Hugh Blair

1845

Leçons de rhétorique et de belles-lettres. Tome II (3e éd.)

2017
Hugh Blair, Leçons de rhétorique et de belles-lettres de H. Blair ; traduites en l’anglais et enrichies des opinions de Voltaire, Buffon, Marmontel, La Harpe, etc., sur les principales questions de littérature, par M. J.-P. Quénot [1783, 1re éd. de la traduction, 1830], troisième édition, tome II, Paris, L. Hachette, 1845, 400 p. PDF : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Nicolas Bove (Stylage sémantique), Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (édition TEI).

Suite de la quatrième partie. §

Lecture XXXII.
De la composition d’un discours. — Du raisonnement. — Du pathétique. — De la péroraison. §

Depuis que nous traitons des parties diverses qui entrent dans la composition d’un discours régulier, nous avons déjà examiné l’introduction, la division et la narration ou l’explication. Nous allons actuellement nous occuper de l’argumentation ou raisonnement. Quels que soient les auditeurs, quel que soit le sujet sur lequel on parle, cette partie est toujours fort importante. Car le but que l’on se propose ans presque toutes les occasions sérieuses, est de convaincre de la vérité, de la justice ou de l’excellence d’une chose ; et par cette conviction, de déterminer ceux qui nous écoutent à la pratiquer. La raison, comme je l’ai déjà répété souvent, est la base de toute éloquence mâle et persuasive.

Dans les arguments, il faut considérer trois choses : l’invention, l’arrangement ou la distribution, enfin l’expression.

La première, l’invention, est incontestablement la plus essentielle ; mais je crois qu’elle ne doit rien attendre des secours de l’art. L’art peut servir l’orateur dans la disposition ou dans l’expression des arguments ; mais il ne peut lui inspirer ceux qui conviennent à chaque cause ou à chaque sujet. Découvrir les raisons les plus propres à convaincre les hommes, et faire valoir ces raisons, sont deux choses bien différentes. La rhétorique borne ses prétentions à la dernière.

À la vérité, les anciens rhéteurs voulurent aller plus loin ; ils essayèrent de donner une plus grande extension à la rhétorique, et firent profession, non seulement d’aider l’orateur à présenter ses arguments de la manière la plus avantageuse, mais de suppléer à son défaut d’invention, en lui apprenant à en trouver sur toutes les causes ou sur tous les sujets possibles. C’est de là que vient la doctrine de leurs topiques ou lieux communs [loci communes, sedes argumentorum], qui tiennent une si grande place dans les écrits d’Aristote, de Cicéron et de Quintilien. Ces topiques n’étaient autre chose qu’une série d’idées générales, applicables à un grand nombre de sujets différents, et auxquelles l’orateur devait avoir recours pour trouver les principaux matériaux de son discours. On les divisait en intrinsèques et extrinsèques ; quelques-uns étaient communs à tous les genres de discours, d’autres étaient particuliers à tel ou tel genre. Les topiques communs ou généraux étaient pris dans la différence entre le genre et l’espèce, entre la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent, la similitude et le contraste, dans les définitions, les descriptions des lieux et des circonstances, et une foule d’autres semblables. Pour chaque genre de discours on avait des lieux communs relatifs aux personnes, et des lieux communs relatifs aux choses [loci personarum et loci rerum].

C’était pour le genre démonstratif, par exemple, tout ce qui pouvait contribuer à faire louer ou blâmer quelqu’un, comme sa naissance, sa patrie, son éducation, ses parents, ses qualités physiques et morales, sa fortune, ses emplois, etc. ; c’était pour le genre délibératif toutes les considérations par lesquelles il était possible de recommander une mesure générale, ou d’en dissuader, comme sa convenance, sa justice, sa facilité, le profit ou la gloire qu’on en devait retirer, l’influence qu’elle aurait sur la prospérité des amis de la patrie, ou sur le désastre des ennemis.

Les sophistes grecs découvrirent les premiers ce système artificiel d’éloquence, et montrèrent dans l’invention des lieux communs une subtilité remarquable et une fertilité prodigieuse. Les rhéteurs qui vinrent après, éblouis par ce système, l’établirent sur un plan si régulier, que l’on eût dit qu’ils s’étaient proposé d’enseigner comment on pouvait faire mécaniquement un orateur d’un homme absolument dépourvu de génie. Ils donnaient des recettes pour composer des discours sur toutes sortes de sujets. Mais il est évident que, si ces lieux communs pouvaient produire quelques brillantes déclamations d’académie, ils ne devaient être d’aucune utilité dans des discours sur des sujets sérieux et importants. Ils fournissaient, il est vrai, une matière intarissable. Celui qui n’avait d’autre but que de parler avec abondance et d’une manière assez plausible, pouvait, en les consultant et en employant tous ceux qui lui étaient suggérés, parler continuellement sur toutes sortes de sujets, même sur ceux dont il n’avait que la connaissance la plus superficielle. Mais de tels discours n’étaient nécessairement qu’un tissu de trivialités. Ce qui est vraiment solide et persuasif doit être tiré ex visceribus causæ doit être le fruit d’une connaissance approfondie du sujet, et d’une longue méditation. Ceux qui prétendent indiquer d’autres sources de raisonnement se moquent de leurs élèves, et en voulant porter la rhétorique jusqu’à un degré de perfection chimérique, ils n’en font réellement qu’une science vaine et puérile.

Je crois qu’il serait superflu de nous arrêter plus longtemps sur ces topiques ou lieux communs. Les personnes qui penseraient que leur étude fût pour elles de quelque utilité, pourraient consulter Aristote et Quintilien, ou se reporter à ce que Cicéron a écrit à ce sujet dans son traité de l’Invention, dans ses Topiques, et dans le second livre de l’Orateur. Mais lorsqu’elles auront à préparer un discours par lequel elles se proposeront de convaincre des juges, ou de produire un grand effet sur une assemblée, je leur conseille de mettre de côté les lieux communs, pour se livrer à une profonde méditation de leur sujet. J’ose dire que Démosthène n’y eut jamais recours lorsqu’il excita les Athéniens à prendre les armes contre Philippe, et qu’ils ne firent que gâter les harangues où Cicéron les employa.

J’en viens à ce qui est d’une utilité bien plus réelle, j’en viens à l’espèce de secours que l’art peut présenter à l’orateur, non pas pour l’invention des arguments, mais pour leur disposition et leur développement.

L’orateur peut, dans l’emploi de ses arguments, se servir de l’une ou de l’autre de ces méthodes auxquelles on a donné le nom d’analyse et de synthèse. L’analyse consiste à cacher d’abord son intention ou le but de son discours, et à conduire insensiblement les auditeurs jusqu’à la conclusion. On les mène pas à pas d’une vérité connue à une autre vérité, jusqu’à ce qu’on les force, pour ainsi dire, à adopter une conclusion comme une conséquence naturelle des propositions précédentes auxquelles ils n’ont pu refuser leur adhésion. C’est ainsi, par exemple, que celui qui voudrait prouver l’existence de Dieu, commencerait par faire remarquer que tout ce que nous voyons dans le monde a nécessairement eu un commencement, que tout ce qui a eu un commencement doit avoir une cause antérieure, que dans les productions humaines l’art déployé dans l’effet indique nécessairement un dessein dans la cause ; et, nous conduisant ainsi d’une cause à une autre, il arriverait à la cause première et suprême, source unique de l’ordre et du dessein que nous apercevons dans ses ouvrages. Cette méthode est à peu près celle que Socrate employa pour réduire au silence les sophistes de son temps ; elle est infiniment ingénieuse, susceptible de tous les genres d’embellissements, et excellente pour conduire imperceptiblement les auditeurs jusqu’à la conviction d’une vérité contre laquelle s’élevaient d’abord les plus fortes préventions.

Mais il est peu de sujets auxquels on puisse adapter cette méthode, et peu d’occasions où il soit à propos de l’employer. Le mode de raisonnement dont on se sert presque toujours, et qui convient le mieux à tous les genres de discours, est celui auquel on a donné le nom de synthèse ; l’orateur indique d’abord le but auquel il veut atteindre, et il fait succéder les arguments jusqu’à ce qu’il ait réussi à convaincre ses auditeurs.

Dans cette partie du discours, appelée argumentation, il faut d’abord choisir, parmi tous les arguments qui se présentent à l’appui d’une cause, ceux qui semblent les plus solides, et les employer comme principaux moyens de persuasion. L’orateur doit se mettre à la place de l’auditeur, et examiner jusqu’à quel point il serait touché des raisons qu’il se propose de leur alléguer ; car il ne doit pas s’attendre à en imposer d’autres par ses seules paroles, quelque décevantes qu’elles soient ; et le public n’est pas toujours aussi facile qu’on le croit. On trouve dans toutes les classes un certain degré de finesse et de sagacité, et l’on peut fort bien vanter l’éloquence de l’orateur, sans être persuadé de la vérité d’aucune e ses propositions.

En admettant que vous ayez fait un choix heureux d’arguments, il est évident que l’effet qu’ils produiront dépendra en grande partie de l’adresse avec laquelle vous les disposez. Loin de se presser ou de s’embarrasser l’un l’autre, ils doivent s’aider mutuellement, et marcher ensemble au même but. Voici les règles qu’il faut suivre à cet égard.

Premièrement. Évitez de rapprocher ou de présenter à la fois plusieurs arguments d’une nature différente. Tous tendent à prouver qu’une chose est ou vraie, ou juste, ou avantageuse. La vérité, le devoir et l’intérêt sont parmi les hommes trois grands sujets de discussion. Or, les arguments employés à la défense de chacun de ces trois sujets sont d’un genre bien différent, et l’orateur qui les confond ou les présente indistinctement à la fois dans le même discours, comme un trop grand nombre de sermons nous en offrent l’exemple, raisonne sans clarté et sans élégance. Je suppose, par exemple, que je veuille inspirer, à ceux qui m’écoutent, de l’amour pour leurs semblables, et que je tire un premier argument de la satisfaction intérieure que procure cet amour ; un second, de l’obligation que nous impose à cet égard l’exemple de Jésus-Christ ; le troisième, de la bienveillance à laquelle cette vertu dispose envers tous ceux qui nous environnent : mes arguments seront bons en eux-mêmes, mais ils seront mal distribués ; car le premier et le troisième seront puisés dans des considérations d’intérêt personnel, comme la paix intérieure et les avantages extérieurs, et j’en aurai en même temps introduit un autre, fondé uniquement sur le devoir. J’aurais dû séparer et distinguer ces divers genres d’arguments puisés dans des sources différentes.

Secondement. Les arguments n’ont pas tous un même degré de force, et c’est une règle essentielle de les disposer par gradation, ut augeatur semper et increscat oratio. L’orateur peut suivre cette marche, surtout lorsque la cause qu’il soutient est bonne, et qu’il est sûr du succès. Il commence par hasarder ses raisons les plus faibles ; il en produit successivement de plus solides, et ne déploie toute sa force qu’à la fin de son discours, lorsqu’il est sûr d’avoir bien préparé ses auditeurs à recevoir l’impression qu’il veut leur donner. Mais il ne peut pas toujours suivre cette règle ; car s’il a quelque motif de se défier de sa cause, s’il n’a en sa faveur qu’un seul argument vigoureux, s’il compte peu sur tous les autres, il doit alors mettre cet argument en avant, ce coup qu’il frappe dès l’abord écarte les préjugés, préoccupe les auditeurs, les concilie même, et les dispose à écouter avec docilité ce qu’on peut avoir encore à leur dire. Il arrive quelquefois qu’au nombre des arguments dont on doit appuyer une cause, il s’en trouve un ou deux dont on craigne la faiblesse, et que cependant on ne puisse pas omettre ; Cicéron conseille alors de les placer au milieu, parce qu’en cet endroit ils sont moins en vue qu’au commencement ou à la fin de la partie du discours consacrée à leur développement.

Troisièmement. Lorsque nos arguments sont forts et pressants, le mieux est de les présenter séparément et d’une manière bien distincte ; car chacun alors peut supporter un examen particulier, et être livré tout entier à la méditation de l’auditeur. Lorsqu’au contraire ils sont douteux, et qu’on ne peut établir qu’une présomption en faveur de leur succès, il est plus sûr de les présenter en masse, parce qu’ils peuvent tirer quelque force de leur réunion : Ut quæ sunt natura imbecilla, dit Quintilien, mutuo auxilio sustineantur. Il en donne cet exemple heureusement choisi : Un homme était accusé d’avoir assassiné un parent dont il était l’héritier ; on manquait de preuves directes : « Mais, dit l’orateur, vous attendiez une succession, et une succession considérable ; vous étiez dans une position malheureuse, vous étiez vivement poursuivi par vos créanciers ; vous aviez offensé le parent qui vous avait légué sa fortune ; vous saviez que son intention était de changer son testament, et vous n’aviez pas de temps à perdre. » Chacun de ces arguments, ajoute Quintilien, est peu concluant par lui-même ; mais groupés ensemble, ils produisent assez d’effet.

La harangue de Cicéron, pro Milone, nous offre un bel exemple de la manière dont on peut présenter à part et développer un argument. Il s’agit d’une circonstance particulière : Milon était candidat aux fonctions de consul, et c’était peu de jours avant l’élection que Clodius avait été tué. Il demande s’il est croyable que, dans un moment si critique, Milon ait été assez insensé pour s’aliéner, par un odieux assassinat, la faveur du peuple, dont on l’avait vu si ardemment briguer les suffrages. Cet argument semble d’abord d’un poids considérable, mais ce n’était pas assez de le présenter ; comme il était solide en lui-même, et pouvait supporter l’examen, il fallait y insister, et le faire voir dans tout son jour. Aussi l’orateur ne manque pas (ch. 16) de faire une peinture juste et frappante de l’attention soigneuse avec laquelle les candidats, au moment des élections, cherchent à se maintenir dans la bonne opinion du peuple : Quo tempore, dit-il (scio enim quam timida sit ambitio, quantaque et quam sollicita cupiditas consulatus), omnia non modo quæ reprehendi palam, sed etiam quæ obscure cogitari possunt, timemus ; rumorem, fabulam falsam, fictam, levem, perhorrescimus ; ora omnium atque oculos intuemur. Nihil enim est tam molle, tam tenerum, tam aut fragile aut flexibile, quam voluntas erga nos sensusque civium : qui non modo improbitati irascuntur candidatorum, sed etiam in recte factis sæpe fastidiunt. Puis il en tire cette juste conclusion : Hunc diem igitur Campi speratum atque exoptatum sibi proponens Milo, cruentis manibus scelus et facinus præ se ferens et confitens, ad illa augusta centariarum auspicia veniebat ! Quam hoc non credibile in hoc ? Quoiqu’une pareille amplification soit extrêmement belle, il est bon cependant de ne s’en servir qu’avec les précautions qu’indique la règle suivante.

Quatrièmement. Au lieu de donner du poids à une cause, on risque de la rendre suspecte, en multipliant trop les arguments, ou en leur donnant un développement trop étendu. Leur grand nombre charge la mémoire, et ils ne produisent pas la même conviction que s’ils étaient moins nombreux et mieux choisis. Observez encore que, dans leur développement, vous les affaiblissez, en leur donnant plus d’étendue qu’il n’est rigoureusement nécessaire pour les présenter avec clarté. Vous leur ôtez cette force, cette vivacité [vis et acumen] qui sont leurs qualités les plus essentielles. Lorsqu’un orateur s’arrête trop longtemps sur un argument qui lui paraît heureux, et qu’il cherche à le représenter sous tous ses points de vue, il arrive presque toujours que, fatigué des efforts qu’il fait, il perd son énergie première, et finit faiblement ce qu’il avait commencé avec force. Il faut ici, comme en tout, savoir garder un juste milieu.

Pour assurer le succès des arguments, outre l’attention qu’il convient de donner à leur distribution, il faut encore les revêtir du style le plus propre à leur donner de la force, et les débiter de manière à l’augmenter encore. Je ne puis, à cet égard, que renvoyer le lecteur aux conseils que j’ai donnés dans mes précédentes Lectures, en traitant du style, et à ceux qu’il trouvera plus tard lorsque je m’occuperai de la prononciation ou du débit.

Je passe maintenant à la partie pathétique. C’est ici le règne de l’éloquence, c’est ici qu’elle exerce tout son pouvoir. Je ne m’arrêterai point à combattre les scrupules de ceux qui ont élevé cette question : si un orateur ne déroge point à la noblesse de son caractère en cherchant à émouvoir les passions de ceux qui l’écoutent ? Ce n’est qu’une question de mots, que le simple bon sens peut résoudre. Dans la recherche de la vérité, en matière d’information ou d’instruction, les passions sont tout à fait déplacées, et il serait absurde de vouloir les mettre en jeu. Lorsqu’il s’agit de convaincre, c’est à l’entendement seul qu’il faut s’adresser, et ce n’est qu’au moyen des raisonnements et des arguments qu’un homme peut espérer de prouver à un autre la vérité ou la justice d’une chose. Mais le cas est bien différent, s’il s’agit d’arriver à la persuasion. Il n’est personne qui ne sache que pour persuader les hommes, il faut s’adresser plus ou moins à leurs passions, parce que les passions sont la source de toutes les actions humaines. L’homme le plus vertueux, en traitant le sujet le plus pur, cherche à toucher le cœur de ceux qui l’écoutent, et ne se fait aucun scrupule d’exciter l’indignation ou la pitié, bien que l’indignation et la pitié soient des passions.

Les anciens, dans leur rhétorique, avaient essayé d’établir un système complet sur cette partie de l’éloquence, comme ils l’avaient tenté pour l’argumentation. Ils firent des recherches métaphysiques sur la nature de chaque passion, ils en donnèrent des définitions, des descriptions ; ils traitèrent de leurs causes, de leurs effets et des circonstances concomitantes, et ensuite fixèrent les règles au moyen desquelles on pouvait les produire. Aristote, dans sa Rhétorique, a traité de la nature des passions avec autant de profondeur que de subtilité, et ce qu’il a écrit à ce sujet peut être lu avec fruit comme un excellent morceau de philosophie morale ; mais je doute fort que cette lecture rende jamais un orateur plus pathétique. Je ne crois pas que ce soit un talent que l’on puisse devoir à la connaissance philosophique des passions. C’est la nature qui nous l’accorde en nous douant d’une sensibilité vive et profonde. L’on pourrait savoir sur les passions tout ce que l’observation peut apprendre, et n’être jamais qu’un froid orateur. Ici, comme dans toutes les autres parties de l’éloquence, les règles n’ont pas pour but de suppléer au génie, mais seulement de le diriger, de l’aider dans le développement de ses conceptions, de prévenir les écarts dans lesquels il ne se laisse que trop souvent entraîner. Voici les conseils que je crois le plus à propos de suivre dans la composition de la partie pathétique d’un discours.

Premièrement. Examinez bien si le sujet est susceptible de pathétique, et, dans le cas de l’affirmative, dans quelle partie du discours vous devez le déployer. C’est au seul bon sens à vous guider ; car il est évident que le pathétique ne saurait entrer dans tous les sujets, et que, même dans ceux qui en sont susceptibles, les efforts déplacés que ferait un orateur pour l’exciter, l’exposeraient au ridicule. Tout ce qu’on peut dire en général, c’est que si l’on veut qu’une émotion produise un effet durable, il faut commencer par se concilier l’entendement et la raison des auditeurs, qui, pour embrasser chaudement une opinion, doivent être préalablement convaincus de la justice de tout ce qu’on allègue pour la soutenir. Ils ont besoin de s’expliquer à eux-mêmes le sentiment qu’ils éprouvent ; ils aiment à s’assurer qu’ils ne sont pas les jouets de la séduction. Sans leur avoir inspiré cette confiance, un orateur parviendra peut-être à les émouvoir ; mais à peine aura-t-il fini de parler que, leur esprit reprenant sa situation ordinaire, l’émotion sera pour jamais dissipée. Aussi quelques écrivains ont pensé que la place la plus naturelle du pathétique était dans la péroraison ou la conclusion, et il est certain que, toutes choses égales, l’orateur doit préférer de quitter ses auditeurs au moment où ils sont encore animés de la passion qu’il a su leur inspirer, après les avoir convaincus par la force et la solidité de ses arguments.

Secondement. En quelque endroit d’un discours que l’on place le pathétique, il ne faut jamais le laisser pressentir, c’est-à-dire qu’il faut se garder de prévenir les auditeurs que vous allez les émouvoir, et les engager à vous suivre dans les efforts que vous allez faire pour arriver à votre but. Un tel moyen ne manquerait pas de les rendre complètement insensibles ; ils se mettraient sur leurs gardes, et se disposeraient plutôt à vous critiquer qu’à recevoir les impressions que vous voulez faire naître. C’est en ayant l’air d’y songer le moins qu’on y réussit le mieux. Saisissez le moment favorable, quelque part qu’il se présente ; et après une préparation de quelques phrases, rappelez les circonstances, présentez les images qui doivent produire l’émotion que vous vous proposiez d’exciter ; enflammez enfin les passions de vos auditeurs à l’instant où ils se livrent à vous sans défense, et souvenez-vous que quelques phrases dictées par la chaleur qui nous anime ont toujours bien plus de succès qu’une tirade longue et travaillée avec soin.

Troisièmement. Il faut observer qu’il y a une grande différence entre prouver à ses auditeurs qu’ils doivent être émus, et les émouvoir effectivement. Les prédicateurs sont, en général, assez sujets à négliger cette distinction, et croient que, pour être pathétique, il suffit d’avoir à prouver, par exemple, combien nous devons être reconnaissants envers Dieu, ou combien nous devons compatir au sort des infortunés. En effet, tout ce que vous pouvez me dire pour me démontrer qu’il est de mon devoir, qu’il est raisonnable et convenable que je sois ému, peut me disposer ou me préparer à éprouver une émotion, mais non pas la faire naître. La nature a voulu que chaque émotion ou chaque passion soit excitée par certains objets correspondants, et, à moins de présenter vivement ces objets à la pensée, il n’est pas au pouvoir de l’orateur de produire l’émotion ou la passion. Je ne suis ni pénétré de reconnaissance, ni touché de compassion, parce que l’orateur me démontre que ce sont de nobles mouvements de l’âme qu’il est de mon devoir d’éprouver, ou parce qu’il me reproche mon indifférence ou ma froideur ; car il s’adresse seulement à ma raison ou à ma conscience. Qu’il me peigne le zèle et la tendresse de mon ami ; qu’il me mette devant les yeux le tableau des souffrances qu’éprouve la personne en faveur de laquelle il veut m’intéresser ; alors seulement, mon cœur est atteint, et s’ouvre à la reconnaissance ou à la pitié. L’orateur ne peut donc espérer d’être pathétique qu’en retraçant l’image naturelle et frappante de l’objet propre à exciter la passion qu’il se propose de faire naître, et en la présentant à l’esprit de ses auditeurs accompagnée de toutes les circonstances qui peuvent en rendre l’impression plus vive. Les sensations sont les instruments les plus propres à produire les passions. C’est ainsi que le sentiment de l’injure ou la présence de l’offenseur aigrissent la colère. Après l’action des sens vient celle de la mémoire, et après l’action de la mémoire est celle de l’imagination. C’est donc à cette dernière faculté que l’orateur doit s’adresser ; il faut qu’il lui présente des tableaux qui, par leur éclat et leur vraisemblance, produisent un effet analogue à celui que les objets mêmes produiraient sur nos sens ou notre mémoire.

Quatrièmement. Le plus sûr moyen d’émouvoir c’est d’être ému soi-même. Il est mille circonstances intéressantes que la passion suggère, mais que l’art ne saurait imiter, et auxquelles il est impossible que le talent supplée. Les passions se communiquent évidemment par contagion.

Ut ridentibus arrident, sic flentibus adflent
Humani vultus.
(Horatius, Ars poet., v. 101.)

Cette émotion qu’éprouve l’orateur donne à ses paroles, à ses regards, à ses gestes, à tout son extérieur une action qui entraîne irrésistiblement ceux qui l’écoutent1. Comme j’ai eu précédemment l’occasion de démontrer que lorsqu’on n’est pas ému soi-même, tous les efforts que l’on fait pour émouvoir ne tendent qu’à exposer l’orateur au ridicule, je n’insisterai pas davantage sur ce sujet, malgré toute son importance.

Quintilien, qui l’a traité avec beaucoup de sens, se donne la peine de nous faire connaître les moyens dont il se servait, lorsqu’il parlait en public, pour attaquer les passions qu’il voulait exciter parmi ses auditeurs. Il présentait à son imagination ce qu’il appelait phantasiæ ou visiones, une vive image des maux ou des outrages qu’avaient soufferts ceux de ses clients en faveur desquels il avait besoin d’intéresser l’auditoire. Il s’y arrêtait longtemps, se mettait à leur place, jusqu’à ce qu’il sentît ce qu’eux-mêmes devaient nécessairement éprouver2. C’est à cette méthode qu’il attribue tout le succès de ses discours, et il est certain que tout ce qui tend à augmenter la sensibilité d’un orateur contribue à le rendre plus pathétique.

Cinquièmement. Il faut s’élever jusqu’au véritable langage de la passion. Si nous remarquons comment s’expriment ceux qui sont réellement en proie à la violence d’une passion, nous verrons que leur langage est simple et sans affectation. Il peut être animé par les figures les plus hardies, mais jamais orné, jamais recherché. On n’a pas le temps de recourir aux jeux de l’imagination. L’esprit, tout entier à l’objet qui s’en est emparé, peint tout ce qu’il éprouve, et avec la même force. Tel doit être le modèle du style de l’orateur qui veut paraître pathétique, et son style sera effectivement hardi, vif et simple, s’il ne parle que d’après ce qu’il éprouve. Rien dans ce genre ne réussit que ce qui est tracé fervente calamo. S’il cherche à travailler son style, à le polir, à l’orner, son ardeur va s’éteindre, il ne touchera plus le cœur. Sa composition refroidie parlera le langage de l’homme qui décrit, et non de celui qui sent. Remarquons toutefois qu’il y a une grande différence entre l’art de peindre à l’imagination et l’art de peindre au cœur. Là l’image peut être tracée à loisir ou à tête reposée, ici elle doit être vive et rapide. L’un permet que le talent et le travail se laissent apercevoir ; l’autre ne produit d’effet qu’autant qu’il semble l’ouvrage de la nature.

Sixièmement. Évitez d’introduire dans la partie pathétique d’un discours des expressions froides ou techniques. Gardez-vous de ces digressions qui interrompent ou détournent la passion dans l’instant où les auditeurs commencent à en être pénétrés. Quelque beau que ce puisse être, n’hésitez pas à sacrifier tout ce qui pourrait distraire l’esprit de votre objet principal, ou amuser l’imagination au lieu de toucher le cœur. Voilà pourquoi, dans le développement des passions, les comparaisons sont toujours dangereuses et souvent déplacées. Gardez-vous de raisonner hors de propos, et surtout de déduire une longue série de raisonnements subtils, lorsqu’il ne s’agit que d’émouvoir fortement.

Enfin n’essayez pas de prolonger la partie pathétique d’un discours. Il n’est pas possible de supporter longtemps une émotion violente3. Épiez le moment favorable à la retraite, le moment de passer du ton passionné au ton calme, de manière cependant à ce que la chute ne soit point sensible. Pour cela, continuez à exprimer encore les mêmes sentiments, mais avec plus de modération. Prenez surtout bien garde de porter la passion trop loin ou de l’élever à une hauteur surnaturelle. Ayez égard au degré d’émotion que vos auditeurs peuvent supporter, et souvenez-vous que celui qui ne sait pas s’arrêter et veut les entraîner trop loin, détruit tout l’effet qu’il cherche à produire. En s’efforçant de les animer trop vivement, il prend le plus sûr moyen de les glacer tout à fait.

Je vais donner un exemple de pathétique, et je l’emprunterai à Cicéron ; il servira d’éclaircissement aux règles que je viens de donner, et principalement à la dernière. Je le tirerai de sa cinquième harangue contre Verrès (ch. 62), où se trouve la description des cruautés que ce gouverneur exerça en Sicile envers Gavius, citoyen romain. Gavius s’était échappé de la prison où l’avait jeté Verrès. Au moment de s’embarquer à Messine, et se croyant déjà sauvé, il avait proféré quelques menaces de dénoncer Verrès à son arrivée à Rome, et de l’appeler à se justifier d’avoir mis dans les fers un citoyen romain. Le premier magistrat de Messine, dévoué à Verrès, le fit arrêter, et informa le gouverneur de ses menaces. La conduite de Verrès en cette occasion est décrite de la manière la plus frappante, avec les couleurs les plus propres à soulever contre lui l’indignation publique. Il remercie le magistrat de Messine de sa vigilance ; puis, enflammé de fureur, court à la place publique, y fait traîner Gavius, appelle le bourreau, et, au mépris des lois, au mépris des privilèges accordés aux citoyens romains, il le fait dépouiller, lier et frapper de verges de la manière la plus barbare. Alors Cicéron s’écrie : Cædebatur virgis in medio foro Messanæ civis romanus, judices ! Dans la description de cet attentat, chaque mot s’élève par gradation, et judices est placé à la fin avec beaucoup d’art. Cædebatur virgis in medio foro Messanæ civis romanus, judices ! quum interea nullus gemitus, nulla vox alia istius miseri, inter dolorem, crepitumque plagarum, audiebatur, nisi hæc : Civis romanus sum. Hac se commemoratione civitatis, omnia verbera depulsurum, cruciatumque a corpore dejecturum arbitrabatur. Is non modo hoc non per fecit, ut virgarum vim depricaretur : sed, quum imploraret sæpius, usurparetque nomen civitatis ; crux, crux, inquam, infelici et ærumnoso, qui nunquam istam potestatem viderat, comparabatur. O nomen dulce libertatis ! o jus eximium nostræ civitatis ! o lex Porcia, legesque Semproniæ !… Huccine tandem omnia reciderunt, ut civis romanus in provincia populi romani, in oppido fœderatorum, ab eo, qui beneficio populi romani fasces et secures haberet, deligatus in foro virgis cæderetur ?

Rien de plus beau, rien de mieux écrit que ce passage. Les circonstances sont heureusement choisies pour exciter à la fois et la compassion pour Gavius, et l’indignation contre Verrès. Le style est simple. Cette exclamation passionnée, cette invocation des lois et de la liberté sont parfaitement bien placées, et dans le véritable langage de la passion. L’orateur fait encore une peinture plus terrible de la cruauté de Verrès, et en rappelle une circonstance odieuse. Le gouverneur avait ordonné qu’on dressât une croix où devait être attaché Gavius, non pas dans le lieu ordinaire des exécutions, mais sur le rivage de la mer, vis-à-vis les côtes mêmes de l’Italie. Spectet, inquit, patriam ; non tu hoc loco Gavium, non unum hominem, nescio quem, civem romanum ; sed communem libertatis et civitatis causam in illum cruciatum et crucem egisti.

Jusqu’ici tout est beau, tout est animé, tout est pathétique, et ce morceau eût été un modèle parfait, car Cicéron devait s’arrêter là, mais l’abondance de son génie l’emporta trop loin. Ce n’est pas assez pour lui d’exciter ses auditeurs contre Verrès (ch. 67), il fait intervenir les animaux, les montagnes, les rochers. Si hæc non ad cives romanos, non ad aliquos amicos nostræ civitatis, non ad eos, qui populi romani nomen audissent, denique, si non ad homines, verum ad bestias ; aut etiam, ut longius progrediar, si in aliqua desertissima solitudine ad saxa et ad scopulos hæc conqueri et deplorare vellem, lamen omnia muta alque inanima, tanta et tam indigna rerum atrocitate commoverentur. Malgré le respect que nous devons à un orateur si éloquent, nous sommes forcés de convenir que tout ceci n’est que de la déclamation et non du pathétique. C’est porter trop loin le langage de la passion. Il n’est pas d’auditeur qui ne sente que ce n’est qu’une figure étudiée de rhétorique qui peut amuser, mais qui, au lieu de l’exciter davantage, ne fait que refroidir son animosité. Tant il est dangereux de donner un trop libre essor à une imagination brillante, lorsqu’il s’agit de produire une grande et vive impression !

Nous n’avons plus maintenant à nous occuper que de la péroraison ou conclusion. Il est inutile que nous nous y arrêtions longtemps, parce que, dans chaque discours, elle doit considérablement varier en raison de tout ce qui la précède. Il est quelquefois à propos d’y placer la partie pathétique ; quelquefois encore, quand le discours a été entièrement consacré à la discussion, il faut finir par résumer tous les arguments, et les placer ensemble sous un seul point de vue, afin d’en laisser dans l’esprit des auditeurs une impression vive et durable. Car c’est un principe naturel, c’est un principe commun à toutes les conclusions, qu’elles doivent renfermer ce qui dans un discours est le plus favorable au but que l’on s’est proposé.

Dans les sermons, la conclusion est ordinairement l’exposé des conséquences de ce que l’on a dit ; et, dans ce cas, il faut avoir soin que non seulement ces conséquences soient naturelles, mais encore (et c’est à quoi l’on réussit plus rarement), qu’elles soient assez bien assorties au ton général du discours pour ne pas en rompre l’unité. Quelque justes que soient les conséquences tirées d’un texte, elles produisent toujours un mauvais effet, si dans la conclusion elles font naître un nouveau sujet de discussion, et nous détournent de l’objet vers lequel le prédicateur a voulu diriger nos pensées. On peut alors les comparer à des excroissances qu’on aimerait mieux ne pas apercevoir, et qui ne font qu’affaiblir l’impression que l’ensemble du discours devait produire.

Bossuet, évêque de Meaux, le plus éloquent des orateurs français, et peut-être de tous les orateurs modernes, termine par un beau mouvement son Oraison funèbre du prince de Condé, en faisant un retour sur lui-même et sur son grand âge : « Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte ; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint. » Ce sont là les dernières phrases de l’oraison funèbre ; mais toute la péroraison depuis « Venez peuples, venez maintenant, » qu’il eût été trop long d’insérer ici, est un chef-d’œuvre d’éloquence pathétique.

Dans tous les cas, il est de la plus grande importance de bien saisir le moment de terminer, en sorte que le discours, sans finir d’une manière brusque et inattendue, ne trompe pas non plus l’attente des auditeurs qui croyaient toucher à la fin. Il est maladroit de les fatiguer en prolongeant la conclusion. Il faut tâcher déterminer avec grâce, avec noblesse et avec feu, pour laisser l’âme des auditeurs fortement émue, et les quitter en leur donnant une idée favorable et du sujet et de l’orateur.

Lecture XXXIII.
De la prononciation ou du débit. §

Après avoir traité de tout ce qui concerne l’éloquence ou l’art de parler en public, il nous reste à nous occuper d’une partie distincte, mais bien importante de cet art : je veux parler de la prononciation ou du débit d’un discours. Cicéron et Quintilien citent un trait de Démosthène qui nous fait voir le prix qu’y attachait le plus éloquent des orateurs. On lui demandait un jour quelle était la principale partie de l’art oratoire ; il répondit : Le débit. — La seconde ? — Le débit. — La troisième ? — Encore le débit. Nous ne devons nous étonner ni de la haute idée qu’il en avait, ni des efforts longs et pénibles qu’au rapport des anciens, il fit pour acquérir ce que la nature lui avait refusé à cet égard ; car il est certain que rien n’est plus important. Ceux qui ne jugent les choses que d’une manière superficielle peuvent regarder les mouvements du geste et de la voix comme les résultats d’un art purement d’apparat, qui n’offre que de médiocres ressources pour captiver des auditeurs. Mais c’est une grande erreur. Cet art est intimement lié avec la persuasion, qui est le but que se propose ou doit toujours se proposer un orateur ; et celui qui traite les sujets sérieux et les matières les plus graves, aussi bien que celui qui ne cherche qu’à plaire en amusant, doivent en faire l’objet d’une étude attentive.

En effet, toutes les fois que l’on adresse la parole aux autres, on se propose de produire sur eux quelque impression, de leur communiquer ses propres pensées et ses propres sentiments. Le ton de la voix, les regards, les gestes, n’expriment-ils pas aussi bien que les mots nos idées et nos affections ? bien plus, leur effet est quelquefois supérieur. Nous voyons souvent qu’un seul regard expressif, qu’un seul cri passionné agissent bien plus fortement, excitent bien mieux les passions, que ne pourrait le faire le discours le plus éloquent. L’expression de nos sentiments par les gestes et les inflexions de la voix a cet avantage sur les paroles articulées, qu’elle est le véritable langage de la nature, qui a donné à tous les hommes ces moyens d’exprimer leurs pensées, et les a rendus intelligibles pour tous ; tandis que les mots n’étant que des signes conventionnels et arbitraires de nos idées, doivent, par conséquent, produire une impression bien plus faible. Cela est si vrai, qu’ils ne sont parfaitement expressifs qu’à l’aide de la prononciation ou du débit, et que celui qui, en parlant, ne prononcerait que les mots, sans leur prêter le ton et l’accent convenables, paraîtrait obscur, et laisserait peut-être ses auditeurs incertains du sens de ce qu’il leur aurait dit. Il existe, enfin, un rapport si intime entre quelques-uns des sentiments que l’on éprouve, et la manière dont on les exprime, que si on ne les exprime pas de cette même manière, on ne parvient jamais à faire croire qu’on les éprouve. Marcus Callidius accusait quelqu’un d’avoir voulu l’empoisonner ; mais il soutenait son accusation avec tant de mollesse et de langueur, il mettait si peu de chaleur, si peu d’âme dans son débit, que Cicéron, qui plaidait pour l’accusé, en fit une preuve de la fausseté de l’accusation : An tu, Callidi, nisi fugeres, sic ageres ? Dans la tragédie de Richard III, par Shakspeare, la duchesse d’York exprime ainsi ses soupçons sur la fidélité religieuse de son mari : « Est-il pénétré de ce qu’il dit ? regardez son visage. Ses yeux ne répandent point de larmes ; ses prières sont simulées. Ses paroles sortent de sa bouche, les nôtres sortent du cœur. Il prie, mais froidement, il ne demande pas à être exaucé ; mais nous, nous prions de tout notre cœur, de toute notre âme. »

Je ne crois pas nécessaire d’insister davantage sur l’importance d’un bon débit. Passons aux règles qu’il est le plus utile d’observer à cet égard.

L’orateur qui se présente pour exprimer ses pensées en public doit s’attacher, dans son débit, premièrement, à parler de manière à être facilement entendu de tous ceux qui l’écoutent ; secondement, à s’exprimer avec assez de grâce et en même temps assez de force pour plaire à ses auditeurs, et les émouvoir. Voyons par quels principaux moyens on y réussit.

Pour être facilement entendu de toutes les parties d’un auditoire, il faut, 1º une intensité de voix suffisante ; 2º une articulation distincte ; 3º une lenteur convenable ; 4º enfin, une bonne prononciation.

L’orateur doit sans doute, avant tout, tâcher de parler assez haut pour être entendu de tous ceux qui l’écoutent, et remplir de sa voix l’espace qu’occupe l’assemblée. Cette faculté est regardée comme un don de la nature, et ce n’est pas sans raison ; mais ici l’art peut prêter à la nature d’utiles secours. L’habitude de ménager sa voix, et de lui faire prendre divers tons, donne un grand avantage à l’orateur.

La voix, chez tous les hommes, a trois tons différents : le haut, le bas et le moyen. Le haut sert à parler à quelqu’un placé à une certaine distance ; le bas sert à causer de très près ou à parler à l’oreille ; le ton moyen, qui est celui de la conversation, convient dans presque tous les discours prononcés en public. Car c’est une grande erreur de croire que l’on est d’autant mieux entendu dans une assemblée nombreuse, qu’on y parle plus haut. C’est confondre deux choses bien différentes, l’intensité ou la force du son, avec la clef ou la note du ton sur lequel on parle. Un orateur peut, sans changer de clef, prêter plus de force à sa voix ; et il sera toujours plus facile de lui donner plus de volume, de lui donner une vigueur plus constante, lorsqu’on aura pris, en débutant, le ton de la conversation ordinaire. En commençant, au contraire, sur le ton le plus haut, on laisse à la voix moins d’espace à parcourir, et il est presque impossible de ne pas la forcer, ou la baisser considérablement, avant la fin du discours. On se fatigue, on parle péniblement, et l’orateur qui s’énonce avec peine fait souffrir ceux qui l’entendent. Donnez donc à votre voix tout son développement, mais en lui conservant le ton habituel de votre conversation. Prenez pour une règle constante, que vous ne devez jamais émettre plus de voix que vous ne le pouvez sans peine ou sans efforts. Tant que vous resterez dans les bornes que la nature vous a imposées, les organes de la parole rempliront librement leurs fonctions, et vous serez le maître de votre voix ; autrement, il vous sera impossible de la gouverner. Pour se faire bien entendre, il est bon de fixer ses yeux sur une des personnes de l’assemblée la plus éloignée de l’endroit où l’on parle, et de se figurer qu’on lui adresse la parole ; alors on renforce la voix naturellement et, pour ainsi dire, mécaniquement, de manière à se faire entendre de cette personne, pourvu qu’elle ne soit pas à une trop grande distance et hors de notre portée ; et comme c’est une habitude que l’on prend assez généralement dans les cercles, à plus forte raison doit-on la pratiquer lorsque l’on parle au milieu d’une assemblée nombreuse. Mais souvenez-vous qu’en public, comme dans la conversation, on peut fatiguer en parlant trop haut. Une intonation trop forte blesse l’oreille, parce que les sons ne produisent plus que l’effet d’un retentissement confus ; elle donne encore à l’orateur le désavantage de faire penser à ceux qui l’écoutent qu’il cherche à les entraîner par la seule violence de son organe.

En second lieu, pour être bien entendu et facilement compris, on doit peut-être s’attacher davantage à bien articuler les sons qu’à leur donner de la force. Il faut moins de voix qu’on ne pense pour remplir un vaste espace ; et, au moyen d’une articulation bien distincte, un homme qui n’aura qu’une voix assez faible, sera entendu à une distance bien plus grande que celle où peut atteindre la voix la plus forte. C’est à quoi les orateurs doivent être toujours attentifs : il faut qu’ils donnent à chaque son une durée convenable, et qu’ils prononcent très distinctement chaque syllabe, et même chaque lettre.

Troisièmement. Pour articuler distinctement, il faut parler avec modération, mais toutefois sans trop de lenteur. Un langage précipité ne laisse bien entendre ni le son ni le sens. Il faut de même éviter l’excès opposé ; mais c’est une observation qu’il était presque inutile de faire. Il est évident qu’une prononciation éteinte ou traînante, qui toujours laisse à l’auditeur le temps de finir le mot avant celui qui parle, doit rendre un discours insipide et fatigant. On voit beaucoup plus de personnes qui parlent trop vite, et c’est un défaut dont on doit se corriger de bonne heure ; car lorsqu’une fois il est passé en habitude, il n’est presque plus possible de s’en défaire. Ceux qui se proposent de parler en public doivent donc s’appliquer, avant tout, à prononcer avec une lenteur convenable, et à bien articuler chaque son. C’est ce qu’on ne saurait trop leur recommander. Ce genre de prononciation donne à un discours du poids et de la dignité. Il est d’un grand secours à la voix en lui permettant des pauses plus fréquentes, il laisse à l’orateur la facilité de former des sons plus nourris, et d’en faire mieux sentir la force et l’harmonie. Un autre avantage qu’il en retire encore, c’est de rester plus constamment maître de lui-même ; tandis qu’un débit rapide jette ordinairement de la confusion dans l’esprit, et rien n’est plus fatal au succès d’un orateur. Promptum sit os, dit Quintilien, non præceps ; moderatum, non lentum.

Après s’être habitué à ménager sa voix, à prononcer distinctement, à parler avec une lenteur convenable, l’orateur doit, en quatrième lieu, s’appliquer à se faire une bonne prononciation, c’est-à-dire à donner à chaque mot le son consacré par l’usage, et à éviter tout accent vicieux, trivial ou provincial. Cela est nécessaire pour parler avec grâce et noblesse. Ce n’est que de vive voix que l’on peut donner des instructions à cet égard. Mais il est une observation qui pourrait n’être pas déplacée ici. Dans la langue anglaise, chaque mot composé de plus d’une syllabe possède une syllabe accentuée. L’accent porte tantôt sur la voyelle et tantôt sur la consonne ; et, quelque long que soit un mot, il est bien rare qu’il ait plus d’une syllabe ainsi accentuée. Le génie de la langue exige qu’on la marque en appuyant un peu dessus, et en passant rapidement sur les autres. Lorsque l’on a appris à la reconnaître dans chaque mot, c’est une règle essentielle de ne lui donner, en parlant en public, que l’accent qu’on lui donne ordinairement dans la conversation. Un grand nombre de personnes se trompent à cet égard, en suivant un principe opposé. Elles s’arrêtent sur chaque syllabe, elles la prolongent, multiplient les accents dans un même mot, et croient donner ainsi plus de gravité ou plus de force à leur discours, ou plus de pompe à leur déclamation. C’est, au contraire, une des plus grandes fautes que l’on puisse commettre dans le débit. Cette manière de parler, que l’on appelle théâtrale ou emphatique, donne au discours un air d’affectation qui lui ôte beaucoup de son agrément et de son expression.

Je passe maintenant à ces parties essentielles du débit auxquelles l’orateur s’applique, non seulement dans l’intention de se rendre plus intelligible, mais encore dans le désir de donner à ce qu’il dit plus de force et de grâce. Ces parties sont : le renforcement occasionnel de la voix, les pauses, les tons et les gestes. Avant de les examiner, je crois devoir faire observer qu’elles ne sont pas seulement applicables, comme on est assez généralement tenté de le croire, aux passages les plus soignés ou les plus pathétiques du discours. Il faut quelquefois autant d’attention que de talent pour donner aux morceaux les plus simples et aux passages les plus tranquilles le renforcement, les pauses, les tons et les gestes qui leur conviennent. L’effet d’un débit toujours juste et gracieux est de fixer l’attention des auditeurs, et de donner à ce qu’on dit plus de poids et plus de force.

Premièrement, examinons l’effet du renforcement occasionnel de la voix. J’entends par renforcement occasionnel de la voix, l’émission d’un son plus plein et plus fort, par lequel on distingue la syllabe accentuée d’un mot, pour appeler plus principalement l’attention, et montrer l’importance de ce mot dans la phrase. Quelquefois ce mot est aussi bien désigné par un ton particulier de la voix que par un renforcement de l’accent ; néanmoins un discours semble plus ou moins animé, selon que l’on sait plus ou moins à propos appuyer sur cet accent : car si on ne le faisait jamais sentir, le discours serait pesant et sans vie, et le sens en paraîtrait fort obscur ; il deviendrait complètement inintelligible, si on le marquait à faux. Pour en donner un exemple, nous allons prouver que la phrase la plus ordinaire, cette simple question, « Allez-vous à cheval à la ville aujourd’hui ? » peut être prise sous quatre acceptions diverses, selon qu’en la prononçant on appuie sur tel ou tel mot. Si l’on prononce en appuyant sur le mot distingué par du caractère italique : « Allez-vous à cheval à la ville aujourd’hui ? » la réponse sera naturellement : « Non, j’y enverrai mon domestique à ma place. » — « Allez-vous à cheval à la ville aujourd’hui ? — Non, j’irai à pied. » — « Allez-vous à cheval à la ville aujourd’hui ? — Non, j’irai à cheval à la campagne. » Enfin : « Allez-vous à cheval à la ville aujourd’hui ? — Non, j’irai demain. » Il en est de même dans le discours le plus solennel ; la force et la beauté de l’expression dépendent du mot sur lequel porte l’accent, ou sur lequel la voix appuie davantage, et l’on peut donner deux significations diverses à la même pensée, en appuyant sur un mot ou sur un autre mot. Voyez sous combien de points de vue divers se produit cette pensée, suivant la manière de prononcer les mots qui l’expriment : « Judas, dit le Seigneur, trahissez-vous le fils de l’homme par un baiser ? » Trahissez, fait tomber le reproche sur l’infamie de la trahison ; trahissez-vous indique la rupture des liens qui unissaient Judas et son maître ; trahissez-vous le fils de l’homme, indique que Judas méconnaît le caractère personnel et le rang éminent du Sauveur ; trahissez-vous le fils de l’homme par un baiser ? indique l’odieux emploi que fait Judas du symbole de la confiance et de l’amitié.

La règle la plus essentielle, la seule peut-être que l’on puisse prescrire pour apprendre à renforcer sa voix à propos, c’est de se faire une juste idée de la nature et de la force des sentiments que l’on veut exprimer. C’est un exercice continuel de l’attention et du bon sens, dont les résultats sont trop importants pour être dédaignés. Donner à chaque mot l’accent convenable, est une preuve d’un goût sûr, d’une sensibilité délicate, et d’une connaissance exacte de tout ce qui peut affecter plus particulièrement l’esprit des autres. Il y a la même différence entre un chapitre de la Bible, ou tout autre morceau de prose, lu par une personne qui renforce sa voix à propos, et distingue avec goût les mots accentués, et par une personne qui prononce tout uniformément ou accentue à faux, qu’entre la même pièce de musique exécutée par un artiste habile, ou écorchée par un musicien ignorant.

Avant de lire en public un discours préparé, l’on fera très bien de le repasser chez soi à haute voix, pour reconnaître les mots sur lesquels il faut appuyer davantage ; il serait même prudent de les marquer par un trait de plume, au moins dans les parties les plus touchantes du discours, afin de les graver mieux dans sa mémoire. Si l’on prenait ce soin exactement, si la prononciation était d’avance attentivement étudiée, l’orateur serait amplement dédommagé de sa peine par l’effet bien plus remarquable que produirait son discours. Qu’il me soit permis cependant de vous prévenir contre une erreur, celle de trop multiplier les mots saillants. Ce n’est qu’en les employant avec réserve qu’on peut leur donner quelque poids. S’ils reviennent trop souvent, si l’on cherche à donner une haute importance à toutes ses paroles, en prodiguant les mots les plus énergiques, on ne se fait plus écouter avec attention. Ces mots rassemblés en grand nombre dans une phrase, sont comme des caractères italiques dont on couvrirait toutes les pages d’un livre ; ces caractères, à force de beaucoup distinguer, ne distinguent plus rien.

Après le renforcement de la voix, c’est aux pauses que l’orateur doit donner son attention. Il y en a de deux espèces, les pauses expressives, et celles qui servent à marquer le sens. La pause expressive est celle que l’on fait après avoir dit un mot ou une phrase sur lesquels on veut fixer l’attention des auditeurs, et quelquefois même avant de dire ce mot ou cette phrase. Ces pauses produisent un effet à peu près semblable à celui du renforcement de la voix ; les mêmes règles leur sont applicables, surtout celles qui prescrivent de ne pas les répéter trop souvent. Car, destinées à fixer plus particulièrement l’attention des auditeurs, et à leur donner l’espoir d’entendre quelque chose de remarquable, elles ne produisent que l’ennui, si cette attente n’est point remplie.

Mais l’usage le plus général des pauses, est de marquer les divisions que le sens introduit dans une phrase, et en même temps de permettre à l’orateur de reprendre sa respiration ; les placer à propos est un des points les plus délicats et les plus difficiles du débit. Dans les discours qui doivent être prononcés en public, il faut apporter la plus grande attention à ménager, à certaines distances, des pauses suffisantes pour laisser le temps de prendre haleine, afin qu’on ne soit point obligé de couper les mots, ou de séparer ceux que le sens lie trop étroitement. Une phrase mal divisée par les repos paraît hachée, et perd toute sa force. Pour éviter cet inconvénient, il faut, autant que possible, aspirer, avant de commencer une phrase, autant d’air qu’on en aura besoin pour aller jusqu’au bout. Cependant ce serait une erreur de croire qu’on ne doive reprendre haleine qu’à la fin d’une période. Il est, dans le cours de la période, des intervalles plus ou moins longs pendant lesquels on peut respirer ; et lorsqu’on sait en profiter, on peut suivre jusqu’à la fin la phrase la plus longue, sans avoir été obligé de s’arrêter à contresens.

Se former, en parlant en public, une espèce de récitatif qui exige d’autres repos que ceux indiqués nécessairement par le sens des périodes, c’est contracter une habitude détestable. Le sens doit seul déterminer les pauses ; car lorsque la voix s’arrête, l’auditeur est toujours porté à croire que le sens est suspendu. Les pauses, dans un discours prononcé en public, sont les mêmes que celles dont on se sert dans le cours d’une conversation, et il faut se garder de les calquer sur la ponctuation ordinaire de la plupart des livres. La ponctuation est, en général, fort arbitraire, assujettie au caprice de l’écrivain, et souvent incorrecte ; elle donne presque toujours à la prononciation une uniformité désagréable ; car il est à remarquer que les pauses ne sont gracieuses et expressives qu’autant que la phrase ou le membre de phrase qu’elles précèdent ou qu’elles suivent a été prononcé sur le ton qui convient le mieux au sens ; au lieu que la durée du temps qui les mesure ou les distingue est toujours variable et incertaine. Tantôt il suffit de la plus légère suspension de voix, tantôt la voix doit s’arrêter sur la dernière syllabe en la prolongeant un peu ; tantôt, enfin, il faut que la voix, par des inflexions successives, indique que l’on touche ou que l’on est arrivé à la fin de la période. Dans tous les cas, il faut parler naturellement, et comme si l’on discutait ses intérêts privés.

Lorsqu’il s’agit de lire ou de réciter des vers, on éprouve un genre particulier de difficulté dans l’observation des repos ; cette difficulté vient de la mélodie du vers, qui dicte à l’oreille certaines pauses qui ne sont pas compatibles avec celles indiquées par le sens ; en sorte que déterminer les unes et les autres de manière à ce qu’elles ne blessent ni l’oreille ni le sens, est une chose si difficile, qu’il est véritablement très rare de rencontrer une personne qui lise agréablement la poésie. L’harmonie poétique a deux repos particuliers, celui de la fin du vers et celui de l’hémistiche. Quant à celui de la fin du vers, le retour de la rime l’indique assez, et force en quelque sorte à l’observer. L’on a posé en question si, dans les vers blancs, où l’on a une plus grande latitude pour faire enjamber les vers les uns sur les autres, sans suspendre le sens, l’on devrait marquer par un repos la fin de chaque vers. Au théâtre, où l’on doit éviter d’avoir l’air de parler en vers, il est certain qu’il faut se garder d’en indiquer la fin par une pause. Mais il doit en être autrement partout ailleurs ; et, en effet, que deviendrait la mélodie poétique, pourquoi le poète aurait-il pris la peine de composer des vers, si en les lisant, on supprimait la mesure, et si, par la prononciation, on les assimilait à de la simple prose ? Il faut donc, lorsqu’on lit des vers blancs, savoir les détacher par un léger repos, mais en même temps se bien garder de leur appliquer une espèce de récitatif uniforme, ce qu’on appelle ordinairement psalmodier. Lorsque le sens ne se termine pas avec le vers, il ne faut pas que le repos qui indique la fin du vers soit aussi long que celui qui indiquerait la fin d’une phrase ; mais on doit toujours marquer le passage d’un vers à l’autre par une suspension presque insensible, sans hausser ni baisser la voix, et surtout sans interrompre le sens.

L’autre espèce de pause particulière à la poésie est celle qui tombe au milieu du vers, et le coupe en deux hémistiches. Quoique moins longue que celle de la fin du vers, il faut cependant qu’elle soit sensible à l’oreille. Cette pause, que l’on appelle encore césure, tombe toujours, dans la poésie française, au milieu du vers héroïque ou hexamètre. Dans la poésie anglaise, elle est placée après la quatrième, cinquième, sixième ou septième syllabe, mais jamais ailleurs. Lorsque le vers est construit de manière que la césure coïncide avec le repos indiqué par le sens, sa lecture ne présente aucune difficulté, comme dans cet exemple tiré du Messie de Pope :

Ye nymphs of Solyma ! regia the song :
To heav’nly themes, sublimer strains belong.

Mais s’il arrive que des mots que le sens lie si étroitement l’un à l’autre qu’on ne peut les séparer par le plus léger intervalle, sont cependant partagés par la césure, alors il devient fort difficile de bien lire de tels vers ; car le sens perd ce que l’on accorde à l’harmonie. Il faut alors n’avoir égard qu’au sens, parce qu’il y aurait plus d’inconvénient à le rendre obscur ou inintelligible qu’à rendre le vers un peu moins harmonieux. Ainsi dans ces vers de Milton :

                                 What in me is dark
Illumine : what is low raise and support,

le sens exige que la pause tombe après illumine, c’est-à-dire après la troisième syllabe, et c’est là qu’il faut la faire sentir en lisant. Cependant, si l’on ne considérait que l’harmonie, il faudrait lier ce mot avec ceux qui suivent, et la pause n’aurait lieu qu’à la quatrième ou sixième syllabe.

Nous allons actuellement traiter des tons dans le débit. Ils consistent dans ces modulations de la voix, dans cette variété de notes et de sons que l’on emploie en parlant. Une seule observation fera voir quelle influence ils ont sur la force et la grâce d’un discours. La nature a attaché un ton particulier de la voix à l’expression de chaque sentiment, et surtout à l’expression des émotions les plus vives ; si bien qu’un homme qui se plaindrait ou menacerait sur un autre ton que celui qui est ordinaire à la douleur ou à la colère, au lieu de produire la commisération ou la crainte, pourrait se faire moquer de lui. Ne perdons pas de vue que la sympathie est un des plus puissants moyens de persuasion. L’orateur cherche à communiquer aux autres les sentiments ou les émotions qu’il éprouve ; mais il n’y réussira qu’autant qu’il les expliquera de manière à convaincre ses auditeurs qu’il les éprouve véritablement4. Aussi, celui qui veut avec succès parler en public doit étudier avec soin le langage et la juste expression des tons.

La règle la plus importante à observer dans la graduation des tons, est de les former en public comme on les formerait dans une conversation un peu animée. Observons que toutes les fois qu’un homme discute des intérêts qui lui sont chers, il prend naturellement un ton et une manière qui ont quelque chose d’éloquent et de persuasif ; et les orateurs ne débitent froidement un discours que parce qu’ils s’éloignent de ce ton naturel, pour prendre une manière affectée qui décèle l’étude. Il est ridicule de croire que dès que l’on monte à la chaire ou à la tribune, il faille quitter le ton sur lequel on s’exprime habituellement, pour en adopter un tout différent. Voilà ce qui, de nos jours, a donné au débit en général, et surtout à celui des sermons, une espèce de chant si fatigant et si monotone. On s’est écarté de la nature, on a cherché à donner au discours une beauté factice, en substituant une harmonie étudiée aux inflexions naturelles de la voix. Qu’un orateur se mette donc en garde contre cette erreur dangereuse : que ce soit devant une assemblée nombreuse, que ce soit dans une société privée, ce dont il s’agit toujours, c’est de parler. Suivez donc la nature. Observez comment elle vous porte à exprimer le sentiment qui remplit votre cœur. Supposez qu’une question importante est débattue entre des hommes raisonnables, et que vous-même vous y êtes intéressé ; songez alors de quelle manière, sur quel ton et avec quelles inflexions de voix vous vous exprimeriez, dans ces passages surtout où vous chercheriez à captiver plus particulièrement l’attention ; et portez à la tribune, à la chaire ou au barreau, cette manière, ces tons, ces inflexions. Faites-en la base unique de votre débit, et ne cherchez pas une, autre méthode, car il n’en est pas de plus sûre pour le rendre agréable et persuasif.

J’ai dit que le ton de la conversation devait être la base seulement du débit oratoire, parce qu’il faut en quelques occasions que ce ton soit un peu plus forcé. Dans une harangue, par exemple, l’élévation du style et l’harmonie des phrases nécessitent, et quelquefois même exigent impérieusement une prononciation plus arrondie et plus harmonieuse que celle de la conversation ordinaire. C’est ce qu’on appelle déclamer. Bien que cette manière s’éloigne assez de celle de la conversation, cependant elle doit toujours en avoir pour base le ton le plus grave et le plus solennel. Il est bon d’observer que l’usage trop fréquent de la déclamation n’est favorable ni à la composition ni au débit ; il expose, au contraire, les orateurs à paraître ennuyeux, à cause de cette monotonie et de ce ton cadencé que trop souvent on leur reproche avec raison ; et c’est un inconvénient fâcheux qu’évite celui qui modèle son débit sur le ton du langage habituel. Toutefois, la perfection du débit exige que le même orateur sache parler avec aisance et rapidité, et déclamer avec noblesse et dignité, afin d’employer à propos les deux manières dans le même discours, suivant les occasions. C’est un mérite qui n’appartient qu’à un bien petit nombre ; la plupart des orateurs prennent, en parlant, le ton sur lequel le hasard les a fait tomber, ou choisissent celui qui flatte le plus leur oreille, ou bien encore cherchent à imiter celui qui chez un autre leur a plu davantage, et ils finissent par se faire une prononciation routinière qu’ils ne sont plus les maîtres de changer. Il ne faut suivre que la nature, il ne faut que chercher à copier le ton qu’elle nous dicte, pour exprimer aux autres ce que nous éprouvons ; c’est sa voix qu’il faut faire entendre, et n’avoir pas la ridicule présomption de croire que l’on trouvera un ton d’expression plus beau que celui qu’elle inspire5.

Nous avons encore à nous occuper du geste ou de l’action. Quelques peuples ont plus que d’autres l’usage d’animer leur conversation par des gestes, et à cet égard les Français et les Italiens ont beaucoup plus de vivacité que nous. Mais il n’existe aucune nation, il n’existe peut-être pas une seule personne assez flegmatique pour n’accompagner ses paroles d’aucun geste, surtout en parlant de choses qui intéressent vivement. Aussi l’orateur dont l’extérieur reste parfaitement immobile, et qui laisse tomber les mots de sa bouche, sans la moindre chaleur, sans la moindre expression dans son geste, n’a l’air de prendre aucune espèce d’intérêt aux affaires qu’il discute, et se place, par conséquent, hors de la nature.

La règle que j’ai donnée pour le ton à prendre lorsqu’on parle en public, est applicable à l’action dans le débit oratoire. Examinez quels regards, quels gestes accompagnent dans la conversation ordinaire l’expression des mouvements d’animosité, d’indignation, de compassion, et prenez-les pour modèles. La plupart de ces gestes et de ces regards sont communs à tous les hommes ; mais quelques-uns ont dans chaque individu un caractère particulier. L’orateur ne doit employer que ceux qui lui sont naturels. Il en est à cet égard comme des intonations. Il ne s’agit pas d’étudier les mouvements et les gestes les plus gracieux, afin de les exécuter en public, sans songer s’ils conviennent plus ou moins à notre extérieur et à nos dispositions naturelles. Les gestes et les mouvements de celui qui parle doivent porter l’empreinte des attitudes qu’il prend naturellement ; sans cela, il n’est ni soin ni travail qui puissent empêcher de paraître roide et affecté.

Quoique la nature doive être le principal guide dans cette partie du débit oratoire, l’art et l’étude peuvent cependant contribuer beaucoup à son perfectionnement. Car quelques personnes ont naturellement des mouvements peu gracieux, dont il est possible que le travail et l’application corrigent, en grande partie, les défauts. Cette étude doit avoir surtout pour objet de réformer les mouvements gauches ou disgracieux, afin d’en contracter de plus agréables, mais qui toujours rentrent dans la manière d’être habituelle de l’orateur. L’on a conseillé aux jeunes gens de s’exercer devant un miroir, afin qu’ils pussent juger de leurs gestes et de leurs attitudes ; mais je crois que l’on est en cette manière mauvais juge de soi-même, et qu’on déclamera longtemps ainsi sans corriger aucun de ses défauts. L’on tirera plus d’avantages, surtout dans les commencements, des observations d’un ami dont le bon goût est reconnu. Quintilien, dans le dernier chapitre du onzième livre de ses Institutions, nous a laissé un grand nombre de règles de détail sur le geste et l’action dans le débit oratoire, et les écrivains modernes se sont contentés de les transcrire presque toutes. Mais je ne crois pas que ces règles écrites ou données de vive voix puissent être d’une grande utilité, à moins que l’on n’en fasse l’application en présence même des élèves6.

J’ajouterai encore que pour débiter avec succès il faut se garder de cette espèce de trouble et d’agitation qui s’empare de l’orateur, surtout les premières fois qu’il essaie de parler en public. Qu’il s’efforce donc, avant tout, de se recueillir et de rester constamment maître de lui-même. Pour cela, il n’a rien de mieux à faire qu’à se bien pénétrer de son sujet, qu’à en sentir toute la gravité et l’importance, enfin qu’à chercher tien plus à persuader qu’à plaire ; car il plaira d’autant plus, qu’il fera moins d’efforts pour y réussir. C’est le seul moyen de vaincre cette timidité, qui déconcerte l’orateur et nuit autant à ses pensées qu’à la manière de les exprimer.

Je ne veux pas terminer cet article sans recommander encore de bien se tenir en garde contre toute espèce d’affectation, car rien n’est plus nuisible au débit oratoire. Ne sortez jamais de votre naturel, ne cherchez à imiter personne ni à vous former un modèle imaginaire. Tout ce qui est naturel plaît, même si quelques légers défauts l’accompagnent, parce que c’est l’homme que nous voulons voir, et que nous aimons ce qui a l’air de partir du cœur. Un débit, au contraire, de quelques grâces qu’on ait voulu l’embellir, ne manque jamais de produire un mauvais effet, lorsqu’on n’y trouve ni aisance, ni liberté. Peu de personnes sont capables de parler parfaitement bien en public, tant il faut pour cela réunir de talents naturels. Cependant il est à la portée de bien du monde de prendre un ton véritablement énergique et persuasif, pour peu que l’on veuille perdre ses mauvaises habitudes, ne point trop s’écarter de la nature, et s’exprimer en public comme dans la conversation ordinaire, surtout lorsqu’on émet des sentiments que l’on puise dans son cœur. Un orateur a-t-il dans la voix ou dans le geste quelque grave défaut, il réussira mal, si, pour s’en corriger, il attend le moment de monter en chaire ou à la tribune ; il doit commencer par s’en défaire dans la conversation privée, et ne prendre la parole devant de grandes assemblées que lorsqu’il aura contracté une bonne habitude à la place du défaut qu’il avait. Engagé au milieu d’une discussion publique, il ne peut donner son attention à ses intonations et à ses gestes sans paraître aussitôt étudié et affecté ; car alors il doit être tout entier à son sujet, il doit ne s’occuper que de ses pensées, et se reposer pour son débit sur ses dispositions naturelles et sur les bonnes habitudes qu’il s’est formées.

Lecture XXXIV.
Moyens de faire des progrès en éloquence. §

J’ai traité complètement des différents genres de discours, de leur composition et de leur débit. Avant de quitter ce sujet, je crois devoir entrer dans quelques considérations sur les moyens les plus propres à se perfectionner dans l’art de l’éloquence, et sur les études préparatoires auxquelles il convient surtout de se livrer pour y faire des progrès.

Être orateur véritablement éloquent, c’est un talent assez rare, et qu’il n’est pas fort aisé d’acquérir. Ce n’est pas qu’il soit très difficile de composer un discours élégant sur un sujet donné, et de le débiter de manière à faire plaisir à un auditoire. Quelque louable que soit d’ailleurs ce genre de mérite, j’ai cependant essayé de donner une bien plus haute idée de l’éloquence. J’ai démontré qu’elle était le fruit des plus grands efforts de l’esprit humain, qu’elle était l’art de persuader les hommes et de les faire obéir ; que son objet n’était pas seulement de plaire à l’imagination, mais de parler à l’intelligence et au cœur, de s’emparer des personnes auxquelles on s’adresse, et de leur laisser une vive et profonde impression de ce qu’on leur a dit. Que de talents naturels, que de talents acquis il faut réunir pour arriver à ce point de perfection ! une imagination forte, vive, ardente ; un cœur extrêmement sensible, un jugement solide, un sens exquis, un esprit toujours présent ; toutes ces qualités jointes à la science du style et de la composition, et soutenues par un extérieur agréable, des manières gracieuses, et une voix sonore et flexible. Après cela, doit-on s’étonner qu’il soit rare de rencontrer un orateur accompli ?

Cependant ne nous décourageons point. Il y a loin de la médiocrité à la perfection. Les rangs intermédiaires peuvent encore être remplis honorablement ; lorsqu’un genre de perfection est si rare et si difficile, s’il est glorieux de l’atteindre, il est beau d’en approcher. Les orateurs qui se sont placés au premier rang sont moins nombreux, peut-être, que les excellents poètes ; mais l’éloquence a cet avantage sur la poésie, que celle-ci ne supporte pas comme l’autre la plus légère médiocrité7. La simplicité a son éloquence comme le pathétique et le sublime, et le génie qui n’a pas la force de s’élever à leur hauteur, peut, sans prendre un si grand essor, acquérir une réputation brillante.

Il est inutile de chercher à savoir si c’est la nature ou l’art qui contribue le plus à former un orateur parfait. Dans tous les genres de talents, c’est la nature qui jette les premiers germes, le travail les développe. Elle fait beaucoup, mais elle veut que l’art fasse davantage encore ; et il est certain que l’étude contribue bien plus au perfectionnement du génie naturel de l’orateur qu’à celui du poète. Je veux dire que, bien que la poésie soit susceptible de recevoir d’utiles secours de l’art, cependant un poète, par la seule force de son génie, s’élèvera à une hauteur que ne pourra jamais atteindre l’orateur qui ne s’est point livré à l’étude du style, de la composition et du débit. Homère n’eut de maître que lui-même ; le travail et les leçons de leurs prédécesseurs formèrent Démosthène et Cicéron. Ne poussons pas plus loin ces observations préliminaires, et cherchons par quels moyens on peut faire des progrès en éloquence.

On doit mettre au premier rang de ces moyens le caractère personnel et les dispositions naturelles. Pour être véritablement éloquent et persuasif, il faut nécessairement être vertueux. C’était une maxime reçue chez les anciens : Non posse oratorem esse, nisi virum bonum. On ne peut que voir avec plaisir ce rapport étroit entre la vertu et le plus noble des arts libéraux, et il est facile de prouver que cette assertion n’est point un vain sujet de déclamation, mais qu’elle est fondée sur la raison et la vérité.

Examinez, en effet, si rien ne contribue davantage à nous persuader que la bonne opinion que nous avons conçue de la probité, du désintéressement, de la franchise et des autres qualités morales de la personne qui nous parle. Ces vertus donnent à ce qu’elle dit du poids et de la force ; bien plus, elles y ajoutent une véritable beauté ; elles nous disposent à écouter avec attention et avec plaisir, et nous font éprouver une sorte de partialité secrète en faveur de son avis. Si, au contraire, nous soupçonnons cette personne de fourberie ou d’artifice, de bassesse ou de corruption, son éloquence perdra tout son effet. On pourra s’amuser de son discours, l’écouter même avec plaisir ; mais on ne le considèrera toujours que comme un heureux jeu de mots, comme une ruse adroite, et, envisagé sous ce point de vue, quelle persuasion pourra-t-il produire ? Nous lisons un livre avec plus de plaisir, lorsque nous avons une idée avantageuse de l’auteur. Mais combien l’influence de notre opinion doit-elle être plus puissante lorsque l’orateur est sous nos yeux, et qu’il s’adresse personnellement à nous sur quelque sujet d’une haute importance !

Mais comme on pourrait m’objecter que cette remarque ne tend qu’à prouver l’influence d’une réputation de vertu et non de la vertu même, je dois démontrer que la vertu est encore favorable à l’éloquence par des raisons indépendantes de la confiance que sa réputation inspire.

Premièrement. Pour nous livrer à d’honorables travaux, nous n’avons point de plus grand et de plus noble encouragement que la vertu ; elle nous anime d’une louable émulation, soutient notre ardeur, et laisse à notre esprit toute sa liberté, en l’affranchissant du joug de ces passions honteuses et ridicules, obstacles insurmontables à tous les genres de progrès. C’est une considération que Quintilien nous fait bien sentir : Quod si agrorum nimia cura, et sollicitior rei familiaris diligentia, et venandi voluptas, et dati spectaculis dies, multum studiis auferunt, quid putamus facturas cupiditatem, avaritiam, invidiam ? Nihil enim est tam occupatum, tam multiforme, tot ac tam variis affectibus concisum, atque laceratum, quam mala ac improba mens. Quis inter hæc litteris, aut ulli bonæ arti, locus ? Non hercle magis quam frugibus, in terra sentibus ac rubis occupata.

Outre cette considération, il en est une autre bien plus importante encore, et à laquelle peut-être on ne donne pas toute l’attention qu’elle mérite ; c’est que de la vertu réelle découlent ces sentiments qui produisent sur le cœur des autres un effet si puissant et si sûr. Malgré la méchanceté des hommes, rien n’exerce sur leur esprit une plus grande influence que la vertu. Aucun langage n’est généralement mieux entendu et plus profondément senti que celui des sentiments vertueux ; l’homme qui en est animé est donc le seul qui puisse véritablement parler au cœur. Dans toutes les occasions, de quelque sujet qu’il s’agisse, les inspirations nobles et élevées ont une énergie entraînante et irrésistible ; elles donnent à nos paroles une ardeur, Une flamme qui se communiquent rapidement à ceux qui nous écoutent, et qui, plus que toute autre chose, prêtent à l’éloquence ce pouvoir si bien reconnu de saisir et de transporter un auditoire. Ici l’art et l’imitation sont sans effet. La vertu feinte n’a point ces nobles résultats ; c’est la chaleur pure du sentiment qui seule peut émouvoir. Aussi, les orateurs les plus célèbres, tels que Cicéron et Démosthène, n’étaient pas moins estimés de leurs concitoyens par leurs vertus et leur amour de la patrie que par leur éloquence. Sans doute, c’est à leur vertu que leur éloquence dut ses plus grands effets ; et celles de leurs harangues où respirent les sentiments les plus vertueux et les plus magnanimes ont fait plus constamment l’admiration des siècles.

Ceux qui aspirent à devenir véritablement éloquents doivent donc s’exercer à la pratique de toutes les vertus, et donner à leurs sentiments la plus grande délicatesse et la plus grande pureté. Lorsque ces qualités se ternissent, l’éloquence perd aussitôt son éclat, et l’orateur ne doit plus compter sur aucun succès. Ces vertus, ces sentiments qu’il faut surtout cultiver, sont : l’amour de la justice, de l’ordre, de la franchise et de la probité, unis à une forte indignation contre l’insolence, l’oppression, la mauvaise foi, la bassesse et la corruption ; du courage et de la grandeur d’âme ; l’amour de la liberté, de la patrie et du bien public, un zèle ardent pour les entreprises nobles et utiles ; enfin, un profond respect pour tout ce qui porte le caractère de l’héroïsme et de la vertu. Rien n’est moins favorable à l’éloquence qu’un genre d’esprit naturellement froid et sceptique, ou cette humeur amère qui aime à déprécier ce qui est grand, et à tourner en ridicule ce qui fait l’admiration générale. Une telle disposition s’oppose à presque tous les genres de progrès, mais surtout à ceux que l’on pourrait faire dans l’art oratoire. Le véritable orateur doit être généreux, sensible, et sincère admirateur de tout ce qui est grand, de tout ce qui est noble, enfin de tout ce qui a mérité les applaudissements universels. À toutes les vertus mâles et fortes, il doit unir un sentiment vif et profond des injures, des maux et des chagrins de ses semblables ; un cœur toujours ouvert, toujours prêt à embrasser les intérêts des autres comme les siens propres. Il faut encore que, chez lui, la modestie se joigne à la fierté ; la modestie, si essentielle qu’on la suppose toujours la compagne du vrai mérite, qui gagne si sûrement les suffrages et captive la bienveillance. Cependant, qu’elle ne dégénère pas en une excessive timidité. L’orateur doit compter assez sur lui-même pour prendre un air d’assurance fondée, non pas sur les illusions de l’amour-propre, mais sur la persuasion intime de la justice et de la vérité de ce qu’il avance ; et ce sentiment n’est pas celui qui contribue le moins à produire la persuasion.

Après les qualités morales, ce qui est le plus nécessaire à l’orateur, c’est un fonds suffisant de connaissances. Cicéron et Quintilien nous le répètent souvent : Omnibus disciplinis et artibus debet esse instructus orator. Ce qui signifie qu’il doit avoir ce que nous appelons une éducation libérale, et réunir les connaissances philosophiques aux connaissances littéraires. N’oublions jamais que

Scribendi recte, sapere est principium et fons.

Aucun art ne peut apprendre à bien parler sur une matière qu’on ne connaît point, ou, si cet art existe, c’est un art de charlatan, dont les prétentions peuvent être assimilées à celles de ces anciens sophistes qui apprenaient à leurs disciples à soutenir indifféremment le pour et le contre dans le même sujet. Le style, la composition, enfin tout ce qui compose l’art oratoire, ne peut que fournir à l’orateur les moyens les plus avantageux de développer ses pensées et de disposer les matériaux de son discours ; mais ce n’est pas la rhétorique qui dicte les pensées et fournit les matériaux. L’avocat doit être profondément versé dans la législation ; pour soutenir une cause, ou convaincre les juges, il faut qu’il sache recourir à propos aux lumières et à l’expérience de ceux qui l’ont précédé dans la carrière. Le prédicateur doit s’appliquer à l’étude de la théologie, de la religion pratique, de la morale et du cœur de l’homme ; il faut qu’il ait à sa disposition tous les sujets qui peuvent contribuer à instruire ou à persuader les auditeurs. Celui qui veut siéger dans le conseil suprême d’une nation, ou faire partie d’une assemblée politique, doit être versé dans le genre d’affaires qui se traitent ordinairement dans ces sortes d’assemblées ; il faut qu’il étudie les formes reçues, le mode de procédure adopté, et soit en état de suivre la discussion de toutes les manières qui peuvent y être mises en délibération.

Secondement. Outre les connaissances qui appartiennent directement à la profession qu’il a embrassée, l’orateur qui veut s’élever un jour au premier rang, doit, autant que ses occupations le lui permettent, cultiver toutes les parties de la littérature. L’étude de la poésie pourra contribuer à embellir son style, à lui offrir de belles images ou d’agréables allusions. L’histoire lui sera plus utile encore, parce qu’il trouvera souvent l’occasion de rappeler des faits, de produire de grands caractères, et d’interroger le cours des événements. On trouve rarement occasion de déployer des talents oratoires sans qu’un goût cultivé et des connaissances étendues ne soient d’un grand secours ; le goût nous dirige dans le choix des ornements, les connaissances nous ouvrent des sources précieuses de raisonnements ; et celui qui en manque est souvent exposé à paraître bien inférieur à son adversaire, dont la cause, moins bonne peut-être, est du moins enrichie des trésors de son érudition.

Je dois, en troisième lieu, recommander de joindre aux connaissances utiles l’habitude du travail et de l’application. On n’acquiert aucun genre de mérite sans le travail, Il ne faut pas croire que l’on devienne tout d’un coup un avocat, un prédicateur, un orateur distingué. Ce n’est point une application momentanée, ou quelques légères études qui peuvent y conduire : non, l’on n’y atteint qu’à force de travail, travail dont on est parvenu à se faire une telle habitude, qu’on est prêt à s’y livrer à tous les instants et pour tous les motifs. C’est une obligation que nous a imposée la nature ; et il faut avoir une bien haute opinion de son mérite pour se flatter de pouvoir s’y soustraire. Cette obligation est bien sage, car le travail est véritablement le condimentum, l’assaisonnement du plaisir ; sans lui la vie serait d’une monotonie insupportable. Cette inertie de l’âme, qui naît de l’indolence et de la dissipation, est un des plus grands obstacles au développement des connaissances et au vrai bonheur. Celui que la nature a fait pour exceller dans un art, mais principalement dans l’art de parler et d’écrire, se reconnaît surtout au noble enthousiasme qui l’anime, qui s’empare de lui tout entier, ne lui laisse plus voir que le but qu’il doit atteindre, et lui fait entreprendre avec ardeur et supporter avec plaisir tous les travaux qui l’y conduisent. Voilà ce qui caractérisait les grands hommes de l’antiquité, voilà ce que doivent être ceux qui veulent aujourd’hui marcher sur leurs traces. Les jeunes gens qui se livrent à l’étude de l’art oratoire doivent éprouver cet honorable enthousiasme ; s’il ne s’allume alors, leur âge mûr sera sans chaleur.

En quatrième lieu, l’étude attentive des meilleurs modèles contribue beaucoup au perfectionnement de l’éloquence. Tout orateur, tout écrivain doit sans doute avoir un cachet particulier qu’il imprime à son style ou à sa composition. Une imitation trop servile éteint le génie, ou plutôt en décèle le dénuement. Mais en même temps, il n’est pas de génie si original qui, soit pour le style, soit pour la composition, soit pour le débit, ne puisse tirer un heureux parti de l’étude des, meilleurs exemples ; cette étude ouvre toujours quelque idée nouvelle, ou développe et corrige celles que l’on a conçues ; elle donne de la vivacité aux pensées et excite l’émulation.

Le choix des modèles dont on se propose l’imitation est sans doute d’une haute importance ; et, en le supposant aussi bon qu’il est possible, encore faut-il se garder d’une admiration aveugle et sans bornes ; car

Decipit exemplar, vitiis imitabile.
(Horatius, Epist. lib. I, ep. 19, v. 17.)
Un modèle imparfait égare,
S’il a du brillant et du faux ;
Souvent un copiste bizarre
N’en imite que les défauts.
(Trad. de Daru.)

N’oublions jamais que les modèles les plus accomplis ont toujours quelque chose qu’il ne faut point imiter. Cherchons à bien connaître les beautés particulières et caractéristiques d’un écrivain ou d’un orateur, et n’imitons que cela. Toutefois ne nous attachons pas exclusivement à un seul modèle, si nous voulons éviter les inconvénients d’une imitation fautive ; tâchons, au contraire, de prendre tout ce qu’un grand nombre de bons auteurs nous offrent de plus parfait. L’on ne doit pas s’attendre à ce que je propose en exemple aucun de nos auteurs vivants. Quant aux écrivains anciens et modernes que l’on peut étudier avec fruit, je les ai déjà cités si souvent dans mes Lectures précédentes, que je crois superflu de répéter ici ce que j’ai déjà dit de leurs qualités et de leurs défauts. Je regrette sincèrement que la langue anglaise, qui a fourni un si grand nombre d’excellents écrivains, ne nous offre qu’un bien petit nombre d’orateurs dignes d’être proposés comme des modèles à suivre. Les Français, sous ce rapport, sont bien plus riches que nous. Saurin, Bourdaloue, Fléchier, Massillon, ce dernier surtout, ont porté l’éloquence de la chaire à son dernier degré de perfection. Mais le plus nerveux et le plus sublime de leurs orateurs, c’est Bossuet, évêque de Meaux, dont les oraisons funèbres sont de véritables chefs-d’œuvre, et réunissent toutes les beautés de l’art oratoire8. La plupart des discours prononcés par Fontenelle à l’Académie française ont de l’élégance et de la grâce, et les critiques ont fait les plus grands éloges des plaidoyers imprimés de Cochin et de d’Aguesseau.

Il est une observation importante à faire lorsqu’on veut imiter, dans un discours, le style d’un auteur que l’on aime. C’est qu’il faut établir une grande différence entre le langage écrit et la langue parlée. Ce sont deux manières tout à fait différentes de communiquer ses idées. Un livre, fait pour être lu, exige un style tout autre que celui que doit employer un homme qui s’adresse oralement à ses semblables. Dans les livres il faut viser à la correction et à la précision, il faut élaguer toute redondance, éviter les répétitions, et n’employer que le langage le plus pur et le plus poli. Le discours admet un style plus libre, plus abondant, moins châtié ; les répétitions y sont quelquefois nécessaires, et les parenthèses presque toujours gracieuses ; la même pensée s’y peut représenter sous des points de vue différents, parce que l’auditeur n’a pour la saisir que le temps nécessaire à son expression, et ne peut, comme le lecteur, jouir de l’avantage d’y revenir à loisir et de s’y arrêter jusqu’à ce qu’il l’ait parfaitement comprise. C’est ainsi que le style des meilleurs écrivains paraîtrait roide, affecté, quelquefois même obscur, si un imitateur trop servile le transportait dans un discours prononcé en public. Combien, par exemple, les phrases de lord Shaftsbury seraient déplacées dans la bouche d’un orateur ! peut-être quelques espèces de discours, comme ceux de la chaire, que l’on peut préparer d’avance, et dont souvent on a le temps d’étudier le style, supporteraient-ils plus aisément un tel plagiat que ceux que l’on est censé improviser. Mais il existe toujours une différence si bien marquée entre une composition destinée à être débitée en public et une composition destinée à la lecture, que l’on ne saurait jamais se mettre trop bien en garde contre une imitation trop stricte et peu judicieuse.

Il est quelques auteurs qui, par leur manière d’écrire, approchent plus que d’autres du style oratoire, et que, par conséquent, on peut imiter avec moins de danger. C’est dans cette classe que, parmi les auteurs anglais, il faut ranger Dean Swift et lord Bolingbroke. Le grand mérite du premier est de réunir dans tous ses ouvrages la pureté de l’écrivain au naturel et à l’aisance de l’orateur. Bolingbroke est plus brillant, plus pompeux ; mais son style est plutôt celui d’un homme qui parle ou qui déclame en public, que d’un homme qui écrit un livre. Ses traités de politique (car ce sont les seuls dont je veuille parler ici, attendu que cette observation n’est point applicable à ses écrits philosophiques) ressemblent plutôt à des discours déclamés avec chaleur devant une assemblée nombreuse, qu’à des ouvrages médités et écrits dans le cabinet, pour passer ensuite sous les yeux des lecteurs. Tous ont cette abondance, cette ardeur, cette force de persuasion qui caractérisent le bon orateur ; et, comme je l’ai déjà observé plus haut, il est à regretter que ses opinions soient aussi fausses et aussi dangereuses, car on pourrait tirer les plus grands avantages de l’étude de son style.

Cinquièmement. Ce n’est pas assez d’étudier attentivement les meilleurs modèles, il faut s’exercer souvent à composer et à parler. L’on s’exercera à la composition avec d’autant plus de fruit, qu’on choisira des sujets qui appartiennent à la profession à laquelle on se propose de se livrer, et qu’on traitera successivement les plus difficiles. Mais gardez-vous d’être trop indulgent envers vous-même, et ne vous laissez pas aller à une négligence dangereuse. Celui qui veut un jour écrire ou parler correctement, ne doit pas, même dans la composition la plus futile, dans une lettre, dans la conversation, se permettre la faute la plus légère. Je ne dis pas pour cela qu’il n’écrive ou qu’il ne s’exprime jamais que dans un langage étudié ou recherché, ce qui le conduirait à la roideur ou à l’affectation, défaut cent fois moins excusable que les plus graves négligences. Mais n’oubliez pas qu’en toutes choses il y a une manière de faire agréable et gracieuse, et une manière de faire gauche et déplaisante. La première est presque toujours la plus facile, celle qui exige le moins d’efforts ; mais il faut du goût et de l’attention pour la saisir ; et lorsqu’on y est une fois parvenu, on ne doit s’en écarter jamais.

L’on a toujours recommandé aux jeunes gens de s’exercer au maniement de la parole, afin de se former au débit oratoire, et de s’habituer à traiter de vive voix des affaires sérieuses. Les réunions et les sociétés où ils se livrent à cet exercice sont des établissements dignes d’éloges, qui, bien dirigés, peuvent offrir de très grands avantages. Ils sont favorables au développement des connaissances, en offrant l’occasion de faire des recherches instructives sur les différentes matières qui y sont mises en discussion. Ils produisent l’émulation et accoutument graduellement à des débats analogues à ceux des assemblées populaires. L’on s’y forme une juste idée de ses propres moyens, l’on prend l’habitude d’être maître de soi pendant le débit, et, ce qui n’est pas d’un avantage moins réel, l’on y acquiert cette facilité et cette abondance d’expressions [copia verborum] que peuvent seuls donner de fréquents exercices de ce genre.

Les assemblées dont je veux parler sont des associations académiques composées d’un petit nombre de jeunes gens curieux de s’instruire, et qui, destinés à suivre à peu près la même carrière, se réunissent pour se consulter mutuellement, et se préparer à figurer dans la suite sur un plus grand théâtre. Car ces sociétés publiques, où se rassemblent un grand nombre d’individus de tous rangs et de toutes professions, qui n’ont ensemble de commun qu’une ridicule manie de parler devant beaucoup de monde, et ne sont pas animés d’autre ambition que de faire parade de leurs prétendus talents, ces sociétés, dis-je, ne sont pas seulement inutiles, elles sont très funestes aux progrès des jeunes gens. Ils courent le risque de n’y trouver qu’une école de licence, de désordre, de faction et de folie, où, détournés de leur vocation, ils apprennent à vouloir faire parler d’eux en s’occupant de sujets extraordinaires ou bizarres ; en sorte que, jetés hors de la carrière qu’ils étaient appelés à suivre, au lieu de devenir des hommes utiles et des citoyens recommandables, ils se couvrent souvent de honte et de mépris.

Ces réunions peu nombreuses dont j’ai parlé d’abord, et que quelques jeunes gens forment dans la louable intention de se livrer ensemble à l’étude de l’éloquence, ont encore besoin d’être bien dirigées pour être utiles. Si dans les sujets de leurs discours ils font de mauvais choix, s’ils se livrent à des discussions ridicules ou inconvenantes, s’ils se laissent aller à une déclamation lâche ou obscure qui choque le bon sens, s’ils s’habituent à parler au hasard et sans préparation, ils pourront faire quelques progrès en pétulance, mais pas en autre chose, et ils contracteront infailliblement toutes les manières vicieuses d’un orateur ignorant et de mauvais goût. Je conseillerais donc aux jeunes gens qui composent de semblables réunions d’apporter l’attention la plus sévère au choix des sujets qu’ils y traitent. Que ces sujets soient toujours sérieux et utiles, et que toujours ils aient quelques rapports soit à l’objet des études, soit à la morale, soit au bon goût, soit enfin au cours ordinaire de la vie. Je les engagerais, en second lieu, à ne se livrer qu’avec modération au désir de parler, c’est-à-dire à ne point parler trop souvent, ou sur des sujets qu’ils ne connaissent pas, et à ne prendre la parole que lorsqu’ils ont réuni de bons matériaux, et qu’ils les ont suffisamment médités. En troisième lieu, que toujours ils visent plutôt à montrer du bon sens et à persuader, qu’à faire une vaine parade d’éloquence ; et pour cela, je crois devoir répéter l’avis que je leur donnais dans une de mes précédentes Lectures, de choisir dans une question le côté vers lequel ils inclinent davantage, celui où ils voient la justice et la vérité, et de l’appuyer des raisons qui leur semblent les plus solides et les plus convaincantes. Cette méthode est celle qui peut le mieux les former à une manière de parler mâle, correcte et persuasive.

Il nous reste maintenant à examiner de quelle utilité peut être l’étude des traités de critique et de rhétorique pour ceux qui veulent faire des progrès en éloquence. Sans contredit, on aurait tort de les négliger entièrement ; cependant, je n’ose pas avancer que l’on doive s’attendre à en retirer beaucoup de fruit. C’est aux écrits des anciens sur l’éloquence que nous devons principalement nous reporter. Nous avons dit pourquoi, dans nos temps modernes, l’art oratoire n’avait jamais été l’objet d’une étude très suivie. Cet art n’a pas, dans nos gouvernements, l’influence qu’il prend dans un État purement démocratique, et c’est pourquoi nous ne l’avons pas cultivé avec autant de soin. On trouve, parmi les écrivains du dernier âge, des critiques très judicieux sur les différentes parties de l’art d’écrire ; mais un bien petit nombre se sont essayés sur l’art de parler en public, et le peu qu’ils en ont dit, ils l’ont presque entièrement emprunté des anciens. Un écrivain tel que Jean Gérard Vossius, qui a confusément entassé dans un volumineux recueil tout ce que les Grecs et les Romains nous ont laissé de bon et de mauvais, suffirait pour dégoûter à jamais de l’étude de l’éloquence. Les Français ont en ce genre un plus grand nombre de bons auteurs que les Anglais. J’ai déjà cité avec éloge les écrits de Fénelon, Rollin, Batteux, Crévier, Gilbert, ont aussi laissé des ouvrages sur l’art oratoire ; la plupart peuvent être utiles, mais aucun n’est d’un mérite assez éminent pour que nous le recommandions particulièrement à nos auditeurs.

C’est donc principalement aux écrivains de l’antiquité que nous devons avoir recours ; et ne les pas connaître, est un juste sujet de reproche à faire à ceux que leur profession appelle à parler en public. Les rhéteurs anciens, il est vrai, ont presque tous ce défaut dont j’ai déjà parlé, celui d’être trop systématiques. Ils veulent aller trop loin ; ils prétendent faire de la rhétorique une science exacte et complète qui, dans toutes les circonstances, supplée à l’invention ; bien plus, ils s’imaginent qu’au moyen de leurs principes ils formeront mécaniquement un orateur comme on forme un charpentier ; tandis que tout ce qu’il est vraiment possible de faire à cet égard, c’est d’éclairer le goût, et d’indiquer au génie la route dont il ne peut s’écarter sans danger.

Aristote a jeté les fondements de tout ce que l’on a écrit depuis sur ce sujet. Ce génie étonnant et vaste, qui fait tant d’honneur à la nature humaine, et qui répandit la lumière sur presque toutes les sciences, mit la plus grande pénétration dans la recherche des vrais principes de la rhétorique. Il paraît avoir le premier retiré cet art des mains des sophistes, pour le soumettre aux règles du bon sens et du raisonnement. C’est dans son Traité de Rhétorique que les écrivains postérieurs ont puisé presque tout ce qu’ils nous ont donné de plus profond sur le cœur de l’homme et sur les passions ; quoique dans ce traité, comme dans ses autres écrits, sa grande concision le rende quelquefois obscur. Ce n’est qu’en travaillant sur les bases qu’il avait posées, que les rhéteurs grecs qui écrivirent après lui, et dont les ouvrages nous sont pour la plupart inconnus, ont fait faire quelques progrès à la science. Ceux de Démétrius de Phalère et de Denys d’Halicarnasse sont parvenus jusqu’à nous. L’on peut lire avec fruit ce que tous deux ont écrit sur la construction des phrases, surtout le premier, qui était un critique exact et judicieux.

Je n’ai pas besoin de recommander les ouvrages de Cicéron sur la rhétorique. Tout ce qu’un si grand orateur nous a laissé sur l’éloquence mérite la plus grande attention. Le plus considérable de ses écrits sur cette matière est son traité de l’Orateur, divisé en trois livres. Dans aucun de ses ouvrages il n’a porté la perfection plus loin que dans ce traité. Le dialogue en est élégant, les caractères parfaitement bien soutenus, et l’ensemble admirable. L’on y trouve, il est vrai, beaucoup de digressions ; les observations et les règles y sont quelquefois trop vagues et trop générales. Cependant il y a un grand nombre de choses très utiles, et l’on ne peut que gagner beaucoup à bien connaître l’idée que Cicéron s’était formée de l’éloquence. L’ouvrage intitulé l’Orateur, et adressé à M. Brutus, est encore un traité fort important. Dans tous ses écrits, en général, l’éloquence est considérée comme une science grande et sublime, et tout ce qu’il en dit est fait pour former le goût et développer cet enthousiasme dont l’homme doit être pénétré pour devenir véritablement éloquent.

Mais le plus instructif et le plus utile des écrivains anciens sur l’art oratoire, c’est Quintilien. Je connais peu de livres plus remplis de bon sens ; j’en connais peu où l’on découvre plus de goût que dans ses Institutions. L’on y trouve toutes les règles d’une critique judicieuse. Il a présenté dans un ordre parfait toutes les idées des anciens sur la rhétorique, et ses écrits sont en même temps des modèles d’éloquence. Dans quelques parties de son livre, il a peut-être trop sacrifié à ce système artificiel, qui était fort en vogue de son temps ; ce qui le fait paraître dans certains endroits aride et quelquefois ennuyeux. Cependant je crois qu’il faut le lire tout entier ; ces parties mêmes ne seront pas sans utilité pour l’avocat. Il serait difficile de trouver un auteur qui ait appliqué à l’étude de l’art oratoire plus de goût et de jugement que Quintilien.

Cinquième partie. §

Lecture XXXV.
Du mérite comparé des anciens et des modernes. — Des historiens. §

J’ai terminé la partie de ce cours qui avait directement pour objet l’art oratoire ou l’art de parler en public ; je me suis efforcé de lui donner une forme aussi régulière que le sujet le permettait. Il me reste maintenant à examiner les divers genres de composition, tant en prose qu’en vers, et à indiquer les règles de la critique qui leur sont plus particulièrement applicables. Il me serait facile de donner un long développement à cette dernière partie de mon travail ; mais je sais que les dissertations critiques, lorsqu’elles sont poussées trop loin, deviennent stériles et ennuyeuses. Je tâcherai donc d’éviter une inutile prolixité, tout en cherchant à ne rien omettre d’essentiel.

Je suivrai encore ici la méthode que j’ai précédemment adoptée, et sans laquelle je crois que ces Lectures seraient peu dignes de votre attention. Je dirai librement quelle est ma manière de voir sur chaque sujet, n’ayant d’égard aux opinions généralement reçues qu’autant qu’elles me paraissent fondées sur le bon sens et la raison. Dans mes précédentes Lectures, j’ai quelquefois cité des passages des auteurs classiques pour en faire sentir les beautés, quelquefois aussi pour en faire remarquer les défauts. J’en agirai de même lorsque j’aurai occasion de considérer leurs ouvrages sous un point de vue plus général. En conséquence, et avant d’aller plus loin, je crois devoir faire quelques observations sur le mérite comparé des anciens et des modernes, afin de nous mettre à même de bien apprécier les motifs sur lesquels repose cette déférence que l’on accorde généralement aux premiers. Ces observations sont d’autant plus nécessaires, que ce sujet a depuis longtemps partagé la république des lettres, et elles seront ici d’autant mieux placées, qu’elles serviront à jeter quelque lumière sur l’examen que je ferai immédiatement après des divers genres de composition.

C’est un phénomène bien remarquable, et sur lequel se sont souvent arrêtées les réflexions des hommes observateurs, que les écrivains et les artistes les plus distingués par leur génie et leurs talents parurent en grand nombre à certaines époques. Quelques siècles ont été, à cet égard, d’une stérilité marquée ; tandis qu’en d’autres temps, la nature semble avoir déployé une force productive extraordinaire, et répandu le génie et les talents avec une véritable profusion. L’on a voulu en assigner diverses causes ; quelques-unes de ces causes se présentent naturellement : ce sont celles qui se rattachent aux formes du gouvernement et aux mœurs, telles que les encouragements donnés par les chefs de l’État, l’émulation excitée entre les hommes de mérite. Mais comme ces causes n’ont pas paru proportionnées à l’effet, l’on en a cherché d’autres dans l’ordre physique ; et l’abbé Dubos, dans ses Réflexions sur la poésie et la peinture, a rassemblé un grand nombre d’observations sur l’influence que l’air, le climat et les autres causes naturelles peuvent exercer sur le génie. Quoi qu’il en soit, c’est un fait bien certain que quelques siècles ont été, à cet égard, plus favorisés que d’autres, et ont vu naître un bien plus grand nombre de belles productions du génie.

Les savants n’ont porté ces siècles heureux qu’au nombre de quatre. Le premier est le siècle des Grecs ; il s’étend depuis la guerre du Péloponnèse jusqu’au règne d’Alexandre le Grand, et a produit Hérodote, Thucydide, Xénophon, Socrate, Platon, Aristote, Démosthène, Eschine, Lysias, Isocrate, Pindare, Eschyle, Euripide, Sophocle, Aristophane, Ménandre, Anacréon, Théocrite, Lysippe, Apelles, Phidias, Praxitèle. Le second siècle, celui des Romains, se borne aux jours de César et d’Auguste, et nous offre Catulle, Lucrèce, Térence, Virgile, Horace, Tibulle, Properce, Ovide, Phèdre, César, Cicéron, Tite-Live, Salluste, Varron et Vitruve. Le troisième siècle, celui de la restauration des lettres, des sciences et des arts, sous les papautés de Jules II et de Léon X, vit fleurir l’Arioste, le Tasse, Sannazar, Vida, Machiavel, Guicciardini ou Guichardin, Davila, Érasme, Paul Jove, Michel-Ange, Raphaël, le Titien. Le quatrième siècle comprend les règnes de Louis XIV et de la reine Anne, et vit paraître en France Corneille, Racine, de Retz, Molière, Boileau, La Fontaine, Jean-Baptiste Rousseau, Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Pascal, Malebranche, Massillon, La Bruyère, Bayle, Fontenelle, Vertot ; et en Angleterre, Dryden, Pope, Addison, Prior, Swift, Parnell, Congrève, Otway, Young, Rowe, Atterbury, Shaftsbury, Bolingbroke, Tillotson, Temple, Boyle, Locke, Newton et Clarke.

Lorsqu’il s’agit d’une comparaison entre les anciens et les modernes, l’on entend par anciens les hommes qui vivaient dans les deux premières périodes, en y comprenant un ou deux écrivains antérieurs, et principalement Homère. Les modernes sont ceux qui fleurirent dans les deux dernières périodes ; l’on y range encore les auteurs plus récents, et même ceux de nos contemporains dont les ouvrages occupent un rang éminent dans la littérature. Une comparaison entre ces deux classes d’écrivains ne peut être que vague et obscure, puisqu’elle doit porter sur des genres d’écrits et sur des productions de génies bien différents. Mais ceux qui aiment à faire ces sortes de parallèles ne les établissent ordinairement qu’entre deux ou trois auteurs des plus distingués de chaque classe. La prééminence des uns sur les autres fut autrefois vivement débattue en France ; Boileau et madame Dacier avaient pris cause pour les anciens ; Perrault et Lamotte défendaient les modernes ; et, de part et d’autre, on se jeta dans les extrêmes. Aujourd’hui encore, les hommes de lettres et les gens de goût sont, à cet égard, très partagés d’opinion. Quelques réflexions jetteront sur ce sujet une lumière suffisante, et nous mettront à même de prendre un parti raisonnable dans cette grande question.

Si quelqu’un, de nos jours, au dix-huitième siècle, entreprenait de décrier les classiques anciens, s’il prétendait avoir découvert qu’Homère et Virgile ne sont que des poètes fort médiocres, que Démosthène et Cicéron sont de pauvres orateurs, nous lui dirions hardiment que sa découverte et lui sont venus un peu trop tard. La réputation de ces grands écrivains est établie sur des fondements trop solides pour qu’aucun raisonnement puisse l’ébranler ; car elle a pour base l’admiration de tous les hommes et de tous les siècles. Leurs ouvrages, il est vrai, renferment des imperfections ; l’on y rencontre des passages évidemment vicieux. Eh ! quels ouvrages sortent parfaits de la main des hommes ? Mais si quelqu’un voulait attaquer leurs travaux en général, s’il voulait prouver que leur réputation est injuste et usurpée, nous lui opposerions cet argument qui équivaut à une démonstration : il doit avoir tort, puisqu’il a contre lui la nature humaine. En matière de goût, comme en éloquence et en poésie, à qui faut-il en appeler ? quel étendard faut-il suivre à quelle autorité, à quelle décision faut-il s’en rapporter ? Quels doivent être les juges, si ce ne sont, comme je l’ai déjà démontré, les affections et les sentiments communs à tous les hommes. Ces sentiments ont été suffisamment consultés. Le public, exempt de préjugés, a prononcé dans tous les temps et chez tous les peuples civilisés ; ces écrivains célèbres en ont réuni les suffrages, et ce tribunal ne connaît point d’appel.

En matière de raisonnement, les hommes peuvent rester longtemps plongés dans l’erreur ; des raisonnements plus solides les en feront sortir. Une proposition fondée sur une science, sur des connaissances ou sur des faits, peut être réfutée par une science plus étendue, des connaissances plus exactes ou des faits mieux prouvés. Voilà pourquoi un système quelconque de philosophie ne reçoit aucune sanction de son antiquité ni du grand nombre de personnes qui l’ont embrassé. Il est naturel de penser que si le monde, en vieillissant, ne devient pas plus sage, il devient au moins plus instruit ; et, en supposant qu’il fût incertain lequel d’Aristote ou de Newton était un plus grand génie, il est du moins constant que la philosophie du second l’emporte sur celle du premier, parce que Newton profita des découvertes plus récentes qu’Aristote ne put connaître. Mais il en est tout autrement en matière de goût. Le goût n’est point lié aux progrès des sciences ou à l’étendue des connaissances humaines ; il est tout entier dans le sentiment. L’on voudrait vainement redresser les erreurs que les hommes commettent en fait de goût comme celles qu’ils commettent en philosophie ; car le sentiment universel est en même temps le sentiment naturel, et il est vrai, par cela seul qu’il est naturel. La réputation de l’Iliade et de l’Énéide est donc établie sur des bases solides, puisqu’elle est établie depuis la publication de ces poèmes ; celle d’Aristote et de Platon remonte aussi haut, et cependant tout le monde est admis à combattre leur philosophie.

Il est encore ridicule de soutenir que la gloire des orateurs et des poètes de l’antiquité ne repose que sur l’autorité, le pédantisme, et les préjugés transmis d’âge en âge par l’éducation. Ces auteurs, il est vrai, sont mis entre nos mains dans les écoles et dans les collèges, et nous nous prévenons en leur faveur dès l’âge le plus tendre. Mais comment se sont-ils mis en possession de nos collèges et de nos écoles ? n’est-ce pas évidemment par la réputation dont ils jouissaient ! auprès de leurs contemporains ? car le grec et le latin ne furent pas toujours des langues mortes : il fut un temps où Homère, Virgile, Horace étaient vus du même œil que nous ! voyons aujourd’hui Dryden, Pope et Addison. Ce n’est point aux commentateurs et aux universités que les classiques sont redevables de leur réputation. Ils devinrent classiques par suite de l’admiration qu’ils avaient inspirée aux juges les plus éclairés de leur siècle et de leur pays. Nous voyons que, dès le temps où vivait Juvénal, sous le règne de Domitien, Virgile et Horace étaient des poètes que l’on mettait comme des modèles entre les mains de la jeunesse :

Quot stabant pueri, quum totus decolor esset
Flaccus, et hæreret nigro fuligo Maroni.
(Sat. VII, v. 226.)

D’après ce principe général, lorsque la réputation des grands écrivains de l’antiquité remonte jusqu’à leur siècle, lorsqu’elle n’a jamais été contestée, et qu’elle est si universellement répandue chez toutes les nations policées, nous pouvons hardiment conclure que cette immense réputation n’est point du tout injuste, et qu’elle repose avec solidité sur le seul mérite de ces écrivains.

Toutefois gardons-nous d’une admiration universelle et trop aveugle pour les anciens. C’est un principe général que j’ai posé ; son application nous mènerait trop loin dans une comparaison entre les anciens et les modernes. Quelque supériorité que nous puissions accorder au génie des anciens, cependant les modernes l’emportent de beaucoup sur eux dans tous les arts sur lesquels le progrès des connaissances a dû agir d’une manière sensible. Le monde peut, sous certains rapports, être considéré comme un individu qui gagne toujours quelque chose en avançant en âge. Ses progrès, il est vrai, n’ont pas constamment marché avec les siècles, et de longues périodes l’ont vu plongé dans une profonde léthargie ; mais lorsqu’il s’est réveillé, il a presque toujours su mettre à profit les découvertes des temps antérieurs. À de certains intervalles se sont élevés quelques génies heureux, doués à la fois du don de perfectionner et de celui d’inventer. Avec des matériaux déjà rassemblés, un homme ordinaire fera faire plus de progrès à la science, que ne le pourrait un génie supérieur à qui les matériaux manqueraient.

Ainsi, dans la philosophie naturelle, dans ces sciences qui, comme l’astronomie et la chimie, ont pour base la connaissance et l’observation des faits, les savants modernes ont sur les anciens une supériorité incontestable. Je suis encore porté à croire que dans les matières de pur raisonnement, les modernes ont, en beaucoup de circonstances, une plus grande précision que les anciens ; ce qui vient peut-être de ce que les lettres, plus généralement cultivées, ont développé et, pour ainsi dire, aiguisé les facultés de l’esprit humain. On ne peut se refuser à admettre encore que les progrès de la société ne nous donnent quelques avantages sur les anciens dans nos jugements sur les objets de goût et sur les compositions littéraires. Il est certain que pour l’histoire, par exemple, il n’est aucune nation de l’Europe qui ne possède des connaissances politiques plus étendues que n’en avaient les Grecs et les Romains. Nous apprécions mieux la nature du gouvernement, parce que nous l’avons observée sous presque toutes ses formes, et à travers de nombreuses révolutions. Le monde est plus facile à voir dans son ensemble qu’il ne l’était aux premiers siècles ; le commerce a considérablement augmenté ses relations ; un bien plus grand nombre de peuples sont civilisés, les moyens de communication sont devenus plus faciles et plus rapides, et la connaissance des faits a, par conséquent, acquis une plus grande certitude. Ce sont de grands avantages pour les historiens, et je montrerai dans la suite que la plupart en ont su profiter. Dans les grands ouvrages de poésie, nous avons sans doute gagné quelque chose du côté de la régularité et de l’exactitude. Nous avons profité des beautés de la poésie dramatique des anciens, et on ne pourrait disconvenir que dans la nôtre les caractères ne soient beaucoup plus variés, les intrigues plus habilement conduites, les vraisemblances et les convenances bien mieux observées.

Tels sont, selon moi, les points principaux sur lesquels nous pouvons prétendre à la supériorité, et ils ne s’étendent pas aussi loin que l’on serait d’abord tenté de le croire. Car la force du génie qui se trouve d’un côté l’emporte sans peine, au moins dans les ouvrages de goût, sur cette perfection artificielle qui n’est due qu’à des connaissances plus exactes. Revenons à notre comparaison de l’âge du monde avec l’âge d’un homme, et disons que si le monde en vieillissant a acquis plus de science et d’expérience, le génie déployait dans sa jeunesse plus de vigueur, plus de feu, plus d’enthousiasme. Cette différence est en effet celle qui caractérise les poètes, les orateurs et les historiens de l’antiquité comparés aux modernes. Chez les premiers, nous trouvons des conceptions plus grandes, une simplicité plus vraie, une imagination plus originale. Les modernes nous offrent plus d’art, plus d’exactitude, mais bien plus de faiblesse. Si cette observation est susceptible d’une application générale, il ne faut pas perdre de vue qu’elle est aussi sujette à quelques exceptions ; car, pour le feu poétique et l’originalité du génie, Milton et Shakspeare ne le cèdent à aucun poète connu.

Il est à propos d’observer que les temps anciens présentèrent quelques circonstances très favorables aux efforts du génie. L’instruction était alors beaucoup plus rare et beaucoup plus difficile à acquérir qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il n’existait ni écoles ni universités, et ceux qui voulaient se distinguer dans la carrière des lettres ne pouvaient profiter des bienfaits de ces établissements. Pour s’instruire ils voyageaient dans des pays lointains, dans l’Égypte, dans l’Orient. Ils y recherchaient les monuments des sciences, conversaient avec les prêtres, les philosophes et les poètes qui avaient acquis déjà quelque réputation, et revenaient dans leur patrie chargés d’un riche et précieux butin, et enthousiasmés de tout ce qu’ils avaient vu. Leur instruction leur avait coûté plus de peine, leur enthousiasme était aussi plus vif, et ils prétendaient à plus de gloire qu’il n’en est réservé à nos savants modernes. Il leur était moins facile de devenir des hommes distingués ; mais ceux qui le devenaient étaient certains de se voir environnés de ces honneurs et de ces respects qui sont la noble récompense et le véritable encouragement du génie. Hérodote, aux jeux Olympiques, lisait son Histoire devant les Grecs rassemblés, et on lui décernait une couronne. Dans la guerre du Péloponnèse, lorsque les Athéniens furent défaits en Sicile, et que les vainqueurs se disposaient à mettre à mort leurs prisonniers, ils épargnèrent ceux d’entre eux qui récitaient des vers d’Euripide, par vénération pour ce grand poète, qui était citoyen d’Athènes. Combien ces témoignages de l’admiration publique l’emportaient sur ceux que les mœurs des temps modernes permettent d’accorder au génie !

Parmi nous l’art d’écrire est regardé comme un talent moins difficile et moins méritoire.

Scribimus indocti doctique poemata passim.
(Horatius, Epist. lib. II, ep. 1, v. 117.)
… Habile ou non, tout veut faire des vers.
(Trad. de Daru.)

Nous écrivons plus négligemment que les anciens, nous craindrions d’être aussi gênés qu’eux ; nous n’attachons pas autant d’importance à la perfection ; nous faisons moins d’efforts, parce que nous avons plus de guides à suivre. L’imprimerie a multiplié les livres, les a mis à la portée de tout le monde. Rien n’interrompt le cours de notre éducation littéraire. Voilà pourquoi les génies médiocres ont pu tout essayer ; mais il n’a été donné qu’à un bien petit nombre de s’élever au-dessus de la foule. Sir William Temple, que l’on doit regarder comme un excellent juge en cette matière, pense que les nombreux secours qui nous sont offerts dans tous les genres sont plus nuisibles que favorables aux productions du génie. « Il serait fort possible, dit cet ingénieux auteur, dans son Essai sur les anciens et les modernes, que nous eussions moins gagné que perdu. Le génie, en suivant les traces des autres, s’affaiblit ; nous avons moins de connaissances qui nous appartiennent en propre, parce que nous nous contentons de celles que nos prédécesseurs nous ont transmises. C’est ainsi que celui qui ne fait que traduire ne sera jamais poète ; c’est ainsi que les hommes qui se reposent sur la charité de leurs semblables plus que sur leur propre industrie, sont toujours pauvres. Qui nous dira, ajoute-t-il, si l’étude n’éteint point le génie de l’invention chez un homme que la nature en avait favorisé ; si le poids et le nombre de tant d’idées et de notions étrangères n’étouffe pas en nous la faculté de penser, comme sous un monceau de bois disparaît l’étincelle qui devait produire de vives flammes ? C’est la chaleur des exercices plutôt que celle des vêtements qui donne de la force à l’esprit comme au corps ; souvent même cette chaleur étrangère, poussée trop loin, énerve une constitution naturellement vigoureuse. »

Quelle qu’en soit la cause, toujours est-il constant que c’est chez les anciens que nous trouvons les meilleurs modèles dans tous les genres de composition. Les modernes nous offrent, dans quelques parties de la philosophie, des idées plus exactes et des considérations plus étendues ; ils peuvent aussi, dans quelques genres d’ouvrages de goût, nous donner de très bons exemples d’une manière d’écrire pure et correcte ; mais le génie, l’originalité, la force et la hardiesse dans l’exécution, les pensées grandes et heureuses, ce n’est que chez les anciens que nous devons les chercher. Dans la poésie épique, par exemple, Homère et Virgile sont encore aujourd’hui bien au-dessus de leurs rivaux. Nous n’avons pas d’orateurs comme Démosthène et Cicéron. Dans le genre historique, malgré quelques défauts que je ferai remarquer plus tard dans les historiens de l’antiquité, nous ne devons pas craindre d’avancer que nous ne possédons aucune histoire aussi élégante, aussi pittoresque, aussi animée, aussi remplie d’intérêt, que celles d’Hérodote, de Thucydide, de Xénophon, de Tite-Live, de Tacite et de Salluste. Nos drames, sans doute, sont mieux conduits que ceux des anciens, mais pour la poésie et les sentiments, nous n’avons rien d’égal à Sophocle et à Euripide ; dans aucune de nos comédies le dialogue n’est plus correct, plus gracieux, d’une simplicité plus élégante que dans Térence. Nous n’avons pas d’élégies comparables à celles de Tibulle, de poésies pastorales comparables à celles de Théocrite ; pour la poésie lyrique, Horace est resté sans rival. Le nom d’Horace ne se peut prononcer sans éloges. Cette curiosa felicitas, heureuse expression de Pétrone, cette douceur, cette élégance, cet esprit qui respire dans ses odes, cette connaissance approfondie du monde, ces pensées admirables, cette manière aisée et naturelle qui caractérisent ses satires et ses épîtres, tout contribue à le ranger parmi ce petit nombre d’auteurs qu’on ne se lasse jamais de lire ; et si les ouvrages de ses contemporains eussent été perdus pour nous, lui seul aurait suffi pour nous donner une haute idée du goût et du génie de ce grand siècle d’Auguste.

Qu’il me soit donc permis de recommander vivement l’étude des anciens classiques de la Grèce et de Rome à ceux qui veulent former leur goût et nourrir leur génie :

Nocturna versate manu, versate diurna.
(Horatius, Art poet., v. 269.)
Feuilletez nuit et jour ces antiques modèles.
(Trad. de Daru.)

Sans les bien connaître, on ne passera jamais pour un homme instruit ; on manquera des ressources les plus précieuses qui soient ouvertes à l’art de parler et d’écrire. On doit le regarder comme manquant de goût celui qui n’éprouve aucun charme à la lecture de ces écrivains que tous les siècles et tous les peuples ont admirés ; et je suis persuadé que l’on peut avoir la mesure de l’état florissant ou de la décadence du goût et du génie d’une nation, dans son admiration ou son mépris pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité ; car il n’y a que les ignorants ou les hommes superficiels qui n’en savent pas apprécier le mérite.

Toutefois il ne faut pas confondre une juste admiration pour l’antiquité avec un mépris ridicule pour toutes les productions modernes, joint à une vénération aveugle pour tout ce qui est écrit en grec et en latin. Les pédants seuls peuvent tomber dans un tel extrême. Parmi les écrivains de la Grèce et de Rome, quelques-uns assurément sont plus estimables que d’autres ; il en est même qui sont presque sans mérite. Les meilleurs ne sont pas toujours à l’abri d’une juste critique, car la perfection absolue n’appartient pas aux ouvrages de l’homme. Nous pouvons, nous devons donc les lire avec discernement, afin de n’imiter que ce qu’ils ont de beau. Cette précaution est parfaitement compatible avec cette critique juste et loyale, qui, en nous montrant les défauts de quelques parties de leurs ouvrages, ne nous empêche pas d’en admirer l’ensemble.

Après ces réflexions sur les anciens et les modernes, je passe à l’examen critique des uns et des autres, tant dans les principaux genres de composition, que dans le caractère particulier des écrivains qui y ont excellé.

Les ouvrages de littérature se divisent généralement en deux classes, ceux écrits en prose, et ceux écrits en vers. Soumis à des règles diverses, ils doivent être considérés séparément. Il est naturel de commencer par les ouvrages en prose. Je crois en avoir dit assez sur les harangues et les autres espèces de discours. Les autres genres de compositions qui me semblent assujetties à des formes assez régulières pour être du domaine de la critique, sont les ouvrages historiques, philosophiques, épistolaires, et les ouvrages d’invention. Je commencerai par l’histoire, et j’en traiterai avec une étendue proportionnée à son importance.

De même que le but de l’orateur est de persuader, de même le but de l’historien est d’instruire les hommes en leur mettant la vérité sous les yeux. L’instruction est donc l’objet essentiel, la fin principale de l’histoire, et ce principe nous indique les règles que l’on y doit suivre. Si l’on pouvait ne le jamais perdre de vue, on éviterait de tomber dans bien des erreurs. Comme la vérité est le seul but de l’histoire, l’impartialité, la fidélité et l’exactitude doivent être les qualités fondamentales de l’historien. Qu’il se garde d’être panégyriste ou satirique ; qu’il n’épouse aucune faction, qu’il n’embrasse aucun intérêt ; mais que, contemplant les événements passés d’un œil froid et impassible, il offre à ses lecteurs une copie fidèle de la nature humaine.

Cependant on ne peut pas donner le nom d’histoire à tous les récits, bien que les faits en soient de la plus exacte vérité. Ce nom n’appartient véritablement qu’aux récits qui nous mettent à même d’appliquer à notre instruction les événements des siècles écoulés. Il faut donc que ces événements soient de quelque importance, représentés de manière à faire voir la liaison des causes aux effets, et développés dans l’ordre le plus clair et le plus distinct : car la lecture de l’histoire doit nous enseigner à être sages ; elle doit suppléer aux leçons de l’expérience. Ses instructions ont sans doute moins de force et d’autorité ; mais elles sont plus variées que celles que nous pourrions tirer de l’expérience pendant le cours de la plus longue vie. Elle a pour objet de nous montrer l’homme dans tous ses rapports, et de nous apprendre à bien juger dans toutes les affaires de la vie. L’histoire n’est donc point une simple narration, faite pour plaire au lecteur en flattant son imagination. Ses caractères essentiels sont la noblesse et la gravité. Elle n’admet ni les ornements superflus, ni le style ambitieux, ni le bel esprit. L’historien doit se présenter à nous comme un homme sage, écrivant pour l’instruction de la postérité ; comme un homme qui a profondément étudié son sujet, qui l’a médité longuement, et qui s’adresse plus à notre raison qu’à notre imagination. L’histoire, toutefois, n’exclut ni les ornements, ni la chaleur du style ; l’élégance et la grâce y produisent, au contraire, un très heureux effet ; mais il faut que les ornements soient du genre le plus noble, qu’ils n’offrent surtout aucune apparence d’affectation, et semblent s’être présentés naturellement à l’esprit de l’écrivain occupé tout entier des événements qu’il raconte.

Les annales, les mémoires, les vies d’hommes illustres appartiennent au genre historique ; mais ces sortes de compositions, qui sont d’un ordre inférieur, feront l’objet de quelques observations particulières, lorsque nous aurons d’abord examiné les ouvrages réguliers auxquels appartient véritablement le nom d’histoire. Ces ouvrages peuvent se partager en deux classes principales : ou ils renferment, dans toutes ses périodes, l’histoire d’un état ou d’un royaume, comme celle de Tite-Live ; ou ils ne renferment que le récit d’un événement majeur, ou l’histoire d’une certaine période ou d’une portion particulière de temps, comme l’histoire de la guerre du Péloponnèse, par Thucydide ; celle des guerres civiles de France, par Davila ; celle des guerres civiles d’Angleterre, par Clarendon.

L’historien, dans son récit, doit, avant tout, s’attacher à l’unité, c’est-à-dire qu’il ne doit pas le composer de parties séparées qui n’aient les unes aux autres qu’un rapport incertain ou indirect ; il faut que, liées ensemble, elles se rattachent à une base commune, et produisent sur l’esprit du lecteur l’impression d’un seul tout, entier et complet. Lorsque cette marche est habilement suivie, il en résulte un effet admirable ; et l’on doit s’étonner qu’elle n’ait été que si rarement adoptée, même par les historiens les plus estimables. Qu’on étudie l’histoire pour son plaisir ou pour son instruction, on sera toujours flatté de voir se développer successivement un plan vaste ou une seule série d’événements ; on aime à voir le principe ou le centre auquel se rapportent tous les faits divers que l’historien nous raconte.

J’avoue qu’il est difficile que cette unité soit parfaite dans les histoires générales où sont rassemblés tous les faits qui intéressent une nation, en remontant jusqu’aux siècles les plus reculés. Cependant un habile écrivain sait la conserver encore jusqu’à un certain point : car, bien que l’ouvrage, pris dans son ensemble, forme un tout complet, cependant chacune des parties qui le composent forme par elle-même un tout subordonné à l’ensemble, lequel peut être traité d’une manière très complète, et se rapporter très bien et à ce qui précède et à ce qui doit suivre. Dans l’histoire d’une monarchie, par exemple, chaque règne doit avoir son unité, doit avoir un commencement, un milieu et une fin liés à la marche générale des affaires publiques, en sorte que nous voyions comment ces affaires sont la conséquence de celles du règne précédent, et quelle influence elles exercent sur celles du règne suivant. Il faut que nous apercevions les anneaux secrets de la chaîne qui lie entre eux les événements les plus éloignés, et qui semblaient être indépendants les uns des autres. Dans quelques royaumes de l’Europe, plusieurs princes suivirent successivement le projet de réduire la puissance des nobles, et pendant un certain nombre de règnes ce fut le but des plus grandes opérations du gouvernement. Dans d’autres États, le pouvoir des communes exerça pendant un certain temps une influence considérable sur les affaires publiques. Les Romains étaient principalement animés du désir d’étendre leurs conquêtes, et de dicter des lois à l’univers : Tite-Live, au milieu de cette foule d’événements dont se compose l’histoire de Rome, trouva l’unité historique dans l’accroissement progressif de cette république, qui, suivant, pour ainsi dire, une marche régulière, fit d’une misérable bourgade la première ville du monde.

De tous les écrivains de l’antiquité qui nous ont laissé des histoires générales, Polybe, quoique d’ailleurs peu élégant, paraît être celui qui s’était formé l’idée la plus juste des qualités que doit réunir une composition historique. C’est ce que l’on doit conclure de l’exposition qu’il nous donne du plan de son ouvrage au commencement de son troisième livre. Il observe que le sujet sur lequel il a entrepris d’écrire forme dans son ensemble un tout complet, une seule action, un seul grand spectacle, celui des causes pour lesquelles toutes les parties du monde sont tombées sous la puissance des Romains. « Cette action, dit-il, a son commencement distinct, sa durée certaine, et son accomplissement évident. Aussi je crois qu’il est utile de jeter, avant tout, un coup d’œil général sur les parties différentes qui forment ce vaste ensemble. » Dans un autre endroit, il se félicite d’avoir rencontré un sujet historique qui permette de rassembler sous un seul point de vue tant de parties diverses. Avant l’époque d’où il commence, les affaires du monde étaient partielles et indépendantes les unes des autres ; tandis que dans les temps qu’il a décrit, toutes les grandes opérations des peuples avaient un but commun, et pouvaient être considérées comme les parties d’un seul système. Là-dessus, il ajoute quelques observations judicieuses sur l’utilité d’adopter dans les compositions historiques un plan général ; il compare la faible instruction que l’on retire de l’étude des faits isolés qu’on ne rapporte point à des considérations universelles, à l’idée imparfaite que l’on aurait d’un animal dont on n’examinerait que les membres séparés, sans voir jamais sa forme ou sa structure.

Ceux qui écrivent l’histoire de quelque événement particulier, ou qui se bornent à une certaine époque de l’histoire d’une nation, peuvent si facilement conserver l’unité dans leur récit, qu’ils sont inexcusables d’y manquer. Les Guerres de Catilina et de Jugurtha, par Salluste ; la Cyropédie et la Retraite des dix mille, par Xénophon, sont des exemples d’histoires particulières dans lesquelles l’unité historique est parfaitement bien observée. Thucydide, écrivain d’ailleurs plein de force et de noblesse, n’a pas ce mérite dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse. L’auteur n’a pas en vue un objet principal ; sa narration est sans cesse coupée ; son histoire se divise par étés et par hivers ; les récits ne sont pas toujours terminés ; le lecteur y est promené de place en place, d’Athènes en Sicile, de la Sicile au Péloponnèse, à Corcyre, à Mytilène, pour apprendre ce qui se passe partout à la fois. Nous y trouvons une grande quantité de parties disjointes, de membres séparés, dont on ne peut que bien difficilement former un seul corps. Cette division, cette conduite vicieuse de son sujet rend cet écrivain plus fatigant à suivre, et bien moins agréable à lire qu’il ne l’eût été s’il avait pris une autre marche. C’est pour cette raison que Denys d’Halicarnasse, l’un des plus judicieux critiques de l’antiquité, en a fait une censure si sévère.

L’historien, pour rendre sa narration plus agréable, ne doit pas s’écarter de l’ordre chronologique. Il faut qu’il établisse clairement et les dates et la coïncidence des faits ; mais il n’est pas obligé d’interrompre un récit pour nous apprendre ce qui se passait dans un autre endroit à la même époque. Il n’a point de talent, s’il ne sait pas enchaîner l’un à l’autre les événements qu’il raconte, de manière à en former un récit suivi. Il fatiguera bientôt son lecteur, s’il se contente de rappeler chronologiquement une multitude de faits qui n’ont entre eux d’autres rapports que celui des dates.

Quoique l’Histoire d’Hérodote soit conçue sur un plan bien plus vaste que celle de Thucydide, et renferme une plus grande quantité d’événements particuliers, cependant il les a rassemblés avec plus d’art, et les a présentés dans un meilleur ordre. Aussi passe-t-il pour un écrivain plus agréable, et produit-il une impression plus vive, quoiqu’il lui soit inférieur pour le jugement et l’exactitude. Les épisodes, les digressions sont chez lui très fréquentes ; mais lorsqu’elles n’ont aucune liaison avec le sujet principal, et ne sont véritablement rapportées que comme épisodes, elles interrompent moins l’unité que ne le fait une narration toujours décousue. Parmi les modernes, le président de Thou, en voulant rendre son histoire trop universelle, n’a pas su éviter ce défaut ; il met à la fois sous les yeux du lecteur une foule d’événements divers, arrivés en même temps dans les différentes parties du monde, et que rien ne lie l’un à l’autre. C’est cependant un historien plein de candeur et de jugement ; mais il doit à ce manque d’unité d’être plus difficile à lire et d’exciter moins d’intérêt.

Lecture XXXVI.
Des ouvrages historiques. §

Après avoir fait, dans la dernière Lecture, quelques observations sur la diversité des opinions relativement au mérite comparé des anciens et des modernes, je suis entré dans des considérations préliminaires sur les ouvrages historiques. L’histoire doit être regardée, en général, comme un récit d’événements certains, dont l’objet principal est l’instruction des hommes ; voilà pourquoi les qualités indispensables d’un bon historien sont l’impartialité, l’exactitude, la noblesse et la gravité. Je n’ai jusqu’à présent parlé que de l’espèce d’unité qui appartient à ce genre de composition, et j’ai tâché d’en donner l’idée la plus juste.

Maintenant je ferai observer que, pour atteindre au but de l’histoire, l’écrivain doit remonter à la source des événements qu’il raconte, et en montrer, autant que possible, tous les ressorts secrets. Pour y réussir, il faut deux choses : une connaissance parfaite du cœur humain, et la science de la politique ou du gouvernement. La première est nécessaire pour se rendre compte de la manière d’agir des individus, et donner une idée exacte de leur caractère ; la seconde, pour suivre les révolutions des empires, et indiquer la cause politique des opérations du gouvernement. Toutes deux concourent à rendre un historien intéressant et instructif.

Les anciens n’avaient pas, pour acquérir des connaissances en politique, les mêmes avantages que les modernes ; aussi sommes-nous en droit d’exiger aujourd’hui plus d’exactitude et de précision. Le monde, comme je l’ai déjà dit, était plus difficile à explorer pour eux qu’il ne l’est pour nous. Les communications de peuple à peuple étaient moins fréquentes, et l’on était, par conséquent, moins bien informé des affaires des autres nations. On n’avait point encore établi de courriers, et aucun gouvernement n’envoyait d’ambassadeurs dans les cours étrangères. Les connaissances des historiens de l’antiquité devaient donc être plus circonscrites, et leurs matériaux bien moins nombreux. Ajoutons à cela qu’ils n’écrivaient que pour leur pays, et ne songeaient aucunement à travailler pour l’instruction des étrangers qu’ils méprisaient, ou pour celle des hommes en général ; voilà pourquoi ils ont été si peu attentifs à nous transmettre ce qu’ils savaient de leur politique intérieure, dont nous serions aujourd’hui si curieux. Peut-être aussi que, dans ces temps reculés, de quelque amour de la liberté que fussent animés les citoyens d’un État, l’influence des chefs était moins bien appréciée, et les causes politiques moins bien connues que dans nos temps modernes. Une plus longue expérience des différents modes de gouvernement nous a donné plus de lumières et d’intelligence dans les affaires publiques.

Aussi les historiens anciens, tout en nous exposant les faits avec autant d’élégance que de clarté, ne nous laissent presque jamais apercevoir l’influence des causes politiques sur les affaires générales. La lecture attentive des historiens grecs ne nous donne qu’une notion imparfaite de la force, de la richesse et des revenus des différents États de la Grèce, des causes qui amenèrent leurs révolutions, de leurs alliances et de leurs intérêts particuliers. Tite-Live, dans son histoire, avait une belle occasion de déployer ses connaissances politiques, en examinant les causes de la grandeur des Romains, les avantages et les vices de leur gouvernement ; cependant il nous apprend peu de choses sur ces importants objets. C’est l’écrivain le plus élégant ; ses récits sont de la plus grande beauté, mais il ne se distingue ni par sa profondeur ni par sa pénétration. Il est évident que Salluste, en traçant l’histoire d’une conspiration, histoire qui devait être tout entière politique, s’est bien plus appliqué à raconter avec grâce, et à peindre les caractères avec vérité, qu’à chercher les causes et les ressorts secrets des événements. C’est ainsi qu’au lieu de nous faire connaître la situation des partis qui divisaient alors la ville de Rome, au lieu de nous apprendre par quels moyens, dans de telles conjonctures, un homme aussi méprisable que Catilina parvint à se rendre si redoutable au gouvernement, il ne nous a laissé presque rien autre chose qu’une déclamation assez vague contre le luxe et la corruption des mœurs de ce siècle, comparés à la simplicité des premiers temps de la république.

Je ne veux cependant pas reprocher à tous les historiens de l’antiquité de ne nous donner aucune instruction sur la politique, car il n’en est pas de plus instructifs, à cet égard, que Thucydide, Polybe et Tacite. Thucydide est grave, profond et judicieux ; toujours attentif à remonter aux causes des événements qu’il raconte, et à discuter les avantages et les inconvénients des plans proposés et des mesures adoptées. Polybe est remarquable par la sagacité de ses vues politiques, par sa pénétration dans les systèmes les plus vastes, par la profondeur et la clarté de ses connaissances stratégiques. Tacite connaissait supérieurement le cœur humain ; ses pensées sont à la fois profondes et délicates ; il répand la lumière sur les affaires publiques, mais il explique la nature de l’homme d’une manière plus lumineuse encore.

Lorsque nous demandons qu’un historien nous donne sur le sujet qu’il traite des vues profondes et instructives, nous ne voulons pas dire que, pour exposer librement ses réflexions ou ses opinions politiques, il interrompe à tout moment le cours de son récit. Il doit nous donner les instructions nécessaires pour l’intelligence des affaires dont il écrit l’histoire ; il doit nous donner une idée de la constitution, de la force, des revenus, de la situation intérieure du gouvernement, ainsi que de ses rapports d’intérêt avec les nations voisines. Il faut qu’il nous place comme sur un point élevé d’où nous puissions apercevoir toutes les causes qui influent sur les événements. Cependant, tout en mettant à notre disposition les matériaux nécessaires pour asseoir notre jugement, il doit éviter d’être trop prodigue de ses propres opinions et de ses propres raisonnements. L’historien toujours prêt à se livrer à de longues dissertations sur tous les faits qu’il décrit, laisse soupçonner au lecteur qu’il ne cherche qu’à appuyer de sa narration quelque système particulier qu’il s’est formé d’avance. L’histoire nous instruit plus par le récit exact et judicieux des événements, que par des leçons expresses et directes. Il arrive quelquefois qu’un point douteux a besoin d’être éclairci, ou que l’on raconte un événement sur les causes et les circonstances duquel les opinions sont généralement partagées ; c’est alors que l’historien peut interrompre sa narration pour se montrer, et se livrer quelques instants à une discussion dont le sujet est d’une grande importance ; mais qu’avant tout il évite de fatiguer ses lecteurs par des digressions trop fréquentes.

Lorsqu’on croit à propos de faire quelques observations sur la nature de l’homme en général, ou sur les particularités distinctives de certains caractères, il faut les lier avec art au récit principal ; car alors elles produiront un bien meilleur effet que si elles étaient présentées au lecteur comme des réflexions détachées. Ainsi Tacite, dans la Vie d’Agricola, en parlant de la manière dont celui-ci fut traité par Domitien, fait l’observation suivante : Proprium humani ingenii est, odisse quem læserit [Il est naturel à l’homme de haïr ceux qu’il a blessés]. Cette observation est juste et à sa place, mais la forme en est abstraite et philosophique. Une pensée à peu près semblable produit, dans le même historien, un plus heureux effet. Lorsqu’il parle de la jalousie que Livie et Tibère portaient à Germanicus, et que celui-ci n’ignorait pas : Anxius, dit-il, occultis in se patrui aviæque odiis, quorum causæ acriores quia iniquæ [Inquiet de la haine que nourrissaient contre lui son oncle et son aïeul, haine d’autant plus vive que le motif en était plus injuste]. Ici l’historien fait une observation très profonde, mais il la fait sans vouloir lui donner la forme d’une réflexion morale ; elle se présente dans le récit comme une explication de l’inquiétude que ressentait Germanicus. Le même historien nous offre encore un exemple pareil dans le compte qu’il rend d’une révolte des soldats contre Rufus, préfet des camps [præfectus castrorum]. Il dit, à l’occasion des travaux pénibles auxquels Rufus les avait assujettis : Quippe Rufus, diu manipularis, dein centurio, mox castris præfectus, antiquam duramque militiam revocabat ; vetus operis et laboris, et eo immitior quia toleraverat [Car Rufus, qui avait été longtemps simple soldat, ensuite centurion, et enfin officier général, rétablissait l’ancienne discipline dans toute sa rigueur. Vieilli dans les travaux, il en exigeait d’autant plus qu’il en avait plus supporté]. L’on pouvait ici dire, en observation générale, que ceux qui ont été élevés et endurcis à la peine sont ordinairement les plus sévères, lorsqu’il s’agit d’en exiger des autres ; mais la manière dont Tacite présente cette pensée comme un trait particulier du caractère de Rufus, la rend et plus vive et plus forte. Cet historien avait surtout le talent de mêler à son récit des sentiments profonds et des observations d’une grande utilité.

Examinons maintenant quelles sont les qualités essentielles d’une narration historique. Il est évident que la manière de raconter est de la plus grande importance, puisque l’histoire n’est autre chose que le récit d’événements passés. La différence que nous observons tous les jours entre l’effet que produit le même trait raconté par deux personnes, nous prouve assez jusqu’à quel point telle manière peut être préférable à telle autre.

Une narration historique doit être, avant tout, claire, bien distribuée et bien liée dans tous ses points. Ce sont des qualités auxquelles l’historien ne peut atteindre qu’autant qu’il est parfaitement maître de son sujet. Il doit le voir tout entier d’un seul coup d’œil, et saisir l’enchaînement et la dépendance mutuelle de toutes les parties, afin de mettre chaque chose à sa place, afin de nous faire suivre avec facilité le cours des événements, et nous donner le plaisir de voir comment ils se lient les uns aux autres. Autrement, la lecture de l’histoire ne produit ni plaisir ni instruction. L’historien ne peut y parvenir qu’en observant scrupuleusement, dans son plan général et dans le détail de son sujet, cette unité que j’ai si fortement recommandée dans la précédente Lecture. Le succès dépend beaucoup aussi des transitions, qui sont un des principaux ornements de ce genre de composition, et l’un des plus difficiles à employer. L’historien fait preuve d’un grand talent, lorsque, certain du plan qu’il doit suivre, il sait passer naturellement et avec grâce d’une partie de son sujet à une autre, et que, sans avoir recours à des transitions forcées ou maladroites, il trouve des points de contact entre des objets qui, au premier abord, semblaient entièrement étrangers l’un à l’autre.

En second lieu, comme l’histoire est un genre de composition plein de noblesse et de dignité, la narration doit s’y soutenir constamment sur un ton grave. Elle ne souffre ni le style bas, ni les plaisanteries, ni le langage familier, ni l’affectation, ni le bel esprit. Le sarcasme et l’épigramme sont incompatibles avec le caractère d’un historien. Je ne dis pas qu’il doive se soutenir toujours à la même hauteur ; il faut que, pour mettre de la variété dans son récit, il sache à propos changer de ton ; autrement, sa manière uniforme deviendrait bientôt fatigante. Mais qu’il prenne garde de trop s’abaisser ; lorsqu’il aura occasion de rappeler quelque anecdote légère ou plaisante, il fera toujours mieux de la rejeter à la note, que de risquer quelques phrases trop familières en l’intercalant dans le cours de la narration.

Un historien qui n’est que profond, clair et grave, peut cependant être un écrivain fort ennuyeux, dont la lecture ne produise aucun fruit, et que bientôt même on ne lira plus du tout. Il doit donc s’attacher à rendre sa narration intéressante, et c’est là ce qui distingue principalement l’écrivain éloquent et doué de génie.

Deux choses concourent essentiellement à jeter de l’intérêt sur un récit. La première, c’est de tenir, en racontant, un juste milieu entre une énumération trop rapide de faits incessamment accumulés et une lente prolixité de détails. D’un côté, l’on embarrasse le lecteur ; de l’autre, on l’ennuie. L’historien qui veut intéresser doit savoir à propos resserrer ou développer son style, passer avec rapidité sur les événements de peu d’importance, et s’appesantir sur ceux qui, par eux-mêmes, ou par leurs conséquences, méritent un examen sérieux ; il doit y préparer d’avance notre attention, et les exposer ensuite dans tout leur jour. Il doit, en second lieu, faire un choix convenable entre les circonstances diverses qui se rapportent à l’événement qu’il raconte. Les faits trop généraux ne produisent sur l’esprit qu’une impression faible. Ce sont des particularités heureusement choisies qui intéressent et attachent le lecteur, donnent à un récit du corps, de la vie, de la couleur, et nous font voir, en quelque sorte, les événements comme s’ils se passaient sous nos yeux. C’est là ce qu’on appelle véritablement la peinture historique.

La plupart des historiens anciens ont excellé dans l’art de donner à leurs récits toutes les qualités dont nous venons de parler, et principalement la dernière, celle de peindre par les descriptions. Voilà pourquoi nous relisons avec tant de plaisir Hérodote, Thucydide, Xénophon, Tite-Live, Salluste et Tacite. Tous possèdent au plus haut degré le talent de raconter. Hérodote fut, dans tous les temps, regardé comme un écrivain très agréable, qui met dans ses récits cette naïveté qui toujours attache le lecteur. Quoique la manière de Thucydide ait quelque chose de plus sec et de plus dur, néanmoins, dans les occasions importantes, comme lorsqu’il fait le récit de la peste d’Athènes, du siège de Platée, de la sédition de Corcyre, de la défaite des Athéniens en Sicile, il déploie une force et une énergie de description très remarquables. La Cyropédie de Xénophon, et son Anabasis ou la Retraite des dix mille, sont des ouvrages pleins de beauté. Les circonstances y sont choisies avec art, et le récit facile et intéressant ; mais ses Helléniques, ou la continuation de l’Histoire de Thucydide, sont un travail bien inférieur. On sait avec quel talent Salluste a manié le pinceau de l’histoire dans la Conjuration de Catilina, et surtout dans la Guerre de Jugurtha ; son style cependant n’est pas à l’abri de la critique, on lui a reproché trop de recherche et d’affectation.

Tite-Live est exempt de ces défauts ; aucun historien ne l’emporte sur lui, et nous pourrions lui emprunter un grand nombre d’exemples d’une narration parfaite. Au commencement du neuvième livre (ch.  5), son récit de la fameuse défaite de l’armée romaine par les Samnites, aux Fourches Caudines, est un des plus brillants morceaux de peinture historique que l’on puisse citer. Nous voyons d’abord une description fidèle de l’étroit défilé dans lequel l’ennemi avait attiré les Romains ; ils sont pris, et il ne leur reste aucun espoir d’échapper. L’historien nous exprime d’une manière frappante, d’abord leur étonnement, ensuite leur indignation, enfin leur découragement. Les circonstances et les mouvements sont tels que la situation devait naturellement les produire. L’inquiétude dans laquelle ils passent la nuit, les conseils tenus chez les Samnites, les différentes mesures que l’on y propose, les messages que s’envoient les deux armées, tout augmente l’effet du tableau. Le matin, les consuls rentrent dans le camp et annoncent aux Romains qu’on ne leur laisse de parti à prendre que celui de rendre les armes et de passer sous le joug, dernier degré d’ignominie auquel une armée vaincue puisse être réduite. Laissons parler l’auteur : Redintegravit luctum in castris consulum adventus, ut vix ab iis abstinerent manus, quorum temeritate in eum locum deducti essent… Alii alios intueri, contemplari arma mox tradenda, et inermes futuras dextras, obnoxiaque corpora hosti ; proponere sibimet ipsi ante oculos jugum hostile et ludibria victoris, et vultus superbos, et per armatos inermium iter. Inde fœdi agminis miserabilem viam, per sociorum urbes reditum in patriam ad parentes, quo sæpe ipsi triumphantes venissent. Se solos sine vulnere, sine ferro, sine acie victos : sibi non stringere licuisse gladios, non manum cum hoste conferre : sibi nequicquam arma, nequicquam vires, nequicquam animos datos. Hæc frementibus hora fatalis ignominiæ advenit... Jamprimum cum singulis vestimentis inermes extra vallum exire jussi, et primi traditi obsides, atque in custodiam abducti. Tum a consulibus abire lictores jussi paludamentaque detracta ; tantam hoc inter ipsos, qui, paulo ante eos exsecrantes, dedendos lacerandosque censuerant, miserationem fecit, ut, suæ quisque conditionis oblitus, ab illa deformatione tantæ majestatis, velut ab nefando spectaculo, averteret oculos. Primi consules prope seminudi sub jugum missi, etc. Le reste du récit ; que nous ne pouvons rapporter tout entier, est de la même beauté, et rempli de détails admirables9.

Tacite est encore un historien habile dans l’art de peindre, bien que par sa manière il s’éloigne assez de Tite-Live. Les descriptions de ce dernier sont plus entières, plus simples, plus naturelles ; celles de Tacite sont formées d’un petit nombre de traits hardiment dessinés. Il choisit une ou deux circonstances très remarquables, et nous les présente sous un jour aussi nouveau que frappant. Telle est cette peinture de la situation de Rome et de Galba, lorsque Othon s’avançait contre lui : Agebatur huc illuc Galba, vario turbæ fluctuantis impulsu : completis undique basilicis ac templis, lugubri prospectu : neque populi, aut plebis ulla vox ; sed attoniti vultus et conversæ ad omnia aures : non tumultus, non quies : quale magni metus et magnæ iræ silentium est. (Hist. lib. i, c. 40.) On ne trouve dans aucun poète une image plus forte et plus expressive que celle qui nous est présentée par ce dernier trait : Non tumultus, non quies : quale magni metus et magnæ iræ silentium est. C’est une conception sublime, qui décèle un grand génie. Tous les ouvrages de Tacite sont écrits de main de maître. Partout ses réflexions sont profondes, ses descriptions frappantes ; il sait toucher, il sait émouvoir. On retrouve à la fois en lui le philosophe, le poète, et l’historien. Quoique les temps qu’il nous a retracés n’offrissent à l’historien que des sujets ingrats à traiter, cependant il en a su tirer des peintures intéressantes et fidèles de la nature humaine. S’il décrit la mort de quelque grand personnage, il la rend aussi touchante que la catastrophe d’une scène tragique. Son pinceau vif et brillant peint mieux à l’imagination et au cœur que celui d’aucun historien. Plein de beautés supérieures, ce n’est pourtant point un modèle parfait, et ceux qui voulurent se former à son école réussirent rarement. C’est un auteur qu’il faut admirer, mais qu’il est dangereux d’imiter. Il est trop subtil dans ses réflexions, trop concis dans son style, quelquefois trop affecté et souvent obscur. Il semble que l’histoire veuille une manière d’écrire plus coulante, plus naturelle et plus simple.

Les anciens ajoutaient à leurs compositions historiques un genre d’ornement auquel les modernes ont renoncé ; je veux parler de ces harangues qu’en des occasions importantes ils mettaient dans la bouche de leurs principaux personnages. Elles produisaient dans leurs récits une heureuse diversité ; elles avaient un but moral et politique ; et, par le développement des raisons opposées, donnaient une juste idée de la manière de voir des différents partis. C’est Thucydide qui, le premier, employa cette méthode ; les harangues que l’on trouve en grand nombre dans son Histoire et dans celle de quelques auteurs grecs et latins, sont les plus précieux monuments que nous ayons de l’ancienne éloquence. Quelque belles qu’elles puissent être, je crois cependant qu’il est permis de douter qu’elles soient dans l’histoire à leur véritable place. Elles forment un mélange de fiction et de vérité qui est incompatible avec le genre historique. Nous savons, il est vrai, qu’elles sont tout entières de la composition de l’écrivain, et qu’il n’a amené sur la place publique tel illustre personnage que pour avoir une occasion de montrer sa propre éloquence, ou de développer sa manière de voir sous un nom célèbre. C’est une sorte de liberté poétique incompatible avec le caractère grave du genre, qui ne permet pas que l’on s’écarte un seul instant de la stricte vérité. Ces harangues peuvent jeter beaucoup d’agrément dans un long récit ; mais il n’y a pas de raison pour que l’on n’y puisse introduire de même quelques pièces de vers sous le nom d’un personnage qui aurait acquis de la célébrité par ses poésies. Les unes ne doivent pas plus que les autres trouver une place dans l’histoire. Les historiens modernes me semblent avoir adopté une méthode plus naturelle ; au lieu d’écrire des harangues, ils discutent les raisons sur lesquelles s’appuient les partis opposés, ou donnent l’analyse et la substance des discours qui ont été prononcés dans les assemblées publiques, ce qui se concilie parfaitement avec l’exacte vérité.

La peinture des caractères est un des plus brillants ornements d’une composition historique, mais c’est en même temps un de ceux dont l’exécution est le plus difficile. Ces tableaux sont en général regardés comme des preuves que donne l’historien de son talent dans l’art d’écrire ; et tout en voulant y briller, tout en voulant y paraître profond et pénétrant, il court le risque d’y laisser paraître trop d’art, et de tomber dans l’affectation. Il expose à la fois tant de contrastes divers, il met tant de subtilité à chercher dans la même personne des qualités opposées, que nous restons plutôt éblouis par le brillant de ses expressions, qu’éclairés sur la nature du caractère qu’il a voulu peindre. L’écrivain qui veut rendre ses dessins instructifs, doit être simple dans son style ; non content de nous donner une esquisse générale, il nous fera voir distinctement chaque trait d’une physionomie. Les historiens grecs font quelquefois des éloges, mais presque jamais ils ne tracent un caractère ; c’est dans Tacite et Salluste qu’ils sont en plus grand nombre, et travaillés avec plus de soin.

L’histoire étant principalement destinée à l’instruction des hommes, la morale y doit régner partout. Dans ses portraits, dans ses récits, l’auteur doit toujours se ranger du côté de la vertu. Ce ne sont pas précisément des préceptes de morale qu’il doit tracer ; mais, comme homme de bien, comme écrivain estimable, il faut qu’il montre autant de respect pour la vertu que d’indignation pour le vice. Affecter de ne prendre point un parti entre les bons et les méchants, préférer l’astuce et la politique à la franchise, c’est déroger à l’austérité de l’histoire, c’est en ôter tout l’intérêt. Les événements nous touchent bien mieux lorsqu’ils éveillent notre sympathie, et que nous nous sentons disposés à embrasser la cause des personnages que l’on fait passer sous nos yeux. Mais c’est un effet que ne pourra jamais produire l’écrivain qui n’a ni sensibilité ni vertu.

Comme les observations que je viens de faire portent essentiellement sur les historiens de l’antiquité, il est naturel que je fasse actuellement quelques remarques sur ceux qui, parmi les modernes, ont traité ce genre avec le plus de talent.

C’est incontestablement en Italie que, dans ces derniers siècles, le génie de l’histoire a brillé de l’éclat le plus vif. Le caractère national des Italiens lui semble favorable. Ils passèrent toujours pour un peuple subtil, pénétrant, porté à la réflexion, remarquable par la sagesse et la profondeur de ses vues politiques, et appliqué dans tous les temps à la culture des lettres. Aussi, peu après leur restauration, vit-on déjà paraître un grand nombre d’historiens célèbres : Machiavel, Guichardin, Davila, Bentivoglio, Fra Paolo. Il paraît que tous s’étaient formé de l’histoire l’idée la plus juste, car tous ont le mérite de plaire et d’intéresser en instruisant. Ils ont plus particulièrement imité les anciens dans leur manière de raconter ; et quelques-uns même, comme Bentivoglio et Guichardin, ont mêlé leurs récits de harangues. Leurs connaissances en politique sont peut-être plus profondes et plus éclairées que celles des anciens. Il est vrai que les critiques ont signalé chez eux quelques imperfections. Machiavel n’a pas su répandre sur son Histoire de Florence autant d’intérêt qu’on pouvait en attendre d’un aussi grand écrivain ; il s’est laissé conduire, soit par sa propre faute, soit par la nature de son sujet, à entrer dans de trop minutieux détails sur les intrigues d’une ville. On a reproché à Guichardin, d’ailleurs toujours profond et plein de sens, de s’être arrêté si longtemps sur les affaires de la Toscane, qu’il en devient fatigant, défaut dont le judicieux Fra Paolo n’a pas su toujours se défendre. Bentivoglio, dans son excellente Histoire des guerres de Flandre, a peut-être employé un style trop pompeux et trop fleuri. Davila, qui raconte d’une manière si agréable et si intéressante, a évidemment répandu sur ses caractères une uniformité monotone, en représentant ses personnages comme toujours déterminés dans leurs actions par un intérêt politique. Mais, quelque critique qu’on ait pu faire de ces écrivains, ils n’en méritent pas moins d’être placés au premier rang parmi les historiens modernes. La Guerre de Flandre, écrite en latin par Famien Strada, est un livre estimable, mais bien loin cependant de pouvoir être mis en parallèle avec ceux que je viens de nommer. Strada a défendu la cause de l’Espagne avec une partialité trop marquée, et s’est montré trop ouvertement le panégyriste du prince de Parme. Il est fleuri ; diffus, et imitateur affecté de la manière et du style de Tite-Live.

Les Français, qui ont un si grand nombre d’excellents ouvrages dans tous les genres, en ont aussi dans le genre historique. Cette nation ingénieuse, dont les travaux font tant d’honneur à la littérature moderne, possède au plus haut degré le talent de raconter. La plupart de leurs historiens sont spirituels, vifs et agréables ; quelques-uns ont de la profondeur et de la pénétration ; cependant aucun d’eux n’a atteint le degré de perfection où sont parvenus les auteurs italiens que je viens de citer.

L’Angleterre, jusqu’à ces dernières années, n’était point remarquable par ses productions historiques. Le célèbre Buchanan10 jeta de bonne heure quelque gloire sur l’Écosse, sa patrie ; c’est un écrivain élégant, d’une latinité classique, et plein d’agrément lorsqu’il raconte ou qu’il décrit ; mais on le soupçonne d’avoir sacrifié l’exactitude à l’élégance. Accoutumé à former ses notions politiques d’après le plan des gouvernements anciens, il semble que le système féodal n’ait jamais pu entrer dans sa pensée ; et comme ce système était la base de la constitution écossaise, il s’ensuit que sa manière de voir en politique est imparfaite et inexacte. Lorsqu’il arrive aux événements dont il fut le témoin, il change tellement sa manière d’écrire, et répand dans son style tant d’amertume, que, de quelque côté que puisse être la vérité au milieu de tous ces faits douteux et longtemps débattus qui font le sujet de cette partie de son travail, il est impossible de le défendre du reproche de s’être laissé aveuglément influencer par l’esprit de parti.

Lord Clarendon est le plus distingué des anciens historiens anglais. Quoiqu’il se montre ouvertement l’apologiste d’un parti, on le trouve cependant fort impartial. Ses écrits respirent la probité et la vertu. Il garde partout la gravité de l’historien. Ses phrases sont souvent trop longues et trop prolixes, mais son style est généralement vigoureux ; et, comme historien, il se place bien au-dessus de la médiocrité. L’évêque Burnet raconte avec précision et avec clarté, mais c’est le seul mérite de cet écrivain ; son style, trop peu soigné, n’a pas assez de noblesse ; ses caractères, il est vrai, sont dessinés avec hardiesse et énergie, mais ils ne sont pas, en général, assez indiqués, et se composent d’un trop grand nombre de traits satiriques ; il a d’ailleurs tellement prodigué les anecdotes qui lui sont personnelles, qu’il semble avoir moins écrit une histoire que rédigé des mémoires historiques. Les historiens anglais ne furent longtemps que de tristes compilateurs, jusqu’à ce que, de nos jours, les noms brillants de Hume, de Robertson et de Gibbon vinrent dans notre patrie élever ce genre de composition au plus haut point de gloire et de dignité.

J’ai fait observer, dans la Lecture précédente, que les annales, les mémoires et les vies de personnages illustres étaient des genres de composition inférieurs à l’histoire. Néanmoins, avant de quitter tout à fait ce sujet, nous leur consacrerons quelques lignes. L’on entend ordinairement par annales, une collection de faits rangés dans l’ordre chronologique, et destinés plutôt à fournir des matériaux à l’histoire, qu’à former une histoire véritable. Tout ce que l’on doit exiger d’un écrivain qui rédige des annales, c’est qu’il soit fidèle, clair et complet.

Dans des mémoires, l’auteur cherche moins à donner une connaissance exacte de tous les événements qui ont eu lieu pendant l’espace de temps qu’il décrit, qu’à rapporter ceux dont il a été lui-même le témoin, ou auxquels il a pris quelque part ; ou bien encore ceux qui servent à jeter de la lumière sur la conduite d’un personnage, ou sur les circonstances d’un seul événement. Il n’est donc pas obligé, comme l’historien, à des recherches profondes ; on n’attend pas de lui des connaissances aussi étendues ; il n’est pas soumis à une gravité si constamment soutenue ; il peut parler librement de lui-même, et descendre jusqu’au récit des anecdotes les plus familières. Mais on exige qu’il soit, par-dessus tout, spirituel et intéressant ; qu’il nous apprenne des choses utiles et curieuses, enfin que les connaissances qu’il nous donne soient dignes de notre attention. Ce genre a quelque chose de très séduisant pour ceux qui aiment à parler d’eux, et qui s’imaginent que les événements dans lesquels ils ont eu quelque part sont, par cela même, de la plus haute importance. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les Français, ce peuple si spirituel, aient produit depuis deux siècles une prodigieuse quantité de mémoires qui ne sont pour la plupart que des contes fort agréables.

Tous, cependant, ne méritent pas d’être rangés dans cette classe, et nous devons distinguer principalement ceux du cardinal de Retz et du duc de Sully. Les Mémoires du cardinal de Retz, outre l’agrément de la vivacité du stylo, ont encore l’avantage d’être très instructifs, et d’apprendre surtout à connaître le cœur humain. Quoique sa politique soit souvent trop subtile, cependant les mémoires dans lesquels un chef de faction avoué, comme l’était le cardinal, dépeint son propre caractère et ceux des principaux personnages de son temps, ne peuvent être qu’une lecture utile pour un homme de sens. Les Mémoires du duc de Sully, tels qu’ils sont actuellement présentés en public, sont très recommandables, et méritent que nous en fassions un éloge particulier. Aucun écrit de ce genre n’est à la fois plus utile, et ne se rapproche davantage de la dignité de l’histoire. Ils ont particulièrement ce mérite de nous peindre les deux plus illustres personnages dont l’histoire fasse mention : Sully, le plus habile et le plus incorruptible des ministres ; et Henri IV, l’un des plus grands et des plus aimables princes des temps modernes. Je connais peu d’ouvrages où l’on trouve plus de sagesse et de vertu que dans les Mémoires de Sully ; j’en connais peu qui soient plus propres à former l’esprit et le cœur de ceux qui se livrent au maniement des affaires publiques, ou qui sont destinés à jouer un rôle dans le monde.

La biographie, ou la vie des personnes illustres, est un genre de composition rempli d’utilité. Il a, sans doute, moins d’importance et de dignité que l’histoire, mais il n’est peut-être pas moins instructif pour le commun des lecteurs, parce qu’il leur fait voir, en quelque sorte, d’un coup d’œil le caractère, la tournure d’esprit, les vertus et les vices des hommes célèbres, et les leur fait connaître d’une manière plus intime et plus exacte que le genre historique ne le permet ordinairement. Car celui qui écrit la vie de quelqu’un, peut descendre jusqu’aux détails les plus minutieux et aux incidents les plus ordinaires. L’on attend de lui qu’il montre aussi bien l’homme public que l’homme privé ; ce sont même les circonstances de la vie privée, et les détails domestiques les plus insignifiants en apparence qui nous donnent souvent l’idée la plus juste du caractère d’une personne. Plutarque a, dans ce genre, un mérite véritablement supérieur, et c’est à lui que nous devons de bien connaître les personnages les plus éminents de l’antiquité. Chez lui, à la vérité, le fond vaut mieux que la forme, et l’on ne peut vanter ni sa beauté ni son élégance. On lui a aussi reproché quelques fautes de jugement et d’exactitude ; mais, quelque fondées que ces critiques puissent être, nous n’en devons pas moins regarder ses Vies des hommes illustres comme un précieux trésor d’instruction. C’est, dans toute l’antiquité, l’écrivain le plus remarquable par ses sentiments d’humanité ; il ne se laisse pas, comme la plupart, éblouir par les hauts faits ou l’ambition, il aime à nous faire voir les grands hommes à travers le jour plus doux de la retraite et de la vie privée.

Avant de quitter le sujet qui nous occupe, n’omettons pas de signaler l’important degré de perfection que le genre historique a reçu dans ces derniers temps ; je veux parler de la grande attention que portent aujourd’hui les historiens aux lois, aux coutumes, au commerce, à la religion, à la littérature, enfin à tout ce qui peut contribuer à donner une connaissance exacte du caractère et du génie d’une nation. L’on est persuadé maintenant qu’un habile historien doit aussi bien décrire les mœurs que les faits et les événements ; car la situation et la manière de vivre des hommes dans les différents siècles, la marche et les progrès de l’esprit humain ont incontestablement plus d’intérêt et d’utilité que des descriptions de sièges et de batailles. Celui à qui nous sommes principalement redevables de ce perfectionnement dans la manière d’écrire l’histoire, c’est M. de Voltaire, dont le génie a brillé d’un si vif éclat dans presque toutes les branches de la littérature. Son Siècle de Louis XIV fut une des premières productions esquissées sur un plan si judicieux ; il fixa bientôt l’attention de toute l’Europe, et en reçut les applaudissements que méritait cet ingénieux et éloquent ouvrage. Son Essai sur l’Histoire générale de l’Europe depuis Charlemagne, ne peut être considéré comme une histoire, ni même comme le canevas d’une composition historique, mais seulement comme une série d’observations sur les principaux événements de chaque siècle et sur les changements successifs qu’éprouvèrent les mœurs et l’esprit des nations. Bien qu’il s’y soit glissé quelques inexactitudes dans les dates et dans les faits, et que l’on y retrouve cette teinte particulière que l’esprit de l’auteur répandait malheureusement sur les questions religieuses, cependant il renferme des vues si profondes et si instructives, qu’il est digne de toute l’attention de ceux qui veulent écrire ou connaître l’histoire des temps qu’il a parcourus.

Lecture XXXVII.
Des écrits philosophiques. — Du dialogue. — Du genre épistolaire. — Des histoires fictives. §

L’histoire tombe dans le domaine de la critique ; d’abord parce que c’est un des plus nobles genres de composition, ensuite parce que ce genre est soumis à des règles fixes et clairement déterminées. Nous en avons traité avez assez d’étendue dans les deux Lectures précédentes : nous nous arrêterons moins longtemps sur les autres genres de composition en prose.

Les écrits philosophiques, par exemple, ne nous entraîneront point dans une longue dissertation. Comme l’instruction est essentiellement le but de la philosophie, et qu’on l’étudie moins pour s’amuser que pour s’instruire, le style, la forme et les ornements ne sont point, dans ces sortes d’ouvrages, des objets d’une bien grande importance. Toutefois il ne faudrait pas les négliger entièrement. Le succès ne répondrait pas à l’attente de celui qui aurait la prétention d’instruire les hommes sans exciter leur attention, et sans chercher à présenter son sujet sous le point de vue le plus intéressant. Les mêmes vérités et les mêmes raisonnements, exprimés d’une manière sèche et froide, ou exposés avec une certaine élégance, produiront sur l’esprit des auditeurs des impressions bien différentes.

Il est évident que l’auteur d’un ouvrage philosophique doit, avant tout, s’appliquer à écrire avec clarté ; et en réfléchissant sur ce que nous avons dit, dans les Lectures précédentes, au sujet de la clarté dans l’emploi des mots et dans la construction des phrases, on sera convaincu qu’on ne saurait se livrer avec trop d’attention à l’étude des règles du style et de la composition. Outre la clarté, les ouvrages philosophiques doivent encore réunir l’exactitude et la précision. On doit ne s’y servir que d’expressions dont le sens est clair et bien déterminé, et éviter ces mots synonymes en apparence, qui, lorsqu’ils ne sont pas exactement définis, jettent de la confusion dans les idées.

Nous sommes donc en droit d’exiger qu’un ouvrage philosophique soit clair et précis. Toutefois un auteur peut posséder ces deux qualités, et n’être cependant qu’un écrivain fort pénible à lire. Il doit donc s’appliquer à semer sur sa composition quelques ornements, afin de la rendre agréable et gracieuse. Ce qui contribue le plus à embellir une composition philosophique, et à lui donner à la fois plus de grâce et d’utilité, c’est d’éclaircir les propositions que l’on met en avant par des citations empruntées à l’histoire ou à l’étude du cœur humain. Les sujets de morale et de politique présentent souvent l’occasion de faire ces citations, qui ne manquent jamais de produire un très heureux effet. Elles jettent de la variété dans le cours de l’ouvrage, délassent l’esprit fatigué de suivre une longue série de raisonnements, et ont presque toujours une force de conviction bien supérieure à celle que l’on peut attendre du raisonnement le plus exact ; car elles ôtent à la philosophie ce qu’elle a d’abstrait, et donnent plus de force à ses spéculations, en montrant ses rapports immédiats avec les objets réels et les événements ordinaires de la vie.

Les ouvrages philosophiques doivent encore être écrits d’un style facile, correct et élégant. Ils admettent les comparaisons, les métaphores et, en général, toutes ces figures de diction qui ne sont pas d’un genre passionné, et au moyen desquelles un auteur exprime sa pensée avec plus de force et de clarté, en même temps qu’il flatte davantage l’imagination du lecteur. Mais il doit faire en sorte que ses ornements soient toujours très modestes, et jamais pompeux ni fleuris. Ces derniers seraient d’autant plus impardonnables chez un philosophe, qu’il vaudrait beaucoup mieux pour lui de tomber dans une extrême simplicité, que dans un excès contraire. Quelques écrivains de l’antiquité, comme Platon et Cicéron, nous ont laissé des traités philosophiques composés avec élégance et remplis de beautés. On a dans tous les temps, et avec raison, reproché à Sénèque d’avoir mis de l’affectation dans son style. Il prodigue trop les tournures brillantes, les antithèses et les pensées recherchées. Cependant je ne puis m’empêcher de convenir que son expression n’ait très souvent beaucoup de force et de vivacité, quoiqu’en général il serait dangereux d’imiter son style. Le célèbre Traité sur l’entendement humain, par M. Locke, peut être cité comme un modèle de clarté et de précision dans le style philosophique le plus simple. Les écrits de lord Shaftsbury nous montrent jusqu’à quel point l’on peut appliquer à la philosophie les ornements du style ; peut-être même y sont-ils répandus un peu plus qu’il ne le faudrait rigoureusement.

Les écrits philosophiques prennent quelquefois une forme sous laquelle ils se rapprochent des ouvrages de goût, celle d’un dialogue ou d’une conversation. Les principaux traités de philosophie des anciens sont présentés de cette manière, et les modernes ont voulu les imiter. Dans ces dialogues, ou ce sont les interlocuteurs seuls qui parlent et conversent ensemble, comme c’est la méthode de Platon ; ou l’auteur fait lui-même le récit d’une conversation, et raconte ce qui s’est passé dans un entretien, méthode que Cicéron a le plus généralement suivie. Les formes de chacune ne sont pas tout à fait les mêmes, mais c’est un même genre de composition soumis aux mêmes principes.

Un dialogue sur un sujet de philosophie, de morale ou de critique, et dans lequel on a suivi l’une ou l’autre de ces deux méthodes, occupe, lorsqu’il est bien écrit, un rang important parmi les ouvrages de goût ; mais il n’est pas d’une exécution si facile qu’on est communément tenté de le croire. Il ne suffit pas d’y mettre en scène quelques personnages qui parlent l’un après l’autre : il faut y prendre le ton naturel et animé d’une véritable conversation ; montrer le caractère et la manière de s’exprimer de chacun des interlocuteurs, et donner à tous des pensées et des expressions conformes à ce caractère, et qui les distinguent parfaitement les uns des autres. Un dialogue ainsi conduit est une lecture infiniment agréable, qui, au moyen du partage d’opinion entre les personnages, donne une juste idée des arguments que l’on peut avancer en faveur des deux côtés de la question. Elle amuse comme une conversation polie où se peignent des caractères bien soutenus. L’auteur d’un dialogue bien fait a donc le talent de plaire et d’instruire à la fois.

La plupart des auteurs qui écrivent aujourd’hui des dialogues de ce genre semblent n’avoir aucune idée de cette espèce de composition ; et, à cela près que, comme dans la conversation, l’un parle et l’autre répond, on voit que c’est l’auteur qui partout s’exprime en personne. Il met en scène, par exemple, deux interlocuteurs nommés Philothée et Philathée, ou bien A et B. Après quelques compliments réciproques, et deux ou trois phrases sur la beauté de la matinée, ou de la soirée, ou de l’aspect qui se développe à leurs yeux, ils commencent à s’entretenir sur quelque matière importante. Tout ce qu’ils nous donnent à connaître, c’est que l’un des personnages, homme instruit et d’un excellent jugement, représente l’auteur ; et l’autre, homme de paille, n’est mis là que pour faire quelques objections triviales ; le premier les détruit avec un triomphe complet, et laisse son sceptique adversaire terrassé, et presque toujours convaincu de ses erreurs. Une telle manière d’écrire est froide et insipide au dernier point, et d’autant plus qu’on y voit les vains efforts de l’auteur pour atteindre à ce qui est au-dessus de sa portée. On y trouve la forme d’une conversation, mais l’esprit y manque. Le dialogue n’y sert qu’à couper maladroitement le sens. L’on eût apporté plus de patience à entendre l’auteur raisonner tout seul, en écartant les objections que l’on pourrait faire à ses principes, qu’on n’en aura en voyant paraître tour à tour, et sans motif nécessaire, deux personnages que nous voyons n’exprimer véritablement que les idées d’un seul.

Parmi les anciens, on doit distinguer Platon pour la beauté de ses dialogues. Il représente d’une manière admirable et le lieu de la scène, et les circonstances accessoires. Les caractères des sophistes contre lesquels Socrate discutait, sont bien dessinés ; ses personnages sont heureusement variés ; nous devenons les témoins d’un véritable entretien toujours soutenu, comme les entretiens de Socrate, avec esprit et vivacité. Aucun philosophe ancien ou moderne ne peut entrer en parallèle avec Platon pour la richesse et la beauté de l’imagination ; la sienne, trop brillante, jetait quelquefois un peu d’obscurité sur son jugement, et l’entraînait dans les allégories, les fictions, l’enthousiasme, enfin dans les régions aériennes de la théologie mystique ; souvent on ne distingue plus le philosophe du poète. Mais que son sujet concoure ou non à notre instruction (et le plus souvent il est fait pour nous instruire), au moins nous ne pouvons refuser notre admiration aux formes qu’il emprunte ; elles nous donnent une haute opinion de la sublimité du génie de l’auteur.

Les dialogues de Cicéron ou, pour mieux dire, ces récits de conversations qu’il a introduits dans la plupart de ses ouvrages de philosophie et de critique, ne sont pas aussi animés ni aussi bien caractérisés que ceux de Platon. Quelques-uns cependant, comme dans le traité de l’Orateur, sont agréables et bien conduits. Ils nous représentent, entre les principaux citoyens de l’ancienne Rome, une conversation où président la liberté, la politesse et la dignité. L’auteur du dialogue élégant intitulé des Causes de la corruption de l’éloquence dialogue que l’on trouve réuni quelquefois aux ouvrages de Quintilien, quelquefois à ceux de Tacite, a heureusement imité, et peut-être même a surpassé Cicéron dans ce genre de composition.

Les dialogues de Lucien sont remplis de mérite, quoique les sujets qu’il a choisis permettent rarement de placer cet auteur au nombre des écrivains philosophes. Ses dialogues, légers et gracieux, sont des modèles dans lesquels il a presque atteint la perfection. Tous ses écrits se distinguent par un certain caractère de gaîté, par beaucoup d’esprit et de pénétration. Son objet principal était de mettre dans tout leur jour la folie de la superstition et le pédantisme des philosophes du siècle où il vivait. Il ne pouvait employer un moyen plus sûr pour réussir que celui qu’il a pris, et ses dialogues des dieux et des morts sont remplis de traits satiriques et des plaisanteries les plus heureuses. Quelques auteurs modernes ont voulu imiter ses Dialogues des morts. Ceux de Fontenelle, particulièrement, sont agréables et spirituels ; mais, quant aux caractères, de quelque pays que soient ses personnages, ils deviennent tous Français sous sa plume. Il est vrai que rien n’est plus difficile que de montrer le caractère propre de chaque personnage dans tout le cours d’un dialogue sur un sujet de morale, parce que, pour le mettre en jeu, une conversation calme ne fournit pas les secours que l’on trouve dans une scène animée, ou dans l’intérêt qu’inspire une situation dramatique. Un des auteurs anglais les plus remarquables en ce genre est le docteur Henri More, écrivain du dix-septième siècle, qui a composé des dialogues théologiques sur les fondements de la religion naturelle. Quoique son style ait vieilli, et que ses personnages s’expriment avec la roideur académique du temps, cependant son dialogue est animé par une variété de caractères et une vivacité de conversation que l’on rencontre bien rarement dans de semblables écrits. Les dialogues de l’évêque Berkeley, sur l’existence de la matière, ne sont pas remarquables par le dessin du caractère des interlocuteurs ; mais ils offrent un exemple du sujet le plus abstrait développé avec clarté, et rendu intelligible au moyen d’une conversation habilement conduite.

Nous allons maintenant passer à l’examen du genre épistolaire, qui tient en quelque sorte le milieu entre les ouvrages sérieux et les ouvrages purement récréatifs. Ce genre, au premier coup d’œil, semble embrasser un champ très vaste ; car il n’est pas de sujet sur lequel on ne puisse développer ses pensées en forme de lettre. Lord Shaftsbury, par exemple, M. Harris et quelques autres auteurs, ont écrit de cette manière des traités de philosophie ; mais cela ne suffit pas pour mettre ces traités au nombre des compositions épistolaires. Bien qu’ils soient intitulés Lettres à un ami, l’ami disparaît après quelques pages d’introduction, et l’on voit que l’écrivain ne s’adresse effectivement qu’au public. Telles sont les lettres de Sénèque. Il n’est pas probable qu’elles furent jamais écrites par correspondance. Elles ne sont autre chose qu’un mélange de dissertations sur divers sujets de morale, auxquels l’auteur a jugé à propos de donner une forme épistolaire. Lorsqu’on écrit une lettre sur un sujet déterminé, sur les consolations, par exemple, que la religion et la morale nous offrent dans le malheur, comme celle que William Temple adressa au comte d’Essex sur la mort de sa fille, on peut alors y prendre le ton d’un théologien ou d’un philosophe, parce que l’auteur est moins censé écrire une lettre que composer un discours analogue à la situation dans laquelle se trouve la personne à qui elle est adressée.

La saine critique ne fait entrer dans le genre épistolaire que ces lettres familières et libres qui ne sont véritablement qu’une conversation que deux amis éloignés confient au papier. Une telle correspondance, bien écrite, est une lecture fort agréable pour un homme de goût, et elle a d’autant plus de mérite que le sujet en est plus important ; mais lors même que le sujet en est assez léger, elle peut être encore d’un grand intérêt, si elle est rédigée avec esprit, dans un style gracieux et naturel, et surtout si le caractère des personnes qui s’écrivent a quelque chose de piquant et d’original. Aussi le public s’est-il montré toujours très curieux de la correspondance des personnages éminents ; il cherche à y saisir quelque trait particulier de leur caractère. Toutefois il ne faut pas croire qu’un écrivain dévoile tout son cœur dans les lettres qu’il publie. Les hommes, dans leurs relations, se cachent toujours plus ou moins. Cependant, comme des lettres d’un ami à un ami ont infiniment de rapports avec une conversation, nous devons nous attendre à trouver le caractère d’une personne mieux développé dans une correspondance que dans aucun autre genre d’ouvrage destiné à l’impression. Nous aimons à voir un écrivain dans une situation telle qu’il peut librement exprimer toute sa pensée, et épancher les sentiments qui remplissent son cœur.

Ainsi, le mérite et l’agrément du genre épistolaire viennent surtout de ce qu’il nous faut faire, en quelque sorte, connaissance avec l’écrivain. C’est là, plus que tout autre part, que l’on veut voir l’homme et non l’auteur. La première et la plus essentielle de ses qualités, c’est d’être naturel et simple ; car l’affectation produit un aussi mauvais effet dans une lettre que dans un entretien familier. Ce n’est pas une raison pour en exclure les saillies et l’esprit, qui n’ont pas moins de grâce dans ce genre d’écrit que dans la conversation, lorsqu’ils coulent de source et n’ont pas l’air d’avoir été cherchés bien loin. Celui qui, dans une lettre comme dans un cercle, veut toujours paraître brillant, finit par être ennuyeux. Le style d’une correspondance ne doit pas être surchargé d’ornements ; il faut qu’il soit pur, clair, et rien de plus. La trop grande délicatesse dans le choix des mots décèle le travail et l’étude ; aussi doit-on éviter avec soin les phrases harmonieuses et les périodes trop bien cadencées. Les meilleures lettres sont celles que leurs auteurs écrivirent avec le plus de facilité : ce que dictent le cœur et l’imagination coule aisément ; mais lorsque le sujet ne peut intéresser ni l’un ni l’autre, la gêne et la contrainte se font bientôt apercevoir. Voilà pourquoi toutes ces lettres de compliments, de félicitation ou de condoléance, qui ont coûté le plus de peine à l’auteur, et que, pour cette raison, il regarde la plupart du temps comme des chefs-d’œuvre, ne manquent jamais d’être, pour le lecteur, les plus ennuyeuses et les plus insipides.

Toutefois, il ne faut pas confondre avec la négligence cette aisance et cette simplicité que nous avons regardées comme indispensables pour le genre épistolaire. En écrivant, même au plus intime de ses amis, il faut encore porter quelque attention au sujet et au style ; c’est le moins qu’on doive faire, et pour soi-même et pour la personne à laquelle on écrit. Il est inconvenant de n’employer qu’un style lâche et incorrect ; cette liberté pourrait desservir la personne qui écrit auprès de celle qui doit lire la lettre. Il faut donc, dans une correspondance comme dans la conversation, avoir rigoureusement égard à ce que l’on se doit et à ce que l’on doit aux autres. Dans la conversation, du moins, un mot déplacé qui échappe passe et s’oublie bien vite ; mais, lorsqu’on tient la plume, il faut songer au proverbe : Verba volant, scripta manent.

Ce que les anciens nous ont laissé de meilleur dans le genre épistolaire, ce sont les lettres si justement célèbres de Pline le Jeune. Le style en est élégant et poli ; elles donnent de l’auteur l’idée la plus avantageuse ; mais, pour me servir d’une expression vulgaire, elles sentent un peu trop la lampe. Elles sont trop soignées, trop finies, et il est difficile de croire qu’en écrivant à ses amis, l’auteur n’ait pas eu quelquefois le public devant les yeux. Au fait, il est très difficile pour un écrivain qui publie ses lettres de s’empêcher de songer à l’opinion que le monde pourra se former de son travail ; en sorte que son style a toujours un peu moins de ce doux abandon que lui donnerait l’auteur qui ne serait véritablement qu’un ami qui communique ses pensées à son ami.

Les épîtres de Cicéron, moins célèbres que celles de Pline, ont cependant plus de mérite sous quelques rapports, et c’est peut-être la meilleure collection de lettres qui existe en aucune langue. Ce sont des affaires réelles qui en font le sujet ; écrites avec pureté, élégance, et sans la moindre apparence d’affectation, elles furent adressées aux principaux personnages du temps où vivait Cicéron ; et ce qui ajoute encore à leur mérite, c’est que celui qui les écrivait ne pensait pas qu’elles seraient un jour publiées. Il paraît qu’effectivement Cicéron ne gardait aucune copie de ses lettres. C’est à Tiron, son affranchi, que nous sommes redevables de cette belle collection ; il la fit après la mort de ce grand écrivain, et les lettres parvenues jusqu’à nous sont presque au nombre de mille11. Elles renferment les matériaux les plus importants sur l’histoire de son siècle, et peuvent être regardées comme les derniers monuments de la liberté romaine, puisque la plupart furent écrites pendant cette crise fameuse qui précéda la chute de la république, époque la plus intéressante peut-être de l’histoire du monde. Cicéron ouvrait son cœur tout entier à ses plus intimes amis, et principalement à Atticus. Le cours de sa correspondance nous apprend à connaître plusieurs des principaux personnages de la ville de Rome ; et ce qu’il y a de fort remarquable, c’est que la plupart des personnes avec lesquelles il était en correspondance écrivaient avec autant de pureté et d’élégance que lui-même ; cette observation doit nous donner encore une plus haute idée des manières et du goût de ce beau siècle.

Les meilleures lettres écrites en anglais sont celles de M. Pope, de Dean Swift et de leurs amis ; elles ont été publiées dans la collection des ouvrages de ces deux auteurs. La lecture en est amusante et agréable ; on y trouve beaucoup d’esprit et d’ingénuité. Cependant elles ne sont pas à l’abri du reproche que nous avons déjà fait aux lettres de Pline, de laisser trop apercevoir l’art et le travail de l’écrivain. Dans le nombre on en trouve quelques-unes des amis de ces deux auteurs où l’on remarque beaucoup d’aisance, et surtout une belle simplicité ; celles de M. Arbuthnot, entre autres, méritent une mention particulière ; celles de Dean Swift sont également exemptes d’affectation, et ce qui le prouve, c’est qu’il s’y montre tout entier et avec ses défauts ; car il serait à souhaiter pour son honneur que l’on n’eût pas épuisé sa correspondance jusqu’à la lie pour en faire successivement un aussi grand nombre d’éditions. La plupart des lettres de Bolingbroke et de l’évêque Atterbury sont écrites de main de maître. Mais c’est principalement à celles de M. Pope que l’on peut reprocher une manière trop affectée. Il y a visiblement plus d’étude et bien moins d’épanchement dans les lettres qu’il écrivit lui-même, que dans la plupart de celles qu’il recevait. Il a voulu imiter Voiture, et il court trop souvent après l’esprit. Celles qu’il adressait à des dames sont pleines de prétention. Voyez, par ce commencement d’une de ses lettres à Addison, combien il est forcé, même en écrivant à ses amis : « Je suis plus joyeux de votre retour que je ne le serais de celui du soleil, quelque envie que j’aie de le revoir dans cette saison humide et triste ; mais son destin, comme le vôtre, est de déplaire aux hiboux et à tous ces vils animaux qui ne sauraient soutenir son éclat. » Quelle roideur dans ce compliment qu’il adresse à l’évêque Atterbury ! « Bien qu’il ne soit plus question des affaires publiques, et que les discussions journalières aient pris fin, je sais que vous vous occupez toujours des intérêts de la nation ; ainsi le soleil en hiver, lorsqu’il semble se retirer du monde, prépare pour une meilleure saison sa chaleur et ses bienfaits. » Une telle phrase convenait dans une harangue, mais elle est tout à fait déplacée dans une correspondance entre deux amis intimes.

L’enjouement et la vivacité des Français brillent surtout dans leurs lettres, dont on a publié, plusieurs recueils très agréables. Au dix-septième siècle, Balzac et Voiture acquirent en ce genre beaucoup de célébrité. Il est vrai que la réputation de Balzac ne se soutint pas, à cause de l’enflure de ses périodes et de la pompe de son style. Mais Voiture conserva longtemps la faveur du public ; son style est très brillant ; il fait preuve de beaucoup de tact, et plaisante d’une manière très fine. Son seul défaut est de courir trop ouvertement après le bel esprit pour être toujours amusant. Les lettres de madame de Sévigné sont regardées aujourd’hui comme le modèle le plus parfait d’une correspondance familière ; il est vrai que les sujets en sont la plupart du temps très frivoles : c’est l’événement du jour ou la nouvelle de la ville. Elles sont peut-être trop remplies de compliments outrés et d’expressions tendres adressées à sa fille chérie ; mais elles sont écrites avec tant d’esprit et de vivacité, les narrations y sont si agréables et si heureusement variées, on y trouve partout tant de naturel et de simplicité, que c’est à bien juste titre qu’on en fait un si grand éloge. Les lettres de lady Mary Wortley Montague méritent d’être citées après celles de madame de Sévigné. Elles ont la facilité et la vivacité des lettres françaises, et, de toutes celles publiées en Angleterre, il n’en existe peut-être pas de mieux écrites dans le véritable style épistolaire, et qui réunissent plus de genres d’agrément.

Il nous reste actuellement à traiter d’un autre genre de composition en prose qui comprend une classe d’ouvrages très nombreux et en général assez insignifiants, connus sous le nom de romans ou nouvelles. Il semble au premier aspect que ces ouvrages ne soient pas dignes d’une attention particulière ; mais je suis loin de penser ainsi. M. Fletcher de Salton rapporte qu’un homme sensé disait que, pourvu qu’on lui laissât composer toutes les chansons d’une nation, il laissait aux autres à lui donner des lois. Ce propos fort sage peut s’appliquer au sujet qui nous occupe. Car, quelque futile que soit par lui-même ce genre d’ouvrage, la facilité avec laquelle il se répand et la grande influence qu’il exerce sur l’imagination des jeunes gens des deux sexes, lui méritent de notre part l’attention la plus sérieuse, et d’autant plus que cette influence s’exerce encore sur les mœurs et le goût d’une nation.

Au fait, ces histoires imaginaires pourraient avoir un but utile ; elles offrent un excellent moyen de répandre l’instruction, par la peinture fidèle de l’homme et de la vie ; et par elle des égarements où nos passions nous entraînent, elles peuvent inspirer l’amour de la vertu et l’horreur du vice. Lorsqu’elles sont bien écrites et composées avec esprit, leur effet est plus puissant que celui d’une simple instruction morale, et c’est pourquoi, dans tous les siècles, les hommes les plus sensés ont eu recours aux fables et aux fictions pour instruire leurs semblables. Les poésies épiques et dramatiques n’ont pas d’autre fondement. Ainsi ces sortes compositions ne sont pas méprisables par elles-mêmes, elles ne le deviennent que par la manière dont elles sont exécutées. Bacon regarde notre goût pour les histoires fictives comme une preuve de la grandeur et de la dignité de l’esprit humain. Il observe fort ingénieusement que les affaires ordinaires de ce monde ne suffisent pas pour remplir et satisfaire l’esprit. Il nous faut quelque chose au-delà ; nous sommes avides du récit des actions plus éclatantes, des événements plus surprenants, d’une distribution plus juste des récompenses et des peines, enfin d’un ordre de choses supérieur à tout ce que nous voyons ici-bas ; et comme nous ne pouvons pas le trouver dans l’histoire, nous le cherchons dans la fable. Nous créons un monde selon notre imagination, nous essayons de remplir l’immensité de nos désirs : Accommodando, dit un grand philosophe, rerum simulacra ad animi desideria, non submittendo animum rebus, quod ratio facit et historia. Puisque ce sujet ne manque ni de noblesse ni d’utilité, qu’il nous soit permis de placer ici quelques observations sur l’origine et les progrès de l’histoire fabuleuse, et sur les formes diverses qu’elle a revêtues en différents pays.

Son origine, chez toutes les nations, est fort ancienne. Le génie des Orientaux, particulièrement, se plut aux fictions dès les premiers âges du monde. Leur théologie, leur philosophie et leur politique s’enveloppaient de fables et de paraboles. Les Indiens, les Persans et les Arabes se rendirent célèbres par leurs contes. Les Mille et une Nuits sont la production d’un esprit romanesque, mais d’une imagination heureuse et riche ; c’est une galerie de caractères originaux et de mœurs curieuses qu’embellit une saine morale. Les Grecs parlent d’anciennes fables d’Ionie et de Milet qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous ; mais il paraît qu’elles étaient d’un genre fort libre et quelquefois obscène. Il nous reste quelques histoires fictives composées au temps de la décadence de l’empire romain, par Apulée, Achilles Tatius, Héliodore, et au quatrième siècle par l’évêque Trica ; mais elles ne méritent pas que nous nous y arrêtions.

Au temps où les ténèbres de l’ignorance couvraient l’Europe, ce genre de composition prit une forme nouvelle et singulière, qui le soutint longtemps à un certain degré d’élévation. L’esprit guerrier des peuples soumis au gouvernement féodal, l’établissement des combats singuliers dans les différends où la justice et l’honneur étaient intéressés, la liberté qu’avaient les dames de nommer un chevalier qui soutînt leur cause en champ clos, l’institution des tournois militaires où les guerriers des nations voisines venaient jouter de valeur et d’adresse, donnèrent naissance à ce merveilleux système de chevalerie, l’un des phénomènes les plus curieux de l’histoire du genre humain. Ce fut le berceau de tous ces contes de chevalerie errante où cette institution paraît plus folle encore qu’elle ne l’était réellement. En les lisant, on se trouve transporté dans un monde tout nouveau, tout rempli de merveilles, et qui ne ressemble en rien à celui que nous habitons. Nous y voyons non seulement des chevaliers qui se mettent en campagne pour redresser tous les torts, mais ce sont à chaque page des magiciens, des dragons, des géants, des hommes invulnérables, des chevaux ailés, des armes et des châteaux enchantés : aventures tout à fait incroyables, mais parfaitement assorties à l’ignorance de ces siècles, aux vieilles légendes et aux notions superstitieuses que l’on avait alors sur la magie et la nécromancie. Ces contes avaient du moins le mérite d’être écrits sous l’inspiration de la vertu et de l’héroïsme. Les chevaliers étaient des modèles, non seulement de valeur, mais de religion, de générosité, de courtoisie et de fidélité ; les dames n’étaient pas moins remarquables par la noblesse de leurs sentiments, leur délicatesse et leur modestie.

Ces ouvrages furent les premiers auxquels on donna le nom de romans. L’origine de ce nom se rapporte, suivant M. Huet, savant évêque d’Avranches, aux troubadours provençaux, sortes de conteurs ou de bardes qui parcouraient la Provence, où le flambeau de la littérature et de la poésie jetait encore quelques lueurs. Le langage de ce pays était un mélange de latin et de gaulois appelé langue romane ou romance, et comme les contes des troubadours étaient écrits dans cette langue, on les appela romans. Ce nom resta dans la suite à toutes les compositions fabuleuses.

Le plus ancien de ces romans date du onzième siècle, et fut écrit par Turpin, archevêque de Reims12. Il y célèbre les exploits de Charlemagne et de ses pairs ou paladins, lorsqu’ils chassèrent les Sarrasins de la France et d’une partie de l’Espagne. Ce sujet est le même que prit l’Arioste pour son poème de Roland le Furieux, qui n’est qu’un véritable roman de chevalerie aussi extravagant qu’aucun autre, mais moitié héroïque, moitié comique, et embelli de tout le charme de la poésie. L’Amadis de Gaule et un grand nombre de compositions du même genre suivirent le roman de Turpin. Les croisades vinrent offrir aux romanciers des sujets nouveaux, et contribuèrent à augmenter le goût que l’on avait déjà pour ces sortes d’ouvrages. Tous furent dès lors consacrés à célébrer les hauts faits des chrétiens contre les infidèles ; et du onzième au seizième siècle, cette lecture devint une véritable fureur dans toute l’Europe, mais principalement en Espagne, où cependant l’ingénieux Michel Cervantès contribua beaucoup à la décréditer au commencement du siècle suivant. L’abolition des tournois et des combats singuliers, l’incrédulité aux effets de la magie et des enchantements, le changement général opéré dans les mœurs de l’Europe entière, commencèrent à donner un tour nouveau aux compositions romanesques.

Ce fut alors que parurent l’Astrée de Durfé, le Grand Cyrus, la Clélie et la Cléopâtre de mademoiselle de Scudéri, l’Arcadie de sir Philippe Sidney, et un grand nombre de volumineux ouvrages du même style, que l’on peut considérer comme appartenant à la seconde époque du genre. L’on y retrouve encore l’héroïsme, la galanterie, la morale et les vertus des romans de chevalerie ; mais les dragons, les magiciens et les châteaux enchantés en sont exclus ; l’on commence même à y saisir quelques traits de ressemblance avec la nature humaine. Cependant il y resta toujours beaucoup trop de merveilleux, pour qu’un siècle qui vise au perfectionnement du goût trouve quelque plaisir à leur lecture. Les caractères en étaient outrés, le style boursouflé, les aventures incroyables. Les ouvrages d’ailleurs étaient immenses et fort ennuyeux.

Les romans prirent donc bientôt une troisième forme, et de simples contes ou nouvelles familières remplacèrent des récits pompeux d’héroïsme. Pendant les siècles de Louis XIV et de Charles II, ces contes ne furent en général, tant en France qu’en Angleterre, que de frivoles narrations dans lesquelles l’instruction et la morale n’entraient absolument pour rien. Néanmoins on commençait à vouloir faire mieux ; on essaya quelques esquisses des tableaux de la vie et du caractère des hommes, l’on introduisit des personnages que l’on plaçait dans des situations intéressantes, et l’on en prenait occasion de mettre dans tout son jour ce que la conduite et le caractère de ces personnes, en certaines circonstances, avaient de blâmable ou de digne d’éloge. Quelques ouvrages, publiés en France d’après ce système, eurent le plus grand succès. Gil-Blas, par Le Sage, est un livre plein de bon sens, qui nous apprend à connaître le monde. Les romans de Marivaux, et surtout Marianne, prouvent une grande finesse d’esprit et une profonde connaissance du cœur humain ; les nuances les plus délicates, les traits les plus déliés du caractère des hommes y sont dessinés avec un pinceau très adroit. La Nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau est une production originale ; la plupart des événements y sont invraisemblables ou surnaturels ; on y rencontre quelques détails fatigants, quelques peintures blâmables ; mais il y règne tant d’éloquence, de tendresse, de passion, qu’elle mérite d’être placée au premier rang parmi les ouvrages du même genre.

Les Anglais, il faut l’avouer, sont inférieurs aux Français dans cette partie de la littérature. Nous ne savons ni raconter avec autant de grâce, ni dessiner des caractères avec autant de délicatesse ; cependant nous avons quelques ouvrages où l’on retrouve la force du génie de notre nation. Aucune langue peut-être ne possède une histoire fictive aussi bien conduite que celle de Robinson Crusoé. On y retrouve cet extérieur de vérité et de simplicité qui produit une impression si profonde sur l’imagination du lecteur ; c’est en même temps un livre très instructif, puisqu’il nous montre comment l’homme, à l’aide des seules facultés que la nature lui a accordées, peut se mettre au-dessus de la situation la plus désespérée. Les romans de M. Fielding sont très remarquables par la gaîté qu’y répandit cet écrivain, gaîté du moins charmante et originale, si elle n’est pas toujours inspirée par le goût le plus délicat. Ses caractères, saillants et naturels, sont tracés avec un pinceau hardi ; ses récits sont faits pour inspirer l’humanité et les affections les plus douces. Dans Tom Jones, le plus célèbre de ses ouvrages, l’action est conduite avec un art admirable, et les événements se succèdent avec une rapidité et une vraisemblance dignes d’éloge. Le plus moral de tous nos romanciers, c’est Richardson, l’auteur de Clarisse, écrivain animé des meilleures intentions, doué de beaucoup d’esprit, mais qui, par malheur, eut le talent de donner une étendue prodigieuse à des ouvrages de pur agrément.

Si ces misérables productions, que l’on publie tous les jours sous les titres de vies, d’aventures ou d’histoires par des auteurs anonymes, ne sont pas en général des lectures dangereuses, au moins sont-elles presque toujours fort insipides ; et quoiqu’on puisse dire que des romans qui, sans extravagances et sans obscénités, donnent des peintures assez fidèles de la société, soient pour l’esprit des récréations à la fois agréables et utiles, cependant, en considérant la manière dont la plupart du temps ces ouvrages sont écrits, on avouera qu’ils sont plus propres à favoriser la dissipation et la paresse qu’à produire le moindre bien.

Lecture XXXVIII.
De la poésie. — De son origine et de ses progrès. — De la versification. §

J’ai terminé ce que j’avais à vous dire sur les divers genres d’ouvrages en prose ; il me reste à parler des compositions poétiques. Avant de passer en revue les différentes espèces d’écrits en vers, je me propose de faire de cette Lecture une introduction sur la poésie en général ; je chercherai quelle est sa nature, je remonterai jusqu’à son origine, et ferai ensuite quelques remarques sur la versification ou le nombre poétique.

Nous devons, avant tout, nous demander ce que c’est que la poésie, et en quoi elle diffère de la prose. Il n’est pas si facile qu’on pourrait le croire de répondre à cette question. Les critiques ont été d’avis différents, et se sont longtemps disputés sur la définition de la poésie. Quelques-uns ont voulu qu’elle consistât essentiellement dans la fiction, et ils s’appuient de l’autorité de Platon et d’Aristote. Mais c’est la resserrer dans des limites trop étroites ; car, bien que la fiction joue un grand rôle dans les compositions poétiques, cependant elle n’entre pour rien dans un grand nombre de sujets traités par les poètes, dans ces descriptions, par exemple, d’objets dont la nature nous offre le modèle, dans l’expression des sentiments qui se trouvent dans notre cœur. D’autres ont prétendu que le caractère distinctif de la poésie était l’imitation ; mais cette idée est bien vague, car il existe d’autres arts imitatifs que la poésie, et la prose la plus humble peint aussi fidèlement les mœurs et les caractères que la plus brillante poésie.

Je crois que la définition la plus juste et la plus claire que l’on puisse donner de la poésie, c’est qu’elle est le langage de la passion ou de l’imagination, langage ordinairement assujetti à une mesure régulière. La plupart des historiens, des orateurs, des philosophes, parlent à l’entendement avant tout ; leur but est de persuader ou d’instruire ; celui du poète est de plaire et d’émouvoir ; voilà pourquoi c’est à l’imagination et aux passions qu’il s’adresse. Il peut, il doit même se proposer d’instruire et de corriger ; mais c’est indirectement qu’il remplit cet objet, c’est, nous le répétons, en cherchant à plaire et à émouvoir. On suppose que son esprit est tout entier à un sujet intéressant, qui enflamme son imagination, exalte ses passions, porte son style à la hauteur de ses idées, et lui donne une expression toute différente de celle que prend l’esprit dans son calme habituel. J’ai ajouté que ce langage de l’imagination et de la passion était ordinairement assujetti à une mesure régulière, parce que, si la versification est le signe extérieur distinctif de la poésie, cependant il y a des vers, tels que ceux des comédies de Térence, si familiers, et dont la mesure est si peu sensible, que l’on peut à peine les distinguer de la prose ; et, d’un autre côté, il y a une espèce de prose si mesurée, si cadencée, et d’un ton si haut, qu’elle se rapproche considérablement du nombre poétique. Telle est celle de Télémaque et de la traduction anglaise d’Ossian. Il est certain que la prose et les vers se fondent quelquefois l’un dans l’autre comme l’ombre et la lumière ; il est fort difficile d’indiquer précisément où finit l’éloquence et commence la poésie. Pourvu que l’on connaisse bien la nature de chacune, leurs limites n’ont pas besoin d’être exactement déterminées. La véritable critique laisse ces discussions minutieuses à ces écrivains médiocres toujours prêts à prendre la plume dans les questions les plus frivoles. Ce que je vais dire sur l’origine de la poésie confirmera la justesse de la définition que j’en ai donnée, et servira d’éclaircissement à quelques-unes des observations que j’aurai occasion de faire en traitant des différents genres de compositions poétiques.

Les Grecs, toujours jaloux de faire honneur à leur nation de l’invention des sciences et des arts, attribuèrent l’origine de la poésie à Orphée, à Linus et à Musée, qui peut-être furent effectivement les premiers bardes célèbres de la Grèce. Mais la poésie existait longtemps avant que leurs noms fussent connus, et même chez des peuples où ils ne parvinrent jamais. Ce serait une grande erreur de croire que la poésie et la musique, considérées comme des arts, n’appartiennent qu’aux nations civilisées. Elles ont leur principe dans la nature de l’homme, et sont de tous les temps et de tous les pays ; mais, bien que fondées sur la nature comme tous les arts imitatifs, elles ont été cependant cultivées davantage et portées plus tôt, chez quelques nations principalement, à un haut degré de perfection. Pour trouver l’origine de la poésie, il nous faudrait pénétrer jusque dans les déserts, remonter dans l’antiquité jusqu’au temps où les peuples étaient bergers et chasseurs, enfin jusqu’au berceau même de la société.

L’on a répété souvent, et c’était une opinion généralement reçue chez les anciens, que la poésie avait existé avant la prose. Mais on n’a pas toujours bien compris dans quel sens un paradoxe en apparence si étrange pouvait être une assertion fondée. Il est bien certain que dans aucun temps les hommes ne parlèrent en vers. Nous pouvons croire aisément que les premiers peuples ne s’exprimèrent d’abord que dans la prose la plus humble et la plus pauvre. Mais, aux temps de la formation des sociétés, les fêtes, les sacrifices, les assemblées publiques offraient aux hommes des occasions de se réunir ; et l’on sait que, dans ces occasions, la musique, les chants et la danse formaient leurs principaux amusements. La découverte de l’Amérique nous a appris à connaître l’homme dans l’état de sauvage. Les récits des voyageurs s’accordent à dire que, dans toutes leurs réunions, les peuples de ce vaste continent, et principalement ceux du nord, avec lesquels nous avons eu des relations plus fréquentes, portaient jusqu’à l’enthousiasme leur amour pour la musique et la danse ; que leurs chefs cherchaient surtout à se signaler dans ces occasions, et que c’était par des chansons qu’ils célébraient leurs rites religieux, qu’ils déploraient leurs calamités publiques, leurs malheurs particuliers, la mort de leurs amis, la perte de leurs guerriers ; qu’ils se réjouissaient de leurs victoires, vantaient les exploits de la nation et des héros, s’excitaient au courage, ou soutenaient leur constance au milieu des tortures et de la mort.

Nous retrouvons donc les premiers rudiments de la poésie dans les grossières effusions de l’imagination enthousiaste des peuples barbares, et de leurs passions exaltées par quelque événement d’un grand intérêt, ou par la présence d’un grand nombre de leurs semblables. Un arrangement particulier de mots et de figures hardies dut principalement distinguer ce langage chanté de celui dont ces peuples se servaient dans leurs relations habituelles. Les mots renversés sortaient de l’ordre ordinaire pour se prêter à celui que prenaient les idées dans l’imagination, ou à celui qu’exigeait la cadence indiquée par la passion qui s’exprimait. Sous l’influence d’une émotion vive, les objets ne nous paraissent plus tels qu’ils sont véritablement, mais tels que la passion nous les montre. Nous embellissons, nous exagérons, nous cherchons à intéresser les autres au sentiment qui s’est emparé de nous ; nous assimilons les petites choses aux grandes, nous adressons la parole aux absents comme s’ils étaient en notre présence, nous l’adressons même aux êtres inanimés. Ces divers mouvements de l’âme donnent à l’expression ces tours particuliers que nous avons distingués par les noms savants d’hyperbole, de prosopopée, de similitude, mais qui ne sont réellement que les premiers essais du langage poétique chez les peuples barbares.

La nature a fait l’homme poète et musicien. L’impulsion qui communique l’enthousiasme poétique inspire aussi une sorte de mélodie, une modulation de sons assortie aux divers mouvements de joie, de douleur, d’admiration, d’amour, de colère. L’harmonie doit à la nature aussi bien qu’à nos associations d’idées une telle influence sur l’imagination, qu’elle est, pour les hommes même les plus sauvages, une source de jouissances très vives. Ainsi, la musique et la poésie ont une origine commune ; les mêmes circonstances les firent naître, le chant les réunit toutes les deux ; et tant qu’elles ne furent point séparées l’une de l’autre, elles durent augmenter mutuellement leur influence. Les premiers poètes chantaient eux-mêmes les vers qu’ils composaient ; et telle fut l’origine de ce que nous appelons la versification, ce langage où les mots, arrangés avec plus d’art que dans la prose, ont un ton particulier et une espèce de mélodie. L’inversion, ou la liberté des transpositions que le style poétique prit naturellement, comme je l’ai déjà fait remarquer, dut rendre plus facile de donner aux mots l’ordre qu’exigeait le rythme poétique ou le chant. L’on pense bien que ce rythme fut d’abord dur et grossier ; il plaisait cependant ; on en fit une étude, et, par degrés, la versification devint un art.

Il résulte de ce que nous venons de dire que les premières compositions recueillies par les historiens, ou conservées par la tradition, furent des compositions poétiques. Seules elles purent axer l’attention des hommes encore barbares, et même ils n’en connurent point d’autres. De froids raisonnements ou de simples discours ne pouvaient avoir d’attraits pour des peuples sauvages uniquement occupés à la guerre ou à la chasse. La force des passions, le pouvoir de la musique ou du chant, étaient seuls capables de déterminer un homme à s’adresser à une assemblée nombreuse, et pouvaient seuls engager cette assemblée à l’écouter. C’étaient les uniques véhicules que les chefs et les législateurs eussent à leur disposition pour instruire leurs tribus ou leur faire prendre une résolution. C’est une raison de plus pour croire que ces sortes de compositions seulement étaient transmises à la postérité ; car, avant l’invention de l’écriture, on ne pouvait confier à la mémoire que des chants. La mesure, en se faisant sentir à l’oreille, aidait à les rappeler ; les pères les répétaient sans cesse à leurs enfants, et ces chansons nationales, transmises de bouche en bouche, furent, pour les premiers peuples, les dépôts précieux de leurs connaissances et de leurs annales historiques.

Ce sont des faits que nous atteste l’histoire de toutes les nations. Dans les premiers âges de la Grèce les prêtres, les philosophes et les législateurs s’appliquaient à revêtir leurs instructions du langage de la poésie. Apollon, Orphée et Amphion, leurs plus anciens bardes, sont représentés comme les fondateurs de la civilisation et des lois, et passaient pour avoir les premiers arrachés les hommes à leur état barbare. Minos et Thalès chantaient sur la lyre les lois qu’ils composaient, et il paraît que jusqu’au siècle qui précéda celui d’Hérodote, l’histoire n’avait pas d’autre forme que celle des fables poétiques.

C’est ainsi que nous voyons dans l’histoire de presque tous les autres peuples, que l’attention se fixe d’abord sur les poètes et sur leurs chants. Presque tous les rois des Scythes et des Goths étaient poètes, et les poésies runiques sont les matériaux dont se servirent les historiens les plus anciens, tels que Saxo Grammaticus13. Nous connaissons l’admiration que les Celtes, les Gaulois, les Bretons et les Irlandais vouaient à leurs bardes, et quelle influence ils exerçaient sur le peuple. Ils étaient à la fois poètes et musiciens ; comme le furent les premiers poètes dans tous les pays, leur personne était sacrée ; ils accompagnaient le chef ou le souverain, célébraient ses exploits, et comme ambassadeurs, étaient chargés de concilier les tribus prêtes à prendre les armes.

Si, pour trouver l’origine de la poésie, il nous faut remonter jusqu’à l’origine des peuples, il est évident que nous devons nous attendre à rencontrer une ressemblance remarquable entre les premiers essais poétiques de toutes les nations. C’était dans des occasions presque toujours semblables que l’on composait des poèmes. Tous les peuples avaient à célébrer leurs dieux, leurs héros et leurs illustres ancêtres, à chanter leurs exploits et leurs victoires, à pleurer leurs malheurs, à regretter leurs pertes ; et la même ardeur, le même enthousiasme, la même irrégularité se retrouvent dans toutes ces compositions informes, mais pleines de feu. La même concision et la même énergie dans le style, la même hardiesse et la même extravagance dans les figures, sont les caractères distinctifs de toutes ces poésies antiques et originales. Ce ton hyperbolique, ce genre de poésie que nous avons eu longtemps l’habitude d’appeler poésie orientale, parce que c’est de l’Orient que nous vinrent d’abord les plus anciennes compositions poétiques, n’appartient véritablement pas plus à l’Orient qu’à l’Occident ; il est plutôt le cachet du siècle que celui du pays, et se retrouve plus ou moins chez toutes les nations au temps de leurs premiers essais de musique et de poésie. Les peuples ne se ressemblent jamais plus qu’à l’époque de la formation des sociétés. Ce sont les révolutions subséquentes qui apportent des nuances distinctives dans la physionomie des nations, et donnent des directions diverses au génie et aux mœurs descendus d’une source commune.

Cependant la différence des climats et de la manière de vivre mit quelque diversité dans le caractère des premiers essais poétiques des nations. Ce caractère devait varier suivant que les nations étaient plus féroces ou plus douces, suivant qu’elles faisaient dans les arts des progrès plus ou moins rapides, et marchaient plus ou moins vite à la civilisation. Aussi, ce qui nous reste des poésies des anciens Goths, porte une empreinte remarquable de férocité, et ne respire que le carnage et le sang ; tandis que les premières chansons des Chinois et des Péruviens roulent toutes sur des sujets agréables. La poésie celtique au temps d’Ossian, quoique éminemment guerrière, a cependant un mélange de grâce et de douceur qui lui vient de ce que les bardes établis chez les Celtes plusieurs siècles auparavant, cultivaient et perfectionnaient la poésie d’âge en âge. C’est ce que Lucain nous apprend par ces vers :

Vos quoque, qui fortes animos, belloque peremptos,
Laudibus ln longum vates demittitis ævum,
Plurima securi fudistis carmina, bardi.
(Pharsaliæ lib. I, v. 447.)

Il paraît que chez les Grecs la poésie reçut presque à son origine une forme philosophique ; au moins c’est ce que nous portent à croire Orphée, Linus et Musée, qui chantèrent le chaos et la création, la formation des mondes, l’origine des choses. Nous savons d’ailleurs que les Grecs firent plus tôt des progrès en philosophie, et avancèrent d’un pas plus rapide dans les arts et la civilisation que la plupart des autres peuples.

Les Persans et les Arabes furent les plus grands poètes de l’Orient, et parmi eux, comme parmi les autres nations, la poésie fut le premier véhicule de l’instruction et de la science. L’on nous assure que les anciens Arabes étaient fiers de leurs compositions poétiques, et qu’ils en distinguaient deux espèces, l’une qu’ils comparaient à des perles détachées, l’autre à des perles enfilées. Dans la première, les phrases ou les vers n’avaient entre eux aucun rapport, et toute leur beauté consistait dans l’élégance de l’expression, ou dans la finesse de la pensée. Les dogmes des Persans sur la morale étaient presque tous en proverbes ou apophtegmes, renfermés dans ces sortes de vers. Sous ce rapport, ils ressemblaient beaucoup aux Proverbes de Salomon, dont une grande partie du livre n’est composée que de phrases poétiques détachées les unes des autres, comme les perles des Arabes. Nous retrouvons encore ce genre de composition dans le Livre de Job. Il paraît que ce sont les Grecs qui, les premiers, donnèrent une forme régulière aux ouvrages de poésie.

Dans l’enfance de l’art, les différents genres de poésie étaient confondus, et, suivant le caprice ou l’enthousiasme du poète, se trouvaient mélangés dans la même composition. Ce n’est qu’avec les progrès de la société et des sciences qu’ils prirent successivement des formes plus régulières, et qu’on leur donna les noms par lesquels nous les désignons aujourd’hui. Cependant il est assez facile de les retrouver tous dans les productions poétiques les plus anciennes et les plus grossières. Les premières compositions eurent sans doute la forme des odes et des hymnes, et c’est en effet celle que durent prendre naturellement des chants qu’inspiraient la religion, la joie, la vengeance, l’amour et toutes les émotions vives qui s’emparaient des hommes. Les regrets donnés à la mort d’un ami firent naître la poésie élégiaque ou plaintive ; le poème épique dut son origine aux récits des exploits des héros, mais un simple récit ne parut pas toujours suffisant, et il est probable que l’on chercha dans quelques occasions où une partie du peuple se rassemblait, à représenter ces mêmes exploits ; des bardes prenaient le caractère et le langage des héros, et nous retrouvons dans leurs dialogues les premiers rudiments de la tragédie ou du genre dramatique.

Ces différents genres de poésie n’étaient pas alors distincts et séparés comme aujourd’hui ; bien plus, on n’établissait aucune distinction entre toutes ces parties diverses qui forment ce que nous appelons la littérature ou les belles-lettres. L’on confondait ensemble l’histoire, l’éloquence et la poésie. Quiconque voulait persuader, émouvoir, instruire ou amuser, quelque sujet qu’il traitât, unissait la mélodie du chant à l’expression de ses pensées. Tel était l’usage à cette époque de la société où le même homme était laboureur, maçon, guerrier et homme d’État. Lorsque avec les progrès de la civilisation on établit des limites entre les arts ainsi qu’entre les différents états de la vie civile, l’on apprit par degrés à distinguer les uns des autres les divers genres de composition littéraire.

Dans la suite on inventa l’art d’écrire, qui fut chargé de rappeler à la mémoire les événements passés. Les hommes livrés désormais à l’étude de la politique et au perfectionnement des arts utiles, ne se contentaient plus d’être émus ; ils voulaient être instruits. Ils réfléchissaient, ils raisonnaient sur les affaires de la vie, et, rejetant ce que les anciens récits avaient de fabuleux, ils n’y cherchèrent que ce qu’ils avaient de réel. Dès lors l’historien dut renoncer aux ornements du poète ; il écrivit en prose, et borna ses efforts à donner des narrations fidèles et judicieuses des événements dont il voulait consacrer le souvenir. Le philosophe lui-même s’adressa principalement à la raison. L’orateur chercha dans la force des raisonnements un moyen de persuasion ; mais, selon le sujet qu’il traitait, il conserva toujours plus ou moins le ton passionné et le style brillant des poètes ; dès lors la poésie fut un art bien distinct, essentiellement destiné à plaire, et renfermé généralement dans ces sujets où l’imagination et les passions sont intéressées. La musique même, qui l’avait accompagnée depuis sa naissance, en fut presque entièrement séparée.

Les parties diverses de la littérature, en se détachant les unes des autres, prirent une forme plus régulière, et contribuèrent mutuellement à leur culture et à leurs progrès. Cependant la poésie, dans son enfance, avait peut-être plus de vigueur et d’énergie qu’elle n’en eut dans la suite. Elle était alors l’expression de tout ce que le génie et l’imagination de l’homme pouvaient produire ; elle parlait le langage des passions, et n’en employait jamais d’autre, car elle était fille des passions. Le premier barde, animé par les objets qui l’environnaient, et dont la grandeur faisait son admiration, inspiré par les événements qui intéressaient sa patrie ou ses amis, se levait et chantait. Ses accents étaient rudes et sans ordre, mais ils étaient l’effusion naturelle de son cœur, et l’expression ardente de son étonnement, de sa colère, de sa douleur ou de son amitié. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans les essais grossiers de la poésie primitive de toutes les nations, nous retrouvons des figures et des pensées faites pour captiver et transporter l’imagination. Lorsque, dans les siècles postérieurs, l’on eut fait de la poésie un art régulier, à l’étude duquel on se livra pour acquérir de la gloire et de la fortune, les poètes entreprirent de peindre des sentiments qu’ils n’éprouvaient pas ; dans le calme du cabinet, ils cherchèrent plutôt à imiter la passion qu’à l’exprimer ; ils tâchaient d’exalter leur imagination ; et, pour suppléer à la chaleur naturelle qui leur manquait ; ils donnaient à leurs compositions une sorte d’éclat au moyen des ornements que l’art venait leur offrir.

La séparation de la musique et de la poésie fut, sous quelques rapports, défavorable à celle-ci ; mais elle eut sur l’autre une influence plus fâcheuse encore14. Tant qu’elles restèrent réunies, la musique donnait à la poésie de l’énergie et de la vivacité ; la poésie prêtait à la musique de la force et de l’expression. Sans doute, dans ses premiers périodes, la musique était extrêmement simple ; et ne consistait presque qu’en certaines inflexions pathétiques que la voix donnait aux mots d’une chanson. Les instruments, tels que la flûte, le chalumeau, la lyre montée d’un petit nombre de cordes, paraissent être chez presque tous les peuples des inventions fort anciennes ; mais on ne s’en servait que pour accompagner la voix, et soutenir ou relever la mélodie du chant. L’on entendait toujours le poète ; et quelques indices nous font croire que chez les Grecs, comme chez la plupart des autres nations, le barde chantait ses vers, et jouait en même temps de la harpe ou de la lyre. Tel était l’art de la musique alors qu’il produisait ces effets merveilleux dont nous parle si souvent l’histoire des temps antiques ; et il est bien certain qu’il n’y a que la musique, mais la musique adaptée à la poésie, qui puisse avoir cette vigueur d’expression, et prendre sur les hommes une influence aussi puissante. Lorsque l’on fit un art distinct de la musique instrumentale, et qu’on la sépara des vers du poète, pour en former une combinaison savante et compliquée de sons harmonieux, elle perdit son pouvoir d’enflammer les auditeurs, de faire naître des émotions irrésistibles, et ne fut plus qu’un art de pur agrément chez les nations policées et amies du luxe.

La poésie, cependant, a conservé chez tous les peuples quelque chose de ses premiers rapports avec la musique. Comme dans l’origine on chantait la poésie, elle devait se composer de certains nombres, ou se former d’un arrangement particulier de mots et de syllabes qui différait d’un pays à un autre, mais tel, cependant, que dans chaque pays il paraissait le plus agréable et le plus harmonieux. C’est de là qu’est venu ce caractère si important de la poésie, la versification, dont nous allons actuellement nous occuper. C’est un sujet fort curieux en lui-même ; en le traitant avec tout le développement que je voudrais lui donner, je craindrais d’entrer dans des discussions que la plupart de mes lecteurs regarderaient comme trop minutieuses. Je me bornerai donc à un petit nombre d’observations sur la versification anglaise.

Les peuples dont la langue et la prononciation avaient une sorte d’harmonie, firent de la quantité, c’est-à-dire de la longueur ou de la brièveté des syllabes, la base de leur versification. D’autres, chez lesquels la prononciation ne rendait pas la quantité assez sensible, firent reposer la mélodie de leurs vers sur le nombre des syllabes, sur la disposition des accents et des panses, et assez ordinairement sur ce retour, à des intervalles égaux, de sons qui se correspondent, et que nous avons appelés rimes. La première méthode était celle des Grecs et des Romains ; nous avons adopté la dernière, ainsi que presque toutes les nations modernes. Chez les Grecs et les Romains, chaque syllabe, ou au moins la majeure partie, avait une quantité déterminée et invariable, et la manière de prononcer rendait cette quantité si sensible, qu’une syllabe longue en valait précisément deux brèves pour la durée. D’après ce principe, le nombre de syllabes renfermées dans leur vers hexamètre variait de treize à dix-sept ; il ne pouvait être ni moindre ni plus considérable ; mais la durée musicale, toujours la même, était dans le vers hexamètre égale à la prononciation de douze syllabes. Pour que chaque vers eût une durée constante, et aussi pour que l’on y pût mêler à propos les longues et les brèves, on inventa ce que les grammairiens ont appelé pieds métriques, je veux dire les dactyles, les spondées, les ïambes, etc. Ces mesures servaient à indiquer l’exactitude de la structure de chaque vers, et à constater qu’il ne péchait pas contre la mélodie. Il fallait, par exemple, que pour le vers hexamètre, la quantité dans les syllabes fut disposée de manière qu’on le pût scander ou partager en six pieds métriques, qui pouvaient être indifféremment des dactyles ou des spondées (puisque la durée musicale, dans les uns comme dans les autres, était toujours égale), avec cette restriction, cependant, que l’avant-dernier pied devait être constamment un dactyle, et le dernier un spondée15.

La poésie anglaise ne pouvait admettre ces espèces de pieds, parce qu’à cet égard, le génie de notre langue diffère de celui de la langue latine. Je ne dis pas que dans notre prononciation la quantité, ou la longueur et la brièveté des syllabes, soit tout à fait indifférente ; nous avons beaucoup de mots, et principalement ceux composés de plusieurs syllabes, dont la quantité est invariablement déterminée ; mais nous en avons aussi un grand nombre où elle ne l’est pas du tout, tels que ceux composés de deux ou d’une seule syllabe. En général, la différence que nous mettons dans notre manière de prononcer les longues et les brèves est si légère, et nous avons tant de latitude pour rendre à volonté nos syllabes brèves ou longues, que la quantité en elle-même est une chose assez peu importante dans la poésie anglaise ; la seule distinction sensible est cette espèce de renforcement de la voix avec lequel nous prononçons certaines syllabes, et que nous appelons accent. Cet accent ne rend pas la syllabe plus longue, il ne fait que donner au son plus de vigueur ; et la mélodie de nos vers dépend bien plus de l’ordre et de la succession de ces syllabes accentuées et non accentuées, que de leur brièveté ou de leur longueur. Si nous prenons quelques vers de M. Pope, et qu’en les récitant nous altérions la quantité des syllabes, ils ne perdront presque rien de leur harmonie, tandis qu’au contraire, en changeant l’accentuation, cette harmonie sera entièrement détruite16.

Notre vers héroïque anglais se rapproche, par sa forme, du vers ïambique, c’est-à-dire qu’il est composé d’une succession presque alternative de syllabes, non pas longues et brèves, mais accentuées et non accentuées. Cependant, pour y mettre quelque variété, on peut ne pas placer toujours ces accents dans le même ordre. Souvent, le vers commence par une syllabe non accentuée, et quelquefois on en trouve deux de même nature immédiatement auprès l’une de l’autre. Mais, en général, sur dix syllabes dont se compose notre vers (à moins qu’on n’emploie occasionnellement le vers alexandrin), on en compte toujours cinq ou quatre accentuées. Quelquefois le vers semble avoir plus de syllabes que le nombre prescrit, mais alors je crois qu’il se trouvera toujours quelques syllabes si liquides, qu’elles glissent à la prononciation, et deviennent assez insensibles pour que l’oreille ne s’aperçoive pas que le vers a plus d’étendue qu’il n’en doit avoir.

Une autre chose essentielle dans notre versification, c’est la pause de la césure, qui toujours tombe à peu près au milieu du vers. Cette espèce de pause, commandée par la mélodie, se trouve dans les vers de presque toutes les langues ; dans l’hexamètre latin, comme il est facile de le prouver, et dans l’alexandrin des Français, où elle est extrêmement sensible. Ce vers alexandrin est composé de douze syllabes ; la césure tombe régulièrement et forcément après la sixième, et coupe le vers en deux hémistiches, égaux, ainsi qu’on le voit dans ce commencement de l’Épître de Boileau à Louis XIV :

Jeune et vaillant héros, | dont la haute sagesse
N’est point le fruit tardif | d’une lente vieillesse,
Et qui seul, sans ministre, | à l’exemple des dieux,
Soutiens tout par toi-même | et vois tout par tes yeux.

Telle est la coupe invariable de tous les vers héroïques français ; l’exacte moitié répond toujours à l’autre moitié, et la même cadence revient incessamment et sans interruption frapper l’oreille ; c’est incontestablement un défaut qui fait perdre au vers une grande partie de la noblesse et de la liberté que réclame la poésie héroïque. Notre vers anglais jouit, au contraire, de ce grand avantage que la césure peut y tomber en quatre endroits différents, après la quatrième, la cinquième, la sixième et la septième syllabe, ce qui en change la mélodie au gré du poète, et jette dans la cadence une heureuse variété. C’est une source importante de richesse et d’agrément pour la versification anglaise.

Lorsque la césure tombe le plus près possible du commencement du vers, c’est-à-dire après la quatrième syllabe, la mélodie est extrêmement vive, et le vers prend un mouvement très animé. Dans ceux que je vais citer, et que j’extrais du poème de la Boucle de cheveux enlevée, M. Pope a parfaitement bien assorti la coupe à la nature du sujet.

On her white breast | a sparkling cross she wore,
Which Jews might kiss | and infidels adore ;
Her lively looks | a sprightly mind disclose,
Quick as her eyes | and as unfix’d as those.
Favours to none | to all she smiles extends ;
Oft she rejects, | but never one offends.

« Elle portait sur un sein de lis une croix étincelante qu’un Juif eût pressée sur ses lèvres, qu’un infidèle eût adorée. La vivacité de son esprit se peignait dans ses regards ; son âme était belle comme ses yeux. Elle accordait un sourire, jamais une faveur ; elle n’acceptait aucun hommage, mais son refus n’offensait point. »

Lorsque la pause tombe après la cinquième syllabe, et conséquemment partage le vers en deux portions égales, la mélodie est sensiblement altérée, le vers perd le brillant et la rapidité que lui donnait la césure placée après la quatrième syllabe, il devient plus coulant et plus doux.

Eternal sunshine | of the spotless mind ;
Each prayer accepted | and each wish resign’d.

« Éternelle félicité d’une âme innocente ; toutes ses prières sont exaucées ; elle est résignée dans tous ses vœux. »

Lorsque la pause tombe après la sixième syllabe, le vers prend un ton grave et solennel ; il marche d’un pas plus lent et plus mesuré :

The wrath of Peleus’ son, | the direful spring
Of all the grecian woes, | o Goddess, sing.

« Chante, ô Muse, la colère du fils de Pélée, source cruelle de tous les maux de la Grèce. »

Mais la cadence est encore plus noble et plus grave lorsque la pause tombe après la septième syllabe, la place la plus éloignée où elle puisse se trouver dans un vers. On n’emploie cette coupe que très rarement, mais elle produit le plus heureux effet. Elle donne au vers la marche imposante de l’alexandrin, qui convient si bien à la fin d’un morceau : aussi on ne la rencontre presque jamais dans plusieurs vers de suite, et l’on ne s’en sert ordinairement que pour terminer une pièce de longue haleine.

And in the smooth description | murmur still
Long loved adored ideas ! | all adieu.

J’ai pris ces exemples, à l’exception du dernier, dans des compositions en vers rimés, parce qu’ils sont soumis aux lois les plus sévères de notre prosodie. Les vers blancs jouissent de plus de licence ; en les lisant, on en fait moins sentir la coupe ; les césures, et l’effet qu’elles produisent, y sont moins sensibles à l’oreille, quoique leur position soit déterminée par les mêmes règles. Quelques auteurs, pour vanter plus encore l’effet et la variété de notre vers héroïque, ont soutenu que non seulement la césure pouvait y tomber après les quatrième, cinquième, sixième et septième syllabes, mais que, suivant le sens, il était permis de la placer indifféremment après chaque syllabe du vers. Il me semble qu’il vaudrait autant soutenir que la mélodie de notre vers ne réclame pas la césure, puisque la pause n’est pas déterminée par l’harmonie, mais seulement par le sens. Je crois ce principe démenti et par les lois de notre prosodie, et par l’expérience de toute oreille bien exercée17. Les vers les plus heureux sont évidemment ceux où la pause, indiquée par l’harmonie, coïncide avec celle que le sens exigerait, ou du moins qui n’interrompt ou ne change pas le sens. J’ai dit plus haut, en traitant du débit et de la prononciation, que, lorsque le sens et l’harmonie étaient en opposition, il ne fallait suivre que le sens, et négliger les pauses voulues par l’harmonie ; le vers est sans doute moins gracieux, mais il est rare qu’il perde entièrement sa mélodie.

Notre vers blanc possède de grands avantages ; il est libre, noble et hardi. Le principal défaut de la rime, c’est de couper à l’oreille les vers de deux en deux ; les vers blancs n’ont pas le même inconvénient ; ils s’enjambent avec autant, peut-être même avec plus de facilité que l’hexamètre des Latins. Aussi conviennent-ils beaucoup mieux aux sujets grands et forts qui exigent une mesure plus libre et plus mâle que celle des vers rimés. La contrainte de la rime et sa régularité constante nuisent au sublime et au pathétique ; elles feraient perdre sa noblesse et sa liberté au poème épique ou tragique. Ce n’est qu’aux compositions d’un genre tempéré que la rime convient, à celles où l’on ne s’attend à trouver ni véhémence dans les pensées, ni sublimité dans le style, comme dans les pastorales, les élégies, les épîtres, les satires ; elle leur communique ce juste degré d’élévation qu’ils doivent avoir, et suffit pour mettre une différence entre le style de ces poèmes et celui de la prose. Celui qui voudrait les écrire en vers blancs leur donnerait une dureté presque insupportable ; pour soutenir la hauteur de ce style poétique, il serait obligé d’affecter une pompe de langage bien déplacée dans de semblables sujets.

Quoique je sois de l’avis de ceux qui pensent que la rime trouve sa véritable place dans la poésie moyenne, et non dans la haute poésie, je suis loin de me répandre contre elle en invectives, comme ont fait quelques écrivains, qui l’ont regardée comme un barbare retentissement de sons à peine capable d’amuser les enfants, et dont l’invention bizarre est due à la corruption du goût dans ces temps où s’exerçait l’influence monacale. La rime peut paraître barbare dans des vers grecs ou latins, parce que, pour soutenir la mélodie des vers, il suffisait des mots sonores de la langue, de la liberté des inversions, de la quantité fixe des syllabes, et de leur prononciation harmonieuse ; mais il n’en faut pas conclure qu’elle soit également barbare dans la langue anglaise, qui ne possède pas ces avantages. Chaque langage a sa grâce, son génie et sa mélodie ; et ce qui convient à l’un pourrait être ridicule dans un autre. La rime aurait quelque chose de barbare en latin ; mais des vers anglais auxquels on donnerait la forme des hexamètres, des pentamètres ou des saphiques, ne seraient pas moins barbares. Il n’est pas vrai que la rime soit une invention des moines ; on la retrouve, au contraire, sous différentes formes, dans la poésie des nations qui nous sont le mieux connues, et dans celle des peuples du nord de l’Europe, des Arabes, des Persans, des Indiens, et des Américains. Cela prouve qu’il y a dans le retour des mêmes sons quelque chose qui plaît à l’oreille de presque tous les hommes, et si quelqu’un, après avoir lu la Boucle de cheveux enlevée de Pope, ou l’Épître d’Héloïse à Abailard, n’avoue pas que notre rime et la variété de nos césures ajoutent à l’élégance et à la douceur de notre poésie, on peut dire que son oreille est organisée d’une manière toute particulière.

La forme actuelle des vers héroïques anglais, coupés de deux en deux par la rime, est d’une invention assez moderne. La mesure dont on se servait le plus ordinairement sous les règnes d’Élisabeth, de Jean, et de Charles Ier, était la stance de huit vers empruntée de l’italien ; Spenser s’en est servi, mais c’est une mesure embarrassante et peu naturelle. Waller mit le premier en vogue les vers rimés de deux en deux ; mais Dryden acheva d’en établir l’usage : l’un mit plus de douceur dans nos vers, l’autre les perfectionna. La versification de M. Pope a un caractère particulier ; elle est on ne peut plus douce et coulante, et bien plus correcte et soignée que celle des écrivains qui l’avaient précédé ; il introduisit dans les vers héroïques une grande innovation, en rejetant les triplets, c’est-à-dire les vers qui étaient réunis de trois en trois sous la même rime, et dont Dryden se servait fréquemment. Cependant la poésie de ce dernier a beaucoup de mérite ; on y trouve, comme dans toutes ses productions, beaucoup de génie joint à beaucoup de négligence ; moins doux et moins correct que Pope, il est cependant plus riche et plus varié ; il s’est moins assujetti à la règle de finir le sens avec le deuxième vers rimé, et fait enjamber ses couplets18 l’un sur l’autre avec la liberté que donnent les vers blancs.

Lecture XXXIX.
De la poésie pastorale et de la poésie lyrique. §

Je viens d’entrer dans quelques détails sur l’origine et les progrès de la poésie, et j’ai fait quelques observations sur la nature de la versification anglaise. Je vais actuellement traiter des principaux genres de composition poétique, et des règles les plus essentielles que la critique y rapporte. Je suivrai l’ordre le plus simple et le plus naturel, en commençant par les genres inférieurs, et en m’élevant jusqu’aux poésies épiques et dramatiques. Cette lecture sera employée à l’examen de la poésie pastorale et de la poésie lyrique.

Je commence par la poésie pastorale, non pas que je la considère comme revêtue de la forme la plus ancienne que la poésie ait prise ; car je pense, au contraire, qu’on n’en a fait un genre distinct qu’à l’époque où la civilisation était déjà très avancée. Quelques auteurs ont été portés à croire que, parce que les hommes menèrent d’abord une vie agreste, leurs premiers essais poétiques célébrèrent la campagne et le bonheur des champs. Je ne doute pas que dès le principe, ils n’aient emprunté des images et des allusions aux objets que leur offrait la nature et qu’ils connaissaient le mieux ; mais je ne crois pas que les scènes calmes et paisibles de la vie champêtre fussent capables de leur inspirer ce que nous appelons la poésie. Chez tous les peuples, elle dut sa naissance aux événements et aux objets qui, dans les premiers siècles, excitèrent les passions ou, du moins, produisirent l’étonnement et l’admiration. Les actions des dieux et des héros, les exploits des guerriers, les succès ou les malheurs de leurs concitoyens ou de leurs amis, furent les premiers sujets que chantèrent les bardes de toutes les contrées. Ce n’était qu’accidentellement qu’il se trouvait dans leurs compositions quelques morceaux du genre pastoral. Ils ne durent pas songer à célébrer les plaisirs et le repos des champs, tant que ces plaisirs et ce repos furent pour eux les objets d’une jouissance journalière. La poésie pastorale ne prit sa forme actuelle que lorsque, rassemblés dans les grandes villes, les hommes eurent appris à connaître la distinction des rangs et le tumulte des cours. C’est alors qu’ils jetèrent un œil de regret sur la vie simple et innocente de leurs ancêtres, ou dont ils supposaient du moins que leurs ancêtres avaient joui ; ils la contemplèrent avec plaisir, et, croyant voir dans le séjour et dans les occupations de la campagne un bonheur bien au-dessus de celui qu’ils éprouvaient, ils voulurent le célébrer en poésie. C’est à la cour de Ptolémée que Théocrite écrivit les premières pastorales que nous connaissions, et c’est à la cour d’Auguste que Virgile les imitait.

Mais quelle que soit l’origine de la poésie pastorale, il est du moins bien certain que c’est un genre plein de naturel et de grâce. Il rappelle à notre imagination les scènes riantes et les beaux aspects de la nature, si pleins de charme pour l’enfance et la jeunesse, et sur lesquels, dans un âge plus avancé, presque tous les hommes aiment encore à reporter leurs regards. Il nous peint une existence à laquelle nous associons des idées de paix, de repos et d’innocence. Aussi nous sommes toujours prêts à ouvrir notre cœur à ces douces images, comme si elles nous promettaient de bannir les soucis de la vie, et nous transportaient dans les paisibles régions de l’Élysée. Aucun sujet, d’ailleurs, ne semble plus favorable à la poésie. Quels riches modèles à décrire la nature nous offre de toutes parts ! Quels sujets pourraient mieux se prêter à la langue et à l’harmonie des vers que les fleuves, les montagnes, les prairies, les collines, les arbres, les troupeaux et les bergers ? Aussi, dans tous les temps, la poésie pastorale a fait le charme d’un grand nombre de lecteurs, et excité l’émulation de plusieurs écrivains. Cependant, malgré les avantages qu’elle réunit, nous allons voir qu’il n’est presque aucun genre de poésie dans lequel il soit plus difficile d’atteindre à la perfection, et dans lequel aussi un plus petit nombre de poètes en ait approché.

La vie pastorale peut être envisagée sous trois points de vue différents. D’abord, telle qu’elle est aujourd’hui, que l’état de berger est une condition basse, servile et laborieuse, que les travaux auxquels ces hommes sont assujettis sont désagréables et pénibles, et que leurs idées sont grossières et ignobles ; ensuite, telle que l’on suppose ce genre d’existence dans les premiers siècles du monde, dans ces temps de simplicité où la vie champêtre était aisée et abondante, où les hommes ne connaissaient presque d’autres richesses que leurs troupeaux, où le berger, encore grossier dans ses mœurs, jouissait cependant d’un état honorable. On peut, enfin, considérer la vie pastorale sous cet aspect qui ne fut et n’existera jamais, sous celui où nous croyons voir le goût délicat et les manières polies des temps modernes réunis au bonheur, à l’innocence et à la simplicité des premiers siècles. De ces trois états, le premier est trop vil, et le second trop raffiné et trop loin de la nature pour se prêter à la poésie pastorale. Chacun de ces extrêmes est un écueil contre lequel le poète ne peut approcher sans se perdre. Il ne nous inspirera que du dégoût, si, comme on l’a souvent reproché à Théocrite, il nous peint les travaux ignobles et les idées grossières de nos paysans ; et si, à l’exemple de quelques auteurs français et italiens, il fait parler ses bergers comme des courtisans ou des philosophes, ses poésies n’auront de pastoral que le nom.

Il doit donc savoir tenir un juste milieu ; il faut qu’il se forme l’idée d’une vie champêtre telle qu’elle a pu exister à certaines époques où régnaient l’abondance, l’égalité, l’innocence ; où les bergers étaient aimables et gais sans bel esprit et sans pédantisme, où ils étaient simples sans être grossiers. La poésie pastorale doit son plus grand charme aux peintures qu’elle nous offre de la tranquillité et du bonheur des champs. C’est à produire cette douce illusion que le poète doit essentiellement s’attacher. Il doit nous montrer tout ce que cette condition a d’agréable, et nous cacher les côtés sous lesquels elle pourrait déplaire19 ; en peindre toute la simplicité, toute l’innocence, et n’en pas laisser voir les peines et les malheurs. Toutefois, il peut en retracer les chagrins et les inquiétudes ; car il n’est pas naturel de supposer qu’aucune des conditions de la vie en soit tout à fait exempte ; mais ces chagrins et ces inquiétudes doivent être tels qu’ils n’offrent rien de pénible à l’imagination, et ne soient pas faits pour inspirer du dégoût pour la vie des champs. Un berger, par exemple, peut gémir sur la cruauté de sa maîtresse ou sur la perte d’un agneau favori. C’est déjà une assez grande recommandation pour un état, que de n’y avoir pas d’autres maux à pleurer. Enfin, le poète doit nous montrer la vie pastorale embellie, ou du moins il doit nous la présenter sous son côté le plus favorable. Mais, en embellissant la nature, qu’il prenne garde de la rendre méconnaissable, qu’il ne cherche pas à joindre au bonheur et à la simplicité des champs des raffinements qui leur sont étrangers. S’il ne nous offre pas le tableau d’une vie réelle, que ce tableau, du moins, ait quelque chose de vraisemblable. Telle est, je crois, l’idée générale que l’on doit avoir de la poésie pastorale ; mais, pour en faire un examen plus particulier, nous allons d’abord considérer, dans ce genre de composition, le lieu de la scène, ensuite le caractère des personnages, et enfin l’action qui doit en faire le sujet.

Quant au lieu de la scène, il est clair que ce doit toujours être la campagne, et le mérite du poète dépend beaucoup de la description qu’il en sait faire. Virgile, à cet égard, est resté au-dessous de Théocrite, dont les descriptions sont bien plus riches, bien plus pittoresques. Le poète, dans une pastorale doit peindre très distinctement le lieu de la scène. Ce n’est pas assez de mettre sous nos yeux ces groupes insignifiants de violettes et de roses ; ce n’est pas assez de nous parler des oiseaux, des ruisseaux, des zéphyrs et de tous ces lieux communs que nos mauvais poètes reproduisent sans cesse dans leurs détestables compositions ; il faut une description telle qu’elle suffirait à un peintre pour faire un paysage. Chaque objet doit y être indiqué, le rocher, le ruisseau, l’arbre, doivent être chacun dessinés de manière à ce que l’imagination les voie, et fasse de leur ensemble un endroit délicieux. Un seul objet heureusement choisi suffit pour donner une belle couleur à une scène tout entière ; c’est ainsi qu’un antique tombeau produit un si bel effet dans ce paysage que Virgile nous a peint, et qu’il a pris de Théocrite :

Illuc adeo media est nobis via ; namque sepulcrum
Incipit apparere Bianoris. Hic, ubi densas
Agricolæ stringunt frondes, hic, Mœri, canamus ;
Hic hædos depone, tamen veniemus in urbem.
(Bucol., ecl. IX, v. 59.)
Mœris, nous avons fait la moitié du voyage :
Déjà de Bianor j’aperçois le tombeau.
Mets tes chevreaux bêlants au pied de cet ormeau
Dont le pasteur émonde un feuillage inutile ;
Viens, nous avons du temps pour rentrer à la ville.
(Trad. de Firmin Didot.)

Le poète doit répandre de la variété, non seulement dans la description du lieu de la scène, mais encore dans celle de tous les objets auxquels il fait allusion. Il doit changer ses couleurs et nous présenter souvent des images nouvelles. Il court le danger de devenir ennuyeux s’il n’emploie que ces sujets rebattus, qui sont originaux dans les premiers poètes qui copièrent la nature, mais qui, depuis, ont été si souvent répétés, qu’ils sont en quelque sorte devenus d’insipides lieux communs. Il faut ensuite qu’il sache assortir le lieu de la scène au sujet ou à l’action de la pastorale, et, suivant que cette action doit être gaie ou triste, il doit nous montrer la nature sous des couleurs analogues aux émotions et aux sentiments qu’il décrit. Ainsi Virgile, lorsque dans sa seconde églogue il fait entendre les plaintes d’un amant malheureux, donne à toute la scène une teinte sombre :

Tantum inter densas, umbrosa cacumina, fagos
Assidue veniebat. Ibi hæc incondita solus
Montibus et silvis studio jactabat inani.

Tout son recours était de chercher le silence
Sous les dômes touffus des antiques forêts :
Là, cet infortuné, seul avec ses regrets,
Et sans ordre et sans art, d’une voix assidue
Exhalait dans les airs cette plainte perdue.
(Trad. de Tissot.)

Il ne suffit pas que les personnages que l’on introduit dans une pastorale se rencontrent à la campagne. Ce ne sont pas les aventures ou les discours des courtisans ou des habitants des villes qui résident momentanément dans un asile champêtre que l’on se plaît à y trouver. L’on s’attend à voir paraître des bergers ou des personnages livrés tout entiers à la vie des champs, et dont l’innocence et la simplicité forment dans notre imagination un contraste agréable avec les mœurs et le caractère des hommes lancés dans le tourbillon des villes.

Nous avons déjà fait connaître une des principales difficultés que le poète doit surmonter dans le choix et le langage de ses personnages, celle de tenir un juste milieu entre la rusticité et le raffinement. Un berger peut bien penser et s’exprimer sans affectation sur toutes sortes de sujets ; une aimable simplicité peut former le fond de son caractère ; mais il n’est pas nécessaire qu’il paraisse lourd et insipide. Il peut montrer du bon sens, de la réflexion, de l’esprit, de la vivacité, des sentiments tendres et délicats, puisque ce sont des qualités auxquelles les hommes de tous les rangs peuvent plus ou moins prétendre, et que, d’ailleurs, il y avait dans le monde de l’esprit et du génie avant que les sciences et les arts les eussent perfectionnés ; mais il ne doit pas débiter des subtilités, se perdre en réflexions générales et en raisonnements abstraits, et encore moins faire le bel esprit, ou parler le jargon d’une galanterie affectée qui n’appartient ni à sa situation, ni à son caractère. Ce genre d’affectation est le principal défaut des pastorales italiennes, qui, d’ailleurs, sont fort belles. Quand Aminte délie les cheveux de sa maîtresse, qu’un sauvage avait noués à un arbre, voici ce que le Tasse lui fait dire :

Già di nodi si bei non era degno
Cosi ruvido tronco ; or che vantaggio
Hanno i servi d’amor, se lor comune
È con le piante il prezioso laccio ?
Pianta crudel ! potesti quel bel crine
Offender tu, ch’a te feo tanto onore !
(Atto III, sc. 1.)

« Ce tronc raboteux était indigne d’un si beau lien. Quels privilèges sont donc réservés aux esclaves de l’amour, s’ils partagent avec les arbres de si charmantes chaînes ! Arbre cruel ! as-tu pu offenser cette belle chevelure qui te faisait tant d’honneur ! »

De pareils sentiments sont trop recherchés pour des bergers ; on ne peut leur prêter que le langage du bon sens et des sentiments qu’inspire la nature. S’ils décrivent ou s’ils racontent, ce doit être avec simplicité ; leurs allusions doivent avoir pour objet les circonstances de la vie champêtre comme dans ces beaux vers de la huitième églogue de Virgile :

Sepibus in nostris parvam te roscida mala,
Dux ego vester eram, vidi cum matre legentem.
Alter ab undecimo tum me jam ceperat annus ;
Jam fragiles poteram a terra contingere ramos.
Ut vidi, ut perii ! ut me malus abstulit error !

Un jour, dans nos vergers, tu vins, petite encore ;
Je te vis ; tu cueillais, au lever de l’aurore,
Des fruits mûrs et blanchis par de légers frimas ;
Ta mère était présente, et je guidais vos pas ;
Dix ans bientôt passés composaient tout mon âge ;
Mes bras du jeune arbuste atteignaient le feuillage :
Je te vis, je péris, une funeste erreur
Emporta loin de moi mon esprit et mon cœur.
(Trad. de Tissot.)

Dans un autre endroit, c’est une bergère qui jette une pomme à son amant :

Tum fugit ad salices, et se cupit ante videri.

              Sous un saule elle s’enfuit légère,
Et brûle d’être vue avant de se cacher.
(Trad. de Tissot.)

Voilà ce que les Français appellent de la naïveté ; voilà qui est parfaitement assorti aux mœurs pastorales. M. Pope, en voulant imiter ce passage, a cru l’embellir ; voici comme il développe sa pensée :

The sprightly Sylvia trips along the green ;
She runs, but hopes she does not run unseen ;
With a kind glance at her pursuer flies :
How much at variance arc her feet, and eyes :

« La folâtre Sylvia badine sur le gazon ; elle fuit, mais elle voudrait ne pas fuir sans être vue. Lorsqu’elle jette un regard au berger qui la poursuit, que ses pieds et ses yeux s’accordent mal ensemble ! »

Cette imitation est bien au-dessous de l’original ; la simplicité charmante du poète latin ne se trouve plus dans la tournure roide et affectée du dernier vers : « Que ses pieds et ses yeux s’accordent mal ensemble ! »

En supposant que le poète soit bien fixé sur le choix des personnages qui doivent figurer dans sa pastorale, et sur les caractères qu’ils y déploieront, il doit penser au rôle qu’il leur fera jouer, ou, pour mieux dire, au sujet de son églogue. Car il ne suffit pas qu’il nous montre des bergers discourant ensemble ; un bon poème, de quelque genre qu’il soit, doit toujours renfermer une action capable d’exciter un intérêt quelconque ; et je crois que c’est ici la grande difficulté de la poésie pastorale. Les scènes de la vie champêtre sont, ou du moins paraissent à ceux qui les décrivent, trop dénuées d’incidents. L’état d’un berger, ou d’une personne livrée tout entière aux occupations de la campagne, est rarement exposé à ces accidents, à ces révolutions qui jettent sur une situation beaucoup d’intérêt, de surprise ou de curiosité. Sa vie est constamment uniforme. On conçoit que la politique ou l’intrigue ne sont pour rien dans son ambition ou dans ses amours. Aussi, de tous les poèmes, l’églogue est le plus pauvre sujet, et le moins varié dans son exécution. Les premières lignes nous font presque toujours deviner ce qui doit suivre. Ou c’est un berger qui s’assied solitaire au bord d’un ruisseau, pour déplorer l’absence ou la cruauté de sa maîtresse, et nous dire que depuis qu’elle a quitté le canton les feuillages sont flétris, les fleurs n’ont plus d’éclat ; ou ce sont deux bergers qui, par suite d’un défi, chantent alternativement quelques vers assez ordinairement dépourvus de sens ; le juge les récompense tous les deux, en donnant à l’un une belle houlette, à l’autre une coupe de bois de hêtre. C’est à de tels lieux communs, toujours rebattus par les auteurs d’églogues, depuis Théocrite et Virgile, qu’il faut attribuer en grande partie l’insipidité presque inséparable de la poésie pastorale.

Je demanderai cependant s’il ne faudrait pas plutôt attribuer cette fadeur à la faute des poètes qui se sont bornés à une triste et servile imitation des pastorales anciennes, qu’à la nature trop aride des sujets qu’on peut y traiter. Car pourquoi ce genre de poésie ne serait-il pas susceptible de plus de développement ? La nature de l’homme et ses passions sont à peu près les mêmes dans toutes les conditions de la vie ; et toutes les fois que ces passions agissent sur des objets qui rentrent dans le cercle des idées champêtres, elles peuvent fournir des sujets heureux à la poésie pastorale. L’on ferait bien, il est vrai, d’en éloigner ce qu’elles ont de violent et de cruel dans leurs effets, et d’y présenter seulement ce qu’elles ont de compatible avec l’innocence, la simplicité, la vertu. Dans ces limites, un observateur judicieux de la nature trouverait encore une carrière assez vaste ouverte à son génie. Ces événements divers où les habitants des champs trouvent l’occasion de déployer leur caractère et leurs mœurs, les scènes de bonheur ou de chagrin domestique, la tendresse des amis et des frères, les rivalités et les prétentions des amants, le succès ou le malheur inattendu des familles, sont une source de mille incidents pleins de charme ou d’intérêt, qui seraient plus susceptibles encore d’attacher le lecteur, si l’on mêlait aux descriptions que comporte cette espèce de poésie un plus grand nombre de récits, auxquels une douce sensibilité donnerait de la chaleur et de la vie20.

L’on regarde Théocrite et Virgile comme les pères de la poésie pastorale. Théocrite était Syracusain ; et comme toutes les scènes de ses églogues se passent dans sa patrie, la Sicile devint, après lui, en quelque sorte la terre classique et comme toutes les scènes de ses églogues se passent dans sa patrie, la Sicile devint, après lui, en quelque sorte la terre classique et consacrée de ce genre de poésie. Ses idylles, comme il les a intitulées, n’ont pas toutes un mérite égal ; toutes n’appartiennent même pas à la poésie pastorale, et quelques-unes sont des poèmes d’un genre tout à fait différent. Dans celles que l’on peut véritablement considérer comme des pastorales, on découvre un grand nombre de beautés supérieures. Il y règne une admirable simplicité dans les sentiments, beaucoup de douceur et d’harmonie dans les vers, et une grande richesse dans les descriptions. C’est l’original qui servit de modèle à Virgile ; les traits les plus remarquables des églogues du poète latin sont empruntés à Théocrite ; quelquefois même il n’a fait que le traduire. Il faut dire, cependant, qu’il a imité en poète habile, et que souvent même il a surpassé son modèle ; car on ne saurait s’empêcher de reprocher à Théocrite d’avoir quelquefois des idées trop basses ou trop grossières, et de prêter à ses bergers un langage peu modeste, tandis que Virgile a su éviter une rusticité choquante, et conserver partout le caractère de la simplicité des champs. Il y a entre Virgile et Théocrite la même distinction à faire qu’entre la plupart des auteurs grecs et romains. Les Grecs ont ouvert la route, et, en suivant de plus près la nature, ont montré plus de génie original ; les Romains, plus corrects et plus polis, ont mis plus d’art dans leurs compositions. Il nous est resté quelques fragments de deux autres poètes grecs qui ont écrit avec beaucoup de talent dans le genre pastoral, Moschus et Bion. On n’y retrouve peut-être pas la simplicité de Théocrite, mais ils ont plus de sensibilité et de délicatesse.

Nos poètes modernes, dans leurs pastorales, se sont généralement contentés de copier ou d’imiter les descriptions et les sentiments des poètes anciens. Il est vrai que Sannazar, célèbre poète latin du siècle de Léon X, tenta une innovation hardie : dans ses églogues, au lieu de bergers, il fit parler des pêcheurs, et transporta la scène du milieu des bois sur les bords de la mer. Mais cette innovation fut si malheureuse qu’elle n’eut point d’imitateurs. En effet, la vie des hommes livrés à la pêche est évidemment plus dure que celle des bergers, et présente à l’imagination moins d’images agréables. Les troupeaux, les arbres et les fleurs sont des objets plus gracieux, et qui plaisent plus généralement que les poissons et les productions de la mer. M. Gessner, originaire de la Suisse, est de tous les poètes modernes celui qui a écrit des pastorales avec le plus de succès ; on trouve dans ses idylles un grand nombre d’idées neuves, les situations en sont frappantes et les descriptions pleines de vie. Il nous présente la vie pastorale embellie de tout ce qui peut lui prêter des charmes, sans jamais aller jusqu’au raffinement. Son principal mérite est d’avoir su parler au cœur ; il a enrichi ses sujets d’incidents qui lui ont fourni l’occasion de développer les sentiments les plus doux et les plus tendres. Quelles charmantes peintures il nous fait du bonheur domestique ! Il exprime de la manière la plus touchante l’affection réciproque des époux, des parents et des enfants, des frères et des sœurs, des amants et de leurs maîtresses. Étrangers à la langue dans laquelle M. Gessner a écrit, il ne m’appartient pas de juger de sa poésie ; mais il me semble que, pour le sujet et la conduite de ses pastorales, il s’est élevé bien au-dessus de tous les poètes modernes.

Les pastorales de M. Pope, ainsi que celles de M. Philips, font assez peu d’honneur à la poésie anglaise. M. Pope était fort jeune lorsqu’il composa les siennes, ce qui peut excuser bien des fautes, mais non la stérilité qu’on y remarque. La poésie en est douce et harmonieuse, et c’est leur grand mérite ; car on y trouve à peine une pensée qui appartienne véritablement à l’auteur ; les descriptions, les images n’ont rien d’original : c’est une continuelle répétition des tableaux que nous ont laissés Virgile et ceux des poètes anciens qui ont écrit sur la vie champêtre. Philips a tâché de paraître plus naturel et plus simple, mais il n’a pas assez de génie pour soutenir ses efforts et pour écrire avec grâce. Il reproduit aussi tous les lieux communs rebattus par ses prédécesseurs ; et, pour vouloir être simple, il devient quelquefois insipide et plat. Ce ne fut pas une petite rivalité, que celle qui s’établit entre ces deux auteurs, lorsqu’ils publièrent leurs pastorales. Un journal montra pour Philips une grande partialité, et lui prodigua des louanges : M. Pope, pour se venger de cette préférence, fit insérer dans la même feuille un article, où, feignant d’exalter le mérite de Philips, il lui prodigue des éloges ironiques, lui lance les traits les plus aigus de la satire, et, par le détour le plus adroit, se donne la palme à lui-même21. À peu près dans le même temps, M. Gay publia sa Semaine du Berger ; ce sont six pastorales dont le but est de tourner en ridicule cette espèce de simplicité que vantaient si fort Philips et ses prôneurs. Ce sont des parodies ingénieuses de ce genre de pastorales, où les mœurs de nos modernes paysans sont peintes dans toute leur rusticité. La Ballade de M. Shenstone, en quatre parties, peut, je crois, être mise au nombre des poèmes les plus élégants que nous ayons en anglais.

Je n’ai pas encore fait mention d’une forme particulière que la pastorale a prise dans nos temps modernes, celle d’une comédie ou d’un drame régulier, dans lequel une intrigue, des caractères et des passions sont assortis à l’innocence et à la simplicité des champs. C’est le perfectionnement le plus important que les poètes modernes aient donné à ce genre de poésie, et deux pièces italiennes, composées de cette manière, il Pastor fido, de Guarini, et l’Aminte, du Tasse, ont acquis une grande célébrité. On trouve dans l’une et l’autre des beautés d’un ordre supérieur ; et, à beaucoup d’égards, elles méritent la réputation qu’elles ont obtenue. On doit peut-être la préférence à la dernière, parce que l’action et l’intrigue en sont moins compliquées, et que l’on remarque moins d’affectation dans les sentiments ; quoiqu’elle ne soit pas exempte de cette espèce de raffinement ou de recherche qui caractérise essentiellement la poésie italienne, et dont j’ai donné un exemple, en choisissant, il est vrai, le passage le plus médiocre de tout le poème, c’est généralement une composition fort distinguée. La poésie en est douce et charmante, et la langue italienne ajoute encore beaucoup à cette douceur, qui convient si bien à la pastorale22.

N’oublions pas de parler d’un autre drame pastoral, le Gentil Berger, d’Allan Ramsay, digne d’être mis en parallèle avec les meilleurs ouvrages de ce genre. Il est malheureux pour ce beau poème qu’il soit écrit dans ce vieux et rustique dialecte de l’Écosse, qui bientôt, sans doute, sera inintelligible et entièrement oublié ; un autre désavantage encore, c’est qu’il est exactement calqué sur les mœurs champêtres de l’Écosse, qu’il faut être Écossais pour le bien comprendre et en sentir toutes les beautés. Malgré ces inconvénients particuliers, qui ont dû mettre des bornes étroites à sa réputation, l’on y trouve des descriptions si naturelles, et des sentiments si tendres, qu’il n’est aucun poète qui ne pût se glorifier d’en être l’auteur. Les caractères y sont bien tracés, les incidents pleins d’intérêt, la scène et les mœurs peintes d’une manière aussi riche que vraie. Ce poème est une preuve frappante de l’influence que, dans tous les genres d’écrits, le naturel et la simplicité exercent sur le cœur humain ; il fait voir aussi quelle variété de caractères et de sujets charmants pourrait admettre la poésie pastorale, s’ils étaient traités par un poète habile.

Occupons-nous maintenant de la poésie lyrique ou de l’ode, genre de composition poétique qui a beaucoup de dignité, et que dans tous les siècles un grand nombre d’écrivains ont traité avec succès. Ce qui caractérise particulièrement ce poème, c’est qu’il est fait pour être chanté ou accompagné par la musique ; son nom même l’indique : ode, en grec, signifie chanson ou hymne, et poésie lyrique veut dire que les vers doivent être accompagnés de la lyre ou de quelque autre instrument. Cette distinction, dans l’origine, n’était particulière à aucune espèce de poésie ; car, ainsi que je l’ai fait observer dans la précédente Lecture, la musique et la poésie furent contemporaines, et longtemps réunies. Mais lorsqu’on les eut séparées l’une de l’autre, lorsque les bardes eurent composé des vers qui devaient seulement être lus ou récités, l’on donna le nom d’ode aux poèmes spécialement destinés à être chantés ou récités avec un accompagnement de musique. La poésie a donc conservé dans l’ode sa forme primitive, cette forme sous laquelle les plus anciens bardes donnaient essor à leur enthousiasme poétique, chantaient les dieux et les héros, célébraient leurs victoires et déploraient leur infortune. Cette circonstance particulière, que l’ode est restée inséparable de la musique, contribue à nous donner une idée juste de ce genre de poème, et des qualités qu’il doit essentiellement réunir. Ce ne sont pas les sujets qu’on y traite qui le distinguent des autres espèces de poèmes, car ces sujets sont infiniment variés, et je n’y sais que cette différence que les autres genres de poésie sont plus souvent employés à des récits d’action, et que l’ode est presque toujours destinée à l’expression des sentiments du poète. Mais ce qui surtout caractérise l’ode, c’est l’esprit dont elle est animée, et le ton poétique qui y règne. La musique ou le chant ajoutent naturellement à la chaleur de la poésie ; ils tendent à exciter au plus haut degré l’enthousiasme de celui qui chante, aussi bien que de la personne qui écoute, et justifient des pensées plus hardies et plus passionnées que celles que pourrait supporter un simple récit. Tel est, en effet, le caractère essentiel de l’ode, telle est la cause de l’enthousiasme qui y domine et de l’extrême liberté accordée au poète, liberté que ne lui permettrait pas une autre espèce de poésie. De là cette négligence des règles, ces digressions, ce désordre qu’elle est censée admettre, et dont les poètes lyriques ont toujours rempli leurs compositions.

Il est surtout deux effets que la musique produit sur l’âme : elle la fait sortir de son état ordinaire pour la livrer aux émotions les plus vives, ou la flatte agréablement et lui fait éprouver les plus douces sensations. Aussi l’ode peut s’élever jusqu’au sublime ou descendre jusqu’à la plaisanterie et la gaîté. Entre ces deux extrêmes il est un juste milieu qu’elle peut encore occuper avec succès.

Les odes peuvent être divisées en quatre classes. Premièrement les odes sacrées, les hymnes adressées à la Divinité, ou dans lesquelles on célèbre des sujets religieux : tels sont les psaumes de David, où la poésie lyrique est portée à son plus haut point de perfection. Secondement, les odes héroïques, destinées à chanter les héros, les exploits guerriers et les belles actions : telles sont les odes de Pindare et un petit nombre de celles d’Horace. Le sublime et la grandeur doivent essentiellement caractériser les odes rangées dans ces deux classes. Troisièmement, les odes morales et philosophiques, qui expriment les sentiments inspirés par la vertu, l’amitié, l’humanité : telles sont celles d’Horace et de la plupart de nos poètes lyriques modernes. Ces odes sont renfermées dans cette région moyenne dont je viens de parler tout à l’heure. Quatrièmement enfin, les odes badines et amoureuses, faites seulement pour plaire et amuser : telles sont celles d’Anacréon, quelques-unes d’Horace, et la plupart des chansons modernes et de ces productions qui paraissent appartenir au genre lyrique. Leur caractère principal est l’élégance, la douceur et la gaîté.

L’enthousiasme que l’on sait devoir régner dans la poésie lyrique, est la source d’une des principales difficultés de ce genre de composition. Une ode morale, et à plus forte raison celle que l’on veut élever jusqu’au sublime, doit être pleine de chaleur et de vie. Rempli de cette idée, le poète qui va composer une ode, si son génie a quelque feu, s’y livre tout entier et sans réserve ; s’il en est dépourvu, il se bat les flancs et se croit obligé de paraître tout de flamme. Dans l’un et l’autre cas il court grand risque de tomber dans l’extravagance. La liberté d’écrire sans ordre, sans méthode, sans liaison, a été poussée plus loin dans l’ode que dans aucun autre genre de poésie ; aussi en trouve-t-on un bien petit nombre dont la lecture soit agréable, surtout parmi celles destinées à célébrer les héros ou leurs exploits. En un instant le poète est à perte de vue ; il se cache dans les nuages, et devient si brusque dans ses transitions, si irrégulier dans ses mouvements et, par conséquent, si obscur, que nous voudrions en vain le suivre ou partager son enthousiasme. Je ne dis pas que l’on doive mettre dans la composition d’une ode autant de méthode que dans un poème épique ou didactique ; mais encore, dans tel ouvrage que ce soit, doit-il y avoir un sujet, un ensemble formé de parties diverses, et une liaison entre chacune de ces parties. Les transitions d’une idée à une autre seront aussi légères et délicates que l’imagination la plus vive pourra le suggérer ; mais toujours faudra-t-il y suivre l’ordre naturel des idées, en sorte que l’auteur ressemble à un homme qui pense et non pas à un homme qui rêve. Quelque autorité que l’on puisse citer en faveur de l’incohérence et du désordre permis dans la poésie lyrique, il demeurera toujours constant qu’une composition est d’autant plus mauvaise qu’elle est plus irrégulière dans sa marche, surtout lorsqu’elle l’est au point de devenir inintelligible à presque tous les lecteurs23.

Quelques poètes lyriques se sont arrogé, de nos jours, le droit de prendre dans leur versification une liberté excessive qui a encore augmenté le désordre introduit déjà dans ce genre de poésie. Ils prolongent tellement leurs périodes, changent si fréquemment de mesure, varient à un tel point la longueur et la brièveté de leurs vers, et mettent un si grand intervalle entre les rimes qui se correspondent, qu’on n’y retrouve aucune apparence de mélodie. La poésie lyrique, au contraire, exige plus qu’aucune autre une attention soutenue à l’harmonie et à la beauté des sons, et le genre de versification qui convient le mieux à la nature de l’ode est celui qui rend plus sensible l’harmonie de la mesure aux oreilles les moins exercées.

Les imitateurs de Pindare, le père de la poésie lyrique, ont pris de lui la plupart des défauts dont je viens de parler. Son génie était sublime, ses expressions heureuses et belles, ses descriptions pleines de vérité ; mais, trouvant que la louange des héros qui avaient remporté des prix dans les jeux publics était pour ses chants un sujet trop stérile, il s’en écarte sans cesse et remplit ses poèmes de traditions fabuleuses qui n’ont entre elles, et avec le sujet principal, que les rapports les plus difficiles à saisir. Les anciens l’admiraient ; mais comme les histoires des familles et des villes auxquelles il fait continuellement allusion nous sont inconnues, il nous paraît si obscur, tant par les sujets qu’il a choisis, que par la manière brusque et rapide dont il les a traités, que malgré la beauté de son expression, nous le lisons avec beaucoup moins de plaisir. On dirait que la plupart de ses modernes imitateurs n’ont cru saisir son génie qu’en imitant son désordre et son obscurité. Nous avons dans les chœurs de Sophocle et d’Euripide des morceaux de poésie lyrique du même genre que les odes de Pindare ; mais on y trouve plus de clarté, plus de liaison dans les idées, et même beaucoup plus de pensées et d’expressions sublimes.

De tous les poètes lyriques anciens et modernes, aucun ne peut être comparé à Horace pour la correction, l’harmonie et le bonheur de l’expression. Il a su descendre de l’enthousiasme de Pindare à un juste degré d’élévation, et réunir la justesse et la liaison des pensées au bon sens et aux plus grandes beautés de la poésie. Il ne s’élève pas ordinairement au-dessus de cette région moyenne dans laquelle j’ai dit que l’ode pouvait se maintenir ; mais quand il monte jusqu’au sublime, ce n’est pas toujours avec le même succès24. Son caractère est surtout l’élégance et la grâce ; aucun poète n’approcha plus de la perfection, aucun ne peignit le sentiment avec plus de dignité, aucun n’eut une gaîté plus aimable, ou une plaisanterie plus piquante. Son expression est si heureuse, qu’avec un seul mot ou une seule épithète, il peint à l’imagination. Aussi a-t-il toujours été et sera-t-il toujours l’auteur favori des personnes de goût.

Horace eut un grand nombre d’imitateurs parmi les poètes latins plus récents ; l’un des plus distingués est un Polonais nommé Casimir, qui, dans le dix-septième siècle, publia quatre livres d’odes. Il est loin d’Horace pour la grâce et la facilité de l’expression ; il veut trop souvent être sublime ; et, comme il arrive presque toujours, il sort du naturel, et paraît dur et forcé. Cependant il montre en plusieurs endroits un génie original et une imagination poétique. Quelques-unes des compositions lyriques de Buchanan joignent à beaucoup d’élégance la manière des classiques latins.

Chez les Français, les odes de J.-B. Rousseau jouissent d’une très grande et d’une très juste célébrité. Elles sont belles de sentiment et d’expression, et pleines de feu sans paraître décousues. On doit les regarder comme l’une des meilleures productions de la poésie française.

Nous avons, en anglais, quelques compositions lyriques d’un très grand mérite. L’on connaît l’ode de Dryden à sainte Cécile ; celles de M. Gray sont remarquables pour la tendresse et le sublime ; et l’on en trouve de très belles dans les mélanges de Dodsley. Quant aux odes pindariques que nous possédons, elles sont, à un petit nombre d’exceptions près, si diffuses, qu’il est presque impossible d’en pénétrer le sens. Cowley, toujours si dur, l’est plus encore dans ses compositions pindariques que partout ailleurs. Ses odes anacréontiques valent beaucoup mieux ; elles ne manquent ni de douceur ni d’élégance ; elles sont, dans leur genre, ce que ce poète nous a laissé de plus agréable et de plus parfait.

Lecture XL.
De la poésie didactique et de la poésie descriptive. §

Après avoir traité de la poésie pastorale et de la poésie lyrique, nous allons nous occuper de la poésie didactique, qui renferme une classe d’ouvrages fort nombreuse. Le principal but de toute espèce de poésie, et même de toute espèce de composition littéraire, est de produire sur l’esprit quelque impression utile. Cette impression est ordinairement produite, en poésie, par des moyens indirects, comme les fables, les récits, les peintures de caractères ; mais la poésie didactique, ainsi que son nom nous l’apprend, se propose directement, et avant tout, de répandre les connaissances et l’instruction. Elle ne diffère donc que par la forme, et non par son but et par sa nature, des traités en prose de morale, de philosophie et de critique. D’un autre côté, sa forme même lui donne des avantages sur les écrits instructifs publiés en prose ; elle répand sur l’instruction le charme des vers ; elle flatte et captive l’imagination par des descriptions, des épisodes, et tous les autres genres d’embellissements qu’elle peut admettre, et fixe mieux dans la mémoire les détails les plus importants d’un sujet. Aussi elle ouvre une carrière qu’un poète peut parcourir avec honneur, et dans laquelle, tout en donnant l’essor à son génie, il peut montrer l’étendue de ses connaissances et la profondeur de son jugement.

Ce genre de poésie peut être traité de différentes manières. Ou le poète choisit un sujet instructif auquel il donne un développement régulier et méthodique, ou bien, sans vouloir faire un ouvrage de longue haleine, il peut, comme dans les satires et les épîtres, attaquer quelque vice, ou présenter quelques réflexions sur la vie ou le caractère de l’homme. Ces diverses espèces d’ouvrages se rangent sous la dénomination de poésie didactique.

Dans ce genre de poésie, l’on place au premier rang les ouvrages qui renferment un traité régulier sur quelque sujet utile, sérieux ou philosophique. Nous en avons plusieurs, tant anciens que modernes, d’un mérite très distingué ; tels sont les six livres de Lucrèce de Rerum natura, les Géorgiques de Virgile, l’Essai sur la critique, par Pope ; les Plaisirs de l’Imagination, par Akenside ; le Poème sur la santé, par Armstrong ; ceux d’Horace, de Vida et de Boileau sur l’Art poétique.

Comme l’instruction est le but avoué de ces ouvrages, leur principal mérite consiste dans la justesse des pensées, la clarté et l’exactitude des principes et des explications. Le poète doit chercher à instruire ; mais il doit en même temps s’appliquer à prêter des charmes à l’instruction, en introduisant à propos des figures et des détails qui plaisent à l’imagination, cachent la sécheresse du sujet, et l’embellissent d’un vernis poétique. Virgile, dans ses Géorgiques, se présente à nous comme un modèle parfait en ce genre. Il possède l’art d’ennoblir et de rendre agréables les détails les plus ordinaires de la vie champêtre. S’il veut, par exemple, nous dire que les travaux de la campagne doivent commencer avec le printemps, voici comme il s’exprime (liv. i, v. 43) :

Vere novo, gelidus canis quum montibus humor
Liquitur, et zephyro putris se gleba resolvit,
Depresso incipiat jam tum mihi taurus aratro
Ingemere, et sulco attritus splendescere vomer.

Quand la neige au printemps s’écoule des montagnes,
Dès que le doux zéphyr amollit les campagnes,
Que j’entende le bœuf gémir sous l’aiguillon,
Qu’un soc longtemps rouillé brille dans le sillon.
(Trad. de Delille.)

Au lieu de prévenir simplement le laboureur que sa récolte manquera, s’il cultive mal la terre, il lui fait prévoir en ces termes le sort qui l’attend (liv. i, v. 158) :

Heu, magnum alterius frustra spectabis acervum,
Concussaque famem in silvis solabere quercu.

Ou, bientôt affamé près d’un riche voisin,
Retourne au gland des bois pour assouvir ta faim.
(Trad. de Delille.)

Au lieu de l’engager à abreuver son champ, il trace ce charmant paysage (liv. i, v. 108) :

Ecce supercilio clivosi tramitis undam
Elicit. Illa cadens, raucum per levia murmur
Saxa ciet, scatebrisque arentia temperat arva.

Si le soleil brûlant flétrit l’herbe mourante,
Aussitôt je le vois par une douce pente
Amener, du sommet d’un rocher sourcilleux,
Un docile ruisseau, qui sur un lit pierreux
Tombe, écume, et, roulant avec un doux murmure,
Des champs désaltérés ranime la verdure.
(Trad. de Delille.)

Dans tous les ouvrages didactiques, l’ordre et la méthode sont essentiellement nécessaires. L’on n’exige pas, il est vrai, qu’ils soient aussi strictement observés dans un poème que dans un traité en prose ; cependant il faut qu’ils y dominent assez pour que le lecteur saisisse avec facilité l’enchainement et la suite des propositions. De tous les poètes didactiques dont j’ai rappelé les noms tout à l’heure, Horace, dans son Art poétique, est celui auquel on a le plus reproché d’avoir manqué de méthode ; et, en effet, c’est dans cet ouvrage qu’il a surtout négligé d’établir entre les parties une liaison et des rapports suffisants. Il écrit toujours avec aisance et avec grâce ; mais sa marche est souvent obscure et incertaine. Cependant on y trouve des passages d’un grand sens et d’une critique judicieuse ; et si même l’on considère que le poète (ce qui est très probable) le composa essentiellement dans l’intention d’exposer les règles de la poésie dramatique, on trouvera que c’est un traité beaucoup plus complet et plus régulier, que si on veut le regarder, suivant l’opinion générale, comme un système entier de l’art poétique.

Les poètes didactiques jouissent de la plus grande liberté pour embellir leurs compositions d’épisodes et de tous les ornements du langage. Une série non interrompue de principes instructifs nous fatigue bientôt, surtout dans un ouvrage de poésie que nous ne lisons que pour notre agrément. Le grand art de répandre de l’intérêt sur un poème didactique consiste à reposer l’attention du lecteur, et à l’amuser en mêlant au sujet principal quelques épisodes agréables. Ce sont toujours les parties les mieux connues de l’ouvrage, celles qui contribuent le plus à soutenir la réputation du poète. Les plus grandes beautés des Géorgiques de Virgile se trouvent dans ces sortes de digressions où l’auteur a déployé toute la force de son génie. Tels sont le récit des prodiges qui accompagnèrent la mort de César, les louanges de l’Italie, le bonheur de la vie champêtre, la fable d’Aristée, et l’épisode si touchant d’Orphée et d’Eurydice. Ainsi, les passages que l’on préfère dans Lucrèce, et qui seuls pouvaient rendre supportable, en poésie, un sujet aussi sec et aussi abstrait, sont : une digression sur les maux enfantés par la superstition, l’éloge d’Épicure et de sa philosophie, la description de la peste, et plusieurs développements particuliers que l’auteur a traités avec une élégance remarquable, et sur lesquels il a su répandre les charmes de cette versification douce et harmonieuse qui n’appartenait qu’à lui. Le poète didactique doué de quelque génie peut s’emparer de tous les sujets dont les descriptions prêtent à la poésie des beautés ou des grâces ; mais il faut savoir les amener sans efforts, il faut qu’elles se présentent naturellement et comme d’elles-mêmes ; il faut qu’elles se trouvent dans de justes proportions avec le sujet principal ; il faut, enfin, que l’auteur ait le talent de descendre jusqu’au style simple, après avoir atteint les hauteurs du style poétique et figuré.

C’est un grand art que celui de lier heureusement les épisodes au sujet, et c’est celui que possédait essentiellement Virgile. Semble-t-il avoir abandonné ses laboureurs, il y revient tout naturellement en terminant un épisode par quelque circonstance relative aux travaux des champs. C’est ainsi qu’après avoir parlé de la bataille de Pharsale, il ajoute avec art :

Scilicet et tempus veniet, quum finibus illis,
Agricola, incurvo terram molitus aratro,
Exesa inveniet scabra rubigine pila :
Aut gravibus rastris galeas pulsabit inanes,
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
(Georg. lib. I, v. 492.)
Un jour le laboureur, dans ces mêmes sillons
Où dorment les débris de tant de bataillons,
Heurtant avec le soc leur antique dépouille,
Trouvera, plein d’effroi, des dards rongés de rouille :
Verra de vieux tombeaux sous ses pas s’écrouler,
Et des soldats romains les ossements rouler.
(Trad. de Delille.)

En anglais, le docteur Akenside a su donner à son ouvrage didactique sur les Plaisirs de l’Imagination la forme la plus riche et la plus poétique ; et, quoique dans l’ensemble on remarque quelque inégalité, il a parfaitement réussi dans plusieurs endroits, et déployé presque partout le plus beau génie. Le docteur Armstrong, dans son poème sur l’Art de conserver la santé, n’a pas pris un si grand essor ; mais il est plus égal dans son style, et sait toujours paraître pur, correct et élégant.

Les satires et les épîtres admettent naturellement un style plus familier que les poèmes philosophiques. Comme elles puisent leurs sujets dans les mœurs et dans les caractères des hommes, on y peut, en quelque sorte, employer l’aisance et la liberté de la conversation ; aussi, la muse qui préside presque toujours à ces sortes de compositions est celle à laquelle les Latins ont donné l’épithète de pedestris.

La satire, à son origine, avait chez les Romains une forme différente de celle qu’elle a prise depuis. Les critiques se sont livrés à de longs débats sur sa naissance, qui est toujours restée fort obscure ; elle semble être un reste de l’ancienne comédie, écrite en prose mêlée de vers, et toujours pleine de facéties. Ennius et Lucilius en corrigèrent la rudesse, et Horace finit par lui donner la forme sous laquelle sont présentés les poèmes auxquels nous avons donné la dénomination de satiriques. La réformation des mœurs est le but qu’elle se propose ouvertement ; et, pour y arriver, elle pousse jusqu’à la hardiesse la liberté de censurer le vice et les hommes vicieux. Les trois poètes satiriques les plus célèbres parmi les anciens, Horace, Juvénal et Perse, l’ont traitée chacun d’une manière différente. Le style d’Horace a peu d’élévation. Il a intitulé ses satires Sermones [Discours], et semble avoir voulu ne les écrire qu’en prose cadencée. Sa manière a de l’aisance et de la grâce ; il y rappelle plutôt les folies et les faiblesses des hommes, qu’il n’y peint leurs vices les plus odieux. Il sourit quand il censure ; mais lorsqu’en philosophe profond il dicte les lois de la morale, il montre encore l’urbanité d’un homme de cour. Juvénal prend un accent plus grave et plus véhément. Il a plus d’énergie qu’Horace, plus de feu, plus d’élévation dans le style, mais il en est bien loin pour l’aisance et la grâce. Ses traits, toujours dirigés contre les caractères les plus dépravés, ont quelque chose de plus mordant et de plus aigu ; ardet, instat, jugulat comme dit Scaliger, tandis qu’Horace admissus circum præcordia ludit. Dans Perse, on retrouve plutôt la force et l’ardeur de Juvénal que la politesse d’Horace. Il est remarquable par sa morale noble et sublime. C’est un écrivain nerveux et plein de chaleur, mais trop souvent obscur et forcé.

Les épîtres en vers, lorsqu’elles ont pour objet des questions de morale ou de critique, s’élèvent rarement au-dessus du ton poétique de la satire. L’on peut traiter un grand nombre d’autres sujets sous la forme d’une épître ; car on peut faire prendre cette forme à des poésies amoureuses, des élégies ; telles sont les Héroïdes d’Ovide et ses Lettres écrites de Pont. Comme ces compositions ne sont autre chose que des ouvrages de sentiment, tout leur mérite consiste dans la justesse et la vérité de l’expression, et l’on peut y prendre le ton poétique qui convient le mieux au sujet. Mais les épîtres didactiques dont je veux parler admettent rarement beaucoup d’élévation dans le style. Elles ne renferment le plus ordinairement que des observations sur des auteurs, ou sur certains caractères ; le poète ne se propose point d’en former un traité régulier en s’astreignant aux lois rigoureuses de la méthode, il veut seulement jeter par écrit les pensées que lui suggère telle ou telle matière. Dans ces espèces de poésies didactiques, il importe d’observer rigoureusement ce précepte d’Horace :

Quidquid præcipies, esto brevis.

Presque toute la grâce d’une satire ou d’une épître dépend de la rapidité et de la concision du style. Ces qualités leur donnent quelque chose de vif et de mordant qui frappe l’imagination et soutient l’attention. Leur mérite consiste aussi beaucoup dans le choix et la fidélité des caractères qu’on y retrace. Comme ces compositions ne peuvent pas être relevées par les ornements qui appartiennent à la poésie descriptive, l’on s’attend à en être dédommagé par des peintures agréables et vraies des hommes et de leurs mœurs. L’on aime encore à y trouver ce tour piquant et ingénieux qui ne convient pas aux compositions poétiques d’un rang supérieur, mais qui, dans celles-ci, est toujours à sa place, et y produit toujours un très bon effet.

Les épitres morales de M. Pope réunissent toutes ces qualités, et doivent être considérées comme des modèles presque parfaits de ce genre de poésie. Il semble y avoir déployé toute la force de son génie, car il paraît plus faible dans ses ouvrages poétiques d’un genre plus relevé. Dryden, quoique bien moins correct, l’emporte sur lui pour l’enthousiasme, la force, le feu et la richesse. L’on peut à peine croire que le premier ait été capable d’écrire un poème épique ou une tragédie ; cependant aucun poète ne l’a surpassé dans cette espèce de poésie qui, sans s’élever trop haut, se soutient dans une moyenne région. Sa traduction de l’Iliade est la plus élégante et la plus parfaite que nous ayons d’aucun ouvrage en vers, c’est un monument durable qu’il a élevé à sa gloire. Son Épître d’Héloïse à Abailard, et ses vers à la mémoire d’une femme infortunée, nous prouvent qu’il savait exprimer les sentiments les plus tendres. Ce sont presque les seules productions de ce genre qu’il nous ait laissées, mais ce sont des chefs-d’œuvre. Les qualités qui distinguent éminemment M. Pope, c’est le jugement et l’esprit, auxquels il savait joindre une expression heureusement concise, et une versification très harmonieuse. Ces qualités ont fait de son poème intitulé la Boucle de cheveux enlevée l’ouvrage le plus parfait qui soit écrit dans un style vif et enjoué. Ses poèmes sérieux, comme son Essai sur l’homme et ses Épîtres morales, ne laissent voir qu’autant d’esprit qu’il en faut pour prêter des charmes aux réflexions les plus graves. Ses imitations d’Horace sont entre autres si heureuses, qu’on ne sait ce qu’on doit admirer le plus de l’original ou de la copie. Ses peintures de caractères sont pleines de naturel et de vivacité, et aucun écrivain n’a employé avec plus talent ce style rapide et concis qui donne tant d’énergie à la satire et à l’épître en vers. Nous ne sentons jamais mieux le bon effet de la rime dans les vers anglais, qu’en lisant cette partie des ouvrages de Pope ; nous voyons combien elle ajoute au style, combien elle lui donne d’élévation ; mais il sait la ménager avec tant d’art, qu’elle semble ne lui causer jamais le moindre embarras, et ajouter, au contraire, à la vigueur de son expression. Il nous apprend lui-même qu’il donnait dans ses vers rimés plus de concision et, par conséquent, plus de force à ses observations morales, qu’il n’aurait pu le faire en prose.

Le docteur Young occupe parmi les poètes moraux et didactiques un rang trop distingué pour que nous ne fassions pas ici mention de ses ouvrages, qui portent tous l’empreinte d’un grand génie. Son Amour de la renommée, ou la Passion universelle, réunit cette concision rapide du style, et cette peinture frappante des caractères qui produisent un si bon effet dans les poèmes satiriques et didactiques. On a trouvé qu’il cherchait trop à faire briller son esprit, ou à donner une tournure piquante à ses phrases ; cependant la vivacité de son imagination est telle, qu’il intéresse constamment son lecteur. Dans ses Nuits, son expression est éminemment énergique ; les trois premières renferment des passages très pathétiques, et dans toutes il a su placer à propos de belles images, des allusions heureuses, et de pieuses réflexions. Mais les sentiments y sont quelquefois outrés, et rendus avec trop d’emphase ; le style en est souvent trop pénible et trop obscur pour être toujours agréable.

Boileau est incontestablement le meilleur des poètes didactiques français. Ses critiques n’ont voulu lui accorder que peu d’originalité dans le génie, et peu de verve25 ; cependant son Art poétique, ses Satires et ses Épîtres sont des ouvrages d’un mérite supérieur, non seulement par la profondeur des pensées et la solidité des jugements, mais encore par la pureté et l’élégance de l’expression poétique, et par l’heureuse imitation des écrivains de l’antiquité.

Je passe de la poésie didactique à la poésie descriptive, qui ouvre une si belle carrière au génie. Par poésie descriptive, je ne veux point désigner une espèce ou une forme particulière de composition, parce qu’il n’en est aucune de quelque étendue qui soit purement descriptive, c’est-à-dire dans laquelle le poète n’ait uniquement voulu que décrire, sans qu’un récit, une action ou un sentiment forme le sujet principal de son ouvrage. Les descriptions sont plutôt des ornements que des sujets de poèmes ; et quoiqu’elles ne forment que bien rarement des pièces isolées et détachées, elles occupent une place si importante dans tous les genres de poésie, dans les compositions pastorales, lyriques, didactiques, épiques et dramatiques, que nous avons dû leur consacrer ici quelques instants d’attention.

Une description donne la mesure de l’imagination d’un poète, et fait discerner le génie supérieur et original du génie secondaire et imitateur. Lorsqu’un écrivain médiocre veut peindre la nature, il lui semble toujours qu’elle ait été épuisée par ceux qui l’ont précédé dans la carrière ; il ne trouve rien de neuf, rien de particulier dans l’objet dont il essaye de tracer l’image ; les idées qu’il s’en forme sont vagues et obscures, ses expressions sont nécessairement communes et faibles. Ce sont des mots qu’il nous donne, bien plus que des idées ; le langage dont il se sert est bien celui qui convient à une description poétique, mais l’objet qu’il décrit ne nous apparaît que d’une manière confuse. Le vrai poète, au contraire, place les objets mêmes sous nos yeux ; il en saisit les traits éminemment distinctifs, leur prête les couleurs de la vie et de la réalité, et les met si bien dans leur vrai jour, qu’un peintre pourrait les copier d’après lui. Ce beau talent est essentiellement le fruit d’une imagination vive sur laquelle les objets produisent au premier instant une expression profonde ; un heureux choix des circonstances dans les descriptions en transmet l’énergie à l’imagination des lecteurs.

Le grand art d’une description pittoresque consiste donc dans le choix des circonstances. Premièrement, elles ne doivent pas être si vulgaires ou si communes qu’elles méritent à peine l’attention ; il faut qu’elles soient, autant que possible, neuves, originales, intéressantes, et capables de frapper l’imagination. En second lieu, elles doivent particulariser assez bien l’objet décrit pour le désigner d’une manière forte et prononcée. Une description qui ne comprend que des qualités générales, ne saurait avoir aucun mérite ; car des abstractions ne sont pas toujours très faciles à concevoir, et les caractères particuliers donnent seuls des idées distinctes. En troisième lieu, toutes les circonstances, dans une description, doivent avoir les mêmes proportions, et tendre au même but ; c’est-à-dire que si l’on veut agrandir ou embellir un objet, toutes les circonstances doivent avoir quelque chose de grand ou d’agréable, de manière à produire toutes ensemble sur l’imagination une impression égale. Enfin elles doivent être exprimées de la manière la plus concise et la plus simple ; car si on les exagère ou qu’on s’y arrête trop longtemps, on ne manque jamais d’affaiblir l’impression que l’on se proposait de produire. La brièveté ajoute beaucoup à la vivacité. Quelques exemples vont rendre ces règles générales plus sensibles.

Je ne connais, en aucune langue, de compositions descriptives plus étendues et plus complètes que celles du poème des Saisons, de M. Thomson, ouvrage d’un très grand mérite. Le style brillant et fort en est quelquefois un peu dur ; on lui a même reproché de manquer d’aisance et de clarté. Mais, malgré ces défauts, Thomson est un poète descriptif plein d’énergie et de beautés, parce qu’il possède un cœur sensible et une imagination ardente. Il avait étudié la nature avec soin, et s’appliquait à la copier avec fidélité. Vivement épris de ses charmes, il décrivait ce qu’il sentait, et savait transmettre aux autres les impressions qu’il éprouvait. Il est impossible qu’une personne de goût lise une de ses saisons sans éprouver des sentiments et des idées analogues à ceux que cette saison inspire. Je pourrais citer de lui un grand nombre de descriptions magnifiques, telles que celles d’une averse au printemps, d’un matin d’été, ou de l’homme qui périt au milieu des neiges ; mais j’aime mieux rapporter un passage d’un autre genre, pour montrer combien une seule circonstance bien choisie peut embellir et donner de la vérité à une description. Dans le chant consacré à l’été, en racontant les effets de la chaleur sous la zone torride, il se trouve naturellement conduit à rappeler cette peste qui, devant Carthagène, détruisit la flotte anglaise que commandait l’amiral Vernon ; puis il ajoute :

                     You, gallant Vernon, saw
The miserable scene ; you pitying saw
To infant weakness sunk the warrior’s arm ;
Saw the deep racking pang ; the ghastly form ;
The lip pale quiv’ring ; and the beamless eye,
No more with ardour bright, you heard the groans
Of agonizing ships from shore to shore ;
Heard nightly plunged, amid the sullen waves,
The frequent corse.
(V. 1050.)

« Vous fûtes témoin de cette scène d’horreur, brave Vernon ; vous vîtes nos guerriers affaiblis devenir semblables à des enfants ; vous les vîtes en proie aux convulsions de la douleur : leurs traits étaient altérés, leurs lèvres pâles et tremblantes, et le feu du courage ne brillait plus dans leurs yeux ; vous entendîtes les soupirs de l’agonie se prolonger d’un vaisseau à l’autre. Lorsqu’à l’entrée de la nuit on jetait tristement à la mer une multitude de cadavres, ce bruit sinistre retentissait dans votre âme. »

(Trad. de M. Deleuze.)

Comme les circonstances sont heureusement choisies pour nous faire sentir toute l’horreur de ce spectacle ! Mais le dernier trait est le plus frappant du tableau. Nous sommes conduits à travers des scènes lugubres jusqu’au moment où la mortalité s’étend sur la flotte. Pour décrire cette situation affreuse, un poète vulgaire n’aurait pas manqué de multiplier les expressions exagérées, et de peindre les victoires nombreuses de la mort et ses trophées accumulés. Mais l’imagination est bien plus fortement frappée de cette seule circonstance des cadavres qu’à l’entrée de chaque nuit on jette à la mer, et du bruit uniforme de leur chute, qui retentit tant de fois dans l’âme du malheureux amiral :

Heard nightly plunged, amid the sullen waves,
The frequent corse26.

Le conte de l’Ermite, par M. Parnell, est surtout remarquable par la beauté des descriptions. Le tableau de l’ermite quittant sa retraite pour visiter le monde, la rencontre qu’il fait d’un compagnon de voyage, les maisons dans lesquelles ils sont successivement reçus, celles de l’homme vain, de l’homme avide, de l’homme bon, sont des morceaux de peinture admirables touchés par un pinceau habile et délicat ; l’on n’y trouve aucune teinte inutile, et ils nous représentent les objets avec une ressemblance frappante. Mais de tous les poèmes écrits en anglais en style descriptif, les plus riches et les plus remarquables sont l’Allegro et le Penseroso de Milton. Ces deux poèmes, de peu d’étendue, mais d’une beauté inimitable, offrent, l’un des images gaies, l’autre des images mélancoliques aussi parfaites qu’on peut le désirer. Ce sont, en quelque sorte, de vastes collections où les poètes ont ensuite puisé des richesses pour embellir leurs descriptions. Ces deux poèmes seuls me fourniraient assez d’exemples pour prouver ce que j’ai avancé sur l’importance d’un choix heureux de circonstances dans un ouvrage descriptif. Je ne citerai que ce passage du Penseroso :

                               I walk unseen
On the dry, smooth-shaven green,
To behold the wandering moon,
Riding near her highest noon ;
Like one that had been led astray
Through the heav’n’s wide pathless way,
And oft, as if her head she bow’d,
Stooping through a fleecy cloud.
Oft, on a plat of rising ground,
I hear the far-off curfew sound,
Over some wide water’d shore,
Swinging slow with sullen roar :
Or, if the air will not permit,
Some still remov’d place will fit,
Where glowing embers through the room
Teach light to counterfeit a gloom ;
Far from all resort of mirth,
Save the cricket on the hearth,
Or the bellman’s drowsy charm
To bless the doors from nightly harm :
Or let my lamp, at midnight hour,
Be seen in some high lonely tow’r
Where I may oft outwatch the Bear,
With thrice great Hermes, or unsphere
The spirit of Plato, to unfold
What, worlds, or what vast regions hold
The immortal mind, that hath forsook
Her mansion in this fleshly nook :
And of those demons that are found
In fire, air, flood, or under ground.

« Je me promène solitaire dans cette plaine que recouvre un doux gazon ; j’y contemple l’astre des nuits, qui, au milieu de sa carrière, paraît égaré dans cette immense voûte du ciel que ne traverse aucune route ; il semble quelquefois incliner sa tête pour se cacher dans des flocons de nuages. Souvent, sur le penchant d’une colline, j’écoute le son lointain de la cloche du soir ; il se balance lentement d’un bord à l’autre du vallon. Si la rigueur de la saison m’oblige à chercher un asile plus retiré, je le trouve auprès de ce foyer dont la faible lueur semble ajouter encore à l’obscurité d’une chambre silencieuse. Les accents de la joie n’arrivent point jusque-là ; mes oreilles ne sont frappées que par les cris aigus et répétés du grillon, et par la voix du guet qui écarte de nos maisons les crimes qu’enfantent les ténèbres. Ou bien, à la clarté de ma lampe, sur le sommet d’une tour isolée, plus vigilant que l’étoile du pôle, j’évoque le grand Hermès ou le génie de Platon ; je leur demande quel monde, quelles vastes régions habite l’âme immortelle, lorsqu’elle s’est dégagée de sa prison obscure, de son enveloppe charnelle ; je leur demande quels esprits habitent l’air, le feu, l’onde, ou les entrailles de la terre. »

Dans tout ce passage, point de termes généraux, point d’expressions insignifiantes. Tout est particularisé, tout est pittoresque ; rien n’est forcé, rien n’est exagéré. C’est un style simple, c’est une série d’images fortes et expressives, faites pour produire sur l’imagination des impressions de même nature, et rappeler des idées également tristes et mélancoliques : la promenade au clair de lune, le son lointain de la cloche du soir, la dernière clarté du foyer qui s’éteint, le cri du guet et cette lampe dont, à minuit, on aperçoit la lueur sur le haut d’une tour écartée. Remarquons encore combien le poète est concis dans son expression. Il ne s’arrête trop longtemps sur aucune circonstance ; il la décrit en peu de mots, et la quitte après l’avoir produite au lecteur sous son point de vue le plus frappant, le plus complet et le plus clair.

« De son casque et de son bouclier, » dit Homère, en décrivant un de ses héros (Diomède) au moment du combat, « de son casque et de son bouclier sortait continuellement un feu semblable à celui de l’astre brillant de l’automne, qui jette une lumière plus étincelante après s’être baigné dans l’Océan27. » Voilà qui est vif et concis ; mais, sous la main de M. Pope, cette image perd toute sa force, et se noie dans quatre vers pompeux, qui la reproduisent trois fois en termes différents.

High on his helm celestial lightnings play ;
His beamy shield emits a living ray ;
Th’ unwearied blaze incessant streams supplies,
Like the red star that fires th’ autumnal skies.

« De célestes éclairs partent du haut de son casque ; son bouclier rayonnant lance une vive lumière ; la flamme brillante jaillit sans cesse comme l’étoile rouge qui embrase le ciel d’automne. »

Il faut observer qu’en général la concision produit un très bon effet dans les descriptions graves et majestueuses ; celles qui ont pour objet des scènes gaies ou gracieuses peuvent être étendues et prolongées, parce que leur principal mérite ne consiste pas dans leur force. Mais si l’on veut produire une impression sublime ou pathétique, c’est à paraître énergique qu’il faut s’appliquer avant tout. Il faut s’emparer de l’imagination tout entière, et l’on y réussit bien mieux par une seule image vive et forte que par des développements minutieux et recherchés. « Ses traits étaient obscurs et sans formes, » dit Ossian en parlant d’un esprit ; « on distinguait à travers son corps la pâle lueur des étoiles ; trois fois il soupira sur le héros, et trois fois les vents de la nuit firent entendre à l’entour leurs mugissements. »

Observons encore que le poète, pour embellir une description d’objets inanimés dont la nature lui fournit le modèle, y doit toujours introduire quelques êtres vivants. Des scènes mortes ou une nature inerte n’ont presque aucun charme pour nous, si, en répandant l’action et la vie, le poète ne sait leur attacher un sentiment. C’est une vérité dont les meilleurs peintres ont senti toute l’importance ; aussi est-il rare de trouver un beau tableau de paysage sans quelque personnage qui anime la scène, soit comme acteur, soit seulement comme spectateur.

Hic gelidi fontes, hic mollia prata, Lycori,
Hic nemus, hic ipso tecum consumerer ævo.

Ici, ma Lycoris, sont de fraîches fontaines ;
Ici, tu foulerais le vert tapis des plaines ;
Ici, des bois sacrés cacheraient nos amours :
Que n’y puis-je avec toi consumer tous mes jours !
(Trad. de Tissot.)

Le dernier de ces deux beaux vers de Virgile est le plus touchant, parce qu’il mêle au détail d’une scène champêtre l’intérêt qu’inspirent deux amants. Si, à la manière de nos auteurs modernes, le poète eût fait une longue description des fontaines, des forêts et des prairies, il n’eût toujours donné qu’un morceau fort insipide, sans ce dernier trait qui, en peu de mots, intéresse le cœur aux beautés du paysage :

Hie ipso tecum consumerer ævo.

C’est une grande beauté de l’Allegro de Milton, que tout y soit animé, et qu’il s’y représente sans cesse de nouveaux personnages28.

J’ai dit que chaque objet, dans une description, devait être, autant que possible, particularisé d’une manière assez exacte pour que l’idée que l’on s’en forme fût à la fois complète et distincte. L’imagination se représente plus clairement telle colline, tel lac, telle rivière, spécialement désignés, qu’une colline, un lac ou une rivière, pris dans un sens général. C’est ce qu’ont bien senti plusieurs écrivains de l’antiquité. Ainsi, dans le Songe de Salomon, cette belle composition pastorale, les images sont presque toutes particularismes par les objets auxquels elles font allusion : c’est la rose de Saron, le lis des vallées, les troupeaux qui paissent sur le mont Galaad, le ruisseau qui coule du Liban : Veni de Libano, sponsarnea, veni de Libano ; veni, coronaberis ; de capite Amana, de vertice Sanir et Hermon ; de cubilibus leonum, de montibus pardorum. (Cant. canticorum, c. 4, v. 8.) Il en est ainsi dans Horace :

Quid dedicatum poscit Apollinem
Vates ? quid orat de patera uovum
    Fundens liquorem ? non opimas
        Sardiniæ segetes feracis ;
Non æstuosæ grata Calabriae
Armenta : non aurum, aut ebur indicum :
    Non rura quæ Liris quieta
        Mordet aqua, taciturnus amnis.
(Carm. lib. I, ode 31.)
Quels vœux fait le poète au temple d’Apollon ?
Que lui demande-t-il, lorsque sa main fidèle
Répand en son honneur une liqueur nouvelle ?
Ce n’est point d’Olbia l’abondante moisson,
L’ivoire de l’Indus, ni les champs de Sicile,
Ni ceux que le Liris ronge d’un flot tranquille.
(Trad. de Daru.)

Homère et Virgile possédaient au plus haut degré l’art de décrire. Virgile, dans le second livre de l’Énéide, fait un tableau si frappant du siège et de l’incendie de Troie, les détails en sont si bien choisis, si bien représentés, que le lecteur croit se trouver lui-même au milieu de cette scène horrible. La mort de Priam est surtout un chef-d’œuvre ; lorsque le vénérable monarque apprend que les ennemis se sont emparés de la ville, il revêt ses armes ; il rencontre sa famille éplorée qui cherche un asile auprès de l’autel élevé dans la cour du palais, et bientôt entoure son illustre chef ; il voit avec indignation Pyrrhus égorger l’un de ses fils, et lui lance un trop faible javelot ; Pyrrhus, dans sa fureur brutale, donne la mort à l’infortuné vieillard. Chaque circonstance est retracée de main de maître et sous les couleurs les plus touchantes. On trouve encore de magnifiques modèles de descriptions poétiques dans les batailles d’Homère et dans les tableaux que fait Milton des demeures célestes et des régions infernales. Les pinceaux d’Ossian sont brillants et vigoureux ; il ne multiplie pas les incidents ; son principal mérite est de peindre au cœur. Cette description des ruines de Balclutha est une des plus belles de l’ouvrage :

« I have seen the walls of Balclutha, but they were desolate. The fire had resounded within the halls, and the voice of the people is now heard no more. The stream of Elutha was removed from its place by the fall of the valls ; the thistle shook there its lonely head ; the moss whistled to the wind. The fox looked out of the window ; the rank grass waved round his head. Desolate is the dwelling of Moina. Silence is in the house of her fathers. »

« J’ai vu la ville de Balclutha, mais elle était abandonnée. La flamme avait ravagé les maisons, la voix de l’homme ne s’y faisait plus entendre. Son fleuve avait été détourné de son cours par la chute des murailles. Partout le chardon élevait sa tête solitaire, et la mousse épaisse frémissait au souffle des vents. Les animaux sauvages habitaient la demeure de l’homme, leurs têtes se montraient au milieu des ruines et de l’herbe épaisse dont elles étaient couvertes. Elle est déserte la demeure de Moïna, et le silence habite le palais de ses pères. »

(Trad. de Letourneur.)

Nous ne pouvons pas oublier de parler ici de Shakspeare, qui tient d’une main si savante le pinceau de la nature. Il excelle, il est vrai, dans ses tableaux de mœurs et de caractère ; cependant ses scènes sont presque toujours parfaitement choisies, et il les peint d’un seul trait de la manière la plus heureuse. C’est ainsi que dans ce vers charmant du Marchand de Venise, il offre en bien peu de mots à l’imagination un tableau plein de grâce et de naturel :

How sweet the moon-light sleeps upon this bank !
Here will we sit…

« Comme sur ce rivage repose doucement le clair de lune ! asseyons-nous ici. »

Un heureux choix d’épithètes contribue surtout à embellir une description poétique, et c’est ce que beaucoup de poètes ont trop négligé. Souvent ils ne se servent des épithètes que pour remplir le vers ou la rime, aussi sont-elles presque toujours superflues ou insignifiantes. Ces mots de pur remplissage, au lieu de rien ajouter à une description, ne font que l’embarrasser ou l’affaiblir ; et j’ai bien peur qu’il ne faille ranger dans cette classe les liquidi fontes de Virgile, et les prata canis albicant pruinis d’Horace ; car ne placer une épithète que pour dire que l’onde est transparente, ou que la neige est blanche, c’est une véritable tautologie. Il faut qu’une épithète ajoute une idée nouvelle au mot qu’elle qualifie, ou modifie la signification de ce mot, en l’affaiblissant ou en lui donnant plus de force et d’étendue. C’est ce qu’a fait Milton dans ce passage :

        Who shall tempt with wandering feet
The dark unbottom’d, infinite abyss,
And through the palpable obscure find out
His uncouth way, or spread his aery flight,
Upborne with undefatigable wings,
Over the vast abrupt ?
(Parad. lost, book II, v. 404.)
Qui de nous, poursuivant ce pénible voyage,
Seul pourra, dans l’abîme et dans l’immensité,
Percer de l’infini la vaste obscurité,
S’avancer, s’enfoncer dans cette nuit palpable ?
Qui pourra, s’élevant d’une aile infatigable,
Monter, monter sans cesse, et d’un vol assuré
Arriver triomphant au terme désiré ?
(Trad. de Delille.)

Il est évident que les épithètes employées dans ce passage donnent de la force à la description, et la rendent en même temps plus intelligible. The wandering feet [les pieds errants sans appui], the unbottomed abyss [l’abîme sans fond], the palpable obscure [l’obscurité palpable], the uncouth way [la route périlleuse], the indefatigable wings [les ailes infatigables], sont des expressions qui rendent les images plus complètes et plus distinctes.

Il est des épithètes que l’on pourrait appeler générales, qui paraissent d’abord ajouter quelque chose à la signification du mot auquel elles sont jointes, mais qui, effectivement, laissent cette signification si vague et ont été d’ailleurs si rebattues dans la langue des poètes, qu’elles en sont devenues tout à fait insipides. Telles sont : « La discorde cruelle, l’envie odieuse, les chefs puissants, la guerre sanglante, l’ombre ténébreuse, les scènes lamentables, » et mille autres semblables que l’on rencontre par hasard et de loin en loin chez les meilleurs poètes ; mais que les poètes médiocres prodiguent à l’envi, comme si c’étaient les seules sources où ils pussent puiser leur sublime apprêté. Ces épithètes donnent au langage une espèce d’emphase qui le fait sortir du ton de la prose ordinaire, mais elles ne jettent pas le moindre jour sur l’objet décrit ; elles surchargent au contraire le style d’une languissante prolixité.

Un poète doué de génie peut quelquefois, par une seule épithète heureusement choisie, rendre une description complète, ou par un seul mot peindre une scène tout entière à l’imagination. Nous en avons une preuve dans ces vers du Lycidas de Milton :

Where were ye, Nymphs, when the remorseless deep
Clos’d over the head of our lov’d Lycidas ?
For neither were ye playing on the steep,
Where your old bards, the famous druids, lie,
Nor on the shaggy top of Mona high,
Nor yet where Deva spreads her wizard stream.

« Nymphes, où étiez-vous lorsque l’impitoyable abime se referma sur la tête de Lycidas ? car vous n’exécutiez point vos danses sur le penchant des montagnes où résidaient vos anciens bardes, les célèbres druides, ni sur les sommets touffus de Mona, ni sur les bords qu’arrosent les eaux enchantées de la Deva. » Au milieu de ces scènes sauvages : « les eaux enchantées de la Deva, » produisent un effet admirable. L’imagination voit dans ce pays désolé une rivière dont les bords ne sont habités que par des magiciens et des enchanteurs. Horace donne une épithète semblable au fleuve Hydaspe. Un homme de bien, dit-il, n’a point d’armes :

Sive per syrtes iter æstuosas,
Sive facturus per inhospitalem
Caucasum, vel quæ loca fabulosus
        Lambit Hydaspes.
(Carm. lib. I, ode 22.)
Le juste met sa force en sa seule innocence ;
Qu’il traverse d’Ammon le désert sablonneux,
Le Caucase, ou l’Hydaspe et ses bords fabuleux,
Le ciel même est chargé du soin de sa défense.
(Trad. de Daru.)

Un commentateur d’Horace mit à la place de l’épithète fabulosus, celle de sabulosus [sablonneux]. Il substituait ainsi, par le manque de goût le plus étrange, l’image commune et triviale d’une rivière sablonneuse à l’image poétique d’un fleuve qui a été le témoin de tant d’aventures fabuleuses.

Virgile s’est servi d’une épithète à la fois belle et heureuse dans ces vers où il nous apprend pourquoi Dédale n’a pu graver la chute fatale de son fils Icare sur les portes d’or du temple d’Apollon :

Bis conatus erat casus effingere in auro ;
Bis patriæ cecidere manus.
(Æneidos lib. VI, v. 32.)
Deux fois repris en vain, son impuissant ciseau
Veut tracer de son fils l’aventure cruelle,
Et deux fois il échappe à la main paternelle.
(Trad. de Delille.)

Ces exemples et les observations dont je les ai accompagnées, pourront donner une idée exacte des qualités que doit réunir une description véritablement poétique. Défions-nous du talent d’un auteur qui toujours affecté, toujours emphatique, surcharge son style d’expressions vagues ou d’épithètes triviales afin de nous donner une plus haute idée de son sujet, qu’après tous ses efforts nous avons encore bien de la peine à concevoir distinctement. Les poètes qui savent le mieux décrire sont les plus simples et les plus concis. Ils peignent si bien et si juste, qu’au premier coup d’œil notre imagination se frappe et s’allume. L’objet qu’ils tracent, un peintre ou un sculpteur pourrait l’exécuter d’après eux, et c’est la preuve la plus évidente et la plus certaine du mérite d’une description.

Lecture XLI.
De la poésie des Hébreux. §

La poésie des Hébreux, ou autrement celle des Écritures sacrées, ne mérite pas moins notre attention qu’aucun des genres de poésie que nous avons examinés jusqu’ici. En ne considérant que ces livres saints comme les plus anciens monuments poétiques que nous ayons, ils sont pour la critique pleins d’intérêt et de curiosité ; ils nous montrent quel était le goût de ces siècles et de ces contrées que le temps a séparés de nous par un intervalle immense ; ils nous offrent un genre de composition magnifique auquel nous n’avons rien à comparer. Considérés comme une inspiration divine, ils ouvrent une vaste carrière à des discussions d’une tout autre nature. Mais nous ne devons les examiner ici que sous le point de vue de la critique, et ce n’est pas sans plaisir que nous verrons que la beauté et la dignité de la composition y répondent à la grandeur et à l’importance du sujet. Ceux qui veulent connaître à fond la matière qui va nous occuper, pourront lire avec fruit le savant traité du docteur Lowth, intitulé De sacra Poesi Hebræorum. C’est un excellent ouvrage, remarquable par son élégance et la justesse des observations critiques qu’il renferme. Comme en traitant ce sujet, je ne puis mieux faire que de suivre les traces de cet auteur ingénieux, j’aurai souvent recours à lui dans la suite de cette Lecture.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans de longs développements pour prouver qu’il existe entre les différents livres de l’Ancien Testament une telle diversité de style, que les uns peuvent être regardés comme des compositions poétiques, et les autres comme des compositions en prose. Si d’un côté les chapitres que renferment la partie historique du peuple de Dieu et la législation de Moïse, sont évidemment écrits en style prosaïque, il n’est pas moins évident que le Livre de Job, les Psaumes de David, le Songe de Salomon, les Lamentations de Jérémie, presque tous les livres des prophètes, et quelques passages de chapitres historiques, portent tous les caractères éminemment distinctifs de la poésie. Il est incontestable que, dans l’origine, cette partie des livres sacrés fut écrite en vers, ou du moins en une espèce de prose soumise à une cadence déterminée. La prononciation des Hébreux nous est aujourd’hui tout à fait inconnue ; aussi ne pouvons-nous être fixés que d’une manière au moins fort imparfaite sur la nature de leur poésie, qui fut pour les savants un long sujet de discussions dans lesquelles nous ne pourrions entrer sans perdre trop longtemps de vue le but que nous nous sommes proposé. En ne prenant même l’Ancien Testament que dans notre traduction, qui est extrêmement littérale, nous trouvons des preuves nombreuses que cet ouvrage fut primitivement écrit en style mesuré, et souvent même nous apercevons encore les membres épars du poète, disjecti membra poetæ. Lisez attentivement l’introduction historique du Livre de Job renfermé dans les deux premiers chapitres, et ensuite le commencement du troisième chapitre dans lequel Job s’exprime lui-même, vous verrez comme est sensible ce passage de la prose à la poésie ; ce ne sont pas seulement les pensées poétiques et le style figuré qui vous en avertissent, c’est l’arrangement des mots et la cadence harmonieuse de chaque phrase. La différence est aussi grande que celle des Commentaires de César à l’Énéide de Virgile. C’en est assez pour nous prouver que les saintes Écritures renferment des compositions poétiques dans le sens le plus rigoureux de ce mot, et je pourrai démontrer dans la suite qu’on y trouve des exemples de presque tous les genres de poésie. Remarquons en passant que cette considération est faite pour jeter beaucoup d’éclat sur l’art du poète ; qui pourra croire, en effet, que ce soit un art frivole et méprisable, celui qu’employèrent des hommes embrasés de l’esprit divin, celui qu’ils choisirent pour annoncer à l’univers les vérités que Dieu leur avait révélées ?

Les Hébreux cultivaient la musique et la poésie depuis un temps très reculé ; on rapporte qu’à l’époque où ce peuple avait des juges pour chefs, il existait des écoles ou des collèges de prophètes, dans lesquels on s’exerçait à chanter les louanges de Dieu en s’accompagnant avec divers instruments. Nous voyons au premier livre des Rois (ch. 10, v. 5), que Samuel dit à Saül qu’il rencontrerait une troupe de prophètes descendant de la montagne où était probablement située cette école, et qui auraient des tambours, des flûtes et des harpes. Et quum ingressus fueris ibi urbem, obvium habebis gregem prophetarum descendentium de excelso, et ante eos psalterium, et tympanum, et tibiam, et citharam. Mais sous le règne de David la musique et la poésie furent portées à leur plus haut degré de perfection. Ce prince attacha quatre mille lévites au service du tabernacle, les divisa en vingt-quatre légions, et mit à la tête de chacune un chef uniquement occupé à chanter des hymnes et à jouer de divers instruments pendant les cérémonies. Asaph, Heman et Jeduth étaient les principaux directeurs de la musique, et il paraît par les titres de quelques psaumes, qu’ils avaient aussi composé des hymnes et des poèmes sacrés. On trouve dans le chapitre 25 du livre ier des Chroniques, quelques détails sur les institutions de David relatives à la musique et à la poésie sacrée, et aucune nation, peut-être, ne déploya plus de pompe et de magnificence dans cette partie du culte public.

La poésie hébraïque est originale et tout à fait particulière dans sa construction. Elle consiste à diviser chaque période en membres presque toujours d’une égale étendue, et qui se correspondent mutuellement pour le sens et pour le son. Le premier membre de la période renferme l’expression d’un sentiment ou d’une pensée, le second membre est la répétition de cette même pensée en d’autres termes, ou son développement, ou même son contraste, mais de manière que l’un et l’autre membre présentent la même construction et presque le même nombre de mots. Telle est, en général, la forme de la poésie des Hébreux. Il suffit d’ouvrir l’Ancien Testament pour s’en convaincre. Ainsi, dans le psaume xcvii :

Cantate Domino canticum novum : quia mirabilia fecit.

Notum fecit Dominus salutare suum : in conspectu gentium revelavit justitiam suam.

Jubilate Deo omnis terra : cantate, et exsultate, et psallite.

Psallite Domino in cithara, in cithara et voce psalmi : in tubis ductilibus, et voce tubæ corneæ.

Judicabit orbem terrarum in justitia, et populos in æquitate.

C’est à cette forme particulière que nos versions, même en prose, sont redevables d’une sorte de tournure poétique ; car ces versions, en nous donnant l’original mot pour mot, ont dû conserver la structure et l’ordre des phrases, de manière que cette correspondance alternative de chaque partie est restée assez sensible à l’oreille pour faire prendre au style un ton plus cadencé que celui de la prose ordinaire.

Il faut chercher l’origine de ce mode poétique dans la manière dont les Hébreux chantaient leurs hymnes sacrées. La musique accompagnait leurs chants, et cette musique était exécutée par deux chœurs ou autrement deux bandes de musiciens qui se répondaient alternativement. Lorsque l’un des chœurs, par exemple, commençait ainsi : Dominus regnavit, exsultet terra, l’autre continuait en chantant la seconde partie du verset : Lœtentur insulæ multæ. Le premier reprenait : Nubes et caligo in circuitu ejus, le second continuait : Justitia et judicium correctio sedis ejus. C’est ainsi que leur poésie mise en musique se divisa naturellement en strophes et en antistrophes successives, et telle est probablement l’origine des antiennes et des répons en usage dans le service public de presque toutes les églises chrétiennes.

Il est expressément dit, dans l’Esdras, que les lévites chantaient alternativement [alternatim], et l’on voit assez que la plupart des psaumes de David n’ont été composés que pour être chantés de cette manière. Le psaume xxiii, entre autres, que l’on présume avoir été composé pour cette importante et solennelle occasion du transport de l’arche dans le temple du Saint des saints, devait produire un bien grand effet, lorsqu’il était chanté selon cette méthode ; c’est ce qu’a démontré le docteur Lowth. On y suppose que tout le peuple assiste à la procession. Les lévites et les chanteurs, divisés par bandes et accompagnés de divers instruments de musique, ouvrent la marche. Après les deux premiers versets, qui servent d’introduction au psaume, la procession s’avance vers la montagne sacrée, et l’un des deux chœurs fait cette question : Quis ascendet in montem Domini ? aut quis stabit in loco sancto ejus ? Aussitôt les deux chœurs répondent ensemble avec la plus grande dignité : Innocens manibus et mundo corde, qui non accepit in vano animam suam, nec juravit in dolo proximo suo. Lorsque la procession est près des portes du tabernacle, les deux chœurs, soutenus par les instruments, s’écrient à la fois : Attollite portas, principes, vestras, et elevamini, portæ æternales ; et introibit rex gloriæ. Ici un demi-chœur demande d’une voix plus basse : Quis est iste rex gloriæ ? et au moment où l’arche est introduite dans le tabernacle, le chœur tout entier répond : Dominus fortis et potens : Dominus potens in prælio. J’ai choisi cet exemple de préférence à aucun autre, afin de montrer en même temps que, pour sentir toute la grâce et toute la richesse des poésies sacrées, et même de tous les poèmes en général, il faudrait bien connaître les occasions particulières pour lesquelles ils ont été composés ; et que la plupart des beautés de l’Écriture sont perdues pour nous, parce que nous n’avons pas des connaissances assez exactes sur les mœurs et les coutumes religieuses des Hébreux.

Cette méthode de composition par versets correspondants, adoptée une fois dans les hymnes et dans la poésie musicale des Juifs, s’introduisit bientôt dans toutes leurs autres poésies, bien qu’elles ne fussent pas destinées à être chantées en chœur, et que, par conséquent, cette coupe n’y fût point strictement nécessaire. Mais leurs oreilles y étaient familiarisées ; et, d’ailleurs, ce mode donnait au style quelque chose de majestueux et de solennel qui convenait parfaitement bien aux sujets sacrés ; voilà pourquoi nous le retrouvons dans les livres des prophètes aussi bien que dans les psaumes de David. Nous en prendrons un exemple dans le prophète Isaïe (c. 60, v. 1 et 2) :

Surge, illuminare, Jerusalem : quia venit lumen tuum, et gloria Domini super te orta est.

Quia ecce tenebræ operient terram, et caligo populos : super te autem orietur Dominus, et gloria ejus in te videbitur.

Ce mode est un des principaux caractères de l’ancienne poésie hébraïque, en cela bien différente, et même tout à fait opposée à la poésie des Grecs et des Romains.

Indépendamment de sa forme particulière, la poésie sacrée est encore remarquable par la beauté, la force, la concision et la hardiesse des expressions figurées.

La concision et la force en sont les deux qualités essentielles. On serait d’abord tenté de croire que l’usage des poètes hébreux d’amplifier ou de développer la même pensée en la répétant, en d’autres termes, ou en lui opposant un contraste, dut contribuer à affaiblir leur style ; mais ils s’y prenaient de manière à éviter cet inconvénient. Leurs périodes sont toujours très courtes ; ils n’y laissaient presque jamais entrer de mots superflus, et ne s’arrêtaient pas longtemps sur la même pensée. C’est à cette sobriété d’expression, c’est à leur extrême concision que leur poésie doit presque tout ce qu’elle a de sublime, et les poètes qui veulent s’élever à cette hauteur feront bien de chercher à imiter sous ce rapport le style de l’Ancien Testament. Car, et j’ai déjà eu l’occasion de le faire remarquer, le sublime n’a pas de plus grand ennemi que la prolixité. L’imagination ne saisit jamais mieux toute la grandeur d’une idée qu’on lui présente, que lorsque cette idée tout entière la frappe au même instant. Vouloir prolonger une impression, c’est l’affaiblir. Chez tous les anciens peuples, les meilleurs poètes étaient simples et concis ; c’est aux imitateurs sans génie que l’on doit les superfluités et les redondances du style.

Aucun ouvrage n’est plus rempli de figures hardies et animées que les livres saints. Il convient de nous arrêter un instant sur ce genre de mérite, parce que, ayant ces livres entre les mains dès notre plus bas âge, nous nous familiarisons plus volontiers avec les mots qu’ils renferment, que nous ne cherchons à en approfondir le sens ; en sorte que nous passons indifféremment sur des beautés de style qui, dans un autre ouvrage, attireraient toute notre attention. Les métaphores, les comparaisons, les allégories, les personnifications y sont très multipliées. Mais, pour les apprécier, il faut, autant que possible, nous transporter en imagination au sein de la Judée, et mettre sous nos yeux les lieux et les objets avec lesquels les Hébreux étaient sans cesse en relation. C’est ce qu’il faut toujours observer lorsqu’on entreprend de juger les productions d’un poète étranger ou qui vivait à une époque déjà loin de nous. Car un bon poète s’applique à copier la nature et les hommes, autrement ses productions seraient sans grâce et sans vie. Aussi, pour apprécier la vérité de ses tableaux, il est nécessaire de nous placer dans la situation où il se trouvait lui-même. En examinant les poètes hébreux sous ce rapport, nous trouverons que leurs métaphores et leurs comparaisons peignent admirablement la nature de leur contrée, ainsi que leurs arts et leurs mœurs.

La nature présente jusqu’à un certain point le même aspect aux poètes de tous les siècles et de tous les pays. La lumière et les ténèbres, les arbres et les fleurs, les forêts et les campagnes cultivées, leur inspirent également de belles figures poétiques. Mais, pour apprécier ces figures chez les poètes sacrés, il ne faut pas perdre de vue qu’il en est un grand nombre qui se rapportent à quelque effet particulier de la nature dans la partie du globe qu’ils habitaient. Ainsi, pendant l’été, la pluie ne venait presque jamais rafraîchir la terre ; et, lorsque les chaleurs se prolongeaient, le pays était en proie à une sécheresse cruelle ; le manque d’eau était un malheur affreux ; s’il survenait une pluie abondante, si une fontaine jaillissait tout à coup, l’aspect de la nature était changé ; et ces événements produisaient des sensations de plaisir bien plus vives qu’ils n’en produiraient dans toute autre circonstance. Aussi, pour peindre le malheur, ils font souvent allusion à « une terre sèche, altérée, ou privée d’eau depuis longtemps. » Pour exprimer le changement de l’adversité au bonheur, leurs métaphores sont : une averse inattendue, ou une source qui jaillit dans le désert. Nous le voyons dans Isaïe (c. 35, v. 1, 6, 7) :

Lætabitur deserta et invia, et exsultabit solitudo, et florebit quasi lilium… Tunc saliet sicut cervus claudus, et aperta erit lingua mutorum : quia scissæ sunt in deserto aquæ, et torrentes in solitudine. Et quæ erat arida erit in stagnum et sitiens in fontes aquarum. In cubilibus in quibus prius dracones habitabant, orietur viror calami et junci. Ces sortes d’images se reproduisent souvent dans les livres d’Isaïe.

D’un autre côté, comme la Judée était un pays montueux, elle était exposée, pendant la saison des pluies, à de fréquentes inondations occasionnées par la chute soudaine des torrents qui ravageaient tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage ; et le Jourdain, la seule rivière un peu considérable qui arrosât ce pays, se débordait chaque année, et couvrait de ses eaux une étendue considérable. Voilà pourquoi l’on trouve dans l’Écriture de si fréquentes allusions au bruit des torrents et à la violence des eaux débordées ; voilà pourquoi les grandes calamités étaient si souvent assimilées aux ravages d’un torrent, et, dans ces contrées, de semblables images devaient être très frappantes. Abyssus abyssum invocat, in voce cataractarum tuarum. Omnia excelsa tua, et fluctus tui super me transierunt. (Psalmus xli, v. 9.)

Les deux montagnes les plus considérables de la Judée étaient le Liban et le Carmel. Le premier, fameux par sa hauteur et par les forêts de cèdres majestueux dont il était couvert ; le second, célèbre par sa beauté et par l’excellence des vignes et des oliviers qu’on y cultivait. Aussi le Liban est l’image de tout ce qui est grand, fort, magnifique ; le Carmel, de tout ce qui est gracieux et beau. Gloria Libani : data est ei ; decor Carmeli. (Isaïe, c. 35, v. 2.) Le Liban est souvent pris métaphoriquement pour tout l’État ou tout le peuple d’Israël, pour le temple, pour le royaume d’Assyrie ; le Carmel est souvent pris de même pour l’image du bonheur et de la paix : Species ejus ut Libani, erectus ut cedri, dit Salomon (Cant. canticorum, c. 5, v. 15) en parlant de la majesté de la stature de l’homme ; mais, s’il veut peindre la beauté d’une femme, il la compare au mont Carmel, caput tuum ut Carmelus (Cant. canticorum, c. 7, v. 5).

Il faut encore observer que, dans la peinture des sentiments imposants et terribles, comme on en rencontre fréquemment dans les poètes sacrés, ils empruntaient des images à la violence des éléments, et à ces grandes secousses de la nature dont ils avaient été fréquemment les témoins. Ils avaient souvent éprouvé des tremblements de terre ; la grêle, le tonnerre, les éclairs, les tourbillons de vents, se déchaînaient avec bien plus de fureur dans la Judée et dans l’Arabie que dans des régions plus tempérées. Isaïe (c. 24, v. 20) nous peint la terre agitée et chancelante comme un homme ivre, et transportée d’un lieu à un autre, comme une tente dressée pour une nuit : Agitatione agitabitur terra sicut ebrius, et auferetur quasi tabernaculum unius noctis. Voici comme, au dix-septième psaume, sont décrites les circonstances terribles qui accompagnent l’apparition du Tout-Puissant : Et posuit tenebras latibulum suum, in circuitu ejus tabernaculum ejus : tenebrosa aqua in nubibus aeris… Et intonuit de cœlo Dominus, et Altissimus dedit vocem suam : grando et carbones ignis. Et misit sagittas suas, et dissipavit eos : fulgura multiplicavit, et conturbavit eos. Et apparuerunt fontes aquarum, et revelata sunt fundamenta orbis terrarum.L’on pourrait croire, avec le docteur Lowth, que ces images sont empruntées à l’histoire de la descente de Dieu sur le mont Sinaï ; mais il semble plus probable qu’elles ont été inspirées au poète par le souvenir de quelques-unes de ces violentes secousses de la nature dont le spectacle imposant lui laissa de grandes et fortes idées.

Outre les images qui se rapportaient aux productions et aux effets de la nature dons leur pays, les poètes hébreux en employaient d’autres encore, qu’ils tiraient des cérémonies religieuses, des arts, des mœurs et des usages du peuple juif. Ce peuple était essentiellement agriculteur et pasteur, et ces conditions constamment honorées étaient exercées par les patriarches, les rois et les prophètes. Peu livrés au commerce, séparés du reste du monde par leurs lois et leur culte, ils furent, pendant leurs jours de prospérité, presque entièrement étrangers aux raffinements du luxe. Aussi faisaient-ils de fréquentes allusions à la vie pastorale, aux verts pâturages, aux eaux paisibles, aux soins et à la vigilance d’un berger pour son troupeau, allusions qui nous paraissent encore belles et pleines de douceur dans le vingt-deuxième psaume, et dans un grand nombre d’autres passages des saintes Écritures. Voilà pourquoi ils empruntaient encore tant d’images aux diverses occupations de la vie champêtre, et aux instruments de l’agriculture, comme le pressoir, l’aire à battre le blé, la paille, le chaume, etc. Ne pas goûter ces images est la preuve d’une bien fausse délicatesse. Homère rappelle au moins aussi souvent, et d’une manière bien plus minutieuse, les détails de ce que nous appelons la vie commune ; mais il se montre, à cet égard, bien inférieur aux écrivains sacrés, qui, par la grandeur et la dignité des expressions, élevaient leurs comparaisons à la hauteur de leur sujet. Quelle inexprimable grandeur, par exemple, l’intervention de la Divinité donne à une image champêtre dans ce passage d’Isaïe : — Sonabunt populi sicut sonitus aquarum inundantium, et increpabit eum, et fugiet procul : et rapietur sicut pulvis montium a facie venti, et sicut turbo coram tempestate.

On rencontre aussi de fréquentes allusions aux rites et aux cérémonies de leur culte ; aux différences que les lois avaient mises entre les choses pures et impures, aux formes du service dans leur temple ; au costume de leurs prêtres, et aux principaux événements de leur histoire sacrée : comme la destruction de Sodome, l’apparition du Seigneur sur le mont Sinaï, le passage miraculeux des Israélites à travers la mer Rouge. La religion des Hébreux renfermait leur législation et leur constitution sociale. Elle était remplie de cérémonies extérieures dont la pompe frappait leurs sens, et se trouvait liée à toutes les parties de l’établissement et de l’histoire de leur nation ; aussi toutes les idées qui s’y rapportaient avaient par cela même beaucoup de grandeur et d’importance, et se trouvaient singulièrement propres à frapper l’imagination.

De tout ce que nous venons de dire, on peut conclure que les images des poètes sacrés étaient essentiellement expressives et naturelles ; elles étaient empruntées immédiatement aux objets qui les environnaient, et avaient l’avantage d’être plus complètes en elles-mêmes, et mieux fondées sur les idées nationales et sur les mœurs du peuple que celles employées par la plupart des autres poètes. Il semble, en lisant leurs ouvrages, que l’on soit transporté dans la Judée ; l’on voit sans cesse s’élever les palmiers et les cèdres du Liban ; l’aspect du pays, les particularités du climat, les usages, la pompe des cérémonies se reproduisent sans cesse sous des formes nouvelles.

Les comparaisons dont se servent les poètes sacrés sont en général très courtes ; ils n’indiquent qu’un seul point de ressemblance, et n’en font jamais des espèces d’épisodes. À cet égard, ils ont peut-être un avantage sur les poètes de la Grèce ou de Rome, dont les comparaisons, par leur extrême étendue, coupent la narration d’une manière trop sensible, et laissent aisément apercevoir les recherches et le travail de l’auteur. Chez les Hébreux, au contraire, elles sont un trait de flamme parti d’une imagination ardente, qui jette en passant un regard rapide sur un objet frappant par sa ressemblance avec l’objet qui l’occupe, et reprend aussitôt le cours de ses idées. Telle est cette belle comparaison, pour faire sentir l’heureuse influence d’un bon gouvernement sur le peuple ; elle est extraite de ce qu’on appelle les dernières paroles de David, rapportées au second livre des Rois, ch. 23, v. 3 et 4 : Dominator hominum justus, et dominator in timore Dei. Sicut lux auroræ oriente sole, mane absque nubibus rutilat, et sicut pluviis germinat herba de terra. Cette comparaison est une des meilleures et une des plus naturelles que l’on trouve dans les livres saints.

L’allégorie s’y représente encore très fréquemment. En traitant spécialement de cette figure, j’ai cité pour exemple cette allégorie, si belle et si bien soutenue, du soixante-dix-neuvième psaume, par laquelle le peuple d’Israël est assimilé à une vigne. Les écrits des prophètes sont remplis de paraboles, qui sont des espèces d’allégories ; et si quelquefois elles nous paraissent obscures, rappelons-nous que, dans ces anciens temps, c’était un usage reçu chez les Orientaux, d’envelopper les vérités sacrées de figures et de symboles mystérieux.

Mais la figure poétique qui contribue le plus à rendre le style de l’Écriture élevé, hardi, sublime, c’est la prosopopée ou personnification. Les écrivains sacrés ont déployé dans leurs prosopopées une grandeur et une magnificence dont les autres poètes n’approchèrent jamais. Ils répandent la vie sur toute la nature, et principalement lorsqu’ils parlent de l’apparition du Tout-Puissant ou de ses ouvrages. « La désolation marchait devant lui. — Ô grand Dieu ! les eaux te virent, et furent saisies d’effroi. — Les montagnes te virent, et elles tremblèrent. — L’abîme a fait entendre sa voix, et a porté ses mains en haut. » Job, par ces prosopopées hardies, demande dans quel lieu réside la sagesse (ch. 28, v. 14, 22) : Abyssus dicit : Non est in me, et mare loquitur : Non est mecum… Perditio et mors dixerunt : Auribus nostris audivimus famam ejus. Dans le Livre d’Isaïe, cette sublime description de la chute du roi d’Assyrie renferme les plus belles prosopopées : « Les sapins et les cèdres du Liban tressaillent de joie ; l’enfer envoie des morts à sa rencontre, les rois de la terre sortent de leurs cercueils, et élèvent leurs voix pour célébrer ce grand événement. » L’on trouve dans les écrits des prophètes un grand nombre d’apostrophes pleines de force et de vivacité, aux villes, aux provinces : O mucro Domini, usquequo non quiesces ? Ingredere in vaginam tuam ; refrigerare et sile. À l’instant on réplique : Quomodo quiescet, quum Dotninus præceperit ei adversus Ascalonem et adversus maritimas ejus regiones, ibique condixerit illi ? (Jerem., c. 47, v. 6 et 7.)

En général, car nous ne pourrions, sans nous laisser aller trop loin, entrer dans de plus grands détails, il n’est point de composition poétique dont le style soit, autant que celui de l’Écriture sainte, plein de chaleur, de hardiesse et de vie. Il s’en faut de beaucoup que l’on y trouve cette correction, cette régularité d’expression auxquelles les poètes modernes ont accoutumé nos oreilles. C’est l’élan de l’inspiration. Les scènes, au lieu d’être froidement décrites, se passent sous nos yeux. Chaque chose, chaque personne est amenée devant nous pour répondre ou nous adresser la parole. Souvent les transitions sont brusques, les points de contact sont difficiles à saisir, les personnages changent, les figures sont accumulées et entassées les unes sur les autres. Aussi ce qui caractérise ce style, ce n’est pas l’élégance, c’est une sublimité hardie. L’âme du poète nous paraît s’élever au-dessus d’elle-même, et faire des efforts pour exprimer des idées trop grandes pour le langage des hommes.

Après ces remarques sur la poésie des livres saints en général, je terminerai cette dissertation par un examen rapide des différents genres de poésie que l’on trouve dans les livres saints, et du caractère distinctif des principaux auteurs de ces écrits.

Les poésies didactique, élégiaque, pastorale et lyrique, sont principalement celles dont on retrouve les caractères dans l’Écriture sainte. Le livre des Proverbes est essentiellement dans le genre didactique. Les neuf premiers chapitres sont de la plus haute poésie, embellie de tout ce que les figures du style ont d’agréable et de gracieux. Le ton du dixième chapitre est sensiblement plus bas, et reste tel jusqu’à la fin ; mais on y observe toujours ce style sententieux et piquant, et ces périodes construites avec art qui distinguent toutes les poésies hébraïques. Le livre de l’Ecclésiaste, ainsi que quelques psaumes, et principalement le cent-dix huitième, sont du même genre.

L’Écriture nous offre beaucoup d’exemples de poésie élégiaque. Telles sont les lamentations de David sur son ami Jonathan, quelques passages des livres des prophètes, et plusieurs psaumes composés par David dans des circonstances de deuil ou de calamité. Le style du quarante et unième psaume, entre autres, est extrêmement tendre et plaintif. Mais le morceau de poésie élégiaque le plus régulier et le plus parfait que l’on trouve dans l’Écriture, et peut-être dans aucun ouvrage poétique, c’est le livre intitulé les Lamentations de Jérémie. Comme dans ce livre le prophète pleure sur la destruction du temple et de la cité sainte, et sur la chute de l’empire, il a réuni toutes les images touchantes que pouvait inspirer un sujet aussi triste. La composition en est remplie d’art. Le prophète et la ville de Jérusalem font entendre tour à tour les accents de leur douleur, et à la fin le peuple entier adresse en chœur au Tout-Puissant les prières les plus ardentes, les supplications les plus plaintives. Les vers, dans l’original, et on le voit bien par la traduction, sont plus longs que ceux dont se servaient ordinairement les poètes hébreux, ce qui en rend la mélodie plus douce et mieux adaptée au sentiment du genre élégiaque.

Le Songe de Salomon peut être considéré comme un très beau morceau de poésie pastorale. Sous le rapport du sens spirituel, c’est indubitablement une allégorie mystique ; mais, dans sa forme, on n’y trouve qu’une pastorale dramatique et un dialogue entre des personnages d’un caractère analogue à celui des bergers ; aussi depuis le commencement jusqu’à la fin il est rempli d’images empruntées à la nature et à la vie champêtre.

On trouve dans l’Ancien Testament de nombreux passages de poésie lyrique, de cette poésie destinée à être récitée avec un accompagnement de chant et de musique. Outre un grand nombre d’hymnes et de cantiques répandus dans les livres historiques et dans ceux des prophètes, comme le cantique de Moïse, celui de Déborah et beaucoup d’autres, le livre entier des Psaumes peut être regardé comme une recueil d’odes sacrées. Dans ce livre, l’ode revêt toutes les formes de la poésie lyrique, et s’élève jusqu’à ses plus sublimes hauteurs ; elle y paraît tantôt vive, gaie, triomphante ; tantôt magnifique et solennelle ; tantôt enfin pleine de tendresse et de douceur. Ces exemples suffiront pour prouver que l’Écriture renferme les principaux genres de compositions poétiques.

Il existe parmi les différents auteurs des livres sacrés une diversité bien évidente dans le ton et dans le style. Indiquer le caractère particulier de chacun d’eux, c’est augmenter beaucoup le fruit que l’on peut retirer de leur lecture. Les poètes sacrés les plus éminents sont Job, David et Isaïe. Comme les poésies de David appartiennent au genre lyrique, il règne dans ses compositions plus de variété que dans celles des deux autres. Le principal mérite de son style, considéré poétiquement, est d’être doux, agréable et tendre. On trouve dans ses psaumes un grand nombre de passages majestueux et sublimes ; mais il le cède à Job et à Isaïe : au premier, pour la force des descriptions, au second, pour la sublimité. David se soutient à une hauteur modeste au niveau de laquelle il se hâte de rentrer lorsqu’il a eu l’occasion de s’élever un peu au-dessus. Ses psaumes les plus touchants sont ceux dans lesquels il peint le bonheur attaché à l’exercice de la vertu, la bonté du Tout-Puissant, le tendre épanchement d’une âme pieuse, ou adresse au ciel des prières pleines d’onction et de ferveur. Isaïe est incontestablement le poète le plus sublime ; nos traditions même nous le laissent assez apercevoir ; et une chose fort remarquable, c’est qu’aucun livre de l’Écriture n’a été traduit d’une manière plus heureuse que celui de ce prophète. Son caractère dominant est la majesté plus imposante et plus constamment soutenue que celle des autres parties de l’Ancien Testament. Les conceptions, aussi bien que les expressions, ont une grandeur et une dignité qui étaient particulières à ce poète, et avec lesquelles on ne peut rien mettre en parallèle. Son livre a plus de clarté et plus de méthode dans la distribution des matières que celui d’aucun prophète.

Si nous comparons Isaïe aux autres poètes sacrés, nous sommes d’abord frappés de la différence de son génie avec celui de Jérémie. L’un cherche la pompe et la magnificence, l’autre aspire rarement au sublime, et préfère la douceur de l’élégie. Ézéchiel est inférieur à tous les deux pour la grâce et l’élégance de la poésie, mais il montre généralement une ardeur et une énergie peu communes. Je rapporterai les expressions élégantes de l’évêque Lowth, en parlant de ce prophète : Est atrox, vehemens, tragicus ; in sensibus fervidus, acerbus, indignabundus ; in imaginibus fecundus, truculentus et nonnunquam pœne deformis ; in dictione grandiloquus, gravis, austerus, et interdum incultus ; frequens in repetitionibus, non decoris aut gratiæ causa, sed ex indignatione et violentia. Quidquid susceperit tractandum id sedulo persequitur ; in eo unice hæret defixus, a proposito raro deflectens. In ceteris, a plerisque vatibus fortasse superatus, sed in eo genere, ad quod videtur a natura unice comparatus, nimirum, vi, pondere, impetu, granditate, nemo unquam eum superavit. Ce savant auteur compare Isaïe à Homère, Jérémie à Simonide, et Ézéchiel à Eschyle. La majeure partie du livre d’Isaïe est tout à fait poétique, et à peine si la moitié de ceux de Jérémie et d’Ézéchiel appartiennent à la poésie. Parmi les petits prophètes, leur génie poétique distingue Hosée, Joël, Micha, Habacuc, et surtout Nahum. Il n’y a point de poésie dans les prophéties de Daniel et de Jonas.

Il ne nous reste plus qu’à parler du Livre de Job, auquel je consacrerai la fin de cet article. On sait qu’il est fort ancien, et l’on croit même qu’il est antérieur à tous les livres poétiques. Le nom de son auteur n’est point parvenu jusqu’à nous. Ce qui est fort remarquable, c’est que cet ouvrage n’a aucun rapport avec les affaires ni les mœurs des Juifs ou des Hébreux. La scène se passe dans cette partie d’Arabie appelée la terre de Hus ou l’Idumée ; les images sont généralement d’une nature toute différente de celles que nous avons vu être particulières aux poètes hébreux ; on n’y rencontre aucune allusion aux grands événements de l’histoire sacrée, aux cérémonies religieuses des Juifs, au mont Liban, au mont Carmel, ni aux particularités du climat de la Judée. On n’y trouve aucune comparaison empruntée aux rivières ou aux torrents, qui étaient fort rares dans l’Arabie ; celle qui revient le plus fréquemment se rapporte à un événement qui se renouvelle souvent dans ce pays, le désespoir d’un voyageur qui, brûlant de soif, rencontre un ruisseau que les chaleurs ont tari.

Cependant la poésie du Livre de Job n’est pas seulement égale à celle des autres livres saints, elle leur est même supérieure,-si toutefois on en excepte le Livre d’Isaïe. De même qu’Isaïe est le plus sublime des poètes sacrés, David le plus gracieux et le plus tendre, de même aussi Job est le premier dans l’art des descriptions. Une imagination ardente des descriptions pleines d’énergie sont les caractères distinctifs de cet auteur. Jamais écrivain n’employa plus de métaphores.

On peut dire qu’il ne se contente pas de décrire les objets, mais qu’il les place sous les yeux mêmes du lecteur. On pourrait en citer une multitude d’exemples ; mais nous nous contenterons de faire remarquer de quelles couleurs vives et fortes il peint la condition du méchant. Voyez avec quelle rapidité les figures se succèdent, et en même temps quelle impression profonde elles laissent dans notre âme :

Hoc scio a principio, ex quo est positus homo super terram. Quod laus impiorum brevis sit, et gaudium hypocrit æ ad instar puncti.Si ascenderit usque ad cœl um superbia ejus, et caput ejus nubes tetigeri t ; quasi sterquilinium in fine perdetur  : et qui eum viderant, dicent  : Ubi es t ? Velut somnium avolans non invenietur transiet sicut visio nocturna. Oculus qui eum viderat, non videbit, neque ultra intuebitur eum locus ejus … Caput aspidum suget, et occidet eum lingua viper æ … Quum satiatus fuerit, arc tabitur, æ st uabit, et omnis dolor irruet super eum … Fugiet a rma ferrea, et irruet in arcum æ reum … Omnes tenebr æ abscondit æ sunt in occultis ejus  : devorabit eum ignis qui non succenditu r ; affligetur, relictus i n tabernaculo suo. Revelabunt cœl i iniquitatem ejus, et terra consurget adversus eum. Apertum erit germen domus illius, detrahetur in die furoris Dei.

Nonne lux impii exstinguetur, nec splendebit flamma ignis ejus… Arctabuntur gressus virtutis ejus et præcipitabit eum consilium suum. Immisit enim in rete pedes suos, et in maculis ejus ambulat… Undique terrebunt eum formidines, et involvent pedes ejus… Habitant in tabernaculo illius socii ejus, qui non est, aspergatur in tabernaculo ejus sulphur… Memoria illius pereat de terra, et non celebretur nomen ejus in plateis. Expellet eum de luce in tenebras et de orbe transferet eum… In die ejus stupebunt novissimi, et primos invadet horror.

(C. 20 et 18.)

Lecture XLII.
De la poésie épique. §

Il nous reste à parler de deux espèces de poésie du genre le plus élevé, la poésie épique et la poésie dramatique. Je commence par la poésie épique. Nous emploierons cette Lecture à en faire connaître les principes généraux ; nous examinerons ensuite le caractère et le génie des poètes épiques les plus célèbres.

L’on convient généralement que le poème épique est le poème du genre le plus noble et le plus élevé, mais en même temps celui dont l’exécution est le plus difficile. Inventer une action faite pour plaire au lecteur, pour l’instruire et pour l’intéresser ; créer des incidents qui y soient bien liés et bien assortis ; l’animer par une grande variété de caractères et de tableaux, et, pendant tout le cours d’un long ouvrage, soutenir cette dignité dans les sentiments, et cette élévation dans le style que demande la poésie épique, c’est incontestablement le plus grand effort du génie poétique. Aussi, les essais en ce genre ont été si rarement heureux, que les critiques sévères ne veulent donner le nom de poème épique qu’à l’Iliade et à l’Énéide.

Il faut avouer qu’il n’est pas de sujet sur lequel les critiques aient déployé plus de pédanterie. Ils ont su, par de ridicules et fastidieuses dissertations fondées sur une soumission aveugle à l’autorité, donner au sujet le plus simple un air si mystérieux, qu’il est devenu fort difficile pour un grand nombre de lecteurs de bien concevoir ce que c’est qu’un poème épique. Selon la définition de Le Bossu, c’est un discours inventé avec art, uniquement pour former les mœurs des hommes, au moyen d’instructions déguisées sous l’allégorie d’une action importante racontée en vers. Cette définition conviendrait à plusieurs fables d’Ésope, si elles avaient plus d’étendue et qu’elles fussent versifiées. Aussi, pour la développer, le critique ne manque pas d’établir un parallèle régulier entre le plan des fables d’Ésope et celui de l’Iliade. L’auteur d’une fable ou d’un poème héroïque, dit-il, doit avant tout choisir la maxime ou le point moral que son ouvrage est destiné à inculquer. Ensuite il invente une histoire générale ou une série de faits qu’il ne rattache à aucun personnage, mais qu’il juge les plus propres à jeter du jour sur la morale qu’il a choisie. Enfin il particularise son histoire, c’est-à-dire que, s’il veut composer une fable, il met en scène son chien, son mouton ou son loup ; s’il veut écrire un poème épique, il cherche dans l’histoire les noms des héros qui conviennent le mieux aux rôles qu’il veut distribuer, et son plan se trouve achevé.

Mais voici l’idée la plus pauvre et la plus ridicule qui soit jamais entrée dans l’esprit d’un critique. Homère, ajoute encore le P. Le Bossu, voyait la Grèce partagée en un grand nombre d’États indépendants, obligés souvent de se réunir contre l’ennemi commun. Dans cette situation politique, l’instruction la plus utile qu’il pût leur donner était de les bien persuader que la mésintelligence entre les princes amènerait la ruine générale. Pour donner plus de force à son instruction, il imagina ce plan d’histoire : plusieurs princes formèrent une confédération contre leur ennemi ; celui qu’ils avaient nommé leur chef outragea l’un des plus fermes soutiens de la confédération, qui se retira en refusant de prendre part à l’entreprise. Cette discussion fut la source de grands malheurs, jusqu’au moment où le prince offensé, témoin de ce que souffrait l’armée, oublia ses ressentiments et se réconcilia avec le chef suprême ; la défaite complète des ennemis fut le fruit de cette réunion. Ce plan général une fois formé, dit toujours notre critique, il importait peu qu’Homère, pour le remplir, se servit de noms d’animaux comme a fait Ésope, ou de noms d’hommes ; il eût été également instructif ; mais comme il préféra des héros, il choisit la guerre de Troie pour être le théâtre de sa fable ; il supposa que son action s’y était passée ; il nomma Agamemnon le chef des princes confédérés, et Achille fut le nom du prince offensé : voilà comme il créa l’Iliade.

De quelle crédulité ne doit-on pas être doué pour se persuader qu’Homère avait travaillé sur un tel plan ! On peut affirmer avec confiance que le poète qui suivrait cette méthode, c’est-à-dire qui disposerait son sujet pour développer une vérité morale, avant d’avoir songé aux personnages qui doivent concourir à l’action, écrirait peut-être avec succès quelques fables pour des enfants, mais que s’il entreprenait de composer un poème épique, il s’en tirerait de manière à ne trouver qu’un bien petit nombre de lecteurs. Il n’est aucune personne de goût qui puisse mettre en doute que le choix d’un héros ne doive, avant tout, fixer l’attention du poète épique, et que ce n’est qu’après ce choix qu’il puisse déterminer la fable qui sera le sujet principal du poème. Le poète, en effet, ne songe pas à établir en philosophe le plan d’un traité moral ; son génie s’enflamme à l’idée d’une action qui lui paraît à la fois noble, grande, intéressante et digne d’être célébrée par la plus riche et la plus haute poésie. Il n’est aucun sujet de cette espèce qui n’emporte naturellement avec lui quelque instruction morale ; et celle indiquée par Le Bossu se trouve incontestablement dans l’Iliade, et peut même être regardée comme la fin morale du poème. Mais il est une autre fin que l’on en peut déduire tout aussi naturellement, et qui, avec autant de raison pour le moins, doit être regardée comme la morale de l’Iliade : c’est que si la Providence prend le parti de ceux qui ont souffert une injure, elle sait aussi les punir eux-mêmes lorsqu’ils poussent trop loin leur ressentiment. Le sujet du poème est la colère d’Achille excitée par l’injustice d’Agamemnon. Jupiter venge Achille en favorisant les armes des Troyens ; mais Achille est puni, par la perte de son ami Patrocle, d’avoir persisté trop longtemps dans son ressentiment.

On peut donc définir d’une manière plus simple le poème épique en disant que c’est le récit poétique d’une entreprise illustre. Cette définition est aussi exacte qu’elle peut l’être. Outre qu’elle s’applique à l’Iliade, à l’Énéide et à la Jérusalem, les trois poèmes épiques les plus réguliers que nous connaissions, elle fait rentrer dans le genre de l’épopée plusieurs autres poèmes justement célèbres que la critique des pédants seule pouvait en exclure, parce qu’ils ne sont pas exactement modelés sur ceux d’Homère, de Virgile et du Tasse. On peut donner des définitions et des descriptions exactes de minéraux, de plantes et d’animaux ; on peut les distribuer avec précision en différentes classes, parce que la nature leur a donné des caractères sensibles et invariables qui nous aident à rapprocher les espèces analogues ; mais il est absurde de vouloir mettre la même précision dans la définition et le classement des productions du goût et de l’imagination. Ici la nature n’a posé ni étendard ni limite, et la beauté peut s’y reproduire sous mille formes diverses. La critique appliquée à de semblables détails n’est plus qu’un vain étalage de mots. Aussi je ne crains, pas de placer sous la même dénomination que l’Iliade et l’Énéide des poèmes comme le Paradis perdu de Milton, la Pharsale de Lucain, la Thébaïde de Stace, Fingal et Témora d’Ossian, la Lusiade du Camoëns, la Henriade de Voltaire, le Télémaque de Fénelon, le Léonidas de Glover, l’Épigoniade de Wilkie. Quoique tous n’approchent pas également de la perfection d’Homère et de Virgile, tous sont incontestablement des poèmes épiques, c’est-à-dire des récits poétiques d’actions illustres, seule définition qui convienne à l’épopée.

Bien que je ne veuille en aucune manière convenir qu’un poème épique soit essentiellement allégorique, c’est-à-dire que ce soit une fable inventée pour développer une vérité morale cependant il est certain qu’aucun genre de poésie n’est plus moral que l’épopée. Il n’exhorte pas à la vertu en montrant précisément toute l’importance d’une maxime ou d’une instruction qu’on pourrait conclure de l’ensemble de l’ouvrage, comme on conclut la moralité d’une des fables d’Ésope. C’est avoir une idée bien pauvre et bien bornée de l’avantage que la lecture d’un long poème épique est susceptible de procurer, que de croire qu’il lui suffit de nous faire recueillir à la fin quelque maxime vulgaire de morale. Son effet consiste dans l’impression que produisent sur l’esprit du lecteur chaque partie du poème prise isolément, aussi bien que le poème dans tout son ensemble ; il consiste dans l’impression que produisent les grands exemples placés sous ses yeux et les sentiments élevés qui pénètrent son cœur. Le but du poète est de donner plus d’extension à l’idée que nous avons déjà de la perfectibilité humaine, ou, en d’autres termes, d’exciter notre admiration ; et comme la vertu est un objet d’admiration pour tous les hommes, ce but ne peut être rempli que par le récit d’une action héroïque, ou la peinture d’un caractère vertueux. Aussi les poèmes épiques soutiennent ou doivent soutenir la cause de la vertu. Ils nous représentent, sous les couleurs les plus belles, la valeur, la vérité, la justice, la fidélité, l’amitié, la pitié, la grandeur d’âme. Nos affections se réunissent sur un personnage vertueux, nous nous intéressons à ses projets et à ses revers ; nos sentiments généreux se réveillent, notre esprit se dégage de toutes les petitesses de la vie et se forme à l’idée des entreprises grandes et héroïques. C’est un témoignage bien honorable en faveur de la vertu, que les plaisirs les plus vifs et les plus délicats, tels que ceux que nous procure le genre de composition poétique dont nous nous occupons, aient nécessairement pour principe quelque sentiment moral ou quelque impression vertueuse. Ce témoignage est d’un si grand poids, que, s’il était jamais au pouvoir des philosophes sceptiques d’affaiblir la force des raisonnements qui servent de base à la distinction établie entre le vice et la vertu, les compositions épiques que nous possédons suffiraient pour prouver la fausseté de leurs dogmes. Ce genre de poésie, en effet, ne s’adresse qu’à ce sentiment que tous les hommes éprouvent en faveur de la vertu, et fait voir assez que la nature elle-même l’a profondément gravé dans nos cœurs.

L’esprit et le ton général de la poésie épique font suffisamment sentir la différence qui existe entre elle et les autres genres de poésie. Dans une pastorale, l’idée dominante est l’innocence et la tranquillité ; inspirer la pitié est le but de la tragédie ; la comédie a pour objet de signaler les ridicules. L’admiration que nous fait éprouver une action héroïque est le sentiment que doit produire l’épopée, et c’est là ce qui la caractérise essentiellement. Elle se distingue de l’histoire par sa forme poétique et en même temps parce qu’elle admet la fiction. Elle prend un ton plus froid que la tragédie ; les sentiments les plus pathétiques et les plus violents n’y sont cependant pas déplacés, quelquefois même ils y sont nécessaires ; mais le pathétique n’en doit pas être le caractère principal. Elle exige, plus qu’aucune autre poésie, une gravité, une égalité et une dignité constamment soutenues. Elle embrasse un plus long espace de temps et un plus grand nombre d’actions que la tragédie, et permet, par conséquent, que les caractères soient mieux développés. Dans la poésie dramatique, les personnages se font connaître par leurs sentiments et leurs passions, dans l’épopée par leurs actions ; aussi les émotions qu’elle produit ne sont pas aussi vives, mais elles sont plus prolongées. Tels sont les caractères généraux de ce genre de composition ; mais pour en donner une idée plus précise, et pour rendre plus facile l’application des règles de la critique, nous allons l’examiner sous trois rapports différents. D’abord, le sujet ou l’action, ensuite les personnages ou les caractères, enfin la narration.

L’action qui fait le sujet d’un poème épique doit être une, grande et intéressante.

Premièrement, le poète ne doit adopter pour son sujet qu’une seule action ou une seule entreprise. J’ai déjà eu souvent l’occasion de faire remarquer combien, dans divers genres de compositions, il était important d’observer l’unité pour produire sur l’esprit une impression vive et forte. C’est avec raison qu’Aristote insiste à cet égard comme sur une règle essentielle à l’épopée, et c’est une des plus importantes qu’il nous ait laissées sur ce genre de poésie. Il est évident que, dans un récit d’aventures héroïques, des faits détachés et indépendants les uns des autres ne peuvent intéresser aussi vivement le lecteur et fixer autant son attention, qu’une seule narration où tout est lié, où les incidents se tiennent tous et concourent tous au même dénouement. L’effet d’un poème épique régulier est d’autant plus heureux, que cette unité est plus sensible, et voilà pourquoi, ainsi qu’Aristote l’a très judicieusement observé, il ne suffit pas que le poète se borne aux actions d’un seul homme ou d’une certaine période de temps ; l’unité doit exister dans le sujet même, et résulte de la manière dont les parties sont combinées pour former un seul tout.

L’unité d’action se fait assez remarquer dans tous les grands poèmes épiques. Virgile, par exemple, a choisi pour sujet l’établissement d’Énée en Italie. Depuis le commencement du poème jusqu’à la fin, cet objet est constamment sous nos yeux, et embrasse étroitement toutes les parties de l’ouvrage. L’unité de l’Odyssée est à peu près semblable, puisque l’action n’est autre que le retour et le rétablissement d’Ulysse dans ses Etats. La reprise de Jérusalem sur les infidèles est le sujet que le Tasse a choisi ; celui de Milton est la perte que nos premiers parents ont faite du paradis terrestre, et ces deux poètes, plus modernes, se sont invariablement attachés à l’unité. Le sujet reconnu de l’Iliade est la colère d’Achille et ses suites funestes ; tant qu’ils sont privés du secours de ce héros, les Grecs plient devant les Troyens ; mais lorsqu’il s’apaise et se réconcilie avec Agamemnon, la victoire se range sous les drapeaux des Grecs, et le poème finit. Il faut néanmoins convenir qu’ici l’unité n’est pas aussi sensible que dans l’Énéide ; car, pendant plusieurs livres, Achille ne reparaît plus sur la scène, il reste inactif ; et l’imagination ne se fixe que sur les succès ou les revers des deux armées en présence.

Toutefois l’unité dans une action épique n’est pas assez rigoureuse pour exclure tout épisode ou toute action subordonnée. Il est à propos de remarquer en passant qu’Aristote n’emploie pas le mot épisode dans l’acception que nous lui donnons aujourd’hui. Cette expression était originairement appliquée à la poésie dramatique ; elle fut depuis transportée dans la poésie épique ; et il semblerait que, par épisode, dans une épopée, Aristote entendit l’extension de la fable ou du plan du poème à toutes les circonstances qui dépendent de cette fable et de ce plan, et qui s’y rapportent. Son idée, il est vrai, ne nous paraît pas très claire, et cette obscurité fut pour les critiques un motif de longues discussions. Le Bossu, entre autres, est confus à ce sujet jusqu’à être complètement inintelligible. Mais ne nous occupons pas de cette vaine controverse. Nous entendons aujourd’hui par épisodes certaines actions, certains incidents introduits dans un récit et liés à l’action principale, mais qui cependant ne sont pas assez essentiels pour ne pouvoir point être omis. Tels sont les adieux d’Hector et d’Andromaque dans l’Iliade ; l’histoire de Cacus, celle de Nisus et celle d’Euryale dans l’Énéide ; les aventures de Tancrède, d’Herminie et de Clorinde dans la Jérusalem ; enfin la vision d’Adam aux deux derniers livres du Paradis perdu.

Non seulement de semblables épisodes sont admis dans un poème épique, mais encore ils y forment un très bel ornement lorsqu’ils sont habilement traités. Voici les règles qu’il convient de suivre à cet égard.

1º. Ils doivent être amenés naturellement et se trouver suffisamment liés au sujet principal du poème pour n’en former que des parties subordonnées, et ne paraître jamais des pièces étrangères et rapportées. L’épisode d’Olinde et de Sophronie, dans le second livre de la Jérusalem, est vicieux, parce qu’il pèche contre cette règle ; il est trop détaché du sujet de l’ouvrage, et placé si près du commencement, qu’il laisse croire au lecteur qu’on y reviendra dans le cours du poème, tandis qu’effectivement il ne se rattache à rien de ce qui doit suivre. Un épisode doit être d’autant plus court qu’il se trouve moins lié au sujet principal. La passion de Didon dans l’Énéide, et les artifices d’Armide dans la Jérusalem, qui tiennent tant de place dans ces deux poèmes, ne sont pas, à proprement parler, des épisodes. On peut les regarder comme des parties constituantes de l’ouvrage, qui forment une portion essentielle de l’intrigue principale.

2º. Les épisodes doivent rouler sur des sujets différents de ceux qui précèdent et de ceux qui suivent ; car c’est surtout pour produire la variété qu’on les fait entrer dans une composition épique. Ils jettent de la diversité dans un ouvrage aussi étendu, et délassent le lecteur en changeant le lieu de la scène. Au milieu des combats, par exemple, le récit d’une aventure guerrière ne serait pas à sa place, tandis que l’entrevue d’Hector et d’Andromaque dans l’Iliade, et l’aventure d’Herminie et du berger, au septième chant de la Jérusalem, nous tirent d’une manière agréable du tumulte des camps et de l’horreur des batailles.

3º. Enfin, comme il est convenu qu’un épisode doit servir d’embellissement dans un poème, il doit être à la fois élégant et soigné ; aussi c’est presque toujours là que le poète cherche à déployer toute la force de son génie. L’épisode de Téribaze et d’Ariane dans le Léonidas, et celui d’Hercule dans l’Épigoniade, sont les plus beaux morceaux de ces poèmes.

L’unité, dans une action épique, suppose que cette action est entière et complète, c’est-à-dire, comme l’explique Aristote, qu’elle a un commencement, un milieu et une fin. Le poète doit nous faire connaitre tout ce qui appartient à son sujet, soit en racontant lui-même ce qui s’est passé avant l’époque où commence le poème, soit en introduisant un personnage qui en fait le récit. Il doit satisfaire notre curiosité sur tous les points, nous conduire jusqu’à la fin de l’action dont il a tracé le plan, et s’arrêter.

La seconde des qualités que doit réunir une action épique, c’est la grandeur. Elle doit avoir assez d’importance et d’éclat pour fixer notre attention, et justifier le pompeux appareil que le poète donne au récit qu’il en fait. Cette qualité est si évidemment nécessaire qu’il est inutile de le démontrer, et peut-être même ne serait-il pas aisé de trouver un poème épique dont le sujet, soit par la nature de l’action, soit par la célébrité des personnages, manque d’une importance suffisante.

Une des causes qui contribuent à donner de la grandeur à une action épique, c’est de n’être pas d’une date trop récente, ou comprise dans une espace de temps dont l’histoire nous est devenue trop familière. Lucain et Voltaire ont tous deux méconnu cette règle dans le choix de leur sujet, ce qui sans doute a nui au succès de leurs poèmes. L’antiquité est favorable à ces idées grandes et nobles que doit développer la poésie épique ; elle donne quelque chose de plus imposant aux événements et aux personnages, et le poète peut embellir par la fiction ce qui, dans son sujet, ne se prèle pas assez à la poésie. Cette liberté, au contraire, est d’autant plus restreinte qu’il se place davantage sous la verge inflexible de l’histoire. Il faut qu’à l’exemple de Lucain, il se renferme dans les bornes étroites de l’exacte vérité, au risque de ne présenter qu’une narration pleine de sécheresse ; car si, comme Voltaire, il veut aller au-delà, il éprouvera le désavantage de ne pouvoir, dans un événement bien connu, donner du naturel au mélange de la fiction et de la vérité. Ces observations ne sont pas applicables aux compositions dramatiques, où les personnages doivent moins exciter notre admiration que nous inspirer de l’intérêt et de la pitié. Ces sentiments d’ailleurs sont déjà déterminés par la connaissance historique que nous avons de ces mêmes personnages, en sorte qu’il est nécessaire qu’ils se présentent à nous avec leurs vertus et leurs imperfections. Voilà pourquoi des histoires modernes et bien connues peuvent fournir d’excellents sujets à la tragédie ; mais pour l’épopée, qui doit avoir l’héroïsme pour base, et dont l’objet principal est d’exciter l’admiration, l’histoire ancienne ou la tradition est une source bien plus heureusement féconde. L’auteur peut y puiser des noms, des caractères et des événements à peine connus, et profiter de la distance des temps ou de l’éloignement du lieu de la scène pour embellir son récit de tous les charmes de la fiction.

La troisième qualité indispensable dans un poème épique, c’est que l’action en soit intéressante. La grandeur ne suffit pas, car le récit des plus hauts faits peut quelquefois être fort ennuyeux. Il s’agit donc de choisir un sujet propre à intéresser le lecteur ; tel serait, par exemple, le héros qui aurait fondé ou délivré une nation, ou qui serait devenu l’objet de l’admiration de tout un peuple ; telles seraient encore ces entreprises brillantes qui exercèrent une influence heureuse sur le bonheur public. La plupart des grands poèmes épiques ne laissent rien à désirer à cet égard ; presque tous durent être pleins d’intérêt pour le siècle et le pays qui les produisirent.

Mais ce qui rend surtout un poème épique intéressant, non pas seulement pour tel siècle ou tel pays, mais pour toutes les personnes qui le lisent, c’est l’art que déploie l’auteur dans le maniement de son sujet. Son plan doit être établi de manière à pouvoir embrasser plusieurs incidents faits pour nous toucher. Qu’il évite de nous éblouir sans cesse du récit éclatant des exploits de ses héros ; car il n’est point de lecteurs que ne fatiguent des descriptions continuelles de sièges et de combats. Il fera bien mieux de s’adresser à notre cœur ; que de temps en temps il prenne une attitude noble et imposante, mais que souvent il soit tendre et pathétique, et sache nous présenter des scènes douces et gracieuses d’amour, d’amitié et de compassion. Plus on retrouve dans un poème épique de ces situations qui réveillent les sentiments généreux, plus ce poème est intéressant, et les passages qui les expriment sont toujours les plus goûtés du public. Je ne crois pas que, sous ce rapport, aucun poète ait égalé Virgile et le Tasse.

L’intérêt d’un poème dépend encore beaucoup du caractère des personnages. Ils doivent être capables d’attacher fortement le lecteur, et l’obliger, en quelque sorte, à prendre part aux périls auxquels ils s’exposent. Ces dangers, et les obstacles qui s’opposent à leurs entreprises, forment ce que l’on appelle le nœud ou l’intrigue de l’épopée ; et c’est à en ménager adroitement la marche et les progrès que consiste surtout l’art du poète ; il faut qu’il excite notre attention, en nous faisant prévoir les difficultés qui menacent l’entreprise des personnages auxquels il veut surtout nous intéresser ; ces difficultés s’accroissent et s’accumulent par degrés ; il nous laisse quelque temps dans une espèce d’hésitation et d’anxiété ; enfin la route est préparée, et quelques incidents, pleins de naturel et de vraisemblance, nous conduisent au dénouement. Tel est le plan que doit suivre l’auteur qui veut que son poème mérite l’attention de ses contemporains et de la postérité.

L’on a mis en question s’il ne fallait pas que le dénouement d’une épopée fût toujours heureux. La plupart des critiques ont penché pour l’affirmative, et je ne suis pas éloigné de croire qu’ils avaient raison. Une issue malheureuse jette de la consternation dans l’âme, et arrête le développement de ces sentiments élevés que doit faire naître la poésie épique. La terreur et la pitié conviennent à la tragédie ; mais comme une épopée a plus d’étendue, et peut renfermer des incidents plus nombreux, elle serait beaucoup trop triste si le poète ne faisait concourir qu’à un dénouement malheureux les difficultés et les obstacles qui se sont multipliés dans le cours de l’ouvrage. Aussi la plupart des poètes épiques ont couronné de succès l’entreprise qu’ils ont célébrée ; cependant ce n’est pas sans quelques exceptions ; car deux auteurs très célèbres, Lucain et Milton, adoptèrent une marche opposée. Le dénouement de l’un est la ruine de la liberté romaine, le dénouement de l’autre est l’expulsion de l’homme hors du paradis terrestre.

Il est impossible d’assigner des bornes fixes au temps ou à la durée d’une action épique. On lui accorde toujours une assez grande étendue, parce qu’elle ne repose pas nécessairement sur ces passions violentes dont la durée ne saurait être longue. Dans l’Iliade, qui a pour sujet la colère d’Achille, l’action est en effet une des plus courtes de celles célébrées par la muse épique ; selon Le Bossu, elle ne dure pas plus de quarante-sept jours. L’action de l’Odyssée, en calculant depuis la prise de Troie jusqu’au rétablissement de la paix dans Ithaque, comprend une espace de huit ans et demi ; celle de l’Énéide, calculée également depuis la prise de Troie jusqu’à la mort de Turnus, comprend six années ; mais si nous mesurons seulement le temps compris dans la seule narration du poète, c’est-à-dire depuis l’époque où le héros paraît sur la scène jusqu’au dénouement, nous verrons que la durée de ces deux derniers poèmes est infiniment plus courte. L’Odyssée, depuis le moment où le poète nous montre Ulysse oubliant Pénélope et sa patrie dans les bras de Calypso, ne comprend que cinquante-huit jours ; et l’on sait que l’Énéide, depuis le naufrage d’Énée sur la côte d’Afrique, renferme au plus une année et quelques mois.

Nous allons maintenant nous occuper des acteurs ou des personnages qui doivent figurer dans une action épique.

Comme le poète doit copier la nature, et faire choix d’une action vraisemblable et intéressante, il faut que ses personnages montrent un caractère assorti à leur rôle, et que ce caractère soit assez longtemps soutenu pour qu’on y puisse reconnaître les traits de la nature humaine. C’est ce qu’Aristote appelle les mœurs dans un poème. Il n’est pas nécessaire que tous les personnages soient vertueux, puisque l’imperfection et le vice même peuvent trouver une place dans l’épopée ; mais il ne faut pas perdre de vue que les principaux rôles doivent plutôt exciter notre intérêt et notre admiration, que notre haine et notre mépris. Cependant, quel que soit le caractère qu’un poète donne à ses acteurs, ils doivent le soutenir jusqu’à la fin, et ne jamais agir dans un sens opposé, afin que le lecteur puisse toujours les reconnaître dans leurs discours et dans leurs actions.

On peut diviser les caractères employés dans un poème en caractères généraux et en caractères particuliers. Les caractères généraux sont ceux auxquels on attache indistinctement les qualifications de sage, de brave, de vertueux. Les caractères particuliers ont pour base telle ou telle espèce de sagesse, de bravoure ou de vertu ; ils font voir les traits distinctifs de chaque personnage, et les nuances que les dispositions morales et le tempérament mettent entre deux hommes doués de la même qualité. C’est surtout dans le développement de ces sortes de caractères que le génie se déploie, et c’est dans cette partie importante et difficile de la composition que les trois grands poètes épiques l’emportent sur leurs rivaux : j’aurai occasion de le prouver dans l’examen particulier que je me propose de faire de leurs ouvrages. Il suffira de dire ici qu’Homère, à cet égard, occupe le premier rang, que le Tasse vient immédiatement après lui, mais que Virgile est inférieur à tous les deux.

Tous les poètes épiques ont fait choix d’un personnage pour l’élever au-dessus des autres, et en faire le héros de leur poème. On regarde même cette méthode comme nécessaire dans une composition épique, et elle offre d’ailleurs plusieurs avantages. Effectivement, l’unité du sujet est phis sensible lorsque tous les incidents Se rapportent à un personnage principal, comme à un centre commun. Nous nous intéressons plus vivement à l’entreprise que conduit la valeur ou la sagesse d’un seul homme, et le poète trouve une occasion de déployer tout son art en réunissant dans la peinture d’un seul caractère toute la grâce et toute la force de son pinceau. On a souvent demandé quel était le héros du Paradis perdu. Quelques critiques ont répondu que c’était l’esprit infernal, et cette idée a été la source du blâme et du ridicule dont on a voulu couvrir Milton. Mais on a mal compris l’intention du poète lorsqu’on a supposé que le héros devait être celui qui paraît triomphant à la fin du poème. Milton a travaillé sur un plan tout à fait différent, et a donné un dénouement tragique à un poème épique. Adam en est incontestablement le héros, c’est-à-dire qu’il en est le personnage principal, celui qui dans le poème joue le rôle le plus intéressant.

Les humains ne jouent pas seuls un rôle dans une action épique ; on y introduit encore des personnages d’un autre genre, qui même n’y occupent pas une place peu importante ; je veux parler des dieux et des êtres surnaturels. Ceci nous mène à l’examen de ce qu’on appelle le merveilleux dans un poème épique, et c’est la partie la plus délicate et la plus difficile à toucher. Les critiques ont été de part et d’autre beaucoup trop loin à ce sujet. La plupart des littérateurs français regardent le merveilleux comme essentiel à l’épopée ; ils citent comme un oracle cette phrase de Pétrone : Per ambages, deorumque ministeria, fabulosumque sententiarum tormentum, præcipitandus est liber spiritus ; et ils soutiennent qu’un poème, réunît-il d’ailleurs tous les autres caractères d’une épopée, ne peut être rangé dans la classe des poèmes épiques, si l’action n’est pas soutenue dans sa marche par l’intervention de la Divinité. Cette décision, qui n’est fondée sur aucune raison ni sur aucun principe, semble uniquement dictée par un respect aveugle pour Homère et Virgile. Ces poètes durent faire entrer dans leur récit les traditions populaires et superstitieuses des pays pour lesquels ils écrivaient, et ces traditions faisaient intervenir les divinités de la fable dans tous les événements qui se rapportaient à l’histoire des temps héroïques. Mais en faut-il conclure que, dans d’autres pays et d’autres siècles, où la superstition et la crédulité des peuples ne présentent pas au poète le même avantage, l’épopée doive reposer tout entière sur ces fictions antiques et ces contes de fées ? Lucain a composé un poème plein de verve, et auquel on ne refusera certainement pas le nom de poème épique, sans y faire jouer aucun rôle aux dieux ni aux êtres surnaturels. L’auteur de Léonidas n’a pas essayé cette méthode sans quelque succès ; et il est incontestable que toutes les fois qu’un poète nous donne un récit régulier d’une action héroïque, bien lié dans toutes ses parties, orné de caractères bien dessinés, et dans lequel il sait se soutenir toujours au même degré d’élévation et de dignité, ce poète n’eût-il employé que des moyens et des agents humains, il n’en a pas moins rempli les règles principales de cette espèce de composition, et ne méritera pas moins d’être rangé dans la classe des poètes épiques.

Mais si je ne considère pas le merveilleux comme essentiel ou nécessaire à l’épopée, je ne saurais cependant adopter l’opinion de quelques-uns de nos plus célèbres critiques, qui ont voulu l’en exclure tout à fait, comme incompatible avec cette vraisemblance et cet air de réalité que, selon eux, doit avoir la poésie épique. En général, on ne considère pas d’un œil si philosophique les productions des poètes ; on n’y recherche que l’agrément, et pour la plupart des lecteurs, pour même presque tous les hommes, le merveilleux a bien des charmes. Il séduit et frappe l’imagination, et ouvre une vaste carrière aux descriptions magnifiques et sublimes. C’est principalement dans l’épopée, faite pour produire l’admiration et développer les grandes idées, que le merveilleux et le surnaturel sont à leur place. Tous deux fournissent au poète le moyen d’agrandir son sujet, en y mêlant les idées augustes et solennelles de la religion ; tous deux l’aident encore à donner à son plan plus d’étendue et de variété, en y faisant entrer le ciel, la terre, l’enfer, les hommes, les êtres invisibles, enfin tout l’univers.

Toutefois un poète ne saurait mettre trop de prudence et de réserve dans l’emploi de ces moyens extraordinaires. Il n’a pas la liberté d’introduire au gré de son imagination un nouveau système de merveilleux ; il ne doit pas même trop s’écarter de la croyance populaire. Afin de donner un air de vraisemblance aux événements les plus opposés au cours ordinaire de la nature, il peut user, avec une décence et une retenue convenables, des mystères de la religion, ou tirer avantage de la superstitieuse crédulité du peuple chez lequel il écrit, ou du pays qui est le théâtre de l’action qu’il veut célébrer. Mais, quel que soit le genre de merveilleux qu’il adopte, qu’il prenne garde surtout de le prodiguer de manière à dérober à notre vue les actions humaines, ou à les envelopper d’un nuage de fictions invraisemblables. Qu’il n’oublie jamais que c’est à des hommes qu’il raconte les entreprises et les exploits des hommes ; que ces entreprises et ces exploits peuvent seuls avoir de l’intérêt pour nous, peuvent seuls nous toucher, et que si la vraisemblance est bannie de son ouvrage, il ne parviendra jamais à produire une impression durable. Je ne crois pas, je l’avoue, qu’il y ait rien de plus difficile dans l’exécution d’un poème épique, que de mêler avec tant de mesure le merveilleux à la réalité ; que celui-là nous amuse et nous plaise sans que celle-ci lui soit jamais sacrifiée. Il est inutile de dire que ces observations ne s’appliquent point à la conduite du poème de Milton. Cet ouvrage repose tout entier sur des idées religieuses ; la Divinité, les anges et les démons n’y sont pas introduits comme moyens extraordinaires ou surnaturels, ce sont les principaux personnages du poème.

Les personnages allégoriques, tels que la Renommée, l’Amour, la Discorde et autres semblables, sont les plus pauvres moyens de merveilleux que l’on puisse employer. Ils peuvent quelquefois être introduits dans une description, et même contribuer à l’embellir, mais ils ne doivent jamais prendre part à l’action. Comme il est bien reconnu que ce sont des êtres purement fictifs, dont les noms ne représentent autre chose que des idées générales, et auxquels l’imagination même se refuse à attribuer l’existence, on ne saurait, dans un poème, les faire agir concurremment avec des personnages humains, sans risquer de produire une insupportable confusion de fictions et de réalités qui détruirait entièrement la vraisemblance du récit.

La narration est le dernier objet qui nous reste à examiner. Il importe peu que le poète fasse lui-même le récit de l’action tout entière, ou que l’un de ses personnages raconte ce qui s’en est passé avant le moment où le poème commence. Homère adopta la première de ces méthodes dans l’Iliade, et l’autre dans l’Odyssée. Virgile suivit le plan de l’Odyssée, et le Tasse celui de l’Iliade. Le poète, en faisant raconter une partie de l’action par un de ses personnages, peut choisir, pour ouvrir son poème, une des situations les plus intéressantes de cette action ; il trouve encore la facilité de s’étendre davantage sur quelques parties de son sujet, et de passer rapidement sur les autres dans une courte narration. Cette méthode est surtout préférable lorsque l’action dure longtemps et comprend un espace de plusieurs années, comme l’Odyssée et l’Énéide. Lorsqu’elle est renfermée dans un plus petit espace de temps, le poète peut, sans inconvénient, prendre le parti de la raconter tout entière, comme dans l’Iliade et la Jérusalem.

Il est libre de donner la forme qu’il lui plaît à l’exposition, à l’invocation et à toutes les autres parties de l’introduction, qu’il serait bien superflu de soumettre à des règles précises. Il faut seulement que le sujet soit exposé sans pompe et sans affectation ; car, suivant le précepte bien connu d’Horace, le poète ne doit ni débuter sur un ton trop haut, ni faire de trop grandes promesses, de peur de mal remplir l’attente du lecteur.

Ce qui est surtout bien important dans une narration, c’est qu’elle soit claire, animée et embellie de tous les charmes de la poésie. Aucun style n’exige plus de force, de chaleur et de noblesse que celui du poème épique. C’est là que l’on s’attend à trouver les descriptions les plus sublimes, les sentiments les plus tendres, les expressions les plus vives et les plus hardies. Aussi, le plan d’un auteur fût-il exempt de tout reproche, son action fût-elle conduite avec tout l’art imaginable, si ses pensées sont faibles, si sa diction est lâche, si ses tableaux, dépourvus des couleurs de la poésie, n’ont rien de touchant, il ne doit prétendre à aucun succès. L’épopée n’admet que des ornements d’un genre grave et austère ; le badinage et l’affectation y sont tout à fait déplacés. Tout y doit paraître grand, touchant ou agréable. Il faut en écarter avec soin ce qui peut choquer ou inspirer du dégoût ; voilà pourquoi l’on voudrait ne pas trouver la fable des Harpies dans le troisième livre de l’Énéide, et l’allégorie du Péché et de la Mort dans le second livre du Paradis perdu.

Lecture XLIII.
L’Iliade et l’Odyssée. — L’Énéide. §

L’épopée, selon l’opinion générale, tient le premier rang parmi les ouvrages poétiques, et mérite, sous ce rapport, une attention plus particulière. Après avoir fait connaitre les principales règles applicables à ce genre de composition, nous allons successivement examiner les poèmes épiques les plus célèbres tant anciens que modernes.

Homère se présente à nous le premier comme le père, non seulement de la poésie épique, mais de toute poésie. Quiconque ouvre Homère doit songer qu’il va lire le plus ancien livre du monde après la Bible. Sans cette réflexion il est impossible d’entrer dans l’esprit de l’auteur et d’apprécier son ouvrage. Il ne faut espérer ni la correction ni l’élégance du siècle d’Auguste. On doit perdre un moment de vue les convenances actuelles et la délicatesse du goût moderne, pour se transporter en imagination à plus de trois mille ans en arrière. C’est la peinture du monde ancien qu’il faut s’attendre à retrouver ; ce sont des caractères et des mœurs encore empreints d’une sauvage rudesse ; des idées morales à peine formées ; des désirs, des passions auxquels la civilisation n’a point imposé de frein. La force du corps est la première qualité des héros ; les apprêts d’un repas, le plaisir d’apaiser sa faim, sont présentés comme des objets du plus grand intérêt. Les héros exaltent eux-mêmes leur force et leur valeur, s’adressent les uns aux autres de grossières injures, et outragent leurs ennemis vaincus d’un ton qui nous paraîtrait révoltant.

Le commencement de l’Iliade n’a rien de cette dignité que nous voudrions aujourd’hui trouver dans une aussi grande composition épique. On n’y voit que deux chefs qui se disputent une esclave. Le prêtre d’Apollon supplie Agamemnon de lui rendre sa fille, qui, après le sac d’une ville, est tombée au pouvoir de ce roi. Agamemnon la refuse. Le prêtre invoque Apollon, et le dieu, cédant à ses instances, envoie la peste dans le camp des Grecs. On consulte l’augure, qui répond qu’on ne peut apaiser Apollon qu’en renvoyant la jeune fille à son père. Agamemnon, furieux contre l’augure, déclare qu’il préfère l’esclave à Clytemnestre, son épouse ; mais que, puisqu’il faut la rendre pour sauver l’armée, il en exige une autre, et demande Briséis, l’esclave d’Achille. Achille, comme on le pense bien, s’enflamme de colère à cette proposition ; il reproche au roi des Grecs son insolence et sa rapacité ; et, après l’avoir accablé des épithètes les plus dures, il jure solennellement que, puisque Agamemnon le traite de la sorte, il va se retirer avec son armée, et ne combattra plus pour les Grecs. Il se retire en effet. Thétis, sa mère, implore le souverain des dieux, qui, pour venger Achille de l’affront qu’il a reçu, prend parti contre les Grecs, et leur fait éprouver de grands revers, jusqu’au moment où le héros apaisé se réconcilie avec Agamemnon.

Voilà sur quoi repose toute l’action qui fait le sujet de l’Iliade ; telle est la source de ces ravissantes merveilles (speciosa miracula, ainsi que les appelle Horace) qui remplissent ce poème si extraordinaire, et depuis trois mille ans ont fait de siècle en siècle l’admiration de tous les peuples de l’Europe. Cette admiration que commande un ouvrage dont le plan est si différent de celui qu’un poète moderne serait obligé d’adopter, n’aura rien qui nous surprenne si nous y réfléchissons un moment. Car, outre qu’il n’est point de sujet qu’un génie fécond ne puisse à la fois enrichir et embellir, il faut encore remarquer que les mœurs antiques, quoique bien éloignées de la dignité et de la délicatesse des nôtres, prêtaient peut-être plus à la haute poésie que celle d’une civilisation plus avancée. La nature humaine s’y montrait à découvert, et les hommes n’avaient pas encore appris l’art de se cacher aux hommes sous un extérieur emprunté. Les émotions les plus vives, les transports les plus impétueux s’exhalaient librement, et, dans une description, devaient produire plus d’effet que des sentiments calmes et modérés. Les préjugés, les désirs, les passions s’exprimaient sans contrainte. À de telles mœurs se joignaient les avantages de ce style fort, expressif, qui caractérisait, comme je l’ai déjà fait remarquer, les productions de ces siècles reculés. Aussi devons-nous nous attendre à trouver dans les productions de cet âge, bien plus que dans celles de nos temps modernes, tout ce que la nature a donné au génie de hardiesse, de franchise et de liberté. Et, en effet, ce qui caractérise surtout la poésie d’Homère, c’est la fougue et la simplicité.

Nous allons maintenant passer à quelques observations particulières sur l’Iliade ; nous en examinerons successivement l’action, les caractères et la narration.

Il est évident qu’on ne saurait mettre en question si le sujet de l’Iliade est heureusement choisi. Au temps d’Homère, aucun événement n’avait plus de grandeur et d’importance que la guerre de Troie. Une si belle réunion des États de la Grèce, sous la conduite d’un seul chef ; la prise de Troie, après un siège de dix années, durent répandre au loin le bruit de la valeur des Grecs, et jeter l’intérêt le plus vif sur tout ce qui rappelait les exploits des héros qui s’étaient signalés pendant cette guerre mémorable. Ce fut d’après ces traditions qu’Homère jeta le plan de son poème ; et, bien qu’il ne vécût, selon l’opinion commune, que deux ou trois siècles seulement après cette guerre, comme aucun historien n’en avait alors consacré les événements, la tradition les avait enveloppés déjà de cette espèce d’obscurité si favorable à la poésie, et qui permet au poète de mêler à son gré la fable avec la vérité historique. Il n’a pas embrassé, dans son sujet, toute la guerre de Troie ; il n’en a très judicieusement choisi qu’une portion, savoir la querelle entre Achille et Agamemnon, et tous les événements qui en furent la suite. Ils ne remplissent, il est vrai, qu’un espace de quarante-sept jours ; mais ils forment la partie la plus intéressante de cette guerre. Par ce moyen, le poète a su donner à son sujet plus d’unité qu’il n’eût pu le faire s’il avait entrepris le récit d’une longue suite de batailles ; il a encore trouvé, dans Achille, un héros principal, un caractère unique, qui se développe dans tout le cours de l’ouvrage ; enfin, il a pu atteindre un but moral, en montrant les s ni les funestes de la discorde entre des princes réunis pour mettre à fin une entreprise. J’avoue cependant qu’il me semble qu’Homère fut moins heureux que Virgile dans le choix de son sujet. Le plan de l’Énéide embrasse un plus grand espace de temps et des événements plus variés, au lieu que l’Iliade n’est consacrée presque tout entière qu’à des récits de combats.

C’est avec raison que l’on paya dans tous les temps un tribut d’admiration au génie créateur d’Homère. La multitude prodigieuse d’incidents, de discours, de caractères divins et humains que l’on rencontre dans ses poèmes ; l’étonnante variété qu’il a su mettre dans la description des batailles et dans l’expression de la douleur des blessés et des mourants ; les anecdotes historiques qui accompagnent presque toujours le récit de la mort des guerriers, décèlent une invention qui semble n’avoir point de bornes. Mais on doit, je pense, autant d’éloges au jugement du poète qu’à son génie. Son action est conduite avec un art admirable ; il s’élève par une gradation soutenue. Ses héros, introduits successivement, fixent tour à tour notre attention. Les malheurs s’accumulent à mesure que le poème avance ; tout contribue à rendre Achille plus grand, et à en former la figure principale, suivant l’intention du poète.

Mais c’est dans la peinture des caractères qu’Homère l’emporte sur tous les écrivains. C’est là qu’il n’a point de rivaux. Il faut attribuer en grande partie les couleurs vives et animées de ses portraits à la forme dramatique qu’il aimait si souvent à prendre ; ce sont partout des dialogues, des conversations, et Homère les a bien plus fréquemment employés que Virgile, et même qu’aucun autre poète. Ce que Virgile nous apprend en quelques mots, les héros, dans Homère, nous le disent eux-mêmes. Il est à propos de remarquer ici que cette méthode de faire parler les personnages est plus ancienne que celle de raconter leurs actions. L’Écriture sainte nous en fournit des preuves nombreuses. Les sujets les plus ordinaires, au lieu d’être mis en récit, sont très souvent développés dans un dialogue. Nous citerons pour exemple ce passage du quarante-deuxième chapitre de la Genèse (v. 7, 16) : Josephus interrogans eos : Unde venistis ? Qui responderunt : De terra Chanaan ut emamus victui necessaria… Exploratores estis ; ut videatis infirmiora terræ venistis. Qui dixerunt : Non est ita, domine ; sed servi tui venerunt ut emerent cibos. Omnes filii unius viri sumus ; pacifici venimus, necquicquam famuli tui machinantur mali. Quibus ille respondit : Aliter est : immunita terræ hujus considerare venistis. At illi dixerunt : Duodecim, inquiunt, fratres servi lui, sumus, filii viri unius in terra Chanaan. Minimus cum patre nostro est, alius non est super. Hoc est, ait, quod locutus sum : exploratores estis. Jam nunc experimentum vestri capiam. Per salutem Pharaonis, non egrediemini hinc, donec veniat frater vester minimus. Mittite ex vobis unum et adducat eum, etc. Ce style de la plus grande simplicité dut être celui des premiers écrivains. C’est l’imitation immédiate de la nature, c’est une répétition littérale de ce qui s’est passé, ou de ce que l’on suppose s’être passé dans la conversation des personnages que le poète met en scène.

Lorsque, dans la suite, l’art d’écrire eut fait quelques progrès, il parut plus élégant que le poète ou l’historien donnassent eux-mêmes, dans un récit fort court, la substance de ces sortes de conversations, et ne fissent parler les personnages que dans les occasions les plus importantes. Toutefois, cette forme dramatique qu’Homère aimait à prendre, a ses avantages et ses inconvénients : elle donne à la composition plus de naturel et de verve, aux mœurs et aux caractères plus d’expression et de vérité ; mais elle a moins de poids, moins de dignité, et quelquefois même elle fatigue le lecteur. Homère, il faut bien l’avouer, s’est trop écouté dans son penchant à faire parler ses héros ; et, s’il pouvait cesser d’être intéressant, ce serait dans les discours qu’il leur fait tenir. Effectivement, la plupart ont bien peu d’importance, ou sont tout à fait déplacés. En nous donnant une idée de la vivacité des Grecs, il nous donne aussi une idée de leur loquacité. Cependant ces discours sont tous caractéristiques et pleins de feu ; nous y trouvons la plupart de ces peintures si vraies du cœur humain que nous admirons dans Homère. Quand on lit ce grand poète, on connaît intimement tous ses héros ; il semble que l’on ait conversé et vécu avec eux. Non seulement il a peint dans différents guerriers le même courage et la même vertu sous tous ses traits divers, mais encore il a dessiné avec un art admirable des nuances très délicates de caractères dans lesquels la valeur n’entrait pour rien, ou du moins où elle ne devait se laisser qu’à peine entrevoir.

Avec quel art et quelle grâce, par exemple, il nous représente Hélène ! Comme, malgré ses faiblesses et ses crimes, il évite qu’elle paraisse un odieux objet ! Comme l’admiration que lui témoignent, au troisième livre, les plus anciens chefs de l’armée la relève à nos yeux ! Le voile dont elle se couvre, les pleurs qu’elle répand, sa confusion en présence de Priam, sa douleur et ses remords à la vue de Ménélas, les reproches qu’elle adresse à Pâris sur sa lâcheté, la tendresse qu’elle lui témoigne ensuite, présentent les traits les plus saillants du caractère d’une femme que nous ne pouvons nous empêcher de plaindre en la condamnant. Homère ne la met jamais en scène sans lui faire tenir quelque discours propre à nous intéresser en sa faveur, tandis qu’en même temps il lui oppose le caractère vertueux de la chaste et tendre Andromaque.

Pâris lui-même, l’auteur de tant de calamités, y paraît sous les couleurs les plus convenables. On trouve en lui, comme on s’y attend bien, un mélange de mollesse, de courage et de galanterie. Au premier aspect, il fuit devant Ménélas ; mais il revient sur-le-champ, et lui offre le combat. Dans ses discours règnent beaucoup de grâce et de courtoisie. Il reçoit avec modestie, et même avec une sorte de respect, les reproches que lui adresse son frère Hector. Homère nous le représente comme un jeune homme plein de goût et d’élégance ; il avait tracé lui-même le plan de son palais ; au sixième livre, Hector le surprend à redresser et à polir ses armes. Enfin, lorsqu’il sort pour combattre, c’est avec un air de gaîté et d’assurance, assimilé, par une des plus belles comparaisons de l’Iliade, à celui d’un coursier qui bondit et s’élance dans les flots.

L’on a blâmé Homère d’avoir fait d’Achille un héros si brutal, qu’on ne saurait l’aimer. Mais je crois que c’est un reproche injuste qu’ont trop accrédité ces deux vers, dans lesquels Horace a évidemment chargé le caractère de ce guerrier.

Impiger, iracundus, inexorabilis, acer,
Jura negat sibi nata ; nihil non arrogat armis.
(Ars poet., v. 121.)
                         Ardent, impétueux, colère,
Implacable, bravant l’autorité des rois,
Et sur le glaive seul appuyant tous ses droits.
(Trad. de Daru.)

Il est vrai qu’Achille est emporté, violent ; mais il s’en faut bien qu’il foule aux pieds les lois et la justice ; il met trop de chaleur dans sa querelle avec Agamemnon, cependant la raison est de son côté. Il a souffert évidemment une injustice, mais il plie, et se résigne à laisser paisiblement emmener Briséis. Seulement il déclare qu’il ne combattra pas davantage sous les ordres d’un chef qui l’a offensé. Outre son étonnante bravoure et son noble mépris pour la mort, il déploie encore les autres belles qualités d’un héros. Il est franc et sincère ; il aime ses sujets et respecte les dieux. Ami constant, il se montre plein de fierté, d’honneur et de grandeur d’âme ; et si on lui pardonne un peu de férocité, qu’il faut attribuer à la barbarie des temps, et qui, d’ailleurs, se retrouve dans presque tous les héros d’Homère, il y a dans le caractère d’Achille tout ce qui peut exciter notre admiration, s’il faut absolument ne pas lui accorder toute notre estime.

En examinant les caractères des héros de l’Iliade, on se trouve conduit naturellement à parler des divinités d’Homère, de cette partie que l’on appelle le merveilleux du poème. Les dieux y jouent un très grand rôle, bien plus grand que dans l’Énéide et dans aucune autre épopée ; aussi Homère est-il encore regardé comme le père de la théologie poétique. Dans la dernière Lecture, j’ai dit ce que je pensais du merveilleux en général ; il est à propos de remarquer que celui qu’employa le chantre d’Achille n’était pas de son invention. Il est bien probable qu’ainsi que tous les bons poètes, il se conforma aux traditions de son pays. Le siècle de la guerre de Troie se rapprochait de celui des dieux et des demi-dieux de la Grèce. La plupart des héros engagés dans cette guerre passaient pour avoir une origine divine ; aussi les récits que la tradition avait conservés sur ces héros et sur leurs exploits étaient remplis de traits fabuleux. Homère, avec raison, adopta ces contes populaires ; mais il serait ridicule d’en conclure que les poètes des siècles postérieurs, surtout lorsqu’ils célèbrent des sujets tout différents, doivent suivre le même système de merveilleux.

Ce merveilleux, sous la main d’Homère, produit dans son ensemble un effet admirable ; il est toujours aimable, toujours intéressant, souvent même magnifique et imposant. Ce poète fait passer sous nos yeux un grand nombre de personnages fabuleux, dont les caractères sont aussi distincts et aussi prononcés que ceux de ses héros. L’intervention des dieux jette dans les batailles une heureuse variété. Il transporte fréquemment la scène de la terre dans le ciel, et repose agréablement l’esprit du lecteur fatigué de tant de combats et de carnage. Il faut cependant avouer que si les dieux d’Homère jouent toujours un rôle vif et animé, quelquefois aussi ils manquent de dignité. Les causes qui troublent la paix conjugale entre Jupiter et Junon, les querelles indécentes qui s’élèvent entre les divinités d’un ordre inférieur, parce qu’elles ont pris parti pour l’une ou l’autre armée, sont des trivialités dont un poète moderne ne saurait trop se garder. Toutefois on doit rendre cette justice à Homère, que, dans ces croyances fabuleuses, les divinités ne s’élevaient pas beaucoup au-dessus déjà condition des hommes. Elles avaient leurs passions, leurs besoins, et n’étaient pas plus invulnérables. Leurs fils et leurs parents combattaient parmi les Grecs et les Troyens, et si ce n’est qu’elles étaient immortelles, qu’elles habitaient des palais au sommet de l’Olympe, d’où elles descendaient sur la terre dans des chariots ailés, pour remonter ensuite dans le ciel, s’abreuver de nectar et d’ambroisie, ce ne sont pas des êtres bien supérieurs aux héros mortels, et ils pouvaient, sans se dégrader, s’engager dans la querelle de deux grandes armées. Si Homère fait quelquefois jouer à ses dieux un rôle trop peu noble, quelquefois aussi ils apparaissent environnés de tout l’éclat imposant de la majesté divine. Jupiter, le père des dieux et des hommes, a presque toujours de la grandeur et de la noblesse, et les passages les plus sublimes de l’Iliade sont ceux où Neptune, Minerve et Apollon paraissent dans quelque circonstance d’un grand intérêt.

Le style d’Homère est aisé, naturel et surtout plein de vie. Il fera toujours l’admiration de ceux qui aiment l’antique simplicité, et trouvent supportables quelques négligences et des répétitions que les progrès de l’art d’écrire ont fait éviter dans la suite à des poètes qui lui sont bien inférieurs. Le style d’Homère, plus simple que celui des plus grands poètes, rappelle la poésie de quelques livres de l’Ancien Testament. Ceux qui ne le connaissent que par la traduction de M. Pope, ne peuvent s’en faire qu’une idée imparfaite. Cette traduction est très estimable et surtout très fidèle, en quelques endroits même elle surpasse l’original ; au moins est-il certain que souvent elle en adoucit la rudesse et ajoute de la grâce et de la délicatesse aux pensées. C’est encore Homère, mais Homère habillé à la moderne. À travers le luxe et l’élégance du langage de Pope nous n’apercevons plus la simplicité du vieux barde. Je ne connais pas, il est vrai, d’auteur dont il soit plus difficile de se rapprocher dans une traduction sans lui nuire. Sa simplicité, rendue littéralement, deviendrait platitude dans nos langues modernes. Cependant c’est du milieu même de cette simplicité que jaillissent ces éclairs brillants, ces beautés sublimes que la langue seule d’Homère pouvait produire. Sa versification est éminemment mélodieuse ; aucun poète ne peignit avec les sons d’une manière plus heureuse et plus vraie.

La narration d’Homère est toujours concise, ce qui lui donne beaucoup de grâce et de vivacité ; et si quelquefois il est un peu trop long, ce n’est, comme nous l’avons déjà fait remarquer, que dans ses discours. Partout il décrit, et partout il sait choisir ces circonstances heureuses qui rendent une description parfaite. Virgile nous peint avec magnificence le geste de Jupiter :

Annuit, et totum nutu tremefecit Olympum.
(Æneidos lib. IX, v. 106.)
Par un signe de tête il avertit les cieux,
Et l’Olympe ébranlé s’incline avec les dieux.
(Trad. de Delille.)

Mais Homère, dans la même description, représente le noir sourcil du maître des dieux qui s’abaisse, et sa chevelure céleste qui s’agite au moment où il fait un signe d’approbation, ce qui donne à l’image plus de force et de naturel. S’il cherche à fixer notre attention sur un objet intéressant, il l’indique d’une manière si heureuse et en même temps si précise, qu’il le place en quelque sorte sous nos yeux. On peut en citer pour exemple cet endroit du quatrième livre où une flèche lancée par Pandarus rompt la trêve qui existait entre les deux armées ; et surtout au sixième livre ces adieux si touchants d’Hector à Andromaque, dans lesquels il réunit tout ce que peut inspirer l’amour conjugal et la tendresse paternelle. Ce jeune enfant, effrayé à la vue du casque et du panache de son père, se précipite dans le sein de sa nourrice ; Hector pose son casque, prend son fils dans ses bras, le recommande aux dieux, et le rend à Andromaque qui le reçoit avec un sourire mêlé de larmes, δακρυόεν γελάσασα, suivant l’heureuse expression du poète : toutes les circonstances de cet admirable tableau sont aussi touchantes et aussi naturelles qu’il est possible de l’imaginer.

Mais c’est surtout dans les descriptions de batailles qu’Homère se montre supérieur. La mêlée, la terreur et la confusion sont peintes avec tant de vérité, que le lecteur se croit transporté au milieu des combats. Le feu de son génie y brille tout entier ; les batailles de Virgile et de tous les autres poètes, comparées aux siennes, paraissent inanimées et froides.

Aucun poète ne fit un plus fréquent usage des comparaisons ; la plupart sont de la plus grande beauté. Il faut rappeler entre autres celle qu’il fait entre l’incendie du camp des Troyens et la lumière de la lune et des étoiles pendant la nuit ; celle où Pâris qui court au combat est assimilé à un cheval qui bondit et s’élance dans les flots ; celle d’Euphorbe mourant sous les coups de Ménélas, avec un arbrisseau fleuri qu’un ouragan a brisé ; toutes sont extrêmement riches de poésie. Cependant je ne crois pas que les comparaisons, prises en général, soient ce que l’on doive admirer le plus dans Homère ; elles y sont trop nombreuses et souvent même elles coupent brusquement une narration ou interrompent mal à propos une description. La ressemblance entre les choses comparées n’est pas toujours très claire ; les mêmes objets s’y représentent trop fréquemment ; ce sont toujours des lions, des taureaux, des aigles, des troupeaux de moutons ; quelquefois encore ces objets sont d’une nature trop vile, même en ayant égard à ce que permettait la rudesse des mœurs antiques29.

Mes observations n’ont eu, jusqu’à présent, que l’Iliade pour objet ; nous allons consacrer quelques lignes à l’Odyssée. C’est avec raison que Longin compare Homère, dans ce poème, au soleil couchant qui brille encore, mais dont les rayons ont perdu leur chaleur. Ce n’est plus la force et le sublime de l’Iliade ; cependant il y reste assez de beautés pour justifier les plus grands éloges. C’est un poème plus amusant, plus varié, qui renferme des détails pleins d’intérêt et de très belles descriptions. On y retrouve partout le génie dramatique et descriptif d’Homère, partout la même fécondité. Le poète ne s’élève plus jusqu’à chanter les dieux, les héros et les combats, mais il nous en dédommage par de charmantes peintures des mœurs des anciens temps. Au lieu de cette fureur guerrière qui règne dans l’Iliade, l’Odyssée nous offre les scènes les plus aimables et les plus touchantes d’hospitalité et d’humanité, nous amuse par la diversité de mille incidents curieux, de mille tableaux pleins de naturel et de vérité, et nous instruit par les exemples de sagesse et de vertu que nous donnent tous les personnages que le poète a mis en scène.

Cependant il est impossible de ne pas reconnaître quelques défauts dans l’Odyssée. Homère y tombe souvent au-dessous de la dignité de la poésie épique. L’intérêt ne se soutient pas toujours dans les douze derniers livres, lorsqu’Ulysse est rentré dans Ithaque. Quoique la scène où il se découvre à sa nourrice Euryclée, et celle, au dix-neuvième livre, où il paraît devant Pénélope sans en être reconnu, soient tendres et touchantes, le poète ne paraît pas heureux dans sa grande reconnaissance de Pénélope et d’Ulysse. Pénélope est trop défiante, elle s’environne de trop de précautions, et le lecteur cherche en vain l’élan de surprise et de joie que devait produire cette grande circonstance.

Mais c’en est assez sur le père de la poésie épique ; passons actuellement à Virgile, dont le génie poétique est bien évidemment distinct de celui d’Homère. De même que la force et la simplicité sont le caractère de l’Iliade, de même la douceur et l’élégance sont les qualités essentielles de l’Énéide. Virgile est sans contredit moins animé et moins sublime qu’Homère ; mais, d’un autre côté, il a moins de négligences, moins d’uniformité, et tout son poème est d’une dignité plus vraie et mieux soutenue.

En lisant l’Iliade, nous nous sentons transportés jusqu’à la plus haute antiquité, jusqu’aux temps où les hommes étaient à peine civilisés. En ouvrant Virgile, nous reconnaissons l’élégance et la correction du siècle d’Auguste. Nous ne sommes plus témoins de querelles suscitées entre deux héros pour une esclave ; nous ne les voyons plus, en proie à la violence de leurs emportements, s’adresser de grossières injures. Le début du poème est imposant et magnifique : c’est Junon qui prend la résolution de s’opposer à l’établissement d’Énée en Italie ; Énée aussitôt nous apparaît avec toute sa flotte au milieu d’une tempête effroyable, décrite avec les plus riches couleurs de la poésie.

Le sujet de l’Énéide est extrêmement heureux, et plus, je crois, que celui de l’Iliade et de l’Odyssée. Rien n’était plus noble, rien ne se rapprochait plus de la dignité de la poésie épique ; d’un autre côté, rien n’était plus fait pour intéresser les Romains et flatter leur orgueil, que de rapporter l’origine et la fondation de Rome à un héros aussi illustre qu’Énée. Cette idée était par elle-même très brillante, elle donnait au poète la facilité d’élever son plan sur les anciennes traditions historiques de sa patrie, de lier son sujet à celui d’Homère, d’employer le même système de merveilleux, de rappeler les exploits des Romains et de décrire la fabuleuse Italie et l’antique territoire de Rome. Les projets d’Énée, toujours traversés par Junon, font naître une foule d’événements qui occasionnent des voyages, des combats, et présentent au poète l’occasion de mêler aux détails de la guerre ceux des travaux et des plaisirs des peuples pacifiés. Je crois être fondé à dire que, tout considéré, l’Énéide de Virgile est le modèle le plus parfait que l’on puisse trouver d’une fable ou d’une action épique. Je ne m’arrête pas à l’opinion de quelques critiques qui regardent ce poème comme une composition allégorique, dans laquelle l’auteur fait constamment allusion au caractère ou au gouvernement d’Auguste, ou qui croient que Virgile n’a voulu que rendre plus agréable aux Romains ce prince qu’il a représenté sous les traits d’Énée. Il est vrai qu’à l’exemple des poètes ses contemporains, il a saisi toutes les occasions de payer à Auguste un tribut d’adulation ; mais il ne me paraît pas vraisemblable qu’il ait conçu son plan dans un but politique. Comme poète, il suffisait, pour déterminer son choix, que ce sujet fût grand par lui-même, convînt à la nature de son génie, et lui présentât les moyens de donner l’essor à son talent poétique.

L’unité d’action est parfaitement observée dans l’Énéide. Depuis le commencement jusqu’à la fin, le lecteur n’est occupé que d’un seul objet, l’établissement d’Énée en Italie, établissement ordonné par les dieux. Comme l’action dure plusieurs années, le poète en a fort judicieusement mis une portion en récit. Les épisodes se trouvent suffisamment liés au sujet principal, et le nœud ou l’intrigue du poème est tissu avec beaucoup d’art, d’après le genre du merveilleux adopté par l’antiquité. Junon s’oppose elle-même à l’établissement des Troyens en Italie ; son ressentiment suscite à Énée de nombreux obstacles, et amène naturellement l’intervention des êtres célestes. De là cette tempête qui jette le héros sur les bords africains ; la passion de Didon, qui s’efforce de le retenir à Carthage ; et la résistance de Turnus, qui l’oblige à mettre les armes à la main. Enfin Jupiter consent à ce que le nom troyen soit à jamais oublié pour faire place au nom latin ; Junon alors s’apaise, et le héros victorieux reste dans le Latium.

Dans la conduite de ces circonstances principales du poème, Virgile a montré beaucoup d’art et de jugement ; mais l’admiration qu’il mérite ne doit pas nous aveugler sur les fautes qu’il a commises. D’abord on ne trouve presque aucun caractère bien prononcé dans l’Énéide. Sous ce rapport, elle pourrait même paraître insipide si on la comparaît à l’Iliade, où tout est plein d’âme et de mouvement. Achates, et Cloanthe, et Gyas, et tous les héros troyens qui suivent Énée en Italie, sont des figures qu’aucun trait ne distingue les unes des autres, et qui ne se font remarquer ni par leurs sentiments ni par leurs exploits. Énée lui-même n’est pas un héros bien intéressant. On nous le montre, il est vrai, rempli de bravoure et de piété ; mais son caractère n’est indiqué par aucun de ces traits qui touchent le cœur. C’est un homme doux et presque impassible. Sa conduite envers Didon, au quatrième livre, surtout le discours qu’il lui adresse après qu’elle lui a fait connaître qu’elle n’ignore pas qu’il a résolu de l’abandonner, décèle une sorte de dureté et d’insensibilité qui ne sont pas faites pour le rendre aimable30. Le caractère de Didon est bien supérieur à tous les autres. L’ardeur de sa passion, la violence de son indignation et de son courroux, son emportement, en font un personnage bien plus animé qu’aucun de ceux que Virgile a peints dans son Énéide.

Outre ces défauts, on pourrait encore, à quelques égards, critiquer la distribution du sujet. Il est vrai qu’il faut considérer l’Énéide avec l’indulgence que l’on ne peut refuser à un ouvrage que son auteur n’a pas eu le temps d’achever. L’on assure que les six derniers livres n’ont pas reçu la dernière main du poète, qui, pour cette raison, demanda en mourant que son ouvrage fût livré aux flammes. Mais si cette circonstance doit pallier quelques défauts d’exécution, elle ne peut servir d’excuse aux vices que le sujet semble présenter dans la dernière partie du poème. Les guerres avec les Latins n’ont plus la dignité et l’intérêt des événements qui les ont précédées, tels que la ruine de Troie, l’amour de Didon, la descente aux enfers. Le lecteur, ainsi que Voltaire l’a remarqué, est tenté de prendre parti pour Turnus contre le prince troyen. Turnus, jeune héros plein de valeur, épris des charmes de Lavinie, à qui l’unissent déjà les liens du sang, est destiné à l’épouser du consentement de tous les siens ; il est favorisé surtout par la mère de Lavinie, et la jeune fille elle-même laisse entrevoir qu’elle désire ce mariage. Alors arrive un étranger qui n’a jamais vu Lavinie, et qui, cependant, sur la foi d’un oracle, réclame un établissement dans le Latium, livre le pays aux fureurs de la guerre, tue l’amant de la princesse, et cause la mort de sa mère. Un tel plan n’est pas fait pour nous disposer en faveur du héros du poème, et l’auteur en pouvait aisément corriger le vice ; il fallait supposer qu’Énée, au lieu de faire le malheur de Lavinie, la délivrait des persécutions d’un rival également odieux à cette princesse et à son pays.

Cependant, malgré ces défauts qu’il fallait remarquer, Virgile a des beautés qui excitèrent à juste titre l’admiration de tous les siècles, et qui, aujourd’hui même, élèvent sa gloire au niveau de celle d’Homère. La qualité que ce poète possède par excellence, et pour laquelle, je crois, il n’a pas de rivaux, c’est la tendresse. La nature l’avait doué d’une sensibilité exquise ; on voit dans les scènes les plus touchantes de son poème qu’il avait éprouvé les affections qu’il décrit, car il sait peindre au cœur par un seul trait. C’est une sorte de mérite qui, dans une épopée, approche du sublime, et donne au poète le pouvoir de rendre son ouvrage plus intéressant pour toutes les classes de lecteurs.

Le plus beau morceau de ce genre, dans l’Iliade, est l’entrevue d’Hector et d’Andromaque. Dans l’Énéide, il y en a un très grand nombre. Le second livre est un chef-d’œuvre que rien n’égala jamais, et Virgile semble avoir déployé toute la puissance de son génie dans cette partie de son sujet, qui présentait une grande variété de scènes pleines de tendresse et de magnificence. À l’affreux tableau d’une ville livrée pendant la nuit aux flammes et au pillage, se mêlent avec art des incidents touchants et pathétiques. On ne trouve dans aucun poème rien de plus beau que la mort de Priam ; Anchise, Créuse, toute cette famille fugitive d’Énée, est remplie de tendresse et d’amour. Le même pathétique existe dans un grand nombre de passages de l’Énéide, et ces passages sont ceux que l’on relit avec le plus de plaisir. C’est ainsi qu’on ne s’est point lassé d’admirer le quatrième livre, qui renferme la passion malheureuse et la mort funeste de la reine de Carthage. Le poète y a répandu les beautés les plus sublimes. L’entrevue d’Énée avec Andromaque et Hélène, au troisième livre, les épisodes de Pallas et d’Évandre, de Nysus et d’Euryale, de Lausus et de Mézence sont des exemples frappants du talent de Virgile pour produire de tendres émotions. Bien que nous ayons remarqué quelques inégalités dans l’Énéide, quelques passages où l’intérêt languit, cependant on trouve dans toutes les parties du poème des choses admirables ; partout elles s’y présentent en grand nombre, même dans les six derniers livres. Les parties les plus travaillées sont les premier, second, quatrième, sixième, septième, huitième et douzième livres.

Virgile, dans les descriptions de batailles, est bien inférieur à Homère pour le feu et la sublimité ; mais dans sa descente aux enfers il l’emporte de beaucoup sur le chantre de l’Odyssée. À cet égard, l’antiquité ne nous offre rien de comparable au sixième livre de l’Énéide : la scène est grande et frappante ; les objets ont quelque chose d’imposant et de solennel qui produit sur l’esprit l’impression que doit faire éprouver le spectacle des régions infernales. Il règne dans tout ce tableau une philosophie sublime que le génie platonique de Virgile et les idées plus développées du siècle d’Auguste ont revêtu d’une dignité à laquelle ne pouvait pas atteindre la rudesse du siècle d’Homère. Quant aux beautés poétiques de Virgile, à la douceur et à l’harmonie de ses vers, on les a si bien et si justement appréciées dans tous les temps, qu’il est inutile de nous arrêter à en faire l’éloge.

Si, maintenant, sous le rapport de leur mérite en général, nous comparons l’un à l’autre ces deux princes de la poésie épique, Homère et Virgile, il nous semblera incontestable que le premier ne soit doué d’un génie plus grand, l’autre d’un génie plus correct. Homère était le créateur de son art, et l’on trouve chez lui les beautés et les défauts que l’on doit attendre d’un auteur original, comparé à ceux qui sont entrés après lui dans la carrière, c’est-à-dire plus de hardiesse, plus de naturel, plus d’aisance, plus de force, plus de sublimité, mais aussi plus d’irrégularités et de négligences.

Virgile eut toujours Homère sous les yeux ; dans beaucoup d’endroits il ne s’est pas contenté de l’imiter, il l’a traduit littéralement. C’est ainsi qu’au premier livre de l’Énéide, par exemple, la description de la tempête et le discours d’Énée à ses compagnons sont traduits du cinquième livre de l’Odyssée ; c’est ainsi que presque toutes les comparaisons de Virgile ne sont que des copies de celles d’Homère. Le mérite de l’invention appartient donc évidemment au chantre d’Achille ; quant au mérite du jugement, il me semble encore contesté par Homère, bien que la plupart des critiques n’aient pas hésité à l’attribuer à Virgile. L’un nous rappelle toute la vivacité des Grecs ; l’autre la grandeur imposante des Romains. L’imagination d’Homère est plus riche, celle de Virgile est plus chaste ; le premier puise sa force dans le pouvoir qu’il a d’enflammer l’imagination, l’autre dans le talent de toucher le cœur. Le style d’Homère est plus simple et plus animé, celui de Virgile plus élégant et plus soutenu ; celui-là s’élève quelquefois à une hauteur sublime qu’après lui personne ne peut atteindre, mais celui-ci ne descend jamais au-dessous de la dignité qui convient à la poésie épique, et c’est un mérite qu’Homère n’a pas toujours. Cependant, pour ne rien ôter à l’admiration que l’on doit à ces deux grands poètes, il est juste d’attribuer les défauts d’Homère bien moins à son génie qu’aux mœurs du siècle où il vivait ; mais il est juste aussi de ne pas perdre de vue, pour excuser les endroits faibles de l’Énéide, que Virgile laissa son ouvrage imparfait.

Lecture XLIV.
La Pharsale, la Jérusalem délivrée, la Lusiade, Télémaque, la Henriade, le Paradis perdu. §

Après Homère et Virgile se présente Lucain, dont le poème est remarquable par un singulier mélange des plus grandes beautés et des plus grands défauts. La Pharsale décèle trop peu d’invention, le poète y suit trop strictement la marche de l’histoire, pour qu’on puisse la considérer comme une épopée régulière ; cependant ce serait pousser trop loin la délicatesse en matière de critique, que de ne vouloir pas l’admettre au nombre des poèmes épiques. Les limites qui séparent ce genre de poésie des autres genres ne sont pas, comme je l’ai déjà fait remarquer, déterminées d’une manière assez précise, pour que l’on puisse avec raison refuser le titre d’épopée à un poème où sont célébrées des aventures grandes et héroïques, par la seule raison que l’auteur ne s’est pas conformé strictement aux plans adoptés par Homère et Virgile. Le sujet de la Pharsale a certainement assez de grandeur et de dignité ; on y trouve encore l’unité épique, puisque le poète n’a célébré que le triomphe de César sur la liberté romaine. Il est vrai que, tel que nous le possédons aujourd’hui, ce poème n’est pas terminé : ou les derniers livres ont été perdus, ou l’auteur a laissé son travail imparfait.

Quoique le sujet de la Pharsale soit d’un genre très héroïque, je ne crois pas que Lucain ait été bien heureux dans son choix. Je trouve dans ce sujet deux défauts essentiels : d’abord des guerres civiles, et surtout des guerres aussi cruelles et aussi sanglantes que celles des Romains, présentent des scènes hideuses que repousse la poésie épique, et qui d’ailleurs montrent la nature humaine sous un jour trop odieux. Des entreprises brillantes et glorieuses offrent des sujets plus convenables à l’épopée ; mais, il faut l’avouer, le génie de Lucain semble se complaire dans les scènes d’horreur, il aime à s’y arrêter longtemps ; ce n’était pas assez pour lui de celle que lui offrait naturellement son sujet, il interrompt le cours de sa narration pour introduire le long épisode de Marius et de Sylla, où les cruautés les plus atroces se reproduisent sous toutes les formes.

Un autre défaut, c’est que le sujet célébré par Lucain se rapprochait trop du temps où ce poète vivait ; j’ai démontré, dans la dernière Lecture, que cette circonstance était presque toujours défavorable à un poème épique, parce que, presque entièrement privé du secours des fictions et du merveilleux, il devenait à la fois moins riche de poésie et moins intéressant. Lucain s’est soumis à la rigueur que son sujet lui imposait à cet égard, et a montré en cela plus de jugement que s’il avait fait beaucoup d’efforts pour l’embellir, en introduisant un genre de merveilleux qui n’aurait pas manqué d’y paraître déplacé, quelque habilement traité qu’il pût être. L’on ne pouvait sensément faire intervenir les dieux et les déesses dans les différends et dans les guerres entre César et Pompée : au lieu de donner de l’importance à des faits si récents et si connus, les divinités de la fable n’y eussent produit qu’un effet bizarre et ridicule.

Quant aux caractères, Lucain les a tracés avec autant d’esprit que de force. Quoique Pompée soit son héros privilégié, il ne réussit pas à nous intéresser beaucoup en sa faveur ; il ne lui prête aucune qualité éminente, comme la grandeur d’âme et la bravoure ; on le voit, au contraire, céder constamment à la supériorité de César. Mais le caractère auquel le poète donne une préférence marquée, c’est celui de Caton ; il s’élève au-dessus de lui-même toutes les fois qu’il le fait agir ou parler. La plupart des beaux passages, les endroits où Lucain a déployé le plus de grandeur, sont ceux où il est question de Caton. On doit surtout remarquer le discours que cet implacable ennemi de Pompée adresse à Labiénus, qui le pressait de consulter l’oracle de Jupiter Ammon sur l’issue de la guerre ; il renferme la morale la plus sublime que l’antiquité nous ait transmise :

Ille Deo plenus, tacita quem mente gerebat,
Effudit dignas adytis e pectore voces :
Quid quæri, Labiene, jubes ? an liber in armis
Occubuisse velim potius, quam regna videre ?
An sit vita nihil ? si longa, an differat ætas ?
An noceat vis ulla bono ? Fortunaque perdat
Opposita virtute minas, laudandaque velle
Sit satis, et nunquam successu crescat honestum ?
Scimus, et hoc nobis non altius inseret Ammon.
Hæremus cuncti superis, temploque tacente
Nil facimus non sponte Dei : nec vocibus ullis
Numen eget ; dixitque semel nascentibus auctor
Quidquid scire licet. Sterilesne elegit arenas,
Ut caneret paucis, mersitque hoc pulvere verum ?
Estne Dei sedes, nisi terra, et pontus, et aer,
Et cœlum, et virtus ? Superos quid quærimus ultra ?
Jupiter est quodcumque vides, quodcumque moveris.
Sortilegis egeant dubii, semperque futuris
Casibus ancipites : me non oracula certum,
Sed mors certa facit : pavido fortique, cadendum est.
Hoc satis est dixisse Jovem.
(Pharsaliæ lib. IX, v. 564.)

« Caton, plein de la Divinité qui remplissait son âme, prononça ces paroles dignes de l’antre prophétique : Quelles questions veux-tu, Labiénus, que j’adresse à l’oracle ? Lui demanderai-je si j’aime mieux mourir libre les armes à la main que de vivre sous un tyran ; si cette vie n’est autre chose que le passage à une vie heureuse et durable ; s’il est quelque puissance au monde capable d’imposer à l’homme de bien ; si la fortune perd ses menaces quand elle s’attaque à la vertu ; s’il suffit de vouloir ce qui est louable, et si le succès ajoute à ce qui est honnête ? Nous savons tout cela, et Ammon lui-même ne le graverait pas plus profondément dans nos cœurs. Nous sommes tous dans la main des dieux ; et que l’oracle parle ou se taise, ce n’en est pas moins leur volonté que nous accomplissons. La Divinité n’a pas besoin de parole ; celui qui nous donna la vie nous apprit en même temps tout ce que nous devons savoir. Il n’a point choisi, pour communiquer avec nous, des sables stériles accessibles seulement à un petit nombre d’hommes ; ce n’est point sous cette poussière qu’il a caché la vérité. La Divinité aurait-elle d’autre demeure que la terre, l’onde, le ciel et le cœur de l’homme juste ? Pourquoi chercher les dieux si loin ? Jupiter, c’est tout ce que tu vois, tout ce que tu sens en toi-même. Qu’ils interrogent le sort ceux qui portent une âme irrésolue dans un avenir douteux ; pour moi, ce n’est point sur la certitude des oracles que je me fie, c’est sur la certitude de la mort. Timide ou courageux, il faut mourir. Voilà ce que Jupiter a dit, c’est assez. »

Dans la conduite de l’action, Lucain a trop scrupuleusement suivi l’ordre chronologique, ce qui l’a souvent contraint à interrompre le cours de sa narration, et transporter brusquement son lecteur d’un lieu dans un autre. Il se livre à de fréquentes digressions, et quitte trop souvent son sujet, tantôt pour décrire la topographie d’une contrée, tantôt pour se livrer à des recherches philosophiques sur des productions ou des effets de la nature ; sur les serpents d’Afrique, par exemple, dans le neuvième livre, sur les sources du Nil, dans le dixième.

On trouve dans la Pharsale plusieurs descriptions pleines de feu et de poésie ; cependant le principal mérite de Lucain ne consiste ni dans l’art de raconter ni dans l’art de décrire. Sa narration est souvent sèche et dure ; ses descriptions, dont en général il a très mal choisi les sujets, ont trop de recherche et d’affectation ; mais c’est par les pensées que ce poète est surtout remarquable : presque toutes sont nobles, frappantes, exprimées avec force, avec chaleur, et souvent d’une manière originale. Lucain est le poète de l’antiquité le plus philosophe et le plus pénétré de l’amour de la patrie. Neveu de Sénèque, il était lui-même stoïcien, et l’esprit de sa secte respire dans tout son poème ; il faut observer aussi que ce poème est le seul dans l’antiquité dont le sujet fut, pour son auteur, d’un intérêt sérieux et réel. Ce n’était point une fiction ; le poète avait été témoin des maux auxquels les discordes civiles livrèrent sa patrie, il avait éprouvé les rigueurs du despotisme assis sur les ruines de la liberté romaine. En écrivant, il cédait aux inspirations ardentes d’une âme grande, fière, et profondément pénétrée de son sujet ; aussi se répand-il souvent en exclamations et en apostrophes presque toujours placées à propos, et soutenues avec une énergie et une chaleur dignes des plus grands éloges.

Mais il était dans la destinée de ce poète qu’on ne pourrait jamais louer les beautés de son ouvrage sans se rappeler aussitôt les défauts qui le déparent. Comme son principal mérite est cette verve ardente et impétueuse qu’on retrouve quelquefois dans ses descriptions, et presque toujours dans l’expression de ses pensées, de même aussi son principal défaut est de manquer de modération et dans ses descriptions et dans ses pensées. Il se précipite dans les extrêmes, sans savoir jamais s’arrêter. À force de vouloir agrandir son sujet, il sort de la nature, et devient boursouflé ; souvent il lui arrive d’atteindre jusqu’au sublime dans le second vers d’une description, et, tout en cherchant, dans le troisième, à s’élever encore plus haut, il tombe lourdement dans le phébus. Lucain vivait dans un siècle où les écoles des déclamateurs avaient déjà corrompu l’éloquence et le goût ; il n’avait pas su se garantir de la contagion, et, chez lui, souvent le ton du rhéteur couvre le génie du poète.

Lucain, toutefois, avait reçu de la nature un génie vif et original. Ses sentiments ont tant d’élévation, il déploie quelquefois tant d’énergie, tant de feu, qu’il nous fait en quelque sorte perdre de vue la plupart de ses défauts. L’on pourrait citer des passages de la Pharsale que ne désavouerait aucun poète de l’antiquité. Il a, par exemple, dessiné de main de maître, dans le premier livre, les caractères de César et de Pompée ; rien n’est plus poétique que ce beau passage dans lequel il compare Pompée à un vieux chêne ruiné par le temps :

                             Totus popularibus auris
Impelli, plausuque sui gaudere theatri :
Nec reparare novas vires ; multumque priori
Credere fortunæ. Stat magni nominis umbra.
Qualis frugifero quercus sublimis in agro,
Exuvias veteres populi, sacrataque gestans
Dona ducum ; nec jam validis radicibus hærens,
Pondere fixa suo est : nudosque per aera ramos
Effundens, trunco, non frondibus, efficit umbram :
At quamvis primo nutet casura sub Euro,
Et circurn silvæ firmo se robore tollant,
Sola tamen colitur. Sed non in Caesare tantum
Nomen erat, nec fama ducis : sed nescia virtus
Stare loco ; solusque pudor, non vincere bello.
Acer, et indomitus…
(Pharsaliæ lib. I, v. 132.)
De la faveur publique il savoura l’ivresse,
Et, livré tout entier aux vains amusements,
Aux jeux de son théâtre, aux applaudissements,
Il n’a plus les élans de cette ardeur guerrière,
Ce besoin d’ajouter à sa gloire première ;
Et, fier de son pouvoir, sans crainte et sans soupçon,
Il vieillit en repos à l’ombre d’un grand nom.
Tel un vieux chêne, orné de dons et de guirlandes,
Et du peuple et des chefs étalant les offrandes,
Miné dans sa racine et par les ans flétri,
Tient encor par sa masse au sol qui l’a nourri :
Ses longs rameaux noircis s’étendent sans feuillage,
Mais son tronc dépouillé répand un vaste ombrage ;
D’une forêt pompeuse il s’élève entouré,
Mais seul, près de sa chute, il est encor sacré.
(Trad. de La Harpe.)

En considérant l’exécution du poème dans son ensemble, on est obligé d’avouer que le feu poétique de l’auteur n’a pas toujours été dirigé par le jugement et par le goût. Son génie a de la force, mais jamais de douceur, jamais d’aménité, jamais de grâce. Son style est abondant et fort, mais trop sec, et souvent obscur, parce que le poète courait trop après les expressions saillantes et originales. Comparé à Virgile, Lucain a peut-être plus de grandeur et d’élévation dans les sentiments ; mais, du reste, il lui est bien inférieur, surtout en pureté, en élégance et en sensibilité.

Stace et Silius Italicus, quoique rangés dans la classe des poètes épiques, ne méritent pas un examen particulier ; nous allons donc nous occuper sur-le-champ du Tasse, le plus distingué de tous les poètes épiques modernes.

Sa Jérusalem délivrée fut publiée en 1574. C’est un poème régulièrement et strictement épique dans son ensemble, orné de tout ce qui peut embellir ce genre de composition. Le sujet est la reprise de Jérusalem sur les infidèles par les forces réunies de la chrétienté ; entreprise grande par elle-même, respectable, héroïque, mais qui devait le paraître plus encore dans le siècle que le Tasse a illustré. C’est un contraste intéressant que celui qui existe entre les chrétiens et les Sarrasins. Le sujet n’offre pas de ces scènes terribles et féroces qu’enfantent les guerres civiles et qui révoltent dans Lucain ; il ne présente que les nobles efforts du zèle et du courage qui concourent à un but honorable. La part que la religion avait à cette entreprise contribue à la rendre plus imposante, fournit un moyen naturel d’y introduire le merveilleux, et ouvre un champ plus vaste aux descriptions sublimes. L’action, en outre, se passe dans une contrée et à une époque assez éloignées pour permettre que les traditions fabuleuses et les fictions viennent se mêler à la vérité historique.

Dans la conduite de l’action, le Tasse a déployé une étonnante richesse d’invention, et c’est pour un poète une qualité bien précieuse. Son ouvrage est rempli d’incidents entre lesquels il a su jeter la plus heureuse variété ; les descriptions de combats ne sont ni assez longues ni assez multipliées pour fatiguer le lecteur. La scène change souvent de place ; du théâtre des armes, du tumulte des camps il nous transporte au milieu d’une nature douce et pleine de charmes. Des cérémonies religieuses, des intrigues d’amour, des aventures de voyages, des scènes pastorales intéressent et délassent tour à tour le lecteur. Cependant toutes les parties du poème sont liées avec beaucoup d’art ; leur variété n’altère point l’unité du plan. La conquête de Jérusalem est l’objet auquel tout se rapporte, et l’ouvrage se termine avec cette entreprise. Chaque épisode, excepté celui d’Olinde et de Sophronie, que j’ai blâmé plus haut, se trouve suffisamment lié au sujet principal.

Une grande variété de caractères donne au poème de la vie et du mouvement, et ces caractères sont à la fois bien prononcés et bien soutenus. Godefroi, le chef de l’entreprise, est prudent, modéré, brave ; Tancrède est tendre, généreux, intrépide, et fait un heureux contraste avec le furieux et brutal Argant ; Renaud, qui, à proprement parler, est le héros du poème, est copié sur l’Achille d’Homère : c’est un guerrier passionné, sensible à l’injure, séduit par les artifices d’Armide, mais qui se montre toujours plein de zèle, d’honneur et de courage. Le vaillant et fier Soliman, la tendre Herminie, l’artificieuse et violente Armide, et la mâle Clorinde, sont tous des personnages supérieurement dessinés. C’est pour la peinture des caractères que le Tasse est surtout remarquable ; à cet égard, il est bien supérieur à Virgile, et ne le cède à aucun poète, excepté Homère.

Il a prodigué le merveilleux, et dans cette partie son mérite est plus contesté. Ses êtres célestes agissent partout avec beaucoup de dignité. Dieu abaissant ses regards sur les armées en présence, envoyant quelquefois un ange pour arrêter les infidèles et contenir les esprits malins, produit un effet sublime. La description de l’enfer, au commencement du quatrième livre, est singulièrement frappante, ainsi que l’apparition et le discours de Satan ; néanmoins Milton, qui a évidemment imité ce passage du Tasse, peut se flatter d’avoir surpassé le poète italien. Les diables, les enchanteurs, les magiciens prennent une part trop active à l’action, et forment un genre de merveilleux trop sombre pour plaire à l’imagination. La forêt enchantée, dont le poète a fait presque entièrement dépendre le nœud ou l’intrigue, les messagers envoyés à Renaud pour l’aider à rompre le charme qui le retient, cette caverne au centre de la terre où les conduit un ermite, leur voyage miraculeux aux îles Fortunées, la manière dont ils arrachent Renaud aux voluptueux enchantements d’Armide, sont des scènes sans doute très amusantes et embellies de tous les charmes de la poésie, mais dans lesquelles il faut avouer que l’auteur a poussé le merveilleux jusqu’à l’extravagance.

En général, ce que l’on peut encore à plus juste titre reprocher au Tasse, c’est le ton romantique qu’il a répandu sur la plupart des aventures et des incidents de son poème. Les objets qu’il nous représente ont toujours de la grandeur, mais pas assez de vraisemblance. Il n’a pas tout à fait échappé au goût de son siècle, encore follement enthousiasmé des contes de la chevalerie errante ; contes que l’imagination extravagante, mais riche et gracieuse, de l’Arioste, venait de rajeunir en leur prêtant de nouveaux charmes. Cependant, pour rendre justice au Tasse, il faut convenir qu’il n’est effectivement ni plus merveilleux ni plus romantique qu’Homère et Virgile ; toute la différence, c’est que ceux-ci ont employé les fables du paganisme, et le poète italien, les miraculeuses traditions de la chevalerie errante.

Le Tasse est plein de beautés poétiques et de descriptions magnifiques. Il met dans son style la même variété que dans les objets qu’il décrit. Ses vers sont tour à tour grands et majestueux s’il peint des scènes imposantes ; doux et gracieux s’il dessine des images aimables et tendres, comme l’asile champêtre d’Herminie, au septième livre ; les enchantements et la beauté d’Armide, au quatrième. Ces deux descriptions sont entre autres d’un art et d’un goût exquis. Ses combats sont très animés, les incidents y sont heureusement variés ; cependant ils sont bien inférieurs à ceux d’Homère pour la force et la chaleur.

Le Tasse, dans la peinture des sentiments, n’a pas aussi bien réussi que dans les descriptions. Son poème nous intéresse par les actions et les caractères, mais il n’y a rien, presque rien, pour la sensibilité. Virgile est bien plus tendre et bien plus touchant que lui. Si dans un discours il cherche à paraître pathétique, il laisse trop apercevoir l’art et le travail.

Quant au bel esprit et à l’affectation qu’on lui a souvent reprochés, l’on a sans doute poussé la critique trop loin. L’affectation n’est certainement pas le défaut général de la manière du Tasse ; il est, au contraire, presque toujours mâle, énergique et correct. Quelquefois, il est vrai, surtout lorsqu’il exprime la tendresse, ses idées deviennent forcées et sortent de la nature ; mais il s’en faut bien que ce soit aussi fréquemment qu’on l’a supposé. Je suis persuadé que si l’on retranchait de son poème soixante ou quatre-vingts vers, la critique n’y trouverait presque plus rien à reprendre.

Boileau, Dacier, et d’autres critiques français du dernier siècle, affectèrent de décrier le Tasse ; quelques écrivains anglais suivirent leur exemple ; mais il est probable qu’aucun d’eux ne connaissait bien son poème, ou qu’au moins ils le lurent avec beaucoup de prévention ; car je me crois fondé à regarder la Jérusalem délivrée comme le troisième poème épique que nous possédions, et à le placer immédiatement après l’Iliade et l’Énéide. Le Tasse est sans doute inférieur à Homère pour l’énergie et la simplicité, à Virgile pour la sensibilité, à Milton pour la force et l’audace du génie ; mais il ne le cède à aucun autre pour le talent de la poésie. Quant à la fécondité de l’invention, la variété des incidents, la peinture des caractères, la richesse des descriptions et la beauté du style, je ne connais qu’Homère, Virgile et Milton qui lui puissent être comparés.

L’Arioste, le rival du Tasse dans la poésie italienne, ne peut être raisonnablement mis au nombre des poètes épiques. L’épopée doit renfermer le récit régulier d’une entreprise héroïque ; bien qu’il y ait une sorte d’unité et de liaison dans le plan du Roland Furieux, au lieu de les rendre sensibles au lecteur, il semble que l’Arioste ait cherché tous les moyens de les lui dissimuler, en détachant les unes des autres les parties de son poème, et en coupant toujours la narration d’un incident par un autre incident, sans attendre, pour entamer un récit, que le récit qui précède soit conduit à sa fin. On dirait que ce poète affecta de n’adopter aucun plan régulier, pour donner un plus libre essor à l’imagination la plus féconde, la plus riche, et en même temps la plus extravagante. Cependant ou retrouve dans Roland Furieux tant de passages que pourrait réclamer la muse épique, qu’il nous était impossible de ne pas dire ici quelques mots de ce poème. D’ailleurs il réunit presque tous les genres de poésie ; il est tantôt comique et tantôt satirique ; tantôt badin et licencieux, et tantôt noble, héroïque, descriptif et passionné. Il prend tous les tons, et toujours avec le plus grand succès. Constamment maître de son sujet, il semble se jouer avec lui, et quelquefois nous laisse incertains si nous devons prendre ce qu’il dit au plaisant ou au sérieux. Rarement il est dramatique, il est presque aussi rarement sentimental ; mais aucun poète peut-être ne posséda mieux que lui le talent de raconter et de décrire. Les scènes font tableau, les événements se passent sous nos yeux, et toutes les circonstances en sont singulièrement pittoresques. Le style, très varié, convient toujours au sujet ; il est embelli de tous les charmes d’une versification douce et harmonieuse.

Le Camoëns est l’honneur de la littérature portugaise, comme le Tasse fait la gloire de la littérature italienne ; ils étaient presque contemporains ; cependant le Camoëns publia son poème avant que la Jérusalem délivrée parût. Le sujet est la découverte des Indes orientales par Vasco de Gama, entreprise brillante, pleine d’intérêt pour la patrie du poète, puisqu’elle lui devait ses richesses et la considération dont elle jouissait en Europe. Le poète commence par nous montrer Vasco et sa flotte, au milieu de l’Océan, entre l’île de Madagascar et la côte d’Éthiopie. Après quelques tentatives pour aborder, il trouve enfin l’hospitalité dans le royaume de Mélinde. Vasco, pour répondre au désir du roi, lui donne des détails sur l’Europe, sur l’histoire du Portugal, et lui raconte la partie de son voyage qui a précédé son arrivée à Mélinde. Ce récit occupe trois livres entiers ; il est bien conçu ; il renferme un grand nombre de beautés poétiques, et n’a qu’un défaut, c’est que le navigateur, en parlant des héros de la Grèce et de Rome, affecte une érudition tout à fait déplacée devant un prince africain. Vasco et ses compagnons continuent leur voyage ; les tempêtes qu’ils essuient, les obstacles qu’ils rencontrent, leur arrivée à Calicut et sur la côte de Malabar, leur réception et leurs aventures dans ce pays, enfin leur retour, remplissent le reste du poème.

L’ouvrage, dans son ensemble, est conforme au plan d’une composition épique. Le sujet et les incidents sont pleins de grandeur ; à travers une espèce de désordre, on reconnaît une verve éminemment poétique, une imagination vive, des descriptions hardies, autant du moins qu’il est possible d’en juger par les traductions, puisque je suis privé de pouvoir lire l’original dans sa propre langue. Le Camoëns n’a point ambitionné le mérite de peindre des caractères ; Vasco est le héros du poème ; c’est le seul personnage qui y joue un rôle important.

Le merveilleux, dans la Lusiade, est le comble de l’extravagance. C’est un mélange bizarre des mystères du christianisme et de la mythologie des païens, mélange disposé de manière que les dieux de la fable semblent être les seules divinités puissantes ; le Christ et la Vierge n’y sont que des agents subordonnés. L’auteur nous apprend qu’un des principaux motifs de l’expédition des Portugais est de propager la foi, et d’extirper le mahométisme. Dans cette religieuse entreprise, Vénus est la protectrice des Européens, Bacchus est leur divinité ennemie ; ce dieu voit avec douleur les efforts de Gama pour éclipser la gloire dont il remplissait les Indes. Les dieux s’assemblent, et, dans ce conseil, c’est Jupiter qui prédit la chute du mahométisme, et la propagation du saint Évangile. Vasco, battu par la tempête, et sur le point de périr, implore le Dieu des chrétiens ; Jésus-Christ et la Vierge le supplient d’accorder au héros le secours éclatant qu’obtinrent autrefois les Israélites au passage de la mer Rouge, et l’apôtre saint Paul dans son naufrage. Vénus se charge du soin d’exaucer cette prière ; elle paraît, et découvre que c’est Bacchus qui a suscité la tempête ; elle va s’en plaindre à Jupiter, qui rétablit le calme sur l’Océan. Un merveilleux si étrange et si déplacé montre combien peuvent s’égarer les auteurs qui adoptent cette opinion absurde, qu’il n’existe pas d’épopée sans l’intervention des dieux d’Homère. Il est vrai qu’à la fin de l’ouvrage, l’auteur donne une espèce de correctif à sa mythologie ; mais ce correctif est fort maladroit. La déesse Thétis apprend à Vasco qu’elle-même et les autres divinités du paganisme ne sont autre chose que les expressions des grandes opérations de la Providence.

Il y a néanmoins, dans la Lusiade, un autre genre de merveilleux qui n’est pas sans agrément. C’est une heureuse idée, par exemple, que d’avoir fait apparaître en songe à Emmanuel, roi de Portugal, le génie du Gange, qui l’invite à découvrir ses sources cachées, et lui annonce que les trésors de l’Orient lui sont réservés. Mais la plus noble conception du poète se trouve au sixième livre, dans le récit que Vasco fait au roi de Mélinde des merveilles qu’il a rencontrées pendant le cours de sa navigation. Il lui raconte qu’au moment où sa flotte arriva au cap de Bonne-Espérance, qu’aucun navigateur n’avait encore doublé, il lui apparut tout à coup un fantôme énorme, épouvantable, qui sortait du sein de l’Océan au milieu des foudres et des tempêtes ; sa tête se perdait dans les nuages, son attitude glaçait d’effroi. C’était le génie ou le gardien de cette partie de l’Océan inconnue jusque-là. Il parle, et, d’une voix semblable au tonnerre, il s’indigne que Vasco et ses compagnons osent pénétrer dans les mers dont il fut si longtemps paisible possesseur, et interroger les secrets de l’abîme qui ne furent jamais révélés aux mortels. Il leur ordonne de ne pas aller plus loin, les menace, s’ils persistent dans leur entreprise, de tous les maux qui, dans la suite, fondirent effectivement sur eux, et disparaît avec un bruit formidable. C’est une des fictions les plus nobles et les plus imposantes qu’on ait jamais employées. Elle suffit pour montrer que si l’imagination du Camoëns sortait quelquefois des justes bornes, au moins elle était grande et hardie31.

Dans cet examen des poètes épiques, il serait injuste de passer sous silence l’aimable auteur des Aventures de Télémaque. Quoique son ouvrage ne soit point en vers, on peut cependant le regarder comme un poème. La prose mesurée et poétique dans laquelle il est écrit est singulièrement harmonieuse, et le style a toute l’élévation dont la langue française est susceptible, même en poésie.

Le plan de l’ouvrage est en général très bien conçu, le sujet ne manque ni de grandeur ni d’unité. Le poète est entré avec beaucoup de bonheur dans l’esprit et les idées des anciens, et particulièrement dans leur mythologie, qui, sous sa main, a plus de noblesse et de grâce que dans aucun poète moderne. Ses descriptions sont riches et pleines de beautés, surtout lorsqu’elles sont d’une nature douce et calme, comme celles de la vie champêtre, des plaisirs de vertu, des avantages et des douceurs de la paix, parce qu’elles convenaient mieux au caractère de Fénelon. Il a mis dans tous les tableaux de ce genre un ton aimable et tendre qu’il serait impossible d’imiter.

Les six premiers livres, dans lesquels Télémaque raconte ses aventures à Calypso, sont la partie de l’ouvrage la mieux exécutée. La narration en est vive et intéressante ; elle devient ensuite plus languissante, surtout dans les douze derniers livres ; elle manque tout à fait de vigueur dans les descriptions de combats. La critique la plus sérieuse que l’on ait faite de cet ouvrage, considéré comme poème épique, a porté sur ces minutieux détails d’une sage politique dans lesquels l’auteur entre quelquefois, et sur les discours et les instructions de Mentor, qui se reproduisent trop souvent, et sont trop remplis des lieux les plus communs de la morale. Ces défauts étaient peut-être nécessaires pour remplir le but du poète, qui était de former l’esprit d’un jeune prince ; mais la poésie épique ne saurait les excuser, parce que son objet est de nous instruire plutôt par le récit des actions, la peinture des caractères et l’expression des sentiments, que par des dissertations régulières sur des points de morale.

Presque tous les poètes épiques ont donné la description d’une descente aux enfers ; et, dans l’idée qu’ils se sont faite du monde invisible aux mortels, on peut remarquer les progrès successifs des notions des hommes sur les récompenses et les punitions d’une vie future. La descente d’Ulysse aux régions infernales, dans l’Odyssée, ne nous offre que des images très confuses, mais effroyables. La scène est transportée au pays des Cimmériens, toujours couvert de sombres nuages, et situé aux confins de l’Océan. Lorsque les mânes des morts apparaissent à Ulysse, on sait à peine s’il est encore sur la terre, ou s’il a pénétré dans ses profondeurs. Tous les esprits de cet autre monde, même ceux des héros, sont mécontents de leur condition ; et lorsqu’Ulysse cherche à consoler Achille en lui parlant du rang illustre qu’il doit tenir dans ces régions, Achille lui répond tout nettement que ses discours sont dénués de sens, et qu’il aimerait mieux être un simple journalier sur la terre, que de commander à tous les morts.

Au sixième livre de l’Énéide, l’on aperçoit déjà dans les idées un perfectionnement qui atteste les progrès que la philosophie avait faits dans le monde. Les objets qui se présentent au héros introduit dans le séjour des mânes sont mieux dessinés, plus distincts, plus grands, plus imposants. Les demeures séparées des bons et des méchants, les châtiments réservés à ceux-ci, le bonheur des autres, leurs douces occupations, sont décrits avec art, et se trouvent en harmonie avec les idées de la morale la plus pure. Fénelon, dans sa descente de Télémaque aux enfers, a encore déployé une philosophie bien plus sage que Virgile ; ce sont cependant les mêmes fables, la même mythologie ; mais cette mythologie est éclairée par les lumières de la religion, et embellie par le noble enthousiasme de l’archevêque de Cambrai. Les détails qu’il donne sur le bonheur des justes sont autant de descriptions parfaites dans le genre mystique.

La Henriade de Voltaire est un poème épique régulier en vers français. Toutes les productions de cet illustre écrivain décèlent un génie extraordinaire ; aussi dans plusieurs endroits de son poème retrouve-t-on ces conceptions hardies, ces expressions heureuses et pleines de vivacité qui appartiennent particulièrement à l’auteur. Les comparaisons, entre autres, y sont neuves et magnifiques. Cependant je ne puis me résoudre à regarder la Henriade comme son chef-d’œuvre, et il me semble avoir traité la tragédie avec beaucoup plus de succès que l’épopée. On dirait que la versification française convient mal à la poésie épique. Outre qu’elle est toujours gênée par la rime, la langue n’est pas, non plus, susceptible de prendre assez d’élévation et de noblesse ; elle paraît plus propre à exprimer la tendresse dans une tragédie, qu’à se soutenir sur le ton sublime de la poésie épique. C’est à quoi peut-être il faut attribuer le style faible, et quelquefois lâche et prosaïque de la Henriade ; mais, quelle qu’en soit la cause, il n’est que trop vrai que le poème languit souvent ; il n’entraîne pas l’imagination du lecteur, et ne lui inspire pas cet intérêt, cet enthousiasme que doit produire une épopée pleine de verve et de sublime.

Le sujet de la Henriade est le triomphe de Henri IV sur la Ligue. L’action du poème, à proprement parler, ne comprend que le siège de Paris ; c’est une action véritablement épique, grande, intéressante, dans laquelle le poète a observé l’unité et toutes les autres règles de l’épopée. Mais on y trouve les deux défauts que j’ai fait remarquer dans la Pharsale, c’est-à-dire que l’action n’est fondée que sur des guerres civiles, et ne nous offre que des images dégoûtantes de massacres et d’assassinats qui répandent sur tout l’ouvrage une teinte lugubre. Cette action, comme dans Lucain, est aussi d’une date trop récente, et appartient à une partie trop bien connue de l’histoire. Pour remédier à cet inconvénient, et éviter de ne paraître qu’un simple historien, Voltaire a mêlé la fiction à la vérité. C’est ainsi que le poème commence par le récit d’un voyage de Henri en Angleterre, et d’une entrevue de ce prince avec la reine Élisabeth, quoique tout le monde sache que Henri ne visita jamais la Grande-Bretagne, et que ces deux grands personnages ne se trouvèrent jamais réunis. Au milieu de faits si généralement connus, de telles fictions choquent le lecteur, et forment avec la vérité historique un mélange désagréable et de mauvais goût. Le poète a imaginé cet épisode pour trouver une occasion de mettre dans la bouche de Henri le récit des premiers événements de la guerre civile, comme Énée raconte à Didon la ruine de Troie et le commencement de son voyage. Mais cette imitation est peu judicieuse. Il était naturel qu’Énée racontât à Didon des événements qu’elle ignorait, ou qu’elle n’avait appris que sur des rapports imparfaits ; mais peut-on supposer que la reine Élisabeth n’était pas exactement informée de tout ce que Henri vient lui apprendre ?

Pour embellir son sujet, Voltaire a prodigué le merveilleux, et je suis encore obligé de le blâmer à cet égard, parce que son genre de merveilleux est du plus mauvais goût ; c’est celui qui convient le moins à la poésie épique, puisqu’il se compose d’êtres allégoriques, comme la Discorde, la Politique, l’Amour ; tous trois, revêtus d’une forme humaine, se mêlent aux actions des hommes, et jouent un très grand rôle dans l’intrigue du poème, ce qui est contraire à toutes les règles posées par la saine critique. La croyance populaire a personnifié les esprits, les anges, les démons, et l’on peut supposer qu’ils existent réellement ; mais on sait que les êtres allégoriques ne sont que la représentation des passions des hommes ou de leurs dispositions morales. On peut les employer comme prosopopées ou figures de langage ; et, dans un poème entièrement allégorique, leur faire jouer les principaux rôles ; c’est là qu’ils sont véritablement à leur place ; mais dans un poème qui n’a pour sujet que des actions humaines, lorsque ces êtres agissent concurremment avec des hommes, l’imagination s’y perd, et, comme je l’ai déjà fait observer plus haut, partagée entre des êtres réels et des êtres fantastiques, elle ne sait à quoi se fixer.

Cependant, pour rendre justice à Voltaire, il faut dire que l’intervention de saint Louis est une fiction fort heureuse et très noble. L’un des plus beaux passages de la Henriade, je dirai même d’aucun poème, est le songe dans lequel, au septième livre, saint Louis transporte Bourbon dans le ciel et aux enfers. La mort amène devant Dieu les âmes de ceux qui ne sont plus ; toutes ces âmes, qui appartenaient à des contrées différentes, à des sectes diverses, s’étonnent de se trouver ensemble en présence du même Dieu, s’étonnent de la fausseté de leur superstition, et, tout à coup éclairées par la vraie lumière,

Attendent, en tremblant, l’éternelle sentence.

Le palais du Destin s’ouvre pour Henri ; il y voit les portraits des rois sa postérité, et ceux des grands hommes que la France doit produire. Ces fictions sont frappantes, magnifiques, et font le plus grand honneur au génie du poète français.

Dans ce bel ouvrage, quelques épisodes ont sans doute une étendue suffisante, cependant la narration y est en général trop rapide ; les événements y sont trop pressés, et racontés d’une manière trop superficielle ; c’est peut-être une des causes pour lesquelles ce poème ne produit qu’une impression assez faible. Les sentiments y sont nobles et élevés ; la religion y paraît toujours grande et majestueuse, et partout respire cet esprit de tolérance, cet amour de l’humanité qui animait Voltaire, et qu’il se plaisait à répandre sur tous ses ouvrages.

Milton, dont il nous reste encore à parler, s’est frayé en poésie une route nouvelle et tout à fait extraordinaire. En ouvrant son Paradis perdu, nous nous trouvons tout à coup transportés dans un monde invisible, environnés d’êtres célestes et d’esprits infernaux. Les anges et les diables n’y sont pas des moyens de merveilleux, ce sont les principaux personnages du poème ; et ce qui, dans un autre ouvrage, serait une fiction, n’est ici que l’effet du cours naturel des choses. Un sujet si différent de tout ce que nous voyons ici-bas a pu conduire ceux qui attachent de l’importance à de semblables discussions, à douter qu’il fut possible de mettre le Paradis perdu au nombre des poèmes épiques. Mais, quelque nom qu’on veuille lui donner, il est incontestable que ce ne soit une des plus belles conceptions du génie poétique ; et que, pour la grandeur et le sublime, les deux caractères essentiels de l’épopée, il ne soit au moins de niveau avec tout ce qui porte le nom de poème épique.

Milton fut-il heureux dans le choix de son sujet, c’est ce que l’on peut mettre en question. Ce sujet lui ouvrit une carrière très difficile à remplir. Si, au lieu de pénétrer dans les mystères de la théologie, il eût célébré un événement humain qui lui eût offert l’occasion de peindre quelques scènes de la vie, et de développer les caractères et les passions des hommes, son poème eût été un peu mieux goûté du commun des lecteurs. Le sujet qu’il a préféré convenait mieux à la hauteur sublime de son génie32, mais il ne convenait qu’à Milton ; lui seul pouvait déployer ces trésors d’une imagination prodigieuse. On s’étonne qu’avec un petit nombre de matériaux, puisés dans l’Histoire sainte, il ait formé un édifice si complet et si régulier, composé un poème si rempli d’une multitude d’incidents divers. Quelques passages ont, il est vrai, de la sécheresse et de la dureté ; quelquefois l’auteur s’est montré plus métaphysicien que poète. Mais l’ouvrage, dans son ensemble, est plein d’intérêt ; il frappe l’imagination, il s’en empare ; nous nous sentons plus entraînés à mesure que nous avançons, et c’est la preuve la plus certaine du mérite d’une épopée. Les objets nombreux qui se succèdent continuellement, la scène transportée tour à tour sur la terre, dans le ciel et au fond des enfers, jettent assez de variété dans le poème, lorsque d’ailleurs l’unité s’y trouve parfaitement bien observée. Adam et Ève, dans le paradis terrestre, nous ramènent aux douces occupations d’une vie paisible ; les entreprises de Satan, la guerre entre les anges rebelles et les célestes légions, nous présentent des scènes vives et tumultueuses. L’innocence, la pureté, l’amabilité de nos premiers parents, forment dans tout le poème un heureux contraste avec l’ambitieux orgueil du prince des démons. Le dénouement, comme je l’ai déjà fait remarquer, est seulement trop tragique pour une épopée.

Le sujet, par sa nature, ne donnait pas lieu à de grands développements de caractères ; mais ceux que le poète a introduits sont soutenus avec beaucoup d’art. Satan, entre autres, produit un effet frappant. C’est le personnage le mieux dessiné de tout le poème. Milton ne l’a pas représenté sous les traits que nous donnons ordinairement aux esprits infernaux ; il convenait davantage à son but de lui prêter une physionomie humaine, c’est-à-dire un caractère qui ne fût pas encore entièrement dépourvu de bonnes qualités. Il est brave, fidèle à ses légions ; son impiété ne le rend pourtant pas incapable de remords ; il éprouve même pour nos premiers parents un intérêt qui l’oblige à se justifier, et à rejeter sur l’impérieuse nécessité de sa situation l’horreur des projets qu’il a formés contre eux. Il agit moins par méchanceté que par ambition et ressentiment. Enfin, le Satan de Milton ne se montre pas plus odieux que la plupart des conspirateurs et des chefs de factions qui jouent un rôle dans l’histoire. Les caractères de Beelzebuth, de Moloch, de Bélial, sont admirablement peints dans les éloquents discours du livre second. Les anges du Seigneur, quoique représentés sous les traits les plus nobles, ont cependant quelque chose de plus uniforme que les esprits infernaux, quoique Raphaël et Abdiel montrent des caractères bien prononcés, le premier, par sa douce soumission, l’autre, par sa fidélité inaltérable. Peindre Dieu au milieu de sa gloire, rapporter les entretiens du Père et du Fils, était une entreprise difficile et hardie ; et, comme on pouvait s’y attendre, c’est effectivement celle où le poète a obtenu le moins de succès. Quant aux caractères humains, l’innocence et les amours de nos premiers parents sont exprimés avec une grâce et une délicatesse infinies. Adam, eu égard à sa situation, est peut-être trop recherché dans les discours qu’il adresse à Ève et à Raphaël. Ève a mieux le caractère qui lui convient ; elle a toute la douceur, toute la modestie et toute la faiblesse d’une femme.

Mais c’est dans le sublime que Milton a montré surtout un génie supérieur ; peut-être même l’emporte-t-il sur Homère, du moins il est incontestable qu’il laisse loin derrière lui Virgile, et tous les poètes connus. Les premier et second livres du Paradis perdu sont presque tout entiers sublimes. La description de l’enfer et des légions d’anges déchus, le tableau du conseil infernal, l’apparition et la conduite de Satan, le vol de ce prince des démons à travers le chaos jusqu’aux limites de notre monde, sont les conceptions les plus grandes, les plus élevées qu’ait formées le génie poétique. Au sixième livre, quelle majesté surtout dans l’intervention du Messie ! Il est vrai que, dans ce même livre, il se trouve aussi des fautes graves, et que les plaisanteries des démons sur l’effet de l’artillerie qu’ils ont inventée sont d’un mauvais goût insupportable. Il ne faut pas confondre le sublime de Milton avec celui d’Homère : celui d’Homère est ardent, impétueux ; celui de Milton est plus calme, mais il a aussi plus de grandeur ; Homère nous échauffe et nous entraîne, Milton nous ravit d’admiration ; le premier est sublime lorsqu’il décrit des actions, l’autre lorsqu’il peint des objets d’une nature étrange et merveilleuse.

C’est par le sublime, sans doute, que Milton est essentiellement remarquable ; cependant l’on trouve dans son poème un grand nombre de passages dans lesquels il exprime d’une manière admirable les sentiments les plus doux et les plus tendres. Lorsque la scène se passe dans les jardins d’Éden, les tableaux sont toujours riants et gracieux. Ses descriptions annoncent une imagination étonnante ; ses comparaisons, presque toujours extrêmement heureuses, sont partout placées à propos, il n’en est qu’un bien petit nombre que l’on pourrait reprendre comme trop basses ou trop rebattues ; elles ne nous présentent, en général, que des images empruntées à des objets agréables ou sublimes ; le seul reproche à leur faire, c’est qu’elles font trop souvent allusion à des matières scientifiques et aux fables de l’antiquité. Il faut avouer que le poète ne s’est pas soutenu dans la dernière partie de son ouvrage ; il semble qu’après la chute de nos premiers parents, son génie tombe pour ne plus se relever. Si l’on trouve encore quelques beautés, elles sont d’un genre qui appartient à la tragédie. Le repentir et les remords du couple déchu, ses regrets de quitter le paradis terrestre, ses plaintes et ses gémissements lorsqu’il en sort, sont extrêmement touchants. Le dernier épisode de l’ange qui découvre au premier homme le sort de sa postérité est une idée singulièrement heureuse ; malheureusement l’intérêt ne s’y soutient pas toujours.

Le style et la poésie de Milton sont dignes des plus grands éloges. L’un, plein de grandeur et de majesté, est toujours parfaitement assorti au sujet ; l’autre, harmonieuse et variée, nous montre quelle élévation la mesure et le nombre peuvent donner à notre langue. Ses vers blancs n’ont pas cette mélodie douce, régulière et uniforme des vers français qui fatigue bientôt les oreilles ; mais, faciles et rapides, quelquefois âpres et durs, variés dans leur cadence, souvent même dédaignant l’harmonie, ils prennent tour à tour la grâce et la force qui conviennent dans une composition épique. Quelquefois, il est vrai, l’on en rencontre de négligés et de prosaïques ; mais ils sont bien excusables dans un ouvrage si long et presque toujours si harmonieux.

Considéré dans son ensemble, le Paradis perdu est un poème qui renferme un grand nombre de beautés de tous genres, et qui, malgré ses inégalités, place Milton au premier rang parmi les poètes. Le génie, dans sa hardiesse et son élévation, ne peut pas être toujours régulier et correct. Milton s’égare trop souvent dans la théologie et la métaphysique ; souvent il pousse jusqu’à l’abus l’emploi des expressions techniques, et fait trop parade de son érudition ; mais la plupart de ses défauts doivent être attribués au siècle où il vivait. Il montre une vigueur de génie, une étendue de conception capables d’atteindre à tout ce qu’il y a de plus grand ; quelquefois il s’élève au-dessus de tous les poètes, quelquefois aussi il tombe même au-dessous des plus médiocres.

Lecture XLV.
Poésie dramatique. — Tragédie. §

Chez tous les peuples civilisés, on a regardé la poésie dramatique comme un amusement raisonnable, utile ; et, sous ce rapport, elle est digne d’être ici l’objet d’une discussion régulière et attentive. La poésie dramatique comprend la comédie, qui représente des incidents de la vie gais et légers, et la tragédie, qui rappelle des événements graves et touchants. Mais comme un événement sérieux et d’une grande importance commande plus l’attention que celui qui n’est que plaisant ou original ; comme la catastrophe d’un héros présente plus d’intérêt que le mariage d’un simple particulier, la tragédie a toujours été considérée comme un amusement plus noble que la comédie. La première a pour sujets les grandes passions, les vertus, les crimes et les malheurs auxquels sont exposés les rois et les personnages qui jouent un grand rôle sur la scène de la vie ; l’autre est le tableau des faiblesses, des travers et des folies des hommes. L’une agit essentiellement par la terreur et la pitié ; le seul instrument de l’autre, c’est le ridicule. Aussi, nous nous arrêterons plus longtemps sur la tragédie ; nous y consacrerons cette Lecture et celle qui suit, puis nous traiterons particulièrement de la comédie.

La tragédie, considérée comme la représentation fidèle du caractère et de la conduite des hommes placés dans ces circonstances critiques qui les soumettent à une épreuve difficile, est une belle et noble production poétique. C’est une véritable copie des mœurs et des actions des hommes. Dans une épopée, le poète peint les caractères par un récit ou par une description ; mais, dans la tragédie, le poète disparaît ; c’est le personnage lui-même que nous avons sous les yeux ; ce sont ses actions, ce sont ses discours qui annoncent son caractère. Aussi, aucun genre de composition ne dénote une connaissance plus approfondie du cœur humain ; aucun genre de composition, dans une main habile, ne produit sur les hommes une impression plus profonde. La tragédie est, ou doit être, du moins, un miroir où nous voyons et nous-mêmes et les maux auxquels nous sommes exposés. C’est une représentation exacte des passions humaines, et de leurs funestes effets, lorsqu’il n’est plus en notre pouvoir de les réprimer.

Si la tragédie est un des genres de composition les plus nobles et les plus élevés, elle est aussi, dans le véritable esprit qui doit l’animer, l’un des plus propres à inspirer la vertu, dont la nature a placé si profondément le germe dans nos cœurs, et qui exerce sur les hommes un pouvoir si certain, que, dans la tragédie, les actions vertueuses peuvent seules ravir notre admiration, de même que dans la poésie épique ce beau privilège n’appartient qu’aux récits de faits glorieux ou d’entreprises honorables. Les poètes sentent bien que le seul moyen de nous intéresser pour un héros, c’est de montrer qu’à travers ses défauts il est encore digne de notre estime ; ils sentent bien que le véritable secret d’exciter notre indignation, est de peindre le personnage qui doit en être l’objet, avec les couleurs du vice et de la dépravation. Ils peuvent, ils doivent même représenter l’homme vertueux aux prises avec l’infortune, parce que c’est une situation dans laquelle il ne se trouve que trop souvent ici-bas ; mais il faut qu’ils s’appliquent à nous le faire aimer. Dans une tragédie, la vertu peut paraître malheureuse, mais aucun poète ne termina sa pièce par le bonheur et le triomphe du vice. Si des méchants réussissent dans leurs projets, il faut montrer le châtiment que le ciel leur réserve, il faut qu’un malheur quelconque soit l’inévitable suite d’un crime. L’amour et l’admiration pour les hommes vertueux, la compassion pour les infortunés, l’indignation pour les auteurs de leurs maux, voilà les sentiments que doit en général exciter la tragédie ; et, bien que les auteurs dramatiques puissent, comme les autres, commettre quelques inconvenances, bien qu’ils ne montrent pas toujours la vertu sous son véritable point de vue, cependant personne ne saurait soutenir raisonnablement que la tragédie ne soit pas un genre de composition essentiellement moral. Je suis même persuadé qu’il n’est aucune tragédie qui n’ait laissé dans l’esprit du spectateur des impressions favorables à l’amour de la vertu et au développement des sentiments généreux. Ainsi le zèle que quelques hommes pieux ont mis à blâmer les amusements du théâtre, ne leur a été inspiré que par les abus que l’on a faits du genre comique, abus qui, trop souvent, ont justifié les censures les plus sévères.

Selon Aristote, le but de la tragédie est de ramener les hommes à la vertu par la pitié et la terreur. Cette proposition a quelque chose d’obscur ; on l’a interprétée de diverses manières, et les commentateurs en ont fait l’objet de nombreuses discussions. Sans entrer dans cette controverse, je crois que l’on pourrait définir d’une manière plus claire et plus exacte le but de la tragédie, en disant qu’elle tend à développer notre penchant à la vertu. Lorsqu’un auteur nous intéresse en faveur de la vertu, lorsqu’en traçant un tableau des vicissitudes de la vie, il excite notre compassion pour un homme malheureux ; lorsqu’au moyen de l’intérêt qu’il nous fait prendre aux infortunes des autres, il nous ouvre les yeux sur les erreurs que nous sommes exposés à commettre, il a sans doute rempli le but moral de la tragédie.

Pour y arriver, il doit, avant tout, choisir dans l’histoire un sujet touchant et propre à intéresser, pour le développer ensuite de la manière la plus naturelle et la plus vraisemblable ; car il ne faut pas perdre de vue que le naturel et le vraisemblable doivent toujours former la base de la tragédie. Le poète épique se propose d’exciter notre admiration par le récit d’une aventure héroïque ; mais la vraisemblance n’est pas aussi nécessaire pour produire l’admiration que pour émouvoir. Dans le premier cas, l’imagination s’exalte, elle suit le poète dans sa marche, et le merveilleux même n’a plus rien qui la choque. Mais la tragédie exige une imitation plus rigoureuse de la vie et des actions humaines, parce que son but est moins de frapper l’imagination que de toucher le cœur, et le cœur sait bien mieux juger de la vraisemblance. L’on ne peut faire naître les passions qu’autant que l’on produit sur l’esprit les impressions qu’y produisent la nature et la vérité, en sorte que si le poète mêle à l’action qu’il a choisie quelques circonstances étranges ou romanesques, il éteint à l’instant les passions qu’il commençait à exciter, et fait manquer à la tragédie son effet principal.

Ce principe, fondé sur l’évidence, exclut de la tragédie toute espèce de merveilleux ; il en exclut même l’intervention fabuleuse des divinités. Cependant les ombres des morts y peuvent apparaître, parce que leur apparition est fondée sur la croyance populaire, et qu’elle est d’ailleurs un moyen puissant de produire la terreur. Mais on ne saurait trop blâmer ces dénouements auxquels Euripide eut recours dans plusieurs de ses pièces, et qui ne s’opèrent que par l’intervention d’une divinité : c’est un ressort trop facile et trop grossier, dont le jeu ôte à l’action toute sa vraisemblance. Ce mélange du merveilleux dans la marche d’un événement tragique est assurément une tache dans le théâtre des anciens.

Quelques critiques ont soutenu que pour produire cette impression de vraisemblance si nécessaire au succès d’une tragédie, il fallait que le poète n’adoptât point pour sujet une action fictive inventée par lui, mais qu’il puisât ce sujet dans l’histoire ou parmi les faits les plus connus. C’est ce que firent presque tous les tragiques grecs. Cependant je ne pense pas qu’il faille ajouter beaucoup d’importance à cette règle. De nombreux exemples ont prouvé qu’une action fictive, habilement conduite, pouvait être aussi touchante qu’une action historique. Pour émouvoir, il n’est pas nécessaire que les événements d’un drame aient eu lieu réellement ; il suffit qu’ils aient pu avoir lieu dans le cours ordinaire de la nature et des choses. La tragédie, même lorsqu’elle emprunte ses matériaux à l’histoire, y mêle toujours quelques circonstances imaginaires, et la majeure partie des lecteurs ne sait ni ne cherche à savoir ce qui, dans un sujet, est historique ou fabuleux. Ils ne demandent que de la vraisemblance, et sont également touchés par tout ce qui ressemble à la nature. Aussi, quelques-unes des tragédies les plus pathétiques roulent sur des sujets qui sont entièrement de l’invention du poète, comme Zaïre et Alzire de Voltaire ; l’Orphelin, Douglas, la belle Pénitente, et plusieurs autres.

Que le sujet soit donc réel ou fictif, ce qui rend surtout les incidents d’une tragédie probables, ce qui, par conséquent, les rend plus ou moins touchants, c’est la conduite de l’action et la liaison intime de toutes ses parties. C’est pour diriger la marche des événements dans une tragédie que les critiques ont prescrit la règle fameuse des trois unités dont il est à propos que nous examinions l’importance. Pour nous livrer avec plus d’avantage à cette discussion, il convient que nous prenions les choses de plus haut. En remontant jusqu’à l’origine de la tragédie, en la suivant dans ses progrès, nous aurons occasion d’éclaircir quelques questions liées avec celle qui va nous occuper.

La tragédie, comme tous les arts, fut, dans son origine, imparfaite et grossière. Chez les Grecs, les premiers inventeurs des représentations théâtrales, elle ne consista longtemps qu’en une espèce d’ode ou d’hymne que l’on chantait ordinairement aux fêtes de Bacchus. On immolait un bouc à ce dieu ; après ce sacrifice, les prêtres et les assistants entonnaient des hymnes en son honneur, et il paraît certain que le mot tragédie nous vient du nom de la victime et de celui de ces chants : τράγος, hircus, bouc, et ᾠδή, cantus, carmen, hymne.

Ces hymnes ou poèmes lyriques étaient chantés tantôt par les prêtres et le peuple ensemble, tantôt par différentes parties de l’assemblée ses strophes et ses antistrophes. Pour mettre dans ces chants quelque variété, et en même temps pour que les chanteurs pussent se reposer, on imagina d’introduire un personnage qui, de distance en distance, récitait une pièce de vers. L’on doit cette innovation à Thespis, qui vivait cinq cent trente-six ans environ avant l’ère chrétienne ; elle fut généralement très goûtée. Eschyle, qui vint cinquante-six ans après, et que l’on regarde avec raison comme le père de la tragédie, fit faire à l’art un pas de plus ; il établit un dialogue entre deux personnages ou acteurs, les fit converser sur quelque sujet intéressant, et les plaça sur un théâtre qu’il orna de décorations qui rappelaient le lieu où la scène était placée. Tout ce que débitaient les acteurs se nommait épisode. Les chants du chœur finirent par n’avoir plus aucun rapport avec les fêtes de Bacchus, et se trouvèrent liés à l’action ou au récit des personnages introduits sur la scène. Le drame commença dès lors à prendre une forme régulière ; Sophocle et Euripide le conduisirent bientôt après à sa perfection. C’est une chose fort remarquable, que les Grecs, en si peu de temps, portèrent la tragédie de l’état le plus informe à l’état le plus parfait ; car Sophocle, le plus grand et le plus correct des poètes tragiques, florissait vingt-deux ans seulement après Eschyle, qui, lui-même, n’était que de soixante-dix ans postérieur à Thespis.

Il résulte de ce que nous venons de dire, que les chœurs formaient la base de la tragédie ancienne. Loin qu’ils y figurassent comme un simple ornement, ou qu’ils contribuassent à la perfection de la pièce, c’est, à proprement parler, le dialogue que l’on ajoutait aux chœurs, et les chœurs, originairement, composaient la tragédie tout entière. Avec le temps ils perdirent de leur importance et ne furent plus qu’un accessoire ; ils ont fini par disparaître tout à fait chez les modernes, et c’est ce qui établit une grande différence entre le théâtre des anciens et celui des nations actuelles.

La tragédie a-t-elle perdu ou gagné par la suppression des chœurs ? C’est une question que les partisans des anciens et les défenseurs des modernes ont souvent agitée. Il faut avouer que le chœur contribuait à donner à la tragédie plus de magnificence, et en même temps à la rendre plus instructive et plus morale. C’était toujours la partie de l’ouvrage où l’auteur faisait le plus d’efforts pour arriver jusqu’au sublime de la poésie ; et comme on l’accompagnait de chants et de musique, c’était celle qui plaisait le plus aux spectateurs, et qui donnait le plus de pompe à la pièce. Ensuite le chœur n’exprimait que des sentiments vertueux. Il se composait de personnes qui devaient naturellement être présentes, comme les habitants de la ville où la scène se passait, les amis des principaux personnages ; et tous, par conséquent, étaient intéressés au dénouement de l’action. Ces personnes qui, au temps de Sophocle, ne devaient pas être plus de quinze, se tenaient sur le théâtre pendant toute la pièce, conversaient avec les acteurs, prenaient part aux événements qui les intéressaient, en tiraient des instructions morales, leur donnaient des avis et des conseils, et, dans les entractes, chantaient des odes ou des hymnes dans lesquelles elles adressaient aux dieux des prières pour le succès des entreprises honorables qui étaient le sujet de la pièce, plaignaient les hommes vertueux aux prises avec le malheur, et présentaient sous leur plus beau jour la religion et la morale33.

Malgré ces avantages que l’on pouvait retirer de l’admission des chœurs dans la tragédie, les inconvénients qu’ils offraient suffisent pour excuser les modernes de les en avoir généralement exclus. Car, si le but du drame est surtout l’imitation naturelle et vraisemblable des actions humaines, l’on ne doit amener sur la scène que les personnages absolument nécessaires à la marche de l’action, qui est le sujet du drame. La présence de plusieurs personnes qui prennent peu d’intérêt aux événements dont elles sont témoins, n’est pas naturelle ; le poète en peut être souvent fort embarrassé, et si elle contribue à donner plus de pompe au spectacle, elle contribue aussi, par son invraisemblance, à le rendre plus froid et moins intéressant. La musique ou le chant qui accompagnent les paroles du chœur, et se mêlent au dialogue des personnages de la pièce, est encore une circonstance qui éloigne la représentation théâtrale de la nature et de la vérité. Le poète, dans la disposition de son plan, a mille obstacles à surmonter pour que, sans trop choquer la vraisemblance, le chœur puisse être témoin de tous les incidents du drame. Afin que les personnages qui le composent aient un libre accès sur la scène, il faut qu’en dépit même du sens commun, elle se passe sur une place publique ; il faut que ces individus, étrangers à l’action, soient spectateurs des événements qui devraient être les plus secrets, et deviennent les confidents des personnes qui paraissent successivement, et souvent même conspirent les unes contre les autres. Enfin le chœur présente au poète une grande difficulté de plus à vaincre, il oblige souvent à sacrifier la vraisemblance, et ne produit d’autre effet que celui d’une décoration théâtrale qui nuit à l’apparence de la réalité, apparence indispensable, et sans laquelle il ne faut pas espérer de pouvoir produire aucune émotion.

Nous avons vu que, dans son origine, la tragédie n’était, chez les Grecs, qu’une hymne ou un chant adressé aux dieux par des chœurs ; aussi n’est-il pas étonnant que les chœurs se soient toujours maintenus sur le théâtre grec ; mais l’on peut affirmer qu’ils ne s’y fussent jamais introduits si le dialogue eût formé, dès le principe, la base de la tragédie.

Cependant je suis porté à croire que les chœurs des anciens pourraient être introduits, et même avec beaucoup de succès, sur notre théâtre moderne, si, au lieu de la musique insignifiante, et quelquefois bien mal choisie, dont l’orchestre amuse les spectateurs dans les entractes, un certain nombre de personnes chantaient des paroles, ou exécutaient une harmonie qui, sans faire précisément partie de la pièce, eussent cependant un certain rapport avec le sujet de l’acte qui vient de finir, et avec les sentiments dont les spectateurs ont dû être pénétrés. Par ce moyen, ces sentiments se soutiendraient constamment pendant tout le cours de la représentation ; et les chœurs, en conservant l’avantage qu’ils ont sur le théâtre des anciens, de prolonger les émotions, et de faire ressortir la moralité de la pièce, n’auraient plus l’inconvénient de ne former dans l’ouvrage qu’une partie incohérente, et de mêler des personnages inutiles et presque toujours déplacés, avec ceux véritablement nécessaires à la marche de l’action.

Après ce coup d’œil sur l’origine de la tragédie, et ces considérations sur les avantages et les inconvénients qui résultaient chez les anciens de l’introduction des chœurs, il nous sera plus facile de bien juger de la règle des trois unités d’action, de lieu et de temps ; règle que la plupart des critiques ont regardée comme essentielle dans toute composition dramatique.

Celle que son importance met au premier rang, c’est, sans contredit, l’unité d’action. Je l’ai déjà définie en traitant de la poésie épique ; j’ai dit qu’elle consistait à faire concourir vers un seul et même but les incidents divers amenés dans un récit, afin d’en former un tout parfaitement lié dans ses parties. Cette unité d’action ou de sujet est encore plus nécessaire dans la tragédie que dans l’épopée ; car plusieurs intrigues conduites ensemble dans un espace de temps aussi court que celui d’une représentation théâtrale, ne manqueraient pas de fatiguer l’attention et, par conséquent, ne produiraient aucun effet sur le spectateur. Aussi la plus grande faute que puisse commettre un poète, c’est de faire marcher à la fois, dans la même pièce, deux actions indépendantes l’une de l’autre : il en résulte que l’esprit, partagé entre toutes les deux, ne peut en suivre aucune. Ce n’est pas qu’à proprement parler il ne puisse y avoir plus d’une intrigue ; c’est-à-dire que plusieurs personnages n’y puissent former des projets différents, et tendre à un but opposé ; mais l’art du poète consiste à les faire agir dans un même cercle, de manière à ce qu’ils arrivent ensemble à un même dénouement. L’unité est violée si, dans la pièce, il existe une action indépendante de l’action principale, et dont on puisse la séparer sans nuire au dénouement. Ce sont des épisodes qu’on ne saurait admettre dans une tragédie comme dans un poème épique.

Nous trouvons un exemple frappant de ce défaut dans le Caton de M. Addison. Le sujet de cette tragédie est la mort de Caton, dont le personnage est peint avec toute la noblesse et toute la dignité qu’il a dans l’histoire ; mais les scènes dans lesquelles il est question de l’amour des deux fils de Caton pour Lucia, et de celui de Juba pour leur sœur, sont de véritables épisodes qui n’ont aucun rapport avec l’action principale, et ne contribuent en rien à en amener le dénouement. L’auteur, croyant que son sujet ne lui offrait pas assez de ressources, a cherché à y mettre de la variété en faisant entrer dans sa pièce l’histoire des amours de la famille de son héros ; mais il a rompu l’unité d’action, et n’a produit qu’un mélange maladroit de galanterie avec les grands sentiments qu’inspire l’amour du bien public, sentiments au développement desquels il se proposait surtout de consacrer son poème.

Il importe de ne pas confondre l’unité d’action avec la simplicité de l’intrigue. L’unité et la simplicité, dans une composition dramatique, sont deux choses bien différentes. L’intrigue est simple lorsqu’elle ne comporte qu’un petit nombre d’incidents ; mais elle pourrait être très compliquée, c’est-à-dire qu’elle pourrait comprendre plusieurs événements, et amener sur la scène un grand nombre de personnages, sans pour cela manquer d’unité, pourvu toutefois que tous ces incidents rentrent dans l’action principale de la pièce, et contribuent à en amener le dénouement. Tous les tragiques grecs ont conservé, non seulement l’unité d’action, mais encore la simplicité d’intrigue, avec une telle rigueur, que leurs pièces nous semblent quelquefois trop dépourvues d’intérêt. Voici, par exemple, en quoi consiste tout le sujet de l’Œdipe à Colone de Sophocle : Œdipe, aveugle, misérable, errant aux environs d’Athènes, ne veut entrer dans cette ville que pour y mourir. Polynice, son fils, et Créon, cherchent, chacun par différents motifs, à persuader au vieillard de retourner à Thèbes ; il s’y refuse. Thésée, roi d’Athènes, lui offre sa protection, et la pièce finit avec la mort d’Œdipe. Dans le Philoctète du même auteur, l’intrigue ou la fable consiste presque tout entière dans les efforts qu’Ulysse et le fils d’Achille font pour déterminer Philoctète souffrant à quitter son île inhabitée, et à venir à Troie avec eux. Le héros veut rester ; mais Hercule, dont il possédait les flèches, descend du ciel, et lui ordonne de partir. Des sujets aussi simples, et même en apparence aussi pauvres, sont cependant traités par Sophocle avec tant d’art, qu’ils deviennent, sous son pinceau, pleins d’intérêt et de pathétique.

Chez les modernes, la tragédie peut renfermer une plus grande variété d’événements. Les passions et les caractères se développent davantage ; l’intrigue et l’action y ont plus d’étendue ; la curiosité est plus fortement excitée ; il s’y présente un plus grand nombre de situations intéressantes. En général, la tragédie a beaucoup gagné à ces changements. Le plaisir qu’elle procure est plus vif ; l’on en retire plus d’instruction ; et lorsque le poète sait se renfermer dans de justes limites, il peut encore très bien observer la règle de l’unité. Néanmoins il faut que, dans son plan, il ne s’éloigne pas trop de la simplicité ; car si dans la même action il entasse un trop grand nombre d’intrigues, il devient obscur, embarrassé, et ne peut plus produire aucun effet. C’est une faute que n’a pas évitée Congrève dans sa tragédie, d’ailleurs estimable, de l’Épouse éplorée34. Cette pièce peut être citée comme un exemple frappant du défaut opposé à la simplicité des anciens. Les incidents s’y succèdent avec une inconcevable rapidité ; il est difficile à l’esprit de les suivre et de les comprendre ; mais le vice le plus impardonnable de cet ouvrage, c’est que le dénouement, qui devrait toujours être de la plus grande clarté, est embarrassé, et presque inintelligible.

L’unité d’action ne doit pas seulement exister dans le plan et dans l’intrigue, il faut encore qu’elle se retrouve dans chaque acte, et même dans chaque scène.

La division des pièces de théâtre en cinq actes n’a d’autres fondements que l’usage, et l’autorité de ce vers d’Horace :

Neve minor, neu sit quinto productior actu
Fabula.

Cette division est donc purement arbitraire. Ce genre de composition n’a rien en lui-même qui oblige le poète à adopter ce nombre plutôt qu’un autre, et il eût beaucoup mieux valu qu’on n’en fixât jamais aucun, pour laisser la liberté de partager toutes les pièces en autant de parties ou d’intervalles que le sujet en comporterait naturellement. Quel qu’ait été l’usage des Romains à cet égard, il est néanmoins évident que cette division était ignorée des Grecs. Le mot acte ne se trouve pas une seule fois dans toute la Poétique d’Aristote. Ce judicieux critique définit cependant, avec la plus grande exactitude, toutes les parties du drame, qu’il borne à trois, savoir : le commencement, le milieu, et la fin ; il les appelle le prologue, l’épisode, et l’exode. Il est vrai que sur le théâtre grec les tragédies se représentaient depuis un bout jusqu’à l’autre sans interruption. La scène était toujours occupée, et le rideau ne s’abaissait jamais ; seulement, à de certains intervalles, lorsque les acteurs se retiraient, le chœur prenait immédiatement leur place, et venait chanter des hymnes ; mais ces chants ne partageaient pas la pièce en cinq parties comme nos actes, ainsi que quelques commentateurs se sont efforcés en vain de le prouver. Il est évident, au contraire, que les chœurs paraissaient à des intervalles inégaux et irréguliers, déterminés seulement par le sujet, et partageaient la pièce, tantôt en trois, tantôt en sept, et même en huit parties35.

Puisque, sur notre théâtre, l’usage exige que chaque pièce soit divisée en cinq actes, et qu’à la fin de chaque acte la représentation soit tout à fait interrompue, le poète doit s’attacher à ce que cette pause ne tombe que dans les endroits les plus convenables, dans ceux où la marche du sujet peut naturellement s’arrêter, ou bien encore lorsqu’il est nécessaire qu’une partie de l’action soit dérobée aux yeux du spectateur, ou se passe à quelque distance du lieu de la scène.

Le premier acte doit contenir une exposition claire du sujet. Il faut que dans cette exposition le poète cherche à exciter la curiosité des spectateurs, et qu’en même temps il les aide à saisir la chaîne des événements sur la plupart desquels il sera dans la suite obligé de passer avec rapidité. Il fera connaître les personnages qui doivent jouer un rôle dans la pièce ; il donnera une idée de leurs projets, des motifs qui les font agir, et de la situation présente de l’événement dans lequel ils sont intéressés. Une introduction subite et frappante, comme celle de l’Épouse éplorée, ou de Douglas, produit un très bon effet ; mais la nature du sujet ne permet pas toujours de l’employer. Dans l’enfance de l’art dramatique, l’exposition se faisait par un prologue, ou bien un acteur seul s’avançait sur la scène avant la représentation, et donnait au spectateur une véritable explication de la pièce. C’est ainsi que commencent la plupart des tragédies de Sophocle et d’Euripide. Mais une semblable introduction coûte trop peu d’efforts ; aussi n’est-elle plus d’usage aujourd’hui. Il faut que la conversation entre les premiers acteurs amenés sur la scène donne une idée claire et précise du sujet.

L’intrigue doit aller en se compliquant toujours davantage pendant les deuxième, troisième et quatrième actes. Il faut que le poète ne perde pas un moment de vue que son premier but est d’intéresser et d’émouvoir le spectateur. S’il le laisse un instant languir, on ne lui tiendra plus compte de son talent. Pour cela, il ne doit amener sur la scène que les personnages absolument nécessaires à la marche de l’action. Il doit les placer continuellement dans les situations les plus intéressantes, et éviter avec soin de leur faire tenir des discours superflus ou vainement pompeux. L’action doit avancer de moment en moment, et avec elle doivent croître sans cesse l’inquiétude et la curiosité du spectateur. Voilà le grand art de Shakspeare ; toutes ses scènes sont pleines de sentiment et d’action ; on n’y trouve pas un mot inutile. Les meilleurs tragiques français, au contraire, méritent qu’on leur reproche de laisser trop souvent l’intérêt languir plutôt que de sacrifier un discours long et étudié. Le sentiment, la passion, la pitié, la terreur doivent régner dans tout le cours d’une tragédie. Il faut que tout y soit en mouvement ; un incident inutile, des paroles superflues affaiblissent l’intérêt que nous devons prendre à l’action, et nous rendent froids et inattentifs.

Le cinquième acte doit renfermer la catastrophe ou le dénouement de l’intrigue. C’est là qu’il faut que le poète déploie tout son art et tout son génie. Avant tout il faut que ce dénouement soit amené par des moyens naturels et vraisemblables ; aussi devons-nous regarder comme très mauvais ceux qui ne sont fondés que sur un déguisement, sur une rencontre nocturne, sur l’erreur qui fait prendre une personne pour une autre, ou sur quelques-uns de ces événements qui n’arrivent qu’au théâtre et dans les romans. Il faut, en second lieu, que le dénouement soit simple, qu’il ne dépende que d’un très petit nombre d’événements, et n’intéresse directement que très peu de personnages. L’intérêt qui se partage entre divers objets n’est jamais aussi vif que celui qui se concentre sur un ou deux seulement, et il s’éteint tout à fait si les incidents sont si multipliés et si compliqués que l’intelligence peut à peine les suivre, lorsqu’au contraire le cœur devrait être fortement ému. J’ai déjà fait observer que le dénouement de l’Épouse éplorée manquait à ces deux règles. Enfin, la catastrophe d’une tragédie est essentiellement le règne des sentiments et des passions ; à mesure qu’elle approche, les événements doivent se presser davantage, le poète doit mettre sur la scène plus de force et de chaleur. Dans ces moments importants qui décident de la fortune et de la vie des hommes, point de longs discours, point de froids raisonnements, point de parade d’esprit. C’est là surtout qu’il faut que le poète soit simple, grave et touchant ; c’est là surtout qu’il ne doit parler que le langage de la nature.

Les anciens étaient grands amateurs de ces sortes de dénouements fondés sur ce qu’on appelle une anagnorisis ou reconnaissance, c’est-à-dire sur un incident qui fait découvrir qu’une personne n’est pas celle pour laquelle on l’a prise dans tout le cours de la pièce. Lorsqu’une semblable découverte est amenée avec art, et placée dans une situation critique, elle produit un très bon effet. Telle est, dans Sophocle, cette fameuse reconnaissance qui fait tout le sujet de son Œdipe roi, et qui est incontestablement le dernier effort de l’art dramatique pour faire naître l’inquiétude, l’agitation, la terreur. Sur le théâtre moderne, les deux reconnaissances les plus remarquables sont celles de Mérope, dans Voltaire, et de Douglas, dans M. Hume. Chacune de ces pièces est un chef-d’œuvre.

Il n’est pas nécessaire que le dénouement d’une tragédie soit toujours malheureux. Il peut y avoir dans le cours de la pièce assez de mouvement, les personnages peuvent y paraître assez en butte aux coups de la fortune, les dangers auxquels la vertu est exposée peuvent y produire des émotions assez vives, pour que le succès des entreprises honorables et vertueuses n’ôte rien à l’intérêt du dénouement. Le génie tragique jouit à cet égard de la plus grande latitude ; Athalie de Racine, presque toutes les plus belles pièces de Voltaire, comme Alzire, Mérope, l’Orphelin de la Chine, ainsi que quelques tragédies anglaises, mais en plus petit nombre, ont un dénouement heureux. Cependant il faut convenir qu’il semble être de l’essence de la tragédie, et particulièrement de la tragédie anglaise, de nous laisser en proie à la douceur que fait éprouver le spectacle de la vertu persécutée.

Ici se présente naturellement une question intimement liée avec le sujet qui nous occupe, et que plusieurs critiques philosophes ont cherché à éclaircir : celle de savoir comment il arrive que les émotions douloureuses que fait naître la tragédie soient pour l’âme une source de jouissances ; car la douleur n’est-elle pas, par sa nature, un sentiment pénible ? N’est-ce pas une véritable douleur que font souvent éprouver aux spectateurs certaines représentations dramatiques ? Ne voyons-nous pas leurs larmes couler ? Et cependant, lorsqu’ils conservent encore le souvenir de l’impression douloureuse qu’une pièce leur a faite, ils reviennent pour l’éprouver encore. Cette question n’est pas sans difficulté, et plusieurs personnes d’esprit ont trouvé, pour la résoudre, diverses hypothèses plus ou moins ingénieuses36.Voici, je crois, la raison la plus simple et en même temps la plus satisfaisante que l’on puisse en donner. La nature, à la fois bonne et sage, a voulu que les affections et les passions qui nous lient les uns aux autres fussent les sentiments les plus délicieux que nous puissions éprouver. L’amour et l’amitié ne sont-ils pas, en effet, la source de nos plus doux plaisirs et de nos plus vives jouissances ? nous trouvons une satisfaction secrète à prendre un grand intérêt au bonheur de nos semblables. La compassion ou la pitié surtout semblent être, chez nous, l’effet d’un instinct puissant, nous nous y laissons aller comme à un attrait irrésistible, et cette disposition est une des plus heureuses dont la nature nous ait doués. Il est vrai qu’il en résulte toujours une impression pénible, parce que la sympathie nous fait éprouver une partie des maux dont nous sommes témoins ; mais cette impression vient de la bienveillance et de l’amitié que nous inspirent les êtres malheureux, elle se confond avec ces deux sentiments ; et, tout en souffrant, il semble que nous ne soyons sensibles qu’à leur charme et à leur douceur. La tendresse et l’humanité s’emparent de notre cœur, au moment où il gémit sur les maux qui affligent nos semblables ; et le plaisir qui naît de ces émotions est assez grand, non seulement pour faire disparaître le sentiment de la peine, mais encore pour laisser notre âme dans une situation extrêmement agréable. Outre cela, le plaisir dont les affections sympathiques et bienveillantes sont une source pour nous, s’accroît encore de l’approbation secrète que nous nous donnons à nous-mêmes. Nous nous savons bon gré d’éprouver des affections louables et de nous intéresser vivement à la situation de ceux qui souffrent. Dans une tragédie, en outre, plusieurs circonstances viennent concourir à diminuer ce que cette sympathie peut avoir de pénible, et à augmenter la satisfaction intérieure qu’elle nous procure ; nous sommes en quelque sorte soulagés, en pensant que la cause de notre douleur n’a rien de réel. Enfin, le charme de la poésie, la beauté des sentiments, la pompe de l’expression, l’intérêt de l’action, ajoutent encore à notre plaisir. La réunion de toutes ces causes explique, je crois, d’une manière satisfaisante, pourquoi nous nous plaisons tant aux représentations tragiques, malgré le sentiment pénible qu’elles nous font éprouver. Observons toutefois qu’attendu que ce plaisir est toujours mêlé de quelque peine, des incidents pourraient être tellement horribles, que la peine surpasserait de beaucoup le plaisir, et que la lecture ou la représentation de certaines tragédies en deviendraient tout à fait insupportables.

Après avoir dit comment le sujet devait être distribué entre les cinq actes d’une tragédie, nous allons jeter un coup d’œil sur la distribution des scènes qui composent chaque acte.

L’arrivée d’un nouvel acteur, ou la sortie d’un de ceux qui étaient sur le théâtre, détermine ce que l’on appelle une scène37. Ces scènes, ou ces conversations successives, doivent être parfaitement liées l’une à l’autre : mettre dans cette liaison de la vraisemblance et du naturel, est une des grandes difficultés de l’art dramatique. Il existe à cet égard deux règles qu’il est important d’observer.

La première, c’est que le théâtre ne reste pas vide un seul instant pendant toute la durée d’un acte, c’est-à-dire que tous les personnages qui sont sur la scène, ou qui conversent ensemble, ne doivent pas se retirer à la fois pour être immédiatement remplacés par des personnages dont la conversation ne se lie point très étroitement avec ce qui faisait l’objet de l’entretien des premiers. Cela produirait une lacune, et interromprait la représentation de manière que l’acte semblerait entièrement fini ; car il est de principe que toutes les fois que la scène est vide, l’acte est censé terminé. Cette règle est, en général, fort bien observée par les poètes français ; mais les Anglais s’y soumettent assez rarement, soit dans la tragédie, soit dans la comédie. Sur notre théâtre, les personnages se succèdent sans être nécessairement amenés l’un par l’autre, et les scènes paraissent tellement décousues, que la plupart de nos pièces pourraient être divisées en dix ou douze actes aussi bien qu’en cinq.

La seconde règle, que les poètes anglais n’observent pas beaucoup mieux que la première, c’est qu’un personnage ne doit jamais entrer sur la scène ou se retirer sans un motif évident pour le spectateur. Rien ne paraît si gauche, rien n’est plus contraire aux principes de l’art, que l’entrée d’un acteur qu’aucune raison apparente n’amène sur le théâtre, et qui semble n’y venir que parce qu’il était nécessaire au poète qu’il s’y trouvât précisément dans tel moment. Il en est de même lorsqu’un acteur sort uniquement parce que le poète n’avait plus rien à lui faire dire. C’est se servir des personnages d’un drame comme de ces marionnettes qu’on fait mouvoir par des fils, et qui paraissent à la voix de celui qui les appelle. La perfection de l’art, au contraire, consiste à imiter, autant que possible, le cours ordinaire d’événements dont les spectateurs seraient en secret les témoins, où ils verraient chaque personnage agir, où ils sauraient pourquoi celui-ci se retire, pourquoi l’autre vient, et quelle part ils prennent tous à l’action.

Tout ce que je viens de dire se rapporte à l’unité de l’action dramatique. Pour rendre cette unité encore plus complète, quelques critiques ont exigé qu’il s’y joignît les unités de temps et de lieu, qu’il est beaucoup plus difficile d’observer, et qui ne sont peut-être pas aussi nécessaires. L’unité de lieu consiste à ne jamais changer le lieu de la scène, c’est-à-dire que l’action tout entière doit se passer dans l’endroit où le poète l’a placée d’abord. L’unité de temps, prise dans le sens le plus strict, exige que le temps que dure l’action n’excède pas celui de la représentation. Aristote semble avoir laissé à cet égard un peu plus de latitude, en permettant que l’action, quoique représentée en deux ou trois heures, eût la durée d’un jour entier.

Le but de ces deux règles est d’empêcher, autant que possible, qu’un trop grand nombre de circonstances invraisemblables viennent fatiguer l’imagination du spectateur, et en même temps de rapprocher l’imitation de la réalité. Il faut observer que les représentations dramatiques, sur les théâtres des Grecs, obligeaient les poètes de se conformer à ces trois unités d’une manière bien plus rigoureuse qu’il n’est nécessaire sur notre théâtre moderne. Nous avons vu que la tragédie grecque était représentée, sans aucune interruption, depuis le commencement jusqu’à la fin, qu’elle n’était point partagée en différents actes déterminés par des pauses ou des intervalles ; qu’au contraire, la scène était toujours occupée soit par les personnages de la pièce, soit par les chœurs. Aussi l’imagination n’avait-elle pas plus d’effort à faire pour apprécier le temps de la durée de l’action entière, ou se rendre compte du lieu où elle était représentée, qu’aujourd’hui, pour apprécier cette durée et se rendre compte de ce lieu pendant la représentation d’un seul acte.

Mais l’usage de suspendre tout à fait le spectacle entre les actes a nécessairement apporté de grands changements dans cette partie de l’art ; cet usage, en donnant plus de latitude à l’imagination, a rendu moins nécessaire l’observation rigoureuse des unités de temps et de lieu. Lorsque, pendant les entractes, l’action se trouve interrompue, le spectateur peut aisément supposer qu’il s’est écoulé quelques heures entre l’acte qui vient de finir et celui qui va commencer, ou bien que de l’appartement d’un palais ou d’un endroit de la ville il s’est transporté dans un autre appartement ou dans un autre endroit ; aussi doit-on se garder de sacrifier à ces unités quelque grande beauté d’exécution, ou quelque situation éminemment pathétique qu’il serait impossible de produire sans les violer.

On voit aisément quels efforts faisaient les poètes anciens, et même combien ils étaient quelquefois obligés de sacrifier les convenances, pour se renfermer dans la règle des trois unités à laquelle il leur était impossible de manquer. Comme la scène ne pouvait jamais changer, ils se trouvaient contraints de la placer, soit dans la cour d’un palais, soit dans une place publique, où il était vraisemblable que tous les personnages de la pièce se rencontrassent. Il s’ensuivait nécessairement de nombreuses invraisemblances ; car on représentait, dans ces endroits publics, des événements qui, dans la nature des choses, ne devaient se passer que devant très peu de témoins, ou dans des appartements retirés. La stricte unité de temps avait pour eux le même inconvénient. Les incidents se trouvaient multipliés et pressés d’une manière peu naturelle ; et l’on trouve dans les tragédies grecques beaucoup d’exemples d’événements que l’on suppose arrivés pendant que le chœur a chanté un hymne, et qui ont dû nécessairement employer un espace de plusieurs heures.

Mais s’il semble nécessaire d’affranchir les poètes modernes de l’observation rigoureuse des unités de temps et de lieu, il ne faut cependant pas perdre de vue que la liberté qu’ils peuvent prendre à cet égard a des bornes. Changer incessamment d’époque et de place, promener le spectateur d’un endroit de la ville dans un autre endroit, d’une contrée dans une autre contrée, renfermer plusieurs jours ou plusieurs semaines dans l’espace d’une seule représentation, sont des licences qui choquent l’imagination, donnent à une pièce quelque chose de romanesque et d’invraisemblable, et un auteur dramatique qui veut acquérir quelque célébrité ne doit pas se les permettre. Il ne faut pas oublier que c’est entre les actes seulement que l’on peut supposer que la scène a changé de temps ou de lieu ; car, tant que les acteurs sont sous les yeux du spectateur, il est impossible de prendre cette liberté. En effet, dans le cours d’un acte, la scène ne doit jamais changer, et l’on ne doit jamais supposer qu’il se passe plus de temps que celui de la durée de cet acte. C’est un principe que les poètes français suivent rigoureusement, et auquel on ne peut manquer, comme il arrive trop souvent sur notre théâtre, sans faire preuve d’une négligence impardonnable, et montrer que l’on n’a aucun égard à la division que les actes sont destinés à établir dans une pièce. La tragédie de Caton, par M. Addison, est sans contredit la pièce anglaise la plus régulière et la mieux conduite ; la durée de l’action n’y excède pas l’espace d’un jour, et l’unité de lieu n’y est pas moins bien observée, car la scène ne change jamais, et se passe tout entière dans l’un des appartements de la maison de Caton à Utique.

En général, plus le poète, dans une représentation dramatique, approchera de la nature, plus il produira d’impression sur les spectateurs. J’ai fait observer, en commençant cette Leçon, que la vraisemblance était indispensable dans le développement d’un sujet tragique, et que toutes les fois qu’elle était violée, nous en éprouvions un sentiment désagréable. C’est ce qui donne de l’importance à la règle des trois unités, et ce qui doit déterminer un poète à s’y conformer lorsqu’il peut le faire sans sacrifier des beautés d’un genre supérieur et d’un effet certain. Il ne faut pas conclure, comme on l’a fait souvent, que l’observation rigoureuse des unités de temps et de lieu puisse en imposer aux spectateurs, au point de leur faire croire à la réalité des objets qu’ils ont sous les yeux ; et que lorsque ces unités se trouvent violées, le charme soit rompu de manière que tout ne leur paraisse plus qu’une fiction. Il est impossible de produire une illusion aussi complète. Personne ne se crut jamais transporté dans Athènes ou à Rome, en assistant à la représentation d’une tragédie dont le sujet était emprunté de l’histoire grecque ou romaine. On sait bien qu’il ne s’agit que d’une imitation, mais on exige une grande ressemblance ; car c’est de cette ressemblance seule que dépend le plaisir que l’on goûte à la représentation, ainsi que l’intérêt que l’on doit y prendre. Notre imagination se prête volontiers à l’imitation, elle la seconde de tous ses efforts ; aussi le poète qui ne craint pas de la choquer par l’exposition de quelque circonstance invraisemblable, ou par une imitation grossière ou maladroite, non seulement nous prive du plaisir que nous nous étions promis, mais encore nous inspire de l’ennui et du dégoût. Voilà tout le mystère de l’illusion du théâtre.

Lecture XLVI.
De la tragédie en général, de celle des Grecs, des Français et des Anglais. §

Après avoir traité de la tragédie sous le rapport de l’action, nous allons examiner le caractère des personnages que le poète peut mettre en scène. Quelques critiques ont pensé que la tragédie, par sa nature, exigeait que les principaux rôles représentassent toujours des personnages illustres ou d’un rang très élevé, comme des héros célèbres ou des princes ; et la raison qu’ils en donnent, c’est que les malheurs et les souffrances qu’éprouvent ces grands personnages font sur le cœur et l’imagination une impression bien plus vive que celle que produiraient les mêmes malheurs éprouvés par de simples particuliers. Mais cette raison est plus spécieuse que solide, et les faits le prouvent assez ; car les infortunes de Desdemona, de Monimia, de Belvidera, nous intéressent aussi vivement que si des princesses ou des reines en étaient les victimes. La dignité de la tragédie exige qu’il n’y ait rien de vil ou de trop bas dans le caractère et la conduite des personnages ; mais elle n’exige rien de plus. La hauteur du rang qu’ils occupent peut ajouter plus de pompe au spectacle, peut donner plus d’importance au sujet, mais ne contribue que bien faiblement à le rendre plus intéressant ou plus pathétique. Ces deux qualités ne dépendent que du choix de l’action, du talent avec lequel le poète sait la conduire, et des sentiments qu’il y exprime. Dans toutes les situations de la vie, les relations de père, d’époux, de fils, de frère, d’amant, d’ami, sont susceptibles de produire ces situations touchantes qui ouvrent à l’homme le cœur de l’homme. Le caractère moral des personnages introduits sur la scène est un objet d’une bien plus grande importance que la situation dans laquelle le poète peut les placer. Rien, en effet, ne mérite plus d’attention de la part d’un auteur tragique que l’exposition du caractère de ses interlocuteurs, et le choix d’événements capables de disposer les spectateurs à aimer la vertu et à admirer la sagesse de la Providence. Mais pour arriver à ce but, il n’est pas nécessaire que la vertu se trouve toujours récompensée à la fin de la pièce, ou que les méchants soient confondus et punis ; il y a longtemps qu’on est revenu de cette erreur. Ce que l’on doit surtout se proposer, c’est de nous intéresser aux infortunes qu’éprouvent les personnes vertueuses, et de donner une représentation fidèle des choses de cette vie, où souvent le malheur accable l’homme de bien, et où tous les mortels reçoivent une portion plus ou moins égale de biens et de maux. Néanmoins un poète doit soigneusement éviter de blesser la délicatesse des spectateurs, en mettant sous leurs yeux des événements qui pourraient faire de la vertu un objet d’aversion et d’horreur. L’innocence peut être persécutée, mais les persécutions qu’elle éprouve doivent être environnées de circonstances propres à faire toujours aimer et respecter la vertu, et à rendre même le sort des personnes qui en sont l’objet préférable à celui des méchants qui triomphent. Il faut toujours que les remords du crime paraissent plus cruels que tous les maux dont les méchants peuvent accabler les hommes de bien.

Aristote nous a laissé des observations fort judicieuses sur les caractères qui conviennent à la tragédie. Il pense que les caractères sans nuances, c’est-à-dire qui sont constamment bons ou constamment mauvais, ne sont pas ceux qui produisent un meilleur effet. Une conduite toujours injuste ou violente a quelque chose de choquant, et les maux qui en sont la suite n’excitent point notre compassion. Ces caractères mélangés, tels qu’effectivement on en rencontre beaucoup dans le monde, présentent bien plus de ressources pour peindre les vicissitudes de la vie sans attaquer la morale. Ils ont d’ailleurs le pouvoir de nous intéresser davantage, parce qu’ils nous rappellent des émotions et des passions que nous pouvons tous avoir éprouvées. Lorsque les vices des autres précipitent ces personnes dans l’infortune, il en peut résulter des situations extrêmement pathétiques ; mais le sujet sera toujours plus moral et plus instructif lorsqu’une personne est elle-même l’instrument de son malheur, et qu’elle ne peut en accuser que la violence de ses propres passions, ou la faiblesse trop souvent attachée à la nature humaine. Ces sortes de sujets nous font éprouver de vifs mouvements de sympathie, et en même temps nous inspirent d’utiles réflexions sur notre conduite privée.

Ces principes posés, il m’a paru toujours surprenant que la plupart des critiques se soient accordés à regarder l’histoire d’Œdipe comme l’une des plus propres à fournir des sujets à la tragédie, et que cette histoire ait été mise sur le théâtre, non par Sophocle seulement, mais encore par Corneille et par Voltaire. Un homme innocent, et même d’un caractère généralement vertueux, se trouve en proie aux plus grands maux qui puissent accabler un mortel, et ces maux ne sont ni le châtiment de ses crimes, ni le résultat de la perfidie des autres ; il ne les doit qu’à la fatalité qui le poursuit, qu’aux décrets de l’aveugle destin. Dans une rencontre fortuite, il tue son père sans le connaître, ensuite il épouse sa propre mère ; enfin, découvrant qu’il a commis un parricide et un inceste, il devient furieux, et termine ses jours de la manière la plus déplorable. Un tel sujet excite plutôt l’horreur qu’il ne produit la compassion. Il est vrai que Sophocle a su le rendre extrêmement touchant ; mais il n’en résulte toujours aucune instruction, il ne fait naître dans l’âme du spectateur aucune émotion tendre, il n’y laisse aucune disposition favorable à la vertu ou à l’humanité.

Il faut convenir que les sujets choisis par les poètes tragiques de la Grèce étaient trop souvent fondés sur des infortunes que les destins avaient rendues inévitables. Les prédictions des oracles et la vengeance des dieux avaient une trop grande part à l’action ; et s’il en résultait des incidents d’un genre véritablement tragique, il faut convenir que ces incidents appartenaient plus à la tragédie qu’à l’instruction ou à la morale. Tels sont les deux Œdipes de Sophocle, l’Iphigénie en Aulide, l’Hécube d’Euripide, et plusieurs autres semblables. Le poète, dans le cours de la pièce, trouvait bien l’occasion d’exprimer quelques préceptes de morale ; mais quant à l’instruction, elle se bornait à apprendre aux spectateurs qu’il fallait se soumettre aveuglément à la volonté des dieux et aux décrets du destin. La tragédie moderne s’est proposé un but plus élevé en offrant l’image fidèle des passions ; en apprenant aux hommes jusqu’où leurs penchants vicieux les conduiront ; en leur montrant les effets cruels de l’ambition, de la jalousie, de l’amour, de la vengeance et des autres passions, lorsqu’on ne sait ni les bien diriger, ni leur mettre un frein. La jalousie porte Othello jusqu’à donner la mort à son épouse innocente ; Jaffier, engagé par la vengeance dans une conspiration, court à sa perte, incessamment poursuivi par le remords ; Siffredi, perfide dans des vues d’intérêt public, entraîne la ruine de tous ceux qu’il aimait ; Callista, en cédant à un amour criminel, plonge son père, ses amis et elle-même dans l’infortune. Voilà les exemples que la tragédie met aujourd’hui sous nos yeux ; voilà comment elle engage les hommes à veiller continuellement sur leurs passions.

De toutes les passions qui ont fourni des sujets à la tragédie, l’amour est celle dont on a le plus souvent occupé le théâtre. Chez les anciens, elle était presque entièrement inconnue ; il n’en est question que dans un bien petit nombre de leurs tragédies, et je n’en sais qu’une seule qui lui soit consacrée tout entière, c’est l’Hippolyte d’Euripide. Il faut l’attribuer aux mœurs nationales des Grecs, et à ce que chez eux les deux sexes avaient entre eux moins de relations sociales que de nos jours. Ce qui devait y contribuer encore, c’est que les femmes ne pouvaient point paraître sur la scène. Mais quoiqu’on ne puisse alléguer aucune raison plausible pour exclure entièrement l’amour du théâtre, on peut au moins mettre en question s’il est convenable qu’il s’y reproduise si souvent, qu’il semble être le seul sujet de l’intrigue dans toutes les tragédies modernes. Voltaire, critique aussi judicieux qu’excellent poète, se déclare hautement contre cet abus, qu’il regarde comme propre à dégrader la majesté de l’art et à resserrer les limites naturelles de la tragédie. Et en effet, ce mélange continuel de l’amour avec ces grands et solennels événements qui décident de la fortune des hommes, et qui, par cela même, appartiennent à la tragédie, lui donnent un air trop puéril ou trop efféminé. L’Athalie de Racine, la Mérope de Voltaire, le Douglas de M. Hume, prouvent assez que, sans le secours de l’amour, un drame peut produire une forte impression sur l’âme des spectateurs.

Il semble que lorsque cette passion est employée dans une tragédie, elle doit y régner de manière à former le sujet de l’action principale. Aussi faut-il qu’elle ait toute la force et en même temps toute la majesté dont elle est susceptible, et qu’elle puisse amener des événements d’une grande importance. Car rien n’est plus capable de produire un mauvais effet et de dégrader une pièce, que le mélange d’une misérable intrigue amoureuse avec le développement de passions nobles et héroïques. Ce mauvais effet n’est que trop sensible dans le Caton de M. Addison, et dans l’Iphigénie de Racine.

Lorsqu’un poète a disposé son sujet et choisi ses personnages, ce qui doit fixer son attention, c’est la justesse et la convenance des sentiments, c’est-à-dire qu’il doit s’appliquer à les assortir au caractère des personnes auxquelles il les attribue, et aux situations dans lesquelles il les a placées. L’importance et la nécessité de cette règle sont si évidentes, que je ne crois pas devoir m’y arrêter. Mais ne manquons pas de faire remarquer que c’est principalement dans les endroits pathétiques qu’il faut l’observer plus rigoureusement, et en même temps qu’elle est le plus difficile à observer. La tragédie est le domaine de la passion. Nous y venons pour être émus, et, quelque habileté que le poète ait déployée dans la disposition de son sujet, quelque morales que puissent être ses intentions, quelque élégance qu’il ait mise dans son style, s’il échoue dans le pathétique, tout son mérite est perdu, sa pièce nous laisse froids et mécontents, et nous sortons en nous promettant bien de n’y plus retourner.

Peindre la passion avec cette exactitude, cette vérité qui nous touchent profondément et nous font éprouver ces mouvements de sympathie dont il semble que nous ne pouvons pas nous défendre, est une de ces heureuses prérogatives du génie que la nature n’a accordées qu’à un bien petit nombre. Ce talent demande une sensibilité exquise, il faut que l’auteur ait le pouvoir de se pénétrer bien vivement du caractère qu’il trace, il faut qu’il devienne en quelque sorte la personne même qu’il met en scène, qu’il en emprunte tous les sentiments ; car, je le répète, il est impossible de parler convenablement le langage d’une passion que l’on n’éprouve pas, et c’est parce qu’ils ne sauraient être véritablement émus, ou que leur émotion languit et s’éteint, que nous voyons tant de poètes tragiques échouer dans leurs efforts pour être pathétiques.

Un homme, par exemple, en proie à la colère, à la douleur ou à quelque autre passion violente, ne songe pas plus à décrire ce qu’il éprouve, qu’à chercher des points de comparaison avec les sentiments qui l’affectent. C’est un langage que ne prit jamais une personne profondément émue ; mais c’est celui d’un homme qui indique froidement cette situation à un autre homme, ou bien encore c’est celui que pourrait prendre la personne passionnée si, revenue à elle-même, elle racontait à un autre ce qu’elle a éprouvé. Cependant ce n’est, la plupart du temps, que cette espèce de description secondaire que nous donnent les poètes tragiques, au lieu de nous parler le langage de la nature, celui qui est véritablement inspiré par la passion. C’est ainsi que dans le Caton de M. Addison, lorsque Lucia avoue à Porcius l’amour qu’elle a pour lui, mais qu’en même temps elle lui jure, de la manière la plus solennelle, que, dans la position présente de la patrie, elle ne pourra jamais consentir à l’épouser, Porcius reçoit avec autant d’étonnement que de douleur cet arrêt inattendu ; c’est au moins ce dont le poète voudrait que nous fussions persuadés ; mais comment exprime-t-il ces deux sentiments ?

« Immobile d’étonnement, mes regards s’attachent sur toi. Tel un homme qui vient d’être frappé de la foudre ; la poitrine palpitante, il ouvre encore ses yeux où se peint la terreur, et va n’être bientôt plus qu’un triste monument de la vengeance du ciel. »

Voilà ce que Porcius répond à Lucia. Je demande si, depuis la création du monde, un homme s’est jamais exprimé de la sorte en recevant le coup le plus fatal et le plus inattendu. Cette comparaison eût été admirable dans la bouche d’une personne qui aurait peint à une autre la situation dans laquelle se trouvait alors Porcius. Il eût été très bien que le témoin de cette scène dît en la racontant :

« Immobile d’étonnement, ses regards s’attachèrent sur elle ; semblable à un homme qui vient d’être frappé du feu du ciel, etc. »

Mais la personne qui éprouve cette impression tient alors un tout autre langage ; elle donne à sa douleur un libre essor, elle implore la pitié, elle revient et s’arrête souvent sur la cause de ce qui la surprend et l’afflige ; enfin elle est bien loin de songer à décrire ses gestes et ses regards, et surtout ne va pas chercher des comparaisons pour en rendre la description encore plus sensible. Représenter ainsi les passions en poésie, c’est produire l’effet d’un tableau où le peintre aurait fait sortir de la bouche de ses personnages une bande de papier sur laquelle il serait écrit que cette figure représente une personne étonnée ou affligée.

D’autres fois, un poète qui, pour exprimer la passion, n’aura pas employé ce langage descriptif, aura prodigué des pensées forcées ou éloignées de la nature, pour nous donner une idée exagérée de ce qu’éprouvent les personnes qu’il nous représente comme très vivement émues. Ainsi, lorsque après le départ d’Almérie, dans l’Épouse éplorée38, Osmin gémit dans un long monologue sur ce que ses yeux n’aperçoivent que les objets qui l’environnent, et ne peuvent voir Almérie qui n’est plus en sa présence ; ainsi, dans la tragédie de M. Rowe, Jane Shore, accablée de douleurs, ayant rencontré son mari qui lui pardonne, demande que, pour alimenter ses larmes, la pluie lui prête ses gouttes, et les sources leurs eaux, on voit trop bien que ce ne sont ni Osmin ni Jane Shore qui parlent, mais que le poète, au lieu de se mettre à la place des personnages dont il veut nous peindre les sentiments, et de parler comme ils s’exprimeraient nécessairement dans de semblables situations, tourmente son génie, ou fait de violents efforts d’imagination pour dire quelque chose qui paraisse bien saillant ou bien extraordinaire.

Si nous faisons attention au langage que parlent les personnes véritablement en proie à quelque passion vive, nous verrons toujours que rien n’est plus simple et plus naturel. L’on y trouve, il est vrai, beaucoup de ces figures qui expriment le trouble de l’âme, comme les interrogations, les exclamations, les apostrophes, mais jamais celles qui ne contribuent qu’à rendre le style plus pompeux ou plus brillant. La véritable passion n’est ni recherchée ni subtile ; ses pensées sont toujours simples et naturelles ; elles ne prennent leur source que dans l’objet qui l’inspire. Tant que son ardeur se soutient, elle ne raisonne pas, elle n’emploie ni les longs discours ni les déclamations ; elle s’exprime, au contraire, de la manière la plus brève : ses accents sont fréquemment coupés et interrompus ; ils correspondent aux secousses violentes de l’âme.

Nous trouverons souvent les tragédies françaises défectueuses si nous les examinons d’après ces principes, qui semblent évidemment fondés sur la nature. Quoique bien exécutées sous le rapport de la composition tragique, quoique écrites, pour la plupart, de manière à produire des émotions douces et tendres, cependant elles échouent, en général, dans le pathétique d’un genre élevé. Les discours passionnés n’y sont trop souvent qu’une longue déclamation ; l’on y trouve trop d’esprit, trop de subtilité, trop de pompe, enfin trop de beautés étudiées ; elles ne présentent qu’une faible image de la passion, au lieu de produire dans l’âme du spectateur une forte impression sympathique.

Sophocle et Euripide réussirent bien mieux dans cette partie de la composition. On ne trouve dans leurs scènes pathétiques ni subtilités ni exagérations ; ils nous montrent la nature telle qu’elle est, ils nous font entendre son langage simple, mais expressif ; aussi, dans les endroits pathétiques, ils ne manquent jamais d’aller jusqu’au cœur39. C’est aussi dans ce genre de mérite qu’excelle principalement Shakspeare ; et voilà pourquoi ses tragédies, malgré leurs nombreuses imperfections, furent toujours écoulées avec tant de plaisir. Il est, plus qu’aucun écrivain, fidèle au véritable langage de la passion ; chez lui l’art ne l’altère jamais, et on le retrouve dans ses pièces bien plus souvent que dans aucun poète tragique. Je ne rappellerai ici que cette admirable scène de Macbeth, où Macduff apprend que sa femme et ses enfants ont été égorgés pendant son absence. Le poète nous représente d’abord ce malheureux père en proie à la plus vive douleur ; ensuite il nous peint son terrible courroux contre Macbeth, et ces deux sentiments sont exprimés avec tant de vérité, que le spectateur le plus impassible ne peut se défendre de les partager, et que l’imagination ne peut rien concevoir qui se rapproche davantage de la nature.

Quant aux pensées morales et aux réflexions, il est évident qu’elles ne doivent point se produire trop souvent dans une tragédie. Elles perdent tout leur effet si on les multiplie mal à propos, et donnent au style un ton pédant et déclamatoire. C’est le défaut bien sensible de ces tragédies latines attribuées à Sénèque, et qui ne sont presque autre chose qu’un recueil de déclamations et de sentences, écrites avec cette affectation de bel esprit qui décèle le mauvais goût du temps.

Je ne pense pas cependant qu’il faille bannir de la tragédie toute réflexion morale. Placées à propos, elles donnent de la dignité à une composition, et dans bien des occasions elles semblent extrêmement naturelles. Lorsqu’une personne est accablée de quelque grand malheur, lorsqu’elle est le témoin, ou qu’elle-même elle éprouve les vicissitudes de la fortune, lorsqu’elle est placée dans une des situations les plus critiques de la vie ; que cette personne soit ou non disposée à la vertu, elle sera, dans ces circonstances, naturellement portée à faire quelques réflexions sérieuses et morales. Il n’est point d’homme dont le caractère ne prenne alors un ton grave, c’est la disposition naturelle de l’âme ; aussi le poète doit-il saisir ces occasions pour prêter plus d’intérêt à la vertu. Shakspeare, par exemple, dans le monologue du cardinal Wolsey après sa chute, lui fait faire de longs adieux aux grandeurs ; il met ensuite dans sa bouche des conseils à Cromwell, et rien n’est plus naturel dans la situation où se trouve ce prélat ; ces conseils touchants et instructifs plaisent toujours aux spectateurs. Le principal mérite du Caton de M. Addison consiste dans le tour des pensées morales que le poète a placées à propos dans sa pièce. J’ai eu occasion, dans cette Lecture et dans la précédente, de faire remarquer quelques-uns de ses défauts ; et assurément on ne peut l’applaudir ni pour sa chaleur, ni pour l’habileté avec laquelle son intrigue est conduite ; mais il ne s’ensuit pas que sa pièce soit tout à fait sans mérite, car la beauté et la pureté du style, la noblesse du caractère de Caton, l’amour de la patrie, et les sentiments vertueux qui y respirent, en font une tragédie très recommandable, et généralement fort estimée chez les étrangers comme parmi nous.

Le style et la versification, dans une tragédie, doivent être libres, faciles et variés. Notre vers blanc lui convient essentiellement ; il a assez de noblesse pour relever le style ; susceptible de descendre au ton le plus familier et le plus simple, le poète en varie la cadence à son gré ; il est en outre affranchi de la monotonie de la rime, et l’on sait que la monotonie est surtout le défaut que doit éviter un poète tragique ; car le plus sûr moyen de paraître insipide, c’est d’adopter un style constamment uniforme, et de reproduire dans tous ses vers la même mesure et la même harmonie. Il faut sans doute éviter les vers négligés et plats ; le style doit avoir toujours de la force et de la dignité, mais non de cette dignité uniforme qui convient à la poésie épique ; il faut, au contraire, qu’il ait cette vivacité et cette aisance nécessaires à la liberté du dialogue et aux mouvements des passions.

L’obligation d’employer constamment des vers rimés est un inconvénient des plus fâcheux pour la tragédie française. Il est vrai que le génie de la langue l’exige pour que l’on puisse distinguer les vers de la prose ; mais il n’en est pas moins évident que la rime est un obstacle à la liberté du dialogue, qu’elle le remplit d’une languissante monotonie, et qu’elle est, en quelque sorte, incompatible avec l’expression des passions fortes et des mouvements tumultueux de l’âme. Voltaire avance que la difficulté qui naît de la rime dans la composition des vers français est une des principales causes du plaisir que l’on goûte à leur lecture. Il prétend qu’il n’y aurait plus de tragédie s’il était permis de l’écrire en vers blancs. Levez cette difficulté, dit-il, et vous en ôterez tout le mérite. C’est une idée bien étrange ! comme si le plaisir qu’éprouvent les spectateurs ne venait point des émotions que le poète sait faire naître, mais seulement de la réflexion sur la peine qu’il a dû prendre à son bureau pour entremêler, d’une manière régulière, les rimes masculines et féminines ! Par la même raison, on ne peut s’empêcher de regarder comme un parfait barbarisme, comme un ornement puéril, dû seulement au mauvais goût des auditeurs du siècle, ces comparaisons en vers rimés, et ces couplets par lesquels nos poètes avaient, il y a quelque temps, l’usage, aujourd’hui totalement perdu, de terminer, non seulement chaque acte de leurs tragédies, mais encore la plupart des scènes les plus intéressantes.

Après avoir examiné toutes les parties de l’art tragique, nous terminerons ce sujet en jetant un rapide coup d’œil sur le théâtre des Grecs, des Français et des Anglais ; ce qui nous conduira naturellement à faire quelques observations sur les écrivains qui ont cultivé ce bel art avec le plus de succès.

J’ai déjà eu occasion de faire connaître les caractères essentiellement distinctifs de la tragédie grecque. J’ai fait voir que la poésie lyrique lui servait d’embellissement ; et, dans la Lecture précédente, je suis entré dans une discussion approfondie sur l’origine des chœurs, leurs avantages et leurs inconvénients. L’intrigue, chez les Grecs, était extrêmement simple ; on n’y admettait qu’un petit nombre d’incidents, et presque toujours les unités d’action, de temps et de lieu y étaient scrupuleusement observées. On y employait le merveilleux, c’est-à-dire l’intervention des divinités, et quelquefois même, ce qui est une faute très grave, cette intervention devenait nécessaire au dénouement. À une ou deux exceptions près, l’amour n’y entrait absolument pour rien. L’immuable destinée ou quelque infortune inévitable étaient presque toujours le fond du sujet ; il y régnait constamment un ton moral et religieux, et l’on y employait bien moins que chez les modernes ces combats violents des grandes passions, et les grands revers qui en sont le résultat. Le sujet était le plus ordinairement puisé dans les anciennes traditions historiques de la nation. Hercule est le héros de deux tragédies ; l’histoire d’Œdipe, roi de Thèbes, et de son infortunée famille, a fourni la matière de six pièces différentes ; dix-sept au moins sont tirées de la guerre de Troie et des événements qui l’ont suivie ; une seule, d’une date plus récente, se rapporte à l’expédition de Xerxès, c’est celle intitulée les Perses, par Eschyle.

Eschyle est le père de la tragédie grecque, et l’on trouve chez lui les beautés et les défauts d’un écrivain à la fois antique et original. Il est hardi, nerveux, animé, mais souvent obscur et difficile ; ce qu’il faut attribuer, d’une part, à l’état d’incorrection dans lequel ses ouvrages sont parvenus jusqu’à nous (car ils ont plus souffert des injures du temps que ceux d’aucun autre poète tragique), d’autre part, à la nature du style, qui est surchargé de métaphores, et souvent rude et enflé. Il abonde en pensées martiales et en descriptions de combats ; il a beaucoup d’élévation et de feu, et moins de douceur que de force. Il aime surtout le merveilleux. L’ombre de Darius, dans les Perses ; l’inspiration de Cassandre, dans Agamemnon ; les chants des Furies, dans les Euménides, sont très beaux dans leur genre, et éminemment empreints du génie du poète.

Sophocle se place à la tête des trois tragiques de la Grèce : il est le plus correct dans la conduite du sujet, le plus sublime dans les pensées, le plus exact dans leur expression. Mais c’est surtout dans l’art de décrire qu’il excelle. Le récit de la mort d’Œdipe, dans Œdipe à Colone ; ceux de la mort d’Œmon et d’Antigone, sont de véritables modèles de description dans une tragédie. L’on attribue généralement plus de douceur à Euripide ; il abonde davantage en pensées morales, mais il a plus de négligence et d’incorrection dans la conduite de ses pièces ; ses expositions sont faites avec bien moins d’art, et les chants des chœurs, quoique très beaux de poésie, ont généralement moins de rapports avec l’action principale, que dans Sophocle. Toutefois Euripide et Sophocle méritent d’être placés au premier rang parmi les poètes tragiques. Élégants dans leur style, profonds dans leurs pensées, ils parlent le langage de la nature ; et, en faisant attention à la différence qui existe entre les idées de leurs temps et celle du siècle où nous vivons, l’on trouve qu’au milieu de leur grande simplicité, ils peuvent encore nous intéresser et nous toucher.

Les représentations théâtrales, chez les Grecs et les Romains, étaient accompagnées de circonstances tout à fait singulières, et qui n’ont rien d’analogue dans nos représentations modernes. Non seulement les chants du chœur étaient accompagnés par des instruments de musique, mais encore, ainsi que l’a prouvé l’abbé Dubos dans ses Réflexions savantes et curieuses sur la Poésie et la Peinture, la partie dialoguée était soumise à des modulations particulières, susceptibles d’être notées. C’était une espèce de récitatif soutenu par des instruments. Le même auteur a poussé ses recherches plus loin ; il a cru découvrir (mais les preuves sur lesquelles il s’appuie sont au moins très douteuses), il a cru découvrir qu’à Rome, la prononciation et le geste formaient deux parties distinctes, c’est-à-dire qu’un acteur parlait tandis qu’un autre acteur exécutait les gestes et les mouvements qui correspondaient à ce que disait le premier. Les acteurs tragiques portaient une longue robe appelée smyrna ; elle flottait sur le théâtre. Exhaussés sur des cothurnes, ils paraissaient avoir une taille gigantesque ; ils portaient constamment un masque ; ce masque, assez semblable à un casque, leur couvrait toute la tête ; la bouche en était fabriquée de manière à pouvoir renforcer considérablement la voix de l’acteur, afin qu’il pût être entendu de toutes les parties d’aussi vastes théâtres ; la figure était peinte, et les traits étaient disposés conformément à l’âge et au caractère du personnage représenté. Lorsque, dans le cours d’une même scène, le même personnage avait à éprouver des émotions d’une nature différente, on assure que le masque était peint de manière à ce que l’acteur, en tournant l’un ou l’autre de ses profils du côté du spectateur, exprimait le changement qui devait se passer dans son âme. L’usage de ces masques devait sans contredit présenter les plus graves inconvénients ; il privait le spectateur du plaisir de voir une physionomie mobile, expressive, sur laquelle les yeux et les traits sont dans un jeu continuel ; et cette circonstance, jointe à celle dont j’ai parlé, ne peut que nous donner une idée peu favorable des représentations dramatiques chez les anciens. Il est vrai cependant que l’on peut alléguer que leurs théâtres étaient beaucoup plus vastes que les nôtres, et toujours remplis d’une foule immense ; outre cela, ils étaient découverts, et les acteurs parlaient en plein air ; placés à une très grande distance, la majeure partie des spectateurs ne pouvait les voir qu’imparfaitement ; en sorte que l’on attachait moins d’importance aux mouvements de leurs yeux, et qu’il était en même temps nécessaire que leurs traits fussent sensiblement grossis. Leur voix devait avoir également plus de force ; et pour produire une vive impression, tout leur extérieur avait besoin de sortir des proportions ordinaires. Mais ce qui est certain, c’est que, comme les spectacles étaient l’amusement favori des peuples de la Grèce et de Rome, les soins qu’ils y déployaient surpassaient de bien loin tout ce que les modernes ont tenté dans ce genre.

La tragédie s’est montrée avec beaucoup d’éclat, et a été conduite jusqu’à un très haut degré de dignité par quelques poètes français, et principalement par Corneille, Racine et Voltaire. Il faut leur accorder d’avoir perfectionné ce bel art, en introduisant dans leurs pièces un plus grand nombre d’incidents, en y faisant jouer des passions plus variées, en y développant davantage les caractères et, par conséquent, en jetant sur leurs sujets un intérêt plus vif. Ils se sont appliqués à suivre la régularité des anciens modèles. Scrupuleux observateurs des trois unités, ils n’admettent que des sentiments pleins de noblesse, et leur style est presque toujours élégant et poétique. Les Anglais sont peut-être fondés à leur reprocher de manquer de chaleur, de force et de vérité dans le langage des passions. Il y a, dans leurs pièces, trop de conversations, et pas assez d’action. J’ai fait observer plus haut qu’ils se jetaient trop dans la déclamation, lorsqu’ils voulaient paraître passionnés ; qu’ils étaient trop recherchés lorsqu’ils devaient n’être que simples. Voltaire convient avec franchise de ces défauts du théâtre français. Il avoue que les meilleures tragédies ne font pas sur le cœur des spectateurs une impression assez profonde ; que le ton de galanterie qui y règne, l’étendue et la subtilité du dialogue y jettent souvent beaucoup de langueur ; que les auteurs semblent craindre d’être trop tragiques ; à cet égard, il exprime avec candeur son opinion, qui est que, pour rendre une tragédie parfaite, il faudrait réunir la véhémence et l’action qui caractérisent le théâtre anglais à la correction et aux bienséances, toujours respectées sur le théâtre français.

Corneille, que l’on peut avec justice appeler le père de la tragédie en France, se distingue par la noblesse et l’élévation de ses sentiments, et par la fécondité de son imagination. Son génie était sans doute extrêmement riche, mais il semble moins propre à la tragédie qu’à l’épopée ; car il a, en général, plus de pompe et d’éclat que de douceur et de sensibilité. C’est de tous les tragiques français celui qui s’est le plus livré à la déclamation. Il unit l’abondance de Dryden au feu de Lucain, et il leur ressemble encore dans leurs défauts, c’est-à-dire qu’il a les écarts de l’un et l’impétuosité de l’autre. Ses tragédies, très nombreuses, sont bien loin d’être d’un mérite égal. Les meilleures et les plus estimées sont le Cid, Horace, Polyeucte et Cinna.

Racine, comme poète tragique, est bien supérieur à Corneille. Il n’avait ni la grandeur ni l’abondance de son imagination ; mais il avait aussi moins d’enflure, et bien plus de sensibilité. Peu de poètes sont plus tendres et plus touchants que Racine. Phèdre, Andromaque, Athalie, Mithridate, sont d’excellentes compositions dramatiques, qui font infiniment d’honneur au théâtre français. Son style et sa versification sont admirables. De tous les auteurs de la même nation, c’est celui qui me semble parler le mieux la langue poétique, qui me semble avoir fait de la rime l’usage le plus heureux, et l’avoir employée avec le plus d’harmonie. Voltaire a répété plusieurs fois qu’Athalie était le chef-d’œuvre de la scène française. C’est une tragédie entièrement dans le genre sacré, qui doit presque toute sa dignité à la grandeur de la religion ; mais elle est bien moins touchante et moins intéressante qu’Andromaque. Racine a suivi deux fois les plans tracés par Euripide ; Phèdre est une très belle pièce, et l’emporte, selon moi, sur Iphigénie, dans laquelle le poète a dégradé le caractère antique par une galanterie déplacée. Achille est un amoureux français, et Éryphile une princesse de notre siècle40.

Voltaire, dans plusieurs de ses tragédies, s’est soutenu à la hauteur de ceux qui l’ont précédé dans la carrière ; il les a même surpassés sous un rapport bien essentiel, celui des situations, qu’il a su rendre à la fois plus délicates et plus intéressantes. C’est là ce qui fait son principal mérite. À la vérité, il n’est pas exempt des défauts que l’on peut reprocher à tous les tragiques de sa nation, c’est-à-dire qu’il manque de force, qu’il est trop long dans ses discours, et que souvent il tombe dans la déclamation ; mais ses caractères sont tracés avec esprit, ses incidents sont pleins d’intérêt, et ses pensées d’élévation. Zaïre, Alzire, Mérope et l’Orphelin de la Chine sont quatre chefs-d’œuvre dignes de la plus grande admiration. Ce qu’on n’aurait peut-être pas attendu de lui, c’est que, dans ses sentiments, il est de tous les poètes tragiques le plus religieux et le plus moral.

Quoique les drames lyriques de Métastase n’aient point le véritable caractère de la tragédie, cependant ils s’en rapprochent de si près, ce sont d’ailleurs des productions si estimables, qu’il serait injuste de les passer sous silence. Ils sont en effet très remarquables par l’élégance du style, le charme de la poésie et la beauté des sentiments. Rempli d’incidents ingénieux et intéressants, le dialogue, par sa rapidité et sa concision, y a beaucoup de ressemblance avec celui des anciennes tragédies grecques, et surtout est plus naturel, plus animé, et bien moins déclamatoire que celui du théâtre français. Mais la brièveté des pièces, et le mélange, nécessaire il est vrai, de la poésie lyrique, s’opposent au développement complet des incidents et des caractères, et n’ont pas toujours permis au poète de préparer les événements avec l’art et le soin que la vraisemblance exige dans une tragédie.

Il ne nous reste plus qu’à parler de l’état de la tragédie parmi nous. Son caractère général est d’être plus animée, plus passionnée, mais aussi moins régulière et moins correcte, moins élégante et moins soumise aux bienséances, que la tragédie française. Il faut ne point perdre de vue que le pathétique est l’âme de la tragédie ; aussi doit-on accorder à l’Angleterre d’avoir particulièrement cherché à atteindre le but le plus essentiel de l’art, quoique dans l’exécution nous n’ayons pas toujours su joindre au pathétique les autres genres de beautés qui devraient en être inséparables.

Le premier objet qui se présente à nous en parlant du théâtre anglais, c’est le grand Shakspeare. Il mérite ce nom de grand, parce que, dans la tragédie comme dans la comédie, son génie naturel n’a point trouvé d’égaux pour l’étendue et la force41 ; mais aussi c’était un génie sauvage, que le goût, l’art et l’instruction ne guidaient pas assez. Shakspeare est depuis longtemps l’idole de sa nation. Que n’a-t-on point dit, que n’a-t-on point écrit sur lui ! Il n’est pas un de ses mots que la critique n’ait passé en revue, et cependant on doute encore si ses beautés ou ses défauts l’emportent. Ses pièces sont pleines de scènes et de passages admirables ; il y a des morceaux auxquels on ne peut rien comparer : mais aussi il n’en est peut-être pas une que l’on puisse appeler véritablement bonne, ou que l’on puisse lire avec un plaisir égal depuis le commencement jusqu’à la fin. Outre l’extrême irrégularité de sa marche, et l’amalgame étrange de sérieux et de comique dans la même pièce, on est à chaque instant offusqué par des pensées bizarres, des expressions dures, un phébus inintelligible, et des jeux de mots qui ne finissent point ; et ces taches se reproduisent presque toujours dans les endroits où l’on voudrait le moins les rencontrer. Mais Shakspeare rachète ces défauts par les plus grandes qualités que puisse posséder un poète tragique, je veux dire la peinture vive et variée des caractères, et l’expression forte et vraie des passions. C’est là tout son mérite, et il n’est pas possible de le lui contester. Malgré ses nombreuses absurdités, il semble, quand nous lisons ses pièces, que nous sommes au milieu de nos semblables ; nous voyons des personnages vulgaires dans leurs mœurs, durs et grossiers dans leurs sentiments ; mais ces personnages sont véritablement des hommes, ils parlent le langage de tous les hommes, ils éprouvent les passions des hommes ; nous prenons un vif intérêt à leurs discours et à leurs actions, parce que nous sentons qu’ils sont d’une nature parfaitement analogue à la nôtre. Ne soyons donc pas surpris si les spectateurs, après avoir entendu des compositions plus polies et plus régulières, mais plus froides et moins naturelles, retournent avec plaisir à ces représentations de la nature humaine, si pleines de feu et de vérité. Shakspeare a encore le mérite de s’être créé un monde d’êtres surnaturels. Ses sorciers, ses fantômes, ses fées, ses esprits de toute espèce sont environnés d’un mystérieux si extraordinaire et si imposant, ils parlent un langage qui convient si bien au rôle qu’ils jouent, que leur apparition frappe toujours vivement l’imagination du spectateur. Ses deux chefs-d’œuvre, les deux tragédies dans lesquelles il a le mieux déployé, selon moi, toute la force de son génie, ce sont Othello et Macbeth. Quant à ses pièces historiques, ce ne sont, à proprement parler, ni des tragédies ni des comédies, mais bien des compositions dramatiques d’une espèce toute particulière, dans lesquelles l’auteur n’avait en vue que de rappeler les mœurs des temps où il transporte ses différentes scènes, d’en représenter les principaux personnages, et de reporter notre imagination sur les événements les plus intéressants de l’histoire de notre patrie42.

Après Shakspeare, nous pouvons citer en anglais plusieurs tragédies détachées d’un très grand mérite ; mais nous n’avons qu’un bien petit nombre d’auteurs dont toutes les pièces soient dignes d’une critique particulière, ou de grands éloges. Dans les tragédies de Dryden et de Lee, il y a beaucoup de chaleur, mais trop d’enflure et de mauvais goût. Le Théodose ou la Force de l’amour, par Lee, est la meilleure de ses pièces ; et dans quelques-unes de ses scènes, il ne manque ni de feu ni de sensibilité, quoique le plan en soit romanesque et les pensées extravagantes. Otway était doué du génie de la tragédie, et il l’a déployé d’une manière supérieure dans l’Orphelin et Venise sauvée ; peut-être même est-il trop tragique ; car les infortunes dont il nous rend les témoins arrachent des larmes amères, et déchirent l’âme. C’est sans doute un écrivain plein d’esprit et d’imagination, mais en même temps grossier et sans goût. Il n’est point de tragédies moins morales que les siennes ; on n’y trouve aucun sentiment généreux, aucune pensée noble ; elles sont, au contraire, écrites sur un ton fort licencieux, qui forme un parfait contraste avec la bienséance observée par les Français. Cet auteur a trouvé le moyen de mêler aux plus profondes horreurs, des obscénités et des allusions dégoûtantes.

Les tragédies de Rowe sont d’un genre bien opposé ; toutes les pensées y sont grandes et nobles. La poésie en est souvent très bonne et le style toujours pur et élégant. Mais, dans la plupart de ses pièces, il est trop froid, trop peu intéressant, et plutôt fleuri que tragique. Il en est deux cependant auxquelles il serait injuste d’appliquer ce reproche ; ce sont : Jane Shore et la Belle pénitente : il y a dans toutes deux un assez grand nombre de scènes touchantes et véritablement pathétiques pour justifier les applaudissements qu’elles ont toujours reçus.

La Vengeance, par le docteur Young, est une pièce où l’on découvre de la chaleur et du génie, mais où il y a peu de sensibilité ; les passions qui en font le sujet sont trop cruelles et trop odieuses. Dans l’Épouse éplorée de Congrève, il y a quelques situations intéressantes et une très belle poésie. Les deux premiers actes sont admirables ; la rencontre d’Almérie et de son époux Osmyn au tombeau d’Anselme est une des situations les plus belles et les plus frappantes que l’on puisse trouver dans une tragédie. Dans la Lecture précédente, j’ai fait sentir les défauts du dénouement. Les tragédies de M. Thomson sont trop remplies d’une morale sévère qui leur donne de la dureté et de la roideur. Tancrède et Sigismonde est son chef-d’œuvre, et elle mérite, pour l’intrigue, les caractères et les pensées, d’être placée parmi les meilleures pièces du théâtre anglais. Il n’entre point dans le plan que je me suis proposé, de parler des pièces modernes ni des auteurs vivants.

En jetant un coup d’œil général sur les compositions tragiques des différents peuples, voici le caractère qu’on peut assigner à chacune. La tragédie grecque est l’exposition d’un événement triste et malheureux, dont la cause est une passion ou un crime, et plus souvent encore la volonté des dieux ; cette exposition est simple, presque sans incidents, mais pleine de naturel et relevée par la poésie des chœurs. La tragédie en France est une suite de conversations élégantes sur diverses situations tragiques et pleines d’intérêt ; à ces conversations se joignent peu d’action et de véhémence ; mais elles sont embellies de tous les charmes de la poésie, et l’on y observe scrupuleusement les bienséances. Les tragédies anglaises mettent devant nos yeux les combats des passions les plus fortes, toute leur violence et leurs suites funestes ; mais elles reposent souvent sur un plan irrégulier ; elles abondent en action et produisent sur l’âme du spectateur une impression trop douloureuse. Les tragédies de l’antiquité étaient plus simples et plus naturelles ; celles des modernes ont plus d’art et sont plus compliquées. Chez les Français il y a plus de correction, chez nous plus de chaleur. Andromaque et Zaïre attendrissent le cœur ; Othello et Venise sauvée le déchirent. Il est fort remarquable que les trois chefs-d’œuvre de la scène française reposent sur un sujet religieux, l’Athalie de Racine, le Polyeucte de Corneille et la Zaïre de Voltaire. La première est fondée sur un passage historique de l’Ancien Testament ; dans les deux autres, le malheur du principal personnage vient de son attachement à la foi des chrétiens, et dans toutes les trois le poète a fait le plus heureux usage de la grandeur et de la majesté des idées religieuses.

Lecture XLVII.
De la comédie en général, de la comédie chez les Grecs, les Romains, les Français et les Anglais. §

La comédie se distingue assez de la tragédie par son esprit particulier et le ton général qui y domine. Tandis que la pitié, la terreur et toutes les grandes passions forment le domaine de l’une, le principal et peut-être le seul instrument de l’autre, c’est le ridicule. La comédie n’embrasse ni les grandes infortunes, ni les grands crimes des hommes ; elle retrace le tableau de leurs extravagances, de leurs vices ; elle saisit les caractères qui présentent quelques bizarreries aux yeux de l’observateur, qui donnent prise à la critique, qui exposent certaines personnes à devenir l’objet de la risée des autres, ou les rendent incommodes dans la société.

La comédie, considérée comme une représentation satirique des folies et des imperfections des hommes, est un genre de composition très moral et très utile, dans la nature et le plan général de laquelle la censure n’a rien à reprendre. Polir les mœurs des hommes, appeler leur attention sur les bienséances qu’ils doivent observer, rendre surtout le vice ridicule, c’est être véritablement utile à la société. La plupart des vices résistent moins au ridicule qu’aux arguments solides et aux attaques sérieuses. Mais il faut convenir, d’un autre côté, que c’est une arme difficile à manier, qui, dans une main maladroite ou malintentionnée, peut être aussi fatale qu’elle eût été utile dans une main sage et expérimentée ; car le ridicule n’est pas, comme on l’a dit quelquefois, la véritable pierre de touche de la vérité. Il peut, au contraire, nous séduire et nous tromper par les couleurs qu’il donne aux objets ; et il est souvent plus difficile de juger si ces couleurs sont naturelles ou fausses, que de distinguer l’erreur de la vérité. Des auteurs comiques ont trop souvent poussé la licence jusqu’à couvrir de ridicule les caractères et les objets qui le méritaient le moins. Mais ce n’est pas à la comédie même qu’il faut en faire le reproche, on n’en doit accuser que la dépravation de ces écrivains. Dans la main d’un auteur sans mœurs et sans probité, la comédie peut devenir un instrument de corruption ; dans celle d’un homme vertueux, elle sera un amusement, non seulement innocent et gai, mais encore louable et utile. La comédie française est une excellente école de mœurs, tandis que la comédie anglaise ne fut trop souvent que l’école du vice.

Les règles que, dans la Lecture précédente, j’ai données sur l’action dramatique dans la tragédie, sont également applicables à la comédie, aussi ne nous y arrêterons-nous pas longtemps. Il est nécessaire qu’il y ait dans l’une comme dans l’autre une unité d’action et de sujet ; que l’unité de temps et de lieu soit observée autant que possible, c’est-à-dire que le temps de l’unité soit renfermé dans de justes limites, et que le lieu de la scène ne change point, au moins pendant le cours du même acte. Les scènes ou les conversations successives doivent être liées les unes aux autres. Le théâtre ne doit jamais rester vide pendant la durée d’un acte, et les personnages ne doivent point entrer ni sortir sans motif évident pour le spectateur. J’ai démontré que le but de ces règles était de rapprocher le plus possible l’imitation de la réalité ; car une imitation ne nous plaît qu’autant qu’elle est exacte, et par cela même, il importe peut-être d’observer ces règles plus rigoureusement encore dans la comédie que dans la tragédie. En effet, le sujet d’une comédie nous est presque toujours plus familier, et, comme il doit ressembler à ce dont nous sommes souvent témoins dans le cours de la vie, nous jugeons plus aisément de sa vraisemblance ; lorsqu’il en manque, nous en sommes plus vivement blessés. Il ne faut jamais perdre de vue que le principal mérite d’une comédie consiste dans la vraisemblance et le naturel de l’action, des caractères et des pensées.

La tragédie peut emprunter des sujets à tous les siècles et à toutes les contrées ; le poète tragique place la scène partout où il lui plaît, il choisit une action dans l’histoire de sa patrie ou dans celle d’un autre peuple, et peut la prendre à toutes les époques, même aux plus reculées. C’est le contraire dans la comédie, et la raison en est fort simple. Les grands vices, les grandes vertus, les grandes passions sont les mêmes chez tous les hommes, dans tous les siècles et dans tous les pays ; et partout, comme dans tous les temps, ils fournissent des sujets à la muse tragique. Mais les bienséances exigées dans la société, les nuances délicates des caractères dans lesquels la comédie puise ses sujets, changent considérablement selon les pays et les âges, et ne sont jamais aussi bien saisies par des étrangers que par les habitants mêmes d’une contrée. Nous nous attendrissons aux malheurs des héros de la Grèce et de Rome comme aux infortunes des héros de notre patrie ; mais nous ne sourions au ridicule de certaines mœurs ou de certains caractères, qu’autant que ces mœurs et ces caractères nous sont connus. Il est donc évident que la scène et le sujet d’une comédie doivent être choisis parmi nous, et au siècle où nous vivons. Le poète comique, qui vise à corriger les imperfections et les folies de ses semblables, saisit leurs mœurs et leurs ridicules à mesure qu’il les voit se former. Son devoir n’est pas de nous divertir par une fable empruntée au siècle précédent, ou par quelque intrigue française ou espagnole, mais bien de nous présenter des tableaux dont les originaux se trouvent parmi nous, de poursuivre avec les traits de la satire les vices de notre temps, de montrer au siècle une copie fidèle de lui-même, de son goût dominant, de ses travers et de ses vices. C’est là le seul moyen de donner à la récréation qu’il nous offre quelque importance et quelque dignité. Il est vrai que Plaute et Térence n’ont pas suivi ce précepte ; ils ont placé la scène de leurs comédies dans la Grèce, et puisé leurs sujets dans les mœurs et dans les usages de cette nation. Mais il faut se souvenir qu’au temps où ils écrivaient, ce genre d’amusement était nouveau pour les Romains. Aussi ces deux auteurs se contentèrent-ils d’imiter, quelquefois même de traduire littéralement, les pièces de Ménandre et de quelques autres poètes grecs. On sait que, dans la suite, il y eut à Rome une comédie où les mœurs nationales étaient représentées ; on l’appelait comœdia togata ; et l’on distinguait celle qui rappelait les mœurs de la Grèce par le nom de comœdia palliata.

On peut admettre deux espèces différentes de comédies. Dans l’une, c’est l’intrigue ou l’action qui est le principal objet de la pièce ; dans l’autre, l’auteur n’a eu en vue que l’exposition et le développement d’un certain caractère ; l’action n’est employée qu’à ce développement, et lui est entièrement subordonnée. Les Français ont un plus grand nombre de comédies de caractère ; tels sont les chefs-d’œuvre de Molière, comme l’Avare, le Tartufe, le Misanthrope ; ceux de Destouches, et de presque tous les auteurs comiques de cette nation. Les Anglais semblent donner la préférence à la comédie d’intrigue. Dans les pièces de Congrève, et, en général, dans toutes nos pièces, il y a plus d’action, plus de mouvement, plus d’incidents, que dans celles du théâtre français.

Pour rendre une comédie parfaite, il faudrait y réunir ces deux genres, c’est-à-dire qu’elle fût à la fois une comédie de caractère et une comédie d’intrigue. Sans une action intéressante et bien conduite, le dialogue devient insipide ; il faut qu’il y ait toujours assez d’intrigue pour que, dans le cours de la représentation, le spectateur désire ou craigne quelque chose. Les incidents doivent se succéder de manière à produire quelque situation frappante, capable de fixer notre attention, en même temps qu’elle est utile au développement des caractères que l’auteur a donnés à ses personnages. Car il ne doit jamais oublier que son objet principal est la représentation des caractères et des mœurs. Il doit, sans doute, faire ses efforts pour que son action soit animée et naturelle ; mais cette partie de l’ouvrage est bien moins essentielle, bien moins importante dans la comédie que dans la tragédie. Dans la comédie, en effet, l’attention se porte moins sur les événements ou sur les malheurs que les personnages éprouvent, que sur leurs discours et leur conduite. Aussi, c’est une grande faute d’y introduire une intrigue trop compliquée, et c’est pour cette raison que l’on a tant blâmé ces sujets espagnols si en vogue autrefois, et qui n’étaient fondés que sur la distribution d’un appartement, l’obscurité d’un vestibule, ou l’erreur d’un déguisement. L’on y cherchait en vain le véritable but de la comédie. L’attention du spectateur, au lieu de suivre le développement d’un caractère, se portait sur les révolutions surprenantes de l’intrigue, et la comédie n’était qu’un roman.

Une des fautes que les auteurs comiques sont le plus exposés à commettre dans la peinture des caractères, c’est d’outrer leurs modèles. En effet, lorsqu’il s’agit de ridicule, il est extrêmement difficile de s’arrêter justement au point où l’esprit finit et où la bouffonnerie commence. Lorsque dans Plaute, par exemple, l’avare fait des recherches sur l’individu qu’il soupçonne de lui avoir volé sa cassette, après avoir examiné sa main droite, puis sa gauche, il lui crie : Ostende etiam tertiam ; il n’est personne qui ne sente l’extravagance de ce trait, que Molière a cependant copié. Un auteur comique peut, sans doute, se permettre un certain degré d’exagération ; mais il est des limites que la nature et le goût ont posées, et, en supposant l’avare aussi aveuglé qu’il est possible de l’être par sa passion et ses soupçons, peut-on concevoir un homme qui croie qu’un autre homme a plus de deux mains ?

Les caractères, dans une comédie, doivent être bien distincts les uns des autres ; mais il faut se garder de mettre trop d’art dans leurs contrastes, car les faire sans cesse paraître deux à deux pour les mettre toujours en opposition, c’est s’écarter du naturel et tomber dans l’affectation. Les auteurs comiques ont eu trop souvent recours à ce moyen pour faire ressortir davantage leurs caractères ou leur donner plus de développement. Une personne violente et emportée arrive-t-elle sur la scène, le spectateur peut s’attendre à voir paraître aussitôt un homme doux et d’un excellent naturel ; ou bien, si l’un des amoureux est extrêmement gai, on est sûr que son ami ou son rival est extrêmement grave et sérieux ; tels sont Frankly et Bellamy, Clarinde et Jacinthe, dans le Mari soupçonneux du docteur Hoardly. Cette opposition continuelle des caractères produit le même effet que les antithèses dans le discours ; elles peuvent quelquefois lui donner de la vivacité, mais c’est un ornement où l’art et le travail se laissent trop apercevoir. Dans tous les genres de composition, la perfection de l’art consiste surtout à cacher l’art lui-même. Un bon auteur comique nous présentera les caractères plutôt diversifiés par les nuances délicates qui les font distinguer dans la société, que marqués par ces oppositions tranchées ou ces forts contrastes que le monde ne présente que très rarement.

Le style de la comédie doit être pur, élégant et vif, rarement plus élevé que celui de la conversation ordinaire, mais jamais dégradé par des expressions grossières ou triviales. La poésie est une entrave inutile à laquelle se soumettent cependant la plupart des auteurs français ; elle est d’ailleurs peu naturelle, car si la prose appartient plus particulièrement à quelque genre de composition, c’est bien à celui qui n’a pour but que d’imiter la conversation dans le cours habituel de la vie. Une des plus grandes difficultés pour un auteur comique, celle qui a peut-être le plus d’influence sur le succès d’un ouvrage, consiste à conserver pendant toute la pièce un dialogue coulant, aisé, gracieux, sans roideur, et sans affectation de bel esprit. Un trop petit nombre de comédies anglaises se font remarquer par le tour heureux de la conversation, et il n’en est presque aucune qui n’ait au moins un des défauts dont je viens de parler. Les trois pièces dans lesquelles le dialogue me semble avoir plus d’aisance et de naturel sont le Mari insouciant43, le Mari poussé à bout44, le Mari soupçonneux45.

Telles sont les observations principales que présente l’application des principes généraux de l’art dramatique à la comédie. Pour avoir une idée encore plus juste de ce genre de composition, et bien faire sentir la différence qui existe entre lui et la tragédie, nous allons jeter un rapide coup d’œil sur l’histoire de ses progrès, et sur la manière dont il a été traité chez les différentes nations.

L’on pense généralement que, parmi les Grecs, la tragédie précéda la comédie, et l’origine et les progrès de celle-ci nous sont encore moins connus. Ce qu’il y a de plus probable, c’est qu’ainsi que la première, elle prit naissance au milieu des divertissements des fêtes de Bacchus, et qu’elle s’exerça d’abord sur le chariot de Thespis, jusqu’à ce que, par degrés, elle prit un ton particulier, et devint un genre de spectacle moins solennel que la tragédie, désormais consacrée à représenter des héros. Les critiques lui assignent trois différentes périodes chez les Grecs, et distinguent la comédie ancienne, la comédie moyenne et la comédie nouvelle.

La comédie ancienne était une satire directe et avouée contre certains personnages connus que l’on mettait en scène sous leur propre nom. Telles sont les pièces d’Aristophane, dont onze nous restent encore, pièces d’un genre tout particulier, et qui ne ressemblent en rien à ce qu’on est convenu d’appeler comédie. Elles montrent jusqu’à quel point les Athéniens étaient un peuple licencieux et turbulent, et combien il savait peu contenir le ridicule dans de justes bornes, lorsqu’il permettait que les personnages les plus illustres de l’État, les généraux, les magistrats, comme Cléon, Lamachus, Nicias, Alcibiade, sans parler de Socrate et d’Euripide, fussent, sur leur théâtre, l’objet de la risée publique. La plupart des pièces d’Aristophane étaient des satires politiques sur le gouvernement et la conduite des généraux et des hommes d’État pendant la guerre du Péloponnèse. Elles sont tellement remplies d’allégories et d’allusions aux affaires publiques, qu’il est impossible de les comprendre sans avoir une connaissance parfaite de l’histoire de cette époque. L’on y parodie trop souvent les poètes tragiques, et surtout Euripide ; l’auteur était son ennemi particulier, et il a composé deux pièces uniquement pour le couvrir de ridicule.

La vivacité, la satire et la bouffonnerie caractérisent Aristophane. Souvent il montre de la force et du génie ; mais, en général, ses pièces ne sont pas faites pour nous donner une haute opinion du goût et de l’esprit de ses contemporains. Elles semblent n’avoir été composées que pour la populace ; le ridicule y est poussé jusqu’à l’extravagance, l’esprit y dégénère presque toujours en farces du plus mauvais ton ; la raillerie y est amère et piquante, et souvent l’obscénité qui domine partout devient grossière et insupportable. On sait comme cet auteur traita Socrate dans sa comédie des Nuées ; cette pièce peut avoir contribué à noircir le philosophe dans l’esprit de ses concitoyens ; cependant le P. Brumoy, dans son Théâtre des Grecs, parvient à prouver qu’elle ne peut avoir été, comme on l’a toujours supposé, la cause de sa mort, puisque le fatal décret ne fut rendu contre lui que trente-trois ans plus tard. Aristophane a placé des chœurs dans ses comédies, mais sans aucune régularité. Ils sont tantôt sérieux, tantôt comiques ; quelquefois ils se mêlent à l’action, ou bien ils s’adressent à l’assemblée, soit pour défendre l’auteur, soit pour attaquer ses ennemis.

Quelque temps après Aristophane, une loi vint interdire aux poètes de mettre en scène les personnes sous leur véritable nom, parce qu’on s’était aperçu qu’une semblable liberté pourrait compromettre la tranquillité publique. Le chœur fut aussi retranché de la comédie, parce qu’il n’avait été qu’un instrument d’abus et de licence. Alors on trouva le moyen d’éluder la loi : l’on employa, il est vrai, des noms imaginaires ; mais on continua d’attaquer des personnages existants, et on les peignit de manière à ce qu’il était impossible de les méconnaître. Il ne nous est resté aucune de ces sortes de pièces auxquelles la comédie nouvelle succéda bientôt. Lorsqu’il ne fut plus permis d’employer au théâtre le ridicule personnel, la comédie devint ce qu’elle a toujours été depuis, la peinture des mœurs et des caractères en général, et non la copie de tel ou tel personnage. Ménandre était, chez les Grecs, l’auteur le plus distingué dans ce genre. Les imitations que Térence a faites de quelques-unes de ses pièces, et ce que nous en dit Plutarque, doivent nous faire vivement regretter que ses ouvrages ne soient point parvenus jusqu’à nous ; car il paraît qu’il contribua fortement à réformer le goût de ses contemporains, et que ses comédies étaient des modèles de correction et d’élégance.

Il ne nous reste de la comédie nouvelle, chez les anciens, que les pièces de Plaute et de Térence, qui, tous deux, avaient pris les Grecs pour modèles. Plaute est remarquable par son style expressif, et ce que l’on appelle la force comique [vis comica]. Comme il écrivait à une époque fort ancienne, il n’est pas surprenant que l’on trouve chez lui les marques de l’imperfection de l’art. Il commence ses pièces par un prologue qui quelquefois développe le sujet tout entier ; souvent il confond la représentation avec l’action, c’est-à-dire que l’acteur, se dépouillant tout à coup de son rôle, s’adresse directement au spectateur. On trouve aussi chez lui trop de plaisanteries triviales, trop de pointes et de jeux de mots ; et cependant il montre plus de force et déploie plus de variété que Térence. Ses caractères sont peut-être grossièrement dessinés, mais ils le sont toujours avec vigueur. Son Amphitryon a été imité par Molière et Dryden ; son avare, dans sa comédie intitulée Aulularia, a fourni le sujet de l’un des chefs-d’œuvre de Molière, que le théâtre anglais a reproduit une ou deux fois. Il est impossible de pousser plus loin que Térence la délicatesse, l’élégance et le goût. Son style est un modèle de grâce et de pureté. Son dialogue est toujours décent, et il possède au plus haut degré cette espèce de talent, toujours si sûr de plaire, celui de peindre en racontant avec simplicité. Ses pensées morales ne laissent aucune prise à la critique. Ses situations sont souvent touchantes et pleines d’intérêt ; ses sentiments pénètrent jusqu’au cœur ; aussi doit-il être regardé comme le fondateur de cette comédie sérieuse que nous avons vue reparaître parmi nous, et dont je parlerai bientôt. S’il a un défaut, c’est de manquer de force et de vivacité. Il a peut-être trop de ressemblance et d’uniformité dans les caractères et les sujets de ses pièces. Il a copié Ménandre, et l’on assure qu’il ne s’est pas élevé jusqu’à son modèle46. Pour qu’un auteur comique fût parfait, il faudrait qu’il réunît la vigueur et le feu de Plaute à la grâce et à la correction de Térence.

Lorsque nous en venons à l’examen de la comédie moderne, le premier objet qui se présente à notre attention est le théâtre espagnol, si étonnamment fertile en productions dramatiques. Lope de Véga, Guilhen et Calderon sont les principaux auteurs comiques de cette nation. Lope de Véga, dont la célébrité l’emporte sur celle des deux autres, a écrit, à ce que l’on assure, plus de cent pièces de théâtre ; mais un tel nombre cessera de nous étonner lorsque nous connaîtrons la nature de ces pièces. Il paraît, s’il faut en croire M. Perron de Castera, écrivain français, que notre Shakspeare serait, auprès de Lope, un modèle de méthode et de régularité. L’auteur espagnol, non seulement néglige la règle des trois unités, mais encore ne se soumet à aucun des principes généralement établis. Souvent une même pièce renferme plusieurs années, renferme même la vie entière d’un homme. La scène, au premier acte, se passe en Espagne ; au second, en Italie ; au troisième, en Afrique. Presque toutes sont historiques, et tirées des annales de sa patrie. Ce sont en général des espèces de tragi-comédies, où l’on trouve un mélange bizarre de discours héroïques, d’incidents sérieux, de guerres, de meurtres, de satires et de bouffonnerie. L’on y voit fréquemment confondus ensemble les anges et les dieux, les vertus et les vices, la religion chrétienne et la mythologie des païens. En un mot, ce sont des pièces qui ne ressemblent en rien à des compositions dramatiques, et qui sont pleines de romanesque et d’extravagance. Néanmoins on convient généralement que, dans les ouvrages de Lope de Véga, on rencontre fréquemment des traits de génie et des marques d’une imagination forte et vive ; beaucoup de caractères bien saisis, des situations heureuses, des choses surprenantes et d’un très grand intérêt ; et il paraît que, chez les peuples voisins, un assez grand nombre d’auteurs comiques ont souvent mis à profit la richesse de son invention. Lui-même il reconnaît l’extrême irrégularité de ses compositions ; mais il s’en excuse sur le goût dominant de ses concitoyens, qui aimaient les incidents nombreux, les aventures étranges et embarrassées, beaucoup plus qu’une action naturelle et régulièrement conduite.

La correction et la décence sont les principaux caractères du théâtre comique des Français, où l’on remarque plusieurs écrivains d’un grand mérite, comme Regnard, Dufresny, Dancourt et Marivaux ; mais celui qui fait le plus d’honneur à ce théâtre, celui auquel ses compatriotes donnent avec raison la première place, c’est Molière. De tous les auteurs qui ont fait la gloire de ce beau siècle de Louis XIV, aucun ne s’éleva jusqu’à la célébrité de Molière ; aucun, au jugement même des critiques français, ne se plaça, dans son art, aussi près de la perfection. Voltaire n’hésite pas à le proclamer le premier des poètes comiques de tous les siècles et de tous les pays, et cette décision, sans doute, n’est point due à la partialité ; car je n’en connais aucun qui lui puisse être raisonnablement préféré. Molière ne dirige jamais ses satires que contre le vice et la folie. Il a dessiné un grand nombre de caractères ridicules particuliers au temps où il vivait, et partout il les a saisis et placés avec le plus rare discernement.. Il avait beaucoup de force comique ; il aimait la gaîté et les plaisanteries, mais elles étaient toujours innocentes. Ses pièces en vers, comme le Misanthrope et le Tartufe, sont des comédies d’un genre plus noble, dans lesquelles le vice est peint dans le style élégant et poli de la satire. Quoique dans ses pièces en prose il ait plus souvent employé le ridicule, cependant rien n’y peut offenser une oreille modeste, et jamais il n’y manque au respect dû à la sagesse et à la vertu. Molière, à ces grandes qualités, joint cependant quelques défauts, dont Voltaire, qui s’avoue son admirateur, convient le premier. On sait qu’il n’était pas heureux dans ses dénouements. Plus attentif à dessiner fortement ses caractères qu’à bien conduire son sujet, il n’amenait pas d’assez loin la fin de son intrigue, et terminait même quelquefois d’une manière invraisemblable. Ses comédies en vers manquent d’intérêt dans quelques endroits, et souvent les discours y sont trop longs. On lui a reproché d’être descendu jusqu’à la farce dans ses pièces en prose les plus comiques. Cependant il faut convenir que bien peu d’écrivains, si même il en existe, ont possédé comme Molière le véritable esprit de la comédie, et en ont atteint le but aussi bien que lui. Le Tartufe, dans le genre sérieux, l’Avare, dans le genre gai, sont considérés comme ses deux chefs-d’œuvre.

Nous devons naturellement nous attendre à trouver sur le théâtre comique de l’Angleterre une plus grande variété de caractères originaux, des traits plus saillants et plus hardis que sur aucun théâtre moderne. Les Anglais aiment surtout ce qui est naturel et vrai. La liberté que nous laisse notre gouvernement, celle que nos mœurs accordent à chaque individu de vivre absolument comme il lui plaît et selon son goût, permet à chaque caractère de se montrer tel que la nature l’a formé, et à l’originalité de prendre toutes les formes ; tandis qu’en France, l’influence d’une cour plus despotique, la subordination des rangs mieux établie, l’observation plus rigoureuse des formes de la politesse et des règles de la bienséance, mettent une plus grande uniformité dans la conduite et le caractère des individus. Aussi la comédie s’exerce sur un champ plus vaste, et peut prendre un essor plus libre en Angleterre qu’en France. Mais il est extrêmement malheureux que, sur notre théâtre comique, se joigne à la hardiesse et à la liberté un esprit de licence, d’indécence même, qui a placé la comédie anglaise au-dessous des plus médiocres productions des autres peuples depuis le siècle d’Aristophane.

Tel n’en était cependant pas l’esprit dans son principe : car on ne peut accuser d’immoralité les pièces de Shakspeare ni celles de Johnson. Le noble caractère de Shakspeare se déploie avec autant d’avantage dans ses comédies que dans ses tragédies. On y retrouve son génie puissant, fertile et créateur, irrégulier dans sa marche, s’abaissant, il est vrai, jusqu’à vouloir divertir la multitude, mais toujours heureux et riche dans la description des caractères et des mœurs. Johnson est plus régulier dans la conduite de ses pièces, mais il a de la roideur, et quelquefois même de la pédanterie. On rencontre de très beaux passages, et beaucoup d’imagination et d’invention dans les comédies de Beaumont et de Fletcher ; mais, en général, les incidents y sont trop pressés et trop invraisemblables, les caractères trop outrés, et les allusions trop grossières et d’un trop mauvais goût. Depuis cette époque, les mœurs publiques ont trop changé, la conversation a pris un tour trop différent pour que ces comédies aient conservé jusqu’aujourd’hui leur sel et leur agrément. Car il faut remarquer qu’une comédie qui n’est absolument fondée que sur la mode et les usages introduits dans la société, vieillit beaucoup plus promptement qu’aucune autre espèce de composition, et perd bientôt tout son charme et tout son intérêt. Cette observation s’applique surtout aux comédies du pays où nous vivons, parce que les changements que les mœurs opèrent dans cette partie de la littérature sont plus sensibles et plus frappants pour nous que pour des étrangers. Parmi nous, la mode présente passe toujours pour l’unique règle de la politesse, et tout ce qui s’en écarte nous semble grossier ; tandis que sachant moins en apprécier les nuances délicates chez les étrangers ou les anciens, nous sommes moins choqués lorsque leurs écrits ne s’y conforment plus avec la même exactitude. Plaute devait paraître plus vieilli pour les Romains du siècle d’Auguste qu’il ne le paraît aujourd’hui pour nous ; et c’est une preuve évidente du rare génie de Shakspeare, que, malgré son ancienneté, nous admirions encore le caractère de Falstaff, et nous lisions avec plaisir les Femmes de Windsor47.

Ce ne fut qu’après la restauration de Charles II que l’esprit de licence, qui, à cette époque, infecta, comme on le sait, la cour et toute la nation, s’empara de la scène comique, et y régna pendant presque tout le siècle suivant. Dès lors le libertin [the rake] devint le caractère principal de la comédie, et, à quelques exceptions près, le héros de toutes les pièces. On couvrait de ridicule, non pas le vice et l’extravagance, mais presque toujours la sagesse et la vertu. Au dénouement, le libertin s’amendait en apparence, et prenait la résolution de vivre en honnête homme ; mais pendant le cours de la pièce, on le présentait comme un modèle des jeunes gens de bon ton, et l’impression que produisait une licence aimable et spirituelle restait dans l’esprit comme une peinture des plaisirs que l’on pouvait se permettre ; tandis qu’on ne faisait aucune attention à sa conversion, ou qu’on ne la considérait que comme une affaire de pure forme. On peut se faire aisément une idée de la direction que de pareils spectacles pouvaient donner aux mœurs de la jeunesse des deux sexes. Tels furent cependant le ton et l’esprit qui régnèrent sur notre théâtre comique, non seulement pendant le règne de Charles II, mais encore sous le roi Guillaume, sous la reine Anne, et même à l’avènement de Georges II. Dryden fut, après la restauration, le premier auteur dramatique digne de célébrité. On trouve dans ses comédies, comme dans ses autres ouvrages, de grands traits de génie mêlés à beaucoup d’incorrections, indices évidents d’une composition trop rapide. Comme il ne cherchait qu’à plaire, il peignait les mœurs de son temps, et prenait dans toutes ses pièces le ton licencieux et dissolu, alors à la mode. Il a même poussé si loin l’indécence, que, dans son siècle, tout dépravé qu’il était, on interdit la représentation de quelques-unes de ses comédies.

Après Dryden, les auteurs comiques les plus distingués furent Cibber, Vanburgh, Farquhar et Congrève. Cibber a composé un grand nombre de comédies ; et, bien que dans la plupart il y ait assez d’esprit et une sorte de vivacité qui lui était particulière, les incidents y paraissent si peu naturels, qu’elles sont tombées dans l’oubli, à l’exception de deux, le Mari insouciant, et le Mari poussé à bout, que le public a toujours bien accueillies. La première est remarquable par le tour aisé et poli du dialogue ; et, à l’exception d’une scène assez peu décente, elle est généralement très morale. La seconde, le Mari poussé à bout, à laquelle Vanburgh travailla avec Cibber, est peut-être la meilleure comédie de notre théâtre. La critique peut lui reprocher, sans doute, le défaut d’une double intrigue, car les incidents qui se rapportent à la famille Wroughead sont tout à fait indépendants de ceux qui intéressent la famille de lord Townly ; mais cette faute est rachetée par des caractères pleins de vérité, des détails admirables et des traits d’esprit infiniment heureux. On est surpris qu’une pièce aussi décente soit sortie de la plume de deux auteurs si licencieux, car le vice et l’extravagance y sont, d’un bout à l’autre, tournés en ridicule ; et il n’est pas de théâtre auquel elle ne fît beaucoup d’honneur.

Sir John Vanburgh a de l’esprit, de l’aisance et de la vivacité ; mais il est grossier et indécent au dernier degré. C’est un de nos auteurs comiques les plus immoraux. Son Épouse poussée à bout48 est une pièce pleine de pensées et d’allusions si dégoûtantes, qu’elle ne saurait être représentée devant une société honnête. Sa Rechute49 mérite le même reproche, et cependant ce sont ses meilleurs ouvrages. Congrève est sans doute un homme de génie, brillant, plein de feu, multipliant les caractères, imprimant à son action beaucoup de mouvement ; mais son défaut est de trop prodiguer l’esprit ; il l’emploie souvent mal à propos ; et presque toujours il en met beaucoup plus qu’il n’en doit naturellement entrer dans une conversation. Farquhar est un écrivain spirituel et gai, moins correct, moins brillant que Congrève ; mais il a plus d’aisance et peut-être tout autant de force comique. Ses deux meilleures pièces, celles qui prêtent le moins à la censure, sont l’Officier recruteur50 et le Stratagème51 ; je dis, qui prêtent le moins à la censure, parce ses comédies, comme celles de Congrève, ont généralement un ton très immoral. Dans toutes, il y a un libertin ; dans toutes, ce qu’on expose aux yeux du spectateur, c’est une intrigue peu décente, et l’image d’une vie licencieuse, comme si des réunions nombreuses, chez une nation polie, ne pouvaient trouver de plaisir qu’au spectacle du vice. Il est surtout remarquable jusqu’à quel point ces écrivains ont poussé l’indécence dans les rôles de femmes. Rien n’est plus ridicule que le langage qu’ils font tenir aux femmes honnêtes et vertueuses ; et d’ailleurs il n’y en a presque que de deux espèces qui figurent dans leurs pièces, des femmes totalement dépravées, ou des femmes qui, lorsqu’elles veulent paraître honnêtes, ne paraissent que pleines d’affectation. Cette critique de nos auteurs comiques les plus célèbres est loin d’être exagérée ou seulement sévère. Accoutumés à trouver si peu de bienséance sur notre théâtre, accoutumés à nous amuser du genre d’esprit qui y domine, son immoralité échappe aisément à notre observation. Mais les étrangers, et principalement les Français, habitués à des pièces plus régulières et surtout très décentes, ne peuvent s’empêcher de témoigner leur étonnement en parlant des nôtres. Voltaire, qu’on ne peut assurément accuser de trop d’austérité, se montre fier du ton de bienséance si rigoureusement observé sur le théâtre de sa nation, et dit que le langage de la comédie anglaise est celui de la débauche, et non de la bonne compagnie. M. Muralt, dans ses Lettres sur les Français et les Anglais, indique le théâtre comme une des principales causes de la corruption des mœurs à Londres ; il dit que la comédie n’y ressemble en rien à celle des autres nations, et que c’est une école dans laquelle les deux sexes apprennent à se familiariser avec le vice, dont on y fait toujours un objet de pure plaisanterie. « Quant aux comédies, les Anglais n’en ont point, dit l’ingénieux Diderot, dans ses Observations sur la poésie dramatique, ce sont des satires qu’ils ont à la place ; satires, il est vrai, pleines de force et de gaîté, mais sans mœurs et sans goût. » Ne nous étonnons donc point que lord Kaim, dans ses Éléments de critique, se soit exprimé au sujet de l’indécence de la comédie anglaise en termes beaucoup plus forts que ceux dont je me suis servi. Voici comme il termine sa sortie violente : « Combien devraient nous paraître odieux ces écrivains qui répandent ainsi l’infection du vice parmi leurs concitoyens ; qui, en corrompant et en défigurant leurs semblables, tournent injurieusement contre leur Créateur les talents qu’ils ont reçus de lui ! Si les comédies de Congrève ne furent pas à ses derniers moments l’objet de ses plus cuisants remords, c’est qu’il avait perdu toute espèce de sentiment vertueux. » (Vol. i, p. 57.)

Je me trouve heureux, toutefois, de pouvoir faire remarquer que depuis quelques années la comédie anglaise a éprouvé une réformation sensible. Nous avons eu honte enfin de ne nous réunir que pour nous amuser du spectacle indécent de quelques caractères dépravés ; et celles de nos dernières pièces qui ont eu le plus de succès sont purgées des scènes licencieuses et des rôles dégoûtants de la comédie plus ancienne. Si elles n’ont pas l’esprit, l’aisance et le comique des pièces de Congrève et de Farquhar, il faut du moins les louer de ce qu’elles n’ont rien qui puisse offenser la morale et la vertu.

Nous sommes incontestablement redevables de cette réforme au théâtre français, qui non seulement fut toujours plus correct et plus chaste que le nôtre, mais qui, depuis quelques années, a produit un genre de comédie plus grave et plus élevé qu’aucun de ceux dont j’ai déjà parlé. Ce genre de comédie sérieuse ou touchante, et à laquelle ses adversaires ont donné le nom de comédie larmoyante, n’est pas d’invention moderne. Plusieurs pièces de Térence, et particulièrement l’Andrienne, rentrent dans cette classe ; et comme nous savons que Térence a copié Ménandre, il est probable que tel était aussi le caractère des comédies de ce dernier. Il n’exclut ni la gaîté ni le ridicule ; mais le principal but de l’auteur qui le traite est de faire naître des situations touchantes, de s’adresser au cœur, et d’émouvoir la sensibilité par des incidents d’un grand intérêt ; il cherche à plaire, moins par les rires qu’il excite, que par les pleurs de joie ou d’attendrissement qu’il fait verser.

En anglais, la comédie des Amants sincères52, par Steele, est de ce genre ; et le public l’a toujours vue avec plaisir. Les Français en ont plusieurs d’un très grand mérite ; telles sont Mélanide et le Préjugé à la mode, de La Chaussée ; le Père de Famille, de Diderot ; Cénie, de madame de Graffigny ; Nanine et l’Enfant prodigue, de Voltaire.

Lorsque ce genre de composition parut en France, il fut entre les critiques le sujet d’une violente controverse. On le présentait comme une innovation dangereuse que rien ne pouvait justifier. Ce n’est point une comédie, disait-on, car il n’a pour objet ni de faire rire, ni de saisir le ridicule. Ce n’est point une tragédie, car il ne produit point les mêmes impressions. Comment faudra-t-il donc l’appeler ? ou sur quoi se fonde-t-on pour le ranger parmi les compositions dramatiques ? Ces questions étaient fort oiseuses, et appuyées sur des mots et des distinctions qui appartiennent sans doute à l’art de la critique, mais par lesquels on n’a jamais prétendu fixer, d’une manière invariable, les limites de chaque espèce de composition. Assurément il n’est pas nécessaire que toutes les comédies soient faites d’après un même modèle ; les unes peuvent être très gaies, d’autres fort sérieuses, quelques-unes peuvent réunir ces deux caractères ; et toutes, lorsqu’elles sont traitées avec talent, peuvent offrir, suivant les différents goûts, des récréations à la fois agréables et utiles53. La comédie touchante et sérieuse n’a aucun droit à posséder uniquement le théâtre à l’exclusion de la gaîté et du ridicule ; mais, en lui donnant un rang convenable, en y observant avec soin la vraisemblance, en écartant toute situation romanesque, elle peut former un genre de composition dramatique plein de charme et d’intérêt. Si quelquefois elle est insipide et ennuyeuse, c’est plutôt à l’auteur qu’il faut l’attribuer qu’à la nature même de la composition, qui admet l’enjouement et la vivacité.

En général, quelque forme que prenne la comédie, qu’elle soit gaie ou sérieuse, on peut toujours la regarder comme une marque des progrès de la société vers la civilisation perfectionnée, lorsque des représentations théâtrales, faites pour amuser le public, sont purgées de toute immoralité. Si les bouffonneries licencieuses d’Aristophane amusèrent un temps les Grecs, leur goût devint dans la suite et plus chaste et plus juste ; et nous pouvons croire avoir fait les mêmes progrès lorsque nous voyons le public recevoir avec faveur des compositions dramatiques du même genre et du même esprit que celles qui, au temps de Ménandre et de Térence, faisaient les délices des Grecs et des Romains.

FIN.

Opinions des littérateurs français sur les Principes de littérature discutées par h. Blair. §

Nous avons pensé qu’il serait curieux, pour quelques lecteurs, de rapprocher les opinions des littérateurs français de celles du célèbre critique anglais, sur les principales questions traitées dans ces Leçons de Rhétorique et de Belles-Lettres. Nous avons consacré quelques pages à ce rapprochement. Il eût été trop long, et l’on eût pu faire le sujet d’un ouvrage en plusieurs volumes, de la discussion du mérite des opinions comparées de Blair, de Campbell, et des meilleurs littérateurs de la même nation, avec celles de Voltaire, La Harpe, Marmontel, Le Batteux, etc. Nous laisserons ce travail à un esprit plus judicieux et à une plume mieux exercée ; nous nous contenterons de rappeler en peu de mots l’opinion du professeur d’Édimbourg, et de citer ensuite, ou de rapporter textuellement les passages dans lesquels nos auteurs émettent d’autres principes, ou présentent la question sous un autre point de vue.

Le goût. §

Tome I, page 29.

« Le goût est la faculté de recevoir une agréable impression des beautés de la nature et de l’art. » La Harpe le définit la connaissance du beau et du vrai, le sentiment des convenances.

Le sublime. §

Tome I, pages 55 et suiv.

Blair, avant de passer au sublime dans le style, c’est-à-dire à l’expression du sublime, fait quelques observations fort judicieuses sur le sublime et la grandeur dans les objets. Cette distinction entre le sublime dans les objets et le sublime dans le style ne paraît pas avoir été faite par les littérateurs français, et cependant elle est de quelque importance. On doit en effet considérer les objets sublimes, ceux qui, par leur nature, produisent sur notre âme une impression vive et profonde, comme les sources du sublime dans le style ; car il n’y a de style sublime que celui qui nous fait éprouver une impression analogue à celle que produiraient les objets décrits s’ils étaient devant nos yeux. Notre critique range dans la classe du sublime dans les objets celui qui a sa source dans l’exercice de nos facultés intellectuelles, dans nos propres affections, ou dans les actions de nos semblables, parce que l’émotion qu’il nous fait sentir est la même, c’est-à-dire que nous sommes également confondus d’étonnement et d’admiration à la vue d’un grand objet et d’une belle action, d’un objet terrible et d’une pensée sortie d’une âme en proie à quelque agitation violente. Les objets sont la source des pensées sublimes, le style sublime est l’expression de ces pensées. « Si l’objet qui s’offre à notre vue ou tombe sous quelques-uns de nos sens ne peut faire naître en nous des idées grandes, élevées, imposantes, idées auxquelles nous avons donné le nom de sublimes, quelque belle qu’en soit la description, jamais elle ne sera empreinte de ce noble caractère. » L’étendue, la grandeur, les ténèbres, la solitude, le silence, le mouvement, le bruit, sont les éléments du sublime dans les objets inanimés ; l’héroïsme, l’élévation, la magnanimité, le désintéressement, le mépris du danger, de la mort, constituent le sublime dans les affections ; et les descriptions sublimes sont celles dont les expressions ont tant de vérité, de force, d’énergie, qu’elles remplissent notre âme des impressions que lui font éprouver les objets sublimes. Le style de ces descriptions est ce qu’on doit appeler le style sublime. Une tempête est dans la nature un objet sublime ; toutes les circonstances qui l’accompagnent, le mugissement des flots, le tonnerre, les éclairs, sont sublimes : si un vaisseau battu par la tempête est sur le point de périr, on entend les cris des matelots effrayés, le sifflement des cordages, et l’impression de terreur est portée à son comble. Virgile a décrit cette tempête :

                            Venti, velut agmine facto,
Qua data porta ruunt, et terras turbine perflant.
Incubuere mari, totumque a sedibus imis
Una Eurus Notusque ruunt, creberque procellis
Africus, et vastos volvunt ad littora fluctus.
Insequitur clamorque virum, stridorque rudentum :
Eripiunt subito nubes cœlumque diemque
Teucrorum ex oculis : ponto nox incubat atra.
Intonuere poli, et crebris micat ignibus æther,
Præsentemque viris intentant omnia mortem.
(Æneidos lib. I, v. 82.)

Voilà une description sublime, voilà du style sublime.

Médée est en horreur à son pays et à son époux, mais elle se sent au-dessus de tous les malheurs qui peuvent l’accabler ; voilà le sublime dans les affections ; Corneille l’a exprimé par un mot sublime :

Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?
Moi !
Moi, dis-je ; et c’est assez.

Le sublime dans les affections est celui qui s’exprime de la manière la plus simple ; un mot ou deux suffisent ; il se présente à l’âme avec la rapidité de l’éclair, il doit être traduit avec la même rapidité ; quelquefois même le silence en est l’expression la plus énergique. Bussi-Leclerc, fameux ligueur, se présente au parlement, suivi de ses satellites ; il ordonne aux magistrats de rendre un arrêt contre les droits de la maison de Bourbon, ou de le suivre à la Bastille ; aucun ne lui répond, et tous se lèvent pour le suivre. Dans Sophocle, Œdipe, à qui l’on amène les enfants qu’il a eus de sa mère, leur tend les bras, et leur dit : « Approchez, embrassez votre… » Il n’achève pas ; le sublime est dans l’horreur qu’Œdipe éprouve à la vue des fruits de son mariage incestueux ; l’expression sublime est dans la réticence.

Voici comme Marmontel a traité l’article Sublime dans ses Éléments de Littérature ; il n’a eu en vue que le sublime dans le style ou dans les descriptions.

« Ce qu’on appelle le style sublime appartient aux grands objets, à l’essor le plus élevé des sentiments et des idées. Que l’expression réponde à la pensée, elle en a la sublimité. Supposez donc aux pensées un haut degré d’élévation ; si l’expression est juste, le style est sublime ; si le mot le plus simple est aussi le plus clair et le plus sensible, le sublime sera dans la simplicité ; si le terme figuré embrasse mieux l’idée et la présente plus vivement, le sublime sera dans l’image. » — « Tout était Dieu, excepté Dieu même. » (Bossuet.) Voilà le sublime dans le simple : « L’univers allait s’enfonçant dans les ténèbres de l’idolâtrie. » (Bossuet.) Voilà le sublime dans le figuré.

« Il n’y a point de style sublime, a dit un philosophe de nos jours ; c’est la chose qui doit l’être. Et comment le style pourrait-il être sublime sans elle, ou plus qu’elle ? En effet, de grands mots et de petites idées ne font jamais que de l’enflure : la force de l’expression s’évanouit, si la pensée est trop faible ou trop légère pour y donner prise :

Ventus ut amittis vires, nisi robore densæ
Occurrant silvae, spatio diffusus inani.

« De ce sublime constant et soutenu, qui peut régner dans un poème comme dans un morceau d’éloquence, on a voulu, en abusant de quelques passages de Longin, distinguer un sublime instantané, qui frappe, dit-on, comme un éclair ; on prétend même que c’est là le caractère du vrai sublime, et que la rapidité lui est si naturelle, qu’un mot de plus l’anéantirait. On en cite quelques exemples, que l’on ne cesse de répéter, comme le Moi de Médée ; le Qu’il mourût du vieil Horace, la réponse de Porus En roi, le blasphème d’Ajax, le Fiat lux de la Genèse ; encore n’est-on pas d’accord sur l’importante question, si tel ou tel de ces traits est sublime. Laissons là ces disputes de mots.

« Tout ce qui porte une idée au plus haut degré possible d’étendue et d’élévation ; tout ce qui se saisit de notre âme et l’affecte si vivement, que sa sensibilité, réunie en un point, laisse toutes ses facultés comme interdites et suspendues ; tout cela, dis-je, soit qu’il opère successivement ou subitement, est le sublime dans les choses ; et le seul mérite du style est de ne pas les affaiblir, de ne pas nuire à l’effet qu’elles produiraient seules, si les âmes se communiquaient sans l’entremise de la parole.

« Homines ad deos nulla re propius accedunt quam salutem hominibus dando. (Cic.) Il y a peu de pensées plus simplement exprimées, et certainement il y en a peu d’aussi sublimes que celle-là ; et celle-ci, qui en est le développement, est sublime encore : “Il est au pouvoir du plus vil, comme du plus féroce des animaux, d’ôter la vie ; il n’appartient qu’aux dieux et qu’aux rois de l’accorder.” Cette maxime d’Aristote : “Pour n’avoir pas besoin de société, il faut être un Dieu ou une brute,” est encore sublime dans la pensée, quoique très simple dans l’expression.

« Dans le Macbeth de Shakspeare, on annonce à Macduff que son château a été pris, et que Macbeth a fait massacrer sa femme et ses enfants. Macduff tombe dans une douleur morne : son ami veut le consoler, il ne l’écoute point ; et, méditant sur le moyen de se venger de Macbeth, il ne dit que ces mots terribles : Il n’a point d’enfants.

« En général, comme le sublime est communément une perception rapide, lumineuse et profonde, un résultat soudainement saisi de sentiments ou de pensées, il est bien plus dans ce qu’il fait entendre que dans ce qu’il exprime ; c’est quelquefois le vague et l’immensité de la pensée ou de l’image qui en fait la force et la sublimité. Telle est cette peinture de l’état du pécheur après sa mort : “N’ayant que son péché entre Dieu et lui, et se trouvant de toutes parts environné de l’éternité.” (Larue.) Telle est cette belle expression de Bossuet, déjà citée, pour peindre le règne de l’idolâtrie : « Tout était Dieu, excepté Dieu même ; » tel est l’Erravit sine voce dolor, et le Nec se Roma ferens de la Pharsale ; tel est l’Utinam timerem ! d’Andromaque, et cette réponse encore plus belle de la Mérope de Maffei :

O Cariso, non avrian giammai gli dei
    Cio commendato ad una madre,

« Dans un voyage de Pinto, je me souviens d’avoir lu ce récit terrible d’un naufrage : “Au milieu d’une nuit orageuse, nous aperçûmes, dit-il, à la lueur des éclairs, un autre vaisseau qui, comme nous, luttait contre la tempête ; tout à coup, dans l’obscurité, nous entendîmes un cri épouvantable ; et puis nous n’entendîmes plus rien que le bruit des vents et des flots.”

« Quelquefois même le sublime se passe de paroles ; la seule action peut l’exprimer ; le silence alors ressemble au voile qui, dans le tableau de Thimante, couvrait le visage d’Agamemnon ; ou ces feuillets déchirés par la Muse de l’histoire, dans le fameux tableau de Chantilly. C’est par le silence que, dans les enfers, Ajax répond à Ulysse, et Didon à Énée ; et c’est l’expression la plus sublime de l’indignation et du mépris. Cela prouve que le sublime n’est pas dans les mots : l’expression y peut nuire sans doute, mais elle n’y ajoute jamais. On dira que plus elle est serrée, plus elle est frappante ; j’en conviens, et l’on en doit conclure que la précision est du style sublime, comme du style énergique et pathétique en général ; mais la précision n’exclut pas les gradations, les développements, qui font eux-mêmes quelquefois le sublime. Lorsque les idées présentent le plus haut degré concevable d’étendue et d’élévation, et que l’expression le soutient, ce n’est plus un mot qui est sublime, c’est une suite de pensées, comme dans cet exemple : “Tout ce que nous voyons du monde n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature ; nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces ; nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses ; c’est une sphère infinie dont le centre est partout, et la circonférence nulle part.” (Pascal.)

« On cite comme sublime, et avec raison, le Qu’il mourût du vieil Horace ; mais on ne fait pas réflexion que ces mots doivent leur force à ce qui les précède ; la scène où ils sont placés est comme une pyramide dont ils couronnent le sommet. On vient annoncer au vieil Horace que de ses trois fils, deux sont morts, et l’autre a pris la fuite ; son premier mouvement est de ne pas croire que son fils ait eu cette lâcheté :

Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie ;
Je connais mieux mon sang ; il sait mieux son devoir.

« On l’assure que, se voyant seul, il s’est échappé du combat ; alors à la confiance trompée succède l’indignation :

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé !

« Camille, présente à ce récit, donne des larmes à ses frères :

HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ;
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte…
Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
Pleurez le déshonneur de toute notre race,
Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

HORACE.

                                                                Qu’il mourût.

« Ce qui est sublime dans cette scène, ce n’est pas seulement cette réponse, c’est toute la scène, c’est la gradation des sentiments du vieil Horace, et le développement de ce grand caractère, dont le qu’il mourût n’est qu’un dernier éclat.

« On voit, par cet exemple, ce qui distingue les deux genres du sublime, ou plutôt ce qui les réunit en un seul.

« On attache communément l’idée du sublime à la grandeur physique des objets, et quelquefois elle y contribue ; mais ce n’est que par accident, et en vertu de nouveaux rapports, ou d’un caractère singulier et frappant que l’imagination ou le sentiment leur imprime ; leur point de vue habituel n’a rien d’étonnant ni pour l’âme ni pour l’imagination ; la familiarité des prodiges de la nature les a tous avilis ; et dans une description qui réunirait tous les grands phénomènes du ciel et de la terre, il serait très possible qu’il n’y eût pas un mot de sublime.

« Ce qui, du côté de l’expression, est le plus favorable au sublime, c’est l’énergie et la précision ; ce qui lui répugne le plus, c’est l’abondance et l’ostentation de la parole.

« En éloquence on a distingué le sublime, le simple et le tempéré, ou, comme disaient les Grecs, l’abondant, le grêle et le médiocre. Dans l’un, se déploient toutes les pompes de l’éloquence ; dans l’autre, c’est le langage nu de la raison et du sentiment ; dans le troisième, une beauté noble et modeste, une parure ménagée et décente. Au premier appartient la grandeur des pensées, la majesté de l’expression, la véhémence, la fécondité, la richesse, la gravité, les grands mouvements pathétiques, tantôt avec une austérité triste, une âpreté sauvage et dédaigneuse de toute espèce d’élégance ; tantôt avec un soin industrieux de polir, d’arrondir les formes du discours. Nam et grandiloqui, ut ita dicam, fuerunt, cum ampla et sententiarum gravitate, et majestate verborum, vehementes, varii, copiosi, graves, ad pervomendos et convertendos animos instructi et parati : quod ipsum alii aspera, tristi, horrida oralione, nequeperfecta, neque conclusa ; alii lævi, et instructa, et terminata. (Cic., Orat., c. 6.)

« Le second s’attache, au contraire, à la finesse, à la justesse d’une expression châtiée et subtile, où les mots pressent la pensée et la rendent avec clarté ; satisfait de tout éclaircir, il n’amplifie et n’agrandit rien ; et, dans ce genre, les uns déguisent leur adresse sous un air d’ignorance et de grossièreté ; les autres, pour cacher leur indigence, affectent un air d’enjouement, et se parent de quelques fleurs. Et contra, tenues, acuti, omnia docentes, et dilucidiora, non ampliora facientes, subtili quadam et pressa oratione limati : in eodemque genere alii callidi, sed impoliti, et consulto rudium similes et imperitorum ; alii in eadem jejunitate concinniores, id est faceti, florentes etiam et leviter ornati. (Cic., Orat., c. 6.)

« Le troisième n’a ni la force et l’élévation du premier, ni la subtilité du second ; il participe de l’un et de l’autre, et, d’un cours uni et soutenu, il coule sans rien avoir qui le distingue que la facilité et l’égalité ; seulement, çà et là, il se permet quelques reliefs dans l’expression et la pensée, dont il se fait de légers ornements. Est autem quidam interjectus inter hos medius, et quasi temperatus, nec acumine posteriorum, nec fulmine utens superiorum, ut cinnus amborum, in neutro excellens, utriusque particeps… Isque uno tenore ut aiunt, in dicendo fluit, nihil afferens præter facilitatem et æquabilitatem… omnemque orationem, ornamentis modicis verborum sententiarumque distingua. (Cic., Orat., c. 6.)

« Le premier de ces trois genres était celui de Démosthène ; il a été souvent celui de Cicéron ; il est celui de Bossuet.

« Écoutons Longin parlant de Démosthène. Après lui avoir reproché ses défauts, comme d’être mauvais plaisant, de ne pas bien peindre les mœurs, de n’être point étendu dans son style (ce qui n’est pas un vice dans un fort raisonneur), d’avoir quelque chose de dur (ce qui, dans Démosthène comme dans Bossuet, tient peut-être au caractère d’une expression brusque et forte), de n’avoir ni pompe ni ostentation (ce qui est un éloge plutôt qu’une critique) ; “Démosthène, ajoute Longin, ayant ramassé en soi toutes les qualités d’un orateur véritablement né pour le sublime, et entièrement perfectionné par l’étude, ce ton de majesté et de grandeur, ces mouvements animés, cette fertilité, cette adresse, cette promptitude, et ce qu’on doit surtout estimer en lui, cette véhémence, dont jamais personne n’a su approcher ; par toutes ces grandes qualités, que je regarde, en effet, comme autant de rares présents qu’il avait reçus des dieux, et qu’il ne m’est pas permis d’appeler des qualités humaines, il a effacé tout ce qu’il y a eu d’orateurs célèbres dans tous les siècles, les laissant comme abattus et éblouis, pour ainsi dire, de ses tonnerres et de ses éclairs…” Et certainement il est plus aisé d’envisager fixement, et les yeux ouverts, les foudres qui tombent du ciel, que de n’être point ému des violentes passions qui règnent en foule dans ses ouvrages.

« C’est là, dans son plus haut degré, le sublime de l’éloquence ; étonner, enlever, transporter l’âme des auditeurs, les ébranler, les terrasser, ou par des coups imprévus et soudains, ou par la force et la rapidité d’une impulsion qui va croissant, jusqu’à cette impétuosité entraînante à laquelle rien ne résiste ; bouleverser l’entendement, dominer, maîtriser la volonté, contraindre l’inclination, la passion même, la gourmander, si j’ose le dire, et tour à tour la forcer d’obéir au frein ou à l’éperon, comme un cheval fougueux que dompterait un maître habile ; voilà les fonctions du sublime. Il sera aisé de le reconnaître partout où il se trouvera, même inculte, agreste, sauvage : aspera, tristi, horrida oratione.

« Lamotte, en définissant le sublime, y a demandé de l’élégance et de la précision. Le sage Rollin a très bien observé que l’élégance y est inutile, quelquefois nuisible ; et que la précision, nécessaire à un mot sublime, est absolument le contraire de ces beaux développements d’où résulte la sublimité d’un discours. Il n’y a point d’élégance dans le Fiat lux, il n’y a point de précision, comme l’entend Lamotte, dans la dernière partie de la Milonienne. »

Langue anglaise. §

Tome I, page 161.

Il est assez curieux de placer à côté de l’éloge que fait Blair de l’abondance, de la richesse et de l’harmonie de sa langue, la critique qu’en fait La Harpe, qui lui reproche, au contraire, son extrême pauvreté, et la dureté et la bizarrerie de sa prononciation.

« L’anglais, qui serait presque à moitié français, si son inconcevable prononciation ne le séparait de toutes les langues du monde, et ne rendait applicable à son langage le vers que Virgile appliquait autrefois à sa position géographique :

Et penitus toto divisos orbe Britannos,

Les Bretons séparés du reste de la terre ;

l’anglais est encore plus chargé que nous d’auxiliaires, de particules, d’articles et de pronoms. Il conjugue encore bien moins que nous ; ses modes sont infiniment bornés. Il n’a point de temps conditionnel. Il ne saurait dire je ferais, j’irais etc. Il faut alors qu’il mette au-devant du verbe un signe qui réponde à l’un de ces quatre mots je voudrais, je devrais, je pourrais ou j’aurais à. On ne peut nier que ces signes, répétés sans cesse et sujets même à l’équivoque, ne soient d’une pauvreté déplorable et ne ressemblent à la barbarie. Mais ce qui, pour tout autre que les Anglais, porte bien évidemment ce caractère, c’est le vice capital de leur prononciation, qui semble heurter les principes de l’articulation humaine. Celle-ci doit toujours tendre à décider, à fixer la nature des sons, et c’est l’objet et l’invention des voyelles, qui ne sauraient jamais frapper trop distinctement l’oreille. Mais que dire d’une langue chez qui les voyelles mêmes, qui sont les éléments de toute prononciation, sont si souvent indéterminées, chez qui tant de syllabes sont à moitié brisées entre les dents, ou viennent mourir en sifflant sur le bord des lèvres ? L’Anglais, dit Voltaire, gagne deux heures par jour sur nous, en mangeant la moitié des mots. Je ne crois pas que les Anglais fassent grand cas de ces reproches, parce qu’une langue est toujours assez bonne pour ceux qui la parlent depuis leur enfance ; mais aussi vous trouverez mille Anglais qui parlent passablement le français, sur un Français en état de parler bien anglais ; et cette disproportion, entre deux peuples liés aujourd’hui par un commerce si continu et si rapproché, a certainement pour cause principale l’étrange bizarrerie de la prononciation.

« Au reste, malgré l’indécision de leurs voyelles et l’entassement de leurs consonnes, ils prétendent bien avoir leur harmonie tout comme d’autres, et il faut les en croire, pourvu qu’ils nous accordent, à leur tour, que cette harmonie n’existe que pour eux. Ils ont d’ailleurs des avantages qu’on ne peut, ce me semble, leur contester. L’inversion est permise à leur poésie à peu près au même degré qu’à celle des Italiens, c’est-à-dire beaucoup moins qu’aux Latins et aux Grecs. Leurs constructions et leurs formes poétiques sont plus hardies et plus maniables que les nôtres. Ils peuvent employer la rime ou s’en passer, et hasarder beaucoup plus que nous dans la création des termes nouveaux. Pope est celui qui a donné à leurs vers le plus de précision, et Milton le plus d’énergie. »

Du langage figuré. §

Tome I, page 241.

Marmontel a donné, dans ses Éléments de littérature, une dissertation fort intéressante sur les figures du langage, sur leur origine et leur usage ; il les a rassemblées avec beaucoup d’esprit dans un discours de quelques lignes, qu’il met dans la bouche d’un homme du peuple en colère contre sa femme.

« Presque tout est figuré dans la partie morale et métaphysique des langues ; et comme le Bourgeois gentilhomme faisait de la prose sans le savoir, sans le savoir aussi, et sans nous en apercevoir, nous faisons continuellement des figures de mots et des figures de pensées.

« Le moyen, par exemple, de parler de l’action, des facultés, des qualités de l’âme, de ses affections, sans y employer des mots primitivement inventés pour exprimer les objets sensibles ? Lorsqu’on s’est fait des idées abstraites, et que d’une foule de perceptions, transmises par les sens et isolées à leur naissance, on a formé successivement le système de la pensée, on ne s’est pas fait une nouvelle langue pour exprimer chacune de ces conceptions. On a pris, au besoin, et par analogie, l’expression de l’objet qui tombait sous les sens, et l’on en a revêtu l’idée pour laquelle on manquait de terme. Cet usage des métaphores, ou translations de mots, est devenu si familier, si naturel par l’habitude, que Rollin, en recommandant de ne pas s’en servir trop fréquemment, en a fait une à chaque ligne. Il est vrai qu’il ne comptait pas celles qui avaient passé dans la langue usuelle ; et en effet celles-ci sont au nombre des mots simples et primitifs.

« L’indigence a donc été la première cause de ces translations de mots, dont on a fait un ornement de luxe.

« La négligence et la commodité ont fait prendre un mot pour un autre, comme la cause pour l’effet, le signe pour la chose, l’instrument pour l’ouvrage, etc. Ainsi l’on dit qu’un homme est dans le vin, pour dire qu’il est dans l’ivresse ; on dit la plume et le pinceau, pour l’écriture et la peinture ; on dit la charrue et l’épée, pour le labourage et la guerre ; on dit des voiles pour des vaisseaux, et cela s’appelle métonymie. On fait donc une métonymie en disant tant par tête, tant par homme, tant par feu, tant par maison, tant de charrues pour tant de terre ; car métonymie, en français, veut dire changement de nom.

« Est venue ensuite la délicatesse, qui, pour adoucir les idées indécentes ou déplaisantes, a évité le mot obscène, le mot dur et choquant, et a pris un détour. C’est ainsi qu’on dit avoir vécu, pour être, mort ; n’être pas jeune, pour être vieux, qu’on dit d’un homme qu’il a Églé, qu’il vit avec Glycère, qu’il est bien avec Sempronie, qu’il a séduit, charmé Lucrèce, qu’il a désarmé sa rigueur, qu’il en a triomphé, etc. C’est ce qu’on appelle euphémisme, ou, vulgairement, beau langage.

« La paresse, ou l’impatience de s’exprimer en peu de mots, a introduit l’ellipse. Elle a aussi fait qu’on est convenu de s’entendre lorsqu’on dirait, en parlant des espèces collectivement prises, l’homme, le cheval, le lion, le chêne, la vigne, l’ormeau ; lorsqu’on dirait, en parlant des peuples, le Français, l’Anglais, le Germain, la Seine, le Tibre, l’Euphrate ; ou lorsqu’en parlant des armées, on ne ferait que nommer leur général, ou l’État, ou le roi qu’elles auraient servi. César défit Pompée ; Rome conquit le monde ; Louis XIV prit Namur. Ce tour s’appelle synecdoque, réunion de tous en un seul.

« Les figures de pensées ne sont guère moins familières ; ce sont, pour ainsi dire, les attitudes, les mouvements de l’esprit et de l’âme ; et comme l’âme et l’esprit en action varient, sans s’en apercevoir, leurs mouvements et leurs attitudes, et d’autant plus qu’ils sont plus libres et plus vivement affectés, il a dû naturellement arriver ce que le philosophe Dumarsais a observé dans son livre des Tropes, que les figures de rhétorique ne sont nulle part si communes que dans les querelles des halles. Essayons de les réunir toutes dans le langage d’un homme du peuple ; et, pour l’animer, supposons qu’il est en colère contre sa femme.

« Si je dis oui, elle dit non ; soir et matin, nuit et jour elle gronde (antithèse). Jamais, jamais de repos avec elle (répétition). C’est une furie, un démon (hyperbole). Mais, malheureuse, dis-moi donc (apostrophe), que t’ai-je fait (interrogation) ? Ô ciel ! quelle fut ma folie en t’épousant (exclamation) ! Que ne me suis-je plutôt noyé (optation) ! Je ne te reprocherai ni ce que lu me coûtes, ni les peines que je me donne pour y suffire (prétérition) ; mais, je t’en prie, je t’en conjure, laisse-moi travailler en paix (obsécrations), ou que je meure si… Tremble de me pousser à bout (imprécation et réticence). Elle pleure ! Ah, la bonne âme ! Vous allez voir que c’est moi qui ai tort (ironie). Eh bien ! je suppose que cela soit. Oui, je suis trop vif, trop sensible (concession) ; J’ai souhaité cent fois que tu fusses laide. J’ai maudit, détesté ces yeux perfides, cette mine trompeuse qui m’avait affolé (astéisme ou louange en reproche). Mais dis-moi si par la douceur il ne vaudrait pas mieux me ramener (communication) ? Nos enfants, nos amis, nos voisins, tout le monde nous voit faire mauvais ménage (énumération) ; ils entendent tes cris, tes plaintes, les injures dont tu m’accables (accumulation) ; ils t’ont vue les yeux égarés, le visage en feu, la tête échevelée, me poursuivre, me menacer (description), ils en parlent avec frayeur : la voisine arrive, on le lui raconte ; le passant écoute, et va le répéter (hypotypose). Ils croiront que je suis un méchant, un brutal, que je te laisse manquer de tout, que je te bats, que je t’assomme (gradation). Mais non, ils savent bien que je t’aime, que j’ai bon cœur, que je désire de te voir tranquille et contente (correction). Va, le monde n’est pas injuste ; le tort reste à celui qui l’a (sentence). Hélas ! ta pauvre mère m’avait tant promis que tu lui ressemblerais. Que dirait-elle ? que dit-elle ? car elle voit ce qui se passe. Oui, j’espère qu’elle m’écoute, et je l’entends qui te reproche de me rendre malheureux. Ah ! mon pauvre gendre ! dit-elle, tu méritais un meilleur sort (prosopopée).

« Voilà toute la théorie des rhéteurs sur les figures de pensées, mise en pratique sans aucun art ; et ni Aristote, ni Carnéade, ni Quintilien, ni Cicéron lui-même n’en savaient davantage. Ce sont des armes que la nature nous a mises dans les mains pour l’attaque et pour la défense. L’homme passionné s’en sert aveuglément et par instinct ; le déclamateur s’en escrime ; l’homme éloquent a l’avantage de les manier avec force, adresse et prudence, et de s’en servir à propos. »

Du style. §

Tome I, page 320.

Il doit toujours exister un rapport très intime entre le style et la tournure générale de l’esprit d’un homme ; il prend le caractère des sentiments et de l’expression que leur donne naturellement celui qui écrit.

Écoutons Buffon développant la même idée, et nous parlant de l’importance du style :

« Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant… Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse, sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même : le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer ; s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps. »

Démosthène, Cicéron. §

Tome I, page 375.

« Les critiques ont fait du parallèle entre Cicéron et Démosthène un sujet de nombreuses discussions. »

Les critiques de toutes les nations, et dans tous les temps, ont aimé à comparer ces deux grands orateurs ; et, suivant leur goût pour l’éloquence mâle, vigoureuse et concise, ou pour l’éloquence douce, gracieuse, insinuante, ils ont donné la préférence tantôt à Démosthène, tantôt à Cicéron ; mais, tout en avouant cette préférence, ils n’ont pu s’empêcher de payer à celui des deux qui n’en était pas l’objet un juste tribut d’admiration. Blair remarque que les Français paraissent goûter davantage Cicéron ; et en effet nos hommes de lettres les plus distingués, si l’on en excepte Fénelon, ont fait pencher la balance de son côté. Voltaire dit que « les lumières que nous avons acquises nous ont appris à ne lui comparer aucun des hommes qui se sont mêlés du gouvernement, ou qui ont prétendu à l’éloquence. »

La Harpe partage l’opinion de Voltaire ; il la motive en homme judicieux, en critique profond.

« Je crois, dit-il, qu’il serait difficile de réduire en démonstration la préférence qu’on peut donner à l’orateur de Rome ou à celui d’Athènes. C’est ici que le goût raisonné n’a plus de mesure bien certaine, et qu’il faut s’en r apporter au goût senti. Quand le talent est dans un si haut degré de part et d’autre, on ne peut plus décider, on ne peut que choisir : car enfin chacun peut suivre son penchant, pourvu qu’il ne le donne pas pour règle ; et loin de mettre, comme on fait trop souvent, la moindre humeur dans ces sortes de discussions, il faut seulement se réjouir qu’il y ait dans tous les arts des hommes assez supérieurs pour qu’on ne puisse pas s’accorder sur le droit de primauté. Et qu’importe, en effet, qui soit le premier, pourvu qu’il faille encore admirer le second ? Je les admire donc tous les deux ; mais je demande qu’il me soit permis, sans offenser personne, d’aimer mieux Cicéron. Il me paraît l’homme le plus naturellement éloquent qui ait existé, et je ne le considère ici que comme orateur ; je laisse à part ses écrits philosophiques et ses lettres, j’en parlerai ailleurs ; mais n’eût-il laissé que ses harangues, je le préférerais à Démosthène, non que je mette rien au-dessus du Plaidoyer pour la couronne de ce dernier, mais ses autres ouvrages ne me paraissent pas, en général, de la même hauteur ; ils ont de plus une sorte d’uniformité de ton qui tient peut-être à celle des sujets ; car il s’agit presque toujours de Philippe. Cicéron sait prendre tous les tons, et je ne saurais, sans ingratitude, refuser mon suffrage à celui qui me donne tous les plaisirs. Ce n’est pas qu’il me paraisse non plus sans défauts ; il abuse quelquefois de la facilité qu’il a d’être abondant ; il lui arrive de se répéter ; mais ce n’est pas comme Sénèque, dont chaque répétition d’idées est un nouvel effort d’esprit : on pourrait dire de Cicéron qu’il déborde quelquefois, parce qu’il est trop plein. Ses répétitions ne nous fatiguent point, parce qu’elles ne lui ont pas coûté. Il est toujours si naturel et si élégant, qu’on ne sait ce qu’il faudrait retrancher : on sent seulement qu’il y a du trop. On a remarqué aussi qu’il affectionne certaines formes de construction ou d’harmonie qui reviennent souvent ; qu’excellant dans la plaisanterie, il la pousse quelquefois jusqu’au jeu de mots : on abuse toujours un peu de ce dont on a beaucoup. Ces légères imperfections disparaissent dans la multitude des beautés, et, à tout prendre, Cicéron est à mes yeux le plus beau génie dont l’ancienne Rome puisse se glorifier. »

Blair penche pour Démosthène ; il a pour lui Fénelon, et contre lui Quintilien ; mais il a pour motiver sa préférence le caractère de sa nation, et le génie de sa langue. Il rapporte, dans une note, le parallèle que Fénelon a établi entre ces deux grands orateurs ; nous allons transcrire celui de Quintilien :

« C’est surtout dans l’éloquence que Rome peut se vanter d’avoir égalé la Grèce. En effet, à tout ce que celle-ci a de plus grand, j’oppose hardiment Cicéron. Je n’ignore pas quel combat j’aurai à soutenir contre les partisans de Démosthène ; mais mon dessein n’est pas d’entreprendre ici ce parallèle inutile à mon objet, puisque moi-même je cite partout Démosthène comme un des premiers auteurs qu’il faut lire, ou plutôt qu’il faut savoir par cœur. J’observerai seulement que la plupart des qualités de l’orateur sont au même degré dans tous les deux, la sagesse, la méthode, l’ordre des divisions, l’art des préparations, la disposition des preuves, enfin tout ce qui tient à ce qu’on appelle l’invention. Dans l’élocution, il y a quelque différence. L’un serre de plus près son adversaire, l’autre prend plus de champ pour combattre ; l’un se sert toujours de la pointe de ses armes ; l’autre en fait souvent sentir aussi le poids. On ne peut rien ôter à l’un, rien ajouter à l’autre. Il y a plus de travail dans Démosthène, plus de naturel dans Cicéron. Celui-ci l’emporte évidemment pour la plaisanterie et le pathétique, deux puissants ressorts de l’art oratoire. Peut-être dira-t-on que les mœurs et les lois d’Athènes ne permettent pas à l’orateur grec les belles péroraisons du nôtre ; mais aussi la langue attique lui donnait des avantages et des beautés que la nôtre n’a pas. Nous avons des lettres de tous les deux ; il n’y a nulle comparaison à en faire. D’un autre côté, Démosthène a un grand avantage, c’est qu’il est venu le premier, et qu’il a contribué en grande partie à faire Cicéron ce qu’il est. Il s’était attaché à imiter les Grecs, et nous a représenté, ce me semble, en lui seul la force de Démosthène, l’abondance de Platon, et la douceur d’Isocrate. Mais ce n’est pas l’étude qu’il en a pu faire qui lui a donné ce qu’il y a dans chacun d’eux ; il l’a tiré de lui-même, et de cet heureux génie né pour réunir toutes les qualités. On dirait qu’il a été formé par une destination particulière de la Providence, qui voulait faire voir aux hommes jusqu’où l’éloquence pouvait aller. En effet, qui sait mieux développer la vérité ? qui sait émouvoir plus puissamment les passions ? Quel écrivain eut jamais autant de charmes ? Ce qu’il arrache de force, il semble l’obtenir de plein gré ; et quand il vous entraîne avec violence, vous croyez le suivre volontairement. Il y a dans tout ce qu’il dit une telle autorité de raison, que l’on a honte de n’être pas de son avis. Ce n’est point un avocat qui s’emporte, c’est un témoin qui dépose, un juge qui prononce ; et cependant tous ces différents mérites, dont chacun coûterait un long travail à tout autre que lui, semblent ne lui avoir rien coûté ; et dans la perfection de son style, il conserve toute la grâce de la plus heureuse facilité. C’est à juste titre que, parmi ses contemporains, il a passé pour le dominateur du barreau, et que, dans la postérité, son nom est devenu celui de l’éloquence. Ayons-le donc toujours devant les yeux comme le modèle que l’on doit se proposer, et que celui-là soit sûr d’avoir beaucoup profité, qui aimera beaucoup Cicéron. »

De l’éloquence moderne. §

Tome I, page 381.

Hume et Blair s’étonnent de ce que l’éloquence de la tribune politique avait fait si peu de progrès dans leur patrie, où la constitution de l’État semblait le plus favoriser son développement. Voltaire avait donné la raison de cette inertie : « On a, dit-il, quelques harangues qui furent prononcées au parlement d’Angleterre, en 1739, quand il s’agissait de déclarer la guerre à l’Espagne. L’esprit de Démosthène et de Cicéron semble avoir dicté plusieurs traits de ces discours ; mais ils ne passeront pas à la postérité comme ceux des Grecs et des Romains, parce qu’ils manquent de cet art et de ce charme de la diction, qui mettent le sceau de l’immortalité aux bons ouvrages. »

Massillon. §

Tome l, page 447.

Nous n’avons pas cru devoir couper le texte de l’auteur anglais en insérant une longue note, dont la plus grande partie renferme un beau passage de Massillon. Mais pour n’en pas priver le lecteur, nous allons la rapporter ici.

« Pour donner une idée de l’espèce d’éloquence employée par les prédicateurs français, je citerai un passage de Massillon que Voltaire, dans l’article Éloquence, qu’il fit pour l’Encyclopédie, a regardé comme un chef-d’œuvre auquel les temps anciens et modernes n’avaient rien à comparer. Le sujet du sermon est le petit nombre de ceux qui seront sauvés. Le discours, dans son ensemble, est à la fois extrêmement grave et extrêmement animé ; mais Voltaire nous apprend que, quand l’orateur en vint au passage que l’on va lire, “un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire ; presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire ; le murmure d’acclamation et de surprise fut si fort, qu’il troubla l’orateur ; et ce trouble ne servit qu’à augmenter le pathétique de ce morceau.”

« “Je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés. Je ne parle plus du reste des hommes ; je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre ; voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure, et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire, au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants, à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle : car vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui. Tous ces désirs de changement qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de la mort ; c’est l’expérience de tous les siècles. Tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau, fera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez aujourd’hui à rendre ; et sur ce que vous seriez, si l’on venait vous juger dans le moment, vous pouvez presque décider ce qui vous arrivera au sortir de la vie.

« “Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande ; vous l’ignorez, et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent. — Mes frères, notre perte est presque assurée, et nous n’y pensons pas ! Quand même, dans cette terrible séparation qui se fera un jour, il ne devrait y avoir qu’un seul pécheur de cette assemblée du côté des réprouvés, et qu’une voix du ciel viendrait nous en assurer dans ce temple, sans le désigner, qui de nous ne craindrait d’être le malheureux ? qui de nous ne retomberait d’abord sur sa conscience, pour examiner si ses crimes n’ont pas mérité ce châtiment ? qui de nous, saisi de frayeur, ne demanderait pas à Jésus-Christ, comme autrefois les apôtres : “Seigneur, ne serait-ce pas moi ?” Sommes-nous sages, mes chers auditeurs ? Peut-être que parmi tous ceux qui m’entendent, il ne se trouvera pas dix justes ; peut-être s’en trouvera-t-il encore moins. Que sais-je, ô mon Dieu ! je n’ose regarder d’un œil fixe les abîmes de vos jugements et de votre justice ; peut-être ne s’en trouvera-t-il qu’un seul ; et ce danger ne vous touche point, mon cher auditeur ! Et vous croyez être ce seul heureux dans le grand nombre qui périra ! vous qui avez moins sujet de le croire que tout autre ; vous, sur qui seul la sentence de mort devrait tomber ; grand Dieu ! que l’on connaît peu dans le monde les terreurs de votre loi !

« “Mais que conclure de ces grandes vérités ? qu’il faut désespérer de son salut ? à Dieu ne plaise ! il n’y a que l’impie, qui, pour se calmer sur ses désordres, tâche ici de conclure en secret que tous les hommes périront comme lui : ce ne doit pas être le fruit de ce discours, mais de vous détromper de cette erreur si universelle, qu’on peut faire ce que tous les autres font, et que l’usage est une voie sûre ; mais de vous convaincre que, pour se sauver, il faut se distinguer des autres, être singulier, vivre à part au milieu du monde, et ne pas ressembler à la foule.” (Massillon, Sermons, vol. iv.) »

Du mérite comparé des anciens et des modernes. §

Tome II, page 51.

Voltaire a traité trois fois cette question curieuse. D’abord, il en a fait l’objet d’un dialogue plein d’originalité entre un savant, un courtisan, et Tullia fille de Cicéron, qui assistent à la toilette de madame de Pompadour ; ensuite il la discute à fond dans un des articles de son Dictionnaire philosophique ; enfin il l’examine encore dans le xxxive chapitre du Siècle de Louis XIV, et il y donne la supériorité aux modernes sur les anciens, du moins en philosophie. Nous allons rapporter les premières pages de cet article, parce qu’elles sont pleines de raison, et parce qu’elles rappellent, sur la même question, l’opinion de Fontenelle, l’un de nos plus judicieux critiques :

« Le grand procès des anciens et des modernes n’est pas encore vidé ; il est sur le bureau depuis l’âge d’argent qui succéda à l’âge d’or. Les hommes ont toujours prétendu que le bon vieux temps valait beaucoup mieux que le temps présent. Nestor, dans l’Iliade, en voulant s’insinuer comme un sage conciliateur dans l’esprit d’Achille et d’Agamemnon, débute par leur dire : “J’ai vécu autrefois avec des hommes qui valaient mieux que vous ; non, je n’ai jamais vu, et je ne verrai jamais de si grands personnages que Dryas, Cénée, Exadius, Polyphème égal aux dieux, etc.”

« La postérité a bien vengé Achille du mauvais compliment de Nestor, vainement loué par ceux qui ne louent que l’antique. Personne ne connaît plus Dryas ; on n’a guère entendu parler d’Exadius, ni de Cénée ; et pour Polyphème égal aux dieux, il n’a pas une trop bonne réputation, à moins que ce ne soit tenir de la Divinité que d’avoir un grand œil au front, et de manger des hommes tout crus.

« Lucrèce ne balance pas à dire que la nature a dégénéré :

Ipsa dedit dulces fœtus et pabula læta,
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore ;
Conterimusque boves, et vires agricolarum, etc.

La nature languit, la terre est épuisée ;
L’homme dégénéré, dont la force est usée,
Fatigue un sol ingrat par ses bœufs affaiblis.

« L’antiquité est pleine des éloges d’une autre antiquité plus reculée :

Les hommes, en tout temps, ont pensé qu’autrefois
De longs ruisseaux de lait serpentaient dans nos bois ;
La lune était plus grande et la nuit moins obscure ;
L’hiver se couronnait de fleurs et de verdure ;
L’homme, ce roi du monde, et roi très fainéant,
Se contemplait à l’aise, admirait son néant,
Et, formé pour agir, se plaisait à rien faire, etc.

« Horace combat ce préjugé avec autant de finesse que de force dans sa belle Épître à Auguste (liv. ii, épît. 2) : “Faut-il donc, dit-il, que nos poèmes soient comme nos vins, dont les plus vieux sont toujours préférés ?” Il dit ensuite :

Indignor quidquam reprehendi, non quia crasse
Compositum illepideve patetur, sed quia nuper ;
Nec veniam antiquis, sed honorem et præmia posci.
………………………………………………………
Ingeniis non ille favet, plauditque sepultis ;
Nostra sed impugnat ; nos nostraque lividus odit, etc.

« J’ai vu ce passage imité ainsi en vers familiers :

Rendons toujours justice au beau.
Est-il laid pour être nouveau ?
Pourquoi donner la préférence
Aux méchants vers du temps jadis ?
C’est en vain qu’ils sont applaudis ;
Ils n’ont droit qu’à notre indulgence.
Les vieux livres sont des trésors
Dit la sotte et maligne Envie.
Ce n’est pas qu’elle aime les morts :
Elle hait ceux qui sont en vie.

« Le savant et ingénieux Fontenelle s’exprime ainsi sur ce sujet :

« “Toute la question sur la prééminence entre les anciens et les modernes, étant une fois bien entendue, se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d’aujourd’hui. En cas qu’ils l’aient été, Homère, Platon, Démosthène ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles ; mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d’autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène.

« “Éclaircissons ce paradoxe. Si les anciens avaient plus d’esprit que nous, c’est donc que les cerveaux de ce temps-là étaient mieux disposés, formés de fibres plus fermes ou plus délicates, remplis de plus d’esprits animaux ; mais en vertu de quoi les cerveaux de ce temps-là auraient-ils été mieux disposés ? Les arbres auraient donc été aussi plus grands et plus beaux ; car si la nature était alors plus jeune et plus vigoureuse, les arbres, aussi bien que les cerveaux des hommes, auraient dû se sentir de cette vigueur et de cette jeunesse.” (Digression sur les anciens et les modernes, t. iv, édition de 1742.)

« Avec la permission de cet illustre académicien, ce n’est pas là du tout l’état de la question. Il ne s’agit pas de savoir si la nature a pu produire de nos jours d’aussi grands génies et d’aussi bons ouvrages que ceux de l’antiquité grecque et latine, mais de savoir si nous en avons en effet. Il n’est pas impossible qu’il y ait d’aussi grands chênes dans la forêt de Chantilly que dans celle de Dodone ; mais supposé que les chênes de Dodone eussent parlé, il serait très clair qu’ils auraient un grand avantage sur les nôtres, qui probablement ne parleront jamais.

« Lamotte, homme d’esprit et de talent, qui a mérité des applaudissements dans plus d’un genre, a soutenu, dans une ode remplie de vers heureux, le parti des modernes. Voici une de ses stances :

Et pourquoi veut-on que j’encense
Ces prétendus dieux dont je sors ?
En moi la même intelligence
Fait mouvoir les mêmes ressorts.
Croit-on la nature bizarre
Pour nous aujourd’hui plus avare
Que pour les Grecs et les Romains ?
De nos aînés mère idolâtre,
N’est-elle plus que la marâtre
Du reste grossier des humains ?

« On pouvait lui répondre : Estimez vos aînés sans les adorer. Vous avez une intelligence et des ressorts comme Virgile et Horace en avaient ; mais ce n’est pas peut-être absolument la même intelligence. Peut-être avaient-ils un talent supérieur au vôtre ; et ils l’exerçaient dans une langue plus riche et plus harmonieuse que les langues modernes, qui sont un horrible jargon des Celtes et d’un latin corrompu.

« La nature n’est point bizarre ; mais il se pourrait qu’elle eut donné aux Athéniens un terrain et un ciel plus propres que la Westphalie et que le Limousin à former certains génies. Il se pourrait bien encore que le gouvernement d’Athènes, en secondant le climat, eût mis dans la tête de Démosthène quelque chose que l’air de Clamart et de La Grenouillère, et le gouvernement du cardinal de Richelieu, ne mirent point dans la tête d’Omer Talon et de Jérôme Bignon.

« Quelqu’un répondit alors à Lamotte par le petit couplet suivant :

Cher Lamotte, imite et révère
Ces dieux dont tu ne descends pas.
Si tu crois qu’Horace est ton père,
Il a fait des enfants ingrats.
La nature n’est point bizarre ;
Pour Danchet elle est fort avare,
Mais Racine en fut bien traité
Tibulle était guidé par elle ;
Mais pour notre ami Lachapelle54,
Hélas ! qu’elle a peu de bonté !

« Cette dispute est donc une question de fait. L’antiquité a-t-elle été plus féconde en grands monuments de tout genre jusqu’au temps de Plutarque, que les siècles modernes ne l’ont été depuis le siècle des Médicis jusqu’à Louis XIV inclusivement ?

« Les Chinois, plus de deux cents ans avant notre ère vulgaire, construisirent cette grande muraille qui n’a pu les sauver de l’invasion des Tartares. Les Égyptiens, trois mille ans auparavant, avaient surchargé la terre de leurs étonnantes pyramides, qui avaient environ quatre-vingt-dix mille pieds carrés de base. Personne ne doute que si on voulait entreprendre aujourd’hui ces inutiles ouvrages, on n’en vînt aisément à bout en prodiguant beaucoup d’argent. La grande muraille de la Chine est un monument de la crainte ; les pyramides sont des monuments de la vanité et de la superstition. Les unes et les autres attestent une grande patience dans les peuples, mais aucun génie supérieur. Ni les Chinois, ni les Égyptiens n’auraient pu faire seulement une statue telle que nos sculpteurs en forment aujourd’hui. »

Voltaire conclut par cette phrase bien sage : « Heureux celui qui, dégagé de tous les préjugés, est sensible au mérite des anciens et des modernes, apprécie leurs beautés, connaît leurs fautes, et les pardonne ! »

De la poésie. §

Tome II, pag. 103.

Nous ne saurions trop recommander aux jeunes gens qui veulent s’instruire, de lire et de méditer les articles que Marmontel a consacrés à la poésie dans ses Eléments de Littérature. Ils sont beaucoup trop étendus pour que nous les rapportions ici ; et, comme tout y est intéressant et utile, il serait impossible d’en donner un extrait véritablement utile et véritablement intéressant.

La question de savoir ce que c’est que la poésie, et en quoi elle diffère de la prose, a été vivement débattue dans tous les temps, et peut-être n’est-elle pas encore décidée. Blair dit : « Il est certain que la prose et les vers se fondent quelquefois l’un dans l’autre, comme l’ombre et la lumière ; il est fort difficile d’indiquer précisément où finit l’éloquence et commence la poésie. » On sait que tel n’était pas l’avis de Marmontel et de Voltaire ; celui-ci dit, dans sa préface de la Henriade :

« Je ne réfuterai pas ceux qui ont été assez ennemis de la poésie pour avancer qu’il peut y avoir des poèmes en prose : ce paradoxe paraît téméraire à tous les gens de goût et de bon sens. M. de Fénelon, qui avait beaucoup de l’un et de l’autre, n’a jamais donné son Télémaque que sous le nom des Aventures de Télémaque, et jamais sous celui de poème. C’est, sans contredit, le premier de tous les romans ; mais il ne peut pas être mis dans la classe des derniers poèmes. Je ne dis pas seulement parce que les aventures qu’on y raconte sont presque toutes indépendantes les unes des autres, et parce que le style, tout fleuri et tendre qu’il est, serait trop uniforme ; je dis parce qu’il n’a pas le nombre, le rythme, la mesure, la rime, les inversions, en un mot, rien de ce qui constitue cet art si difficile de la poésie ; art qui n’a pas plus de rapport avec la prose, que la musique n’en a avec le ton ordinaire de la parole. »

Quant à Voltaire, il a assez fait connaître son opinion à cet égard :

« Pour les poèmes en prose, disait-il, je ne sais ce que c’est que ce monstre ; je n’y vois que l’impuissance de faire des vers. J’aimerais autant qu’on me proposât un concert sans instruments. Le Cassandre de La Calprenède sera, si l’on veut, un poème en prose, j’y consens ; mais dix vers du Tasse valent mieux. »

De la rime. §

Tome II, page 120.

On sait que la plupart des poètes anglais, et entre autres Milton, n’ont pas voulu s’assujettir à la rime ; et Blair soutient que le vers blanc, par sa liberté, sa noblesse, l’emporte sur le vers rimé, qui ne peut convenir qu’aux compositions d’un genre modéré, comme les élégies, les pastorales, les épîtres. Jamais le vers blanc n’a pu réussir dans notre langue, et un seul écrivain de quelque mérite, Lamotte, a voulu regarder la rime comme un usage barbare, et en affranchir notre poésie. Voltaire a réfuté cette opinion dans sa préface d’Œdipe, et il a prouvé en même temps que la rime était indispensable à la poésie française :

« Chaque langue, dit-il, a son génie déterminé par la nature de la construction de ses phrases, par la fréquence de ses voyelles ou de ses consonnes, ses inversions, ses verbes auxiliaires, etc. Le génie de notre langue est la clarté et l’élégance ; nous ne permettons nulle licence à notre poésie, qui doit marcher, comme notre prose, dans l’ordre précis de nos idées. Nous avons donc un besoin essentiel du retour des mêmes sons pour que notre poésie ne soit pas confondue avec la prose. Tout le monde connaît ces vers :

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale ;
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

« Mettez à la place :

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne funeste :
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles mortels.

« Quelque poétique que soit ce morceau, fera-t-il le même plaisir dépouillé de l’agrément de la rime ? Les Anglais et les Italiens diraient également, après les Grecs et les Romains : “Les pâles humains Minos aux enfers juge,” et enjamberaient avec grâce sur l’autre vers ; la manière même de réciter des vers en italien et en anglais fait sentir des syllabes longues et brèves, qui soutiennent encore l’harmonie sans besoin de rimes : nous qui n’avons aucun de ces avantages, pourquoi voudrions-nous abandonner ceux que notre langue nous laisse ? »

« Qui dit vers en français, dit nécessairement des vers rimés, » ajoute Voltaire dans son Discours sur la Tragédie. Autre part il y revient encore :

« Je crois la rime nécessaire à tous les peuples qui n’ont point, dans leur langue, une mélodie sensible, marquée par les longues et par les brèves, et qui ne peuvent employer ces dactyles et ces spondées qui font un effet si merveilleux dans le latin.

« Je me souviendrai toujours que je demandai au célèbre Pope pourquoi Milton n’avait pas rimé son Paradis perdu, et qu’il me répondit : Because he could not [Parce qu’il ne le pouvait pas].

« Je suis persuadé que la rime, irritant, pour ainsi dire, à tout moment le génie, lui donne autant d’élancements que d’entraves ; qu’en le forçant de tourner sa pensée en mille manières, elle l’oblige aussi de penser avec plus de justesse, et de s’exprimer avec plus de correction. Souvent l’artiste, en s’abandonnant à la facilité des vers blancs, et sentant intérieurement le peu d’harmonie que ces vers produisent, croit y suppléer par des images gigantesques qui ne sont point dans la nature. Enfin il lui manque le mérite de la difficulté surmontée. »

L’épopée. §

Tome II, page 185.

Blair définit le poème épique, « le récit poétique d’une entreprise illustre. » La Harpe le définit, « le récit en vers d’une action vraisemblable, héroïque et intéressante. » Suivant Marmontel, « c’est l’imitation en récit d’une action intéressante et mémorable. » Voltaire nous en donne une définition plus concise : « c’est un récit en vers d’aventures héroïques. » Mais il développe son idée ; et, comme Blair, il fait rentrer dans la classe des épopées les poèmes de Lucain, d’Alonzo d’Ercilla et de Milton, auxquels plusieurs critiques avaient refusé ce titre :

« Que l’action soit simple ou complexe, ajoute-t-il ; qu’elle s’achève dans un mois ou dans une année, ou qu’elle dure plus longtemps ; que la scène soit fixée dans un seul endroit, comme dans l’Iliade ; que le héros voyage de mers en mers, comme dans l’Odyssée ; qu’il soit heureux ou infortuné, furieux comme Achille, ou pieux comme Énée ; qu’il y ait un principal personnage ou plusieurs ; que l’action se passe sur la terre ou sur la mer ; sur le rivage d’Afrique, comme dans la Louisiade ; dans l’Amérique, comme dans l’Araucana ; dans le ciel, dans l’enfer, hors des limites de notre monde, comme dans le Paradis de Milton, il n’importe ; le poème sera toujours un poème épique, un poème héroïque, à moins qu’on ne lui trouve un nouveau titre proportionné à son mérite. “Si vous vous faites scrupule, disait le célèbre Addison, de donner le titre de poème épique au Paradis perdu de Milton, appelez-le, si vous voulez, un poème divin, donnez-lui tel nom qu’il vous plaira, pourvu que vous confessiez que c’est un ouvrage aussi admirable en son genre que l’Iliade.”

« Ne disputons jamais sur les noms. Irai-je refuser le nom de comédie aux pièces de M. Congrève ou à celles de Calderon, parce qu’elles ne sont point dans nos mœurs ? La carrière des arts a plus d’étendue qu’on ne pense. Un homme qui n’a lu que les auteurs classiques méprise tout ce qui est écrit dans les langues vivantes ; et celui qui ne sait que la langue de son pays est comme ceux qui, n’ayant jamais sorti de la cour de France, prétendent que le reste du monde est peu de chose, et que qui a vu Versailles a tout vu. »

Télémaque. §

Tome II, pages 188 et 253.

Blair, d’après la définition qu’il donne de l’épopée, et d’après l’idée qu’il s’était formée de la poésie, ne devait pas hésiter à ranger le Télémaque de Fénelon dans la classe des poèmes épiques. Cette manière de voir a été mille fois combattue et soutenue en France, et la victoire paraît être restée aux adversaires de Blair, à ceux qui se sont rangés du côté de l’auteur de la Henriade, qui s’exprime ainsi à ce sujet :

« On confond toutes les idées, on transpose les limites des arts quand on donne le nom de poèmes à la prose. Le Télémaque est un roman moral, écrit, à la vérité, dans le style dont on aurait dû se servir pour traduire Homère en prose ; mais l’illustre auteur du Télémaque avait trop de goût, était trop savant et trop juste pour appeler son roman du nom de poème. J’ose dire plus, c’est que si cet ouvrage était écrit en vers français, je dis même en beaux vers, il deviendrait un poème ennuyeux, par la raison qu’il est plein de détails que nous ne souffrons point dans notre poésie, et que de longs discours politiques et économiques ne plairaient assurément pas en vers français. Quiconque connaîtra bien le goût de notre nation sentira qu’il serait ridicule d’exprimer en vers : “Qu’il faut distinguer les citoyens en sept classes ; habiller la première de blanc avec une frange d’or, lui donner un anneau et une médaille ; habiller la seconde de bleu avec un anneau, et point de médaille ; la troisième de vert avec une médaille, sans anneau et sans frange, etc. ; et enfin donner aux esclaves des habits gris-brun…” »

Milton. §

Tome II, page 239.

Nous croyons devoir transcrire ici le jugement de Voltaire sur Milton : pourrait-on lire sans intérêt les pages que l’auteur de la Henriade a consacrées à ce grand poète ?

« On trouvera ici, touchant Milton, quelques particularités omises dans l’abrégé de sa Vie, qui est au-devant de la traduction française de son Paradis perdu. Il n’est pas étonnant qu’ayant recherché avec soin en Angleterre tout ce qui regarde ce grand homme, j’aie découvert des circonstances de sa vie que le public ignore.

« Milton, voyageant en Italie dans sa jeunesse, vit représenter à Milan une comédie intitulée Adam ou le Péché originel, écrite par un certain Andreino, et dédiée à Marie de Médicis, reine de France. Le sujet de cette comédie était la chute de l’homme. Les acteurs étaient Dieu le Père, les Diables, les Anges, Adam, Ève, le Serpent, la Mort et les sept Péchés mortels. Ce sujet, digne du génie absurde du théâtre de ce temps-là, était écrit d’une manière qui répondait au dessein.

« La scène s’ouvre par un chœur d’Anges, et Michel parle ainsi au nom de ses confrères : “Que l’arc-en-ciel soit l’archet du violon du firmament ; que les sept planètes soient les sept notes de notre musique ; que le temps batte exactement la mesure ; que les vents jouent l’orgue, etc.” Toute la pièce est dans ce goût : j’avertis seulement les Français, qui en riront, que notre théâtre ne valait guère mieux alors ; que la Mort de saint Jean-Baptiste et cent autres pièces sont écrites dans ce style ; mais que nous n’avions ni Pastor fido, ni Aminte.

« Milton, qui assista à cette représentation, découvrit, à travers l’absurdité de l’ouvrage, la sublimité cachée du sujet. Il y a souvent, dans des choses où tout paraît ridicule au vulgaire, un coin de grandeur qui ne se fait apercevoir qu’aux hommes de génie. Les sept Péchés mortels dansant avec le Diable sont assurément le comble de l’extravagance et de la sottise ; mais l’univers rendu malheureux par la faiblesse d’un homme, les bontés et les vengeances du Créateur, la source de nos malheurs et de nos crimes, sont des objets dignes du pinceau le plus hardi. Il y a surtout dans ce sujet je ne sais quelle horreur ténébreuse, un sublime sombre et triste qui ne convient pas mal à l’imagination anglaise. Milton conçut le dessein de faire une tragédie de la farce d’Andreino ; il en composa même un acte et demi. Ce fait m’a été assuré par des gens de lettres qui le tenaient de sa fille, laquelle est morte lorsque j’étais à Londres.

« La tragédie de Milton commençait par ce monologue de Satan, qu’on voit dans le quatrième chant de son poème épique ; c’est lorsque cet esprit de révolte, s’échappant du fond des enfers, découvre le soleil qui sortait des mains du Créateur :

Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent,
Toi qui sembles le Dieu des cieux qui t’environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit,
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;
Image du Très-Haut qui régla ta carrière,
Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière.
Sur la voûte des cieux élevés plus que toi,
Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi :
Je suis tombé ; l’orgueil m’a plongé dans l’abime.

« Dans le temps qu’il travaillait à cette tragédie, la sphère de ses idées s’élargissait à mesure qu’il pensait. Son plan devint immense sous sa plume ; et enfin, au lieu d’une tragédie qui, après tout, n’eût été que bizarre et non intéressante, il imagina un poème épique, espèce d’ouvrage dans lequel les hommes sont convenus d’approuver souvent le bizarre sous le nom de merveilleux.

« Les guerres civiles d’Angleterre ôtèrent longtemps à Milton le loisir nécessaire pour l’exécution d’un si grand dessein. Il était né avec une passion extrême pour la liberté ; ce sentiment l’empêcha toujours de prendre parti pour aucune des sectes qui avaient la fureur de dominer dans sa patrie. Il ne voulut fléchir sous le joug d’aucune opinion humaine, et il n’y eut point d’Église qui pût se vanter de compter Milton pour un de ses membres. Mais il ne garda point cette neutralité dans les guerres civiles du roi et du parlement : il fut un des plus ardents ennemis de l’infortuné roi Charles Ier ; il entra même assez avant dans la fureur de Cromwell, et, par une fatalité qui n’est que trop commune, ce zélé républicain fut le serviteur d’un tyran. Il fut secrétaire d’Olivier Cromwell, de Richard Cromwell, et du parlement, qui dura jusqu’au temps de la restauration. Les Anglais employèrent sa plume pour justifier la mort de leur roi, et pour répondre au livre que Charles II avait fait écrire par Saumaise au sujet de cet événement tragique. Jamais cause ne fut plus belle et ne fut si mal plaidée de part et d’autre. Saumaise défendit en pédant le parti du roi mort sur l’échafaud, d’une famille errante dans l’Europe, et de tous les rois mêmes de l’Europe intéressés dans cette querelle. Milton soutint en mauvais déclamateur la cause d’un peuple victorieux, qui se vantait d’avoir jugé son prince selon les lois. La mémoire de cette révolution étrange ne périra jamais chez les hommes, et les livres de Saumaise et de Milton sont déjà ensevelis dans l’oubli. Milton, que les Anglais regardent aujourd’hui comme un poète divin, était un très mauvais écrivain en prose.

« Il avait cinquante-deux ans lorsque la famille royale fut rétablie. Il fut compris dans l’amnistie que Charles II donna aux ennemis de son père ; mais il fut déclaré, par l’acte même de l’amnistie, incapable de posséder aucune charge dans le royaume. Ce fut alors qu’il commença son poème épique à l’âge où Virgile avait fini le sien. À peine avait-il mis la main à cet ouvrage, qu’il fut privé de la vue. Il se trouva pauvre, abandonné et aveugle, et ne fut point découragé. Il employa neuf années à composer le Paradis perdu. Il avait alors très peu de réputation, les beaux esprits de la cour de Charles II, ou ne le connaissaient pas, ou n’avaient pour lui nulle estime. Il n’est pas étonnant qu’un ancien secrétaire de Cromwell, vieilli dans la retraite, aveugle et sans bien, fût ignoré ou méprisé dans une cour qui avait fait succéder à l’austérité du gouvernement protecteur toute la galanterie de la cour de Louis XIV, et dans laquelle on ne goûtait que les poésies efféminées, la mollesse de Waller, les satires du comte de Rochester, et l’esprit de Cowley.

« Une preuve indubitable qu’il avait très peu de réputation, c’est qu’il eut beaucoup de peine à trouver un libraire qui voulût imprimer son Paradis perdu. Le titre seul révoltait, et tout ce qui avait quelque rapport à la religion était alors hors de mode. Enfin, Thompson lui donna trente pistoles de cet ouvrage, qui a valu depuis plus de cent mille écus aux héritiers de ce Thompson. Encore ce libraire avait-il si peur de faire un mauvais marché, qu’il stipula que la moitié de ces trente pistoles ne serait payable qu’en cas qu’on fît une seconde édition du poème ; édition que Milton n’eut jamais la consolation de voir. Il resta pauvre et sans gloire : son nom doit augmenter la liste des grands génies persécutés de la fortune.

« Le Paradis perdu fut donc négligé à Londres, et Milton mourut sans se douter qu’il aurait un jour de la réputation. Ce fut le lord Sommers et le docteur Atterbury, depuis évêque de Rochester, qui voulurent enfin que l’Angleterre eût un poème épique. Ils engagèrent les héritiers de Thompson à faire une belle édition du Paradis perdu. Leur suffrage en entraîna plusieurs. Depuis, le célèbre Addison écrivit en forme pour prouver que ce poème égalait ceux de Virgile et d’Homère : les Anglais commencèrent à se le persuader, et la réputation de Milton fut fixée.

« Il peut avoir imité plusieurs morceaux du grand nombre de poèmes latins faits de tout temps sur ce sujet, l’Adamus exsul de Grotius, un nommé Mazen ou Mazenius, et beaucoup d’autres, tous inconnus au commun des lecteurs ; il a pu prendre dans le Tasse la description de l’enfer, le caractère de Satan, le conseil des démons. Imiter ainsi, ce n’est point être plagiaire, c’est lutter, comme dit Boileau, contre son original ; c’est enrichir sa langue des beautés des langues étrangères ; c’est nourrir son génie, et l’accroître du génie des autres ; c’est ressembler à Virgile, qui imita Homère. Sans doute Milton a jouté contre le Tasse avec des armes inégales ; la langue anglaise ne pouvait rendre l’harmonie des vers italiens :

Chiama gli abitator dell’ ombre eterne
Il rauco suon della tartarea tromba.
Treman le spaziose atre caverne ;
E l’aer cieco a quel rumor rimbomba, etc.

« Cependant Milton a trouvé l’art d’imiter tous ces beaux morceaux : il est vrai que ce qui n’est qu’un épisode dans le Tasse est le sujet même dans Milton. Il est encore vrai que sans la peinture des amours d’Adam et d’Ève, comme sans l’amour de Renaud et d’Armide, les diables de Milton et du Tasse n’auraient pas eu un grand succès. Le judicieux Despréaux, qui presque toujours eut raison, excepté contre Quinault, a dit à tous les poètes :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

« Je crois qu’il y a deux causes du succès que le Paradis perdu aura toujours : la première, c’est l’intérêt que l’on prend à deux créatures innocentes et fortunées, qu’un être puissant et jaloux rend, par sa séduction, coupables et malheureuses ; la seconde est la beauté des détails.

« Je fus le premier qui fis connaître aux Français quelques morceaux de Milton et de Shakspeare. M. Dupré de Saint-Maur donna une traduction en prose française de ce poème singulier. On fut étonné de trouver, dans un sujet qui paraît si stérile, une si grande fertilité d’imagination. On admira les traits majestueux avec lesquels il osa peindre Dieu, et le caractère encore plus brillant qu’il donne au Diable. On lut avec beaucoup de plaisir la description du jardin d’Adam et d’Ève. En effet, il est à remarquer que, dans tous les autres poèmes, l’amour est regardé comme une faiblesse ; dans Milton seul il est une vertu. Le poète transporte le lecteur dans un jardin de délices ; il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis ; il ne s’élève pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus de la nature humaine corrompue ; et, comme il n’y a point d’exemple d’un pareil amour, il n’y en a point d’une pareille poésie.

« Mais tous les critiques judicieux, dont la France est pleine, se réunirent à trouver que le Diable parle trop souvent et trop longtemps de la même chose. En admirant plusieurs idées sublimes, ils jugèrent qu’il y en a plusieurs d’outrées, et que l’auteur n’a rendues que puériles en s’efforçant de les faire grandes. Ils condamnèrent unanimement cette futilité avec laquelle Satan fait bâtir une salle d’ordre dorique au milieu de l’enfer, avec des colonnes d’airain et de beaux chapiteaux d’or, pour haranguer les diables auxquels il venait de parler tout aussi bien en plein air. Pour comble de ridicule, les grands diables, qui auraient occupé trop de place dans ce parlement d’enfer, se transforment en pygmées, afin que tout le monde puisse se trouver à l’aise au conseil.

« Le Péché ouvre à Satan les portes de l’enfer ; il laisse les diables sur les bords du Phlégéthon, du Styx et du Léthé ; les uns jouent de la harpe, les autres courent la bague ; quelques-uns disputent sur la grâce et sur la prédestination. Cependant Satan voyage dans les espaces imaginaires ; il tombe dans le vide, et il tomberait encore si une nuée ne l’avait repoussé en haut. Il arrive dans le pays du Chaos ; il traverse le Paradis des fous [the Paradise of fools] c’est l’un des endroits qui ne sont point traduits en français). Il trouve dans ce Paradis les Indulgences, les Agnus Dei, les Chapelets, les Capuchons et les Scapulaires des moines.

« Voilà des imaginations dont tout lecteur sensé a été révolté ; et il faut que le poème soit bien beau d’ailleurs pour qu’on ait pu le lire, malgré l’ennui que doit causer cet amas de folies désagréables.

« La guerre entre les bons et les mauvais anges a paru aussi aux connaisseurs un épisode où le sublime est trop noyé dans l’extravagant. Le merveilleux même doit être sage ; il faut qu’il conserve un air de vraisemblance, et qu’il soit traité avec goût. Les critiques les plus judicieux n’ont trouvé dans cet endroit ni goût, ni vraisemblance, ni raison. Ils ont regardé comme une grande faute contre le goût la peine que prend Milton de peindre le caractère de Raphaël, de Michel, d’Abdiel, d’Uriel, de Moloc, de Nisroth, d’Astaroth, tous êtres imaginaires dont le lecteur ne peut se former aucune idée, et auxquels on ne peut prendre aucun intérêt. Homère, en parlant de ses dieux, les caractérisait par leurs attributs qu’on connaissait ; mais un lecteur chrétien a envie de rire quand on veut lui faire connaître à fond Nisroth, Moloc et Abdiel. On a reproché à Homère de longues et inutiles harangues, et surtout les plaisanteries de ses héros ; comment souffrir dans Milton les harangues et les railleries des anges et des diables, pendant la bataille qui se donne dans le ciel ? Ces mêmes critiques ont jugé que Milton péchait contre la vraisemblance, d’avoir placé du canon dans l’armée de Satan, et d’avoir armé d’épées tous ces esprits qui ne pouvaient se blesser ; car il arrive que lorsque je ne sais quel ange a coupé je ne sais quel diable, les deux parties du diable se réunissent dans le moment.

« Ils ont trouvé que Milton choquait évidemment la raison par une contradiction inexcusable, lorsque Dieu le Père envoie ses fidèles anges combattre, réduire et punir les rebelles : “Allez, dit Dieu à Michel et à Gabriel, poursuivez mes ennemis jusqu’aux extrémités du ciel ; précipitez-les loin de Dieu et de leur bonheur, dans le Tartare, qui ouvre déjà son brûlant chaos pour les engloutir.” Comment se peut-il qu’après un ordre si positif la victoire reste indécise ? Et pourquoi Dieu donne-t-il un ordre inutile ? Il parle, et n’est point obéi ; il veut vaincre, et on lui résiste ; il manque à la fois de prévoyance et de pouvoir. Il ne devait pas ordonner à ses anges de faire ce que son fils unique seul devait faire.

« C’est ce grand nombre de fautes grossières qui fit sans doute dire à Dryden, dans sa préface sur l’Énéide, que Milton ne vaut guère mieux que notre Chapelain et notre Lemoine. Mais aussi ce sont les beautés admirables de Milton qui ont fait dire à ce même Dryden que la nature l’avait formé de l’âme d’Homère et de celle de Virgile. Ce n’est pas la première fois qu’on a porté, du même ouvrage, des jugements contradictoires. Quand on arrive à Versailles, du côté de la cour, on voit un vilain petit bâtiment écrasé, avec sept croisées de face, accompagné de tout ce que l’on a pu imaginer de plus mauvais goût. Quand on le regarde du côté des jardins, on voit un palais immense, dont les beautés peuvent racheter les défauts. »

Du merveilleux dans la tragédie. §

Tome II, page 248.

La tragédie ne saurait admettre le merveilleux comme l’épopée, la raison en est évidente ; cependant Blair, tout en convenant de ce principe, pense que les ombres des morts y peuvent apparaître, parce que leur apparition est fondée sur la croyance populaire, et qu’elle est d’ailleurs un moyen puissant de produire de la terreur. Le premier de ces deux motifs a peut-être quelque fondement, mais il est impossible de prendre l’autre en considération. Sans doute, la terreur est un des effets nécessaires de la tragédie ; mais tous les moyens de la produire n’y sont pas indifférents, et pour y parvenir il faut surtout se garder de sacrifier la raison et la vraisemblance. Voltaire est, je crois, le seul qui ait fait paraître une ombre sur notre scène. Il convient lui-même que c’était une entreprise assez hardie ; qu’il était à craindre que ce spectacle ne révoltât, parce que, dit-il, la plupart de ceux qui fréquentent les théâtres, accoutumés à des élégies amoureuses, se liguèrent contre ce nouveau genre de tragédie. « Mais, continue-t-il, quelques efforts qu’on ait faits pour faire tomber cette espèce de drame, vraiment terrible et tragique, on n’a pu y réussir ; on disait et on écrivait de tous côtés que l’on ne croit plus aux revenants, et que les apparitions des morts ne peuvent être que puériles aux yeux d’une nation éclairée. Quoi ! toute l’antiquité aura cru ces prodiges, s’écrie l’auteur de Sémiramis, et il ne sera pas permis de se conformer à l’antiquité ! Quoi ! notre religion aura consacré ces coups extraordinaires de la Providence, et il serait ridicule de les renouveler ! » Je crois qu’en cette occasion, ceux qui parlaient et écrivaient de tous côtés avaient raison contre Voltaire ; un semblable genre de merveilleux était un écueil contre lequel tout autre poète aurait échoué. Toutefois, comme la tragédie est la représentation d’une action héroïque que la tradition a consacrée, je crois que l’on pourrait faire paraître sur la scène l’ombre d’un personnage, ou même un génie, lorsque l’histoire ou la mythologie ont consacré cette apparition ; mais les introduire, comme dans quelques pièces anglaises, seulement pour faire marcher l’action, nouer l’intrigue, ou amener le dénouement, c’est le comble du ridicule ; et une semblable tentative échouerait complètement sur notre théâtre. L’on reproche à nos tragédies de manquer d’action, de mouvement, de spectacle ; je n’examinerai pas ici jusqu’à quel point ce reproche est fondé ; mais je demande ce que nous gagnerions si les démons et les sorciers venaient occuper notre scène, et surtout si le mauvais goût et la médiocrité s’emparaient d’un genre de merveilleux aussi dégoûtant ? Ce n’est certainement pas là l’espèce de perfectionnement que l’art dramatique réclame parmi nous.

Origine et progrès de la tragédie. §

Tome II, page 249.

La tragédie est-elle arrivée chez nous à son plus haut point de perfection ? c’est une question que je ne veux ni discuter ni décider ; mais ce qui est très remarquable dans ce genre de composition, c’est la rapidité avec laquelle il est arrivé, dans la Grèce et chez les nations modernes, du point de départ à ce point de développement, après lequel il fut une longue période de temps sans faire un pas de plus. Il ne se passa que quatre-vingt-douze ans entre les grossières représentations de la charrette de Thespis et les magnifiques conceptions d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. En France, Jodelle fut le premier qui traita d’une manière assez régulière deux sujets tragiques, Cléopâtre et Didon. Après soixante-douze ans, Mairet donna, dans sa Sophonisbe, une forme et un style un peu plus convenables à la tragédie ; il ne précéda Rotrou que de quelques années. Corneille et Racine vinrent immédiatement après, et, depuis eux, les poètes tragiques se sont succédé en grand nombre ; mais l’art n’a plus fait de progrès. Crébillon a laissé à peine au théâtre deux pièces dont la représentation soit supportable ; Voltaire a été quelquefois sublime comme Corneille, tendre comme Racine, poète comme l’un et l’autre ; mais il n’a pas fait mieux que Corneille et Racine ; et depuis l’auteur de Zaïre personne n’a fait mieux que lui. Il s’applaudissait d’avoir, dans cette pièce, introduit un genre nouveau, en mettant sur la scène, à l’imitation des Anglais, les noms des rois et des anciennes familles du royaume ; mais l’art n’a rien gagné à l’introduction de ce nouveau genre, et tous les poètes qui, depuis Voltaire, l’ont tenté, n’y ont obtenu, à deux ou trois exceptions près, qu’un très médiocre succès.

Shakspeare. §

Tome II, page 286.

« Ses deux chefs-d’œuvre, dit Blair, les deux tragédies dans lesquelles il a le mieux déployé, selon moi, toute la force de son génie, ce sont Othello et Macbeth. »

Ces deux pièces, les plus connues du théâtre de Shakspeare, ont été transportées sur notre scène par M. Ducis. Le sage auteur a fait disparaître, dans son imitation, les écarts de génie du poète anglais ; et ces tragédies, que l’on représente quelquefois, seront toujours vues avec plaisir, parce qu’elles renferment de beaux vers, et des situations extrêmement pathétiques.

Depuis Voltaire, on est fixé en France sur le mérite de Shakspeare. On sait que son plus grand défaut est d’être venu à une époque où la littérature était encore trop peu cultivée, et que si quelquefois on ne peut le comparer qu’à lui-même pour le naturel et pour le sublime, quelquefois aussi il se montre grossier comme le siècle où il vivait. Aucune traduction française ne donne de Shakspeare une idée bien exacte ; ceux qui ont essayé de le faire passer dans notre langue l’ont habillé à la mode de leur temps et de leur nation ; mais comme, sans doute, ils ne le traduisaient pas pour le mettre immédiatement sur notre théâtre, et qu’ils devaient n’avoir en vue que de le faire connaître à leurs compatriotes, il fallait qu’ils conservassent à ce génie, vraiment extraordinaire, le cachet de ses conceptions et de son expression. Voici comme Voltaire s’exprime sur la tragédie d’Hamlet, et cette censure pourrait presque s’appliquer à toutes les pièces de Shakspeare :

« C’est une pièce grossière et barbare, qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de l’Italie. Hamlet y devient fou au second acte, et sa maîtresse devient folle au troisième ; le prince tue le père de sa maîtresse, feignant de tuer un rat ; et l’héroïne se jette dans la rivière. On fait sa fosse sur le théâtre, et les fossoyeurs disent des quolibets dignes d’eux, en tenant dans leurs mains des têtes de morts ; le prince Hamlet répond à leurs grossièretés abominables par des folies non moins dégoûtantes. Pendant ce temps-là un des acteurs fait la conquête de la Pologne. Hamlet, sa mère et son beau-père boivent ensemble sur le théâtre ; on chante à table, on s’y querelle, on se bat, on se tue : on croirait que cet ouvrage est le fruit de l’imagination d’un sauvage ivre. Mais parmi ces irrégularités grossières, qui rendent encore aujourd’hui le théâtre anglais si absurde et si barbare, on trouve dans Hamlet, par une bizarrerie encore plus grande, des traits sublimes, dignes des plus grands génies. Il semble que la nature se soit plu à rassembler dans la tête de Shakspeare ce qu’on peut imaginer de plus fort et de plus grand, avec ce que la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas et de plus détestable. »

La comédie. §

Tome II, page 390.

Si le Cours de Littérature de La Harpe n’était pas aujourd’hui entre les mains de tout le monde, nous transcririons ici sa dissertation sur une question que l’auteur anglais que nous venons de traduire n’a pas jugé à propos de traiter, et qui cependant est d’une assez grande importance, puisqu’elle peut contribuer à bien établir les principes de deux genres essentiels de composition ; cette question est de savoir « si l’art de la comédie est plus difficile que celui de la tragédie. » Il en est une autre, moins importante sans doute, sur laquelle Blair s’est arrêté un instant, et que nos littérateurs n’ont jamais traitée à fond : « si la comédie doit être écrite en vers ou en prose. » Blair n’hésite pas à prononcer que la comédie, étant la représentation fidèle de la conversation ordinaire, doit être écrite en prose ; et il ne regarde les vers, et surtout la rime dans ce genre de composition, que comme une entrave inutile qui ne sert qu’à donner au dialogue moins de naturel et de vérité. Nous devons regretter que cette question n’ait pas été approfondie par quelques-uns des plus judicieux critiques de notre nation, et surtout par un auteur qui eût donné au théâtre, avec un égal succès, des comédies du même genre, en prose et en vers. Voltaire l’a traitée assez superficiellement ; néanmoins ce qu’il dit à ce sujet est fort instructif, et les principes qu’il établit pourraient servir de base à une discussion suivie sur cette matière :

« J’écarte la théorie, et n’irai guère au-delà de l’historique. Je demanderai seulement pourquoi les Grecs et les Romains firent toutes leurs comédies en vers, et pourquoi les modernes ne les font souvent qu’en prose ? N’est-ce point que l’un est beaucoup plus aisé que l’autre, et que les hommes, en tout genre, veulent réussir sans beaucoup de travail ? Fénelon fit son Télémaque en prose parce qu’il ne pouvait le faire en vers.

« L’abbé d’Aubignac, qui, comme prédicateur du roi, se croyait l’homme le plus éloquent du royaume, et qui, pour avoir lu la Poétique d’Aristote, pensait être le maître de Corneille, fit une tragédie en prose, dont la représentation ne put être achevée, et que jamais personne n’a lue.

« Lamotte, s’tant laissé persuader que son esprit était infiniment au-dessus de son talent pour la poésie, demanda pardon au public de s’être abaissé jusqu’à faire des vers. Il donna une ode en prose, et une tragédie en prose ; et on se moqua de lui. Il n’en a pas été de même de la comédie : Molière avait écrit son Avare en prose pour le mettre ensuite en vers ; mais il parut si bon, que les comédiens voulurent le jouer tel qu’il était, et que personne n’osa depuis y toucher.

« Au contraire, le Convive de pierre, qu’on a si mal à propos appelé le Festin de pierre, fut versifié après la mort de Molière par Thomas Corneille, et est toujours joué de cette façon.

« Je pense que personne ne s’avisera de versifier le Georges Dandin. La diction en est si naïve, si plaisante, tant de traits de cette pièce sont devenus proverbes, qu’il semble qu’on les gâterait si on voulait les mettre en vers.

« Ce n’est pas peut-être une idée fausse de penser qu’il y a des plaisanteries de prose et des plaisanteries de vers. Tel bon conte dans la conversation deviendrait insipide s’il était rimé ; et tel autre ne réussira bien qu’en rimes. Je pense que monsieur et madame de Sottenville et madame la comtesse d’Escarbagnas ne seraient point si plaisants s’ils rimaient. Mais dans les grandes pièces remplies de portraits, de maximes, de récits, et dont les personnages ont des caractères fortement dessinés, telles que le Misanthrope, le Tartufe, l’École des femmes celle des maris, les Femmes savantes, le Joueur, les vers me paraissent absolument nécessaires, et j’ai toujours été de l’avis de Michel Montaigne, qui dit que “la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie, en« lève son âme d’une plus rapide secousse.” »

Comédie larmoyante. §

Tome II, page 307.

C’est, je crois, Voltaire qui a le premier donné ce nom au genre de composition dramatique que La Chaussée, Diderot et Beaumarchais ont introduit sur notre théâtre. Blair regarde cette innovation comme infiniment heureuse, et nous en félicite ; suivant Voltaire, il n’y aurait pas de quoi. Dans une lettre à M. de Somarocof, il lui dit que la comédie larmoyante, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière : « Depuis Regnard, ajoute-t-il, qui était né avec un génie vraiment comique, et qui a seul approché Molière de près, nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie ont voulu faire des comédies, uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de force dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaîté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet ; ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a de l’intérêt dans ces pièces quand elles sont bien jouées ; cela peut être, je n’ai jamais pu les lire ; mais on prétend que les comédiens font quelque illusion. Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies ni comédies. Quand on n’a point de chevaux, on est fort heureux de se faire traîner par des mulets. » Voici comme, dans son Dictionnaire philosophique, il nous donne l’histoire de ce genre :

« Quelques personnes s’amusaient à jouer dans un château de petites comédies qui tenaient de ces farces qu’on appelle parades ; on en fit une en l’année 1732, dont le principal personnage était le fils d’un négociant de Bordeaux, très bon homme, et marin fort grossier, lequel, croyant avoir perdu sa femme et son fils, venait se remarier à Paris, après un long voyage dans l’Inde55.

« Sa femme était une impertinente, qui était venue faire la grande dame dans la capitale, manger une grande partie du bien acquis par son mari, et marier son fils à une demoiselle de condition. Le fils, beaucoup plus impertinent que la mère, se donnait des airs de seigneur ; et son plus grand air était de mépriser beaucoup sa femme, laquelle était un modèle de vertu et de raison. Cette jeune femme l’accablait de bons procédés sans se plaindre, payait ses dettes secrètement quand il avait joué et perdu sur sa parole, et lui faisait tenir de petits présents très galants sous des noms supposés. Cette conduite rendait notre jeune homme encore plus fat ; le marin revenait à la fin de la pièce, et mettait ordre à tout.

« Une actrice de Paris, fille de beaucoup d’esprit, nommée mademoiselle Quinault, ayant vu cette farce, conçut qu’on en pourrait faire une comédie très intéressante, et d’un genre tout nouveau pour les Français, en exposant sur le théâtre le contraste d’un jeune homme qui croirait en effet que c’est un ridicule d’aimer sa femme, et une épouse respectable qui forcerait enfin son mari à l’aimer publiquement. Elle pressa l’auteur d’en faire une pièce régulière, noblement écrite ; mais ayant été refusée, elle demanda la permission de donner ce sujet à M. de La Chaussée, jeune homme qui faisait fort bien des vers, et qui avait de la correction dans le style. Ce fut ce qui valut au public le Préjugé à la mode.

« Cette pièce était bien froide après celles de Molière et de Regnard ; elle ressemblait à un homme un peu pesant qui danse avec plus de justesse que de grâce. L’auteur voulut mêler la plaisanterie aux beaux sentiments ; il introduisit deux marquis qu’il crut comiques, et qui ne furent que forcés et insipides. L’un dit à l’autre :

Si la même maîtresse est l’objet de nos vœux,
L’embarras de choisir la rendra plus perplexe.
Ma foi, marquis, il faut avoir pitié du sexe.

« Ce n’est pas ainsi que Molière fait parler ses personnages. Dès lors le comique fut banni de la comédie. On y substitua le pathétique ; on disait que c’était par bon goût, mais c’était par stérilité.

« Ce n’est pas que deux ou trois scènes pathétiques ne puissent faire un très bon effet. Il y en a des exemples dans Térence, il y en a dans Molière ; mais il faut après cela revenir à la peinture naïve et plaisante des mœurs.

« On ne travaille dans le goût de la comédie larmoyante que parce que ce genre est plus aisé ; mais cette facilité même le dégrade : en un mot, les Français ne surent plus rire.

« Quand la comédie fut ainsi défigurée, la tragédie le fut aussi : on donna des pièces barbares, et le théâtre tomba ; mais il peut se relever. »

La Harpe, dans son Cours de Littérature, nous donne son avis sur ce genre de composition littéraire, dont il avait vu les premiers essais, et dont, sans doute, il avait reconnu l’abus. Il fait d’abord remarquer, en parlant de la tragédie d’Alzire, que ceux qui, depuis trente ans, ont voulu substituer à la tragédie ce qu’on appelle le drame, ont profité de notre disposition naturelle à nous affecter douloureusement au spectacle des misères humaines. Il semblerait, par ce passage, qu’il en voudrait faire une critique sévère ; cependant il se montre plus indulgent ; et, dans le préambule de son examen des pièces de La Chaussée, il donne ainsi les motifs de l’introduction du drame, et les conditions auxquelles il peut être un genre de composition estimable.

« Lorsque, pendant l’espace d’un siècle entier, nombre d’artistes ont couru successivement une même carrière, il est tout simple que le talent, frappé des difficultés de la concurrence ou des dangers de l’imitation, cherche à découvrir des routes moins frayées, qui puissent encore, si elles offrent moins d’éclat et de gloire, compenser cet avantage par celui de la nouveauté. C’est ce que fit La Chaussée lorsqu’il introduisit sur notre théâtre ce genre de comédie mixte, dont les anciens avaient donné l’idée dans l’Andrienne, mais qui, plus étendu chez lui, plus déterminé, et formant un système suivi dans un certain nombre d’ouvrages, peut lui mériter le titre de fondateur. Le succès de ses pièces n’est pas contesté, il est encore le même après cinquante ans ; mais son mérite est toujours une espèce de problème, et j’oserai dire d’abord qu’il ne devrait plus l’être, puisqu’une si longue expérience a prouvé qu’il était indépendant de la nouveauté et de la mode, qui, en tout temps et en tout genre, peuvent beaucoup, mais n’ont pas un long pouvoir.

« Une foule de critiques ont regardé l’entreprise de La Chaussée comme une corruption de l’art ; mon opinion serait plus modérée. Je n’appelle corruption que ce qui est d’un goût faux ; je n’en vois point dans les bonnes pièces de cet écrivain ; je n’y vois qu’un genre inférieur, qui vaut en lui-même plus ou moins, comme tous les autres, selon qu’il est bien ou mal traité.

« Il est inférieur à la comédie et à la tragédie, parce qu’empruntant quelque chose de l’une et de l’autre, il affaiblit par ce mélange même le caractère essentiel de toutes les deux. Comme la tragédie, il veut émouvoir, et il est beaucoup moins touchant ; comme la comédie, il veut amuser, et il est beaucoup moins gai ; et cette disproportion était inévitable, puisque, voulant joindre le rire et les larmes, on ne pouvait pas assembler des impressions si diverses (quoiqu’elles ne soient pas inconciliables), sans leur ôter de leur force.

« Nous avons vu ailleurs pourquoi le sentiment de la difficulté vaincue entre pour beaucoup dans le plaisir que les beaux-arts nous procurent ; c’est encore une des causes de l’infériorité du genre mixte. Il produit de l’intérêt à l’aide de ces infortunes domestiques dont les exemples ne sont point rares, mais dont le fond est celui de presque tous nos romans ; et cela est beaucoup plus aisé que d’attacher, pendant cinq actes, avec des caractères comiques mis en situation. Le style même en est plus facile, il n’exige dans le dialogue que la convenance relative aux intérêts des personnages. La comédie demande davantage : elle veut que l’on fasse naître du fond de l’action le comique des détails, comme la tragédie en tire le sublime des sentiments et des pensées ; de la naît un des inconvénients les plus fréquents dans les pièces de La Chaussée. Les effets tenant le plus souvent à la triste situation de personnages qui ne sont point au-dessus de l’ordre commun, leur entretien ne peut être que sérieux dans tous les moments où l’action n’est pas très vive, et alors ce sérieux tient de la langueur, et même quelquefois de l’insipidité. Ils ne peuvent pas dire autre chose ; mais ce qu’ils disent ne vaut pas trop la peine d’être entendu : au lieu que la tragédie et la comédie ont, dans la nature de leur dialogue, de quoi soutenir sans cesse l’attention quand l’auteur a le talent d’écrire.

« Il est à remarquer que, dans ce genre mixte, les inconvénients naissent des avantages mêmes qui lui sont propres. On vient de voir que l’intérêt, auquel il sacrifie tout, nécessite souvent un ton sérieux qui affadit la scène quand l’action ne l’échauffe pas, et il est sûr qu’elle ne peut pas toujours l’échauffer. Il en est de même de la morale, qui occupe ici une plus grande place que dans la comédie ; les sujets étant ordinairement fondés sur des rapports de devoir, de délicatesse, d’humanité, ils tendent à l’instruction plus directement que la comédie ; ils contiennent beaucoup plus de préceptes et de sentences ; il y a peu de scènes qui n’en offrent plus ou moins : quelques-unes ne sont que des traités de morale dialogués. C’est aller à l’utile sans doute, mais l’agréable ne s’y joint pas toujours ; ce style, trop souvent sentencieux, est tout près de la monotonie, et le fond des idées étant d’un ordre assez vulgaire, il devient plus difficile d’en racheter l’uniformité. Trop de personnages parlent de vertu, et ils en parlent trop. Au reste, ce défaut, qui n’est qu’aperçu dans La Chaussée, n’est choquant que dans les dramatistes de nos jours, qui l’ont porté au dernier excès.

« Tant de désavantages sont compensés en partie par un mérite précieux, que les plus ardents détracteurs ne sauraient nier, l’intérêt. Il est certainement porté plus loin dans quelques situations du Préjugé à la mode, de Mélanide, de la Gouvernante, et de l’École des maris, que dans aucune de nos comédies. On y verse des larmes douces, que la raison et le bon goût ne désavouent pas, puisque ces situations sont dans l’ordre de celles que la société peut quelquefois présenter. On n’a jamais tort d’intéresser, et les larmes mêmes que la réflexion condamne dans le cabinet, au théâtre, portent avec elles leur excuse ; à plus forte raison, celles qu’elle ne condamne point sont-elles à l’abri de la critique. Elle devait se borner à en apprécier le degré de mérite, mais elle ne pouvait pas approuver toutes les épigrammes dont elles ont été l’objet. Les épigrammes contre les pleurs ont en elles-mêmes assez mauvaise grâce : aussi était-ce l’esprit de parti qui les dictait. On les a oubliées presque toutes, et l’on pleure encore aujourd’hui aux pièces de La Chaussée. »

FIN DES OPINIONS DES LITTÉRATEURS FRANÇAIS.