allard à quitter un instant Paris. »

On raconte qu’en 1767, un seigneur allemand, fort riche, voulut épouser cette artiste, et que sur le refus qu’il en reçut, il signifia à celle-ci qu’il en était réduit à se brûler la cervelle, mais qu’il irait d’abord la lui brûler à elle-même. Mademoiselle Allard n’échappa à ce danger qu’en implorant la protection du lieutenant de police.

Elle avait eu aussi pour amant Bontemps, premier {p. 75}valet de chambre du roi, qui mourut en 1766. A cette occasion, dit Bachaumont, mademoiselle Allard déclara que pendant six semaines elle ne pourrait paraître en public. Cette ballerine prit sa retraite en 1781.

Mademoiselle Grandi §

dont la galanterie fit grand bruit en son temps, désireuse de recevoir la visite du roi de Danemark, lors du voyage de ce prince à Paris, en 1768, lui fit remettre une copie en miniature de ses attraits dépouillés de toute espèce d’ornement, — merveille d’exécution et ressemblance garantie.

C’est à elle que le marquis de Louvois, à qui elle avait demandé quelques chatons pour ajouter à un collier, envoya un assortiment de petits chats vivants et miaulants.

Mademoiselle Audinot §

est connue par un trait qui n’a pas rencontré beaucoup d’imitateurs, dans le personnel de l’Opéra :

Ayant appris que le duc de Lauzun allait être obligé de s’expatrier, elle réalisa toute sa fortune et {p. 76}en expédia le montant — près de cent mille livres — à son ancien amant.

Le duc refusa, et la danseuse se montra fort humiliée de ce refus.

Mademoiselle Cléophile §

L’ambassadeur d’Espagne mettait des trésors à ses pieds. L’or, chez elle, étincelait partout. Jusque dans sa bouche, dont la voûte palatine était formée d’un dôme de ce précieux métal !

En 1773, elle se rendit aux vœux de La Harpe, qui, depuis longtemps, soupirait à ses genoux en vers anacréontiques et langoureux.

En 1775, elle se produisit à Longchamps dans un équipage à six chevaux d’une rare magnificence.

Elle faisait assaut de luxe et de beauté avec la Duthé. La richesse des écuries, des harnais, des vêtements, l’abondance et l’éclat des diamants, tout semblait assurer le triomphe de Cléophile. Les juges du camp décidèrent, cependant, que ce minois chiffonné ne pouvait lutter avec la correction froide du masque de sa rivale. « La fillette faillit en crever de dépit. »

{p. 77}

Mademoiselle Dorival §

Celle-ci s’étant permis d’envoyer… promener Gaëtan Vestris, qui la fatiguait de ses poursuites, ce maître de ballet obtint contre elle une lettre de cachet et la fit enfermer au For-l’Evêque.

Mais lorsque les admirateurs de la ballerine connurent le fait et les circonstances qui l’avaient motivé, ils se rendirent au théâtre bien résolus à faire payer à Vestris cet injuste abus de pouvoir.

Aussitôt que le danseur parut en scène, il fut assailli par une bordée de sifflets, des cris, des huées, et le parterre exigea que la belle captive lui fût ramenée sur l’heure par son persécuteur lui-même.

Celui-ci, pour obéir à cette injonction, s’étant rendu au For-l’Évêque, y tomba au milieu d’un joyeux souper que mademoiselle Dorival terminait avec des amis.

La danseuse et le danseur se réconcilièrent, le verre en main, pendant que le public attendait l’exécution de ses volontés. Puis ils revinrent à l’Opéra, aussi bien l’un que l’autre, et reparurent dans un pas qui se sentait singulièrement de leurs copieuses libations. On ne les en acclama pas moins, — et les spectateurs se retirèrent triomphants, et, ajoute un {p. 78}contemporain, « non moins enivrés que les artistes qu’ils venaient d’applaudir. »

Mademoiselle Théodore §

était en même temps d’une instruction rare parmi les danseuses et d’une sagesse qui ne donnait prise à aucune méchanceté.

Subissant toutefois la loi de la nature, et le cœur envahi par la passion, elle allait se retirer du théâtre, lorsque d’Auberval, à qui elle ne voulait se donner qu’en mariage, touché de son amour pour lui, l’épousa.

Mademoiselle Théodore, pour quelques épigrammes spirituelles dites et écrites sur l’Opéra et sa direction, fut d’abord, au retour d’un voyage qu’elle avait fait à Londres, conduite à la Force, puis exilée de Paris pendant dix-huit jours.

Mademoiselle Guimard §

Marie-Madeleine Guimard naquit, à Paris, le 20 octobre 1743. Elle appartint d’abord au ballet de la Comédie-Française et fut engagée à l’Opéra en 1762. Elle avait à peine dix-neuf ans.

{p. 79}« Mademoiselle Guimard, dit Bachaumont (mai 1762), le nouveau sujet dont l’Opéra vient de faire l’acquisition, a doublé mademoiselle Allard, avec le plus grand succès, dans les Caractères de la Danse. Elle est d’une légèreté digne de Terpsychore. Il ne lui manque que des grâces un peu plus arrondies dans certaines parties de son rôle. »

Noverre, dans ses Lettres sur la danse, fait ainsi le portrait de cette danseuse : « Mademoiselle Guimard fixa les applaudissements depuis son début jusqu’à sa retraite. Gracieuse naturellement, elle ne courut jamais après les difficultés. Une aimable et noble simplicité régnait en sa danse ; elle se dessinait avec un goût parfait et mettait de l’expression et du sentiment dans ses mouvements. Après avoir dansé longtemps le genre sérieux, elle l’abandonna pour se livrer au genre mixte. Elle était inimitable dans les ballets anacréontiques. En quittant le théâtre, cette virtuose emporta ce genre agréable avec elle. »

***

En 1766, comme elle exécutait un pas dans les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, mademoiselle Guimard reçut sur l’un de ses bras — qui fut brisé — un morceau de décor détaché du cintre.

{p. 80}Une messe fut chantée à Notre-Dame pour obtenir du ciel la prompte guérison du membre lésé.

Avec cela, médiocrement commode comme pensionnaire, si j’en crois le crayon suivant :

« La Guimard a des caprices entre toutes. On ne peut compter sur elle. Elle a des protégés qu’elle couvre et des protecteurs puissants qui la couvrent. Son arrogance n’a pas de nom. Les mutins se réunissent chez elle. Personne ne la vaut pour organiser une merveilleuse cabale, et madame de Saint-Huberty elle-même, aussi mauvaise qu’elle soit pour son prochain, ne le prend pas de plus haut avec ses directeurs. Ce que la Guimard veut, bon gré, mal gré, il faut qu’on le veuille. Il n’y a jamais, en somme, de contentés que les mécontents. »

***

Mademoiselle Guimard était d’une maigreur extrême ; on l’avait surnommée le Squelette des Grâces.

— Ce petit ver à soie devrait être plus gras ; il ronge une si bonne feuille, dit un jour Sophie Arnould en faisant allusion à la feuille des bénéfices que l’évêque d’Orléans, monseigneur de Jarente, avait mise à la disposition de la danseuee, qui possédait en outre, par le prince de Soubise, la capitainerie des chasses, pour lesquelles elle délivrait les permis, dans les forêts royales, sous sa propre signature.

{p. 81}Monseigneur de Choiseul, archevêque de Cambrai, monseigneur Desnos, évêque de Verdun, le fermier général Delabarre se faisaient remarquer, parmi ses courtisans les plus assidus.

Avec eux, M. de la Borde, valet de chambre ordinaire du roi, était un de ses amants utiles.

« Il ne contribua pas peu, rapporte Bachaumont, à soutenir le luxe de cette demoiselle.

Toutefois, il se tenait modestement et toujours dans la plus grande réserve, sortant comme les autres, et même avant les autres, des soupers qu’elle donnait toutes les semaines.

La maison de la célèbre courtisane Deschamps, ses ameublements, ses équipages n’approchaient en rien de la somptuosité de cette moderne Terpsychore.

Elle avait trois soupers par semaine : l’un composé des seigneurs de la cour ; l’autre d’acteurs, d’artistes et de savants ; enfin le troisième, véritable priapée où étaient invitées les filles les plus séduisantes, les plus lascives et où la luxure et la débauche étaient portées au comble. »

Son hôtel de la Chaussée-d’Antin avait un théâtre dont les loges étaient drapées de satin rose rehaussé d’un galon d’argent. Des bougies parfumées éclairaient la salle : c’était le Théâtre de Terpyschore.

« Tout le monde, dit Bachaumont, brigue l’honneur d’être admis à ces spectacles. Mademoiselle Guimard y joue quelquefois, mais son organe sépulcral ne répond pas à ses autres talents. C’est une courtisane qui {p. 82}fera vraiment époque par son art dans le raffinement des voluptés et dans les orgies qui se célèbrent chez elle et dont on rapporte des choses merveilleuses. »

Ce Théâtre était, en outre, affirment, les Mémoires du temps le rendez-vous ordinaire des plus jolies filles de Paris et des plus aimables libertins. Il y avait des loges grillées pour les honnêtes femmes, pour les gens d’église, et pour les personnages graves qui craignaient de se compromettre parmi cette multitude de foiles et d’étourdis. On y jouait d’abord des pièces dans le ton badin ; on y arriva bientôt à l’égrillardise et, enfin, à des exhibitions, à ce que prétend Alphonse Royer, dont le scandale ne saurait être toléré de nos jours. Ces saynètes érotiques ont été réunies dans un recueil, intitulé Théâtre d’amour, qui n’a jamais été livré à l’impression et qui contient Junon et Ganymède, la Vierge de Babylone, Minette et Finette. Ce précieux manuscrit est aujourd’hui, toujours d’après Alphonse Royer, en possession de M. Hankey.

***

Mademoiselle Guimard passait l’été dans une villa à Pantin.

Là encore, elle avait un théâtre où elle donnait des représentations.

Ce fut sur cette scène suburbaine qu’elle « enleva » {p. 83}avec d’Auberval cette fameuse fricassée que le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette voulurent voir exécuter à Choisy, et qui valut à la ballerine une pension de six mille livres et à Despréaux, son partenaire dans cette circonstance, une pension de mille livres.

La « moderne Terpsychore » était fort généreuse : l’or, qui lui arrivait comme un fleuve, s’échappait de ses mains en torrents.

Aussi avait-elle contracté de nombreuses dettes auxquelles, dès 1769, elle ne pouvait faire face, si l’on en croit Bachaumont :

« Le public craint de perdre la Guimard. On dit qu’elle est à la veille de faire banqueroute. On assure que le prince de Soubise lui retire les deux mille écus par mois dont il la gratifiait, ce qui lui fait soixante-douze mille Ivres de rentes de moins par an. D’un autre côté, M. de La Borde est ruiné et ne peut plus contribuer aux amusements de cette nymphe. Elle a été obligée de suspendre ses délicieux spectacles, et divers créanciers la tourmentent. On évalue à plus de quatre cent mille livres le montant de l’argent qu’il lui faudrait pour le présent (9 juillet 1769). »

Un peu plus tard, elle obtint l’autorisation de mettre son hôtel en loterie et plaça pour trois cent mille livres de billets.

La comtesse du Lau, qui n’avait pris qu’un billet de vingt livres, gagna cet immeuble, construit par l’architecte Ledoux, et son splendide ameublement.

{p. 84}
***

Pendant trente ans, mademoiselle Guimard n’eut que vingt ans.

En effet, à cet âge, la danseuse avait fait faire son portrait ; et, plus tard, assise devant une glace de Venise qui le reflétait, elle peignait chaque matin sa figure, raccordant celle-ci à la ressemblance de celui-là.

Elle avait soixante-quatre ans, lorsque, cédant aux sollicitations d’amis intimes, elle consentit à donner pour eux seuls une définitivement dernière représentation.

En cette circonstance, elle exigea que l’on descendît assez le rideau pour qu’il fût impossible aux spectateurs de voir autre chose que le travail de ses jambes, dont le temps avait respecté l’agilité et les formes pures et délicates.

Mademoiselle Guimard prit sa retraite en 1790, et mourut en 1816, âgée de soixante-treize ans.

Mademoiselle Peslin §

fut une des artistes qui, en compagnie de {p. 85}mesdemoiselles Guimard, Allard, Théodore et Heinel, vit sa statuette offerte à l’admiration publique à la suite d’une souscription faite parmi les habitués de l’Opéra.

Mademoiselle Beaupré §

Célèbre par son carrosse en porcelaine et ses quatre chevaux isabelle, cadeau du prince de Montbarrey.

La duchesse de Valentinois possédant un équipage de même composition, le quatrain suivant lui fut envoyé :

Belle Valentinois, laissez sous la remise
Ce carrosse fragile avec raison vanté ;
La vertu d’Opéra doit en toute entreprise
L’emporter en fragilité.

Mademoiselle Renard §

protégée également, avant, pendant ou après, par le prince de Montbarrey, était associée avec lui pour l’exploitation d’une industrie toute spéciale : quiconque voulait, par ce ministre, arriver à une faveur du roi, était imposé d’une certaine somme, versée préalablement entre les mains de la danseuse.

{p. 86}Ce commerce fut révélé par la plainte d’un officier général qui, ayant compté cinquante mille francs pour obtenir la décoration, n’avait rien reçu.

Mademoiselle Miller §

Danseuse adroite, mime intelligente. Elle épousa, en 1789, le maître de ballets Pierre Gardel. Noverre disait de cette virtuose :

« De ses yeux jaillissent des diamants. »
{p. 87}

VI
Ballade des dames du temps jadis.
§

Emilia Bigottini. — Clotilde Mafleuroy. — Sa fortune. — Son luxe. — Inconvénient naturel. — Mademoiselle Chameroy et le curé de Saint-Roch. — Mademoiselle Aubry. — Sa chute. — Mademoiselle Aurélie. — Opuscules du temps. — Fanny Bias. — Caroline Legros. — Madame Elie. — Franc-parler de la présse. — Mesdemoiselles Brocart, Courtin, Saulnier, Marinette, Nanine. — Madame Montessu. — Mademoiselle Legallois. — Lise Noblet. — Le général Claparède. — Pauline Duvernay. — La Tentation. — La Révolte au Sérail. — Caprices et fantaisies d’une jolie femme. — Le mariage forcé. — Pauline Leroux. — Madame Alexis Dupont. — Louise Fitz-James. — Albertine Coquillard. — Les sœurs Dumilâtre. — Les sœurs Marquet. — Emma Livry.

Emilia Bigottini §

Ce siècle avait deux ans ; Rome remplaçait Sparte ;

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,

{p. 88}quand, après avoir paru un instant à l’Ambigu, cette belle-sœur du chorégraphe Milon dessina ses premiers pas sur le théâtre que l’on nommait encore, mais ce n’était plus pour longtemps — de la République et des Arts.

Elle était née à Toulouse, en 1777, d’un père italien qui avait joué la comédie.

Elle eut pour concurrente à l’Opéra madame Gardel (mademoiselle Miller) dont j’ai parlé tout à l’heure.

Gardel poussait sa femme.

Milon protégeait sa belle-sœur.

La lutte fut vive entre les deux rivales.

Enfin, la Bigottini l’emporta.

Un jour qu’elle avait causé un assez vif plaisir à l’Empereur, celui-ci ordonna à Fontanes de lui envoyer une marque de sa munificence.

Fontanes ne jugea rien de mieux que de faire porter chez la danseuse toute la bibliothèque des classiques français richement reliés.

A quelques mois de là, Napoléon demanda à la jeune femme :

— Eh bien ! avez-vous été contente de Fontanes ?

— Ma foi, sire, pas trop !

— Comment ?

— Il m’a payée en livres : j’aurais mieux aimé en francs.

Mademoiselle Bigottini, qui était devenue millionnaire, donna, le 18 décembre 1823, sa représentation {p. 89}d’adieux, où elle joua, — pour la première et dernière fois, — à côté de mademoiselle Mars, le rôle du page dans la Jeunesse de Henri V.

La recette s’éleva à plus de vingt-cinq mille francs.

Clotilde Mafleuroy §

Le temps était passé des sentimentalités hypocrites, des débauches économiques et des orgies de brouet noir des Jacobins, — ce temps où mademoiselle R…, qui avait dû céder aux puissantes instances de Danton, demandant un jour à celui-ci :

— Citoyen, que me donneras-tu pour ma fête ?

— Je te donnerai la vie, répondait froidement le farouche Montagnard.

Avec le Directoire et sa réaction avaient reparu toutes les folies du luxe, toutes les grandioses dissipations.

Le Consulat et l’Empire virent se prolonger ce débordement.

La génération d’alors s’attablait devant le plaisir comme si elle eût jeûné depuis quatre-vingt-neuf. Regnauld de Saint-Jean d’Angély dépensait tout seul cent francs à son dîner, et le propre frère de César, —  {p. 90}Jérôme, roi de Westphalie, — laissait sa montre en gage entre les mains d’un garçon du Cadran-Bleu, pour payer du champagne à des filles !…

La belle Clotilde Mafleuroy était une des reines de ces fêtes.

C’était une grande, souple et superbe créature, avec une figure à pans antiques, — grecs ou romains, — comme l’exigeait la mode, — et une taille qui aurait tenu dans la dragonne du sabre de l’un des brillants officiers qui se battaient pour elle, tous les soirs, sous les réverbères.

Clotilde avait les cheveux blonds, — la couleur de l’or et du soleil, — la couleur d’Eve avant d’avoir péché…

Ses yeux ressemblaient à deux saphirs allumés sous l’arcade de ses sourcils, dont la nuit noire formait un contraste charmant avec la lumière sidérale de sa chevelure…

Sa tête se balançait, comme une aigrette, sur un cou long, élégant et fier…

Les amateurs de l’époque parlent encore, les paupières humides de larmes, — mais de ces larmes qui attestent le regret d’une sensation artistique perdue, — d’un certain mouvement de reins, indéfinissable et indescriptible, qui imprimait à tout le corps de cette danseuse un frémissement et un ragoût d’une suprême volupté…

Quand, enfin, ses bras s’élevaient, — harmonieusement arrondis comme des anses d’amphore…

{p. 91}Quand elle se penchait pour commencer une pirouette…

Quand cette pose gracieuse découvrait hardiment le dessin du corsage et faisait saillir les trésors de la gorge, les crâneries de la hanche et les ondulations frissonnantes et correctes qui reliaient le buste au ventre et l’épaule à la cuisse…

— Alors, me disait, il y a nombre d’années, un ancien commandant des vélites de la garde, rien que pour se laisser… cracher dans la bouche par cette ravissante drôlesse, on aurait baisé le… nez de l’Empereur d’Autriche, du Saint Père, du roi de Prusse, de Blücher et de Wellington !!!

***

Le prince Pignatelli avait créé à mademoiselle Mafleuroy un état de maison éblouissant.

Le prince Pignatelli, comte d’Egmont, était possesseur d’une immense fortune et doué des plus vifs instincts de haute vie. Ce fut lui qui fit venir de Londres la première berline à ressorts anglais. Cette voiture basse, commode et remarquable par sa coupe, causa à Longchamps une bruyante émotion.

Cet amant magnifique faisait à sa maîtresse un revenu annuel de douze cent mille francs.

{p. 92}Cent mille francs par mois !

« Mais, — raconte Nestor Roqueplan, dans ses Coulisses de l’Opéra, — Clotilde avait le cœur si bon, l’âme si charitable ; il lui arrivait si souvent, par paresse, par générosité, de donner à son cordonnier mille francs d’une paire de souliers pour n’avoir pas à changer un billet…

Elle était si compatissante aux misères de la petite population théâtrale, des comparses, des figurantes, des choristes, que les magnificences du prince Pignatelli ne suffisaient pas à tant de besoins honorables.

L’amiral espagnol Mazaredo vint aider la danseuse dans ses charités, et augmenta de quatre cent mille francs son modeste revenu.
A ces nouvelles largesses s’ajoutèrent bientôt les petites galanteries de M. P…, qui venait s’asseoir seulement à côté d’elle, à trois heures, pendant son dîner.
Cette espèce de commensalité inactive ne se chiffrait pas moins de cent mille livres ! »

Total :

Près dedeux millionspar an !

***

On cite de mademoiselle Mafleuroy des particularités de luxe sardanapalesque.

{p. 93}Elle habitait, — rue de Ménars, — un vaste appartement qu’avait occupé mademoiselle Bourgoin, de la Comédie-Française.

A cette époque, Paris singeait Athènes et Rome, et le boudoir des courtisanes, comme celui des grandes dames, s’ingéniait à rappeler l’intérieur d’Aspasie ou de Lalagé.

Les tentures, chez Clotilde, étaient de Sedan à quatre louis l’aune.

Son lit — en forme triclinium — était d’ébène sculpté et avait coûté dix mille livres. Un splendide cachemire noir, du prix de six mile écus, lui servait de couvre-pieds. Un autre cachemire, blanc à palmes oranges, s’étalait sur l’estrade de ce lit et ne valait pas moins de douze mille francs. Le tapis de la chambre avait été payé — au Thibet — quinze cents guinées par un homme de confiance que le prince avait envoyé l’y chercher ! Enfin, l’ensemble des objets d’art, des bagatelles, des bibelots, comme nous dirions aujourd’hui, qui garnissaient ce gynécée, était — sans en compter les meubles, les collections et les tableaux — estimé sept cent mille francs !!!

Eh bien ! au milieu de ce bain d’or, Danaë n’était pas heureuse !…

Le soleil a des taches…

L’amalgame de perfections dont se composait mademoiselle Mafleuroy avait — lui aussi — son défaut…

{p. 94}Ce défaut, — qu’Henri IV, dans sa rudesse béarnaise, n’aurait pas hésité à qualifier comme il convient, — Clotilde essayait, mais en vain, sinon de le corriger, du moins de l’atténuer, par toutes sortes de parfums, d’eaux de senteur et d’onguents…

A un bal des Tuileries, la maréchale de M… répondait, en zézayant, suivant son habitude, à un cavalier qui sollicitait d’elle la faveur d’un quadrille :

— Ze vous remercie, monsieur. Quand ze danse, ze sue ; quand ze sue, ze pue, et, quand ze pue, ze ne danse plus.

Hélas ! la séduisante maîtresse du prince Pignatelli partageait l’inconvénient de la maréchale de M… !

Mais elle ne pouvait — comme la maréchale — se dispenser de danser, la danse étant non seulement son métier, mais encore sa passion favorite, la mise en scène de sa beauté et son principal titre aux libéralités de ses adorateurs.

M. Nestor Roqueplan se trompe, quand il avance que Clotilde Mafleuroy finit dans la misère.

En 1802, elle avait épousé Boïeldieu ; elle se retira du théâtre en 1819, et mourut à Paris, en 1822, dans l’aisance, — mais dans l’oubli.

Mademoiselle Chameroy §

Dans le ballet d’Anacréon chez Polycrate, elle exécutait en même temps que la clarinette de {p. 95}l’orchestre, — et par l’action de ses pieds, — les notes, les traits, les trilles que l’instrument avait articulés.

Mademoiselle Chameroy touchait à la célébrité quand elle fut enlevée par une fièvre puerpérale.

Le curé de Saint-Roch ayant refusé l’entrée de son église au corps de la pauvre danseuse, un prêtre attaché à la paroisse des Filles-Saint-Thomas lui accorda la sépulture chrétienne.

L’archevêque de Paris donna raison à ce dernier en infligeant au premier une retraite de trois mois.

Mademoiselle Aubry §

Elle avait souvent figuré dans les fêtes civiques de la Révolution où elle était chargée de personnifier la Liberté, en compagnie de mademoiselle Duchamp, l’Egalité, et de mademoiselle Florigny, la Fraternité. « Cette dernière, rapporte Castil-Blaze, avait été enlevée par Chéron aux matrones du Palais-Royal. »

En 1807, le 27 février, dans une représentation du ballet d’Ulysse, mademoiselle Aubry, qui, sous les traits de Pallas, descendait tranquillement du ciel dans une gloire, fut heurtée en chemin par un nuage qui remontait dans les frises.

Le choc la précipita sur la scène, où son trône, détaché de la gloire, tomba sur elle et lui brisa le bras en deux endroits.

{p. 96}L’impératrice Joséphine, qui avait été témoin de ce douloureux accident, fit organiser une représentation extraordinaire au bénéfice de la blessée. Elle quêta, en outre, au profit de celle-ci dans un bal aux Tuileries. Toute la cour impériale tint pareillement à honneur d’envoyer son offrande à l’ancienne déesse républicaine, qui, parfaitement raccommodée, renonça au théâtre pour vivre d’une fortune honorable.

Mademoiselle Aurélie §

Nous arrivons — tout doucement — à la Restauration.

M. Guilloutet n’était pas inventé.

Le gouvernement de Louis XVIII, qui avait bien d’autres matous politiques à fouetter, permit volontiers aux chats de la presse légère d’égratigner la robe et la réputation — pareillement de gaze — des « nymphes » de l’Académie.

Tenez, j’ai sous les yeux un petit livre intitulé :

Etrennes aux oisifs, — Petite biographie dramatique, silhouette des acteurs, actrices, chanteurs, cantatrices, danseurs, danseuses, etc., etc., des théâtres de la capitale, par Guillaume le Flâneur, — 1821, — chez Paul Domêre, libraire, rue du Cimetière-Saint-André-des-Arcs.

{p. 97}Ce volume — fort curieux et fort rare — va tout d’abord nous renseigner à l’endroit de mademoiselle Aurélie.

En tête de l’article qui lui est consacré se trouve ce couplet sur l’air : Restez, restez, troupe jolie :

Jadis on voyait sur ses hanches
Un simple jupon de tricot,
Et, pour parure des dimanches,
Un justaucorps en calicot.

« A cette époque, mademoiselle Aurélie représentait (à la répétition) l’Amour avec des bas de laine noirs, dont les défauts avaient été corrigés en fil blanc ; la fille de Danaüs laissait entrevoir aux coulisses la forme de son talon, qu’une chaussure trop vieille refusait de couvrir ; la sœur des Grâces gesticulait fort peu, de crainte qu’on n’aperçût sous son bras un morceau d’étoffe dont la couleur fût plus vive que celle de la robe, ce qui eût fait soupçonner la réparation de quelque brèche. Mais les temps sont changés :

« Par un moment de complaisance
Elle a vu tomber son bonnet,
Ses bas noirs, son schal (sic) violet ;
Elle a vu les laines de France
Changées en tissus du Thibet. »
{p. 98}

Fanny Biais §

C’est encore à l’ouvrage que je viens de citer que j’emprunte le portrait de cette ballerine :

« Si quelqu’un doit des actions de grâce au costumier bourrelier, c’est sans contredit mademoiselle Fanny Bias ; elle ne doit pas oublier non plus son parfumeur, qui la rend semblable à la rose. Si sa figure et son dos sont artificiels, en revanche son joli bras, et sa jambe, modèle de celle de Vénus, n’empruntent rien à l’art, et brillent de leurs grâces naturelles. Deux rivaux séduits par l’aimable élève de Terpsychore se disputèrent la conquête de son cœur ; ils entrèrent en lice : la nymphe consentit à devenir le prix de celui qui posséderait le talent le plus enchanteur. M…, artiste danseur, pirouetta, cabriola ; la belle resta muette. A… parut, il fit entendre l’amoureux langage de Lubin, et la déesse fut prise par les oreilles. Des deux soupirants, le premier s’éloigna, le second prit possession de son domaine. Il bénit chaque jour Rousseau, dont l’ouvrage lui valut un si doux triomphe ; il répète souvent par reconnaissance tous les airs du poème du Génevois, mais depuis longtemps il a jugé à propos de supprimer

« Non, non, Colette n’est pas trompeuse. »
{p. 99}

Caroline Legros §

Elle pirouetta — dans l’origine — au boulevard du Temple.

Un certain M. D…, auteur dramatique et régisseur de la Gaîté, l’avait prise sous sa protection.

Ce M. D.. était « un de ces troubadours qui chantent encore leur tendresse, mais qui ne la prouvent plus. » On raconte qu’ayant adressé cette question à mademoiselle Minette :

— Quel âge me donnerait-on ?

— Trente ans le jour, soixante la nuit, lui répliqua la spirituelle actrice des Variétés.

Or, mademoiselle Legros, « bien différente de ces ministres qui accordent à leurs amis des emplois dont ils touchent les émoluments sans en remplir les devoirs, exigeait que son favori ne se contentât pas de son brevet d’adorateur, mais qu’il s’acquittât des offices de sa charge, » laquelle n’était point une sinécure, si j’en crois les récits du temps.

Mécontente de M. D…, elle quitta la Gaîté pour l’Opéra.

L’amant délaissé se vengea par un couplet qui courut tout Paris sur le vaudeville de circonstance : A soixante ans…

{p. 100}Je cultivais, dans un riant bocage,
Joli bouton d’une brillante fleur ;
J’allais, pour prix de mes soins sans partage,
Voir s’entr’ouvrir son calice enchanteur.
De mon bouquet je n’ai pris que la feuille ;
Sous d’autres doigts la fleur va se flétrir :
Pourquoi faut-il, ici, qu’un autre cueille
Ce que ma main, hélas ! devait cueillir ?

La belle lui répondit en conservant l’allégorie :

Qu’un villageois, au jour de la vendange,
Sente soudain ses membres affaiblis,
Il se repose, et fait vite, en échange,
Partir aux champs son fils ou ses amis.
Dans ton jardin, quand la plante s’effeuille
Et chaque jour, hélas I attend tes bras,
Si tu faiblis, il faut qu’un autre cueille
Les fruits, mon cher, que tu ne cueilles pas.

Madame Élie §

La Restauration, — qui venait, cependant, de prononcer le mot : Mes amis, plus de hallebardes ! — avait placé aux portes du foyer de l’Opéra des hallebardiers chargés d’en interdire l’accès aux profanes.

Mais la curiosité et la malignité des journalistes passaient sous les piques croisées et fouillaient jusque {p. 101}dans les coins où s’esbaltoit la fantaisie des princes du sang, des grands seigneurs et des prélats…

Mon dieu, oui : des prélats.

C’est ainsi qu’on put lire, un matin, dans le Figaro,— l’ancien Figaro, — celui de Lepoitevin Saint-Alme et de Victor Bohain :

« La séduisante madame Elie, qui était à Mon seigneur de Meaux, passe à Monseigneur de Cambrai. »

C’est grâce à cette révélation, — pour laquelle on n’aurait pas aujourd’hui assez de foudres correctionnelles, — que le nom et les succès en tous genres de la « séduisante » ballerine sont arrivés jusqu’à nous.

Grâce aussi à ce flonflon de Guillaume le Flâneur :

Jadis, à son aurore,
On la voyait courir
Des jeux de Terpsychore
Au temple du plaisir.
Mais l’automne s’avance ;
Loin d’elle sans retour
Fuit l’amour de la danse
Et la danse d’amour.
{p. 102}

Mlle Anatole Gosselin §

Une Lucrèce !

Pas une tache d’encre sur cette hermine.

« Talent, beauté, sagesse, madame Gosselin suffirait seule pour faire surnommer l’Opéra le pays des merveilles. »

Le chroniqueur ajoute :

« Congédiez-la vite, ô monsieur le surintendant ! Elle corromprait mesdemoiselles Brocart et Courtin ! »

Mlles Brocart et Courtin §

Les deux font la paire.

Consultons le Miroir :

« Mademoiselle Brocart a souvent les yeux fixés sur le public d’une si singulière façon, que le public se met à rougir. Cette jeune personne prétend, du reste, comme la servante du feu curé de Saint-Malo :

« Que son cœur n’est pas fait pour vanner de l’avoine. »

Regardons, — maintenant, — dans la Lorgnette :

{p. 103}« Mademoiselle Courtin est une des pensionnaires les plus gracieuses de l’Académie. Elle rivalise de légèreté avec mesdames Bigottini et Fanny Bias. Outre ses travaux artistiques, on affirme qu’elle s’occupe d’opérations de Bourse. Associée avec l’un de nos banquiers, et capitaliste aussi rusée que danseuse habile, d’une main, elle cueille les lauriers, de l’autre, elle encaisse les doublons. »

Mademoiselle Saulnier §

« C’est, assure la Pandore, un des sujets les mieux rembourrés de l’Opéra. L’œil le plus fin ne s’apercevrait pas de la supercherie, si le tapissier n’eût oublié de prendre ses mesures un peu plus justes, et de ne pas faire la jambe droite plus épaisse que la gauche ; si la gorge, trop élevée, ne faisait soupçonner un estomac en bourre de soie, et si la tunique couleur de chair, s’entr’ouvrant par l’essor des ossements, ne laissait parfois échapper quelques flocons d’une substance qui ne pousse pas sur le corps féminin, mais bien sur le dos d’un être doux et innocent, appelé communément mouton. Que mademoiselle Saulnier gourmande donc très fort l’artiste rembourreur, qu’elle examine elle-même l’ouvrage ; et si son intention n’est pas de pouvoir dire :

{p. 104}J’évite d’être maigre, et je deviens bossue,

je lui conseille, toutes les fois qu’elle aura sur elle la dépouille de l’animal porte-laine, de se frotter le dos contre les murs de sa loge, afin d’aplanir les parties montueuses de ses reins. Quand elle dansera, elle devra porter ses mains un peu plus haut que ses hanches, afin que la munition de la gorge ne descende pas….. »

Voilà pour le physique.

Le Figaro, — 1826, — va nous édifier à l’endroit du caractère :

« Mademoiselle Saulnier disait qu’elle connaissait les livres de morale…

— Oui, lui répliqua-t-on, comme les voleurs connaissent la gendarmerie. »

Mademoiselle Marinette §

Revenons à Guillaume le Flâneur :

« Mademoiselle Marinette est une fille d’esprit. Quand on a pu jouir un moment de sa conversation, on s’aperçoit qu’elle raisonne beaucoup mieux qu’elle ne saute. Sa logique est persuasive. Elle s’écriait, il y a quelque temps : « — Les femmes sont, en vérité, bien singulières : elles se font prier pour accorder une chose qu’elles demanderaient si on ne la leur demandait pas. »

{p. 105}Elle possède plusieurs petits proverbes qu’elle arrange avec variations ; voici quelques-uns des plus curieux :

« La nuit tous les chats sont gris ; mais le jour toutes les toilettes ne sont pas blanches : donc, il faut préférer à plaisir sans richesse, richesse sans plaisir.

Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné. Messieurs les journalistes, faites ma gloire, je ferai votre bonheur.

A bon chat, bon rat. Mylord, tâchez de saisir mon cœur, moi je saisirai vos guinées. »

Mademoiselle Nanine §

Celle-ci se distinguait non moins par] sa vertu que par sa gentillesse.

« Un jour, le petit Dieu de Cythère voulant s’introduire chez elle, lui adressa cet acrostiche :

Nouveau caprice, enfant, s’empare de mon cœur.
Amour aime la danse ; il veut, dans son ardeur,
Ne prendre des leçons qu’à la fille des Grâces :
Il sera doux, soumis, diligent, studieux.
Nanine, sois son maître ; et, comblant tous ses vœux,
Essaye avec l’élève un pas et quelques passes.

Elle lui répondit que la chose n’était pas possible, {p. 106}que l’amitié seule pénétrait dans son intérieur, que la sagesse et la raison étaient ses divinités chéries… Cupidon s’enfuit, et, dès ce moment, il fut consigné à la porte de l’élève de Terpsychore. »

Madame Paul Montessu §

La sœur de Paul l’aérien.

« C’est, écrit l’un de ses biographes, une sylphide qui voltige à l’instar de son frère. »

Un autre ajoute :

« Madame Montessu a donné sa démission, mais on ne saurait l’accepter. Montessu, son mari, n’a pas donné la sienne qu’on accepterait peut-être. Tous deux ont raison. Madame veut améliorer sa situation. Monsieur craindrait d’empirer la sienne. »

Voici une lettre que madame Montessu adressait à Charles Maurice, directeur du Courrier des Théâtres ; on y verra que les artistes savaient déjà se ménager la presse et faire bon commerce avec elle :

« Mon bon petit ami,

« Je rentre ce soir, et je n’ai pu danser le pas que je voulais. Je suis réduite à danser un vieux pas. Seriez-vous assez bon pour parler de moi et pour dire que je rentre au pied levé ? Je suis tellement fatiguée que je {p. 107}ne puis aller moi-même vous prier de cette obligeance : veuillez m’excuser. Je sais bien que ma recommandation est inutile, car depuis longtemps je ne puis douter de l’intérêt que vous me portez. Adieu, mon bon ami, recevez de moi deux bons gros baisers, que j’irai vous porter moi-même le plus tôt possible.

Fe Montessu. »

Mademoiselle Legallois §

fit sa première apparition à l’Opéra dans Clary.

Elle y mimait– non sans succès –depuis une dizaine d’années, lorsque le Moniteur annonça, un matin, le décès du général marquis de Lauriston.

« Le général, ajoutait la feuille officielle, est mort dans les bras de la religion. »

Dès ce moment, mademoiselle Legallois ne fut plus connue au théâtre que sous le nom de la religion.

Mademoiselle Lise noblet §

Ecoutons un chroniqueur de 1821 :

« Encore un phénix ! Une danseuse qui ne fait {p. 108}jamais de faux pas, qui préfère le cercle d’amis à la foule des amants, qui vient au théâtre à pied et qui s’en retourne de même ! M. D… S… V…, un des aimables du jour, qui ne ménage rien pour réussir auprès des belles, ni ses chevaux, ni l’or, ni les serments, a vu échouer toutes ses batteries devant elle. Il répondit à un de ses amis qui lui demandait si son hommage avait été accepté :

Oui, cette jeune déité,
Est tout le portrait de Lucrèce ;
Elle en conserve la beauté,
Et, de plus, la sotte sagesse.
Landau, cachemire, rubis,
Ne peuvent la rendre traitable :
Ma foi, si je ne l’ai pas pris,
Il faut qu’elle soit imprenable. »

Le 29 février 1828, mademoiselle Noblet créa, avec un immense succès, le rôle de Fenella de la Muette de Portici.

Elle fut le dernier produit de l’école française aux poses géométriques et aux écarts à angle droit…

Déjà, Marie Taglioni s’avançait sur la pointe du pied, — blanche vapeur baignée de mousselines transparentes, — poétique, nébuleuse, immatérielle comme ces fées dont parle Walter Scott, qui errent la nuit près des fontaines et portent en guise de ceinture un collier de perles de rosée !…

{p. 109}Derrière elle, ainsi qu’un rayon du soleil des Espagnes dans le brouillard d’Ecosse, apparaissait la Dolorès Serral que les sœurs Elssler et les danseuses à leur suite allaient copier avec un si rare bonheur.

Lise Nobletse résolut– non sans combat –à prouver qu’il y a au monde quelque chose de plus agréable qu’une femme qui tourne sur l’ongle de l’orteil avec une jambe parallèle à l’horizon, dans l’attitude d’un compas forcé. Elle céda à Fanny Elssler Fenella, de la Muette, qu’elle avait créée, et lui prit en échange el Jaleo de Jérès, las Boleros de Cadix, la Madrilena et toutes sortes d’autres cachuchas et fandangos.

Grâce à ces concessions, mademoiselle Noblet resta qu’en 1840 — attachée à l’Opéra.

Il est vrai que le général Claparède lui servit de crampon.

Ce vieux soudart de cabinet entretint, en effet, avec cette danseuse une liaison qui ne finit qu’avec sa vie.

Mademoiselle Noblet étant allée faire un voyage à Londres :

— Depuis quand est-elle partie ? demanda le docteur Véron au général.

Celui-ci tira sa montre :

— Depuis douze jours trois heures vingt-cinq minutes et demi.

Son chronomètre ne marquait pas les fractions…

Mais son cœur était à secondes.

{p. 110}

Mademoiselle Pauline Duvernay §

Ce fut l’esprit de l’Opéra comme Clotilde Mafleuroy en avait été la beauté.

Enfant de la balle et du ballet, elle avait dessiné ses premières pirouettes sous la pochette de M. Barrez, — et, s’il faut en croire les contemporains, ce qu’elle avait surtout appris à l’école de ce zéphyr retraité, c’était le pouvoir souverain qu’exercent les pleurs d’une femme, alors qu’ils sont les stalactites des longs cils de deux jolis yeux.

Le jour de ses débuts, le docteur Véron la trouva en train de nager dans les sanglots…

Il interroge, — on se tait, — il s’alarme…

A la fin, madame Duvernay mère entreprend de le rassurer :

— Je vais tout vous avouer. Ma fille danse ce soir à côté de Lise Noblet ; or, celle-ci a de très beaux bijoux, et Pauline n’en a pas…

Le galant directeur n’avait qu’une chose à faire :

Il la fit.

« J’envoyai à l’instant même, raconte-t-il dans ses Mémoires, chercher chez Janisset un remède à de si profondes souffrances et à de si cuisants chagrins. J’étais dans un de mes moments de faiblesse administrative. »

***

{p. 111}La première représentation de la Tentation eut lieu le 20 juin 1833. Mademoiselle Duvernay jouait le principal rôle de cette diablerie, celui de Miranda, une sorte de lutin femelle, produit par l’enfer en goguette pour séduire la perruque de M. Mazillier. Après le cinquième acte, M. Montalivet dit à son ami Romieu :

— C’est ennuyeux, ça ne finit pas ; mais c’est égal, le public donnera dedans.

Hélas ! parole de ministre n’est point parole d’évangile. Le public ne donna pas dedans.« Il rendit, écrit M. de Boigne, justice à deux ou trois admirables morceaux d’Halévy, à la richesse de la mise en scène, au grand escalier volcanique construit en feu solide – ? ? ? – mais à Miranda seule il octroya ses bravos et ses couronnes. » On était, du reste, en plein choléra. Pour stimuler la curiosité, M. Véron eut recours à l’expédient que voici : dans le livret de MM. Coralli et Cavé, Satan, avant de créer Miranda, ne fabriquait, d’abord, qu’un affreux petit monstre vert qui devenait femme peu à peu… Ce détail, n’ayant obtenu qu’un succès d’hilarité, avait été coupé. Le directeur fit annoncer sur l’affiche que, beaucoup d’Anglais s’étant plaints au bureau de cette suppression, la scène du {p. 112}monstre serait rétablie comme à la première représentation.

Un an plus tard, — 4 décembre 1833, — mademoiselle Duvernay, qui n’avait pu sauver la Tentation, sauva la Révolte au Sérail. On lit, à ce sujet, dans le docteur Véron :

« Dans la Révolte au Sérail pendant les manœuvres militaires du corps de ballet, il se formait sur la scène un conseil de guerre composé des officiers supérieurs de l’armée ; le programme n’en disait pas plus, lorsque mademoiselle Duvernay, chargée d’un des principaux rôles, imagina, par la pantomime la plus spirituelle, par les gestes les plus expressifs et les plus passionnés, de représenter tous les incidents d’une discussion des plus animées, et de donner une idée d’un conseil de guerre tenu par des femmes. Un rire général et des applaudissements unanimes accueillirent ces jeux de scène gais et comiques. La jeune danseuse avait ajouté au scenario un effet des plus heureux et des plus piquants. »

***

Mais l’esprit que Pauline Duvernay possédait par dessus toutes choses, c’était l’esprit des aventures.

Celui-ci ne contribua pas moins à sa popularité que ses succès de théâtre.

{p. 113}Ecoutons l’auteur — déjà cité — des Petits Mémoires de l’Opéra, lequel semble avoir prodigué à cette physionomie originale toutes les cajoleries de sa plume :

« Après ces brillants débuts, mademoiselle Duvernay disparut tout à coup du domicile maternel. Etait-ce désenchantement d’amour-propre, ambition déçue, peine de cœur ? On crut à un enlèvement. Miranda avait désespéré tant de prétendants ! On se rendit à la police ; mais la police déclara qu’il ne se commettait pas à Paris un seul enlèvement sans sa permission, et qu’elle n’avait permis à personne d’enlever mademoiselle Duvernay.

— Allez à la Morgue, dit-elle.

On courut à la Morgue : ô bonheur ! le ciel soit loué ! Miranda n’y était pas. Ni enlevée ! ni noyée ! que pouvait-elle être devenue ?

Tout l’Opéra courut à la découverte, et tout l’Opéra ne découvrit rien. Camarades, directeur, mère et soupirants jetaient leur langue aux chats, lorsque M. Gide1 reçut un petit mot anonyme et la clef du mystère. Ce petit mot anonyme, j’ai toujours soupçonné mademoiselle Duvernay de l’avoir écrit de sa blanche main. Tout fier de sa mission, M. Gide monte en cabriolet, et, comme la lettre anonyme ne lui avait dissimulé ni la rue ni même le numéro où il retrouverait la fugitive, il va droit à {p. 114}l’adresse indiquée, au couvent de… Il sonne, il entre, et aperçoit Miranda qui se promenait appuyée sur le bras d’une religieuse. Sans trop savoir pourquoi, elle était allée se jeter au pied des autels et elle avait obtenu la faveur d’être admise dans le couvent. Mais bientôt, sans doute, elle s’était dégoûtée de la vie ascétique ; elle avait regretté l’Opéra, la Tentation, et elle avait voulu être rendue à ce monde qu’elle avait cru détester.

La puissance et l’amour d’un roi ne furent pas nécessaires pour arracher aux rigueurs du cloître cette La Vallière de la danse, qui n’avait pas encore trouvé son Louis XIV.

Rentrée au bercail, prés de sa mère, mademoiselle Duvernay se remit avec passion à l’étude de son art. Elle avait dans les veines du sang de danseuse et dans le cœur des élans d’artiste. Entourée, adulée, assiégée par une foule de prétendants, elle eût rougi d’une faiblesse où son cœur n’eût pas été de moitié. Elle traitait sans pitié ces nababs russes ou anglais, czars de coulisses aux mœurs faciles et galantes, qui, pour tout esprit, tout cœur, toute jeunesse, ont des roubles, encore des roubles et toujours des roubles. »

Un jour elle dit à l’un de ces vieux seigneurs en off :

— Vous prétendez que vous m’aimez ?… — Soit. — Mais m’aimez-vous autant que cent mille francs.

Le lendemain le boyard se présenta devant elle, suivi d’un domestique qui déposa un énorme sac à ses pieds.

{p. 115} — Qu’est-ce que cela ? demanda Pauline.

Sur un signe de son maître, le moujik éventra le sac — et tout un fleuve d’or bouillonna sur le tapis.

— Il y a là cent mille francs, murmura le vieillard.

Mais l’insouciante fille, s’esclaffant de rire et repoussant du pied la fauve marée :

— Eh ! mon cher, remportez-moi toutes ces médailles ! Mon cœur est comme les montagnards écossais de la Dame blanche. Chez lui,

L’hospitalité se donne,
Mais elle ne se vend jamais,
Non, jamais, jamais, jamais !
***

Quelques jours après cette aventure dont il avait eu connaissance, un jeune secrétaire d’ambassade, — gueux comme Job, — soupirait aux genoux de la danseuse :

— Ce n’est pas moi qui vous offrirais jamais de l’argent ! C’est ma vie, ma vie tout entière que je serais heureux de vous sacrifier !…

— Si je voulais votre tête, vous me l’apporteriez vous-même, n’est-ce pas ? fit-elle en riant. Tenez, {p. 116}vous autres hommes, vous vous ressemblez tous ; vous offrez toujours ce qu’on ne peut ou ne veut pas accepter.

— Je vous jure…

— Ne jurez pas : je vous prendrais au mot.

— Ciel ! grand Dieu ! ai-je bien entendu ? De grâce, parlez !

— Vous le voulez ?

— Je vous en supplie !

— Eh bien ! offrez-moi une de vos dents : celle du milieu.

— Je cours, je vole, et, dans un instant !…

Il était déjà parti. Une heure s’écoule. Il revient. D’une main, il tient son mouchoir sur ses lèvres, et, de l’autre, il tend une petite boite à Pauline. Celle-ci ouvre la boite. Le diplomate, en même temps, ouvre la bouche et montre le vide opéré dans sa mâchoire par l’instrument du dentiste.

La dent était dans la boîte !…

— Malheureux ! s’écria la jeune femme, je vous avais demandé la dent du bas, et vous m’apportez celle du haut !…

Le lendemain, le secrétaire était retourné à son poste, où la semaine suivante on lui renvoya sa dent, qu’il eut le bon esprit de se faire remettre.

***

{p. 117}Il fallait — pourtant — faire une fin.

Croyez-vous que l’insouciante, que la joyeuse, que la spirituelle Miranda songea — un moment — au suicide ?

L’insensible, à son tour, s’était laissé pincer. « Une affection réciproque et sincère, mais troublée et agitée, ne lui donnait pas le bonheur. » Un matin, des voisins entendirent des gémissements étouffés sortir de son appartement. On enfonça la porte…

Notre héroïne se tordait et râlait sur son lit…

Elle s’était empoisonnée avec une décoction de gros sous et de vinaigre !…

Le docteur Guise accourut assez à temps pour la sauver.

Quelques années plus tard, lady H…, qui tenait la tête de la colonie anglaise à Paris, mourut, laissant libre une dame de compagnie renommée pour son excellente tenue et pour la sévérité de ses principes. Mademoiselle Duvernay l’attacha à son service. Or, un jour qu’il y avait un grand nombre de personnes à dîner chez la danseuse, l’Anglaise vint — d’un ton pincé — leur annoncer que sa maîtresse ne pouvait quitter sa chambre, et les convives, étant montés près d’elle, la trouvèrent en proie à une douleur qui se manifestait par des spasmes violents et par des larmes abondantes.

Son amant – au désespoir – la supplia de lui apprendre la cause de ce chagrin subit.

{p. 118}Alors Pauline entre deux sanglots :

— Ma dame de compagnie a appris que nous n’étions pas mariés. Elle veut me quitter. Je ne supporterai pas cet affront. Nous nous séparerons demain, si vous ne m’estimez pas assez pour faire cesser une pareille situation.

Quinze jours après cette scène de désolation politique, mademoiselle Pauline Duvernay était mariée, officiellement, légitimement, par devant M. le maire du deuxième arrondissement et son écharpe : elle était devenue madame Lyne-Stepens et possédait quatre-vingt-dix mille livres sterling de revenu avec un douaire de dix mille !

Pauline Leroux §

D’une physionomie intéressante et distinguée, le visage pâle, l’air fatigué et un peu souffrant, mademoiselle Pauline Leroux, — qui débuta d’une façon brillante dans la Caravane, reprit ensuite avec succès le rôle de madame Montessu dans la Somnambule et finit par créer le Diable amoureux avec assez de bonheur, — avait, malheureusement, moins de santé que de talent. Elle épousa l’excellent comédien Lafont. L’épitaphe de la matrone romaine aurait pu lui servir :

{p. 119} domum mansit, lanam fecit

Traduction :

Elle resta chez elle et tricota… des jambes.

Madame Alexis Dupont §

C’était la sœur de Lise Noblet et la femme du chanteur à la voix blanche que vous savez…

Le soir, madame Alexis Dupont se trémoussait fort agréablement, à l’Opéra, dans la Muette, dans le Lac des Fées, dans le Dieu et la Bayadère, dans l’Orgie et dans ce pas de cinq du deuxième acte de Robert qui fut supprimé depuis…

Dans la journée, elle enseignait les danses de caractère et le maintien à toute sorte de jeunes demoiselles des meilleures maisons.

L’une de ces fillettes se faisait remarquer par une ardeur infatigable.

Emerveillée de ses progrès, madame Dupont lui disait souvent :

— Quel succès vous obtiendriez, si vous entriez au théâtre !

L’élève s’appelait alors Marie Capelle…

Elle s’appela plus tard Madame Pouch-Lafarge, {p. 120}joua son drame sur une scène beaucoup plus vaste que celle de l’Opéra et acquit une célébrité européenne, qu’elle ne dut point, par malheur, à la Cracovienne ou au Pas styrien.

Mlles Sophie et Adèle Dumilatre §

Le Charivari les avait baptisées les sœurs demi-lattes.

C’est ce qui faisait dire à Perpignan :

— Un coup de l’une de ces demi-lattes ne me déplairait pas du tout.

Mais le prudent censeur ne désignait pas de laquelle.

La première, — Sophie, — n’était guère, en effet, qu’une beauté ordinaire. Elle savait pourtant se faire applaudir dans le redoutable voisinage de Taglioni, des Elssler et de Carlotta. Lors de ses débuts, un ami la recommandait en ces termes à Théophile Gautier :

— Elle est sage, — elle veut rester sage, — c’est une rosière…

— Taisez-vous donc ! fit Perpignan. Vous allez le décourager !

Quant à Adèle Dumilâtre, personne parmi nos pères n’a oublié le front large ; aux tempes molles et lumineuses, les yeux bleus transparents dans un ovale d’albâtre et le beau corps élancé, chaste et gracieux, {p. 121}— digne de la Diane antique, — de Myrtha, la reine des willis, au second acte de Giselle.

Hélas ! Myrtha — et Sophie avaient un père !

Le père Dumilâtre, — qui avait été tragédien, — venait, les soirs où ses filles jouaient, s’asseoir au parterre de l’Opéra. Puis, sitôt que l’une d’elles entrait en scène, il s’écriait, en s’adressant à son voisin :

— Pardon, monsieur, quelle est donc cette charmante personne ?

— Monsieur, c’est mademoiselle Adèle Dumilâtre.

— Monsieur, je vous suis obligé… Est-elle jolie, mon Dieu, est-elle jolie !… Parole sacrée ! on n’est pas jolie comme ça !…

Sophie apparaissait à son tour.

Même question de la part du père. Même réponse de la part du voisin. Là-dessus, le bonhomme de s’extasier :

— Sophie Dumilâtre, dites-vous ?.. Infiniment reconnaissant !… Comme elle danse, mon Dieu, comme elle danse !… On n’a pas idée de danser comme ça !…

Un soir le voisin interpellé reconnut l’ancien tragédien, et quand celui-ci lui décocha sa demande habituelle :

— Hé ! sacrebleu ! répliqua-t-il de telle façon que toute la salle l’entendit, vous devez pourtant bien les connaître, père Dumilâtre : ce sont vos filles !

{p. 122}

Mademoiselle Louise Fitz-james §

On lit dans la France musicale du 31 juillet 1842 :

« Mademoiselle Fitz-James, qui avait débuté avec succès, il y a dix ans, — 1er octobre 1832, — dans les Pages du duc de Vendôme et qui semblait avoir recueilli, dans le Dieu et la Bayadère, l’héritage direct de mademoiselle Taglioni, cesse d’appartenir au corps de ballet de l’Opéra.

Nous craignons que l’ambition ne perde cette artiste. Elle veut absolument passer pour une grande cantatrice, et elle se fait le plus grand tort en cherchant à concilier deux genres de talents tout à fait inconciliables. Il y aura toujours quelque chose de boiteux dans ce double exercice de la danse et du chant. »

Mlle Albertine Coquillard §

On lit dans les Petits Mémoires de l’Opéra :

« D’un talent agréable, mais d’une beauté plus agréable encore, très courue, très recherchée par les partisans de la danse élégante et légère, mademoiselle {p. 123}Albertine avait plu, beaucoup plu, trop plu en haut lieu. Les princes ont des yeux et un cœur comme de simples mortels. On prit ce caprice un peu prolongé pour une affection sérieuse ; on s’en effraya, à tort peut-être, et mademoiselle Albertine, traitée en princesse… de la main gauche, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, comblée d’égards et de cadeaux, fut priée d’aller passer trois mois à Londres. Une absence de trois mois ! Quel honneur pour les charmes de mademoiselle Albertine ! Quelle passion résiste à une absence de trois mois ?

« La jolie transfuge arriva à Londres précédée d’une réputation colossale. Pendant toute la durée de ses trois mois d’exil doré, elle fut une véritable étoile : les Anglais se laissent toujours prendre par ces aventures romanesques et princières. L’avenir s’offrait à elle sous de riantes couleurs ; elle revint à Paris ; mais elle n’y revint pas seule : elle rapportait avec elle le germe d’une maladie mortelle. Pauvre Albertine ! quelle fin ! En proie aux plus atroces douleurs, ses derniers moments furent adoucis, consolés de loin par la tendresse et le dévouement du prince qui l’avait tant aimée. »

{p. 124}

Delphine et Louise Marquet §

Elles rappelaient le titre d’un roman de Stendhal : la Rouge et la Noire.

Roger de Beauvoir disait en les lorgnant :

— La blonde, c’est le jour, et la brune, c’est la nuit.

— Ma foi, ajoutait Théophile Gautier, il y a des instants où l’on voudrait faire du jour la nuit, — et réciproquement.

Delphine, — la blonde, — déserta la rue Le Peletier pour aller, en 1847, jouer la comédie aux Variétés, où elle eut d’heureuses créations ; puis, au Vaudeville ; puis, au Gymnase ; puis, aux Français, où la mort vint la surprendre, voici tantôt cinq ou six ans.

Louise, — la brune, — est restée, pendant des années, la plus forte femme et la meilleure mime du corps de ballet.

Elle est maintenant professeur de maintien au Conservatoire, où elle apprend à saluer et à marcher aux reines de la tragédie.

Encore qu’elle soit née dans une loge — pas de théâtre.

{p. 125}

Mademoiselle Emma Livry §

A l’époque de ses débuts, un quatrain courut les journaux, — dont je n’ai retenu que les deux derniers vers :

Mais se peut-il qu’un rat si maigre
Soit la fille d’un chat si rond ?

La chatte de cechat si rond, — mademoiselle Célestine Emarot, qui avait elle-même figuré, sans trop de gloire, sur les planches de l’Opéra, — confia sa progéniture aux soins de madame Caroline Dominique, qui entreprit d’en faire une seconde Taglioni.

L’enfant s’instruisit sous les yeux, sur les genoux de sa mère.

Le couvent des Oiseaux eût été moins pudique que le salon où elle reçut son éducation de ballerine.

Toutes les recherches du confort, tous les raffinements de la tendresse l’entouraient.

Ses ailes à peine poussées, on parla de la produire.

En ce temps-là, Taglioni Ire quittait son palazzo du grand canal de Venise et sa villa du lac de Côme pour revoir ce Paris qu’on n’oublie jamais et qu’on regrette toujours. Elle avait entendu vanter les heureuses dispositions de la toute jeune fille ; {p. 126}elle voulut la voir. Elle en fut enchantée. Approuvant de tout point l’excellente direction que lui avait donnée madame Caroline, madame Taglioni ajouta à cette éducation achevée quelques conseils de perfectionnement. Emma Livry débuta sous les auspices de la grande artiste, qui oubliait qu’elle était la comtesse Gilbert des Voisins et la mère d’une princesse du vrai monde, pour ne se plus souvenir que d’un art auquel elle devait une plus rare illustration que celle du rang social. Ce début eut lieu sur la scène de l’Académie impériale de musique, au commencement de l’an de grâce 1859. Mademoiselle Emma Livry reprenait la Sylphide.

Le lendemain, la presse entière annonçait au monde des lorgnettes que le firmament chorégraphique comptait un astre de plus.

***

Trois mois après, mademoiselle Emma Livry dansait le rôle de la Bacchante dans Herculanum,

En mai 1860, elle présidait, dans les salons du docteur Véron, un congrès de jambes couronnées.

On s’entretint beaucoup alors du menu sardanapalesque que le Berchoux du Constitutionnel servit à son étincelant bouquet d’invitées et des trémoussements qui le suivirent. Au dessert, l’un des convives {p. 127}mâles avait adressé ce madrigal à mademoiselle Livry :

Belle Emma, si l’Amour voulait
Voir danser un quadrille aux Grâces immortelles,
Elles ne sont que trois, le nombre est incomplet :
Le dieu vous choisirait pour former le ballet
Et pour figurer avec elles.
***

Au mois de novembre 1860, la jeune étoile créa le Papillon, — trois actes dont Offenbach avait écrit la musique.

Elle était alors la personnalité en vedette.

Je copie les lignes suivantes dans une des feuilles badines du temps :

« Toute danseuse ordinaire a une spécialité. Mademoiselle Emma Livry, qui n’est pas une danseuse ordinaire, en possède deux à elle toute seule : celle de la vertu et celle des cadeaux. La première n’a besoin ni d’éloges, ni de commentaires. La seconde nous est révélée chaque semaine, dans le Monde illustré, par M. Jules Lecomte. Le spirituel chroniqueur entend-il parler des cadeaux que l’on fait ou de ceux qu’on reçoit ? C’est ce que nous ignorons. Toujours est-il, d’après lui, que bonbons à ses camarades, montres à {p. 128}ses compositeurs, broches ou camées à ses professeurs du beau sexe, souvenirs encadrés de rubis, remerciements montés en or fin, mademoiselle Emma Livry distribue tout cela avec le laisser-aller de cette bonne femme des Contes de Perrault qui ne pouvait ouvrir la bouche sans qu’il en tombât tout le magasin de Froment-Meurice ou de Fontana. Soyez certain, ami lecteur, que pour peu qu’elle vous connût, elle vous eût déjà gratifié d’une tabatière.

— Mais je ne prise pas, me direz-vous.

Je vous répondrai comme le marquis de Torcy à Chapelou, dans le Postillon de Lonjumeau :

— Qu’est-ce que cela fait ? On accepte toujours la tabatière. »

***

On se rappelle quelle catastrophe termina une carrière si heureusement commencée :

Un soir de mars 1862, à une répétition de la Muette, Emma Livry voulut s’asseoir sur un praticable placé au fond du théâtre.

Elle demanda donc un tabouret, et, en rejetant ses jupons en arrière, elle ne prit pas garde à la herse qui éclairait ce praticable.

Sa jupe de gaze prit feu.

{p. 129}Je vois encore d’ici cette colonne de flammes, dont la course activait l’action dévorante, bondir çà et là et sillonner la scène en tous sens au milieu des cris de terreur ! La malheureuse traversa trois fois le théâtre dans toute sa largeur ! A ce moment, les flammes qui s’élevaient au-dessus de sa tête avaient deux fois la hauteur de la jeune fille !…

Le pompier Muller se précipita à son secours, suivi de M. Fuchs, inspecteur de la danse, et d’un machiniste.

Le docteur Laborie, médecin de l’Opéra, et le docteur Rossignol donnèrent les premiers soins à la pauvre enfant.

Celle-ci ne poussa que trois cris, — de ces cris, me disait le docteur Laborie, que l’oreille ne peut plus oublier.

Madame Emarot était assise à l’orchestre.

Qu’on juge de son épouvante en voyant brûler sa fille !

Toutes les danseuses, qui se trouvaient en scène, s’étaient enfuies, affolées de terreur.

On les retrouva dans la rue, — en costume, — épaules, gorge et bras nus !

— Je me suis sentie perdue, dit Emma Livry à sa mère, et j’ai vite fait un bout de prière !

S’apercevant qu’elle allait être nue, elle ramenait avec ses mains, pour s’en couvrir, les morceaux de l’étoffe enflammée !

{p. 130}La concierge de l’Opéra nous montra tout ce qu’on conserva du costume de l’infortunée.

Celle-ci avait un maillot, onze jupons, un corsage, etc., etc.

Il restait de tout cela un fragment de ceinture et un paquet de guenilles qui eût tenu entre les dix doigts !

***

L’héroïne d’un romande M. Ernest Feydeau meurt brûlée vive.

Et voyez l’étrange rapprochement !

Quand M. Feydeau commença à écrire Monsieur de Saint-Bertrand, il demanda justement à mademoiselle Emma Livry de vouloir bien lui expliquer quelques-uns des termes chorégraphiques qu’il ne comprenait pas.

Emma Livry fit mieux : elle dansa tout exprès pour le romancier le pas du ballet de la Sylphide qu’il voulait décrire.

Quelques jours après, il allait remercier sa collaboratrice.

— Au moins, dit-elle, racontez-moi votre roman.

M. Feydeau lui conta le Mari de la danseuse.

Quand il eut fini, Emma Livry demeura pensive ; puis, se tournant vers sa mère :

{p. 131}— Mourir brûlée ! dit-elle, cela doit faire bien souffrir !

Puis, un moment après !

— C’est égal, c’est une belle mort pour une danseuse.

Six mois plus tard, la pauvre martyre succombait dans d’épouvantables tortures.

Le jour où elle fut portée au cimetière, comme tout le monde se découvrait avec une respectueuse émotion devant le cercueil couvert de blanches draperies et de fleurs virginales, il me souvient d’avoir entendu un rat du dernier quadrille murmurer dans un gros soupir :

— Moi aussi, j’aurais bien aimé mourir sage !… Mais je n’en avais pas le moyen !

[n.p.n.p.]

VII
Brelan d’astres
§

Marie Taglioni §

Éducation. — Début à Vienne. — L’Héberlé. — Début à Paris. — Le bouquet de Duponchel. — Robert le Diable. — L’acte du Cloître. — Les guignons de la première représentation. — Nourrit, Levasseur et madame Dorus. — La Sylphide. — Père terrible ! — Le pas de l’Ombre. — Enthousiasme universel. — Vers de Musset. — Le comte Gilbert des Voisins. — Ingratitude. — Taglionistes et Elssléristes. — Représentation d’adieux. — La tête de Duponchel ! — Autre incident. — La danseuse parle. — Voyages et triomphes. — A Milan. — Le général, les grenadiers et la polka. — Retour à Paris. — Le banquet aux Frères-Provençaux. — Les vers de Gustave Waëz.

Lorsqu’en l’absence de son mari, alors en Allemagne, madame Taglioni fut présenter sa fille au {p. 134}professeur Coulon, celui-ci, après avoir considéré l’enfant pendant quelques minutes, demanda brutalement à la mère :

— Que diable voulez-vous que je fasse de cette petite bossue ?

La poitrine courte et étroite de Marie, la maigreur de son corps, la longueur de ses bras et l’expression maladive, essoufflée et pâlotte de sa physionomie semblaient, en effet, donner raison à cette question du ballerin.

Sur ces entrefaites, le père Taglioni revint à Paris et entreprit de former et de réformer lui-même la pauvre rachitique.

L’éducation chorégraphique de la fillette eut donc lieu en France.

Mais son premier début s’effectua à Vienne.

On jouait un ballet mythologique de circonstance : Réception d’une jeune nymphe à la cour de Terpsychore.

L’Héberlé représentait Terpsychore, — l’Héberlé, une magnifique et plantureuse créature dont les charmes faisaient honneur aux pâturages d’outre-Rhin.

Diaphane comme une corne de lanterne, Taglioni plut par le contraste.

Terpsychore et le ballet sombrèrent ; mais la jeune nymphe resta, et les applaudissements des spiritualistes la suivirent à Munich et à Stuttgard.

Cinq ans plus tard, le 23 juillet 1827, elle faisait son apparition dans le divertissement de la Vestale.

{p. 135}Ce soir-là, Duponchel avait apporté au théâtre un énorme bouquet dont il se proposait de faire hommage à madame Montessu, laquelle, protégée par le directeur d’alors, M. Lubert, faisait la pluie et le beau temps dans les coulisses de l’Académie.

Or, cette Héberlé de Paris n’était point venue, étant souffrante.

Fort empêtré de sa botte de fleurs, Duponchel imagina de la laisser tomber aux pieds de la débutante.

C’était la première fois que quelqu’un jetait un bouquet sur la scène de l’Opéra. La nouveauté du procédé attira l’attention sur celle qui en avait été l’objet. On lui trouva de la correction et de la grâce. Elle fut encore remarquée davantage — 1828, 1829 — dans la Belle au bois dormant et dans la Tyrolienne de Guillaume Tell, placée d’abord au premier acte de l’ouvrage et transportée ensuite au troisième où nous la voyons aujourd’hui. Enfin, en 1830, dans le Dieu et la Bayadère, la chrysalide se révéla si brusquement papillon, qu’à l’issue de la première représentation, quand le régisseur Solomé s’avança pour proclamer les auteurs, — MM. Scribe et Auber, — le public ne lui laissa pas achever les révérences d’usage et exigea impérieusement que la danseuse reparût, avant de consentir à écouter les noms du parolier et du musicien !

***

{p. 136}On sait que la scène de pantomime et de danse du troisième acte de Robert-le-Diable, — celle où Robert s’empare du rameau-talisman, — n’était primitivement qu’un tableau du vieil Olympe de l’Opéra, avec son attirail suranné de carquois, de flèches, de gazes et d’amours.

Duponchel s’emporta avec une violence comique contre ces friperies et ces vétustés et inventa la belle décoration du cloître et l’évocation des nonnes.

Marie Taglioni fut chargée du rôle de l’Abbesse.

Le 22 novembre 1831, l’affiche annonça la première représentation de l’ouvrage.

Cette soirée ne fut qu’un chapelet de guignons.

Au troisième acte, un portant chargé de lampes allumées s’abîma avec fracas sur le théâtre et faillit écraser madame Dorus-Gras : celle-ci ne sourcilla point, recula de quelques pas et continua de chanter.

Un peu plus tard, après le chœur des démons, mugi dans la coulisse, un rideau de manœuvre sortait des dessous et s’enlevait vers les cintres au moyen de fils de fer assez nombreux.

Tout à coup, plusieurs de ces fils se rompirent et le rideau pesant s’abattit sur l’avant-scène.

Marie Taglioni était là, étendue sur le tombeau d’Héléna, la cheffe des nonnes.

Elle n’eut que le temps de faire un bond de côté.

La masse énorme l’eût étouffée !

Un autre accident se produisit encore au cinquième acte. Le docteur-directeur Véron l’a raconté ainsi :

{p. 137}« A la suite de l’admirable trio qui sert de dénoûment, Bertram devait se jeter seul dans une trappe anglaise pour retourner vers l’empire des morts ; Nourrit, converti par la voix de Dieu, par les prières d’Alice, devait, au contraire, rester sur la terre pour épouser enfin la princesse Isabelle ; mais cet artiste passionné, entraîné par la situation, se précipita étourdiment dans la trappe à la suite du dieu des enfers. Il n’y eut plus qu’un cri sur le théâtre : « Nourrit est tué ! » Mademoiselle Dorus, que n’avait pu émouvoir le danger qu’elle avait couru personnellement, quitta la scène pleurant à sanglots. Il se passait alors sur le théâtre, dans les dessous et dans la salle, trois scènes bien diverses. Le public, surpris, croyait que Robert se donnait au diable et le suivait aux sombres bords. Sur la scène, ce n’étaient que des gémissements et du désespoir. Au moment de la chute de Nourrit, on n’avait point encore heureusement retiré l’espèce de lit et les matelas sur lesquels tombait Levasseur. Nourrit sortit de cette chute sain et sauf. Dans les dessous, Levasseur, calme, regagnait tranquillement sa loge : « Que diable faites-vous ici, dit-il à Nourrit en le rencontrant, est-ce qu’on a changé le dénoûment ? » Nourrit se pressait trop de venir rassurer tout le monde par sa présence pour engager une conversation avec son camarade Bertram ; il put enfin reparaître, entraînant avec lui mademoiselle Dorus, pleurant alors de joie. »

{p. 138} 

***

Marie Taglioni était nerveuse à l’excès. Ces divers accidents lui firent prendre l’ouvrage en grippe. Elle demanda au directeur l’autorisation de se faire remplacer dans le rôle de l’Abbesse, et M. Véron y consentit après avoir obtenu l’adhésion de Meyerbeer :

« Je tenais, a-t-il dit, à préparer à l’excellente artiste un rôle plus digne de son talent. »

Nourrit venait de lui apporter la Sylphide.

Le sujet de la Sylphide est un des plus heureux que l’on puisse rencontrer : il renferme une idée touchante et poétique, — chose rare dans un ballet, — et même ailleurs. L’action s’explique et se comprend sans peine, et se prête aux pas, aux groupes, aux agencements les plus gracieux. Une scène de sorcellerie précède les féeries du second tableau. Or, si j’en crois M. Véron, l’administrateur Duponchel, qui commençait à se passionner pour la Tentation, que l’on allait mettre à l’étude, marchanda les diables à l’œuvre de Nourrit, et le papa Taglioni s’en vint plus d’une fois pleurer auprès du directeur sur la mesquinerie de son enfer.

— C’est affreux ! gémissait-il. On lésine sur les sorcières. On désire donc tuer ma fille ! Il faut des vols, {p. 139}beaucoup de vols ! Un vol de plus ou de moins, je vous demande un peu ce que ça peut faire à Duponchel !

On entend par vols, au théâtre, ces suspensions dans le vide qui simulent un personnage en train de planer entre ciel et terre, entre les frises et le plancher.

Pour complaire au bonhomme, on mit des vols nombreux dans la Sylphide.

La pièce réussit au delà de toute expression. Schneitzhoëffer en avait écrit la musique : Schneitzhoëffer, qu’en langage humain on appela M. Chenecerf, ou quelque chose approchant, et qui serait certainement devenu l’un de nos compositeurs les plus populaires, si jamais personne avait pu prononcer son nom.

La première représentation de la Sylphide eut lieu le 14 mars 1832.

Le lendemain, le quatrain suivant courait Paris et, rappelant une des situations principales de l’ouvrage, celle où la Sylphide, prise avec son amant dans les plis d’un voile enchanté, voit tomber à ses pieds les ailes dont la perte entraîne sa mort, — constatait ainsi le succès de mademoiselle Taglioni :

Pourquoi ce long regard sur vos ailes perdues,
O Sylphide aux souris caressants et vermeils ?
Essuyez au plus tôt vos larmes ingénues :
Une aile est inutile avec des pieds pareils.
***

{p. 140}De cette soirée mémorable datent la fortune et la réputation de Marie Taglioni. L’ouvrage de Nourrit et de Schneitzhoëffer lui forgeait des qualités avec ses défauts : elle était maigre, il en faisait une ombre, il la condensait en vapeur, il la promenait sur le lac bleuâtre du décor et sous l’écume de la cascade comme un flocon de brume soulevée par le vent ! Une couronne de volubilis d’un rose idéal s’enroulait dans ses cheveux, et derrière ses épaules frêles palpitaient deux petites ailes de plumes de paon. Sa robe semblait taillée dans le crêpe des libellules et son chausson dans la corolle d’un lis. Elle apparaissait et s’évanouissait comme une vision impalpable : vous la croyiez ici, elle était là. Délicieux pas de l’Ombre ! Musset s’en souvenait encore douze ans plus tard, alors qu’il griffonnait ces vers sur l’album de la ballerine, engraissée et alourdie :

Si vous ne voulez plus danser,
Si vous ne faites que passer
Sur ce grand théâtre si sombre,
Ne courez pas après votre ombre
Et tâchez de nous la laisser.

L’engouement pour cette nouveauté fut extrême. Toutes les femmes essayèrent de se vaporiser à l’aide de jupes de tulle, de mousseline et de tarlatane. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée.

La Sylphide est devenue la personnification de mademoiselle Taglioni. Son talent s’est résumé dans ce {p. 141}type qu’elle a eu le bonheur de rencontrer au début de sa carrière. Mars avait Célimène ; Dorval eut Kitty-Bell, Marion Delorme et Adèle d’Hervey ; la Sylphide voulut dire Taglioni, de même que, dans la suite, Giselle signifia Carlotta.

***

… Cependant, la ballerine avait accepté les hommages — intéressés — du fils d’un pair de France, le comte Gilbert des Voisins.

La famille de celui-ci mit, pendant des années, des bâtons dans les roues de cette liaison.

A la fin, M. des Voisins s’adressa à M. C…, le célèbre et spirituel avocat, et le pria de soutenir en justice ses droits contre ses parents et de leur faire les sommations d’usage.

M. C…. lui répondit :

— Je consens volontiers à vous assister dans cette affaire, mais à une condition : c’est que vous me continuerez votre confiance quand il s’agira de plaider pour vous en séparation.

Le mariage fut célébré en 1835.

Le 21 août 1844, le tribunal de la Seine prononça la séparation.

***

{p. 142}Après la Sylphide vinrent Nathalie, la Révolte au sérail — dont j’ai déjà parlé à propos de Pauline Duvernay — et la Fille du Danube : d’assez pauvres ballets, somme toute, puérils en diable, et presque aussi innocents et aussi niais que la Somnambule, Clary et Manon Lescaut…

Mais Taglioni était là !….

Taglioni, qui n’est aujourd’hui pour nous, comme les Gardel, les Montessu et les Bigottini pour les gens de l’Empire, qu’un madrigal dans un mot, et qui, aux yeux de nos pères, représentait la Danse comme la Malibran représentait la Musique : l’une, le sourire aux lèvres, les bras harmonieusement étendus, la pointe du pied sur la pointe d’une fleur ; l’autre, un flot de cheveux noirs déroulé sur de blanches épaules, une joue pâle appuyée sur une main diaphane, un œil lustré par les larmes, — nos deux fées, s’est écrié quelque part Théophile Gautier, les fées que nous invoquions pour nous inspirer, nous autres romantiques qui ne croyons plus aux Muses !…

C’était le temps où Victor Hugo écrivait sur la première page d’un livre qu’il envoyait à la danseuse :

a vos pieds, — a vos ailes.

C’était le temps où Spontini, Meyerbeer, Auber, Halévy, Thalberg, Litz, Donizetti, Adam, Rossini et Schneitzhœfter, — prononcez Bertrand, ainsi qu’il le disait lui-même sur ses cartes de visite, — tenaient à {p. 143}honneur de jeter quelques notes sur l’album de la Sylphide.

C’était le temps où Méry, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Alfred de Musset, Balzac, Gérard de Nerval, Roger de Beauvoir, madame de Girardin avaient fait de son salon — au n° 4 de la rue Grange-Batelière, — une sorte de temple ouvert à toutes les célébrités des arts.

« Taglioni, assure Méry, avait dans l’esprit le charme de ses pieds divins : elle dansait en causant. »

Ce fut aussi le temps des petites tyrannies et des grandes ingratitudes.

Taglioni était douce, bonne, sans prétentions, pleine de bienveillance…

M. le comte Gilbert des Voisins, — son sylphe légitime, — se montrait, de son côté, d’excellente compagnie et d’excellente composition. Il se fût mis en quatre pour plaire à M. Véron. En raison du mouvement qu’il se donnait pour y parvenir, mademoiselle B… l’avait même baptisé la mouche du coch… on…

Mais le papa Taglioni était féroce !

Périssent touets les directions pourvu que sa fille fit recette ! …

Ce fut – sans aucun doute – à l’instigation de ce vieillard, que la grande artiste commit une assez méchante action :

Duponchel venait de succéder au docteur Véron. Mademoiselle Taglioni arrivait d’Angleterre où elle allait fréquemment donner des représentations. Le {p. 144}jour de son retour, Nourrit prenait son congé. On avait affiché la Sylphide pour la semaine suivante. La ballerine avait cinq jours pour se reposer, elle, l’infatigable, qui ne se reposait jamais ! Sans elle, sans la Sylphide, il fallait ce soir-là fermer les portes du théâtre, et on les ferma. Elle refusa de venir en aide à son directeur dans l’embarras, à son ami, à son séide de 1827. Sa dignité ne lui permettait pas de reparaître au pied levé, sans avoir fait battre quinze jours d’avance, dans tous les journaux et sur tous les murs, la grosse caisse annonçant sa rentrée. Elle ne dansa pas, on fit relâche, — faute grave que punissent sévèrement et pécuniairement les règlements de l’Opéra, — et Duponchel put murmurer, en regrettant les fleurs qu’il avait jetées autrefois à son oublieuse pensionnaire, — les premières reçues, — celles qui s’étaient fanées dans sa main, non moins que dans son cœur, le sentiment de la reconnaissance :

— Une recette de huit mille francs perdue ! Dix mille francs d’amende ! Voilà pourtant un bouquet de cent sous qui me coûte dix-huit mille francs !

***

Le directeur prit sa revanche.

L’engagement de MarieTaglioni expirait le 27 avril 1837.

{p. 145}L’Opéra comptait — depuis trois ans — les sœurs Elssler dans ses cadres.

L’engagement ne fut point renouvelé.

Cet événement remua Paris comme une émeute. Dans les cercles, dans les cafés, sur les boulevards, on s’abordait en se demandant :

— Vous savez la nouvelle ? Taglioni n’est plus à l’Opéra !

La plupart des journaux blâmèrent avec violence cet acte de la direction ; les Elssléristes ne cachaient pas leur joie ; les Taglionistes s’assemblèrent et décidèrent qu’une protestation solennelle, qu’une manifestation énergique auraient lieu le soir de la représentation d’adieux de leur idole…

Dans la salle, on réclamerait la tête de Duponchel…

A ce cri, une tête d’homme — coupée — en carton — serait lancée sur la scène par les lions de la loge infernale…..

La soirée mémorable arriva…

La vaste nef était bondée jusqu’aux combles. Le balcon ressemblait au quai aux fleurs, tant les bouquets y étaient pressés. Marie-Amélie et tous les membres de la famille royale présents à Paris s’étaient empressés de venir applaudir aux fugitifs aspects de celle dont la France ne se séparait qu’avec tant de dépit, d’efforts et d’amertume. Ce fut, je crois, la dernière fois que la reine parut à l’Opéra.

Une clameur sortit des vomitoires de l’orchestre :

— La tête de Duponchel ! La tête de Duponchel !

{p. 146}La tête avait été confectionnée…

Elle ressemblait à l’infortuné directeur…

Tout à coup on frappe à la porte de la loge infernale ! ….

C’était le général X…, l’un des aides-de-camp des princes…

La reine avait appris ce qui se préparait…

Or, une tête humaine était à la veille de tomber, celle du régicide Meunier, condamné à la peine capitale par la Chambre des pairs pour avoir tiré sur Louis-Philippe…

Et la pauvre femme, épouvantée à l’idée de voir un simulacre de tête tranchée bondir sur le plancher, envoyait supplier nos gentlemen de renoncer à leur lugubre plaisanterie.

On s’empressa d’accéder au désir de Marie-Amélie, — et, le lendemain, le roi signait la grâce de Meunier.

Cette représentation fut signalée, du reste, par un autre incident :

Deux sylphides, dans un vol, restèrent en l’air par suite d’une manœuvre fausse ou manquée. On ne pouvait les descendre ni les remonter. Toute la salle criait de terreur. Enfin, un machiniste se dévoua, risqua sa vie sur une solive, se laissa glisser au bout d’une corde, et parvint à les décrocher.

Le sauvetage s’acheva dans la coulisse.

Le public demandait des nouvelles des deux malheureuses et de leur sauveur…

{p. 147}Quelques minutes se passèrent dans l’anxiété et le tumulte…

Puis, mademoiselle Taglioni, qui ne parla que cette fois, — au théâtre, bien entendu, — s’avança sur le bord de la rampe, et, d’une voix émue, mais ferme :

— Rassurez-vous, messieurs, dit-elle, il n’y a personne de blessé.

***

La Russie, où elle avait déjà séjourné, réclamait la ballerine.

Celle-ci voyagea ensuite en Italie et en Allemagne.

A Pétersbourg, l’impératrice l’honorait de ses bontés particulières, et allait fréquemment dans sa loge assister à sa toilette.

A Milan, le général Valmoden, gouverneur de la ville, lui offrit la présidence d’un banquet auquel assistèrent tous les officiers de la garnison autrichienne. Au dessert, comme la musique exécutait un air vif et original :

— Qu’est-ce que cela ? demanda la jeune femme au général.

— Madame, c’est la polka.

— La polka.

— Oui : le branle national de nos Hongrois. Vous plairait-il de le leur voir danser ?

{p. 148}— J’en serais ravie.

Le général fait un signe…

Les portes s’ouvrent…

Les rideaux sont tirés…

Et l’on aperçoit quinze centsgrenadiers hongrois, en grand uniforme, avec armes et bagages, en train de piaffer la polka dans la cour du Gouvernement !

***

La Taglioni était riche…

Elle avait, au bord du lac de Côme, un palazzo, — un vrai palais, où Mignon eût dû se trouver heureuse, car c’est là que les citrons mûrissent et que l’orange, au globe d’or, luit dans le noir feuillage…

Hé ! rendez sa patrie à Mignon, — et Mignon regrettera la danse des œufs…

Marie Taglioni essaya de renoncer au théâtre…

Mais, une fois sortie de cette atmosphère incandescente pour rentrer dans l’ombre froide du repos, l’ennui la prit, un ennui sombre, implacable, mortel ! L’eau du lac avait beau être de l’azur le plus pur et le plus étincelant, l’artiste ne pouvait se résoudre à oublier le cercle de flamme de la rampe, et, au delà du môle de l’orchestre, le clapotement des ondes bruissantes du parterre. La contessina pleurait la ballerine. La Sylphide retirée eût donné tous les marbres de {p. 149}sa villa, pour son ancien royaume de gaz et de toile peinte. Au soleil de l’Italie, elle préférait le lustre de l’Opéra !

En 1840 et en 1844, elle revint à Paris.

Hélas ! les magnats, les ducs, les archiducs, les rois et les empereurs, dans leur admiration sans prévoyance et sans pitié, avaient fait descendre sur elle tant de pluies de roubles et de diamants, qu’ils l’avaient alourdie, et qu’elle ne faisait plus que raser le sol comme un oiseau aux ailes mouillées !…

Le public la bombarda de bouquets…

Mais l’Opéra ne la rengagea pas…

Elle retourna — désolée — dans sa retraite.

Plus tard, elle en sortit de nouveau pour surveiller l’éducation chorégraphique de la jeune Emma Livry et se consacrer entièrement à l’enseignement de l’art, dont elle avait été si longtemps l’une des plus sublimes interprètes. L’Opéra lui fit fête en cette circonstance. Le 2 décembre 1859, un banquet, donné en son honneur, aux Frères Provençaux, réunissait :

Rosati, l’âme de la danse,
La grâce unie à la beauté ;
Cerrito qui dota la France
D’un talent partout regretté ;
Zina, Plunkett, autres étoiles
De cet éther éblouissant
Où, plus légère que ses voiles,
Livry s’élançait, bondissant !…

{p. 150}Et M. Gustave Vaez célébrait ainsi cet événement :

Taglioni, grande prêtresse

De l’art grec aux chastes contours,

Le rêve de notre jeunesse,

Ce souvenir qui vit toujours,

Cette sylphide à l’aile fine

Qui voltigeait comme un brouillard,

Cette bayadère mutine

Agile comme un léopard,

C’est bien elle ! — Elle est revenue !

L’Opéra chante son retour.

Cette impératrice attendue

A ses pieds retrouve sa cour.

{p. 151}

Fanny Elssler §

Le directeur Véron à Londres. — M. de Gentz. — Le Fils de l’Homme. — Une légende démentie. — Engagement. — La Tempête. — A la recherche des tuyaux de gaz. — Une nouvelle école. — Le Diable boiteux. — Danses espagnoles. — Vers de Roger de Beauvoir. — La cachucha sur tous les théâtres. — Danses hongroises. — La grande sœur. — Sa chère fille ! — Accusation de matérialisme. — Riposte de Théophile Gautier. — Bataille à la Fille du Danube. — Disgrâce du chef de claque Auguste. — Sa démarche auprès de Fanny. — Le portefeuille et les cinquante mille francs en billets de… loterie. — Départ pour l’Amérique. — Comment les Yankees entendent l’enthousiasme.

En 1834, M. Véron fit un voyage à Londres.

Deux Viennoises l’y attiraient : les sœurs Elssler, — Fanny et Thérèse, — qui dansaient, depuis quelques mois, au Théâtre-Royal, où elles étaient même assez faiblement et assez irrégulièrement payées.

Ces fillettes jouissaient déjà d’une certaine réputation en Allemagne.

Un homme d’État, chez qui la politique n’avait {p. 152}point destitué l’esprit, le goût et l’enthousiasme, — M. de Gentz, — leur avait consacré plusieurs pages dans le volume de Correspondances qu’il venait de publier après avoir assisté au Congrès de Vienne.

En outre, on s’était beaucoup occupé d’une prétendue passion que la plus jeune des deux sœurs aurait inspirée au duc de Reichstadt.

En ce temps-là, le Fils de l’Hommeétait à la mode.

Cette passion, — Fanny le déclara très franchement plus tard, — n’était qu’un canard échappé à l’ingéniosité de Méry.

Mais ce canard servait la popularité de la jolie Viennoise et aidait à son succès.

Elle l’avait donc laissé voleter tranquillement de Schœnbrunn à Paris.

M. Véron offrit aux sœurs Elssler un engagement de quarante mille francs par an.

L’idée de paraître à l’Opéra et de changer leur genre de vie germanique contre les habitudes parisiennes effrayait légèrement les fillettes, — Thérèse surtout, — l’ainée, — qui s’était érigée en petite maman

Pour les décider et leur donner un échantillon de la société, de la galanterie et des magnificences françaises, M. Véron imagina de les inviter à dîner à Clarendon’s Hôtel…

La chère y fut exquise ; la compagnie, des mieux choisies.

{p. 153}Au dessert, un valet déposa sur la table un plateau d’argent sur lequel s’amoncelaient, — montagne flamboyante, — pour près de cent mille francs de bijoux, de perles et de diamants…

On fit circuler cette Golconde avec les corbeilles de fruits…

Mais les Elssler n’étaient ni gourmandes, ni coquettes…

Pendant le dîner, elles n’avaient bu que de l’eau…

Au dessert, elles ne choisirent sur le plateau qu’une épingle et une bague d’une quinzaine de louis…

Et elles ne consentirent à signer leur engagement que le jour fixé pour le départ du directeur.

***

Il s’agissait de leur trouver une pièce de début.

Coralli fabriqua la Tempête.

Ce ballet n’avait guère d’autre avantage que de gâter un des plus beaux sujets d’opéra qui se puisse rêver. On ne sait trop pourquoi Obéron s’y rencontre au lieu de Prospero, et pourquoi Alcine, cette prestigieuse création de l’Arioste, s’y dépayse à côté de Caliban. Fanny Elssler devait jouer Alcine. M. Véron mit lui-même la main à l’œuvre pour que l’apparition de sa nouvelle pensionnaire s’effectuât avec un éclat suffisant. Le deuxième acte de la Tempête se {p. 154}terminait par l’illumination d’un palais. Or, à la répétition générale, les tuyaux de gaz commandés pour cette illumination manquèrent à l’appel…

Aussitôt, à onze heures du soir, M. Duponchel, M. Desplechin, M. Feuchères, M. Séchan, montent avec M. Véron dans sa voiture :

— Rue Paradis-Poissonnière, chez Albouy ! s’écrie M. Duponchel.

Relancé au gîte, Albouy avoua qu’il ne faisait pas lui-même, qu’il faisait faire les tuyaux en question.

— Où ? demande M. Véron d’une voix formidable.

— Rue Nicolas-Flamel.

On repart pour la rue Nicolas-Flamel. Il était plus de minuit. On ne savait ni le nom, ni la maison de l’ouvrier ; on réveille le quartier, et on trouve le faiseur de tuyaux.

Au lieu de reproches, reproches inutiles :

— Cent francs de plus pour vous, lui dit M. Véron, si ce matin, avant dix heures, vos tuyaux sont à l’Opéra, posés, prêts à manœuvrer !

Et ils repartent pour aller souper et se coucher. Ils avaient bien gagné leur nuit. Il était deux heures du matin.

***

{p. 155}Dès les premières représentations de la Tempête, deux écoles rivales se formèrent à l’Opéra.

Fanny Elssler était plus désirable, plus terrestre, plus humaine que Taglioni. Son profil pur et noble, la coupe élégante de ses traits et les attaches délicates de son col lui donnaient un air de camée que vivifiaient heureusement deux yeux pleins de malice et de volupté, et d’un sourire naïf et moqueur à la fois. Ajoutez à ces dons précieux des bras ronds et potelés, — qualité rare chez une danseuse, — une taille souple et bien assise sur les hanches, des jambes de Diane Chasseresse ; puis, sur tout cela, l’attrait qui ne s’explique pas et qu’on ne peut exprimer, les Cupidons et les Vénus, — Veneres Cupidinesque, comme disaient les anciens, — et vous posséderez le crayon incolore et affaibli de la ballerine qui allait devenir l’idole des habitués de l’orchestre et du parterre, comme la Sylphide devait rester longtemps encore celle des grandes dames des loges et du balcon.

La danse de Fanny Elssler s’éloignait complètement des principes académiques : elle s’adressait directement aux sens. Marie Taglioni était une danseuse chrétienne, si l’on peut employer ce mot à propos d’un art proscrit par le catholicisme ; elle ressemblait à une âme. Fanny Elssler, au contraire, rappelait la Terpsychore païenne, avec son tambour de basque et sa tunique fendue sur la cuisse et relevée par des agrafes d’or. Sa force, sa précision, la vigueur de {p. 156}ses pointes et sa hardiesse pétulante évoquaient le vers de Virgile :

Crispum sub crotalo docto movere latus…

L’esclave syrienne que le poète aimait à voir se trémousser sous la treille blonde devait posséder cette vivacité sereine. On eût dit l’une de ces figures d’un rouge de brique ou d’un blanc de lait qui se détachent sur le fond noir des poteries étrusques, et accompagnent leurs pas avec les crotales sonores.

La Tempête, — 10 septembre 1834, — avait été la révélation de ce nouveau talent.

Le Diable boiteux, — 1er juin 1836, — en fut la consécration.

A cette époque le nom seul de cachucha faisait redresser les perruques et grincer les pochettes des maîtres de ballet.

En dépit des plus fougueux pronunciamientos de Théophile Gautier, la Dolorès Serral, les sœurs Fabiani et la Manuelita Dubinon n’étaient point parvenues à acclimater à Paris l’adorable furie des chorégraphies espagnoles.

Les gens du bel air avaient dit :

— Sauterie de carrefour et de bohême !

Les professeurs s’étaient écriés à leur tour :

— Affront aux traditions ! Soufflet aux règles ! Coups de pied à l’ombre de Vestris ! Parlez-nous des flicflacs et des pas de zéphire ! Voilà qui est beau, {p. 157}noble, académique, majestueux et véritablement français ! Le reste n’est que de l’hérésie ! Hors de l’École point de salut !

La mode, elle aussi, s’était insurgée contre les coquetteries violentes et sauvages de ces costumes andaloux, où les paillettes fourmillent, accrochant l’œil et la lumière par mille points brusques et inattendus.

On se souvient que, depuis Taglioni, la mode était aux gazes et aux mousselines.

Eh bien, Fanny Elssler osa, dans le Diable boiteux, entrer en scène avec un peigne d’écaille à galerie découpée, une mantille piquée par deux roses dans les cheveux, une basquine frangée de pompons, et un jupon relevé de passequilles !…

Elle osa imiter la démarche onduleuse et brisée de Dolorès, noyer ses yeux d’amour, armer ses mains de castagnettes, et renverser éperdument en arrière sa taille flexible et cambrée !…

Elle osa tordre ses reins, mouvementer son buste, pencher sa tête comme une fleur trop chargée de parfums, et laisser flotter à la dérive ses bras morts de langueur !…

C’était une audace dangereuse. Elle lui réussit complètement. Sous son puissant patronage, les pas qu’on eût sifflés sans miséricorde, trois ans auparavant, provoquèrent des bacchanales de transports et d’applaudissements, et tout directeur qui put faire exécuter à son théâtre le fandango, le bolero ou le zapateado fut sûr d’une recette plantureuse. Esther et Odry {p. 158}parodièrent la cachucha, aux Variétés, dans les Saltimbanques, — tandis que Roger de Beauvoir écrivait les vers enflammés qui suivent sur le socle de la statuette, que Barre venait de modeler, de la danseuse de l’Opéra :

Bacchante aux cheveux noirs, courant sur le Méandre
Avec tes léopards enivrés de raisin,
Haletante d’amour et joyeuse d’entendre
Ta cymbale argentine aux échos du ravin ;
Catalane fougueuse au flanc nerveux qui ploie
Comme, au cirque espagnol, l’adroit toréador ;
Toi qui lances l’éclair de ta robe de soie,
Arrondissant pour nous tes bras pailletés d’or ;
Adorable Manon pour qui, dans les casernes,
Ainsi que pour la Reine eût roulé le tambour,
Pour qui, durant le bal et sous quatre lanternes,
Les marquis se seraient battus jusques au jour ;
Inexplicable Sphinx, fille de vingt contrées,
C’est toi que Barre a faite en ce plâtre enchanteur,
Nous appelant encor de tes lèvres dorées,
Car ta danse a la voix et l’âme du chanteur !
***

Vinrent ensuite la mazurke, la smolenska et la cracovienne. Fanny Elssler excellait dans ces compositions {p. 159}d’un rythme sautillant et d’une désinvolture cavalière. Pour la mazurke, elle endossait le dolman, la pelisse et le talpack madgyares ; dans la cracovienne, elle portait une veste d’officier écrasée de chamarres, des bottines à talons d’acier et des plumes de coq au schapska. Sa prestesse nerveuse, son abandon charmant firent fanatisme. Le babil métallique de ses éperons accentuait nettement chacun de ses mouvements et leur donnait un caractère de vigueur joyeuse tout à fait irrésistible.

Sa sœur Thérèse lui servait le plus souvent de partenaire.

Grande, sèche, avec des traits d’une robustesse virile, Thérèse Elssler s’effaçait héroïquement devant sa chère fille, — c’est ainsi qu’elle appelait sa cadette — et mettait à la faire valoir une abnégation et un dévouement à toute épreuve.

— Ma Fanny, disait-elle, est digne d’un trône. Elle n’épousera qu’un prince. Pour tout autre parti, je refuse mon consentement.

Puis, quand on lui demandait :

— Et vous, qui épouserez-vous ?

— Oh ! moi, répondait-elle en souriant, oh ! moi, je resterai garçon.

L’excellente créature se trompait :

Sa chère fille se maria à un riche banquier…

Et ce fut elle — Thérèse — qui s’unit — morganatiquement — à un frère du roi de Prusse.

{p. 160} 

***

En outre du Diable boiteux, Fanny Elssler créa à l’Opéra la Chatte métamorphosée en femme, la Tarentule, la Gipsy, la Volière, — ce dernier ballet avait été réglé par sa sœur, — et reprit plusieurs rôles de Taglioni : la Muette, la Fille du Danube, la Sylphide. Jugez si les partisans de celle-ci crièrent au scandale, à la profanation, au matérialisme ! Théophile Gautier se chargea de leur répondre :

« Sans doute, le spiritualisme est une chose respectable ; mais, en fait de danse, on peut bien faire quelques concessions au matérialisme. La danse, après tout, n’a d’autre but que de montrer de belles formes dans des poses gracieuses et de développer des lignes agréables à l’œil ; c’est un rythme muet, une musique que l’on regarde. La danse se prête peu à rendre des idées métaphysiques ; elle n’exprime que des passions : l’amour, le désir avec toutes ses coquetteries ; l’homme qui attaque, la femme qui se défend mollement forment le sujet de toutes les danses primitives. »

Il n’y en eut pas moins, à la reprise de la Fille du Danube, tumulte, émeute, bataille à coups de poing. Le chef de claque Auguste perdit, dans la bagarre, ses breloques, sa chaîne, son lorgnon et sa place. On {p. 161}l’accusait de n’avoir pas étouffé avec assez d’énergie les protestations des cabaleurs.

Au bout de quelque temps, Auguste sollicita une audience de la danseuse :

— Tenez, mademoiselle, lui dit-il, faites-moi rendre ma position, et voici cinquante billets de mille francs que je vous supplie d’accepter.

Et il fit mine de déposer un portefeuille aux pieds de Fanny…

Celle-ci était le plus honnête homme du monde…

Elle repoussa le portefeuille avec indignation…

Mais Auguste reprit sa place au milieu des siens avec cette noble modestie qui est le partage des grands caractères.

Il avoua — dans la suite — que le portefeuille ne renfermait que des billets de loterie.

***

En 1840, les deux sœurs partirent pour Rome.

Elles passèrent de là en Amérique, où elles se fixèrent momentanément.

Les Yankees les couvrirent de fleurs et de dollars. On dressait des arcs-de-triomphe sur leur passage. Les plus graves magistrats de Philadelphie tinrent à honneur de remplacer leurs chevaux et de traîner leur carrosse.

{p. 162}Quelques années plus tard, Mlle P…, qui avait tenu à l’Opéra un emploi secondaire sous le règne des deux sœurs, jalouse des succès transatlantiques de celles-ci, résolut d’aller relancer la gloire en Amérique.

A cet effet, elle s’embarqua pour New-York.

Afin d’éblouir les Yankees, elle emmenait sa maison, ses chevaux et ses équipages.

Sa première apparition devant le public américain donna lieu à l’un de ces débordements d’admiration dont ces spectateurs primitifs se montrent si prodigues. Salves dix fois répétées de bravos, pluie de bouquets et de couronnes, rappels multipliés, bonbons, colombes, dollars lancés sur le théâtre, — rien n’y manqua.

La ballerine était dans le ravissement.

Mais ce ravissement ne connut plus de bornes, lorsqu’au sortir de la représentation, elle vit une foule frénétique se précipiter sur sa voiture, en dételer les chevaux et se substituer à eux pour la conduire à son hôtel.

Le lendemain, fatiguée des émotions, des joies du triomphe, elle voulut aller se promener par la ville.

Elle commanda donc d’atteler.

Quelques minutes après, son cocher accourut :

— Madame a l’intention de sortir en voiture ?… C’est que je suis bien embarrassé pour lui procurer des chevaux…

— Des chevaux ? N’ai-je pas les miens ? Une paire {p. 163}d’alezans magnifiques ! Un cadeau du prince de W… !

— Madame sait qu’hier on les a dételés…

La danseuse eut un sourire d’orgueil :

— Quel honneur ! pensa-t-elle tout haut. Je n’ai plus rien à envier à Elssler. Si pour chevaux elle a eu les aldermen de Philadelphie, moi j’ai eu les gentlemen de New-York.

— Oui, madame, reprit le cocher, mais les gentlemen qui ont dételé les chevaux…

— Eh bien ?

— Eh bien, ils ont oublié de les rapporter.

{p. 164} {p. 165}

Carlotta Grisi §

Perrot le laid. — Son objectif. — Le paradis perdu. — Carlotta à Milan. — Entre le chant et la danse. — Un mariage de raison. — Anténor Joly à la Renaissance. — Les Zingari. — Appréciation et portrait. — A l’Opéra. — Place vacante, place prise. — Les déboires de Perrot. — Giselle. — Fragment du feuilleton de Gautier. — La Péri. — Le pas du Songe. — Le pas de l’Abeille. — La Jolie Fille de Gand. — Autres créations et autres succès. — Départ. — Séparation.

En ce temps-là, le dernier homme à qui il ait été pardonné de danser, Perrot le laid, — dont les jambes sauvèrent la figure, — ne pouvait se consoler d’avoir été banni de l’Opéra.

Il voulait y revenir à tout prix. Mon Dieu, oui : une restauration. Pour un an de restauration, ce sylphe se fût vendu au diable !

La géométrie prétend que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Dans certains cas, la géométrie peut avoir raison ; mais de l’Opéra à un ballerin disgracié, la plume de M. de Boigne {p. 166}soutient que c’est la ligne courbe qui devient la voie la moins longue. En fait de danse, Perrot était un géomètre de première force : il cherchait donc, — en 1859, — un sentier détourné, une route souterraine capables de le ramener au sein du paradis perdu.

Au milieu de ses courses vagabondes, il avait découvert une jeune fille qui portait glorieusement déjà un nom illustre dans les arts. Dès sa première enfance, Carlotta Grisi chantait et dansait. Sa voix n’était pas moins légère que sa personne.

— Quitte la danse, mon enfant, lui disait la Malibran, quitte la danse ; travaille le chant, tu as de la voix, tu auras du talent, tu me remplaceras.

— Danse, Carlotta, danse, ripostait le maître de ballet, tu es trop jolie pour te faire chanteuse ; il y a déjà deux Grisi qui chantent, tu seras écrasée par la comparaison et plus tard par le souvenir. Danse, ma fille ; Taglioni ne vole plus que d’une aile, et Fanny Elssler vieillit.

Carlotta avait au fond du cœur une secrète préférence pour la danse. A la Scala de Milan, elle n’avait guère plus de cinq ans, et déjà elle vivait et faisait vivre sa mère de son jeune talent. A la Scala, il y a deux corps de ballet : un corps de ballet de jeunes filles et un corps de ballet d’enfants. A dix ans, Carlotta était première danseuse parmi les enfants, tandis que Cerrito était première parmi les jeunes filles.

Lorsqu’elle rencontra Perrot, Carlotta ne donnait encore que des espérances. D’un seul coup d’œil, {p. 167}Perrot comprit tout le parti que son ambition pouvait tirer d’un talent qui ne demandait qu’à être développé. De son côté, Carlotta sentait tout le prix d’un pareil maître ; mais le maître voulait quelque chose de plus qu’une élève. Il voulait une femme. Carlotta se sacrifia à son art, à son avenir. Il fut convenu qu’on s’épouserait sérieusement, l’année prochaine. En attendant, on se maria provisoirement, et Carlotta prit le nom de madame Perrot.

***

Notre danseur avait enfin trouvé son chemin de traverse.

Grâce à Carlotta, les kilomètres qui le séparaient de la rue Le Peletier s’évanouissaient à vue de nez.

Il fallait, dit M. de Boigne, entendre la jeune femme raconter quelle vie de galères elle menait en compagnie du maître qu’elle avait accepté moins par tendresse que par calcul. L’amour n’y tenait que la plus petite place. On travaillait le jour, on travaillait la nuit. Le professeur avait un but que le mari ne songeait point à contrarier, et l’élève rêvait tout bas la gloire, la fortune et, surtout, la liberté. Nos deux tourtereaux ne perdaient donc pas à roucouler un temps qu’ils pouvaient employer plus utilement à ballonner.

{p. 168}Tout en se livrant à ces études de danse à outrance, Carlotta n’avait pas abandonné le chant.

Elle chantait pour se reposer.

Il était, en effet, dans sa nature active, de ne se jamais croiser ni les bras, ni les jambes.

« Elle n’a rien d’une danseuse, proclame l’un de ses admirateurs : ni la paresse matérielle, ni la fainéantise intellectuelle, ni les petitesses, ni les jalousies. Elle s’occupe toujours. Quand elle ne chante pas, quand elle ne danse pas, elle exécute un de ces mille ouvrages à l’aiguille dans lesquels elle excelle. On ne croirait pas qu’une femme, qui se sert si bien de ses pieds, se servît si adroitement de ses mains. Carlotta est une fée depuis le bout des orteils jusqu’au bout des doigts : une bonne petite fée qui a toujours du cœur et du dévouement au service de ses amis. »

***

Perrot tenait beaucoup à ce que son élève reçût des leçons des meilleurs maîtres de chant.

Quoique surnommé l’Aérien, il daignait, au besoin, se montrer dilettante et reconnaître quelque mérite aux artistes lyriques.

Sa grande ambition était de produire sa femme dans un rôle où elle pût donner à la fois la mesure de son talent de cantatrice et de ballerine. Un directeur le {p. 169}mit à même de réaliser ce projet : Anténor Joly venait de prendre les rênes du théâtre de la Renaissance (salle Ventadour où furent, depuis les Italiens) et brûlait de se signaler par quelque tentative neuve, hardie, originale. Carlotta chanta et dansa devant lui, et, aussitôt, ravi, émerveillé, cet esprit aventureux décida qu’elle chanterait, qu’elle danserait devant tout Paris.

Tout Paris, en effet, se précipita à la Renaissance pour entendre, pour applaudir madame Perrot dans les Zingari, opéra-ballet de T. Sauvage et de M. Fontana.

Théophile Gautier, toutefois, parla de la débutante sans excès de lyrisme :

« Elle a du feu, mais pas assez d’originalité ; elle manque de cachet à elle ; c’est bien, mais ce n’est pas mieux. Au mérite de bien danser, elle joint celui de bien chanter, deux talents difficiles à concilier ; sa voix est agile, claire, un peu aiguë, faible dans le médium, mais elle la conduit avec adresse et méthode, c’est une très jolie voix de danseuse. Beaucoup de cantatrices qui ne dansent pas n’en savent pas faire autant.

» Quant à sa figure, elle n’est pas fort italienne, et répond peu aux idées brunes qu’éveille le nom des Grisi, dont elle est parente. Elle a des cheveux châtains, plus près d’être blonds que d’être noirs, des traits assez réguliers, et, autant qu’on peut le distinguer sous le fard, le teint coloré naturellement ; elle est de taille moyenne, svelte, assez bien prise ; sa maigreur n’est pas excessive pour une danseuse ; {p. 170}seulement elle a le pied un peu italien ou anglais, si vous aimez mieux. »

***

Taglioni avait pris du service dans le pays des roubles ; Elssler, dans le pays des dollars ; Lucile Grahn avait mal au genou. L’Opéra était veuf ; sa première danseuse s’appelait Pauline Leroux ; la place était vacante. Plongé dans son admiration pour le chant, M. Pillet ne s’apercevait de rien ; le succès de madame Perrot n’avait pas pénétré jusqu’à lui. Mais à la direction des Beaux-Arts, on était moins aveugle : le chef du bureau des théâtres, un Perrot aussi, poussé peut-être par une secrète sympathie pour sa charmante homonyme, avait parlé d’elle à M. Pillet, et elle avait été engagée à des appointements assez modestes. Elle débuta par un pas de deux avec Petitpas, dans le second acte de la Favorite, et les applaudissements qu’elle recueillit firent sur madame Stolz le même effet que les lauriers de Miltiade avaient fait sur Thémistocle : ils l’empêchèrent de dormir ; mais il était trop tard, l’engagement était signé.

Cette fois, du reste, l’enthousiasme de Gautier s’était brusquement éveillé :

« Carlotta Grisi ne chante plus, avait annoncé le feuilleton de la Presse ; mais elle danse {p. 171}merveilleusement. Le succès est complet, durable. Il y a là beauté, jeunesse, talent, — admirable trinité. »

***

Perrot triomphait : moins cependant qu’il ne l’avait espéré.

Il était, il est vrai, rentré à l’Opéra ; mais à la suite et comme appoint de la jeune femme.

On lui avait bien promis qu’on lui donnerait peut-être un ballet à monter ; mais madame Perrot avait repris son nom de demoiselle, qu’elle ne devait plus quitter.

Enfin, si Théophile Gautier avait écrit pour la nouvelle pensionnaire de Léon Pillet le délicieux scénario de Giselle, c’était M. Coralli qui avait été chargé de mettre en scène cet ouvrage dont Adolphe Adam venait « d’improviser » la musique.

« Qu’est-ce que Giselle ? s’écriait Gautier au lendemain de la représentation de son œuvre. Giselle, c’est Carlotta Grisi, une charmante fille aux yeux bleus, au sourire fin et naïf, à la démarche alerte, une Italienne qui a l’air d’une Allemande à s’y tromper, comme l’Allemande Fanny avait l’air d’une Andalouse de Séville…

Pour la pantomime, elle a dépassé toutes les {p. 172}espérances. Pas un geste de convention. Pas un mouvement faux. C’est la nature prise sur le fait. »

Plus tard, le grand coloriste ajoutait, à propos de la Jolie Fille de Gand, — juillet 1842, — de MM. de Saint-Georges et Adam :

« Comme elle vole, comme elle s’élève, comme elle plane ! qu’elle est à son aise en l’air ! C’est la danseuse aérienne que le poète voit descendre et monter l’escalier de cristal de la mélodie dans une vapeur de lumière sonore ! Elle parvient sans vaciller jusqu’à la dernière marche de cette échelle de filigrane d’argent que le musicien lui dresse comme pour mettre au défi sa légèreté, et le public, émerveillé, l’applaudit avec furie lorsqu’elle redescend, déjà tout consolé de Taglioni, qui est en Russie dans la neige, et de Fanny Elssler, qui est en Amérique dans les feux de l’équateur. Il est impossible de danser avec plus de perfection, de vigueur et de grâce, avec un plus profond sentiment du rythme et de la mesure, une physionomie plus heureuse et plus souriante. Nulle fatigue, nul effort ; ni sueur, ni respiration entrecoupée ; ces merveilles accomplies, Carlotta retourne s’asseoir sous les grands arbres séculaires de la place de Gand, comme une jeune femme qui viendrait de danser une contredanse dans un salon. »

Plus tard encore, après le grand succès de la Péri, — dont il est l’un des auteurs, avec Coralli et {p. 173}Burgmuller, et dont il rend compte, sous forme de lettre, à son ami Gérard de Nerval, — l’inimitable écrivain continue à prodiguer à sa ballerine favorite, à l’héroïne de cette orientalerie toutes les caresses de sa plume, tous les trésors de sa palette et de son pinceau :

« Le pas du Songe a été pour Carlotta un véritable triomphe. Lorsqu’elle paraît avec son sourire d’enfant, son œil étonné et ravi, ses poses d’oiseau qui cherche à prendre terre et que ses ailes emportent comme malgré lui, des bravos unanimes éclatent dans tous les coins de la salle. Je voudrais bien y voir les Péris et les fées véritables ! Comme elle rase le sol sans le toucher ! On dirait une feuille de rose que la brise promène ; et, pourtant, quels nerfs d’acier dans cette frêle jambe, quelle force dans ce pied, petit à rendre jalouse la Sévillane la mieux chaussée !…

Il y a, dans ce pas, un certain saut qui sera bientôt aussi célèbre que le saut du Niagara. Le public l’attend avec une curiosité pleine de frémissement. Au moment où la vision va finir, la Péri se laisse tomber du haut d’un nuage dans les bras de son amant. Si ce n’était qu’un tour de force, nous n’en parlerions pas ; mais cet élan si périlleux forme un groupe plein de grâce et de charme ; on dirait plutôt une plume de colombe soutenue par l’air qu’un corps humain qui se lance d’un plancher !…

Je n’ai pas besoin de te décrire le pas de l’Abeille, que tu as dû voir exécuter au Caire dans toute sa pureté native…

{p. 174}Si tu savais avec quel chaste embarras Carlotta se débarrasse de son long voile blanc ; comme sa pose, alors qu’elle est agenouillée sous les plis transparents, rappelle la Vénus antique souriant dans sa conque de nacre ; quel effroi enfantin la saisit lorsque l’abeille irritée sort du calice de la fleur ! comme elle indique bien les espoirs, les angoisses, toutes les chances de la lutte ! comme la veste et l’écharpe, et le jupon, où l’abeille cherchait à pénétrer, s’envolent prestement à droite, à gauche, et disparaissent dans le tourbillon de la danse ! comme elle tombe bien aux genoux d’Achmet, haletante, éperdue, souriant dans sa peur, plus désireuse d’un baiser que des sequins d’or que la main du maître va poser sur le front et sur le sein de l’esclave ! »

***

Carlotta Grisi créa, en outre, à l’Opéra, le Diable à Quatre, Paquita, Griseldis et la Filleule des Fées.

Elle céda la place à Fanny Cerrito, en 1857.

Il est bien entendu que, depuis plusieurs années, elle était séparée de Perrot.

{p. 175}

VIII
Ballerines étrangères.
§

Lucile Grahn. — Vers d’Edmond Texier. — Un funeste accident. — Sophie Fuoco. — Betty. — Un couplet de revue. — Fanny Cerrito. — Une nouvelle direction. — Saint-Léon. — La Fille de Marbre. — Le père de la débutante. — A Londres. — Un fameux pas de quatre. — Petit crayon de la diva. — Elle se retire du théâtre. — Extrait des Petites Affiches. — Nadédja Bagdanoff. — Accapareuse et truqueuse. — La signora Priora. — Régina Forli, ci-devant Héloïse Guérineau. — La señora Guy Stephan. — Carolina Rosati. — Plus mime que danseuse. — Jovita, le Corsaire et la Fonti. — Un bouquet monstre. — Amalia Ferraris. — Philémon et Baucis. — Théophile Gautier et le compte-rendu de Sacountala.

Lucile Grahn §

Cette blonde fille du Danemark entrait à l’Opéra, au mois de juillet 1838, — par la porte vermoulue {p. 176}d’un ancien ouvrage démodé, le Carnaval de Venise…

Là-bas, à Copenhague, — la vieille et sainte ville, enfouie au fond du Nord, qui vous apparaît avec son gothique entourage de basiliques romanes et de maisons pointues, — elle s’était montrée, à l’âge de quatorze ans, dans le rôle de la princesse Astride, de Waldemar, et dans le principal personnage de Hertha, deux ballets empruntés aux chevaleresques traditions et à la mythologie scandinaves…

Et ses compatriotes avaient fait fête à l’envi à ce prodige enfantin, dont toutes les convoitises se portaient vers la France, — cette France qui donne, quand il lui plaît, aux comédiens et aux danseuses de grandes et sublimes leçons !…

Lucile Grahn s’était donc exhibée à Paris. Son apparition, dans la Sylphide, fut le great event de 1839. Tous les critiques la vantèrent ; tous les poëtes la chantèrent ; Edmond Texier, entre autres, qui lui sonna le sonnet suivant :

Lorsque Taglioni, la fée aux blanches ailes,
Quittait la salle aimée où pleuvaient tant de fleurs,
L’insouciant Paris aux amours infidèles
Ne la vit pas partir sans répandre des pleurs.
Paris vit succéder aux grâces éternelles,
Aux pas aériens, aux célestes douleurs
La danse échevelée et les poses charnelles,
Et les élans lascifs aux bonds provocateurs.
{p. 177}Mais elle est revenue enfin l’enchanteresse,
Plus belle que jamais de grâce et de jeunesse :
De ses bravos encor Paris la saluera.
Ou Marie ou Lucile, ange à l’aile rapide,
Que m’importe son nom ? C’est toujours la sylphide
Dont la place est marquée au ciel de l’Opéra.

Tout souriait à la jeune artiste, le présent comme l’avenir, la soirée de la veille comme celle qui allait la suivre, quand arriva la représentation au bénéfice de Cornélie Falcon.

Le 7 mars 1840, veille de cette solennité, Lucile Grahn vint au théâtre répéter une « variation » qu’elle devait exécuter le lendemain.

Au cours de cette répétition, un faux mouvement de jambe lui occasionna au genou une foulure qu’elle crut d’abord légère ; mais, dans l’espace de quelques heures, le mal fit des progrès rapides, et, le soir, la pauvre sylphide avait perdu ses ailes ; le soir, elle était étendue sur sa causeuse, d’où, malgré les soins empressés des praticiens les plus célèbres, Larrey, Jules Cloquet et autres, elle ne put jamais se relever, — du moins pour reparaître à l’Opéra.

{p. 178}

Sophie Fuoco §

L’antipode de la précédente. Brune, vive, d’une figure piquante et mutine, elle débarquait de Milan avec un nom d’heureux augure — fuoco, feu, — que l’on eût dit fait pour elle. Ses débuts eurent lieu dans Betty, un ballet que Mazillier avait fabriqué avec la Jeunesse d’Henri V, d’Alexandre Duval, et dont Ambroise Thomas avait composé la musique. Dans une revue de l’année 1846, on chantait ce couplet, d’une forme douteuse, auquel l’événement donna raison, du reste :

Cette Betty, vaille que vaille,
Croit faire à l’Opéra grand feu ;
Mais j’ai peur que Fuoco ou feu,
Ce ne soit qu’un fuoco de paille.

Fanny Cerrito §

Léon Pillet succédant à Duponchel, avait été accueilli avec enthousiasme. Duponchel re-succédant à Léon Pillet, — avec Roqueplan pour associé, — fut ré-accueilli avec plus d’enthousiasme encore.

{p. 179}Pour ne point laisser refroidir ce sentiment, la nouvelle direction s’empressa d’engager la Cerrito et Saint-Léon.

Ce dernier, — violoniste distingué, chorégraphe ingénieux et mime remarquable, — était le Perrot de la néo-Carlotta.

On lui commanda le ballet de la Fille de Marbre. Livret, musique, décors, costumes, tout fut entrepris en même temps. Tout était prêt avant deux mois.

La Fille de Marbre réussit. La musique d’Adam réussit ; les pirouettes de Saint-Léon réussirent ; la débutante réussit. Or, pour réussir à côté de Carlotta, il ne fallait pas être boiteuse.

***

Fanny — ou Francesca — Cerrito était née à Naples, en 1821.

Son père était une sorte de vieux caporal non moins tendre que dévoué.

Rien ne se pouvait comparer à l’admiration que le brave homme éprouvait à l’endroit de sa fille.

Il ne la désignait jamais que sous le nom de la Divinita.

A Londres, où Fanny avait fait florès avant de venir à Paris, il avait ses poches pleines des vieux chaussons de la Divinita, des couronnes qu’on lui avait {p. 180}jetées, des déclarations amoureuses que lui avaient adressées tous les princes de l’Europe et des engagements fabuleux qu’elle avait méprisés. Il produisait, il étalait tout cela ; il s’en faisait gloire et honneur. Il ne marchait qu’escorté d’une demi-douzaine de gardes-du-corps, — triples claqueurs italiens attachés à sa personne et chargés de chanter les louanges de sa fille !…

Celle-ci avait trop d’intelligence et de ballon pour permettre au bonhomme de transporter chez nous ses façons d’outre-Manche. Depuis longtemps, d’ailleurs, son nom était populaire à l’Opéra ; et, quand elle y battit ses prodigieux entrechats, elle y retrouva d’anciens amis. Dès 1838, plus d’un habitué de la salle de la rue Le Peletier avait pris la route de Milan pour applaudir la merveille de la Scala, et, plus récemment, fait le voyage de Londres, pour assister à ce pas fameux exécuté par Marie Taglioni, Carlotta Grisi, Lucile Grahn et la future remplaçante de ce brelan d’astres en pied…

Cet assaut de jambes fut une lutte dans laquelle il n’y eut pas de vaincues : le passé, le présent, l’avenir y recueillirent les mêmes bravos…

D’imprudents amis faillirent bien, par exemple, compromettre, en cette circonstance, la Cerrito et son succès…

N’avaient-ils pas imaginé d’imprimer en lettres gigantesques et d’afficher à l’intérieur du théâtre un sonnet en l’honneur de leur Divinita !…

{p. 181}La grâce et l’agilité de celle-ci firent heureusement oublier la fâcheuse impression produite par ce dangereux hommage.

***

La Cerrito était petite et dodue. Elle avait la poitrine très sortie et très blanche, les bras ronds et d’un contour moelleux, les yeux bleus, le sourire facile, la jambe forte, le pied petit, mais épais, la chevelure blonde, mais rebelle. En outre, elle n’avait pas sa pareille pour saluer le public, après un écho applaudi, et pour le remercier de la bouche et du regard, en plaçant sa main sur son cœur.

Elle créa successivement, à la rue Le Peletier, la Vivandière, le Violon du diable, — où l’instrument de Saint-Léon lui donnait la réplique, — Stella ou les Contrebandiers, et enfin Gemma, qu’elle signa en collaboration avec Théophile Gautier.

En 1850, elle se sépara de son mari, dont elle cessa de porter le nom.

En 1854, elle se retira de la scène.

On pouvait lire, il y a quelques années, dans les Petites-Affiches :

« Par convention, en date du 20 avril 1877, madame Fanny Cerrito, veuve de M. Arthur Michel, dit {p. 182}Saint-Léon, demeurant à Paris, avenue d’Eylau, 149, a vendu à MM. Cadbury frères, de Birmingham, un agencement de boutique, sis à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 90. »

Nadedja Bagdanoff §

Diplomate, danseuse et Russe de haute école.

Rosière, — à ce qu’elle disait, — par dessus le marché.

Jamais personne ne se donna autant de mouvement pour être remarquée.

Figurait-elle dans un pas de trois ou de quatre, après son écho, la scène n’appartenait qu’à elle : elle se campait résolument sur le premier plan, et cherchait tellement à accaparer les regards qu’il n’en restait rien pour les autres. Ses camarades se plaignirent, et l’intéressante accapareuse dut renoncer à son esprit de conquêtes — ou partir ; elle préféra partir. Elle choisit, pour retourner en Russie, un moment favorable : celui où Sébastopol venait de tomber sous les armes françaises. A Saint-Pétersbourg, elle se posa en victime de sa nationalité et prétendit qu’on avait voulu la faire danser au bénéfice des blessés de l’armée victorieuse ! On la crut, on vint la voir, la plaindre et l’applaudir. Elle était enfin prophète quelque part : prophète dans son pays !

{p. 183}

La Signorita Priora. §

Fille de l’Italie et du signor Priora, maestro di ballo. Cheveux très noirs, œil très noir, sourcils très noirs, petites moustaches très noires. « Quatre noirceurs, ajoutent les Petits Mémoires de l’Opéra, qui donnent ordinairement de l’expression à une figure et qui n’en donnaient aucune à la sienne. »

Regina Forli. §

Celle-là n’avait d’exotique que le nom. C’était l’ancienne petite Héloïse Guérineau, qui, au premier acte de la Gipsy, représentait Elssler enfant. Jolie maigre ; tête fine sur un col de cygne ; talent un peu grêle. Elle était devenue Italienne en Allemagne, — à la cour de Brunsvick, dit-on.

La Senora Guy Stephan. §

Une Espagnole. Spécialité de castagnettes. Oiseau de passage.

{p. 184}

Carolina Rosati. §

Née à Bologne en 1827, elle avait fait, en 1850, une apparition à Paris, dans la Tempesta, à la salle Ventadour. Elle n’était alors que demi-étoile à Her-Majesty’s-Theater, à Londres, dont Lumley avait la direction simultanément avec celle de notre Théâtre-Italien. A son entrée en scène, le soir de son début, son pied se prit dans une costière et faillit s’y briser. Il fallut l’emporter dans sa loge, et ses représentations interrompirent leur cours.

Trois ans plus tard, madame Rosati, qui, comme Cerrito, prenait sur l’affiche la qualité de madame, — contrairement à toutes les traditions du corps de ballet, où il n’y a que des demoiselles, — madame Rosati, dis-je, nous revenait dans Jovita, de Mazillier et Delabarre, et elle y allait alle stelle.

Elle jouait ensuite — et je souligne le mot — le Corsaire et la Fonti, où elle témoignait des plus éminentes qualités dramatiques. C’était, en effet, une mime d’une rare et vivante passion, en dépit de sa taille un peu épaisse et de ses allures un peu lourdes. Comme danseuse, par exemple, elle se fatiguait facilement, avait l’haleine courte, et se voyait dans l’obligation de se ménager, de se reposer…

Elle n’en faisait pas moins recette.

{p. 185}A l’une de ses rentrées, elle fut ensevelie sous une avalanche de fleurs.

Un de ses adorateurs dut même lui envoyer son bouquet à domicile, ne voulant pas, sous prétexte d’admiration, risquer d’assommer son idole. Ce bouquet, d’une grosseur paradoxale, fit émeute devant le magasin de la fleuriste chez laquelle il fut exposé. En guise de collerette en papier, il était entouré d’une cravate de dentelles d’une valeur de douze mille francs.

Amalia Ferraris. §

Quand, en quatre enjambées, comme un tourbillon, elle traversa la scène de la rue Le Peletier, — le 11 août 1856, dans les Elfes, du comte Gabrielli et de M. de Saint-Georges, — la partie était gagnée, et un nom de plus était inscrit au Livre d’Or de la noblesse artistique de l’Opéra.

Amalia Ferraris n’était danseuse qu’au théâtre.

A la ville, dans son petit appartement de la rue de Provence ou de la rue de la Victoire, — je ne me rappelle plus au juste, — on l’eut difficilement dérangée de sa polenta, de son rizotto, de ses ravioli — et de son mari.

Un ménage modèle, en vérité.

{p. 186}Philémon et Baucis rajeunis. Baucis emportait le public jusqu’aux frises, avec ses prodigieuses élévations, dans Marco Spada, dans l’Etoile de Messine, dans Graziosa. Philémon, en managger habile, encaissait les rayons de cette gloire et s’occupait à les placer conformément aux intérêts de la communauté.

Théophile Gautier et Ernest Reyer avaient écrit, pour Amalia Ferraris, l’un, le livret, et l’autre, la musique de Sacountala, et rien ne pouvait rendre la langueur d’amour, les ruissellements de perles, les bruits d’oiseaux, le lute délicat et barbare de ce poème en action, digne du roi Soudraka.

Tous les personnages de ce ballet hindou, avaient des noms en a. ainsi qu’il convient à des gens qui ont figuré dans le Ramayana et dans le Mahâbhârata.

Gautier entreprit d’en raconter l’intrigue dans son feuilleton du Moniteur.

Mais il s’interrompit dès après la première colonne :

« Je suis obligé de m’arrêter, déclara-t-il à ses lecteurs ; il n’y a plus d’a dans les casses de l’imprimerie. »

On me permettra de ne citer que pour mémoire les noms de mesdemoiselles Fioretti, Boschetti, Salvioni, Mourawief, Granzow, etc.

{p. 187}Leur passage n’a pas laissé de traces sensibles à l’Opéra.

Il n’aura guère servi qu’à constater la persistance de M. Perrin, — cet administrateur dont la réputation fut si singulièrement surfaite, — à aller chercher à l’étranger des sujets d’une valeur contestable, alors qu’il avait sous la main des artistes, comme mademoiselle Beaugrand, auxquelles il n’avait qu’à donner l’occasion de s’affirmer dans des créations dignes de leur talent.

{p. 188} {p. 189}

IX
L’escadron volant de la rue Lepeletier.
§

Évocation. — Les quatre filles Aymon : Schlosser, Poussin, Maupérin et Mercier. — Lilia Monselet et les Bluettes anti-mondaines d’une danseuse. — Zina Richard. — Fanny Génat. — Francine Cellier. — Quatrain à l’occasion de ses débuts au Gymnase. — Troisvallets. Simon, Rousseau, Thibert, Saville. — Anna Rust. — Madame Petit. — Un mot de Roqueplan. — Pilvois et Carabin. — Est-il du Jockey ?… — Louise Villeroy. Gentlewoman de nom et d’armes. — Madame mère. — Marconnay. — Noblesse de pif. — Hérivaut ou Hairiveaux. — Leçons de boxe. — Stoikoff. — Les deux Fiocre — Un mot de Xavier Aubryet. — Pilatte, Fonta, Morando, Baratte, Lamy. — Léontine Beaugrand. — Vers de danseuse. — De minimis non curat prætor.

… Et, comme je sortais du Cid ou de Sigurd, — à moins, toutefois, que ce ne fût de la Korrigane ou de la Farandole, — les yeux encore pleins des minois {p. 190}des jolies filles qui s’y trémoussent, il me sembla qu’au lieu du boulevard, poudroyant de lumières et de foule, j’avais devant moi cette cour de l’ancien Opéra, qui s’ouvrait sur la rue Drouot, avec sa corbeille de verdure appauvrie et gémissante, son petit jet d’eau pleuraicheur et son encadrement formé par les architectures nobles de l’hôtel Choiseul.

Je revoyais l’entrée des artistes, étroite comme un tuyau d’égout ; la loge qu’emplissait à moitié le monumental fauteuil en cuir vert de la mère Monge, et, à côté de ce fauteuil, le poète sur lequel mijotait le café au lait ou la soupe aux choux dont plus d’une de ces demoiselles n’était point fâchée d’accepter une assiettée ou une tasre…

Puis, poussant la porte du tambour qui commandait tous les escaliers des coulisses, se répandant dans ces escaliers, — trottinant, pépiant, fredonnant, riant, décachetant des billets doux, respirant des paquets de fleurs, grignotant des sucreries ou des pommes, — toute l’envolée de ces charmantes créatures, les amours et le plaisir du Paris de ce temps-là, qui étaient la lumière, le mouvement, la vie, l’allégresse de la pauvre vieille bâtisse, et qui ont disparu avec elle dans un tourbillon de flammes, de fumée et de cendres !…

C’étaient Schlosser, Poussin, Maupérin et Mercier, que l’on avait surnommées les Quatre filles Aymon, sans doute parce qu’il devait leur être beaucoup pardonné ; Zina Richard, qui allait s’appeler madame {p. 191}Mérante ; Lilia Monselet, qui avait signé une brochure « à sensation » intitulée : Bluettes anti-mondaines d’une danseuse ; Fanny Génat, qui méditait de quitter le ballet pour le drame, et cette aimable Francine Cellier. qui avait l’air si comme il faut, qui écrivait des lettres si spirituelles aux journaux pour s’excuser d’être expropriée si souvent, et qui se préparait à jouer la comédie au Gymnase, où, le soir de son début, le quatrain suivant courait la salle :

Du premier rang au dernier
De l’orchestre, on se démène
Pour voir l’effet que Cellier
De plus près fait de la scène.

C’étaient Troisvallets, Simon, Rousseau, Thibert, Saville ; Anna Rust, une fillette privilégiée, musicienne comme sainte Cécile, et d’une sagesse si éclatante, que « les machinistes eux-mêmes se montraient poiis avec elle ! » et l’excellente madame Petit, laquelle n’avait que le défaut d’être la légitime épouse de l’un des comparses du théâtre, — ce qui faisait dire à Roqueplan :

— Une danseuse mariée sent mauvais.

C’étaient Pillevois et Carabin : celle-ci, la femme qui sait le mieux recevoir de Paris, — un de ses bals a assez fait de tapage dans Landerneau, — celle-là, {p. 192}demandant volontiers à quelqu’un qui lui parlait de Garibaldi :

— Est-ce qu’il est du Jockey, ce monsieur ?

***

C’étaient encore, — et octroyons-leur l’honneur de la vedette, auquel elles avaient droit, du reste sur l’affiche, — c’étaient :

Louise Villeroy §

petite-fille de Marie-Madeleine d’Étrimont et de Louis de Villeroy dont l’acte de naissance portait — carrément — la particule.

De la famille qui a donné un maréchal à la France ?

Hum ! nous le présumons d’autant moins qu’il y avait une maman Villeroy, — à lunettes, à cabas et à châle boiteux, — qui eût été digne de poser devant l’objectif d’Halévy pour la photographie de madame Cardinal. Dans tous les cas, une jolie blonde (je ne parle pas de la maman) avec de grands yeux {p. 193}bleus enamourés et rêveurs. Comme ballerine, beaucoup d’étoffe, mais peu de santé. Je lis dans le journal le Fouet, en date du 7 juin 1868 :

« Tous les goûts sont dans la nature. Richelieu a aimé les chats ; Henri III, les chiens ; madame Sass, Castelmary. Nous comprenons la seule faiblesse qu’ait jamais éprouvée mademoiselle Villeroy : elle a tendrement aimé, pendant plusieurs années, un petit hérisson qui, d’ailleurs, lui témoignait toute la joie qu’il ressentait à se savoir le préféré d’une aussi charmante créature. »

De Marconnay §

Encore une gentlewoman.

Les « bonnes petites camarades » qui ne respectent rien, — pas même les quartiers de la marquise de Prétintaille, — prétendaient que deux de ses ancêtres se ressemblaient à un tel point, que, pour les distinguer et pour reconnaître celui auquel elle avait accordé ses faveurs, une reine des temps jadis s’était vue dans l’obligation de faire une marque au nez de l’heureux privilégié.

« Noblesse de pif ! » disait-on dans l’avant-scène des troisièmes, — côté cour ou côté de la Reine, — réservée à celles de ces demoiselles, qui, ayant terminé leur travail, voulaient assister à la fin de la représentation.

{p. 194}

Hérivaut §

ou Hairivaux, — la sœur cadette d’Esther Duparc, une demi-mondaine qui vécut et mourut comme Marie Duplessis, et qui eut donné en souriant son dernier louis à un pauvre.

Grande, distinguée, gracieuse. Un profil ravissant. Les yeux légèrement de travers, ce qui donnait à sa physionomie une expression parfois étrange, mais non sans charme.

Les jambes bébêtes, par exemple. Surtout en homme. Un pied chinois, et, malgré sa petitesse, d’une netteté de contours qui est passée en proverbe à l’Opéra.

Le marquis de Massa lui apprenait la boxe ; mais, quand les leçons particulières étaient trop orageuses, elle allait à Fontainebleau se reposer aux lanciers de la garde, dont le beau comte de M… était le plus élégant officier.

Stoikoff §

Une Russe qui avait l’air de pleurer sur les malheurs de la Pologne : marbre moulé sur les plus purs {p. 195}chefs-d’œuvre de la statuaire antique, — mais gâté, lorsqu’il s’animait, par une respiration trop courte et par une certaine gaucherie dans les genoux.

D’une excellente tenue. Très pieuse. Fort attention, née pour sa mère, qui n’était pas drôle tous les jours.

Par malheur, dépourvue de toute espèce de chance : jamais quelqu’un en scène ne prenait, comme on dit, un billet de parterre, sans qu’elle ne fût de la partie. A l’orchestre, on l’avait baptisée : le Niagara. A cause de ses chutes, parbleu !

Louise Fiocre §

Perdué par l’embonpoint. Une tête adorable. Ah ! si seulement son talent s’était augmenté en proportion de ses jambes — et de ce qui s’en suit !

Veuve, aujourd’hui, du ténor Colin, qu’elle épousa en 1869, et qui mourut d’une pleurésie en 1872.

Signe particulier : un filet de vinaigre dans le caractère.

Eugénie Fiocre §

Un nez pour lequel il eût fallu faire Fa[ILLISIBLE]quer un parapluie.

{p. 196}Mais quelle plastique à se mettre à genoux devant — et derrière !

Vous la rappelez-vous dans le maillot de l’Amour, du ballet de Pierre de Médicis ?

— Saprebleu ! disait Aubryet, je prendrais bien cet amour de fiocre à l’heure !

Pilatte §

Bonne personne. Danseuse médiocre. Maigre comme une tringle à rideau.

— Son nez, affirmait une amie, rappelle ces triangles qui sont plantés au milieu d’un cadran solaire.

Laure Fonta §

Ci-devant Laure Poinet ; ci-devant Laura Fonti. Excellente élève de l’excellent professeur Petipa. Devenue jolie à force de volonté. Des épaules qui auraient demandé à être plus remplies. Une Fenella accomplie dans la Muette. Talent sérieux, vigoureux, plein d’assurance et de correction, d’une précision de mesure hors de pair. Dansant deux genres parfaitement différents : le genre noble et les variations

{p. 197}Mademoiselle Fonta a pris sa retraite voici tantôt deux ou trois ans.

— Savez-vous, demandait mademoiselle Baratte, pourquoi Laure ne sort pas sans gants noirs quand il pleut ?… Eh bien, c’est qu’elle a les bras si longs, qu’elle craint de se crotter les mains en marchant !

Morando §

Une Italienne. D’une fécondité remarquable. Mère de huit enfants, assure-t-on. Faite à peindre et peinte à faire plaisir. Une symphonie en blanc majeur. C’est Baratte qui disait encore :

— Morando, ce n’est pas une femme, c’est une carrière à plâtre.

Baratte §

En voilà une qui a bien manqué de finir comme Emma Livry, et qui doit un fameux cierge à M. de Saint-Georges !

A une répétition du Papillon, le feu avait pris à ses jupes. M. de Saint-Georges s’élança et fut assez heureux pour étouffer ce commencement d’incendie. {p. 198}L’artiste en fut quitte pour quelques brûlures le long des jambes. Elle n’en dansa pas moins, le soir de la première ; mais, en retirant son maillot, la peau partit avec le tricot.

Une langue trempée dans le suc du mancenillier. La gaieté et la peste du foyer. Il est vrai qu’on lui rendait parfois la monnaie de sa pièce. Témoin le mirliton suivant qui lui fut envoyé après la représentation de Moïse :

Vous êtes fort allègre
Et digne de bravos,
Mais vous êtes trop maigre
Pour le sauver des os !

Ce quatrain de contiseur était enfoui dans une touffe de lilas blancs :

Un nid de serpents dans un buisson d’écrevisses !

Lamy §

De la classe de M. Mathieu. Encore une maigre : mais par système. Elle plaçait son déjeuner et la moitié de son dîner à la caisse d’épargne.

On répétait au foyer :

— Lamy ne crache jamais, de peur d’avoir soif.

{p. 199}

Léontine Beaugrand §

Élève de mademoiselle Taglioni. Je crois qu’elle a aussi suivi les cours de MM. Théodore et Mathieu. Si la force, chez une ballerine, n’était pas en raison de la taille, Léontine Beaugrand eût été sans peine la première danseuse de l’École française :

« Il faut voir, dit un de ses admirateurs, quelle perfection mademoiselle Beaugrand atteint quand elle dessine, avec ses petits pieds, les contours de l’orchestre. Aujourd’hui où la chorégraphie empiète sur le domaine de l’acrobatie, et qu’à la légèreté et à la grâce on a substitué l’énergie et la force, il faut savoir gré à une artiste de ne pas tomber dans ces excès fâcheux et de chercher moins à étonner qu’à plaire.

Mademoiselle Beaugrand, d’après l’auteur de Derrière la toile (Albert Vizentini, 1868), est travailleuse, très forte d’exécution et de correction, la seule de l’Opéra qui sache danser une variation de violon. C’est merveille de la voir suivre les coups d’archet et marquer la mesure, de ses petits pieds, avec un rythme, une précision, une grâce des plus louables ! Toujours en colère, d’un nervoso qui allonge son petit nez, elle n’a d’autre signe particulier que d’adorer les pralines. »

{p. 200}Une figure sympathique dans son incorrection, d’une magie subtile et attirante ; une inépuisable bonté ; un esprit délicat, pénétrant ; assez ferrée sur l’orthographe, sur la rime et sur la mesure, pour répondre à une camarade qui lui avait envoyé son portrait :

Le gentil croquis que tu m’as donné !
On dirait à le voir si léger, si fidèle,
Que c’est avec ton pied, ou, mieux, avec ton aile,
Que, pour me l’offrir, tu l’as dessiné.
***

… C’était, — et à celle-là je ferai une place à part, — c’était cette mignonne Giuseppina Bozzachi qui débutait, à quinze ans, dans Coppélia, le joli ballet de Delibes : enfant sublime ! Chaste comme une Muse, elle ne cherchait dans son art que l’attrait de son art même. Dans l’onnêteté de son cœur, elle ne se voyait pas séparée par sa profession des classes que l’Église admet à ses pratiques et reçoit dans son sein. Jamais elle n’avait songé qu’elle eût à se repentir d’être danseuse, et qui sait si, la veille de son début, dans son désir de bien faire, il ne lui était pas échappé de demander à Dieu la grâce de réussir le lendemain ?

Et comme elle réussissait ! Comme elle était heureuse ! Comme on applaudissait ses pointes, son parcours, son ballon, son tacqueté !

{p. 201}Tacqueté ou tiqueté ? On discutait dans la presse. Albéric Second tenait pour tacqueté ; Janin penchait pour tiqueté ; et chacun défendait son mot jusqu’à ce que la guerre arrivait, et qu’elle nous en donnait, en veux-tu, en voilà, du tiqueté et des tacqueté !

***

C’étaient, enfin, les Brach, les Volter, les Villiers, les Ribe…

Et puis, la bande des rats de l’époque : Nini, Salaba, Travers, Bélardel, Jousset, Accolas, Vauthier, Desvignes ; Gauguin, qui aimait tant Régnier, de l’Ambigu ; Guénia, que Faure protégeait ; Subra, la sœur aînée de celle d’aujourd’hui, qui allait jouer la tragédie dans la banlieue sous le pseudonyme de Constance Léger, et qui joue maintenant sous son nom la comédie à l’étranger ; Pourchet qui déclarait si volontiers : « L’Empereur a dit comme ça à mon beau-frère… » Travers, qui obtenait tant de succès dans une romance de sa composition :

J’avais quinze ans et j’étais jeune fille…

et la petite Paillier, qui, complimentée par un abonné {p. 202}sur son minois de bergerette à la mode du siècle dernier, s’écriait en s’adressant aux camarades :

— Comprenez-vous c’ t’ animal-là qui vient me dire que je ressemble à un Boucher !

Où tout cela a-t-il passé ?

On prétend qu’avec les vieilles lunes on fabrique des étoiles neuves…

Mais que fait-on des vieilles étoiles ?

{p. 203}

X
les étoiles d’aujourd’hui.
§

Rita Sangalli. — A Boston. — Par dessus la rampe ! — La femme. — L’artiste. — Son hôtel. — Armes parlantes. — Un mobilier fantaisiste. — Sur les bords du Missouri. — Une traversée sur la glace. — Dénoûment conjugal. — Rosita Mauri. — Chez elle. — Croquis pris au vol. — En Espagne. — Arrivée à Paris. — Commencements difficiles. — Etudes. — Succès. — Vie intérieure. — Pas d’histoire : — Julia Subra. — Une Ophélie engraissée. — Le tailleur de Montmartre. — Les dispositions de la fillette. — Son travail sérieux. — Son brillant examen. — Sa situation actuelle.

Rita Sangalli §

Voici ce qui se passa, certain soir, il y a une quinzaine d’années, au Grand-Théâtre de Boston :

{p. 204}Une jeune danseuse, était en scène, très audacieuse, très ardente et choyée du public comme pas une. Elle s’élançait par grandes envolées, et l’on ne savait où s’arrêterait son élan. Par malheur, sa légèreté l’entraîna ; elle tomba par-dessus la rampe, au milieu de l’orchestre, en jetant un grand cri. Aussitôt le spectacle s’interrompt ; mille autres cris sont poussés ; on se précipite vers les musiciens. Mais on n’a pas eu le temps de respirer six fois que la danseuse, hissée par deux violons, est revenue à son poste, et elle salue le plus gracieusement du monde les spectateurs enthousiasmés.

L’héroïne de ce petit drame entre ciel et terre n’est autre que Rita Sangalli, la diva divinissima de la direction Vaucorbeil, et la créatrice chez nous, de Namouna et de Yedda, deux ballets auxquels leur musique a fait plus de mal que de bien.

A quelqu’un qui lui demandait quelle avait été son impression au moment de son voyage par-dessus bord, elle répondit :

— Je n’ai vu que du feu ! Mais aussi, ce n’est pas ma faute. Pourquoi ce théâtre n’est-il pas plus grand ?

L’enfant avait raison : elle se sentait destinée à de plus vastes scènes, et peu lui importaient les petites misères du présent. D’un accident, elle avait trouvé moyen de se faire un triomphe. L’avenir lui appartenait.

{p. 205} 

***

Rita Sangalli a tenu les promesses de son début. Brune et belle, le visage éclairé de deux magnifiques yeux noirs tout pleins d’étincelles, montrant aux regards une poitrine superbe ; nerveuse, vaillante, infatigable, passionnée pour son art, et, avec cela, toujours le sourire aux lèvres : voilà par quels charmes elle gagne, dès qu’elle paraît, la sympathie du parterre.

Sa danse est un tourbillonnement, un ouragan, un bondissement perpétuels. Les puristes trouvent qu’elle manque de correction ; mais ses partisans lui font un mérite de s’affranchir des règles. Rita Sangalli n’est pas de l’école française, à coup sûr ; seulement, elle brille parmi les étoiles de l’école italienne. Rien n’empêcherait la ballerine d’adopter la devise de Danton : « De l’audace ! de l’audace ! et toujours de l’audace ! »

Ce qu’on ne s’explique pas, c’est qu’elle n’ait jamais pu affronter le public sans une effroyable crainte. Ses victoires passées, loin de la rassurer sur des batailles futures, ne font que redoubler ses terreurs. Elle ne connaît que le bruit des applaudissements ; mais, que voulez-vous ? ce bruit lui est nécessaire. Elle n’est en {p. 206}possession de tous ses moyens que lorsqu’elle se sent portée par le succès.

Il est vrai que le succès la soulève à un tel point qu’un de ces soirs, elle pourrait, encore dépasser la rampe et tomber aux pieds de M. Altès.

***

Rita Sangalli habite, — au bout du Trocadéro, en face la villa Lamartine, où l’auteur de Jocelyn avait enfoui sous les feuilles une sorte de chalet suisse plus original qu’élégant, — Rita Sangalli habite, dis-je, un petit hôtel tout flambant neuf, daté de 1881, qui détache sa façade blanche sur les verdures du bois de Boulogne.

Au fronton de ce buen-retiro sont taillés en pleine pierre un tambourin et une flûte de Pan, armes parlantes de la diva.

Celle-ci, chez elle, est moins italienne que parisienne, et vous la croiriez volontiers originaire des régions correctissimes du faubourg Saint-Germain, n’étaient la grâce féline de son être, son teint chaud et la jolie musique de sa voix.

C’est elle qui adressait la « rectification » suivante à une feuille du matin :

{p. 207}« Monsieur le directeur,

Dans un écho paru dans le numéro de votre journal, à la date d’hier, j’ai vu avec étonnement mon nom figurer parmi les belles petites ayant assisté aux courses.

Je n’étais point à Auteuil ; mais ce n’est là qu’une erreur insignifiante. Ce qui me touche beaucoup plus, c’est qu’en me plaçant au nombre des personnes que je n’ai point à juger, vous commettez une erreur beaucoup plus grave et contre laquelle proteste ma situation artistique autant que ma vie privée.

« Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués,

Rita Sangalli. »
***

Peu bavarde et pas du tout banale, — fermée osbtinément aux indifférents et aux curieux, — et vive, et nerveuse, pourtant, dès qu’on entre en communion d’idées avec elle.

Fantaisiste, avec cela, excentrique, un peu bizarre, ainsi que l’atteste l’aménagement de son salon de réception : meubles cerises et or, où traînent des coussins bleu de ciel ; immenses glaces taillées en losanges, {p. 208}qui reflètent les bougies rose vif du lustre et des appliques, semblables à une floraison exotique…

Tandis que dans le salon voisin, entrevu par ses baies ouvertes, les bougies sont jaunes ; jaunes, les stores, tamisant une clarté orangée, et jaunes aussi les divans contournant la muraille.

Sur ces divans traînent des toiles sans cadre, inachevées, une Mademoiselle Lina, entre autres, nièce, parait-il, de la ballerine :

Mademoiselle Lina, les bras nus jusqu’à l’épaule, la frimousse tout allumée, est en train de manger un œuf à la coque.

Au-dessus d’elle, appendu au mur, un portrait en pied de Rita Sangalli, en costume de danse, la Psyché de la Source, je crois ; arc en main et carquois au dos, les jambes nerveuses sous le maillot et près de bondir du cadre : une toile exposée en 1881 et signée Chassaignac.

Un pastel représentant madame Sangalli mère lui fait face. En peinture, comme chez elle, comme à l’Opéra, Rita vit sous le regard de maman. Je ne sache pas qu’elle s’en plaigne.

Çà et là, au salon rouge, au salon jaune : un Boucher à côté d’un paysage extramoderne, une ravissante aquarelle de Lacoste, le dessinateur de l’Opéra, — et sur le piano, une poupée en porcelaine, engloutie jusqu’aux épaules dans une jarre de soie, de forme antique. Un peu partout, des albums et des partitions, des livres et des broderies, beaucoup de broderies.

{p. 209}Et l’hôte de cette espèce de lanterne chinoise aux reflets multicolores est la femme la plus froide et la plus sérieuse du monde. Elle dirige elle-même sa domesticité, tient ses livres à jour avec la rigidité d’un comptable et distribue les heures de sa journée, en en réservant la plus belle part au travail quotidien.

Car elle a fait construire, chez elle, une salle de danse qui tient tout le second etage de l’hôtel :

Le plancher est incliné, comme la scène de l’Opéra, et aboutit à une glace, d’un seul morceau, qui monte jusqu’au plafond, — pourvue à hauteur d’appui de la barre traditionnelle des classes de danse.

C’est là qu’elle étudie ses pas, deux ou trois heures par jour ; là aussi qu’à l’entendre, elle se trouve le plus heureuse.

Et lorsqu’elle redescend, les joues allumées, les cheveux au vent, trempée comme après une pluie d’orage, elle a l’air d’avoir fait une course folle pour échapper à la poursuite d’un demi-dieu.

Aussi, lorsqu’Halanzier l’emmena pour lui faire visiter la scène du nouvel Opéra :

— Eh bien, est-ce assez grand cette fois ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas, s’en alla au mur de fond de la scène, s’y arrêta une seconde, prit son élan et vint tomber, en trois bon ’s, sur le trou du souffleur, avec la grâce d’une chatte.

Halanzier était ravi et désespéré.

{p. 210} 

***

Elle a donné aussi des preuves d’énergie morale.

A un moment de sa carrière, la gracieuse jeune femme s’était faite impresaria.

Pendant son séjour en Amérique, elle avait réuni une troupe de trente-cinq danseurs et danseuses, — sans compter les violons, et avait voulu tenter la fortune.

Une circonstance fortuite, dès le début de la tournée, faillit ruiner l’entreprise.

Rita Sangalli s’était engagée par traité, avec la direction du théâtre de San-Francisco, à donner, dans cette ville, le 5 janvier 1869, à huit heures du soir, une représentation des Chasseurs noirs, ballet anglais à grand spectacle. Le directeur américain avait fixé le dédit à cinquante mille dollars en cas de retard, et comptait peut-être, à part soi, sur la légèreté de l’entreprise.

Or, on était au 28 décembre, lorsque Sangalli quitta New-York avec sa troupe, et nous savons qu’il y a entre les deux grandes villes huit jours de chemin de fer à toute vapeur.

En route, pour utiliser le temps, toutes les danseuses, assises en rond autour de Sangalli, dans son spacieux vagon américain, répétaient les Chasseurs noirs —  {p. 211}avec leurs doigts : l’index et le médium figurant les jambes ; les violoneux, aux quatre coins du vagon, ràclant les motifs, — et les figures successives du ballet passaient dans les doigts alertes de nos ballerines et sous le bâton imperturbable de Sangalli, qui est, on le sait, une tempiste hors ligne.

Jusque-là, tout allait bien, lorsqu’on arriva à proximité du Missouri : c’était le 5 janvier au matin.

A cette époque de l’année, invariablement, le fleuve est pris, — et le train rapide le franchit, à l’aide de solives pourvues de rails que l’on assujettit sur la glace.

Impossible de passer.

Le temps était doux, la rivière inégalement prise, et la glace ! semblait tout au plus devoir porter un homme.

Le train, venant de San-Francisco, était en arrêt, au loin, de l’autre côté du fleuve, — et nul des voyageurs n’osait risquer le passage à pied.

— Cinquante mille dollars à payer : toute notre fortune ! soupirait madame Sangalli mère. Nous sommes perdues.

— Pas encore ! s’écria Rita. L’article du contrat qui stipule ces cinquante mille dollars en cas de retard oublie de mentionner ma troupe : « Si mademoiselle Rita Sangalli n’arrive pas, dit-il. » J’arriverai !

Et, sans avoir donné à sa mère le temps de répondre, elle s’engagea sur le fleuve, un petit ballot à la main où elle avait mis sa jupe de danse.

{p. 212}Il y avait ainsi trois lieues à faire : toute la largeur du Missouri. Mais de l’autre côté apparaissait la fumée du train de San-Francisco…

Madame Sangalli pleure, crie, appelle. La troupe anxieuse supplie son jeune général. Rita s’éloigne toujours. Alors, tout le monde s’emballe à sa suite, dans son élan, et la compagnie dansante file sur la glace, comme une volée d’oiseaux.

Sur l’autre rive, les voyageurs en panne lorgnent cette bande d’audacieux — où il y avait beaucoup d’audacieuses, — et suivent, haletants, les incidents de la traversée.

Tout le monde arrive sain et sauf, — comme un ouragan, emporté par trois heures de vitesse — , et saute dans le train.

Et le soir, à huit heures précises, on jouait les Chasseurs noirs au théâtre de San-Francisco.

***

P.-S. — On a pu lire dans les journaux du 9 septembre dernier :

Mariage d’étoile.

Hier matin, s’est accompli, sans bruit, dans l’intimité la plus stricte, à l’église Saint-Honoré d’Eylau, le mariage de mademoiselle Marguerite Sangalli avec {p. 213}le baron Marc de Saint-Pierre, secrétaire d’ambassade en inactivité.

La charmante ballerine était très modeste et très recueillie, à l’autel.

Elle portait une toilette de ville très élégante et très simple : robe de soie gris-perle avec chapeau assorti, gris et rose, le tout seyant à ravir.

Témoins de la mariée : le comte Zaremba de Jaracewski, aide de camp honoraire de S. M. le roi d’Italie, et M. Jules Comte, directeur des bâtiments civils.

Les témoins du marié étaient deux de ses amis personnels.

[n.p.n.p.]

Rosita Mauri §

Rue de Provence. Je n’indiquerai pas le numéro. Ceux à qui la charmante danseuse met le diable au corps avec les sauteries espagnoles du Cid n’auraient qu’à venir sous ses fenêtres plumer la dinde ou racler le jambon, — comme l’on dit là-bas, à Burgos ou à Séville, — et voyez-vous tout un quartier de Paris encombré d’amoureux, de guitares et de sérénades ?

Je cueille Rosita Mauri au vol — c’est le mot — au moment où elle va sortir.

Sous le vaste chapeau de peluche aux ailes retroussées qu’ombrage une plume cavalière, des frisons à la mode du jour embarbouillent un front qui n’a rien de rêveur. Les yeux brillent de tous les diamants de la jeunesse. Quelles cabrioles ils exécutent en vous regardant ! On dirait qu’ils tiennent à reproduire, dans la journée, les tours de force auxquels les pieds se livrent, le soir, en leur vivacité rythmée.

{p. 216}La bouche, charnue, décrit un arc redoutable, sans cesse bandé pour décocher les flèches roses de la moquerie. Le nez est malicieux, le menton railleur, le col énergique, et, sous les revers de la robe, sous les bouillonnements de la dentelle du corsage, sous les plis de la jupe, on devine la merveilleuse ligne du torse, le sein fleuri, les hanches rebondissantes, — toutes les splendeurs d’une divinité de la rampe, avec la grâce inconsciente d’une gazelle dans les bois.

***

Pour cadre à ce crayon, un salon bourgeois ! — le salon d’un chef de division en retraite ou d’un négociant qui a fait ses affaires, — mais curieux, eu égard à certains accessoires, à l’égal d’un chapitre des Victoires et Conquêtes.

Aux murs, sur les meubles, partout, des couronnes de feuillage d’or, des banderoles de satin de différentes couleurs, estampées de devises louangeuses ; des bibelots-souvenirs, des bouquets fanés, des corbeilles de fleurs artificielles ou naturelles, — trophées d’hier qui attendent les trophées de demain…

Il n’y manque que les colombes enrubannées que, dans certains théâtres d’Italie, on a lancées à la danseuse.

{p. 217}— Et, quand il n’y a pas de colombes, nous dit celle-ci en riant, on les remplace par des pigeons. J’en ai eu de quoi monter un colombier. Un soir, on me jetait le mâle, et, l’autre soir, la femelle.

— Et que diable avez-vous fait de tous ces volatiles ?

— Nous les avons mangés donc !

Il est vrai qu’en ce temps-là, Rosita Mauri gagnait quatre cents francs par mois, — pour soutenir toute une famille, — ce qui ne lui permettait pas d’émailler son ordinaire de truffes sous la serviette, de cailles en caisse et d’ortolans à la provençale.

***

Je ne sais pas si, dans son extrême jeunesse, Rosita Mauri avait autant de « diplomatie » que mademoiselle Emma Livry…

Mais elle avait non moins de pointes…

Et ces pointes, elle passait son temps à les essayer devant une glace.

Ce fut là, occupée à se faire des mines, que monsieur son père la pinça, un beau matin, à Barcelone, vers 1867. Le papa Mauri était danseur lui-même. Il adorait son art et sa fille. Aussi, malgré une assez vive opposition de sa femme, ne songea-t-il pas un instant à enrayer une vocation aussi clairement {p. 218}manifestée. L’année suivante, le père et l’enfant débarquaient à Paris, hôtel de Saragosse, rue Lafayette. On avait là, moyennant soixante-dix francs par mois, une grande chambre pour tout faire. Soixante-dix francs ! Une somme ! Si l’on songe que toutes les ressources du bonhomme ne s’élevaient qu’à une couple de centaines d’écus !

Notre ami Montjoyeux nous a laissé le croquis exact de ces pénibles commencements de notre étoile :

« Ses études eurent lieu chez madame Dominique. Un travail énorme, incessant, passionné. Un jour, Rosita manqua la leçon. Il faut qu’elle soit morte ! s’écria madame Dominique qui connaissait son élève et la regardait déjà comme un fleuron de sa couronne.

La vie était grave, sévère, presque dure. Il y avait là une partie entamée. Une fois dans le bal, il faut valser. M. Mauri était beau joueur. Quand vint la guerre, les fonds étaient bas. C’était la dernière martingale. Il emmena sa fille à Milan. L’éducation touchait à sa fin : les économies aussi. »

***

Aujourd’hui que ses appointements l’autorisent à se traiter fastueusement, Rosita Mauri se montre d’une sobriété en tous points espagnole : une tasse de {p. 219}chocolat prise au lit, le matin, à neuf heures ; à deux heures, en revenant de l’Opéra, un biscuit trempé dans un verre de malaga ; à six, le dîner de famille. La diva vit, entre son père et son frère, dans une uniformité paisible, recevant quelques abonnés, tapotant un peu du piano, parcourant le volume en vogue, se couchant tôt quand elle ne danse pas, et, comme elle n’oublie jamais de le faire remarquer aux journalistes qui la viennent mettre à la question piquant elle-même ses chaussons de travail…

— Et pas la plus petite aventure ?

— Ma foi, non. A Milan, j’ai étudié avec Penco, et j’ai débuté là-bas dans un ballet intitulé : Le Songe du Vizir. A Paris, je me suis produite dans le divertissement de Polyeucte, M. Halanzier étant venu me chercher à la Scala, où j’avais un engagement…

— Et après ?…

— Plus tard, j’ai repris le rôle de la Sangalli, dans Yedda… Ah ! j’avais une peur, une peur !… Le prince et la princesse de Galles assistaient à la représentation : après le second acte, le prince est descendu me complimenter au foyer…

— Et puis ?

— Et puis, j’ai dansé dans la Korrigane, dans Françoise de Rimini, dans le Cid, — et je vais danser dans les Deux Pigeons…

— Et c’est tout ?

— C’est tout.

{p. 220}Sur quoi je me pris à penser :

Il en est des femmes comme des nations…

Heureuses celles qui n’ont pas d’histoire !

A l’Opéra, on dirait : d’histoires, — et ce pluriel ne paraîtrait pas singulier.

{p. 221}

Julia Subra §

L’Ophélie du foyer de la danse. Ses yeux baissés, aux longs cils, semblent des têtes de colombes. D’un blond léger, tendre et vaporeux. Fluide, éthérée, immatérielle : la tige d’un lis !…

Le lis a fleuri sur la fenêtre d’un tailleur en chambre de Montmartre. Le tailleur était marié. Il avait, en outre, un garçon qui l’aidait dans toutes ses besognes. Dans ce ménage à trois naquirent trois enfants, dont deux filles. Une de moins que chez M. et madame Cardinal. Nonobstant, les époux Subra cessèrent de se montrer inquiets sur l’avenir.

On mit les petites à l’Opéra. A parler franc, Constance, l’aînée, n’avait de dispositions que pour la tragédie. Par malheur, un défaut de prononciation nécessitait chez elle l’emploi de ces boules de caoutchouc par lesquelles nos apprenties Rachel remplacent les cailloux de Démosthènes.

{p. 222}— Constance, lui répétait journellement son professeur, pourquoi ne te sers-tu pas de ces boules ?

— Monsieur Albert, maman ne veut pas : elle dit que ça m’agrandit la bouche.

— Constance, ta mère est une idiote !

Hélas ! plus malheureuse qu’idiote, la brave femme ! car elle n’eut pas le temps de prendre sa part du succès et de la prospérité de sa cadette. Celle-ci, dès son plus jeune âge, quoique chétive et maigrichonne, avait déjà des attitudes et des mouvements d’une grâce toute particulière. Avec cela, douée d’un jugement sérieux. Comme l’on causait devant elle, à la classe, d’une demoiselle qui venait de sauterie pas, — un pas non réglé par Mérante, — et comme quelqu’un demandait :

— Connaissez-vous quelque chose de plus bête qu’une femme qui se donne pour cinq misérables louis ?

— Oui, déclara péremptoirement la fillette : c’est celle qui se donne pour rien.

***

Quand ils ont tant d’esprit, les enfants arrivent vite.

Constatons, cependant, que c’est est en partie à la force de ses pointes que la petite Subra est parvenue {p. 223}à la situation qu’elle occupe, et que, pour y atteindre, elle a consciencieusement travaillé.

Madame Mérante s’y était attachée et lui avait fait réaliser des progrès étonnants lorsque, passant coryphée, elle dut entrer, de par les règlements, dans la classe de madame Dominique.

Ce fut à cette époque qu’on la remarqua dans Don Juan, dans Faust, dans la Muette et dans la Juive.

Plus tard, après un brillant examen passé devant le sanhédrin de l’Opéra, — MM. Vaucorbeil, Meyer, Mérante, Pluque, Régnier, Vasquez, Raymond, et mesdames Righetti, Sanlaville, Piron, Mauri, Fatou, Fonta, — elle fit, dans Hamlet, un éclatant début. Plus tard encore, elle se montra avec le même talent, avec le même bonheur, dans Namouna, dans le Fandango, dans Françoise de Rimini et, enfin, dans Coppélia, qui avait valu les jolis vers suivants à la poveretta Giuseppina Bozzacchi. Des vers que, ma foi, l’on pourrait, avec un peu de bonne volonté, appliquer sans désavantage à la ballerine actuelle :

Son corps grand, dans le ciel bleu,
Flotte au vent comme une flammèche,
Prise à la mousseline sèche ;
On dirait une fleur de feu.
Elle est folle et pensive un peu.
Son pied fin, que la rampe lèche,
Pique le sol comme une flèche,
Et ses mains sont pleines de jeu,
{p. 224}Elle est enfant, mais elle est fée,
De neige vêtue et coiffée
De clair de lune, comme il sied.
Dansant les rondes éternelles,
Les anges, s’ils avaient son pied,
Ne voudraient plus porter des ailes
***

La diva Subra est douée d’une physionomie intéressante, — sentimentale et ingénue, — sous laquelle se tendent des muscles et une volonté de fer. La mignonne a dû se chanter, comme la Chonchon de la Grâce de Dieu :

A l’Opéra, je serai reine !
En satin j’aurai des souliers,
Du vermeil, de la porcelaine,
Des laquais à tête africaine
Et des commandeurs à mes pieds !

J’ignore si ses laquais ont « la tête africaine » ; mais je sais qu’elle a pignon sur rue, argenterie au panier, vins à la cave, diamants à l’écrin, chevaux et voitures à l’écurie. Je sais qu’elle vient d’acheter une bicoque de cent mille francs pour y remiser la vieillesse de son papa. Je sais qu’elle a pour grande maîtresse de {p. 225}sa maison l’excellente maman Sacré, qu’elle admet à l’honneur de monter dans ses carrosses et d’avoir tabouret en sa cour ; la maman Sacré, une ancienne amie de Montmartre, qui s’en va sans cesse répétant :

— Ah ! si sa pauvre mère pouvait voir tout cela !

Je sais encore qu’elle a ses historiographes pour nous apprendre que sa loge est une cage charmante, bien digne de l’oiseau qui l’habite, avec un papier doré de couleurs éteintes, de bons meubles capitonnés, des fleurs rares et des bibelots précieux ; qu’elle a un peu engraissé, depuis ses débuts, ce qui la complète d’une façon fort agréable pour les yeux ; qu’elle travaille la musique, qu’elle aime la littérature ; que, chez elle, on vient lui faire des conférences sur les œuvres anciennes et modernes des maîtres en tous genres ; qu’elle étudie les langues étrangères, — y compris le flamand et le wallon, — et que sa vie est remplie par les occupations d’une femme de goût et d’une femme d’esprit.

Je sais, enfin, qu’elle a pris pour devise : Anvers e contre tous.

Il paraît, du reste, que cette ville de Belgique ne tient pas une place médiocre dans les affections de la petite Subra ; car on entend souvent ses camarades lui dire :

— N’est-ce pas que tu fais cas, hein, d Anvers ?

[n.p.n.p.]

XI
Le corps de ballet actuel.
§

A travers les sujets : mesdemoiselles Sanlaville, Invernizzi, Monchanin, Fatou, Annette Mérante, Piron, Righetti, Montaubry, Biot IIe, Bussy, Hirsch, Adèle Mérante, Biot IIe, Lecerf, Grangé, Keller, Adriana, Sacré, Salle, Testa, Moïse, Lapy, Bernay, Ottolini, Mercédès, Roumier, Stilb, Lobstein. — A travers les coryphées : mesdemoiselles Vendoni, Jourdain, Rat, Violat, Bourgoin, Moris, Vignor. Khan, Désiré, Pamélar Ie, Pamélar IIe, Grandjean Ie, Méquignon, Leppich. — A travers les quadrilles : mesdemoiselles Desprez, Deschamps, Poulain, Blanc, Laurençon, Hayet, Meyer, Martin, Tremblay, Grandjean IIe Sandrini, Mafioli, Corzoli, Perrot, Prince Ie, Prince IIe, Marchisio, Sonendal, Van Gœuthen, Rossi, Campion, Darde, Franck, Monnier, Buret, Laine, Sergy, etc., etc., etc.

{p. 228}

A travers les sujets. §

Marie Sanlaville §

Au foyer, on l’appelle Sent-la-Pipe. Ingénieuse et délicate plaisanterie ! N’est-ce pas dejà à l’Opéra, du reste, que Caroline Duprez, madame Vandenheuvel, avait été baptisée madame Vend-des-Navets ?

Marie Sanlaville est de Lyon : comme les frères Lionnet, ajoutait la petite Paillier, qui passait pour avoir l’esprit de Rivarol et de Champfort.

Une jolie figure de sainte-n’y-touche, alors qu’au commencement, elle jouait les « demoiselles à marier. » Aujourd’hui qu’elle porte le travesti comme Déjazet, — n’a-t-elle pas remplacé Mérante dans Yedda, — elle a pris un peu les allures et la physionomie de l’habit. Excellente danseuse d’ensemble ; classique ; la meilleure mime de la maison. Canotière infatigable : on en sait quelque chose chez Fournaise à Chatou. Mère d’une grande fille qui travaille la comédie, au Conservatoire, et dont elle semble la sœur jumelle. Aux cartes, sa couleur préférée est le pique…

Vous voyez bien que, quand je m’y mets, j’ai presque autant d’esprit que la petite Paillier !

{p. 229}

Mademoiselle Invernizzi §

Une Italienne qui aurait figuré avec avantage à l’exposition du Blanc et du Noir. Bistre et camélia mêlés. Très charmeresse, très distinguée : assez musicienne pour exécuter une fugue ; assez comédienne pour se la faire pardonner. Léonide Leblanc, son amie, lui a appris à se tenir avec les personnes comme il faut. La séduction dans la correction. D’une propreté de Flaman le dans les relations extérieures. Une chatte qui ne demande pas mieux que de chiper des confitures, mais qui ne veut pas se poisser les pattes ni se barbouiller le museau.

Mademoiselle Monchanin §

Une santé florissante comme l’Athènes de Périclès ou comme la Rome des Césars. Une chevelure brune, ondée et profonde comme la mer. Des yeux caressants et fous en leur flamme alerte. Pour bouche, un trait de carmin vivant et souriant. La gorge un peu haute, ainsi qu’il sied aux femmes de qualité. Les extrémités fines comme un article de Monselet à jeun…

— Et des attaches ?…

{p. 230}— Officielles avec le gouvernement. Autrefois, du moins. Aujourd’hui, mademoiselle Monchanin s’efforce de faire oublier son passé politique. Elle a conservé, néanmoins, des goûts assez présidentiels. C’est ainsi que, comme M. Grévy, elle ne s’occupe plus que de Bébé…

Seulement, le sien n’est pas un canard.

Mademoiselle Fatou §

Un de mes voisins à l’orchestre me disait, l’autre soir, pendant le divertissement de la Juive :

— Tenez, regardez-moi Fatou…

Elle sait danser, celle-là !…

Il est vrai qu’elle n’est pas jolie. Mais à quoi diable lui servirait-il de l’être ? Mariée, des enfants, emmélassée dans la popote et la famille !…

Et tranquille, et rangée, et économe, et prévoyante !..

Aussi ne sait-elle pas sourire…

Eh bien ! cette absence de sourire lui fait plus de tort que son physique : voilà où mène la conduite !…

Pour le reste, elle a tout : parcours, pointes, élévation. Grand style. Exécution remarquable. Construction très fine et très ferme. Considérez, je vous prie, qu’elle ne s’enlève jamais sans avoir fondu au préalable !…

{p. 231}En somme, une ballerine accomplie, si seulement elle consentait à se laisser guillotiner.

Annette Mérante §

La nièce du prince Charmant de tous les ballets de l’Opéra. Experte en son art, comme son oncle, comme son père, qui fut longtemps chargé de la classe des garçons ; mais affligée d’un défaut dont elle n’a jamais pu se corriger. En termes de métier, elle est en dedans.

Etre en dedans, c’est avoir toujours ses genoux trop près l’un de l’autre, ce qui ne permet pas à l’artiste de se développer et de faire oublier au public la torture qu’elle s’impose, malgré le sourire de rigueur.

Beaucoup de respectability, à la ville comme au théâtre. Un museau de levrette. Un physique vieillot : du moins, à ce que prétend un journal…

Et quand on pense que ce journal, — que j’ai ici, sur ma table, — porte la date du 12 avril 1868 !

{p. 232}

Mademoiselle Piron §

Bordelaise. Aussi pimentée que les écrevisses à la sauce de sa ville natale. Non moins aphrodisiaque que certains « morceaux choisis » de son illustre homonyme. Les allures harmonieuses et décidées de Diane chasseresse ; la taille, les bras, les jambes et les épaules de Diane au bain : moins cruelle pour Actéon. Célèbre par les démêlés qu’elle eut, dans le temps, avec la petite Testa…

— A quel propos ?

— Tiens, à propos d’Actéon, donc !

Blanche Righetti §

— Hop ! hop !… Hé ! là-bas !… Gare donc !

C’est une voiture qui file à travers les avenues du Vésinet, conduite par une jeune femme habillée avec goût.

Le cheval a du sang. Le domestique, assis à l’arrière, est boutonné dans une livrée de bonne compagnie. Pour monter et pour descendre, pour s’installer sur le coussinet surélevé, pour caresser du fouet la croupe de sa bête, la jeune femme a des mouvements, {p. 233}des attitudes qui restent toujours dans la ligne. Une écuyère ou une danseuse possède seule de ces grâces d’Etat.

Celle-ci n’est autre que mademoiselle Blanche Righetti, une transfuge du Théâtre-Lyrique qui a su s’acclimater à l’Opéra, retour de Londres. Elle ne manque pas d’école ; mais c’est une fausse légère. Par exemple, un œil, une langue, un entregent ! Des amis partout ! Jusque sur les marches des trônes !

Au Vésinet, elle a l’approbation de la marchande de journaux, laquelle n’a pas sa pareille pour faire — ou pour défaire — la réputation de ses administrées.

Sa propriété, où elle reçoit des princes et des fils de roi, n’affecte point ce luxe d’aménagement qui fait crier les dames des commerçants en rupture d’épicerie. Sa mère a sa chaise capitonnée à l’église. Et Dieu sait ce qu’elle a brûlé de cierges pour que « la petite » réussît, quand il s’est agi pour celle-ci de reprendre le rôle de l’abbesse, dans Robert !

Et voilà, maintenant, Righetti qui s’en va !

Comme Fonta, comme Beaugrand, comme Annette comme Adèle Mérante !

Ah ça ! on lui a donc offert un portefeuille ?

{p. 234}

Mademoiselle Montaubry §

Si les blondes sont deux fois femmes, elle est femme deux fois et demie.

C’est une cousine de l’ex-ténor de l’Opéra Comique. C’est aussi une des anciennes de l’Opéra. Elève du papa Mathieu. En 1866, elle sortait des coryphées pour passer petit sujet. Vous avez bien lu : en 1866. Et elle avouait dix-huit ans, pour qu’on ne lui en donnât pas plus de vingt.

Faite au moule : un moule susceptible de développements. Avez-vous remarqué ses mains ? Un pur chef-d’œuvre ! Elle a été très en vue à l’ancien Opéra. Vous rappelez-vous la Nubienne, de Faust ? Ses succès ont été universels ; car sur un pilier calciné de l’hôtel Choiseul, on a trouvé écrit :

« O Montaubry, que tu es belle ! Je ne t’aurai jamais ! Pauvre pompier ! »

Alice Biot §

Intelligente et agréable personne. Travaille beaucoup. Existence simple et régulière. Pourquoi insinue-t-on qu’elle a quelques points de ressemblance avec certain boulevard, percé par un préfet de la Seine dont il porte le nom ?

{p. 235}

Marie Bussy §

Tout ce qui est petit est gentil…

Bussy ne fait pas mentir ce proverbe, dont Monchanin, du reste, justifie la rallonge :

Mais tout ce qui est grand est charmant.

Remarquablement proportionnée dans sa minuscule personne.

Les cheveux du soleil. Des yeux qui cabriolent pour s’amuser, et qui doivent joliment faire les affaires du diable. Et caillette, oh ! mais caillette ! Et prompte à coudre la pièce au trou comme on dit ! En entrant, un soir, au foyer, mademoiselle Mercédès demande :

— Devinez où j’ai passé ma journée ?… Au Jardin des Plantes… Mon Dieu, oui : je suis allée voir les animaux…

Bussy, sans avoir l’air d’y toucher

— Tout le monde va bien dans ta famille ?

Mélanie Hirsch §

Quand on s’appelle Mélanie de son petit nom, le moyen de ne pas être brune !

Le nez kalmouck. Des yeux qui demandent {p. 236}l’aumône à la porte d’un couvent de Carmes. Une bouche dans laquelle les dents ne sentent pas le renfermé.

Sa famille vit de l’Opéra. Le père y était, je crois, musicien à l’orchestre ; le fils y tient un second ou un troisième violon ; la fille y danse, — depuis douze ans, — avec beaucoup de légèreté, et Dieu sait avec quelle chaleur, quel amour et quelle conviction !

C’est une pirouette vivante, un jeté-battu en jupon, un rond de jambe en maillot, un entrechat passé femme !

Elle danse partout. Elle danse toujours. J’imagine qu’elle doit se relever, la nuit, pour répéter une variation « dans le simple appareil, » entre le bougeoir éteint et les meubles intimes !

Par exemple, sa conversation ne fait pas beaucoup de bruit au foyer.

Je puis, toutefois, vous assurer qu’elle a infiniment d’esprit… dans l’orteil, et qu’elle cause très agréablement… pour les yeux.

Adèle Mérante §

Elle appartient à cette famille où chacun naît avec du talent.

Des quenottes à croquer des pommes — ou des lingots.

{p. 237}Entripaillée comme il convient, dirait Panurge dans Rabelais.

Le nu lui irait comme un gant.

Biot IIe §

A l’orchestre, on l’appelle familièrement la Sous-Préfète. Peut-être est-ce à cause de sa sœur. Mademoiselle Biot IIe est restée éloignée du théâtre pendant un laps assez prolongé. Ne me demandez pas la cause de cette absence. Je serais obligé de copier Arnal. Dans je ne sais plus quel vaudeville, comme il était en train de raconter sa traversée de Calais à Douvres :

— Et la mer, questionnait quelqu’un, vous ne nous parlez pas de la mer ?

— Monsieur, la mer était grosse.

Et l’excellent comique s’empressait d’ajouter :

— Ceci soit dit sans intention de porter la moindre atteinte à sa réputation.

Mademoiselle Lecerf §

Ni belle, ni laide : entre les deux. Un talent honnête. Une physionomie insignifiante. Mademoiselle {p. 238}Lecerf vit sous l’aile de son frère, danseur lui-même à l’Opéra. Tout en elle est irréprochable comme un roman de Georges Ohnet. Pourquoi ne l’a-t-on pas décorée ?

Mademoiselle Grangé §

De ces figures dont on ne dit rien et qui n’en disent pas davantage. La mère travaille à la manufacture des tabacs. La fille en profite pour priser les messieurs à tabatière d’or contrôlé par le poinçon de l’Etat. Elle devrait pourtant se rappeler, avec la Cazilda de Ruy Blas :

Que, parfois, la vieillesse se gagne par les yeux,
Et qu’on vieillit plus vite à voir toujours des vieux.

Mademoiselle keller §

Une tête d’un ragoût surprenant ; des traits d’une délicatesse infinie ; des yeux longs comme ça, — comme ça, — COMME ÇA !!!

Comme taille, une liane, diraient les poètes.

Une aiguille à carder les matelas, disent les bonnes petites camarades.

{p. 239}

Mademoiselle AdrIana §

Un peu fade. On se moque d’elle à cause de sa façon de s’habiller. De fait, elle vous porte une perruque à petits tire-bouchons !…

Mademoiselle Sacré §

Une gentille fillette, qui a eu le malheur de voir sa mère rendre quelques services de cuisine à la divinissime Subra. Celle-ci, qui a la reconnaissance de l’estomac, s’est rappelée, au faite des grandeurs, les consciencieuses soupes aux choux et les mirotons nourrissants que la famille Sacré partageait avec elle alors que, pauvre et famélique, elle descendait prendre sa leçon, de Montmartre. Elle a élevé la maman Sacré à la dignité de grande maîtresse de sa maison et la fille à celle de demoiselle de compagnie. De ce jour, la petite étoile a disparu dans le flamboiement de l’astre, et n’a plus rien conservé en propre que son goût pour les gens barbus. Histoire de donner raison à la chanson de Thérésa : Rien n’est sacré pour un sapeur.

{p. 240}

Mademoiselle MoIse §

Un profil qui arrive du Sinaï en ligne… courbe. Mais si gracieuse en dépit de ce bec de corbin ! Israélite, nécessairement. Au foyer, on dit même : juive !

Mademoiselle Lapy. §

Entre deux âges. Plus près de celui qui ne s’avoue pas. Elle a longtemps désespéré tous les prétendants. L’un de ceux-ci a été, enfin, plus adroit ou plus heureux que les autres. D’où l’expression : Trouver Lapy au nid.

Mademoiselle Bernay §

Ouvrez le premier dictionnaire de géographie venu, vous y trouverez :

« Bernay, chef-lieu d’arrondissement de l’Eure, 7,643 habitants. »

L’arrondissement y est bien, parfois ; mais le dictionnaire exagère le nombre de ses habitants.

{p. 241}Ouvrez l’Evénement du 13 février 1882, vous y lirez :

« Mademoiselle Bernay, aimable personne. — Très simple et très rangée. — Excellente mère de famille, »

Ouvrez, enfin, le Plutarque des Dames, ou Etrennes aux Oisifs, publié, en l’an de grâce 1831, par Paul Domère, libraire, rue du Cimetière-Saint-André-des Arts ; vous y rencontrerez, à l’adresse de mademoiselle Marsolier, « élève de Terpsychore à l’Académie royale de musique », ce couplet qui pourrait, à bon droit, s’appliquer également à mademoiselle Bernay.

Air : MUSE DES BOIS

Jeunes amants, elle fuit votre hommage :
Vieux soupirant doit être son vainqueur.
Vous la blâmez, mais ce trait, à son âge,
Fait, selon moi, l’éloge de son cœur.
Car elle croit qu’il faut à la vieillesse
Faire oublier l’heure de son trépas,
Et qu’on doit voir la main de la jeunesse
Toujours de fleurs semer ses derniers pas.
{p. 242}

Mademoiselle Salle §

Un petit lion fauve qui lèche ses griffes au souvenir de la proie d’hier et dans l’espoir de celle de demain.

« Avait beaucoup de bijoux jadis ; mais les bijoux sont allés faire leurs vingt-huit jours. Elle s’est empressée de se rejeter dans la carrosserie : la carrosserie a remisé. Elle est seulette et pleure… »

L’auteur de cet article ajoute avec galanterie :

« Vous faut-il un consolateur, mignonne ? »

J’incline à croire qu’elle n’en a point manqué et que l’on a pu, depuis, voir plus d’une fois Salle comble à l’Opéra.

Mademoiselle Testa §

L’ennemie intime de mademoiselle Piron.

Pourquoi cela ?

Imitez Diogène : allumez une lanterne — en plein midi — et cherchez !

{p. 243}

Isabelle Ottolini §

Aussi brune que sa sœur est blonde. La taille moins fine que le crayon de Grévin. Une bouche qui tient tout ce que les yeux promettent. Le petit mendiant de la Korrigane. Une des poissardes de Tabarin. Un peu popoue ; un peu bougon ; vit, de préférence, chez elle, où, en fait de gens de qualité, elle ne reçoit que le ménage Pluque. Il paraît qu’elle a de la voix et qu’elle travaille le chant à ses moments perdus. Toutefois, musicalement parlant, je la suppose douée de goûts au moins bizarres. Quelqu’un lui demandait :

— Lequel préférez-vous, de Delibes, de Métra, de Salvayre ou de Saint-Saëns ?

— En fait de musique, répondit-elle, je n’aime que celle d’Artus.

Mercédès §

Lorsque l’on se nomme de ce nom, onse doit à soi-même d’avoir les cheveux de la Dolorès Seral, les yeux de Lola Montès, les hanches de la Petra Camara et le salero de toutes les trois…

La senorita n’y manque point. Elle était jadis sage {p. 244}comme une image. Par malheur, l’occasion, l’herbe tendre, les cabinets particuliers, les mauvaises connaissances…

C’est par les huitres qu’on commence,
C’est par les gosses qu’on finit.

Mademoiselle Roumier §

Des cheveux comme une vapeur d’or ; des yeux d’un bleu de bluet, qui en disent plus long qu’ils ne sont grands ; un nez, Pradier sculpsit ; des dents de jeune louve affamée. Elève du sieur Mathieu. Elle a commencé dans les quadrilles d’enfants. Plus tard elle est restée quelque temps sans danser. Cause de cet éloignement : une phlébite déterminée par un accident assez commun chez ces demoiselles.

A la suite de cet accident, un gentilhomme d’argent déposa dans la layette un contrat de rente de six mille francs.

L’existence retirée et calme d’un petite rentière : une élégance sans tapage ; un caractère qui nese livre pas.

Opinion des camarades :

— Franche comme un jeton.

{p. 245}

Marie Stilb §

Il y a une douzaine d’années, comme l’on mettait Freyschutz en scène, M. Emile Perrin, alors directeur de l’Opéra, remarqua un enfant de huit à dix ans qui marchait fort adroitement sur les coudes et répétait à merveille le rôle d’un gnome dans le fameux tableau de la Fonte des balles :

— Qui es-tu, toi ? interrogea le directeur.

— Moi, m’sieu, je suis un Stilb, répondit le gamin fièrement.

Mon Dieu, oui : les Stilb ! Une dynastie ! Comme les Mérante et les Laurençon !

Marie et Henriette sont de la famille.

La première eut jadis maille à partir avec l’administration pour cause de caquetage trop bruyant et de froufrou trop décolleté au foyer où, cependant, l’on ne se montre point par trop bégueule à cet endroit.

Elle fut même, pour un temps, si j’ai bonne mémoire, « consignée » à la porte de ce foyer, « exclue de toute figuration », mise à pied, en un mot, et il ne fallut rien moins qu’une requête des clubmen de l’orchestre pour qu’il lui fût permis de franchir de {p. 246}nouveau le seuil qui, de la loge de madame Monge, conduisait alors sur la scène.

Et ce fut à cette occasion que l’excellent Colleuille prononça ces paroles mémorables :

— Mesdemoiselles, à l’Opéra, quand une personne qui se respecte tient à jurer, elle doit se contenter de dire f…, et passer outre.

Henriette Stilb §

— Ce sont les deux sœurs, dit Philippe d’Aulnay à Buridan, au premier acte de la Tour de Nesle.

— Tant mieux, riposte Buridan, nous serons beaux-frères.

Henriette Stilb fut choisie et préférée entre trente-six de ses compagnes pour doubler Christine Nilsson, lorsque celle-ci créa Faust à la rue Le Peletier.

— Comment, allez-vous vous récrier, une petite « élève des quadrilles » remplaçant la prima donna du chant ?

Certes, oui. Qui n’a remarqué, dans l’apothéose du dénouement, Marguerite, transfigurée en ange tout au fond du décor et comme dans les limbes ? Eh bien, c’était Henriette Stilb, qui, en 1869, représentait la Marguerite de l’apothéose.

{p. 247}C’est la plus séduisante des blondes comme sa sœur est la plus succulente des brunes. Celle-ci, taillée en pleine chair : une duchesse. Celle-là, une petite bourgeoise de pâte tendre : on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Ne vivent-elles pas ensemble depuis qu’elles se sont séparées, l’une de mademoiselle Accolas, et l’autre de mademoiselle Castio ?

Mademoiselle Lobstein §

De la dernière promotion. Il n’y a pas si longtemps, elle était dans les mioches. Un examen récent l’a fait sortir du rang. Gentillette ; mais je ne crois pas qu’elle ait inventé le zundnadelgewehr ou la machine à vider les lapins. Quelqu’un lui demandait :

— Vous êtes Allemande, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

Et elle ajouta naïvement :

— Est-ce que cela se voit de la salle ?

[n.p.n.p.]

a travers les coryphées. §

Mademoiselle Vendoni §

Une Italienne ?… — Dame ! la terminaison du nom semble l’indiquer… Mais vous savez : il y a du macaroni qui se fabrique dans le faubourg Saint-Denis et dans le faubourg Saint-Martin.

Toute joliette et toute jeunette.

Du diable si je puis me persuader qu’elle a déjà donné la réplique dans la scène de Plaute ou de Térence :

Heu ! miseram !
Differor doloribus ! Juno Lucina, fer opem !
— Numnam, illa, quœso, parturit ?
{p. 250}

Mademoiselle Jourdain §

Je ne crois pas qu’elle descende du Bourgeois gentilhomme. Non plus du fleuve de Palestine qui joue un si grand rôle dans l’histoire des Hébreux. Un soir qu’elle avait eu « des mots » avec une de ses camarades, quelqu’un dit à cette dernière :

— Méfie-toi ! Jourdain parle de t’arracher la figure.

L’autre, qui est gentille, riposta :

— Eh bien, si c’est pour l’échanger contre la sienne, elle ne pourra qu’y gagner.

Mademoiselle Rat §

Les allures et le museau de son nom : celui-ci, éveillé et fureteur ; celles-là, trottinantes et frétillantes. Sans compter les petites dents aiguës et voraces des rongeurs, — de ces dents qui semblent dire aux gens, comme Musette à Durandin, dans la Vie de Bohême :

— Monsieur, vous n’avez pas un fils ou un neveu, que je le mette sur la paille ?

{p. 251}

Mademoiselle Violat §

Très appétissante. Je crois qu’elle vit tranquillement avec son père qui est chef des comparses. Mais pourquoi diantre les autres l’appellent-elles Tœnia ?

Mademoiselle Bourgoin §

Nini, dans l’intimité. Fanatique de la sculpture. J’estime qu’elle est d’âge à rentrer dans la réserve…

Mademoiselle Moris §

Oh ! quant à celle-ci, elle pourrait rentrer dans la territoriale !

Mademoiselle Vignon §

Mam’zelle Gavroche. Pas méchante ; mais bruyante, remuante, encombrante ! Un parlement sans vacances ! Et du vice ! Quand on lui flanquait une amende, {p. 252}elle s’en venait pleurer misère auprès de tous les abonnés. Ceux-ci s’apitoyaient et mettaient volontiers la main à la poche : soit, une pièce blanche, par ci ; soit, un jaunet, par là ! Et la petite Vignon encaissait sans broncher ! Et elle trouvait si bien à se faire des rentes, qu’elle s’attirait des amendes exprès pour avoir l’occasion de continuer ce trafic avantageux ! Et, quand il n’y avait pas d’amendes, elle sollicitait tout de même :

— Un petit louis, s’il vous plaît ?

L’administration, prévenue, mit un terme à ces contributions indirectes.

Elle menaça la petite Vignon d’une expulsion immédiate, si on la surprenait encore en délit de mendicité.

Or, un soir que la fine mouche avait, dans l’une de ces collectes, récolté une centaine de francs :

— J’espère, lui dit une camarade, que tu vas me rendre les trente sous que tu m’as empruntés l’autre jour…

— Moi, repartit la petite Vignon, payer mes dettes & à seize ans ! Ah ça ! à vingt-cinq, je payerais donc celles des autres ?

{p. 253}

Mademoiselle Khan §

Ou Cane. Physique entre le zist et le zest. Je lis dans Panserose :

« Elle a un ami et un enfant…

Elle a déclaré l’un…

L’autre n’a pas osé se déclarer lui-même. »

Mademoiselle Désiré §

L’honnêteté en personne. Mais quoi ! rien de ce qui excuserait une faute : ni beauté, ni attraction, ni diable au corps. Une fille qui fait de la vertu dans le vide.

Pamélar Ire & Pamélar IIe §

Voici ce qu’on raconte sous le couvert :

Un soir, un directeur voit une de ses artistes arriver, éplorée, dans son cabinet. Sa petite sœur, qui ne la quittait jamais d’une semelle, lui marchait derrière les talons en larmoyant à l’unisson. L’ainée, au milieu de ses pleurs :

{p. 254}— Monsieur, je viens vous prévenir qu’il me sera impossible de travailler de quelque temps…

— Et pourquoi cela, ma chère enfant ?

La fillette, ouvrant son manteau avec un grand geste tragique et un sanglot immodéré :

— Hélas ! je vais devenir mère !

— Diable !

— Et ce qu’il y a de plus affreux, c’est que mon père me tuera !… Oui, il me tuera !… Je suis perdue !

— Voyons, ne vous désolez pas !… Je verrai votre père, je lui parlerai, je lui ferai entendre raison… Il vous pardonnera, j’en suis sûr… Mais comment avez-vous pu faire ?… Avec votre petite sœur, qui était sans cesse à vos côtés ?…

Ici, la petite sœur s’avance…

Et, ouvrant son manteau avec le même geste et le même sanglot :

— Ah ! monsieur, pendant que vous y serez, intercédez aussi pour moi !

Mademoiselle Grandjean §

Toujours de celles grâce auxquelles on pourra graver l’inscription suivante sur le fronton de l’Opéra :

aux femmes fécondes la patrie reconnaissante.

{p. 255}

Mademoiselle Méquignon §

Comme Subra, elle descend de la rue des Abbesses ; mais avec des résultats différents. Sans doute est-ce parce qu’elle a accroché plus d’une fois son chapeau, légèrement cabossé, aux ailes du moulin de la Galette, au lieu de le déposer délicatement, — embouqueté d’une brindille de fieur d’oranger, — entre les mains d’un financier considérable.

Ah ! les parties fines et carrées que l’on faisait avec mademoiselle Ducosson, — une ancienne qui a quitté l’Opéra, — avec certain ténor aujourd’hui marié (un ténor qui prise, pouah !) et certain baryton devenu le patron d’une boîte à musique importante !

Les artistes, il n’y a que cela !

Et plus ils sont des Batignolles ou de Montmartre, plus mademoiselle Méquignon leur prodigue les trésors d’une tendresse à nulle autre seconde.

C’est à rééditer le quatrain que l’on fit autrefois sur mademoiselle Bourgoin, de la Comédie-Française :

Un camarade à cette belle
Dit : Pour me refaire, il me faut
Prendre quelque chose de chaud.
— Prends mon… cœur, répond-elle.
{p. 256}

Mesdemoiselles Leppich Ire, IIe & IIIe §

Elles me rappellent la fille d’un brave vigneron d’Argenteuil, devant lequel on parlait de certaines jeunesses du pays qui avaient mal tourné.

— Ah ! fit-il en hochant la tête, c’est que, quand les jeunes filles vont aux vignes…

— Et votre fille, lui demandai-je, elle n’a pas encore vendangé ?

— Non, me répondit-il gravement : elle ne commencera que l’année prochaine.

{p. 257}

A travers les quadrilles. §

Mademoiselle Desprez §

Blonde comme l’aurore. Un pastel de Lawrence. D’un effet impétueux et irrésistible aux lumières. Un nez dont les narines palpitent comme des ailes de papillon à l’aspect d’un nœud de cravate au-dessus d’un gilet en cœur.

Aussi a-t-elle pris pour ami un gentleman qui, au point de vue des goûts de la séduisante ballerine, pourrait, à ce que l’on prétend, rivaliser avec Gordius.

Par exemple, il n’y a pas de danger que mademoiselle Desprez imite jamais à son endroit les procédés expéditifs d’Alexandre de Macédoine.

{p. 258}

Mademoiselle Deschamps §

L’antithèse de mademoiselle Desprez.

Il paraît qu’elle a dû un instant quitter la danse pour le chant. J’ai cherché à me renseigner sur ses chances de réussite et sur la nature de sa voix.

— C’est, m’a-t-il été répondu, le plus beau rhume qu’il nous ait été donné d’entendre.

Un de nos confrères ; dont la tendresse pour ces demoiselles n’excède point celle d’une entrecôte de restaurant à trente-deux sous, nous apprend que mademoiselle Deschamps « est affligée d’un léger bobo » aux environs de l’appendice nasal.

Il ajoute, — et ici l’entrecôte a l’air d’avoir servi dans la cavalerie :

« On dit même que ce bobo a un correspondant autre part. »

On demande l’adresse exacte de ce correspondant.

Mademoiselle Poulain §

Intelligente, accorte. Par exemple, elle aime trop les danseurs. On l’a pincée souvent, dans les couloirs, en train de se faire expliquer par l’un d’eux les mystères du double renversement.

{p. 259}

Mademoiselle Blanc §

S’appeler Blanc et avoir l’épiderme de la Vénus noire !

Amère ironie du sort !

Inséparable de Violat : oh ! si l’amitié pouvait blanchir la peau !

Mademoiselle Laurençon §

Encore une noiraude. La taille fuselée. J’ai constaté qu’il y a des dynasties de danseuses, depuis les Mérante jusqu’aux Stilb. Les Laurençon en constituent une des plus estimées en province. Il y a des Laurençons qui ont gigotté avec gloire à Lille et à Bordeaux, à Marseille et à Nantes, à Strasbourg et à Avignon. Il y a une Laurençon qui s’est trémoussée avec honneur à la Porte-Saint-Martin. Ce n’est pas celle qui nous occupe. De celle-ci, je ne connais rien ; sinon qu’elle doit être de la famille, et que, comme telle, elle pourra sans doute résumer sa carrière dans la brève épitaphe de la sauterelle de Pompéi : Saltavit et placuit. « Elle a dansé et elle a plu. » Une fonction et une qualité, dont la première n’est pas indispensable, mais dont la seconde est rigoureusement nécessaire à l’Opéra.

{p. 260}

Mademoiselle Hayet §

Une toute jeune fillette. Son père était un chanteur applaudi. Sa mère donne des leçons de piano et des concerts.

Mademoiselle Mayer §

Une crue inquiétante. On redoute un débordement. A mesure que la fille enfle, la mère maigrit. Un bilboquet en deux personnes.

Mademoiselle Martin §

Ex-Victoria Marta. Une joue un peu de travers. Toujours charitables, les camarades l’ont baptisée Gueule-en-Biais.

{p. 261}

Mademoiselle Tremblay §

Elle aurait pu, — comme dit Joseph Prudhomme, — apporter plus de discernement dans le choix de ses affections.

On se rappelle ce mot d’une lorette de Gavarni à sa compagne qui pleure sur le résultat d’une faute :

— Comment !… Encore une fois !… Ah ça ! c’est donc une enceinte continue !

C’est le corps de ballet de l’Opéra parisien qui est une enceinte continue !

Mademoiselle Tremblay n’a pas voulu, il y a deux ans, humilier, en se distinguant d’elles, mesdemoiselles Lapy, Biot, Rat, Vendoni, Khan, Pamélar, Roumier, Bernay, etc., etc. Je suis loin de le lui reprocher. Je lui en voudrais davantage d’avoir porté, pour un temps, des dessous, — bas, pantalons, corsets, jupons, — qui ne rappelaient qu’imparfaitement la nuance de la « robe légère », dont il est question, sur une mélodie charmante d’Hérold, dans un opéra de Planard.

Une de ses amies ne m’a-t-elle pas affirmé lui avoir entendu soupirer, en mettant à l’envers une chemise qu’elle avait conservée près de quinze jours à l’endroit :

— Ah ! ma chère, qu’on est à son aise dans du linge blanc !

{p. 262}

Mademoiselle Grandjean IIe §

Plaçons-la à côté de la précédente : il y aurait de la férocité à séparer Damone de Pythiasse et Orestie de Pyladine.

Mesdemoiselles Sandrini, Maffioli, Corzoli §

Elles sont, comme cela une ribambelle en i : Invernizzi, Ottolini, Vandoni, Maffioli, Corzoli, — et cœteri !

— Des Italiennes ?…

— Dame ! si je m’en rapporte au début de cette tirade de Buridan, au premier tableau de la Tour de Nesle :

« J’ai fait vingt ans la guerre aux Italiens, les plus mauvais coquins que je connaisse…

» J’ai fait vingt ans l’amour aux Italiennes, les plus rusées ribaudes que je sache… »

{p. 263}

Mademoiselle Perrot §

Le père et le frère dansent à l’Opéra. La mère a dansé à la Gaîté. Avec talent, avec succès. La famille habite Bois-Colombes. La fille est avenante et tranquille. Elle tient de maman pour le décorum et de papa pour le jarret. Le dernier examen, où elle a témoigné de brillantes qualités, l’a fait passer petit sujet en compagnie de mesdemoiselles Méquignon et Rossi.

Mademoiselle Prince Ire §

Belle créature. Elle porte haut. Fragment de conversation entre deux demoiselles du même quadrille :

— Oh ! Prince, elle pose toujours… Elle posait déjà, étant toute petite… Et, quand elle sera vieille, elle posera…

— Des sangsues.

Mademoiselle Prince IIe §

Elle raffole de la musique et cultive le piano à queue.

{p. 264}Par exemple, elle change fréquemment d’instrument.

Mais quoi ! l’arithmétique ne nous apprend-elle pas que le résultat d’une opération reste le même quand on intervertit l’ordre des facteurs ?

Mademoiselle Marchisio §

On peut lui appliquer ce couplet d’un pont-neuf du bon vieux temps :

Fuyant Minerve pour Plutus,
Toujours sa règle favorite
Est qu’en son foyer, les vertus
Ne font pas bouillir la marmite.

Très capiteuse et très savoureuse, du reste. Une caille arrondie dans des émincés de lard. Emincés par trop épais même, si j’en crois les petites camarades. Celles-ci l’ont, en effet, baptisée du titre, légèrement modifié d’orthographe, de l’un des meilleurs livres d’About : elles l’appellent la Graisse contemporaine.

{p. 265}

Mademoiselle Sonendal §

Du midi… et demi. Cuisine à l’huile et à l’ail. Une haleine d’un bouquet ! La souris du gigot ou le chapon de la salade !…

Jadis, elle portait des chemises de grosse toile, avec de gros cordons au col…

Maintenant, elle vous a des toilettes !…

Quoique Bordelaise, il paraît qu’elle adore le cidre. Parce qu’il ne se boit qu’en pichet. Toutefois, elle ne comprend que les pichets sérieux.

Mademoiselle Van Gœuthen §

Un modèle, — pour les peintres. L’Evènement nous fournit ce renseignement, qu’elle fréquente volontiers la brasserie des Martyrs, le café de la Nouvelle-Athènes et l’estaminet du Rat-Mort. Panserose ajoute :

« Sa mère…

Mais non : je n’en veux plus parler…

{p. 266}Je dirais des choses à faire rougir ou à faire pleurer ! »

Faire pleurer un gaillard du poids de Panserose !…

Diable !…

Mesdemoiselles Rossi, Campion, Darde, Franck §

Elles n’ont pas attendu, pour entrer dans la carrière, que leurs aînées n’y fussent plus. Les coryphées de demain. Mademoiselle Rossi l’est déjà, ainsi que mademoiselle Régnier, depuis l’examen du mois dernier. Mademoiselle Campion se contente d’être fort jolie. Mademoiselle Franck pareillement, avec des tendances coupables à l’embonpoint. Mademoiselle Darde a de grosses lèvres : des rebords de potiche — pas diurne !

Mesdemoiselles Monnier, Buret, Lainé, Sergy, Mante, Comte, Vaugotte, Régnier, etc., etc. §

J’imagine que toutes ces petites filles ont dû sortir {p. 267}de pages, — c’est-à-dire de la classe de madame Théodore, — depuis que ce présent volume est sous presse.

Tous les six mois, en effet, — et, principalement, en janvier, — ont lieu les examens qui décident des avancements, des augmentations d’appointements, des triomphes ou des déceptions.

Ces examens sont passés, d’ordinaire, par devant un jury intime composé des directeurs Ritt et Gailhard ; de MM. Mayer, administrateur général ; Mérante, maître de ballet ; Vasquez et Soria, danseurs soli, — et, enfin, de quelques personnalités féminines de la maison.

Les mères des élèves sont là, dans la salle, formant un public remuant et tapageur, d’où jaillit, à chaque minute, cette exclamation que Vernet modulait d’une si amusante façon dans le Père de la Débutante :

— C’est ma fille, monsieur !

Et il n’est pas une de ces braves dames qui n’ajoute avec l’enthousiasme traditionnel :

— N’est-ce pas qu’elle est étonnante pour son âge ?

***

Il est certain que ces « petits prodiges » exécutent, avec une gravité imperturbable et une irréprochable précision, des pas difficiles, compliqués, et des {p. 268}ensembles qui exigent une discipline et une application qu’on ne rencontre pas aisément au théâtre.

Toutes ces qualités, par malheur, semblent acquises au détriment des dons, au prix des grâces de l’enfance.

Ces gamines — de dix à quinze ans — ont, en effet, l’air fatigué et renseigné des grandes filles.

Vous chercheriez en vain chez elles la naïveté de ce rat du temps passé, lequel s’écriait à tue-tête :

— Maman, maman, j’ai une souris dans mon maillot !… Il faut aller chercher un chat pour l’attraper !

Non, certes, — et, pour ma part, je ne puis voir leur mine chattemite et évaporée à la fois, sans me rappeler ce crayon de Grévin, où un gommeux interroge deux morveuses :

— Qu’est-ce que vous faites, mes petites chattes ?

— Le jour, nous sons chez nos parents : le soir, nous allons au théâtre…

— Et après ?

— Ça s’dit pas.

{p. 269}

XII
Le foyer de la danse
§

A la rue Le Peletier. — Décoration. — Aspect. — Habitués. — Le général Bugeaud et la Révolte au Sérail — Un bataillon en jupons. — Sous le second empire. — Ces messieurs ! — Le foyer actuel. — Ses magnificences. — Ce qu’on n’y voit plus. — L’esprit de ces demoiselles. — Leur intelligence. — Leur éducation. — Ce qu’elles savent d’histoire et de géographie. — Poulet galant. — Les Marcheuses. — Mademoiselle Antier. — Mademoiselle Souris. — Les Filles de magasin. — Le directeur Thuret — Un équipage sous enveloppe. — Une mère inflammable. — Comment elles vivent. — Comment elles finissent. — Celles qui se marient — Celles qui se retirent. — Celles qui disparaissent. — Où les neiges d’antan ?

Pauvre salle de la rue Le Peletier ! Avec la fumée de l’incendie, se sont dispersées les dernières traditions d’un monde dont l’Empire fut le dernier représentant. {p. 270}Vous souvient-il, quand on montait sur le théâtre, du beau suisse vert et écarlate, tout brodé d’or, l’épée au côté, le chapeau en bataille, les armes de l’Empereur sur la poitrine ? Comme il vous montrait que vous entriez dans une bonne maison, où la tenue était obligatoire !

Je sais bien que, pris dans son ensemble, ce vieil Opéra n’était pas aussi spacieux, aussi commode, aussi magnifique que le nouveau. Le foyer de la danse n’y brillait ni par le luxe, ni par le confort : c’était une grande pièce attenante à l’hôtel Choiseul, assez mal éclairée, meublée d’une banquette en velours rouge usé, garnie de boiseries ouvragées à la mode du siècle dernier et décorée de glaces au cadre enfumé, écaillé, aux baguettes d’or terni. Pour tout ornement, pour toute relique, on y conservait un buste en marbre de la Guimard, posé sur une simple colonne en bois peint…

Oui, mais sur cette banquette s’était assis, dans ces glaces s’était reflété tout un monde de causeurs et de promeneurs dont on retrouverait difficilement la monnaie parmi les habitués de l’époque actuelle : Balzac, Janin, Gautier, Méry, Roger de Beauvoir, Rolle, Altaroche, Roqueplan, le baron de Bazancourt, Lireux, Perpignan, Romieu, Aguado, les Rothschild, de Saint-Georges, de Lesseps, Halévy, Adam, Boyer, Waëz, Gozlan, Eugène Guinot, les deux Reybaud, Taxile Delord, Amédée Achard, Albéric Second, de Boigne, de Dreux-Brézé, Lautour-Mézeray, Berlioz, {p. 271}le prince Tufiakin, le colonel Montaigu, M. Schickler, lord Hertfort, Chaix-d’Est-Ange, Eugène Lamy, Isabey, Gavarni, les Escudier, les Batta, etc., etc.

Comme Ruy Gomez de Sylva :

… J’en passe, — et des meilleurs !

Quand ce ne serait que l’illustre soldat qui devait être le duc d’Isly.

Celui-ci, le soir de la répétition générale de la Révolte au Sérail, — les répétitions générales avaient lieu à huis clos et n’étaient pas, comme aujourd’hui, de vraies premières représentations, — celui-ci, disons-nous, qui n’était alors que général, se trouvait dans les coulisses, avec un de ses amis, le comte Courand.

A un mouvement mal exécuté par le bataillon d’amazones que commandait mademoiselle Taglioni, le vieux grognard ne put retenir un énergique : Sacrebleu !…

Mademoiselle Taglioni se retourna :

— Ma foi, dit-elle, si vous voulez commander à ma place ?…

— Pourquoi non ?

— Eh bien, voici mon épée…

— Ah ! grand merci : j’ai la mienne.

Et voilà le futur maréchal qui tire sa lame du fourreau, se place devant le bataillon féminin, et avec sa voix de stentor et sa brusquerie de troupier, fait {p. 272}évoluer ces jeunes recrues trotte-menu, aux blanches épaules, aux minois chiffonnés, comme il eût fait marcher de véritables grenadiers aux vieilles moustaches et aux épaulettes de laine.

Elles défilaient au pas, portaient les armes, les présentaient, croisaient la baïonnette, formaient le carré et simulaient une guerre avec fusillade, charge et tout l’accompagnement !…

Le général s’approcha, à la fin, du capitaine Taglioni :

— Permettez-moi de vous féliciter de tout mon cœur. Sacrebleu ! c’est affaire à vous ! On dirait que toutes ces gaillardes-là ont vu le feu…

— Et le loup, ajouta le comte Courand, en prenant le menton du premier venu de ces carabiniers imberbes.

***

Sous le second empire, on rencontrait au foyer de la danse le marquis de Massa, le marquis de Caux, les Montreuil, Davilliers, Saint-Léger, Des Varannes, Duperré, Fitz-James, Poniatowski, père et fils ; le marquis de Toulongeon, le baron Lambert, M. de Saint-Pierre, Persigny, le colonel Fleury, le maréchal Bosquet, le comte Arese, les Aguado, le comte Walewski, Mérimée, le comte Lepic, le comte de La Redorte, La Bourdonnaye, de Bernis, Fontenilliat, {p. 273}Narischkine, Demidoff, de Gouy, Hamilton, le père Auber, qui se réveillait à tous les entr’actes pour aller faire un brin de cour à la plus jolie ; le comte de Saint-Vallier, A. de Vogué, Scépeaux, d’Overschie, les Fould, Delahante, Magnan, Blount, etc… Joignez à cette courte énumération le corps diplomatique, la maison de l’Empereur, le monde officiel, et comparez le foyer de ce temps-là avec le foyer de ce temps-ci, dans lequel certains inconnus entrent le chapeau sur la tête et les mains dans les poches !

***

Superbe, en vérité, ce foyer d’aujourd’hui, avec ses colonnes cannelées, son lustre de bronze doré, les peintures de ses panneaux et les médaillons de son plafond.

Seulement, tout abonné des trois jours a le droit d’y pénétrer, — il n’y a qu’à montrer sa quittance à Louis, — et, pour ne citer personne, l’on y coudoie trop de marchands de cuirs, de marchands de voitures, de marchands de tableaux, de marchands de paroles, de marchands de santé et de marchands d’argent.

Aussi est-il aussi peu recherché qu’il était fréquenté jadis. Sauf les petites, qui cherchent fortune, les danseuses sérieuses et établies ne descendent qu’au dernier moment, pour mettre leurs chaussures et essayer quelques temps avant d’entrer en {p. 274}scène. Quant aux étoiles, elles reçoivent dans leurs loges. On ne les voit plus, comme à l’époque d’Albéric Second et de M. de Boigne, arriver à la barre, un petit arrosoir à la main, et l’extrémité des jambes emmaillotée dans des guêtres en coutil, destinées à protéger contre toute souillure leurs bas couleur de chair et leurs chaussons de satin.

***

On aurait tort, du reste, de croire que ce foyer de la danse, — dont le nom seul sème d’étranges picotements le long des notaires de province et des « bons jeunes gens » de Paris, — soit un lieu où l’on « fasse des mots » comme dans une pièce de Dumas ou de Gondinet.

Le corps de ballet de l’Opéra s’inscrit en faux contre l’expression populaire : Bête comme ses pieds.

A l’Opéra, les pieds seuls ont de l’esprit.

Quant à leurs propriétaires, écoutez ce qu’en pensait, — voici déjà tantôt trente ans, — un de leurs plus spirituels historiographes :

« La plus belle intelligence ne résiste pas à deux années de cabriolet.

La danseuse sait lire, écrire et compter… sur ses doigts. A la rigueur, elle eût pu se passer de l’écriture. L’écriture, c’est du luxe. La danseuse reçoit des {p. 275}lettres : elle n’en écrit jamais. Elle ignore jusqu’à la forme du gouvernement sous lequel elle vit. Cependant, elle regrette la Restauration, à cause des pensions de retraite que celle-ci avait créées.

Les noms de Vienne, Londres, Naples, Milan, Turin, lui sont connus et familiers, parce que l’on danse à Vienne, Londres, Naples, Milan, Turin ; parce qu’elle espère y danser elle-même le jour où elle quittera l’Opéra de Paris.

De l’Asie, de l’Afrique, elle ne sait rien ; elle n’y dansera jamais.

L’Amérique, c’est autre chose, elle s’en doute. Pour la danseuse, ce n’est pas Christophe Colomb qui a découvert l’Amérique : c’est Fanny Elssler. A elle l’honneur d’avoir initié le corps de ballet à la connaissance de cette quatrième partie du monde. Depuis son voyage dans les États-Unis, le pays des dollars fait partie de la géographie de la danse.

La danseuse rapporte tout, compare tout à l’Opéra. Admire-t-elle un paysage, elle s’écrie :

— C’est comme dans Guillaume Tell !

Ce n’est pas la décoration qui ressemble au paysage, c’est le paysage qui est copié sur la décoration. Sans les Huguenots, la danseuse ne saurait pas qu’il y a eu une Saint-Barthélemy ; sans la Juive, que les cardinaux portent des chapeaux rouges ; sans Fernand Cortez, que le Mexique n’est point un mythe. Son univers, c’est l’Opéra. »

{p. 276}Eh bien, c’est encore comme cela à présent.

Avec cette différence, pourtant, que quelques-unes de ces demoiselles écrivent… aux gens aisés.

J’en connais une, entre autres, qui a adressé à un noble étranger le curieux billet que voici :

« Monsieur le comte,

J’ai vingt ans… passés. Vous êtes beau, noble et célèbre.

Que dirions-nous tous les deux si, dans un nombre égal d’années, nous ne pouvions, en nous regardant, penser à, ne fût-ce qu’une seconde, de fièvre amoureuse ?

Nous aurions l’air bien bête ? N’est-il pas vrai ?

S… »

Le comte, frappé de cette lettre stoïque, offrit le moment de fièvre demandé et une paire de boucles d’oreilles estimées quatre-vingt mille francs.

***

Que dire, maintenant, des marcheuses ?

On nomme ainsi, à l’Académie nationale de musique et de danse, ces superbes créatures, — racolées à {p. 277}travers Paris, dans l’atelier, dans le bastringue, à même la boue du trottoir, au ras de la fange du ruisseau, — et qui défilent dans les cortèges, qui figurent dans les lointains, qui posent dans les espaliers, dans les apothéoses, et en général, dans tous ces groupes voluptueux que l’imagination délirante du chorégraphe invente pour ravigoter le public…

Les marcheuses ne dansent pas…

Elles ne chantent pas…

Elles meublent…

L’invention en est attribuée à Duponchel.

Sous le premier Empire, pourtant, quelque chose d’approchant avait existé. Un soir, à la vue de la décrépitude et de la laideur de certaines figurantes, Napoléon s’était écrié :

— Quelles horreurs ! D’où viennent ces femmes ? Qu’on en ait d’autres !

Le ministre de la police reçut aussitôt l’ordre de lever une conscription générale dans tous les établissements qui, alors comme aujourd’ui, étaient placés sous la surveillance de l’autorité. La razzia fut exécutée le lendemain, et, à la représentation suivante on fut étonné d’apercevoir, massé sur le théâtre, tout un régiment de filles magnifiques et gigantesques.

Le ministre, — Savary de Rovigo, — avait choisi de véritables grenadiers. Leur attitude gauche et embarrassée excita les rires, tout d’abord ; puis, quelques-uns de leurs clients les reconnurent, et se mirent à les appeler par leur nom.

{p. 278}L’hilarité alors ne garda plus de bornes…

Cette génération de figurantes dura jusqu’à l’invasion des alliés, qui en firent :

Des millionnaires,

Des princesses,

Des mères de famille respectées…

Car on peut faire d’une marcheuse :

Une rentière,

Une grande dame,

Une femme honnête, au besoin…

Tout ce qu’on voudra, — tout, tout, tout…

Excepté une artiste.

Le théâtre n’est, du reste, pour elles qu’un moyen de parvenir non indiqué par Béroalde de Verville.

— Ah ! que je suis contente ! disait mademoiselle X… à l’un de nos confrères. Je suis reçue marcheuse à l’Opéra !

— Eh bien, ma fille, te voilà la porte toute grande ouverte pour en sortir.

***

Mademoiselle Antier rencontra un jour, sur l’escalier de l’Académie, mademoiselle Souris cadette qui tenait une petite fille par la main.

{p. 279}— Oh ! la jolie enfant ! A qui est-elle ? demanda mademoiselle Antier,

— A moi, mademoiselle.

— Il me semble que vous n’ètes pas mariée.

— Non, mais je suis de l’Opéra.

C’est par cette particularité, surtout, que les danseuses du temps présent se rapprochent de celles du temps passé.

Par cette particularité seule : du moins, avec l’esprit restreint et la sainte ignorance que j’ai constatées tout à l’heure.

Ceux-là se tromperaient étrangement qui se les figureraient, à l’égal de leurs devancières, insouciantes, capricieuses, prodigues ,d’un pouvoir irrésistible, pleines d’attraits et de périls…

On rencontre bien encore, par ci, par là, quelques-unes de ces Circés qui changent les fils de familles en rochers ou en brutes…

Mais l’époque n’est plus où ces joyeuses excommuniées se dédommageaient d’être damnées dans l’autre monde en menant une existence damuable dans celui-ci…

La vie d’une fille de magasin signifiait alors la liberté, la fantaisie poussées jusqu’aux extrêmes limites, les caprices partagés ou subis, l’argent facilement gagné, plus facilement dépensé…

On appelait filles de magasin les demoiselles du chant et de la danse, qui, n’ayant pas achevé leurs études, figuraient sur la scène avant d’être engagées. {p. 280}Une fille inscrite au magasin n’appartenait plus à sa famille. L’autorité de celle-ci s’arrêtait à la porte de ce lieu d’immunité.

Thuret, — directeur de l’Académie, de 1733 à 1744, — imagina de faire payer une redevance à ces néophytes.

Voici ce qu’un contemporain dit de cette ingénieuse industrie.

« Une jeune personne qui veut monter sur les planches, et se faire voir aux Américains, aux Anglais, aux Hollandais et même aux Allemands, tous gens ruinables, sacrifie quelque chose, et demande de s’essayer gratis. Le directeur fait valoir alors les prérogatives singulières dont jouissent les filles de spectacle, qui, n’étant plus sujettes à la correction paternelle, à la rigueur de la police, peuvent être dénaturées et galantes avec impunité. Ces privilèges abominables, qui ne sont que trop réels, déterminent les postulantes à faire un abandon sur les produits de leur industrie particulière. Elles s’engagent dès lors à payer une certaine somme par mois, afin d’être mises en possession de l’indécence privilégiée. »

***

Il n’en est plus ainsi de nos jours.

De nos jours, ces demoiselles de l’Opéra n’ont {p. 281}plus besoin un seul instant de se soustraire à l’autorité paternelle.

Celle-ci se montre raisonnable et accommodante au possible.

Les parents d’aujourd’hui savent, en effet, que le métier de danseuse est une profession comme une autre, et qu’on y gagne beaucoup d’argent, — au théâtre et ailleurs : ailleurs le plus souvent. Ils agissent donc en conséquence. « Notre fille sera ballerine ! » décident-ils, comme ils auraient dit autrefois :

— Elle sera lingère ou fleuriste, demoiselle de comptoir ou directrice des postes, professeur de volapuck ou maîtresse d’occarina.

C’est madame Cardinal qui présente elle-même « la petite » à l’Opéra. C’est elle qui l’accompagne à la leçon, et qui l’attend, après le spectacle, pour la conduire là où elle a envie d’aller : histoire de lui éviter toute espèce de mauvaises rencontres. C’est elle, enfin, qui n’a pas sa pareille pour répondre avec dignité à un amoureux trop pressé :

— De grâce, monsieur le comte, encore quelques moments !… Laissez-la recevoir mes baisers et mes recommandations… Du reste, la chère enfant no dormirait pas tranquille, si ce n’était pas sa pauvre mère qui l’aidait à se mettre au lit.

Les mères de ces demoiselles débutent par être leurs bonnes.

Elles deviennent plus tard leurs intendantes. Et je {p. 282}n’en connais pas de plus probes, de plus économes, de plus dévouées. De fait, c’est le leur qu’elles ménagent.

Exemple :

Un riche étranger avait envoyé à un petit sujet une voiture et deux chevaux. La mère de la ballerine lui adressa le billet suivant :

« Mon cher monsieur,

Quand on veut faire cadeau à une jeunesse pauvre d’un équipage et de deux chevaux, on les lui fait parvenir sous enveloppe. »

Cette femme de sens entendait ne rien perdre sur le lavage.

***

Les mères actuelles, du reste, commencent à ne plus ressembler à ces mamans improbables et fantastiques des vaudevilles de Théaulon et de Bayard, — avec leurs châles de barège usés, leurs chapeaux de paille brûlée et leurs sacs antédiluviens, — ventrues comme des courges ou ridées comme des pommes sèches.

Un gentleman faisait la cour à une des notabilités du premier quadrille.

{p. 283}Celle-ci, après bien des hésitations, consentit enfin à souper en sa compagnie dans un cabinet des plus particuliers.

— Seulement, ajouta-t-elle, je vous avertis que je serai obligée d’amener maman ; sans cela, elle ne me laisserait pas venir.

Grimace de l’amoureux, qui fit cependant bonne contenance, tout en murmurant à part lui :

— J’en serai quitte pour me débarrasser de la brave femme à un moment donné.

On soupa donc… à trois, — l’amphitryon prenant à tâche de faire boire la matrone le plus possible. Au dessert, tout le monde était très gai :

— Voici l’instant de renvoyer la vieille, se dit le galant ; mais, sacrebleu ! comment m’y prendre ?…

Comme il cherchait un moyen et une formule, la mère se pencha tendrement à son oreille :

— A présent, proposa-t-elle, si nous renvoyions la petite ?…

***

Vous me demanderez, peut-être :

— Comment vivent ces demoiselles ?

Je vous répondrai :

— Comme tout le monde.

{p. 284}S’il est, en effet, une vie où l’imprévu n’a pas la moindre part, c’est, à coup sûr, celle des danseuses. Les classes, les répétitions les retiennent une grande partie de la journée au théâtre, où le soir les ramène forcément. Il n’y a là dedans rien de très folâtre ni de très échevelé. La galanterie chez elles ne vise qu’au solide. Toutes ont quelqu’un, naturellement. D’aucunes ont même quelques-uns. Mais c’est moins par plaisir que par nécessité. Plus d’orgies babyloniennes ! Plus de grandioses folies ! Plus de ces insolences de luxe qui font regretter aux honnêtes femmes que la vertu soit si mal payée !

Où ces belles insatiables qui déjeunaient d’une fricassée de ducs, dînaient d’un salmis de marquis, et soupaient d’une bouchée de fermiers-généraux à la crapaudine ? Où ces boudoirs plafonnés par Boucher, les trumeaux de Lancret, les panneaux de Watteau ? Où le « char » de la Guimard, décoré d’armes parlantes : un marc d’or supporté par un gui de chène, dans un écusson supporté par les Grâces et couronné par les Amours ? Où le carrosse à six chevaux, doré sur tranches, à harnais empanachés, de mademoiselle Duthé, et l’équipage de mademoiselle Cléophile, travaillé comme une pièce d’orfèvrerie. L’Opéra est devenu pot-au-feu. Son premier sujet se contente d’un appartement, rue de Vienne, et d’une maison de campagne louée à Asnières.

De l’ordre, des valeurs et de l’argent placé ! Il n’y en a pas dix parmi ces demoiselles qui aient un {p. 285}équipage ! Il n’y en a pas cinq qui osent avouer un amant de cœur ! Je ne connais guère que H… M… qui ait eu ce courage :

— Pourquoi me trompes-tu ? questionnait son protecteur.

— Mon cher, c’est parce que je ne veux pas avoir l’air de m’élever au-dessus de ma position.

***

… Et, maintenant, comment finissent ces demoiselles de l’Opéra ?

Il y en a qui se jettent & l’eau, comme mademoiselle Mazé, laquelle ne devint célèbre que le jour de sa mort : ruinée par le système de Law, elle se para de ses plus beaux atours, — sans oublier le rouge, le blanc et les mouches, — et s’en fut se précipiter du haut du pont Neuf dans la Seine.

Il y en a qui entrent au couvent, comme mademoiselle Guyot.

Beaucoup se sont mariées :

Mademoiselle Roland épousa le marquis de Saint-Geniès, ; mademoiselle Quinault-Dufresne, enrichie par Samuel Bernard, entretenue par le marquis de Nesle, protégée par le Régent, — vraie fiancée du {p. 286}roi de Garbe, — épousa le duc de Nevers ; mademoiselle Grognet épousa le marquis d’Argens ; mademoiselle Defresne épousa le marquis de Fleury ; mademoiselle Sullivan épousa lord Crawford ; mademoiselle Chouchou épousa le président de Ménières ; mademoiselle Rem épousa Le Normant d’Etioles, veuf en premières noces de madame de Pompadour, ce qui inspira à un loustic les vers suivants :

Pour réparer miseriam
Que Pompadour laisse à la France,
Son mari, plein de conscience,
Vient d’épouser Rem publicam.

Mademoiselle Grandpré fut « demandée » en même temps par l’amiral anglais Knowles et par le marquis de Senneville : elle accorda la préférence à ce dernier. Mademoiselle Liancourt légitima ses relations avec le baron d’Auguy. Mademoiselle Lolotte devint comtesse d’Hérouville et sa sœur, marquise de Saint-Chamond.

Fanny Elssler s’unit, de la main droite, à un banquier allemand, et sa sœur Thérèse, de la gauche, au prince Adalbert de Prusse.

J’ai dit que Taglioni fut madame Gilbert des Voisins ; Carlotta Grisi, madame Perrot, et Cerrito, madame Saint-Léon, comme Clotilde Mafleuroy avait été un instant madame Boïeldieu et comme Pauline Leroux resta madame Lafont.

{p. 287}Les trois premières n’attendirent pas, pour divorcer, la promulgation de la loi due à l’initiative du citoyen Gustave Naquet.

Il y en a qui boulottent de leurs économies, de ci, de là, à la campagne, et d’autres qui, à Paris, dans des immeubles de rapport, jouissent du sort que leur a fait une succession de mortels généreux.

La plupart disparaissent, — purement et simplement.

On n’a guère trace que de quelques-unes.

Mon Dieu, c’est ainsi que l’on sait que Francine Cellier vit du fruit de ses déménagements successifs ; que Fanny Génat joue les « mères nobles » à Cluny ; que Laure Fonta s’est consacrée à l’enseignement ; que Villeroy s’est retirée en Normandie ; Marconnay, à Montreuil ; Andrée Mérante, à Bois-Colombes ; Fiocre-Collin, à Courbevoie ; sa sœur, rue de Courcelles ; Beaugrand, à Asnières, et Righetti, au Vésinet…

Mais les autres ?…

Où la reyne
Qui commanda que Buridan
Fust jeté en ung sac en Seine ?

FIN