Louis Domairon

1807

Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.)

2017
Louis Domairon, Principes généraux des belles-lettres [1re éd. 1784-1785], par M. Domairon, Ancien Professeur des Belles-Lettres à l’École Militaire de Paris, Inspecteur général de l’Instruction publique ; Ouvrage adopté par la Commission des Livres classiques, pour l’usage des Lycées et des Écoles secondaires, 3e édition, revue, corrigée et augmentée, tome II, Paris, Deterville, 1807, 451 p. PDF : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Nejla Midassi (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Édition TEI).

Seconde partie.

Des Productions Littéraires. §

Précis des quatre âges de la Littérature. §

On ne saurait douter que les productions littéraires ne contribuent autant à former le cœur, qu’à orner l’esprit. Il est certain que les bons ouvrages des orateurs et des poètes, en offrant à nos yeux des tableaux agréables, enchanteurs, et sagement variés, nous apprennent, en même temps, une foule de vérités utiles et remplissent notre âme de sentiments nobles et vertueux, qui peuvent nous rendre meilleurs. Les Grecs sont les premiers peuples du monde, qui se soient immortalisés par ces sortes de productions. C’est à eux qu’appartient la gloire d’avoir créé les divers genres de littérature, et d’avoir enfanté des chefs-d’œuvre qui ont fixé jusqu’ici, et qui fixeront à jamais l’admiration de tous tes siècles éclairés et polis.

Siècle de Philippe et d’Alexandre. §

Homère s’élevant par l’effort de son seul génie, aux plus sublimes hauteurs de la poésie, en déploya dans l’épopée tout le feu, tout le coloris, toutes les richesses. Hésiode décrivit en vers les travaux de la campagne, et donna des préceptes sur le premier et le plus utile des arts. Ésope prêta dans l’apologue un langage aux animaux, pour instruire les hommes. L’élégant Anacréon embellit ses badinages de toutes les grâces d’une poésie douce et légère. Le fougueux Pindare chanta, sur le ton le plus énergique et le plus élevé, la puissance des Dieux et les exploits des héros. Eschyle, Sophocle et Euripide firent voir, sous l’appareil majestueux de la tragédie, les terribles effets des passions humaines. Aristophane et Ménandre livrèrent sur la scène comique, au fléau du ridicule, les travers et les vices de leurs concitoyens. Hérodote, Thucydide et Xénophon prirent les crayons de l’histoire, pour transmettre aux siècles futurs les événements des siècles passés. Démosthène défendit par les foudres de son éloquence, la liberté de sa patrie, contre la politique et les armes de Philippe. Platon, Aristote, et mille autres sages enseignèrent les principes et les lois de la morale. Théophraste marqua les divers caractères des hommes, avec autant de précision que de vérité. Enfin Théocrite, Moschus et Bion tracèrent dans leurs poésies une image charmante de la vie rustique, et des mœurs simples des bergers. La plupart de ces grands hommes fleurirent dans le siècle de Philippe et d’Alexandre ; âge heureux, qui est la première époque intéressante dans l’histoire de l’esprit humain.

Siècle de César et d’Auguste. §

Rome était encore presque sauvage, et n’ambitionnait que la gloire des conquêtes. Des ambassadeurs Athéniens s’y étant rendus pour une affaire particulière, tous les jeunes Romains qui les entendirent, furent ravis de leur éloquence. Le goût de cet art merveilleux s’empara de tous les esprits ; et les plus illustres citoyens de la république s’y distinguèrent. Bientôt la Grèce perdit sa liberté. Les arts exilés de ces belles contrées, vinrent établir leur empire dans Rome, et y brillèrent du plus vif éclat sous César et sous Auguste.

Plaute et Térence avaient déjà fait connaître la comédie. Cicéron, quoique moins nerveux que Démosthène, devint le modèle des grands orateurs. Lucrèce, né avec un génie des plus poétiques, l’employa, malheureusement, à préconiser un système non moins absurde qu’impie. Virgile entreprit avec succès d’égaler Homère dans l’épopée, Théocrite, dans le genre pastoral, et surpassa Hésiode dans le géorgique. Horace perfectionna le lyrique, en réunissant l’enthousiasme de Pindare à la douceur d’Anacréon, et fit oublier Lucile, qui avait été, chez les Romains, le père de la satire. Tibulle et Properce répandirent dans leurs vers élégiaques tout le pathétique du sentiment. Salluste, Tite-Live, César lui-même, et après eux, Quinte-Curce et Tacite écrivirent l’histoire, et portèrent à un degré supérieur l’art de peindre et de raconter. Phèdre fournit avec gloire la carrière que lui avait tracée Ésope. Ovide fit étinceler dans ses diverses poésies l’imagination la plus féconde et la plus heureuse. Perse, et bientôt après, Juvénal marchant sur les pas d’Horace, lancèrent avec vigueur les traits de la satire contre les vices de leur siècle. Sénèque, moraliste et poète, cultiva l’art des Sophocle et des Euripide, Lucain peignit, en vers dignes de l’épopée, les fureurs des discordes civiles dans les champs de Pharsale. Pline le jeune consacra le talent de l’éloquence, à louer un des plus parfaits modèles des bons souverains. Mais le règne de la belle nature avait alors fait place au règne du bel esprit. Vainement sous les successeurs d’Auguste, Tacite et Quintilien avaient lutté contre le mauvais goût qui défigurait l’éloquence et la poésie. L’enflure, le gigantesque, les jeux d’esprit, les faux brillants du tragique romain et du chantre de César, ne firent qu’en accélérer les progrès ; et le panégyriste de Trajan ne put en éviter la contagion.

Les peuples du nord inondèrent l’Italie. Le siège de l’empire Romain fut transféré à Constantinople. Les arts s’y réfugièrent, et y jetèrent par intervalles quelques faibles lueurs. Le reste de l’Europe fut plongé dans l’ignorance et dans la barbarie. Heureusement les moines s’occupaient, dans leur solitude, à copier des livres, et nous conservèrent ainsi les trésors de l’antiquité. Au milieu de ces ténèbres, les Troubadours, ou poètes Provençaux, firent entendre dans nos Provinces méridionales leurs naïves chansons. Mais le Dante et Pétrarque furent les premiers poètes, qui, en illustrant l’Italie, annoncèrent la renaissance des arts.

Siècle des Médicis. §

Quelque temps après, Constantinople tomba sous les efforts de la puissance Ottomane. Des savants de cette ville furent appelés dans les états des Médicis qui régnaient à Florence, et qui occupaient le trône de l’Église. Comblés des bienfaits de ces souverains, ils enseignèrent publiquement les langues anciennes ; et un des Lascaris, de la famille des empereurs de Nicée, ne dédaigna pas d’ouvrir une école de grammaire latine et grecque. Les chefs-d’œuvre de Rome et d’Athènes furent alors reproduits avec des commentaires, qui en découvraient les beautés. Une foule de poètes, d’orateurs, et d’historiens, firent revivre dans leurs belles productions la langue des anciens Romains. Érasme, le fléau du mauvais goût de son temps ; Vida, critique habile, et poète immortel ; Sadolet, Budé, Perpinien, Mariana, ce digne émule de Tacite, et mille autres savants illustres ouvrirent les sources de la bonne littérature.

L’Italie fut l’heureuse contrée, où les lettres et les arts fleurirent avec le plus d’éclat. Machiavel se distingua par la profondeur de son génie, et par l’élégance de sa diction. Guichardin excella dans le genre de l’histoire. L’Arioste enrichit sa patrie d’un poème admirable. Le Trissin fit luire dans l’épopée l’aurore du bon goût ; et le Tasse suivit d’un pas ferme et rapide les traces d’Homère et de Virgile.

En Portugal, le Camoëns cultiva la poésie épique avec de grands succès. En Angleterre, Shakespeare offrit dans ses poèmes tragiques, un mélange de beautés sublimes et de défauts monstrueux. En France, Marot charmait les esprits par ses poésies pleines d’enjouement et de naïveté ; de Thou crayonnait dans la langue des Césars les malheurs de son siècle, lorsque parurent Pibrac, Montaigne1 et Charron. Mais ces hommes de génie ne connurent point tous les agréments, dont notre langue était susceptible. Bientôt Malherbe les déploya dans une poésie noble, harmonieuse, énergique ; et après lui, Balzac donna du nombre, de la cadence et de la grâce au discours.

Siècle de Louis XIV. §

Le feu des guerres civiles embrasait la France. Richelieu, après avoir pacifié le royaume, établissait la balance de l’Europe, lorsque le grand Corneille, père de notre Théâtre, créa une tragédie nouvelle, et partagea le laurier de Sophocle. Patru, le Maistre, et Gautier commençaient alors à introduire la vraie éloquence dans le barreau. Louis XIV monta sur le trône ; et bientôt il se fit une révolution étonnante dans le gouvernement, l’esprit, et les mœurs de tous les peuples de l’Europe.

Tandis que Milton publiait en Angleterre son poète épique, on vit éclore parmi nous des prodiges, des chefs-d’œuvre en tous les genres. Ce siècle des lumières et du vrai goût n’eut presque rien à envier aux beaux siècles d’Alexandre, d’Auguste et des Médicis. La Rochefoucauld fit un portrait achevé du cœur de l’homme. Molière enleva le sceptre de la comédie aux Grecs et aux Latins, et le laissa entre les mains de Regnard. La Fontaine, supérieur à Ésope et à Phèdre, montra l’apologue avec toute la perfection, imaginable. Pascal fit éclater dans ses divers écrits le génie le plus pénétrant, le plus sublime et le plus vigoureux. Bourdaloue, Bossuet, Massillon, Fléchier, donnèrent à l’éloquence sacrée autant de force, d’agréments et de majesté, que Démosthène et Cicéron en avaient donné à l’éloquence profane. Boileau suivit de près Horace, et laissa derrière lui Perse et Juvénal. Madame Deshoulières offrit dans ses Idylles de vrais modèles de poésies bucoliques. Racine se montra le digne rival d’Euripide. Quinault2 créa et perfectionna le spectacle lyrique. La Bruyère égala Théophraste. Fénelon3 étala dans une poésie non rimée tout le merveilleux de l’épopée. L’éloquent Bossuet, d’Orléans, et après eux Vertot, manièrent avec le plus grand succès lest pinceaux de l’histoire.

Au commencement du siècle dernier, d’Aguesseau, Cochin, et Normant furent par leur éloquence, les lumières du barreau D’Avrigny, Rollin et Bougeant se distinguèrent dans le genre historique. Rousseau tira de la lyre des sons qu’Horace et Pindare n’eussent point désavoués. Destouches et Piron produisirent des chefs-d’œuvre dignes de Molière ; Crébillon eut la gloire de balancer Eschyle ; et Voltaire, incomparable dans les poésies légères, à qui notre scène doit une partie de ses richesses, fit d’heureux efforts pour atteindre à la couronne épique.

Tels sont les grands hommes, qui ont illustré, dans les divers genres de littérature les quatre fameux siècles, qu’on appelle, par excellence, les siècles des arts. Revenons aux productions littéraires.

Origine et principe des beaux-arts §

Les arts en général ont été inventés, les uns pour le seul besoin de l’homme ; ce sont les arts mécaniques : les autres pour son plaisir et son utilité tout à la fois ; ce sont les beaux-arts, appelés libéraux, parmi lesquels l’éloquence et la poésie tiennent le premier rang. Quoiqu’il ne soit question dans cet ouvrage que de ces deux arts, je dois nommer ici les cinq autres, qui sont l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la danse. On ne peut avoir aucune connaissance précise de l’époque où les arts furent inventés. Mais on a formé sur leur origine des conjectures bien vraisemblables, que je vais rapporter succinctement.

Des antres creusés par la nature, dans le sein de la terre ou des rochers ; des arbres touffus, dont les branches étaient entrelacées, servirent d’abord de retraite aux premiers hommes errants et dispersés. Ils ne tardèrent pas à concevoir la possibilité de rendre ces demeures plus solides et plus commodes. Pour y parvenir, ils élevèrent des murs de terre détrempée, dans les petits espaces qui se trouvaient entre les troncs des arbres ; et ils remplirent, par d’autres branches, ou par des roseaux joints ensemble, le vide des branches qui formaient le toit de l’habitation. De là, l’origine de l’architecture.

Des besoins réciproques forcèrent les premiers hommes à se communiquer, par la parole, leurs pensées et leurs sentiments. Celui qui les exprimait avec plus de justesse et d’agrément, captiva l’attention des autres, et se fit écouter avec plaisir. Aidé des lumières d’une raison droite et sage, il entrevit des vérités qui devaient être utiles à ses semblables ; telles que l’établissement de certaines lois générales, la fixation des propriétés particulières, les heureux effets d’une union stable et permanente, etc. Il leur exposa ces vérités ; et il vint à bout d’éclairer leur esprit, en leur faisant concevoir ses propres idées ; d’échauffer leur âme, en leur faisant éprouver ses propres sentiments. De là, l’origine de l’éloquence.

Tous les hommes apportent en naissant l’idée d’un être suprême. Ceux-ci, réunis en petites sociétés, devaient par conséquent en reconnaître l’existence, et lui rendre une espèce de culte. Un d’entre eux admirant ces chefs-d’œuvre dont l’univers est rempli, se forma une idée, quoique bien imparfaite, de leur auteur, dont il entreprit de publier la gloire. Plongé, en quelque façon, dans l’extase, mais emporté tout à coup par une imagination vive et ardente, il se représenta sous une forme visible les attributs du souverain créateur : il prêta un corps et une âme aux différents êtres sortis de ses mains, et les traça de même dans un langage plus agréable, plus riche, et, bien plus élevé que le langage ordinaire. De là, l’origine de la poésie, inventée d’abord en l’honneur de la divinité. Le même homme, sans doute, admirant ceux de ses semblables, qui, dans des occasions périlleuses, s’étaient signalés par leur force ou leur adresse, fit un récit pompeux de leurs actions, en y ajoutant même quelques circonstances vraisemblables, qui leur donnaient un plus grand éclat. De là encore, l’origine de la poésie, inventée pour célébrer les héros.

Nous naissons avec la faculté de varier les accents de notre voix. Quand les premiers hommes entendirent le ramage et le concert naturel des oiseaux, celui en qui l’organe de l’ouïe était plus sensible et plus délicat, dut en être plus vivement ému que les autres. Cette émotion le porta à tenter de combiner ces sons, et de les imiter d’une manière agréable à l’oreille. Il fit, sans doute, un pareil essai, après avoir été affecté des divers tons, sur lesquels les hommes s’exprimaient, selon le sentiment ou la passion dont ils étaient agités. De là, l’origine de la musique. Dans la suite, le sifflement des vents, le bruit sourd que rendent les corps creux, quand on les frappe, donnèrent lieu à l’invention des instruments.

Il est bien naturel à l’homme de faire éclater la joie qui le transporte, non seulement par la sérénité de son visage, par le feu et la vivacité de ses regards, mais encore par certaines attitudes et certains mouvements du corps. C’est ce que firent les premiers hommes. Un d’entre eux observa ces attitudes et ces mouvements. Il essaya, en les réglant par le son de la voix, de les faire avec grâce et avec mesure. De là, l’origine de la danse.

Enfin, parmi ces premiers hommes, enchantés du spectacle si varié que leur offrait la nature, il était impossible qu’il ne s’en trouvât point qui fixassent principalement leur attention sur les objets les plus proches d’eux. Lors même que nous jouissons, nous cherchons à augmenter, à doubler, pour ainsi dire, nos jouissances. Ce fut, sans doute, dans cette vue, qu’un observateur imagina de donner à un morceau d’argile ou de cire, la forme d’un objet qu’il avait sous les yeux. De là, l’origine de la sculpture.

Il est très probable que, dans le même temps, on entreprit de tracer, sur une superficie plate, l’image d’un objet avec ses couleurs naturelles. De là, l’origine de la peinture.

On sent que les premières ébauches de ces arts durent être bien informes et bien grossières. Mais les arts ne furent pas moins inventés. Le temps, l’expérience et le goût les ont élevés à ce point de grandeur et de beauté où nous les voyons.

Après cette notion, quoique très superficielle, de l’origine des beaux-arts, il est bien facile de reconnaître un principe qui leur est commun ; principe qui, comme l’ont dit tous les anciens et tous les modernes, est l’imitation de la belle nature. On voit, en effet, que l’éloquence et la poésie l’imitent par les diverses formes et les divers agréments du discours ; l’architecture, par les masses ; la sculpture, par le relief ; la peinture, par les couleurs ; la musique, par les sons inarticulés ; la danse, par les mouvements et les attitudes du corps. Mais en quoi consiste cette imitation de la belle nature ? C’est ce que je vais tâcher d’expliquer en peu de mots, et sans m’élever au-dessus de la portée des jeunes gens.

Imitation signifie ici une représentation exacte et fidèle d’un objet. C’est comme lorsque le portrait qu’on a fait d’une personne, ressemble à la personne même. Par la nature, on entend tous les objets qui existent, et tous ceux qui peuvent exister, c’est-à-dire, auxquels notre imagination peut donner une existence réelle. Par la belle nature, on entend ces mêmes objets présentés avec toute la perfection dont ils sont susceptibles. Il faut qu’ils soient parfaits en eux-mêmes, pour qu’ils plaisent à notre esprit ; voilà le beau ; qu’ils aient un rapport intime avec nous, pour qu’ils intéressent notre cœur ; voilà le bon. Quelques comparaisons familières vont répandre une vive lumière sur ces définitions.

Un peintre nous offre, sur la toile, un jardin que nous avons vu, et tel que nous l’avons vu dans toutes ses parties, avec tous ses ornements. Voilà une imitation de la nature, c’est-à-dire, une représentation fidèle d’un objet qui existe réellement.

Ce même peintre trace, sur la toile, un jardin qu’il a lui-même entièrement imaginé. Personne n’en a jamais vu de semblable à celui-ci. La forme en est toute singulière ; la disposition de ses compartiments est tout à fait neuve et originale, sans que pourtant cette forme, cette disposition choquent en rien la raison et le jugement des bons connaisseurs. Voilà encore une imitation de la nature, c’est-à-dire, la représentation d’un objet qui n’existe pas, mais qui, dans l’ordre physique des choses, peut exister.

Supposons que ce jardin existant, ou ce jardin possible, offre, dans sa forme, la plus exacte régularité dans ses compartiments, l’arrangement le plus convenable et la plus juste proportion ; dans les ornements dont il est décoré, la plus riche variété : fleurs, fontaines, cascades, allées, berceaux, grottes, cabinets de verdure, sièges de mousse, etc., rien d’agréable n’y manque ; tout y est de la plus grande beauté ; tout s’y réunit pour tenir nos yeux dans une espèce d’enchantement. Voilà une imitation de la belle nature, c’est-à-dire, une représentation fidèle d’un objet aussi parfait que nous pouvons le concevoir. Voilà le beau, qui frappe notre esprit, qui le ravit d’admiration.

Supposons encore que dans ce jardin l’utile se trouve joint à l’agréable. Ici ce sont des arbres chargés de fruits d’un goût exquis : là, ce sont des herbes odoriférantes, et des végétaux, qui peuvent nous servir d’aliment : plus loin, ce sont des plantes salutaires, dont l’usage peut soulager ou guérir les maux de l’humanité souffrante. Voilà le bon, qui a un rapport intime avec nous, qui intéresse notre cœur.

On voit bien que ce que je dis ici du peintre, doit s’appliquer à l’écrivain. Ce que le premier fait par les couleurs, le second le fait par l’expression. Si donc un écrivain nous trace le caractère d’un roi, connu dans l’histoire, ou qui n’a pas existé, mais qui a pu exister ; il imitera la nature. S’il nous représente ce caractère aussi élevé, aussi vertueux qu’il puisse l’être, et comme ayant été le principe des plus grandes et des plus brillantes actions que ce souverain a faites, ou qu’il a pu faire vraisemblablement ; il imitera la belle nature, il nous montrera le beau qui plaira à notre esprit. S’il ajoute que les actions de ce monarque ont produit le bonheur de ses sujets, il nous présentera le bon qui intéressera notre cœur.

Peu importe que ces objets imités, lorsqu’ils sont physiques, soient agréables ou désagréables à la vue, soient nobles ou bas, grands ou petits. Peu importe, lorsqu’ils sont moraux, qu’ils excitent en nous l’amour ou la haine, l’horreur ou l’admiration, le mépris ou l’estime. Une campagne aride, hérissée de ronces et d’épines, et un coteau riant, couvert des fruits et de moissons, un reptile qui se traîne dans la fange des marécages, et un aigle qui plane au sommet des airs ; le caractère d’un Néron, l’opprobre du genre humain, et celui d’un Titus, les délices de son peuple ; le caractère du menteur, lâche et impudent, et celui de l’ami ferme et courageux de la vérité, tiennent également à la belle nature, lorsqu’ils sont bien imités, c’est-à-dire, représentés avec tous les traits qui les rendent parfaits chacun dans son espèce.

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux.
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux4.

Ce n’est cependant point cet objet odieux qui nous plaît en lui-même. C’est la description vraie qui nous en est tracée, « Tout ce qui consiste en imitation, dit Aristote5, est agréable, quand bien même ce qui aurait été imité, serait très désagréable en soi. Car le plaisir qu’on a de voir une belle imitation, vient, non pas précisément de ce qui a été imité, mais de notre esprit, qui fait alors, en lui-même, cette réflexion et ce raisonnement, qu’en effet il n’est rien de plus ressemblant, et qu’on dirait que c’est la chose même, et non pas une simple représentation ».

Ainsi, quand nous lisons une description bien faite de l’âme d’un scélérat, notre esprit est agréablement flatté, parce qu’il compare cet objet représenté, avec l’objet imité, et qu’il trouve que l’imitation est exacte et fidèle, voyant que l’âme de ce scélérat ressemble à celle d’un ou de plusieurs scélérats qui existent, ou qui peuvent exister. Il est vrai que l’âme de ce scélérat, ainsi décrite, inspire à notre cœur le plus vil mépris, l’aversion la plus forte. Mais c’est là l’effet que voulait produire l’écrivain, lorsqu’il nous en a offert la description.

Dans la prose, comme dans la poésie, la belle nature est imitée ; c’est-à-dire, que dans la prose, les objets réels ou possibles, et aussi beaux qu’ils puissent l’être, sont exprimés et décrits par le discours libre ; et dans la poésie, par le discours mesuré. Le discours libre n’est assujetti ni au nombre des syllabes, ni à la contenance des sons. Le discours mesuré y est assujetti, et consiste, par conséquent, dans un certain arrangement des mots, suivant des règles déterminées.

Si le prosateur décrit un objet avec cette vérité, cette force, qui touche, remue, persuade ; si, par exemple, dans la vue de nous inspirer de l’horreur pour la flatterie, il nous en expose toute la bassesse, toute la lâcheté, toute la honte, et nous laisse intimement persuadés qu’elle ne doit jamais avilir notre âme ; ce prosateur sera éloquent. Si le versificateur décrit un objet avec cet art, ce coloris qui nous fait prendre l’image de l’objet pour l’objet même ; si, par exemple, en nous traçant les agréments de la campagne, il nous en fait une description si vive et si animée, que nous croyions être transportés au milieu des champs, voir de nos propres yeux les beautés que la nature y étale, et partager même, avec ceux qui les habitent, les plaisirs purs qu’ils y goûtent, ce versificateur sera vraiment poète.

Règles pour les ouvrages de littérature §

Ce que je viens de dire, doit faire juger qu’il y a des règles pour la composition des ouvrages de littérature ; règles qui, émanées de la saine raison, fondées sur la nature du cœur humain, sont invariables, et indépendantes du caprice des hommes, et qui, par conséquent, ont été et seront les mêmes dans tous les temps et chez toutes les nations. Ces règles sont au nombre de six, dont les trois premières servent à faire un bon ouvrage, et les trois autres, à le rendre aussi parfait qu’il puisse l’être.

Ce sont, 1º. La vérité : elle consiste dans l’exacte représentation des seuls objets, ou réels, ou vraisemblables, on possibles. 2º. L’ordre : il consiste dans la disposition et l’arrangement des parties qui doivent former l’ensemble d’un ouvrage. 3º. La proportion : elle consiste dans l’assortiment convenable et l’accord mutuel de ces parties. 4º. L’agrément : il consiste dans le judicieux emploi des richesses du style, et des divers autres ornements. 5º. L’utilité : elle consiste dans des instructions salutaires, relatives à nos besoins et à notre bonheur. 6º. L’honnêteté : elle consiste dans le respect pour la vertu, que l’auteur de la nature a gravée dans notre âme en caractères ineffaçables.

Ainsi un ouvrage est bon, lorsque les choses, dont il est composé, sont vraies ou vraisemblables ; lorsqu’elles sont bien disposées et bien arrangées ; lorsqu’elles sont bien assorties, et qu’elles se conviennent réciproquement. Ce même ouvrage est parfait, lorsqu’il est bien écrit, lorsqu’il est instructif, lorsqu’il respire la vertu. Mais il est bien essentiel d’observer qu’un ouvrage, où cette vertu ne serait pas respectée, réunît-il d’ailleurs toutes les autres qualités requises, serait, à juste titre, regardé comme mauvais parce que, si l’on a eu raison de dire : rien n’est beau que le vrai ; on doit dire avec plus de raison encore : rien n’est beau que l’honnête.

Telles sont les règles fondamentales de toutes les productions littéraires en général. Mais chaque espèce d’ouvrages en a de particulières, qui se rapportent toutes à celles-là ; et ce sera dans l’exposition de celles-ci, que les premières se trouveront suffisamment développées.

En fait d’ouvrages de littérature, l’esprit est dans l’homme la faculté de penser et de raisonner ; le génie, la faculté d’imaginer et d’inventer ; le goût, la faculté de discerner et de sentir. Quoique ces trois facultés de l’âme concourent toutes ensemble et en même temps à la composition d’un bon ouvrage, il est cependant vrai de dire que la principale fonction de l’esprit est de choisir le sujet ; celle du génie, de créer le plan ; celle du goût, de fournir les embellissements. Or les règles aident l’esprit dans le choix du sujet, soutiennent le génie dans la création du plan, dirigent le goût dans la distribution des ornements. Les règles servent de guide et de flambeau, pour qu’on puisse voir si le sujet est bien choisi, si le plan est bien construit, si les ornements sont bien assortis. Elles sont donc d’une nécessité indispensable, et à l’auteur qui compose, et à l’amateur qui juge. S’ils les ignorent, l’un se flatterait en vain de produire de bons ouvrages ; l’autre de les bien apprécier. L’homme même, qui ne lit que pour distraire son ennui, retire de la connaissance de ces règles, les plus grands avantages. Elles lui font découvrir, non seulement mille beautés qui lui seraient échappées, mais encore la source et le principe de celles qui le frappent ; et l’on conçoit aisément que cette découverte doit ajouter beaucoup au sentiment agréable, que lui cause la lecture d’un bel ouvrage.

Je vais diviser cette Partie en deux Sections. Dans la première, seront exposées les règles des ouvrages en prose, et dans la seconde, celles des ouvrages en vers.

Section I.

Des Ouvrages en Prose. §

Pour n’omettre aucun des principaux ouvrages en prose, je parlerai du discours oratoire et de ses différentes espèces, du genre historique, des ouvrages didactiques et du roman.

Chapitre I.

Du Discours oratoire. §

Le discours oratoire est le vaste champ où l’éloquence peut étaler ses plus grandes richesses les distribuant, néanmoins, d’une manière proportionnée au sujet qu’elle traite, et. au lieu où elle se montre ; soit que, dans nos temples, elle annonce aux peuples les vérités augustes de la religion, et qu’elle loue les saints et les héros ; soit que, dans le sanctuaire de la justice, elle défende la fortune, la vie et l’honneur des citoyens ; soit que, dans les sociétés littéraires, elle embrasse des objets relatifs aux sciences et aux arts ; soit qu’enfin, dans les assemblées des nations, ou dans les cabinets des rois, elle discute les intérêts des peuples et des souverains. On voit par là, que le discours oratoire est un discours composé pour des occasions publiques et brillantes. Quelque matière que traite l’orateur, il faut d’abord qu’il trouve les choses qu’il doit dire, c’est l’invention ; qu’il les mette ensuite dans un ordre convenable, c’est la disposition ; qu’il les exprime enfin de la meilleure manière, c’est l’élocution.

Ces trois opérations ont lieu, non seulement dans le discours oratoire, mais encore dans la poésie et dans les autres arts, en un mot, dans toutes les productions du génie. On sent bien que le prosateur, le poète, l’artiste qui veut faire un ouvrage, doit nécessairement inventer ou choisir le sujet, en arranger les différentes parties, et l’embellir de tous les ornements dont il est susceptible.

Article I.
De l’Invention. §

Il ne s’agit point ici de cette invention, qui produit des idées neuves, ou du moins les plus solides, les plus nobles, et les plus convenables à la matière qu’on traite ; qui découvre et saisit dans les objets ce vrai beau, que les esprits ordinaires n’y voient pas, ou qui revêt d’une grâce, d’une beauté nouvelle ce qu’ils y voient ; qui, embrassant un sujet dans toute son étendue, et le circonscrivant dans ses véritables limites, crée un plan vaste, mais tout à la fois simple, clair, juste et exact. Elle est le fruit du génie, c’est-à-dire, du concert de l’imagination qui embellit les objets, et du jugement qui conduit toujours l’esprit au vrai, et par conséquent au beau ; génie que l’étude et les préceptes ne peuvent point donner, mais qu’ils peuvent seuls diriger et perfectionner.

Il est seulement question de cette invention oratoire, qui est un effet de l’art, et au moyen de laquelle, l’orateur peut aisément trouver les choses qui doivent composer son discours. L’objet qu’il se propose, est de persuader ; et pour en venir à bout, il doit, comme je l’ai déjà dit ailleurs, instruire, plaire et toucher, quoiqu’il arrive quelquefois qu’un seul de ces moyens suffit. Il doit instruire, c’est-à-dire, éclairer l’esprit, en faisant connaître la vérité ; plaire, c’est à-dire, flatter l’imagination, en faisant admirer cette vérité ; toucher, c’est-à-dire, maîtriser l’âme, en faisant sentir tout le poids et toute la force de cette vérité. Or, pour instruire, il faut qu’il fasse usage des preuves : pour plaire, il faut qu’il peigne les mœurs : pour toucher, il faut qu’il excite les passions. À chacune de ces trois choses se rapporte spécialement chacun des trois genres d’éloquence dont nous avons parlé ; le genre simple, aux preuves que l’orateur veut développer ; le genre fleuri, aux mœurs qu’il veut peindre ; le genre sublime, aux passions qu’il veut exciter. Mais il est bon d’observer ici que ces trois choses peuvent se trouver, et se trouvent quelquefois ensemble. Bien souvent l’orateur, en faisant valoir une preuve, peint en même temps les mœurs, et excite les passions.

I. Des Preuves. §

L’orateur qui se propose d’instruire, doit exposer clairement la vérité qu’il veut faire connaître. Mais après l’avoir exposée, il faut qu’il l’établisse, et la prouve si solidement, qu’elle ne puisse point être révoquée en doute. Quelles sont donc les sources, où il peut puiser ses preuves ?

L’invention les lui indique : ce sont de certains chefs généraux, appelés lieux communs, parce qu’ils appartiennent à tous les genres d’oraison, à toutes les matières qui sont du ressort de l’éloquence. Ils sont intérieurs, ou extérieurs. Les lieux intérieurs sont dans le sujet même : les extérieurs sont hors du sujet-.

Lieux oratoires intérieurs. §

Les principaux lieux intérieurs (car il serait trop long et même inutile de les parcourir tous) sont la définition, l’énumération des parties, la similitude les contraires et les circonstances.

Définition. §

La Définition n’est, en elle-même, qu’une explication courte, simple et claire de la nature d’une chose. Mais l’orateur, loin de se borner à cette explication, s’attache à développer d’une manière étendue et ornée la nature de ce qu’il définit. Il emploie ce lieu commun, pour prouver que ce qu’il dit d’une chose, est vrai. Fléchier, dans son oraison funèbre de Turenne6, veut faire voir combien il faut de prudence à un général, pour conduire ses soldats ; pour se faire craindre, sans se mettre en danger d’être haï ; pour se faire aimer, sans perdre un peu de l’autorité, et sans relâcher de la discipline militaire. En conséquence, il définit une armée ; et l’on va voir que cette définition est une bien forte preuve de la vérité qu’il veut établir.

« Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes, qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie : c’est une troupe d’hommes armés, qui suivent aveuglément les ordres d’un chef, dont ils ne savent pas les intentions : c’est une multitude d’âmes, pour la plupart, viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants : c’est un assemblage confus de libertins, qu’il faut assujettir à l’obéissance ; de lâches, qu’il faut mener au combat ; de téméraires, qu’il faut retenir ; d’impatients, qu’il faut accoutumer à la confiance ».

Le père de Neuville, dans son oraison funèbre du cardinal de Fleuri7, pour prouver que le principe de l’élévation de ce ministre fut le mérite, mais un mérite connu, estimé, éprouvé, qui ne s’élève à des emplois plus distingués, qu’en se montrant supérieur aux places qu’il occupe, nous trace cette brillante description de la cour ; description qui en est une définition bien exacte et bien vraie.

« Après avoir acquis les richesses de la littérature, et percé les profondeurs respectables de la religion, l’abbé de Fleuri paraît à la cour, avec cette physionomie heureuse, que Dieu imprime sur le front des hommes qu’il prépare aux hautes destinées. Là, sur ce théâtre changeant et mobile, où la scène varie à chaque instant ; où, sous les apparences du repos, règne le mouvement le plus rapide : dans cette légion d’intrigues cachées, de perfidies ténébreuses, de méchanceté profonde et réfléchie : dans cette région, où l’on respecte, sans estimer ; où l’on applaudit, sans approuver ; où l’on sert, sans aimer ; où l’on nuit, sans haïr ; où l’on s’offre par vanité ; où l’on se promet par politique ; où l’on se donne par intérêt : où l’on s’engage sans sincérité ; où l’on se retire, où l’on s’abandonne sans bienséance et sans pudeur : dans ce labyrinthe de détours tortueux, où la prudence marche au hasard ; où la route de la prospérité mène si souvent à la disgrâce ; où les qualités nécessaires pour avancer, sont souvent un obstacle qui empêche de parvenir ; où vous n’évitez le mépris, que pour tomber dans la haine ; où le mérite modeste est oublié, parce qu’il ne s’annonce pas ; où le mérite qui se produit, est écarté, opprimé, parce qu’on le redoute ; où les heureux n’ont point d’amis, puisqu’il n’en reste point aux malheureux : là, dès les premiers pas que l’abbé de Fleuri fait dans ces sentiers embarrassés, on croirait qu’il les a parcourus mille fois… Il apporte à la cour les talents qu’on vient y chercher ; il n’y prend aucun des vices qu’elle a coutume de donner… Les sociétés du goût le plus fin, le plus délicat et le plus difficile, le reçoivent, l’appellent et l’invitent… Il se concilie tous les esprits ; il obtient tous les suffrages ».

On peut juger, par ces deux exemples, que ce lieu commun fournit, à l’éloquence, de bien brillants morceaux. On voit aussi que l’orateur définit les choses bien autrement que le philosophe, qui en donne une définition sèche et entièrement dénuée d’ornements.

Énumération des parties. §

L’Énumération des parties consiste à diviser un tout en ses parties. L’orateur en fait usage, lorsque pour établir ou pour prouver une vérité, il entre dans tous les détails qui y ont rapport. Bossuet, dans son oraison funèbre de Henriette-Marie de France8, reine d’Angleterre, prévient ses auditeurs que ce discours va leur offrir un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Pour le prouver, voici comment il fait l’énumération des plus grands événements, qui composent la vie de cette princesse.

« Vous verrez, dans une seule vie, toutes les extrémités des choses humaines ; la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accumulé sur une tête, qui, ensuite, est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains ; des changements inouïs, la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite en trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes ; l’océan étonné de se voir traversé tant de fois, en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois : ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs ».

Similitude. §

La Similitude est la convenance qui se trouve entre deux ou plusieurs choses : elle n’est, au fond, qu’une comparaison. L’orateur s’en sert, lorsqu’il veut développer une vérité, la rendre plus claire et plus sensible, et la mettre à la portée des esprits les plus ordinaires. C’est ce que fait le P. Bourdaloue, dans cet endroit de son sermon sur la Providence.

« Le mondain croit qu’un état ne peut être bien gouverné que par la sagesse et le conseil d’un prince. Il croit qu’une maison ne peut subsister sans la vigilance et l’économie d’un père de famille. Il croit qu’un vaisseau ne peut être bien conduit sans l’attention et l’habileté d’un pilote ; et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer, cette famille bien réglée, ce royaume dans l’ordre et dans la paix, il conclut, sans hésiter, qu’il y a un esprit, une intelligence qui y préside. Mais il prétend raisonner tout autrement à l’égard du monde entier ; et il vent que sans providence, sans prudence, sans intelligence, par un effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l’ordre merveilleux où nous le voyons. N’est-ce pas aller contre ses propres lumières, et contredire sa raison » ?

On peut comprendre, dans ce lieu commun, les exemples : ils servent, à appuyer les preuves et à en montrer la certitude. C’est ainsi que Massillon, dans son sermon sur le jeûne, après en avoir prouvé la nécessité, la confirme encore davantage par ces exemples.

« David9 était un prince, que les délices de la royauté auraient dû, sans doute, amollir. Lisez dans les divins cantiques l’histoire de ses austérités, et voyez quel fut le détail triste et édifiant de sa pénitence ; et si vous croyez que le sexe vous donne là-dessus quelque privilège, Esther10, au milieu des plaisirs d’une cour superbe, savait affliger son âme par le jeûne, et se dérober aux réjouissances publiques, pour offrir à Dieu, dans le fond d’un appartement, le pain de sa douleur et le sacrifice de ses larmes ».

Contraires. §

Les Contraires sont d’un grand usage dans le discours oratoire, et y font un très bel effet : ils sont comme les ombres dans un tableau. L’orateur les emploie lorsque, voulant expliquer une chose, il dit d’abord que ce n’est pas cette chose. Cicéron emploie ce lieu commun, lorsqu’il dit que le consulat est caractérisé, non par les haches, les faisceaux, les licteurs, la robe prétexte, en un mot, par l’appareil extérieur qui l’accompagne, mais par l’activité, la sagesse, la vigilance, l’amour de la patrie, etc. C’est de cette même manière que Fléchier nous fait connaître la vraie valeur, dans cet endroit de son oraison funèbre de Turenne11.

« Son courage, qui n’agissait qu’avec peine dans les malheurs de sa patrie, sembla s’échauffer dans les guerres étrangères ; et l’on vit redoubler sa valeur N’entendez pas par ce mot, une hardiesse vaine, indiscrète, emportée, qui cherche le danger pour le danger même ; qui s’expose sans fruit, et qui n’a pour but que la réputation, et les vains applaudissements des hommes. Je parle d’une hardiesse sage et réglée ; qui s’anime à la vue des ennemis ; qui dans le péril même pourvoit à tout et prend tous ses avantages, mais qui se mesure avec ses forces ; qui entreprend les choses difficiles, et ne tente pas les impossibles ; qui n’abandonne rien au hasard de ce qui peut être conduit par la vertu ; capable enfin de tout oser, quand le conseil est inutile, et prête à mourir dans la victoire, ou à survivre à son malheur, en accomplissant ses devoirs ».

Le même orateur nous fournit un autre bien bel exemple de ce lieu commun, dans cet endroit de son oraison funèbre de Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière12, dauphine de France.

« Si je venais déplorer ici la mort imprévue de quelque princesse mondaine, je n’aurais qu’à vous faire voir le monde avec ses vanités et ses inconstances ; cette foule de figures qui se présentent à nos yeux et s’évanouissent ; cette révolution des conditions et de fortunes qui commencent et qui finissent, qui se relèvent et qui retombent ; cette vicissitude de corruptions tantôt secrètes, tantôt visibles, qui se renouvellent ; cette suite de changements en nos corps par la défaillance de la nature, en nos âmes par l’instabilité de nos désirs ; enfin ce dérangement universel et continuel des choses humaines, qui, tout naturel et tout désordonné qu’il semble à nos yeux, est pourtant l’ouvrage de la main toute-puissante de Dieu, et l’ordre de sa providence. Mais, grâce au Seigneur, je viens louer une princesse plus grande par sa religion que par sa naissance, et vous montrer, au lieu des fragilités de la nature, les effets constants de la grâce ; des vertus évangéliques pratiquées en esprit et en vérité ; des sacrements reçus avec des sentiments d’une dévotion exemplaire ; des prières attentives et persévérantes ; une volonté soumise et conforme à la conduite de Dieu sur elle ; des souffrances unies à celles de Jésus-Christ crucifié ; des consolations venues du sein du père des miséricordes ; des espérances immobiles, fondées sur celui qui dit dans l’écriture : Je suis Dieu, je ne change point ».

Circonstances. §

Les Circonstances, un des lieux oratoires les plus féconds, sont les particularités qui accompagnent une action. Elles comprennent l’action même, la personne qui l’a faite, le lieu où elle l’a faite, les moyens qu’elle a pris pour la faire, les motifs qui l’y ont engagée, la manière dont elle l’a faite, et le temps où elle l’a faite. On sent qu’elles doivent donner un grand poids et une grande force aux preuves. Un orateur qui voudra, par exemple, faire sentir toute l’énormité d’un crime, en viendra aisément à bout, s’il en rapporte toutes les circonstances. Il en sera de même d’une belle action C’est par ce moyen que Bossuet relève une des plus mémorables victoires du grand Condé13, celle de Fribourg14. Voici ce morceau frappant :

« Arrêtez ici vos regards. Il se prépare contre le Prince quelque chose de plus formidable qu’à Rocroi15 ; et pour éprouver sa vertu, la guerre va épuiser toutes ses inventions et tous ses efforts. Quel objet se présente à mes yeux ! Ce ne sont pas seulement des hommes à combattre ; ce sont des montagnes inaccessibles ; ce sont des ravines et des précipices d’un côté ; c’est de l’autre un bois impénétrable, dont le fond est un marais ; et derrière, des ruisseaux, de prodigieux retranchements ; ce sont partout des forts élevés, et des forêts abattues qui traversent des chemins affreux ; et au-dedans, c’est Merci16 avec ses braves Bavarois, enflés de tant de succès et de la prise de Fribourg ; Merci, qu’on ne vit jamais reculer dans les combats ; Merci, que le prince de Condé et le vigilant Turenne17 n’ont jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand témoignage, que jamais il n’avait perdu un seul moment favorable, ni manqué de prévenir leurs desseins, comme s’il eût assisté à leurs conseils. Ici donc, durant huit jours, et à quatre attaques différentes, on vit tout ce qu’on peut soutenir et entreprendre à la guerre. Nos troupes semblent rebutées autant par la résistance des ennemis, que par l’effroyable disposition des lieux ; et le Prince se vit quelque temps comme abandonné. Mais, comme un autre Machabée18, son bras ne l’abandonna pas, et son courage, irrité par tant de périls, vint à son secours. On ne l’eut pas plutôt vu pied à terre, forcer le premier ces inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna tout après elle. Merci voit sa perte assurée : ses meilleurs régiments sont défaits : la nuit sauve les restes de son armée. Mais que des pluies excessives s’y joignent encore, afin que nous ayons, à la fois, avec tout le courage et tout l’art, toute la nature à combattre. Quelque avantage que prenne un ennemi habile autant que hardi, et dans quelque affreuse montagne qu’il se retranche de nouveau ; poussé de tous côtés, il faut qu’il laisse en proie, au duc d’Enghien19, non seulement son canon et son bagage, mais encore tous les environs du Rhin20. Voyez comme tout s’ébranle. Philipsbourg21 est aux abois en dix jours, malgré l’hiver qui approche ; Philipsbourg, qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. Worms22, Spire23 Mayence24, Landau25, vingt autres places de nom ouvrent leurs portes. Merci ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur. Ce n’est pas assez : il faut qu’il tombe à ses pieds, digne victime de sa valeur ; Nordlingue26 en verra la chute ».

On a dû juger que ces lieux communs ne conviennent pas, exclusivement, au discours oratoire. Ils y sont d’un plus fréquent usage que partout ailleurs. Mais on les emploie bien souvent dans toutes sortes d’ouvrages en prose, et dans la poésie même. Il n’est pas rare que le dissertateur, le romancier, le poète, dans la vue d’instruire, de plaire ou de toucher, dormant des définitions étendues et ornées ; qu’ils entrent dans des détails ; fassent des comparaisons, mettent sous les yeux des exemples, opposent plusieurs tableaux entre eux, rapportent toutes les circonstances d’un événement, etc.

Lieux oratoires extérieurs. §

Les lieux oratoires extérieurs, c’est à-dire, ceux qui sont placés hors du sujet, ne sont pas les mêmes pour toutes les espèces de discours. Chacune a les siens propres, que j’indiquerai en parcourant ces différentes espèces. Le seul lieu oratoire extérieur qui puisse trouver place dans tous les ouvrages, soit en prose, soit en vers, est l’imitation que je vais faire connaître.

Imitation. §

Le mot imiter, dans le sens le plus général et le plus étendu, signifie ici, prendre l’esprit, le génie, le caractère et le style d’un auteur. L’imitateur se transforme tellement en l’auteur imité, qu’ils ne paraissent être qu’un seul et même écrivain, quoiqu’on ne puisse désigner aucun trait particulier que l’un ait emprunté de l’autre. Il semble que tous les deux ont la même manière de retenir dans leur imagination les impressions des objets, de saisir et de concevoir les idées, de les combiner et de les lier ensemble, de leur donner l’âme et la vie par le coloris de l’expression. Cette manière d’imiter exige, dans l’imitateur, non seulement l’attention la plus sérieuse sur son modèle, l’étude la plus constante et la plus réfléchie de ses ouvrages, mais encore quelque germe, quelques étincelles de son goût et de son génie.

Imiter, dans un sens moins étendu, signifie emprunter d’un auteur des pensées, des sentiments, des images que l’imitateur déguise, et qu’il embellit même, s’il est possible. Il leur imprime son esprit, son caractère, les revêt du style qui lui est particulier, et par là se les approprie, et en fait, pour ainsi dire, sa conquête légitime. On sent bien que cette manière d’imiter ne doit pas être confondue avec le plagiat, qui est un vol réel et honteux, puisque le plagiaire donne, comme étant de son invention et de sa composition, une pensée, un morceau qu’il a pris dans un autre écrivain.

Liberté d’imiter. §

L’imitation est très permise : les plus grands génies de notre nation, et ceux de l’antiquité en ont fait usage. Racine convient qu’il a emprunté d’Euripide les plus beaux traits dont il a orné sa tragédie de Phèdre, et qu’il doit au même poète un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans son Iphigénie en Aulide. Boileau disait, en badinant, qu’il n’était qu’un gueux, revêtu des dépouilles d’Horace, dépouilles dont il s’est fait un trésor qui lui appartient incontestablement. La Fontaine, ce charmant auteur, qu’on regarde comme inimitable, a imité, lui-même, les plus célèbres fabulistes anciens, et presque tous les bons écrivains du siècle d’Auguste. On sait que Virgile, en imitant Hésiode et Théocrite, les a surpassés ; qu’il a marché sur les traces de Homère dans sa magnifique description de la descente d’Énée aux enfers, dans l’admirable peinture du bouclier de ce héros, et dans bien d’autres excellents morceaux de son Énéide. Homère lui-même, a vraisemblablement imité les écrivains qui l’ont précédé, et qui ne nous sont point parvenus. Quelques auteurs ont prétendu qu’il avait profité d’un ouvrage sur la guerre de Troie, composé par Hélène, fille du poète Musée, qui vivait environ deux cents ans avant l’auteur de l’Iliade. C’est pour avoir eu des modèles, que ces grands hommes sont devenus des modèles à leur tour.

D’ailleurs, y a-t-il quelque heureux génie, assez riche pour trouver tout dans son propre fonds, assez vigoureux pour croître de lui-même, et se soutenir sans appui ? Non, sans doute, il n’en est point : l’exemple de ces grands hommes, dont je viens de parler, en est la preuve. Attachons-nous donc, en entrant dans la carrière, à suivre les athlètes qui l’ont si glorieusement parcourue, sans que néanmoins nous nous traînions servilement sur leurs traces. Réunissons tous nos efforts pour faire disparaître la grande distance que nous voyons entre eux et nous, et tâchons du moins, si nous ne pouvons les atteindre, de nous en approcher de très près. Cherchons, en les imitant, à lutter contre nos modèles : la bonne imitation, c’est-à-dire, l’imitation adroitement déguisée, est une continuelle invention.

Manière d’imiter. §

Mais il est plus difficile qu’on ne pense, de savoir bien imiter. C’est un art qui demande une grande sagacité dans l’esprit, un discernement juste et fin, un goût sûr et exquis. Il faut choisir un ou plusieurs bons modèles, y distinguer ce qui est véritablement beau, ce qui plaît également dans tous les temps et dans tous les lieux, et n’y prendre que ce qui peut convenir au genre qu’on traite, et aux mœurs du siècle pour lequel on écrit. Il y a même dans les auteurs médiocres des beautés cachées, ou mal rendues, qui n’échappent point à l’œil pénétrant de l’homme de goût. Virgile, comme on l’a dit si souvent, a trouvé de l’or dans le fumier d’Ennius.

Quand l’imitateur a saisi les bons endroits de son modèle voici à peu près la manière dont il en fait usage et se les approprie. S’il imite une pensée, il lui donne un tour différent, et le produit sous des expressions nouvelles. Ovide a dit de la fortune : « Elle n’est constante que dans son inconstance même ». Massillon a employé la même pensée à la faveur de ce nouveau tour.

« Pour nous apprendre le cas que nous devons faire des choses d’ici-bas, Dieu permet qu’elles n’aient rien de fixe et de solide, que l’inconstance même qui les agile sans cesse ».

Euripide, dans sa tragédie d’Iphigénie en Aulide, fait dire à Agamemnon : « Heureux vieillard, que je suis jaloux de ton sort ! que j’envie le bonheur de quiconque vit ignoré du monde, sans gloire et sans souci » ! Racine, en donnant un tour différent à cette pensée, l’a revêtue de cette belle image.

Heureux, qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les Dieux l’ont caché !

Voyez encore de quelle manière Malherbe a imité cette pensée d’Horace : « La mort renverse, également, les palais des rois et les cabanes des pauvres ».

Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre
                   Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,
                   N’en défend pas nos Rois.

On souscrira, sans peine, au jugement du P. Bouhours, qui trouve le tour du poète latin plus figuré et plus vif, et celui du Français, plus naturel et plus fin.

Quelquefois l’imitateur, enchérissant sur son modèle, ajoute à la beauté de la pensée qu’il imite. Horace dit d’un homme que le chagrin suit partout, et qui, pour se distraire, monte à cheval ; « Le noir chagrin est assis derrière le cavalier ». Boileau, imitant cette pensée, l’a très bien rendue par cet hémistiche :

Le chagrin monte en croupe,

mais il lui a donné un nouveau degré de hardiesse, et l’a portée au point de perfection, en ajoutant :

                                                Et galope avec lui.

Saint-Didier, dans le début de son Clovis, poème médiocre, mais où l’on trouve des morceaux heureux, dit à la muse qu’il invoque :

Ose répandre encor sur ces vérités saintes,
Les voiles enchanteurs de tes images feintes.
La noble fiction, en flattant les esprits,
Charme et conduit au vrai par des chemins fleuris,
Orne la vérité des attraits de la fable,
Et l’offre à nos regards plus belle et plus aimable.

Voltaire, imitant cette pensée dans l’invocation de sa Henriade, dit à la Vérité :

Viens, parle ; et s’il est vrai que la fable autrefois
Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix ;
Si sa main délicate orna ta tête altière ;
Si son ombre embellit les traits de ta lumière,
Avec moi, sur tes pas, permets-lui de marcher,
Pour orner tes attraits, et non pour les cacher.

On voit assez que l’imitateur se montre ici bien supérieur à l’auteur imité. Il a le même avantage dans les autres beaux endroits de ce poème, qu’il s’est ingénieusement appropriés.

Si l’écrivain imite une suite de pensées, il les tourne de manière qu’il paraît les avoir tirées de son propre génie. En passant par son imagination, elles ont reçu, pour ainsi dire, une nouvelle création, et ont pris la couleur de son style. Le fond de ces pensées ne lui appartient point ; mais il s’en est rendu le maître, il en a fait son propre bien, par les tours et les expressions qui sont à lui. Voici un bien bel exemple de cette manière d’imiter ; Voltaire le cite, si je ne me trompe, dans une de ses lettres. Racine, dans sa tragédie de Britannicus, fait dire à Junie, qui parle à Néron :

Tout ce que vous voyez, conspire à vos désirs :
Vos jours, toujours sereins, coulent dans les plaisirs ;
L’empire en est pour vous l’inépuisable source :
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers soigneux de les entretenir,
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

Massillon, dans son sermon sur l’humanité des grands, dit : « Hélas ! s’il pouvait être quelquefois permis d’être sombre, bizarre, chagrin, à charge aux autres et à soi-même, ce devrait être à ces infortunés que la faim, la misère, les calamités, les nécessités domestiques, et tous les plus noirs soucis environnent. Ils seraient bien plus dignes d’excuses, si portant déjà le deuil, l’amertume, dans le cœur, ils en laissaient échapper quelques traits au-dehors. Mais que les grands, que les heureux du monde, à qui tout rit, et que les joies et les plaisirs accompagnent partout, prétendent tirer de leur félicité même un privilège qui excuse leurs chagrins bizarres et leurs caprices ? qu’il leur soit plus permis d’être fâcheux, inquiets, inabordables, parce qu’ils sont plus heureux ? qu’ils regardent comme un droit acquis à la prospérité, d’accabler encore du poids de leur humeur, des malheureux qui gémissent déjà sons le joug de leur autorité et de leur puissance ? etc. ».

Cette imitation est des plus fines et des plus délicates. Je croirais même qu’elle pourrait échapper à l’homme, dont le discernement et le goût n’auraient été ni exercés ni cultivés par une lecture réfléchie de ces deux écrivains. Mais elle est sensible, quant au fonds des pensées, aux yeux de l’homme de lettres et du vrai connaisseur. C’est de cette manière que les grands génies imitent. On voit ici que l’orateur a cherché à lutter contre le poète.

Voici une autre imitation qui peut bien servir de modèle, quoiqu’elle ne soit pas aussi adroitement déguisée que la première. C’est encore notre Racine qui imite Euripide. Je ne rapporterai qu’une partie de ce morceau.

Dans le poète grec, Phèdre se reprochant son amour désordonné pour Hippolyte, dit :

« Je n’ignorais pas l’opprobre de cet indigne amour. Mon sexe m’en faisait assez sentir toute l’horreur. Périsse à jamais l’épouse infidèle, qui passant les bornes de la pudeur, osa la première souiller le lit de son époux !… Oui, je déteste celles qui, plus chastes en paroles qu’en effets, couvrent d’un voile de vertu leurs égarements cachés. De quel front osent-elles lever les yeux sur leurs époux ? ne craignent-elles point, que les ténèbres mêmes, complices de leurs horreurs, ne les exposent au grand jour ; que les voûtes et les murs ne prennent la parole pour les accuser ? voilà, chères amies, voilà ce qui me détermine à mourir, etc. ».

Cette même Phèdre s’exprime ainsi dans Racine :

                                           Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
Qui goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes.
Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,
Attendent mon époux, pour le désabuser.
Mourons. De tant d’horreurs qu’un trépas me délivre.

La Fontaine nous offre aussi dans ses œuvres posthumes, une imitation très bien faite de la description du palais du Sommeil, qu’on lit dans les métamorphoses d’Ovide. Je ne fais que l’indiquer, parce que je pense que les précédents exemples doivent suffire pour faire voir la manière dont l’homme de goût invite son modèle.

II. Des Mœurs. §

Les mœurs sont, en général, les divers caractères, les habitudes bonnes ou mauvaises, les vertus, les vices des hommes, et même les usages et le commerce ordinaire de la vie. Ou peut considérer les mœurs, relativement au discours oratoire, sous deux rapports ; dans la personne de l’Orateur, et dans la personne des Auditeurs.

Mœurs dans l’orateur. §

Il n’est pas douteux que l’Orateur ne doive faire paraître des mœurs bonnes, c’est-à-dire, des inclinations droites et pures, qui lui rendent l’auditeur favorable. On exige avec raison, que tout son discours annonce un homme de bien, dont les vertus égalent les lumières. C’est par là qu’il gagnera l’estime et la confiance, et qu’il réussira, plus aisément, à porter la conviction et la persuasion dans les âmes. Un des plus efficaces moyens de faire aimer la vertu, c’est de persuader qu’on l’aime soi-même. Un des plus efficaces moyens de faire goûter une vérité, c’est de persuader qu’on la connaît, et qu’on en est soi-même convaincu.

Les Païens mêmes voulaient que l’Orateur fût réellement vertueux, et le définissaient un honnête homme versé dans l’art de bien dire. On a cependant trouvé cette définition peu exacte, en ce qu’elle embrasse trop ; parce qu’il est très possible, a-t-on dit, qu’un malhonnête homme soit un excellent orateur. Mais ce malhonnête homme a dû nécessairement, d’après ce que nous avons dit ailleurs, être un homme de bien au moment où il a écrit.

D’ailleurs si cette définition n’est pas tout à fait juste et vraie, relativement à l’éloquence considérée en elle-même, elle l’est, du moins, relativement à l’éloquence considérée dans les effets sensibles, universels et durables qu’elle peut produire. Un grand orateur, par exemple, trace, dans un beau discours, des règles de conduite, auxquelles on sait qu’il ne conforme pas ses actions : il entraîne, il subjugue ses auditeurs par la chaleur et la force de son éloquence. Mais au moment même où ceux-ci sont persuadés, ils se rappellent malheureusement que celui qui leur donne des préceptes si sages, est bien loin de les mettre en pratique ; et de là, ils croient pouvoir conclure qu’il regarde, lui-même, ces préceptes comme vains et frivoles. Or, ce ressouvenir et cette idée ne doivent-ils pas, sinon effacer, du moins affaiblir la vive impression qu’ils éprouvent ?

Un autre orateur, qui joint au talent de l’éloquence, la pratique constante de la vertu, veut nous persuader de l’importance et de la nécessité d’être vertueux. En même temps que nous entendons un des plus fidèles organes de la loi, nous en voyons un des plus rigides observateurs. Aussi, ses paroles sont des traits de feu qui éclairent et pénètrent notre âme. Elles s’y gravent en caractères ineffaçables ; et si elles ne produisent pas tout le fruit qu’on avait lieu d’en attendre, c’est à notre malice ou à notre faiblesse que nous devons l’attribuer.

Les représentants d’un peuple sont assemblés, pour discuter les grandes affaires nationales : un orateur va parler. Aucun citoyen n’ignore qu’on admire en lui des connaissances étendues, un esprit profond, un discernement juste, un cœur droit et pur, dévoré de l’amour du bien général. Pleins d’estime, pénétrés d’une vénération affectueuse pour ce grand homme, tous prêtent, à son discours, une oreille attentive. Bientôt leurs cœurs sont embrasés de la même flamme qui échauffe l’orateur : les voilà prêts à tout sacrifier à la gloire et aux intérêts de la patrie.

Deux armées rangées en bataille, sont au moment d’en venir aux mains. Un général connu par sa bravoure, et couvert d’honorables blessures, harangue ses troupes. Voyez le visage enflammé, les yeux étincelants des soldats. Ne doutez pas que le courage et l’intrépidité de leur chef n’aient passé dans leur âme. Vous allez les voir au milieu des plus grands dangers, fermes dans leur poste, et y mourir, plutôt que de survivre à leur défaite. Tels sont les heureux effets de l’éloquence, lorsque l’orateur est reconnu pour un homme non moins vertueux qu’éclairé.

Mœurs dans les auditeurs. §

Quant aux mœurs considérées dans la personne des auditeurs, chaque âge, chaque condition en a de particulières. Un des devoirs les plus essentiels de l’orateur est de les connaître, ainsi que les usages et le commerce ordinaire de la vie : c’est ce qu’on appelle connaître le cœur humain et le monde. Il est, sans doute, à propos que je donne ici une notion au moins générale de ces mœurs. Je ne saurais mieux y réussir qu’en prenant pour guide Aristote, qui en a fait une admirable peinture dans sa rhétorique, le modèle de tous les ouvrages en ce genre ; peinture qui sera vraie dans tous les temps et chez tous les peuples : car il s’agit ici, non de ces caractères, de ces mœurs qui varient dans chaque siècle, dans chaque nation, dans chaque individu, mais de ces caractères généraux, fondés sur la nature, et qui sont comme l’apanage de l’humanité. C’est cette nature, qui est toujours et partout la même, qu’Aristote a parfaitement connue, puisqu’en peignant ses contemporains, il a peint les hommes des siècles postérieurs, et ceux du siècle présent. Voici en substance, ce qu’il dit des mœurs des différents âges et des différentes conditions. Au reste, ceci n’est point sans exception, et ne doit s’entendre que dans une universalité morale.

« Les jeunes gens, dit-il27, sont vifs dans leurs désirs, entreprenants, adonnés à leurs plaisirs, surtout à ceux de l’amour ; inconstants, prompts à se dégoûter de ce qu’ils ont le plus ardemment souhaité : car leurs désirs sont violents, mais passagers comme la faim et la soif des malades. Ils sont colères, emportés, avides d’honneurs, incapables de souffrir le mépris et les injures, sans faire éclater leur ressentiment.

» La victoire et la prééminence les flattent, c’est-à-dire, le plaisir d’exceller et de l’emporter sur leurs égaux en adresse, en science, en talents. La possession des richesses les touche peu, parce qu’ils n’ont jamais senti l’indigence. On remarque encore en eux la crédulité, qui naît du défaut d’expérience ; la franchise et la simplicité, parce qu’ils connaissent peu les hommes, et qu’ils s’en défient encore moins.

» La vivacité de l’âge et la chaleur du sang, qui les tiennent toujours dans une espèce d’ivresse, les font vivre d’espérances, pour la plupart chimériques ; car, outre qu’ils ne se sont pas encore vus déchus de leurs espérances, le court espace qu’ils ont vécu, ne leur paraît rien : l’avenir qui leur paraît long, les frappe bien autrement. Ainsi ils se souviennent de peu de chose ; mais ils osent espérer tout, se promettre tout. De là vient qu’on les amuse, qu’on les trompe si facilement par des espérances et par des promesses spécieuses.

» La colère et l’espérance auxquelles ils se livrent volontiers, les rendent braves : la première leur ôte la crainte ; la seconde leur inspire la confiance. Ils sont susceptibles de bonté ; car ne s’étant point fait de système à part, ils suivent les opinions reçues. Ils sont généreux et magnanimes, parce que les disgrâces de la vie n’ont point encore flétri leur âme : aussi se croient-ils capables des plus grandes choses. Ils s’estiment également dignes des honneurs, qu’ils préfèrent à l’intérêt. Ce sentiment est ordinairement en eux la source d’une noble émulation.

» Leur amitié est toujours plus vive, souvent plus pure, moins suspecte d’intérêt que celle des personnes plus âgées. Mais s’ils aiment avec transport, on peut dire aussi qu’ils haïssent avec fureur : presque tous leurs sentiments sont excessifs.

» Le peu de soin qu’ils prennent de déguiser leurs défauts, les rend plus visibles. Un des plus dangereux, c’est la présomption, cette sorte d’esprit avantageux qui leur persuade qu’ils savent tout, et qui les rend affirmatifs sur les choses mêmes qu’ils ont le moins examinées. Ce caractère d’homme suffisant et décisif est d’autant plus odieux, qu’il est diamétralement opposé à la modestie, à la défiance de ses propres lumières, à la déférence que l’on doit à celle des personnes que leur âge et leur expérience rendent respectables.

» S’ils font du mal à quelqu’un, c’est plutôt pour l’insulter, que pour lui nuire ; car ils sont plus malins que dépravés. Ils sont sensibles à la pitié, parce que jugeant des autres par eux-mêmes, ils croient les hommes meilleurs qu’ils ne le sont en effet. Ils aiment la joie, l’amusement, la gaieté.

» On peut compter entre les principaux défauts des jeunes gens, l’inclination au mensonge, et l’opiniâtreté à le soutenir ; le penchant à la raillerie, l’amour-propre, la fierté, une certaine affectation à répandre des nuages et de l’obscurité sur les choses qu’on a vues ou entendues, et qui leur sont défavorables ; la mauvaise honte, la paresse, et l’amour de l’oisiveté ; le mépris des remontrances, une prévention qui se cabre contre les avis les plus sages de leurs parents, et des personnes chargées de leur éducation ; prévention funeste, qui, dans un âge plus avancé, leur coûte souvent des larmes et des regrets bien amers.

» L’âge des vieillards et celui des jeunes gens28 étant, pour ainsi dire, les deux extrémités de la vie, le caractère des premiers doit naturellement et en grande partie, être l’opposé des mœurs de la jeunesse.

» L’expérience d’une longue vie, leurs propres fautes, la fourberie des autres hommes rendent les vieillards irrésolus, timides, circonspects, difficiles, réservés à prendre des engagements, à compter sur rien, à prononcer affirmativement sur la moindre chose. S’agit-il de se déterminer ? j’y penserai, disent-ils ; il faudra voir ; cela pourra se faire, etc.

» Leur âme basse et petite, occupée de minuties, susceptible de frayeur, est toujours ouverte aux soupçons et à la défiance ; ce qui les rend sujets à prendre les choses, même les plus innocentes, en mauvaise part, et à ne former aucun attachement bien solide et durable. Ils aiment, disait un sage de la Grèce, comme s’ils devaient haïr un jour ; mais aussi ils haïssent, comme s’ils devaient aimer un jour. L’amour et la haine sont dans leur cœur sans vivacité. Il n’en est pas de même de leur passion pour les richesses : ils renferment tous leurs désirs dans les nécessités de la vie, sachant combien il est aisé de perdre et difficile d’acquérir.

» Ils sont timides à l’excès, et portés à craindre tous les maux qui peuvent arriver ; d’autant plus attachés à la vie, qu’ils touchent de plus près à son terme ; toujours mécontents et portés à se plaindre, même sans sujet ; plus attachés à l’utile par avidité, qu’à l’honnête par amour-propre ; peu sensibles à la honte, parce que plus susceptibles d’intérêt que d’honneur, ils comptent pour rien l’opinion des hommes. Rarement se repaissent-ils d’espérances : le long usage du monde et des affaires, les mauvais succès qu’ils ont éprouvés, ou dont ils ont été témoins, le peu de fond qu’il y a à faire sur les apparences les plus spécieuses, les ont prémunis contre les illusions dont se paye la jeunesse.

» Si l’espérance de l’avenir ne les occupe pas, ils s’en dédommagent sur le souvenir du passé, le temps qui leur reste à vivre n’étant rien en comparaison de celui qu’ils ont vu s’écouler : aussi sont-ils grands parleurs, avides de raconter ce qu’il ont vu ou fait autrefois ; tant le souvenir du passé les amuse !

» Leur colère est vive ; mais c’est un feu lent, peu actif, aussi prompt à s’éteindre qu’à s’allumer. Les passions dont une partie les a quittés, et l’autre est amortie par les glaces de l’âge, les agitent moins que l’intérêt ; ce qui les fait paraître modérés, plus susceptibles des impressions de la raison, que de celles de la future. S’ils font du mal, c’est plutôt pour nuire que pour insulter ; et s’ils sont sensibles à la pitié, ce n’est pas par humanité comme les jeunes gens, mais par faiblesse et par un secret retour sur eux-mêmes, se regardant comme exposés à toutes sortes de maux. Au reste, s’ils ont en partage la prudence, la maturité, et quelques autres qualités louables, elles sont bien compensées par l’humeur brusque et chagrine, par un esprit difficile et caustique, par une affectation presque continuelle à contredire, à censurer ; défauts, pour ne rien dire de plus, qui les rendent peu agréables à la société.

» Comme l’âge viril29 tient le milieu entre la jeunesse et la vieillesse, les mœurs qui lui conviennent, gardent aussi une certaine proportion, un milieu entre celles de ces deux âges. Également éloigné de la timidité commune aux vieillards, et de l’ardeur ordinaire aux jeunes gens, l’homme qui a atteint la force et la vigueur de l’âge, se gouverne avec prudence, avec raison, sans se laisser éblouir par l’espérance, ni abattre par les dangers. Il ne donne ni ne refuse indifféremment sa confiance à tout le monde. L’examen, l’attention président à ses jugements, qu’il règle bien plus sur la vérité que sur l’opinion, il n’est point esclave de l’intérêt jusqu’à négliger son honneur, ni de l’honneur jusqu’à négliger entièrement son intérêt ; mais il sait les allier et les faire concourir à ses desseins. Exempt de la sordide avarice et de la folle profusion, il use de ses richesses avec autant d’économie que de noblesse : la modération est d’ordinaire la règle de ses désirs et de ses actions. C’est par elle qu’il réprime la fougue de ses passions, qu’il unit la prudence à la valeur, et la promptitude de l’exécution à la sagesse du conseil. En un mot, tout ce que la jeunesse et la vieillesse ont de bon séparément, l’âge mûr d’ordinaire les réunit ; et de plus, tout ce qui pêche dans ces deux âges, soit par défaut, soit par excès, se corrige le plus souvent dans celui-ci, et est ramené à une certaine médiocrité toujours estimable.

» Si l’âge, dit le même Rhéteur30, influe sur les mœurs, la fortune et la condition n’y influent pas moins. Suivre les hommes, dans toutes les situations qui peuvent les faire changer d’humeur et de caractère, ce serait entrer dans un détail infini. Nous nous bornerons donc aux principales, qui sont la noblesse, l’opulence, la grandeur et la prospérité ; d’autant mieux que par ces quatre sortes d’états, on pourra juger des conditions opposées.

» Le caractère de la noblesse est de rendre amateur de la gloire ; car on aime à augmenter les avantages qu’on possède : or la noblesse est fondée sur la gloire des ancêtres. Cette ambition, lorsqu’elle ne se propose que des choses louables, et n’emploie que des moyens légitimes pour parvenir à sa fin, prend le nom d’émulation ; c’est une vertu. Se sert-elle de moyens injustes et violents ? C’est un vice, et souvent même un crime.

» Les nobles méprisent ordinairement ceux qui commencent leur noblesse, et qui se trouvent au même point où se sont trouvés leurs propres ancêtres. La gloire de ceux-ci ne leur paraît plus grande, que parce qu’ils les voient avec des yeux prévenus, et dans une perspective fort éloignée ; mais ils méprisent encore tout ce qui n’est pas noble.

» On doit mettre une grande différence entre un noble qui soutient mal la splendeur de son nom, et un noble qui ne dégénère point. L’un doit tout à sa naissance et au mérite de ses ancêtres. L’autre en imitant leurs vertus, en rehausse l’éclat par ses belles actions. Ce dernier caractère est plus rare que le premier.

» L’opulence31 a aussi un caractère particulier. Les riches communément sont superbes et insolents, parce qu’ils s’imaginent posséder tout ce qu’on peut désirer ; n’avoir besoin de personne, ou du moins pouvoir se procurer tout à prix d’argent ; ou enfin parce qu’ils pensent que la richesse leur tient lieu de tout.

» Le luxe, la vanité, l’ostentation se rencontrent aussi chez les riches. Persuadés que leur bonheur consiste dans l’opulence, ils dédaignent tout ce qui ne leur ressemble pas ; et rien ne contribue plus à les entretenir dans cette illusion, qu’une cour nombreuse de vils flatteurs qui les applaudissent, ou qui en attendent leur fortune.

» On trouve cette différence entre les mœurs des nouveaux riches, et le caractère de ceux qui l’ont toujours été, que ceux dont la fortune est nouvelle, rapide, surprenante, ont tous les défauts dont nous venons de parler, dans un bien plus haut degré que les autres. Ils sont dans une espèce d’ivresse que l’habitude a dissipée dans les premiers.

» L’opulence consiste moins dans la possession que dans l’emploi des richesses. Soit donc qu’on les ait reçues de ses pères, soit qu’on les ait acquises par son travail et par son industrie, pourvu que ce soit par des voies légitimes, elles ne peuvent que rendre un homme plus estimable, lorsqu’il en ennoblit l’usage, par des libéralités qu’il verse dans le sein de ses amis, des gens de mérite, des malheureux. Il n’est point de voie plus efficace pour fermer la bouche à l’envie.

» La grandeur et la puissance32 produisent des mœurs en partie semblables à celles des riches, et en partie meilleures car ceux qui sont élevés en dignité, sont plus sensibles à l’honneur, et plus généreux que ceux qui n’ont d’autre mérite que l’opulence. Comme ils ont occasion d’acquérir et de montrer plus de vertus, ils aiment à faire de grandes choses que leur puissance les met en état d’accomplir. Rarement les voit-on vivre dans l’oisiveté. Le travail attaché à leurs charges, le soin de maintenir leur réputation, le désir d’affermir ou d’augmenter leur crédit, les tient toujours en haleine. Ils répandent dans leurs manières plus de dignité que de fierté ; car leur rang, qui les met en vue, fait qu’ils s’observent davantage, et qu’ils gardent toujours une gravite décente. Mais aussi quand ils s’irritent et qu’ils font des maux, ce sont ordinairement des maux irréparables.

» La prospérité participe de la richesse et de la puissance : ainsi son caractère est mêlé de ceux qui sont propres à ces deux états. Deux qualités cependant s’y font surtout distinguer ; une passion extrême pour la gloire, et une confiance aveugle dans les succès passés. Il en est une troisième plus agréable et plus rare, c’est la reconnaissance pour la divinité. Mais rien n’est plus commun que de l’oublier dans l’ivresse que cause une riante fortune ».

Voilà les mœurs, les caractères que l’orateur doit étudier et connaître à fond, parce qu’il ne peut vraiment intéresser, parce qu’il ne peut donner quelque vie et quelque chaleur à son discours, qu’en distinguant et en exprimant ces mœurs des différents âges et des différentes conditions. C’est là le plus sûr et le plus agréable moyen de plaire, parce qu’il n’est personne qui ne voie, avec un plaisir très vif, une représentation fidèle du caractère et du génie des hommes, ou des usages et du commerce de la vie. Cette peinture des mœurs contribue aussi au triomphe de l’éloquence, puisque c’est par elle que l’orateur parvient plus aisément à entraîner les âmes vers ce qui est aimable et utile, et à les arracher à ce qui est odieux et nuisible. Enfin ce n’est qu’au moyen de la connaissance de ces mœurs, qu’il peut proportionner son style, ses pensées, ses réflexions, ses raisonnements à l’intelligence, aux sentiments et aux passions de ses auditeurs ; parler à la ville autrement qu’on ne parle à la campagne, à des militaires autrement qu’on ne parle à des magistrats, à des jeunes gens autrement qu’on ne parle à des hommes d’un âge mûr ; en un mot, peindre avec vérité les diverses inclinations des hommes de tous les états, en développer les causes et les effets, ainsi que les caractères des différents vices et des différentes vertus. La peinture que Massillon a tracée de l’ambition, dans son discours sur les tentations des grands, prouve bien qu’il connaissait parfaitement ce qui caractérise ce vice. La voici.

« Il rend malheureux celui qui en est possédé. L’ambitieux ne jouit de rien ; ni de sa gloire, il la trouve obscure ; ni de ses places, il veut monter, plus haut ; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance ; ni des hommages qu’on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu’il est obligé de rendra lui-même ; ni de sa faveur, elle devient amère, dès qu’il faut la partager avec ses concurrents ; ni de son repos, il est malheureux, à mesure qu’il est obligé d’être plus tranquille… L’ambition le rend donc malheureux : mais de plus, elle l’avilit et le dégrade. Que de bassesses pour parvenir ! Il faut paraître ; non pas tel qu’on est, mais tel qu’on nous souhaite. Bassesse d’adulation ; on encense et on adore l’idole qu’on méprise : bassesse de lâcheté ; il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces : bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi, et ne penser que d’après les autres : bassesse de dérèglement ; devenir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui nous dépendons, et entrer en part dans leurs désordres, pour participer plus sûrement à leurs grâces : enfin bassesse même d’hypocrisie ; emprunter quelquefois les apparences de la piété ; jouer l’homme de bien pour parvenir, et faire servir à l’ambition, la religion même qui la condamne ».

On ne peut lire les sermons de ce grand orateur, sans s’apercevoir presque à chaque page qu’il avait fait une étude bien profonde du cœur humain. Il serait aisé de le prouver par une foule d’exemples. Je me borne à celui-ci, tiré du panégyrique de Saint Benoît.

« Nul presque de tous ceux que le monde séduit et entraîne, n’est content de sa destinée ; et si l’espoir d’une condition plus heureuse s’adoucissait les peines de notre état présent, et ne liait encore nos cœurs au monde, il ne faudrait, pour nous en détromper, que les dégoûts et les amertumes vives que nous y trouvons Mais nous sommes, chacun en secret, ingénieux à nous séduire sur l’amertume de notre condition présente. Loin de conclure que le monde ne saurait faire des heureux, et qu’il faut chercher ailleurs le bonheur où nous aspirons, et que le monde ne saurait nous donner, nous nous y promettons toujours ce qui nous manque et ce que nous souhaitons : nous charmons nos ennuis présents par l’espoir d’un avenir chimérique ; et par une illusion perpétuelle et déplorable, nous rendons toujours inutiles les dégoûts que Dieu répand sur nos passions injustes, pour nous rappeler à lui par des espérances que l’événement dément toujours, mais où nous prenons de notre méprise même l’occasion de tomber dans de nouvelles ».

III. Des Passions. §
Définition des passions. §

Les passions sont, en général, des mouvements qui s’élèvent dans notre âme, et qui sont un effet des impressions qu’elle reçoit. Si ces impressions sont légères, les mouvements qui se font sentir dans notre âme, sont doux ; et alors on les nomme simplement sentiments. Si ces impressions sont vives, les mouvements qui agitent notre âme sont véhéments ; et alors on les nomme proprement passions.

Les objets présentés à notre âme, lui paraissent-ils agréables ou utiles ? Notre volonté se porte vers ces objets, les poursuit, les aime, et s’y attache : de là l’amour. Ces objets lui paraissent-ils désagréables ou pernicieux ? Notre volonté s’en éloigne, les fuit, et les déteste : de là la haine. Ces deux passions sont la base de toutes les autres : il n’en est absolument aucune qui ne se rapporte à l’une de ces deux-là, et qui n’en soit comme une émanation.

Ces mouvements que notre âme éprouve à la vue des objets, sont indifférents par eux-mêmes, quelque doux, quelque impétueux qu’on les suppose. Mais si vous vous réjouissez d’un bien arrivé à votre ennemi, ce sentiment de joie est bon et louable. Si, au contraire, vous vous réjouissez des revers qu’il a essuyés, ce sentiment est criminel et vicieux. Si vous vous indignez à la vue de la prospérité d’un méchant, cette indignation est louable. Si vous vous indignez à la vue de la prospérité d’un homme de bien, cette indignation est criminelle.

Ces mouvements de notre âme peuvent donc être en nous les principes des différentes vertus, ou des différents vices, selon l’objet vers lequel ils sont dirigés. Ainsi les passions sont bonnes, lorsqu’elles nous portent à quelque chose d’honnête ; mauvaises, lorsqu’elles nous portent à quelque chose de vicieux, ou même à quelque chose d’honnête d’une manière vicieuse. Chercher, par exemple, à procurer un emploi à son ami, c’est une chose honnête. Mais chercher à le faire élever à ce poste, en prenant des mesures pour en déposséder celui qui l’occupe, c’est une chose criminelle et digne de toute censure.

Puisque les passions ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, il s’ensuit non seulement que l’usage n’en peut pas être répréhensible dans le discours oratoire, mais encore qu’il n’en peut être que louable, si on les dirige vers un objet qui de sa nature soit bon et utile. Ajoutons que cet usage des passions est absolument nécessaire. Ce n’est qu’en les excitant que l’orateur est vraiment éloquent : ce n’est que par elles qu’il triomphe des cœurs, y exerce un empire souverain, les arrache au vice, en leur inspirant la haine la plus forte pour tout ce qui est mauvais et criminel, les entraîne à la vertu, en leur inspirant l’amour le plus vif pour tout ce qui est bon et honnête.

Mais pour que l’orateur soit autorisé à exciter une passion quelconque, il faut que ses auditeurs aient une âme susceptible de cette passion ; que la chose pour laquelle il veut l’exciter, puisse en être un sujet, et que les motifs pour lesquels il veut l’exciter, soient justes. Ces trois préceptes sont trop clairs par eux-mêmes ; il est trop aisé d’en sentir toute l’étendue, pour qu’il soit besoin de les développer.

Moyen d’exciter les passions. §

Le plus sûr moyen d’exciter les passions, est d’en être soi-même pénétré. Voulez-vous, dit Horace33, m’attendrir par le récit de vos malheurs, et me tirer des larmes, commencez à en verser vous-même. Il n’est pas possible, dit Cicéron34, que celui qui écoute, se porte à la douleur, à la haine, à l’envie, à la crainte, aux pleurs, à la pitié, si l’orateur ne se montre touché des sentiments qu’il veut inspirer aux autres. Quel est l’orateur qui pourra se flatter d’inspirer à ses auditeurs la pitié pour les malheureux, s’il ne la ressent lui-même ? Quel est le général d’armée qui fera naître dans le cœur de ses soldats la passion de la gloire, s’il n’en est lui-même dévoré ? Rappelons encore ici ce précepte si vrai et si connu, que, pour être éloquent, il faut sentir vivement, avoir une âme toute de feu : sans cela on ne pourra jamais enflammer l’âme des autres.

Mais comment sentir vivement des choses, qui n’ont qu’un rapport indirect avec nous, ou même qui nous sont purement étrangères ? Comment éprouver une émotion vive et profonde, pour la faire naître dans les autres ? Voici sur ce sujet la pensée de Quintilien.

Quoique nous ne soyons pas les maîtres de nos mouvements, dit ce Rhéteur35, nous pouvons cependant nous faire des images si vives et si justes des choses absentes, qu’elles les rendent présentes et comme exposées à nos yeux. Celui qui s’en forme de telles, est toujours puissant et fort dans ses mouvements. Par exemple, ajoute-t-il un peu plus bas, si j’ai à déplorer un assassinat, ne pourrai-je point me figurer tout ce qui vraisemblablement s’est passé en cette occasion ? Ne verrai-je point l’assassin attaquer un homme à l’improviste, lui mettre le poignard sous la gorge ; celui-ci saisi de frayeur, crier, supplier, s’enfuir, ou faire de vains efforts pour se défendre, et enfin tomber percé de coups ? Ne verrai-je point son sang couler, la pâleur de son visage, ses yeux s’éteindre, et sa bouche qui s’entrouvre pour rendre le dernier soupir ?

Il s’ensuit de la réflexion de ce judicieux écrivain, que l’orateur doit imaginer vivement, pour se pénétrer des passions qu’il veut exciter. Il ne manquera pas alors de peindre avec force, de rendre son discours passionné, et d’émouvoir, par ce moyen, les passions de ses auditeurs.

Je pourrais faire voir, par divers exemples, la manière dont les meilleurs orateurs ont excité les passions. Il suffira d’en citer un seul fourni par un grand maître, et qui peut bien servir de modèle : il est tiré d’une oraison de Cicéron contre Verrès36, Préteur de Sicile, qui avait condamné au dernier supplice Gavius, citoyen romain. Voici, à peu près, le sens littéral de ce morceau.

« Au milieu de la place publique de Messine37, un citoyen romain était cruellement frappé de verges ; tandis que dans ses cuisantes douleurs, à travers le bruit des coups redoublés, il ne faisait entendre d’autre plainte, d’autre cri que celui-ci : Je suis citoyen romain. Il croyait qu’en réclamant ce titre, il se verrait délivré du rigoureux supplice qu’on lui faisait subir. Ce fut en vain : non seulement il ne fut point arraché à la violence et au déchirement des verges ; mais encore dans ce moment même, où sa voix gémissante répétait, sans interruption, le nom de citoyen romain, le supplice de la croix, oui de la croix, était préparé pour ce malheureux, tout meurtri de coups, et qui, jusqu’à ce jour, n’avait point vu d’exemple d’un pareil pouvoir ».

Après cette description vive et touchante, l’orateur invoquant les lois, qui défendaient de condamner au supplice des verges ou de la mort un citoyen de Rome, sans l’ordre du peuple romain, s’écrie pour faire sentir toute l’injustice de cet indigne traitement :

« Ô doux nom de la liberté, ô admirable prérogative de notre ville ! Ô loi Porcia38 ! Ô lois de Sempronius39 ! Ô puissance des Tribuns40 si désirée et quelquefois rendue au peuple romain ! Tout s’est-il évanoui, jusque-là qu’un citoyen romain, dans une des provinces du peuple romain, dans une ville de ses alliés, ait été publiquement frappé de verges par l’ordre d’un homme, que ce même peuple romain avait gratuitement honoré des haches et des faisceaux ? Si les cris douloureux, les vives supplications de ce malheureux, en proie à l’ardeur des torches brûlantes et à la rigueur des autres tourments, n’étaient pas capables de branler ton âme, ne devais-tu pas, au moins, être touché des sanglots, des larmes et des gémissements de tous les Romains présents à ce barbare spectacle. Tu as osé faire attacher à une croix un homme qui se disait citoyen romain » !

L’orateur n’en reste pas là : il j’apporte une dernière circonstance du supplice de Gavius, pour accabler Verrès de tout l’odieux qu’il mérite, en peignant aux yeux de ses juges son industrieuse cruauté.

« Tu ne peux point nier, puisque tu n’as pas craint de le dire publiquement, que tu n’aies fait planter l’instrument de son supplice dans cet endroit de la ville, qui est près du détroit, afin que celui qui se disait citoyen romain, pût du haut de cette croix jeter ses derniers regards sur l’Italie et sur sa propre maison. Oui, pères conscrits, c’est la première croix, la seule croix qui, depuis la fondation de Messine, ait été élevée en cet endroit ; et ce lieu a été choisi, afin que le malheureux Gavius comprît, en mourant, qu’un bras de mer très étroit formait la séparation de l’esclavage et de la liberté, et afin que l’Italie vît un de ses enfants mourir victime de tous les excès du pouvoir tyrannique ».

Enfin Cicéron termine ce récit passionné, et bien capable d’allumer toute l’indignation des juges contre Verrès, par ces paroles si fortes et si pathétiques.

« Si j’adressais ces plaintes, je ne dis pas à des citoyens romains, je ne dis pas à quelques-uns de nos alliés, je ne dis pas à des nations chez lesquelles notre nom fût parvenu, je ne dis pas enfin à des hommes ; mais à des bêtes sauvages, aux pierres et aux rochers les plus durs d’un affreux désert, ces êtres muets, inanimés et insensibles seraient touchés du récit d’une action si indigne et si atroce. Que doit ce donc être, lorsque je parle à l’auguste sénat de Rome, aux auteurs des lois, des jugements et de notre jurisprudence, etc. » ?

Article II.
De la Disposition. §

L’invention, comme on vient de le voir, aide l’orateur à trouver les choses qu’il doit dire. La disposition lui prescrit la manière de les distribuer, de les arranger, de les lier entre elles. Le succès du discours, dit Cicéron41, dépend de la forme qu’on lui donne, et de la manière dont on le traite : car quant aux choses, aux matières des preuves, l’intelligence en est aisée. Que reste-t-il ensuite à l’art de la composition, sinon qu’il faut, 1º commencer par un exorde qui nous concilie la bienveillance des auditeurs, qui les rende attentifs, et qui les dispose à nous écouter favorablement ; 2º exposer le fait d’une manière claire, si courte et si plausible, que l’on comprenne aisément l’état de la question ; 3º établir solidement ses moyens, et renverser ceux de l’adversaire, par des raisonnements concluants et placés avec ordre, de manière que l’on sente la liaison des conséquences avec les principes ; 4º terminer le discours par une péroraison, qui puisse allumer ou éteindre les passions, selon le besoin. Voilà donc la disposition générale du discours. Les principales parties qui le composent, sont l’exorde, la narration, la confirmation et la péroraison.

I. De l’Exorde. §

L’exorde est le commencement du discours. L’Orateur y doit préparer l’esprit de ses auditeurs, à recevoir favorablement les choses qu’il va leur annoncer. Il y réussira, s’il parle avec exactitude, ne disant rien qui n’ait un juste rapport au but qu’il se propose, de manière que l’exorde ne puisse convenir à aucun autre discours. Il faut qu’il ne soit pas long : il dégoûterait l’auditeur, qui, dès que le sujet lui a été annoncé, est impatient d’en connaître le fond. Si l’Orateur parle de lui-même, il prendra un ton modeste, et paraîtra même se méfier de son talent. C’est le moyen d’intéresser les auditeurs, de s’attirer leur bienveillance et de surpasser leur attente. Ainsi Bossuet, commençant l’éloge du grand Condé42, se reconnaît au-dessous de son sujet, en disant :

« Au moment que j’ouvre la bouche, pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, Prince de Condé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s’il m’est permis de l’avouer, par l’inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n’a pas ouï les victoires du Prince de Condé et les merveilles de sa vie ? On les raconte partout : le Français qui les vante, n’apprend rien à l’étranger, et quoi que je puisse aujourd’hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d’être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles Orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires. Le Sage a raison de dire que leurs seules actions peuvent les louer : toute autre louange languit auprès des grands noms ; et la seule simplicité d’un récit fidèle, pourrait soutenir la gloire du Prince de Condé » !

Comparons deux exemples qui feront connaître l’art, avec lequel l’Orateur doit commencer son exorde, pour disposer les esprits en sa faveur. Ils sont tirés des Métamorphoses d’Ovide. Après la mort d’Achille43, Ajax44 et Ulysse45 disputèrent les armes de ce Héros. Ils devaient l’un et l’autre exposer leurs prétentions, en présence des Princes confédérés, assemblés au milieu de l’armée. Ajax, qui ne savait que combattre, se lève le premier ; et bouillant de colère, il regarde, d’un œil farouche, le rivage de Sigée46 et la flotte des Grecs ; ensuite tendant les mains, il s’écrie :

« Grands Dieux ! c’est à la vue de nos vaisseaux, que nous plaidons, et Ulysse entre en concurrence avec moi. Cependant il prit la fuite, à l’approche d’Hector47, armé de ces feux destructeurs que j’affrontai, que j’éloignai de notre flotte. Il vaut donc mieux avoir une langue séduisante, qu’un bras de héros, etc. »

Cet emportement d’Ajax, ces éclats, ce reproche indirect qu’il fait aux Grecs des services qu’ils en avaient reçus, étaient bien peu propres à lui rendre ses Juges favorables. Un pareil ton dans un Orateur, et dans un Orateur surtout qui plaide sa propre cause, ne peut qu’indigner le Juge, et même le simple auditeur.

Ulysse, le plus rusé comme le plus éloquent des Grecs, après s’être levé, tient quelque temps ses yeux fixés à terre : il fait paraître une extrême affliction de la mort du Guerrier que pleure l’armée, et d’un ton soumis et respectueux, il dit :

« Illustres Grecs, si vos vœux et les miens eussent été exaucés, une si triste contestation n’aurait pas été portée devant votre Tribunal. Vous jouiriez encore de vos armes, cher Achille, et nous aurions le bonheur de vous posséder. Mais puisque les destins nous ont enlevé ce Héros (ici il fit semblant d’essuyer ses larmes), qui mérite mieux d’hériter du grand Achille, que celui par lequel les Grecs en ont joui, etc. » ?

On veut que l’exorde n’ait rien de recherché, ni de magnifique dans les pensées et dans les expressions. Cette règle doit être observée, lorsque l’Orateur veut combattre un préjugé reçu, ou détruire une fausse opinion. Il faut alors qu’il s’exprime simplement, pour s’insinuer avec art dans l’esprit de ceux qui l’écoutent. Mais il y a bien d’autres occasions où cette règle n’a pas lien. La grandeur et l’importance du sujet autorisent l’Orateur à commencer par quelques traits frappants, par des figures brillantes, par de riches comparaisons. C’est ce qu’a fait le P. Bourdaloue dans ce début d’un Sermon sur la Résurrection, et qui a pour texte ces paroles de l’Évangile : Il est ressuscité, il n’est plus ici ; voici le lieu où on l’avait mis.

« Ces paroles sont bien différentes de celles que nous voyons communément gravées sur les tombeaux des hommes. Quelque puissants qu’ils aient été, à quoi se réduisent ces magnifiques éloges qu’on leur donne, et que nous lisons sur ces superbes mausolées, que leur érige la vanité humaine ? À cette inscription hîc jacet, ce grand, ce conquérant, cet homme tant vanté dans le monde, est ici couché sous la pierre, et enseveli dans la poussière, sans que tout son pouvoir et toute sa grandeur l’en puissent tirer. Il en va bien autrement à l’égard de Jésus-Christ. À peine est-il enfermé dans le sein de la terre, qu’il en sort dès le troisième jour, victorieux et triomphant. Au lieu donc que la gloire des grands du siècle se termine au tombeau, c’est dans le tombeau que commence la gloire de ce Dieu homme ; c’est, pour ainsi dire, dans le centre de la faiblesse, qu’il fait éclater toute sa force, et jusqu’entre les bras de la mort, qu’il reprend par sa propre vertu, une vie bienheureuse et immortelle ».

Tel est aussi ce magnifique exorde de l’Oraison funèbre de Turenne48, par Fléchier.

« Je ne puis, Messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs, dont l’Écriture Sainte se sert, pour louer la vie et déplorer la mort du sage et vaillant Machabée49. Cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre ; qui couvrait son camp d’un bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des Rois ligués contre lui, des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob50 par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle : cet homme, qui défendait les villes de Juda51, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon52 et d’Esaü53, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie54, après avoir brûlé, sur leurs propres autels, les Dieux des nations étrangères : cet homme, que Dieu avait mis autour d’Israël55 comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie56, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie, que l’honneur de l’avoir servie : ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée57 furent émues. Des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants : ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la piété, la crainte, ils s’écrièrent : Comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d’Israël ! À ces cris Jérusalem58 redoubla ses pleurs ; les voûtes du Temple s’ébranlèrent ; le Jourdain59 se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d’Israël » ?

Il est des conjonctures où l’Orateur peut éclater avec force dans son début : c’est lorsqu’il est agité d’une passion extrêmement vive, et dont le sujet ne peut être que louable. Voyez sur quel ton Cicéron commence ses Oraisons contre Catilina. Ce fier Romain conspirait contre sa patrie. Le sénat, instruit de ses complots, était assemblé. Cicéron allait parler : Catilina entre. L’orateur frémit d’indignation : il part comme la foudre, et s’écrie :

« Jusqu’à quand enfin, Catilina60, abuseras-tu de notre patience ? serons-nous encore longtemps le jouet de ta fureur ? quelles seront les bornes de ta hardiesse effrénée ? Quoi ! ni la garde qui veille à la sûreté publique, ni la crainte du peuple, ni ton arrêt déjà prononcé dans le cœur de tous les gens de bien, ni le respect dû à ce lieu sacré, ni l’aspect de ces augustes sénateurs n’ont pu ébranler ton insolente audace ! Ne vois-tu pas que tes complots perfides sont dévoilés ; que la conjuration est découverte ; qu’aucun de nous n’ignore ce que tu as fait cette nuit et la nuit précédente ; à quelle coupable assemblée tu as présidé ; quelles résolutions plus coupables encore y ont été prises ? Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat le sait, le consul le voit ; et ce traître respire ! Que dis-je, il respire ! il met dans le sénat un pied téméraire ; il prend part aux délibérations de ce corps vénérable ; il jette sur chacun de nous des regards sanguinaires ; il marque de l’œil la place où il veut enfoncer le poignard ».

Un orateur sacré qui expose une grande vérité déjà connue, peut aussi commencer son exorde d’une manière frappante et qui produise une forte impression sur l’esprit de ses auditeurs. C’est ce que fait Massillon dans son Sermon sur l’impénitence finale.

« Si vous n’avez pas frémi, en m’entendant prononcer ces paroles, les plus terribles, sans doute, qu’on lise dans nos divines écritures : je m’en vais ; vous me chercherez, et vous mourrez dans votre péché ; je ne vois plus de vérités dans la religion, capables de vous toucher ».

À la fin de l’exorde, l’orateur distribue son sujet en ses parties ; c’est-à-dire, qu’il en tire plusieurs propositions, qui, disposées avec ordre, indiquent la marche qu’il va suivre pour le traiter : c’est ce qu’on appelle division. Ces différentes propositions doivent renfermer le sujet du discours dans toute son étendue, et tendre au même but, sans rentrer l’une dans l’autre, parce qu’alors il s’en trouverait une qui serait inutile. Quand on divise, dit Fénelon6162, il faut diviser simplement, naturellement ; il faut que ce soit une division, qui se trouve toute faite dans le sujet même ; une division, qui éclaircisse, qui range les matières, qui se retienne aisément, et qui aide à retenir tout le reste ; enfin une division, qui fasse voir la grandeur du sujet et de ses parties. Bourdaloue traitant le Mystère de la Passion sur ce texte ; les Juifs demandent des prodiges ! etc., veut faire voir qu’on y en découvre un des plus éclatants. Voici comment il divise son sujet.

« Vous n’avez peut-être considéré jusqu’à présent la mort du Sauveur, que comme le mystère de son humilité et de sa faiblesse ; et moi je vais vous montrer que c’est dans ce mystère, qu’il a fait paraître toute l’étendue de sa grandeur et de sa puissance : ce sera la première partie. Le monde jusqu’à présent n’a regardé ce mystère, que comme une folie ; et moi, je vais vous faire voir que c’est dans ce mystère, que Dieu a fait éclater plus hautement sa sagesse : ce sera la seconde partie ».

II. De la Narration. §

Après l’exorde, vient la narration, qui consiste à instruire l’auditeur du fond du sujet. S’il s’agit d’un fait, l’orateur le raconte avec toutes ses circonstances, en faisant ressortir les plus favorables et les plus frappantes. S’il faut établir une vérité, combattre une erreur, examiner une question, l’orateur l’expose dans une juste étendue, en faisant entrevoir le germe des preuves qu’il a dessein d’employer. La narration oratoire considérée comme le récit d’un fait, ou comme l’exposition d’un sujet quelconque, doit être courte et simple. La brièveté exclut les choses reprises de plus haut qu’il n’est nécessaire, les circonstances triviales, les détails superflus, les longues réflexions, les raisonnements étendus. La simplicité n’admet que les ornements naturels, et rejette les figures hardies, les périodes travaillées avec beaucoup de soin, en un mot, le style pompeux et magnifique. Un beau modèle de narration oratoire est le morceau suivant de l’Oraison funèbre du président de Lamoignon63, par Fléchier.

« Je ne veux que vous faire souvenir de la cause célèbre de ces Étrangers, que l’espérance du gain avait attirés des bords du Levant, pour porter en Europe les richesses de l’Asie. Contre la liberté des mers et la fidélité du commerce, des armateurs français leur avaient enlevé, et leurs richesses, et le vaisseau qui les portait. Ceux qui devaient les secourir, aidaient eux-mêmes à les opprimer. On avait oublié pour eux, non seulement cette pitié commune qu’on a pour tous les malheureux, mais encore cette politesse singulière que notre nation a coutume d’avoir pour les étrangers. Éloignés de leurs amis par tant de terres et par tant de mers, dans un pays où l’on ne pouvait les entendre, où l’on ne voulait pas même les écouter, ils eurent recours à M. de Lamoignon, comme à un homme incorruptible, qui prendrait le parti des faibles contre les puissants, et qui débrouillerait ce chaos d’incidents et de procédures, dont on avait enveloppé leur cause. Il le fit : il alluma tout son zèle contre l’avarice ; il leva les voiles qui couvraient ce mystère d’iniquité, et rapporta durant trois jours, au conseil du roi, cette affaire, avec tant d’ordre et de netteté, qu’il fit restituer à ces malheureux ce qu’ils croyaient avoir perdu, et les obligea d’avouer, ce qu’ils avaient eu peine à croire, qu’on pouvait trouver parmi nous de la fidélité et de la justice ».

Quoique la narration doive être simple, il y a cependant des occasions où elle peut être animée, brillante et pathétique. Massillon, dans son Oraison funèbre de Louis XIV, rappelle le souvenir de la perte, que ce monarque avait faite de plusieurs princes et princesses de sa maison. L’orateur ne pouvait raconter ces tristes événements, sans se livrer à de grands mouvements, et sans remuer les passions. Aussi la peinture qu’il en fait, est vraiment sublime. La voici.

« Que vois-je ici, et quel spectacle attendrissant, même pour nos neveux, quand ils en liront l’histoire ! Dieu répand la désolation et la mort sur toute la maison royale. Que de têtes augustes frappées ! Que d’appuis du trône renversés ! Le jugement commence par le premier-né64 : sa bonté nous promettait des jours heureux ; et nous répandîmes ici nos prières et nos larmes sur ses cendres chères et augustes : mais il nous restait encore de quoi nous consoler. Elles n’étaient pas encore essuyées nos larmes ; et une princesse aimable65, qui délassait Louis des soins de la royauté, est enlevée, dans la plus belle saison de son âge, aux charmes de la vie, à l’espérance d’une couronne, et à la tendresse des peuples, qu’elle commençait à regarder et à aimer comme ses sujets. Vos vengeances, ô mon Dieu, se préparent encore de nouvelles victimes ! Ses derniers soupirs souillent la douleur et la mort, dans le cœur de son royal époux66 : les cendres du jeune prince se hâtent de s’unir à celles de son épouse : il ne lui survit que les moments rapides qu’il faut, pour sentir qu’il l’a perdue ; et nous perdons avec lui les espérances de sagesse et de piété, qui devaient faire revivre le règne des meilleurs rois, et les anciens jours de paix et d’innocence. Arrêtez, grand Dieu ! montrerez-vous encore votre colère et votre puissance contre l’enfant qui vient de naître ? Voulez-vous tarir la source de la race royale ; et le sang de Charlemagne67 et de Saint-Louis68, qui ont tous combattu pour la gloire de votre nom, est-il devenu pour vous comme le sang d’Achab, et de tant de rois impies dont vous exterminiez toute la postérité ? Le glaive est encore levé ; Dieu est sourd à nos larmes, à la tendresse et à la piété de Louis. Cette fleur naissante, et dont les premiers jours étaient si brillants, est moissonnée69 ; et si la cruelle mort se contente de menacer celui qui est encore attaché à la mamelle, ce reste précieux que Dieu voulait nous sauver de tant de pertes, ce n’est que pour finir cette triste et sanglante scène, par nous enlever le seul des trois princes70, qui nous restait encore, pour présider à son enfance, et le conduire ou l’affermir sur le trône ».

III. De la Confirmation. §

La confirmation est cette partie du discours, dans laquelle l’Orateur prouve le fait qu’il a raconté, ou la vérité qu’il a exposée. Il doit tirer toutes ses preuves du fond du sujet, et les lier tellement entre elles, qu’elles ne fassent qu’un tout, d’où découle naturellement la conclusion qui renferme la proposition générale. Il s’appliquera surtout à les développer avec netteté et précision, à les présenter sous un jour si lumineux, que les personnes les moins intelligentes puissent les comprendre, et en sentir la force et la certitude. L’éloquence, dit Cicéron71, veut qu’on s’accommode au goût et à l’oreille au peuple : elle songe à gagner et à toucher les esprits ; et dans ce but qu’elle se propose, les raisons doivent être pesées, non dans la balance des savants, mais dans celle du sens commun et de la multitude.

En observant ce précepte, on doit éviter deux défauts considérables. Le premier, c’est de prouver les choses qui sont claires par elles-mêmes, que tout le monde connaît, et que personne ne conteste : il suffit de les supposer, ou de les énoncer. Le second, c’est d’insister sur une preuve, quand on l’a suffisamment éclaircie et développée : affecter de l’épuiser, ce serait l’affaiblir, et fatiguer l’auditeur par des répétitions inutiles. L’orateur peut dans la confirmation s’attacher à plaire et à toucher. Il doit même revêtir ses preuves des grâces de la diction, de l’éclat des figures qui peuvent leur convenir. La beauté du style ne sert qu’à les faire valoir davantage ; et l’auditeur, dont l’oreille et l’imagination sont agréablement flattées, n’en est que mieux disposé à suivre et à goûter les raisonnements de l’orateur.

On recommande assez communément aux orateurs d’imiter, dans l’arrangement des preuves, les généraux d’armée, qui placent, aux premiers rangs, les soldats robustes et braves ; dans le milieu, ceux dont on suspecte le courage, et aux derniers rangs, des troupes d’élite, pour assurer la victoire. Les fortes preuves doivent en général être mises au commencement du discours ; les moins convaincantes dans le milieu ; et les plus décisives, à la fin. Mais comme il est des circonstances, qui obligent un habile capitaine à former un autre plan dans l’arrangement de ses troupes ; il y a de même des occasions, où l’orateur doit suivre un autre ordre dans la disposition de ses preuves. C’est à lui à se laisser conduire par sa matière, et à observer les règles particulières, que chaque sujet peut lui prescrire. Voici un bien bel exemple de confirmation, que nous fournit Démosthène dans sa troisième Philippique, où il anime les Athéniens par l’espérance d’un meilleur succès dans la guerre contre Philippe, si, à l’exemple de ce Prince, ils veulent s’appliquer sérieusement au soin de leurs affaires.

« Si vous êtes résolus d’imiter Philippe72, ce que jusques ici vous n’avez pas fait ; si chacun veut s’employer de bonne foi pour le bien public, les riches en contribuant de leurs biens, les jeunes en prenant les armes ; enfin pour tout dire en peu de mots, si vous voulez ne vous attendre qu’à vous-mêmes, et vaincre cette paresse qui vous lie les mains, en vous entretenant de l’espérance de quelques secours étrangers ; vous réparerez bientôt, avec l’aide des dieux, vos fautes et vos pertes, et vous tirerez vengeance de votre ennemi. Car ne vous imaginez pas que cet homme soit un dieu, qui jouisse d’une félicité fixe et immuable. Il est craint, haï, envié, et par ceux-là même qui paraissent les plus dévoués à ses intérêts. En effet, on doit présumer qu’ils sont remués par les mêmes passions, que le reste des hommes. Mais tous ces sentiments demeurent maintenant comme étouffés et engourdis, parce que votre lenteur et votre nonchalance ne leur donnent point lieu d’éclater ; et c’est à quoi il faut que vous remédiez. Car voyez où vous en êtes réduits, et quelle est l’insolence de cet homme. Il ne vous laisse pas le choix de l’action ou du repos. Il use de menaces ; il parle dit-on, d’un ton fier et arrogant. Il ne se contente plus de ses premières conquêtes ; il y en ajoute tous les jours de nouvelles ; et pendant que vous temporisez, et que vous demeurez tranquilles, il vous enveloppe et vous investit de toutes parts. En quel temps donc, en quel temps agirez-vous comme vous le devez ? Quel événement attendez-vous ? Quelle nécessité faut-il qui survienne pour vous y contraindre ? Ah ! l’état où nous sommes n’en est-il pas une ? Pour moi, je ne connais point de nécessité plus pressante pour des hommes libres, qu’une situation d’affaires pleine de honte et d’ignominie. Ne voulez-vous jamais faire autre chose, qu’aller par la ville vous demander les uns aux autres : que dit-on de nouveau ? Eh quoi ! y a-t-il rien de plus nouveau, que de voir un homme de Macédoine se rendre maître des Athéniens, et faire la loi à toute la Grèce ? Philippe est-il mort ? dit l’un. Non, il n’est que malade, répond l’autre. Mort ou malade, que vous importe ; puisque s’il n’était plus, vous vous feriez bientôt un autre Philippe par votre mauvaise conduite ? Car il est bien plus redevable de son agrandissement à votre négligence, qu’à sa valeur ».

Ce morceau est plein d’éloquence, mais de cette éloquence mâle et solide, qui rejette toutes sortes d’ornements, qui dédaigne le vain luxe des paroles, pour ne s’attacher qu’aux choses, qui laisse l’auditeur pleinement convaincu et sans réplique. En voici un dans le genre brillant et fleuri : il est tiré de l’oraison de Cicéron pour Marcellus : on n’en trouve pas de plus beau dans aucun orateur, soit ancien, soit moderne. Le consul Marcellus73 avait pris le parti de Pompée74 contre César75, qui étant devenu vainqueur, l’exila de Rome, et le rappela ensuite à la prière du sénat. Cicéron faisant valoir cet acte de clémence, dit au dictateur, qu’en rétablissant Marcellus, il s’est acquis une gloire supérieure à celle que toutes ses victoires peuvent lui mériter, parce qu’en effet d’autres partagent avec lui l’honneur de ses triomphes, tandis que la clémence est une vertu qu’il ne partage avec personne. On va voir qu’il prouve d’abord cette proposition par un magnifique éloge de César, et ensuite par trois raisons qu’il développe d’une manière non moins solide que brillante.

« Je pense souvent en moi-même, et je me fais un vrai plaisir de le publier, que les hauts faits de nos plus célèbres guerriers, ceux des plus illustres potentats, ceux des plus belliqueuses nations de l’univers, ne peuvent être comparés aux vôtres ; qu’on examine la grandeur des guerres, ou la multitude des batailles, ou la variété des pays, ou la rapidité du succès, ou la diversité des entreprises. Vous avez soumis, par vos victoires, un grand nombre de régions, séparées les unes des autres par de vastes espaces, et vous les avez parcourues en conquérant, avec autant de vitesse qu’aurait pu faire un voyageur. Il faudrait s’aveugler volontairement, pour ne pas convenir que de tels exploits ont une grandeur, qui passe presque tout ce que nos idées peuvent nous en représenter. Il y a néanmoins encore quelque chose de plus grand et de plus admirable.

I. Car pour ce qui est des actions guerrières, il se trouve des gens qui prétendent en diminuer l’éclat, en soutenant que le soldat en partage la gloire avec le chef, qui dès là ne peut se l’approprier. En effet, la valeur des troupes, l’avantage des lieux, les secours des alliés, les armées navales, la facilité des convois, tout cela sans doute contribue beaucoup à la victoire. La fortune, surtout, se croit en droit de s’en attribuer la plus grande partie, et se regarde presque comme la seule et unique cause des heureux succès. Mais ici vous n’avez point de compagnon ni de concurrent, qui puisse vous disputer la gloire que voire clémence vient de vous acquérir. Quelque brillante qu’elle soit, et elle l’est infiniment, vous la possédez seul tout entière. Ni le soldat, ni l’officier, ni les troupes de pied, ni celles de cavalerie, ne peuvent y prétendre. La fortune même, cette fière maîtresse des événements humains, ne peut rien vous dérober de cet honneur : elle vous le cède entièrement, et avoue qu’il vous appartient en tout et en propre, puisque la témérité et le hasard ne se trouvèrent jamais où président la sagesse et la prudence.

II. Vous avez soumis des peuples innombrables, répandus en beaucoup de pays différents, formidables par leur férocité, pourvus abondamment de tout ce qui est nécessaire pour se défendre. Mais après tout, vous n’avez vaincu pour lors que ce qui était de nature et de condition à être vaincu ; car il n’est rien de si puissant ni de si redoutable, dont le fer et la force ne puissent enfin venir à bout. Mais se dompter soi-même, étouffer son ressentiment ; mettre un frein à la victoire ; relever un ennemi abattu, un ennemi considérable par sa naissance, par son esprit, par son courage, et non seulement le relever, mais le faire monter à un plus haut point de fortune qu’il n’était avant sa chute ; en user ainsi, c’est se rendre, je ne dis pas comparable aux plus grands hommes, mais presque semblable aux dieux.

III. Vos conquêtes, César, se liront à la vérité dans nos annales, et dans celles de presque tous les peuples ; et la postérité la plus reculée ne se taira jamais sur vos louanges. Mais lorsqu’on lit, ou qu’on entend le récit des guerres et des batailles, il arrive, je ne sais comment, que l’admiration qu’elles excitent, est en quelque sorte troublée par le cri tumultueux des soldats, et par le son éclatant des trompettes. Au contraire, le récit d’une action où paraissent la clémence, la douceur, la justice, la modération, la sagesse, principalement si elle est faite malgré la colère, toujours ennemie des réflexions, et dans la victoire, naturellement superbe et insolente ; le récit, dis-je, de cette action, même dans des histoires qui sont faites, produit en nous une si douce et si vive impression d’estime et d’amour pour ceux qui en sont les auteurs, que nous ne pouvons nous empêcher de les chérir, quand bien même nous ne les aurions jamais connus. Vous donc, que nous avons le bonheur de voir de nos yeux, dont nous connaissons les dispositions et les sentiments les plus intimes ; vous, dont les desseins ne tendent qu’à conserver à la république tout ce que la fureur de la guerre a épargné ; par quelles louanges, par quelles démonstrations de zèle et de respect, pourrons-nous vous témoigner notre reconnaissance ? Oui, César, tout est sensible ici à une telle générosité ; même ces murailles, qui voudraient, ce semble, marquer leur allégresse de ce que vous allez leur rendre leur ancien éclat, et rétablir le sénat dans son ancienne autorité ».

La réfutation fait partie de la confirmation : elle consiste à détruire les difficultés qui pourraient être proposées contre les raisons que l’orateur a fait valoir. On peut y suivre la même méthode que dans la confirmation ; ou s’en écarter, en commençant par réfuter les plus fortes, ou les moins solides, selon que l’exige le sujet. On peut aussi, suivant les circonstances, répondre séparément à chaque objection, ou se contenter de les réunir toutes en un seul corps, et d’en faire sentir le faux, par une raison générale et victorieuse.

IV. De la Péroraison. §

La péroraison est la dernière partie du discours, et n’est ni la moins importante, ni la moins difficile à traiter. C’est ici principalement que le style doit être plein, nerveux, véhément, et surtout précis : les pensées doivent s’y succéder avec la plus grande rapidité. Il faut que l’orateur, en ne disant rien de faible, rien d’inutile, y fasse une courte récapitulation des preuves les plus solides qu’il a développées, de ce qu’il a dit de plus essentiel et de plus frappant, et qu’il représente dans un tableau raccourci, mais où les objets soient bien distingués, tout ce qui peut faire la plus vive et la plus forte impression sur l’auditeur. Il déploiera toutes les ressources de son art, il mettra en usage tout ce que l’éloquence a de tours séduisants et de mouvements impétueux ; enfin il animera cette partie de son discours de toute la chaleur, de tout le feu du sentiment, pour exciter les grandes passions, et maîtriser les âmes.

Cicéron possédait ce talent au suprême degré. La plupart de ses péroraisons sont du plus grand pathétique. Celle de la harangue pour Milon, accusé d’avoir fait assassiner le tribun Clodius, homme de mauvaises mœurs, est un vrai chef-d’œuvre. Il y excite presque toutes les passions des juges : il leur inspire de l’indignation contre les accusateurs, de l’estime pour l’accusé, de l’amour pour sa vertu, de l’admiration pour ses sentiments, de la reconnaissance même pour les services qu’il avait rendus à la république, enfin de la haine pour la mémoire de Clodius, et de l’horreur pour ses forfaits.

Il n’est point de figures qui ne puissent trouver place dans la péroraison. Les plus nobles, les plus fortes et les plus touchantes, telles que l’interrogation, l’apostrophe, la prosopopée, etc., sont celles que l’orateur doit y employer, comme étant les plus propres à donner au discours cette véhémence et cette impétuosité, qui ébranlent et transportent les cœurs. Eschine en fournit un très bel exemple dans la péroraison de sa harangue de la Couronne, dont il est à propos que je dise le sujet. Démosthène s’étant noblement acquitté de la commission qu’on lui avait donnée de faire réparer les murs d’Athènes, Ctésiphon, illustre citoyen de cette ville, persuada aux Athéniens de lui décerner, pour prix de son zèle et de sa probité, une couronne d’or. Eschine s’éleva contre ce décret : il accusa même celui qui l’avait rendu, et attaqua personnellement Démosthène. Cette grande cause fut plaidée devant toute la Grèce.

« Vous donc, messieurs, lorsqu’à la fin de sa harangue, Démosthène invitera les confidents et les complices de sa lâche perfidie à se ranger autour de lui ; vous de votre côté, messieurs, figurez-vous voir autour de cette tribune où je parle, les anciens bienfaiteurs de la république rangés en ordre de bataille, pour repousser cette troupe audacieuse. Imaginez-vous entendre Solon76, qui par tant d’excellentes lois, prit soin de munir le gouvernement populaire, ce philosophe, ce législateur incomparable, vous conjurer avec une douceur et une modestie dignes de son caractère, que vous vous gardiez bien d’estimer plus les phrases de Démosthène, que vos serments et vos lois. Imaginez-vous entendre Aristide77, qui sut, avec tant d’ordre et de justesse, répartir les contributions imposées aux Grecs pour la cause commune, ce sage dispensateur, qui en mourant ne transmit à ses filles d’autre succession que la reconnaissance publique, qui les dota ; imaginez-vous, dis-je, l’entendre déplorer amèrement la façon injurieuse, dont nous foulons aux pieds la justice, et vous adresser la parole en ces termes : Eh quoi ! parce que Arythmies de Zélie78, cet asiatique qui passait par Athènes79, où il jouissait même du droit d’hospitalité, avait apporté de l’or des Mèdes dans la Grèce, vos pères se portèrent presque à l’envoyer au dernier supplice, et du moins le bannirent, non de la seule enceinte de leur ville, mais de toute l’étendue des terres de leur obéissance ; et vous ne rougirez point d’adjuger à Démosthène, qui véritablement n’a pas apporté de l’or des Mèdes, mais qui de toutes parts a touché tant d’or pour vous trahir, et qui maintenant jouit encore du fruit de ses forfaits ; vous dis-je, vous ne rougirez point de lui adjuger une couronne d’or ? Pensez-vous que Thémistocle80, et les héros qui moururent aux batailles de Marathon81 et de Platée82 ; pensez-vous que les tombeaux mêmes de vos ancêtres n’éclatent point en gémissements, si vous couronnez un homme qui, de son propre aveu, n’a cessé de conspirer avec les barbares à la ruine des Grecs ? Pour moi, ô terre ! ô soleil ! ô vertu ! et vous, source du juste discernement, lumières naturelles et acquises, par lesquelles nous démêlons le bien d’avec le mal, je vous en atteste ; j’ai de mon mieux secouru l’état, et de mon mieux plaidé sa cause. J’aurais souhaité que mon discours eût pu répondre à la grandeur et à l’importance de l’affaire. Du moins je puis me flatter d’avoir rempli mon ministère selon mes forces, si je n’ai pu le faire selon mes désirs. Vous, magistrats, et sur les raisons que vous venez d’entendre, et sur celles que suppléera votre sagesse, prononcez en faveur de la patrie un jugement, tel que l’exacte justice le prescrit, et que l’utilité publique le demande ».

On s’attend, sans doute, à lire, après cette péroraison, celle de la harangue de Démosthène. La voici.

« Au reste, messieurs, il faut que le citoyen naturellement vertueux (car en parlant de moi, je me restreins à ce terme, pour moins irriter l’envie) possède ces deux qualités ; savoir, dans les exercices de l’autorité, un courage ferme et inébranlable, pour maintenir la république en sa prééminence, et de plus, dans chaque conjoncture et dans chaque action particulière, un zèle à toute épreuve ; car ces sentiments dépendent de nous, et la nature nous les donne : mais pour le pouvoir et la force, ils nous viennent d’ailleurs. Or, ce zèle, vous trouverez absolument qu’il ne se démentit jamais en moi ; jugez-en par les actions ; ni lorsqu’on demandait ma tête, ni lorsqu’on me traduisait au tribunal des Amphictyons83, ni lorsqu’on s’efforçait de m’ébranler par des menaces, ni lorsqu’on tentait de m’amorcer par des promesses, ni lorsqu’on lâchait sur moi ces hommes maudits comme autant de bêtes féroces ; jamais en aucune façon je ne me suis départi de mon zèle pour vous. Quant au gouvernement, dès que je commençai à y avoir part, je suivis la droite et juste voie de conserver les prérogatives, les forces, la gloire de ma patrie, de les accroître, et de me consacrer entièrement à ce soin. Aussi, lorsque d’autres puissances prospèrent, on ne me voit point me promener avec un visage content et serein dans la place publique, étendre une main caressante, et d’une voix de congratulation, annoncer la bonne nouvelle à des gens, que je crois qui la manderont en Macédoine84. On ne me voit pas non plus, au récit des événements heureux pour Athènes85, trembler, gémir, baisser les yeux vers la terre, à l’exemple de ces impies qui diffament la république ; comme si, par de telles manœuvres, ils ne se diffamaient pas eux-mêmes. Ils ont toujours l’œil au-dehors ; et lorsqu’ils voient quelque potentat profiter de nos malheurs, ils font valoir ses prospérités, et publient qu’on doit mettre tout en œuvre pour éterniser ses succès. Dieux immortels, qu’aucun de vous n’exauce de semblables vœux ; mais rectifiez plutôt l’esprit et le cœur de ces hommes pervers. Que si leur malice invétérée est incurable, poursuivez-les sur terre et sur mer, et exterminez-les totalement. Quant à nous, détournez au plutôt de dessus nos têtes les malheurs qui nous menacent, et accordez-nous une pleine sûreté ».

Les deux discours dont je viens de citer, la péroraison, sont les chefs-d’œuvre du barreau d’Athènes. On a dû remarquer que l’éloquence d’Eschine, quoique brillante et fleurie, est néanmoins solide et énergique ; mais que celle de Démosthène est plus serrée, plus nerveuse et plus véhémente. Je croirais sans peine que le lecteur, qui ne connaissait pas ces deux harangues, et qui en ignorait le succès, a jugé, à la simple lecture de ces deux morceaux, qu’Eschine succomba. Il perdit en effet sa cause, et fut exilé. La ville de Rhodes fut le lieu de sa retraite. Il y établit une école d’éloquence, et commença par lire à ses auditeurs sa harangue, qui lui mérita de leur part de très grands éloges. Mais après qu’il eut lu celle de Démosthène, les acclamations et les applaudissements redoublèrent. Eh ! que serait-ce donc, dit alors Eschine, si vous l’aviez entendu lui-même ? Mot bien digne de louange dans la bouche d’un rival !

Nos bons orateurs ont traité cette partie du discours oratoire avec un succès distingué. Il n’en est aucun dans lequel on ne trouve des péroraisons admirables. Celle de l’oraison funèbre du grand Condé86, par Bossuet, est un des plus beaux modèles qu’on puisse citer en notre langue. Il n’est pas possible de lire ce morceau, sans être vivement ému ; et je ne crains point qu’on me reproche de l’avoir rapporté tout entier. Ce grand orateur venant de peindre son Héros, prêt à rendre le dernier soupir dans les sentiments les plus sublimes et les plus affectueux, que la religion inspire au vrai chrétien, s’écrie :

« Que se faisait-il dans cette âme ? Quelle nouvelle lumière lui apparaissait ? Quel soudain rayon perçoit la nue, et faisait comme évanouir en ce moment, avec toutes les ignorances des sens, les ténèbres mêmes, si je l’ose dire, et les saintes obscurités de la foi ? Que deviennent alors ces beaux titres, dont notre orgueil est flatté ? Dans l’approche d’un si beau jour, et dès la première atteinte d’une si vive lumière, combien promptement disparaissent tous les fantômes du monde ! Que l’éclat de la plus belle victoire paraît sombre ! Qu’on en méprise la gloire, et qu’on veut de mal à ces faibles yeux, qui s’y sont laissé éblouir ! Venez, Peuples, venez maintenant ; mais venez plutôt, Princes et Seigneurs, et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel, et vous, plus que tous les autres, Princes et Princesses, nobles rejetons de tant de Rois, lumières de la France, mais aujourd’hui obscurcies, et couvertes de votre douleur comme d’un nuage ; venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts ; voilà ce qu’ont pu faire la magnificence et la piété, pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de cc qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant : et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux Héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière, de la gloire, âmes guerrières et intrépides ; quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand Capitaine, et dites en gémissait : voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de renommés Capitaines., que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre. Son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que dans son silence, son nom même nous anime, et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et ne pas arriver sans ressource à notre éternelle demeure avec le Roi de la terre, il faut encore servir le Roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services, du jour que vous vous serez donnés a un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance, qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières ; et admirant dans un si grand Prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un Héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien : ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ; et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple. Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau ; ô Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je, ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface : vous aurez dans cette image des traits immortels ; je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sons la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg87 et à Rocroi88, et ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : la véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. Jouissez, Prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une, voix qui vous fut connue ; vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte. Heureux, si averti par ces cheveux blancs, du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint ».

Article III.
De l’élocution. §

Quand l’orateur a trouvé les choses qui doivent composer son discours, et qu’il les a placées dans leur véritable point de vue, il faut qu’il s’applique à les embellir, à leur donner une espèce d’âme par la force et les grâces de l’expression : voilà en quoi consiste l’élocution. C’est à elle que l’éloquence doit principalement cette puissance irrésistible, ces charmes victorieux qui portent la lumière, la conviction dans les esprits, et qui la rendent la souveraine des cœurs. Un peintre qui veut composer un tableau, imagine d’abord le dessin, observe ensuite les proportions, et achève enfin son ouvrage, en donnant à l’objet qu’il peint, ce coloris qui lui est propre, et qui enlève tous les suffrages. Ce que fait le peintre par les couleurs, l’orateur le fait par l’élocution. Elle comprend les figures, le style et ses différentes espèces, dont j’ai déjà parlé.

Je me bornerai donc à dire ici que, pour réussir dans l’élocution, il faut bien penser, bien sentir, et écrire comme l’on pense et comme l’on sent ; qu’il ne faut ni prodiguer les figures, ni les placer sans discernement ; elles doivent naître du fond du sujet, tirer leur source dans le cœur même de l’orateur, dans les passions qui l’animent, dans les sentiments dont il est pénétré. Il faut surtout s’attacher à bannir du discours oratoire ces pensées stériles, qui ne sont que brillantes, et qui ne disent rien pour l’instruction de l’auditeur. En un mot, l’orateur doit avoir sans cesse présente à l’esprit cette réflexion de Cicéron89: Le discours est un composé de choses et de paroles : les paroles n’ont point de fondement, si elles ne sont appuyées sur les choses ; et les choses n’ont point de grâce, si elles ne sont ornées par les paroles.

Chapitre II.

Des différentes espèces de Discours Oratoires. §

On réduit ordinairement tous les grands discours, tous les discours vraiment oratoires à trois genres, qui sont le genre démonstratif, le genre délibératif, le genre judiciaire. Dans le démonstratif, l’orateur blâme, loue ; tout s’y rapporte à l’honnêteté. Dans le délibératif, il engage à agir ou à ne pas agir ; tout s’y rapporte à l’utilité. Dans le judiciaire, il accuse, il défend ; tout s’y rapporte à l’équité. Quoique ces trois genres soient distingués entre eux, ils se trouvent néanmoins très souvent ensemble. Quand un orateur, par exemple, loue la vertu, il ne le fait que pour la conseiller, et nous animer à l’embrasser : voilà le genre démonstratif et le délibératif réunis. Ainsi je ne m’astreindrai point à la division de ces trois genres, pour faire connaître les différentes espèces de discours, que chacun d’eux peut renfermer. Je me contenterai de dire successivement un mot des discours sacrés, des discours du barreau, des discours académiques, et des discours politiques.

Article I.
Des Discours sacrés. §

Il n’est point de théâtre plus brillant pour l’éloquence, que les discours sacrés. C’est là qu’elle paraît dans toute sa pompe, dans toute sa dignité, qu’elle déploie toute sa force et toutes ses grâces, pour étonner l’imagination, pour intéresser le sentiment. L’orateur chrétien est l’organe de la religion, l’interprète de Dieu même : il parle à la face des autels, dans le sanctuaire de la Divinité, pour ne traiter que des sujets qui regardent le bonheur ou le malheur éternel de l’homme. Aussi quelle élévation dans le génie, quelle vivacité dans l’imagination, quelle justesse dans le discernement ne lui faut-il pas pour produire les grands effets qu’il se propose !

Aux qualités brillantes et solides de l’esprit, l’orateur sacré doit joindre un grand nombre de connaissances, sans lesquelles il ne remplira jamais dignement son ministère. Une longue et sérieuse étude de la théologie, qui n’est autre chose que la science de la religion, lui est d’une nécessité indispensable, pour qu’il distingue exactement ce qui est de foi, d’avec ce qui n’est que d’opinion. Les ouvrages des Pères de l’église, qu’il doit lire avec méthode, lui donneront la connaissance des vérités qu’il entreprendra d’expliquer aux peuples, et lui fourniront les autorités propres à appuyer ses raisonnements. Une lecture réfléchie des livres saints, en le pénétrant de la grandeur et de la sainteté de notre religion, élèvera son âme et son génie, donnera à ses pensées et à son style la noblesse et la majesté convenables. Ce n’est que dans cette source divine, qu’il pourra puiser ces grands traits de lumière, qui éclairent l’homme sur ses devoirs ; cette morale pure et sublime, dont la pratique peut seule faire son bonheur.

Tels sont, pour l’orateur de la chaire, les principaux lieux oratoires extérieurs. Il est bien essentiel d’ajouter qu’il doit avoir une connaissance profonde du cœur humain, pour en développer les replis les plus secrets, pour démêler les détours artificieux des passions criminelles, que l’homme se cache souvent à lui-même ; en un mot, pour le découvrir tout entier, et faire voir ce qu’il est et ce qu’il doit être.

Il y a plusieurs espèces de discours sacrés : ce sont les sermons, les panégyriques, les oraisons funèbres, les prônes, les mandements des évêques, les instructions pastorales, les discours synodaux, etc. Il suffira que je fasse connaître ici ceux des trois premières espèces.

I. Du Sermon. §

L’objet de l’orateur, dans le sermon, est d’expliquer les dogmes et la morale de la religion, c’est-à-dire, toutes les vérités spéculatives que nous devons croire, et toutes les vérités de pratique que nous devons mettre à exécution. On sent qu’il doit s’attacher, en même temps, à combattre les erreurs opposées aux points de doctrine, que l’église enseigne, et à déraciner les vices contraires aux vertus chrétiennes. Ainsi, suivant un grand docteur90, la prédication a trois fins, que la vérité soit connue, qu’elle soit écoutée avec plaisir, et qu’elle touche les cœurs.

Pour faire connaître la vérité, l’orateur chrétien doit non seulement, comme je l’ai déjà dit, posséder un grand fonds de science, mais encore raisonner avec méthode, avec justesse, avec précision ; s’énoncer d’une manière simple, claire, naturelle et proportionnée à la capacité des esprits les moins intelligents. Pour que la vérité soit écoutée avec plaisir, il doit, sans trop rechercher les ornements du discours, n’en négliger aucun, qui puisse, en captivant l’attention de l’auditeur, rendre cette vérité plus aimable et plus attrayante. Pour que la vérité touche les cœurs, l’orateur doit employer ces grandes et nobles figures, ces images vives et frappantes, ce style pathétique et sublime, qui remuent, agitent, entraînent les âmes. Tout discours qui ne produit pas cet effet, n’est pas vraiment éloquent.

Quand il s’agit d’une vérité spéculative qu’il suffit de croire, l’orateur doit se contenter d’éclairer l’esprit par la solidité de l’instruction ; de le convaincre par la force du raisonnement, en le flattant néanmoins agréablement, par la beauté de l’élocution : il remplira son objet. Mais quand il s’agit d’une vérité de pratique, d’engager les auditeurs à fuir le vice, et à embrasser la vertu, c’est alors qu’il doit tonner, foudroyer, porter le trouble et la terreur dans leur âme, pour vaincre leur opiniâtre résistance, pour les arracher aux passions honteuses qui les captivent, et pour en faire des hommes entièrement nouveaux.

On peut appliquer au sermon toutes les règles qui conviennent au discours oratoire, en général. Mais le prédicateur ne doit jamais oublier que la force et la vérité du raisonnement, le choix et la solidité des preuves, l’instruction présentée avec ordre et avec méthode, sont des qualités essentielles, et peut-être les plus essentielles, au sermon ; que, par conséquent, il ne saurait trop s’attacher à la construction du plan de son discours ; plan qui ne doit rien laisser à désirer pour la clarté, la justesse et l’exactitude. En voici un qui peut assurément servir de modèle, et dont l’exposition instruira bien mieux que tous les préceptes. C’est celui du sermon sur la loi chrétienne, par le père Bourdaloue.

« Division. Deux rapports sous lesquels nous devons considérer la loi chrétienne : rapport à l’esprit, et rapport au cœur sous ces deux rapports, ses ennemis ont voulu la rendre également méprisable et odieuse : méprisable, en nous persuadant qu’elle choque le bon sens ; odieuse, en nous la représentant comme une loi trop dure et sans onction. Or, à ces deux erreurs, j’oppose deux caractères de la loi évangélique ; caractère de raison, et caractère de douceur : loi souverainement raisonnable, I. Partie : loi souverainement aimable, II. Partie.

» I. Partie. Loi chrétienne, loi souverainement raisonnable. Il ne nous appartient pas de l’examiner ; et cependant jamais loi n’a été plus critiquée ni plus combattue. Les païens, et même dans le christianisme, les libertins l’ont réprouvée comme une loi trop sublime et trop au-dessus de l’humanité : et plusieurs, au contraire, parmi les hérétiques, l’ont attaquée comme une loi trop naturelle et trop humaine. D’où je conclus que c’est une loi raisonnable, une loi conforme à la règle universelle de l’esprit de Dieu, parce qu’elle tient le milieu entre ces deux extrémités. Car, comme le caractère de l’esprit de l’homme est de se laisser toujours emporter à l’une ou à l’autre, le caractère de l’esprit de Dieu est un sage tempérament, etc.

» Et certes, remarque Saint Augustin, si la loi de Jésus-Christ avait été parfaitement au gré ou des païens et des libertins, ou des hérétiques, de là, elle devrait nous être suspecte, puisqu’elle aurait plu à des hommes, ou plongés dans le vice, ou engagés dans l’erreur. Ainsi leurs reproches mêmes font sa justification. Or, pour les confondre ces injustes reproches, j’avance deux propositions : 1º. C’est une loi sainte et parfaite : mais dans sa perfection, elle n’a rien d’outré. 2º. C’est une loi modérée : mais dans sa modération, elle n’a rien de lâche.

» 1º. C’est une loi sainte et parfaite ; mais dans sa perfection, elle n’a rien d’outré. Tout y est raisonnable. Venons au détail. Oui, il est raisonnable, par exemple, que je me renonce moi-même, puisque je ne suis de moi-même que vanité et que péché. Il est raisonnable que je mortifie ma chair, puisqu’autrement elle se révoltera contre ma raison et contre Dieu même. Il est raisonnable que la vengeance me soit interdite, car sans cela, à quels excès ne me porterait pas cette aveugle passion ? Raisonnable que j’oublie les injures que j’ai reçues, et qu’en mille conjonctures je sois prêt même à me relâcher de mes prétentions : pourquoi ? Pour conserver la charité qui est un bien d’un ordre supérieur. Raisonnable que cette charité s’étende jusqu’à mes ennemis, puisque cet homme, pour être mon ennemi, n’en est pas moins mon frère. Raisonnable que je haïsse mes amis, mes reproches, ceux à qui je dois la vie, c’est-à-dire, que je m’en détache ; quand ? Lorsque ce sont des obstacles à mon salut que je dois préférer à tout. Il fallait bien que les soldats romains, pour être incorporés dans la milice, fusent une espèce d’abjuration et de père et de mère, entre les mains de ceux qui les commandaient, etc.

» 2º. C’est une loi modérée : mais dans sa modération elle n’a rien de lâche. Elle n’ôte pas aux pécheurs leur confiance : mais elle sait bien aussi rabattre leur présomption Elle ne condamne pas tout comme mortel : mais elle nous donne, en même temps, une sainte horreur de tout péché, même du véniel. Elle distingue les préceptes, des conseils : mais d’ailleurs, elle nous déclare que le mépris des conseils dispose à la transgression des préceptes. Caractère de sagesse, qui de tous les motifs, est un des plus sensibles et des plus puissants, pour que je m’attache à ma religion, etc.

» II. Partie. Loi chrétienne, loi souverainement aimable. Jésus-Christ nous l’a proposée comme un joug léger et doux à porter. De là vient qu’il invite à le prendre ceux qui se trouvent déjà chargés d’ailleurs et fatigués. Pour former donc une idée complète de la loi évangélique, il ne fallait pas séparer ces deux choses, le joug et la douceur ; et c’est néanmoins ce que les hommes ont séparé. Or, malgré les faux préjugés dont nous nous laissons préoccuper, et que l’ennemi de notre salut tâche, par toutes sortes de moyens, d’entretenir, prétends qu’autant la loi chrétienne est parfaite, autant l’onction qui raccompagne, la rend douce et facile à pratiquer. 1º. Parce que c’est une loi de grâce. 2º. Parce que c’est une loi de charité, etc.

» 1º. Loi de grâce, où Dieu nous donne de quoi accomplir ce qu’il nous commande. Ainsi nous l’a-t-il promis en mille endroits de l’écriture. Douterons-nous de sa fidélité, ou du pouvoir de sa grâce ? Ah ! Seigneur, disait Saint Augustin, commandez-moi tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous me donniez ce que vous me commandez, c’est-à-dire, que vous me donniez, par votre grâce, la force d’exécuter ce que vous me commandez par votre loi. Avec votre grâce, rien ne me coûtera, etc.

» 2º. Loi de charité et d’amour. Amour et charité, dont l’effet propre est d’adoucir tout. Dieu, dit Saint Bernard, possède trois qualités, celle de maître, celle de rémunérateur, et celle de père. Selon ces trois qualités, il a donné aux hommes trois lois : une loi d’autorité comme à des esclaves ; une loi d’espérance comme à des mercenaires, et une loi d’amour comme à des enfants. Les deux premières furent des lois de travail et de peine. Mais la troisième est une loi de consolation et de douceur, qui nous rend ses préceptes les plus rigoureux en apparence, aisés à pratiquer, parce qu’elle nous conduit, non par la crainte, mais par l’amour, etc.

» Voilà ce que les amateurs du monde ne comprennent pas, mais ce qu’ils pourraient, néanmoins, assez comprendre par eux-mêmes et par leurs propres sentiments. Parce qu’ils aiment le monde, à quelles lois ne se soumettent-ils pas pour plaire au monde ? Qu’ils aiment Dieu comme ils aiment le monde : ils ne trouveront plus rien d’impraticable dans la loi de Dieu. Cette loi de charité n’est difficile qu’à ceux qui la craignent et qui la voudraient élargir, etc. ».

Prédicateurs de la primitive église. §

Durant les premiers siècles du christianisme, le sermon consistait dans l’explication, soit de l’évangile qu’on venait de lire, soit de quelque autre partie de l’écriture, dont l’orateur prenait un livre tout entier, ou dans laquelle il choisissait les sujets les plus importants. « Ces saints prédicateurs, dit l’Abbé Fleury, dans son ouvrage des mœurs des premiers chrétiens, n’étaient pas des discoureurs oisifs, comme les sophistes qui disputaient dans les écoles profanes, par une mauvaise émulation de se contredire et de raffiner les uns sur les autres, ou qui écrivaient dans leur cabinet, pour montrer leur érudition et leur bel esprit. C’étaient des pasteurs très occupés d’une infinité d’affaires de charité, entre autres de l’accommodement des différends, et qui ne laissaient pas de prêcher très souvent, pour s’acquitter de la fonction qu’ils regardaient comme la plus essentielle à leur ministère… Ils proportionnaient leur style à la portée de leurs auditeurs. Les sermons de Saint Augustin sont les plus simples de ses ouvrages, parce qu’il prêchait dans une petite ville à des mariniers, des laboureurs, des marchands… Au contraire Saint Cyprien, Saint Ambroise, Saint Léon, qui prêchaient dans de grandes villes, parlent avec plus de pompe et d’ornement. Mais leurs styles sont différents, suivant leur génie particulier et le goût de leur siècle… Les ouvrages des Pères grecs sont également solides et agréables. Saint Grégoire de Nazianze est sublime, et son style, travaillé. Saint Jean Chrysostôme me paraît le modèle achevé d’un prédicateur ».

Prédicateurs modernes. §

La carrière de l’éloquence sacrée a été courue parmi nous avec les plus brillants succès, depuis le commencement du dernier siècle des arts. Les PP. de Lingendes, jésuite, et Senault, prêtre de l’oratoire, furent, sous le règne de Louis XIII, les premiers, qui la purgèrent de ce vain étalage d’érudition profane, de ces extravagances d’imagination poétique et fabuleuse, de ces plaisanteries ridicules, de ces descriptions grossières, qui de leur temps avilissaient l’art de la parole.

Mais sous le règne brillant de Louis XIV, le P. Bourdaloue créa, pour ainsi dire, le vrai goût de la chaire, en introduisant cette éloquence noble, majestueuse, véhémente et sublime, qui convient à la grandeur de notre religion, à la profondeur de ses mystères, à la pureté de sa morale. Né avec un esprit solide, ferme et profond, il n’a point eu de rival pour la force du raisonnement, et pour la manière de présenter le vrai dans tout son jour. Les sujets qu’il choisit, sont toujours intéressants, et tirés naturellement de l’évangile. Les principes qu’il établit, sont toujours bien liés et bien déduits. Il en fait ensuite l’application à un point de morale, et développe, avec une sagacité merveilleuse, tout ce qui peut en résulter d’utile pour les hommes. Ses preuves ne sont jamais que directes, les mieux choisies, les plus convaincantes, et toujours accompagnées d’une réfutation complète de tout ce qu’on pourrait objecter avec quelque vraisemblance. Partout il réduit ses auditeurs au silence, ne leur laisse ni excuse, ni prétexte, et les force à goûter la raison dont il est le plus fidèle organe. Quoiqu’il ne cherche qu’à convaincre et à persuader, il plaît néanmoins par sa diction ; qui est toujours naturelle, abondante, pure et noble. La peinture qu’il fait des mœurs, est si sensible et si vraie, que chacun s’y voit lui-même et s’y reconnaît. Ce Jésuite connaissait parfaitement le monde et le cœur humain. Jamais Orateur ne les a peints sous des traits plus marqués, n’a fait des portraits aussi ressemblants. Il ne faut pas être surpris que la cour et la ville lui aient donné les mêmes applaudissements, et qu’en l’écoutant avec avidité, on se soit plusieurs fois écrié, dans son auditoire, qu’il avait raison, et que c’étaient là en effet l’homme et le monde.

Le P. Bourdaloue n’était pas loin du terme de sa carrière, lorsque parut le P. Massillon, prêtre de l’oratoire, et ensuite évêque de Clermont. Logicien exact, mais bien moins instruit, bien moins profond que le premier, il raisonne avec justesse, avec méthode, et possède de plus l’art de tourner ses preuves en sentiment. Son éloquence vive, ornée et pathétique, frappe l’esprit, pénètre et captive l’âme : le triomphe de ce grand Orateur est de persuader. Ce qui fait aussi son principal mérite, c’est qu’en attaquant les passions, il en représente d’après nature tous les mouvements, tous les artifices, toute la souplesse, et ne leur laisse aucune ressource pour se justifier. En peignant le cœur humain, dont il avait une connaissance si profonde, il montre les différents ressorts qui le font mouvoir : il nous découvre nous-mêmes à nous-mêmes, et nous expose, pour ainsi dire, à nos propres regards avec toutes nos faiblesses, nos penchants, nos erreurs et nos vices. Non seulement il nous fait voir qu’il est plus raisonnable d’embrasser la vertu, mais encore il prouve qu’elle est notre souverain bien ; et nous sommes obligés d’en convenir, à l’aspect de cette vertu qu’il sait si bien nous présenter avec tous ses charmes. Son style clair, nombreux, élégant et fleuri, est plein d’onction et d’aménité : ses images sont revêtues du plus beau coloris : c’est par toute une abondance intarissable d’idées brillantes et magnifiques, une suite de tableaux vifs et naturels, qui enchantent l’imagination, éclairent l’esprit, et remuent fortement le cœur.

Voilà les deux plus parfaits modèles que puissent se proposer, ceux qui se destinent à la chaire. Nous avons beaucoup d’autres Orateurs, dans les ouvrages desquels ils pourront puiser le goût de la bonne et vraie éloquence. Ceux qui ne contribuèrent pas peu à illustrer ce même siècle de Louis XIV, sont :

Le P. Cheminais, jésuite. On l’a placé avec juste raison parmi les prédicateurs du premier ordre. Plein d’onction et de sentiment, il excelle dans l’art de toucher et de persuader. Cet Orateur avait un génie tout de feu : mais malheureusement la faiblesse de sa santé l’obligea de quitter la chaire à un âge, où tant d’autres commencent à peine à y monter.

Le P. de La Colombière, jésuite. Il possédait toutes les qualités de l’esprit, qui font le grand Orateur. Ses sermons réunissent la solidité du raisonnement, la vivacité de l’imagination, l’élégance du style, et la chaleur du sentiment. Une piété tendre et vive y éclate, et en relève le prix.

Le P. Giroust, jésuite. L’onction fait le principal caractère de ses sermons. Son style est en général élégant, mais quelquefois négligé : quelquefois aussi ses raisonnements, quoique solides, n’ont pas toute la profondeur qu’on pourrait désirer.

Le P. de la Rue, jésuite. Il a de très bons sermons ; et il n’en est aucun qui n’offre des morceaux admirables. Une grande simplicité en fait le mérite. Cet homme, qui après une longue étude des lettres françaises et surtout des latines, connaissait si bien toutes les finesses et toutes les beautés de l’art, est pourtant l’Orateur qui paraît les rechercher le moins. On dirait qu’il doit tout à la nature. C’est cette belle simplicité qui le fit applaudir à la cour de Louis XIV. « Le vrai goût de l’éloquence chrétienne, dit-il dans la préface de ses Sermons, s’est toujours conservé à la cour. Dès la première fois que j’eus l’honneur d’être nommé pour y prêcher, je fus assez heureux de recevoir un avis d’un courtisan des plus habiles. Ne donnez pas, me dit-il, dans l’écueil commun. Ne prétendez pas réussir, en nous flattant l’oreille par un bel étalage de fins mots. Si vous allez par le chemin du bel esprit, vous trouverez ici des gens, qui en mettront plus dans un seul couplet de chanson, que vous dans tout un sermon. »

Nous devons aussi à la société des Jésuites, les prédicateurs les plus admirés sous le règne de Louis XV. Voici à peu près ceux dont les jeunes Orateurs peuvent faire une étude particulière.

Les Sermons du P. Segaud offrent un grand fonds d’instruction. L’onction du sentiment y est jointe à l’élégance et à l’énergie du style.

Le P. Penusseau, mort confesseur de Louis XV, développe les maximes de l’évangile, d’une manière instructive et touchante. Le pathétique continu, qui règne dans tous ses sermons, décèle une imagination vive, une âme sensible et pleine de chaleur. On voit aisément que l’amour de Dieu l’embrasait.

Une éloquence simple et insinuante distingue ceux du P. Griffet. Cet Orateur ne s’écarte jamais de la morale chrétienne, et y ramène tous ses sujets. C’est le vrai moyen de prêcher avec fruit.

Le P. de Neuville est un des plus beaux génies qui aient brillé dans la chaire. Ses Sermons étincelants d’esprit, pleins de pensées justes et profondes, de raisonnements solides, et de portraits finis de nos mœurs, abondent en images et en sentiments.

On admire dans ceux du P. Chapelain, des plans heureux, et très bien remplis, une marche libre, aisée et naturelle, une diction noble et pure, beaucoup de force et d’onction.

Les Protestants ont, en quelques grands Orateurs. Le plus célèbre est Saurin, qu’ils placent à côté de Bourdaloue. Ce rang ne lui est pas dû. Il est plus fleuri que le Jésuite : mais quoique solide et véhément, il est beaucoup moins profond ; et il s’en faut bien que son éloquence soit aussi mâle et aussi nerveuse. Ce qu’on doit admirer en lui, c’est que laissant à part le dogme et la controverse, il ne s’est attaché qu’à la morale, et n’a point imité la plupart des Orateurs Calvinistes, qui se répandent en invectives contre le Pape et l’Église. Aussi fut-il persécuté, calomnié, pendant toute sa vie, par les hommes violents et atrabilaires de sa secte. Ces fanatiques auraient voulu que Saurin, partageant leur haine aveugle et leur grossière fureur, eût appelé le Pape, l’Antéchrist, et l’Église romaine, la prostituée de Babylone.

II. Du Panégyrique. §

Le Panégyrique en général est un discours à la louange d’une personne illustre, dont on préconise les rares vertus, ou les glandes actions. Le Panégyrique Chrétien est uniquement consacré à la louange des Saints. L’Orateur s’y propose de les honorer par l’éloge de leurs vertus, et de nous engager nous-mêmes à les imiter. Il ne peut remplir ce double objet, qu’en joignant l’instruction au récit de ces vertus : un juste mélange des éloges et de la morale, fait la première perfection du Panégyrique.

Mais ce serait un défaut de suivre exactement les traces du Saint, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, et de louer chacune de ses vertus en particulier. Il faut se contenter de rappeler les principales circonstances de sa vie, à quelques époques marquées, et de ramener les faits et la morale, à quelque vertu dominante, qui paraît avoir animé toutes les autres. Le plan d’un Panégyrique est une des choses essentielles, à laquelle l’Orateur doit s’attacher. Pour donner une idée de la manière dont il peut le concevoir, il suffira d’en citer un bon exemple : c’est le plan du Panégyrique de Saint Louis par le P. Bourdaloue.

« Division. Saint Louis a été un grand Saint, parce qu’étant né Roi, il a fait servir sa dignité à sa sainteté. I. Partie. Saint Louis a été un grand Roi, parce qu’il a su, en devenant Saint, faire servir sa sainteté à sa dignité, II. Partie.

» I. Partie. Saint Louis a été un grand Saint, parce qu’étant né Roi, il a fait servir sa dignité à sa sainteté. En effet, sa grandeur n’a servi qu’à le rendre, 1º humble devant Dieu, avec plus de mérite ; 2º charitable envers le prochain, avec plus d’éclat ; 3º sévère à lui-même, avec plus de force et plus de vertu.

» 1º. Humble devant Dieu. Tout Roi qu’il était, il ne se considéra que comme un sujet ne pour dépendre de Dieu, et pour obéir à Dieu et il préféra toujours la qualité de Chrétien à celle de Roi. De là procédait ce zèle admirable, qu’il eut pour tout ce qui concernait la gloire de Dieu et de son culte. De là, ce zèle pour la propagation de l’évangile, ce zèle pour l’intégrité et l’unité de la foi, ce zèle pour la discipline de l’Église, ce zèle pour la réformation et la pureté des mœurs, ce zèle de la maison de Dieu, qui le dévorait. Or ce zèle n’eut de si merveilleux succès, que parce qu’il était soutenu de la puissance royale, etc.

» 2º. Charitable envers le prochain : rendant lui-même justice à tout le monde, se familiarisant avec les pauvres, portant en terre les corps de ses soldats tués dans une sanglante bataille, fondant des hôpitaux sans nombre. Or, à tout cela, combien lui servit le pouvoir que lui donnait la dignité de Roi, etc.

» 3º. Sévère à lui-même. Austérité, qui, dans le rang où le ciel l’avait fait naître, doit être regardée comme un miracle de la grâce. Car quel miracle, qu’un Roi couvert du cilice, atténué de jeûnes, couché sous le sac et sur la cendre, toujours appliqué à combattre ses passions et à mortifier ses désirs ! Voilà notre condamnation. Saint Louis s’est sanctifié jusque sur le trône : qui peut donc nous empêcher, chacun dans notre état, de nous sanctifier ? etc.

» II. Partie. Saint Louis a été un grand Roi, parce qu’il a su, en devenant Saint, faire servir sa sainteté à sa dignité. Il a été grand dans la guerre et dans la paix, grand dans l’adversité, grand dans la prospérité, grand dans le gouvernement de son royaume, grand dans sa conduite envers les étrangers ; et c’est à quoi lui a servi sa sainteté.

» 1º. Grand dans la guerre et dans la paix. Il n’a point aimé la paix, pour vivre dans l’oisiveté, et il n’a point aimé la guerre, pour satisfaire son ambition. Qui le rendait si intrépide et si fier dans les combats ? C’était le zèle de la cause de Dieu qu’il défendait, etc.

» 2º Grand dans l’adversité. Exemple de sa prison, où sa seule sainteté put si bien le soutenir, etc.

» 3º. Grand dans la prospérité. Jamais la France n’avait été plus florissante, ni le peuple plus heureux, parce que Saint Louis se faisait une religion de contribuer à la félicité de ses sujets, etc.

» 4º. Grand dans le gouvernement de ses États. Jaloux par piété d’y maintenir le bon ordre, il sut se faire obéir, craindre et aimer. Divers exemples, etc.

» 5º. Grand dans sa conduite avec les étrangers. C’était dans le monde chrétien, le pacificateur et le médiateur de tous les différends qui naissaient entre les têtes couronnées. De toutes parts on avait recours à lui, parce que l’on connaissait sa probité, et son incorruptible équité, etc.

» Fausse idée des libertins, qui se persuadent qu’en suivant les règles de la sainteté évangélique, ou ne peut réussir dans le monde, etc. ».

Les réflexions ou les sentences doivent, dans le Panégyrique, accompagner ou suivre le détail des actions. Celles qu’on fait entrer finement dans le corps du récit, de manière qu’elles paraissent essentielles au récit même, y font un meilleur effet que partout ailleurs. Elles doivent en général être courtes ; et renfermer beaucoup de sens en peu de paroles.

Si le Panégyrique comporte, exige même un style plus soigné, plus brillant, et plus fleuri que celui d’un sermon ; d’un autre côté, il n’est pas aussi susceptible des grands mouvements. Ils peuvent néanmoins y trouver place quelquefois ; dans les réflexions, ou dans les exhortations morales, lorsqu’elles méritent d’être développées avec chaleur, d’être exprimées avec véhémence ; dans le récit même des actions extraordinaires, qui ont eu pour principe un zèle très ardent, une charité des plus ferventes, ou quelque autre sentiment surnaturel.

Panégyristes. §

Le P. Bourdaloue et Massillon nous ont donné les meilleurs Panégyriques que nous ayons. Dans ceux du Jésuite, il y a plus de gravité, plus de morale, un plus grand fond d’instruction. Ceux de l’évêque de Clermont offrent plus d’agréments dans le style et dans la narration, plus d’art dans l’enchaînement des faits avec la morale.

Les Panégyriques de Fléchier, contemporain du P. Bourdaloue, respirent partout l’édification et la piété. Ils sont écrits d’un style pur, égal, harmonieux et plein de grâces. Mais les figures brillantes y sont quelquefois prodiguées.

On lira toujours avec plaisir les Panégyriques de l’abbé Séguy, un des plus grands Orateurs sous Louis XV. Il y règne une éloquence vive et naturelle, quoiqu’on y trouve quelques endroits faibles, excepté dans celui de Saint Louis. Ce discours est un des meilleurs qui aient été prononcés en présence de l’Académie française.

Ceux de l’abbé de la Tour-Dupin, ne sont pas à l’abri de toute critique. L’application des passages de l’Écriture Sainte, y est quelquefois peu juste, et l’usage de l’antithèse, quelquefois trop fréquent. Mais les beautés y éclipsent les défauts. Ces discours sont d’un Orateur éloquent, qui d’ailleurs a le grand mérite de ne perdre jamais de vue le Saint dont il célèbre les vertus.

Les anciens avaient aussi leurs Orateurs Panégyristes. Chez les Grecs, on faisait publiquement l’éloge des grands hommes, qui avaient rendu quelque service important à la patrie. Ces cérémonies étaient solennelles, et attiraient un grand concours de peuples : c’est là l’origine du mot Panégyrique, qui signifie en grec toute Assemblée. Le même usage fut observé à Rome.

Les Panégyriques prononcés dans Athènes, se sont perdus au milieu du bouleversement des Empires. Je ne parle point des éloges d’Hélène et de Busiris, et de quelques autres discours en ce genre, que nous a laissés Isocrate, parce que ce sont proprement des discours politiques.

Mais nous avons les Panégyriques de plusieurs Empereurs Romains, rassemblés en un recueil intitulé : Panegyrici veteres. Le meilleur de tous est à la tête de cette collection : c’est celui de Trajan par Pline le jeune, qui le composa par ordre du Sénat, au nom de tout l’Empire, et le prononça en présence de l’Empereur même. Le style en est riche et fleuri, les pensées belles et lumineuses, les descriptions vives et frappantes. Mais l’art y paraît trop à découvert : tout ce que l’éloquence a de plus brillant, y est étalé avec trop de pompe. Pline se laissa entraîner par le mauvais goût de son siècle, qui n’admirait dans les productions de l’esprit, que ce qui était éclatant et recherché. Il faut cependant convenir que ce discours est celui de ses Ouvrages où il s’en est le plus garanti. Sacy en a donné une traduction aussi élégante que fidèle.

III. De l’Oraison funèbre. §

Dans l’Oraison funèbre, l’Orateur loue les morts qui ont été illustres par leur naissance, leur rang, leurs vertus et leurs actions. Ce genre de discours demande beaucoup d’élévation dans le génie, une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poésie. Tout doit y être plein de force et de dignité : il ne souffre rien de commun, rien de médiocre. L’éloquence doit y déployer toute sa magnificence, toute sa pompe et toutes ses richesses. Mais il faut bien prendre garde de ne point étaler ces ornements avec profusion et sans choix ; de ne point négliger le plan et la conduite du discours, l’ordre et la liaison des idées, la convenance et la clarté du style. Si l’on exige que l’imagination de l’Orateur soit vive, brillante et fleurie, on exige aussi qu’elle soit sage, bien réglée, et toujours dirigée par le goût.

Le texte d’une Oraison funèbre doit être comme un éloge raccourci du Héros, et mettre d’abord sous les yeux toute sa vie et son caractère. L’Orateur peut, dans l’exorde, pour tenir les esprits en suspens, se livrer à un certain désordre, qui est un effet de l’art ; éclater en plaintes et en gémissements sur la courte durée et la fragilité des grandeurs humaines Il peut même commencer par quelque réflexion frappante, exprimée avec force et avec noblesse, comme l’a fait Bossuet dans ce début si majestueux et si imposant de son Oraison funèbre de Henriette Marie de France91, Reine d’Angleterre.

« Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux Princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse ; il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui : car en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les Princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples ».

L’Orateur développera ensuite son dessein d’une manière délicate, qui laisse à peine apercevoir qu’il prépare sa division. Cette partie est une des plus belles, mais des plus difficiles de l’Oraison funèbre. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit toute renfermée dans le texte ; mais elle doit toujours en être tirée. Les expressions de l’écriture, bien employées, donnent un grand éclat et une grande noblesse au discours. C’est au discernement de l’Orateur, d’y faire entrer à propos ce qu’elles ont de majestueux et de sublime.

Qu’on ne s’imagine pas que les preuves soient bannies de l’Oraison funèbre. Elles servent au contraire, quand elles sont employées à propos, à relever la gloire du Héros que loue l’Orateur. On va s’en convaincre à la lecture de ce beau morceau, tiré de l’Oraison funèbre du grand Condé92, par le P. Bourdaloue.

« J’appelle le principe de tant d’héroïques actions, ce génie transcendant et du premier ordre, que Dieu lui avait donné pour toutes les parties de l’art militaire, et qui, dans les siècles où l’admiration se tournant en idolâtrie, produisait des divinités, l’aurait fait passer pour le Dieu de la guerre ; tant il avait d’avantage au-dessus de ceux qui s’y distinguaient. J’appelle le principe de ces grands exploits, cette ardeur martiale, qui, sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre ; ce feu qui, dans l’exécution lui rendait tout possible et tout facile ; cette fermeté d’âme que jamais nul obstacle n’arrêta, que jamais nul péril n’épouvanta, que jamais nulle résistance ne lassa ni ne rebuta ; cette vigilance que rien ne surprenait ; cette prévoyance à laquelle rien n’échappait ; cette étendue de pénétration, avec laquelle dans les plus hasardeuses occasions, il envisageait d’abord tout ce qui pouvait ou troubler, ou favoriser l’événement des choses, semblable à un aigle, dont la vue perçante fait en un moment la découverte de tout un vaste pays ; cette promptitude à prendre son parti, qu’on n’accusa jamais en lui de précipitation, et qui, sans avoir les inconvénients de la lenteur des autres, en avait toute la maturité ; cette science qu’il pratiquait si bien, et qui le rendait habile à profiter des conjonctures, à prévenir les desseins des ennemis presque avant qu’ils fussent conçus, et à ne pas perdre en vaines délibérations, ces moments heureux qui décident du sort des armes ; cette activité que rien ne pouvait égarer, et qui, dans un jour de bataille, le partageant, pour ainsi dire, et le multipliant, faisait qu’il se trouvait partout, qu’il suppléait à tout, qu’il ralliait tout, qu’il maintenait tout, soldat et général tout à la fois, et par sa présence, inspirant à tout un corps d’armée, et jusqu’aux plus vils membres qui le composaient, son courage et sa valeur ; ce sang-froid qu’il savait si bien conserver dans la chaleur du combat ; cette tranquillisé dont il n’était jamais plus sûr, que quand on en venait aux mains et dans l’horreur de la mêlée ; cette modération et cette douceur pour les siens, qui redoublait à mesure que sa fierté contre l’ennemi était émue : cet inflexible oubli de sa personne, qui n’écouta jamais la remontrance, et auquel constamment déterminé, il se fit toujours un devoir de prodiguer sa vie, et un jeu de braver la mort : car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait, au moment que je parle, du Prince que nous avons perdu ; et voilà ce qui fait les Héros.

» Ceux qu’a vantés l’ancienne Rome93, et ceux qui, avant lui, s’étaient distingués sur le théâtre de la France, possédaient plus ou moins de ces qualités. L’un excellent dans la conduite des sièges, l’autre dans l’art des campements ; celui-ci était bon pour l’attaque, et celui-là pour la défense : l’universalité jointe à l’éminence des vertus guerrières, était le caractère de distinction de l’invincible Condé. Ainsi le publiait le grand Turenne94, cet homme digne de l’immortalité, mais le plus légitime Juge du mérite de notre Prince, et le plus zélé aussi bien que le plus sincère de ses admirateurs ; ainsi, dis-je, le publiait-il ; et la justice qu’il a toujours rendue à ce Héros, en lui donnant le rang que je lui donne, est un témoignage dont on l’a ouï cent fois s’honorer lui-même. Delà vient que le Prince de Condé valait seul à la France des années entières ; que devant lui les forces ennemies les plus redoutables s’affaiblissaient visiblement par la terreur de son nom ; que sous lui nos plus faibles troupes devenaient intrépides et invincibles ; que par lui nos frontières étaient à couvert, et nos provinces en sûreté ; que sous lui se formaient et s’élevaient ces soldats aguerris, ces officiers expérimentés, ces braves dans tous les ordres de la milice, qui se sont depuis signalés dans nos dernières guerres, et qui n’ont acquis tant d’honneur au nom français, que parce qu’ils avaient eu ce Prince pour Maître et pour Chef ».

La sainteté de la chaire chrétienne ne permet pas à l’Orateur de se borner, dans l’éloge des Héros, à des fins purement humaines. Son but doit être de nous instruire en excitant notre admiration, et de faire voir qu’il n’y a pas de véritable gloire, sans la religion et la piété. C’est ainsi que Bossuet dans son Oraison funèbre du grand Condé95, se propose de montrer « que ce qui fait les Héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble, valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur ; vivacité, pénétration, grandeur et sublimité du génie, voilà pour l’esprit, ne seraient qu’illusion, si la piété n’y était jointe, et enfin que la piété est le tout de l’homme ».

C’est ainsi que le P. Bourdaloue rapporte l’éloge qu’il fait du même Prince à l’instruction de ses auditeurs, comme il l’annonce dans cet endroit si instructif et si touchant de son exorde.

« Je ne viens pas à la face des autels étaler en vain la gloire de ce Héros, ni interrompre l’attention que vous devez aux saints mystères, par un stérile, quoique magnifique récit de ses éclatantes actions. Persuadé, plus que jamais, que la chaire de l’Évangile n’est point faite pour des éloges profanes, je viens m’acquitter d’un devoir plus conforme à mon ministère. Chargé du soin de vous instruire, et l’exciter votre piété, par la vue même les grandeurs humaines et du terme fatal où elles aboutissent, je viens satisfaire à ce que vous attendiez de moi. Au lieu des prodigieux exploits de guerre, au lieu des victoires et des triomphes, au lieu des éminentes qualités du Prince de Condé, je viens, touché de choses encore plus grandes et plus dignes de vos réflexions, vous raconter les miséricordes que Dieu lui a faites, les desseins que la Providence a eus sur lui, les soins qu’elle a pris de lui, les grâces dont elle l’a comblé, les maux dont elle l’a préservé, les précipices et les abîmes d’où elle l’a tiré, les voies de prédestination et de salut par où il lui a plu de le conduire, et l’heureuse fin dont, malgré les puissances de l’enfer, elle a terminé sa glorieuse course. Voilà ce que je me suis proposé, et les bornes dans lesquelles je me renferme.

» Je ne laisserai pas, et j’aurai même besoin pour cela de vous dire ce que le monde a admiré dans ce Prince ; mais je le dirai en Orateur chrétien, pour vous faire encore davantage admirer en lui les conseils de Dieu. Animé de cet esprit, et parlant dans la chaire de la vérité, je ne craindrai point de vous parler de ses malheurs ; je vous ferai remarquer les écueils de sa vie ; je vous avouerai même, si vous voulez, ses égarements ; mais jusques dans ses malheurs vous découvrirez avec moi des trésors de grâces ; jusques dans ses égarements vous reconnaîtrez les dons du ciel, et les vertus dont son âme était ornée. Des écueils mêmes de sa vie, vous apprendrez à quoi la Providence le destinait, c’est à-dire, à être pour lui-même un vase de miséricorde, et pour les autres un exemple propre à confondre l’impiété ».

Je n’ai pas craint de citer ici tous ces divers exemples, parce que j’ai cru que c’était le meilleur moyen de faire sentir aux jeunes Orateurs sacrés, qu’en louant les hommes illustres, ils ne doivent jamais oublier qu’ils parlent à la face des autels, et dans le sanctuaire de la divinité que la religion doit être le principe et la fin de tous leurs éloges ; et que s’ils rehaussent par la pompe et la magnificence du style, la gloire du grand Capitaine, du grand Homme d’État, de l’habile Négociateur, du Magistrat intègre et éclairé, ils doivent un hommage non moins éclatant à l’ami de la vérité, au zélateur de la justice, au vrai sage, et surtout au vrai chrétien. Quant à la marche qu’ils doivent suivre dans la composition de leurs éloges funèbres, elle est la même que dans le Panégyrique. Le modèle que je leur en ai offert, devrait sans cloute suffire pour cet objet. Cependant je crois qu’il ne sera pas inutile de leur tracer ici, en peu de mots, le plan admirable de l’Oraison funèbre du grand Condé, par le P. Bourdaloue. Ils y verront (mais plus encore en lisant ce beau discours) que ce grand Orateur a trouvé dans la défection même de ce Prince, une abondante matière pour faire son éloge ; et ils ne pourront s’empêcher de remarquer que le célèbre Bossuet a craint de toucher ce point délicat de son histoire.

Division. L’Orateur fonde l’éloge du Prince sur les qualités de son cœur, et nous en fait connaître la solidité, la droiture, la piété. « Un cœur, dit-il, dont la solidité a été à l’épreuve de toute la gloire et de toute la grandeur du monde, c’est ce qui fera le sujet de votre admiration ; I. Partie. Un cœur dont la droiture s’est fait voir dans les états de la vie les plus malheureux, et qui y paraissaient les plus opposés, c’est ce qui doit être le sujet de votre instruction ; II. Partie. Un cœur dont la religion et la piété ont éclaté dans le moment de la vie le plus important, et dans le jour de salut, qui est principalement celui de la mort, c’est ce que vous pourrez vous appliquer pour faire le sujet de votre imitation ; III. Partie ».

I. Partie. L’Orateur nous donne d’abord une idée du rare mérite de son Héros, en nous faisant le récit de ses victoires, et en indiquant les vastes connaissances dont son esprit brillant et sublime était orné. Il nous le représente ensuite ; 1º comme un Héros supérieur à sa propre gloire, c’est-à-dire, qui fit tout pour l’acquérir hors de la désirer et de la chercher ; 2ºcomme un Héros sans ostentation ; 3º comme un Héros ennemi de la flatterie ; 4º comme un Héros aussi humain qu’il était grand ; 5º comme un Héros que l’amour de lui-même n’avait point gâté ; bon père, aimable maître, parfait ami.

IIe Partie. Le Prince de Condé nous est ici représenté dans les deux époques malheureuses de sa vie ; l’une par rapport à son roi ; c’est-à-dire, enveloppé dans un parti que forma l’esprit de discorde : l’autre par rapport à son Dieu ; c’est-à-dire, refroidi dans la pratique des devoirs de la religion.

1º. Ce Héros se vit mêlé dans un parti que la discorde avait formé, et qui le détacha de nous. Mais, 1re Circonstance, jamais son cœur ne se sentit plus cruellement déchiré, et il n’eut par lui-même aucune part à nos disgrâces. 2e Circonstance ; il eut le mérite des cœurs droits et des grandes âmes, en se condamnant lui-même. 3e Circonstance ; quoiqu’abandonné à sa mauvaise fortune, il refusa constamment tous les avantages qui auraient pu la relever, mais qui, en la relevant, lui auraient été un obstacle à son rétablissement dans les bonnes grâces et dans l’obéissance du Roi. 4e Circonstance ; il n’omit rien de ce qui dépendait de lui pour disposer les choses à la paix. 5e Circonstance ; il eut le plus grand soin, après son retour, de réparer ses malheurs par le redoublement de ses services.

2º. Ce Prince, emporté par l’esprit du monde, se relâcha pendant quelque temps dans la pratique des devoirs de la religion. Mais dans le secret de son cœur il ne l’abandonna jamais ; il ne perdit jamais la foi ; il ne douta jamais de nos mystères. Au milieu même des égarements du monde, la religion se conserva dans son cœur ; et elle ne s’y conserva, que parce qu’il avait un cœur droit, etc.

IIIe Partie. L’Orateur nous représente ici son Héros mourant. « Il est mort, dit-il, en sage Chrétien, parce qu’il a voulu que sa mort fût précédée de sa conversion et de son retour à Dieu. Il est mort en Héros chrétien, parce qu’il a fait paraître, en mourant, toute la grandeur de son âme. Il est mort en parfait Chrétien, parce qu’il a consacré les derniers moments de sa vie, par tout ce que la religion peut inspirer de plus saint et de plus tendre à un cœur fervent ». Ces trois circonstances de la mort du Prince de Condé, sont appuyées sur des faits généralement reconnus pour être authentiques.

Le célèbre du Guesclin, mort vers la fin du quatorzième siècle, et enterré à Saint-Denis, dans le tombeau de nos Rois, est le premier Héros dont on ait fait l’éloge funèbre. Ferri de Cassinet, évêque d’Auxerre, le prononça dans sa cathédrale : cet éloge n’a point passé jusqu’à nous. Mais ce n’est proprement qu’à la renaissance des lettres que les Orateurs chrétiens commencèrent à louer les hommes illustres après leur mort. Muret prononça à Rome l’Oraison funèbre en latin de Charles IX.

Orateurs de ce genre. §

Dans le siècle de Louis XIV, ce genre d’éloquence fut porté parmi nous à sa plus haute perfection. C’est à Bossuet qu’en est due la principale gloire. Aucun de nos Orateurs en ce genre ne peut lui disputer le premier rang, malgré les incorrections et les inégalités qu’on remarque quelquefois dans son style. Aucun Orateur n’a possédé au même degré que lui cette éloquence noble, nerveuse et rapide, qui étonne l’imagination, arrache l’âme à elle-même. Son génie abondant et impétueux, crée presque à chaque instant des tableaux pleins de vie et de feu, enfante des idées de la plus grande élévation, et anime tout ce qu’il produit, de la chaleur et de la vivacité du sentiment. Né pour le sublime, Bossuet en a exprimé toute la force et toute la majesté, surtout dans son Oraison funèbre de Marie de France, Reine d’Angleterre, dans celle de Henriette-Anne d’Angleterre, Duchesse d’Orléans, et dans plusieurs endroits de celle du Grand Condé. Ce qui rehausse la gloire de cet Orateur, c’est qu’en louant les morts, il donne aux vivants les leçons les plus fortes et les plus touchantes. Dédaignant l’art de polir ses discours, il ne s’attache qu’à présenter à ses auditeurs le vrai sous toutes les faces. La manière frappante et variée dont il leur annonce les grandes vérités relatives à son sujet, prouve bien que non seulement son esprit en était plein, mais encore que son cœur en était pénétré.

Fléchier ne manque ni de force ni d’élévation dans ses Oraisons funèbres. Il y joint à la noblesse des pensées, toute l’harmonie et toutes les grâces de l’élocution. Mais on ne peut disconvenir que ces grâces n’aient un air d’affectation, et que cet Orateur ne laisse souvent quelque chose à désirer du côté de l’onction et de la chaleur, excepté dans son Oraison funèbre de Turenne, qui est presque en tout un chef-d’œuvre.

Deux Princes du Sang des Bourbons ont été dignement loués par le P. Bourdaloue. Son Oraison funèbre du grand Condé, offre des beautés vraiment sublimes. Il n’est peut-être pas de discours en ce genre, dont le plan seul fasse connaître autant que celui-là, l’homme de génie et le grand Orateur.

Massillon n’a pas cultivé ce genre d’éloquence avec un succès bien marqué. Il y a cependant de très beaux morceaux dans son Oraison funèbre du Prince de Conti, et surtout dans celle de Louis XIV.

De cinq Oraisons funèbres que Mascaron a faites, celle de Turenne est la seule qui lui ait donné un rang distingué parmi les Orateurs. Les autres sont faibles, et pèchent contre le goût.

Le P. de la Rue, toujours simple, noble, énergique et touchant, inspire l’amour des vertus qu’il a si bien louées dans ses Héros. On admire son Oraison funèbre du Duc et de la Duchesse de Bourgogne ; et l’on regarde celle du Maréchal de Luxembourg, comme une des plus belles que nous ayons.

Une éloquence vive, brillante et soutenue caractérise les Oraisons funèbres du Cardinal de Fleuri et du Maréchal de Belle-Isle96 par le Père de Neuville. La première surtout ne sera jamais déplacée parmi les chefs-d’œuvre en ce genre.

Les anciens, comme je l’ai déjà dit, louaient les grands hommes vivants : ils louaient aussi les morts. On croit communément que les Grecs commencèrent à le faire après la bataille de Marathon, donnée l’an 490 avant Jésus-Christ. Ce qu’on peut assurer au rapport de Thucydide, qui a écrit l’histoire de la guerre de Péloponèse jusqu’à la vingtième année, c’est qu’on fit dans Athènes des obsèques publiques aux citoyens qui avaient été tués à la guerre de Samos, l’an 441 avant Jésus-Christ, et que Périclès, l’homme le plus illustre et le plus éloquent de la république, prononça leur éloge.

Les Romains, suivant Polybe, ouvrirent cette carrière à l’éloquence, la même année qu’ils abolirent la royauté, pour établir le gouvernement républicain, c’est-à-dire, l’an 609 avant Jésus-Christ. Ce fut aux funérailles de Lucius Junius Brutus, consul, tué dans une bataille contre les Étrusques qui voulaient rétablir les Tarquins sur le trône de Rome : son corps fut exposé dans la place publique par ordre de Valérius Publicola, son collègue, qui étant monté à la tribune aux harangues, fit un récit touchant des belles actions de sa vie. Le peuple romain comprit combien il serait utile à la république de louer les grands hommes après leur mort, et ordonna aussitôt que cet usage serait perpétuellement observé. Il le fut en effet, non seulement jusqu’à la ruine entière de la république, mais même sous les Empereurs, puisque Néron parvenu à l’empire, prononça l’éloge de Claude son prédécesseur.

Dans Athènes, on ne louait que la valeur militaire, et à Rome, toutes sortes de vertus. Aucune de ces Oraisons funèbres ne nous est parvenue.

Article II.
Des Discours du Barreau. §

Défendre, par le talent de la parole, les biens, l’honneur, la vie même des citoyens contre les détours frauduleux de la mauvaise foi, les artifices de l’imposture, et les attentats de la calomnie ; soustraire l’homme faible, indigent, et vertueux, à l’oppression et souvent à la rapacité de l’homme injuste, riche et puissant ; telle est la noble fonction de l’Orateur du barreau. Pour la remplir avec la dignité et l’utilité convenables, il doit joindre à la sagacité, à la justesse et à l’élévation du génie, une connaissance étendue et profonde des lois, des différentes coutumes, de la jurisprudence ancienne et de la moderne, des arrêts, des ordonnances, etc. Voilà proprement la science qui lui est indispensable, et qu’il doit regarder comme le fondement nécessaire de l’édifice. C’est ce qu’on appelle, en termes de l’art, lieux oratoires extérieurs. Il y en a plusieurs autres, suivant la nature du sujet qui divise les parties contondantes. Tels sont, par exemple, les conventions qu’elles ont stipulées entre elles par écrit ou verbalement ; les aveux qu’elles font ou qu’elles ont faits ; le serment qu’elles ont prêté, ou qu’elles offrent de prêter ; les dépositions des témoins qui ont été entendus, etc.

Une étude encore importante, à laquelle l’Orateur du barreau doit s’appliquer, est celle des grands Orateurs, soit anciens, soit modernes. Il n’est pas douteux non plus qu’il n’ait besoin d’une certaine teinture des Belles-Lettres, pour orner des sujets., qui souvent ne présentent, en eux-mêmes, aucun agrément, et pour faire naître des fleurs dans un terrain, qui, au premier aspect, paraît aride, ou propre seulement à produire des épines.

Toutes les affaires litigieuses qui doivent être discutées et décidées devant les Tribunaux de la justice, peuvent servir de matière aux différentes espèces de discours du barreau, qu’on réduit ordinairement aux plaidoyers et aux consultations, aux mémoires et aux rapports de procès.

I. Des Plaidoyers et des Consultations. §

Dans les plaidoyers, on demande, ou l’on défend. L’Avocat qui demande, établit d’abord la question, ou constate le fait, selon la nature de la cause. Il expose ensuite ses moyens ou preuves, les développe, et finit par prendre des conclusions, dans lesquelles il spécifie l’objet de sa demande. L’avocat qui défend, suit la même méthode, mais dans un sens contraire. Il commence par contester le droit, ou par nier le fait, soit en tout, soit en partie. Il réfute ensuite les moyens de son adversaire, fait valoir les siens, et conclut enfin contradictoirement aux prétentions de la partie adverse.

L’exorde est inutile dans les plaidoyers, à moins qu’il ne s’agisse d’une grande cause, d’une affaire bien importante. La précision et la brièveté doivent alors en faire le principal mérite. Il faut surtout prendre garde de n’y rien dire, qui ne soit entièrement tiré du fond du sujet.

La narration sera également courte ; mais vive et agréable. L’Orateur peut employer les ressources de l’art pour l’embellir. Il doit même, en bien des occasions, y répandre les figures les plus brillantes et les plus animées, pour donner un tour piquant à des faits, dont le détail, quoique essentiel à la cause, pourrait, sans ces ornements, porter dans l’âme le dégoût et l’ennui.

Dans la confirmation, l’Orateur du barreau doit déployer toute la force de la raison, revêtue des grâces du style. C’est là qu’il fera valoir ses preuves, en les disposant, en les développant de la manière la plus convenable à son sujet. On ne peut, à cet égard, établir aucune règle particulière, quoiqu’on ait remarqué que notre célèbre Cochin réduisait toutes ses preuves à une seule, qu’il présentait sous des faces différentes, et toujours avec le même succès.

Il n’y a point de meilleures preuves que celles qui sont appuyées de l’autorité des lois. Toute l’habileté d’un Avocat consiste à se servir de ces lois à son avantage. Si donc la loi est pour lui, il représentera avec force qu’étant sacrée, ce serait un crime d’y rien changer, et que le jugement doit y être conforme. Si elle ne lui est pas tout à fait favorable, il fera voir que la justice des lois dépend d’une infinité de circonstances, qui toutes n’ont pu être prévues par le Législateur ; et qu’il est permis aux Juges d’expliquer, d’éclaircir la loi, de s’en écarter même dans leurs jugements, en suivant néanmoins les principes de la raison et de l’équité.

Dans la péroraison, l’Orateur pourra faire connaître les bonnes mœurs de son client. Il récapitulera ensuite les preuves les plus convaincantes et les plus décisives qu’il aura développées, et mettra en usage, pour intéresser les Juges et se les rendre favorables, tout ce que l’éloquence a de plus fort, de plus agréable et de plus touchant. C’est ce que n’a jamais manqué de faire Cicéron, le vrai modèle des orateurs du barreau.

Quant au style, il doit être proportionné à la nature de la cause. Les petites affaires ne peuvent être traitées que d’un style simple ; les grandes, d’un style élevé, et celles qui tiennent le milieu, d’un style tempéré. Il y a des causes qui ne veulent que de l’ordre et de la netteté ; d’autres qui exigent de la véhémence et de grands mouvements ; d’autres enfin qui sont susceptibles en même temps de simplicité, d’ornements et de passions. Mais quelle que soit la nature de la cause, l’orateur doit toujours s’attacher plus aux choses, qu’aux paroles, plus au choix et à la solidité des preuves, qu’à ce frivole assemblage de figures éblouissantes, qui ne parlent ni au cœur ni à la raison. Il ne se permettra jamais la plaisanterie ; et encore moins la satire, pas même dans la réplique, quoiqu’il puisse quelquefois s’y montrer moins grave que dans le plaidoyer.

Après qu’une cause a été discutée devant les juges par l’orateur qui demande, et par l’orateur qui défend, le procureur du roi, ou l’un des avocats-généraux donne ses conclusions. Ces sortes de discours peuvent être mis au nombre des plaidoyers. On doit y recueillir les raisons de l’une et de l’autre partie, les comparer, les balancer, et se déterminer sa faveur des meilleures. Mais la plus exacte impartialité doit y être scrupuleusement gardée. Point de détours, point de finesse, point d’art pour incliner les juges par des motifs étrangers à la cause : point d’ornements non plus qui ne tendent qu’à plaire. Une simplicité noble, une marche bien suivie, une méthode lumineuse est tout ce qui convient à ces sortes de discours.

L’avis qu’un avocat donne par écrit, touchant une affaire sur laquelle il a été consulté, est ce qu’on appelle consultation. Il y expose en raccourci les principaux moyens, qui doivent être développés dans le plaidoyer. On sent par conséquent qu’il ne saurait y mettre trop d’exactitude, de précision et de clarté. Rien ne doit y être en aucune manière susceptible de diverses interprétations.

II. Des Mémoires, et des Rapports de Procès. §

Dans les affaires d’une bien grande importance, les avocats ont coutume de faire imprimer des mémoires, qu’ils distribuent aux juges. Les moyens y sont ordinairement exposés, avec un peu moins d’étendue que dans les plaidoyers. Mais d’un autre côté, ces sortes de discours devant être lus dans le silence du cabinet, exigent plus d’art et de soin, que les discours prononcés de vive voix. L’œil du lecteur est bien plus perçant que celui de l’auditeur, quelque attentif qu’on suppose celui-ci. Le premier ayant tout le temps de réfléchir sur un ouvrage, en saisit jusqu’aux plus légers défauts, jusqu’aux plus petites négligences. Il faut donc que l’avocat travaille un mémoire, et le perfectionne autant qu’il lui sera possible. Tout doit y être exact et mesuré, soit dans le style, soit dans les choses. Aucun moyen ne doit être négligé pour instruire, plaire et toucher de la manière la plus convenable.

Le Rapport d’un procès est un discours fait par un des juges, pour instruire ses confrères d’une affaire qu’il a été chargé d’examiner. C’est là que doivent être exposés, dans le plus grand jour, l’origine, le fond, les circonstances, les incidents, les suites de la cause, et les moyens qu’on fait valoir pour et contre. Il ne faut que de la netteté, de la méthode, de la justesse, et de la précision pour ces sortes de discours. Les ornements doivent en être bannis, à moins qu’ils ne naissent de la matière même, ou qu’ils ne soient nécessaires pour réveiller et piquer l’attention des auditeurs. Le rapporteur doit surtout ne pas oublier qu’il parle, non comme avocat, mais comme juge ; que par conséquent il doit être sans passions et qu’il ne lui est nullement permis d’exciter celle des autres.

Il y a quelques autres espèces de discours, qui font partie de l’éloquence du barreau. Ce sont ceux que prononce le procureur du roi, ou l’un des avocats-généraux, à la rentrée des parlements, et qui doivent rouler sur l’administration de la justice, ou sur des objets qui y ont quelque rapport ; les Mercuriales, discours dans lesquels le premier président, ou l’un des gens du roi s’élève contre les abus et les désordres qui ont été remarqués dans l’administration de la justice ; enfin les Réquisitoires, discours dans lesquels le procureur du roi demande aux magistrats quelque chose d’intéressant pour la société civile, et qui doivent respirer en tout l’amour du bien public. Les trois genres d’éloquence entrent dans ces différentes espèces de discours. L’orateur doit y être tour à tour simple, fleuri, sublime et pathétique.

Orateurs du Barreau. §

L’éloquence du barreau n’a pas été portée parmi nous au degré d’élévation où on l’a vue chez les Grecs et chez les Romains. Cela n’est pas surprenant. Dans notre barreau, elle est restreinte à la discussion des causes entre les particuliers. Dans ceux d’Athènes et de Rome, elle s’étendait jusqu’à la discussion des affaires nationales, des grands intérêts de la république. Quelle vaste et brillante carrière pour le génie de l’orateur !

La Grèce produisit une foule d’hommes éloquents, qui parurent avec éclat dans l’aréopage, mais dont les ouvrages ont été entièrement perdus. Périclès, sous le gouvernement de qui Athènes devint si florissante et si redoutable, y fut comme le fondateur de l’éloquence. Il pensait fortement, et s’exprimait de même : on en juge par un de ses discours, que Thucydide nous a conservé. Cet orateur vivait dans le cinquième siècle avant l’ère chrétienne.

Peu de temps après la mort de Périclès, parut dans le barreau d’Athènes, Lysias, né à Syracuse l’an 459 avant J.-C. Il nous reste de lui trente-quatre harangues, dans lesquelles on admire une simplicité noble, un beau naturel, un style net et facile, une peinture exacte des mœurs et des caractères. Quintilien compare son éloquence à un ruisseau pur et clair, plutôt qu’à un fleuve majestueux. Cependant on trouve qu’elle a de l’ardeur et de la vivacité dans l’Oraison funèbre des guerriers athéniens, tués dans une bataille qui se livra entre les Corcyréens et les Corinthiens. La péroraison surtout est belle et touchante. Les discours de cet orateur ont été fort bien traduits par l’abbé Auger.

La grâce et l’élégance font le principal caractère d’Isocrate, né à Athènes l’an 433 avant J.-C. Son élocution est aisée, brillante et pleine d’harmonie. Les sentiments vertueux et vraiment patriotiques dont ses discours portent l’empreinte en rendent surtout l’auteur bien estimable. Ceux qui méritent d’être distingués, sont le Discours dans lequel il excite tous les Grecs à faire la guerre aux Perses, et sa Harangue sur les devoirs de la royauté adressée à Nicoclès, roi de Salamine. L’abbé Auger a donné une bonne traduction des trente et un discours que nous avons de cet orateur. Au reste, on dit que sa timidité naturelle, et la faiblesse de sa voix ne lui ayant pas permis de parler en public, il se contenta de composer des harangues et d’ouvrir une école d’éloquence. Du nombre de ses disciples furent Eschine et Démosthène.

Celui-ci, né à Athènes vers l’an 382 avant J.-C., est un torrent qui entraîne, un foudre qui brise, renverse et embrase tout à la fois. Ce grand orateur, ennemi de tout ornement recherché, ne parle jamais que le langage de la nature et de la raison. Mais c’est la nature dans toute sa noble simplicité, dans tous ses grands mouvements ; c’est la raison avec tout son empire et toute sa dignité. Le plan, la suite, l’économie de ses discours est admirable. Son style est serré, nerveux, rapide et pressant : ses raisonnements ont une justesse, une précision et une exactitude qui ne laissent rien à désirer. Le génie fécond de l’orateur athénien trouve toujours de nouvelles preuves à faire valoir : il présente tout ce qu’elles ont de réel et de solide, expose chaque raison dans toute sa force, et accable par le poids de la conviction. Démosthène prononça quatre discours contre Philippe, roi de Macédoine, dont la politique sourde et raffinée ambitionnait la souveraineté de la Grèce. Tout ce qu’il dit dans ces belles harangues, est l’expression d’une âme qu’enflamme l’amour de la patrie, et qui ne conçoit rien que de grand et d’utile pour ses concitoyens. Vous ne sauriez lire cet orateur, dit Fénelon97, sans voir qu’il porte la république dans le fond de son cœur. Il remplit, dit Cicéron lui-même, l’idée que j’ai de l’éloquence : il atteint à ce degré de perfection que j’imagine, mais que je ne trouve qu’en lui. Tourreil a traduit Démosthène, et l’a défiguré, en voulant, selon l’expression de Racine, lui donner de l’esprit. L’abbé d’Olivet a bien mieux rendu ses Philippiques. Cette traduction est très estimée, ainsi que celle de tous les ouvrages de l’orateur grec par l’abbé Auger.

Eschine, né à Athènes vers l’an 397 avant J.-C., et rival de Démosthène, lui est bien inférieur pour la force et la véhémence. Mais il est plus orné, plus élégant, plus fleuri. Il tient le second rang entre les orateurs de la Grèce. Brillant et solide, il embellit ses raisonnements de nobles et magnifiques figures. Une heureuse facilité règne dans ses discours : l’art et le travail ne s’y font point sentir. Des trois harangues qui nous restent de lui, la plus belle est celle de la Couronne. L’abbé Auger les a fort bien traduites.

Cet estimable auteur a rendu aussi en notre langue un très beau discours de Lycurgue, qu’il ne faut pas confondre avec le législateur de Lacédémone ; ceux d’Andocide, remarquables par le naturel et le touchant ; ceux d’Isée, qui ne roulant que sur des affaires de particuliers, peuvent mieux servir de modèle à l’avocat, pour la netteté, la précision et la force du raisonnement ; ceux de Dinarque, qui n’annoncent pas un bien grand talent ; et un fragment de Démade.

Il est fâcheux que nous ne connaissions que de nom Hypéride, dont Cicéron, qui avait fait une étude particulière des orateurs grecs, vante la justesse et la pénétration. Nous devons être plus fâchés encore que les discours de l’éloquent et vertueux Phocion aient été ensevelis sous les ruines des empires. Ce grand orateur était contemporain de Démosthène, qui le voyant un jour arriver dans l’assemblée du peuple, s’écria : Voici la hache de mes discours.

Cicéron, né à Arpion en Toscane, l’an 106 avant J.-C., fut à Rome ce que Démosthène avait été dans Athènes. Ce prince de l’éloquence latine excelle dans les trois genres d’écrire. Simple, fleuri et sublime tour à tour, il instruit avec exactitude, plaît avec toutes les grâces imaginables et touche avec véhémence. Il est vrai qu’il n’a ni le nerf, ni l’énergie, ni ce qu’il appelle lui-même le tonnerre de Démosthène. Mais il possède au même degré que lui les qualités qui regardent le fond de l’éloquence ; le dessein, l’ordre, l’économie du discours, la division, la manière de préparer les esprits, en un mot tout ce qui est de l’invention. D’un autre côté, il a une diction plus riche et plus agréable. Tout ce qui passe par son imagination vive et féconde, y prend le plus beau coloris, le tour le plus piquant et le plus varié. Son éloquence magnifique n’est jamais étalée au préjudice du bon goût et du jugement. Il parle de tout avec autant de justesse et de précision, que d’élégance et d’urbanité. Partout il montre un esprit également sage, solide et brillant. Partout il réunit la force et la grâce, et va jusqu’au cœur par des charmes qui lui sont naturels, et auxquels il joint toutes les finesses et tous les agréments de l’art. Ses discours contre Catilina, contre Verrès, gouverneur de Sicile, et contre Antoine le triumvir, sont remarquables par l’énergie des pensées, la rapidité du style, et la véhémence des sentiments. Sa harangue pour le consul Marcellus est un parfait modèle d’éloquence fleurie. On regarde avec juste raison comme un chef-d’œuvre, celle qu’il prononça pour Ligarius, proconsul d’Afrique, qui avait pris le parti de Pompée contre César, et à qui celui-ci avait accordé la vie, avec défense de rentrer dans Rome. Du Ryer, Gillet, et l’abbé Maucroix, ont mis en notre langue plusieurs Oraisons de Cicéron. Bourgoin de Villefore les a toutes traduites : mais sa traduction est bien au-dessous de l’original. Wailly a retouché celle des plus belles Oraisons, et en a publié une nouvelle édition, sous le titre d’Oraisons choisies de Cicéron : elle mérite d’être lue. L’abbé d’Olivet a fort bien traduit les Catilinaires, qu’il a réunies dans un même volume aux Philippiques de Démosthène, dont j’ai parlé un peu plus haut. C’est celui qui a le mieux exprimé le caractère de l’éloquence de l’orateur romain.

L’abbé Auger nous a donné aussi une bonne traduction des Oraisons de Cicéron, parmi lesquelles on trouve les quatorze Philippiques, ou discours contre Antoine. Enfin le public a vu avec plaisir, il y a quelques années, une traduction nouvelle des œuvres complètes de Cicéron. Les trois premiers volumes des Oraisons sont d’un anonyme ; les trois suivants de Clément, et le dernier qui a paru, de Guéroult.

Il y eut à Rome une infinité de personnages consulaires, ou de citoyens distingués, qui coururent avec éclat la carrière de l’éloquence. Leurs ouvrages ne nous sont point parvenus. L’éloge qu’en fait Cicéron lui-même, doit nous les faire extrêmement regretter, surtout ceux d’Hortensius, son contemporain et son rival.

Notre barreau a été en proie à la barbarie jusques vers les dernières années du règne de Louis XIII. À cette époque, Le Maistre et Patru furent les premiers, qui y introduisirent le bon goût et la pureté du langage. Ces deux avocats jouirent, pendant leur vie, d’une brillante réputation, ainsi que Gautier, leur contemporain. Il y a de très beaux morceaux dans leurs plaidoyers, qui ont été imprimés. Mais l’éloquence du barreau a fait, depuis, de grands progrès parmi nous. Érard, Gillet, Sacy et Terrasson ont été plus loin que ceux qui les avaient précédés. Leurs plaidoyers qu’on a donnés au public, sont très bien écrits, solides et vraiment éloquents. La gloire de ces orateurs a été encore éclipsée par les célèbres Cochin et Normant. Celui-ci avait une grande élévation dans le génie et un discernement si sûr, qu’on disait de lui qu’il devinait la loi, et qu’il devinait juste. Quand on lit les plaidoyers de Cochin, on juge aussitôt que, si cet avocat incomparable peut jamais être égalé, il ne sera point surpassé : il est parfait dans son art.

L’immortel d’Aguesseau, qui, après avoir occupé les hautes places de la magistrature, devint chancelier de France, nous a laissé des discours qu’il prononça étant avocat ou procureur-général. Je ne craindrai pas de dire qu’ils ne sont point inférieurs aux plus beaux chefs-d’œuvre sortis des barreaux d’Athènes et de Rome. Cet illustre magistrat, un des plus étonnants que la France ait jamais eus, joignait une infinité de connaissances, ou pour mieux dire, tous les genres de savoir, au génie le plus brillant et le plus élevé, à l’âme la plus sensible et la plus vertueuse.

Il y a un très bon ouvrage qu’on peut regarder comme faisant partie de l’éloquence du barreau, parce qu’il est exactement dans le genre judiciaire. C’est la Défense de Fouquet, surintendant des finances sous Louis XIV, par Pellisson. Ces Mémoires sont des chefs-d’œuvre en ce genre.

Article III.
Des Discours académiques. §

Les sociétés littéraires ont été instituées pour porter les sciences et les arts au plus haut degré de perfection possible. Richelieu a été le premier en France qui ait conçu et exécuté le projet d’un établissement si utile et si glorieux. Les discours académiques, ainsi nommés, parce qu’on les prononce dans les académies, sont les mémoires sur les sciences, sur les arts, sur tous les genres d’érudition, et les discours de réception ; les harangues, ou compliments à des puissances, et les éloges des académiciens.

I. Des Mémoires, et des Discours de réception. §

Les Mémoires contiennent ordinairement des observations ou des découvertes qu’on a faites dans une science ou dans un art ; des points d’histoire, de chronologie, de critique qu’on éclaircit ; ou d’autres objets qui y ont rapport. Il est aisé de sentir que ces sortes de discours, ou plutôt ces dissertations académiques ne sont susceptibles ni des richesses du style, ni des mouvements de l’éloquence. L’écrivain ne devant parler qu’à la raison pour instruire, s’attache principalement au fond des choses, et à la manière de les présenter, c’est-à-dire, à l’ordre et à la méthode. Les expériences relatives à son sujet, les autorités favorables à son opinion, voilà les lieux oratoires extérieurs où il puise une grande partie de ses preuves. Quant au style, il suffit qu’il soit clair, convenable, précis, élégant sans prétention.

Nous devons l’origine des Discours de réception à Patru, qui, ayant été élu membre de l’académie française en 1640, prononça le jour qu’il y prit séance, un discours pour en témoigner sa reconnaissance à cette compagnie. Son exemple a été suivi par tous les récipiendaires. L’académie même en a fait une loi, et a imposé de plus à tout nouvel académicien, l’obligation de louer, dans son discours de remerciement, l’homme de lettres auquel il succède. L’usage veut aussi que le directeur de l’académie réponde au récipiendaire et qu’il en fasse l’éloge, ainsi que de l’académicien qu’on a perdu.

L’orateur n’a pas ici de grandes passions à exciter. Il ne faut donc pas que son style ait cette force et cette véhémence qui remue l’âme, et l’arrache à elle-même. Mais on exige que l’orateur étale les plus beaux ornements, les plus brillantes fleurs de l’éloquence, pourvu qu’il le fasse sans affectation et avec goût. On exige qu’il joigne à la justesse et à l’élévation des pensées, une diction riche, nombreuse et variée. Le plus parfait modèle qui puisse être proposé en ce genre d’éloquence, est le discours que prononça Racine, à la réception de Thomas Corneille, qui succédait à son frère. En voici un morceau frappant. Après avoir comparé le grand Corneille aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes, dit-il, ne s’honore pas moins que des Thémistocle98, des Périclès99, des Alcibiade100, qui vivaient en même temps qu’eux, il continue ainsi :

« Oui, monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les états, nous ne craindrons point de dire, à l’avantage des lettres, et de ce corps dont vous faites maintenant partie : du moment que des esprits sublimes passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chefs-d’œuvre comme ceux de monsieur votre frère, quelque étrange inégalité que durant leur vie la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s’instruit dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l’excellent poète, et le grand capitaine. Le même siècle, qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste101, ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi lorsque dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses, qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra toujours avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité ; et qu’enfin, les dernières paroles de Corneille ont été des remerciements pour Louis-le-Grand ».

Tout est beau, tout est grand dans ce discours. Il y règne d’un bout à l’autre une éloquence noble, sublime, et en même temps naturelle : c’est un vrai chef-d’œuvre.

II. Des Harangues et des Éloges. §

Les Harangues, ou compliments de félicitation, de remerciement, de condoléance, etc., que les corps littéraires font aux princes, sont dans le genre brillant et fleuri. La brièveté, l’élégance, la délicatesse surtout doivent les distinguer, parce que l’éloge en fait ordinairement le fond. On remarquera ces qualités dans les deux exemples suivants. Le premier est un compliment fait à Louis XV sur son sacre, par Fontenelle, au nom de l’Académie française.

SIRE,

« Au milieu des acclamations de tout le royaume, qui répète, avec tant de transport celles que votre majesté a entendues à Reims102, l’Académie française est trop heureuse, et trop honorée de pouvoir faire entendre sa voix jusqu’au pied de votre trône. La naissance, Sire, vous a donné à la France pour roi ; et la religion veut que nous tenions aussi de sa main un si grand bienfait. Ce que l’une a établi par un droit inviolable, l’autre vient de le confirmer par une auguste cérémonie. Nous osons dire cependant que nous l’avions prévenue : votre personne était déjà sacrée par le respect et par l’amour. C’est en elle que se renferment toutes nos espérances ; et ce que nous découvrons de jour en jour dans votre majesté, nous promet que nous allons voir revivre en même temps les deux plus grands d’entre nos monarques, Louis, à-qui vous succédez, et Charlemagne103, dont on vous a mis la couronne sur la tête ».

Pierre le Grand, empereur de Russie, qui, après avoir voyagé dans les différentes parties de l’Europe, pour s’instruire des lois, des mœurs, et des arts, acquit, le premier, l’immortelle gloire de civiliser ses peuples, était venu à Paris en 1717 ; et deux ans après, il fit savoir à l’Académie royale des sciences, qu’il désirait être à la tête de ses membres honoraires. Fontenelle, secrétaire perpétuel de cette compagnie, lui écrivit en ces termes :

SIRE,

« L’honneur que votre majesté fait à l’Académie royale des sciences, de vouloir bien que son auguste nom soit mis à la tête de sa liste, est infiniment au-dessus des idées les plus ambitieuses qu’elle pût concevoir, et de toutes les actions de grâces que je suis chargé de vous en rendre. Ce grand nom, qu’il nous est presque permis de compter parmi les nôtres, marquera éternellement l’époque de la plus heureuse révolution, qui puisse arriver à un empire, celle de l’établissement des sciences et des arts, dans les vastes pays de la domination de votre majesté. La victoire que vous remportez, Sire, sur la barbarie qui y régnait, sera la plus éclatante, et la plus singulière de toutes vos victoires. Vous vous êtes fait, ainsi que d’autres héros, de nouveaux sujets par les armes : mais de ceux que la naissance vous avait soumis, vous vous en êtes fait, par les connaissances qu’ils tiennent de vous, des sujets tout nouveaux, plus éclairés, plus heureux, plus dignes de vous obéir. Vous les avez conquis aux sciences ; et cette espèce de conquête, aussi utile pour eux, que glorieuse pour vous, vous était réservée. Si l’exécution de ce grand dessein, conçu par votre majesté, s’attire les applaudissements de toute la terre, avec quels transports de joie l’Académie doit-elle y mêler les siens, et par l’intérêt des sciences qui l’occupent, et par celui de votre gloire, dont elle peut se flatter désormais qu’il rejaillira quelque chose sur elle.

» Je suis, etc. ».

Les Éloges académiques sont oratoires, ou historiques. Ceux que prononcent dans l’Académie française le récipiendaire et le directeur, sont de la première espèce. Ces orateurs n’entrent dans aucun détail sur la vie de l’académicien, et se bornent à louer en général ses talents, son esprit, et les qualités de son cœur. On sent que ces éloges doivent varier suivant le rang, les titres, les dignités, les ouvrages de la personne qui en est l’objet. Fontenelle occupait la place de directeur à l’Académie française, lorsque Destouches succéda à Campistron. Après avoir fait l’éloge des talents du premier pour le genre comique, et de ceux du second pour le tragique, voici comment il loue le récipiendaire de son habileté dans les négociations. Destouches avait été envoyé à la cour de Londres, en 1717, avec l’abbé Dubois, pour y traiter de grandes affaires.

« La réputation que vous deviez aux muses, vous a enlevé à elles pour quelque temps. Le public vous a vu avec regret passer à d’autres occupations plus élevées, à des affaires d’état, dont il aurait volontiers chargé quelque autre moins nécessaire à ses plaisirs. Toute votre conduite en Angleterre, où les intérêts de la France vous étaient confiés, a bien vengé l’honneur du génie poétique, qu’une opinion assez commune condamne à se renfermer dans la poésie. Eh pourquoi veut-on que ce génie soit si frivole ? Ses objets sont sans doute moins importants que des traités entre des couronnes. Mais une pièce de théâtre, qui ne sera que l’amusement du public, demande peut-être des réflexions plus profondes, plus de connaissance des hommes et de leurs passions, plus d’art de combiner des choses opposées, qu’un traité qui fera la destinée des nations. Quelques gens de lettres sont incapables de ce qu’on appelle les affaires sérieuses, j’en conviens : mais il y en a qui les fuient sans en être incapables ; encore plus, qui, sans les fuir, et sans en être incapables, ne se sont tournés du côté des lettres que faute de matière à exercer leurs talents ».

Voltaire est le premier, qui, dans son discours de réception, ait traité un sujet de littérature, sans s’être néanmoins affranchi des éloges de devoir. Son exemple a été déjà suivi, et mérite bien de l’être constamment dans la suite.

Les éloges qu’on prononce dans l’Académie des sciences, et dans celle des belles-lettres, sont historiques. Le secrétaire en est spécialement chargé. Ils peuvent être regardés comme des mémoires pour servir à l’histoire des lettres. La vérité doit donc en faire le principal mérite, quoiqu’il soit permis quelquefois de l’adoucir et même de la taire. Il faut y rappeler les principales circonstances de la vie des grands hommes qu’on loue, et les faire connaître par la peinture de leur caractère, de leurs sentiments, de leurs mœurs, de leur goût, de leurs talents. Le style de ces sortes d’éloges doit être élégant, plein de noblesse, mais en même temps simple, sans manquer de chaleur.

Orateurs académiques §

L’Académie française a publié, il y a quelque temps, un recueil de Discours académiques, dont le plus grand nombre se fait lire avec plaisir. On peut en dire autant de ceux qu’elle a fait imprimer séparément, à la réception de chaque académicien.

Il y a un vaste et précieux recueil d’excellents Mémoires, qui ont été lus dans l’Académie des belles-lettres. Tous les genres d’érudition y sont traités de la manière la plus satisfaisante, tant pour l’agrément, que pour l’instruction.

Les Éloges des membres de l’Académie des sciences par Fontenelle, étincellent de beautés, tantôt fines, tantôt frappantes. On y trouve beaucoup de pensées neuves et ingénieuses. Le style en est orné et brillant, mais quelquefois peut-être trop recherché.

Mairan, son successeur, loue avec beaucoup de délicatesse, et trace des portraits tout à fait ressemblants.

Boze, secrétaire de l’Académie des belles-lettres, a fait les Éloges des membres de cette compagnie. Il écrit naturellement, manie également bien tous les sujets qu’il traite, et peint de même les divers caractères qu’il veut représenter.

Fréret, Bougainville et Le Beau, qui l’ont successivement remplacé, ont publié aussi les Éloges de leurs confrères. Ils sont remarquables par la correction et l’élégance du style.

Article IV.
Des Discours politiques. §

Les discours que j’appelle politiques sont ceux que les hommes chargés des différentes parties du gouvernement sont obligés de faire de vive voix ou par écrit, sur les matières importantes qu’ils traitent, soit avec leurs concitoyens, soit avec les étrangers. La nature de ces discours varie suivant les temps, les circonstances, les affaires, les événements. Ce sont des avis qu’on ouvre, des sentiments qu’on propose, des difficultés qu’on aplanit, des résolutions qu’on prend, des représentations qu’on fait, des conférences qu’on soutient, des dépêches qu’on expédie, des mémoires, des conventions, des traités qu’on dresse.

Sujet des discours politiques. §

Le nombre des sujets de ces sortes de discours peut être infini ; mais on les réduit ordinairement, comme l’a fait Aristote dans sa rhétorique, à cinq chefs généraux, qui sont les finances, la paix et la guerre, la sûreté des frontières, le commerce et l’établissement des lois. Je ne suivrai point ce savant rhéteur dans les développements qu’il donne sur toutes ces matières politiques : il suffira que je dise un mot de chacun de ces cinq objets.

Savoir exactement à quoi se montent les revenus de l’État, pour augmenter, pour diminuer à propos certains droits déjà établis, ou pour en imposer de nouveaux ; comparer la recette avec la dépense, pour retrancher ou modérer celle-ci selon le besoin ; voilà le vrai moyen de parler d’une manière juste et convenable sur les finances.

Les hommes d’état qui délibèrent sur la paix ou sur la guerre, doivent non seulement connaître les forces du royaume, et les moyens par lesquels on pourrait les augmenter, mais encore celles des puissances voisines, pour les comparer les unes aux autres. Il leur est aussi essentiel de savoir l’histoire des guerres de leur pays, et même de celles des autres peuples.

La connaissance des places fortes du royaume, de leur situation, des postes qu’il est important de fortifier, et du nombre actuel des troupes qui les gardent, est absolument nécessaire pour parler touchant la sûreté des frontières.

Ou ne peut se flatter de bien traiter un sujet concernant le commerce, si l’on n’en connaît l’étendue et les différentes branches, la nature des marchandises qu’on fournit à l’étranger, et la nature de celles qu’on en tire ; les avantages, ou les désavantages qui résultent de l’importation ou de l’exportation.

Pour pouvoir faire de sages et de justes propositions sur l’établissement des lois, il faut connaître les différentes espèces de gouvernement, et ce que leur constitution a de bon ou de vicieux ; les mœurs, le caractère et le génie des peuples ; l’esprit des principales lois, tant nationales qu’étrangères, tant anciennes que modernes, On doit donc juger qu’une étude réfléchie de l’histoire est ici absolument nécessaire, et que les voyages mêmes ne peuvent être que d’une grande utilité.

L’orateur qui traite un de ces sujets veut ordinairement porter ses auditeurs à une entreprise, ou les en détourner. Il doit donc prouver qu’elle est juste ou injuste, utile ou désavantageuse, nécessaire ou superflue, et indiquer les moyens par lesquels on peut y parvenir, ou en faire voir l’impossibilité. Il aura soin, pour bien présenter et bien disposer sa matière, de la partager en plusieurs articles, et de s’attacher, en la discutant, à la solidité des principes, à la justesse des pensées, plutôt qu’à la pompe et aux charmes de l’élocution. Le style de ces sortes de discours doit être simple, naturel, mais surtout très clair et propre au sujet. L’homme d’État est obligé, peut-être plus que personne, de savoir bien sa langue et de l’écrire correctement, de connaître la valeur des mots, et l’art de les bien placer.

Dans quelques gouvernements, les affaires importantes se décident à la pluralité des suffrages, ou du moins, d’après l’opinion et l’avis d’un certain nombre de personnes. Or, on ne peut pas supposer que la multitude, ou tous ces particuliers soient animés d’un même esprit, conduits par les mêmes vues, par les mêmes motifs. Le préjugé, la passion, l’ignorance font envisager les objets sous des faces bien opposées. C’est à l’orateur à éclairer l’ignorance, à détruire le préjugé, à subjuguer la passion. Pour y réussir, il ne lui suffira pas simplement d’exposer la vérité. Quoiqu’elle ait beaucoup de force quand elle est présentée sans fard, elle a néanmoins besoin, pour triompher pleinement des cœurs, d’être revêtue de quelques ornements. Il faut donc que l’orateur emploie le genre simple pour instruire, le genre fleuri pour se faire écouter avec plaisir, et le genre sublime pour émouvoir et pour entraîner les esprits dans un même sentiment. Ce que je dis ici des républiques, peut servir de règle pour les discours qu’on prononce dans les gouvernements monarchiques, aux assemblées des états de certaines provinces, des nobles, du clergé, des commerçants, etc.

Quant aux matières d’état qui se traitent dans le cabinet des princes, on peut conjecturer que les ministres mettent tout leur soin à faire des rapports exacts, à appuyer leur avis par des raisons fortes et solides, sans blesser le respect dû au souverain, et les égards qu’ils doivent à leurs pareils.

Discours pour haranguer les troupes. §

Il y a d’autres discours qui sont du ressort d’une espèce d’éloquence qu’on peut appeler militaire, et qui paraît nécessaire à tout officier général ou particulier, pour exciter ou soutenir la valeur des troupes. L’usage de les haranguer au moment d’une bataille, a été constamment pratiqué chez les anciens ; il ne l’est plus tant parmi nous. Ces sortes de harangues doivent être courtes, vives, pleines de feu et prononcées avec beaucoup d’action. Le grand Condé104, prêt à en venir aux mains avec les Espagnols, près de Lens105, ne dit que ces mots sublimes à ses troupes qui avaient toujours vaincu sous lui : Amis, souvenez-vous de Rocroi106, de Fribourg107 et de Nordlingue108.

Henri IV109 n’étant encore que roi de Navarre et combattant pour les protestants contre Henri III, assiégeait la ville de Cahors, capitale du Querci, lorsque le bruit se répandit dans l’armée qu’un secours attendu par les habitants qui se défendaient très vigoureusement, était sur le point d’arriver. À cette nouvelle les principaux officiers, épuisés de fatigue et couverts de blessures après cinq jours et cinq nuits de combats continuels, conseillent à ce prince de faire retraite. Mais il répond avec un air plein d’assurance : « Il est dit là-haut ce qui doit être fait de moi en cette occasion. Souvenez-vous que ma retraite hors de cette ville, sans l’avoir assurée au parti, sera la retraite de ma vie hors de ce corps. Il y va trop de mon honneur d’en user autrement. Ainsi, qu’on ne me parle plus que de combattre, de vaincre ou de mourir ». Ces paroles raniment le courage et l’ardeur des troupes. On recommence les attaques, et la ville est emportée d’assaut. Ce fut, dit-on, au moyen des pétards qui furent alors mis en usage pour la première fois.

Le discours que ce grand roi tint à ses soldats, au moment qu’il allait livrer bataille à Mayenne110 dans les plaines d’Ivry111, n’est pas moins admirable. « Mes compagnons, leur dit-il, si vous courez aujourd’hui ma fortune, je cours aussi la vôtre. Je veux vaincre ou mourir avec vous. Gardez bien vos rangs, je vous prie : si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez aussitôt au ralliement ; c’est le gain de la bataille… ; et si vous perdez vos enseignes, cornettes et guidons, ne perdez point de vue mon panache blanc, vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la victoire ».

Les historiens latins sont pleins de ces sortes de discours que les généraux d’armée adressaient aux troupes, et qui sont de vrais modèles en ce génie d’éloquence. On en a donné un recueil sous le titre de Harangues choisies, tirées des historiens latins Salluste, Tite-Live, Tacite et Quinte-Curce : elles sont fort bien traduites.

On trouvera aussi dans les Révolutions romaines, par l’abbé de Vertot, de très beaux discours qu’on peut rapporter au genre politique.

Chapitre III.

Du Genre historique. §

Les bornes resserrées de cet ouvrage ne me permettent point de traiter le genre historique, dans toute l’étendue et avec tous les développements dont il serait susceptible. Je ne peux que tracer succinctement les préceptes généraux sur la manière d’écrire l’histoire, et en ajouter ensuite quelques-uns de particulier dans l’énumération de ses différentes espèces. Mais ces courtes réflexions suffiront pour nous faire juger qu’un esprit vaste, ferme et pénétrant ; une raison saine et lumineuse ; un jugement droit, solide et profond ; en un mot, un génie heureux, soutenu d’un goût exquis, enrichi d’une infinité de connaissances, et joint à toutes les qualités du cœur, qui distinguent le parfait honnête homme, sont absolument nécessaires à l’écrivain qui veut obtenir dans ce genre des succès non moins durables que brillants.

Article I.
De la manière d’écrire l’Histoire. §

Celui qui veut écrire l’histoire a des devoirs bien importants à remplir. Je vais donner une idée des plus essentiels, en parcourant les objets suivants.

I. Du Choix et de l’Arrangement des Faits. §

Le champ qui s’ouvre aux yeux de l’historien, est d’une étendue immense, puisque l’histoire embrasse toutes les actions des hommes célèbres, tous les événements dont l’univers a été le théâtre. Mais serait-il vrai que toutes les actions, tous les événements dussent indistinctement passer sous la plume de l’historien ? Non, sans doute : il y a un choix à faire ; et ce choix dépend d’un esprit sage et judicieux, d’un discernement aussi fin que juste.

Les choses grandes et dignes d’être racontées, c’est-à-dire, les choses intéressantes par l’agrément, ou par le fond d’instruction qu’elles présentent, sont les seules qui peuvent faire la matière d’une histoire. Il faut surtout que la vérité en soit bien constatée. Le premier devoir de l’historien est de distinguer avec la plus exacte précision le faux du vrai, de rejeter tout ce qui est incertain, ou d’une autorité suspecte, et de n’admettre que ce qui ne peut pas être révoqué en doute. L’histoire n’est le récit que des choses vraies : l’historien s’annonce pour être l’organe de la vérité. S’il rapporte des choses fausses, ou qu’il donne pour des vérités de simples conjectures, il trompe le public, il en impose à l’univers pour lequel il écrit.

Ô vous donc, qui voulez présenter aux siècles futurs le tableau des siècles passés, cherchez la vérité dans sa première source, dans des mémoires bien sûrs et bien fidèles ; et quand vous l’aurez trouvée, armez-vous d’un courage inébranlable, pour la dire sans détour, sans équivoque, sans le moindre déguisement. Loin de vous le préjugé, la passion, l’esprit de parti, l’esprit national même. Au moment où vous maniez les pinceaux de l’histoire, vous ne devez être d’aucune secte, d’aucun pays. Votre qualité d’historien vous donne le titre de juge : mais souvenez-vous sans cesse que vous ne pouvez vous dispenser d’être un juge également intègre, à l’égard des étrangers et de vos concitoyens, à l’égard des alliés de votre patrie et de ses plus implacables ennemis.

Après avoir recueilli les faits intéressants et vrais, dont l’historien doit composer son ouvrage, il les mettra dans l’ordre et l’arrangement les plus convenables : c’est en quoi consiste la forme de l’histoire. Un esprit susceptible de grandes idées, et capable d’élévation, lui est nécessaire, pour qu’il fasse un plan vaste, exact, bien lié dans toutes ses parties, et dont la seule exposition annonce clairement tout son dessein. Il faut qu’il se rende maître de son sujet, qu’il l’embrasse, qu’il le possède tout entier, qu’il en montre l’unité, en le présentant sous son véritable point de vue, et qu’il tire d’une seule source les principaux événements qu’il doit raconter.

II. Du récit des Faits et de leurs circonstances. §

L’historien doit avoir soin de ne rien dire de superflu dans le récit des faits : c’est le moyen de rendre la narration vive, rapide, pleine de force et de dignité ; c’est le moyen d’attacher constamment le lecteur distrait ou volage. S’il s’abandonne à la fougue de son imagination, il deviendra diffus, et par là même, froid et languissant. Cependant il ne doit pas se dispenser, en suivant la chaîne des événements, d’en observer la cause et les effets ; de saisir surtout et de faire voir le rapport qu’ils ont eu ou qu’ils ont aujourd’hui avec le bonheur ou le malheur des peuples.

Quoiqu’on doive s’assujettir à la chronologie, on peut néanmoins, on doit même, en bien des circonstances, s’en écarter, pour suivre un ordre que proscrit la raison. Souvent un fait essentiel qui n’est pas le plus reculé, doit être raconté d’avance, parce qu’il répand la lumière sur d’autres faits, qui lui sont antérieurs. Souvent un autre fait ne peut être exposé dans tout son jour, qu’après un grand nombre d’autres, qu’il précède dans l’ordre des temps. C’est au discernement, à la justesse d’esprit de l’historien, de choisir l’endroit, où ces grands événements seront les mieux placés, pour la perfection de son histoire.

Que le fil de la narration ne soit jamais rompu : que tous les faits y soient enchaînés sans la moindre contrainte. Le grand art de l’historien consiste à passer d’un sujet à un autre, non seulement sans distraire le lecteur ; mais encore en l’attachant davantage, et en augmentant son plaisir. La liaison des faits dans l’histoire doit être, pour ainsi dire, aussi naturelle que la liaison des divers membres du corps humain.

Les principaux événements rapportés avec toutes leurs circonstances, rendent une histoire bien agréable et bien instructive, quand ces circonstances sont essentielles, intéressantes et vraiment utiles. On a dit que c’était pour avoir lu les détails des batailles de Créci, de Poitiers, d’Azincourt, de Gravelines, etc., que le célèbre maréchal de Saxe se déterminait à chercher, autant qu’il pouvait, ce qu’il appelait des affaires de poste. Il en est de même de tous les faits, dont les détails peuvent être utiles aux lecteurs de toutes les classes, au simple citoyen, au militaire, à l’homme d’état, aux souverains mêmes.

Aucun des détails propres à éclaircir un événement, ou à relever une action mémorable, ne doit être passé sous silence. C’est ainsi que Tite-Live décrivant la marche d’Annibal en Italie, en rapporte toutes les circonstances capables de donner la plus haute idée de cette entreprise si hasardeuse. Ce morceau est, au jugement du P. Rapin112, le plus achevé de son histoire, il se trouve, dit-il, peu de choses de cette force dans l’antiquité. Jamais un plus grand dessein n’est tombé dans une âme plus extraordinaire, et jamais rien ne s’est exécuté avec plus de hardiesse ni de fermeté. Il s’agissait de sortir de l’Afrique ; de passer toute l’Espagne ; de surmonter les Pyrénées ; de traverser le Rhône si vaste et si rapide vers son embouchure, dont les rivages étaient bordés de tant d’ennemis ; de s’ouvrir un chemin à travers les Alpes, où l’on n’avait jamais passé ; de ne marcher que sur des précipices, de disputer chaque pas qu’il fallait faire à des peuples postés partout en embuscade, dans des défilés continuels, parmi les neiges, les glaces, les pluies, les torrents ; de défier ces orages et ces tonnerres si fréquents et si furieux alors dans les montagnes ; de faire la guerre au ciel, à la terre, à tous les éléments ; de traîner après soi une armée de cent mille hommes, de nations différentes, mais tous gens mal satisfaits d’un capitaine, dont ils ne pouvaient imiter le courage. L’effroi est dans le cœur des soldats : le seul Annibal est tranquille. Le péril qui l’environne de toutes parts, jette le trouble dans toute l’armée sans qu’il en soit ému. Tout est peint dans un détail de circonstances affreuses : l’image du danger est exprimée dans chaque parole de l’historien ; et jamais tableau n’a paru plus fini dans l’histoire, ni touché de plus fortes couleurs et avec de plus grands traits.

III. Des Caractères des Personnages. §

Non content de décrire les événements et les circonstances qui les accompagnent, l’historien doit encore remontera leur source pour en découvrir le fond, les causes et les principes. Ce n’est pas tant par le récit des actions des hommes, que par le détail des motifs qui les font agir, qu’il peut piquer la curiosité du lecteur, l’intéresser et l’instruire. Il faut qu’il lui montre le cœur humain à découvert, et qu’il démêle à ses yeux les secrets ressorts qui le font mouvoir dans les différentes circonstances de la vie. C’est en cela que l’histoire nous est vraiment utile. L’historien s’attachera donc à dévoiler les desseins, les pensées de ses personnages, à nous en faire connaître les mœurs et le caractère, sans cependant s’amuser à peindre leur extérieur. Ces sortes de portraits peuvent faire briller le talent de l’écrivain : mais ils sont toujours vides d’instruction, et ne plaisent jamais au lecteur sensé.

Que m’importe, dit l’auteur113 que j’ai déjà cité, de savoir si Annibal avait les dents bêtes. pourvu que son historien me fasse connaître la grandeur de son génie ; qu’il me montre un esprit hardi, inquiet, des pensées vastes, un cœur intrépide, et tout cela animé d’une ambition désordonnée, mais soutenue d’une constitution robuste, comme l’a dépeint Tite-Live. C’est ainsi que Salluste, continue-t-il, me donne une grande opinion de Catilina, par le portrait qu’il en fait à l’entrée de son histoire. Et quand je vois ce soldat déterminé mettre des armées sur pied de son cabinet ; aller au sénat dans un silence qui marque de la résolution pour affronter le consul ; essuyer tête levée ses invectives ; jeter l’alarme dans Rome ; faire trembler l’Italie ; oser enfin ce qu’un particulier n’avait jamais osé, je ne suis pas surpris après la description que l’historien m’en a faite. Je vois un homme de tête, qui remue tout sans se montrer, parce qu’il a bien pris son parti. Pompée est éloigné avec les meilleures troupes de la république, attaché à une guerre importante mais opiniâtre : Rome est remplie de gens malintentionnés : les provinces voisines sont pleines de mécontents : le désordre est universel dans la république, par le débordement de tous les vices qui y règnent ; et tout est favorable au dessein de Catilina, dans la conjoncture qu’il prend pour l’exécuter.

IV. Des Digressions et des Réflexions. §

Les digressions sont des ornements dans l’histoire : elles y répandent une agréable variété, qui charme l’esprit du lecteur, sans cesser de l’occuper utilement. Mais il faut qu’elles ne nuisent point a la régularité de l’ouvrage ; qu’elles tiennent surtout au fond du sujet par quelque chose d’intéressant, et qu’elles soient plus ou moins étendues, selon leur plus ou moins de liaison avec le corps de l’histoire. C’est ainsi que Garnier, dans son Histoire de France, désapprouvant un traité que signa Louis XII avec César Borgia, au nom du pape, fait une digression aussi curieuse qu’instructive sur l’origine et les progrès de la puissance des souverains pontifes et des empereurs. Lorsqu’on s’engage dans une digression, on doit se mettre en garde contre la vivacité de son imagination, et ne consulter que son jugement : c’est le moyen de ne pas s’éloigner de son but.

L’historien a encore un devoir bien important à remplir : c’est de ne rien dire dans son ouvrage qui ne porte un caractère de raison et d’équité ; qui ne montre la droiture de son cœur et l’honnêteté de ses sentiments. C’est à lui qu’il appartient de distinguer le vrai et le faux mérite, la véritable et la fausse gloire, les actions réellement vertueuses et celles qui ne le sont qu’en apparence ; de démasquer hardiment le vice, d’exposer la vertu dans tout son jour, et de les peindre l’un et l’autre avec les seules couleurs qui leur sont propres ; en un mot de ne louer que ce qui mérite les éloges de l’homme honnête et éclairé. Mais tout cela doit se faire dans le corps du récit. Les réflexions particulières, les sentences figurent mal dans l’histoire, à moins qu’elles ne naissent naturellement du sujet, à moins qu’elles ne soient courtes et pleines de sens. Encore même l’historien devrait-il les laisser faire au lecteur, en se bornant à lui en présenter le germe.

V. Du Style de l’Histoire. §

On vient de voir que la perfection d’une histoire consiste en grande partie, dans l’exposition et la liaison des faits, dont la vérité est bien constatée ; dans le détail des grands événements et de leurs circonstances essentielles ; dans le développement des négociations importantes, et dans l’expression fidèle des caractères des personnages. Tous ces différents objets bien présentés donnent au lecteur une idée aussi étendue et aussi juste qu’elle puisse l’être, du gouvernement et des mœurs d’une nation. Il ne me reste plus qu’à dire un mot du style.

Le genre historique n’admet ni les grandes passions, ni les figures hardies et trop magnifiques. L’objet de l’historien n’est point de se rendre maître des cœurs, ou de flatter seulement l’imagination. Il ne prend la plume que pour instruire et éclairer l’esprit par le récit des faits. Il doit donc se borner à raconter avec simplicité, à mettre dans son style de la clarté sans diffusion, de la précision sans obscurité, de l’élévation sans enflure, du nombre, de l’harmonie, et de l’agrément sans art. Le style ne doit presque pas se faire remarquer dans l’histoire.

Cela n’empêche pas qu’il ne doive être proportionné aux sujets, se plier, pour ainsi dire, aux circonstances, se conformer aux caractères, se diversifier selon les événements. Il sera tantôt sérieux, et tantôt enjoué ; tantôt noble, et tantôt naïf ; tantôt touchant, et tantôt léger ; tantôt simple, et tantôt même sublime. S’agit-il de crayonner les ravages de la guerre, et les suites déplorables des discordes civiles ? Le style doit être rapide, énergique et véhément. S’agit-il de décrire les fruits heureux de la paix, et le contentement des peuples ? Le style doit être riche, gracieux, brillant et fleuri. Voulez-vous démêler les secrets ressorts de la politique et des négociations ? Que votre style soit uni, grave, méthodique et nerveux. Voulez-vous dévoiler les intrigues des cours et le manège des courtisans ? Que votre style soit fin, saillant, précis et varié. Si vous avez à célébrer les vertus et la gloire d’un souverain, qui remplit tous ses devoirs, et dont la présence porte la joie dans tous les cœurs ; votre style doit être facile, harmonieux et plein de douceur. Si vous avez à peindre un prince odieux et méprisable, qui a été la honte du trône et le fléau de son peuple ; votre style sera vif, et animé du coloris le plus mâle et le plus vigoureux.

Article II.
Des différentes Espèces d’Histoire. §

On peut considérer les hommes dans leurs rapports avec la divinité, et dans leurs rapports entre eux. De là deux espèces générales d’histoire ; l’histoire sacrée et l’histoire profane.

I. De l’Histoire sacrée. §

L’histoire sacrée est en général l’histoire de la religion depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours. Nous y voyons dans une suite d’événements miraculeux, le chef-d’œuvre de la divinité ; Dieu lui-même prononcer ses oracles, et dicter ses lois à son peuple ; établir, dans les temps marqués par sa sagesse, son église, inébranlable sur ses fondements au milieu des erreurs, des crimes et des persécutions des hommes, au milieu des révolutions des âges, et du bouleversement des empires.

La religion se présente à nous, relativement à son existence, sous un double point de vue ; dans les siècles où elle a été connue d’un seul peuple, et dans ceux où elle a été répandue par toute la terre. C’est ce qui a fait diviser l’histoire sacrée en histoire sainte et en histoire ecclésiastique.

Histoire sainte. §

L’histoire sainte a été écrite par des hommes inspirés de Dieu. Elle comprend tous les siècles qui se sont écoulés depuis la création du monde, jusqu’à la publication de l’Évangile, Les livres saints où sont consignés les événements antérieurs à la naissance de Jésus-Christ, sont appelés l’ancien testament. La narration des quatre évangélistes et les actes des apôtres qui contiennent l’histoire de la vie de Jésus-Christ et les faits immédiatement postérieurs à sa mort, sont appelés le nouveau testament.

Il n’y a point d’histoire qu’on puisse comparer à celle-ci pour la certitude, la grandeur, l’importance et la variété des événements. C’est l’histoire de l’homme, l’histoire du ciel et de la terre, l’histoire de Dieu même. Cet être souverain, dont elle nous donne une idée nette et précise, y est peint avec tous ses attributs. Il y déploie l’éclat de sa toute-puissance dans la formation de l’univers, la justice de ses décrets dans la punition de l’homme coupable, la sublimité de ses desseins dans la conduite de son peuple chéri, les trésors de sa sagesse dans le grand ouvrage de la rédemption qu’il prépare et qu’il consomme. Un enchaînement de prodiges sans nombre, opérés à la vue des nations ; une suite de prophéties qui se sont vérifiées à la face du monde entier ; tout annonce dans les saintes Écritures que Dieu lui-même a, pour ainsi dire, emprunté la plume des hommes, pour apprendre à l’univers l’histoire de notre religion.

Dans l’ancien testament, le plus ancien, et le plus authentique de tous les livres, sont marquées la propagation du genre humain, la distribution des terres, l’origine des sociétés, des empires et des arts. Il renferme la base de toutes nos connaissances historiques, et répand la plus vive clarté sur les ténèbres des temps fabuleux. Les causes des faiblesses et des misères humaines, que le philosophe ne peut découvrir par les seules lumières de sa raison, y sont exposées dans le plus grand jour. On y voit, ainsi que dans le nouveau testament, tracées par le doigt de Dieu même, les maximes fondamentales de la vraie morale. Les hommes de tous les âges, de toutes les conditions trouvent dans ce livre des livres la route qui doit les mener au vrai bonheur.

À ne considérer l’ancien et le nouveau testament que comme des ouvrages purement historiques, on peut assurer qu’il n’en est point en ce genre d’aussi beaux, d’aussi parfaits. Les écrivains sacrés réunissent au plus haut degré toutes les qualités qu’on peut admirer dans les meilleurs historiens. Nul sentiment étranger à. leur objet ne les anime : ils ne sont occupés qu’à peindre la vérité telle qu’elle est. Les événements sont tous présents à leurs yeux, et se placent d’eux-mêmes dans l’arrangement le plus naturel. L’éloquence continue qui règne dans les livres saints, n’y doit rien aux ressources de l’art : elle est toute dans les choses, et n’en est que plus belle, plus touchante, plus persuasive. La simplicité du style fait le caractère propre des historiens sacrés : mais c’est une simplicité, tantôt majestueuse, tantôt énergique, tantôt naïve, tantôt pleine de douceur, et toujours une simplicité sublime, qui transporte et maîtrise l’âme ; simplicité admirable, qui seule serait pour l’homme qui réfléchit, une bien forte preuve de la vérité des écritures.

Histoire ecclésiastique. §

L’histoire ecclésiastique a été écrite par des hommes aidés de leur seul génie. Elle comprend l’espace de temps, qui s’est écoulé depuis la publication de l’Évangile jusqu’à nos jours. De tous les événements dont l’univers a été le théâtre, il n’en est aucun qui soit aussi frappant, aussi digne de notre attention, aussi grand, aussi utile aux hommes, que l’établissement et la perpétuité du christianisme.

La religion païenne, si favorable aux passions humaines, consacrée, pour ainsi dire, par une longue suite de siècles, était la religion de tous les peuples. Douze misérables pécheurs sans crédit, sans puissance, sans appui, sans aucune ressource de la part des hommes, soutenus seulement par leur confiance en la parole de celui qui les a envoyés, et qui a subi le supplice ignominieux de la croix, entreprennent de détruire et d’anéantir cette religion. Ils ont à combattre l’ignorance et la prévention des peuples, les sophismes et l’orgueil des savants, l’amour-propre et la fierté des empereurs, tous adonnés au culte des idoles, et intéressés à le maintenir. Ces hommes de la lie du peuple se partagent néanmoins le monde entier, et vont prêcher une religion, à laquelle il faut sacrifier tous ses préjugés, tous ses penchants, tous ses intérêts personnels. L’église s’établit : mais elle voit aussitôt l’idolâtrie réunir ses plus formidables efforts pour en abattre les premiers fondements. Elle est inondée du sang de ses martyrs : mais ce sang même devient la semence la plus féconde des chrétiens. L’église s’étend, s’agrandit, et attire dans son sein toutes les nations de la terre. C’est alors qu’elles voient la vérité dans tout son jour, la vertu dans toute sa pureté, le bonheur suprême qui doit en être la récompense ; et c’est presque en même temps que cette lumière si éclatante, ces connaissances si sublimes opèrent la plus heureuse révolution dans les mœurs, l’esprit, le caractère, la législation et le gouvernement de tous les peuples. Cependant aucun siècle ne s’écoule, sans que l’église soit attaquée et déchirée par les nombreux ennemis qui ont conjuré sa ruine. Mais elle sort glorieuse et triomphante de tous ses combats ; et nous la voyons, au milieu des fréquents assauts que lui livrent le libertinage, l’erreur et l’incrédulité, nous la voyons constamment inébranlable, telle qu’un rocher au pied duquel vont se briser, en mugissant, les flots soulevés par les plus violents orages.

Cette histoire renferme tous les faits relatifs, non seulement à la publication et à la propagation de l’Évangile, mais encore à l’établissement des lois et de la discipline ecclésiastique ; à la manière dont l’Église a été gouvernée par ses pontifes, et aux troubles excités par les hérétiques, hommes téméraires et audacieux, qui inventaient ou adoptaient des erreurs contraires aux vérités qu’elle enseigne. Les histoires des papes, des conciles, des hérésies et des schismes font partie de l’histoire ecclésiastique.

Pour la bien traiter, il faut être profondément instruit des augustes mystères, de la morale sublime de la religion, et du droit canonique ; faire connaître le véritable esprit des lois, des règles, des décisions, des usages, des privilèges de l’Église, ses oracles, ses dogmes, sa foi, l’étendue et les bornes de sa juridiction, son autorité à laquelle tous les fidèles du monde doivent être soumis en ce qui concerne purement le spirituel. Le devoir de l’historien est aussi de consacrer la mémoire des souverains qui ont protégé la religion, des savants qui l’ont défendue, des héros chrétiens qui l’ont cimentée de leur sang.

Un des meilleurs modèles que puissent se proposer ceux qui veulent s’adonner à ce genre d’histoire, est l’abbé Fleuri, auteur de l’Histoire ecclésiastique, écrivain aussi sage et circonspect que savant et judicieux. Nous lui devons aussi les Mœurs des chrétiens ; excellent ouvrage où il nous fait parfaitement connaître ces hommes si admirables par leurs vertus ; supérieurs à tous les héros par leur courage, et dont le grand Corneille a dit avec autant d’énergie que de vérité, dans sa tragédie de Polyeucte114 :

Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux,
Et lions au combat, ils meurent en agneaux.
II. De l’Histoire profane. §

L’histoire profane est ou civile, ou littéraire, ou naturelle.

Histoire civile §

Tous les événements qui se sont passés dans les empires et les divers états de la terre, sont la matière de l’histoire civile. Si elle embrasse le monde entier et tous les siècles qui se sont écoulés jusqu’à nous, elle est universelle. Si elle n’embrasse qu’une des quatre parties du monde, un royaume, une province, une ville, un événement, la vie d’un seul homme, elle est particulière.

On divise encore l’histoire civile, en histoire ancienne, et en histoire moderne. L’histoire ancienne commence à la création du monde, et finit, suivant quelques-uns, à la naissance de Jésus Christ ; suivant d’autres, à l’établissement des monarchies modernes, c’est-à-dire, à la fin du quatrième siècle, époque de la division de l’empire romain, en empire d’orient et en empire d’occident. Il y en a même qui terminent l’histoire ancienne à la fondation d’un nouvel empire d’occident par Charlemagne, couronné empereur en 800. L’histoire moderne s’étend depuis l’une de ces trois époques, jusqu’à nos jours.

C’est une entreprise bien difficile que celle d’une histoire universelle, qu’on veut écrire dans tous les détails nécessaires : elle est au-dessus des forces d’un seul homme. Cette histoire, en effet, doit présenter le fond de toutes les histoires des peuples, dans une étendue proportionnée au corps entier de l’ouvrage. Il faudrait, avant de prendre le pinceau, dit l’abbé Batteux115, rassembler les fastes de tous les empires, les monuments de tous les faits, être sûr de les avoir authentiques, de les entendre dans leur véritable sens. Alors il ne s’agirait plus que de former une société nombreuse de savants, de leur communiquer la même âme, et de la faire passer, par une sorte de métempsycose, dans les continuateurs, jusqu’à la perfection entière de l’entreprise.

Pour bien faire l’histoire complète d’une nation, il faut remonter jusqu’à son origine, marquer ses progrès et son accroissement ; démêler tous les ressorts de sa politique ; donner une notion juste de son caractère, de son génie, de sa religion, de ses lois, de ses richesses, de son gouvernement ; exposer tous les grands changements qu’elle a éprouvés et les divers états par lesquels elle a passé ; développer les véritables causes de sa décadence ou de son élévation, et la suivre pas à pas jusqu’à sa ruine totale, ou jusqu’au dernier période de sa grandeur. Si l’on ne veut écrire que l’histoire de ses révolutions, on passera sous silence tous les faits qui ne sont pas bien intéressants : mais on enchaînera avec goût tous ceux qu’on racontera, en exposant succinctement ce qui est arrivé dans les intervalles. Les histoires de révolutions exigent un style plus élégant, plus vif, plus rapide, et plus orné que celui des autres histoires.

Quand l’historien se borne au récit d’un seul événement important, il doit faire un préambule, pour mettre le lecteur au fait des temps, des lieux, des mœurs, des intérêts, des caractères. Il faut ensuite qu’il présente le germe de l’événement qu’il se propose de raconter ; qu’il le suive dans ses circonstances et dans ses progrès, et le conduise jusqu’à sa fin.

Dans la vie d’un homme illustre, l’historien ne rapportera que les événements publics où son personnage aura joué un rôle considérable. Il doit principalement s’arrêter sur les détails de sa conduite particulière ; développer d’une manière nette et précise les motifs de ses actions, et former, sous des traits bien marqués, un tableau de ses faiblesses et de ses vertus. Les réflexions de l’historien seront en très petit nombre, et placées à propos. Mais il ne se permettra jamais le blâme ni la louange. Le seul récit des faits doit tenir lieu de censure ou d’éloge.

Remarquons ici qu’il y a une différence assez essentielle entre l’histoire et la vie d’un homme illustre. Dans la première, on considère l’homme public, plus que l’homme privé. Dans la seconde, on considère autant l’homme privé que l’homme public. Si, par exemple, on écrit l’histoire d’un général, on doit rapporter en détail toutes ses actions guerrières, ainsi que les événements qui s’y trouvent liés, et passer assez légèrement sur sa conduite privée. Si l’on écrit la vie de ce général, on doit y joindre, au récit circonstancié de tous ses faits d’armes, celui de ses actions particulières.

Au reste, les vies des hommes illustres ont ce grand avantage, de nous faire commencer l’étude du cœur humain, en nous montrant les hommes de près, et tels qu’ils sont. Quel fruit ne pouvons-nous pas retirer de cette lecture ! C’est là, plus que partout ailleurs, que l’histoire instruit les hommes par les hommes mêmes. « Ceux, dit Montaigne116, qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements ; plus à ce qui se passe au-dedans, qu’à ce qui arrive au-dehors, ceux-là me sont plus propres : voilà pourquoi c’est mon homme que Plutarque ». Les grands événements, en effet, nous frappent, nous étonnent, nous jettent dans l’admiration. Mais ils nous font sentir en même temps notre impuissance de nous élever jusqu’à l’imitation de ces actions d’éclat, qui ont fixé la destinée des empires et le sort des peuples : au lieu que nous ne jugeons pas au-dessus de nos forces morales, les actions particulières d’un homme, quelque illustres qu’aient été son rang et sa naissance.

Quant aux abrégés d’histoire, il faut convenir qu’ils ont leur utilité, lorsqu’ils sont bien faits. Les ignorants y puisent des connaissances générales, et les savants y retrouvent certains faits dont ils avaient perdu le souvenir. On sent que ces sortes d’ouvrages ne sont susceptibles ni de grands détails, ni de bien riches ornements. Il faut cependant n’y rien omettre d’essentiel, y rapporter tous les faits vraiment importants avec leurs principales circonstances, et dire assez de choses pour instruire et intéresser le lecteur. C’est ce que n’a point fait un abréviateur de l’Histoire sainte, dans cet endroit, où il se borne à dire que Joseph fut vendu par ses frères, calomnié par la femme de Putiphar, et qu’il devint le surintendant d’Égypte. Qu’y a-t-il dans ces lignes qui puisse instruire un homme ignorant ? L’écrivain aurait dû faire connaître les personnages dont il parle, et raconter brièvement l’histoire de Joseph. Un discernement juste pour le choix des événements, est nécessaire à celui qui veut faire un bon abrégé d’histoire. Il lui faut de plus le talent rare de dire beaucoup en peu de mots, c’est-à-dire, la plus grande précision dans le style ; qualité qui n’est pas la plus brillante, mais qui peut-être est la plus difficile de toutes.

Les Mémoires sont des histoires écrites par des personnes qui ont eu part aux affaires, ou qui en ont été les témoins oculaires. Elles y joignent, au récit des événements publics et généraux, les particularités de leur vie, ou leurs principales actions. Ces auteurs étant obligés de parler souvent d’eux-mêmes, doivent, en prenant la plume, non seulement se dépouiller de toute passion, pour n’altérer en rien la vérité, mais encore respecter assez le public, pour ne l’entretenir que de choses qui peuvent intéresser un lecteur honnête et sensé.

Historiens en ce genre. §

Les anciens sont nos maîtres dans l’art d’écrire l’histoire. Supérieurs en ce genre aux meilleurs historiens modernes, ils ont en général la marche plus libre, plus noble, plus naturelle, des transitions plus heureuses dans le récit et l’enchaînement des faits ; plus de sagesse, de gravité, de nerf et en même temps de simplicité dans la diction ; des traits plus frappants, des coups de pinceau plus vigoureux dans la peinture des mœurs et des caractères. Il serait trop long de faire connaître ici tous les bons historiens tant anciens que modernes. Je vais seulement indiquer les principaux, soit grecs, soit latins, soit français.

Historiens grecs. §

Hérodote, né à Halicarnasse, capitale de la Carie dans l’Asie mineure, vers l’an 484 avant Jésus-Christ, a été appelé le Père de l’histoire, parce qu’il a été le premier qui l’ait écrite. Mais il l’a défigurée par une foule d’oracles menteurs et de contes puérils : c’est ce qui lui a fait donner aussi le nom de Père du mensonge. Son ouvrage contient, outre l’histoire des guerres des Perses contre les Grecs depuis le règne de Cyrus jusqu’à celui de Xercès, celle de la plupart des autres nations. Il passa dans la Grèce, se rendit à Pise, pendant qu’on y célébrait les jeux olympiques, et y lut son histoire. Elle fut si applaudie, qu’on donna le nom des neuf muses aux neuf livres qui la composent ; La narration d’Hérodote est en effet coulante, le style plein de grâces, de douceur et de noblesse. Le savant Larcher a donné une fort bonne traduction de cette histoire, qu’il a enrichie d’excellentes notes.

Diodore de Sicile, ainsi appelé, parce qu’il était né (environ soixante ans avant Jésus-Christ) à Agyre, ville de Sicile, avait fait une Bibliothèque historique, divisée en quarante livres, dont quinze seulement nous sont parvenus avec quelques fragments. Cet ouvrage comprenait l’histoire des Égyptiens, des Syriens, des Mèdes, des Perses, des Grecs, des Romains et des Carthaginois. Le style en est simple et grave. Mais on accuse cet auteur de n’être pas toujours exact et impartial. L’abbé Terrasson l’a fidèlement traduit.

Thucydide, né à Athènes l’an 475 avant Jésus-Christ, entendant lire l’histoire d’Hérodote aux jeux olympiques, sentit naître, dit-on, son talent pour ce genre d’ouvrages. Il écrivit en effet l’Histoire de la guerre du Péloponèse, qu’il ne conduisit que jusqu’à la vingt unième année. C’est le plus parfait de tous les historiens grecs, soit pour la manière de raconter, soit pour l’exactitude des faits, soit pour la noblesse, la chaleur et la précision du style : presque tous ses mots, suivant Cicéron, sont des sentences. Il a été traduit par d’Ablancourt, mais beaucoup mieux, depuis quelques années, par Lévesque.

Xénophon, né à Athènes, vers l’an 450 avant Jésus-Christ, publia l’histoire de Thucydide, et la continua, sous le titre d’Histoire grecque, jusqu’à la bataille de Mantinée. Nous avons aussi de lui la Cyropédie, ou Histoire de Cyrus, ainsi que l’Histoire de l’expédition de Cyrus le jeune, et de la mémorable Retraite des dix mille. Il charme par la pureté, la douceur, et tous les agréments de la diction. Les Grecs lui donnèrent les surnoms d’Abeille grecque et de Muse athénienne. D’Ablancourt a traduit son Histoire grecque, à la suite de celle de Thucydide, et Dacier sa Cyropédie. Le premier a donné aussi une traduction de la Retraite des dix mille. Mais elle est oubliée, depuis que Larcher a publié la sienne.

Polybe, né à Mégalopolis, ville du Péloponèse, dans l’Arcadie, vers l’an 203 avant Jésus-Christ, fut du nombre de ces mille Achéens, qui, durant la guerre des Romains contre Persée, roi de Macédoine, furent emmenés à Rome. Il y avait composé, mais en grec, une Histoire universelle, qui commençait aux guerres puniques, et finissait à celle de Macédoine. Elle était divisée en quarante livres, dont il ne nous reste que les cinq premiers, avec des extraits de quelques endroits des autres. On en trouve le style un peu négligé. Mais cet écrivain est généralement regardé comme un des plus judicieux de l’antiquité. Il paraît s’être principalement proposé, dans son histoire, de former des politiques et des militaires. Dom Thuillier en a donné une traduction, qui était presque ignorée, lorsque le chevalier Folard la tira de l’oubli, en y ajoutant un excellent commentaire. C’est un corps de science militaire, enrichi de notes historiques et critiques, où toutes les grandes parties de la guerre sont expliquées et démontrées.

Je dois remarquer ici que les militaires ne sauraient lire avec trop de réflexion Thucydide, Xénophon et Polybe. Ces écrivains étaient eux-mêmes de très bons généraux ; et la description qu’ils font des batailles, en hommes du métier, ne peut que donner les plus grandes connaissances de l’art de la guerre. Le lecteur est conduit, comme par la main, dans les sièges et les combats qu’ils décrivent. Les ruses, les stratagèmes, les fausses marches, les attaques vraies ou simulées, les campements, les décampements, rien n’échappe à ces capitaines historiens. Tout est présenté sous le point de vue le plus favorable, pour faire naître ou perfectionner les idées.

Plutarque, né à Chéronée dans la Béotie, vers l’an 50 de l’ère chrétienne, écrit avec force et avec clarté dans ses Vies des hommes illustres. Cet ouvrage est un chef-d’œuvre, et le plus propre, en ce genre, à former les hommes, soit pour la vie publique, soit pour la vie privée. Nous y voyons d’ailleurs les plus grands héros que Rome et la Grèce aient produits. Les comparaisons que fait l’auteur de ces Grecs et de ces Romains, sont d’une justesse et d’une sagacité d’esprit admirables. Nous avons trois traductions de cet ouvrage ; l’une d’Amyot, en vieux gaulois, qui offre encore un air de fraîcheur ; l’autre de Tallemant, et la troisième de Dacier.

Pausanias, né à Césarée en Cappadoce dans le deuxième siècle de l’ère chrétienne, a laissé un Voyage historique de la Grèce, où il avait fait un long séjour ouvrage aussi instructif par la vaste érudition dont il est rempli, qu’agréable par la description des objets, et par la richesse du style. En faisant connaître la situation des lieux, les beautés de la nature, et les monuments des arts, l’auteur nous trace l’origine des divers habitants de cette charmante contrée, et nous apprend quelle était leur religion, quelles étaient leurs lois, leurs coutumes, leurs mœurs. On peut puiser dans cette relation si bien circonstanciée, une infinité de connaissances en matière de goût, de chronologie, de géographie, d’histoire et de critique. L’abbé Gédoin en a donné une traduction.

Denys d’Halicarnasse, ainsi appelé du nom de cette ville de la Carie, où il était né vers l’an 60 avant Jésus-Christ, ayant été à Rome, qu’il habita pendant 25 ans, y composa en langue grecque l’Histoire des antiquités romaines, divisée en vingt livres. Il ne nous en reste que les onze premiers, qui vont jusqu’à l’an 312 de la fondation de Rome, c’est-à-dire, à l’an 442 avant Jésus-Christ L’auteur y montre une grande exactitude, un génie facile, et un bon jugement. Mais il est quelquefois traînant dans sa narration. Le P. Le Jay, jésuite, l’a traduit.

Historiens latins. §

Trogue-Pompée, natif du pays des Voconces, dont la capitale était Vaison, dans le comtat de Venaissin, avait fait, vers le commencement de l’ère chrétienne, une histoire, où il retraçait tout ce qui s’était passé de plus important dans l’univers jusqu’au règne d’Auguste. Environ 150 ans après, Justin en donna un Abrégé, qui fit perdre l’histoire même. Il y a de très beaux morceaux, et des peintures très vives. La narration de cet historien est nette, la morale sage, et le style pur, à quelques mots près, qui se ressentent de la décadence de la langue latine. Favier en avait donné une traduction, qui a été éclipsée par celle de l’abbé Paul.

Tite-Live, né à Padoue, l’an 59 avant Jésus-Christ, passa une grande partie de sa vie à Rome où il s’acquit l’estime d’Auguste, dont il reçut des mémoires pour composer son Histoire romaine. Elle commence à la fondation de Rome, et finissait à la mort de Drusus sous Auguste. De cent quarante livres qu’elle renfermait, on n’a pu en sauver que trente-cinq ; encore ne sont-ils pas d’une même suite : nous devons les suppléments à Freinshemius. On admire dans Tite-Live la plus belle imagination, la noblesse des pensées et des sentiments, la variété du style qui se soutient toujours également, et surtout le grand art d’attacher et d’intéresser le lecteur : c’est le prince des historiens latins. Il a été traduit par Guérin.

Salluste, né l’an 85 avant Jésus-Christ, à Amiterne, ville d’Italie, aujourd’hui ruinée, montre dans son Histoire de la conjuration de Catilina, et dans celle-des Guerres de Jugurtha, une justesse d’idées, et une profondeur de génie qui étonnent. Il pense fortement, et s’exprime toujours de même. Son style est énergique, serré, nerveux. Mais sa précision dégénère quelquefois en une brièveté obscure. Il a eu deux traducteurs ; le P. Dotteville de l’Oratoire, et Beauzée de l’Académie française.

César, né à Rome, l’an 98 avant Jésus-Christ, nous a laissé le détail de toutes ses guerres dans ses Commentaires. Le style de ce capitaine historien est pur, simple, précis, et peut-être trop dénué d’ornements. Sa narration unie et rapide enchaîne le lecteur. D’Ablancourt les a traduits. Mais la traduction nouvelle, anonyme, est meilleure que la sienne ; Henri, duc de Rohan, a donné l’Abrégé de cet ouvrage, sous le titre de Parfait capitaine. Les militaires instruits le regardent comme un chef d’œuvre.

Velleius Paterculus, né à Naples, quelques années avant l’ère chrétienne, avait fait une Histoire abrégée de la Grèce, de l’Orient, de Rome et de l’Occident. Il ne nous en est parvenu qu’un fragment de l’ancienne Histoire grecque, avec l’Histoire romaine, depuis la défaite de Persée, dernier roi de Macédoine, jusqu’à la sixième année de l’empire de Tibère. Cet auteur est exact dans la chronologie, et admirable dans ses portraits : il peint d’un seul trait. Il est fâcheux qu’entraîné par la reconnaissance, qui portée au-delà de certaines bornes, cesse d’être une vertu, il ait flatté le monstrueux Tibère, et son digne favori Séjan qui avaient été ses bienfaiteurs. L’abbé Paul l’a traduit.

Tacite, né à Rome, environ l’an 53 de l’ère chrétienne, appelé avec saison le Bréviaire des politiques, a écrit des Annales, qui contenaient l’histoire des empereurs Tibère, Caligula, Claude et Néron. Il ne nous reste que les histoires du premier et du dernier, à peu près entières, et la fin de celle de Claude. Le savant et judicieux P. Brotier, jésuite, en a donné une édition revue, corrigée et enrichie de suppléments qui en remplissent les lacunes. Nous avons encore de Tacite, la Vie de Cn. Julius Agricola, son beau-père, et les Mœurs des Germains. Cet historien excelle dans l’art de saisir les moindres nuances des passions, et de faire connaître tout le manège des cours. Son coloris est mâle et vigoureux : tout ce qu’il peint, il le peint en grand maître. Le règne de Tibère passe pour un chef-d’œuvre de politique, et la Vie d’Agricola pour un des plus beaux et des plus précieux morceaux de l’antiquité. L’abbé de La Bletterie a traduit ce dernier ouvrage, les Mœurs des Germains, et les six premiers livres des Annales. Le P. Dotteville a traduit le reste.

Quinte-Curce, qui, suivant l’opinion la plus probable, vivait à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne, avait composé l’Histoire d’Alexandre-le-Grand en dix livres. Les deux premiers ont été perdus, ainsi que la fin du cinquième et le commencement du sixième : Freinshemius y a fait des suppléments. Le style de cet ouvrage est pur, noble, élégant, fleuri et plein d’urbanité ; Mais on reproche à l’auteur quelques fautes de chronologie, de géographie et d’histoire. Vaugelas l’a traduit, et après lui, Beauzée.

Cornelius Nepos, né à Hostilie, près de Vérone, dans le dernier siècle avant l’ère chrétienne, a donné les Vies des plus illustres capitaines de la Grèce et de Rome. C’est un des meilleurs écrivains du siècle d’Auguste. L’élégance, la délicatesse, la clarté, la précision et le goût le caractérisent. Il peint d’ailleurs, sous des traits frappants et vrais, les grands hommes qu’il veut faire connaître. L’abbé Vallart l’a traduit.

Historiens français. §

Nous en avons un très grand nombre. Mais les bornes de cet ouvrage ne me permettent que d’en nommer quelques-uns des plus estimés ; ce sont :

Bossuet, dans son Discours sublime sur l’Histoire universelle jusqu’au temps de Charlemagne : la continuation en a été faite par une autre main. Il semble que l’illustre évêque de Meaux ait pris son vol vers les cieux, pour considérer la terre et tous ses habitants, la naissance et le cours des siècles, la suite et l’enchaînement des affaires humaines. C’est de là que, suivant l’ordre des temps, il nous présente le tableau le mieux dessiné, le plus énergique, le plus vrai de tous les événements du monde, et du caractère des divers peuples. Il expose dans tout leur jour, les faits qui nous montrent la durée perpétuelle de la religion, et ceux qui nous découvrent les causes des changements arrivés dans les empires. L’objet de l’orateur historien est de faire voir le rapport des grandes révolutions avec l’établissement de la religion chrétienne ; idée la plus vaste et la plus sublime peut-être que le génie puisse enfanter. La grandeur de l’exécution répond parfaitement à la grandeur du dessein. Ce discours qui, selon Voltaire, n’a eu ni modèles, ni imitateurs, est un des plus beaux morceaux d’éloquence qui soient sortis de la main des hommes, et en même temps celui qui nous apprend le mieux l’usage que nous devons faire de l’histoire.

Rollin dans son Histoire ancienne des Égyptiens, des Carthaginois, des Assyriens, des Mèdes, des Perses, des Grecs et des Macédoniens. En prenant pour guides les auteurs grecs et les latins, il a recueilli tout ce qu’ils ont de plus intéressant et de plus beau, soit pour les faits, soit pour les réflexions. Cet écrivain est quelquefois un peu crédule, verbeux et lent dans sa narration, quoique libre et aisée. Mais en général, son style est pur, harmonieux, et souvent éloquent. Cet ouvrage d’ailleurs respire la vertu et la fait aimer. Son Histoire romaine depuis la fondation de Rome jusqu’à la bataille d’Actium, lui est inférieure. Mais elle est la plus estimée de toutes celles que nous avons en français.

Montesquieu, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Le titre de cet ouvrage dit assez que ce n’est point une histoire complète et rigoureusement suivie, où tous les événements soient racontés en détail. C’est une histoire purement politique de la naissance et de la chute de la nation romaine, ou si l’on veut, le recueil des faits divers, dans lesquels l’auteur découvre, par son génie, les véritables causes de la grandeur de ce peuple, et celles de sa décadence : vrai chef-d’œuvre, qu’on ne peut lire avec fruit que quand on possédera bien l’histoire romaine, jusqu’à l’extinction de l’empire. C’est le moyen de saisir toute la justesse, toute la vérité des réflexions fines et profondes dont il est rempli.

Le Beau, dans son Histoire du Bas-Empire, qui commence à Constantin. Le style, la narration, les détails, les portraits, les réflexions, tout y offre le plus grand intérêt. Il serait bien difficile de lire quelque chose de mieux fait sur cette partie importante de l’histoire des Romains. Les tomes 21e et 22e n’ont paru qu’après la mort de l’auteur. La fin du dernier de ces deux volumes ainsi que le 23e et le 24e y sont d’Ameilhon, qui continue cette histoire.

Le P. Maimbourg, jésuite, malgré les critiques sévères, et bien souvent injustes qu’on en a faites. Il eut d’abord trop de vogue, dit Voltaire117 ; et on l’a trop négligé ensuite. Cela est vrai : mais il est vrai aussi (et personne ne le conteste) que le P. Maimbourg a du feu, de l’énergie et de la rapidité dans son style ; que toutes ses histoires offrent un grand nombre de morceaux pleins de chaleur et d’intérêt, et qu’il en est plusieurs que l’homme de lettres jugeant sans prévention, ne fera jamais difficulté de placer parmi les bons ouvrages en ce genre. Voici le jugement que porte sur le P. Maimbourg le fameux Bayle118 qu’on ne soupçonnera certainement pas de partialité. « Je crois pouvoir dire que le P. Maimbourgavait un talent particulier pour cette sorte d’ouvrages. Il y répandait beaucoup d’agrément, plusieurs traits vifs, et quantité d’instructions incidentes. Il y a peu d’historiens, parmi même ceux qui écrivent le mieux, qui aient plus de savoir et plus d’exactitude que lui ; qui aient l’adresse d’attacher le lecteur autant qu’il fait ». J’ajouterai à ce témoignage celui de l’abbé Langlet Dufresnoy. « Veut-on repasser, dit-il119, tous ces temps ; de troubles, et connaître même les différends survenus dans l’empire d’Allemagne ? On peut lire l’excellent ouvrage que le P. Maimbourg, jésuite, a publié sur la Décadence de l’Empire ; livre estimé même par les plus savants d’entre les Allemands, qui sont extrêmement prévenus contre ce que les étrangers écrivent sur leur histoire ». On estime principalement son Histoire de la décadence de l’Empire après Charlemagne ; son Histoire des Croisades ; son Histoire de la Ligue ; son Histoire du Pontificat de saint Grégoire-le-Grand, et celle du Pontificat de saint Léon-le-Grand.

Le P. Daniel, jésuite, dans son Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie dans les Gaules. Il a moins, fait à la vérité, l’histoire de la nation que celle de ses guerres. Mais il a exclusivement le mérite d’avoir débrouillé le chaos des deux premières races de nos rois : il est d’ailleurs exact, sage, vrai, et arrange bien les faits. Son style est pur et naturel, sans avoir pourtant toute la chaleur et tout le coloris qu’on pourrait désirer. Le président Hénault qui assurément connaissait notre histoire, et qui était bien en état d’apprécier les auteurs qui l’ont écrite, dit de celui-ci : Il est plus impartial et plus instruit que bien des gens ne l’ont cru. Le P. Griffet, jésuite, a donné une édition de cet ouvrage, qu’il a enrichi de grandes et belles dissertations, et augmenté d’une excellente Histoire de Louis XIII, ainsi que du Journal historique de Louis XIV. Au reste, l’histoire du P. Daniel n’est pas aussi recherché que l’abrégé qu’il en a fait lui-même. Cet auteur nous a donné aussi une Histoire de la milice française. Elle est fort bien faite, très intéressante, très utile pour les militaires, et curieuse pour tous les lecteurs.

L’abbé Velly dans son Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’au règne de Louis XIV ; ouvrage non moins estimable par la recherche, le détail et la liaison des faits, que par l’élégance et la pureté du style. Le caractère et les usages de la nation, les divers fondements de notre droit public, les progrès successifs des sciences et des arts y sont développés, sans qu’aucun des principaux événements y soit passé sous silence. L’abbé Velly n’a laissé que les huit premiers volumes de cette histoire. Villaret l’a continuée avec succès, quoiqu’il se soit quelquefois trop abandonné à sa verve. La mort l’a surpris lorsqu’il en était au règne de Louis XI ; l’abbé Garnier en a été le continuateur.

Le P. d’Avrigny, jésuite, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire universelle de l’Europe depuis 1600 jusqu’en 1716. Cet excellent historien a eu le sage discernement de bien choisir ses matières, et l’art de les rendre dans un style non moins élégant que précis. On le voit toujours rejeter le faux, discuter le douteux et ne s’attacher qu’au vrai. Ces mémoires réunissent d’ailleurs tout ce qu’il y a dans cette époque de plus curieux, de plus instructif et de plus agréable. L’auteur ne pouvait pas y rassembler plus de faits intéressants, ni les accompagner de réflexions plus judicieuses.

L’abbé de Vertot dans son Histoire des révolutions de la république romaine, un de nos meilleurs ouvrages historiques. On y admire un style noble, élégant et orné avec goût, une narration nette, rapide et pleine de chaleur : c’est le tableau le plus brillant et le plus vrai de ces funestes divisions, qui pensèrent tant de fois entraîner l’anéantissement de la république. Les Révolutions de Portugal du même auteur n’offrent pas de bien profondes recherches. Mais elles sont un chef-d’œuvre pour le style et la marche de la narration. Ses Révolutions de Suède sont écrites d’un style pittoresque, et ne présentent que des objets très intéressants.

Le. P. d’Orléans, jésuite, dans son Histoire des révolutions d’Angleterre, où brille l’imagination la plus vive, la plus noble, la plus élevée, mais en même temps la plus sage et la mieux réglée. Le style en est toujours agréable, toujours riche, toujours animé. Cette histoire donne d’ailleurs une très juste idée de l’ancienne constitution du gouvernement anglais. On reconnaît sans peine le même écrivain dans ses Révolutions d’Espagne, depuis la destruction de l’empire des Goths, jusqu’à l’entière et parfaite réunion des royaumes de Castille et d’Aragon120 en une seule monarchie. Les faits choisis avec goût, y sont placés avec ordre, enchaînés avec clarté, racontés avec chaleur. Nous avons du même auteur une Histoire particulière, très curieuse, et qui se fait lire avec bien de l’intérêt : c’est celle des deux conquérants Tartares Chunchi et Camhi qui ont subjugué la Chine.

Le P. Bougeant, jésuite, dans sa belle Histoire du traité de Westphalie, à laquelle on a réuni celle des guerres et des négociations qui précédèrent ce traité. Ces deux ouvrages contiennent l’exposé de l’état politique de l’Europe, depuis le commencement du dix-septième siècle jusqu’en 1648, époque où ce mémorable traité fut signé. L’auteur y montre partout des talents supérieurs pour la politique, un discernement juste, un esprit pénétrant et un goût exquis. Il ne serait pas possible d’y désirer des réflexions plus sages, des recherches plus curieuses et plus intéressantes, un plus grand développement du caractère et des ruses des négociateurs, un style plus élégant, plus précis, plus pur, plus noble et plus agréable.

L’abbé du Bos, dans son Histoire de la ligue de Cambrai ; profonde, politique et bien écrite. Cette ligue fut formée en 1508 par le pape Jules II, l’empereur Maximilien I, Louis XII, roi de France, et Ferdinand V, roi d’Espagne, contre la république de Venise, dont la trop grande puissance donnait de l’ombrage à toute l’Europe.

L’abbé de Saint-Réal, dans son Histoire de la conjuration que des Espagnols formèrent en 1618 contre la république de Venise. Il y a, dit-on, quelques faits imaginés. À cela près, c’est un morceau très précieux. Les réflexions y sont sensées, les portraits d’un coloris vigoureux ; et peu s’en faut que le style n’ait l’énergie et la précision de celui de Salluste, que Saint-Réal paraît avoir pris pour modèle.

Sarasin, dans son Histoire du siège de Dunkerque, et dans celle de la conspiration de Walstein : deux vrais modèles ; la seconde surtout pour la noblesse, la simplicité et la rapidité du style.

D’Auvigny, dans les huit premiers volumes des Vies des hommes illustres de la France ; ouvrage écrit avec chaleur, et qui honore autant la littérature que la nation La Vie de l’amiral de Coligny surtout est très bien faite.

Fléchier, dans son Histoire de l’empereur Théodose, composée pour l’instruction du grand dauphin. C’est un chef-d’œuvre de style et de sagesse, où règne la vraie éloquence de l’histoire.

Voltaire, dans son Histoire de Charles XII, roi de Suède, regardée comme le meilleur de tous ses ouvrages historiques. Elle passe pour être exacte.

Le P. Bouhours, jésuite, dans son Histoire du grand-maître d’Aubusson ; infiniment propre à former le goût en ce genre.

Le président Hénault offre dans son Abrégé chronologique de l’histoire de France, le plus parfait modèle qu’on puisse choisir pour ces sortes d’ouvrages : c’est le chef-d’œuvre des abrégés. On est étonné d’y voir un si grand nombre de faits rassemblés avec autant d’ordre, de méthode et de clarté. Les portraits, les réflexions, les remarques donnent un nouveau prix à cet ouvrage si souvent réimprimé, et qu’on ne saurait trop relire.

Les Mémoires les plus estimés sont :

Ceux de La Curne de Sainte-Palaye121 sur l’ancienne chevalerie. C’est un tableau détaillé, très instructif, et fort bien présenté des mœurs, de la bravoure, et de la noble simplicité de nos anciens chevaliers.

Ceux de Joinville, écrits du vivant même de Saint Louis. Ils sont un chef-d’œuvre de vérité et de naïveté.

Ceux de Commines, chambellan de Louis XI : un des meilleurs morceaux de notre histoire pour le règne de ce monarque et celui de Charles VIII. « Vous trouverez en mon Philippe de Commines, dit Montaigne, le langage doux et agréable d’une naïve simplicité, une narration pure, et en laquelle la bonne foi de l’auteur reluit évidemment ; exempte de vanité, parlant de soi, et d’affection et d’envie, parlant d’autrui ».

Ceux de Henri, duc de Rohan, sur la guerre de la Valteline sous Louis XIII ; importants pour cette partie de notre histoire, et très propres à former de bons militaires.

Ceux de madame de Motteville, pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, reine de France, épouse de Louis XIII ; intéressants et curieux par un grand nombre d’anecdotes.

Ceux de la minorité de Louis XIV, par le duc de La Rochefoucauld122 ; écrits avec beaucoup d’énergie et de vérité.

Ceux du cardinal de Retz pour la guerre de la Fronde. Le style en est inégal ; mais il y a bien des endroits où l’auteur se montre, par la force des expressions et la profondeur du génie, le digne rival de Salluste.

Ceux du comte de Bussi, depuis 1634 jusqu’en 1666. C’était un bel-esprit de la cour de Louis XIV, un des écrivains les plus élégants et les plus polis de son siècle, mais dont le mérite se trouvait déprécié par un grand fonds d’amour-propre et de vanité. Aussi parle-t-il, peut-être trop souvent et trop avantageusement, de lui-même, dans ses Mémoires, qui d’ailleurs sont très bien écrits et ne contiennent que des faits intéressants et vrais.

Ceux de madame de La Fayette, pour les années 1688 et 1689 ; écrits d’un style animé, plein de grâces et de délicatesse ; semés de portraits finis et d’anecdotes vraiment curieuses.

Ceux du marquis de Torcy, pour servir à l’histoire des négociations, depuis le traité de Riswick en 1697, jusqu’à la paix d’Utrecht, en 1713. Ils font très bien connaître les affaires du temps. La pureté du style en égale la noblesse : la vérité seule est le guide de l’auteur, et la modération en fait le caractère.

Ceux de madame de Staal, remarquables par l’esprit, le goût, l’élégante simplicité, le ton piquant avec lequel les événements sont racontés. Ce sont proprement les Mémoires de sa vie, où elle peint au naturel le cœur humain. Mais ils renferment aussi bien des particularités concernant la régence du duc d’Orléans, et les portraits de plusieurs personnes des plus distinguées de la cour.

Enfin, les Mémoires pour servir à l’histoire de Louis, dauphin de France, père de Louis XVI ; bien faits pour plaire à l’homme de goût, et pour être lus avec délices par les âmes sensibles et vertueuses.

Histoire littéraire. §

L’histoire littéraire comprend la naissance, les progrès, la perfection, la décadence et le renouvellement des sciences et des arts, et doit en même temps offrir un tableau de ce qu’ils ont produit dans les différents siècles de plus agréable, de plus grand et de plus utile. Le principal devoir de l’historien est de distinguer le ton, le talent, le génie particulier de chaque auteur, de les peindre tous et de les caractériser d’après leurs ouvrages, dont il doit donner une analyse exacte, avec une critique judicieuse et impartiale.

Pour remplir avec succès ce dernier objet qui est un des plus importants, il faut qu’il joigne à la finesse de l’esprit, à la justesse du discernement, et à la délicatesse du goût, une étude sérieuse des matières que ces auteurs ont traitées ; qu’il lise leurs écrits sans la moindre prévention ; qu’il remonte jusqu’aux temps où ils ont vécu, se transporte dans les pays qu’ils ont habités, et observe la religion, les mœurs, les usages, le goût dominant de leur siècle. Tel ouvrage justement applaudi dans les âges qui nous ont précédés, est aujourd’hui oublié, parce que les mœurs ne sont plus les mêmes.

Historiens en ce genre. §

Juvenel de Carlencas a donné un Essai sur l’histoire des belles-lettres, des sciences et des arts, dans lequel il trace en abrégé l’origine et les progrès de chaque science et de chaque art en particulier, et caractérise presque toujours d’un seul trait les auteurs les plus célèbres. Il y a beaucoup d’érudition dans cet ouvrage écrit d’un style pur, rapide et précis. Tout ce qu’on pourrait y désirer, c’est qu’il y eût un peu plus d’ordre et de méthode. Les matières purement littéraires y sont trop confondues avec les matières scientifiques.

L’Histoire littéraire des Troubadours a été rédigée par l’abbé Millot, sur les immenses et profondes recherches de La Curne de Sainte-Palaye123, qui a tiré de l’oubli ces pères de la littérature moderne. Elle contient leurs vies et des extraits de leurs ouvrages.

L’abbé Lambert a fait l’Histoire littéraire du règne de Louis XIV. Mais il n’a pas rempli le titre de son ouvrage : il s’y est borné à faire connaître les grands hommes du siècle dernier, en donnant un recueil d’éloges historiques des gens de lettres, des savants et des artistes, avec une notice de leurs ouvrages.

Dans l’Histoire de l’Académie française par Pellisson, et continuée par l’abbé d’Olivet, on voit comment ce corps littéraire s’est établi ; quels sont ses statuts, les lieux, les jours et la forme de ses assemblées ; ce qui s’y est passé de remarquable ; ce qu’il a fait depuis son institution, et quels sont ceux de ses membres qui se sont le plus distingués.

On trouve à la tête du recueil des Mémoires que l’Académie des belles-lettres a publiés, un Précis historique de son établissement, par Boze.

L’Histoire de l’Académie des sciences a été faite par Fontenelle. On y voit de quelle manière cette compagnie a été établie, et le but qu’elle se propose dans ses travaux.

Les Éloges des membres des diverses Académies font partie de l’histoire littéraire.

Histoire naturelle. §

Tous les ouvrages dont le souverain créateur a embelli le globe que nous habitons, toutes les productions que la terre étale à nos yeux, ou qu’elle cache dans son sein, sont la matière de l’histoire naturelle. Elle comprend ce qu’on appelle le règne animal, c’est-à-dire, les mœurs et le caractère des différentes espèces d’animaux, leur formation, leur structure, leur manière de vivre, leur industrie ; le règne végétal, c’est-à-dire, le dénombrement des plantes qui croissent sur le sommet des montagnes, au milieu des plaines, dans le creux des vallées, à l’ombre des forêts ; le règne minéral, c’est-à-dire, la diversité des métaux, des minéraux et de toutes les substances qui se forment dans les entrailles de la terre. L’historien doit être ici un sage et laborieux observateur : il faut qu’il ait assez d’intelligence pour bien voir, assez de patience pour bien observer, assez de pénétration pour tout approfondir, assez de sagacité pour ne rien confondre.

Historiens en ce genre. §

Aristote, né à Stagyre, ville de Macédoine, l’an 584 avant J.-C, avait fait l’Histoire des animaux. De quarante livres dont elle était composée, il ne nous en est parvenu que dix. Gara l’a mise en latin ; et Le Camus124 en a donné une traduction française, qui a été bien accueillie.

Théophraste, natif d’Eresse, ville de Lesbos, et disciple d’Aristote, nous a laissé un Traité des plantes, très curieux, traduit aussi en latin par Gara, et une Histoire des pierres, dont Hill a donné une belle édition à Londres, en grec et en anglais.

Nous avons de Pline l’ancien, ainsi surnommé pour le distinguer de Pline le jeune, son neveu, le panégyriste de Trajan, une Histoire naturelle qui est très estimée. Elle renferme une érudition immense, et offre, suivant Buffon, autant de variété que la nature même. Ce grand homme s’étant approché trop près du mont Vésuve, pour en observer la terrible éruption qui se fit l’an 79 de J.-C., fut suffoqué par les malignes vapeurs à l’âge de 56 ans : ce qui l’a fait appeler le martyr de la nature. Le savant P. Brotier, jésuite, a donné une belle édition de son histoire, revue sur les manuscrits et enrichie de notes. Poinsinet de Sivry l’a traduite en français.

Parmi nous, Pluche a fait le Spectacle de la nature. Cet ouvrage est très instructif et agréable à lire, malgré les négligences du style.

Buffon, dans son Histoire naturelle, est un des plus grands peintres de la nature qui aient paru. D’Aubenton a fait la partie anatomique, avec un succès qui répond parfaitement à l’objet de son travail.

Chapitre IV.

Des Ouvrages Didactiques. §

Les ouvrages didactiques, dans le genre littéraire, sont ceux où l’écrivain expose les principes et les règles d’un art. Il est aisé de sentir qu’ici le génie n’a rien à créer pour le fond. Les règles de l’éloquence, de la poésie et des autres arts ayant été prises dans la nature du cœur humain, ont toujours été et seront toujours aussi invariables que la raison même. On ne peut point les abroger pour y en substituer de nouvelles. Il ne s’agit que de les expliquer, de les développer. Le mérite de ces sortes d’ouvrages consiste donc principalement dans la méthode et dans le style.

Méthode dans les ouvrages didactiques. §

Celui qui veut composer un ouvrage didactique, doit s’imaginer d’abord qu’il ne prend la plume, que pour instruire les ignorants. Son premier soin sera donc de mettre l’ordre le plus clair, le plus précis et le plus exact dans la distribution et l’arrangement des matières. En remontant aux premiers principes, il les enchaînera tous les uns aux autres sans la moindre confusion ; les exposera dans le plus grand jour ; en tirera les conséquences qui en découlent, et conduira insensiblement le lecteur à une entière connaissance de toutes les règles de l’art.

On ne doit pas, dans un ouvrage didactique, passer sous silence les premiers principes, sous prétexte qu’ils sont connus. Cette supposition ne peut pas raisonnablement se faire à l’égard de tous les lecteurs ; et quand même elle pourrait avoir lieu, la liaison des matières exige toujours que l’écrivain rappelle ces principes, et les trace du moins succinctement. Ils servent d’ailleurs à en approfondir d’autres, que le lecteur débrouille sans peine, dès lors qu’on a mis sous ses yeux ces premiers éléments, et qu’il en a la mémoire toute remplie.

Ce serait un plus grand défaut encore, que ce qui est dit au commencement ou au milieu d’un ouvrage didactique, eût besoin d’être éclairci par ce qui est à la fin. Les matières doivent être disposées de manière que la connaissance d’un précepte mène naturellement à la connaissance d’un autre.

Je sais que les différents principes d’un art se communiquent réciproquement de la lumière, et que, pour en bien connaître toute la justesse et toute l’étendue, il faut les posséder tous. Mais en général un principe doit être assez bien développé, pour qu’il puisse être saisi sans le secours d’un autre, qui doit le suivre dans l’ordre naturel des matières. Il faut que, pour bien comprendre ce qui est dit au commencement d’un ouvrage didactique, on ne soit pas obligé de le lire et de l’étudier tout entier. Non seulement chaque chose doit être mise à sa place ; mais encore elle doit être expliquée en son lieu, par elle-même, et avec le plus de clarté qu’il est possible. Toutes les règles sont des branches qui tiennent à la même tige. Il faut que l’écrivain (qu’on me passe cette expression) fasse monter le lecteur de branche en branche, jusqu’à ce que celui-ci soit parvenu au sommet de l’arbre.

Style des ouvrages didactiques. §

Un auteur didactique ne saurait trop s’appliquer à rendre nettement ses idées, et à mettre de la simplicité, de la clarté dans son style, sans cependant négliger les ornements convenables, et propres à faire disparaître la sécheresse de l’instruction. En évitant d’être diffus, il entrera dans tous les détails qu’exigent les préceptes. Il bannira de son ouvrage, s’il est purement élémentaire, ces raisonnements abstraits et métaphysiques, qui ne peuvent être saisis que par les gens de l’art. Une exposition méthodique et lumineuse des règles suffit. Il doit même, autant qu’il est possible, les simplifier, c’est-à-dire, en réduire plusieurs à une seule générale, en indiquant toutes celles qui en découlent. Il doit surtout les développer et les appuyer par un grand nombre d’exemples choisis. C’est le plus sûr moyen d’en faire sentir la vraie justesse, l’importante nécessité, les grands avantages qu’en retire le génie ; de former même le jugement et le goût de ceux à qui il donne ses leçons.

Il faut, en un mot, que dans un ouvrage didactique, tout soit proportionné à la capacité des esprits médiocres, et traité dans une juste étendue. L’écrivain doit même revenir plusieurs fois sur une même chose, quand elle ne peut être comprise à la première fois que par les lecteurs qui ont l’esprit pénétrant. Ce n’est point à l’instruction de cette classe d’hommes qu’il s’est principalement voué. Ceux à qui la nature a donné le moins d’intelligence, doivent être les premiers objets de ses soins et de ses travaux.

De la critique. §

Les ouvrages de critique, en matière de littérature, peuvent se rapporter an genre didactique, parce que l’écrivain y mêle toujours à la discussion, le développement de quelques préceptes, ou plusieurs observations utiles qui en tiennent lieu. Son objet est de faire connaître les beautés et les défauts d’un ou de plusieurs ouvrages, et de rendre raison du jugement qu’il en porte. Il lui est donc essentiel de savoir discerner ces beautés et ces défauts, et de les détailler avec précision. Ainsi la critique doit être éclairée, judicieuse, équitable, impartiale, et honnête.

Qualités de la critique. §

1º. Éclairée. Un grand fonds de connaissances, et principalement celles du genre dont il s’agit, sont pour le critique d’une indispensable nécessité. Il faut qu’avec l’auteur de l’excellent Essai sur le beau (le P. André, jésuite), il sache distinguer dans toutes les productions de l’esprit le beau naturel, et le beau arbitraire. Le premier a constamment pour base l’ordre et la vérité. Les révolutions des temps et des esprits ne peuvent en effacer l’idée ni l’impression : il ne change jamais, et il est toujours en droit de plaire. Le second dépend ordinairement du génie des langues et des nations : il peut varier suivant les lieux et les siècles.

Ces connaissances (pour le dire en passant) ne peuvent guère être le partage des jeunes gens ; non plus que des personnes qui n’ont point fait des études longues et sérieuses. Les uns et les autres ne sauraient donc être trop circonspects et trop réservés à dire, ou du moins à soutenir vivement leur opinion sur les diverses productions littéraires. Mais d’un autre côté, il serait absurde de penser que, pour pouvoir juger, par exemple, d’un ouvrage de peinture ou de poésie, il fallût être peintre ou poète. Une connaissance assez étendue de ces deux arts suffit, avec les autres conditions requises dans la critique.

2º. Elle doit être judicieuse. Cette qualité consiste dans une application juste et convenable des règles de l’art. La critique en effet n’exige pas toujours impérieusement une étroite et rigoureuse observation de ces règles, parce qu’il arrive quelquefois que l’auteur s’en est un peu écarté pour donner à son ouvrage une beauté de plus. C’est ce que l’on doit discerner avec finesse ; et ce discernement est l’effet d’un jugement droit, d’un goût pur et sain, qui suppose toujours de grandes connaissances, mais que ces connaissances ne supposent pas toujours. Il faut donc que la critique soit fondée sur des raisons et des principes solides. Un bon mot, quelque agréable et piquant qu’il paraisse ; une plaisanterie, quelque bien tournée qu’elle soit, ne fera jamais apprécier un ouvrage à sa juste valeur. Voltaire a dit, des Cantiques sacrés du marquis de Pompignan :

Sacrés ils sont ; car personne n’y touche.

Les esprits légers, frivoles et superficiels, disons même les ignorants, ont applaudi à ce jeu de mots. Mais l’homme judicieux et sensé a été bien loin de le regarder comme un arrêt décisif ; et le vrai connaisseur n’admire pas moins le plus grand nombre des Odes sacrées de l’auteur de Didon.

Au reste, en disant que la critique doit être judicieuse, j’ai voulu dire aussi qu’elle doit être réfléchie ; c’est-à-dire, que celui qui veut juger une production littéraire ne saurait la lire et l’examiner avec une attention trop scrupuleuse. C’est ce que ne ferait pas, par exemple, un journaliste inconsidéré ou présomptueux, qui se bornerait à une lecture rapide et superficielle d’un ouvrage, pour prononcer définitivement et d’un ton de maître, sur des difficultés, que l’auteur n’a tenté d’éclaircir, qu’après de bien longues et de bien profondes réflexions. Qu’arriverait-il de là ? Que le journaliste pourrait bien ajouter, à la honte d’être tombé, par sa faute, dans l’erreur, l’injustice d’y jeter ceux de ses lecteurs, que le défaut de lumières oblige de l’en croire sur sa parole. Il s’exposerait en même temps à perdre l’estime et la confiance de ceux qui sont capables par eux-mêmes d’apprécier sa critique, en la comparant à l’ouvrage même. Un journaliste prudent, et jaloux de sa propre gloire, imite la circonspection d’un juge, qui, avant de décider une question de droit, réfléchit longtemps et mûrement sur les raisons des avocats qui l’ont traitée.

3º. La critique doit être équitable. Elle ne peut se dispenser d’apporter en preuves de son jugement, et les beaux, et les médiocres, et les faibles endroits de l’ouvrage qu’elle a pesé dans sa balance. Celui qui ne mettrait sous les yeux du lecteur, que les vers négligés d’une pièce de poésie, ou les morceaux peu saillants, d’une pièce d’éloquence, lui donnerait une bien fausse idée du poète ou de l’orateur, et serait injuste envers ces écrivains. Cependant on a vu des critiques, qui faisant un parallèle entre les deux maîtres de notre scène, n’ont pas craint de ne citer que les endroits médiocrement beaux de Corneille ; de citer les plus beaux qu’ils avaient pu trouver dans Racine, et de se prévaloir de ces exemples, pour donner la préférence à ce dernier. C’est là évidemment manquer, en fait de critique, à toutes les lois de l’équité. On ne serait pas moins répréhensible, si l’on s’appesantissait sur les plus petits défauts d’un ouvrage, en passant rapidement sur les grandes beautés dont il étincelle.

4º. La critique doit être impartiale, c’est-à-dire, exempte de prévention et de passion. Déprécier un ouvrage sur le seul nom de l’auteur, qui, jusqu’à celui-ci, n’en a publié que de médiocres ; louer un ouvrage sur le seul nom de l’auteur, déjà connu par d’excellents écrits, ce serait juger avec prévention. Si ce dernier ouvrage se trouvait réellement peu digne des suffrages des connaisseurs, on pourrait bien alors dire au critique :

Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût.
L’ouvrage est peu de chose, et le seul nom fait tout125.

Pour juger, sans passion, il faut principalement se défendre des illusions de l’amitié, et s’élever au-dessus de tout sentiment de haine ou de tout motif d’intérêt. Le critique vraiment honnête homme, prenant la plume, se dit à lui-même ce que la reine de Carthage disait à Énée : Je ne mettrai aucune différence entre le Troyen et le Tyrien126. Que l’auteur de l’ouvrage sur lequel il va porter son jugement soit son ami ou son ennemi, ce critique se persuade sans peine que, s’il trahit la vérité, s’il écrit une seule ligne contraire à sa façon de penser, il trompera bassement ses lecteurs, et se manquera à lui-même, en se vengeant de son ennemi par un lâche mensonge, ou en usant envers son ami d’une coupable indulgence.

5º. Enfin, la critique doit être honnête, conforme aux bienséances. Elle proscrit le ton de hauteur et de supériorité, les décisions fastueuses et caustiques, les expressions dures ou même trop fortes. La bonne compagnie ne les souffre point ; et il importe au critique de faire voir qu’il la connaît. Plus son jugement est sévère et défavorable à l’auteur, plus il doit paraître adouci et tempéré par la délicatesse et l’aménité du style. Cependant si l’ouvrage apprécié était impie ou licencieux, c’est alors que le critique devrait s’armer, si l’on peut parler ainsi, d’une plume de fer et de feu, pour réduire en poudre cette infernale production. Mais l’auteur doit toujours être personnellement respecté, à moins que l’opinion publique ne l’ait jeté dans la classe de ces hommes vicieux et méchants, autant par principe que par habitude. Si, en matière de religion, il s’est seulement trompé sur certains articles, le critique doit se borner à réfuter son erreur par des preuves sans réplique, écrites avec modération, suivant l’esprit de la charité chrétienne.

La politesse ne doit pas moins régner dans les ouvrages polémiques. Voyez avec quelle sage retenue, avec quelle décence enjouée, avec quelle urbanité La Motte défend son sentiment dans la fameuse querelle de la préférence des anciens sur les modernes, tandis que son adversaire, la savante madame Dacier, s’emporte presque jusqu’à la fureur et à la grossièreté. On ne sait que trop que Voltaire est tombé dans les mêmes excès, à l’égard de plusieurs écrivains. Rien de plus scandaleux dans la république littéraire, rien de plus déshonorant pour l’homme de lettres lui-même, que ce style malignement épigrammatique, ces déclamations pleines de fiel, cette raillerie amère et insultante, ces personnalités basses, ces injures atroces qui peuvent tout au plus amuser les sots et les méchants, mais qui révoltent toujours le lecteur honnête et raisonnable, et qui ne répandent jamais la moindre lumière sur la question agitée.

Du dialogue oratoire. §

On peut donner, et l’on donne souvent aux ouvrages de critique, et aux didactiques, la forme du dialogue. Ce genre d’écrire, le Dialogue oratoire, ainsi nommé par opposition au dialogue dramatique, est en général un entretien de deux ou de plusieurs personnes, dans lequel on expose, ou une question qu’on veut discuter et résoudre, ou une vérité qu’on veut faire connaître et solidement établir. Les interlocuteurs doivent y développer leur sentiment particulier avec la plus exacte précision, et y déployer toute la force du raisonnement. Il faut qu’ils ne disent rien, qui ne se rapporte entièrement à la question ; par là, le dialogue sera direct : qu’ils ne fassent jamais attendre la réplique ; par là, le dialogue sera vif : qu’ils parlent toujours à propos ; par là, le dialogue sera bien coupé : ces trois qualités lui sont essentielles. Le style ne saurait être ni trop clair, ni trop simple. Une délicatesse sans raffinement, une élégance sans pompe et sans affectation, des grâces naïves, en doivent faire tout l’ornement.

Au reste, l’art du dialogue peut convenir à tous les sujets, soit graves, soit badins, soit littéraires, soit scientifiques. On verra bientôt que les Grecs, les Latins, et les écrivains de notre nation l’ont employé avec le plus grand succès, pour traiter toutes sortes de matières.

Écrivains didactiques ; écrivains critiques ; dialogueurs. §

Tous les ouvrages didactiques qui nous restent des Grecs, sont excellents, et méritent qu’on en fasse l’étude la plus sérieuse. Nous avons d’Aristote une rhétorique, où sont développés tous les principes de l’art oratoire, et une poétique qui contient les règles les plus exactes et les plus propres à nous faire bien juger du poème épique et des pièces de théâtre. Cassandre a traduit la rhétorique, et Dacier la poétique. Elles sont l’une et l’autre d’un littérateur philosophe, qui n’ignorait rien de ce qui est essentiel à l’éloquence et à la poésie, et qui en avait approfondi toutes les parties. Il sera bon de n’en entreprendre la lecture, qu’après avoir acquis quelques connaissances générales de ces deux arts.

Longin, né à Athènes dans le troisième siècle de l’ère chrétienne, avait composé en grec des Remarques critiques sur les anciens auteurs, et d’autres ouvrages de philosophie et de littérature. Le seul qui nous soit parvenu, est son Traité du sublime. Il est admirable par la justesse et la sagesse des réflexions, les agréments et l’éloquence du style. Boileau en a donné une excellente traduction.

Dans les œuvres de Lucien, né vers la fin du premier siècle de notre ère, à Samosate, ville de Syrie, et professeur de philosophie et d’éloquence à Athènes, on trouve un petit Traité sur la manière d’écrire l’histoire, qui est un chef-d’œuvre. Nous avions une traduction de tous ses ouvrages par d’Ablancourt. Mais celle qu’en a donnée l’abbé Massieu, l’a éclipsée par son exactitude et son élégance.

Parmi les Latins, Cicéron, après avoir offert dans ses discours, les plus beaux exemples de la véritable éloquence, en donna les préceptes dans son livre de l’Orateur, que l’abbé Colin a fort bien traduit.

Quintilien, né à Rome l’an 42 de J.-C, fut l’ennemi déclaré du mauvais goût, qui, de son temps, commençait à s’introduire dans l’éloquence et dans la poésie. Après avoir enseigné la rhétorique durant vingt ans, il publia ses Institutions oratoires qui ont été traduites avec autant de fidélité que d’élégance par l’abbé Gédoin. Cet ouvrage et celui de Cicéron, bien dignes de servir à jamais de modèles en ce genre, doivent être sans cesse lus et médités par tous ceux qui se destinent à courir la carrière de l’éloquence.

Nous avons une foule d’ouvrages didactiques en notre langue. Ceux qui méritent d’être particulièrement distingués, soit pour l’importance et la multitude des objets qu’ils embrassent, soit pour la manière dont ces objets y sont présentés, sont le Traité des études par Rollin ; les Réflexions sur la poésie et la peinture, par l’abbé du Bos ; la Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (en dialogues), par le P. Bouhours, et les Principes de la littérature, par l’abbé Batteux.

Je crois devoir indiquer ici aux jeunes gens qui ont du goût pour les belles-lettres latines, le guide le plus sûr qu’ils puissent choisir pour cette étude : c’est le Ratio discendi et docendi du P. Jouvancy127, jésuite. Le sage et judicieux Rollin, après avoir lu cet excellent ouvrage, dit que s’il avait pu le connaître lorsqu’il travaillait à son Traité des études, la plume lui serait tombée des mains.

Les meilleurs modèles de critique que je connaisse en notre langue, sont les Sentiments de l’Académie sur le Cid, tragédie de Corneille, et les Réflexions critiques sur le génie d’Horace, de Despréaux et de Rousseau, par le duc de N***.

Platon, né à Athènes vers l’an 429 avant Jésus-Christ, a composé tous ses ouvrages en Dialogues. Il y traite de la logique, de la physique, de la politique ; y explique les lois de la morale, et y démontre l’immortalité de l’âme. Dacier en a traduit une grande partie.

Lucien a fait aussi des Dialogues pour censurer les vices des hommes, pour jeter du ridicule sur les faux Dieux, et sur les philosophes du paganisme. Ils sont écrits d’un style pur et naturel, assaisonnés du sel d’une plaisanterie délicate, pleins de peintures vives, de caractères bien dessinés et bien soutenus. Indépendamment des traductions de tous les ouvrages de ce rhéteur par d’Ablancourt et l’abbé Massieu, nous en avons une bonne de ses Dialogues par le marquis de Pompignan. Gail en a traduit aussi quelques-uns.

Les admirables Traités de la vieillesse, de l’amitié, de la nature des Dieux, par Cicéron, sont en Dialogues. Le dernier de ces ouvrages a été traduit par l’abbé d’Olivet.

Fénelon128 a fait des Dialogues sur l’éloquence, où tout est sagement pensé, exprimé avec la plus belle simplicité, et ramené à l’instruction. Ses Dialogues des morts sont pleins de finesse et d’enjouement. Le même éloge est bien dû aux Dialogues des morts par Fontenelle. Tous ces ouvrages sont d’excellents modèles de dialogue oratoire.

Chapitre V.

Du Roman. §

Le divertissement du lecteur, que le romancier habile semble se proposer pour but, n’est qu’une fin subordonnée à la principale, qui est l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs. Telle est l’importante vérité que nous apprend le savant Huet129, évêque d’Avranches, dans son Traité de l’origine des romans. Ce serait donc une erreur et une bien funeste erreur de croire que le roman est un récit de diverses aventures, imaginées seulement pour amuser. La fin que l’écrivain doit s’y proposer, est d’instruire sous le voile de la fiction, de polir l’esprit et de former le cœur, en présentant un tableau de la vie humaine. Censurer les ridicules et les vices ; montrer le triste effet des passions désordonnées ; s’attacher toujours à inspirer l’amour de la vertu, et faire sentir qu’elle seule est digne de nos hommages, qu’elle seule est la source de notre bonheur ; tel est le principal devoir du romancier. Ce n’est qu’en le remplissant, qu’il peut faire un ouvrage qui tourne à sa propre gloire, et à l’avantage des mœurs et de la société.

Il s’agit d’abord d’inventer des événements qui soient peu ordinaires, mais vraisemblables ; qui intéressent, attachent le lecteur ; et qui amènent des peintures vraies du cœur humain, des divers mouvements qui l’agitent, et des différentes passions qui le tyrannisent dans les différentes circonstances de la vie. Il faut que rien ne languisse dans le récit de ces événements ; que l’action marche avec rapidité ; que le style vif et plein de chaleur échauffe toujours de plus en plus l’imagination et l’âme du lecteur ; que les situations des personnages n’aient rien de forcé ; que leurs caractères particuliers soient bien marqués, parfaitement soutenus jusqu’à la fin ; et que le dénouement amené naturellement et par degrés, soit tiré du seul fond des événements.

Il est permis de rompre le fil du récit de la principale action par des incidents, qui ne sont autre chose que des événements, des circonstances particulières. Mais il faut que ces incidents soient vraisemblables ; qu’ils tiennent par quelque chose au sujet ; qu’ils piquent assez la curiosité, et offrent assez d’intérêt pour dédommager le lecteur de l’impatience qu’il a de voir la fin des aventures.

Je ne m’étendrai pas davantage sur les règles du roman, parce qu’on pourra appliquer celles du poème épique. Mais je ne saurais trop répéter que le romancier doit toujours présenter la vertu sons des couleurs favorables et attrayantes, la faire respecter, la faire aimer dans le sein même des plus affreux malheurs et des plus humiliantes disgrâces ; qu’il doit peindre le vice sous les couleurs les plus noires et les plus propres à inspirer l’horreur qu’il mérite, fût-il monté au faîte des honneurs, et parvenu au comble de la plus brillante prospérité. Tout écrivain qui s’écarte de ce principe, n’est digne ni du nom d’honnête homme, ni de celui de bon citoyen.

Romanciers. §

Je croirais hors de propos de remonter ici à la première origine des romans, sur laquelle nous avons un très bon ouvrage de l’auteur que j’ai déjà cité. Il me paraît de même assez inutile de faire connaître ceux que les Grecs nous ont laissés. Je me bornerai donc à dire qu’en France, les Romans prirent naissance avec la chevalerie sous le règne de Charlemagne. Nos auteurs montrèrent, durant plusieurs siècles, une espèce d’émulation, pour célébrer la bravoure et la générosité des chevaliers, qui couraient le monde dans la vue de redresser les torts, c’est-à-dire, pour défendre l’honneur, la justice, la veuve, l’orphelin et les Dames. Les productions romanesques de ces écrivains surannés ne respirent que la vertu. Elles offrent, il est vrai, un mélange bizarre de magie, d’enchantements, et de faits inimitables qui ne sont plus guère de notre goût. Mais elles nous rappellent les mœurs de l’ancienne chevalerie ; et c’est ce qui nous les fait lire avec plaisir et avec intérêt. Tels sont deux ouvrages charmants qu’a publiés le comte de Tressan ; une Traduction libre d’Amadis de Gaule ; et un Corps d’extraits de romans de chevalerie.

Vers la fin du seizième siècle, d’Urfé donna dans son Astrée une nouvelle forme au roman. Il feignit que du temps de nos premiers rois, une troupe de bergers et de bergères habitaient dans le Forez, sur les bords de la rivière du Lignon, et y goûtaient les plaisirs purs que procurent la vie champêtre et les travaux rustiques. Mais l’amour ne tarda pas à troubler leur repos, et produisit parmi eux des événements considérables qu’il décrit dans son roman. On dit que d’Urfé a voulu, sous cette image, présenter un tableau des intrigues de la cour de Henri IV.

Il serait trop long et même superflu de faire connaître ici tous les bons romans qui ont été écrits en français depuis l’Astrée. Ceux qu’on met au nombre des meilleurs, sont Zaïde et la princesse de Clèves par madame de La Fayette ; faits avec goût, écrits avec décence, et bien propres à entretenir dans les cœurs l’amour de la vertu :

Les Mémoires d’un homme de qualité, le Doyen de Killerine, et autres de l’abbé Prévost ; pleins des situations les plus attendrissantes ou les plus terribles, et qui décèlent l’imagination la plus féconde ; mais où quelquefois les événements ne s’accordent pas assez avec la vraisemblance :

Gil Blas130, le Diable boiteux et autres de Lesage131 ; ils offrent un tableau de tous les états de la vie, le portrait ou la satire du monde :

Le Paysan parvenu de Marivaux, très plaisant.

Je me borne à ceux-là, sans parler de ceux qui ont été traduits des langues étrangères, quoiqu’il y en ait beaucoup d’autres qui peuvent également être lus sans danger. Mais on fera mieux de les lire tard.

Section II.

Des Ouvrages en Vers. §

Moïse132 est le plus ancien écrivain que nous connaissions ; et son premier ouvrage, le sublime cantique qu’il fit après le passage de la mer Rouge, est un chef-d’œuvre de poésie. Les premiers écrivains des autres nations ont été aussi des poètes. Ce n’est qu’après eux qu’ont paru les historiens, les orateurs, et les savants en tous les genres. Dans les quatre âges de la littérature, les pères de la belle poésie ont été Homère et Hésiode chez les Grecs ; Plaute et Térence chez les Romains ; le Dante et Pétrarque dans l’Italie moderne ; Malherbe et Corneille en France. Il semble que pour éclairer l’ignorance des peuples, en leur faisant goûter l’instruction, il fallait leur présenter d’abord des productions de l’esprit, où la parole fût embellie par les accords de la musique, et par le coloris de la peinture. Cela n’est que très vraisemblable : tous les hommes ont un goût naturel pour le chant et pour les tableaux. Or, la poésie réunit incontestablement les grâces et les avantages de ces deux arts.

Avant d’exposer les règles des différents ouvrages en vers, je dois rappeler ici ce que j’ai dit ailleurs ; que par le mot nature, on entend tous les objets qui existent, et tous ceux qui peuvent exister ; et par la belle nature, ces mêmes objets présentes avec toute la perfection dont ils sont susceptibles. J’ai dit aussi que dans les vers, cette belle nature est imitée et exprimée par le discours mesuré ; et que quand le versificateur l’imite et l’exprime avec cet art, ce coloris qui nous fait prendre l’image de l’objet pour l’objet même, il est vraiment poète. C’est ce que je vais développer, en faisant voir d’abord, par l’exposition des règles de la versification française, en quoi consiste le discours mesuré ; et en donnant ensuite quelques notions de la poésie en général, ou de ce qui fait le vrai poète.

Notions préliminaires. §

I. Du Discours mesuré. §
De la structure des vers. §

Le discours mesuré, que je considère ici dans sa forme seulement, par opposition à la prose, consiste dans un certain arrangement des paroles, suivant des règles déterminées. Les paroles ainsi arrangées, forment les vers, qui sont composés d’un certain nombre de syllabes ou pieds. Il y en a qui en ont douze, et qu’on appelle alexandrins, héroïques, on grands vers. Ils ont à la sixième syllabe une césure : c’est un repos que le sens doit autoriser, et qui coupe le vers en deux parties, dont chacune s’appelle hémistiche. D’autres vers ont dix pieds : on les appelle communs ; et ils ont la césure après le quatrième. Il y en a qui ont huit pieds : ces vers n’ont point de césure, non plus que ceux dont le nombre des pieds est au-dessous de huit.

Les vers sont masculins, ou féminins. Ils sont masculins, lorsque la dernière syllabe du mot qui les termine, a une toute autre voyelle que l’e muet. Ainsi les mots captivité, charnier, succès, travail, repos, sommeil, obtenir, puissant, rendu, etc., pourraient être mis à la fin d’un vers masculin.

Les vers féminins sont ceux, dont le dernier mot est terminé par un e muet, soit seul, soit accompagné d’une ou de plusieurs consonnes. Ainsi, les mots, envie, confondue, agitée, terre, féconde, bocages, agréables, fleurissent, demandent, instruisent, etc., pourraient terminer un vers féminin. Ces sortes de vers ont toujours à la fin une syllabe de plus que les masculins ; en sorte que l’on pourrait dire que les grands vers féminins ont treize pieds ; les vers féminins communs, onze ; ainsi des autres. Mais cette dernière syllabe des vers féminins ne rendant qu’un son très peu sensible, à cause de l’e muet, n’est comptée pour rien. Voici des exemples de ces différentes espèces de vers.

Vers masculin alexandrin.

La-ver-tu-doit-rég-ner | ou con-seil-ler-les-rois.

Vers féminin alexandrin.

Quel-ques-cri-mes-tou-jours |pré-cé-dent-les grands-cri-mes.

Vers masculin commun, ou de dix pieds.

On-vit-heu-reux | quand on-est-sans-dé-sirs.

Vers féminin commun, ou de dix pieds.

Le-na-tu-rel | est-le sceau-du-gé ni-e.

Vers masculin de huit pieds.

Rien-ne-du-re-que-ce-qui-plaît.

Vers féminin de huit pieds.

Les-grâ-ces-sui-vent-tous-les-â-ges,

Vers masculin de sept pieds.

La-ver-tu-nous-rend-é-gaux.

Vers féminin de sept pieds.

Le-temps-dé-truit-tou-tes-cho-ses.

Vers masculin de six pieds.

So-yez-bon-vous-plai-rez.

Vers féminin de six pieds.

Le-sot-de-tout-s’ir-rite.

Ou fait encore des vers qui ont moins de six pieds. Mais ce n’est guère que dans des pièces libres et badines, ou destinées à être mises en musique. Ce couplet de Panard nous en fait voir de cinq, de quatre, et d’un seul pied.

On voit des commis
           Mis
   Comme des princes,
Et qui sont venus
           Nus
     De leurs provinces.

Si dans le corps du vers la dernière syllabe d’un mot est terminée par un e muet seul, et que le mot qui suit, commence par une voyelle ou par une h non aspirée, cette syllabe se mange et se confond dans la prononciation, avec la première du mot suivant, comme on le voit dans ces vers :

Nous-som-mes-loin-de-nous | à-tou-te-heu-re-en-traî-nés.
———————————
Et-le-flot-te-elle-hé-si-te | en-un-mot-elle-est-fem-me.

L’e muet seul, accompagné d’une ou de plusieurs consonnes, n’ayant qu’un son sourd et imparfait, ne peut jamais terminer le repos ; soit que cet e muet forme la sixième syllabe du vers, soit qu’il forme une syllabe surabondante. Ainsi ces vers ne vaudraient rien :

U-ne-peur-sou-dai-ne | gla-ça-tous-les-esprits.
———————————
Des-ser-pents-de-l’en-vie | son-cœur-est-dé-vo-ré.

Il faut que cet e muet s’élide avec un mot qui commence par une voyelle, comme dans ces vers :

Le-cri-me-me-fait-la-hon | te-et-non-pas-l’é-cha-faud.
———————————
Qui-veut-pé-rir-ou-vain | cre-est-vain-cu-ra-re-ment.
———————————
La-ver-tu-sous-le chau |me-atti-re-nos-hom-ma-ges.

Les mots qui ont une voyelle avant l’e muet final, tel que manie, punie, vue, perdue, rosée, brisée, boue, roue, plaie, vraie, etc., ne peuvent s’employer dans le corps d’un vers, que quand ils sont suivis d’un mot qui commence par une voyelle, avec laquelle l’e muet s’élide. Ainsi ces vers ne sont pas bons :

Mais-el-le-bat-ses-gens | et-ne-les-pay-e-pas.
———————————
La-vu-e-s’é-ten-dait | sur-un-co-teau-fer-tile.
———————————
Aux-dis-cours-des-flat-teurs | qu’on-ne-se-fi-e-pas.
———————————
La-vi-e-des-héros | doit-nous-ser-vir d’ex-em-ple.

Les mots, dans lesquels l’e muet, précédé d’une voyelle, et suivi d’une ou de plusieurs consonnes, ne peut point se confondre, par la prononciation, avec une autre syllabe, tels que orgies, hardies, frappées, trompées, emploient, déploient, confient, essuient, avouent, dénouent, effraient, soustraient, etc. ; ces mots, dis-je, ne peuvent jamais entrer dans le corps d’un vers. Ainsi les suivants ne valent rien :

Ces-fem-mes-ont-été | pu-ni-es-à-pro-pos.
———————————
Ils-voi-ent-en-tous-lieux | des-ob-jets-en-chan-teurs.
———————————
As-sas-sins-ef-fron-tés | ils-dé-nient-leurs-crimes.
———————————
Ils-vous-lou-ent-tout-haut |et-vous-jou-ent-tout-bas.

L’e muet au-dedans d’un mot, et précédé d’une voyelle, se supprime toujours en poésie. Ainsi, au lieu d’écrire, agréerai, ralliera, crierons, oublierais, gaieté, maniement, dévouement, etc. ; on écrit agrêrai, rallîra, crîrons, oublîrais, gaîté, manîment, dévoûment, etc. C’est ce qu’on voit dans ces vers :

L’es prit-et-la-gaî-té | la-grâ-ce-l’en-joû-ment
Or-nent-tout-à-la-fois | vo-tre-sty-le-char-mant.
———————————
Et-ce-sont-ces-plai-sirs | et-ces pleurs-que j’en-vie,
Que-tout-autre-que-lui | me-paî-rait-de-sa-vie !
———————————
Sans-les-re-mords-af-freux | qui-dé-chi-rent-mon-cœur,
Hi-é ron-j’ou-blî-rais | qu’il-est-un-ciel-ven-geur.

Il faut absolument éviter dans les vers la rencontre des voyelles, ou d’une h non aspirée, qui ne se mangent point dans la prononciation : c’est ce qu’on appelle hiatus. On ne pourrait jamais faire entrer dans un vers ces mots, loi évangélique, Dieu immuable, vérité éternelle, vrai honneur, foi assurée, etc. Il en est de même de la conjonction et avant un mot qui commence par une voyelle.

On peut cependant répéter la conjonction oui, ou la mettre après une interjection, comme on le voit dans ces vers :

Oui, oui, je veux venger votre honneur et le mien.
———————————
Hé ! oui, je ferai tout pour ne pas vous déplaire.
De la rime. §

Les vers tirent leur plus grande beauté de la rime. Elle est une convenance de sons à la fin des mots qui terminent plusieurs vers. La rime qu’on appelle masculine, est celle qui termine les vers masculins, et la féminine, celle qui termine les féminins, comme on va le voir dans ceux-ci :

Au pied du mont Adulle133, entre mille roseaux,
Le Rhin134 tranquille et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante ,
Lorsqu’un cri tout à coup suivi de mille cris,
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Il se trouble, il regarde, et partout sur ses rives,
Il voit fuir à grands pas ses Naïades135 craintives,
Qui toutes accourant vers leur humide roi,
Par un récit affreux redoublent son effroi.

On ne considère pour la rime masculine, que le son de la dernière syllabe des mots, soit que cette dernière syllabe s’écrive de même, soit qu’elle s’écrive différemment. Ainsi, les mots plaisir, repos, candeur, rimeront, non seulement avec désir, dispos, froideur, mais encore avec soupir, berceaux, douleur. Cependant le seul e fermé ne suffit point pour cette rime. Frivolité ne peut pas rimer avec aimé ; consterné, avec embrasé. Il faut que la lettre qui précède cet e ferme, soit la même dans les deux mots. Ainsi, frivolité rimera fort bien avec vanité ; consterné avec enchaîné.

Le son de la dernière syllabe des mots ne suffit pas pour la rime féminine, parce que la prononciation sourde et obscure de l’e muet empêche d’y apercevoir une convenance sensible. Ainsi monde ne rime point avec demande, quoique la dernière syllabe de ces deux mots soit la même. Il faut pour la rime féminine prendre la convenance des sons de l’avant-dernière syllabe des mots, comme dans ceux-ci : monde, féconde | bocage, ombrage | cantique, portique | nature, verdure | jaillissent, bondissent | instruire, conduire, etc. Mais guerre, terre, tonnerre, ne peuvent pas rimer avec père, hémisphère, colère, la convenance des sons ne se trouvant pas dans l’avant-dernière syllabe de ces mots, non pas précisément parce que les premiers ont deux rr, et que les autres n’en ont qu’un ; mais parce que dans les mots guerre, terre, tonnerre, le premier e est fort ouvert, et que dans les autres il est seulement un peu ouvert.

Le seul e fermé dans l’avant-dernière syllabe d’un mot terminé par un e muet, ne suffit point pour la rime féminine. Adorée, trompée, épouvantée, etc., ne rimeront pas avec charmée, brisée, consolée, etc., et ne pourront rimer qu’avec sacrée, frappée, enchantée, ou autres mots semblables.

Les pluriels ne riment point avec les singuliers, à moins que ces deux nombres ne soient terminés par la même consonne, ou une consonne équivalente. Ainsi, agréable, jeu, bijou, complot, vérité, au singulier, ne rimeront pas avec aimables, feux, verrous, pivots, frivolités, au pluriel. Mais fastueux, courroux, voix, repos, quoiqu’au singulier, rimeront avec jeux, bijoux, exploits, coteaux, au pluriel.

Suivant cette règle, deux mots qui seraient au singulier, mais dont l’un serait terminé par une voyelle, et l’autre par une consonne, quoique précédée de cette même voyelle, ne rimeraient pas ensemble. Ne faites donc point rimer loi avec bois, voix, ou exploit ; non plus que genou avec courroux, etc. Les versificateurs rigides ne veulent même pas que détour rime avec secours ; sultan avec instant ; essor avec transport, parce que ces mots ne sont pas terminés par la même consonne, ou par une consonne équivalente. Mais ils font rimer ensemble instant et attend, accord et fort, etc.

Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord :
Ton beau-père futur vide son coffre-fort.

Un mot peut rimer avec lui-même. Mais ce n’est que quand il est pris dans des significations différentes, comme dans ces vers :

Chaque objet frappe, éveille, et satisfait mes sens :
Je reconnais les Dieux au plaisir que je sens.

Le cardinal de Richelieu entendant la lecture que lui faisait Colletet d’une de ses comédies, lui donna six cents livres pour six vers seulement qu’il trouvait fort beaux. Le poète adressa au ministre ce distique :

Armand, qui pour six vers m’as donné six cents livres,
Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres !

On doit observer de mêler les rimes masculines et les féminines, de manière que deux différentes rimes de même espèce ne se trouvent jamais ensemble dans une même suite de vers ; c’est-à-dire qu’une rime masculine, par exemple, ne peut être suivie que de la rime masculine qui y répond, ou d’une rime féminine.

Les rimes peuvent être suivies ou entremêlées. Elles sont suivies, lorsqu’après deux rimes masculines, il s’en trouve deux féminines, ensuite deux masculines, et ainsi des autres. Telles sont les rimes de ces beaux vers que Boileau met dans la bouche de la mollesse136, pour faire l’éloge de Louis XIV.

Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s’honoraient du nom de fainéants ;
S’endormant sur le trône, et me servant sans honte,
Laissaient leur sceptre aux mains ou d’un Maire, ou d’un Comte !
Aucun soin n’approchait de leur paisible cour :
On reposait la nuit, on dormait tout le jour.
Seulement au printemps, quand Flore137 dans les plaines,
Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris138 le monarque indolent.
Ce doux siècle n’est plus. Le ciel impitoyable
A placé sur leur trône un prince infatigable.
Il brave mes douceurs ; il est sourd à ma voix :
Tous les jours il m’éveille au bruit de ses exploits
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace :
L’été n’a point de feux ; l’hiver n’a point de glace.
J’entends à son seul nom tous mes sujets frémir.
En vain deux fois la paix a voulu l’endormir :
Loin de moi son courage entraîné par la gloire,
Ne se plaît qu’à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours
Des outrages cruels qu’il me fait tous les jours.

Les rimes sont entremêlées, lorsqu’une rime masculine est séparée de celle qui y répond par une ou deux féminines, ou lorsqu’entre deux rimes féminines, il se trouve une ou deux rimes masculines, comme dans cet exemple :

J’ai cherché ce bonheur qui fuyait de mes bras,
Dans mes palais de cèdre, au bord de cent fontaines ;
Je le redemandais aux voix de mes sirènes139 :
Il n’était point dans moi ; je ne le trouvais pas.
J’accablais mon esprit de trop de nourriture ;
À prévenir mon goût j’épuisai tous mes soins :
Mais mon goût s’émoussait en fuyant la nature,
Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins.

On ne peut point établir de règles pour le mélange des rimes. Il y a plusieurs manières de les croiser. C’est au poète à choisir la plus agréable à l’oreille, et la plus convenable à son sujet.

Les poèmes héroïques, les dramatiques, les satires, etc., doivent être en vers alexandrins. On peut dans d’autres sujets, et, surtout dans des pièces badines, ou destinées à être mises en musique, faire des vers de tout pied, qu’on appelle libres, et croiser les rimes en consultant toujours l’oreille et l’harmonie.

Du mélange des vers et des stances. §

On doit aussi entremêler les rimes dans les stances ou strophes, qui sont un certain nombre de vers, après lesquels le sens est fini et complet. Elles se divisent en stances de nombre pair et en stances de nombre impair.

Celles de nombre pair sont de quatre, de six, de huit et de dix vers. Dans les stances de quatre, ou quatrains, on peut employer indifféremment toutes sortes de mesures, et l’on doit entremêler les rimes, en faisant rimer le premier vers avec le troisième, et le second avec le quatrième. En voici des exemples :

Modérons nos propres vœux.
Tâchons de nous mieux connaître.
Désires-tu d’être heureux ?
Désire un peu moins de l’être.

Le fameux souverain bien,
Dans un séjour de misère,
N’est qu’un pompeux entretien,
Et qu’une noble chimère…

Voici comment j’ai compté
Dès ma plus tendre jeunesse :
La vertu, puis la santé ;
La gloire, puis la richesse.
———————————
Conti140 n’est plus, ô ciel ! ses vertus, son courage,
La sublime valeur, le zèle pour son roi
N’ont pu le garantir, au milieu de son âge,
                       De la commune loi.

Il n’est plus, et les Dieux en des temps si funestes,
N’ont fait que le montrer aux regards des mortels.
Soumettons-nous. Allons porter ces tristes restes
                       Au pied de leurs autels.

Élevons à sa cendre un monument célèbre.
Que le jour de la nuit emprunte les couleurs.
Soupirons, gémissons sur ce tombeau funèbre
                       Arrosé de nos pleurs.

On fait rimer aussi dans ces sortes de stances le premier vers avec le quatrième, et le second avec le troisième.

Pour vous l’amante de Céphale141
Enrichit Flore142 de ses pleurs ;
Le zéphir143 cueille sur les fleurs
Les parfums que la terre exhale.

Pour entendre vos doux accents,
Les oiseaux cessent leur ramage,
Et le chasseur le plus sauvage
Respecte vos jours innocents.

Dans les stances de six vers, il y a différentes manières d’entremêler les rimes, et de varier la mesure. Celle qui est assez commune et fort belle consiste à faire rimer les deux premiers vers, et à terminer le sens après le troisième, qui doit rimer avec le dernier.

Nous admirons le fier courage
Du lion fumant de carnage,
Symbole du dieu des combats.
D’où vient que l’univers déteste
La couleuvre bien moins funeste ?
Elle est l’image des ingrats.
———————————
Non, non, sans le secours des filles de mémoire144,
Vous vous flattez en vain, partisans de la gloire,
D’assurer à vos noms un heureux souvenir.
Si la main des neuf sœurs ne pare vos trophées,
                       Vos vertus étouffées
N’éclaireront jamais les yeux de l’avenir.

On voit aussi des stances de six vers, qui ne sont composées que de deux rimes, et ou le sens n’est terminé qu’après le dernier vers. Telle est celle-ci :

Sous des arbres, dont la nature
A formé de riants berceaux,
Entre des tapis de verdure,
Que nourrit la fraîcheur des eaux,
Serpente avec un doux murmure
Le plus transparent des ruisseaux.

Les stances de huit vers ne sont, à proprement parler, que deux quatrains unis ; soit que les vers aient tous la même mesure, soit qu’ils en aient une différente, comme on peut le voir dans ces deux exemples :

Venez, nations arrogantes,
Peuples vains, et voisins jaloux,
Voir les merveilles éclatantes,
Que sa main opère pour nous.
Que pourront vos ligues formées
Contre le bonheur de nos jours,
Quand le bras du Dieu des armées
S’armera pour notre secours.
———————————
                  Ô bien heureux mille fois
                  L’enfant que le Seigneur aime ;
        Qui de bonne heure entend sa voix,
    Et que ce Dieu daigne instruire lui-même !
Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux
              Il est orné dès sa naissance ;
        Et du méchant l’abord contagieux
              N’altère point son innocence.

Voici pour les stances de dix vers, la mesure la plus harmonieuse, et le mélange des rimes le plus agréable. Les vers composés de huit syllabes, sont arrangés de manière que le premier réponde au troisième, et le second au quatrième ; que le cinquième et le sixième riment ensemble ; que le septième réponde au dixième, et que le huitième et le neuvième riment ensemble.

Montrez-nous, guerriers magnanimes,
Votre vertu dans tout son jour.
Voyons comment vos cœurs sublimes
Du sort soutiendront le retour.
Tant que sa faveur vous seconde,
Vous êtes les maîtres du monde ;
Votre gloire nous éblouit.
Mais au moindre revers funeste,
Le masque tombe, l’homme reste,
Et le héros s’évanouit.

Parmi les autres manières de mêler agréablement les rimes dans ces sortes de stances, celle-ci est la plus belle :

Combien plus sage et plus habile
Est un roi, qui, par ses faveurs,
Songe à s’élever dans les cœurs
Un trône durable et tranquille ;
Qui ne connaît point d’autres biens,
Que ceux que ses vrais citoyens
De sa bonté peuvent attendre ;
Et qui, prompt à les discerner,
N’ouvre les mains que pour répandre,
Et ne reçoit que pour donner.

Les stances de nombre impair sont de cinq, de sept et de neuf vers. Il faut nécessairement y mettre trois rimes semblables : mais on ne doit jamais les placer de suite. En voici des exemples :

Le volage amant de Clytie145
Ne caresse plus nos climats ;
Et bientôt des monts de Scythie146
Le fougueux époux d’Orithie147
Va nous ramener les frimas.
———————————
Ingénieuses rêveries,
Songes riants, sages loisirs,
Venez sous ces ombres chéries ;
Vous suffirez à mes désirs.
Plaisirs brillants, troublez les villes
Plaisirs champêtres et tranquilles,
Seuls vous êtes les vrais plaisirs.
———————————
Le roi des cieux et de la terre
Descend au milieu des éclairs :
Sa voix, comme un bruyant tonnerre,
S’est fait entendre dans les airs.
Dieux mortels, c’est vous, qu’il appelle :
Il tient la balance éternelle,
Qui doit peser tous les humains.
Dans ses yeux la flamme étincelle,
Et le glaive brille en ses mains.

Il en est de ces stances de nombre impair, comme de celles de nombre pair. Les vers y peuvent être d’inégale mesure : c’est ce qu’on peut voir dans les deux suivantes.

Que j’aime à contempler, dans mes heureux caprices,
Des profondes forêts le silence et l’horreur,
Les rochers sourcilleux, les vastes précipices !
              Ce noir aspect fait mes délices,
              Et je jouis de ma terreur.
———————————
On peut des plus grands rois surprendre la justice.
              Incapables de tromper,
              Ils ont peine à s’échapper
              Des pièges de l’artifice.
Un cœur noble ne peut soupçonner dans autrui
              La bassesse et la malice
              Qu’il ne sent point en lui.

On appelle stances régulières, une suite de stances qui ont toutes la même forme, soit pour la mesure et le nombre des vers, depuis quatre jusqu’à dix, soit pour le mélange et la combinaison des rimes : telles sont celles que j’ai citées pour exemple de stances de quatre vers.

On appelle stances irrégulières, une suite de stances qui ont chacune une forme différente. En voici un exemple :

Déplorable Sion148, qu’as-tu fait de ta gloire ?
        Tout l’univers admirait ta splendeur.
Tu n’es plus que poussière ; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion jusques au ciel élevée autrefois,
        Jusqu’aux enfers maintenant abaissée,
            Puissé-je demeurer sans voix,
        Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée !

Ô rives du Jourdain149 ! ô champs aimés des cieux !
            Sacrés monts ! fertiles vallées,
            Par cent miracles signalées !
            Du doux pays de nos aïeux
            Serons-nous toujours exilées ?
Quand verrai-je, ô Sion, relever tes remparts
        Et de tes tours les magnifiques faîtes ?
            Quand verrai-je de toutes parts
Tes peuples, en chantant, accourir à tes fêtes ?

            Ton Dieu n’est plus irrité :
Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière ;
Quitte les vêtements de ta captivité,
            Et reprends ta splendeur première.
Les chemins de Sion sont à la fin ouverts :
                      Rompez vos fers,
                      Tribus captives,
                      Troupes fugitives,
                Repassez les monts et les mers ;
Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

Au reste, il sera bon, dans toutes sortes de stances, d’entremêler les rimes, de manière que le premier et le dernier vers d’une stance soient d’espèce différente. Sans cette attention, l’oreille du lecteur serait un peu choquée de trouver, en passant d’une stance à l’autre, deux vers masculins, ou deux vers féminins qui ne rimeraient pas ensemble, comme dans celles-ci :

Rois, chassez la calomnie.
Ses criminels attentats
Des plus paisibles états
Troublent l’heureuse harmonie.

Sa fureur, de sang avide,
Poursuit partout l’innocent.
Rois, prenez soin de l’absent
Contre sa langue homicide.

De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur :
La vengeance est dans son cœur,
Et la pitié dans sa bouche.

Je dois dire néanmoins que cette manière de placer les rimes n’est pas absolument regardée comme une faute. Nos bons auteurs l’ont pratiquée, mais bien rarement. Elle n’est point du tout répréhensible dans les couplets d’une chanson.

II. De la Poésie en général. §

On vient de voir les différentes formes du discours mesuré, les règles générales qui regardent le mécanisme des vers, et qu’il faut exactement, observer pour être un bon et agréable versificateur. Mais, pour être vraiment poète, il faut inventer et peindre.

De l’art d’inventer. §

L’art d’inventer consiste à trouver les objets qui existent et où ils sont, ceux qui peuvent exister et où ils peuvent être ; à présenter des actions, des images, des sentiments réels, ou possibles et vraisemblables. Rappelons ici, au risque de nous répéter, ce que nous avons dit de l’imitation de la belle nature, principe commun de tous les beaux-arts. On imite la nature, en représentant fidèlement un objet tel qu’il existe, ou tel qu’il peut vraisemblablement exister. On imite la belle nature, en représentant fidèlement un objet aussi parfait que nous pouvons le concevoir, soit qu’il existe, soit que n’existant pas, il puisse exister. C’est cette dernière opération que fait la poésie : elle ne présente que des objets parfaits en eux-mêmes.

Mais comment parvient-elle à donner à ces objets le degré de perfection nécessaire, lorsqu’ils ne l’ont pas en eux-mêmes ? Le voici. Le poète rassemble les plus beaux traits de la même espèce, qu’il voit épars dans la nature, et qui peuvent former un tout parfait en son genre. La réflexion que fait Cicéron dans son livre de l’Orateur, au chapitre de l’Invention, va nous servir à développer ce principe important. Lorsque le célèbre peintre Zeuxis voulut peindre une beauté parfaite, il pensa bien qu’il ne pourrait pas en trouver un modèle existant dans la nature. Que fit-il ? Il observa les plus beaux traits dans différentes belles personnes, les rassembla, en forma un tout, et parvint à montrer sur la toile une beauté dans sa plus grande perfection.

Ce que fait le poète pour inventer. §

Il est aisé de concevoir que le poète emploie les mêmes moyens avec le même succès. Molière voulant tracer le vrai caractère de l’avare, n’en chercha point un parfait modèle dans la société, c’est-à-dire, qu’il ne s’appliqua point à y découvrir un homme qui eût fait tout ce que fait on peut faire un avare. Mais il observa attentivement différents avares ; il saisit les plus grands traits d’avarice qu’ils avaient faits ; il y ajouta, d’après la connaissance profonde qu’il avait du cœur humain, d’autres traits qu’il imagina qu’un avare est capable de faire : il réunit tous ces traits, les attribua à son personnage, et, par là, vint à bout d’en composer un caractère parfait dans son genre.

Ainsi, le poète veut-il, par exemple, chanter un héros qui a terminé une glorieuse entreprise ? Il lui donnera toutes les vertus des grands hommes ; et ces vertus seront portées au plus haut degré de perfection, où elles puissent se montrer dans l’homme même. Il mêlera, s’il veut, à ces vertus quelques faiblesses dont les plus grands hommes ne sont point exempts. Ces faiblesses ne rendront son héros que plus intéressant, parce qu’elles le rapprocheront de nous ; parce qu’elles nous le représenteront sujet, comme nous, à la fragilité de la nature humaine. De plus, il fera naître sous ses pas tous les obstacles, tous les périls, toutes les traverses, tous les malheurs qu’on peut raisonnablement imaginer. Mais il lui donnera en même temps, ou le courage, ou la force, ou l’adresse, ou la patience nécessaires pour qu’il les surmonte. Enfin, il lui fera faire toutes les belles actions, par lesquelles les plus grands hommes pourraient se signaler dans une pareille entreprise, et il le conduira, de cette manière, jusqu’à l’entier achèvement de l’action principale.

En un mot, quelque sujet que traite le poète ; dans quelque situation qu’il se trouve, il doit agir et parler, faire agir et faire parler ses personnages aussi régulièrement, aussi parfaitement qu’on peut agir et parler dans une pareille circonstance. Actions, sentiments, images, tout doit être tiré du sein de la belle nature. Si ce sont des actions, il faut que dans leur espèce, elles soient aussi belles qu’on puisse l’imaginer, et qu’on ait quelque raison de croire qu’elles ont été ou qu’elles ont pu être réellement faites. Si ce sont des sentiments, il faut que dans leur espèce, ils soient aussi beaux qu’on puisse l’imaginer, et que l’on ait quelque raison de croire qu’un homme en aurait ou pourrait en avoir de pareils dans une semblable circonstance. Si ce sont des images, il faut que dans leur espèce, elles soient aussi belles qu’on puisse l’imaginer, et qu’on ait quelque raison de croire que les objets dont elles sont les copies exactes, existent ou peuvent exister.

Mais si le poète fait faire à son héros des choses impossibles à l’homme ; s’il lui donne des sentiments infiniment au-dessus de l’être le plus grand de son espèce ; s’il présente l’image d’un objet que notre esprit ne peut en aucune manière supposer existant, ou capable de recevoir l’existence, alors on s’écriera : Ce n’est point dans la nature ; on ne reconnaît point là la nature. De même, s’il fait faire à son héros des actions ignobles et basses, sous prétexte que tous les hommes peuvent en faire de pareilles ; s’il représente un objet avec toutes ses imperfections, avec tous ses défauts, sous prétexte que cet objet existe réellement ; alors on s’écriera : Ce n’est point dans la belle nature ; ce n’est point là la belle nature.

Ainsi le poète qui voudra, par exemple, mettre sous nos yeux un sauvage, nous le représentera non comme un homme civilisé ; ce ne serait point dans la nature ; mais comme un homme parfait d’entre les sauvages, avec leurs mœurs, leurs passions, leurs vertus : ce sera alors dans la nature et dans la belle nature.

Voilà en quoi consiste l’art de l’imiter, cette belle nature : voilà ce qu’on doit entendre en poésie et dans les autres arts par inventer. L’homme, à proprement parler, ne peut point créer : la fiction la plus brillante, la plus riche et la plus vaste n’offre rien qui n’existe dans la nature. Qu’on suppose une action accompagnée des plus favorables circonstances qui puissent la relever ; un homme vertueux parfait dans son genre ; un scélérat qui le soit aussi dans le sien : on verra que ces diverses circonstances, ces différentes vertus, ces différents vices existent, ou peuvent exister ; qu’ils existent, parce qu’on en trouve des exemples dans les temps passés, ou dans le siècle présent ; qu’ils peuvent exister, parce qu’ils ne choquent nullement notre raison, et que bien plus, nous avons quelque sujet de croire à leur existence réelle. Un homme n’a jamais remarqué aucun avare qui, dans sa maison, au milieu d’un cercle nombreux, voyant deux chandelles allumées, en souffle une. Il voit l’avare de Molière souffler cette chandelle ; en est-il révolté ? Non sans doute, parce qu’il conçoit qu’un homme vraiment avare est capable de faire une pareille action. Un homme ignore entièrement qu’un souverain, non content de pardonner à un sujet qui voulait lui arracher le trône et la vie, a redoublé ses bienfaits à son égard, et l’a accablé de biens : il voit dans Corneille, Auguste tenir cette conduite envers Cinna, en est-il révolté ? Non sans doute, parce qu’il conçoit qu’un monarque vraiment généreux peut porter jusque-là sa clémence.

Il est aisé de juger que ce que je viens de dire des circonstances d’une action et des différents traits qui composent un caractère, doit s’appliquer à un tableau, à un édifice, à un monument présentés dans toute la beauté, dans toute la perfection imaginable. Les différentes figures de ce tableau, leurs attitudes, leur expression, leur coloris, les différents corps de ce superbe édifice, les différentes parties de ce monument admirable existent ou peuvent exister séparément dans la nature. Le génie de l’artiste n’a fait que les rapprocher, les rassembler, les unir à propos, et en composer un tout aussi parfait qu’il pouvait l’être.

Il s’ensuit de tout ce que je viens de dire, que le poète, pour être en état d’inventer, doit porter des yeux attentifs sur la nature, en bien saisir toutes les parties et le vrai beau ; distinguer tout ce qui est, et tout ce qui peut être ; observer les hommes et leurs divers caractères, étudier à fond le cœur humain, démêler tous les secrets ressorts qui le font mouvoir, tous les sentiments dont il est susceptible, toutes les passions qui peuvent le maîtriser dans toutes les circonstances possibles de la vie.

De l’art de peindre. §

L’homme inventeur n’est pas toujours poète. Pour en mériter le beau titre, il faut qu’il rende l’objet qu’il a trouvé, aussi sensible à l’esprit et au cœur, que l’est aux yeux du corps un objet présente sur la toile. Ce que fait la peinture par les couleurs, la poésie doit le faire par l’expression. Aussi emploie-t-elle un langage extraordinaire, qu’on peut appeler le langage des Dieux. Elle anime, elle personnifie, elle divinise même les différents êtres. L’Aurore est une jeune déesse, qui ouvre avec ses doigts de roses les portes de l’Orient : ses pleurs sont la rosée qui humecte la terre, et qui redonne la vie aux fleurs. Le Soleil est un Dieu monté sur un char étincelant, que traînent des chevaux immortels, qui vomissent la flamme. Les Vents ont des ailes ; le Tonnerre a des flèches. Les vices sont des montres hideux : l’Envie est dévorée de serpents : la Vengeance est aimée de poignards : la Colère agitée de mouvements convulsifs, a sans cesse l’écume dans la bouche : la Calomnie se traînant dans l’ombre, répand partout le fiel et le poison.

Tous les objets que le poète offre à nos regards, portent l’empreinte d’une imagination brûlante, d’un génie de feu, mais toujours dirigé par le goût. Ce sont les pensées les plus nobles et les plus hardies, les expressions les plus magnifiques et les plus animées, les métaphores les plus riches et les plus brillantes, les figures les plus vives et les plus pompeuses, les tours les plus nombreux et les plus variés, l’harmonie la plus agréable et la plus séduisante. Mais rien n’est hors de la nature : tout en est une copie fidèle. Rien ne passe les bornes de la vraisemblance : tout est soumis aux sages lois de la raison. Le poète, dans ses plus grands écarts, ne marche qu’à la clarté de son flambeau. S’élevant et s’abaissant dans son style, il sait le varier selon les sujets : il prête un langage différent au monarque, au héros, au simple citoyen, au berger, en prenant, pour ainsi dire, leurs sentiments et leur âme. En un mot il sait donner à chaque objet le vrai coloris qui lui est propre, et dire chaque chose sur le ton qui lui convient. C’est ainsi qu’il imite, qu’il exprime la belle nature dans toute sa noblesse, dans toute sa vérité, dans toute sa perfection.

Ce que fait le poète pour peindre. §

Le poète doit donc, pour rendre son style pittoresque, ou, ce qui est la même, chose, vraiment poétique, s’attacher au choix des pensées et des expressions. Il faut qu’elles soient toujours nobles, riches, naïves, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun et de trivial. Il y a des mots qui sont en eux-mêmes ignobles et bas. Le génie du poète sait bien souvent les rendre dignes de la haute poésie. Ainsi Racine a eu l’art d’employer les mots chiens et pavé, sans que la délicatesse du lecteur en fût blessée.

Les chiens à qui son bras a livré Jésabel150,
Attendant que sur toi la fureur se déploie,
Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.

Tu le vois, dit-il, en parlant de Louis XIV,

Baiser avec respect le pavé de tes temples.

Parmi ces mots ignobles et bas, il y en a qui ont quelque chose de dégoûtant. Mais employés dans le sens figuré, ils peuvent produire un très bel effet en poésie. Tel est le mot fumier qui fait la pointe de cette épigramme, que Patrix a imitée des Visions de Quevedo, poète espagnol :

Je songeais cette nuit que de mal consumé,
Côte à côte d’un pauvre on m’avait inhumé,
Et que n’en pouvant pas souffrir le voisinage,
En mort de qualité je lui tins ce langage.
Retire-toi, coquin ; va pourrir loin d’ici :
Il ne t’appartient pas de m’approcher ainsi.
Coquin ! ce me dit-il d’une arrogance extrême ;
Va chercher tes coquins ailleurs ; coquin toi-même.
Ici tous sont égaux : je ne te dois plus rien ;
Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.

On voit aisément que dans ce mot fumier, le figuré adoucit ce que le propre a de rude et de rebutant.

Il y a d’autres mots qui sont si communs, qu’ils paraissent devoir être entièrement bannis de la poésie. On croirait que rien ne peut les ennoblir. Tels sont celui-ci, celui-là, l’un l’autre, d’ailleurs, pourvu que, puisque, de sorte que, etc. Cependant l’homme de goût trouve quelquefois l’art de les embellir et d’en faire usage. C’est ainsi que Racine a dit élégamment des Romains :

Des biens des nations ravisseurs altérés,
Le bruit de nos trésors les a tous attirés.
Ils y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre,
Désertent leur pays pour inonder le nôtre.

Le C. de B*** a dit aussi :

Rentrons dans notre solitude,
Puisque l’aquilon déchaîné
Menace zéphyre étonné
D’une nouvelle servitude.

D’un autre côté, il y a des mots qui paraissent uniquement consacrés à la poésie, sans pouvoir être reçus dans la prose. Tels sont humains pour hommes ; forfaits pour crimes ; coursier pour cheval ; glaive pour épée ; ondes pour eaux ; antique pour ancien ; jadis pour autrefois ; soudain pour aussitôt, etc. Mais observons en passant que ces mots peuvent être employés dans la prose soutenue, dans le discours vraiment oratoire. On ne blâmera certainement pas Bossuet d’avoir dit dans une oraison funèbre : Glaive du Seigneur, quel coup venez-vous de frapper ?

Le poète doit encore s’attacher au choix des tours. Ils consistent dans le judicieux emploi des métaphores et des figures, et comprennent aussi l’inversion, qui, comme je l’ai dit ailleurs, fait précéder des mots, qui, dans l’ordre naturel, devraient suivre, et fait suivre ceux qui devraient précéder. Cette inversion est un très bel ornement dans la poésie, si elle est libre et aisée ; et un très grand défaut, si elle a quelque chose d’extraordinaire et de forcé. La lecture de nos bons poètes apprendra l’usage qu’on doit en faire, et quelles sont les bornes qu’il ne faut point passer.

Enfin le poète doit s’attacher à l’harmonie. C’est cette variété de tons qui charme l’oreille, et qui, par l’impression qu’elle fait sur cet organe, parvient à ébranler doucement notre âme, et à la plonger dans une espèce de ravissement. Cette harmonie, un des plus puissants attraits de la poésie, consiste d’abord dans le mélange des rimes : j’ai déjà fait voir les différentes manières de les entremêler et de les croiser. J’observerai seulement que les vers, à rimes suivies, manquent d’harmonie, 1º quand les rimes masculines ont une trop grande convenance de son avec les féminines, comme dans ceux-ci de Racine :

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d’Achille, et le vainqueur de Troie.

2º. Quand deux rimes, soit masculines, soit féminines, ne sont séparées de deux autres rimes semblables, que par deux rimes d’une espèce différente, comme dans ces vers de Voltaire :

Soudain Potier se lève et demande audience.
Chacun à son aspect garde un profond silence.
Dans ce temps malheureux par le crime infecté,
Potier fut toujours juste et pourtant respecté.
Souvent on l’avait vu par sa mâle éloquence.
De leurs emportements réprimer la licence,
Et conservant sur eux sa vieille autorité,
Leur montrer la justice avec impunité.

On voit, dans ce dernier exemple, surtout, que l’oreille est bien loin d’être agréablement flattée par le retour des mêmes sons.

L’harmonie poétique consiste aussi à rompre la mesure à propos, surtout dans les vers alexandrins, pour éviter la monotonie. Elle ne souffre point que les vers marchent toujours de deux en deux, encore moins un à un. Mais elle veut qu’une pensée soit exprimée tantôt en un vers, tantôt en deux ou trois, quelquefois dans un seul hémistiche. Il n’est aucun poète qui ait aussi bien connu cet art que Racine. Lisez et méditez ses vers : ils vous instruiront mieux que les préceptes les plus étendus.

Il y a une harmonie imitative, qui consiste à faire si bien concerter les mots avec les choses signifiées, que le son de ces mots imite la nature des choses qu’ils expriment. Vida, poète latin, nous trace parfaitement, dans son Art poétique, les règles de cette harmonie. Voici le sens de ce morceau : « Il faut donner à chaque vers, l’air et le caractère qui lui sont propres. Le second ne doit pas marcher comme le premier, ni le troisième comme le second. L’un est plus leste et plus agile : par le mouvement de ses pieds et la légèreté de ses ailes, il paraît voler et raser la surface de l’onde. L’autre est pesant, lourd et massif : il se traîne lentement et avec de pénibles efforts, paraissant s’arrêter à chaque pas. Celui-ci montre un visage riant et un teint fleuri : Vénus l’a embelli de toutes ses grâces. Celui-là au contraire n’offre que des traits rudes et des membres difformes, un sourcil hérissé, et une queue tortueuse : le son en est dur, et la vue désagréable ».

L’harmonie imitative est moins marquée dans notre langue, que dans la latine et la grecque. Nous avons cependant de très beaux vers en ce genre, tels que ceux-ci de Racine :

Hé bien, filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
———————————
L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux
Parmi des flots d’écume un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes :
Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes :
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
———————————
L’essieu crie et se rompt, l’intrépide Hippolyte151
Voit voler en éclat tout son char fracassé.
Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

Ceux-ci sont de Boileau.

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
———————————
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent ;
Les murs en sont émus ; les voûtes en mugissent,
Et même l’orgue en pousse un long gémissement.
———————————
Le bled pour se donner sans peine ouvrant la terre,
N’attendait pas qu’un bœuf pressé de l’aiguillon,
Traçât à pas tardifs un pénible sillon.
———————————
L’autre esquive le coup ; et l’assiette volant
S’en va frapper le mur, et revient en roulant.
———————————
J’aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé, qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
———————————
                                          La Mollesse152 oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.

Si l’on veut avoir un exemple, et tout à la fois les règles de cette harmonie imitative, on n’a qu’à lire ces beaux vers de l’abbé du Resnel, tirés de sa traduction de l’Essai sur la critique, par Pope.

Que le style soit doux, lorsqu’un tendre zéphyre,
À travers les forêts, s’insinue et soupire.
Qu’il coule avec lenteur, quand de petits ruisseaux
Roulent tranquillement leurs languissantes eaux.
Mais les vents en fureur, la mer pleine de rage,
Font-ils d’un bruit affreux retentir le rivage ?
Le vers comme un torrent, en grondant doit marcher.
Qu’Ajax153 soulève et lance un énorme rocher ;
Le vers appesanti tombe avec cette masse.
Voyez-vous des épis effleurant la surface,
Camille154 dans un champ, qui court, vole, et fend l’air ?
La muse suit Camille, et part comme un éclair.
Division de la Poésie. §

Le poète raconte quelquefois une action : quelquefois il la met sous les yeux : d’autres fois il se livre seulement au sentiment : enfin il traite souvent quelque sujet dans le dessein d’instruire : de là naissent quatre espèces de poésies. Quand le poète raconte une action, c’est la poésie épique. Quand il offre aux yeux un spectacle, en introduisant des personnages qui parlent et qui agissent, c’est la poésie dramatique. Quand, pénétré d’un sentiment, agité d’une passion, il s’y livre tout entier, et les exprime avec le plus vif enthousiasme, c’est la poésie lyrique. Quand il emploie son langage brillant et figuré, pour établir ou développer une vérité, pour donner des règles et des préceptes, c’est la poésie didactique.

Ces quatre genres, quoique séparés l’un de l’autre, peuvent se trouver, et se trouvent assez souvent réunis dans un même poème. Le poète épique présente, en bien des endroits, ses personnages qui parlent et qui agissent. Il n’est pas rare que le poète dramatique raconte. Le poète lyrique même le fait quelquefois, en se soutenant toujours dans son essor. La poésie didactique renferme souvent des récits intéressants, des sentiments exprimés avec feu, et les discours directs de certains personnages. Il ne serait guère possible d’indiquer un poète, qui, dans toutes ses parties, se rapportât exactement à un seul de ces quatre genres. Ainsi je ne suivrai point cette division, pour faire connaître les divers ouvrages en vers. Il me paraît plus simple et plus commode de les parcourir tous successivement, en commençant par les moins considérables. Il y en a qui sont très courts, et qui peuvent être tous compris sous le titre de Poésies fugitives. Il y en a d’autres auxquels on donne le nom de petits Poèmes, et d’autres nommés par excellence grands Poèmes.

Chapitre I.

Des Poésies fugitives. §

Il n’est pas aussi aisé qu’on pourrait se l’imaginer de réussir dans les poésies fugitives. Outre qu’elles exigent, chacune dans son espèce, un talent particulier, on n’y souffre pas les moindres inégalités, les plus légers défauts. Il faut qu’une petite pièce de vers soit aussi parfaite qu’elle puisse l’être. Si elle ne l’est point, on la regarde, avec raison, presque comme mauvaise. Ces petits ouvrages poétiques sont : 1º. L’énigme, le logogriphe, et la charade. 2º. L’épigramme, le madrigal et le sonnet. 3º. Le rondeau et le triolet. 4º. L’épitaphe et l’inscription. 5º. L’épithalame et la chanson. Je ne parle point de la balade, du chant royal, du lai, du virelai, et autres petites pièces de vers, qui ne sont plus guère d’usage.

Article I.
De l’Énigme, du Logogriphe et de la Charade. §
De l’Énigme. §

L’Énigme et le logogriphe se nomment en latin gryphus et logogryphus ; mots qui viennent du grec. Le premier signifie, énigme sur une chose, et le second, énigme sur un mot, et même sur les parties de ce mot. L’énigme peut être en prose : mais elle est presque toujours en vers. Le poète y donne à deviner une chose, en la décrivant par ses causes, ses effets, ses propriétés, mais sous des idées et des termes équivoques. Ainsi l’auteur qui a dit : Maison à louer, laquelle a deux portes, trois fenêtres, du logement pour quatre maîtres, même pour cinq en un besoin, deux caves, un grenier à foin ; maison que le propriétaire avec sa baguette d’enchanteur, peut transporter, au gré du locataire, dans quelque quartier qu’il lui plaira ; maison qui porte un écriteau tiré de Barème et de l’algèbre, et dont le nom, aussi bien que celui de l’enchanteur, se lit dans le calendrier : cet auteur, dis-je, a proposé une énigme, dont le mot est une voiture, nommée fiacre. On y voit la description d’une chose par ses propriétés ; description où ne sont employées que des idées et des expressions équivoques, puisqu’elles présentent plusieurs rapports et plusieurs sens.

L’équivoque caractérise donc l’énigme : elle y donne le change au lecteur, qui d’ailleurs, doit s’y attendre. La métaphore et l’antithèse sont les principales figures propres à ce genre de poésie, qui doit être court, précis, et piquer surtout la curiosité du lecteur par quelque trait qui semble désigner le mot, ou par les contrastes singuliers que présente l’énigme. Quoique chacun de ces traits puisse s’appliquer à différents objets, il faut néanmoins que tous ces traits réunis conviennent uniquement à la chose, dont le nom est le mot cherché : c’est la première et la plus essentielle règle de l’énigme. On y personnifie souvent le sujet, en le faisant parler au lecteur, comme on le voit dans celle-ci.

                Je suis difficile à trouver,
                Et plus encore à conserver.
                Les curieux, pour me connaître,
                Avec grand soin me font leur cour,
Mais mon destin me défendre paraître ;
                Car l’instant où je vois le jour,
                Est l’instant où je cesse d’être.

Le mot de cette énigme est le secret.

Ce petit genre de poésie était fort en usage chez les anciens. Œdipe ne monta sur le trône de Thèbes ; qu’après avoir deviné l’énigme que proposait le sphinx155, et qui présentait les trois âges de l’homme, l’enfance, la virilité et la vieillesse, sous la figure d’un animal, qui, le matin, marche à quatre pieds ; vers le milieu du jour, à deux, et le soir, à trois. Si ce fait est fabuleux, l’invention n’en est pas moins une preuve, que les anciens avaient une haute idée de l’énigme. Mais nous savons par l’histoire que dans ces temps reculés, les rois s’envoyaient par défi ces sortes de problèmes à résoudre, et qu’ils donnaient de grandes récompenses à ceux qui avaient le talent de le faire. Crœsus, roi de Lydie, envoya pour cet objet, Ésope à Amasis, roi d’Égypte. Entre autres énigmes qu’on proposa dans cette cour au fabuliste phrygien, celle-ci est une des plus remarquables. Il y a un grand temple, qui est appuyé sur une colonne, entourée de douze villes, chacune desquelles a trente arcs-boutants et autour de ces arcs-boutants se promènent, l’une après l’autre, deux femmes, l’une blanche, l’autre noire. Ésope expliqua cette énigme, en disant que le temple est le monde ; la colonne, l’année ; que les villes sont les mois, et les arcs-boutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit.

Du Logogriphe. §

Le Logogriphe, qui, comme je l’ai déjà dit, signifie énigme sur un mot, et même sur les parties de ce mot, est en effet l’assemblage de plusieurs énigmes, dont une porte sur le mot total, et les autres sur les parties de ce mot, c’est-à-dire, sur les syllabes ou les lettres indifféremment arrangées. Le mot total du logogriphe est appelé le corps ; et les parties que l’on sépare pour former d’autres mots, sont appelées les membres. Je prends pour exemple un ancien logogriphe latin, qui est peut-être le meilleur qu’on puisse citer. Le mot en est muscatum, que l’auteur personnifie, en le faisant parler. En voici la traduction littérale avec l’explication.

Prenez ma tête (ou la première syllabe mus) ; je courrai. Cela est vrai, puisque le mot mus signifie souris. Joignez-y le ventre (ou la seconde syllabe ca), je volerai. Cela est vrai, puisque vous avez le mot musca qui signifie mouche. Ajoutez les pieds (ou la dernière syllabe tum) ; vous mangerez. Cela est vrai, puisque vous avez le mot entier muscatum, qui signifie raisin muscat. Ôtez le ventre (ou la seconde syllabe ca), vous boirez. Cela est vrai, puisque vous avez le mot mustum qui signifie moût, ou vin doux et nouvellement fait.

Voici un logogriphe français qui passe pour être le plus ancien en notre langue. Il est de Dufresny, poète comique estimé.

                    Sans user de pouvoir magique,
Mon corps entier en France a deux tiers en Afrique,
Ma tête n’a jamais rien entrepris en vain.
                    Sans elle en moi tout est divin,
                    Je suis assez-propre au rustique,
                    Quand on me veut ôter le cœur,
Qu’a vu plus d’une fois renaître le lecteur.
Mon nom bouleversé, dangereux voisinage,
Au Gascon imprudent peut causer le naufrage,

Le mot de ce logogriphe est Orange, ville de France. Les deux tiers sont Oran, ville d’Afrique. La tête est or, métal, et dont la suppression donne le mot ange. Le cœur est an, par la suppression duquel on a le mot orge. Le changement des lettres de ce mot Orange, fait trouver celui de Garone, fleuve qui coule dans la Gascogne.

Les mots les plus favorables au logogriphe, sont ceux qui fournissent un plus grand nombre de mots, par la dissection du mot principal. Mais avertir le lecteur de rassembler, par exemple, la 2e, la 3e, la 5e, la 7e lettre qu’on désigne par des chiffres, c’est avilir la poésie, et justifier en quelque sorte ce que l’on dit de ces petites pièces de vers ; que ce ne sont que des puérilités que l’homme de goût dédaigne et réprouve.

De la Charade. §

La Charade vient, dit-on, de l’idiome languedocien, et signifie dans son origine, discours propre à tuer le temps. On y donne à deviner un mot, dont on divise les syllabes, lorsque chacune de ces syllabes forme un autre mot : on dit ce que chaque syllabe signifie, et l’on indique ensuite à peu près ce qu’est le mot dans son entier. On pourrait, par exemple, faire une charade du mot polissoir, dont la première syllabe est , nom d’un fleuve ; la seconde ; lis, nom d’une fleur ; la troisième, soir, nom d’une partie du jour, et le tout, un instrument.

Dans les mots terminés par un e muet, les deux dernières syllabes sont censées n’en faire qu’une. Ainsi dans courage et verdure, se trouvent les mots cou et rage, ver et dure Mais on ne pourrait pas faire du premier, les mots cour et âge, parce que la première syllabe est cou et non pas cour. Il en est de même, par exemple, du mot butor, qui ne pourrait pas donner les mots but et or.

Au reste, ces trois genres de poésie ne sont que des jeux littéraires, qui exercent l’esprit ; et l’on doit convenir que tout ce qui exerce l’esprit, ne peut pas lui être inutile. Mais l’homme de lettres un peu célèbre, et celui qui est né avec quelque talent poétique, les regardent comme des bagatelles, dont ils ne doivent que très rarement, et peut-être jamais s’occuper.

Article II.
De l’Épigramme, du Madrigal, et du Sonnet. §
De l’Épigramme. §

L’Épigramme n’est autre chose qu’une pensée fine et saillante, présentée heureusement et en peu de mots. La brièveté et le sel sont les deux principaux caractères de ce genre de poésie, qui ne doit jamais avoir plus de douze ou de quinze vers, qu’on peut faire de tout pied. L’exposition du sujet, c’est-à-dire, de la chose qui a produit ou occasionné la pensée, doit se faire remarquer par cette précision de style, qui rejette tout ce qui est languissant et superflu. Le sel de l’épigramme consiste dans un trait plaisant, ingénieux et inattendu ; dans une pensée qui pique, qui intéresse, qui est rendue d’une manière vive et agréable, et qu’on appelle la pointe ou le bon mot. L’épigramme suivante peut être mise au nombre des meilleures.

Un certain sot de qualité,
Lisait à Saumaise156 un ouvrage,
Et répétait à chaque page,
Ami, dis-moi la vérité.
Ennuyé de cette fadaise,
Ah ! monsieur, répondit Saumaise,
J’ai de bons auteurs pour garants,
Qu’il ne faut jamais dire aux grands
De vérité qui leur déplaise.

On voit que cette épigramme tire toute sa beauté de la finesse de la pensée, qui laisse quelque chose à deviner. Dans celle-ci, c’est un retour inattendu qui frappe et qui en fait tout le sel ; elle est de La Martinière.

Un gros serpent mordit Aurèle.
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Qu’Aurèle en mourut. Bagatelle !
Ce fut le serpent qui creva.

Le genre de l’épigramme, dans l’acception qu’on donne communément à ce mot, est trop dangereux et apporte d’ailleurs trop peu de gloire, pour qu’on ne doive pas se l’interdire sévèrement. Il n’appartient qu’à un esprit méchant et à un cœur corrompu d’attaquer les personnes et de rimer des obscénités. Les honnêtes gens ne peuvent pas même soutenir la lecture de pareils ouvrages. Si l’on se sent un talent décidé pour ce genre de poésie, on doit s’armer contre les ridicules, les vices généraux de la société, et faire des épigrammes morales, telles que celle-ci de Pellisson157.

Grandeur, savoir, renommée,
Amitié, plaisir et bien,
Tout n’est que vent, que fumée ;
Pour mieux dire, tout n’est rien.

On trouve encore dans cette épigramme de J.-B. Rousseau le modèle du genre qui doit plaire à tous les bons esprits, même aux plus rigides.

Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique,
Où chacun fait des rôles différents.
Là sur la scène, un habit dramatique,
Brillent prélats, ministres, conquérants.
Pour nous, vil peuple, assis aux derniers rangs,
Troupe futile et des grands rebutée,
Par nous d’en-bas la pièce est écoutée.
Mais nous payons, utiles spectateurs ;
Et si la pièce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les acteurs.

En voici une autre dans le genre familier, et dont le sujet est tiré de la mythologie : elle est pleine d’esprit et de sel.

J’ai désarmé l’amour ; et de tout son bagage
J’ai pris ce qui pouvait servir à mon ménage.
Je me sers de ses traits pour percer mon tonneau.
                           De son bandeau
                       J’ai fait une serviette.
J’ai fondu son carquois pour m’en faire une assiette ;
Et lorsque pour goûter du vin vieux ou nouveau,
                       Je descends à la cave,
Ce superbe vainqueur, à présent mon esclave,
                 Porte devant moi son flambeau.

Les meilleurs épigrammatistes latins sont Catulle, né à Vérone, l’an 86 avant J.-C., et Martial, qui, né en Espagne, vers le milieu du premier siècle de l’ère chrétienne, passa la plus grande partie de sa vie à Rome. Le premier a plus de sentiment, plus de délicatesse ; le second plus de feu, plus de saillie. Mais l’un et l’autre ne doivent être lus qu’avec la plus grande précaution. Catulle n’a pas été bien traduit par Pezay ; et Martial l’a été encore moins bien par l’abbé de Marolles.

Parmi nous, ce sont Marot et J.-B. Rousseau. Après eux viennent Racine, qui nous a laissé quelques bonnes épigrammes, Mainard, Boileau et Piron. Mais encore une fois, si l’on veut s’adonner à ce genre de poésie, on doit se faire une loi inviolable de ne point franchir les bornes de la pudeur, et de n’offenser, non seulement aucune personne en particulier, mais même aucun corps en général. Piron n’est pas excusable d’avoir dit :

Ci-gît Piron, qui ne fut rien,
Pas même académicien :

quoique ce trait ne tombât individuellement sur aucun membre de cette illustre compagnie.

Du Madrigal. §

Le Madrigal peut avoir le même nombre de vers que l’épigramme : il consiste également dans une seule pensée ; et ces deux petits poèmes ne diffèrent que par le caractère même de cette pensée. Elle est saillante dans l’épigramme, plus particulièrement réservée pour des sujets plaisants ou satiriques. Elle est délicate dans le madrigal, spécialement consacré à des sujets tendres ou galants. L’épigramme a dans sa chute quelque chose de plus vif, de plus piquant, de plus étudié. Le madrigal au contraire à quelque chose de plus doux, de plus simple, de plus gracieux. En voici un qui peut servir de modèle : c’est une réponse de Pradon à quelqu’un qui lui avait écrit, et qui avait mis dans sa lettre beaucoup d’esprit.

Vous n’écrivez que pour écrire :
C’est pour vous un amusement.
Moi, qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

On peut citer encore pour modèle de madrigal ces jolis vers que fit Desmarets sur la violette, pour la guirlande de Julie de Rambouillet158.

Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour,
Franche d’ambition, je me cache sous l’herbe.
Mais si sur votre front je puis me voir un jour,
La plus humble des fleurs sera la plus superbe.

Quelquefois le madrigal est une allusion à la fable. Tel est celui-ci, dont la pensée a quelque chose de brillant.

Vous êtes belle, et votre sœur est belle ;
Entre vous deux tout choix serait bien doux :
L’Amour159 était blond comme vous ;
Mais il aimait une brune comme elle.

Ceux de nos auteurs qui ont laissé le plus de beaux modèles en ce genre, sont madame Deshoulières et M. de La Sablière. Ce dernier surtout, qui n’a composé que des madrigaux, excelle dans ce genre de poésie, autant par la finesse des pensées, que par la délicatesse du style. Cette dame de La Sablière, que La Fontaine a immortalisée dans ses vers, était son épouse.

Du Sonnet. §

Le Sonnet qu’on rapporte, aussi bien que le madrigal, à l’épigramme, consiste dans quelques pensées, dont la dernière doit avoir quelque chose de frappant et d’extraordinaire. Sa forme artificielle ou mécanique est absolument invariable. Il est composé de quatorze vers. Les huit premiers sont partagés en quatrains de même mesure, et qui roulent sur deux rimes, qu’il faut y placer dans le même ordre. Les six derniers vers riment différemment des premiers, et sont partagés en deux tercets. Les deux premiers vers du premier tercet riment ensemble, et le troisième rime avec le second du second tercet. Le sens doit être complet après chaque quatrain et chaque tercet. Quand le sujet du sonnet est grave et sérieux, on doit y employer des vers alexandrins : quand il ne l’est pas, on peut employer des vers de dix ou même de huit syllabes.

Tout doit être exact, poli, châtié dans ce petit ouvrage. On n’y souffre ni le moindre écart du sujet, ni un vers faible ou négligé, ni une expression impropre ou superflue, ni la répétition du même mot. La précision et la justesse des pensées, l’élégance des expressions, l’harmonie des vers, la richesse des rimes n’y doivent rien laisser à désirer : en un mot, tout doit y être d’une beauté achevée. Aussi n’y a-t-il aucun poète qui ait atteint à ce degré de perfection qu’on exige dans ce petit poème ; et ce qu’a dit Boileau, il y a un siècle, nous pouvons le répéter aujourd’hui, qu’un sonnet sans défauts est un heureux phénix qui est encore à trouver. Le meilleur de tous, est celui de Desbarreaux160. C’est par cette raison, qu’en le proposant pour modèle, je ne ferai point difficulté de le citer, quoiqu’il soit connu de tout le monde.

Grand Dieu, tes jugements sont remplis d’équité ;
Toujours tu prends plaisir à nous être propice :
Mais j’ai tant fait de mal, que jamais ta bonté
Ne me pardonnera sans blesser ta justice.

Qui, mon Dieu, la grandeur de mon impiété
Ne laisse à ton pouvoir que le choix du supplice ;
Ton intérêt s’oppose à ma félicité,
Et ta clémence même attend que je périsse.

Contente ton désir, puisqu’il t’est glorieux ;
Offense-toi des pleurs qui coulent de mes yeux ;
Tonne, frappe, il est temps, rends-moi guerre pour guerre.

J’adore en périssant la raison qui t’aigrit.
Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre,
Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ ?
Article III.
Du Rondeau et du Triolet. §
Du Rondeau. §

La naïveté fait le principal caractère du Rondeau. Mais cette naïveté n’exclut pas la délicatesse, la finesse ; même, pourvu qu’elles ne s’y trouvent pas aux dépens de l’aimable simplicité. Ce petit poème, particulièrement propre à des sujets badins, est composé de treize vers de dix ou de huit syllabes, qui roulent sur deux rimes, dont huit sont féminines, et cinq masculines, ou huit masculines, et cinq féminines. De quelque manière qu’on dispose ces rimes, il s’en rencontre en quelque endroit trois féminines ou masculines de suite. Il doit y avoir, après le cinquième vers, un repos ou un sens complet. Le premier hémistiche, ou les premiers mots du rondeau, doivent se retrouver à la suite du huitième et du treizième vers, pour servir de refrain. Il est essentiel que ce refrain, qui, dans les vers de dix syllabes, est de quatre, et qui, dans ceux de huit, est de trois, soit lié avec la pensée qui précède, et qu’il termine le sens naturellement.

Voici un très beau rondeau d’Adam Billaut, menuisier de Nevers, qui sans aucune littérature, devint poète dans sa boutique, et dont les poésies, qui roulent toutes sur le vin, sont pleines de verve et de feu :

Pour te guérir de cette sciatique,
Qui te retient comme un paralytique
Entre deux draps sans aucun mouvement.
Prends-moi deux brocs d’un fin jus de sarment,
Puis lis comment on les met en pratique.

Prends-en deux doigts, et bien chauds les applique
Sur l’épiderme où la douleur te pique,
Et tu boiras le reste promptement
         Pour te guérir.

Sur cet avis ne sois point hérétique ;
Car je te fais un serment authentique ;
Que si tu crains ce doux médicament,
Ton médecin, pour-ton soulagement,
Fera l’essai de ce qu’il communique
         Pour te guérir.

On a dit que ce poète eut des pensions du cardinal de Richelieu, et de Gaston frère de Louis XIII, et qu’il ne voulut point quitter le séjour de Nevers, pour celui de Versailles. Les poètes de son temps l’appelaient le Virgile au rabot ; et Mainard assurait que les Muses ne doivent être assises que sur des tabourets, faits de la main de ce poète-menuisier.

Du Triolet. §

Le Triolet est une espèce de rondeau, et n’a sur deux rimes que cinq vers, dont les deux premiers présentent un sens achevé. Le premier doit être répété après le troisième, en formant un sens naturel avec ce qui le précède. Il en est de même des deux premiers, qu’on répète après le cinquième. Ces règles sont exprimées dans ce triolet même, qu’on attribue à Scarron :

Pour faire un bon triolet,
Il faut observer ces trois choses
Savoir, que l’air en soit follet,
Pour faire un bon triolet ;
Qu’il entre bien dans le rôlet,
Et qu’il tombe au milieu des pauses ;
Pour faire un bon triolet,
Il faut observer ces trois choses.

Mais la beauté de ce petit genre de poésie consiste dans l’application heureuse qu’on fait des deux premiers vers, et dans leur liaison avec celui qui les précède. On ne peut pas en citer de meilleur exemple, que cet ancien et joli triolet de Rauchin :

Le premier jour du mois de mai
Fut le plus heureux de ma vie.
Le beau dessein que je formai
Le premier jour du mois de mai !

Je vous vis, et je vous aimai.
Si ce dessein vous plut, Sylvie,
Le premier jour du mois de mai.
Fut le plus heureux de ma vie.
Article IV.
De l’Épitaphe, et de l’Inscription. §
De l’Épitaphe. §

L’Épitaphe consiste dans quelques vers gravés ou supposés devoir l’être sur un tombeau. Le poète y fait le plus souvent l’éloge du mort ; et il doit alors y mettre les grâces et la délicatesse du madrigal, en prenant néanmoins un ton plus noble et plus élevé, et en caractérisant la personne qui en est l’objet. Il faut surtout qu’il évite avec le plus grand soin d’être long et mystérieux. L’épitaphe n’étant faite que pour être lue en passant, doit présenter un sens clair et précis, qu’on découvre d’abord et sans la moindre peine. Une des plus belles que je connaisse, est celle du grand Turenne par Chevreau. La voici :

Turenne161 a son tombeau parmi ceux de nos rois :
Il obtint cet honneur par ses fameux exploits.
Louis voulut ainsi couronner sa vaillance,
      Afin d’apprendre aux siècles à venir
            Qu’il ne met point de différence
Entre porter le sceptre et le bien soutenir.

Lorsque l’épitaphe est une satire du mort, elle doit avoir toute la finesse et tout le piquant de l’épigramme. Mais ce genre est odieux et infâme. Il n’y a que les méchants et les scélérats connus dans l’histoire, dont l’honnête homme puisse se permettre de faire la satire sur leur propre tombeau. Ainsi, je ne craindrai point de citer ici l’épitaphe du fameux l’Arétin par Mainard.

Le temps, par qui tout se consume,
Sous cette pierre a mis le corps.
De l’Arétin, de qui la plume
Blessa les vivants et les morts.
Son encre noircit la mémoire
Des monarques, de qui la gloire
Est vivante après le trépas ;
Et s’il n’a pas contre Dieu même
Vomi quelque horrible blasphème.
C’est qu’il ne le connaissait pas.

Ces vers sont une traduction libre de l’épitaphe latine qu’un poète italien fit à l’Arétin, et qu’on dit avoir été placée sur son tombeau, dans l’église de Saint-Marc, à Venise.

De l’Inscription. §

On appelle Inscription, des caractères gravés sur un édifice, un monument, au bas d’une statue, d’un portrait, etc. ; soit pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque événement, soit pour faire connaître aux passants un fait, une chose, une personne. La précision et la clarté font le principal mérite de ce petit ouvrage. Je n’en connais pas de plus belle pour un monument public, que celle qu’on lit au-dessus de la porte de l’Arsenal de Paris. Ce sont deux vers latins, dont l’auteur, nommé Bourbon, était professeur d’éloquence grecque au Collège Royal et fut ensuite de l’Académie française. En voici la traduction littérale, mais qui n’en rendra ni toute l’énergie ni toute la précision. Ce mont Etna162 fournit à Henri163 des traits forgés par Vulcain164, traits qui doivent dompter les fureurs des géants. Que d’images dans ce peu de mots ; et que de beautés dans ces images ! On y voit l’Arsenal comparé aux antres du mont Etna, où Vulcain forgeait avec les Cyclopes la foudre pour Jupiter ; les armes qui y sont déposées, comparées aux traits fabriqués par Vulcain ; Henri IV, à Jupiter même, et ses ennemis, aux géants réduits en poudre dans la guerre qu’ils osèrent déclarer au maître des Dieux.

Quant aux inscriptions qui ont été faites en notre langue, une des plus belles que je puisse citer pour un monument, est celle que fit Piron, lorsque le village d’Arcy ayant été réduit en cendres, M. Grassin, seigneur du lieu, le fit rebâtir. Elle fut gravée sur une pyramide dans ce village. La voici :

              La flamme avait détruit ces lieux :
Grassin les rétablit par sa munificence.
Que ce marbre à jamais serve à tracer aux yeux
Le malheur, le bienfait et la reconnaissance.

L’inscription qu’on lit au bas du portrait de la comtesse de la Suze, est la meilleure en ce genre qui s’offre à ma mémoire. Elle consiste en quatre vers latins que les uns attribuent au président de Fieubet, et les autres au P. Bouhours. Le fameux Largillière avait peint cette dame célèbre, assise dans un char roulant sur des nuages. Voici le sens littéral de ces vers, dignes du siècle d’Auguste. Quelle déesse est portée sur un char élevé au milieu des airs ? est-ce Junon165 ? est-ce Pallas166 ? est-ce Vénus167 qui vient elle-même ? Si vous considérez sa naissance, c’est Junon ; ses écrits, c’est Minerve ; sa beauté, c’est la mère de l’Amour. On a essayé de les rendre par ces vers français :

Quelle Divinité vers nous descend des cieux ?
Est-ce Vénus, Pallas, ou la reine des Dieux
              Dont nous ressentons la présence ?
              Toutes trois en vérité :
              C’est Junon par sa naissance,
              Minerve par sa science,
              Et Vénus par sa beauté.

Je pourrai citer aussi ces quatre vers du chevalier de Cailly, sur le portrait de Louis XIV qu’on avait peint sans couronne :

Que cette majesté me plaît !
Avec l’éclat qui l’environne,
Il ne lui faut point de couronne ;
Pour nous apprendre ce qu’il est.
Article V.
De l’Épithalame, et de la Chanson. §
De l’Épithalame. §

L’Épithalame, mot qui vient du grec, et qui signifie chant nuptial, est un petit poème fait à l’occasion d’un mariage. Il a deux parties essentielles : l’une comprend les louanges qu’on donne aux nouveaux époux, et l’autre, les vœux qu’on fait pour leur bonheur. Ces louanges doivent être ingénieuses, mais naturelles, exprimées avec beaucoup de délicatesse, et accommodées au sexe, à la naissance, au rang et au mérite des personnes. Ces vœux doivent se rapporter principalement à la douceur de l’union que forment les nouveaux époux, et aux fruits heureux qu’ils peuvent en attendre. Mais il faut qu’ils ne soient jamais hors de la vraisemblance.

La meilleure façon de traiter le sujet d’un épithalame, est de le renfermer dans une fiction ou dans une allégorie. Les idées n’en sont alors que plus saillantes et plus poétiques. La mythologie sert à répandre une infinité d’agréments dans ces sortes de petits ouvrages. Le style en doit être riche brillant, gracieux, et surtout varié. On peut prendre un ton noble et élevé, ou badin et enjoué. Cela dépend de la manière dont on envisage son sujet, ainsi que du rang et de la naissance des personnes dont on chante l’union.

Ce petit poème n’a point de règles particulières pour le nombre, la mesure, et la disposition des vers. Tout ce que l’on peut dire relativement à la forme de l’épithalame, c’est qu’il doit y avoir un ou deux vers intercalaires, répétés, par intervalles, et qui font une espèce de refrain. C’est ce qu’on va voir dans celui-ci, que fit, en 1745 le C. de B*** sur le mariage de Louis, Dauphin de France, fils de Louis XV, avec Marie-Thérèse, Infante d’Espagne. Il ne serait guère possible d’en citer un plus agréable et plus beau dans le genre noble et sérieux :

Descends, Hymen168, descends des cieux,
Viens remplir les vœux des deux mondes.
Les Bourbons, ces enfants des Dieux,
Unissent leurs tiges fécondes :
Descends, Hymen, descends des cieux,
Viens remplir les vœux des deux mondes.

Tandis qu’au sein de ses roseaux,
La Nymphe du Tage169 éplorée,
Répand sur son urne azurée
Des pleurs qui grossissent ses eaux,
Les Dieux enfants de Cythérée170,
À la lueur de leurs flambeaux,
Conduisent l’Infante adorée.

Descends, Hymen, descends des cieux,
Viens remplir les vœux des deux mondes.
Les Bourbons, ces enfants des Dieux,
Unissent leurs tiges fécondes :
Descends, Hymen, descends des cieux,
Viens remplir les vœux des deux mondes.

Pour célébrer un si beau jour,
Dioné171 dans les airs portée,
Répand, par les mains de l’Amour,
Les riches trésors d’Amalthée172.
Ses cygnes volent à l’entour,
Et couvrent d’une aile argentée
Les plaisirs qui forment sa cour.
Cyprie173 du ciel est descendue :
La terre est son heureux séjour ;
Les oiseaux chantent son retour ;
Toute la nature est émue.
Il semble qu’au gré de nos vœux
Le feu des plaisirs se rallume :
À l’ombre d’un myrte amoureux
Hébé174 couronne ses cheveux,
La jeune Flore175 les parfume.
Il semble enfin que l’Univers
Sorte du chaos et renaisse :
Vertumne176 étend ses tapis verts,
Et les couleurs de la jeunesse
Brillent sur le front des hivers.
Ô toi qui choisis la décence,
Pour servir de guide aux plaisirs,
Toi qui couronnes les désirs,
Sans faire rougir l’innocence,
Descends, Hymen, descends des cieux
Viens remplir les vœux des deux mondes.
Les Bourbons, ces enfants des Dieux,
Unissent leurs tiges fécondes :
Descends, Hymen, descends des cieux,
Viens remplir les vœux des deux mondes.

Junon177 dans les airs embellis,
De Borée178 enchaîne la rage :
L’Hymen porté sur un nuage,
Descend dans l’empire des Lys.
Bientôt nos vœux seront remplis :
L’Hymen approche de son temple ;
L’Hymen au bruit de mille voix,
Perce la foule qui contemple
Le fils du meilleur de nos rois.
Conduite par la main des Grâces179,
L’Infante est au pied des autels :
L’époux, semblable aux immortels,
S’empresse et vole sur ses traces.
Des Dieux par l’Hymen avertis
La troupe auguste est assemblée :
Ce sont les noces de Thétis180 ;
Tous les yeux y cherchent Pelée ;
Tous les yeux y trouvent son fils.
Les plaisirs en foule descendent…
Que tous les Français vous entendent
Jeunes époux, tendres amants !
Prononcez vos derniers serments ;
L’Hymen et l’Amour les attendent.
Le nœud que vous allez former,
Ne saurait être trop durable :
L’Hymen fait un devoir d’aimer ;
L’Amour rend ce devoir aimable.
Tous deux épuisent leurs bienfaits
Tendres amants, ils vous unissent ;
Ils vous enivrent à longs traits
Du plaisir pur dont ils jouissent.
Que tous les peuples applaudissent
Au présage heureux de la paix !
Que la Discorde181 désarmée,
Se taise au bruit de nos concerts !
Que l’Europe moins alarmée
Répète nos chants et nos vers !
Les cents voix de la Renommée182
Les apprendront à l’Univers.
Bénissons le siècle où nous sommes :
L’Hymen, en comblant tous nos vœux,
Promet au monde de grands hommes,
Et de grands rois à nos neveux.
C’en est fait, l’Amour et la Gloire183
Couronnent nos tendres amants :
Les Dieux ont gravé leurs serments
Au Temple immortel de Mémoire184.

Remonte, Hymen, remonte aux cieux ;
Tu remplis les vœux des deux mondes.
Les Bourbons, ces enfants des Dieux,
Ont uni leurs tiges fécondes :
Remonte, Hymen, remonte aux cieux ;
Tu remplis les vœux des deux mondes.

Stésichore, né à Himères, ville de Sicile, vers l’an 612 avant J.-C., et des ouvrages duquel il ne nous est parvenu que quelques petits fragments, passe pour avoir été chez, les Grecs l’inventeur de l’épithalame. On trouve dans les Idylles de Théocrite, l’épithalame d’Hélène, qui est un chef-d’œuvre.

Catulle est le premier poète latin, qui ait exercé son talent en ce genre, Son épithalame de Manlius et de Junie est charmant. Je n’en connais point, dont le coloris soit plus frais et plus agréable. C’est dommage qu’en quelques endroits il n’ait pas assez respecté la décence. Moutonnet de Clairfons l’a traduit en laissant tout ce qui aurait pu alarmer la pudeur.

Nos bons poètes offrent aussi dans leurs recueils de jolis épithalames ou des pièces, de vers, qui en portent le nom, sans en avoir précisément la forme. Ce sont des épîtres sur un mariage, sans vers intercalaires.

De la Chanson. §

La Chanson est un poème fort court, auquel on joint un air pour être chanté. Elle traite des sujets familiers, amusants, tendres ou badins ; et c’est en quoi elle diffère de l’ode qui s’élève jusqu’au sublime.

Ce genre de poésie doit présenter une suite d’idées naturelles et piquantes, d’images douces et gracieuses, qui tendent toutes au même sujet. On veut que le style de la chanson soit léger, les expressions choisies et toujours exactes, la marche libre, les vers faciles et coulants ; que les tours n’aient rien de forcé ; que tout y soit fini, sans que le travail s’y fasse sentir.

Chaque couplet d’une chanson doit être terminé par une pensée fine, ou un sentiment délicat. Il y en a qui ont un refrain, c’est-à-dire, que chaque couplet y finit par les mêmes vers. Ce refrain doit contenir l’idée principale de la chanson ; et cette idée doit être saillante, toujours liée avec celles qui la précèdent, et toujours amenée avec art.

On réduit toutes les espèces de chansons à trois, qui sont les érotiques, les bachiques, et les satiriques ou vaudevilles.

Des Chansons érotiques §

Les Chansons érotiques sont celles dont l’amour et la galanterie fournissent le sujet. Pour bien réussir en ce genre de poésie, il faut une grande finesse dans l’esprit, et beaucoup de délicatesse dans le sentiment. Les Français y ont excellé, et l’ont emporté sur les anciens et les modernes. Je suis toujours étonné, dit Voltaire, de cette variété prodigieuse avec laquelle les sujets galants ont été traités par notre nation. On dirait qu’ils sont épuisés ; et cependant on voit encore des tours nouveaux. Quelquefois même il y a de la nouveauté jusque dans le fond des choses, comme dans cette chanson peu connue :

Oiseaux, si tous les ans vous changez de climats,
Dès que le triste hiver dépouille nos bocages,
Ce n’est pas seulement pour changer de feuillages,
               Ni pour éviter nos frimas.
                   Mais votre destinée
Ne vous permet d’aimer qu’à la saison des fleurs ;
Et quand elle a passé, vous la cherchez ailleurs
               Afin d’aimer toute l’année.

Lorsqu’une chanson érotique contient une historiette d’amour, on l’appelle Romance. Elle doit principalement tirer son mérite de la naïveté et de la simplicité.

Des Chansons bachiques §

Les Chansons bachiques sont consacrées à la louange du vin et des buveurs. L’enjouement et la liberté en font le principal caractère. On y souffre cependant les traits brillants d’une imagination hardie un style noble et animé, et un certain enthousiasme, cette élévation, ces transports, ce délire même, font le plaisant de ces sortes de chansons, parce qu’il semble que c’est la liqueur que le poète célèbre, qui les a fait naître, comme on peut le voir dans celle-ci :

Quel effroyable bruit ! quels feux étincelants !
Jupiter185 aux mortels déclare-t-il la guerre ?
             Veut-il encore par son tonnerre
             Foudroyer de nouveaux Titans186 ?
Gronde, tonnerre affreux, et ravage le monde
             Par tes redoutables fureurs ;
Fais tout trembler d’effroi sur la terre et sur l’onde.
Mais respecte du moins la vigne et les buveurs.

Adam Billaut, que j’ai déjà fait connaître, offre les plus beaux modèles de chansons bachiques dans le genre élevé. Voyez surtout cette chanson si connue :

Aussitôt que la lumière
A redoré nos coteaux :
Je commence ma carrière
Par visiter mes tonneaux, etc.

Il est bon de faire usage de la mythologie dans les chansons bachiques et dans les érotiques. Les images et les traits de la fable ; que le poète a soin d’y répandre avec goût et avec justesse, en font un des plus beaux agréments.

Il y a des chansons qui sont érotiques et bachiques en même temps. On peut rapporter à ce genre mixte ce couplet si ingénieux, qui fut fait et chanté par M. le C. de B** dans une fête que donnait une dame de la cour.

             La maîtresse du cabaret
             Se devine sans qu’on la peigne :
Le Dieu d’Amour187 est son portrait ;
La jeune Hébé188 lui sert d’enseigne.
Bacchus189 assis sur son tonneau,
La prend pour la fille de l’Onde190 :
Même en ne versant que de l’eau,
Elle a l’art d’enivrer son monde.
Des Chansons satiriques §

Ce qui fournit ordinairement la matière des Chansons satiriques ou vaudevilles, ce sont les actions répréhensibles, les mœurs irrégulières, et les événements remarquables par leur singularité, ou par leur importance. La pensée qui termine chaque couplet, doit surtout être vive, piquante, avoir même quelque chose de caustique et de mordant. Mais qu’on ne passe point les bornes d’une critique fine, et d’une raillerie délicate. Il faut se contenter d’attaquer les vices et les ridicules généraux, sans jamais donner dans l’odieux des personnalités. C’est uniquement par là que ces sortes de chansons peuvent être de quelque avantage à la société. Voici deux couplets d’un vaudeville de Panard, qui peuvent servir de modèle.

    Qu’à s’ajuster du haut jusques en bas,
        Iris, pour paraître jolie,
        Passe les trois quarts de sa vie ;
            Cela ne me surprend pas.
Mais qu’un abbé tous les jours s’amidonne,
        Et qu’à pas comptés ce poupin,
        Sur la pointe de l’escarpin,
        Marche toujours-droit comme un pin ;
            C’est là ce qui m’étonne.

Que dans Alger191 on trouve des ingrats,
        Et que chez le peuple tartare192
        La reconnaissance soit rare ;
            Cela ne me surprend pas.
Mais qu’à Paris193 mainte et mainte personne
        Qui vient vous demander lundi
        Un plaisir qu’on lui fait mardi,
        N’y pense plus le mercredi ;
            C’est là ce qui m’étonne.

On donne encore le nom de vaudeville à un divertissement qui termine les petites pièces de théâtre. Il doit contenir le sens moral de la pièce.

Chapitre II.

Des petits Poèmes. §

Les petits poèmes, ainsi nommés, parce qu’ils n’ont pas une étendue bien considérable, sont l’Apologue, l’Églogue et l’Idylle, l’Épître, la Satire, l’Elégie, et l’Ode. On verra que, pour y exceller, il faut avoir reçu de la nature un grand talent poétique.

Article I.
De l’Apologue. §

L’Apologue est un petit poème spécialement consacré à plaire et à instruire tout à la fois. La Fontaine a très bien dit :

Les fables ne sont point ce qu’elles semblent être :
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui.
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire194.

Il n’est point de genre de poésie qui réunisse autant que celui-ci ce double avantage. Il n’en est du moins aucun qui parvienne à ces deux fins par une voie plus courte, plus agréable, et en même temps plus droite et plus sûre. Le but du poète est de corriger les mœurs, en y donnant aux hommes des leçons qu’il couvre du voile de la fiction ; voile non moins léger qu’attrayant, à travers lequel on voit du premier coup d’œil les vérités qu’il enveloppe.

Définition de l’Apologue. §

L’Apologue ou la Fable n’est donc autre chose qu’une action qu’on raconte, et du récit de laquelle résulte une instruction utile pour les mœurs, appelée moralité. Cette action est attribuée tantôt aux Dieux, tantôt aux Hommes, et le plus souvent aux animaux, à des êtres mêmes inanimés qu’on fait agir et parler, comme le chêne et le roseau, le pot de terre et le pot de fer, etc. Si cette action est attribuée aux premiers, la fable est appelée raisonnable. Si elle est attribuée à des animaux seulement, à des plantes, à des arbres, etc. la fable est morale. Elle est mixte, quand un animal et un être doué de la raison y agissent.

Action de l’Apologue. §

L’action de l’apologue doit signifier directement et avec précision la vérité qu’on se propose d’enseigner ; et cette vérité est le point où toutes ses parties doivent tendre et aboutir. C’est en quoi consistent la justesse et l’unité d’action dans la fable.

Il n’est pas moins essentiel que la vraisemblance s’y trouve ; c’est-à-dire, que les animaux ou les différents êtres qui y sont introduits, parlent, agissent selon leurs caractères vrais ou présumés ; qu’ils soient toujours peints d’après nature, d’après les instincts divers, et les inclinations compatibles ou opposées que nous leur connaissons. Il paraît, par exemple, qu’il n’est pas vraisemblable que la Génisse, la Chèvre et la Brebis fassent société avec le Lion. On conçoit aisément que ce serait bien pécher contre la vraisemblance, que d’attribuer la douceur au Tigre, la cruauté à l’Agneau, la faiblesse et la timidité au Lion et au Léopard ; de peindre le Lièvre fier et courageux, l’Âne fin et rusé, le Renard simple et stupide, le Singe maladroit, etc.

Qualités de l’Apologue. §

La brièveté, la clarté, la naïveté sont les principales qualités qui doivent caractériser l’apologue. Ne point prendre les choses de trop loin, ne s’attacher qu’aux circonstances nécessaires, ne rien dire d’inutile, d’étranger à l’action, et finir où l’on doit finir, c’est le moyen d’être court.

On sera clair, si, en évitant d’introduire trop de personnages, et de surcharger son sujet d’incidents, on place chaque chose en son lieu, on met de l’ordre dans les idées et dans les expressions, on n’emploie que des termes, des tours qui soient propres, justes, sans équivoque et sans ambiguïté.

La naïveté consiste à dire ingénument tout ce que l’on pense, sans que rien ne paraisse en aucune manière être l’ouvrage de l’art ou le fruit de la réflexion. Ce sont, dans le style, de certaines expressions simples, pleines de douceur et de grâce, qui paraissent n’avoir pas été choisies, mais être nées d’elles-mêmes ou du hasard. C’est, dans les pensées, un degré de vérité si frappant, si sensible, si exquis, que nous serions presque persuadés que le fabuliste a vu lui-même, et croit voir encore l’action qui nous est racontée, et qu’il ne fait que rendre mot pour mot les discours qu’il a entendus. En voici un exemple tiré de la fable du Savetier et du Financier, par La Fontaine.

               En son hôtel il fait venir
Le Chanteur, et lui dit : or çà, Sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ! ma foi, monsieur,
               Dit avec un ton de rieur
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
      Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
               J’attrape le bout de l’année :
               Chaque jour amène son pain. —
Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? —
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
      Qu’il faut chômer : on nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le Curé
De quelque nouveau-saint, charge toujours son prône.

Ne dirait-on pas que le poète a été présent à cet entretien ? Voici encore un exemple de naïveté dans ce début de la fable des Femmes et du Secret.

      Rien ne pèse tant qu’un secret.
Le porter loin est difficile aux dames.
      Je connais même sur ce fait
      Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

Cette naïveté de l’apologue ne permet point de mettre sur la scène des êtres métaphysiques, et d’y présenter, comme l’a fait La Motte, dom Jugement, Dame Mémoire, Demoiselle Imagination. Ces personnages sentent la finesse et l’affectation : ils sont de l’homme d’esprit, et non de l’homme naïf.

Ornement de l’Apologue. §

Qu’on ne s’imagine point que ces trois qualités essentielles à l’apologue, excluent les ornements. Dans un genre de poésie, où l’on doit instruire, il est nécessaire, pour faire goûter l’instruction, de lui prêter tous les charmes, tous les attraits possibles. C’est ce qu’a fait La Fontaine le plus parfait modèle auquel on puisse s’attacher pour le style simple, familier, naturel, qui est propre à l’apologue, et en même temps pour le choix et la distribution des ornements dont on doit l’embellir. Les couleurs les plus brillantes et les plus variées éclatent dans ses fables : tout y est image et peinture. Mais ces couleurs y sont placées avec une simplicité merveilleuse : elles ne sont que les propres traits dont la nature se peint elle-même. Tout y est exprimé avec une naïveté charmante, une grâce enchanteresse : tout y respire cette gaieté qu’il appelle lui-même un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux195. Nul poète n’a su mieux que lui répandre tous les trésors de la poésie, avec ce prestige de l’art, qui cache l’art même : il n’en est aucun qui offre plus de beautés de détail. Tantôt c’est le riant et le gracieux des images :

À l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour ;
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que n’étant plus nuit, il n’est pas encore jour.
(Les Lapins.)

Tantôt c’est l’agrément et la vivacité :

Je vois fuir aussitôt toute la nation
             Des lapins, qui sur la bruyère,
             L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayaient, et de thym parfumaient leur banquet.

Faut-il peindre avec feu ? Les couleurs sont des plus fortes et des plus animées. Un renard est entré la nuit dans un poulailler :

             Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’aube. On vit un étalage
             De corps sanglants et de carnage.
             Peu s’en fallut que le soleil
Ne rebroussât d’horreur dans son manoir liquide.
             Tel, et d’un spectacle pareil,
Apollon196 irrité contre le fier Atride197,
             Joncha son camp de morts…
             Tel encore autour de sa tente,
             Ajax198 à l’âme impatiente,
De moutons et de boucs fit un vaste débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse199.
(Le Fermier, le Chien et le Renard.)

Ces comparaisons de petites choses à ce qu’il y a de plus grand, font un effet très agréable dans l’apologue. Rien de plus propre à plaire et à attacher que cette espèce de contraste.

Deux Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
             Et voilà la guerre allumée.
Amour200, tu perdis Troie201 ; et c’est de toi que vint
             Cette querelle envenimée,
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe202 teint.
(Les deux Coqs.)

Ici, ce sont des idées nobles, des figures hardies, un style plein d’énergie et de majesté :

             Comme il disait ces mots,
Du bout de l’Horizon accourt avec furie
             Le plus terrible des enfants
Que le nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
             L’arbre tient bon ; le roseau plie :
             Le vent redouble ses efforts :
             Il fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
(Le Chêne et Le Roseau.)

Là, ce sont des traits rapides, frappants et même sublimes.

Un bloc de marbre était si beau,
Qu’un statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ? ;
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains, faites des vœux ;
Voilà le maître de la terre.
(Le Statuaire.)

Si La Fontaine fait parler ses personnages, son dialogue est vif, pressé, et toujours coupé à propos. Je n’en citerai que cet exemple tiré de la fable du loup et du chien.

Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
Qu’est cela, lui dit-il ? — Rien. — Quoi, rien ? — Peu de chose. —
Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché,
De ce que vous voyez est peut-être la cause, —
Attaché ! dit le Loup ; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ? —
Il m’importe si bien, que de tous vos repas
             Je ne veux en aucune sorte.
Moralité de l’Apologue. §

La moralité est de toutes les parties de l’apologue la plus essentielle. Elle doit naître sans effort, et naturellement du corps de la fable, parce que c’est pour elle que la fable est faite. Il faut qu’elle soit intéressante, courte et claire ; c’est-à-dire que, sans être commune et triviale, elle soit exprimée en peu de mots et sans la moindre équivoque. Ce sens moral doit surtout être vrai. On a très bien remarqué que celui de la fable des deux Moineaux de La Motte ne l’est pas. L’amour unissait deux moineaux ; ils sont pris dans un piège et mis en cage. Ils cessent de s’aimer, se battent ; et l’on est obligé de les séparer.

Leur flamme en liberté devait être éternelle :
             La nécessité gâta tout.

C’est ainsi que La Motte termine son récit. Assurément il veut faire entendre que deux cœurs unis par le sentiment, cessent bientôt de l’être, après qu’ils se sont liés par le mariage. Cela est-il vrai ? Et parce que cela arrive quelquefois, peut-on en faire une maxime ?

Il est indifférent de placer la moralité avant ou après le récit. Lorsqu’elle est placée au commencement de la fable, le lecteur a le plaisir, en suivant le fil de la narration, de juger si chaque trait s’y rapporte exactement à la vérité énoncée. Lorsqu’elle est placée à la fin, il goûte le plaisir de la suspension. Si le sens moral peut être deviné sans peine, et bien clairement entendu, on doit se dispenser de l’exprimer.

Poètes fabulistes. §

L’origine de l’apologue remonte jusqu’à l’antiquité la plus reculée. Nous voyons dans les livres saints qu’il fut en honneur chez les Hébreux., et par conséquent chez les peuples Orientaux, plus de douze cents ans avant l’ère chrétienne. Celui qui passe pour en avoir été l’inventeur chez les Grecs, est Hésiode, né à Cumes en Éolie, province de l’Asie mineure, mais élevé à Ascrée en Béotie, et qui florissait vers l’an 944 avant Jésus-Christ, On attribue à Stésichore, dont j’ai déjà parlé, l’invention de l’apologue de l’homme et du cheval, qu’Horace, Phèdre et La Fontaine ont si bien versifié.

Mais Ésope, né à Amorium, bourg de la Phrygie, vers l’an 550 avant Jésus-Christ, et qui passa une grande partie de sa vie dans l’esclavage, fut le premier qui rendit familière en Grèce cette manière ingénieuse d’instruire. La précision et la clarté font le plus grand mérite de ses fables : elles sont pleines de sens et de force, mais d’une brièveté extrême. C’est une simplicité toute nue, qui n’est relevée par aucun ornement.

Phèdre, né dans la Thrace, affranchi d’Auguste, et imitateur d’Ésope, est bien plus orné, plus fleuri que le fabuliste grec. Il peint en racontant : sa poésie est soignée, sa diction pure, ses expressions toujours choisies. L’élégance, le naturel, le gracieux, et la bonne morale forment le caractère de ses fables. L’abbé Lallement les a traduites.

Ce fabuliste, tout ingénieux, tout poli, tout varié qu’il est, a été effacé par notre aimable La Fontaine, qui vraisemblablement ne sera jamais égalé. On a dit de lui :

Il peignit la nature et garda les pinceaux.

Il paraît en effet qu’il a élevé l’apologue à sa plus haute perfection, et l’on ne conçoit pas que ceux qui voudront le suivre dans cette carrière, puissent jamais l’atteindre. Plus on est éclairé, et plus on a de goût, plus on est capable de sentir les beautés qui nous enchantent et nous intéressent dans ses fables. Ce n’est pas seulement par les charmes de la poésie qu’elles sont précieuses ; elles le sont encore infiniment par la saine morale qui en résulte. Elles sont regardées avec juste raison comme le livre de tous les âges et de toutes les conditions. Quel homme n’y trouvera pas les sources de l’instruction la plus utile, et de l’amusement le plus agréable ? Les jeunes gens surtout doivent pour se former le cœur et le goût, les lire, et les relire sans cesse. La moindre de ses fables offre une tournure, et des grâces qui n’appartenaient qu’à La Fontaine. Mais le chêne et le roseau, les vieillards et les trois jeunes hommes sont en tout deux morceaux achetés. Celle des animaux malades de la peste ne leur est pas inférieure. Avec quel art l’auteur a répandu sur un sujet triste et lugubre tout ce que la gaieté a de plus riant et de plus gracieux ! Elle est, à mon avis, la plus propre à nous faire connaître le vrai génie de ce charmant fabuliste.

La Motte a produit cent fables, parmi lesquelles il y en a plusieurs qui sont fort estimées. Richer en a fait aussi quelques-unes de bonnes. Celles de Rome d’Ardène offrent en général des images riantes et des tableaux qui sont dans la nature. On trouve des grâces dans quelques-unes de Dorat. Mais que ces fabulistes sont loin de La Fontaine. L’abbé Aubert est celui qui en est le moins éloigné.

Le P. Desbillons, jésuite, dans ses fables latines qu’il a lui-même traduites en français, s’est proposé Phèdre pour modèle, et l’a bien souvent égalé.

De la Métamorphose. §

C’est ici le lieu de faire connaître la Métamorphose, mot qui signifie changement. C’est toujours un homme qui y est transformé en bête, en arbre, en fontaine, en pierre, etc. Les hommes seuls par conséquent y sont admis ; et le sujet ne peut en être tiré que de la mythologie, qui est l’histoire fabuleuse des Dieux, des demi-Dieux et des héros de l’antiquité. On peut allier dans ce poème les figures hardies, les descriptions brillantes, le style même sublime, avec la simplicité de l’apologue. Mais comme dans tous les genres de poésie, on doit avoir en vue l’utilité, il faut dans celui-ci ne choisir que des sujets, dans lesquels le changement de nature soit la punition du crime, ou la récompense de la vertu ; tels que Philémon et Baucis, et les filles de Minée, que La Fontaine a si bien traités. Voyez dans le premier sujet ces beaux vers du début :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux,
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile :
Véritable vautour, que le fils de Japet203
Représente enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste.
Le sage y vit en paix, et méprise le reste.
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit, au front de ceux que le luxe environne,
Que la fortune veut ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du bât, quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin ; c’est le soir d’un beau jour.
Philémon204 et Baucis nous en offrent l’exemple :
Tous deux virent changer leur cabane en un temple.

Les Métamorphoses d’Ovide, né à Sulmone, dans le royaume de Naples, l’an 10 avant Jésus-Christ, sont le meilleur de tous les ouvrages que nous a laissés ce poète, un des plus féconds et des plus heureux génies de l’antiquité. Nous en avons deux bonnes traductions. La première de l’abbé Banier205 est écrite avec élégance, et enrichie de notes savantes qui annoncent un homme plein de connaissances mythologiques. La nouvelle n’a pas ce dernier mérite : mais d’un autre côté, elle est en bien des endroits plus exacte et plus fidèle.

Article II.
De l’Églogue et de l’Idylle. §

Les anciens comprenaient sous le titre général de poésie pastorale, l’églogue et l’idylle, et n’en faisaient pas deux espèces particulières. Nos auteurs les confondent aussi, quoiqu’ils aient remarqué une différence entre ces deux poèmes ; tant cette différence est légère. Le poète traite dans l’une et dans l’autre des sujets de même nature, et, à peu de chose près, de la même manière.

Définition et matière de la poésie pastorale. §

L’imitation de la vie et des mœurs champêtres est la définition qu’on a donnée de la poésie pastorale, et celle qui convient à l’Églogue et à l’Idylle. Voici comment se fait cette imitation.

Une vie agréable et tranquille, des mœurs simples et innocentes, des plaisirs purs, des passions douces doivent être l’objet ou la matière de la poésie pastorale. Mais il n’est guère possible qu’on la trouve cette matière, dans les événements qui se passent entre les habitants de nos campagnes. Ces bergers, mercenaires malheureux, sont, comme les autres hommes, sujets aux passions véhémentes et tumultueuses : ils peuvent, comme eux, faire des actions atroces et brutales : ils sont bien souvent en proie aux soucis dévorants, à l’affreuse misère. Considérée sous ce point de vue, leur condition réelle ne peut fournir que le sujet de tableaux tristes, désagréables et affligeants.

Ce n’est donc pas l’état présent de la vie champêtre que le poète doit peindre. C’est la vie champêtre avec tous les agréments qu’elle peut avoir, et qu’elle a eus dans ces beaux siècles du monde, auxquels l’histoire ou la fiction, a donné le nom d’âge d’or : c’est cette vie délicieuse que le poète doit nous représenter, pour nous en faire jouir, autant qu’il est possible, par le charme de l’illusion. Il faut donc qu’il remonte à ces temps heureux, où les bergers dociles aux sages lois de la simple nature, ignorant le crime et l’artifice, occupés du soin de leurs troupeaux, de la culture de leurs fruits, de leurs innocentes amours, coulaient des jours dignes d’envie dans l’abondance et dans la liberté, dans le sein du repos et de la joie, au milieu des fêtes et des jeux.

Qu’on ne s’imagine cependant pas que leur bonheur fût inaltérable, et sans aucun mélange de soucis et de peines. Le ciel, sous lequel ils vivaient, n’était pas toujours serein : leurs champs n’étaient pas à l’abri des vents pernicieux, de la grêle, des orages : il arrivait quelquefois qu’un souffle mortel desséchait leurs fruits ; que des maladies contagieuses frappaient leurs troupeaux. Dans leurs amours, ils trouvaient quelquefois des bergères insensibles, ou ils étaient supplantés par un rival qui venait de remporter le prix de la lutte, de la course ou du chant. Quoique libres dans leurs hameaux solitaires, ils n’étaient pas indépendants. Soumis à des souverains, ils devaient donc s’intéresser à la mort ou à la naissance de leurs princes, et en faire le sujet de leurs entretiens. Par la même raison qu’ils avaient des rois, leurs champs étaient exposés aux malheurs que la guerre entraîne. Il était donc naturel qu’ils se plaignissent entre eux des ravages de ce fléau, et qu’ils célébrassent par des fêtes le retour de la paix.

C’est dans ces divers états de la vie champêtre, dont on admire la douceur et la tranquillité, malgré les revers que les bergers essuyaient quelquefois ; c’est dans les différentes causes de leur joie et de leurs plaisirs, ou de leurs peines et de leur douleur, que doit être choisi le sujet d’une églogue ou d’une idylle. Mais voici ce qui peut distinguer l’une de l’autre.

Ce qui peut distinguer l’Églogue de l’Idylle. §

L’églogue parmi nous a le plus ordinairement une action, et, peut avoir la forme dramatique ou la forme épique, c’est-à-dire, être en dialogue, ou en récit. J’ai dit le plus ordinairement, parce que nous avons des églogues, soit de Virgile, soit de Segrais, soit de madame Deshoulières, qui sont purement lyriques : le seul sentiment en fait tout le fond. L’idylle peut avoir une action, ou n’en pas avoir. Si elle en a une, il faut qu’elle soit mise en récit. Mais bien souvent elle n’en a point, et ne peint que le sentiment. En voici un exemple dans cette idylle traduite de l’allemand de Gessner : elle est trop belle et trop touchante, pout qu’on ne soit pas charmé de la voir ici tout entière.

« Pendant une belle soirée, Mirtile était allé visiter l’étang voisin, dont les eaux réfléchissaient l’éclat de la lune. Le calme profond des campagnes éclairées par cette douce lumière, et les tendres accents du rossignol l’avaient retenu longtemps plongé dans un ravissement tranquille. Mais il revint enfin sous le berceau des pampres verts, situé dans sa cabane solitaire. Il trouva son vieux père qui sommeillait paisiblement au clair de la lune. Le vieillard était couché sur le gazon ; sa tête grise était appuyée sur une de ses mains. Mirtile s’arrêta devant lui les bras croisés l’un sur l’autre. Il garda longtemps cette posture : sa vue restait constamment fixée sur son père : seulement il regardait de temps en temps le ciel à travers le feuillage, et des larmes de joie coulaient de ses yeux.

» Ô toi, dit-il, que j’honore le plus après les Dieux ! ô mon père, comme tu reposes doucement ! Que le sommeil du juste est riant ! Tu as sans doute porté les pas chancelants hors de ta cabane, pour célébrer le soir par de saintes prières, et tu te seras endormi en priant. Tu auras aussi prié pour moi, ô mon père. Ah ! que je suis heureux ! Les Dieux entendent ta prière ; car autrement, pourquoi notre cabane serait-elle à l’abri de tout danger, et ombragée par des rameaux courbés sous le poids de leurs fruits ? Pourquoi la bénédiction du ciel serait-elle sur nos troupeaux et sur les productions de nos champs ? Lorsque satisfait de mes faibles soins pour le repos de ta vieillesse cassée, tu verses des larmes de joie ; lorsque tournant tes regards vers le ciel, tu me donnes ta bénédiction d’un air content, ah ! mon père, de quel sentiment je suis alors pénétré ! Ma poitrine s’enfle, et des larmes pressées ruissellent de mes yeux. Encore aujourd’hui quittant mes bras, pour aller hors de la cabane te ranimer à la chaleur du Soleil, et contemplant autour de toi le troupeau bondissant sur le gazon, les arbres chargés de fruits, et la fertilité répandue sur toute la contrée ; mes cheveux, disais-tu, sont blanchis dans la joie. Campagnes chéries, soyez bénies à jamais ! Mes regards obscurcis n’ont pas encore longtemps à vous parcourir ; bientôt je vous quitterai pour d’autres campagnes plus heureuses. Ah ! mon père, mon meilleur ami, je dois donc bientôt te perdre. Ô triste pensée ! Alors, hélas ! j’érigerai un autel à côté de ta tombe ; et toutes les fois qu’il me luira un jour propice, où j’aurai pu faire du bien à quelque infortuné, ô mon père, je répandrai du lait et des fleurs sur ton monument.

» Il se tut et regarda le vieillard avec des yeux mouillés de larmes. Comme il est étendu paisiblement ! Comme il sourit au milieu de son sommeil ! Ah ! sans doute, ajouta-t-il en sanglotant, ses actions vertueuses retracées dans ses songes, ont fait monter sur son front l’expression de sa bienfaisance. Quel doux éclat la lune répand sur sa tête chauve et sur sa barbe argentine ! Oh ! puissent les vents frais du soir, puisse la rosée humide ne te faire aucun mal ! À ces mots, il lui baise le front pour réveiller doucement, et le conduit dans la cabane, pour lui procurer sur des peaux molles un sommeil plus commode ».

Si l’idylle, exprime une passion, c’est une passion modérée qui éclate par des expressions pleines de douceur. Le poète y fait quelquefois une comparaison de nos travaux, de nos vices, de notre condition, avec les plaisirs, le repos et l’innocence des bergers. Enfin l’idylle peut rouler sur une allégorie soutenue, tirée de l’instinct des animaux ou, de la nature des choses insensibles, telles que les fleurs, les ruisseaux, les fontaines, etc. ; comme on va le voir dans ce morceau de l’idylle des Oiseaux de madame Deshoulières.

Vous paraissez toujours son le même plumage ;
Et jamais dans les bois on n’a vu les corbeaux
        Des rossignols emprunter le ramage.
        Il n’est de sincère langage.
                Il n’est de liberté que chez les animaux.
L’usage, le devoir, l’austère bienséance,
Tout exige de nous des droits dont je me plains ;
Et tout enfin du cœur des perfides humains
                Ne laisse voir que l’apparence.
Contre nos trahisons la nature en courroux,
Ne nous donne plus lien sans peine.
        Nous cultivons les vergers et la plaine,
Tandis, petits oiseaux, qu’elle fait tout pour vous.
Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune
                Que vous avez à redouter,
                Cette crainte nous est commune ;
        Sur notre liberté chacun veut attenter :
Par des dehors trompeurs on tâche à nous surprendre.
                Hélas ! pauvres petits oiseaux,
Des ruses du chasseur songez à vous défendre :
Vivre dans la contrainte, est le plus grand des maux.

Si l’on donne à l’églogue la forme du dialogue, on aura soin de ne pas y introduire plus de trois interlocuteurs : il serait bien difficile d’en occuper, comme il faut, un plus grand nombre. Cette action étant champêtre, le lieu de la scène ne peut être qu’à la campagne.

Mœurs et caractères des Bergers. §

On a dû juger qu’il faut que les mœurs des personnages soient simples, pures et exemptes de crimes. Les bergers peuvent avoir le désir de plaire, l’émulation dans les jeux ; l’ambition d’entretenir un troupeau nombreux et fécond ; des passions douces, tendres et modérées ; mais jamais de ces passions violentes et cruelles qui sont les fléaux de la société. Formés des mains de la nature, qu’ils ignorent entièrement l’art de dissimuler et l’art de tromper : que le mensonge, l’imposture, la duplicité, la fourberie, la trahison leur soient inconnues. Ils doivent être toujours vrais, naïfs, sincères, ingénus, pleins de candeur ; et ce serait un défaut que leurs passions, même les plus gaies ou les plus tristes, n’eussent pas un caractère de modération. Un berger vainqueur dans les jeux, ou à qui une bergère aura donné la préférence, pourra chanter son bonheur et sa gloire. Mais il n’insultera point par son orgueil et sa fierté à la douleur de ses rivaux. L’amant malheureux pourra se plaindre de l’insensibilité de celle qui l’a charmé ; mais toujours avec une douceur touchante et sans emportement. Il pourra briser de dépit ses chalumeaux ; mais il ne se portera jamais aux excès de la vengeance. Ces traits ne seraient pas moins opposés au vrai caractère des bergers, qu’à une certaine délicatesse de sentiments qu’on doit leur supposer.

Langage des Bergers. §

Dans leurs entretiens, point de ces disputes vives où l’aigreur domine, point de reproches amers et mordants, point de paroles injurieuses et grossières. Leur langage doit être toujours poli, mais jamais raffiné : le raffinement et la grossièreté sont deux excès qui s’éloignent également de l’objet de la poésie pastorale. Les bergers peuvent montrer de l’esprit, mais un esprit toujours naturel, ennemi de l’affectation et de tout ce qui peut paraître recherché. Cet esprit peut même être orné de certaines connaissances, mais toutes relatives à l’art champêtre, à la culture des terres et des fruits, aux maladies des troupeaux, à la qualité des pâturages, à l’influence des vents, et des astres. On les suppose toujours païens ; et il est bien naturel qu’on les suppose en même temps instruits de leur religion. Il ne sera donc pas surprenant qu’ils parlent de leurs Dieux, et surtout des Divinités champêtres, de Pan, de Diane, de Paies, de Flore, de Pomone, de Cérès, des Satyres, des Faunes, des Sylvains, etc.

Style de la poésie pastorale. §

Il est aisé maintenant de se former une idée juste du ton et du style de la poésie pastorale. On sent qu’il serait ridicule de donner aux bergers une imagination hardie et fougueuse, des pensées brillantes et profondes, des expressions pompeuses et magnifiques. Dans leurs discours, tout doit être simple, naïf, riant et gracieux. Rappelons ici ces vers où Boileau206 trace le caractère et les règles particulières de ce genre de poésie. Ils sont d’ailleurs un vrai modèle du style qui lui convient : ils offrent le précepte et l’exemple tout à la fois.

Telle qu’une Bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements :
Telle aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.
Son ton simple et naïf, n’a rien de fastueux,
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux.
Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille.
Mais souvent dans ce style, un rimeur aux abois
Jette là de dépit la flûte et le hautbois,
Et follement pompeux dans sa verve indiscrète,
Au milieu d’une églogue entonne la trompette.
De peur de l’écouter, Pan207 fuit dans les roseaux,
Et les Nymphes208 d’effroi se cachent sous les eaux.
Au contraire, cet autre, abject en son langage,
Fit parler ses Bergers comme on parle au village.
Ses vers plats et grossiers, dépouillés d’agrément,
Toujours baisent la terre et rompent tristement…
Entre ces deux excès la route est difficile.
Suivez, pour la trouver, Théocrite et Virgile.
Que leurs tendres écrits, par les Grâces209 dictés,
Ne quittent point vos mains jour et nuit feuilletés.
Seuls dans leurs doctes vers ils pourront vous apprendre
Par quel art sans bassesse un auteur peut descendre ;
Chanter Flore210, les champs, Pomone211, les vergers,
Au combat de la flûte animer deux Bergers ;
Des plaisirs de l’amour vanter la douce amorce,
Changer Narcisse212 en fleurs, couvrir Daphné213 d’écorce ;
Et par quel art encor l’églogue quelquefois
Rend dignes d’un Consul la campagne et les bois.

Lorsque le poète lui-même raconte, il peut prendre un ton plus élevé que celui sur lequel il fait parler ses bergers ; il peut employer un style plus fleuri, et répandre plus d’ornements, Mais il faut que ces ornements soient tirés des mœurs et des objets champêtres. L’émail des prairies, les bocages paisibles, les moissons jaunissantes, les fleurs, les fontaines, les oiseaux, la fraîcheur du matin, le soir d’un beau jour, en un mot, la scène variée des campagnes doit seule fournir au poète le sujet de ses tableaux et de ses images. Encore même faut-il que dans ces images la distribution et l’assortiment des couleurs paraissent être, non l’effet de l’art, mais l’ouvrage de la nature. Gresset, dans son Ode à Virgile, parlant de l’églogue, veut

Qu’en industrieuse Bergère,
Elle dépeigne les forêts,
Mais sur une toile légère,
Sans des coloris indiscrets ;
Et que jamais le trop d’étude
N’y contraigne aucune attitude,
Ni ne-charge trop les portraits.

La nature sur chaque image
Doit guider les traits du pinceau ;
Tout doit y peindre un paysage,
Des jeux, des fêtes sous l’ormeau :
L’œil est choqué, s’il voit reluire
Les palais, l’or, et le porphyre,
Où l’on ne doit voir qu’un hameau.

Il veut des grottes, des fontaines,
Des pampres, des sillons dorés,
Des prés fleuris, de vertes plaines,
Des bois, des lointains azurés :
Sur ce mélange de spectacles,
Ses regards volent sans obstacles,
Agréablement égarés.

Ces vers sont sur le véritable ton, dans le véritable style de l’églogue et de l’idylle.

Poètes bucolistes. §

On prétend que la poésie pastorale prit naissance en Sicile, bien longtemps avant l’ère chrétienne. Daphnis, dit-on, berger de cette contrée, fut le premier poète bucoliste, qui se rendit célèbre parmi les Grecs. Probablement ce berger Daphnis, né avec une imagination vive, occupa son loisir à composer, sur son état et sur les objets champêtres, des chansons, qui, en lui attirant l’admiration de ses semblables, firent naître en eux, le désir de l’imiter, et de se donner même réciproquement de ces espèces de défis poétiques. Car après sa mort, ces bergers conservèrent si précieusement sa mémoire, qu’ils appelèrent longtemps leurs propres chansons, chansons sur Daphnis ; et, suivant nos voyageurs modernes, les bergers de Sicile se disputent encore aujourd’hui le prix de la flûte et du chant ; prix qui est une houlette, une panetière.

Quoi qu’il en soit, le plus ancien poète grec, connu par des ouvrages dans le genre pastoral, est Théocrite, né à Syracuse, et qui florissait, vers l’an 280 avant J.-C. On lui reproche de n’avoir pas donné assez de délicatesse à quelques-uns de ses bergers, que Fontenelle trouve (sans doute par rapport à nous, qui avons d’autres mœurs) plus rustiques, qu’agréables. Malgré cette critique, ses idylles seront toujours mises au nombre des plus beaux modèles qu’on puisse proposer. Elles sont remarquables par une douceur, une naïveté qui paraît presque inimitable. Ce poète a peint la nature simple, mais quelquefois négligée. Sa versification est d’ailleurs vive, harmonieuse, et pleine d’images.

Il nous reste quelques idylles de Moschus, né à Syracuse, et de Bion, natif de Smyrne, tous les deux presque contemporains de Théocrite. Celles du premier sont faites avec soin ; il y a beaucoup d’agrément et de délicatesse. Mais la finesse et l’art n’y sont pas assez cachés, et le style en est un peu trop fleuri.

Quant aux idylles de Bion, elles offrent un coloris enchanteur, un style riche et brillant. Mais les jeux d’esprit et l’excès des ornements qu’il a répandus dans quelques-unes, ne permettent guère qu’on les regarde comme des modèles dans le genre pastoral.

Longepierre publia vers la fin du 17e siècle une traduction de ces trois poètes grecs. Mais à peine eut-elle vu le jour, qu’elle tomba dans l’oubli. Chabanon nous a donné une traduction en prose des idylles de Théocrite, avec quelques imitations en vers de ce poète grec. Moutonnet de Clairfons a traduit Moschus et Bion en entier, et plusieurs idylles de Théocrite. Celles de Moschus ont été imitées en vers par Poinsinet de Sivry.

Le prince des poètes latins, Virgile, né à Andès près de Mantoue, l’an 70 avant J.-C., a été l’heureux imitateur de Théocrite, et a mérité que tous les siècles éclairés le plaçassent à côté de lui. On a cependant remarqué qu’il est un peu moins doux et moins naïf, mais d’un autre côté, plus fleuri et plus délicat. Ses églogues sont embellies de toutes les grâces de la nature. Horace en a parfaitement exprimé le caractère : il consiste, suivant lui, dans une douceur naïve, ingénue, mais assaisonnée d’un certain piquant léger, qui, s’il est permis de parler ainsi, en relève le gout. Elles ont eu un grand nombre de traducteurs. Celui qui les a le mieux rendues en prose, est l’abbé Desfontaines214. Gresset les a mises en vers français ; mais son ouvrage, comme il le dit lui-même, est moins une traduction qu’une imitation hardie.

Racan a été en France, sous le règne de Louis XIII, le père de l’églogue. Au mérite d’un style aisé, simple et naturel, il joint le talent d’exprimer avec grâce les plus petites choses.

Segrais est venu après lui ; et au jugement de Boileau, il peut dans l’églogue enchanter les forêts. Il a le ton vraiment pastoral, et peint très bien les passions tempérées, les mœurs ingénues des bergers.

Madame Deshoulières occupe le premier rang parmi les bucolistes français. Ses idylles sont tout à la fois de vrais modèles de naïveté, de douceur, et de délicatesse L’esprit y est toujours si bien allié au sentiment, qu’ils paraissent fondus, pour ainsi dire, l’un dans l’autre. On trouverait bien difficilement une versification plus aisée et plus coulante, des tours dans les expressions plus heureux, des images plus gracieuses, des détails plus agréables et plus charmants.

Je ne parle point ici des vingt églogues que nous a laissées La Motte. Le raffinement et le bel esprit s’y font trop sentir.

Les prétendues églogues de Fontenelle sont encore moins exemptes de ce défaut. Peut-on y reconnaître le ton, le langage les mœurs pastorales ? On n’y voit plutôt, on n’y entend que des petits-maîtres, des courtisans spirituels et galants, déguisés sous l’habit de berger.

Deux poètes de nos jours, Léonard et Berquin, ont cultivé la poésie pastorale avec un succès distingué. Les idylles du premier se font remarquer par l’agrément, la délicatesse des pensées, et le coloris du style ; celles du second par la douceur de la poésie, et l’expression fidèle du sentiment.

Gessner, poète allemand, a fait des idylles, que Huber a traduites en français. Elles offrent les plus riants tableaux de la vie champêtre : le ton en est simple et naïf : c’est partout le langage de la nature. Le sentiment y est peint avec tout le charme, et toutes les grâces imaginables.

Article III.
De l’Épître. §

Le seul nom d’Épître dit assez que ce petit poète n’est autre chose qu’une lettre écrite en vers. Il n’est point de genre de poésie plus libre dans le choix des sujets, et dans celui des tons de style.

Matière de l’Épître. §

On peut y traiter de la morale, de la littérature, des grandes passions, s’y livrer à des sentiments doux et affectueux, peindre les mœurs et les ridicules, plaisanter, disserter, louer, blâmer, raconter, en prenant le ton qui convient à chaque sujet, et en employant la mesure de vers la plus propre et la plus agréable. Boileau a décrit en vers héroïques le passage du Rhin : il a fait les peintures les plus gracieuses des douceurs de la paix et des agréments de la campagne : à l’imitation d’Horace, il a développé, dans un style noble et plein de dignité, les lois de la morale et du goût. J.-B. Rousseau a manié habilement les armes de la dialectique dans son Épître contre les impies et les libertins. Mille autres poètes ont embelli du coloris de l’imagination, ou des grâces du sentiment, les choses les plus simples et les événements les plus communs. Il n’est presque point d’objets qui ne puissent servir de matière à l’Épître. Elle peut s’élever jusqu’au style sublime, et descendre jusqu’au familier.

Épître philosophique. §

Les Épîtres qu’on nomme Philosophiques, parce que la morale, la littérature ou quelque grande passion en sont le sujet, doivent se faire distinguer par la justesse et la profondeur du raisonnement. Que les pensées toujours vraies, solides et lumineuses, y soient bien enchaînées, et d’y succèdent avec rapidité. Ce serait une erreur de croire qu’il suffit au poète d’effleurer les choses : il faut qu’il les creuse et les approfondisse. Il s’appliquera surtout à corriger par un sens droit la trop grande vivacité de son imagination : jamais l’enthousiasme et le feu de la poésie ne doivent nuire à la progression méthodique des idées, et à la marche régulière de la raison.

Boileau a excellé dans ce genre d’Épîtres : tout y est plein, exact, sagement pensé et exprimé de même. Je n’en citerai d’autre exemple que ce morceau de son Épître, dans laquelle il prouve que nous devons chercher en nous-mêmes notre propre bonheur.

C’est au repos d’esprit que nous aspirons tous
Mais ce repos heureux doit se chercher en nous.
Un fou rempli d’erreurs que le trouble accompagne
Et malade à la ville ainsi qu’à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui ;
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
Que crois-tu qu’Alexandre215 en ravageant la terre,
Cherche, parmi l’horreur, le tumulte et la guerre ?
Possédé d’un ennui qu’il ne saurait dompter,
Il craint d’être à soi-même, et songe à s’éviter.
C’est là ce qui l’emporte aux lieux où naît l’aurore,
Où le Perse est brûlé de l’astre qu’il adoré.
De nos propres malheurs, auteurs infortunés,
Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.
À quoi bon ravir l’or au sein du nouveau monde ?
Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l’onde,
Est ici comme aux lieux où mûrit le coco216,
Et se trouve à Paris de même qu’à Cusco217 :
On ne le tire point des veines du Potose218.
Qui vit content de rien, possède toute chose.
Mais sans cesse ignorants de nos propres besoins,
Nous demandons au ciel ce qu’il nous faut le moins.

Les peintures vives des grandes passions, les descriptions brillantes et pleines de feu, jointes aux raisonnements, font un très bel effet dans l’épître philosophique, quand elles sont analogues au sujet. C’est ce qu’on voit dans celle de l’abbé Delille219 sur l’Utilité de la retraite pour les gens de lettres. En voici quelques vers :

Je sais que du bon ton le vernis et la grâce.
Prête même à des sots une aimable surface,
Donne au propos léger ce feu vif et brillant,
Qui luit sans échauffer, et meurt en pétillant.
Mais ces foudres brûlants d’une mâle éloquence,
Ce sentiment profond que nourrit le silence,
Ce vrai simple et touchant, ces sublimes pinceaux,
Dont le chantre d’Abel220 anime ses tableaux ;
Veux-tu les demander à ces esprits futiles ?
Sybaris221 était-il le berceau des Achilles222 ?
Dans ce monde imposteur, tout est couvert de fard ;
Tout, jusqu’aux passions, est esclave de l’art…
La haine s’y déguise en amitié traîtresse ;
La vengeance y sourit, et la haine y caresse ;
L’ardente ambition, l’orgueil impétueux
Y rampent humblement à replis tortueux…
De l’adulation la basse ignominie,
En avilissant l’âme, énerve le génie…
Dans la retraite, ami, la sagesse t’attend,
C’est là que le génie et s’élève et s’étend ;
Là règne avec la paix l’indépendance altière ;
Là notre âme à nous seuls appartient tout entière.
Cette âme, ce rayon de la divinité,
Dans le calme des sens, médite en liberté,
Sonde ses profondeurs, cherche au fond d’elle-même,
Les trésors qu’en son sein cacha l’Être suprême,
S’échauffe par degrés, prépare ce moment,
Où saisi tout à coup d’un saint frémissement,
Sur des ailes de feu l’esprit vole et s’élance,
Et des lieux et des temps franchit l’espace immense ;
Ramène tour à tour son vol audacieux,
Et des cieux à la terre et de la terre aux cieux.

Cette même espèce d’épître admet non seulement le récit des faits historiques, mais encore les fictions qui ont rapport à la mythologie, lorsque le poète peut en tirer quelque avantage pour développer un point de morale, ou pour rendre plus sensibles les leçons de vertu qu’il donne. Voici comment Gresset, dans l’Épître à sa muse, feignant que le Parnasse223 était autrefois l’Olympe224 et le temple des sages, montre toute la honte attachée aux poésies licencieuses et à leurs auteurs.

Connaissant peu la basse jalousie,
De la licence ennemis généreux,
Ils ne mêlaient aucun fiel dangereux,
Aucun poison, à la pure ambroisie ;
Et les zéphirs225 de ces brillants coteaux,
Accoutumés au doux son des guitares,
Par des accords infâmes ou barbares,
N’avaient jamais réveillé les échos ;
Quand évoqués par le crime et l’envie,
Du fond du Styx226 deux monstres abhorrés,
L’obscénité, la noire calomnie,
Osant entrer dans ces lieux révérés,
Vinrent tenter des accents ignorés.
Au même instant les lauriers se flétrirent,
Et les Amours227 et les Nymphes228 s’enfuirent.
Bientôt Phœbus229, outré de ces revers,
Au bas du mont de la docte Aonie230,
Précipitant ces filles des enfers,
Les replongea dans leur ignominie,
Et pour toujours instruisit l’univers
Que la vertu, reine de l’harmonie,
À la décence, aux grâces réunie,
Seule a le droit d’enfanter de beaux vers.

Quand le poète veut peindre les mœurs et les ridicules, il doit en saisir les traits les plus frappants, et les présenter sous des images peu communes. Il répandra en même temps sur sa critique tout le sel et tout l’enjouement, toute la délicatesse et toutes les grâces qui pourront la rendre non moins agréable qu’instructive. Le C. de B***, dans son Épître sur les mœurs, après avoir fait un parallèle ingénieux du siècle des Bayard et du nôtre, peint ainsi l’inconstance des Français asservis aux caprices de la mode.

Une divinité volage
Nous anime et nous conduit tous :
C’est elle, qui dans le même âge,
Renouvelle cent fois nos goûts.
Ainsi pour peindre l’origine.
De nos caprices renaissants,
Regarde une troupe enfantine,
Qui par des tuyaux différents,
Dans l’onde où le savon domine,
Forme des globes transparents.
Un souffle à ces boules légères
Porte l’éclat brillant des fleurs :
De leurs nuances passagères
Un souffle nourrit les couleurs.
L’air qui les enfle et les colore,
En voltigeant sous nos lambris,
Leur donne ou la fraîcheur de Flore231,
Ou le teint ambré de l’Aurore232,
Ou le vert inconstant d’iris233.
Mais ce vain chef-d’œuvre d’Éole234,
Qu’un souffle léger a produit,
Dans l’instant qu’il brille et qu’il vole,
Par un souffle s’évanouit.
Français, connaissez votre image ;
Des modes vous êtes l’ouvrage ;
Leur souffle incertain vous conduit.
Vous séduisez : on rend hommage
À l’illusion qui vous suit :
Mais ce triomphe de passage,
Effet rapide de l’usage,
Par un antre usage est détruit.

Le poète peut aussi, appréciant les choses en vrai philosophe, prendre un ton grave et sérieux, lancer des traits vifs et piquants contre les défauts, les vices des hommes, et les tracer avec des couleurs mâles et vigoureuses : c’est ce que fait Gresset dans ces vers de la Chartreuse.

Pourrais-je, en proie aux soins vulgaires,
Dans la commune illusion,
Offusquer mes propres lumières
Du bandeau de l’opinion ?
Irais-je, adulateur sordide,
Encenser un sot dans l’éclat,
Amuser un Crésus235 stupide,
Et monseigneuriser un fat ;
Sur des espérances frivoles,
Adorer avec lâcheté
Ces chimériques fariboles
De grandeur et de dignité,
Et, vil client de la fierté,
À de méprisables idoles,
Prostituer la vérité ?
Irais-je, par d’indignes brigues,
M’ouvrir des palais fastueux,
Languir dans de folles fatigues,
Ramper à replis tortueux
Dans de puériles intrigues,
Sans oser être vertueux ?
De la sublime poésie.
Profanant l’aimable harmonie,
Irais-je, par de vains accents,
Chatouiller l’oreille engourdie
De cent ignares importants,
Dont l’âme massive, assoupie
Dans des organes impuissants,
Ou livrée aux fougues des sens,
Ignore les dons du génie
Et les plaisirs des sentiments ?…
Égaré dans le noir dédale,
Où le fantôme de Thémis236,
Couché sur la pourpre et les lys,
Penche la balance inégale,
Et tire d’une urne vénale
Des arrêts dictés par Cypris237 ;
Irais-je, orateur mercenaire
Du faux et de la vérité,
Chargé d’une haine étrangère,
Vendre aux querelles du vulgaire
Ma voix et ma tranquillité,
Et dans l’antre de la chicane,
Aux lois d’un tribunal profane
Pliant la loi de l’immortel,
Par une éloquence anglicane,
Saper et le trône et l’autel ?
Épître familière. §

L’Épître qu’on nomme familière doit avoir un air de négligence et de liberté : c’est ce qui la caractérise. Elle ne souffre point d’ornements recherchés. Une élégante simplicité, une plaisanterie aimable, un badinage léger, de la vivacité, des saillies, des traits d’esprit, mais qui paraissent n’avoir rien coûté, voilà ce qui doit en faire le plus bel agrément. Elle admet le récit des faits les plus ordinaires, les plus petits détails, la description des objets les plus communs, pourvu que tout y soit exprimé avec grâce. C’est ce qu’on va voir dans ce morceau d’une jolie épître de Piron, intitulée les Plaisirs du prieuré de…

Rien ne manque aux délicats ;
Cuisine en ragoûts féconde,
Table où tout nectar abonde,
Et la glacière à deux pas ;
Les lits les meilleurs du monde,
Plume entre bons matelas,
Doux sommeil entre deux draps ;
Un calme dont rien n’approche ;
Jamais le moindre fracas
De carrosse ni de cloche ;
Paix, bombance, liberté,
Liberté sans anicroche ;
L’horloge à la vérité
Rarement est remonté238,
Mais souvent le tournebroche.
Une autre félicité
Après Benedicite,
C’est de voir par la fenêtre
De notre salle à manger,
Cueillir dans le potager,
La fraise qui vient de naître ;
De voir la petite faux
Moissonner à notre vue,
Là, des têtes d’artichaux,
Ici, la tendre laitue,
Le pourpier et l’estragon,
Qui tout à l’heure en salade,
Vont piquer, près d’un dindon,
L’appétit le plus malade.

Quand on loue dans ces sortes d’épîtres, il ne faut jamais s’élever au-dessus du ton qui leur est propre. La louange, sans avoir rien d’étudié, rien de pompeux, doit y être employée avec finesse et comme sans prétention. Voyez avec quelle noble aisance, avec quelle familiarité décente et respectueuse Voltaire loue le roi de Prusse. Il feint que les parques239 ayant entendu parler de ses exploits, l’avaient cru le plus vieux des monarques, et continue ainsi :

Alors des rives du Cocyte240,
À Berlin241 vous rendant visite,
Atropos vint avec le Temps242,
Croyant trouver des cheveux blancs,
Front ridé, face décrépite,
Et discours de quatre-vingts ans.
Que l’inhumaine fut trompée !
Elle aperçut de blonds cheveux,
Un teint fleuri, de grands yeux bleus,
Et votre flûte et votre épée.
Elle songea, pour mon bonheur,
Qu’Orphée243 autrefois, par sa lyre,
Et qu’Alcide244, par sa valeur,
La bravèrent dans son empire.
Elle trembla quand elle vit
Le monarque qui réunit
Les dons d‘Orphée et ceux d’Alcide ;
Doublement elle vous craignit,
Et jetant son ciseau perfide,
Chez ses sœurs elle s’en alla ;
Et pour vous le trio fila
Une trame toute nouvelle,
Brillante, dorée, immortelle,
Et la même que pour Louis ;
Car vous êtes tous deux amis :
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles
Contre les mêmes ennemis ;
Vous régnez sur des cœurs soumis,
L’un à Berlin, l’autre à Versailles245, etc.

Voyez encore si dans une épître familière, le militaire français peut être mieux peint et mieux loué qu’il ne l’a été dans celle-ci du même auteur : elle est intitulée : Au camp devant Philipsbourg, le 3 juillet 1734.

C’est ici que l’on dort sans lit,
Et qu’on prend ses repas par terre.
Je vois et j’entends l’atmosphère
Qui s’embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre ;
Et dans ces horreurs de la guerre,
Le Français chante, boit, et rit.
Bellonne246 va réduire en cendres
Les courtines de Philisbourg247,
Par cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher ces combats meurtriers,
Couverts de fange et de lauriers,
Et pleins d’honneur et de folie.
Je vois briller au milieu d’eux
Ce fantôme nommé la Gloire248,
À l’œil superbe, au front poudreux,
Portant au cou cravate noire,
Ayant sa trompette en sa main,
Sonnant la charge et la victoire,
Et chantant quelques airs à boire,
Dont ils répètent le refrain.
Ô nation brillante et vaine !
Illustres fous, peuple charmant,
Que la gloire à son char entraîne,
Il est beau d’affronter gaîment
Le trépas et le prince Eugène249, etc.

Je n’ai cité tous ces différents exemples, que pour faire voir d’une manière plus sensible les différents genres que l’épître embrasse, et les divers Ions de style qu’elle peut prendre. Elle est quelquefois mêlée de prose ; et alors elle doit avoir entièrement le caractère d’une lettre ordinaire. On peut cependant y mettre plus de finesse et de délicatesse ; mais point de fictions sérieuses, point de peintures magnifiques, point d’idées ni de sentiments trop relevés.

Poètes épistolaires. §

Horace, né à Venuse dans le royaume de Naples, l’an 63 avant Jésus-Christ, est parmi les poètes latins, celui qui nous a laissé les meilleurs modèles pour l’épître philosophique. Il a eu plusieurs traducteurs, dont le plus estimé est le P. Sanadon, jésuite.

Parmi nous, ce sont Boileau, Rousseau, et Voltaire dans la plupart de ses discours philosophiques. Pour le genre gracieux et le familier, nous en avons une foule en notre langue. Les principaux sont Chapelle, Pavillon, Voltaire, Desmahis, Gresset, le C. de B***, etc. Je ne parle point de Chaulieu, dont la morale toute en sentiment est celle d’Épicure.

L’Héroïde est une épître en grands vers dans laquelle on fait parler des héros, des héroïnes, ou quelque personnage célèbre, agité d’une passion, qui le plus souvent est l’amour. Le poète doit, dans les premiers vers, exposer en peu de mots la situation du personnage, et les motifs qui le font parler. Les récits sont déplacés dans ces sortes d’épîtres, à moins qu’ils ne fassent la plus grande partie de l’intérêt, et qu’ils n’offrent des tableaux touchants et pathétiques. Tout doit y être animé de la chaleur du sentiment.

Ovide est le premier qui ait fait des héroïdes, qu’on ne peut guère prendre pour modèle. Ce poète ingénieux, mais peu sensible, cherche trop à briller par les grâces du bel esprit et le faste des ornements. Je n’en connais pas d’autre traduction que celle de Martignac, qui a traduit tous les ouvrages de ce poète.

On a cultivé depuis peu parmi nous ce genre de poésie. Colardeau est celui qui a le mieux réussi dans son épître d’Héloïse à Abailard.

Article IV.
De la Satire. §

L’odieux que peut avoir la satire, et, qu’elle n’a que trop souvent, n’est point dans la nature de ce genre de poésie. Il n’est précisément que dans l’abus qu’on en fait, dans l’excès de licence qu’on s’y donne. Renfermée dans ses justes bornes, la satire ne peut qu’être infiniment utile à la société civile et à la république des lettres.

Elle seule bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusques sous le dais faire pâlir le vice,
Et souvent sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Va venger la raison des attentats d’un sot250.

Voilà son but, son véritable objet, les grands avantages dont elle peut à bon droit se glorifier.

Définition et style de la Satire. §

La satire est donc un discours en vers, dans lequel on attaque directement les vices des hommes, et où l’on critique de même les mauvais ouvrages. Le poète peut le faire sur un ton sérieux, caustique et mordant, on sur un ton léger, plaisant et badin ; se déchaîner avec force contre le vice, ou se borner à une simple raillerie. Dans le premier cas, il doit employer un style ferme, plein et nerveux ; dans le second, un style fin, agréable et enjoué ; mais toujours simple, naturel et facile, parce que le style de la satire est le plus conformé au style ordinaire. Quelque ton que prenne le poète, ses pensées doivent être vives, pressées, d’une vérité frappante, et enchaînées avec grâce ; ses préceptes, surtout sages, solides, clairs et lumineux.

Ce qu’il faut observer dans la satire des mœurs. §

Pour que la satire soit un genre d’écrire vraiment ; honnête et recommandable, il faut qu’elle soit générale et réglée par les bienséances. Les vices ou les ridicules de l’humanité doivent y être : exposés dans tout leur jour par des peintures vives et naturelles, des caractères exprimés avec vérité, des portraits finis, sans que les personnes y soient nommées ou désignées. Le poète qui préconise la vertu, et qui attaqua en général les mœurs corrompues, mérite les plus grands éloges. Mais celui qui veut flétrir ou humilier les personnes, est digne lui-même d’opprobre et de châtiment. L’exemple suivant, pris au hasard dans les Satires de Boileau, fera voir de quelle manière le poète satirique doit combattre les vices généraux de la société.

Un avare idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
À grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
Plus il le voit accru, moins il en fait d’usage.
Sans mentir, l’avarice est une étrange rage,
Dira cet autre fou, non moins privé de sens,
Qui jette, furieux, son bien à tous venans,
Et dont l’âme inquiète à soi-même importune,
Se fait un embarras de sa bonne fortune.
Qui des deux en effet est le plus aveuglé ?
L’un et l’autre, à mon sens, ont le cerveau troublé.
Répondra chez Fredoc251, ce marquis sage et rude,
Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude,
Attendant son destin d’un quatorze on d’un sept,
Voit sa mort ou sa vie sortir de son cornet.
Que si d’un sort fâcheux la maligne inconstance
Vient par un coup fatal faire tourner la chance,
Vous le verrez bientôt les cheveux hérissés,
Et les yeux vers le ciel de fureur élancés,
Ainsi qu’un possédé que le prêtre exorcise,
Fêter dans ses serments tous les saints de l’église.

Voyez encore avec quelle force de raison et quelle vigueur de style, il s’élève en général contre ces nobles orgueilleux, qui, se glorifiant de leurs vains titres, et des belles actions de leurs ancêtres, traînent des jours oisifs dans le sein de la mollesse.

Que sert ce vain amas d’une inutile gloire,
Si de tant de héros célèbres dans l’histoire,
Il ne peut rien offrir aux jeux de l’univers
Que de vieux parchemins qu’ont épargnés les vers
Si tout sorti qu’il est d’une source divine,
Son cœur dément en lui sa superbe origine,
Et n’ayant rien de grand qu’une sotte fierté,
S’endort dans une lâche et molle oisiveté ?…
On ne m’éblouit point d’une apparence vaine ;
La vertu d’un cœur noble est la marque certaine,
Si vous êtes sorti de ces héros fameux,
Montrez-nous cette ardeur qu’on vit briller en eux,
Ce zèle pour l’honneur, cette horreur pour le vice.
Respectez-vous les lois ? Fuyez-vous l’injustice ?
Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
Et dormir en plein champ le harnois sur le dos ?
Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
Alors soyez issu des plus fameux monarques,
Venez de mille aïeux ; et si ce n’est assez,
Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre ;
Choisissez de César252, d’Achille253 ou d’Alexandre254.
En vain un faux censeur voudrait vous démentir ;
Et si vous n’en sortez, vous devez en sortir.
Mais fussiez-vous issu d’Hercule255 en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux que vous diffamez tous,
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie,
Ne sert plus que de jour à votre ignominie.
En vain tout fier d’un sang que vous déshonorez,
Vous dormez à l’abri de ces noms révérés :
En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères ;
Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères.
Je ne vois rien en vous qu’un lâche, un imposteur,
Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur,
Un fou dont les accès vont jusqu’à la fuite,
Et d’un tronc fort illustre une branche pourrie.
Ce qu’il faut observer dans la satire des ouvrages d’esprit. §

Lorsque le poète satirique s’érige en censeur des ouvrages d’esprit, il faut que, dirigé par un goût sûr, il se montre toujours sans amertume, sans passion, sans partialité. Il est fâcheux pour la gloire de Boileau, dont la critique est ordinairement saine, qu’il se soit laissé entraîner par la prévention contre le Tasse et Quinault256.

Le poète étant dans l’obligation de précautionner ses lecteurs contre le mauvais goût, doit indiquer les sources où l’on pourrait le puiser, et peut par conséquent nommer les ouvrages. Mais il s’interdira les personnalités, et ne parlera jamais des auteurs : les règles de la bienséance l’exigent. Boileau les a aussi quelquefois violées : il a pris plaisir à tourner en ridicule l’indigence de quelques écrivains médiocres de son temps ; et en cela il ne doit pas être imité.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce genre de poésie. On pourra y appliquer le peu que j’ai dit ailleurs de la critique.

Poètes satiriques. §

La satire était chez les Grecs une espèce de drame qui tenait de la tragédie et de la comédie. Les Romains lui donnèrent la forme, le caractère, le tour qu’elle a aujourd’hui. Cette invention est duc à Lucile, chevalier romain, né l’an 147 avant Jésus-Christ, dans le temps que les lettres commençaient à s’introduire en Italie : ses satires ne nous sont point parvenues.

Horace, si célèbre dans le beau siècle d’Auguste, perfectionna ce genre de poésie. Philosophe aimable et plein d’urbanité, poète ingénieux et délicat, il n’attaque les vices et les travers des hommes qu’en riant, ou en les couvrant de ridicule. Point d’aigreur, point d’emportement dans sa critique : elle est toujours douce et badine, assaisonnée du sel de la plaisanterie et de toutes les grâces de l’enjouement. Il ne déchire jamais : il pique avec finesse ; et les portraits qu’il fait, même dans le genre odieux, ont toujours quelque chose d’agréable. Le P. Sanadon, jésuite, est encore celui qui a le mieux traduit ses satires, ainsi que ses autres poésies.

Perse, né à Volterre dans la Toscane, l’an 34 de l’ère chrétienne, inférieur à Horace pour la grâce et la délicatesse, a plus de force et de chaleur. Il montre un grand fond de raison dans ses satires. Mais son style trop serré est bien souvent obscur. Le P. Tarteron l’a traduit ; et après lui, Sélis.

Juvénal, né à Aquino, ville du royaume de Naples, vers le milieu du premier siècle de l’ère chrétienne, fait dans toutes ses satires une guerre ouverte au vice. Il ne cache jamais la vérité, quelque affreuse qu’elle puisse être, et ne prend pas même soin de l’envelopper. Ce sont les invectives les plus violentes, le fiel le plus âcre et le plus amer. Ce satirique mord avec fureur : son imagination brûlante emploie presque toujours l’hyperbole, et la pousse, comme dit Boileau, jusqu’à l’excès. Mais dans ce débordement même d’humeur atrabilaire il a des beautés vraiment sublimes. Ses satires ont été bien traduites par le P. Tarteron, mais encore mieux par Dussaux.

Régnier a été en France, sous le règne de Louis XIII, le restaurateur de la satire. Il a de la gaieté, de la force, et même des grâces : mais ce poète peu décent doit être redouté du chaste lecteur.

Nous devons à Boileau la gloire de l’emporter sur nos voisins, et de le disputer à l’ancienne Rome dans le genre de la satire. On peut dire qu’il réunit la finesse et la légèreté d’Horace, la sagesse et la raison de Perse, la force et la vivacité de Juvénal, sans en avoir les fougueux excès : mais son caractère a plus de ressemblance avec celui du premier. Ses pensées sont toujours naturelles, ses expressions justes, ses tours vifs et aisés, son style pur et élégant, ses vers harmonieux, faits avec soin et jamais vides d’idées. Quelque grande, dit le marquis d’Argens257, quelque grande que puisse être la barbarie d’un homme, dès qu’il sait lire et qu’il entend le français, on doit supposer qu’il a lu les Satires de Boileau.

Article V.
De l’Élégie. §
Caractère de l’Élégie. §

Le vrai caractère de l’élégie se trouve marqué dans le mot même, composé de deux mots grecs, qui signifient dire hélas. Ce petit poème, en effet, qu’on avait inventé pour déplorer les malheurs, les infortunes, et se plaindre des rigueurs du sort, était, dans son origine, uniquement destiné aux larmes, aux gémissements, et à l’expression de la douleur. Mais bientôt on y fit entrer des sentiments de tendresse et même de joie. La plainte, suivant Horace258, fut d’abord renfermée dans l’élégie, ensuite l’amour y chanta ses conquêtes. Boileau259 a dit après le poète latin :

Elle peint des amants la joie et la tristesse.

Cette sorte de poésie est donc consacrée aux mouvements du cœur : mais elle se borne aux sentiments doux, soit de tristesse, soit de joie. Elle ne peut point embrasser les sentiments de toutes les espèces et de tous les degrés, réservés à l’ode, et rejette par conséquent les pensées sublimes, les images pompeuses. Elle n’admet pas non plus cet amour violent et furieux, dont les effets sont si funestes et si terribles, et qui est du ressort de la tragédie. Par conséquent, le style trop fort et trop pathétique ne convient pas à son caractère. Le but de l’élégie est d’attendrir l’âme, et non d’exciter la terreur.

Il est aisé de juger que pour réussir dans ce genre d’écrire, il faut bien sentir, et bien peindre le sentiment avec des couleurs vraies et naturelles.

Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.

C’est le précepte que donne Boileau260 ; précepte fondamental, qui renferme tous les autres. L’âme du poète doit être toute remplie de son objet toute pénétrée des malheurs qu’il veut déplorer, et se montrer tout entière dans l’élégie. Un poème de cette espèce, dicté par l’esprit, sera nécessairement froid, fade et langoureux, ou chargé d’ornements frivoles, non moins ridicules que déplacés.

Ornements propres à l’élégie. §

Ce n’est pas que le cœur puisse, sans le talent, produire une bonne élégie. La sensibilité de l’âme doit être aidée d’un génie facile, qui donne une certaine élévation et une certaine délicatesse à ce poète. Le cœur fournit les sentiments ; l’imagination les met en œuvre, et leur prête son coloris et ses grâces. Mais ce coloris ne doit pas être trop brillant ; ces grâces ne doivent pas être affectées. L’élégie paraît en habits de deuil, les cheveux épars. Une parure éclatante, un ajustement recherché pourraient-ils lui convenir ? Elle répand des larmes, elle éclate en plaintes, en gémissements. Peut-il sortir de sa bouche d’autres accents, d’autres cris, que ceux du sentiment et de la passion ?

La véritable douleur n’a point de langage étudié, de marche suivie et compassée. Le langage de l’élégie doit être simple et sans apprêt ; sa marche rompue, irrégulière même jusqu’à un certain point ; et il y doit régner, dans tout l’ensemble, ce désordre intéressant, cette négligence aimable, qui, quoiqu’en partie l’ouvrage de l’art, ne paraît être que l’effet du sentiment. Tout ce qui offre l’appareil de l’étude et du travail, tout ce qui sent l’affectation, est entièrement opposé au caractère de l’élégie, non seulement lorsqu’elle exprime la douleur ou la tendresse, mais encore même lorsqu’elle décrit, en passant, des objets gracieux et riants.

Que le cœur soit donc vivement pénétré ; il suggérera à l’esprit des pensées, des images, des comparaisons analogues et proportionnées au sentiment. C’est dans cette heureuse situation que se trouvait celui de La Fontaine, lorsque sa muse plaintive poussait des regrets si touchants sur la disgrâce de Fouquet261. Cette élégie est un vrai chef-d’œuvre. Tout y porte l’empreinte d’une âme sensible et profondément affligée. La douleur a fait naître toutes les idées, toutes les réflexions ; et l’art en se cachant, les a revêtues des couleurs qui leur étaient propres. Le sentiment y est toujours embelli par l’imagination, et l’imagination toujours animée par le sentiment. La voici.

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, Nymphes262 de Vaux263, faites croître vos ondes ;
Et que Lanqueil enflé ravage les trésors,
Dont les regards de Flore264 ont embelli ces bords.
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les destins sont contents, Oronte est malheureux.

Vous l’avez vu naguère aux bords de vos fontaines,
Qui sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits :
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l’ont enfin jeté,
Les attraits enchanteurs de la prospérité.
Dans le palais des rois cette plainte est commune :
On n’y connaît que trop les jeux de la fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants.
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs :
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphirs265.
Jamais un favori ne borne sa carrière :
Il ne regarde pas ce qu’il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter, qu’après l’avoir détruit.
Tant d’exemples fameux que l’histoire raconte,
Ne suffisaient-ils pas sans la perte d’Oronte ?

Ah ! si ce faux éclat n’eût pas fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à grands flots le soleil de la Cour.
Mais la faveur du ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens ;
Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.

Mais quittons ces pensées ; Oronte vous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si telle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas,
Si le long de vos bords, Louis porte ses pas
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage :
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux.
C’est par là que les rois sont semblables aux Dieux.
Du magnanime Henri266 qu’il contemple la vie :
Dès qu’il put se venger, ii en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
Oronte est à présent un objet de clémence ;
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux :
Et c’est être innocent, que d’être malheureux.

Pour rendre, dans l’élégie, la plainte plus touchante, il faut y joindre à une vive peinture des malheurs présents, celle des avantages qu’on a perdus. L’hyperbole n’y est point déplacée, parce qu’il est assez naturel que la douleur nous fasse exagérer les maux que nous souffrons. Il arrive bien souvent que l’élégie traite ses sujets sous une allégorie champêtre, et transforma ses personnages en bergers. Ainsi, on peut appliquer à ce poème tout ce que j’ai dit sur la poésie pastorale.

Poètes élégiaques. §

Il ne nous reste des Grecs aucun poème connu sous le nom d’élégie. Mais on peut principalement rapporter à ce genre un morceau fort touchant, qui est dans l’Andromaque d’Euripide, et le tombeau d’Adonis, idylle de Bion.

On y rapporte aussi la cinquième églogue de Virgile sur la mort de Daphnis ; quelques Odes d’Horace, surtout celle où il déplore la mort de Quintilius, et les Héroïdes d’Ovide. Les cinq Livres des Tristes que celui-ci composa dans les déserts de la Scythie où il avait été exilé, sont proprement des élégies. Celle qu’il fit sur la mort de Tibulle, son ami, est très belle. Mais quant au plus grand nombre des autres, on peut dire que l’excessive abondance de l’imagination, et le feu pétillant de l’esprit y refroidissent presque partout le sentiment. Nous en avons une bonne traduction, par le P. Kervillars, jésuite.

Tibulle et Properce, deux grands poètes du siècle d’Auguste, sont de vrais modèles dans l’élégie. Le premier, surtout, est doux, élégant et toujours naturel : il ne peint jamais que le sentiment et la passion. Properce ne les exprime pas tout à fait aussi bien ; il est plus gracieux, mais moins tendre : il montre même quelquefois un peu trop d’art et d’érudition. Ces deux poètes ont été traduits par Longchamps.

Nous avons parmi nous quelques bonnes élégies, que nous devons à madame la comtesse de La Suze, et à madame Deshoulières. Il y. a de la délicatesse, du sentiment et de la facilité.

La Fontaine n’est connu en ce genre que par la belle élégie que j’ai citée. Les autres qu’il a faites, sont peu dignes de lui.

On trouve dans J.-B. Rousseau quelques odes qui sont dans le genre élégiaque. Telle est aussi celle qu’adresse Malherbe à François du Perrier, son ami, pour le consoler de la mort de sa fille, et dans laquelle il lui dit avec autant de délicatesse que de sentiment :

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
                Ont le pire destin ;
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
                L’espace d’un matin.
Article VI.
De l’Ode. §
Nature et division de l’Ode §

Le mot Ode signifie Chant, Chanson, Hymne, Cantique. Ce poème, dont la forme consiste dans une suite de stances ou strophes, qui doivent être égales entre elles, exprime le sentiment, de quelque espèce et de quelque degré qu’il soit. Tout ce qui agite l’âme avec violence, tout ce qui lui cause une émotion douce, convient essentiellement à l’ode. Ainsi l’on peut en distinguer deux espèces générales. La première est dans le genre noble et sublime ; c’est l’ode proprement dite, qui, suivant Boileau267,

Élevant jusqu’au ciel son vol ambitieux,
Entretient dans ses vers commerce avec les Dieux :
Aux athlètes dans Pise268 elle ouvre la barrière,
Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière.

L’autre est dans le genre tendre et gracieux.

Elle peint les festins, les danses et les ris.
De l’Ode proprement dite §

Il n’est point de genre de poésie plus poétique, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que l’ode proprement dite. Dans les autres poèmes, l’écrivain ne remplit point le personnage de poète : l’art, même consiste à le faire oublier. Dans l’apologue, ce sont des animaux qui parlent, comme ils auraient parlé, s’ils avaient eu le don de la pensée et de la parole. Dans la poésie pastorale, ce sont des bergers qui s’entretiennent de leurs amours ou d’objets champêtres. Dans la satire et l’épître morale, c’est un philosophe austère ou badin qui censure les mœurs. Dans l’élégie, c’est un homme afflige qui se plaint des rigueurs du sort. Dans le dramatique, ce sont des Citoyens, des Héros, des Monarques, qui agissent et qui parlent, sans que le poète paraisse.

Mais dans l’ode, c’est le poète lui-même qui s’annonce, et qui va chanter ; le poêle inspiré par les Muses, et qui doit en parler le plus riche et le plus magnifique langage. Il est vrai que dans l’épopée, on suppose aussi le poète inspiré : mais son inspiration est tranquille ; la Muse raconte et le poète écrit : au lieu que dans l’ode, son inspiration est prophétique ; il est tout rempli, possédé de la Muse ou du Dieu qui s’est emparé de ses sens. On dirait même que le Dieu qui l’inspire, parle par sa voix. Aussi a-t-il besoin, pour réussir dans ce genre de poésie, de ces qualités si rares et si précieuses, qui, suivant Horace269, font le vrai poète ; d’un génie créateur, d’un talent presque divin, et d’une manière de s’exprimer toujours noble, majestueuse, et souvent sublime.

Enthousiasme de l’Ode. §

Il faut d’abord que le poète se peigne vivement à l’esprit son objet, s’y livre tout entier, en soit le plus fortement occupé ; que son imagination s’élève, s’échauffe, et produise ce sentiment vif qu’on appelle enthousiasme ; sentiment qui est toujours proportionné à l’objet. C’est alors qu’une fureur poétique le transporte ; une ardeur divine l’embrase ; le voilà dans ces moments heureux pour le génie : toute la nature se découvre à ses regards ; il va en épuiser les richesses, et répandre sur tous les objets cet esprit de vie qui les anime, et ces grands traits qui les font paraître avec toute la perfection imaginable.

Début de l’Ode. §

Dans cette situation de l’âme, le poète saisissant la lyre, pourrait-il s’annoncer par un début simple, tranquille et mesuré ? Non sans doute. Emporté par la fougue de son imagination brûlante, et par les mouvements de son cœur vivement ému, il prend un essor rapide, et chante tout à coup sur un ton élevé. Son début est hardi, frappant, magnifique et pompeux : on y voit toute la chaleur de son âme et tout l’enthousiasme dont elle est remplie. Tantôt paraissant lui-même étonné de la grandeur et de l’importance de son sujet, il se dit inspiré par un Dieu ; il impose silence à toute la nature, et invite les mortels à l’écouter. Ainsi J.-B. Rousseau imitant le prophète David, pour peindre l’aveuglement des hommes du siècle, s’écrie :

Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs ; terre, prête l’oreille ;
Que l’univers se taise et m’écoute parler.
Mes chants vont seconder les accords de ma lyre ;
L’Esprit saint me pénètre ; il m’échauffe, et m’inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.

Tantôt, tout plein de l’objet qu’il se représente, il se jette, pour ainsi dire, brusquement au milieu de son sujet ; et dans un emportement soudain, il débute par de riches comparaisons et de brillantes images. C’est ce que fait Horace, dans cette belle Ode, où il chante la victoire du jeune Drusus270, sur les Vindéliciens. Je vais me servir, et je me servirai dans les autres exemples pris de ce poète, de la traduction en vers, ou plutôt de l’imitation qu’en a faite Reganhac. Une poésie forte et harmonieuse, qui rend le sens substantiel du lyrique latin, me paraît ici préférable à la meilleure prose qui en rendrait le sens littéral.

Tel que le ministre intrépide
Du tonnerre effrayant des Dieux271,
Sur un peuple d’oiseaux timide
S’élance des voûtes des cieux :
Bientôt la splendeur de sa race
Impose à son heureuse audace
Des triomphes plus signalés :
Il cherche des périls terribles,
Épargne les troupeaux paisibles,
Et combat les dragons ailés.

Ou tel que sur l’herbe nouvelle,
Où bondit un riant troupeau,
Paraît, chassé de la mamelle,
Un impétueux lionceau :
Tremblante, glacée, éperdue,
La jeune brebis, à sa vue,
De son sort pénètre l’horreur,
Et croit sentir la dent naissante
Qui va sur sa chair palpitante
Faire l’essai de sa fureur.
Tel Drusus formé pour la gloire, etc.

Voici encore un début vraiment lyrique de J.-B. Rousseau, dans son Ode sur la bataille de Petervaradein272, gagnée contre les Turcs, en 1716, par le prince Eugène273 ; début plus hardi peut-être que celui d’Horace, par la vivacité de l’enthousiasme, le retranchement des liaisons intermédiaires, et le changement subit des pensées.

Ainsi le glaive fidèle
De l’Ange exterminateur,
Plongea dans l’ombre éternelle
Un peuple profanateur,
Quand l’Assyrien274 terrible
Vit, dans une nuit horrible,
Tous ses soldats égorgés,
De la fidèle Judée275
Par ses armes obsédée,
Couvrir les champs saccagés.

Où sont ces fils de la terre,
Dont les fières légions
Devaient allumer la guerre
Au sein de nos régions ?
La nuit les vit rassemblées ;
Le jour les voit écoulées
Comme de faibles ruisseaux,
Qui, gonflés par quelque orage,
Viennent inonder la plage
Qui doit engloutir leurs eaux.
Style de l’Ode §

On n’exige pas que l’ode monte plus haut que son début. Mais on veut que le poète se soutienne jusqu’à la fin à la même élévation. C’est un athlète qui s’est élancé dans la carrière, et qui doit toujours courir avec la même vitesse : s’il ralentit sa course rapide, il perd la couronne qui l’attendait. Le poète lyrique nous a fait dans son début une impression des plus vives : il faut que cette impression soit durable. Son âme échauffée d’un feu divin, nous a embrasés de la même flamme : il faut que ce feu ne perde rien de sa force et de son activité. Il nous a ouvert les trésors de la poésie : il faut qu’il en étale à nos yeux toute la richesse et toute la magnificence ; qu’il nous élève, nous transporte, nous enchante par le sublime des sentiments, la hardiesse des pensées, l’énergie et la pompe des expressions, et par tous les charmes d’une harmonie soutenue et toujours ravissante. Ce sera une peinture qu’animeront les traits les plus vifs et les plus frappants. Telle est celle-ci qu’on lit dans l’Ode à la Fortune, par J.-B. Rousseau.

Quels traits me présentent vos fastes,
Impitoyables conquérants ?
Des vœux outrés, des projets vastes,
Des rois vaincus par des tyrans,
Des murs que la flamme ravage,
Des vainqueurs fumants de carnage,
Un peuple aux fers abandonné,
Des mères pâles et sanglantes
Arrachant leurs filles tremblantes
Des bras d’un soldat effréné.

Voyez quelles grandes et nobles idées accompagnent ce tableau si brillant, et avec quelle véhémence de style elles sont rendues.

Juges insensés que nous sommes,
Nous admirons de tels exploits.
Est-ce donc le malheur des hommes,
Qui fait la vertu des grands rois ?
Leur gloire féconde en ruines,
Sans le meurtre et sans les rapines
Ne saurait-elle subsister ?
Images de Dieu sur la terre,
Est-ce par des coups de tonnerre
Que leur grandeur doit éclater ?

Ce seront des comparaisons riches et multipliées qui nous présenteront les objets dans toute leur grandeur, dans toute leur beauté ; telles sont celles-ci que nous offre, l’Ode aux princes Chrétiens sur l’armement des Turcs, par le même poète.

Comme un torrent fougueux qui du haut des montagnes,
Précipitant son cours, traîne dans les campagnes
Arbres, rochers, troupeaux par son cours emportés,
Ainsi de Godefroi276 les légions guerrières
                   Forcèrent les barrières
Que l’Asie opposait à leurs bras indomptés.

La Palestine277 enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’Aquilon278 ;
Et des vents du midi la dévorante haleine
                   N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon279.

Ce sera un enchaînement de figures vives et saillantes qui donneront aux pensées un nouveau degré de force et d’élévation, comme on va le voir dans ce morceau de l’Ode d’Horace, dont j’ai cité le début.

Rome280, le Métaure281 publie
Des Nérons282 les divins exploits.
Asdrubal283, en perdant la vie
Proclame ce que tu leur dois.
Ce jour mémorable l’atteste ;
Jour qui borna le cours funeste
De nos revers multipliés
Et qui ressuscitant ta gloire,
A, par les droits de la victoire,
Mis ta rivale sous tes pieds.

Souviens-toi du nuage horrible
Où ton astre était éclipsé,
Depuis que l’Africain284 terrible
Vers nos murs se fut avancé.
Sa marche brûlait l’Ausonie285,
Comme un dévorant incendie
S’étend, et parcourt les forêts ;
Ou comme sur l’onde orageuse
Des vents la fougue impétueuse
Sème la crainte et les regrets.
Mais cette éclatante journée
À peine a rassuré les cœurs ;
De la plus haute destinée
Rome recueille les honneurs.
Tous nos guerriers sont indomptables :
Les Dieux, désormais favorables,
Sur leurs autels sont revenus :
Annibal frémit, et sa rage
Déplorant le sort de Carthage,
Loue et déteste nos vertus.

« Eh quoi donc, cerfs pusillanimes,
» Nous provoquons des loups ardents !
» Nos triomphes les plus sublimes
» Seraient d’échapper à leurs dents ;
» Des feux d’Ilion286 préservée
» Cette race fut conservée,
» Malgré les vents et les hasards ;
» Et bornant ses courses illustres,
» Rendit sur ces bords, en deux lustres,
» Ses Dieux, ses enfants, ses vieillards.
» Telle que ce chêne immobile,
» Qu’ébranle la hache en fureur,
» Le fer même qui la mutile,
» Sert à redoubler sa vigueur.
» Par moins de têtes renaissantes,
» L’Hydre287 exerçait les mains puissantes
» D’Hercule prêt à se lasser :
» Jamais Thèbes288 ni la Colchide289
» Ne virent de monstre homicide
» Plus difficile à terrasser.

« Plongez le Romain dans l’abîme ;
» Il en sort avec plus d’éclat :
» Qu’on le terrasse, il se ranime,
» Saisit son vainqueur et l’abat, etc. »

Ces exemples suffisent sans doute pour faire connaître le ton de l’ode. Mais il faut, comme le dit Boileau290, que

Son style impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.
Écarts de l’Ode. §

Représentez-vous ce cheval ailé291, à qui la Fable a donné pour séjour les coteaux du Parnasse et les bords de l’Hippocrène. Libre de tout frein, et n’ayant d’autre guide que sa bouillante ardeur, il s’élance à travers les campagnes, sans suivre aucune route certaine, franchit les précipices et les rochers, et revient aux lieux qu’il habite. Tel le poète lyrique, transporté d’une prophétique fureur, n’a point de marche uniforme. Il embrasse d’abord son sujet, et paraît aussitôt l’abandonner. Il semble qu’il a perdu de vue le point d’où il est parti, et le but où il doit arriver. On le voit passer brusquement à des objets qui paraissent éloignés l’un de l’autre, et totalement étrangers à sa matière. Ses pensées n’ont aucune suite, aucun ordre, aucune liaison marquée. Tantôt ce sont des vérités générales qu’il présente subitement, ornées de toutes les beautés poétiques. Ainsi Horace, dans son Ode au vaisseau qui devait porter Virgile à Athènes, se déchaîne contre l’audace de celui qui affronta le premier sur un bois fragile les flots et les tempêtes, et contre l’impiété effrénée des mortels, qui bravant le ciel par leurs crimes, ne permettent pas à Jupiter de quitter un moment sa foudre. Tantôt ce sont des traits historiques ou fabuleux, que le poète mêle tout à coup à son sujet. Telle est dans une Ode du même poète à Auguste, l’histoire de Régulus, qui étant prisonnier à Carthage, et ayant été à Rome, sous le serment d’un prompt retour, pour y annoncer les conditions de la paix, persuada lui-même au sénat de ne pas les accepter, et retourna à Carthage, pour y subir la mort qui l’y attendait. Telle est, dans l’Ode que J.-B. Rousseau adresse à Malherbe contre les détracteurs de l’antiquité, la Fable du serpent Python, né du limon de la terre, et tué à coups de flèches par Apollon.

Ces passages subits d’un objet à un autre, ces brusques sorties que fait le poète, ces écarts, ces digressions de l’ode sont le fruit de l’enthousiasme, mais d’un enthousiasme dirigé par la raison. Avant de prendre la plume, le poète a bien conçu son dessein, a disposé son plan. Il a envisagé son sujet sous toutes les faces, a vu tous les objets qui y avaient quelque rapport même éloigné, et les a rapprochés en les liant par un fil imperceptible. C’est ce fil qui le conduit secrètement. Plein de la passion ou du sentiment qui l’anime, il ne se livre qu’à des mouvements et des transports qui y sont analogues. Ses pensées naissent toutes les unes des autres : mais la chaleur de la passion ou du sentiment ne lui permet que de saisir les plus remarquables, et lui fait passer sous silence celles qui leur servent de liaison. Son génie tire du fond de son sujet des figures hardies et variées, des images vives et frappantes, qu’il met aussitôt en usage, en négligeant ces transitions scrupuleuses, ces liaisons grammaticales qui ne feraient qu’énerver sa poésie.

Ainsi, sous ce désordre apparent de l’ode, règne un ordre caché, qui est l’ouvrage de l’art ; tout y est sagement distribué, tout y tend à une même fin ; toutes les parties enchaînées s’y prêtent des beautés mutuelles, et forment un tout parfait. Ainsi le poète, dans ses transports, dans ses digressions, dans ses écarts même les plus multipliés, s’est toujours approché de son but, et l’a atteint au moment où il en paraissait le plus éloigné. C’est un voyageur qu’on a vu d’abord s’engager dans une grande et belle route : il a ensuite suivi tous les sentiers agréables et riants dont elle est bordée : on le croyait égaré, perdu dans ces labyrinthes fleuris ; et on le voit tout à coup arriver à son terme.

Auguste se proposait de transférer à Troie le siège de l’Empire romain. Voyez avec quel art Horace parvient à le détourner de ce dessein. Le poète débute par un éloge sublime de l’homme ferme et constant dans le bien. Tels étaient Pollux292, le grand Hercule293, Bacchus294, et Romulus295 lui-même, qui méritèrent d’être placés au rang des Dieux. Mais celui-ci eut à combattre le ressentiment de l’implacable Junon296, toujours animée contre les Troyens et leurs descendants. Elle n’y consentit qu’à condition que Troie297 et Rome seraient à jamais séparées par une étendue immense de mers toujours irritées. Ici le poète met dans la bouche de Junon un discours plein des plus riches tableaux, et où l’on voit une peinture énergique de l’état présent de l’ancienne Troie couverte de mousse, et devenue le repaire des bêtes sauvages. Cette déesse consent que les belliqueux Romains qui en tirent leur origine, règnent paisiblement ailleurs ; que le Capitole298 subsiste dans toute sa splendeur ; que l’invincible Rome se fasse un jeu de pénétrer dans ces plages arides que le soleil embrase de tous ses feux, et dans ces climats glacés, séjour d’un éternel hiver, pourvu qu’ils ne songent point à rebâtir la ville de Priam299. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle consent que Romulus soit assis parmi les immortels. Mais s’il inspire à ses enfants le dessein de relever les murs de Troie, ce ne sera que sous de malheureux auspices. Bientôt cette ville superbe sera de nouveau plongée dans ses premiers désastres. Elle-même, épouse et sœur de Jupiter, y ramènera ses formidables bataillons, pour la réduire en cendres.

C’est ainsi qu’Horace intimida Auguste et les Romains par la bouche d’une déesse jalouse et toujours irritée. On voit dans cette ode une sagesse de dessein admirable. Le poète paraît avoir perdu de vue son objet ; et c’est alors qu’il l’a parfaitement rempli. Mais parmi toutes les odes que je connais, celle qui, à mon avis, peut donner la plus juste idée des écarts heureux de ce genre de poésie, est l’Ode de Malherbe à Louis XIII, qui allait combattre les Rochelais. En voici l’analyse.

Le poète dans son début engage le roi à prendre sa foudre contre les rebelles. Pour justifier sa vengeance, il fait une vive peinture des excès auxquels ils s’étaient portés durant nos guerres civiles. Il reprend ensuite sa première idée, et détaille les forces des Rochelais. Mais ils ont beau fortifier leurs murailles, Louis, dont la cause est juste, les vaincra, était surtout aidé de Richelieu300. Ici le poète lie adroitement l’éloge de ce Ministre à celui du monarque. Ne croirait-on pas que Malherbe va se borner à des vœux pour le succès de leur entreprise ? Non : il revient au voyage du roi, et lui promet la victoire par ce beau trait d’imagination.

Certes ou je me trompe, ou déjà la victoire301,
Dont le plus grand honneur est que tu sois content,
Aux bords de la Charente302, en son habit de gloire,
              Sous des palmes t’attend.
Je la vois qui t’appelle, et qui semble te dire :
Roi, le plus grand des rois, et qui m’es le plus cher,
Si tu veux que je t’aide à sauver ton empire,
              Il est temps de marcher.

Il semble que le poète va prédire ici la ruine entière des Rochelais, et finir son ode. Mais qu’on est surpris de le voir prendre un nouvel essor, et décrire en vers pompeux la guerre des géants303 contre les Dieux de l’Olympe ! On le croit entièrement hors de son sujet, qu’il n’a point perdu de vue un seul instant. Les rebelles ont été peints sous l’image des Titans, et le monarque sous celle de Jupiter304. La description de cette guerre, qui paraît d’abord un hors-d’œuvre, est un effet de l’enthousiasme, et la production du vrai génie. Avec quelle adresse ce désordre est préparé ! avec quelle intelligence il est conduit ! Je doute que l’antiquité puisse nous offrir quelque chose de comparable à ce morceau. Enfin le poète encore plein d’images sanglantes, témoigne à Louis XIII avec quelle ardeur il le suivrait dans les combats, si la vieillesse ne glaçait ses sens, et termine son ode par un trait emprunté d’Horace, mais qu’il a embelli. Il se promet l’immortalité à laquelle il va voler, porté sur les ailes de la renommée305 qui publiera les exploits de Louis XIII.

Voilà, si je ne me trompe, le plus parfait modèle qu’on puisse proposer de cet enthousiasme vif, mais sage et réglé par la raison, de ce beau désordre qui produit un effet merveilleux dans l’ode, et qui la caractérise. Voilà en quoi consiste l’art d’agrandir un sujet, de faire un plan vaste, et néanmoins régulier dans toutes ses parties, même dans celles qui paraissent ne point tenir au corps de l’ouvrage.

L’ode proprement dite se divise en trois espèces, qui sont l’ode sacrée, qu’on appelle particulièrement Hymne ou Cantique ; l’ode héroïque, et l’ode philosophique ou morale.

Ode sacrée. §

Dans l’ode sacrée, le poète chante les perfections de l’Être suprême. Il admire avec transport les chefs-d’œuvre de sa toute-puissance, et en offre les tableaux les plus brillants et les plus magnifiques. C’est ce que fait J.-B. Rousseau dans cette belle Ode, où ce digne imitateur du prophète David peint les mouvements d’une âme, qui s’élève à Dieu par la contemplation de ses ouvrages.

Les cieux instruisent la terre
À révérer leur auteur.
Tout ce que leur globe enserre,
Célèbre un Dieu créateur.
Quel plus sublime cantique
Que ce concert magnifique
De tous les célestes corps ?
Quelle grandeur infinie !
Quelle divine harmonie
Résulte de leurs accords !

De sa puissance immortelle
Tout parle, tout nous instruit.
Le jour au jour la révèle,
La nuit l’annonce à la nuit.
Ce grand et superbe ouvrage
N’est point pour l’homme, un langage
Obscur et mystérieux.
Son admirable structure
Est la voix de la nature !
Qui se fait entendre aux yeux.

Dans une éclatante voûte,
Il a placé de ses mains
Ce soleil, qui dans sa route
Éclaire tous les humains.
Environné de lumière,
Cet astre ouvre sa carrière,
Comme un époux glorieux,
Qui, dès l’aube matinale,
De sa couche nuptiale
Sort brillant et radieux.

L’Univers à sa présence
Semble sortir du néant.
Il prend sa course, il s’avance
Comme un superbe géant.
Bientôt sa marche féconde
Embrasse le tour du monde
Dans le cercle qu’il décrit ;
Et par sa chaleur puissante,
La nature languissante
Se ranime et se nourrit.

Lorsqu’il célèbre la bonté infinie du créateur, il a soin, pour relever le prix des bienfaits qu’il en a lui-même reçus, de retracer avec force ses malheurs et ses afflictions passées. Telle est cette peinture si vive et si touchante que fait le même poète dans l’Ode tirée du Cantique du saint roi Ézéchias306 qui le composa, après avoir été miraculeusement guéri d’une maladie pestilentielle.

Comme un tigre impitoyable,
Le mal a brisé mes os,
Et sa rage insatiable
Ne me laisse aucun repos.
Victime faible et tremblante,
À cette image sanglante,
Je soupire nuit et jour ;
Et dans ma crainte mortelle,
Je suis comme l’hirondelle
Sous les griffes du vautour.
Ainsi de cris et d’alarmes,
Mon mal semblait se nourrir ;
Et mes yeux noyés de larmes
Étaient lassés de s’ouvrir.
Je disais à la nuit sombre :
Ô nuit, tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours.
Je redisais à l’aurore :
Le jour que tu fais éclore,
Est le dernier de mes jours.

Mon âme est dans les ténèbres,
Mes sens sont glacés d’effroi.
Écoutez mes cris funèbres,
Dieu juste, répondez-moi.
Mais enfin sa main propice
A comblé le précipice
Qui s’entr’ouvrait sous mes pas :
Son secours me fortifie,
Et me fait trouver la vie
Dans les horreurs du trépas.

Voyez aussi sous quelles brillantes images le marquis de Pompignan, s’élevant jusqu’à l’enthousiasme de David, peint la grandeur, la justice et tout à la fois la clémence du Seigneur.

Dieu se lève : tombez, roi, temple, autel, idole.
Au feu de ses regards, au son de sa parole,
                     Les Philistins307 ont fui.
Tel le vent dans les airs chasse au loin la fumée,
Tel un brasier ardent voit la cire enflammée
                     Bouillonner devant lui.

                     Ce Dieu si grand, -si terrible
                     À nos voix daigne accourir :
                     Sa bonté toujours visible
                     Se plaît à nous secourir.
                     Prodigue de récompenses,
                     Malgré toutes nos offenses,
                     Il est lent dans sa fureur.
                     Mais les carreaux qu’il apprête,
                     Tôt ou tard brisent la tête
                     De l’impie et du pécheur.

Dieu m’a dit : de Bazan308 pourquoi crains-tu les pièges ?
La mer engloutira ces tyrans sacrilèges
                     Dans son horrible flanc.
Tu fouleras aux pieds leurs veines déchirées ;
Et les chiens tremperont leurs langues altérées
                     Dans les flots de leur sang.

                     Les ennemis de sa gloire
                     Sont vaincus de toutes parts :
                     La pompe de sa victoire
                     Frappe leurs derniers regards.
                     Nos chefs, enflammés de zèle,
                     Chantent la force immortelle
                     Du Dieu qui sauva leurs jours ;
                     Et nos filles triomphantes
                     Mêlent leurs voix éclatantes
                     Au son bruyant des tambours.

Il y a des odes sacrées, qui sont dans le genre élégiaque, et où par conséquent le poète exprime sur le ton le plus élevé toute l’énergie du sentiment. Telle est celle-ci du marquis de Pompignan, regardée comme un chef-d’œuvre. Elle est tirée d’un psaume, composé prophétiquement par David, ou par Jérémie, à l’imitation de David, durant la captivité des Juifs à Babylone. La fin de cette ode est une prédiction du châtiment des habitants de cette ville corrompue, et de celui des Iduméens, peuples descendus d’Esaü. La voici tout entière.

                   Captifs chez un peuple inhumain : ,
Nous arrosions de pleurs les rives étrangères ;
                   Et le souvenir du Jourdain309
À l’aspect de l’Euphrate310 augmentait nos misères.

                   Aux arbres, qui couvraient les eaux,
Nos lyres tristement demeuraient suspendues,
                   Tandis que nos maîtres nouveaux
Fatiguaient de leurs pris nos tribus éperdues.

                   Chantez, nous disaient ces tyrans,
Les hymnes préparés pour vos fêtes publiques ;
                   Chantez ; et que vos conquérants
Admirent de Sion311 les sublimes cantiques

                   Ah ! dans ces climats odieux,
Arbitre des humains, peut-on chanter ta gloire !
                   Peut-on dans ces funestes lieux
Des beaux jours de Sion célébrer la mémoire !

                   De nos aïeux sacré berceau
Sainte Jérusalem312, si jamais je t’oublie ;
                   Si tu n’es pas jusqu’au tombeau
L’objet de mes désirs, et l’espoir de ma vie ;

                   Rebelle aux efforts de mes doigts,
Que ma lyre se taise entre mes mains glacées,
                   Et que l’organe de ma voix
Ne prête plus de sons à mes tristes pensées.

                   Rappelle-toi ce jour affreux,
Seigneur, où d’Esaü313 la race criminelle
                   Contre ses frères malheureux
Animait du vainqueur la vengeance cruelle.

                   Égorgez ces peuples épars ;
Consommez, criaient-ils, les vengeances divines :
                   Brûlez, abattez ces remparts,
Et de leurs fondements dispersez les ruines.
                   Malheur à tes peuples pervers,
Reine des nations, fille de Babylone314
                   La foudre gronde dans les airs
Le Seigneur n’est pas loin : tremble, descends du trône.

                   Puissent tes palais embrasés
Eclairer de tes rois, les tristes funérailles !
                   Et que sur la pierre écrasés,
Tes enfants de leur sang arrosent tes murailles !

Les psaumes de David, les cantiques de Moïse, de Débora, de Judith, et ceux des Prophètes sont des odes sacrées, qui ont toute la perfection imaginable. Leurs auteurs considérés uniquement comme écrivains, l’emportent infiniment sur tous les lyriques profanes.

Ode héroïque. §

L’ode héroïque est faite à la gloire des grands hommes en tous les genres ; Le poète y loue avec enthousiasme les exploits, le génie, les talents, les vertus éclatantes des souverains, des ministres, des généraux, des négociateurs, des magistrats, des gens de lettres, etc. Voici quelques strophes d’une ode héroïque de J.-B. Rousseau au prince Eugène. Notre langue n’offre peut-être rien de plus beau.

Ce vieillard, qui d’un vol agile
Fuit sans jamais être arrêté,
Le temps315, cette image mobile
De l’immobile éternité,
À peine du sein des ténèbres
Fait éclore les faits célèbres,
Qu’il les replonge dans la nuit.
Auteur de tout ce qui doit être
Il détruit tout ce qu’il fait naître,
À mesure qu’il le produit.

Mais la Déesse de mémoire316
Favorable aux noms éclatants,
Soulève l’équitable histoire
Contre l’iniquité du temps ;
Et dans le registre des âges
Consacrant les nobles images
Que la gloire317 lui vient offrir,
Sans cesse en cet auguste livre,
Notre souvenir voit revivre
Ce que nos yeux ont vu périr.

C’est là que sa main immortelle,
Mieux que la Déesse aux cent voix318,
Saura dans un tableau fidèle
Immortaliser tes exploits.
L’avenir faisant son étude
De cette vaste multitude
D’incroyables événements,
Dans leurs vérités authentiques,
Des fables les plus fantastiques
Retrouvera les fondements.

Tous ces traits incompréhensibles
Par les fictions ennoblis,
Dans l’ordre des choses possibles
Par là se verront rétablis.
Chez nos neveux moins incrédules,
Les vrais Césars319, les faux Hercules320
Seront mis au même degré ;
Et tout ce qu’on dit à leur gloire,
Et qu’on admire sans le croire,
Sera cru sans être admiré.

Voyez aussi comme le même poète loue Homère dans cette strophe de son Ode à Malherbe contre les détracteurs de l’antiquité.

À la source d’Hippocrène321,
Homère ouvrant ses rameaux,
S’élève comme un vieux chêne
Entre de jeunes ormeaux.
Les savantes immortelles322,

Tous les jours de fleurs nouvelles
Ont soin de parer son front ;
Et par leur commun suffrage,
Avec elles il partage
Le sceptre du double mont.

Après ces exemples qui doivent donner une parfaite idée du ton sur lequel le poète lyrique chante les grands hommes, je crois bien pouvoir citer cette strophe si belle de l’Ode sur la mort du même Rousseau, par le marquis de Pompignan, strophe dans laquelle on admire l’harmonie la plus majestueuse, et tous les genres de sublime réunis. L’auteur y fait allusion aux ennemis de l’Horace français.

Le Nil323 a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts
Insulter par leurs cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Crime impuissant ! fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le Dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ces obscurs blasphémateurs.
Ode morale. §

L’ode morale ou philosophique est à la gloire de la vertu. Le poète s’y abandonne à tous les vifs transports, que peuvent lui inspirer la beauté de cette vertu ou la laideur du vice. Il doit y présenter de grandes vérités, de belles et solides maximes. Mais en éclairant notre âme, il faut qu’il l’échauffe et la transporte. Il faut que sa morale soit toujours revêtue des plus brillantes couleurs, et animée de tout le feu de la poésie, comme on le voit dans l’une des deux strophes que j’ai citées de l’Ode à la Fortune, et dans le plus grand nombre des autres odes du même poète.

C’est ce qu’on voit aussi dans celles d’Horace, qui, au milieu de son enthousiasme même, sait si bien varier ses tons, ses couleurs, ses images, selon les vérités qu’il exprime, et le genre d’instruction qu’il nous donne. Ici, ce sont les rois, maîtres absolus de leurs sujets, mais sujets eux-mêmes du souverain de l’univers qui, du mouvement de ses sourcils, ébranle toute la nature. Là, c’est l’impie qui, voyant un glaive suspendu par un fil au-dessus de sa tête, ne trouve aucun goût aux mets les plus exquis, et à qui le chant des oiseaux, la plus douce harmonie ne peuvent ramener le sommeil. En un autre endroit, c’est un riche fastueux, qui voulant étendre ses domaines jusques sur la mer, fait border le rivage de nombreux matériaux, combler les abîmes de masses énormes, et resserre dans leur vaste élément les habitants des eaux. Cependant, loin de jouir du bonheur, il est sans cesse déchiré par les remords vengeurs, et partout poursuivi par les furies menaçantes. S’il traverse les mers, le noir chagrin marche à ses côtés. S’il est à cheval, il porte en croupe son bourreau.

Mais voyez dans le début de l’ode que j’ai analysée, ce sublime portrait de l’homme ferme et constant dans le bien.

La gloire et la vertu dans un cœur magnanime
Ont-elles enfanté quelque projet sublime ?
Rien ne peut retarder son essor courageux :
Ni d’un peuple en fureur l’audace téméraire,
Ni l’aspect menaçant d’un tyran sanguinaire,
Ni des vents et des flots les combats orageux.

Des Dieux et des mortels le monarque suprême
Armé de ses carreaux, se montrât-il lui-même ;
Le devoir parle au sage ; il n’a point d’autre loi.
Vît-il crouler les cieux brisés par la tempête ;
L’univers en éclats tombât-il sur sa tête ;
Frappé de ses débris, il serait sans effroi.
De l’Ode dans le genre gracieux. §

On vient de voir que les sujets les plus nobles et le ton le plus élevé conviennent à l’ode proprement dite. L’ode qui est dans le genre gracieux, veut un ton modéré, des sujets agréables et tendres. Elle est, aussi bien que l’autre, susceptible d’enthousiasme, puisque cet enthousiasme n’est qu’un sentiment produit par l’imagination qui se représente vivement un objet quel qu’il soit. Mais dans la première, l’âme du poète est agitée avec violence ; dans celle-ci elle est émue légèrement. Ce sont les jeux et les plaisirs qu’il chante ; c’est le sentiment qu’il peint avec les couleurs les plus douces. Ses tableaux, sans être trop riches, sont toujours frais et riants. Ses pensées, sans avoir un certain degré de force et d’élévation, sont toujours vives et naturelles. Son style n’a rien de pompeux ; mais il est toujours élégant et varié. Le poète peut dans cette espèce d’ode répandre avec grâce des traits de morale, et y entremêler des louanges délicates. C’est ce qu’a fait Horace dans une ode charmante adressée à Mécène, qui lui avait donné une petite métairie auprès de Rome. En voici deux strophes mises en vers par le duc de N***.

Un clair ruisseau, de petits bois,
Une fraîche et tendre prairie
Me font un trésor, que les rois
Ne pourraient voir qu’avec envie.
Je préfère l’obscurité
Qui suit la médiocrité,
À l’éclat qui suit la puissance.
Le riche est, au sein des plaisirs,
Moins heureux par la jouissance,
Que malheureux par ses désirs.

Je n’ai point ces riches habits
Qu’avec orgueil Plutus324 étale,
Ni vin rare ni mets exquis
Ne couvrent ma table frugale.
Mais dans ma douce pauvreté,
De la dure nécessité
J’ignore l’affligeante peine ;
Je jouis d’un destin heureux.
Et n’ai-je pas toujours Mécène325,
Si je voulais former des vœux.

Voilà un vrai modèle du style et du ton de l’ode dans le genre gracieux.

On peut en dire autant de celle de l’abbé de Chaulieu sur Fontenai, dans le Vexin-Normand où il était né. La voici presque tout entière.

C’est toi qui me rends à moi-même ;
Tu calmes mon cœur agité ;
Et de ma seule oisiveté
Tu me fais un bonheur extrême.

Parmi ces bois et ces hameaux,
C’est là que je commence à vivre,
Et j’empêcherai de m’y suivre
Le souvenir de tous mes maux.

Emplois, grandeurs tant désirées,
J’ai connu vos illusions.
Je vis loin des préventions
Qui forgent vos chaînes dorées.

La cour ne peut plus m’éblouir.
Libre de son joug le plus rude,
J’ignore ici la servitude
De louer qui je dois haïr.

Fils des Dieux, qui de flatteries
Repaissez votre vanité,
Apprenez que la vérité
Ne s’entend que dans nos prairies.

Grotte, d’où sort ce clair ruisseau,
De mousse et de fleurs tapissée !
N’entretiens jamais ma pensée
Que du murmure de ton eau…

Ah ! quelle riante peinture
Chaque jour se montre à mes yeux,
Des trésors, dont la main des Dieux
Se plaît d’enrichir la nature !

Quel plaisir de voir les troupeaux,
Quand le midi brûle l’herbette,
Rangés autour de la houlette,
Chercher l’ombre de ces ormeaux !

Puis, sur le soir, à nos musettes
Ouïr répondre les coteaux,
Et retentir tous nos hameaux
De hautbois et de chansonnettes !

Mais hélas ! ces paisibles jours
Coulent avec trop de vitesse.
Mon indolence et ma paresse
N’en peuvent arrêter le cours.

Déjà la vieillesse s’avance ;
Et je verrai dans peu la mort
Exécuter l’arrêt du sort
Qui m’y livre sans espérance.

Fontenai, lieu délicieux,
Où je vis d’abord la lumière,
Bientôt au bout de ma carrière,
Chez toi je joindrai mes aïeux.

Muses, qui, dans ce lien champêtre
Avec soin me fîtes nourrir ;
Beaux arbres, qui m’avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir, etc.

Quand l’ode dans le genre gracieux ne chante que Bacchus ou l’Amour, on l’appelle proprement anacréontique, du nom d’Anacréon qui en fut l’inventeur. Elle ne diffère alors en rien de la chanson bachique et érotique ; et les règles de ces deux genres de poésie sont les mêmes.

De la Cantate. §

Nous avons une espèce d’ode faite pour être mise en musique ; c’est la cantate. On y distingue deux parties ; les récits qui ordinairement n’excèdent pas le nombre de trois, et les airs dont chacun de ces récits est suivi. Dans le récit, le poète présente l’objet : dans l’air, il exprime le sentiment ou la réflexion qu’a dû faire naître la vue de cet objet. Les vers des récits peuvent être de huit, de dix, de douze syllabes, mais jamais au-dessous de huit. On peut employer dans les airs des vers de toute mesure, à l’exception de ceux de douze pieds : la majesté du vers alexandrin ne fournirait point assez aux chutes et à la vivacité d’un air de mouvement.

Il faut choisir pour sujet d’une cantate quelque trait historique ou fabuleux, d’où l’on puisse tirer des réflexions morales. Ce poème doit être, suivant J.-B. Rousseau326 qui en a été parmi nous l’inventeur, une allégorie exacte, dont les récits soient le corps, et les airs, l’âme et l’application. Il admet la même noblesse d’idées, la même pompe d’expressions que l’ode ; mais il en rejette les écarts et le désordre : ils seraient incompatibles avec, l’art et la sagesse qu’il faut pour soutenir une allégorie. Le style du récit doit avoir plus d’énergie et d’élévation que celui de l’air, qui doit être plus vif et plus animé.

Il y a des cantates dans le genre noble, et dans le genre gracieux. J.-B. Rousseau nous en offre de parfaits modèles des deux espèces. Dans le premier genre, celle de Circé327 est un chef-d’œuvre. Peut-on rien ajouter à la beauté de ce tableau, où il représente cette magicienne ayant recours aux secrets de son art pour rappeler Ulysse328 ?

Sur un autel sanglant l’affreux bûcher s’allume :
La foudre dévorante aussitôt le consume.
Mille noires vapeurs obscurcissent le jour.
Les astres de la nuit interrompent leur course.
Les fleuves étonnés remontent vers leur source ;
Et Platon329 même tremble en son obscur séjour.

Sa voix redoutable
Trouble les enfers.
Un bruit formidable
Gronde dans les airs.
Un voile effroyable
Couvre l’Univers.
La terre tremblante
Frémit de terreur.
L’onde turbulente
Mugit de fureur.
La lune sanglante
Recule d’horreur.

Dans le sein de la mort ses noirs enchantements
              Vont troubler le repos des ombres.
Les mânes effrayés quittent leurs monuments :
L’air retentit au loin de leurs longs hurlements ;
Et les vents échappés de leurs cavernes sombres,
Mêlent à leurs clameurs d’horribles sifflements.

Dans le genre gracieux, la cantate de Céphale offre les images les plus douces et les plus riantes. Telles sont celles-ci :

La nuit d’un voile obscur couvrait encor les airs,
Et la seule Diane330 éclairait l’Univers ;
                Quand de la rive orientale,
L’aurore331, dont l’amour avance le réveil,
                Vint trouver le jeune Céphale332,
Qui reposait encor dans le sein du sommeil.
Elle approche, elle hésite, elle craint, elle admire :
                La surprise enchaîne ses sens ;
Et l’amour du héros pour qui son cœur soupire,
À sa timide voix arrache ces accents :

Vous qui parcourez cette plaine,
Ruisseaux, coulez plus lentement :
Oiseaux, chantez plus doucement ;
Zéphyrs333, retenez votre haleine.

Respectez un jeune chasseur,
Las d’une course violente,
Et du doux repos qui l’enchante,
Laissez-lui goûter la douceur.
Poètes lyriques. §

La Grèce a été féconde en Poètes lyriques. Mais les ouvrages du plus grand nombre ont été perdus. Nous ne connaissons Simonide, Stésichore, Alcée, et Tyrthée, que par les grands éloges qu’en fait Horace. Car les fragments de leurs poésies qui nous sont parvenus, se réduisent à très peu de chose. Il ne nous reste des Odes de la tendre Sapho, née à Mytilène, dans l’île de Lesbos, un peu plus de six cents ans avant J.-C., que deux morceaux, où éclatent tout le feu et toute la vivacité du sentiment. Elle mérita qu’on lui donnât le nom de dixième Muse.

Anacréon, né à Téos, en Ionie, vers l’an 532 avant J.-C., et, comme je l’ai déjà dit, inventeur de l’ode qui porte son nom, ne chanta que l’amour et les plaisirs de la table. Ses odes, où règne une aimable négligence, sont toutes courtes : elles n’expriment souvent qu’un sentiment de l’âme, ou ne présentent qu’un tableau gracieux. La délicatesse et la naïveté en font le caractère. Madame Dacier les a fort bien traduites, ainsi que les deux morceaux de Sapho. Poinsinet de Sivry en a donné une imitation en vers. Nous en avons encore une bonne traduction en prose par Moutonnet de Clairfons, qui l’a réunie dans un même volume, avec celle de Moschus et de Bion, dont j’ai parlé ailleurs.

Pindare, né à Thèbes en Béotie, vers l’an 500 avant J.-C., fut le plus célèbre des lyriques grecs par la grandeur des idées, la beauté des images, les écarts et les transports fougueux de l’enthousiasme. Horace qui en avait fait une étude particulière, le regarde comme inimitable. Il le compare pour la plénitude, l’abondance et l’impétuosité, à un fleuve qui grossi par les eaux du ciel, se précipite en bouillonnant, du haut des montagnes. Les odes qu’il fit à la gloire des vainqueurs dans les jeux olympiques, sont les seules qui nous soient parvenues, et sont très difficiles à entendre. Nous n’en avons point de traduction complète. L’abbé Massieu et l’abbé Sallier en ont mis en français quelques-unes, qu’on trouvera dans les mémoires de l’Académie des Belles-Lettres. Alexandre s’étant emparé de la ville de Thèbes, épargna la maison qu’avait occupée Pindare, et sauva du carnage tous ceux qui restaient de sa famille.

Horace, le seul lyrique latin, n’a pas toute la hardiesse et toute la fougue de Pindare, toute la douceur d’Anacréon, toute la vivacité de Sapho. Mais il réunit toutes ces qualités au degré qu’il faut pour être parfait dans l’ode. Son délire est toujours naturel et vrai ; ses écarts toujours heureux ; son désordre toujours sage et réglé par la raison. Il est, selon les sujets, énergique, majestueux, grave, brillant, délicat et naïf. Dans le genre sublime, c’est un torrent qui gronde, et qui tonne au milieu des arbres qu’il déracine, et des rochers qu’il entraîne. Dans le genre gracieux, c’est un clair ruisseau qui coule et, serpente sans bruit sur des gazons fleuris, dont il entretient la délicieuse fraîcheur. Le P. Sanadon, à qui nous devons une traduction complète de ses poésies, l’emporte sur tous les autres traducteurs, même dans les odes, quoiqu’il paraphrase quelquefois son original. Cependant je ne passerai point ici sous silence la bonne traduction que Reganhac nous a donnée de la plus grande partie des odes. Il en a mis plusieurs en vers : cette imitation ne manque ni de mouvement ni de chaleur, et peut figurer à côté de l’original.

Malherbe est le premier poète lyrique qu’ait eu la France : ceux qui l’ont précédé ne méritent pas d’en porter le nom. Né, en 1555, dans un siècle qui sortait à peine de la barbarie, il connut le premier le génie de notre langue, et fut, parmi nous, le père de la haute poésie. C’est peu d’avoir mis de la grâce et de l’harmonie dans ses odes. On y trouve encore toute la chaleur du génie, et un enthousiasme vraiment lyrique, qu’il sut toujours plier avec art aux règles du bon goût et de la raison. Si l’on ne s’arrête point à quelques mots surannés, on y verra partout une abondance et une justesse d’expressions admirable, une richesse d’ornements toujours proportionnée au sujet, et jamais de stances, qui soient vides d’idées. C’est un des meilleurs modèles de poésie lyrique.

Racan, disciple de Malherbe, avait un génie propre à la poésie sublime. Mais en général, ses odes, parmi lesquelles il y en a quelques-unes de fort belles, sont négligées et faibles de style. On peut en dire autant de sa traduction en vers des Psaumes.

J.-B. Rousseau, qui est venu après eux, a porté l’ode française à sa plus haute perfection. L’élévation, la vigueur et la souplesse du génie, une imagination des plus vives, des plus brillantes et des plus fécondes, un enthousiasme toujours soutenu, une expression toujours pittoresque, une versification toujours harmonieuse, la grandeur des sentiments, la hardiesse des pensées, l’éclat des images lui assureront, tant que le goût de la belle poésie subsistera parmi nous, la place qu’il occupe à côté des plus grands poètes, et des lyriques les plus célèbres. Dans l’ode sacrée, il soutient dignement le caractère de l’éloquence du prophète qu’il imite. Dans l’ode héroïque, il échauffe, élève notre âme, et la remplit des transports d’admiration dont il est lui-même saisi à la vue des grands hommes qu’il loue. Dans l’ode morale, il montre la raison sous la pompe la plus majestueuse de la poésie, et la fait parler avec toute sa force et toute sa dignité. Dans les sujets agréables, il nous plaît, il nous enchante par la douceur de la versification, la fraîcheur des images, et la délicatesse du sentiment.

La Motte a fait dans le genre sublime des odes qui manquent d’élévation, de chaleur et de génie. Mais il a réussi dans le genre gracieux. Ses odes anacréontiques peuvent servir de modèle.

Les odes sacrées du marquis de Pompignan étincellent de beautés vraiment lyriques. La véhémence et l’élévation en font le principal caractère. Il y en a plusieurs dont on peut assurer que le grand Rousseau se serait glorifié à bien juste titre.

Fin du second Volume.

Notes pour l’intelligence des exemples cités dans ce second volume. §

A §

Abel, fils d’Adam et d’Ève nos premiers parents. Il immolait à Dieu, avec une piété sincère et généreuse, les premiers-nés de ses troupeaux, tandis que Caïn, son frère aîné, lui offrait, avec une piété avare, les prémices de sa récolte. Celui-ci, jaloux de voir que ses offrandes n’étaient pas aussi agréables au Seigneur que celles d’Abel, le tua l’an 3874 avant J.-C.

Adule, ou Saint-Gothard, une des plus hautes montagnes de Suisse, et au sommet de laquelle on jouit d’une des plus belles vues du monde. C’est au pied de cette montagne que le Rhin prend sa source.

Ajax, fils de Télamon, roi de Salamine, et le plus brave des Grecs, après Achille. Il se battit un jour entier contre Hector, le plus vaillant des Troyens, et la victoire resta indécise. Après la mort d’Achille, il disputa à Ulysse les armes de ce héros. Mais son concurrent l’emporta par son éloquence. Ajax en devint si furieux, qu’il perdit l’usage de sa raison. Il se jeta sur tous les troupeaux du camp, et en fit un grand carnage, croyant tuer Ulysse, Agamemnon, et les autres rois de la. Grèce. Revenu dans son bon sens, il se perça lui-même de son épée. Les poètes disent que son sang fut changé en une fleur, nommé hyacinthe.

Alcibiade, né à Athènes, l’an 454 avant J.-C., et disciple de Socrate. Il joignit à une haute naissance et à de grandes richesses, tous les agréments du corps et tous les talents de l’esprit, avec un caractère qui se pliait à tout. Après avoir remporté plusieurs fois le prix aux jeux olympiques, il fut nommé général de la flotte des Athéniens en Sicile, et s’empara de la ville de Catane. Mais accusé d’avoir mutilé les statues de Mercure, et condamné à mort par contumace, il se retira à Lacédémone, où cet homme, accoutumé au luxe et aux délices de sa patrie, prit sans peine la manière de vivre sobre et dure des Spartiates. La jalousie des généraux de cette république fit encore condamner à mort Alcibiade, qui se réfugia auprès de Tissapherne, satrape, ou gouverneur d’une des provinces du roi des Perses. On ménagea son retour à Athènes ; et il n’y rentra, qu’après avoir conquis plusieurs villes sur les Lacédémoniens, qu’il força à demander la paix. Les Athéniens lui décernèrent une couronne d’or, lui rendirent tous ses biens, et quelque temps après, le nommèrent généralissime de leurs troupes. Il commanda la flotte qui devait attaquer les Lacédémoniens, Mais dans le temps qu’il avait quitté son armée, pour aller amasser l’argent dont il avait besoin, son lieutenant ayant été battu, Alcibiade, injustement accusé de ce mauvais succès, fut déposé et banni, Il se retira dans la province du satrape Pharnabaze, qui, à la sollicitation du général lacédémonien, eut la lâche cruauté de le faire tuer à coups de flèches, l’an 404 avant J.-C.

Alcide. Voyez le mot Hercule.

Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine, et d’Olympias, né l’an 356 avant J, C., et élevé par le célèbre Aristote : c’est le plus grand conquérant qui ait existé, parvenu, dès l’âge de 20 ans, au trône de son père, il soumit par les armes toute la Grèce, et se fit nommer généralissime des Grecs contre les Perses. Il part avec trente mille hommes de pied seulement, et cinq mille chevaux ; entre dans l’Asie mineure (ou Natolie) ; défait au passage du Granique (fleuve de Bithynie) une armée de cent mille Perses ; gagne ensuite sur Darius, leur roi, la bataille d’Issus (petite ville de Cilicie) ; se rend maître, dans la Phénicie, de la fameuse ville de Tyr, après un siège de sept mois ; pénètre dans la Judée (contrée célèbre de la Syrie) ; marche vers la ville de Gaza dont il s’empare ; arrive à Memphis, capitale de l’Égypte ; se remet à la poursuite de Darius, qu’il défait en bataille rangée, près d’Arbelles dans l’Assyrie ; entre triomphant dans Babylone, et puis dans Suze, capitale du royaume de Perse ; réduit en cendres Persépolis, ancienne demeure de ces rois ; traverse les déserts, franchit les fleuves et les montagnes ; pousse ses conquêtes jusqu’aux Indes ; ramène son armée par une autre route ; subjugue de nouveaux peuples ; revient à Babylone, craint, respecté, adoré comme un Dieu, et y meurt l’an 513 avant J.-C., âgé de 35 ans. Alexandre, qui, suivant Montesquieu, fonda plus de villes que les autres conquérants n’en détruisirent, joignait aux plus grands talents militaires d’excellentes qualités. Mais elles furent bien obscurcies. Par l’orgueil, la colère et l’excès du vin. Il avait la manie de vouloir passer pour le fils d’un Dieu, et de se faire adorer comme tel. Il fit assassiner le vieux Parménion, qui lui avait rendu les services les plus signalés, et tua de sa propre main, au milieu d’un repas et de l’ivresse, Clitus, un de ses plus fidèles amis. À Babylone, sa table était tellement un lieu de débauche, qu’il était honteux de ne pas s’y enivrer.

Amalthée, nom de la chèvre qui nourrit Jupiter, et que ce Dieu plaça parmi les astres avec ses deux chevreaux. Les nymphes qui avaient pris soin de son enfance, en reçurent une de ses cornes, qui avait la vertu de produire tout ce qu’elles désiraient. C’est ce qu’on appelait la Corne d’Abondance, qu’on représente pleine de feuilles, de fleurs et de toutes sortes de fruits, avec une pointe au milieu.

Ammon, fils de Loth, neveu d’Abraham. Les Ammonites, peuples voisins de la Judée, en descendaient.

Amphictyons. (Tribunal des) Il était composé des députés des villes de la Grèce, dont il était le conseil suprême, et comme les états-généraux. On y jugeait souverainement et sans appel toutes les affaires qui y étaient portées. Amphictyon, troisième roi d’Athènes, désirant maintenir l’union parmi les Grecs, l’avait établi, l’an 1522 avant J.-C. ; et c’est de son propre nom, que les juges étaient appelés Amphictyons.

Annibal, le plus grand général carthaginois, et un des plus grands capitaines de l’antiquité ; né d’Amilcar-Barca, l’an 247 avant J.-C. Implacable ennemi des Romains, auxquels, dès l’âge de neuf ans, il avait voué une haine éternelle, il prit en Espagne la ville de Sagonte, leur alliée, et dont les habitants aimèrent mieux périr sous ses ruines que de se rendre. De là, résolu d’aller attaquer les Romains dans Rome même, il passe les Pyrénées, traverse les Gaules, franchit les Alpes à travers mille périls ; entre dans l’Italie avec son armée, réduite à vingt mille hommes d’infanterie, et six mille de cavalerie, s’empare de Turin, et défait P. Corn. Scipion près de Pavie sur le Tésin, le consul Sempronius près de la rivière de Trébie (dans le duché de Milan d’aujourd’hui), et le consul Flaminius près du lac de Trasimène, dans l’Étrurie (ou Toscane). Fabius, dictateur romain, interrompit le cours de ses victoires, par une sage lenteur et des marches multipliées. Mais les consuls Paul Émile et Terentius Varron furent battus près de Cannes, petit bourg de la Pouille, et perdirent quarante mille hommes, parmi lesquels on comptait cinq mille six cent trente chevaliers, dont Annibal envoya les anneaux a Carthage. Après avoir passé l’hiver à Capoue, il eut à soutenir contre le consul Marcellus, trois différents combats, dont le succès ne fut pas décisif. Il y avait seize ans qu’il était en Italie, lorsque la situation de sa patrie, pressée de tous les côtés par les Romains, le fit retourner en Afrique, où il eut, sous les murs de Zama, non loin de Carthage, une entrevue avec Scipion, surnommé depuis l’Africain. C’est là que se livra cette bataille mémorable, si funeste aux Carthaginois, qui furent entièrement défaits. Peu de temps après, Annibal, honteux de l’opprobre de sa patrie, devenue tributaire des Romains ; ne recevant d’ailleurs, pour prix de ses services, que des marques d’ingratitude de la part de ses concitoyens, se retira d’abord chez Antiochus, roi de Syrie ; ensuite chez Prusias, roi de Bithynie, dans l’Asie mineure (ou Natolie), et s’empoisonna lui-même, âgé de 64 ans, pour ne pas tomber au pouvoir des Romains, qui exigeaient qu’on le leur livrât.

Aonie, petite contrée de la Béotie, qui est aujourd’hui la Livadie du milieu, dans la Turquie d’Europe. Elle avait tiré son nom d’une de ses montagnes, qui, suivant les poètes, était consacrée aux muses.

Aristide, illustre Athénien, qui par ses rares vertus, et sa conduite irréprochable dans l’administration des affaires de la république, mérita le surnom de juste. Cependant Thémistocle, son rival, vint à bout, par ses intrigues, de le faire exiler. Les Athéniens ne le rappelèrent que six ans après, et le rétablirent dans le commandement des armées. Uni avec Thémistocle, général en chef des Athéniens contre les Perses, il l’aida de ses conseils dans cette fameuse bataille qu’ils gagnèrent, l’an 480 avant J.-C., près de la petite île de Salamine, sur les côtes de l’Attique (aujourd’hui Livadie). Quelques années après, Aristide eut à combattre les mêmes ennemis à Platée, et remporta sur eux une victoire complète, avec Pausanias, général des Lacédémoniens. Ce grand homme, que rien ne pouvait écarter des règles de la modération et de la justice, ne voulut jamais se joindre aux ennemis de Thémistocle, pour le faire bannir à son tour. Il vivait l’an 490 avant J.-C., et mourut si pauvre, quoiqu’il eût eu le maniement des deniers publics, que l’État fut obligé de payer ses funérailles, et de pourvoir à la subsistance de ses filles. (Voyez le mot Thémistocle.)

Ascàlon, ville voisine de la mer Méditerranée, dans l’ancienne Palestine. Quoique ruinée, elle porte encore le même nom.

Asdrubal-Barca, un des plus grands généraux Carthaginois, fils d’Amilcar-Barca, et frère du fameux Annibal, qu’il remplaça dans le commandement de l’armée de la république en Espagne. Les deux frères P. Corn. et Cn. Corn. Scipion, que Cicéron et Virgile appellent des foudres de guerre, y commandaient alors l’armée romaine. Il se livra une grande bataille, où les deux Scipions furent tués, et dont Asdrubal retira tout l’avantage. Après cette victoire, il passa en Italie, pour apporter des secours à son frère. Mais il lut arrêté près du fleuve Métaure, l’an 207 avant J.-C., par le consul Caius Claudius Néron. Le combat fut des plus meurtriers. L’armée carthaginoise fut taillée en pièces, et Asdrubal y périt. Le consul romain fit jeter sa tête encore toute sanglante dans le camp d’Annibal, qui, à cette vue, s’écria : En perdant Asdrubal, j’ai perdu tout mon bonheur, et Carthage toute son espérance. Depuis ce moment, en effet, les Carthaginois n’éprouvèrent que des revers.

Atride. On appelait ainsi Agamemnon et son frère Ménélas du nom de leur père Atrée. Lorsque Agamemnon commandait les Grecs devant Troie, Chrysès, prêtre d’Apollon, vint, revêtu de ses habits pontificaux, lui demander sa fille Chryséis, qui avait été faite prisonnière à la prise de Thèbes en Cilicie (aujourd’hui la Caramanie dans la Turquie d’Asie). Agamemnon la lui ayant refusée, l’armée des Grecs fut frappée de la peste, qui ne cessa qu’au moment où la jeune captive fut rendue à son père.

Auguste (Caius Julius César Octavianus), né à Rome, l’an 63 avant J.-C., fils d’Octave, sénateur, et d’Accie, fille de Julie, sœur de Jules César. Il n’avait que 10 ans, lorsqu’étant en Grèce, il apprit la mort funeste de son grand-oncle, qui l’avait adopté pour son fils et son héritier. Il se rendit à Rome, où il trouva plusieurs grands personnages, disposés en sa faveur, moins pour l’élever, que pour abaisser Antoine, qui était à la tête d’un parti considérable. Octave en effet lui fit lever le siège de Modène, et resta seul général des troupes, par la mort des deux consuls, Hirtius et Pansa, qui commandaient son armée. Mais instruit du dessein du sénat qui ne cherchait qu’à les détruire l’un par l’autre, il se réconcilia avec Antoine et Lépide, qui s’était joint à ce dernier. Tous les trois se partageant l’Empire et le pouvoir suprême pendant cinq ans, formèrent ce Triumvirat, qui fit périr dans Rome plus de trois cents sénateurs, plus de deux cents chevaliers, Cicéron lui-même, et un nombre infini d’autres citoyens. Après ces exécutions sanglantes, Octave et Antoine marchèrent contre Brutus et Cassius, généraux de l’armée de la République, et les défirent près de Philippes dans la Macédoine. Bientôt Octave, vainqueur en Sicile, dépouilla Lépide de sa portion de l’Empire, et ne tarda pas à se brouiller avec Antoine, qu’il battit près d’Actium (aujourd’hui Capo Figallo dans la Turquie d’Europe). De retour à Rome, l’an 30 avant J.-C., il ferma, en donnant la paix au monde, le temple de Janus, qui, depuis 205 ans, avait été toujours ouvert, eut les honneurs du triomphe trois jours de suite, et prit le titre d’Empereur. Deux ans après, il reçut du Sénat les noms de Prince, d’Auguste et de Père de la Patrie. Depuis son avènement à l’Empire, Auguste fut l’idole des Romains. Il ne régna que par les lois ; prit soin de conserver les bonnes mœurs, surtout celles de la jeunesse ; décora Rome d’un grand nombre d’édifices utiles ou agréables ; fit fleurir les arts et les sciences, en accordant une protection spéciale à ceux qui les cultivaient. Il mourut à Nole, en revenant de Naples, l’an 14 de J.-C., âgé de 76 ans, après en avoir régné seul 44, et avoir adopté Tibère, qu’il s’était associé à l’Empire.

Aurore, fille, selon la fable, de Titan et de la Terre. Les poètes la font mère du Jour et des Vents. Ils la représentent dans un palais de vermeil, montée sur un char d’or et d’azur, traîné par quatre chevaux de couleur de rose, et lui font ouvrir, avec des doigts de rose, les portes de l’Orient.

Ausonie, ancienne contrée de l’Italie, et que les poètes prennent souvent pour l’Italie même. Elle tirait son nom d’Auson, un des premiers rois de ce pays.

B §

Babylone, ville très célèbre d’Asie, située sur l’Euphrate, et capitale de l’ancien empire des Assyriens. Elle fut prise l’an 558 avant Jésus-Christ, par Cyrus, roi de Perse, et environ deux cents ans après par Alexandre. Il n’en reste plus aucun vestige ; et l’on ne peut pas même marquer précisément le lieu où elle avait été bâtie.

Basan ou Astaroth, ville capitale du royaume de ce premier nom, dans le pays des Gergéséens, peuples de l’ancienne Palestine. Og, espèce de géant, qui en était roi, fut défait, et dépouillé de ses états par les Israélites, lors de leur entrée dans la terre promise.

Bavière (Marie-Anne-Christine Victoire de), fille de Ferdinand de Bavière, et née à Munich en 1660. Elle épousa, en 1680, Louis, dauphin de France, fils de Louis XIV. Cette princesse, qui avait un esprit délicat et tous les talents pour plaire, se livra, après les fêtes de son mariage, à son goût pour la solitude, et y passa toute sa vie. Elle mourut en 1690, âgée de 30 ans. Louis XIV fut la voir dans ses derniers moments, un peu avant qu’elle expirât. Bossuet lui ayant dit : Il faudrait que votre majesté se retirât. — Non, non, répondit le roi, il est bon que je voie comment meurent mes pareils. Quelques moments après, le roi dit au dauphin, en le tirant du chevet du lit de la princesse qui expirait : Voilà ce que deviennent les grandeurs.

Berlin, grande et belle ville d’Allemagne, située sur la Sprée, et capitale de l’électorat de Brandebourg. Le roi de Prusse y fait sa résidence ordinaire,

Berri (Charles duc de), troisième fils du grand dauphin et de Marie-Anne de Bavière, et oncle de Louis XV. Il naquit en 1686, et mourut en 1714. Il y avait quelque temps qu’il était entré au conseil.

Borée. Voyez le mot Aquilons dans les notes à la fin du premier volume.

Bourgogne (Louis, duc de), fils aîné du grand dauphin et de Marie-Anne de Bavière, et père de Louis XV. Il naquit en 1682, et eut pour précepteur l’illustre Fénelon334, qui composa pour lui son Télémaque. Nommé général des armées d’Allemagne en 1701, et généralissime de celles de Flandres en 1702, il eut d’abord quelques désavantages. La duchesse de Bourgogne entendant blâmer à Versailles la conduite de son époux, en ressentit une douleur amère, et ne put retenir ses larmes. Madame de Maintenon, qui était présente, recueillit ces précieuses larmes sur un ruban qu’elle envoya au prince. L’amour de la gloire se ranima aussitôt dans le cœur du jeune héros, qui, cette même année, vainqueur près de Nimègue, s’empara, l’année suivante, du vieux Brisach. Mais les qualités guerrières brillaient moins en lui, que les vertus morales et les vertus chrétiennes. Parfaitement instruit dans l’art de régner et de faire des heureux, il donnait les plus belles espérances à la France, lorsqu’il lui fut enlevé à la fleur de son âge, en 1712, six jours après la mort de la duchesse son épouse, et un an après être devenu l’héritier du trône par la mort du grand dauphin.

Bretagne (Louis duc de), fils du duc de Bourgogne, et frère aîné de Louis XV. Il naquit en 1707, et mourut âgé de cinq ans, la même année que son père.

C §

Capitole, forteresse bâtie sur le mont Tarpéïen ; une des montagnes que Rome renfermait dans son enceinte.

Céphale, fils, selon la fable, du dieu Mercure et d’Hersé, fille de Cécrops, premier roi d’Athènes. L’Aurore l’aima et l’enleva ; mais Céphale, constamment attaché à sa femme Procris, ne voulut jamais se rendre aux désirs de la déesse. Il aimait passionnément la chasse ; et un jour qu’il prenait cet exercice, il eut le malheur de tuer cette épouse chérie, qui était derrière un buisson, et qu’il avait prise pour une bête sauvage. Céphale ayant reconnu son erreur, se perça du même javelot qu’il lui avait lancé. Jupiter le métamorphosa en astres.

Charente, rivière de France qui prend sa source près de Rochechouart, sur les confins du Limosin ; traverse l’Angoumois et la Saintonge et se jette dans l’Océan, vis-à-vis l’île d’Oléron.

Charlemagne, fils de Pépin, et le deuxième de la seconde race de nos rois. Il éleva la monarchie à un point de grandeur où on ne l’a jamais vue, et fut couronné empereur d’Occident en 800. Durant tout le cours de son règne, il fit éclater son respect, son amour et son zèle pour la religion. Il était monté sur le trône en 768, et mourut en 814.

Circé, fameuse magicienne ; fille, selon la fable, du Soleil et de la nymphe Persa. Chassée de son pays pour avoir empoisonné son mari, qui était un roi des Sarmates, elle se retira sur les côtes d’Italie, dans la Campanie (aujourd’hui terre de Labour), et y bâtit un palais enchanté sur une montagne qu’on nomme à présent monte Circello. Ulysse, jeté par la tempête sur cette côte, fut très bien reçu de Circé, qui le retint auprès d’elle par ses enchantements, et qui parvint même à s’en faire aimer. Mais bientôt le héros, honteux de sa passion, trouva le moyen de s’éloigner de celle qui l’avait fait naître.

Clytie, une des nymphes qui, selon la fable, étaient filles de l’Océan et de Thétys, qu’il ne faut pas confondre avec Thétis, sa petite-fille, et mère d’Achille. Clytie fut aimée de Phœbus ou le Soleil. Mais en ayant été abandonnée, elle en ressentit une si vive douleur, qu’elle se laissa mourir de faim. Le dieu en eut pitié, et la métamorphosa en une fleur, appelée héliotrope ou tournesol, parce qu’elle regarde toujours le soleil.

Coco, fruit gros comme un melon, et quelquefois davantage. L’arbre qui le porte, croît dans les Indes orientales et dans l’Afrique.

Cocyte, un des cinq fleuves des Enfers, selon la fable, et formé des larmes d’une multitude de malheureux, qui n’ayant point reçu de sépulture après leur mort, errent pendant cent ans sur ses rives, où ils ne cessent de pleurer.

Colchyde, petite contrée de l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie), au fond du Pont-Euxin (aujourd’hui mer Noire). Elle était abondante en monstres et en herbes venimeuses. C’est aujourd’hui la Mingrelie, dans la Turquie d’Asie.

Conti (François-Louis de Bourbon, prince de), né en 1664 d’Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé. Son courage et sa valeur parurent avec éclat au siège de Luxembourg, dans la campagne de Hongrie, aux batailles de Fleurus, de Steinkerke et de Nerwinde. D’autres qualités, non moins précieuses et non moins connues, lui méritèrent la gloire d’être appelé, par la voie d’une élection juridique, au trône de Pologne. Il fut proclamé roi de ce pays, le 27 juin 1693, par le cardinal Radziejouski, primat du royaume. Mais le même jour, et deux heures après, Frédéric Auguste, électeur de Saxe, fut aussi proclamé par l’évêque de Cujavie. Ce souverain, qui était le plus près, arriva en Pologne le 21 juillet, et se fit sacrer à Cracovie le 15 septembre. Le prince de Conti n’arriva à la rade de Dantzic que le 16 du même mois ; et voyant que son parti s’affaiblissait de jour en jour, il se rembarqua, le 6 novembre. Il mourut à Paris en 1709.

Crœsus, roi de Lydie dans l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie), né l’an 597 avant Jésus-Christ. Il fut le plus riche monarque de son temps ; et ses richesses passèrent en proverbe. Ce prince, amateur des arts eut toujours des gens de lettres à sa cour. Il fit même des conquêtes, et ajouta plusieurs provinces à ses états. Mais Cyrus, roi des Perses, à qui il avait déclaré la guerre, lui enleva tout son royaume, l’an 544 ayant Jésus-Christ.

Cusco, ville du Pérou, dont elle était autrefois la capitale, ainsi que le lieu de la résidence des incas, souverains de ce pays.

Cypris, surnom que l’on donne à Vénus, à cause de l’île de Cypre ou Chypre, qui lui était consacrée. Elle est dans la mer Méditerranée, sur les côtes de la Turquie d’Asie.

Cythérée, nom que l’on donne souvent à Vénus, parce qu’elle avait un temple dans l’île de Cythère (aujourd’hui Cérigo), dans la mer Ionienne, ou mer de Grèce.

D §

Daphné, fille, selon la fable, du fleuve Pénée, Poursuivie à la trace par Apollon qui l’aimait, elle implora le secours de son père, qui la métamorphosa en laurier. Le dieu, frustré de ses espérances, se fit une couronne de cet arbrisseau, qui lui fut depuis consacré.

Dauphin. Louis, dauphin de France, dit le grand dauphin, fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche, né en 1661. Son caractère était aussi bon et facile, que son courage était ferme et élevé. Placé à la tête des armées en 1688, il s’empara de Philipsbourg, d’Haidelberg, de Manheim, et conquit le Palatinat. Il accompagna ensuite Louis XIV au siège de Mons, à celui de Namur, et commanda l’armée de Flandres en 1694. On assure que lorsque le duc d’Anjou, son deuxième fils, fut appelé à la couronne d’Espagne en 1700, il dit : Je n’aspire qu’à dire toute ma vie, le roi mon père et le roi mon fils. Cette espèce de proverbe qui, même longtemps avant sa mort, courut sur ce prince, fils de roi, père de roi, sans être roi, était fondé sur la santé de Louis XIV, qui était bien meilleure que celle de son fils. Il mourut de la petite vérole en 1711, âgé de 50 ans.

Dioné, nom que l’on donne à Vénus, comme étant celui de sa mère.

Drusus, fils de Claude Tibère Néron et de Livie Drusille, qui épousa Auguste, étant déjà mère de Tibère Néron, qui fut le second empereur de Rome, et enceinte de Drusus, dont elle accoucha trois mois après son second mariage, dans le palais de son nouvel époux, l’an 38 avant Jésus-Christ. Ce prince n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il battit les Vindeliciens, peuples qui habitaient la Souabe et la Bavière d’aujourd’hui. Plusieurs autres brillants exploits dans les Gaules, et principalement dans la Germanie, lui méritèrent le surnom de Germanicus, qui fut héréditaire à toute sa postérité. Il joignit le Rhin et l’Yssel par un canal qui subsiste encore. Auguste le jugeant digne de le remplacer, l’avait nommé dans son testament son successeur à l’Empire. Mais ce jeune héros mourut d’une chute de cheval à l’âge de 30 ans, laissant de la vertueuse Antonia, nièce d’Auguste, trois enfants : Germanicus, Claude qui fut le quatrième empereur de Rome, et Livie, qui épousa un autre Drusus, fils de l’empereur Tibère.

E §

Ésaü, fils d’Isaac, et frère jumeau de Jacob. Les Iduméens, peuples qui occupaient une partie de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Arabie pétrée, en descendaient.

Esther, juive de la tribu de Benjamin, et fille d’Abigaïl, frère de Mardochée, d’une famille considérable par son rang. Durant la captivité des Juifs à Babylone, et dont un grand nombre avait été transféré dans la Perse, elle épousa le roi Assuérus (nommé dans l’histoire profane Artaxerxès), qui avait répudié sa femme Vasthi. Aman, favori de ce monarque, irrité de ce que Mardochée ne voulait pas fléchir le genou devant lui, avait fait rendre un édit, pour que tous les Juifs de ce royaume fussent exterminés dans un temps marqué. Mais Esther implora la clémence du roi, qui, instruit par elle de la vérité des choses et de l’innocence des Juifs, révoqua l’édit de mort, et fit attacher Aman au même gibet que celui-ci avait fait planter pour Mardochée. Cette pieuse reine vivait environ l’an 480 avant Jésus-Christ.

Eugène (François de Savoie, plus connu sous le nom de prince), né à Paris en 1663, d’Eugène Maurice de Savoie et d’Olympe Mancini, nièce du cardinal Mazarin. Son père était comte de Soissons, du chef de Marie de Bourbon, sa mère ; sœur et héritière du comte de Soissons, tué en 1642, à la bataille de Marfée ; laquelle avait épousé Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, fils de Charles-Emmanuel duc de Savoie. Eugène fut d’abord ecclésiastique sous le nom de l’abbé de Carignan. Il demanda une abbaye, qu’il ne put obtenir, il prit le parti des armes, et sollicita un régiment, qui ne lui fut pas non plus accordé. Sensible à ce refus, il quitta la France, et entra au service de l’empereur en qualité de volontaire. Ses belles actions dans la campagne contre les Turcs, lui valurent un régiment de dragons. Il parvint ensuite par ses nombreux exploits et ses grands talents militaires, au commandement de l’armée impériale, et enfin au titre de généralissime des armées de l’empereur. Dans cette longue et sanglante guerre de la succession à la couronne d’Espagne, il gagna plusieurs batailles sur les généraux français. Mais il fut toujours battu lorsqu’il eut en tête Vendôme ou Villars. Après la paix de Rastadt, signée en 1714, il soutint parfaitement sa gloire, dans une nouvelle guerre contre les Turcs, Mais la fin de sa carrière ne fut pas, à beaucoup près, aussi brillante que le milieu. Ce héros paraissait craindre alors de compromettre sa réputation si solidement établie. Les Français prirent Philipsbourg à sa vue en 1734. Il mourut à Vienne en 1736, sans avoir été marié.

Euphrate, fleuve d’Asie, et l’un des plus considérables de toute la terre. Il prend sa source dans la grande Arménie, qu’il traverse d’Orient en Occident ; puis tournant vers le Midi, il va se joindre au Tigre, avec lequel il ne forme plus qu’un même lit, et de là descend à l’Océan, où il se décharge dans le golfe Persique à Bassora.

Ézéchias, roi de Juda. À peine fut-il monté sur le trône, qu’il détruisit dans Jérusalem les autels que son père Achaz y avait élevés aux faux dieux, et y rétablit le culte du Seigneur. Il reprit ensuite sur les Philistins les villes dont ils s’étaient emparés sous le règne précédent ; et quelques années après, il se vit délivré du joug des Assyriens, auxquels il payait tribut. Il mourut l’an 698 avant Jésus-Christ, âgé de 53 ans, après en avoir régné 29.

F §

Flore, nymphe appelée Chloris et qui prit le nom de Flore, lorsque Zéphire la fit déesse des fleurs, en l’épousant. Les Romains célébraient tous les ans, au mois de mai, les Jeux Floraux en son honneur. On la représente ornée de guirlandes, ayant auprès d’elle des corbeilles pleines de fleurs.

Fouquet (Nicolas), marquis de Belle-Isle, né en 1615. Après avoir été reçu maitre des requêtes à 20 ans, et procureur-général du Parlement de Paris à 55, il fut nommé surintendant des finances, en 1653, dans un temps où elles étaient épuisées. Fouquet aurait dû les ménager ; et il les dissipa. Il fut arrêté à Nantes, en 1661, par ordre de Louis XIV, et condamné, en 1664, à un bannissement perpétuel, qui fut commué en une prison perpétuelle. Enfermé dans la citadelle de Pignerol, il y mourut, suivant le bruit commun, en 1680.

Fribourg, grande ville d’Allemagne, capitale du Brisgaw, dans la Souabe autrichienne, et située entre le Rhin et la forêt Noire.

G §

Gloire (la), divinité poétique, dont le temple n’était ouvert qu’aux hommes qui avaient fait de belles actions, capables de les immortaliser. On la représente avec des ailes, et tenant des couronnes dans sa main.

Godefroi de Bouillon, duc de la Basse-Lorraine, et fils d’Eustache II, comte de Boulogne. Ses exploits en Allemagne et en Italie, sous l’empereur Henri IV, le firent regarder comme un des plus grands capitaines de son siècle. Il fut déclaré chef-général de l’armée des Croisés, qui partit, en 1097, pour aller délivrer les chrétiens de la terre Sainte, qui gémissaient sous l’oppression des infidèles. Tout ce pays, à l’exception de deux ou trois places, fut conquis dans l’espace de deux ans, et Godefroi fut élu par les Princes croisés roi de Jérusalem. Il ne voulut jamais porter une couronne d’or, dans une ville où Jésus-Christ avait été couronné d’épines : et il en prit une semblable à celle de ce divin Sauveur. On attendait du nouveau monarque de bien grands succès, lorsqu’il mourut en 1100, après un règne d’un an.

H §

Hébé, fille de Junon, suivant la fable, et déesse de la Jeunesse. Elle versait le nectar à Jupiter et aux autres Dieux.

Hector, fils de Priam, roi de Troie, et d’Hécube. Durant le siège de cette ville, il tut la terreur des Grecs, dont il brûla la flotte, et soutint plusieurs combats singuliers, d’où il sortit toujours couvert de gloire. Mais vainqueur de Patrocle, si tendrement aimé du redoutable Achille, il succomba sous le fer de celui-ci ; qui, après l’avoir tué, le fit attacher à son char, et le traîna trois fois autour de la ville. Le vieux Priam, chargé de riches présents, pénétra jusques dans la tente d’Achille, et s’étant jeté à ses genoux, en obtint le corps de son cher Hector, et une trêve de onze jours pour les funérailles.

Henri IV, fils d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre par Jeanne d’‘Albret, sa femme. Devenu roi de France, en 1589, il ne fut sacré qu’en 1594, après avoir porté le dernier coup à la Ligue, par l’abjuration qu’il fit de la religion protestante. Depuis ce moment où il se vit paisible possesseur de la couronne, il ne cessa de donner les plus grandes marques de clémence et de bonté envers ses ennemis, même les plus déclarés. Cependant il mourut assassiné, en 1610 dans la rue de la Ferronnerie à Paris.

Hercule, surnommé Alcide, parce qu’il descendait d’Alcée. Il était, selon la fable, fils de Jupiter et d’Alcmène, épouse d’Amphitrion, roi de Thèbes dans la Grèce. Les poètes ont feint que Junon, sollicitée par Pallas, lui ayant donné de son lait, en laissa tomber une goutte, qui fit au ciel cette tache blanche, qu’on nomme Voie Lactée. C’est le plus illustre de tous les héros que l’antiquité fabuleuse ait célébrés. Il est connu par douze grands travaux, et par bien d’autres encore, qui, quoique moins glorieux, l’auraient seuls immortalisé. On met au nombre des premiers sa descente aux Enfers, où il pénétra deux fois. Il en retira Thésée, son ami, qui y était enchaîné sur une pierre, pour avoir voulu enlever Proserpine, femme de Pluton ; et la seconde fois, il ramena sur la terre la généreuse Alceste, qui s’était dévouée à la mort, pour sauver la vie de son mari Admète. Il fit passer le fleuve Alphée à travers les étables du roi Augias, roi d’Élide dans le Péloponèse (aujourd’hui la Morée), parce que l’air était infecté du fumier qui y croupissait depuis trente ans. La fable veut encore qu’il ait séparé une montagne en deux parties, l’une appelée Calpé en Europe, et l’autre Abyla en Afrique ; séparation qui a formé le détroit de Gibraltar. Mais ce héros si fameux par ses exploits, ne l’est pas moins par ses faiblesses. Il aima si passionnément Omphale, reine de Lydie, que, pour lui plaire, il s’avilit jusqu’à s’habiller en femme, et à filer auprès d’elle. Placé au rang des Dieux par les poètes, il est représenté sous la figure d’un homme nerveux, armé d’une grosse massue, dont il avait tué l’hydre de Lerne, et couvert de la peau du lion qu’il avait étranglé dans la forêt de Némée. Au reste, les anciens auteurs comptent plusieurs Hercules. Diodore en nomme trois ; Cicéron six, et Varron jusqu’à quarante-trois. Il paraît donc qu’on a attribué les grandes actions de ces différents héros à celui-ci.

Hippocrène, fontaine peu éloignée du mont Hélicon dans la Phocide (aujourd’hui Livadie). Elle était consacrée à Apollon et aux neuf Muses.

Hippolyte, fils de Thésée, roi d’Athènes, et d’Antiope, reine des Amazones. Phèdre, sa marâtre, le voyant pénétré d’horreur, au seul aveu qu’elle ne rougit pas de lui faire de sa passion criminelle, lui arracha son épée, dont elle se serait percée de désespoir, si sa nourrice présente ne l’en eût empêchée. La fureur de la vengeance la porta jusqu’à montrer cette épée à son époux, en accusant son fils d’avoir voulu attenter à son honneur. La fable dit que Thésée irrité, livra ce malheureux prince à la colère de Neptune, qui lui avait promis d’exaucer son premier vœu. Hippolyte en effet côtoyait le rivage de la mer, lorsque ses chevaux effrayés à la vue d’un monstre horrible que ce Dieu avait envoyé, se précipitèrent à travers les rochers, où il périt au milieu des débris de son char fracassé.

Hydre, serpent monstrueux du marais de Lerne, près de Mycènes dans le Péloponèse (aujourd’hui la Morée). Il avait, selon la fable, plusieurs têtes ; et aussitôt qu’on lui en avait coupé une, il en renaissait plusieurs autres. Hercule vint à bout de l’assommer avec sa massue.

Hymen, ou Hyménée, Dieu, qui, selon la fable, présidait au mariage. Il était fils de Bacchus et de Vénus. On le représente sous la figure d’un jeune homme couronné de roses, avec un flambeau à la main.

I §

Iris, fille de Thaumas, suivant la fable, et messagère de Junon, qui pour la récompenser de ses bons services, la métamorphosa en arc, et la plaça dans l’air sous les nuages. C’est ce qu’on appelle l’arc-en-ciel.

Ivri, bourg de la Normandie, diocèse d’Évreux, à 4 lieues de Dreux.

J §

Jérusalem, capitale de l’ancienne Judée, depuis que David l’eut conquise sur les Jébuséens, peuples de la terre de Canaan, et qui s’appelait alors de leur nom Jébus. Nabuchodonosor, roi des Assyriens et des Babyloniens, s’en empara, l’an 600 avant J.-C., et emmena les Juifs captifs à Babylone. Titus prit Jérusalem l’an 70 de J.-C., et la détruisit, ainsi que le temple. Au commencement du siècle suivant, l’empereur Adrien fit bâtir une nouvelle ville près des ruines de l’ancienne. Elle fut prise, en 614, par les Perses, et, en 636, par les Sarrasins. Les Latins s’en emparèrent en 1099, et y fondèrent un nouveau royaume, qui dura 89 ans sous des rois français. Cette ville, aujourd’hui réduite presque à rien, est au pouvoir des Turcs, qui en chassèrent les Sarrasins, en 1517.

Jourdain, fleuve très célèbre d’Asie, dans l’ancienne Palestine (aujourd’hui Sourie) et dont la vraie source est Phiala, auprès du mont Liban. Dans un cours de plus de 50 lieues, du nord au sud, il traverse le lac de Génésareth, ou mer de Tibériade, et se perd dans le lac Asphaltite, appelé aujourd’hui Mer morte.

Juda (royaume de), composé seulement de deux tribus du peuple de Dieu, Juda et Benjamin, mais aussi puissant que celui d’Israël que les dix autres avaient établi. Après la destruction de celui-ci, qui n’avait duré que 200 ans, lorsque Salmanasar, roi de Syrie, s’en empara, le premier royaume se soutint longtemps avec éclat, et se maintint même durant la captivité des Juifs à Babylone, au retour de laquelle, les restes des dix autres tribus s’étant réunis à celles-ci, ne formèrent plus qu’un seul peuple. Ce royaume de Juda avait commencé sous son premier roi Saül, l’an 1095 avant J.-C., et finit, en quelque sorte, à la mort du souverain sacrificateur et prince des Juifs, Hyrcan II l’an 40 avant J.-C. À cette époque, les Romains, qui avaient assujetti les Juifs, leur ôtèrent le droit de se choisir un chef, et leur donnèrent pour roi Hérode, qu’on croit avoir été originaire d’Idumée, et juif de naissance. C’est sous son règne que Jésus-Christ naquit à Bethléem, et que dans le territoire de cette ville, on fit, par les ordres de ce roi cruel, un horrible massacre de tous les enfants mâles qui étaient au-dessous de deux ans. Il mourut rongé de vers, deux ou trois ans après la naissance du Messie. Le roi Hérode, devant lequel l’Homme-Dieu fut envoyé par Pilate, était son fils.

Judée, contrée célèbre de l’ancienne Syrie, en Asie, sur les côtes de la Méditerranée, et dont la capitale était Jérusalem. Elle porta plusieurs noms, et fut appelée 1º. Terre de Canaan, du nom des Cananéens qui l’habitaient ; 2º. Terre promise, parce que Dieu l’avait promise à son peuple chéri, c’est-à-dire, à la postérité des patriarches Abraham, Isaac et Jacob ; 3º. Terre des Hébreux ou Israélites, lorsque ce peuple en eut pris possession ; 4º. Royaume de Juda, et royaume d’Israël, lorsque ce même peuple s’étant divisé, il eut formé les deux royaumes de ces noms. 5º. Judée, lorsque ces deux peuples réunis ne formèrent plus que le royaume de Juda. Les Grecs et les Romains appelèrent cette contrée Palestine, du nom des Palestins ou Philistins, peuples voisins, qu’ils commencèrent à connaître par le commerce. Depuis rétablissement du christianisme, on l’a nommée Terre Sainte, à cause des mystères que le divin auteur de notre religion y a opérés. Elle est très fertile en grains, olives, vins, excellents fruits, et fait partie de la Sourie, dans la Turquie d’Asie.

Junon, fille, selon la fable, de Saturne et de Rhée, ou Cybèle. Elle était sœur et en même temps femme de Jupiter, déesse des empires, et reine des Dieux. Elle présidait aux mariages et aux accouchements ; ce qui lui fit donner le nom de Lucine. La fable dit que la Discorde piquée de n’avoir pas été invitée aux noces de Thétis et de Pélée, jeta au milieu de l’assemblée une pomme d’or, qui portait cette inscription : à la plus belle. Junon, Pallas et Vénus se la disputèrent. Pâris, fils de Priam, roi de Troie, gardait alors des troupeaux sur le mont Ida. Les trois Déesses le choisirent pour juge de leur différend, qu’il termina, en donnant la pomme à Vénus. De là cette haine implacable de Junon contre la nation troyenne. On la représente assise sur un trône au milieu des nues, tenant un sceptre à la main, et ayant le diadème sur la tête. Son char était traîné par des paons, oiseaux qui lui étaient consacrés.

L §

Landau, ville très forte de France, et l’une des plus fortes de toute l’Europe, à l’extrémité septentrionale de l’Alsace, sur la rivière de Queich. Elle était autrefois impériale : mais elle lut cédée à la France par le traité de paix de Westphalie, en 1648.

Lens, petite ville de France, dans l’Artois, sur le ruisseau de Souchets, au nord d’Arras.

Louis (Saint), roi de France, et le neuvième de nom, de la troisième race. Il monta sur le trône, en 1226, et fut, sous tous les rapports, un des plus grands monarques qui aient existé. Mais les deux croisades qu’il entreprit lui furent très funestes. Dans la première, il fut fait prisonnier près de Massoure, non loin de Damiette, en Égypte. Dans la seconde, il mourut de la peste, en 1270, sous les murs de Tunis, qu’il assiégeait. Robert, son sixième fils, fut le chef de la maison de Bourbon. Je dirai ici qu’il y a des auteurs qui prétendent que nos rois de la troisième race descendent des rois de la seconde, et ceux-ci des rois de la première. Les preuves historiques qu’ils en apportent, sont solides. Mais elles ne sont pas tout à fait incontestables.

M §

Macédoine, grande contrée d’Europe, qui faisait autrefois partie de la Grèce, et qui comprenait plusieurs provinces ou royaumes. Elle fut le théâtre de deux fameuses batailles, dont l’une se livra, dans les plaines de Pharsale entre César et Pompée, et l’autre près de Philippes, entre Octave et Marc-Antoine réunis, et Brutus et Cassius, généraux de la république Romaine. La Macédoine d’aujourd’hui, beaucoup moins étendue, est une province de la Turquie d’Europe. Les Turcs l’appellent Coménolitari.

macchabée (Judas), pontife des juifs, un des plus zélés qu’ils aient eus pour le culte du vrai Dieu, et tout à la fois un de leurs plus grands généraux. Il battit plusieurs fois, avec des forces très inférieures, les plus habiles capitaines des rois de Syrie, et profita d’un court intervalle de paix pour réparer le temple de Jérusalem, où il fit élever un nouvel autel à la place de celui que les idolâtres avaient profané. Vainqueur ensuite dans toutes les batailles qu’il livra aux divers peuples, il eut à combattre, avec 3 000 hommes seulement, une armée formidable du roi de Syrie. Ses soldats effrayés à la vue de tant d’ennemis l’abandonnèrent avant l’action ; et il ne lui resta que 800 braves, à la tête desquels il fondit courageusement sur l’aile droite des Syriens, et fut tué dans la mêlée, l’an 161 avant Jésus-Christ.

Marathon, ville de l’Attique à trois lieues d’Athènes, et près de laquelle les Grecs, au nombre de dix mille hommes seulement, commandés par Miltiade, remportèrent, l’an 49 avant Jésus-Christ, une grande victoire sur une des plus nombreuses armées de Darius, roi des Perses, et dont ils firent un horrible carnage.

Marcellus, un des descendants de ce célèbre Marcellus, qui, par les victoires qu’il remporta sur Annibal en Italie, mérita qu’on l’appelât l’épée de Rome, comme Fabius, son collègue, en avait été appelé le bouclier. Il fut le grand-père du jeune Marcellus, fils d’Octavie, sœur d’Auguste, qui, en le mariant avec Julie, sa fille, l’adopta pour son fils et son successeur à l’Empire. Ce dernier, mort à la fleur de son âge, est le même dont Virgile fait l’éloge à la fin du sixième livre de l’Énéide.

Mayence, ville d’Allemagne dans le cercle électoral, ou du Bas-Rhin, sur la rive gauche de ce fleuve, vers l’endroit où il reçoit le Mein. Elle est la capitale de l’électorat de son nom ; et son archevêque, le premier des électeurs et grand-chancelier de l’Empire, a le droit de présider dans les assemblées générales. C’est à Mayence que l’imprimerie fut inventée, vers l’an 1440, par un gentilhomme, nommé Guttemberg, qui, après avoir fait plusieurs essais, aidé de Jean Fusth ou Fauste, orfèvre de cette ville, et de Pierre Schoeffer, de la petite ville de Gernsheim, dans le landgraviat de Darmstadt, parvint, vers l’an 450, à imprimer des ouvrages entiers.

On prétend aussi que c’est à Mayence qu’un moine, cordelier, originaire, de Fribourg, et nommé Bertod Schwarts, mais dont le vrai nom était Constantin Ancklitzen, inventa en 1280 la poudre à canon et les armes à feu. Cependant quelques auteurs attribuent cette funeste découverte à Roger Bâcon, anglais, qui vivait dans le treizième siècle. Les Vénitiens firent usage du canon dès l’an 1300, les Anglais en 1334 à la bataille de Créci, et les Français en 1338.

Mayenne (Charles de Lorraine, duc de), né en 1554. Il était le deuxième fils de François de Lorraine, duc de Guise, qui dans nos guerres de religion fut assassiné au siège d’Orléans, par Poltrot, gentilhomme protestant. Mayenne se signala dans plusieurs combats contre les huguenots ; et après la mort tragique du duc et du cardinal de Guise, ses frères, il se déclara le chef de la ligue, et prit le titre de lieutenant général de l’État et couronne de France. Henri IV le battit dans toutes les rencontres, et le reçut avec bonté lorsque cet illustre rebelle se soumit. Il lui donna même le gouvernement de l’Île-de-France. Mayenne mourut à Soissons en 1611, ne laissant qu’un fils, mort, en 1621, sans postérité.

Mécène (Caius Clinius), descendant des anciens rois d’Étrurie (aujourd’hui Toscane). Il se trouva à toutes les batailles que livra Auguste, avant de parvenir à l’Empire, et en fut toute sa vie le principal favori et le conseil. Mais il n’usa de sa faveur que pour faire du bien aux autres, en leur procurant des places et des dignités. Pouvant prétendre à tout, il se contenta, jusqu’à la mort, du simple rang de chevalier romain, il ne cessa d’être le protecteur des sciences et des arts, et l’ami des gens de lettres estimables, particulièrement de Virgile et d’Horace. Son nom est aujourd’hui un titre d’honneur pour les grands qui l’imitent sous ce rapport. Il mourut l’an 8 avant Jésus-Christ.

Mémoire (déesse de) ou Mnémosyne, nymphe que Jupiter aima, et qu’il rendit mère des neuf muses. Les anciens la révéraient sous le nom de déesse de mémoire. Ce qui a donné lieu à cette fiction, c’est que la mémoire est absolument nécessaire dans l’étude des sciences et des arts.

Mémoire (filles de). Nom que l’on donne souvent aux neuf muses, comme filles, selon la fable, de Mnémosyne, ou la déesse de mémoire. On les appelle aussi les neuf sœurs, et quelquefois piérides, parce qu’elles étaient nées sur le mont Pierius.

Mercy, né à Longuy en Lorraine, général de l’armée du duc de Bavière, et digne de se mesurer avec le grand Condé. Après s’être signalé en diverses occasions ; principalement à la prise de Fribourg en 1644, il fut battu dans la même année sous les murs de cette ville ; fut blessé l’année suivante à Nordlingue, et mourut de ses blessures. On l’enterra dans le champ de bataille, et l’on grava sur son tombeau une inscription latine, dont le sens est :

Arrête, voyageur, tu foules un héros !

Messine, capitale de la Sicile, sur le détroit qui porte son nom, et auprès duquel est un fare, ou une tour avec un fanal. Elle était très considérable du temps des Romains, et ne le fut pas moins dans la suite sous les Français, qui, malgré tous les efforts des rois d’Aragon, possédèrent la Sicile pendant une partie du treizième siècle. Mais ces mêmes Français, victimes d’une horrible conspiration, furent tous égorgés en 1282 le jour de Pâques, à l’heure de vêpres : c’est ce qui a fait appeler ce massacre Vêpres siciliennes. La population de Messine fut dès lors bien diminuée : elle l’a été encore bien davantage par le tremblement de terre qui s’y est fait sentir le 5 février 1783.

Métaure, rivière d’Italie, dans cette partie de l’ancienne Ombrie, qui fait aujourd’hui le duché d’Urbin. Elle prend sa source au pied de l’Apennin du côté de l’Orient, et va se jeter dans la mer Adriatique, ou golfe de Venise. On l’appelle aujourd’hui Metro ou Metaro.

Mollesse (la), divinité poétique qu’on peut bien croire être la sœur du dieu du sommeil. Voyez le mot Morphée dans les notes, à la fin du premier volume.

N §

Narcisse, fils, selon la fable, du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope. Il était si beau, que toutes les nymphes désiraient l’avoir pour époux. Mais il n’en écouta aucune, et se livra tout entier au plaisir de la chasse. Un jour s’étant reposé sur le bord d’une claire fontaine, et ayant aperçu son image dans l’eau, il en devint si amoureux, qu’il sécha de langueur. Les Dieux le changèrent en une fleur qui porte son nom.

Nérons (les). Ils étaient de la maison Claudia, dont le premier auteur fut Attus Clausus, un des plus puissants seigneurs de la Sabine, qui, après l’expulsion des Tarquins, fut avec cinq mille de ses vassaux s’établir à Rome, sous le nom d’Appius Claudius. Cette maison se divisa en plusieurs branches, dont la plus distinguée fut celle qui descendait du quatrième fils du dictateur Appius Cæcus ; et le plus illustre de cette branche fut Caius Claudius Néron, vainqueur d’Asdrubal, près du fleuve Métaure. Elle avait pris le nom de Néron de la langue sabine, où Néro signifie brave.

Nordlingue, ville libre et impériale d’Allemagne dans le cercle de Souabe sur la rivière d’Aigre, au nord-ouest d’Ausbourg.

O §

Olympe, montagne située aux confins de la Thessalie (aujourd’hui Janua). Comme elle était fort élevée, les poètes anciens la prenaient pour le ciel. Aujourd’hui le mot Olympe signifie également en poésie le ciel.

Onde (fille de l’). On appelle ainsi quelquefois Vénus, parce qu’elle naquit, suivant la fable, de l’écume de la mer.

Orithie, fille d’Érecthée, roi d’Athènes. Elle fut enlevée, suivant la fable, par le vent Borée, qui n’avait pu l’obtenir de son père pour l’épouser.

P §

Palestine. Voyez le mot Judée.

Pallas. Voyez le mot Minerve dans les notes, à la fin du premier volume.

Parnasse, montagne dans la Phocide, qui fait aujourd’hui partie de la Livadie dans la Turquie d’Europe. Elle était, selon la fable, consacrée à Apollon et aux neuf muses, qui y faisaient leur séjour ordinaire.

Parques (les), déesses des enfers selon la fable, et qui filaient la trame de la vie des hommes. Elles étaient trois sœurs : Clotho, qui tenait la quenouille et tirait le fil ; Lachésis, qui tenait le fuseau, et Atropos, qui coupait le fil avec des ciseaux. Les poètes les représentent vivant toujours ensemble d’un parfait accord.

Pégase, cheval ailé, qui, selon la fable, naquit du sang de Méduse, lorsque Persée, muni du bouclier de Pallas, et d’une épée, coupa la tête à cette gorgone. En naissant, il frappa du pied contre un rocher, et en fit jaillir la fontaine d’Hippocrène. Il paissait aux environs du Parnasse, et servait de monture à Apollon et aux muses.

Périclès, fils de Xanthippe, illustre athénien. C’est un des plus grands hommes que l’ancienne Grèce ait produit. Grand capitaine, il battit les Sicyoniens, peuples du Péloponèse (aujourd’hui Morée) ; ravagea l’Arcadie située au centre de ce même pays, et s’empara, après un siège de neuf mois, de Samos, capitale de l’île de ce nom (aujourd’hui Céphalonie, dans la mer Ionienne). Habile politique, il gouverna sa patrie pendant quarante ans, et il en fut le seul maître pendant les quinze dernières années, ayant fait bannir tous ses rivaux. Cependant il fut condamné à une amende pour avoir engagé les Athéniens à continuer la guerre contre les Lacédémoniens : mais le peuple ne tarda pas à lui demander pardon de son ingratitude. Excellent orateur, on l’appelait l’Olympien, parce qu’il mettait toute la Grèce en mouvement par la force et la vivacité de son éloquence foudroyante. Périclès eut la douleur de voir périr tous ses enfants de la peste, et mourut lui-même de ce fléau, l’an 429 avant Jésus-Christ, après avoir joint le port Pyrée à la ville par une longue muraille, et avoir élevé neuf trophées pour monuments de ses victoires.

Petervaradein, ville du royaume de Hongrie dans l’Esclavonie, sur la rive droite du Danube, à 18 lieues nord-ouest de Belgrade.

Philémon et Baucis Ces deux époux d’un fige avancé, reçurent, suivant la fable, dans leur petite cabane Jupiter et Mercure qui visitaient a Phrygie sous la figure humaine. Les habitants du bourg voisin, livrés à toutes sortes de débauches, avaient refusé l’hospitalité à ces dieux voyageurs. Jupiter, pour les en punir, fit tomber du ciel une pluie de feu, qui détruisit en un moment le bourg et tous ses environs. La cabane de Philémon et de Baucis fut changée en un temple, dont ils furent les prêtres suivant le souhait qu’ils avaient formé. Jupiter accomplit aussi leur second vœu qu’ils lui avaient adressé, de ne pas mourir l’un sans l’autre. Après une longue suite d’années, ils se virent, tous les deux métamorphosés dans le même moment, Philémon en chêne, et Baucis en tilleul.

Philistins, peuples qui tiraient leur origine des Égyptiens, et qui occupaient les bords de la mer Méditerranée, au sud-ouest de la Judée, aujourd’hui Terre Sainte.

Phœbus. Quoique ce nom n’ait été donné à Apollon que dans le ciel où il était le soleil, les poètes le lui ont quelquefois donné sur la terre, où il était le dieu des sciences et des arts Voyez le mot Apollon dans les notes, à la fin du premier volume.

Pise, ville de la Grèce dans l’Élide, contrée du Péloponèse (aujourd’hui Morée). On y célébrait, tous les quatre ans, les jeux olympiques qu’Hercule avait institués en l’honneur de Jupiter. Ces jeux consistaient en cinq sortes d’exercices, qui étaient, 1º la course, soit à pied, soit à cheval, soit sur un char ; 2º le ceste, espèce de gantelet garni de fer ou de plomb, dont les athlètes se servaient pour se frapper : c’est ce qu’on appelle aussi le combat du pugilat ; 3º le disque, sorte de palet qu’ils jetaient au loin, pour faire paraître leur force et leur adresse ; 4º le saut ; 5º la lutte.

Platée, ville de Béotie en Grèce, située au pied du mont Cithéron, et près de laquelle Mardonius, général de Xerxès, roi des Perses, fut entièrement défait l’an 479 avant Jésus-Christ, par Aristide, général des Athéniens, et Pausanias, général des Spartiates.

Plutus, dieu des richesses, suivant la fable, et que quelques-uns font fils de Cérès, et d’autres de la fortune On le représente boiteux, lorsqu’il vient aux hommes ; aveugle, lorsqu’il distribue les richesses, et avec des ailes, lorsqu’il s’en va. Bien des auteurs le confondent avec Pluton, qu’ils regardent comme le dieu des richesses et des mines souterraines.

Pollux, fils, selon la fable, de Jupiter et de Léda, femme de Tyndare, roi de Laconie dans le Péloponèse (aujourd’hui Morée). On ne le sépare point de Castor, son frère jumeau, avec lequel il était uni de l’amitié la plus tendre. Pollux était un redoutable athlète, et Castor maniait supérieurement un cheval. Ils se signalèrent ensemble par divers exploits, et purgèrent la mer des pirates qui l’infestaient. Jupiter avait donné l’immortalité à Pollux, qui obtint de la partager avec son frère ; de sorte qu’ils passaient alternativement six mois dans le ciel et six mois dans les enfers. Enfin ils furent tous les deux placés au rang des astres, et révérés comme des deux favorables aux navigateurs. Ce qui a donné lieu à cette fable, c’est que ces deux étoiles paraissent rarement ensemble.

Pompée, fils de Pompée Strabon et de Lucilia, d’une famille noble, né à Rome l’an 106 avant Jésus-Christ, attaché au fameux Sylla, qui dans la suite se fit nommer dictateur perpétuel. Pompée reçut pour prix de ses exploits militaires les honneurs du triomphe, à l’âge de 24 ans, quoiqu’il fut simple chevalier romain. C’est alors qu’on lui donna le surnom de grand ; et peu de temps après, il fut élu consul avant l’âge requis par les lois. Il termina glorieusement plusieurs guerres importantes en Afrique et en Asie, où périt le célèbre Mithridate, roi de Pont ; subjugua un grand nombre de nations ; prit une infinité de villes ; fut trois fois honoré du triomphe, et trois fois du consulat ; établit plusieurs lois fort sages, et vit dans Rome une statue équestre s’élever en son honneur. Mais devenu chef de parti dans la guerre civile, il fut battu par César à Pharsale. Ptolomée, roi d’Égypte, qui lui devait sa couronne, et qui lui avait accordé, après cette défaite, un asile dans ses États, eut la perfidie de le faire assassiner l’an 48 avant Jésus-Christ.

Porcia. Cette loi proposée par le tribun M. Porcius Caton, vers l’an de Rome 554, environ 200 ans avant Jésus-Christ, défendait d’enchaîner, de lier, de garrotter, de frapper ou de mettre à mort un citoyen romain : elle permettait seulement de condamner à l’exil un citoyen convaincu d’un crime capital.

Potose, montagne du Pérou, qui renferme d’abondantes mines d’argent. Il y a tout auprès une grande et belle ville du même nom.

Prométhée, fils de Japet, qui, suivant la fable, était lui-même fils du Ciel et de la Terre. Après avoir formé de terre et d’eau les premiers hommes, il alla, avec le secours de Pallas, dérober le feu du ciel pour les animer. Jupiter irrité de ce vol, le fit attacher sur le sommet du mont Caucase, où un vautour lui mangeait le foie, à mesure qu’il renaissait.

R §

Rambouillet (Julie de), fille de Catherine de Vivonne, et de Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet, dont l’hôtel était le rendez-vous de tous les beaux esprits de son temps. Mariée à l’estimable duc de Montausier, elle fut dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse, et gouvernante du grand dauphin. Elle mourut, en 1671, âgée de 64 ans.

Reims, ville de France en Champagne, très ancienne, bien peuplée, et dont l’archevêque était premier duc et pair du royaume. Il avait le privilège de sacrer nos rois ; et c’est à Reims que se faisait cette auguste cérémonie.

Renommée (la), divinité poétique, messagère de Jupiter, et qui habitait jour et nuit les lieux les plus élevés, pour voir ce qui se passait, et pour aller ensuite le publier partout. Elle était, suivant les poètes, d’une taille gigantesque, ayant des ailes, et autant d’yeux, d’oreilles, de bouches et de langues, que de plumes sut son corps. On l’appelle souvent la Déesse aux cent voix.

Rocroi, ville forte de France en Champagne, sur les confins du Hainaut, à deux lieues de la Meuse, dans une plaine environnée de forêts.

Romulus, fondateur de la ville de Rome, dont il fut le premier roi. Un jour qu’il faisait la revue de son armée, il disparut pendant un grand orage, l’an 716 avant J.-C. ; soit que, suivant quelques-uns, il eut été frappé du tonnerre ; soit que, suivant d’autres, les sénateurs de Rome l’eussent fait assassiner. Il était fils de la vestale Rhéa Sylvia, fille de Numitor, roi d’Albe ; et les Romains lui donnaient pour père le Dieu Mars, par lequel ils prétendaient qu’il avait été enlevé au ciel. Aussi lui décernaient-ils les honneurs divins, et tous les ans, ils lui offraient des sacrifices. Voyez le mot Rome dans les notes, à la fin du premier volume.

S §

Samarie, nom de la capitale du royaume d’Israël après la destruction duquel, il fut celui d’une province habitée par des colonies, que les rois d’Assyrie y avaient envoyées de leurs états.

Saumaise, fameux critique et littérateur qui avait une érudition immense. Il était né, en 1518, à Semur en Bourgogne, et mourut, en 1653, aux eaux de Spa, bourg d’Allemagne, dans le pays de Liège.

Savoie (Marie-Adélaïde de), née à Turin, en 1585. Elle épousa, en 1697, le duc de Bourgogne, fils aîné du grand dauphin. Sa beauté, son esprit, son caractère lui gagnèrent tous les cœurs. Cette princesse aimait tendrement son époux, et l’aimait pour lui-même. Elle mourut en 1712. Voyez le mot Bourgogne.

Scythie, vaste contrée, qui renfermait autrefois la partie septentrionale de l’Asie, et qui s’étendait jusqu’en Europe. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la petite et la grande Tartarie. La petite est en Europe, et comprend, au midi, la presqu’île de Crimée (anciennement Chersonèse Taurique), gouvernée par un prince appelé Kan des petits Tartares ; au nord, le pays des Tartares Nogais, divisés en hordes, c’est-à-dire, assemblées de familles, qui obéissent à leurs Murses, ou chefs de tribus. La grande Tartarie est en Asie, et comprend, au midi, la Tartarie Indépendante, gouvernée par divers Kans, et la Tartarie Chinoise, séparée de la première par une grande muraille, et gouvernée par des princes, ou tributaires ou dépendants des empereurs de la Chine ; au nord, la Tartarie Russienne, ou Russie asiatique, aussi grande que les deux autres, et entièrement soumise aux empereurs de Russie. Celle-ci s’étend au-delà du cercle polaire, et se trouve fort exposée aux vents du nord.

Sempronia. Cette loi, proposée par le tribun C. Sempronius Gracchus, vers l’an de Rome 630, environ 124 ans avant J.-C., défendait de juger un citoyen, pour crime capital, sans l’aveu du peuple. Elle confirma sur ce point la loi Valéria, rendue vers l’an de Rome 245, environ 507 avant J.-C. ; la loi des douze tables, rendue vers l’an de Rome 304, environ 448 ans avant J.-C., et la loi Porcia, dont j’ai parlé ailleurs. Voyez ce mot.

Sennachérib, roi d’Assyrie. Nous lisons dans l’Écriture sainte que, vers l’an 710 avant J.-C., ce prince impie et blasphémateur du saint nom du vrai Dieu, étant entré, avec une armée formidable, dans la Judée, s’empara de plusieurs villes, dont il fit passer les habitants au fil de l’épée, et fut ensuite camper à quelques lieues de Jérusalem, qu’il avait dessein d’assiéger et de réduire en cendres. Mais le Seigneur touché des prières du prophète Isaïe, et du vertueux Ézéchias, roi de Juda, envoya son ange exterminateur, qui dans une seule nuit, mit à mort cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens, c’est-à-dire, toute leur armée, à la réserve du roi et de quelques-uns de ses courtisans. Peu de temps après, il fut assassiné dans ses États par ses deux fils aînés.

Sigée, promontoire de la Troade, non loin duquel était située la ville de Troie.

Sion, montagne célèbre qui se trouvait dans la partie la plus méridionale de la ville de Jérusalem. Les Jébuséens, peuples de la terre de Canaan, y avaient bâti une fameuse citadelle, où le roi David, après les en avoir chassés, plaça son palais.

Sirènes, monstres fabuleux, moitié femmes et moitié oiseaux, suivant les plus savants mythologistes. Ces sirènes habitaient des îles désertes, sur les côtes de Sicile, ou de la Campanie (aujourd’hui terre de Labour, dans le royaume de Naples), et y attiraient, par leurs chants mélodieux, tous les passants qu’elles dévoraient.

Solon, né à Athènes vers l’an 639 avant J.-C., et mis au nombre des sept sages de la Grèce. Ses concitoyens divisés par la guerre civile, concernant l’espèce de gouvernement qu’ils voulaient établir, le nommèrent unanimement Archonte, et souverain législateur. On lui avait plusieurs fois offert la royauté, qu’il avait constamment refusée. Après avoir donné à sa patrie les lois les plus sages, et qui sont encore admirées, Solon voyagea d’abord en Égypte, et passa ensuite à la cour de Crœsus, roi de Lydie, province de l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie). De retour à Athènes au bout de dix ans, il eut la douleur de trouver cette ville livrée à ses anciennes factions, et d’y voir Pisistrate, seul maître absolu du gouvernement. Il mourut deux ans après, l’an 559 avant J.-C.

Sphinx (le), monstre, qui, suivant la fable, avait la tête d’une femme, le corps d’un chien, et les griffes d’un lion, avec des ailes.

Spire, ville d’Allemagne, dans le cercle électoral, ou du Bas-Rhin, sur la rive gauche de ce fleuve, au sud de Worms. Elle est, comme celle-ci, libre et Impériale, et reconnaît son évêque pour son souverain. On y tint, en 1627, pour les affaires de religion, une grande diète, où les luthériens firent des protestations ; ce qui leur fit donner le nom de Protestants.

Sybaris, ville qui n’existe plus, et dont les habitants, entièrement livrés à la mollesse, passaient leur vie dans les plaisirs. Elle était dans la Lucanie (aujourd’hui Basilicate, province du royaume de Naples).

T §

Tage (le), fleuve d’Espagne, qui prend sa source dans la nouvelle Castille, où il forme le port de Lisbonne, et se jette, à deux lieues au-dessous de cette ville, dans l’Océan atlantique.

Tartares. Voyez le mot Scythie.

Thèbes, ville célèbre de la Grèce, et capitale de la Béotie, qui fait aujourd’hui le milieu de la Livadie. Cadmus, fils d’Agénor, roi de Phénicie, en fut le fondateur et le premier roi. La fable dit qu’aussitôt qu’il fut arrivé dans ce lieu, il fit un sacrifice aux Dieux, et envoya ses compagnons à une fontaine voisine, pour qu’ils y puisassent de l’eau. Mais ils furent tous dévorés par un dragon qui la gardait. À cette nouvelle, Cadmus, par le conseil de Minerve, y accourut, tua ce monstre, et en sema les dents, d’où naquirent des hommes tout armés qui s’entrégorgèrent tous, à l’exception de cinq, ont il se servit pour élever les murs de Thèbes. Cette ville, fameuse dans l’âge brillant des républiques de la Grèce, n’est plus aujourd’hui qu’un petit bourg, nommé Tiva ou Stives.

Thémis, déesse de la Justice, et fille, selon la fable, du Ciel et de la Terre. On la représente tenant une balance d’une main, et une épée de l’autre, avec un bandeau sur les yeux.

Thémistocle, né à Athènes, l’an 527 avant J.-C., d’un père vertueux, qui le déshérita, dans sa jeunesse, à cause de sa conduite extrêmement déréglée. Cette punition sévère, mais juste, changea entièrement le cœur de Thémistocle, qui ne tarda pas à consacrer ses talents au service de sa patrie. Il se distingua d’abord à la bataille de Marathon, et gouverna ensuite la république avec tout le génie d’un grand homme d’état et d’un grand capitaine. Après la fameuse victoire qu’il remporta près de Salamine sur les Perses, il fit bâtir à Athènes le port Pyrée, et destina des fonds pour construire des vaisseaux toutes les années. Mais les faiblesses de l’envie, qui ternissaient ses éminentes qualités, l’avaient porté à exiler Aristide surnommé le Juste. Il fut lui-même à son tour la victime des cabales de ses envieux ; et l’homme qui avait été la gloire d’Athènes, en fut banni Artaxercès, roi des Perses, lui donna une retraite dans ses états, et le nomma bientôt après commandant général de ses armées contre les Grecs. Mais Thémistocle, loin de vouloir faire la guerre à sa patrie, termina ses jours par le poison. On rapporte qu’un jour, il dit en riant à ses amis : Ce petit garçon que vous voyez-là, (c’était son fils) est l’arbitre de toute la Grèce ; car il gouverne sa mère. Sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent tous les Grecs. Que de républiques, où un seul homme jouit d’un crédit, qui ne diffère en rien d’un pouvoir vraiment monarchique.

Thétis, une des déesses de la mer, fille de Nérée et de Doria, et petite fille de Théthys, femme de l’Océan. Elle était si belle, qu’elle fut recherchée de plusieurs d’entre les premiers Dieux, qui renoncèrent à l’épouser, lorsqu’ils apprirent par l’oracle qu’elle aurait un fils, qui serait plus grand et plus illustre que son père. Elle fut mariée à Pélée, roi de la Phthiotide en Thessalie ; et tous les Dieux et toutes les Déesses du ciel, de la terre et des eaux, excepté la Discorde, assistèrent à ses noces, qui se firent sur le mont Pélion. Le héros qu’elle mit au monde, est Achille.

Titans, enfants de Titan, qui était fils du Ciel et de la Terre. Ce sont les mêmes géants qui déclarèrent la guerre à Jupiter. Voyez le mot Etna dans les notes, à la fin du premier volume.

Tribuns, magistrats créés à Rome, pour défendre les intérêts du peuple, et qui devaient être toujours tirés du corps des plébéiens. Leur personne était sacrée, et un seul d’entre eux avait le pouvoir de s’opposer à d’établissement d’une loi par ce seul mot veto (je l’empêche) ; pouvoir dangereux et funeste, qui devint la source des factions dont Rome fut sans cesse déchirée, et qui bannirent de son sein la paix et le bonheur.

V §

Vaux, belle terre, arrosée par la petite rivière ou le ruisseau de Lanqueil, dans le Hurepoix, près de Melun. Elle appartenait à Fouquet, qu’on accusait d’y avoir dépensé près de trente-six millions d’aujourd’hui à faire bâtir le château, et portait alors le nom de Vaux-le-Vicomte. Au commencement du siècle dernier, elle fut appelée Vaux-le-Villars, du maréchal de ce nom, qui en avait fait l’acquisition. Elle passa ensuite à la maison de Praslin, qui lui donna le sien.

Vénus, fille, suivant plusieurs poètes, de Jupiter, et de la nymphe Dioné ; mais suivant bien d’autres, née de l’écume de la mer, d’où elle sortit sur une conque marine, avec tout l’éclat de la beauté, et fut enlevée par les Heures dans le ciel. Les Dieux la trouvèrent si belle, qu’ils la nommèrent la Déesse de l’amour. Elle est toujours accompagnée des grâces, des ris, des jeux, des plaisirs et des attraits dont elle était la mère. On la représente avec l’Amour, ou Cupidon, son fils, sur un char traîné par des colombes ou des cygnes.

Verrès, citoyen romain, qui exerça la charge de préteur en Sicile. Il fut accusé de concussion par les Siciliens mêmes, l’an 82 avant J.-C. ; et sans attendre sa condamnation, il s’exila lui-même, conservant encore de grandes richesses, quoiqu’il eût répandu beaucoup d’or, pour obtenir un jugement favorable.

Vertumne, Dieu de l’automne et des jardins. Il présidait, suivant les poètes, aux changements réglés qui entretiennent le bel ordre de la nature et pouvait lui-même se changer en toutes sortes de formes. Il prit celle d’une vieille, pour persuader à Pomone de l’épouser. On lui avait élevé un temple à Rome ; et l’on célébrait ses fêtes au mois d’octobre, temps de la récolte des fruits.

Victoire (la), divinité allégorique, à laquelle les poètes donnent pour père le Styx, fleuve des enfers, et qu’ils disent avoir été élevée avec Minerve. On la représente sous la figure d’une jeune fille avec des ailes, portant d’une main une couronne, et de l’autre une palme.

Vulcain, fils, selon la fable, de Jupiter et de Junon, et Dieu du feu. Jupiter le trouva si laid et si difforme aussitôt après sa naissance, que d’un coup de pied il le précipita du haut du ciel sur la terre. Cette chute rendit Vulcain boiteux, ce qui n’empêcha pas qu’il n’épousât Vénus, déesse de la beauté. Voyez le mot Etna dans les notes, à la fin du premier volume.

Worms, ville d’Allemagne, dans le cercle du Haut-Rhin, sur la rive gauche de ce fleuve. Elle est libre et Impériale, c’est-à-dire, qui ne dépend que de l’empereur, quoique son évêque, prince de l’Empire, en soit souverain. Il s’y est tenu plusieurs diètes ou assemblées générales de l’Empire, entre autres, celle de 1521, au sujet des troubles qu’excita l’hérésie de Luther, qui y assista.

X §

Xanthe, fleuve qu’Homère et les autres poètes de l’antiquité ont rendu célèbre, parce qu’il coulait près de la ville de Troie. Il prend sa source au pied du mont Ida, dans la Troade, province de l’Asie mineure (aujourd’hui Natolie), et se jette dans la mer Égée (aujourd’hui l’Archipel). C’est le même que le Scamandre, qui reçut son nom de Scamander, venu de l’île de Crète dans ce pays avec une colonie.

Z §

Zélie, ville qui n’existe plus. Elle était dans la Médie, vaste contrée d’Asie, et dont les anciens vantent beaucoup les richesses. Cette contrée dont Cyrus était devenu l’héritier, son royaume de Perse, et l’empire d’Assyrie qu’il avait conquis, ayant été réunis, vers l’an 338 avant J.-C., formèrent l’empire des Perses, le plus grand qui eût existé jusqu’alors.