Bernard Jullien

1853

Petit traité de rhétorique et de littérature

2017
Bernard Jullien, Cours raisonné de langue française — Troisième degré (Enseignement supérieur). Petit traité de rhétorique et de littérature, par B. Jullien, délégué pour l’un des arrondissements de Paris, docteur ès lettres, licencié ès sciences, secrétaire de la Société des méthodes d’enseignement, Paris, Librairie de Hachette et Cie, 1853, VIII-304 p. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (édition TEI).

Préface. §

Le plan d’études arrêté par le ministre de l’Instruction publique, le 30 août 1852, met au nombre des matières qui doivent entrer dans l’enseignement commun à la section des lettres et à la section des sciences, pour la classe de rhétorique, les Notions élémentaires de rhétorique et de littérature.

Cette seule ligne décide des questions bien importantes et sur lesquelles il y avait, non pas peut-être en principe, au moins dans la pratique, des jugements opposés.

Que doit comprendre l’enseignement de la rhétorique ? Selon les uns, et c’est l’opinion que l’institution du concours général a fait prévaloir à Paris, il ne se distingue en rien des classes précédentes que par la nature des devoirs à faire. On faisait des thèmes ou des narrations en seconde, on fera ici des discours latins et des discours français ; on développait un peu une matière de vers, on la développera davantage ; les versions grecques ou latines seront plus difficiles. C’est là, comme on le voit, la partie pratique du cours ; ce sont des exercices auxquels on s’attache exclusivement quand on a en perspective une lutte comme celle du concours général, où ces exercices seront seuls comptés pour quelque chose.

En province, où la même cause n’existe pas, l’opinion est généralement différente. On pense, avec raison selon nous, que, sans négliger des exercices extrêmement utiles, il est bon de les lier entre eux par une théorie générale ; en d’autres termes, que faire sa rhétorique, ce n’est pas seulement faire avec succès les devoirs donnés dans cette classe, c’est aussi apprendre la science qui porte ce nom, et qui fait connaître et distinguer les diverses sortes de discours, leurs parties, les lieux oratoires qu’on y emploie, etc. C’est donc un enseignement théorique que le professeur de rhétorique de province ajoute à l’enseignement tout pratique de Paris, et il n’est pas douteux que, toutes choses égales d’ailleurs, cette addition ne contribue à jeter un grand intérêt dans les leçons, à bien ordonner les idées des élèves et à former leur jugement.

Mais quoi ! cette addition est-elle suffisante ? Non, certes ; bien que les discours et oraisons aient, avec les autres genres de littérature, beaucoup de points de contact, il y a une multitude de vérités qui y sont absolument étrangères, et qu’il est, non pas seulement fâcheux, mais honteux d’ignorer.

Comment ! un élève quittera le collège connaissant l’exorde, la narration, la confirmation et la péroraison, ou sachant très bien que les anciens distinguaient trois genres de causes, et il ignorera ce que c’est qu’une histoire, ce que c’est qu’une élégie, un poème épique, une tragédie ! cela n’est pas admissible.

Aussi y a-t-il beaucoup de professeurs qui, à l’occasion, donnent ces notions dans leurs classes ; d’autres rédigent eux-mêmes des résumés spéciaux qu’ils dictent à leurs auditeurs ; à défaut enfin de ces enseignements, les bons élèves cherchent, autant qu’ils le peuvent, à classer dans leur mémoire ces distinctions d’ouvrages, ces règles générales de composition qui font le sujet de la conversation des hommes instruits, et sur lesquelles on ne peut trop chercher à se faire des idées nettes.

Eh bien, ce sont là précisément ces Notions de littérature demandées par le règlement nouveau qu’il s’agit d’ajouter aux traités ordinaires de rhétorique, et pour lesquelles nous avons rédigé le présent ouvragé.

Voici le plan et le contenu du livre. Après un coup d’œil général sur les deux formes de langage (la prose et les vers), vient l’étude des ouvrages en prose, et d’abord celle des discours prononcés : c’est proprement le traité de rhétorique ; puis l’étude du genre épistolaire ; celle du genre didactique ; celle du genre historique et des fictions en prose, c’est-à-dire des contes et romans. Cela fait, on passe aux ouvrages en vers : d’abord, à quelques petits poèmes anciens, aujourd’hui inusités, qu’il faut pourtant connaître ; puis aux Poésies fugitives, puis aux petits poèmes modernes ; ensuite aux grands poèmes, didactique et épique ; enfin au poème dramatique. Il est inutile d’ajouter que ce sont là les grandes divisions, et que chacune d’elles se subdivise autant que l’usage commun le demande.

C’est ici le moment de dire comment l’ouvrage a été rédigé.

Nous ne manquons pas de travaux, ou au moins de morceaux de choix sur les différents genres de littérature répandus dans les livres de nos écrivains les plus élevés. Corneille, Boileau, La Motte, Voltaire, Marmontel, La Harpe, Chénier et bien d’autres offrent une mine inépuisable à ceux qui voudront l’exploiter.

L’infatigable abbé Delaporte a publié lui-même dans le siècle dernier, sous le titre d’École de littérature tirée de nos meilleurs écrivains, deux volumes très curieux, où il met, en effet, à contribution, malheureusement sans citer ses autorités, les hommes les plus compétents et les plus illustres. L’abbé Sabatier a fait aussi, avec les mêmes ressources, son Dictionnaire de littérature.

Mais les auteurs élevés et originaux ne sont pas le modèle que nous nous proposons ici. Ce n’est pas pour une étude première comme celle de nos collèges qu’il faut recourir aux hommes supérieurs ; on ne tirera d’eux, avec avantage, qu’un ouvrage philosophique analogue à notre Cours supérieur de grammaire, où l’on devra comparer et discuter les opinions différentes, et se prononcer, après examen, pour la meilleure. C’est là un ouvrage pour les maîtres, ce n’en est pas un pour les écoliers.

Ajoutons que l’homme qui écrit pour l’enseignement ne doit pas, en général, exposer ses propres idées, ni les idées contestées ; mais bien celles qui sont communément reçues, et dont l’ensemble constitue véritablement la science, selon l’opinion du monde ; qu’ainsi un ouvrage classique pour la littérature doit toujours s’appuyer ou d’autorités incontestables, ou d’ouvrages antérieurs reconnus bons et acceptés partout comme tels.

Fort heureusement pour nous, deux hommes d’un savoir exact et d’une érudition éprouvée, moins élevés assurément que les auteurs précédemment nommés, mais plus accessibles aux classes de nos collèges, pour lesquelles ils ont d’ailleurs précisément travaillé, l’abbé Batteux et Domairon, nous ont laissé des ouvrages où se trouve tout ce que les jeunes gens peuvent désirer de savoir sur l’objet qui nous occupe ici : l’un y a consacré trois volumes de ses Principes de littérature l’autre a écrit pour le même objet sa Rhétorique française et sa Poétique française en deux volumes.

En réduisant ces deux traités, en les débarrassant du fatras métaphysique auquel les deux écrivains se laissaient trop facilement entraîner ; en augmentant le nombre des exemples, diminuant l’étendue de quelques-uns d’eux et les appropriant davantage au sujet ; en ajoutant enfin quelques détails visiblement oubliés ou omis mal à propos, et redressant quelques jugements ou quelques faits historiques, il nous a semblé qu’on pouvait en tirer un petit volume où ne manquerait rien d’essentiel, et dont le nom des auteurs primitifs, cité à toutes les pages, garantirait d’ailleurs les excellents principes.

Nous savons qu’un travail de ce genre a été fait tout au commencement de ce siècle sur l’ouvrage de Batteux et n’a eu qu’un demi-succès ; mais, indépendamment de ce que Batteux demande à être complété, il ne suffit pas, quand on renouvelle pour l’usage présent un ancien ouvrage, d’y opérer quelques coupures : le nouvel éditeur doit y mettre son cachet et en faire un ouvrage vraiment neuf et qu’il puisse dire sien. Un esprit original se montre partout, et le vieil ouvrage qu’on retouche, en s’imposant même la loi de ne rien ajouter aux doctrines, devient, soit par les retranchements, soit par une disposition meilleure, soit par la forme et le caractère du langage, tout autre chose que ce qu’il était d’abord. C’est un petit mérite sans doute ; quel qu’il soit, nous osons croire qu’on n’hésitera pas à le reconnaître dans le nouveau volume que nous ajoutons à notre Cours de langue française.

Disons un mot de l’histoire littéraire. Cette science est, avec raison, exclue de l’enseignement des collèges. Ce n’est pas quand on est sur les bancs et qu’on apprend encore une langue qu’on doit en même temps étudier, comparer et classer tous les auteurs qui l’ont illustrée. Aux Facultés des lettres seules et aux écoles supérieures appartient l’étude systématique et complète de l’histoire littéraire.

Mais, sans l’étudier à fond et comme une science à part, n’y a-t-il pas des notions qu’il serait fâcheux de ne pas avoir, et qu’un professeur serait coupable de ne pas donner ? Peut-on parler avec intelligence de l’apologue sans dire un mot d’Ésope, de Phèdre, de La Fontaine ? Peut-on expliquer les règles de la tragédie sans nommer Eschyle, Sophocle, Corneille, Racine ?

Personne ne le pensera. Ainsi, à propos de chaque genre, nous avons, comme Batteux et Domairon, cité ceux qui s’y sont le plus distingués ; seulement, nous avons pu inscrire quelques noms que nos deux auteurs, morts, l’un en 1780, l’autre en 1807, n’avaient pas connus, et ajouter quelques exemples qu’ils auraient été heureux de posséder.

Chapitre Ier. Considérations générales. §

§ 1. Formes du langage. — Division des ouvrages de littérature. §

Il y a deux formes générales du langage : le discours libre, ou la prose, et le discours mesuré, ou les vers, dont nous parlerons plus tard.

Les ouvrages en prose s’appellent, en général, des écrits quand ils ont été composés et rédigés avant d’être publiés. Quand ils sont prononcés immédiatement par l’auteur, on les nomme oraisons, harangues ou discours. Ce dernier mot, quoique moins précis, est presque toujours employé ; les deux autres ne le sont que dans des occasions particulières.

Les ouvrages en vers s’appellent, en général et sans distinction, des poèmes, quoique ensuite on réserve ce nom pour certains poèmes plus importants que les autres, comme nous le verrons ailleurs.

Les poètes sont les auteurs de poèmes : eu égard à la forme de langage qu’ils emploient, c’est-à-dire à ce qu’ils s’expriment en vers, ce sont des versificateurs ; mais ce mot est souvent pris en mauvaise part, pour désigner l’homme qui a le talent de bien tourner des vers, mais qui n’a ni l’invention nécessaire, ni le génie propre à composer des poèmes durables.

Les auteurs de discours prononcés s’appellent des orateurs ; les auteurs d’écrits sont des écrivains : les uns et les autres, eu égard à la forme de langage qu’ils emploient, sont des prosateurs.

Il importe de conserver toujours présentes à l’esprit ces définitions, afin d’avoir des idées nettes des choses, ou au moins afin d’éviter les discussions inutiles et d’autant plus prolongées qu’on ne s’entend pas sur le sens des mots.

En effet, bien des gens, dans le monde, prenant les qualités d’une chose pour la chose elle-même, donnent au nom dont ils se servent un sens tout particulier, et qui dépend de la manière dont ils sont affectés actuellement.

Par exemple, comme la poésie vit de fictions, quelques-uns ont dit qu’elle est toujours une fiction, et que, réciproquement, toute fiction est une poésie ; qu’il faut, par conséquent, faire rentrer parmi les poèmes tous les ouvrages d’imagination, fussent-ils écrits en prose, comme le Télémaque, les contes, les romans, les dialogues des morts, etc.

Cette opinion a d’ailleurs pour elle d’imposantes autorités. Bacon, distinguant les divers sens du mot poésie, choisit justement pour sa division des sciences i celui que j’indique ici ; à ce point qu’il rejette du genre des poèmes les satires, les élégies, les épigrammes et les odes, pour les renvoyer à la philologie et à l’art de l’orateur ; et, au contraire, il regarde comme appartenant à la poésie toutes les histoires fictives, et, par conséquent, les romans, les contes, les fables, les emblèmes des anciens sages et les paraboles des livres saints.

Les auteurs de l’Encyclopédie ont, à l’imitation de Bacon, fait consister la poésie dans le fond des choses, non dans la forme. « Nous n’entendons ici par poésie, dit d’Alembert, que ce qui est fiction. Comme il peut y avoir versification sans poésie et poésie sans versification, nous avons cru ne devoir regarder la versification que comme une qualité du style, et la renvoyer à l’art oratoire. »

Malgré les grands noms dont s’appuie cette opinion, elle n’est pas moins une erreur. Les conséquences qu’elle entraîne, et qui tendent à confondre tous les beaux-arts, parce qu’ils dépendent de l’imagination, en montrent suffisamment la fausseté. Quelle sorte d’utilité pourrait-on jamais tirer d’une classification où l’on met ensemble les architectes, les poètes et les musiciens, comme le fait l’Encyclopédie ?

S’il ne s’agissait, d’ailleurs, que de lutter d’autorités, il ne serait pas difficile de trouver nombre d’auteurs, surtout parmi les poètes et les vrais critiques, qui ont été d’un avis tout contraire, n’admettant jamais parmi les poèmes les ouvrages en prose, quelque poétiques qu’ils fussent.

Voltaire s’est prononcé formellement à ce sujet, sur lequel il revient en plusieurs endroits de ses ouvrages.

La Harpe a traité en détail la question des poèmes en prose, et, comme son maître, il les a justement condamnés.

Chénier n’a pas été moins sévère : « Nous ne parlerons point, dit-il, des poèmes en prose, quoiqu’il ait paru quelques ouvrages sous cette dénomination ridicule. Elle était inconnue au xviie siècle. La Calprenède, en copiant, dans ses romans, toutes les formes usitées par les poètes épiques, n’osa pourtant pas croire qu’il pût trouver place dans un ordre aussi élevé. Quant à l’immortel Fénelon, il était à la fois trop modeste, trop ami du goût, trop attaché aux doctrines de l’antiquité, trop sensible à la véritable poésie, pour donner le nom de poème à son Télémaque. Lamotte, homme de beaucoup d’esprit, mais qui n’avait pas le sentiment des arts, fut le premier qui mit au rang des épopées ce beau roman politique, apparemment pour se ménager à lui-même le droit singulier de faire des tragédies et des odes en prose1. »

Enfin, Dussault, critique célèbre de l’époque impériale, a dit avec autant d’élégance que de justesse : « La versification est tellement essentielle à la poésie, qu’on ne peut raisonnablement regarder comme des poètes ceux qui ont secoué ce joug. Un véritable poète sait le porter avec grâce. C’est la réunion du génie poétique et de la versification qui fait le poète. On peut avoir l’un sans l’autre, je le sais ; mais les vrais favoris de la nature les réunissent. »

Il faut donc revenir à la définition de l’Académie, qui est en même temps celle de la raison et de l’opinion générale, et dire que la poésie est l’art de composer des ouvrages en vers, et que ces ouvrages en vers sont les seuls qu’on doive appeler des poèmes.

C’est aussi dans ce sens exact et bien déterminé que nous prendrons ces mots. Ainsi nous distinguons parmi les auteurs : 1º les prosateurs, comprenant les orateurs et les écrivains ; 2º les poètes.

Les ouvrages sont les discours et les écrits, quand ils sont en prose ; et les poèmes, quand ils sont en vers.

§ 2. Poésie, éloquence, littérature. §

Les poèmes écrits dans une langue déterminée sont souvent réunis sous le nom abstrait de poésie de cette langue. Ainsi, la poésie latine, c’est l’ensemble des poèmes latins ; et la poésie française, l’ensemble des poèmes écrits en français, et assez connus pour qu’on les désigne sous ce nom.

Les ouvrages en prose, écrits et discours, sont aussi réunis, moins absolument, mais au moins quelquefois, sous le nom d’éloquence de telle ou telle nation. Ainsi, un cours d’éloquence grecque, un cours d’éloquence française, font entendre l’étude de tous les ouvrages en prose, grecs ou français.

On comprend enfin sous le nom de littérature la réunion de tous ces ouvrages, soit en prose, soit en vers. Ce mot littérature signifiait primitivement l’alphabet et l’art de tracer les lettres. On l’a appliqué aussi à la grammaire proprement dite, puis aux connaissances littéraires en général ; enfin, et par excellence, aux ouvrages littéraires dont une nation peut se faire honneur. C’est dans ce sens qu’on dit qu’il n’y a pas de littérature plus riche que la nôtre ; c’est dans le même sens que nous prenons nous-mêmes ce mot quand nous annonçons ici des notions de littérature ; et nous remarquons que, alors, la littérature se distingue nettement de la grammaire, et qu’elle commence où celle-ci finit ; c’est-à-dire que quand la grammaire s’est occupée du langage, de ses formes, de ses qualités et de ses défauts, la littérature classe et étudie les ouvrages où toutes ces parties déjà connues doivent se retrouver.

Cette étude fait bientôt juger qu’il y a des règles pour leur composition, règles qui, émanées de la saine raison et fondées sur la nature du cœur humain, sont peu variables, presque indépendantes du caprice des hommes, et, par conséquent, ont été et seront à peu près les mêmes dans tous les temps et chez toutes les nations.

Ces règles ne peuvent pas être fixées avec une rigueur mathématique ; mais personne ne doutera qu’au nombre des conditions générales de la bonté dans les ouvrages, on ne doive compter les suivantes :

1º. La vérité. Elle consiste dans l’exacte représentation des objets réels, possibles, ou au moins vraisemblables, dans la donnée principale du livre.

2º. L’ordre. Il consiste dans la disposition et l’arrangement des parties qui doivent former l’ensemble d’un ouvrage.

5º. La proportion. C’est surtout l’assortiment convenable et l’accord mutuel de ces parties.

4º. L’agrément. Il consiste, pour la composition, dans l’invention de détails qui nous intéressent ; et, pour l’expression, dans le judicieux emploi des richesses du style et des divers autres ornements.

5º. L’utilité. Elle se trouve dans les instructions salutaires relatives à nos besoins et à notre bonheur.

6º. L’honnêteté. Nous entendons par là ce respect pour la vertu que l’auteur de la nature a gravé dans notre âme en caractères ineffaçables.

Ainsi, un ouvrage est bon lorsque les choses dont il est composé sont vraies ou vraisemblables ; lorsqu’elles sont bien disposées et bien arrangées ; lorsqu’elles sont bien assorties et qu’elles se conviennent réciproquement.

Un nouveau degré de bonté ou même d’excellence s’ajoute au premier lorsque cet ouvrage est intéressant, bien écrit et instructif ; lorsque, enfin, il respire la vertu.

Mais il est bien essentiel d’observer qu’un ouvrage où cette vertu ne serait pas respectée, réunît-il, d’ailleurs, toutes les autres qualités requises, serait à juste titre regardé comme mauvais, parce que, si l’on a eu raison de dire : rien n’est beau que le vrai, on doit dire avec plus de raison encore : rien n’est beau que l’honnête.

Telles sont à peu près les règles fondamentales des productions littéraires en général ; mais chaque espèce d’ouvrages en a de particulières, qui dépendent de sa forme, sans cesser pourtant de se rapporter à celles que nous venons d’indiquer. Ce sera dans l’exposition et l’examen de ces règles particulières, c’est-à-dire à propos des divers genres d’ouvrages, que les premières se trouveront développées successivement, comme nous le verrons. Nous dirons plus tard comment se divisent les poèmes ; quant aux ouvrages en prose, par lesquels nous commençons, nous parlerons : 1º des discours oratoires, ou de l’éloquence parlée ; 2º des lettres, ou de ce qu’on nomme le genre épistolaire ; 5º des ouvrages didactiques ; 4º des ouvrages historiques ; 5º des contes et romans2.

Chapitre II. Les Oraisons ou discours prononcés. §

§ 3. Rhétorique ; ses parties. — Invention. §

L’art de faire et de prononcer des discours avait donné, chez les anciens, naissance à une science très développée qu’ils avaient nommée rhétorique, et qu’ils définissaient l’art de bien dire ou de parler de manière à persuader.

Ce mot a été pris, plus tard, dans un sens un peu détourné. On l’applique, en particulier, à la plus haute classe des lettres dans les collèges, c’est-à-dire à celle dans laquelle les élèves, appelés rhétoriciens, étudient la science dont ils ont pris leur nom.

Cette science, en effet, bien qu’elle n’ait pas chez nous la même importance que dans les républiques anciennes, mérite d’être connue, et comme exercice d’esprit, et à cause de ses analogies avec les autres parties de la littérature, et par les applications qui lui restent encore.

Considérée seulement quant à la composition des discours, la rhétorique contient trois parties : l’invention, la disposition et l’élocution. Quand on considère le discours comme devant être prononcé, on est obligé d’ajouter, sous le nom d’action, une quatrième partie qui comprenait autrefois la mémoire et la prononciation.

Nous n’avons rien à en dire.

Nous ne dirons rien non plus de l’élocution. Cette dernière partie n’est autre chose que l’art d’exprimer le mieux possible ce que l’on a trouvé ou disposé par les deux premières. Ainsi, dans l’ordre abstrait et rationnel, elle vient après l’invention et la disposition ; mais, dans la pratique et la réalité, elle les précède évidemment, puisque les jeunes élèves sont exercés à tourner leurs phrases d’une manière élégante ou animée, en y employant les diverses figures ou les ornements du style, longtemps avant de pouvoir imaginer des combinaisons nouvelles, ou de les arranger dans l’ordre où elles peuvent former des ouvrages. Le Petit traité des formes des figures et des qualités du style est tout entier consacré à l’élocution, et il précède celui-ci. Nous pouvons donc regarder cette partie comme déjà vue, avec plus de détails même qu’on n’en peut donner dans les cours de rhétorique ordinaires, et nous passons à l’invention.

L’invention est la partie qui nous apprend à trouver aisément les choses qui doivent composer un discours.

L’objet de l’orateur est de persuader ; et, pour en venir à bout, il doit plaire, instruire et toucher. C’est là ce que les anciens appelaient les trois devoirs de l’orateur.

Il doit instruire, c’est-à-dire éclairer l’esprit en faisant connaître la vérité ; plaire, c’est-à-dire flatter l’imagination en exprimant cette vérité ; toucher, c’est-à-dire maîtriser l’âme en en faisant sentir tout le poids et toute la force. Or, pour instruire, il fait usage de preuves ; pour plaire, il faut qu’il peigne les mœurs, ou qu’il y conforme son discours ; pour toucher, il faut qu’il excite ou remue les passions3 : les preuves, les mœurs et les passions sont donc les trois parties de l’invention oratoire.

§ 4. Preuves. — Lieux communs intérieurs et extérieurs. §

On entend par preuves les raisons propres à faire comprendre la vérité que l’on a avancée. Tout l’art de prouver consiste donc à poser une proposition vraie et qui ne souffre aucune difficulté, et à montrer ensuite la - liaison de la proposition contestée avec la vérité de la proposition incontestable.

La rhétorique indique, comme les sources où l’orateur peut puiser ses preuves, certains chefs généraux appelés lieux ou lieux communs, parce qu’ils appartiennent ou peuvent servir à tous les genres d’oraison, à toutes les matières qui sont du ressort de l’éloquence.

Ces lieux communs sont intérieurs ou extérieurs4 : les lieux intérieurs sont ceux qui se tirent du fond même du sujet ; les lieux extérieurs, sans être absolument étrangers au sujet, n’y ont qu’un rapport indirect, et dépendent, en effet, de circonstances extérieures à l’art, comme on le verra par les exemples.

Les principaux lieux intérieurs (car il serait trop long et fort inutile de les parcourir tous) sont la définition et l’énumération des parties, la similitude et les contraires ; les causes et les effets ; enfin les circonstances, qui comprennent presque tous les autres5.

La définition est un petit discours propre à faire concevoir ce qu’est une chose. Elle ne diffère pas de la figure appelée définition6, seulement, elle est appliquée au raisonnement. Arnobe, par exemple, définit ainsi le chrétien par des négations réitérées :

Être chrétien n’est pas seulement ne pas sacrifier aux idoles, c’est ne point sacrifier aux passions, qui sont les faux dieux de notre cœur ; être chrétien n’est pas seulement se détacher des biens de la terre, c’est se dépouiller de ses cupidités ; être chrétien, ce n’est pas avoir un habit pauvre et modeste, c’est être revêtu de Jésus-Christ ; être chrétien, ce n’est pas seulement aimer ses amis, c’est aimer et combler de biens ses plus injustes et ses plus cruels ennemis.

L’énumération consiste à séparer un tout en ses diverses parties, que l’on énumère successivement. Comme la définition, ce n’est autre chose que la figure de pensée déjà connue7, mais appliquée à la preuve ; en voici un exemple. D’Aguesseau veut prouver que la science étend et enrichit l’esprit : il rapproche, par un dénombrement vif et animé, les différentes sources d’agrandissement qu’elle lui ouvre :

Par elle, l’homme ose franchir les bornes étroites dans lesquelles il semble que la nature l’ait renfermé. Citoyen de toutes les républiques, habitant de tous les empires, le monde entier est sa patrie. La science, comme un guide aussi fidèle que rapide, le conduit de pays en pays, de royaumes en royaumes. Elle lui en découvre les lois, les mœurs, la religion et le gouvernement : il revient chargé des dépouilles de l’Orient et de l’Occident, et, joignant les richesses étrangères à ses propres trésors, il semble que la science lui ait appris à rendre toutes les nations de la terre tributaires de sa doctrine. Dédaignant les bornes des temps, comme celles des lieux, on dirait qu’elle l’a fait vivre longtemps avant sa naissance. C’est l’homme de tous les siècles comme de tous les pays. Tous les sages de l’antiquité ont pensé, ont parlé, ont agi pour lui ; ou plutôt il a vécu avec eux, il a entendu leurs leçons, il a été le témoin de leurs grands exemples. Plus attentif encore à exprimer leurs mœurs qu’à admirer leurs lumières, quels aiguillons leurs paroles ne laissent-elles pas dans son esprit ! quelle sainte jalousie leurs actions n’allument-elles pas dans son cœur !

La similitude est un rapport de convenance qui se trouve entre deux ou plusieurs choses ; elle n’est, au fond, qu’une comparaison. L’orateur s’en sert lorsqu’il veut développer une vérité, la rendre plus claire et plus sensible en l’assimilant à une autre. Au Livre de la Sagesse, l’instabilité des choses humaines est prouvée et exprimée par des comparaisons accumulées :

Quel fruit avons-nous tiré, disent les impies, de la vaine ostentation de nos richesses ? Toutes ces choses ont passé comme l’ombre, comme un courrier qui se hâte, comme un vaisseau qui fend les ondes et dont on ne trouve plus la trace, comme un oiseau qui divise l’air sans qu’on puisse remarquer où il a passé, comme une flèche lancée vers son but, sans qu’on en reconnaisse de vestige.

On voit que c’est encore ici la figure appelée similitude8, mais appliquée au raisonnement, au lieu d’être un simple ornement du style.

Les contraires ont une grande analogie avec la similitude. C’est une sorte de comparaison où l’on fait ressortir des différences et des contrariétés, au lieu d’insister sur des ressemblances. L’exemple suivant de d’Aguesseau montrera ce que c’est que ce lieu commun :

Quelle différence de sentiments entre le magistrat ambitieux et celui qui se dévoue à une vertueuse simplicité ! L’un fait servir ses devoirs à ses projets ; l’autre, sans être distrait par ses projets, n’envisage que son devoir. Les talents de l’un ne sont utiles au public que quand il croit qu’ils peuvent être utiles à ses desseins ; les services de l’autre sont dégagés de tout désir de récompense, et il s’en trouve assez payé par la satisfaction intérieure de faire le bien. De secrètes inquiétudes, des attentions incommodes, des agitations continuelles, des mouvements souvent inutiles troublent toute la vie de l’un ; l’autre voit couler ses jours dans une heureuse paix, et ne craint que ce qui pourrait donner atteinte à sa vertu.

L’orateur continue ainsi à marquer ces différences, et fait conclure de là la vérité qu’il veut prouver.

Les causes et les effets. On appelle cause tout ce qui produit un effet ; on appelle effet tout ce qui est produit par une cause. Il est facile de voir comment on peut faire entrer ces deux termes dans un raisonnement, et en tirer des conséquences pour ce que l’on veut prouver. Il est donc inutile de s’y arrêter.

Les circonstances. On appelle ainsi un lieu commun très fécond, et qui même comprend tous les autres. Ce sont toutes les particularités qui précèdent ou accompagnent une action. Les circonstances embrassent donc l’action même, la personne qui l’a faite, le lieu et le temps où elle l’a faite, les moyens qu’elle a pris pour la faire, les motifs qui l’y ont engagée, la manière dont elle l’a faite. Tout cela est exprimé dans ce vers technique :

Quis ? quid ? ubi ? quibus auxiliis ? cur ? quomodo ? quando ?

qu’on peut traduire ainsi en français :

Qui ? quoi ? par quels moyens ? où ? quand ? pourquoi ? comment ?

Dans Télémaque, Fénelon fait tenir à Philoctète un discours où, en rassemblant mille circonstances, il prouve la cruauté des Grecs à son égard :

Les Grecs, en partant, me laissèrent quelques provisions, mais elles durèrent peu. J’allumais du feu avec des cailloux, Cette vie, tout affreuse qu’elle est, m’aurait paru douce, loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m’eût accablé et si je n’eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. Quoi ! disais-je, tirer un homme de sa patrie ; comme le seul homme qui puisse venger la Grèce, et puis l’abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil ! car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas ! cherchant de tous côtés dans cette île sauvage et horrible, je n’y trouvai que la douleur.

En effet, il n’y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni homme qui y aborde volontairement. On n’y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n’y peut espérer de société que par les naufrages ; encore même, ceux qui venaient en ce lieu n’osaient me prendre pour me ramener ; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs. Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim ; je nourrissais une plaie qui me dévorait ; l’espérance même était éteinte dans mon cœur.

Tels sont les principaux lieux communs intérieurs.

On voit qu’ils sont tirés de la nature même, ou, comme disaient les anciens, des entrailles du sujet (ex visceribus rei). C’est ce qui les distingue des lieux qu’on appelle extérieurs.

Les lieux communs extérieurs, c’est-à-dire qui, bien que se rattachant au sujet, sont placés hors de lui, ne sont pas les mêmes pour toutes les espèces de discours. Chacune a les siens propres ; les anciens, qui ne songeaient dans leurs traités qu’aux discours du barreau, les rapportaient à six espèces principales : la loi, les titres, la renommée, le serment, la question9, les témoins, tous moyens placés hors de la cause même prise dans son abstraction et sa généralité, mais qui se rattachent toujours à la cause particulière dont il s’agit.

Il est facile de voir comment le serment, les aveux d’un accusé, les témoignages, sont des lieux communs dont on peut faire usage. Quant à la loi et aux titres, ils donnent lieu à des discussions qui regardent la jurisprudence plus encore que l’éloquence.

La renommée est, selon les intérêts différents, le cri de la vérité ou du mensonge ; c’est un vain bruit ou un oracle de Dieu même10.

Nous ne nous étendrons pas sur cette matière : la pratique, beaucoup plus et mieux que tous les conseils, montre le parti que l’on en peut tirer. Nous remarquerons seulement, avec Domairon11, que les lieux communs ne conviennent pas exclusivement au discours oratoire. Ils y sont d’un plus fréquent usage que partout ailleurs ; mais on les emploie dans toutes sortes d’ouvrages en prose et dans la poésie même. Il n’est pas rare que le dissertateur, le romancier, le poète, dans la vue d’instruire, de plaire ou de toucher, donnent des définitions étendues et ornées, qu’ils entrent dans des détails, fassent des comparaisons, mettent sous les yeux des exemples, opposent plusieurs tableaux entre eux, rapportent toutes les circonstances d’un événement, et, de même, s’appuient sur les témoignages, la renommée, la loi, etc.

§ 5. Mœurs. §

Les mœurs sont, en général, les divers caractères, les habitudes bonnes ou mauvaises, les vertus, les vices des hommes, et même les usages et le commerce de la vie.

Les mœurs se prennent en deux sens différents : dans la poésie et dans l’éloquence. Dans la poésie, il ne s’agit pas du poète, mais de ses personnages. On ne demande point que ces mœurs soient vertueuses ; il suffit qu’elles soient vraies, c’est-à-dire ressemblantes au héros qu’on veut peindre, ou plutôt à l’idée qu’on en a communément. Dans l’éloquence, lorsqu’on parle de mœurs, il s’agit, en partie, de celles de l’orateur. On veut qu’il soit homme de bien, et que tout son discours porte le caractère de sa probité. Il faut, de plus, qu’il soit modeste, qu’il donne une bonne idée de sa prudence, et qu’en même temps les auditeurs soient persuadés qu’il ne veut pas les tromper. Ainsi la probité, la modestie, la bienveillance et la prudence, voilà les mœurs que l’orateur doit constamment montrer, et ce sont là les mœurs considérées chez l’orateur.

Mais on doit les considérer aussi chez l’auditeur, et alors elles ne se bornent pas à la connaissance que l’orateur doit avoir des inclinations des hommes pour en tracer des portraits ressemblants. C’est bien là quelque chose ; mais ce n’est pas le but principal. Si l’art prescrit à l’orateur de connaître les mœurs de ceux à qui il parle, c’est afin de proportionner son discours à leur intelligence, à leurs sentiments ; de remuer les passions qui leur sont le plus familières : car on ne pense point, on ne s’exprime point à la cour comme à la ville, comme à la campagne. On ne parle pas à des militaires comme à des magistrats ; à une troupe de jeunes gens comme à une assemblée d’hommes faits. Il est donc d’une extrême ressource, pour la persuasion, d’approfondir les différents caractères des auditeurs. Or, les mœurs, sous ce rapport, varient suivant diverses conditions : le pays, l’éducation, les dispositions naturelles, les âges, les conditions12.

De là, pour l’orateur, la nécessité d’une étude très longue et très délicate du cœur humain, étude dont nos grands orateurs sacrés nous donnent à tout moment la preuve. L’exemple suivant de Massillon le montrera clairement ; il reproche à ceux qui se pressent aux instructions données par les prédicateurs en renom, cette légèreté d’esprit qui les fait s’attacher à des mérites de forme, quand il s’agit pour eux des vérités éternelles :

Cependant, parmi tous ceux qui nous écoutent, il en est peu aujourd’hui qui ne s’érigent en juges et en censeurs de la parole sainte. On ne vient ici que pour décider du mérite de ceux qui l’annoncent, pour faire des parallèles insensés, pour prononcer sur la différence des jours et des instructions : on se fait honneur d’être difficile ; on passe sans attention sur les vérités les plus étonnantes, et qui seraient d’un plus grand usage pour soi ; et tout le fruit qu’on retire d’un discours chrétien se borne à en avoir mieux remarqué les défauts que tout autre. De sorte qu’on peut appliquer à la plupart de nos auditeurs ce que Joseph, devenu le sauveur de l’Égypte, disait par pure feinte à ses frères : « Ce n’est pas pour chercher le froment et la nourriture que vous êtes venus ici, c’est comme des espions qui venez remarquer les endroits faibles de cette contrée : Exploratores estis ; ut videatis infirmiora terræ, venistis. » Ce n’est pas pour vous nourrir du pain de la parole et chercher des secours et des remèdes utiles à vos maux que vous venez nous écouter ; c’est pour trouver où placer quelques vaines censures et vous faire honneur de nos défauts, qui sont peut-être une punition terrible de Dieu sur vous, lequel refuse à vos crimes des ouvriers plus accomplis et qui auraient pu vous rappeler à la pénitence : Exploratores estis ; ut videatis infirmiora terræ, venistis. »

§ 6. Passions. §

Les passions sont des mouvements impétueux de l’âme qui l’emportent vers un objet ou qui l’en détournent. Ces passions sont l’effet des impressions que l’âme reçoit. Si ces impressions sont agréables, la volonté approuve l’objet qui les occasionne ; si elle est désagréable, elle le désapprouve. Quand ces impressions sont légères elles produisent tout ce qu’on appelle passions douces, sentiments, comme l’amitié, la gaîté, le goût, etc., etc. Quand, au contraire, elles sont violentes, on les nomme proprement passions ; telles sont la colère, la haine, la vengeance, et tous les sentiments exaltés. L’âme est troublée par des secousses violentes qui la déplacent et lui font perdre son assiette.

C’est en vain que quelques métaphysiciens trop austères se sont élevés contre l’usage des passions dans l’éloquence. C’est, disait Aristote, vouloir courber la règle et troubler la raison, en prétendant l’amener à la vérité ; mais il faut prendre les hommes tels qu’ils sont. Que la philosophie parvienne à leur faire aimer la vérité pour elle-même ; quand elle y aura réussi, l’éloquence n’aura plus besoin d’avoir recours aux passions. En attendant, elle continuera toujours de suivre le même plan, et d’armer, pour la vérité, ce qu’il-y a de principes dans l’homme qui peuvent aider à la maintenir et à la venger. Ne serait-il pas étrange qu’il fût permis aux ennemis de la vérité d’attirer les hommes dans l’erreur par des discours vifs et pathétiques, et que le même avantage fût interdit à ceux qui la défendent ?

C’est par les passions que l’éloquence triomphe, qu’elle règne sur les cœurs. Quiconque sait les exciter à propos maîtrise à son gré les esprits, les fait passer de la joie à la tristesse. Aussi véhément que l’orage, aussi pénétrant que la foudre, aussi rapide que le torrent, il emporte, il renverse tout par les flots de sa vive éloquence.

On regarde communément l’amour et la haine comme la base de toutes les passions, parce qu’ils comprennent les deux rapports de notre âme avec le bien et le mal. C’est qu’il suffit qu’une chose nous paraisse actuellement l’un ou l’autre, pour que notre volonté la désire vivement et s’y attache, ou la repousse et fasse tout ce qui sera possible pour l’empêcher13.

Quant aux moyens d’exciter les passions, le premier et le plus sûr est d’en être soi-même vivement touché. Il faut bien se pénétrer du sujet que l’on traite, se revêtir des passions de ceux pour qui nous parlons ou pour qui nous nous intéressons, et parler pour eux comme si nous parlions pour nous-mêmes. C’est le précepte d’Horace et de Boileau :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

C’est aussi la règle de Cicéron dans le second livre de l’Orateur : « Il n’est pas possible que celui qui écoute se porte à la douleur, aux pleurs, à la pitié, si l’orateur ne se montre vivement pénétré des sentiments qu’il veut inspirer14. »

La deuxième règle est de ne rien mêler d’étranger et d’incompatible à la passion qu’on veut exciter. L’âme veut suivre son objet ; et, si dans le temps que vous voulez lui inspirer des sentiments de joie, vous mêlez quelques sujets de tristesse, vous arrêtez l’effet que vous eussiez pu produire. L’esprit des auditeurs se détend, et il ne reçoit plus ou ne reçoit que faiblement l’impression que vous voulez lui faire.

La troisième règle est de bien connaître le cœur de l’homme en général, et les inclinations particulières de ceux à qui nous nous adressons. On doit faire attention aux mœurs, aux habitudes, à l’éducation, au caractère, aux préjugés des hommes devant qui on parle ; on prendra garde à l’influence du caractère national, à celle que produit la différence des gouvernements, des âges, des fortunes et des principes de ses auditeurs, à leurs dispositions particulières relativement à la cause que l’on traite ; on s’attachera surtout à saisir adroitement leurs endroits sensibles, et à les prendre par leur faible.

Cicéron vous offre, dans son Discours pour Ligarius, un admirable modèle de l’art d’exciter les passions. « Il défend, dit d’Aguesseau, un de ces fiers républicains qui avaient porté les armes contre César, et a César même pour juge. C’est peu de parler pour un ennemi vaincu en présence du victorieux ; il parle pour un ennemi condamné ; il entreprend de le justifier devant celui qui a prononcé sa condamnation sans l’entendre, et qui, bien loin de lui donner toute l’attention d’un juge, ne l’écoute qu’avec la maligne curiosité d’un auditeur prévenu. Mais Cicéron connaît la passion dominante de ce juge ; c’en est assez pour le vaincre. Il flatte sa vanité pour désarmer sa vengeance, et, malgré son indifférence obstinée, il sait l’intéresser si vivement à la conservation de celui qu’il voulait perdre, que son émotion ne peut plus se tenir au dedans de lui-même. Le trouble extérieur de son visage rend hommage à la supériorité de l’éloquence ; il absout celui qu’il avait déjà condamné, et Cicéron mérite l’éloge qu’il avait donné à César, d’avoir su vaincre le vainqueur et triompher de la victoire. »

§ 7. Disposition. Exorde. §

La disposition, dans l’art oratoire, consiste à arranger toutes les parties fournies par l’invention, selon la nature et l’intérêt du sujet qu’on traite. La fécondité de l’esprit brille dans l’invention ; dans la disposition, la prudence et le jugement.

Tout ouvrage doit avoir, s’il est entier, un commencement, un milieu et une fin. Il y aura donc, dans le discours oratoire, un exorde ou début ; ensuite viendra un récit ou une proposition, avec les preuves à l’appui ; et enfin une conclusion, quelle qu’elle soit, qui avertisse au moins que tout est fini15.

Le début d’un discours s’appelle ordinairement exorde ; le récit se nomme narration ; la proposition garde son nom. Les preuves à l’appui de ce qu’on raconte ou qu’on propose forment la confirmation ; celles que l’on apporte pour combattre les idées d’un adversaire sont la réfutation ; l’une et l’autre sont souvent précédées d’une division, si le sujet est assez étendu pour qu’il soit nécessaire d’en déterminer les parties. Enfin, la conclusion garde ce nom si l’on conclut, en effet, directement quelque chose ; elle s’appelle récapitulation quand on rappelle brièvement tout ce qui a été dit ; et péroraison quand on y affecte une certaine élévation d’éloquence.

On a assigné à ces diverses parties un objet particulier, par rapport aux trois devoirs de l’orateur : on a dit que l’exorde était destiné à plaire ; la narration ou la proposition, la division, la confirmation et la réfutation à instruire ; enfin, la péroraison à toucher. Il est vrai que ces diverses parties produisent souvent cet effet ; mais il n’y a dans cette distribution rien d’absolu, puisque, dans un excellent discours, tout nous plaît, nous instruit et nous émeut à la fois, et qu’il y a, d’un autre côté, des discours si rapides, que l’exorde, la confirmation, la péroraison, sont mêlés et confondus sans qu’on puisse les séparer.

Reprenons maintenant ces diverses parties, et voyons ce que l’art prescrit à l’orateur par rapport à chacune d’elles.

L’exorde est le commencement du discours. L’orateur y doit préparer l’esprit de ses auditeurs à recevoir favorablement les choses qu’il va leur communiquer.

Pour cela, on recommande que l’exorde soit modeste, ingénieux, court et propre au sujet.

L’exorde doit être modeste : la modestie rehausse toujours le prix du talent et de la vertu ; et c’est surtout à l’entrée de son discours que l’orateur doit montrer cette qualité. L’amour-propre de l’auditeur est si délicat, si aisé à blesser ; le personnage de quiconque s’élève pour faire la leçon aux autres est si voisin de l’orgueil, qu’il faut beaucoup d’art pour faire les premiers pas sans déplaire.

L’exorde doit être ingénieux, c’est-à-dire que l’orateur doit lui donner un certain degré d’ornement et de beauté qui attire l’attention, pique la curiosité, et fasse concevoir une bonne opinion de toute la suite du discours ; autrement, l’exorde ressemblerait à ces visages malades et disgraciés de la nature qui font mal augurer de la personne.

Il doit être court, c’est-à-dire proportionné à la longueur du discours et à l’importance du sujet. Point de développement, point de détails. Sans ces précautions, l’ouvrage serait comme ces monstres dont la tête est plus grosse que le reste du corps.

Il doit enfin être propre au sujet, c’est-à-dire qu’il doit s’y appliquer exactement, et n’être pas un début banal ou tellement commun et sans caractère, qu’on puisse le mettre à l’entrée de tous les discours. Cicéron était si persuadé qu’un exorde doit être exclusivement propre à son discours, qu’il recommande de ne le faire que quand celui-ci est achevé16.

On distingue trois sortes d’exordes : l’exorde tempéré, l’exorde par insinuation, et l’exorde brusque ou véhément.

L’exorde tempéré ou ordinaire n’est qu’une manière élégante et polie d’entrer en matière ; il n’y a rien de particulier à y remarquer.

L’exorde par insinuation est employé lorsqu’il s’agit de détruire une prévention, de combattre d’avance un sentiment reçu, d’affaiblir les raisons d’un adversaire puissant et redoutable. Cicéron en fournit un bel exemple dans sa seconde oraison sur la loi agraire, contre Rullus. L’extrême longueur de cet exorde est justifiée par le but que se propose l’orateur. L’exorde du discours de Périclès, lorsqu’il fait l’oraison funèbre des héros morts pour la patrie, est de la même espèce.

L’exorde véhément ou exorde ex abrupto, car on lui donne fort souvent ce nom tiré du latin, a lieu quand l’orateur est animé d’une passion assez vive et assez louable dans son principe pour entrer en matière sans préparation et éclater avec force dès le premier moment. Ainsi, un général vient de mourir : le temple s’ouvre, ses voûtes retentissent d’accents lugubres ; tout à coup ils sont interrompus, un ministre paraît dans la chaire de vérité ; on l’entend s’écrier :

Ils meurent donc comme le reste des hommes, ces héros couverts de gloire, ces foudres de guerre qui ont fait trembler les peuples, ces arbitres de la paix qui ont fait cesser leurs terreurs17, etc.

Voilà l’exorde véhément ou ex abrupto. Voyez aussi de quelle manière Cicéron commence sa première oraison contre Catilina. Ce Romain conspirait contre sa patrie ; le sénat, instruit de ses complots, était assemblé. Cicéron allait parler ; Catilina entre et vient prendre sa place. L’orateur frémit d’indignation ; et, laissant là le discours qu’il allait faire, pour s’adresser directement au grand criminel qui venait braver le consul et le corps qu’il présidait, il s’écrie :

Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore serons-nous le jouet de tes fureurs ? Jusqu’où s’emportera ton audace effrénée ? Eh quoi ! ni la garde qui, la nuit, défend le mont Palatin, ni celle qui, le jour, veille dans Rome, ni ces alarmes, ni cette rumeur du peuple, ni ce concours empressé de tous les bons citoyens, ni l’attention de choisir un lieu fortifié pour cette assemblée, ni cette indignation qui éclate dans les regards de tous les sénateurs, rien n’a pu t’ébranler !

§ 8. Parties destinées à instruire. — Genres de causes. — Narration. §

Après l’exorde, il faut passer aux parties destinées à instruire l’auditeur, et d’abord à l’exposé du sujet. Mais cet exposé prend différents noms, selon le genre de cause dont il s’agit.

Les anciens avaient distingué trois genres de causes : le genre démonstratif, le genre délibératif et le genre judiciaire.

Le genre démonstratif a pour objet la louange et le blâme. Il considère en chaque sujet ce qui est bon ou mauvais ; il s’attache spécialement au présent ; car on loue, on blâme les choses selon leurs qualités actuelles ; mais on y rappelle quelquefois le passé, et l’on tire des conjectures pour l’avenir.

Le genre délibératif a pour sujet l’utile ou le nuisible. Il détourne de celui-ci, exhorte à celui-là, et montre les raisons qui doivent déterminer à l’embrasser. Il consiste donc à conseiller et à dissuader. Ceux qui parlent dans les délibérations soit publiques, soit particulières, se proposent toujours l’un ou l’autre de ces objets. Leurs discours envisagent l’avenir.

Le genre judiciaire a pour objet le juste et l’injuste.

Il consiste à accuser ou à défendre, ou, comme on dit parmi nous, à plaider, soit en demandant, soit en défendant ; il s’y agit toujours d’une chose passée.

Cette division en trois genres était regardée par les anciens comme absolue. Les modernes, en l’examinant de plus près, ont bien vu qu’elle ne l’était pas. « Les trois genres, dit Domairon, quoique distincts, se trouvent néanmoins très souvent ensemble. Quand un orateur, par exemple, loue la vertu, il ne le fait que pour la conseiller et nous animer à l’embrasser. Voilà donc le genre démonstratif et le délibératif réunis. » On pousserait facilement ce raisonnement, et on trouverait de très beaux discours qu’on ne saurait dans quelle catégorie ranger.

Toutefois cette division est commode : elle donne une idée suffisamment exacte de la plupart des sujets, et n’empêche pas de les déterminer avec plus de précision, comme nous le ferons nous-même ; enfin elle explique les différences qui suivent et qui ont quelque importance.

Les parties du discours destinées à instruire sont, avons-nous dit, la narration ou la proposition, la confirmation, la réfutation et la division, quand il y a lieu.

Mais la narration, étant un récit, ne convient qu’aux choses passées ; ainsi, ce n’est que dans le genre judiciaire qu’elle peut exposer le sujet sur quoi va rouler le discours. Dans le genre délibératif, elle sera remplacée par la proposition ; et, dans le genre démonstratif, par l’énoncé de la louange ou du blâme appliqué à tel ou tel objet.

Si elle apparaît dans ces deux genres, ce sera comme preuve de ce que l’on dit ou de ce que l’on propose, c’est-à-dire qu’elle contribuera à la confirmation ; elle est, dans un genre, ce qu’il faut prouver ; et, dans les autres, ce qui prouve ce qu’on avance. Nous faisons cette observation afin que les jeunes gens ne se laissent pas tromper par les mots ; qu’ils sachent bien que ces divisions, introduites dans le discours pour la facilité du coup d’œil, ne sont, en réalité, que des moyens commodes, usités même dans la plupart des cas, mais qui, enfin, n’ont rien d’obligatoire.

Cela dit, passons à l’examen de ces diverses parties qui suivent l’exorde ; et d’abord étudions la narration.

La narration est un récit par lequel on fait connaître à l’auditeur le fond du sujet. L’orateur raconte le fait avec toutes ses circonstances, en faisant ressortir les plus favorables et les plus frappantes.

Les rhéteurs recommandent que la narration soit simple et claire, vraisemblable, intéressante et courte.

Elle sera simple et claire, si elle est bien entendue de tout le monde ; et l’orateur obtiendra ce résultat s’il emploie les mots propres, s’il évite les termes bas, obscurs ou prétentieux ; s’il distingue nettement les temps, les lieux, les personnes, leurs motifs, etc.

Elle sera vraisemblable, si l’on ne dit rien qui choque le bon sens et l’opinion commune, si l’on montre les causes et les moyens des principaux faits qu’on avance.

La narration doit être intéressante. Les hommes n’écoutent volontiers que ce qui les amuse et les intéresse ; il ne suffit pas que ce que l’on dit mérite l’attention ; il faut encore l’exprimer d’une manière agréable. Il faut présenter les circonstances avec beaucoup de grâce, les revêtir du coloris le plus propre, et fixer les yeux inconstants de l’auditeur, toujours prêt à se laisser distraire par quelque objet extérieur.

La narration doit être courte. La brièveté ne consiste pas à exposer d’une manière sèche l’événement, mais à ne dire que ce qu’il faut. L’orateur retranchera les circonstances inutiles et minutieuses ; il embellira celles qui méritent d’être développées. Une narration de deux lignes peut être trop longue, si elle contient des détails inutiles ; une narration de dix pages sera courte, si elle ne contient aucun détail qu’on voulût retrancher.

Les lignes suivantes, tirées de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, par Bossuet, montreront la réunion de toutes les qualités indiquées tout à l’heure.

On sait, messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes ; mais j’ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s’étaient saisi des arsenaux et des magasins ; et, malgré la défection de tant de sujets, malgré l’infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au roi de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l’hiver et les tempêtes ; et, sous prétexte de conduire en Hollande la princesse royale sa fille aînée, qui avait été mariée à Guillaume, prince d’Orange, elle va pour engager les États dans les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L’hiver ne l’avait pas effrayée, quand elle partit d’Angleterre ; l’hiver ne l’arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi : mais le succès n’en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu’à perdre l’esprit, et quelques-uns d’entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté. Elle excitait ceux qui l’accompagnaient à espérer en Dieu y qui faisait toute sa confiance ; et, pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentait de tous côtés, elle disait, avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas ! elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire ; et, pour s’être sauvée du naufrage, ses malheurs n’en seront pas moins déplorables. Elle vit périr ses vaisseaux, et presque toute l’espérance d’un si grand secours. L’amiral, où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer, et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande ; et tous les peuples furent étonnés d’une délivrance si miraculeuse.

§ 9. Confirmation, réfutation, division. §

La confirmation et la réfutation sont quelquefois comprises sous le nom collectif de la preuve.

La confirmation est cette partie du discours dans laquelle l’orateur prouve le fait qu’il a raconté, ou la vérité qu’il a exposée. Il doit tirer toutes ses preuves du fond du sujet, et les lier tellement entre elles qu’elles ne fassent qu’un tout, d’où découle naturellement la conclusion qui renferme la proposition générale. Il s’appliquera surtout à les développer avec netteté et précision, à les présenter sous un jour si lumineux, que les personnes les moins intelligentes puissent les comprendre, et en sentir la force et la certitude.

En ce faisant, on doit éviter deux défauts considérables : le premier, c’est de prouver les choses qui sont claires par elles-mêmes, que tout le monde connaît, et que personne ne conteste ; il suffit de les énoncer. Le second, c’est d’insister sur une preuve, quand on l’a suffisamment éclaircie et développée ; affecter de l’épuiser, ce serait l’affaiblir et fatiguer l’auditeur par des répétitions inutiles.

L’orateur peut, dans la confirmation, s’attacher à plaire et à toucher ; il doit même revêtir ses preuves des grâces de la diction. La beauté du style ne sert qu’à les faire valoir davantage18 ; mais cette beauté n’est pas le fond même de la confirmation : c’est la force des preuves et leur bon arrangement qui y est d’abord nécessaire.

La réfutation suit ordinairement ; quelquefois, elle précède la confirmation. Elle consiste à détruire les objections ou difficultés proposées, ou qui peuvent l’être, contre les raisons que l’orateur fait valoir. On peut y suivre la même méthode que dans la confirmation ou s’en écarter ; on peut, suivant les circonstances, répondre séparément à chaque objection, ou les réunir toutes en un seul corps pour en faire sentir le faux, et les ruiner tout d’un coup par une raison générale et victorieuse19. L’important, c’est qu’on n’oublie rien de grave, et qu’on ne laisse pas subsister contre soi une de ces raisons auxquelles il n’y a rien à répondre.

La division, nous l’avons déjà dit, n’est qu’un moyen de mettre de l’ordre dans un discours, quand ce que l’on a à dire est assez long pour que l’auditeur puisse s’y perdre. Nous n’avons rien de particulier à ajouter.

Le passage suivant de Massillon donne un bel exemple de confirmation. Il veut démontrer que si la dépravation de la raison nous fait sentir le besoin que nous avons d’un remède qui la guérisse, les inconstances et les variations éternelles de cette raison apprennent encore à l’homme qu’il ne peut se passer d’un frein et d’une règle qui la fixe.

Que de vaines disputes, que de questions sans fin, que d’opinions différentes ont partagé autrefois les écoles de la philosophie païenne ! Et ne croyez pas que ce fût sur des matières que Dieu semble avoir livrées à la dispute des hommes, c’était sur la nature de Dieu même, sur son existence, sur l’immortalité de l’âme, sur la véritable félicité.

Les uns doutaient de tout ; les autres croyaient tout savoir. Les uns ne voulaient point de Dieu ; les autres nous en donnaient un de leur façon, c’est-à-dire quelques-uns, oisif, spectateur indolent des choses humaines, et laissant tranquillement au hasard la conduite de son propre ouvrage, comme un soin indigne de sa grandeur et incompatible avec son repos ; quelques autres, esclave des destinées, et soumis à des lois qu’il ne s’était pas imposées lui-même : ceux-ci, incorporé avec tout l’univers, l’âme de ce vaste corps, et faisant comme une partie d’un monde qui tout entier est son ouvrage. Que sais-je ? car je ne prétends pas tout dire, autant d’écoles, autant de sentiments sur un point si essentiel. Autant de siècles, autant de nouvelles extravagances sur l’immortalité et la nature de l’âme : ici, c’était un assemblage d’atomes ; là, un feu subtil ; ailleurs, un air délié ; dans une autre école, une portion de la Divinité. Les uns la faisaient mourir avec le corps ; d’autres la faisaient vivre avant le corps. Quelques-uns la faisaient passer d’un corps à un autre corps, de l’homme au cheval, de la condition d’une nature raisonnable à celle des animaux sans raison. Il s’en trouvait qui enseignaient que la véritable félicité de l’homme est dans les sens ; un plus grand nombre la mettaient dans la raison ; d’autres ne la trouvaient que dans la réputation et dans la gloire ; plusieurs dans la paresse et dans l’indolence. Et ce qu’il y a ici de plus déplorable, c’est que l’existence de Dieu, sa nature, l’immortalité de l’âme, la fin et la félicité de l’homme, tous points si essentiels à sa destinée, si décisifs pour son malheur ou pour son bonheur éternel, étaient pourtant devenus des problèmes qui, de part et d’autre, n’étaient destinés qu’à amuser le loisir des écoles et la vanité des sophistes ; des questions oiseuses où l’on ne s’intéressait pas pour le fond de la vérité, mais seulement pour la gloire de l’avoir emporté. Grand Dieu ! c’est ainsi que vous vous jouiez de la sagesse humaine.

§ 10. Péroraison. §

La péroraison est la dernière partie du discours, et n’est ni la moins importante ni la moins difficile à traiter ; c’est ici, principalement, que le style doit être plein, nerveux, véhément, et surtout précis. Il faut que les pensées s’y succèdent avec la plus grande rapidité ; que l’orateur, en ne disant rien de faible, rien d’inutile, y fasse, selon le besoin, une courte récapitulation des preuves les plus solides qu’il a développées, de ce qu’il a dit de plus essentiel et de plus frappant, et qu’il représente dans un tableau raccourci, mais où les objets soient bien distincts, tout ce qui peut faire la plus vive et la plus forte impression sur l’auditeur. Il déploiera toutes les ressources de son art ; il mettra en usage tout ce que l’éloquence a de tours séduisants et de mouvements impétueux ; enfin il animera cette partie de son discours de toute la chaleur, de tout le feu du sentiment, pour exciter les grandes passions et maîtriser les âmes.

Il n’est point de figures qui ne puissent trouver place dans les péroraisons ; les plus nobles, les plus fortes et les plus touchantes, telles que l’interrogation, l’apostrophe, la prosopopée, etc., sont souvent employées par l’orateur, comme étant les plus propres à donner au discours cette véhémence qui ébranle et transporte les cœurs20.

Donnons ici, comme exemple d’une courte et belle péroraison, celle qui termine, dans Fléchier, son Éloge funèbre de Julie d’Angennes, duchesse de Montausier :

Que vous dirai-je, messieurs, dans une cérémonie aussi lugubre et aussi édifiante que celle-ci ? Je vous avertirai que le monde est une figure trompeuse qui passe, et que vos richesses, vos plaisirs, vos honneurs passent avec lui. Si la réputation et la vertu pouvaient dispenser d’une loi commune, l’illustre et la vertueuse Julie vivrait encore avec son époux : ce peu de terre que nous voyons dans cette chapelle couvre ces grands noms et ces grands mérites. Quel tombeau renferma jamais de si précieuses dépouilles ! La mort a rejoint ce qu’elle avait séparé ! L’époux et l’épouse ne sont plus qu’une même cendre ; et tandis que leurs âmes, teintes du sang de Jésus-Christ, reposent dans le sein de la paix, j’ose le présumer ainsi de son infinie miséricorde, leurs ossements, humiliés dans la poussière du sépulcre, selon le langage de l’Écriture, se réjouissent dans l’espérance de leur entière réunion et de leur résurrection éternelle.

§ 11. Genres de discours chez les modernes. — Éloquence sacrée. §

Nous avons vu que les anciens distinguaient trois genres de causes : le démonstratif le délibératif et le judiciaire. Les modernes, sans renoncer à cette division, y ont mis plus de précision, et l’ont surtout rendue plus pratique ; c’est-à-dire que, distinguant d’abord les discours d’après leur objet principal et le caractère qui y domine, ils les rapportent subsidiairement à l’un des trois genres reconnus par les anciens.

Prenons pour exemple l’éloquence sacrée, que les anciens ne connaissaient pas, et qui a produit chez nous les chefs-d’œuvre les plus admirables. Cette éloquence comprend ; entre autres ouvrages, les sermons, les panégyriques, les oraisons funèbres. Il est facile de voir que les sermons appartiennent au genre délibératif, et que les panégyriques et oraisons funèbres appartiennent au genre démonstratif. Mais cette dernière relation nous importe moins que l’autre, et nous comprenons tous ces discours sous le nom d’éloquence sacrée.

Pareillement, à l’époque de la rentrée des tribunaux, les procureurs généraux font souvent des discours où ils recommandent aux avocats la rigoureuse observation de leurs devoirs : ces discours ne sont pas du genre judiciaire, mais bien du genre délibératif ou démonstratif ; nous les plaçons, néanmoins, dans l’éloquence du barreau, et avec raison, puisqu’ils en ont tous les caractères.

Examinons donc ici successivement l’éloquence sacrée, l’éloquence du barreau, l’éloquence académique et l’éloquence politique. Ce sont les principales divisions admises aujourd’hui.

Il n’est point de théâtre plus brillant pour l’éloquence que la chaire catholique. C’est là qu’elle paraît dans toute sa pompe, dans toute sa dignité, qu’elle déploie toute sa force et toutes ses grâces pour étonner l’imagination, pour intéresser le sentiment.

L’orateur chrétien est l’organe de la religion, l’interprète de Dieu même ; il parle à la face des autels, dans le sanctuaire de la Divinité, pour ne traiter que des sujets qui regardent le bonheur ou le malheur éternel de l’homme. Aussi quelle élévation dans le génie, quelle vivacité dans l’imagination, quelle justesse dans le discernement ne lui faut-il pas, pour produire les grands effets qu’il se propose !

Aux qualités brillantes et solides de l’esprit, l’orateur doit joindre un grand nombre de connaissances sans lesquelles il ne remplira jamais dignement son ministère. Une longue et sérieuse étude de la théologie lui est indispensable pour distinguer exactement ce qui est de foi d’avec ce qui n’est que d’opinion. Les ouvrages des Pères de l’Église, qu’il doit lire avec méthode, lui donneront la connaissance des vérités qu’il entreprendra d’expliquer aux peuples, et lui fourniront les autorités propres à appuyer ses raisonnements. Une lecture réfléchie des livres saints, en le pénétrant de la grandeur et de la sainteté de notre religion, élèvera son âme et son génie, donnera à ses pensées et à son style la noblesse et la majesté convenables. Ce n’est que dans cette source divine qu’il pourra puiser ces grands traits de lumière qui éclairent l’homme sur ses devoirs, cette morale pure et sublime dont la pratique peut seule faire son bonheur.

Tels sont, pour l’orateur de la chaire, les principaux lieux oratoires extérieurs. Il est bien essentiel d’ajouter qu’il doit avoir une connaissance profonde du cœur humain, pour en développer les replis les plus secrets, pour démêler les détours artificieux des passions criminelles que l’homme se cache souvent à lui-même ; en un mot, pour le découvrir tout entier, et faire voir ce qu’il est et ce qu’il doit être21.

Il y a plusieurs espèces de discours sacrés ; parlons d’abord du sermon.

L’objet de l’orateur, dans le sermon, est d’expliquer les dogmes et la morale de la religion, c’est-à-dire toutes les vérités spéculatives que nous devons croire, et toutes les vérités pratiques qui doivent diriger notre conduite. Il doit s’attacher, en même temps, à combattre les erreurs opposées aux points de doctrine que l’Église enseigne, et à déraciner les vices contraires aux vertus chrétiennes. Ainsi, suivant saint Augustin, la prédication a trois fins : que la vérité soit connue, qu’elle soit écoutée avec plaisir, et qu’elle touche les cœurs.

On peut appliquer au sermon toutes les règles qui conviennent au discours prononcé en général ; mais le prédicateur ne doit jamais oublier que la force et la vérité du raisonnement, le choix et la solidité des preuves, l’instruction présentée avec ordre et avec méthode, sont des qualités essentielles, et peut-être les plus essentielles au sermon ; que, par conséquent, il ne saurait trop s’attacher à la construction du plan de son discours, plan qui ne doit rien laisser à désirer pour la clarté, la justesse et l’exactitude.

Voici un plan qui peut assurément servir de modèle, et dont l’exposition instruira mieux que tous les préceptes ; c’est celui du sermon sur la loi chrétienne, par Bourdaloue :

Division. — Deux rapports, sous lesquels nous devons considérer la loi chrétienne : rapport à l’esprit et rapport au cœur. Sous ces deux rapports, ses ennemis ont voulu la rendre également méprisable et odieuse : méprisable, en nous persuadant qu’elle choque le bon sens ; odieuse, en nous la représentant comme une loi trop dure et sans onction. Or, à ces deux erreurs, j’oppose deux caractères de la loi évangélique : caractère de raison et caractère de douceur. Loi souverainement raisonnable, première partie ; loi souverainement aimable, deuxième partie.

Tout le monde est frappé, sans doute, de la netteté de cette division. L’orateur va maintenant la poursuivre : il prouvera la première partie en montrant que la loi chrétienne est une loi sainte et parfaite, et ensuite que c’est une loi modérée ; il prouvera la seconde en montrant que c’est d’abord une loi de grâce, et en second lieu une loi de charité et d’amour.

Tel est, en général, le sermon. On peut remarquer des divisions aussi exactes que celle-ci dans les autres ouvrages du même genre qui sont regardés comme excellents.

Durant les premiers siècles du christianisme, le sermon consistait dans l’explication soit de l’Évangile qu’on venait de lire, soit de quelque autre partie de l’Écriture sainte. Les prédicateurs proportionnaient leur style à l’intelligence de leurs auditeurs. Les sermons de saint Augustin sont très simples, parce qu’il prêchait, dans une petite ville, à des mariniers, des laboureurs, des marchands. Au contraire, saint Cyprien, saint Ambroise, saint Léon, qui prêchaient dans de grandes villes, parlent avec plus de pompe et d’ornement. Saint Grégoire de Nazianze est sublime et son style travaillé. Saint Jean Chrysostôme paraît le modèle achevé d’un prédicateur22.

Sous le règne brillant de Louis XIV, le P. Bourdaloue créa pour ainsi dire le vrai goût de la chaire, en introduisant cette éloquence noble, majestueuse, véhémente et sublime, qui convient à la grandeur de notre religion, à la profondeur de ses mystères, à la pureté de sa morale.

Après lui vint le P. Massillon, prêtre de l’Oratoire, et ensuite évêque de Clermont ; logicien exact, mais moins instruit, moins profond que Bourdaloue, il raisonne avec justesse, avec méthode, et possède de plus l’art de tourner ses preuves en sentiment. Son éloquence vive, ornée et pathétique, frappe l’esprit, pénètre et captive l’âme. Le triomphe de ce grand orateur est de persuader.

Tirons de son Sermon sur la mort quelques lignes qui nous donneront un exemple de son style :

Regardez derrière vous : où sont vos premières années ? que laissent-elles de réel dans votre souvenir ? pas plus qu’un songe de la nuit. Vous rêvez que vous avez vécu ; voilà tout ce qui vous en reste. Tout cet intervalle qui s’est écoulé depuis votre naissance jusques aujourd’hui, ce n’est qu’un trait rapide qu’à peine vous avez vu passer. Quand vous auriez commencé à vivre avec le monde, le passé ne vous paraîtrait pas plus long ni plus réel. Tous les siècles qui ont coulé jusqu’à nous, vous les regarderiez comme des instants fugitifs ; tous les peuples qui ont paru et disparu dans l’univers, toutes les révolutions d’empires et de royaumes, tous les grands événements qui embellissent nos histoires, ne seraient pour vous que les différentes scènes d’un spectacle que vous auriez vu finir en un jour. Rappelez seulement les victoires, les prises de place, les traités glorieux, les magnificences, les événements pompeux des premières années de ce règne ; vous y touchez encore. Vous en avez été la plupart, non seulement spectateurs, mais vous en avez partagé les périls et la gloire. Ils passeront dans nos annales jusqu’à nos derniers neveux ; mais pour vous, ce n’est déjà plus qu’un songe, qu’un éclair qui a disparu, et que chaque jour efface même de votre souvenir. Qu’est-ce donc que le peu de chemin qui nous reste à faire ? Croyons-nous que les jours à venir aient plus de réalité que les passés ? Les années paraissent longues quand elles sont encore loin de nous ; arrivées, elles disparaissent, elles nous échappent en un instant, et nous n’aurons pas tourné la tête que nous nous trouverons, comme par un enchantement, au terme fatal qui nous paraît encore si loin et ne devoir jamais arriver. Regardez le monde tel que vous l’avez vu dans vos premières années, et tel que vous le voyez aujourd’hui : une nouvelle cour a succédé à celle que nos premiers ans ont vue ; de nouveaux personnages sont montés sur la scène ; les grands rôles sont remplis par de nouveaux acteurs ; ce sont de nouveaux événements, de nouvelles intrigues, de nouvelles passions, de nouveaux héros dans la vertu comme dans le vice, qui font le sujet des louanges, des dérisions, des censures publiques. Un nouveau monde s’est élevé insensiblement, et sans que vous vous en soyez aperçus, sur les débris du premier. Tout passe avec vous et comme vous ; une rapidité que rien n’arrête entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; nos ancêtres nous en frayèrent hier le chemin, et nous allons le frayer demain à ceux qui viendront après nous. Les âges se renouvellent, la figure du monde passe sans cesse, les morts et les vivants se remplacent et se succèdent continuellement ; rien ne demeure : tout change, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siècles, qui entraine tous les hommes, coule devant ses yeux, et il voit avec indignation de faibles mortels, emportés par ce cours rapide, l’insulter en passant, vouloir faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber, au sortir de là, entre les mains de sa colère et de sa vengeance…

§ 12. Panégyrique. §

Le panégyrique, en général, est un discours à la louange d’une personne illustre dont on préconise les rares vertus ou les belles actions. Ce n’était pas autre chose chez les anciens, et alors il ne différait de l’éloge ordinaire que par la grandeur de l’assemblée. Le panégyrique chrétien a un tout autre caractère ; il est uniquement consacré à la louange des saints. L’orateur s’y propose de les honorer par l’éloge de leurs vertus, et de nous engager nous-mêmes à les imiter. Il ne peut remplir ce double objet qu’en joignant l’instruction au récit de ces vertus. Un juste mélange des éloges et de la morale fait la première perfection du panégyrique.

Mais ce serait un défaut de suivre exactement les traces du saint depuis sa naissance jusqu’à sa mort, et de louer chacune de ses vertus en particulier. Il faut se contenter de rappeler les principales circonstances de sa vie à quelques époques marquées, et de ramener les faits et la morale à quelque vertu dominante qui paraît avoir animé toutes les autres. Le plan du panégyrique est une des choses essentielles auxquelles l’orateur doit s’attacher23 ; il a naturellement beaucoup d’analogie avec celui du sermon, puisque ces deux discours ont également pour objet d’enseigner ce qu’il faut faire, l’un par l’exemple, l’autre par le précepte.

Voici la division du panégyrique de saint Louis par Bourdaloue. On va voir qu’elle est analogue à celle de ses sermons.

Division. Saint Louis a été un grand saint, parce qu’étant né roi, il a fait servir sa dignité à sa sainteté : première partie. Saint Louis a été un grand roi, parce qu’il a su, en devenant saint, faire servir sa sainteté à sa dignité : deuxième partie.

La première partie va maintenant se décomposer, et nous montrer saint Louis humble devant Dieu avec plus de mérite, charitable envers le prochain avec plus d’éclat, sévère à soi-même avec plus de force et plus de vertu ; et la seconde établira que saint Louis a été, par sa sainteté même, grand dans la guerre et dans la paix, grand dans l’adversité, grand dans la prospérité, grand dans le gouvernement de ses États, grand dans sa conduite avec les étrangers.

Bourdaloue et Massillon sont regardés comme nous ayant donné les meilleurs panégyriques que nous ayons. Voici, de ce dernier, l’exorde du panégyrique de saint Bernard, où l’on retrouvera la brillante imagination et l’expression vive et animée qui distinguent à un si haut degré ses sermons :

Israël, infidèle au Dieu qui l’avait tiré de l’Égypte, était devenu depuis longtemps la proie des nations et l’opprobre de ses voisins. La discipline des mœurs y était tristement défigurée, la sainteté de la loi tombée dans l’avilissement, le culte du Seigneur négligé, les sacrifices et les offrandes souillés ou par l’impiété des prêtres, ou par la superstition des fidèles ; les enfants d’Héli, ministres du sanctuaire, faisaient des fonctions même de leur ministère l’occasion de leurs désordres ; l’arche sainte ne rendait plus ses oracles à Silo ; mais, tombée en la puissance des Philistins, elle avait paru dans le temple de Dagon, et depuis errait indécemment dans les campagnes de la Judée. Enfin tout l’éclat de la fille de Sion était obscurci ; ses solennités et ses sabbats n’étaient plus que des spectacles lugubres. Elle n’avait plus de consolateurs ; ses prophètes ne lui reprochaient plus son iniquité pour l’exciter à la pénitence, et le Seigneur avait fait sécher, dans sa fureur, l’abondance d’Israël, et n’avait pas épargné les beautés de Jacob.

Tel était l’état de la synagogue lorsque Dieu, touché des gémissements et des calamités de son peuple, lui suscita Samuel, ce prophète chéri du ciel, qui renouvela le gouvernement, qui répandit une onction sainte sur les princes de sa nation, et qui jugea l’assemblée d’Israël selon la loi. Ce prophète, qui d’abord, sous les yeux du grand prêtre Héli, invoqua le Seigneur dans le calme et dans la retraite du sanctuaire ; qui depuis, consulté de tout Israël à Silo, où il avait choisi sa solitude, parut à la tête du peuple de Dieu, fut connu depuis Dan jusqu’à Bersabée, régla les différends des tribus, rétablit le culte du Seigneur, et fut le censeur des rois et des princes du peuple ; et qui enfin, dépositaire des vérités de la loi, fut reconnu fidèle dans ses paroles, parce qu’il avait vu le Dieu de lumière, confondit Amalec, et brisa l’insolence des princes de Tyr et de tous les chefs des Philistins.

Est-ce une prophétie, mes frères ? est-ce une histoire ? et par quelle suite de rapports a-t-il pu arriver que le siècle de Samuel ressemblât si fort à celui de Bernard, et ce prophète, si fameux et si souvent loué dans les livres saints, à celui dont j’entreprends aujourd’hui l’éloge ?

L’épouse de Jésus-Christ ne s’était jamais vue couverte de plus de taches et de rides que dans ces temps de ténèbres et de dissolutions, où la Providence avait marqué dans ses conseils éternels la naissance de ce grand homme : la foi éteinte parmi les fidèles, le culte défiguré et inondé de superstitions, les clercs et les princes des prêtres plongés dans l’ignorance et dans le vice, la vigueur de la discipline monastique affaiblie, et les élus eux-mêmes, si j’ose le dire, sur le point de céder au torrent, et de se laisser entraîner par l’erreur commune. À tant de calamités, à des plaies si hideuses et si touchantes, vous ne fermâtes pas votre cœur, et n’endurcîtes pas, Seigneur, vos entrailles ; mais vous tirâtes des trésors de votre miséricorde une de ces grandes ressources que vous ne refusez jamais aux besoins extrêmes de votre Église.

Bernard, le Samuel de son siècle, naît ; il passe les premières années de sa vie dans le repos et dans la retraite du sanctuaire. Le bruit de son nom se répand bientôt après ; de toutes parts, on va consulter le Voyant. Il quitte sa solitude et devient le législateur des tribus ; il renouvelle la face de l’État, et les princes sont touchés de l’onction et de la grâce de ses paroles. Enfin, instruit du Dieu même de lumière, il confond l’hérésie et le schisme, devient l’arbitre des conseils, et préside aux assemblées d’Israël : parfait religieux, homme apostolique, et docteur toujours invincible.

§ 13. Oraison funèbre. §

Dans l’oraison funèbre, l’orateur loue les morts qui ont été illustres par leur naissance, leur rang, leurs vertus et leurs actions.

En ce sens, l’oraison funèbre n’appartient pas à l’éloquence sacrée ; c’est l’epithaphios logos ou discours mortuaire tel que le faisaient les anciens, et qu’on le prononce aujourd’hui fort souvent sur la tombe de ceux qu’on porte au cimetière.

On croit communément que les Grecs commencèrent à user de ces éloges après la bataille de Marathon, vers 490 avant J.-C. Ce qu’on peut assurer d’après le rapport de Thucydide, c’est qu’on fit dans Athènes des obsèques publiques aux citoyens qui avaient été tués à la guerre de Samos, l’an 441 avant notre ère, et que Périclès, l’orateur le plus éloquent alors, prononça leur éloge.

Les Romains, suivant Polybe, ouvrirent cette carrière à l’éloquence la même année qu’ils abolirent la royauté pour établir le gouvernement républicain, c’est-à-dire 509 ans avant J.-C. : ce fut aux funérailles du consul Junius Brutus, tué dans une bataille contre les Étrusques, qui voulaient rétablir les Tarquins sur le trône de Rome. Son corps fut exposé dans la place publique, par ordre de Valérius Publicola, son collègue, qui, étant monté à la tribune aux harangues, fit un récit touchant des belles actions de sa vie. Le peuple romain comprit combien il serait utile à la république de louer les grands hommes après leur mort, et ordonna que cet usage serait perpétuellement observé. Il le fut, en effet, non seulement jusqu’à la ruine entière de la république, mais même sous les empereurs, puisque Néron, parvenu à l’empire, prononça l’éloge de Claude, son prédécesseur24.

Mais ces éloges, purement humains, n’avaient à peu près de commun que le nom avec notre oraison funèbre. Le dogme de l’immortalité de l’âme et des récompenses ou des peines éternelles après la mort a fait de ces éloges une œuvre absolument nouvelle, dont l’antiquité païenne ne pouvait avoir aucune idée.

Ce genre de discours est, chez nous, ce qu’il y a de plus élevé dans l’éloquence. Il demande beaucoup d’élévation dans le génie, et, dans l’expression, une grandeur majestueuse qui tient un peu de la poésie. Tout doit y être plein de force et de dignité. Il ne souffre rien de commun, rien de médiocre. L’éloquence doit y déployer toute sa magnificence, toute sa pompe et toutes ses richesses. Mais il faut bien se garder d’étaler ces ornements avec profusion et sans choix, de négliger le plan et la conduite du discours, l’ordre et la liaison des idées, la convenance et la clarté du style. Si l’on exige que l’imagination de l’orateur soit vive, brillante et fleurie, on exige aussi qu’elle soit sage, bien réglée et toujours dirigée par le bon goût.

Le texte d’une oraison funèbre, c’est-à-dire les lignes tirées des livres saints que l’orateur prononce avant de commencer son discours, doit être comme un éloge raccourci du héros, et mettre d’abord sous les yeux toute sa vie et son caractère. L’orateur peut, dans l’exorde, pour tenir les esprits en suspens, se livrer à un certain désordre qui est un effet de l’art, éclater en plaintes et en gémissements sur la courte durée et la fragilité des grandeurs humaines. Il peut encore commencer par quelque réflexion frappante exprimée avec force et avec noblesse, comme l’a fait Bossuet dans ce début si majestueux et si imposant de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Celui qui règne dans les deux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il l’a retiré à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui : car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde, et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples.

L’orateur développera ensuite son dessein d’une manière délicate, qui laisse à peine apercevoir qu’il prépare sa division. Cette partie est une des plus belles, mais des plus difficiles, de l’oraison funèbre. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit toute renfermée dans le texte ; mais elle doit toujours en être tirée. Les expressions de l’Écriture, bien employées, donnent un grand éclat et une grande noblesse au discours25 ; c’est au discernement de l’orateur d’y faire entrer à propos ce qu’elles ont de majestueux et de sublime.

Qu’on ne s’imagine pas que les preuves soient bannies de l’oraison funèbre ; elles servent, au contraire, quand elles sont employées à propos, à relever la gloire du héros que loue l’orateur, comme on le voit à un haut degré dans l’Oraison funèbre du prince de Condé par Bourdaloue.

La sainteté de la chaire chrétienne ne permet pas qu’on se borne, dans l’éloge des héros, à des faits purement humains. Le but est de nous instruire en excitant notre admiration, et de faire voir qu’il n’y a pas de véritable gloire sans la religion et la piété. C’est ainsi que Bossuet, dans son Oraison funèbre du prince de Condé se propose de montrer que la piété est le tout de l’homme ; il le fait en ces termes :

Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie ? Non, mes frères, si la piété n’avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple ; détruisons l’idole des ambitieux ; qu’elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd’hui (car nous le pouvons dans un si noble sujet) toutes les plus belles qualités d’une excellente nature ; et, à la gloire de la vérité, montrons dans un prince admiré de tout l’univers que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble : valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur ; vivacité, pénétration, grandeur et sublimité du génie, voilà pour l’esprit, ne seraient qu’une illusion, si la piété ne s’y était jointe ; et enfin que la piété est le tout de l’homme.

C’est dans le siècle de Louis XIV que le genre de l’oraison funèbre a été porté à la plus grande perfection, et c’est à Bossuet qu’en est due la principale gloire ; aucun de nos orateurs en ce genre ne peut lui disputer le premier rang, malgré les incorrections et les inégalités qu’on remarque quelquefois dans son style. Aucun orateur n’a possédé au même degré que lui cette éloquence noble, nerveuse et rapide, qui étonne l’imagination et arrache en quelque sorte l’âme à elle-même. Son génie abondant et impétueux crée presque à chaque instant des tableaux pleins de vie et de feu, enfante des idées de la plus grande élévation, et anime tout ce qu’il produit de la chaleur et de la vivacité du sentiment. Le passage où il rappelle la mort si subite et si imprévue de la duchesse d’Orléans, et la stupéfaction profonde où elle plongea les Français, en peut donner la preuve.

Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas : pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction : il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant ; mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourt à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du Prophète : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d’étonnement. »

Fléchier n’est pas au rang de Bossuet dans l’oraison funèbre ; mais il vient après lui. Il ne manque ni de force ni d’élévation ; il joint à ces qualités la noblesse des pensées, toute l’harmonie et toutes les grâces de l’élocution. Mais on ne peut disconvenir que ces grâces n’aient un air d’affectation, et que cet orateur ne laisse quelquefois à désirer du côté de l’onction et de la chaleur. L’Oraison funèbre de Turenne est, sans contestation, son chef-d’œuvre. L’exorde est d’une magnificence et d’une harmonie qui ne le cèdent en rien aux plus beaux de Bossuet :

« Tout le peuple le pleura amèrement, et, après avoir pleuré durant plusieurs jours, ils s’écrièrent : Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »

Je ne puis, messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée : cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre ; qui couvrait son camp du bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle.

Cet homme, qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; cet homme, que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers elles plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie ; ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues, des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? » À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »

Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti, il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture, celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables, et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. Oh ! si l’esprit divin, l’esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !

§ 14. Éloquence du barreau. §

Défendre par le talent de la parole les biens, l’honneur, la vie même des citoyens, contre la mauvaise foi, l’imposture, la calomnie ; soustraire l’homme faible, indigent et vertueux, à l’oppression ou à la rapacité de l’homme injuste, riche et puissant : telle est la noble fonction de l’avocat26, ou, plus exactement, telle est sa fonction vue en beau : car, puisqu’il y a, dans tous les procès, des avocats plaidant l’un contre l’autre, il faut bien, si la cause du premier est telle qu’on la dépeint ici, que celle du second ne soit pas aussi belle.

Quoi qu’il en soit, et en admettant que l’orateur du barreau soit toujours persuadé du bon droit de son client, pour faire son office avec la dignité et l’utilité convenables, il doit joindre à la sagacité, à la justesse et à l’élévation du génie, une connaissance étendue et profonde des lois, des différentes coutumes, de la jurisprudence ancienne et moderne, des arrêts, des ordonnances, etc.

Voilà proprement la science qui lui est indispensable, et qu’il doit regarder comme le fondement de l’édifice. C’est ce qu’on appelle, comme nous l’avons dit, ses lieux oratoires extérieurs.

Il y en a plusieurs autres, suivant la nature du sujet qui divise les parties contendantes : telles sont, par exemple, les conventions écrites ou verbales, les aveux qu’elles font ou qu’elles ont faits, le serment qu’elles ont prêté, les dépositions des témoins, et ces autres lieux extérieurs que nous avons indiqués précédemment.

Une étude encore importante à laquelle l’avocat doit s’appliquer est celle des grands orateurs du barreau, qui l’instruiront par leur exemple plus que ne pourront jamais faire les préceptes.

Il n’est pas douteux, non plus, qu’il n’ait besoin d’une connaissance assez étendue des belles-lettres, pour orner des sujets qui peuvent ne présenter par eux-mêmes aucun agrément, et pour faire naître des fleurs dans un terrain qui, au premier aspect, paraît aride ou propre seulement à produire des épines. Mais il faut qu’il use de ce moyen avec une grande réserve ; car l’abus est tout prêt de l’usage ; et l’on risque beaucoup de s’égarer et de perdre sa cause quand, au lieu d’aller droit au but, on fait le principal d’un enjolivement qui ne doit être que l’accessoire.

En laissant de côté ici les mercuriales, ou discours de rentrée des cours et tribunaux, discours du genre démonstratif, dont les règles n’ont rien de particulier, les discours du barreau embrassent toutes les affaires litigieuses qui doivent être discutées et décidées devant les tribunaux. Ces discours se réduisent aux plaidoyers, aux consultations, aux mémoires et aux rapports de procès.

Dans les plaidoyers, on demande ou l’on défend. L’avocat qui demande établit d’abord la question, ou constate le fait selon la nature de la cause. Il expose ensuite ses moyens ou preuves, les développe, et finit par prendre des conclusions dans lesquelles il spécifie l’objet de sa demande. L’avocat qui défend suit la même marche, mais dans une intention contraire. Il commence par contester le droit ou par nier le fait, soit en tout, soit en partie ; il réfute ensuite les moyens de son adversaire, fait valoir les siens, et conclut enfin contradictoirement aux prétentions de la partie adverse.

L’exorde est inutile dans les plaidoyers ordinaires, puisque les juges savent à peu près, d’après le rôle des affaires, de quoi il s’agit ; ce serait perdre le temps que de le consacrer à débiter des phrases harmonieuses, sans utilité. Toutefois, dans les grandes causes, il peut être bon de s’écarter de cette règle ; alors, la précision et la brièveté doivent faire le principal mérite de l’exorde qu’on donne à son discours ; il faut surtout prendre garde à ne rien mettre qui ne se rattache précisément au sujet.

Il n’y a rien à dire de général sur la narration, la confirmation et la réfutation : recommander la rapidité dans la première, la force dans la seconde, l’exactitude et la vivacité dans la troisième, le bon ordre et la clarté dans toutes, c’est énoncer les qualités qu’elles doivent avoir ; ce n’est pas donner le moyen de les y mettre.

Quant à la péroraison, il est évident qu’on ne peut songer à y remuer les passions que dans des causes essentiellement touchantes ; on rirait avec raison de l’avocat qui voudrait attendrir ses juges, et qui verserait d’abondantes larmes à propos d’un mur mitoyen ou d’une contravention de police. Dans ce dernier cas, la péroraison se réduit presque toujours à une récapitulation, un résumé rapide de ce qui a été dit de plus fort.

Le style doit aussi être proportionné à la nature de la cause : les petites affaires ne peuvent être traitées que d’un style simple, les grandes d’un style élevé, les moyennes d’un style tempéré. Il y a des causes qui ne veulent que de l’ordre, et de la clarté, d’autres qui exigent de la véhémence et de grands mouvements ; c’est le goût qui dirige en ce point l’avocat. Mais, quelle que soit la nature de la cause, celui-ci doit toujours s’attacher plus aux choses qu’aux paroles, plus au choix et à la solidité des preuves qu’à ce frivole assemblage de figures éblouissantes qui ne parlent ni au cœur ni à la raison27.

Plusieurs des oraisons de Cicéron sont de vrais plaidoyers ; et, sauf la différence qu’il y a entre notre manière de rendre la justice et celle des Romains, ils peuvent servir de modèles à nos jeunes avocats. Les discours contre Verrès, par exemple, sont un acte d’accusation et un plaidoyer très longs et très développés contre ce préteur. Il serait intéressant, mais beaucoup trop long, de suivre sur tous ces discours les changements de ton et de style qu’amène la marche même du sujet. On lira du moins avec plaisir quelques lignes extraites du récit du supplice de Gavius.

Ce Gavius était un citoyen romain qui s’était échappé de la prison où le préteur l’avait fait jeter. Il allait s’embarquer à Messine ; et, se croyant hors de tout danger, il avait osé faire entendre des menaces, disant que, dès qu’il serait arrivé à Rome, Verrès entendrait parler de lui, et rendrait bientôt compte de sa conduite, pour avoir mis dans les fers un citoyen romain. Le premier magistrat de Messine était une créature de Verrès ; il fait saisir Gavius et instruit son patron des menaces qui avaient été faites (Ici l’orateur décrit la conduite de Verrès de la manière la plus énergique, et sous les couleurs les plus propres à exciter contre ce préteur l’indignation publique). Verrès remercie son indigne client ; transporté de rage, il se rend sur la place publique. Il fait amener Gavius, appelle les bourreaux ; et, contre toute loi, en dépit des privilèges attachés au titre de citoyen romain, il ordonne qu’il soit dépouillé, attaché et battu de verges de la manière la plus cruelle. Cicéron continue :

On voyait, courbé sous les coups de fouet, au milieu de la place publique de Messine, un citoyen romain. Cependant, aucun gémissement n’échappa de sa bouche, et parmi tant de douleurs, à travers le bruit des coups répétés, on entendait seulement ces mots : Je suis citoyen romain. En rappelant ce titre, il croyait écarter tous les tourments. Mais non : pendant qu’il implorait sans cesse ce titre auguste et sacré, une croix, oui, une croix, était préparée à cet infortuné, qui n’avait jamais vu l’exemple d’un tel abus de pouvoir. Ô doux nom de liberté ! Ô droits sacrés du citoyen ! loi Porcia ! loi de Sempronius !… étiez-vous donc abolies ? Et dans une province du peuple romain, dans une ville de nos alliés, devait-on voir un citoyen romain attaché à l’infâme poteau, et battu de verges en public par les ordres de celui à qui Rome avait confié les hacher et les faisceaux ?

L’avis qu’un avocat donne par écrit touchant une affaire sur laquelle il a été consulté est ce qu’on appelle consultation. Il y expose en raccourci les principaux moyens qui doivent être développés dans le plaidoyer. Il doit donc y mettre beaucoup d’exactitude, de précision et de clarté. Rien ne doit y être susceptible de plusieurs sens ou d’interprétations différentes.

Dans les affaires d’une grande importance, les avocats font souvent imprimer des mémoires qu’ils distribuent aux juges ; les moyens y sont exposés avec un peu moins d’étendue que dans les plaidoyers. Mais, d’un autre côté, ces sortes de discours devant être lus dans le silence du cabinet, exigent plus d’art et de soin que les discours prononcés de vive voix. Il faut donc que l’avocat travaille un mémoire et le perfectionne autant que possible. Tout y doit être exactement mesuré, soit dans le style, soit dans les choses.

Le rapport d’un procès est un discours fait par un des juges, pour instruire ses collègues d’une affaire qu’il a été chargé d’examiner. C’est là que doivent être exposés dans le plus grand jour l’origine, le fond, les circonstances, les incidents, les suites de la cause et les moyens qu’on fait valoir pour ou contre. Il ne faut que de la netteté, de la méthode, de la justesse et de la précision pour ces sortes de discours ; les ornements en sont bannis. Le rapporteur doit surtout ne pas oublier qu’il parle non comme avocat, mais comme juge ; que, par conséquent, il est sans passions, et qu’il ne lui est nullement permis d’exciter celles des autres.

L’éloquence du barreau a produit, de tout temps, d’illustres orateurs. Chez les Grecs, Périclès fut comme le fondateur de cette éloquence ; Isocrate, un peu plus tard, tint une école de rhétorique qui fut très suivie, et compta parmi ses élèves Eschine et Démosthène ; ce dernier est sans contredit le plus grand orateur qu’aient eu les Grecs.

Chez les Romains, l’éloquence du barreau fut cultivée avec un soin particulier ; mais Cicéron, né à Arpino, près de Naples, l’an 106 avant Jésus-Christ, fut à Rome ce que Démosthène avait été dans Athènes : il a éclipsé et ses devanciers et ses successeurs. L’oraison qu’il a composée pour Milon, qui avait tué ou fait tuer Clodius, passe pour son chef-d’œuvre ; mais presque tous ses discours sont dignes de l’étude et de l’admiration des érudits.

En France, le barreau a été à peu près barbare jusque vers les dernières années du règne de Louis XIII. À cette époque, Lemaître et Patru furent les premiers qui y introduisirent le bon goût et la pureté du langage28 ; depuis ce temps, et malgré quelques travers qu’on a pu reprocher aux avocats, comme dans les Plaideurs de Racine, on peut dire que notre barreau s’est distingué par les qualités à la fois les plus brillantes et les plus solides ; en particulier, par cette habitude de ne faire appel qu’à la raison et à la justice, et non pas aux passions, comme on le faisait sans cesse chez les anciens.

§ 15. Éloquence délibérative. §

L’éloquence délibérative comprend tous les discours dans lesquels on délibère sur ce que l’on fera. Au premier rang est l’éloquence politique, dans laquelle les hommes chargés de quelques parties du gouvernement sont obligés de parler sur ces matières, soit avec leurs concitoyens, soit avec des étrangers. Ils ont des avis à ouvrir, des sentiments à proposer, à faire prévaloir, des représentations à faire, des dépêches à expédier, des conférences à soutenir, des mesures et des résolutions à prendre, des obstacles à lever, enfin des mémoires, des conventions, des traités à dresser29. Les discours relatifs à ces grands intérêts se tiennent chez nous, comme on le sait, au conseil d’État, dans les assemblées nationales, dans les chambres, dans le conseil des ministres.

L’éloquence délibérative s’étend à d’autres intérêts encore. Les conseils de département, les conseils d’arrondissement, les conseils des villes et des communes, les sociétés et associations particulières donnent lieu, à tout instant, à des délibérations moins élevées, sans doute, que l’éloquence politique, qui demandent cependant de la part des orateurs des connaissances très précises et une exposition bien nette de ce qu’ils savent.

Partout enfin où les affaires se décident à la pluralité des suffrages, ou même par un seul, ou par quelques suffrages qu’il faut gagner à son opinion, l’éloquence délibérative a sa place ; seulement elle varie selon les personnes à qui l’on s’adresse, selon la nature du sujet, selon le nombre des intéressés et la grandeur de l’auditoire.

Le nombre des sujets de ces sortes de discours est illimité. Aristote les a réduits, dans sa Rhétorique, à cinq chefs généraux : les finances, la paix et la guerre, la sûreté des frontières, le commerce et l’établissement des lois. Cette division, qui pouvait suffire chez les anciens, est beaucoup trop restreinte pour nous, où les longs frottements entre les hommes et les progrès de la civilisation et de l’industrie ont naturellement amené mille combinaisons qu’on ne pouvait soupçonner autrefois.

Dans tous les cas, la connaissance approfondie du sujet à traiter est la première condition d’un bon discours. Hors de là, on peut bien trouver un orateur disert ; ce ne sera pas un homme qui puisse donner un avis utile à sa patrie ni mériter ainsi une reconnaissance immortelle.

Les modèles d’éloquence délibérative ne manquent pas : les orateurs anciens, particulièrement Démosthène et Cicéron, nous en ont laissé plusieurs modèles admirables30.

Mais ce sont surtout les historiens grecs et romains qui nous en donnent de nombreux exemples. Ces écrivains ont prêté à leurs grands hommes des discours que ceux-ci n’ont probablement jamais tenus ; ils les ont du moins fait parler fort éloquemment. On a recueilli en un seul volume, sous le nom de Conciones, les discours tirés des historiens latins Salluste, Tite-Live, Tacite et Quinte-Curce. On a recueilli aussi, sous le titre de Conciones græcæ, les discours répandus dans les histoires d’Hérodote, Thucydide, Xénophon, Appien et Polybe ; et ces deux recueils, surtout le premier, sont regardés avec raison comme une sorte de manuel ou de vade-mecum pour les jeunes gens qui se livrent à l’étude de l’éloquence.

Chez nous, l’éloquence politique ne s’est montrée avec tout l’éclat qu’elle peut avoir que depuis la réunion de la première assemblée constituante. Là, des orateurs très distingués se montrèrent dès les premières séances. Mirabeau l’emporta sur tous les autres ; et, en effet, on lit encore avec admiration quelques-uns de ses discours. Qui ne serait frappé du morceau suivant, où cet orateur répondait avec tant de passion et de raison à ses accusateurs :

C’est une étrange manie, c’est un déplorable aveuglement que celui qui anime les uns contre les autres des hommes qu’un même but, un sentiment indestructible devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir ; des hommes qui substituent ainsi l’irascibilité de l’amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires ! Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant, on crie dans les rues : La grande trahison de Mirabeau ! Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il y a peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne ; mais l’homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d’avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile ; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d’un jour pour la véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité et qui veut faire le bien public, indépendamment des mouvements de l’opinion populaire ; cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers. Il ne doit attendre sa destinée, la seule qui l’intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours, sans l’avoir compris, m’accusent d’encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d’être le vil stipendié des hommes que je n’ai cessé de combattre ; qu’ils dénoncent comme un ennemi de la révolution celui qui peut-être n’y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté ; qu’ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui, depuis vingt ans, combat toutes les oppressions, et qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses vils calomniateurs suçaient le lait des cours et vivaient de tous les préjugés dominants ; que m’importe ? ces coups de bas en haut ne m’arrêteront pas dans ma carrière. Je leur dirai : répondez, si vous pouvez ; calomniez ensuite tant que vous voudrez.

Depuis 1789 et pendant la durée du régime parlementaire, il y a eu un grand nombre de discours fort remarquables dans le même genre ; mais nous n’avons pas à en parler ici : ils appartiennent à l’histoire littéraire de nos divers gouvernements.

§ 16. Éloquence académique. Discours de réception et de cérémonie. §

On désigne en général dans le monde, sous le nom d’éloquence académique, deux ou trois sortes d’ouvrages essentiellement différents, et que nous séparerons avec soin ici, savoir : 1º les éloges historiques prononcés dans le sein des sociétés savantes, par les membres survivants, sur leurs confrères morts, et où on tâche, en rappelant leurs actions, de faire apprécier leurs travaux. Ces éloges appartiennent essentiellement à la biographie, et c’est quand nous parlerons de ce genre d’ouvrages que nous nous en occuperons ; 2º les discours d’apparat prononcés au nom des académies, dans certaines cérémonies ou fêtes publiques, et en particulier les discours prononcés dans l’Académie française, à l’occasion de la réception des nouveaux membres, soit par le récipiendaire, soit par le membre chargé de le recevoir ; 3º les discours composés sur des sujets indiqués par les académies, et envoyés au concours pour les prix qu’elles décernent.

Ces trois ouvrages devant être entendus et jugés par les auditoires choisis que les académies admettent à leurs séances, sont écrits, en général, dans ce style élégant et délicat qui doit leur plaire, et que l’on appelle le style académique31 ; c’est ce qui les fait réunir quelquefois ; mais ces deux dernières sortes de discours appartiennent seules ou peuvent du moins être considérés comme appartenant à l’éloquence oratoire ; la forme en est bien réellement celle des discours destinés à une nombreuse assemblée dont on veut flatter le goût ou l’oreille. C’est donc ici qu’il convient d’en parler.

Pendant longtemps, tout discours de réception à l’Académie française s’est composé d’un remercîment suivi de quatre ou cinq éloges : 1º celui du prédécesseur du récipiendaire ; 2º celui du cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie ; 5º celui du chancelier Séguier, son protecteur ; 4º celui de Louis XIV ; 5º à dater de la mort de ce roi, celui du prince régnant. L’académicien chargé de répondre au récipiendaire reprenait tous ces éloges, et y joignait celui de son nouveau confrère.

On sent assez qu’il devait résulter d’un tel usage une grande monotonie et beaucoup de fadeur. Cependant quelques-uns de ces discours offrent de vraies beautés.

Voltaire, qui aimait à innover et qui savait y réussir, voulut signaler par un discours d’un nouveau genre son entrée à l’Académie. Il y parla de littérature et de goût ; et son exemple est devenu en quelque sorte une loi dont les académiciens gens de lettres ne se sont écartés que rarement32.

Cette hardiesse de Voltaire nous a valu un certain nombre de bons discours. Le plus célèbre de tous est celui de Buffon, prononcé le 25 août 1753. On y admire une théorie du style, contestable peut-être en quelques points, mais bien remarquable par la grandeur des idées et la magnificence de l’expression.

Citons ici quelques lignes du commencement de ce discours ; elles établissent nettement le point de la question et expriment d’ailleurs des pensées dont la vérité n’est contestée par personne.

Il s’est trouvé, dans tous les temps, des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n’est, néanmoins, que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n’est qu’un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au dehors, et, par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections. C’est le corps qui parle au corps ; tous les mouvements, tous les signes concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots il faut des choses, des pensées, des raisons. Il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’âme et toucher le cœur en parlant à l’esprit.

Les réponses aux discours de réception sont généralement plus courtes et plus simples que les discours. Quelques-unes, cependant, ont mérité de n’être pas oubliées. Telles sont la réponse de Racine à MM. Thomas Corneille et Bergeret, dans laquelle on lit un morceau fameux sur Pierre Corneille ; celle de Fontenelle à l’évêque de Luçon, consacrée presque tout entière à l’éloge de Lamotte, auquel succédait cet évêque ; celle de Buffon à La Condamine, où il louait dignement et avec une brièveté inimitable les travaux de ce hardi voyageur et la charité de l’évêque auquel il succédait.

Parmi les discours d’apparat étrangers aux réceptions, on peut signaler l’Éloge funèbre de Louis XIV, prononcé par Lamotte dans le sein de l’Académie, le 19 décembre 1715, une des productions distinguées de la prose française ; le Discours de remercîment adressé par Fontenelle, en 1741, à l’Académie française, qui, cinquante ans après son entrée dans ce corps, l’avait revêtu, sans consulter le sort, des fonctions de directeur ; le Discours prononcé par d’Alembert à l’Académie des sciences, en présence du roi de Danemarck, le 5 décembre 1768 ; c’est un modèle de convenance et de dignité ; les Réflexions sur la marche actuelle des sciences et sur leurs rapports avec la société, lues par Cuvier dans la première séance annuelle des quatre Académies, le 24 avril 1816 ; le discours du même Cuvier, Sur les prix de vertu, prononcé en 1829 à l’Académie française, et qui se distingue par l’exposition élégante de quelques vues originales sur les bases de la morale ; enfin, plusieurs discours prononcés de nos jours, et dont les auteurs, encore vivants, ne doivent pas être désignés ici.

Les discours sur des sujets indiqués par les académies ont aujourd’hui pour objet tantôt des questions philosophiques ou littéraires, tantôt l’éloge des grands hommes ; mais il n’en a pas toujours été de même. De 1671 à 1758, l’Académie française n’avait presque proposé que des sujets de dévotion et de morale, comme la Science du salut, le Mérite et la dignité du martyre, la Pureté de l’esprit et du corps, et jusqu’à la Paraphrase de l’Ave Maria. « On peut même remarquer, dit à ce sujet d’Alembert33, que ce fut M. de Tourreil, écrivain d’ailleurs peu ascétique, qui réussit le plus heureusement dans cette paraphrase, et qui, comme le dit alors un écrivain satirique, enleva ce prix aux capucins. »

On aurait tort, cependant, de vouloir, aujourd’hui, jeter du ridicule sur les matières édifiantes que l’Académie a si longtemps proposées à l’éloquence des jeunes littérateurs. Balzac, fondateur de ces prix, avait indiqué lui-même ces sujets, et jusqu’à la courte Prière à Jésus-Christ qui devait terminer ce discours. Son intention, très louable, était de former par cette fondation des orateurs chrétiens, et l’Académie a dû se conformer autant qu’il a été possible à des vues si religieuses. Elle ne s’est arrêtée que lorsqu’elle a cru que cinq ou six volumes de sermons donnés au public étaient plus que suffisants pour remplir les vœux du fondateur ; et que les mânes mêmes de Balzac n’en demandaient pas davantage. Elle a donc pris le parti, sur la proposition de Duclos, à qui il est juste d’en faire honneur, de proposer désormais pour sujet du prix d’éloquence l’éloge des hommes célèbres de la nation. Le public reçut avec applaudissements cette innovation ; et plusieurs des ouvrages qu’elle a fait naître sont bien préférables aux lieux communs que l’Académie avait couronnés jusqu’ alors34.

Parmi ces recueils de lieux communs, il y a cependant des ouvrages qui méritent d’être distingués ; par exemple, le discours de Fontenelle, Sur la patience, couronné par l’Académie en 1687 ; et un autre discours plus remarquable du même auteur, sur le Danger qu’il y a dans certaines voies qui paraissent sûres, couronné en 1695. Fontenelle était alors membre de l’Académie, et, par conséquent, exclu du concours et même du jugement des pièces dont il pouvait connaître les auteurs. Aussi fit-il parvenir son discours à l’Académie sous le nom de M. BruneI, son ami ; et probablement il contribua à se faire donner le prix comme il avait peut-être contribué à faire proposer le sujet qu’il était plus que personne en mesure de traiter. Cette fraude avouée, mais excusée par d’Alembert, est une tache à la mémoire de Fontenelle ; et la beauté du long passage cité par son historien, si elle mérite de faire vivre l’ouvrage, ne justifie pas celui qui, par un intérêt tout personnel, a manqué non seulement aux règlements et à la délicatesse, mais encore à la justice.

Les discours de Lamotte Sur l’incertitude de l’avenir et sur la crainte de Dieu (couronnés en 1708 et 1709 par l’Académie des jeux floraux) ; celui du Père Guénard Sur l’esprit philosophique (couronné en 1755 par l’Académie française) ; celui de Daunou, De l’influence de Boileau sur la littérature française (couronné en 1785 par l’Académie de Nîmes) ; celui de M. Villemain Sur les avantages et les inconvénients de la critique (couronné en 1814) ; les Tableaux littéraires de la France au xviiie siècle, de MM. Jay et Victorin Fabre (couronnés en 1810), et ceux De la littérature française au xvie siècle, de MM. Chasles et Saint-Marc Girardin, sont certainement des morceaux d’éloquence académique très distingués, et qui seront toujours lus avec plaisir et profit.

Cette catégorie de discours ne fournit, du reste, qu’un petit nombre de bonnes pièces. La proposition de Duclos de donner pour sujets de prix les éloges des grands hommes, adoptée, à l’imitation de l’Académie française, par d’autres compagnies savantes, nous a valu, au contraire, un assez grand nombre d’ouvrages estimés ou même célèbres.

Le premier éloge proposé fut celui du Maréchal de Saxe ; ce fut Thomas qui remporta le prix.

Plusieurs autres éloges composés par le même Thomas et par La Harpe ont eu un succès mérité.

Les éloges de La Fontaine et de Molière, par Chamfort, dans lesquels on rencontre moins de phrases et plus de pensées ; ceux de Fontenelle et de Suger, par Garat ; celui de Boileau, par Auger ; ceux de Corneille et de La Bruyère, par Victorin Fabre ; ceux de Montaigne et de Montesquieu, par M. Villemain ; celui de Le Sage, par M. Patin, sont des morceaux très remarquables, et qui, s’ils ne prouvent pas qu’un concours fasse jamais naître des ouvrages de premier ordre, montrent au moins que cette institution n’est pas non plus stérile, et qu’elle peut produire, même en assez grande quantité, des œuvres honorables pour notre littérature.

Chapitre III. Lettres missives. Genre épistolaire. §

§ 17. Infinie variété des sujets et des formes des lettres. — Classification. §

Ce n’est que par une extension assurément excessive du mot genre qu’on fait, des lettres que s’écrivent deux ou plusieurs personnes, sous le nom de genre épistolaire, une classe particulière d’ouvrages. Quelle idée de genre peut, en effet, nous rester lorsque toute limite disparaît, et, par conséquent, ensemble, toute définition ?

Des lettres n’ont ni sujet spécial, ni forme particulière, ni ton qui leur soit propre ; ni grandeur, ni divisions qui soient connues, même approximativement. Elles peuvent rouler sur tout, prendre tous les langages, n’être que d’une ligne, former des volumes, s’adresser à un ou à plusieurs particuliers, quelquefois au public ; et, pour tout dire en un mot, des lettres ne sont pas un ouvrage : elles sont plusieurs ouvrages. C’est chaque lettre considérée en elle-même qui pourrait, jusqu’à un certain point, être regardée comme un tout ayant son commencement, son milieu, sa fin ; alors on pourrait essayer de la rapporter à l’un des genres étudiés jusqu’ici ou de ceux qu’on étudiera plus tard. Mais, pour une suite de lettres, à moins qu’ensemble elles ne composent un roman, il n’y a pas moyen ; pas plus que de faire rentrer les mélanges ou miscellanées dans un ordre quelconque nettement défini. Aussi les critiques qui ont voulu parler du genre épistolaire ont-ils cherché inutilement et fort arbitrairement à en restreindre l’étendue, ou bien ils se sont bornés à caractériser les œuvres de ceux qui s’y sont fait un nom.

Nous croyons donner une idée plus exacte des lettres missives prises en général en les rapprochant des discours prononcés. Leur champ est aussi illimité, leur forme et leur étendue aussi libres, leur ton aussi varié que ceux des discours ; la seule différence est que, dans le premier cas, on s’adresse à des personnes présentes ; alors on leur parle : dans le second, c’est à des absents qu’on veut communiquer ses pensées ; alors on leur écrit. Tout discours pourrait donc devenir une lettre s’il était écrit ; toute lettre deviendrait un discours si l’auteur, au lieu de l’écrire, pouvait la réciter. Il est bien entendu, d’ailleurs, que cette différence dans le moyen employé peut entraîner des différences dans la forme des ouvrages mêmes et dans l’expression ; mais la nature en est, au fond, la même, et il est inutile de chercher pour ce qu’on écrit d’autres règles que celles qui ont été données précédemment pour les diverses situations où se trouvent ceux qui ont à parler.

Disons pourtant qu’à cause du grand nombre de lettres qu’on est, dans le monde, obligé d’écrire (car il n’y a, pour ainsi dire, personne, parmi ceux qui ont reçu quelque éducation, qui n’ait à en envoyer plus ou moins toutes les semaines), on a essayé d’introduire parmi elles une classification méthodique. On a distingué d’abord les lettres philosophiques et les lettres familières.

Les premières sont des ouvrages destinés, la plupart du temps, au public, et qui sont naturellement soumis aux règles convenables à ces ouvrages mêmes. Les lettres familières, dont nous nous occupons uniquement ici, sont celles qu’un particulier écrit à un particulier, pour s’entretenir avec lui de ce qui les regarde ou les intéresse tous deux.

Dans cet ordre, on a encore distingué les lettres familières proprement dites, où l’on parle de tout sans attacher beaucoup d’importance à rien ; les lettres galantes, où l’on enveloppe ce que l’on dit sous des compliments ingénieux et des formes d’une politesse recherchée ; les lettres de compliments et de félicitation, les lettres d’affaires, les lettres de demandes, de conseils, de reproches ou d’excuses, les lettres ou épîtres dédicatoires, dont le nom seul est une définition.

§ 18. Conseils sur l’art de faire une lettre. §

Tout ce qu’on peut dire sur les lettres en général est renfermé dans ce précepte si connu et si souvent recommandé, qu’il faut écrire comme l’on parle. Mais il faut supposer qu’on parle bien ; et peut-être même est-on obligé de parler un peu mieux dans une lettre que dans la conversation, parce qu’on a le temps de choisir ses idées et ses expressions, et de leur donner un tour plus agréable. Cependant, rien n’y doit paraître recherché en aucune manière.

Le style simple et facile est le seul qui doive être employé, au moins généralement. Dans les lettres de sentiment, il faut être touchant, mais en pénétrant dans l’âme avec douceur, sans prétendre y exciter les passions. Dans les lettres d’agrément, il faut être fleuri, mais en n’admettant que des ornements naturels et en rejetant toute parure affectée.

Deux excès sont à éviter dans le style épistolaire : le trop d’art, c’est-à-dire les pensées affectées, les mots sonores, les figures éclatantes, les périodes nombreuses, les tours pompeux ou alambiqués ; et le trop de négligence, c’est-à-dire les termes impropres, les phrases triviales ou mal construites, les pensées sans valeur, et en, général tout ce qui ne serait pas bien reçu dans la conversation de la bonne compagnie.

Les jeunes gens doivent s’appliquer à corriger leurs lettres en ces deux points jusqu’à ce qu’ils aient acquis par l’habitude la facilité d’écrire purement et avec grâce.

Si l’on sent bien qui l’on est et à qui l’on parle, on ne dira dans une lettre que ce que l’on doit dire, et on le dira de la manière dont on doit le dire. Le respect, le devoir, l’amitié, la supériorité même, ont chacun un langage particulier ; la bonne éducation, le bon esprit, le sentiment, nous dictent ce langage.

On recommande avec juste raison d’être très réservé dans sa correspondance sur les plaisanteries ; il ne faut se les permettre que rarement en écrivant à un ami ; un bon mot peut être lu dans un moment d’humeur, et affaiblir, quelquefois même détruire insensiblement les liens de l’amitié.

Il est facile, du reste, de comprendre ce qui convient selon l’objet de la lettre et les différentes situations des correspondants. S’agit-il de lettres d’affaires ? L’esprit et l’enjouement doivent en être bannis ; dites ce qu’il faut et ne dites que ce qu’il faut. Entrez en matière sans préambule, et passez d’un article à l’autre sans transition.

Dans les lettres de demandes, le ton doit être modeste et respectueux à proportion de la qualité de la personne à laquelle on écrit : les expressions choisies sans le paraître, les pensées justes et convaincantes, les tours agréables et propres à persuader, doivent distinguer ces lettres.

Les lettres de recommandation ressemblent à plusieurs égards aux précédentes ; la chaleur du sentiment, la douceur et l’agrément du style doivent les caractériser. On ne saurait trop y montrer l’intérêt qu’on prend à la personne pour laquelle on demande quelque chose, ni trop appuyer sur ses talents ou ses vertus.

Les lettres de condoléance exigent un style sérieux, simple et grave, mais non négligé, et un ton conforme à celui de la personne qui pleure. Quelques réflexions de piété y sont très bien placées, pourvu qu’elles ne soient pas longues. Il y a bien des peines, bien des revers qui abattent la raison ; la religion alors peut seule relever notre courage et ranimer nos forces.

Il faut beaucoup de prudence et de circonspection dans les lettres de reproches. Plaignez-vous avec douceur, la politesse l’exige ; adoucissez même vos plaintes en ne blâmant que les procédés et n’accusant pas les intentions. C’est beaucoup de ramener les esprits ; des reproches vifs et amers n’ont presque jamais d’autre effet qu’une rupture ouverte.

Si, au contraire, vous avez des torts, ne rougissez point d’en convenir dans votre lettre ; montrez-vous touché d’avoir pu déplaire à celui à qui vous écrivez et sincèrement disposé à réparer le passé. Il faut, dans ces lettres d’excuse, une manière de s’exprimer franche et naturelle, qui soit un sûr garant des sentiments du cœur.

Les lettres de bonne année nous laissent bien peu d’observations à faire. Elles sont exigées par la coutume, et ne contiennent jamais que les mêmes idées, reproduites avec tous les égards et tous les ménagements dus aux supérieurs ou aux personnes plus âgées que nous. Le mieux est souvent de souhaiter simplement une heureuse année, et de demander la continuation des bontés ou de la protection. On peut aussi, quand on est dans une certaine familiarité, se jeter à côté, et traiter un autre sujet, pour revenir, à la fin de sa lettre, aux souhaits de bonheur qu’on a d’abord écartés.

Les lettres de conseils exigent beaucoup d’adresse. N’y prenez jamais un ton de maître ; il faut y ménager l’amour-propre de celui à qui vous écrivez, soit que vous lui donniez de vous-même ces conseils, soit qu’il vous les ait demandés. Ce n’est pas assez qu’ils soient le fruit d’une raison saine et d’un sens droit ; il faut encore les faire goûter par la douceur35.

Après ces avis généraux sur le style des lettres, on ne peut passer entièrement sous silence le cérémonial qui y est observé. Le voici en abrégé : nous faisons toutefois cette remarque, que beaucoup de personnes, aujourd’hui, négligent de s’y conformer.

On place indifféremment la date au haut ou au bas d’une lettre ; dans les lettres d’affaires et de commerce, on la met le plus ordinairement en haut.

Vers le quart de la page, à partir du haut, on écrit seuls sur la ligne les mots Monseigneur, Monsieur, Madame ou Mademoiselle, selon l’état ou le rang de la personne, en ajoutant au mot Monsieur ou Madame le titre d’une dignité ou d’une charge élevée, s’ils en ont quelqu’une.

On donne le titre de Monseigneur au président de la République et aux grands dignitaires ecclésiastiques, aux cardinaux, aux archevêques et évêques.

Ces mots placés ainsi sur une ligne séparée du corps de la lettre sont dits mis en vedette. Au-dessous d’eux, on laisse, avant de commencer la lettre, un intervalle plus ou moins grand, selon le respect qu’on doit à la dignité.

On doit aussi, au bas de la même page, laisser un intervalle convenable, et, au revers, commencer à peu près à la même hauteur où on a mis Monsieur ou Madame. Il faut donner la ligne à ses supérieurs. Quant à ses égaux, ou ceux avec qui on est familier, on peut s’en dispenser et écrire à la suite du mot Monsieur ou Madame, qui alors ne sont plus en vedette.

Il convient, quand on écrit à une personne de la plus haute distinction, d’éviter la seconde personne des verbes, et de se servir d’une périphrase en disant, selon le cas, Votre Majesté, Votre Altesse, Votre Éminence, Votre Excellence, Votre Grandeur. Cette règle est moins observée aujourd’hui, que les titres sont un peu tombés.

On finit tout uniment une lettre par ces mots, qu’on met à l’alinéa : J’ai l’honneur d’être, ou Je suis avec respect, avec estime, avec considération. On répète ensuite le mot Monsieur, Madame, tel qu’il a été écrit d’abord, en s’écartant de la ligne et un peu au-dessous ; et puis, en descendant toujours vers le coin de la page, on met : Votre très humble et très obéissant serviteur. C’est à peu près vis-à-vis ces mots, et à gauche, qu’il faut écrire la date quand on la place au bas des lettres.

Si la personne occupe une position assez élevée pour qu’on évite avec elle la seconde personne, on écrit de même à la fin, en mettant à la ligne toutes les sections de phrases, comme il a été dit : Je suis, Monseigneur, de Votre Altesse, ou de Votre Éminence, ou de Votre Excellence, ou de Votre Grandeur, le très humble, etc.

Si la lettre est adressée à un égal ou à un inférieur, le cérémonial n’est pas le même ; on écrit tout du long et à la suite : Je suis avec les sentiments les plus distingués, ou avec attachement, votre, etc. La formule qui doit être prise ici dépend évidemment des relations des personnes entre elles.

La politesse à l’égard de nos supérieurs ne permet ni de les charger de faire des compliments à une tierce personne, ni d’ajouter après le texte ou des apostilles, ou des post-scriptum.

La suscription ou adresse des lettres doit correspondre au mot mis en vedette, et aux formules employées dans le texte courant. On mettra, par exemple : À Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince, etc., À Son Éminence Monseigneur le Cardinal, etc., À Monseigneur l’Évêque de, etc.

On avait autrefois l’habitude de redoubler, dans la seconde ligne, le Monsieur ou le Monseigneur. À Monsieur, Monsieur le comte de, etc.36 On ne tient plus aujourd’hui à cette forme, qui, d’ailleurs, n’était fondée sur aucune raison ; on va même jusqu’à retrancher la préposition à. Mais si cette suppression peut être expliquée par la rapidité, elle n’est pas excusée par la logique. La préposition est nécessaire et doit rester sur l’adresse, à moins d’une très grande familiarité.

§ 19. Principaux écrivains épistolaires. §

Chez tous les peuples un peu avancés dans la littérature ou doués de quelque goût, l’art d’écrire les lettres a été poussé très loin. Il nous reste un assez grand nombre de lettres des grands écrivains grecs, quoiqu’elles ne soient pas toutes authentiques.

Les Latins sont très riches en ce genre : les lettres de Cicéron et de plusieurs de ses amis sont aussi remarquables par l’excellence du style que par l’intérêt des détails. Les lettres de Sénèque, celles de Pline le jeune, celles de Fronton, et celles d’un grand nombre d’écrivains chrétiens, sont aussi curieuses par les sujets que par le style.

Au reste, comme on devait bien le penser, ce genre n’a été nulle part aussi fécond, aussi varié, aussi parfait que chez nous. Les femmes s’y sont particulièrement distinguées, et pour ne parler ici que de la plus célèbre, madame de Sévigné a mérité, par ses lettres, une place au milieu de nos plus grands écrivains. Il n’y a pas de livre plus lu que le sien ; il est de toutes les heures : à la ville, à la campagne, en voyage, on lit madame de Sévigné : à quoi cela tient-il ? C’est au mélange heureux du naturel, de la sensibilité et du goût. Rien n’est égal à la vivacité de ses tournures et au bonheur de ses expressions. Elle est toujours affectée de ce qu’elle dit et de ce qu’elle raconte ; elle peint comme si elle voyait, et l’on croit voir ce qu’elle peint. Une imagination active et mobile, comme l’est ordinairement celle des femmes, l’attache successivement à tous ces objets, et nous nous y attachons avec elle.

Donnons de cette femme célèbre une lettre écrite à sa fille, le 20 février 1671, sur un incendie dont elle a été témoin ; ce sera, en même temps, un exemple de sa manière et un modèle pour les jeunes gens :

Vous saurez qu’avant-hier au soir mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisions nos paquets les jours d’ordinaire, je songeai à me coucher. Cela n’est pas extraordinaire ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’à trois heures après minuit, j’entendis crier au voleur ! au feu ! et ces cris si près de moi et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici. Je crus même entendre qu’on parlait de ma pauvre petite fille ; je m’imaginai qu’elle était brûlée. Je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m’empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement, qui est le vôtre ; je trouvai tout dans une grande tranquillité. Mais je vis la maison de Guitaut toute en feu ; les flammes passaient par-dessus la maison de madame de Vauvineux. On voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur : c’étaient des cris, c’était une confusion, c’était un bruit épouvantable, des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte ; j’envoyai mes gens- au secours. M. de Guitaut m’envoya une cassette de ce qu’il y a de plus précieux ; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour béer k comme les autres. J’y trouvai M. et Mme de Guitaut quasi nus, Mme de Vauvineux, l’ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite Vauvineux qu’on portait tout endormie chez l’ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d’argent qu’on sauvait chez lui. Mme de Vauvineux faisait démeubler : pour moi, j’étais comme dans une île ; mais j’avais grande pitié de mes pauvres voisins. Mme Guêton et son frère donnaient de très bons conseils. Nous étions dans la consternation ; le feu était si allumé qu’on n’osait en approcher, et l’on n’espérait la fin de cet embrasement qu’avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère, qui brûlait au troisième étage. Sa femme s’attachait à lui et le retenait avec violence ; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois. Enfin il me pria de tenir sa femme ; je le fis : il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme et qu’elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers ; il ne put approcher du lieu où ils étaient. Enfin il revint à nous dans cette rue où j’avais fait asseoir sa femme. Des capucins, pleins de charité et d’adresse, travaillèrent si bien qu’ils coupèrent le feu. On jeta de l’eau sur le reste de l’embrasement, et enfin le combat finit faute de combattants, c’est-à-dire après que le premier et le second étage de l’antichambre, et de la petite chambre, et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été absolument consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoi qu’il y ait pour Guitaut pour plus de dix mille écus de perte.

Vous m’allez demander comment le feu s’était mis à cette maison ; on n’en sait rien ; il n’y en avait point dans l’appartement où il a pris. Mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n’aurait-on pas faits de l’état où nous étions tous ? Guitaut était nu en chemise, avec des chausses ; Mme de Guitaut était nu-jambes et avait perdu une de ses pantoufles ; Mme de Vauvineux était en petite jupe, sans robe de chambre ; tous les valets, tous les voisins en bonnet de nuit ; l’ambassadeur était en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la Sérénissime.

Chapitre IV. Genre didactique. §

§ 20. Définition. — Division du chapitre. — Traités de sciences. — Histoire de ces ouvrages. §

Didactique est un mot grec ; il signifie qui est propre à enseigner, qui enseigne, relatif à l’instruction. Le genre didactique comprend donc les ouvrages- où l’auteur se propose d’enseigner quelque chose.

Ces ouvrages sont assez nombreux ; on y distingue surtout les traités, les articles de critique, et les dialogues philosophiques ou oratoires.

Les traités, qu’on pourrait appeler des livres purement didactiques, sont des ouvrages où l’écrivain expose les principes et les règles d’un art ou d’une science. Il est aisé de sentir qu’ici le génie n’a rien à créer pour le fond. Les vérités ou les règles ont été trouvées par l’observation et l’expérience ; on ne peut ni les abroger ni en substituer de nouvelles aux anciennes. Il ne s’agit que de les expliquer, de les développer. Le mérite de ces sortes d’ouvrages consiste donc principalement dans la méthode, et dans la convenance et la clarté du style.

La méthode n’est autre chose que l’ordre dans l’enseignement. Celui qui veut composer un traité doit s’imaginer d’abord qu’on ne prend la plume que pour instruire des ignorants. Son premier soin sera donc de mettre l’ordre le plus clair, le plus précisât le plus exact dans la distribution et l’arrangement des matières. En remontant aux premiers principes, il les enchaînera tous les uns aux autres sans la moindre confusion, les exposera dans le plus grand jour, en tirera les conséquences qui en découlent, et conduira insensiblement le lecteur à une entière connaissance de toutes les règles de l’art.

On ne doit pas, dans un ouvrage didactique, passer sous silence les premiers principes, sous prétexte qu’ils sont connus. Cette supposition ne peut pas raisonnablement se faire à l’égard de tous les lecteurs, et quand même elle pourrait avoir lieu, la liaison des matières exige toujours que l’écrivain rappelle ces principes et les trace du moins succinctement. Ils servent, d’ailleurs, à en approfondir d’autres que le lecteur débrouille sans peine, dès lors qu’on a mis sous ses yeux ces premiers éléments, et qu’il en a la mémoire remplie.

Ce serait un plus grand défaut encore que ce qui est dit au commencement, ou au milieu d’un traité, eût besoin d’être éclairci par ce qui est dit à la fin. Les matières doivent être disposées de manière que la connaissance d’un précepte mène naturellement à la connaissance d’un autre.

Toutefois, parce que les différents principes d’un art se communiquent réciproquement de la lumière, et que, pour en bien connaître toute la justesse et toute l’étendue, il faut les posséder tous, il arrive souvent ; et cela n’a aucun inconvénient, que l’auteur, à propos d’une chose, en indique une autre qui s’y rapporte, et qu’il n’étudiera que plus tard. Le lecteur est ainsi prévenu d’une relation réelle, qu’il ne peut cependant connaître en ce moment à fond.

Mais, en général, un principe doit être assez bien développé pour qu’il puisse être saisi sans le secours d’un autre, qui doit le suivre dans l’ordre naturel des matières. Il faut que, pour bien comprendre ce qui est dit au commencement du livre, on ne soit pas obligé de le lire ou de l’étudier tout entier. Non seulement chaque chose doit être mise à sa place, mais encore elle doit être expliquée en son lieu par elle-même, et avoir le plus de clarté qu’il est possible37.

Le style, dans un traité, n’est pas moins important que la méthode. L’auteur didactique doit s’appliquer à tendre nettement ses idées, et à mettre de la simplicité, de la clarté dans son style, sans cependant négliger les ornements convenables et propres à faire disparaître la sécheresse de l’instruction. En évitant d’être diffus, il entrera dans tous les détails qu’exigent les préceptes ; il bannira de son ouvrage, s’il est purement élémentaire, ces raisonnements abstraits et métaphysiques qui ne peuvent être saisis que par les gens de l’art. Une exposition méthodique et lumineuse des règles suffit. Il doit même, autant qu’il est possible, les simplifier, c’est-à-dire en réduire plusieurs à une seule générale, en indiquant toutes celles qui en découlent. Il doit surtout les développer et les appuyer par un grand nombre d’exemples choisis ; c’est le plus sûr moyen d’en faire sentir la justesse, la nécessité et les avantages ; de former même le jugement et le goût de ceux à qui il donne des leçons.

Il faut, en un mot, que dans un traité tout soit proportionné à la capacité des esprits médiocres, et n’ait que sa juste étendue. L’écrivain ne doit pas hésiter à revenir plusieurs fois sur une même chose, quand elle ne peut être comprise, à la première vue, que par les lecteurs qui ont l’esprit très pénétrant38.

On ne peut donner ici, comme modèle, un traité entier ; je placerai, du moins, quelques lignes du deuxième chapitre de la Logique de Condillac, où l’auteur prouve que l’analyse est l’unique méthode pour acquérir des connaissances :

Je suppose un château qui domine sur une campagne vaste, abondante, où la nature s’est plu à répandre la variété, et où l’art a su profiter des situations pour les varier et les embellir encore. Nous arrivons dans ce château pendant la nuit ; le lendemain, les fenêtres s’ouvrent au moment où le soleil commence à dorer l’horizon, et elles se referment aussitôt.

Quoique cette campagne ne se soit montrée à nous qu’un instant, il est certain que nous avons vu tout ce qu’elle renferme. Dans un second instant, nous n’aurions fait que recevoir les mêmes impressions que les objets ont faites sur nous dans le premier. Il en serait de même dans un troisième ; par conséquent, si l’on n’avait pas refermé les fenêtres, nous n’aurions continué de voir que ce que nous avions d’abord vu.

Mais ce premier instant ne suffit pas pour faire connaître cette campagne, c’est-à-dire pour nous faire démêler les objets qu’elle renferme. C’est pourquoi, lorsque les fenêtres se sont refermées, aucun de nous n’aurait pu rendre compte de ce qu’il a vu. Voilà comment on peut voir beaucoup de choses et ne rien apprendre.

Enfin, les fenêtres se rouvrent pour ne plus se refermer tant que le soleil sera sur l’horizon, et nous revoyons longtemps tout ce que nous avons vu d’abord. Mais si, semblables à des hommes en extase, nous continuons, comme au premier instant, de voir à la fois cette multitude d’objets différents, nous n’en saurons pas plus, lorsque la nuit surviendra, que nous n’en savions lorsque les fenêtres qui venaient de s’ouvrir se sont tout à coup refermées.

Pour avoir une connaissance de cette campagne, il ne suffit donc pas de la voir toute à la fois. Il en faut voir chaque partie l’une après l’autre, et, au lieu de tout embrasser d’un coup œil, il faut arrêter ses regards successivement d’un objet sur un autre objet. Voilà ce que la nature nous apprend à tous. Si elle nous a donné la faculté de voir une multitude de choses à la fois, elle nous a donné aussi la faculté de n’en regarder qu’une, c’est-à-dire de diriger nos yeux sur une seule ; et c’est à cette faculté, qui est une suite de notre organisation, que nous devons toutes les connaissances que nous acquérons par la vue.

Il serait facile de montrer tous les mérites littéraires de ce petit morceau : la suite, l’enchaînement des idées, la clarté, la simplicité et l’agrément du style, et la netteté des conséquences que l’on tire de là. Mais le lecteur a sans doute fait lui-même toutes ces observations.

Plusieurs des ouvrages didactiques qui nous restent des Grecs sont excellents, et méritent qu’on en fasse une étude sérieuse. Nous avons d’Aristote une logique extrêmement remarquable, une rhétorique où sont développés tous les principes de l’art oratoire, et une poétique qui, bien qu’elle ne nous soit pas parvenue entière, contient cependant les règles les plus exactes et les plus propres à nous faire bien juger du poème épique et des pièces de théâtre.

Dans les œuvres de Lucien, né, vers la fin du premier siècle de notre ère, à Samosate, ville de Syrie, et professeur de philosophie et d’éloquence à Athènes, on trouve un petit traité sur la manière d’écrire l’histoire, qui est un chef-d’œuvre.

Longin, né vers l’an 210, avait composé un grand nombre d’ouvrages. Le seul qui nous soit parvenu est son Traité du sublime, traité admirable par la justesse et la sagesse des réflexions, et par l’élégance du style.

Parmi les Latins, Cicéron, après avoir offert dans ses discours les plus beaux exemples de la véritable éloquence, a montré, dans son traité intitulé Orator, le vrai modèle de l’orateur. Dans d’autres ouvrages, comme le de Inventione, les Topiques, les Partitions, il a donné les préceptes de son art.

Quintilien, né à Rome (ou à Calagurris, en Espagne) l’an 42 de J.-C, fut l’ennemi déclaré du mauvais goût qui, de son temps, commençait à s’introduire dans l’éloquence et dans la poésie. Après avoir enseigné la rhétorique pendant vingt ans, il publia son Institution de l’orateur, ouvrage considérable, et traité le plus complet que nous ayons des anciens sur l’éloquence39.

Il est inutile de parler de nos traités. Nous en avons en France sur toutes les matières, et qui sont presque tous des chefs-d’œuvre de connaissance approfondie, de disposition et de style. On a dit souvent que les Français étaient les seuls qui sussent faire un livre. C’est surtout quand il s’agit des traités que l’art de disposer les matières paraît dans tout son lustre, et mérite l’attention des lecteurs intelligents.

§ 21. Articles de critique. — Principes généraux. — Polémique. §

Les ouvrages de critique, en matière de littérature, se rapportent au genre didactique, parce que l’écrivain y mêle toujours à la discussion le développement de quelques préceptes ou plusieurs observations utiles qui en tiennent lieu. Son objet est de faire connaître les beautés et les défauts d’un ou de plusieurs ouvrages, et de rendre raison du jugement qu’il en porte. Il lui est donc essentiel de discerner ces beautés et ces défauts, et de les détailler avec précision. Ainsi la critique doit être éclairée, judicieuse, équitable, impartiale et polie40.

La première condition pour qu’elle soit éclairée, c’est que l’ouvrage qu’il s’agit de juger soit parfaitement connu du critique. Il n’a, pour cela, qu’à en faire l’analyse exacte ; il n’y aura aucun doute qu’il ne le possède comme il faut.

L’analyse d’un ouvrage, en effet, consiste à dire ce qu’il y a dans cet ouvrage, quelles en sont les parties, et dans quel rapport elles sont entre elles. C’est un travail presque mécanique qui ne demande que de l’attention, et que tout le monde peut faire en y donnant le soin convenable.

Ce n’est pas tout d’avoir lu l’ouvrage ; il faut le bien comprendre, et, avant de porter un jugement sur ce qu’il contient, avoir au moins une idée juste des choses dont on veut parler.

N’est-il pas ridicule de voir l’abbé Desfontaines, qui n’avait aucune connaissance en physique, prendre parti dans les querelles des newtoniens et des cartésiens, et écrire ces phrases singulières ou plutôt insensées :

Quoique le newtonianisme soit une doctrine qui renverse toute la physique et éteint toutes les lumières que Dieu nous a données sur les propriétés de la matière, sur l’ordre et le mécanisme de la nature, et qu’il soit presque inconcevable qu’il puisse y avoir un homme qui soit newtonien de bonne foi, il faut avouer, cependant, que cette philosophie, hérissée de calculs géométriques et armée de fines observations, ne laisse pas, en plusieurs points, de donner de l’embarras aux cartésiens, et de les mettre souvent sur la défensive. Mais tant que ceux-ci n’abandonneront pas leur oriflamme, c’est-à-dire les idées naturelles et distinctes, ils triompheront toujours des newtoniens avec la même facilité qu’ils ont triomphé des péripatéticiens.

Quel galimatias ! Qu’est-ce qu’une doctrine qui éteint toutes les lumières que Dieu nous a données sur les propriétés de la matière, comme si Dieu nous en avait donné d’autres que celles que nous tirons de l’expérience, laquelle était constamment invoquée par les newtoniens ? Qu’est-ce encore que ces idées naturelles et distinctes que les cartésiens ne doivent pas abandonner, comme si, en ce qui tient à la nature physique, aucune idée distincte et naturelle pouvait contrarier l’observation constante ? Comment Desfontaines assure-t-il qu’on ne peut être newtonien de bonne foi ? Comment ne voit-il pas, surtout, que les disciples de Newton jouaient alors, à l’égard de ceux de Descartes, le même rôle que ceux-ci avaient joué à l’égard des péripatéticiens, et que les péripatéticiens avaient tenu, de leur côté, à l’égard des platoniciens ? C’est-à-dire qu’à mesure que l’étude et la science avancent, on s’aperçoit que les travaux des devanciers n’ont pas été complets, qu’ils ont fait disparaître certaines erreurs, mais qu’ils en ont conservé d’autres qu’il s’agit aujourd’hui d’ébranler et de déraciner, et que c’est ce qu’ont fait successivement tous ceux qui ont eu à modifier profondément les systèmes de philosophie reçus généralement avant eux.

La critique est judicieuse quand elle fait une application juste et convenable des règles de l’art ; car on ne doit pas exiger toujours, et impérieusement, l’étroite et rigoureuse observation de ces règles. Il peut arriver que l’auteur s’en écarte un peu, pour donner à son ouvrage une beauté de plus. C’est ce que l’on doit discerner avec finesse, et ce discernement est l’effet d’un jugement droit, d’un goût pur et sain. Il faut donc que la critique soit fondée sur des raisons et des principes solides. Un bon mot, quelque agréable et piquant qu’il soit, une plaisanterie, quelque bien tournée qu’on la suppose, ne feront jamais apprécier un ouvrage à sa juste valeur.

La critique n’est équitable qu’autant qu’elle apporte en preuve de son jugement et les beaux, et les médiocres et les faibles endroits de l’ouvrage qu’elle a pesé dans sa balance. Celui qui ne mettrait sous les yeux du lecteur que les vers négligés d’une pièce de poésie, ou les morceaux peu saillants d’une pièce d’éloquence, lui donnerait une bien fausse idée du poète ou de l’orateur, et serait injuste envers ces deux écrivains. Cependant, on a vu des critiques qui, faisant un parallèle entre les deux maîtres de notre scène tragique, n’ont pas craint de ne citer que des passages médiocres de Corneille, d’y opposer les plus beaux qu’ils avaient pu trouver dans Racine, et de se prévaloir de ces exemples pour donner une préférence exclusive à ce dernier : c’est là évidemment manquer, en fait de critique, à toutes les règles de l’équité. On ne serait pas moins répréhensible si l’on s’appesantissait sur les plus petites fautes d’un ouvrage, en passant rapidement sur les plus grandes beautés dont il étincelle.

Pour que la critique soit impartiale, il faut qu’elle soit exempte de prévention et de passion. Déprécier un ouvrage d’après le nom seul de l’auteur, qui, jusque-là, n’en a publié que de médiocres ; louer un ouvrage sur le seul nom de l’auteur, parce qu’il est déjà connu par d’excellents écrits, ce serait juger avec prévention. Il en serait de même si l’on concluait que tout est bon dans un ouvrage, parce que presque tout y est bon ; ou qu’au contraire tout y est mauvais, parce que presque tout y est mauvais. L’homme sans prévention fait le départ du bon et du mauvais, et assigne à chaque partie sa qualité, quelle que soit celle de la partie voisine.

Pour juger sans passion, il faut principalement se défendre des illusions de l’amitié, et s’élever au-dessus de tout sentiment de haine. Le critique vraiment honnête homme se dit à lui-même, en prenant la plume, ce que la reine de Carthage disait à Énée : « Je ne mettrai aucune différence entre le Troyen et le Tyrien. » Que l’auteur de l’ouvrage qu’il va juger soit son ami ou son ennemi, ce critique se persuade sans peine que s’il trahit la vérité, s’il écrit une seule ligne contraire à sa façon de penser, il trompera bassement ses lecteurs et se manquera à lui-même en se vengeant de son ennemi par un lâche mensonge, ou en usant envers son ami d’une coupable indulgence.

On dit enfin que la critique est polie ou honnête lorsqu’elle est conforme aux bienséances, qu’elle s’interdit le ton de hauteur et de supériorité, les décisions tranchantes ou caustiques, les expressions dures ou seulement trop fortes. La bonne compagnie ne les souffre point, et il importe au critique de faire voir qu’il la fréquente. Plus son jugement est sévère et défavorable à l’auteur, plus il doit paraître adouci et tempéré par la délicatesse et l’aménité du style41.

On sera bien aise de trouver ici un modèle de bon style critique, et en même temps d’une grande justesse dans l’appréciation des ouvrages. Je l’emprunte à l’abbé Desfontaines. Il s’agit de deux traités qui parurent à peu près dans le même temps, et dont l’un est resté plus célèbre que l’autre : le Traité des études de Rollin, et les Règles de l’éloquence, de Gibert.

Nous avons deux écrivains passionnés admirateurs de la rhétorique, MM. Rollin et Gibert, célèbres professeurs ; mais leur doctrine n’est pas la même. Ce terme de doctrine, par rapport à la rhétorique, est de M. Gibert ; il faut apparemment que les rhétoriciens aient des points dogmatiques. Les deux premiers volumes du Traité des études, de M. Rollin, ont paru si pleins d’erreurs à M. Gibert, qu’il a composé de longues Observations pour les réfuter, et qu’enfin les deux rivaux se sont écrit des lettres où règne autant de vivacité que de politesse. Après ces petites escarmouches, M. Rollin, flatté par l’heureux débit de ses deux premiers volumes, en donna deux autres, et acheva par là de mettre le public de son côté.

M. Gibert prévit dès lors que ses Observations ne suffisaient pas pour sauver la véritable doctrine oratoire. Il s’est donc déterminé à imprimer les Règles de l’éloquence, livre qui n’a rien de commun avec un autre ouvrage du même auteur, publié en 1703, sous le titre de la Véritable éloquence, et qui commença à établir sa réputation. M. Gibert attaque quelquefois M. Rollin dans son nouvel ouvrage ; mais il ne le nomme pas : ainsi ce n’est pas une guerre ouverte.

C’est rendre justice à M. Gibert que de reconnaître qu’il possède Aristote, Hermogène, Cicéron, Quintilien ; qu’il entend la matière qu’il traite ; que les grands maîtres sont bien expliqués, et qu’il y a de la dialectique dans ce qu’il a écrit sur l’art oratoire, où l’imagination a tant de part. Mais il y a quelques endroits obscurs, et cette obscurité vient du style, qui est embarrassé, peu châtié, pour ne pas dire dur. Il est vrai qu’on se propose seulement d’instruire ; mais le genre didactique a ses grâces particulières : j’en appelle à l’Art de penser. Je n’aime pas, non plus, les termes techniques écorchés du grec ; il fallait en substituer de plus intelligibles. Ce que je pardonne encore moins à l’auteur, si estimable par son savoir et sa probité, c’est de citer des vers classiques, qui doivent mourir dans les lieux où ils sont nés. Les exemples sont, en général, bien choisis et bien éclaircis ; mais il s’en trouve quelques-uns d’un très mauvais goût.

Me sera-t-il permis de hasarder mon jugement sur le Traité des études, de M. Rollin ? Cet auteur me paraît exceller dans les parties qui manquent à M. Gibert ; il peint agréablement ses pensées. Son style est vif et élégant ; mais il y a peu d’ordre dans son traité. Ses fréquentes contradictions font de la peine à des lecteurs attentifs ; elles se dérobent à la plupart des lecteurs entraînés par les agréments du style. Après qu’on a lu un certain nombre de pages, tout vous échappe ; on sait seulement que l’auteur a dit des choses ingénieuses, et a souvent parlé en orateur. On ne peut presque rien réduire en principe ; je voudrais que M. Gibert eût le style et l’esprit de M. Rollin, ou que celui-ci eût autant médité que son émule sur les fondements de l’art oratoire. L’un a plus de savoir ; l’autre a plus de goût. Eu égard à l’ordre et à la méthode, la rhétorique de M. Gibert tient beaucoup de celle d’Aristote, et M. Rollin semble s’être formé sur Quintilien, qui donne rarement des préceptes sans ornement.

Il est assurément impossible de donner en moins de mots, et d’une manière plus agréable et plus piquante, une idée plus complète des qualités et des défauts des deux ouvrages. Le jugement est d’ailleurs rendu en termes d’une parfaite urbanité, que malheureusement l’abbé Desfontaines ne s’est pas toujours appliqué à conserver.

La critique littéraire ne paraît pas avoir été exercée chez les anciens comme chez nous. On trouve souvent dans leurs ouvrages des jugements motivés sur les œuvres des contemporains ou sur quelque point de littérature ; mais c’est, la plupart du temps, à propos d’autre chose. Il semble que l’imprimerie seule pouvait faire de la critique littéraire une profession.

Cette science a, en France, de nombreux et illustres représentants. Depuis le xvie siècle, elle a produit, dans tous les genres et sur toutes les questions, des discussions on ne peut plus remarquables. Pour ne citer ici que les auteurs ou les ouvrages les plus connus, et qui roulent sur les matières purement littéraires, nous avons à compter l’Académie française, dans les Sentiments sur le Cid ; Corneille lui-même, dans ses examens de ses pièces ; Boileau, dans ses Réflexions critiques ; Voltaire, dans une multitude de passages et d’articles ; La Harpe, dans son Lycée ou Cours de littérature ; Clément (de Dijon), dans ses Essais de critique ; Chénier, dans son Tableau de la littérature ; enfin, les rédacteurs des journaux de critique et de littérature qu’on avait autrefois, et qui ont gardé jusqu’ici leur ancienne réputation.

Ce que l’on appelle polémique (c’est un mot grec qui signifie propre au combat, à la discussion) consiste, la plupart du temps, en ce que des opinions critiques contraires sont soutenues par deux personnes qui jugent différemment des mêmes choses.

La politesse ne doit pas moins régner dans ces ouvrages que dans la critique ordinaire. On pourrait même dire qu’elle y est plus obligée encore ; car on est bien plus près d’arriver aux personnalités blessantes dans la discussion contre une personne que quand on juge un livre.

On sait que La Motte, ayant fait, dans le siècle dernier, une imitation en vers de l’Iliade, et mis au-devant de cet ouvrage un Essai sur Homère, où il relevait dans ce père de la poésie grecque un grand nombre de défauts, madame Dacier, qui avait traduit Homère elle-même, prit fait et cause pour son auteur, et imprima, sous le titre des Causes de la corruption du goût, un gros volume où elle combattait toutes les opinions de La Motte. Malheureusement, la pente est glissante des opinions à la personne, et madame Dacier tomba bientôt dans cette faute de s’emporter contre son adversaire jusqu’à la grossièreté la plus outrageante. J’ouvre le livre au hasard (p. 131), et j’y lis ces mots :

Voilà un beau coup de filet pour M. de La Motte, d’avoir pris en faute trois héros d’Homère tout à la fois ; mais ces imprudences prétendues ne serviront qu’à faire voir l’imprudence du censeur, que la lecture seule du texte et ma remarque lui auraient épargnée, s’il avait lu l’un et l’autre avec moins de préoccupation ou plus de jugement.

Il était si peu nécessaire de recourir à des formes si acerbes envers un homme d’esprit, d’excellent ton, et membre de l’Académie française, que Boivin, qui, dans le même temps, en 1715, soutenait le même parti que madame Dacier dans son Apologie d’Homère ne se les est jamais permises.

On peut voir, au reste, avec quelle sage retenue, avec quelle décence enjouée, avec quelle urbanité La Motte défend son sentiment dans sa réponse à madame Dacier, intitulée Réflexions sur la critique ; quel parti il tire même de la dureté de paroles de son adversaire pour s’attirer immédiatement la bienveillance de tous les lecteurs. Ce passage est curieux et mérite d’être cité.

Le livre de madame Dacier, annoncé depuis longtemps, parut quelques jours après… Je le lus avec attention pour y chercher mes erreurs, et comme j’avais promis de pardonner les injures à qui me détromperait, je m’accoutumai aisément à celles dont il est plein, dans l’espérance qu’on remplirait la condition. Mais, après avoir achevé tout le livre, je trouvai qu’il n’y avait que la moitié de l’ouvrage fait. J’ai déjà eu des injures ; il ne reste plus qu’à me détromper.

Dans un autre endroit, après avoir cité un certain nombre de phrases très injurieuses, il résume ainsi ce point :

Ridicule, impertinence, témérité aveugle, bévues grossières, folies, ignorances entassées, ces beaux mots sont semés dans le livre de madame Dacier, comme ces charmantes particules grecques qui ne signifient rien, mais qui ne laissent pas, à ce qu’on dit, de soutenir et d’orner les vers d’Homère. Madame Dacier est peut-être surprise de m’en avoir tant dit ; car, puisqu’elle avait promis d’abord de ne me point dire d’injures (p. 10), il y a apparence que ces phrases lui sont échappées comme un style polémique, sans qu’elle y fît assez d’attention ; mais je l’avertis que ce n’en est pas là la trentième partie, et que quand elles ne choqueraient pas par le défaut de bienséance, elles ennuieraient encore beaucoup par la répétition.

§ 22. Dialogue philosophique. §

On peut donner et l’on donne souvent aux ouvrages de critique et aux didactiques la forme du dialogue. Ce genre d’écrire s’appelle dialogue philosophique ou oratoire, dans lequel on expose ou une question qu’on veut discuter et résoudre, ou une vérité qu’on veut faire connaître et solidement établir. Les interlocuteurs doivent y développer leur sentiment particulier avec la plus exacte précision, et y déployer toute la force du raisonnement. Il faut qu’ils ne disent rien qui ne se rapporte directement à la question : par là, le dialogue sera direct ; qu’ils ne fassent jamais attendre la réplique : par là, le discours sera vif ; qu’ils parlent toujours à propos : par là, le dialogue sera bien coupé. Ces trois qualités sont essentielles.

Le style ne saurait être ni trop clair, ni trop simple. Une délicatesse sans raffinement, une élégance sans pompe et sans affectation, des grâces naïves, en doivent faire tout l’ornement.

Au reste, la forme du dialogue peut convenir à tous les sujets, soit graves, soit badins, soit littéraires, soit savants. Les Grecs, les Latins et les écrivains de notre nation l’ont employée avec le plus grand succès pour traiter toutes sortes de matières42.

Platon, né à Athènes vers l’an 429 avant J.-C, a composé tous ses ouvrages en dialogues. Il y traite de la logique, de la physique, de la politique et de la morale d’une manière plus ingénieuse et plus attrayante qu’exacte et profitable.

Lucien a fait aussi des dialogues pour censurer les vices des hommes, pour jeter du ridicule sur les faux dieux et sur les philosophes du paganisme. Ils sont écrits d’un style pur et naturel, assaisonnés du sel d’une plaisanterie délicate.

Chez les Latins, Cicéron nous a laissé les beaux traités de l’Amitié, de la Vieillesse, de la Nature des dieux, qui sont en dialogue. Le traité de l’Orateur est aussi un grand dialogue divisé en trois livres.

Chez nous, Fontenelle s’est fait une juste réputation par ses Dialogues des morts publiés en 1683.

Fénelon nous a donné ses Dialogues sur l’éloquence, où tout est sagement pensé, exprimé avec la plus belle simplicité, et ramené à l’instruction ; il a aussi, en 1689, composé, pour l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, des Dialogues des morts un peu trop nombreux peut-être, mais dont le recueil est devenu classique43. Nous en extrayons comme modèle du genre l’entretien suivant de Pompée le fils avec Ménas, affranchi de son père. C’est un des plus courts et des meilleurs du recueil. Il serait difficile de représenter plus au vif ces caractères flottants si communs dans le monde, qui n’aiment ou ne haïssent le bien ou le mal qu’en vue de l’opinion publique.

Ménas. Voulez-vous que je fasse un beau coup ?

Pompée. Quoi donc ? parle ; te voilà tout troublé. Tu as l’air d’une sibylle dans son antre, qui étouffe, qui écume, qui est forcenée.

Ménas. C’est de joie. Oh ! l’heureuse occasion ! Si c’était mon affaire, tout serait déjà achevé. Le voulez-vous ? un mot : oui ou non ?

Pompée. Quoi ! tu ne m’expliques rien, et tu demandes une réponse ! Dis donc, si tu veux ; parle clairement.

Ménas. Vous avez là Octave et Antoine couchés à cette table, dans votre vaisseau ; ils ne songent qu’à faire bonne chère.

Pompée. Crois-tu que je n’ai pas des yeux pour le voir ?

Ménas. Mais avez-vous des oreilles pour m’entendre ? Le beau coup de filet !

Pompée. Quoi ! voudrais-tu que je les trahisse ? Moi ! manquer à la foi donnée à mes ennemis ! le fils du grand Pompée agir en scélérat ! Ah ! Ménas, tu me connais mal.

Ménas. Vous m’entendez encore plus mal. Ce n’est pas vous qui devez faire ce coup ; voilà la main qui le prépare. Tenez votre parole en grand homme, et laissez faire Ménas, qui n’a rien promis.

Pompée. Mais tu veux que je te laisse faire, moi à qui on s’est confié ? Tu veux que je le sache et que je le souffre ? Ah ! Ménas, mon pauvre Ménas, pourquoi me l’as-tu dit ? Il fallait le faire sans me le dire.

Ménas. Mais vous n’en saurez rien. Je couperai la corde des ancres ; nous irons en pleine mer. Les deux tyrans de Rome sont dans vos mains ; les mânes de votre père seront vengés des deux héritiers de César : Rome sera en liberté. Qu’un vain scrupule ne vous arrête pas. Ménas n’est pas Pompée ; Pompée sera fidèle à sa parole, généreux, tout couvert de gloire. Ménas l’affranchi, Ménas fera le crime, et le vertueux Pompée en profitera.

Pompée. Mais Pompée ne peut savoir le crime et le permettre sans y participer. Ah ! malheureux ! tu as tout perdu en me parlant ; que je regrette ce que tu pouvais faire !

Ménas. Si vous le regrettez, pourquoi ne me le permettez-vous pas ? et si vous ne le pouvez permettre, pourquoi le regrettez-vous ? Si la chose est bonne, il faut la vouloir hardiment et n’en faire point de façon ; si elle est mauvaise, pourquoi vouloir qu’elle fût faite et ne pas vouloir qu’on la fasse ? Vous êtes contraire à vous-même ; un fantôme de vertu vous rend ombrageux, et vous me faites bien sentir la vérité de ce qu’on dit, qu’il faut une âme forte pour oser faire les grands crimes.

Pompée. Il est vrai, Ménas ; je ne suis ni assez bon pour ne pas vouloir profiter d’un crime, ni assez méchant pour oser le commettre moi-même. Je me vois dans un entre-deux qui n’est ni vertu ni vice. Ce n’est pas le vrai honneur ; c’est une mauvaise honte qui me retient. Je ne puis autoriser un traître, et je n’aurais point d’horreur de la trahison si elle était faite pour ma rendre maître du monde.

Chapitre V. Ouvrages historiques. §

§ 23. Définition. — Division du chapitre. — Choix, arrangement et récit des faits ; digressions. §

L’histoire est le récit des actions, des événements, des choses passées, et qui sont dignes de mémoire.

Puisqu’elle est fondée sur les faits, le choix des faits et la manière de les raconter, voilà ce qui constitue la nature et la forme de l’histoire, et nous devons faire connaître d’abord ces principes généraux. Nous ajouterons quelques détails sur la manière dont on partage le plus souvent les ouvrages historiques et les noms qu’on donne à chacun d’eux.

L’histoire embrasse toutes les actions des hommes célèbres, tous les événements dont l’univers a été le théâtre ; et, en ce sens, son domaine est illimité. Mais serait-il vrai que toutes les actions, tous les événements, dussent indistinctement passer sous la plume de l’historien ? Non, sans doute ; il y a un choix à faire, et ce choix dépend d’un esprit sage et judicieux, d’un discernement aussi fin que juste.

Les choses grandes et dignes d’être racontées, c’est-à-dire les choses intéressantes par l’agrément ou par le fond d’instruction qu’elles présentent, sont les seules qui puissent faire la matière d’une histoire. Il faut surtout que la vérité en soit bien constante. Le premier devoir de l’historien est de distinguer avec la plus exacte précision le faux du vrai, de rejeter tout ce qui est incertain ou d’une autorité suspecte, et de n’admettre que ce qui ne peut pas être révoqué en doute. L’histoire n’est le récit que des choses vraies ; l’historien s’annonce pour être l’organe de la vérité. S’il rapporte des choses fausses ou qu’il donne pour vérités de simples conjectures, il trompe le public, il en impose aux nations pour lesquelles il écrit.

Après avoir recueilli les faits intéressants et vrais dont l’historien doit composer son ouvrage, il les arrangera dans l’ordre le plus convenable pour son dessein. C’est en quoi consiste la forme de l’histoire.

L’ordre chronologique est toujours celui qui domine l’ensemble ; mais, quand plusieurs événements marchent à peu près de front, on ne peut sauter de l’un à l’autre avec les dates ; il faut, avant de passer au second, que le premier soit connu tout entier, ou au moins par parties assez distinctes pour offrir à l’esprit du lecteur des points d’arrêt ou de repos naturels. Dans quel ordre faut-il placer alors ces événements ? Il est clair que, s’ils ont entre eux quelque liaison, quelque rapport de cause à effet, celui-là devra passer d’abord dont la connaissance est nécessaire à la parfaite intelligence de l’autre. Si les événements sont, au contraire, tout à fait indépendants, l’écrivain les met dans l’ordre qui lui semble le plus avantageux pour son sujet.

Il faut d’ailleurs à l’historien un esprit d’une grande élévation, et en même temps une instruction très étendue, pour se faire un plan vaste, exact, bien lié dans toutes ses parties, et dont la seule exposition annonce son dessein.

Il faut, de plus, qu’il se rende maître de son sujet, qu’il l’embrasse et le possède tout entier, qu’il en montre l’unité en le présentant sous son vrai point de vue, et qu’il tire ainsi d’une seule source les principaux événements qu’il doit raconter.

L’historien doit encore avoir soin de ne rien dire de superflu dans le récit des faits ; c’est le moyen de rendre la narration vive, pleine de force et de dignité ; c’est le moyen d’attacher constamment le lecteur toujours distrait ou volage.

Que le fil de la narration ne soit jamais rompu, mais que tous les faits y soient enchaînés sans la moindre contrainte. Il y a un grand art à passer d’un sujet à un autre, non seulement pour distraire le lecteur, mais encore en l’attachant davantage et en augmentant son plaisir. La liaison des faits dans l’histoire doit être, pour ainsi dire, aussi naturelle que la liaison des divers membres dans le corps humain.

Les principaux événements, rapportés avec toutes leurs circonstances, rendent une histoire bien agréable et bien instructive, quand ces circonstances sont essentielles, intéressantes et vraiment utiles.

Aucun des détails propres à éclaircir un événement ou une action mémorable ne doit être passé sous silence.

Pour cela même, l’historien est quelquefois obligé de se laisser aller à des digressions plus ou moins étendues. Ces digressions peuvent être de véritables ornements dans l’histoire ; elles y répandent une agréable variété qui charme l’esprit du lecteur sans cesser de l’occuper utilement. Mais il faut qu’elles ne nuisent en rien à la régularité de l’ouvrage ; qu’elles tiennent surtout au fond du sujet par quelque chose d’intéressant ; et leur étendue doit dépendre de leur liaison avec le corps de l’histoire, et surtout de leur importance44.

§ 24. Caractères des personnages. §

Ce n’est pas assez que l’historien décrive les événements et les circonstances qui les accompagnent, il doit aussi connaître et surtout faire connaître les hommes. Le détail des motifs qui les font agir pique la curiosité du lecteur, l’intéresse et l’instruit souvent plus que le simple récit de leurs actions. Il aime qu’on lui montre le cœur humain à découvert, et à démêler les secrets ressorts qui le font mouvoir dans les différentes circonstances de la vie : c’est en cela que l’histoire nous est vraiment utile. L’historien s’attachera donc à dévoiler les desseins, les pensées de ses personnages, à nous en faire connaître les mœurs et le caractère sans cependant s’amuser à nous peindre longuement leur extérieur45.

Les détails sur la physionomie, la taille, la démarche des grands hommes peuvent faire briller le talent de l’écrivain ; ‘mais ils sont presque toujours vides d’instruction, et plaisent rarement au lecteur sensé. « Que m’importe, dit le P. Rapin46, de savoir si Annibal avait les dents belles, pourvu que son historien me fasse connaître la grandeur de son génie, qu’il me montre un esprit hardi, inquiet, des pensées vastes, un cœur intrépide, et tout cela animé d’une ambition désordonnée, mais soutenue d’une constitution robuste, comme l’a dépeint Tite-Live ? »

Ainsi les portraits intérieurs, c’est-à-dire les descriptions de mœurs, que les anciens rhéteurs appelaient éthopées, sont de beaucoup préférables à ces descriptions des dehors de la personne. Plusieurs même de ces portraits sont célèbres, et il a été un temps où c’était un mode de les distribuer à profusion dans les ouvrages historiques.

Voici un portrait de Jules César mis par Vertot dans ses Révolutions romaines, qui montrera comment on peut mêler à la peinture du caractère quelques traits du physique des grands hommes :

Caïus Julius César était né de l’illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avait sa chimère, en se vantant de tirer son origine d’Anchise et de Vénus. C’était l’homme de son temps le mieux fait, adroit à toutes sortes d’exercices ; infatigable au travail ; plein de valeur ; le courage élevé ; vaste dans ses desseins ; magnifique dans sa dépense, et libéral jusqu’à la profusion. La nature, qui semblait l’avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avait donné un air d’empire et de dignité dans ses manières ; mais cet air de grandeur était tempéré par la douceur et la facilité de ses mœurs. Son éloquence insinuante et invincible était encore plus attachée aux charmes de sa personne qu’à la force de ses raisons. Ceux qui étaient assez durs pour résister à l’impression que faisaient tant d’aimables qualités, n’échappaient point à ses bienfaits : et il commença par assujettir les cœurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspirait.

Né simple citoyen d’une république, il forma, dans une condition privée, le projet d’assujettir sa patrie. La grandeur et les périls d’une pareille entreprise ne l’épouvantèrent point. Il ne trouva rien au-dessus de son ambition que l’étendue immense de ses vues. Les exemples récents de Marius et de Sylla lui firent comprendre qu’il n’était pas impossible de s’élever à la souveraine puissance ; mais, sage jusque dans ses désirs immodérés, il distribua en différents temps l’exécution de ses desseins. Son esprit, toujours juste, malgré son étendue, n’alla que par degrés au projet de la domination ; et, quelque éclatantes qu’aient été depuis ses victoires, elles ne doivent passer pour de grandes actions que parce qu’elles furent toujours la suite et l’effet de grands desseins.

Voici un portrait d’un autre genre et justement célèbre ; c’est celui que Voltaire a tracé de Guillaume III, dans le Siècle de Louis XIV. Il le compare au grand roi, et donne avec tout le monde la supériorité à ce dernier :

Guillaume III laissa la réputation d’un grand politique, quoiqu’il n’eût point été populaire, et d’un général à craindre, quoiqu’il eût perdu beaucoup de batailles. Toujours mesuré dans sa conduite, et jamais plus vif que dans un jour de combat, il ne régna paisiblement en Angleterre que parce qu’il ne voulut pas y être absolu. On l’appelait, comme on sait, le stathouder des Anglais et le roi des Hollandais. Il savait toutes les langues de l’Europe et n’en parlait aucune avec agrément, ayant beaucoup plus de réflexion dans l’esprit que d’imagination. Son caractère était en tout l’opposé de Louis XIV ; sombre, retiré, sévère, sec, silencieux autant que Louis était affable. Il haïssait les femmes autant que Louis les aimait. Louis faisait la guerre en roi, et Guillaume en soldat. Il avait combattu contre le grand Condé et - contre Luxembourg, laissant la victoire indécise entre Condé et lui à Senef, et réparant en peu de temps ses défaites à Fleurus, à Steinkerque, à Nerwinde. Aussi fier que Louis XIV, mais de cette fierté triste et mélancolique qui rebute plus qu’elle n’impose. Si les beaux-arts fleurirent en France par les soins de son roi, ils furent négligés en Angleterre, où l’on ne connut plus qu’une politique dure et inquiète, conforme au génie du prince.

Ceux qui estiment plus le mérite d’avoir défendu sa patrie, et l’avantage d’avoir acquis un royaume sans aucun droit de la nature, de s’y être maintenu sans être aimé, d’avoir gouverné souverainement la Hollande sans la subjuguer, d’avoir été l’âme et le chef de la moitié de l’Europe, d’avoir eu les ressources d’un général et la valeur d’un soldat, de n’avoir jamais persécuté personne pour la religion, d’avoir méprisé toutes les superstitions des hommes, d’avoir été simple et modeste dans ses mœurs ; ceux-là, sans doute, donneront le nom de grand à Guillaume plutôt qu’à Louis. Ceux qui sont plus touchés des plaisirs et de l’éclat d’une cour brillante, de la magnificence, de la protection donnée aux arts, du zèle pour le bien public, de la passion pour la gloire, du talent de régner ; qui sont plus frappés de cette hauteur avec laquelle des ministres et des généraux ont ajouté des provinces à la France, sur un ordre de leur roi ; qui s’étonnent davantage d’avoir vu un seul État résister à tant de puissances ; ceux qui estiment plus un roi de France qui sait donner l’Espagne à son petit-fils, qu’un gendre qui détrône son beau-père ; enfin, ceux qui admirent davantage le protecteur que le persécuteur du roi Jacques, ceux-là donneront à Louis XIV la préférence.

Malgré la beauté de ces exemples, et beaucoup d’autres que nous pourrions citer, on peut dire que les portraits ne sont vraiment bons que comme résumés ; mais que c’est, en général, à propos des actes, et par eux, que les mœurs et l’esprit des hommes doivent se peindre ; qu’ils frappent alors bien plus le lecteur, et se gravent bien mieux dans sa mémoire que par une description abstraite et philosophique.

§ 25. Style de l’histoire. §

Le texte de l’histoire doit être dans la forme indirecte, c’est-à-dire que l’historien raconte ce qui a été dit ou fait par les acteurs qu’il introduit sur la scène ; il ne doit point les faire parler eux-mêmes. Cependant, comme on a observé que quand ils parlent, le récit est plus vif et plus animé, les historiens ont employé de temps en temps la forme dramatique pour égayer la monotonie du récit. C’était la coutume des anciens ; mais quand on pense que les discours qu’ils prêtent à leurs personnages n’ont jamais été tenus, que ce sont des pièces d’éloquence qu’ils ont composées eux-mêmes à l’occasion des faits qu’ils rapportent, il est difficile de croire que ces discours, malgré le mérite de la composition, ne sont pas dans l’ouvrage des défauts réels.

Quelquefois, on cite les paroles des personnages, soit textuellement, soit en les résumant, et alors, loin d’être un vice dans une histoire, c’est, au contraire, un vrai mérite, puisqu’on a ainsi les pensées mêmes des hommes influents ; mais, pour les insérer de la sorte, il faut qu’elles le méritent par leur importance. Il faut surtout ne pas abuser du moyen ; car le récit s’en trouve toujours singulièrement ralenti, et cet inconvénient peut être plus grand que l’avantage obtenu d’ailleurs.

À cet ornement du style historique se joint souvent, aujourd’hui surtout, celui des pensées ou maximes. Selon le goût de chaque historien, les faits font naître des réflexions morales ou politiques ; alors, il faut prendre garde d’ennuyer le lecteur par des réflexions ou leçons trop fréquentes, des sentences, des maximes sans fin. On demande avec raison qu’elles naissent du sujet plus que de l’historien.

Les images vives, les descriptions, les narrations animées figurent avec plus de succès dans l’histoire que les maximes ou pensées abstraites. On peint les faits : par exemple, le combat des Horaces et des Curiaces ; mais alors on évite les figures oratoires et véhémentes, parce que ces figures sont faites pour exprimer les passions. Or, un historien n’en doit point avoir d’autre que celle de la vérité ; il est censé n’avoir ni amis, ni ennemis, ni parents, ni patrie. Il n’a rien à prouver ni à détruire ; il n’accuse ni ne défend : tout son office est d’exposer la chose comme elle est. Le ton de ce genre d’écrire doit être noble, mais simple, tel que celui de la vérité. Les tours recherchés, les expressions ambitieuses, les pensées brillantes, conviennent plus à un rhéteur qui veut attirer sur lui une partie de l’attention due seulement au sujet. Tout appareil déguise l’histoire plutôt qu’il ne l’embellit.

La principale qualité du style historique est d’être rapide. L’esprit inquiet se hâte d’arriver à l’événement : que l’historien se hâte donc de l’y conduire.

Il doit être proportionné au sujet. Une histoire générale ne s’écrit point du même ton que l’histoire d’un seul homme. Le style, dans celle-là, est plus nombreux, plus soutenu, plus périodique. Il est, dans celle-ci, plus simple, plus léger, plus rapproché de la conversation47.

Pour bien faire comprendre ce que doit être le style de l’histoire, il n’y a peut-être rien de mieux que de citer un passage où se trouvent les défauts qui y sont les plus opposés. J’emprunte ce passage à l’Histoire philosophique, de l’abbé Raynal, historien constamment déclamateur, et presque toujours faux. Il l’est, en particulier, dans le passage que je cite ici, et dans l’appréciation qu’il fait des hommes ; mais indépendamment de la fausseté des idées, qui ne doit pas nous occuper ici, n’est-ce pas un historien insupportable que celui qui néglige ou écarte les faits pour barder son récit de réflexions philosophiques ou de dissertations comme celle-ci, sur la gloire :

La gloire est un sentiment qui nous élève à nos propres yeux, et qui accroît notre considération aux yeux des hommes éclairés. Son idée est indivisiblement liée avec celle d’une grande difficulté vaincue, d’une grande utilité subséquente au succès, et d’une égale augmentation de bonheur pour l’univers ou pour la patrie. Quelque génie que je reconnaisse dans l’invention d’une arme meurtrière, j’exciterais une juste indignation si je disais que tel homme ou telle nation eut la gloire de l’avoir inventée. La gloire, du moins selon les idées que je m’en suis formées, n’est pas la récompense du plus grand succès dans les sciences. Inventez un nouveau calcul, composez un poème sublime, ayez surpassé Cicéron ou Démosthène en éloquence, Thucydide ou Tacite dans l’histoire, je vous accorderai la célébrité, mais non la gloire.

On ne l’obtient pas davantage de l’excellence du talent dans les arts. Je suppose que vous ayez tiré d’un bloc de marbre ou le Gladiateur, ou l’Apollon du Belvéder ; que la Transfiguration soit sortie de votre pinceau, ou que vos chants simples, expressifs et mélodieux, vous aient placé sur la ligne de Pergolèse, vous jouirez d’une grande réputation, mais non de la gloire. Je dis plus : égalez Vauban dans l’art de fortifier les places, Turenne ou Condé dans l’art de commander les armées ; gagnez des batailles, conquérez des provinces : toutes ces actions seront belles, sans doute, et votre nom passera à la postérité la plus reculée ; mais c’est à d’autres qualités que la gloire est réservée. On n’a pas la gloire pour avoir ajouté à celle de sa nation. On est l’honneur de son corps sans être la gloire de son pays. Un particulier peut souvent aspirer à la réputation, à la renommée, à l’immortalité : il n’y a que des circonstances rares, une heureuse étoile, qui puissent le conduire à la gloire.

La gloire appartient à Dieu dans le ciel. Sur la terre, c’est le lot de la vertu, et non du génie ; de la vertu utile, grande, bienfaisante, éclatante, héroïque. C’est le lot d’un monarque qui s’est occupé, pendant un règne orageux, du bonheur de ses sujets, et qui s’en est occupé avec succès. C’est le lot d’un sujet qui aurait sacrifié sa vie au salut de ses concitoyens. C’est le lot d’un peuple qui aura mieux aimé mourir libre que de vivre esclave. C’est le lot, non d’un César ou d’un Pompée, mais d’un Régulus ou d’un Caton. C’est le lot d’un Henri IV.

§ 26. Différentes sortes d’histoires. — Histoire sacrée, histoire ecclésiastique. §

On distingue plusieurs sortes d’histoires : l’histoire des hommes, considérés dans leurs rapports avec la Divinité, ou l’Histoire de la religion ; l’histoire des hommes, dans leurs rapports entre eux, ou l’Histoire profane ; et l’Histoire naturelle, qui a pour objet les productions de la nature, ses phénomènes, ses variations48.

Cette dernière ne se rapporte cependant que de nom aux deux premières. En effet, le mot histoire y est pris dans son sens étymologique d’information, investigation, recherches, exploration ; mais elle appartient si bien au genre didactique, qu’elle change et se modifie à mesure que des découvertes nouvelles font connaître de nouveaux rapports entre les êtres ; tandis que l’histoire, dans son sens général, ne s’applique qu’aux événements passés et rapportés dans les écrits ou par les traditions. Ainsi les trois espèces énumérées ici se réduisent réellement à deux : l’histoire sacrée et l’histoire profane.

L’Histoire de la religion se sous-divise en deux espèces, dont l’une est l’Histoire sainte, écrite par des hommes inspirés ; l’autre, l’Histoire ecclésiastique, écrite par des hommes aidés de la seule lumière naturelle49.

L’Histoire sainte comprend tous les siècles qui se sont écoulés depuis la création du monde jusqu’à la publication de l’Évangile ; les livres saints où sont consignés les événements antérieurs à la naissance de Jésus-Christ sont appelés l’Ancien Testament. La narration des quatre évangélistes et les Actes des apôtres, qui contiennent l’histoire de la vie de Jésus-Christ et les faits immédiatement postérieurs à sa mort, sont appelés le Nouveau Testament50.

Si on veut connaître l’histoire dans toute sa grandeur et dans toute sa noblesse, c’est dans les livres saints qu’il faut l’envisager. L’auteur, dépouillé de tout sentiment étranger à son objet, livré entièrement et uniquement à la vérité qu’il peint, la présente telle qu’elle est, avec la naïveté, la force, la candeur, qui lui sont propres. Nul penchant pour un parti contre un autre ; nul artifice pour exciter l’amour, l’étonnement, l’admiration. La vérité lumineuse opère par elle-même sur les esprits, sans le secours artificiel de l’éloquence. Quelle sublimité dans le récit de la création de l’univers ! Mais quelle simplicité ! L’historien pouvait étaler toutes les richesses du génie et de l’art dans un si beau champ ; mais un appareil d’idées brillantes aurait rendu suspecte la foi de l’écrivain. On aurait pu croire qu’il s’occupait de lui-même aussi bien que de la chose. Mais Dieu dictait lui-même à Moïse, et la simplicité devait être le caractère de son expression. C’est ce que nous voyons en effet ; les œuvres de la Toute-Puissance, comme les faits humains, montrent partout cette qualité.

Les récits touchants sont traités avec la même simplicité que les récits sublimes. La narration du Nouveau Testament a le même caractère. En un mot, rien n’est plus parfait dans ce genre. L’histoire est exacte, fidèle, sûre ; c’est la vérité qui se montre sans passion et sans apprêts.

Nous ne parlerons point de l’intérêt qui tient au fond des choses ; il n’en est point de plus grand, de plus noble, de plus vif, de plus varié, dans aucune narration. Celle-ci contient les principes et les développements de la vraie religion ; elle expose dans le plus grand jour les maximes fondamentales de la loi naturelle ; elle apprend à tous les hommes, quels qu’ils soient, le moyen d’arriver au bonheur solide ; elle renferme les titres de tous les peuples, montre leur origine, leurs établissements divers ; elle éclaire les ténèbres des siècles les plus reculés. Enfin, ce livre est l’histoire du ciel et de la terre et de ce qu’ils contiennent51.

L’Histoire ecclésiastique ne diffère de l’histoire profane que par l’objet. Elle comprend l’espace de temps qui s’est écoulé depuis la publication de l’Évangile jusqu’à nos jours. Assurément, de tous les événements dont l’univers a été le théâtre, il n’en est aucun qui soit aussi frappant, aussi digne de notre attention, aussi grand, aussi utile aux hommes, que l’établissement et la perpétuité du christianisme ; mais comme l’écrivain y est abandonné à lui-même, qu’il n’a de ressources que dans ses connaissances et ses talents pour distinguer le vrai et le faire connaître aux autres, il faut qu’il soit profondément instruit des mystères, de la morale de la religion et du droit canonique ; qu’il fasse connaître le véritable esprit des lois, des règles, des décisions, des usages, des privilèges de l’Église ; ses oracles, ses dogmes, sa foi, son autorité, l’étendue et les bornes de sa juridiction. Le devoir de l’historien est aussi de consacrer la mémoire des souverains qui ont protégé la religion, des savants qui l’ont défendue, des héros qui l’ont cimentée de leur sang52.

Un des meilleurs modèles que puissent se proposer ceux qui veulent s’adonner à ce genre d’histoire est l’abbé Fleury, auteur de l’Histoire ecclésiastique, écrivain aussi sage et circonspect que savant et judicieux, qui rend avec candeur ce qu’il a vu sans prévention, et qui le rend, par conséquent, comme il est. Il y a dans son style quelque chose de cette noblesse et de cette onction qu’on sent en lisant les histoires sacrées. Il parle des desseins de Dieu avec dignité, de ses ministres avec circonspection ; il blâme et loue par les actions ; partout il laisse voir un bon esprit, une piété éclairée, un cœur droit53.

§ 27. Histoire profane. §

L’Histoire profane est le tableau des siècles passés présenté aux siècles à venir pour leur servir d’instruction. On la divise de plusieurs façons, suivant l’objet qu’on se propose.

Eu égard au sujet qu’on traite, elle est civile s’il s’agit des hommes réunis en peuples, soumis aux gouvernements ; ou littéraire, s’il s’agit des lettres, des sciences, etc. Par rapport à l’étendue du sujet, elle est universelle ou générale, s’il est question du genre humain tout entier ; nationale, si l’on parle d’une nation ; particulière, si l’on s’occupe d’une ville ou même d’un individu. Par rapport aux époques, elle est ancienne, moderne ou du moyen âge. L’histoire ancienne s’étend de la création à la naissance de Jésus-Christ (ou jusqu’à la ruine de l’empire d’Occident, en 476) ; celle du moyen âge, de la naissance de Jésus-Christ (ou de l’année 476) jusqu’à la prise de Constantinople ; et l’histoire moderne, de cette date jusqu’à nos jours.

L’Histoire générale est l’histoire du genre humain répandu sur la terre habitable depuis le commencement du monde. Il paraît presque impossible de composer une histoire universelle de tous les peuples, dans tous les temps, dans tous les lieux. Nous disons une histoire, non une chronologie accompagnée de quelques détails, ce qui a été exécuté plus d’une fois. Une histoire universelle comprendrait le fond de toutes les histoires des peuples, réduites à une étendue proportionnée au corps entier de l’ouvrage : tous les objets détaillés, mesurés, placés selon leurs rapports symétriques entre eux et avec le tout, y seraient dans un état perpétuel de comparaison. Il faudrait présenter non seulement les rapports des causes et des effets qui occupent la scène du monde, mais encore les germes plus ou moins développés des catastrophes réservées aux siècles suivants.

Avant que de prendre le pinceau, il faudrait rassembler les fastes de tous les empires, les monuments de tous les faits ; être sûr de les avoir authentiques, de les entendre dans leur véritable sens ; avoir un point de vue fixe qui servirait de base à tout le reste. Bossuet avait ainsi conçu ce sublime dessein54.

Chez les anciens, les auteurs qui se sont proposé d’écrire une histoire générale sont surtout Polybe, Diodore de Sicile, et Trogue-Pompée.

Polybe, né dans le Péloponnèse, vers 205 ans avant J.-C, fut du nombre de ces mille Achéens qui, durant la guerre des Romains contre Persée, roi de Macédoine, furent emmenés à Rome en otage. Il y composa, en grec, une Histoire universelle qui commençait aux guerres puniques et finissait à celle de Macédoine. Il ne nous en reste qu’une petite partie.

Diodore de Sicile, né environ 60 ans avant J.-C, avait fait une Bibliothèque historique en quarante livres, dont quinze seulement nous sont parvenus. Cet ouvrage comprenait l’histoire des Syriens, des Mèdes, des Perses, des Grecs, des Romains et des Carthaginois. C’était le monde entier pour l’époque d’Auguste.

Trogue-Pompée, historien romain, fit, vers le commencement de l’ère chrétienne, une histoire où il retraçait tout ce qui s’était passé dans l’univers jusqu’au règne d’Auguste. Cet ouvrage est entièrement perdu pour nous ; il ne nous en reste qu’un abrégé qui a été fait environ un siècle et demi plus tard par Justin, écrivain latin, peu connu d’ailleurs.

Chez nous, les histoires générales sont souvent des œuvres collectives produites par des compagnies entières ; elles sont ensuite coordonnées par des compilateurs, ou résumées par des abréviateurs, comme celle de l’abbé Millot. Nous avons cependant, dans ce genre, deux auteurs originaux, et tous les deux d’un grand mérite, quoiqu’ils aient rédigé leurs ouvrages dans un esprit opposé : c’est Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, et Voltaire, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, dont le Siècle de Louis XIV peut être regardé, comme la suite.

Le Discours de Bossuet n’est que le dessin d’un grand tableau où lui seul aurait pu mettre la couleur et ajouter le développement nécessaire. Tel qu’il est cependant, c’est un chef-d’œuvre qu’on ne saurait assez admirer, et dont nous extrayons, comme un morceau achevé, ce récit de la mort d’Alexandre :

Alexandre fit son entrée à Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l’univers avait jamais vu ; et après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable, toutes les terres de la domination persienne, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition et rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes, où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves et les montagnes n’étaient pas capables d’arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes monuments qu’il laissa sur les bords de l’Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu’il avait tenue, et dompta tous les pays qu’il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté, non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire formidable qu’il avait conquis ne dura pas plus longtemps que. sa vie, qui fut courte ; à l’âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu’un homme eût jamais conçus, et avec les plus justes espérances d’un heureux succès, il mourut sans avoir eu le loisir d’établir ses affaires, laissant un frère imbécile et des enfants en bas âge, incapables de soutenir un si grand poids.

Mais ce qu’il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu’il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que l’ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il ne serait plus au monde ; pour les retenir, ou de peur d’en être dédit, il n’osa nommer ni son successeur, ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles par des batailles sanglantes, et il expira à la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort. En effet, vous avez vu le partage de son empire et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine, son ancien royaume, tenu par ses ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés comme une succession vacante, et après avoir été longtemps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi, ce conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S’il fut demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n’aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères ; mais, parce qu’il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens. Et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes !

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution ; car il faut dire à sa gloire que si jamais homme a été capable de soutenir un si vaste empire, quoique nouvellement conquis, ç’a été sans doute Alexandre, puisqu’il n’avait pas moins d’esprit que de courage.

§ 28. Histoire nationale. §

L’Histoire nationale est celle qui embrasse un peuple tout entier dans son développement ; une bonne histoire nationale est moins difficile à faire sans doute qu’une bonne histoire universelle ; mais elle occupe un rang égal dans l’estime des connaisseurs.

En effet, elle demande des conditions presque aussi rares et des qualités aussi étendues. Pour bien faire l’histoire complète d’une nation, il faut remonter jusqu’à son origine, marquer ses progrès et son accroissement, démêler tous les ressorts de sa politique, donner une notion juste de son caractère, de son génie, de sa religion, de ses lois, de ses richesses, de son gouvernement ; exposer tous les grands événements qu’elle a éprouvés, et les divers états par lesquels elle a passé ; développer les véritables causes de sa décadence et de son élévation, et la suivre pas à pas jusqu’à sa ruine entière ou jusqu’au dernier période de sa grandeur55.

Une histoire nationale peut ne pas être racontée dans toute son étendue, mais seulement entre certaines limites, ou à partir d’une certaine époque. Ainsi Thucydide, succédant à Hérodote, ne reprit pas le même sujet, mais le continua, pour ainsi dire, en écrivant la Guerre du Péloponnèse ; et Xénophon, plus tard, fit la même chose à l’égard de Thucydide. De même, chez les Romains, Tacite, venant après Tite-Live, ne refit pas la partie de l’histoire romaine que celui-ci avait traitée : il commença la sienne à partir du régime impérial.

Il y a aussi des histoires qui se bornent à un seul événement important, comme la Conjuration de Catilina, la Révolution de Portugal, etc. Ce sont encore là, en réalité, des parties d’histoire nationale, et elles en ont les caractères. Il faut souvent, dans ces sortes d’histoires, faire quelque préambule pour introduire le lecteur dans le récit. Ainsi, il faut que l’historien nous mette d’abord au fait des temps, des lieux, des caractères, des mœurs, des intérêts ; qu’il présente ensuite, au milieu de toutes ces circonstances, le germe de l’événement à raconter ; qu’il ensuive les développements, les progrès, et qu’il les conduise jusqu’à la fin. Au reste, ici, comme dans toutes sortes d’histoires, la chronologie est le flambeau de l’historien. On est obligé de le suivre scrupuleusement, et pas à pas56.

C’est surtout dans le genre de l’histoire nationale que les anciens passent pour nos maîtres. On les regarde comme supérieurs aux meilleurs historiens modernes ; on trouve qu’ils ont la marche plus libre, plus noble, plus naturelle ; des transitions plus heureuses dans le récit et l’enchaînement des faits ; plus de sagesse, de gravité, de nerf et en même temps de simplicité dans la diction ; des traits plus frappants, des coups de pinceau plus vigoureux dans la peinture des mœurs et des caractères57. Sans examiner la question à fond, nous devons faire observer que les histoires modernes sont beaucoup plus difficiles à faire que celles des anciens. Celles-ci ne retraçaient à peu près que la suite des guerres, et des négociations relatives à la guerre. Les nôtres doivent contenir une multitude de détails et des milliers de rapports dont les anciens ne soupçonnaient pas l’existence. Leur marche était plus légère, parce qu’ils portaient moins que nous.

Quoi qu’il en soit, les historiens célèbres de l’antiquité sont : 1º chez les Grecs, Hérodote, né vers l’an 484 avant J.-C, qui a été appelé le Père de l’histoire, parce qu’il est le premier qui l’ait écrite d’une manière instructive et attachante : il a raconté l’histoire des guerres des Perses et des Grecs depuis le règne de Cyrus jusqu’à Xerxès. Thucydide, né à Athènes l’an 471 avant J.-C, entendant lire l’histoire d’Hérodote aux jeux Olympiques, sentit naître, dit-on, en lui une vive émulation : il écrivit, en effet, l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Xénophon, né vers l’an 450 avant J.-C, surnommé l’Abeille attique à cause de la douceur de son style, publia l’histoire de Thucydide et la continua jusqu’à la bataille de Mantinée. Il écrivit aussi l’Histoire de Cyrus, celle de l’Expédition de Cyrus le Jeune, et la Retraite des Dix mille. 2º Chez les Romains, Salluste, né l’an 85 avant J.-C, avait fait une Histoire du peuple romain depuis la mort de Sylla jusqu’à la conjuration de Catilina, aujourd’hui perdue à l’exception de quelques fragments. Il nous reste seulement de lui deux ouvrages très courts, mais extrêmement précieux, la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha. Tite-Live, né à Padoue l’an 59 avant notre ère, passa une grande partie de sa vie à Rome, à la cour d’Auguste, et retourna dans sa patrie après la mort de cet empereur. Il entreprit et acheva une Histoire romaine complète, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la mort de Drusus, l’an 744 de la fondation de Rome. Des cent quarante-deux livres qui composaient ce magnifique ouvrage, il ne nous en reste qu’une trentaine ; et fort heureusement un epitome ou abrégé de l’ouvrage entier, rédigé par un auteur inconnu. Tacite, né à Intéramne, près de Rome, l’an 55 de l’ère chrétienne se consacra, sous Trajan, à écrire l’histoire. Il fit, sous le nom d’Annales et d’Histoire, deux ouvrages qui nous restent en partie seulement, et qui, ensemble, s’étendaient de la mort d’Auguste à celle de Domitien.

Pour nous, nous avons un nombre considérable d’hommes de talent ou d’une grande érudition qui ont écrit des histoires nationales dans leur totalité ou en partie. Mais si l’on ne veut compter que ceux qui y ont porté un génie vraiment original, ou dont le style peut être donné comme un modèle, le nombre en est beaucoup plus restreint ; et presque toujours le sujet se réduit à quelques points particuliers sur lesquels l’auteur a concentré toutes ses forces.

On distingue parmi ces écrivains : Sarazin, né en 1603, pour son Histoire de la conjuration de Walstein ; l’abbé de Saint-Réal, né en 1659 à Chambéry, à qui l’on doit l’Histoire de la conjuration des Espagnols contre Venise ; l’abbé de Vertot, qui a écrit d’un style animé et pittoresque les Révolutions de Portugal, les Révolutions de Suède, les Révolutions romaines ; Montesquieu, qui nous a donné les considérations sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains.

Extrayons de ce dernier ouvrage le parallèle entre les Carthaginois et les Romains.

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue. Ainsi, pendant qu’à Rome les emplois publics ne s’obtenaient que par la vertu et ne donnaient que l’honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public. La tyrannie d’un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l’indifférence pour le bien commun n’y met une république… Quand il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu : les lois sont éludées plus dangereusement qu’elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l’État, a le plus d’intérêt à sa conservation.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais à Carthage, des particuliers avaient les richesses des rois.

De deux factions qui régnaient à Carthage, l’une voulait toujours la paix et l’autre toujours la guerre, de façon qu’il était impossible d’y jouir de l’une, ni d’y bien faire l’autre.

Pendant qu’à Rome la guerre réunissait d’abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage.

Dans les États gouvernés par un prince, les divisions s’apaisent aisément, parce qu’il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis ; mais dans une république, elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance qui pourrait le guérir.

À Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le sénat eût la direction des affaires ; à Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage : l’or et l’argent s’épuisent ; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s’épuisent jamais.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice : les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l’aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l’affaiblissement du commerce, l’épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, ‘pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures ; mais Rome ne se conduisait point parle sentiment des biens et des maux : elle ne se déterminait que par sa gloire ; et comme elle n’imaginait point qu’elle pût être si elle ne commandait pas, il n’y avait point d’espérance ni de crainte qui pût l’obliger à faire une paix qu’elle n’aurait point imposée.

§ 29. Biographie. §

Il y a des histoires qui n’embrassent que la vie d’un seul homme : c’est ce qu’on appelle une biographie58, ou, plus brièvement, la vie d’un personnage illustre.

Dans une biographie, l’historien ne doit rapporter des événements publics que ceux où son héros a joué un rôle considérable. Il doit principalement s’arrêter sur les détails de sa conduite particulière, développer d’une manière nette et précise les motifs de ses actions, et former, Sous des traits bien marqués, un tableau de ses faiblesses et de ses vertus. Les réflexions de l’historien devront être en petit nombre, et placées à propos. Il évitera aussi le blâme ou la louange directe. Le seul récit des faits doit tenir lieu de censure ou d’éloge.

Les vies des hommes illustres ont, du reste, ce grand avantage, de nous faire commencer l’étude du cœur humain, en nous montrant les hommes de près et tels qu’ils sont. Quel fruit ne pouvons-nous pas retirer de cette lecture ? C’est là plus que partout ailleurs que l’histoire instruit les hommes par les hommes mêmes. « Ceux, dit Montaigne, qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements, plus à ce qui se passe au dedans qu’à ce qui arrive au dehors ; ceux-là me sont plus propres. Voilà pourquoi c’est mon homme que Plutarque. »

Les grands événements, en effet, nous frappent, nous étonnent, nous jettent dans l’admiration. Mais ils nous font sentir en même temps notre impuissance de nous élever jusqu’à l’imitation de ces actions d’éclat qui ont fixé la destinée des empires et le sort des peuples ; au lieu que nous ne jugeons pas au-dessus de nos forces morales les actions particulières d’un homme, quelque illustres qu’aient été son rang ou sa naissance59.

Le genre de la biographie a été cultivé dès la plus haute antiquité ; mais d’abord on ne la distinguait pas nettement des autres genres d’histoire. C’est plus tard que la division se fit exactement, et que des écrivains spéciaux s’y livrèrent exclusivement.

Les principaux biographes sont, chez les Grecs, Arrien, qui a écrit l’Expédition d’Alexandre, et Plutarque, né à Chéronée dans la Béotie, vers l’an 50 de l’ère chrétienne, qui, dans ses Vies des hommes illustres, nous a montré les plus grands personnages de la Grèce et de Rome. Les comparaisons perpétuelles qu’il fait entre un Grec et un Romain, dont il vient d’écrire l’histoire, sont sans doute, comme l’a remarqué M. Ampère, des jeux d’esprit puérils, ou des pièces de placage, dont les hommes sérieux ne font pas grand cas ; mais les détails curieux qu’il donne sur tous ses héros, et le ton de bonne foi qui le distingue, sa manière de raconter et d’apprécier leurs actes, font de son recueil un des livres à la fois les plus intéressants et les plus utiles qui nous soient parvenus de l’antiquité.

Les Romains ont plusieurs biographes célèbres. Cornélius-Népos, l’ami de Cicéron et de Catulle, a écrit la Vie des illustres capitaines grecs, qui nous est parvenue, mais probablement retouchée, abrégée et mutilée par une main étrangère. Il a aussi écrit la Vie de Pomponius Atticus, que nous avons, et qui, beaucoup mieux que les autres vies de son recueil, peut faire juger de son talent et de son style.

Suétone a écrit les Vies des douze Césars ; Tacite, celle d’Agricola, son beau-père, qui avait conquis une partie de la Grande-Bretagne ; Quinte-Curce, celle d’Alexandre ; histoire un peu romanesque, mais d’un style fleuri et agréable à lire. Les six auteurs de l’Histoire auguste sont encore des biographes plutôt que des historiens ; car toute l’histoire se concentre pour eux dans la personne du prince.

Chez nous, les biographes sont extrêmement nombreux ; il serait impossible d’indiquer même approximativement les écrivains de talent qui ont donné des notices biographiques ; nous verrons, en parlant de l’Histoire littéraire, que les modernes ont composé sous le nom d’éloges historiques un très grand nombre de biographies remarquables ; et à propos des abrégés, comment on a composé des dictionnaires biographiques très volumineux, de ces notices réduites aux plus petites dimensions.

Pour ne parler ici que des biographies très développées et qui forment des ouvrages considérables, nous ne pouvons du moins passer sous silence l’Histoire de l’empereur Théodose, composée par Fléchier pour l’instruction du grand Dauphin ; l’Histoire de Henri IV, par Péréfixe ; l’Histoire de Charles XII de Voltaire, chef-d’œuvre à la fois d’exactitude dans les détails et modèle de style historique.

Voici le commencement du second livre, où se trouve dépeint le changement qui se fit dans ce jeune prince au moment où il résolut de s’emparer des affaires.

Trois puissants rois menaçaient ainsi l’enfance de Charles XII. Les bruits de ces préparatifs consternaient la Suède et alarmaient le conseil. Les grands généraux étaient morts ; on avait tout à craindre sous un jeune roi qui n’avait encore donné de lui que de mauvaises impressions. Il n’assistait presque jamais dans le conseil que pour croiser les jambes sous la table ; distrait, indifférent, il n’avait paru prendre part à rien.

Le conseil délibéra en sa présence sur le danger où l’on était. Quelques conseillers proposaient de détourner la tempête par des négociations. Tout à coup, le jeune prince se lève avec l’air de gravité et d’assurance d’un homme supérieur qui a pris son parti. « Messieurs, dit-il, j’ai résolu de ne jamais faire une guerre injuste, mais de n’en finir une légitime que par la perte de mes ennemis. Ma résolution est prise : j’irai attaquer le premier qui se déclarera, et quand je l’aurai vaincu, j’espère faire quelque peur aux autres. » Ces paroles étonnèrent tous ces vieux conseillers. Ils se regardèrent sans oser rien répondre ; enfin, étonnés d’avoir un tel roi, et honteux d’espérer moins que lui, ils reçurent avec admiration ses ordres pour la guerre.

On fut bien plus surpris encore quand on le vit renoncer tout d’un coup aux amusements les plus innocents de la jeunesse. Du moment qu’il se prépara à la guerre, il commença une vie toute nouvelle dont il ne s’est jamais depuis écarté un seul moment. Plein de l’idée d’Alexandre et de César, il se proposa d’imiter tout de ces deux conquérants, hors leurs vices. Il ne connut plus ni magnificence, ni jeu, ni délassement ; il réduisit sa table à la frugalité la plus grande. Il avait aimé le faste dans les habits, il ne fut plus vêtu que comme un simple soldat. On l’avait soupçonné d’avoir eu une passion pour une femme de sa cour ; soit que cette intrigue fut vraie ou non, il est certain qu’il renonça aux femmes pour jamais, non seulement de peur d’en être gouverné, mais pour donner l’exemple à ses soldats, qu’il voulait contenir dans la discipline la plus rigoureuse ; peut-être encore par la vanité d’être le seul de tous les rois qui domptât un penchant si difficile à surmonter.

Il résolut aussi de s’abstenir de vin tout le reste de sa vie. Les uns m’ont dit qu’il n’avait pris ce parti que pour dompter en tout la nature, et pour ajouter une nouvelle vertu à son héroïsme ; mais le plus grand nombre m’a assuré qu’il voulut par là se punir d’un excès qu’il avait commis, et d’un affront qu’il avait fait, à table, à une femme en présence même de la reine sa mère. Si cela est ainsi, cette condamnation de soi-même, et cette privation qu’il s’imposa toute sa vie, sont une espèce d’héroïsme non moins admirable.

§ 30. Mémoires ; histoire littéraire. §

Les Mémoires sont des histoires écrites par des personnes qui ont eu part aux affaires, et en ont été les témoins oculaires, ou qui du moins se sont trouvées en relation immédiate avec ceux qui dirigeaient l’État. Elles peuvent joindre alors au récit des événements publics et généraux, les particularités de leur vie ou de leurs principales actions. Ces auteurs, étant obligés de parler souvent d’eux-mêmes, doivent, en prenant la plume, non seulement se dépouiller de toute passion pour n’altérer en rien la vérité, mais encore respecter assez le public pour ne l’entretenir que de choses qui peuvent intéresser un lecteur honnête et sensé60.

Les anciens ont plusieurs auteurs célèbres qui ont écrit dans ce genre. Xénophon a donné de véritables mémoires sur Socrate ; il a surtout raconté la Retraite des Dix mille, où il avait joué lui-même un rôle très important. Mais le plus illustre et le plus élevé de tous ceux qui ont écrit des mémoires, c’est, sans contredit, Jules César, dans les admirables Commentaires61 qu’il nous a laissés sur la guerre civile et la guerre des Gaules.

Pour nous, nos écrivains de mémoires sont aussi nombreux que remarquables. Ceux qui ont écrit sur la guerre et l’époque de la Fronde sont particulièrement estimés. Le cardinal de Retz, entre tous, se distingue par la vivacité et l’originalité piquante de son style, qui a suffi pour en faire un des auteurs immortels du xviie siècle, malgré des négligences ou, si on l’aime mieux, de véritables fautes dont la noblesse se piquait un peu à cette époque. Il faut aussi nommer le duc de Saint-Simon, dont les mémoires, et par leur étendue, et par la vérité des détails, et quelquefois par la vigueur des portraits, sont un de nos ouvrages historiques les plus considérables.

L’Histoire littéraire, qui serait plus exactement nommée l’Histoire des littérateurs, des savants et des artistes, est une des parties de l’histoire qui ont pris le plus de développement et qui présentent le plus d’intérêt chez les modernes. Elle comprend la naissance, les progrès, le perfectionnement, la décadence et le renouvellement des lettres, des sciences et des arts ; c’est-à-dire qu’elle énumère, analyse, s’il y a lieu, et apprécie les ouvrages de tous ceux qui se sont distingués dans ces divers genres. Ainsi, elle peut offrir au lecteur le tableau de ce que les inventions des hommes ont produit, dans les différents siècles, de plus grand et de plus utile.

Le principal devoir de l’historien est de distinguer le ton, le talent, le génie particulier de chaque auteur ; de les peindre tous et de les caractériser d’après leurs ouvrages.

Pour remplir avec succès ce dernier objet, il faut qu’il joigne à la finesse de l’esprit, à la délicatesse du goût, une étude sérieuse et une connaissance réelle des matières que ces auteurs ont traitées ; qu’il lise leurs écrits sans la moindre prévention ; qu’il remonte jusqu’aux temps où ils ont vécu, se transporte dans les pays qu’ils ont habités, et observe la religion, les mœurs, les usages, le goût dominant de leur siècle. Tel ouvrage justement applaudi dans les âges qui nous ont précédés, est aujourd’hui oublié parce que les mœurs ne sont plus les mêmes62.

Citons ici quelques-uns des ouvrages de ce genre qui ont obtenu une réputation brillante et méritée.

L’Histoire de l’Académie française, commencée par Pélisson, et continuée par l’abbé d’Olivet et quelques autres secrétaires perpétuels, montre comment ce corps littéraire s’est établi ; quels sont ses statuts, les lieux, les jours et la forme de ses assemblées ; ce qui s’y est passé de-remarquable ; ce qu’il a fait depuis son institution et quels sont ceux de ses membres qui se sont le -plus distingués. Cette dernière partie comprend les notices biographiques, ou éloges des académiciens morts par les confrères survivants, dont nous avons dit quelques mots à propos de l’éloquence académique.

Entre ces éloges historiques, il faut distinguer ceux de d’Alembert, qui, secrétaire de l’Académie française de 1772 à 1783, a fait la biographie presque complète des deux générations littéraires qui l’avaient précédé, imitant avec plus de liberté et d’idées les éloges historiques de Pélisson et de d’Olivet ; et, sur les points qu’ils n’avaient pas touchés, remontant jusqu’en plein xviie siècle, à Bossuet et à Boileau, à Fénelon, Fléchier, Massillon, l’abbé Fleury, pour revenir, à travers les talents du second ordre et les esprits élégants du xviiie siècle, jusqu’au maréchal de Villars, et même à son fils et successeur académique, le duc de Villars63.

On trouve, à la tête du recueil des mémoires que l’Académie des belles-lettres a publiés, un Précis historique de son établissement, par Roze ; et les éloges des membres de cette académie forment aussi une suite remarquable de notices.

L’Histoire de l’Académie des sciences a été commencée par Fontenelle ; continuée par les secrétaires perpétuels de cette même académie, en particulier par Grandjean de Fouchy et par Condorcet, puis par Cuvier et ses successeurs, elle offre assurément un des tableaux les plus complets et les plus intéressants des progrès de l’esprit humain. C’est une des parties de notre histoire littéraire qui se font lire avec le plus de plaisir et de profit.

Donnons ici, comme exemple du charme que peut offrir ce genre d’histoire, un court passage tiré de l’Éloge de Marivaux par d’Alembert. Il s’agit d’une pièce de cet auteur comique qui n’avait eu aucun succès. On admirera le talent d’analyse déployé par le panégyriste sur la cause de cette chute, aussi bien que la facilité de l’auteur à s’exécuter lui-même sur ce fâcheux incident de sa carrière dramatique.

L’amour-propre de M. de Marivaux, quelque chatouilleux qu’il fût, n’était ni injuste ni indocile. Il a exprimé d’une manière bien vraie et bien naïve sa soumission pour le public, à l’occasion d’une de ses pièces qui avait pour titre : l’Île de la raison ou les Petits hommes, et qui fut traitée par le parterre avec la rigueur la plus inexorable. L’idée de cette pièce était très singulière : c’étaient des hommes qui devenaient fictivement plus grands, à mesure qu’ils devenaient plus raisonnables, et qui se rapetissaient fictivement aussi quand ils faisaient ou disaient quelque sottise. L’auteur n’avait, disait-il, excepté de cette métaphore que les poètes et les philosophes, c’est-à-dire, selon lui, les deux espèces les plus incorrigibles, et, par cette raison, les plus immuables dans leur forme. Cette idée, exécutée avec tout l’esprit que M. de Marivaux pouvait y mettre, avait eu le plus grand succès dans les sociétés particulières où il avait lu son ouvrage. Les spectateurs furent bien plus sévères, et l’auteur fut étonné lui-même de n’avoir pas prévu que ces hommes qui devaient, en public, s’agrandir et se rapetisser aux yeux de l’esprit, en conservant pour les yeux du corps leur taille ordinaire, exigeaient un genre d’illusion trop forcée pour le théâtre. À la lecture, on avait été plus indulgent, parce que les auditeurs, trompés sur l’effet dramatique par la manière séduisante dont l’auteur lisait, avaient oublié de se transporter en idée dans le parterre, et de sentir qu’on y serait infailliblement blessé de cette métamorphose imaginaire, grossièrement et ridiculement démentie par le spectacle lui-même. Éclairé par l’expérience, à la vérité un peu tard, M. de Marivaux eut du moins le mérite de se condamner de bonne grâce. « J’ai eu tort, dit-il, de donner cette pièce au théâtre, et le public en a fait justice ; ces petits hommes n’ont point pris et ne devaient pas prendre. On n’a fait d’abord que murmurer légèrement ; mais quand on a vu que ce mauvais jeu se répétait, le dégoût est venu avec raison, et la pièce est tombée. »

§ 31. Abrégés d’histoire. §

On a fait, on fait aujourd’hui surtout, un grand nombre d’Abrégés d’histoire sous ce nom ou sous ceux d’Épitome, de Résumé, de Précis, etc. ; et il faut convenir qu’ils ont leur utilité lorsqu’ils sont bien faits. Les ignorants y puisent des connaissances générales et indispensables, quoique superficielles ; et les savants y retrouvent certains faits dont ils avaient perdu le souvenir. On sent que ces sortes d’ouvrages ne sont susceptibles ni de grands détails ni de bien riches ornements. Il faut cependant n’y rien omettre d’essentiel, y rapporter tous les faits vraiment importants, avec leurs principales circonstances, et dire assez de choses pour instruire et intéresser le lecteur.

Un discernement juste pour le choix des événements est donc nécessaire à celui qui veut faire un bon abrégé d’histoire. Il lui faut, de plus, le talent rare de dire beaucoup en peu de mots, c’est-à-dire la plus grande précision dans le style, qualité qui n’est pas la plus brillante, mais qui, peut-être, est la plus difficile de toutes64.

Les Romains ont un certain nombre d’historiens abréviateurs qui ne manquent pas de mérite : Velléius Paterculus, qui florissait vers l’an 50 de Jésus-Christ ; Florus, qui vivait sous Trajan ; Aurélius Victor et Eutrope, qui vivaient dans la seconde moitié du ive siècle. Florus et Velléius, surtout, s’élèvent beaucoup au-dessus des simples abréviateurs ; car, dans ces sortes d’ouvrages, on laisse entièrement de côté, ordinairement, les ornements et le charme du style ; mais ces deux-là sont loin de renoncer soit à l’élégance du style, soit aux pensées grandes et vigoureuses, soit aux tableaux vivement colorés ; et c’est ce qui leur donne un prix tout particulier.

Nous avons chez nous un grand nombre de résumés ou d’abrégés non seulement de l’histoire de France, mais des histoires de tous les peuples.

Un des meilleurs est celui que le président Hénault a intitulé Abrégé chronologique de l’histoire de France. Domairon le déclare, avec un peu d’exagération peut-être, le chef-d’œuvre des abrégés. Réduit à l’ordre purement chronologique, il n’est pas exempt d’une certaine sécheresse, sous laquelle on reconnaît cependant avec plaisir un grand nombre de faits classés avec ordre et clarté ; des portrait^, des remarques et des réflexions qui donnent à cet ouvrage un nouveau prix.

L’abbé Millot a aussi, dans le dernier siècle, publié, sous le titre d’Éléments de l’histoire ancienne, Éléments de l’histoire moderne, de l’histoire de France, de l’histoire d’Angleterre, des abrégés qui ont obtenu et conservé une grande réputation. Millot était de l’Académie française ; il écrivait très purement ; et, si son style manquait un peu d’animation, on peut dire que c’est dans le genre qui en a le moins besoin.

C’est surtout dans l’espèce de la biographie que les abrégés, ou, comme on dit souvent, les Notices, sont aujourd’hui recherchées. La nécessité d’économiser le temps a fait réunir ces petites pièces en très grande quantité dans des dictionnaires plus ou moins développés, où l’on trouve ainsi immédiatement tout ce que l’on a besoin de savoir sur tel ou tel personnage.

Ces dictionnaires biographiques ne sont pas une invention moderne, puisqu’il nous en est parvenu quelques-uns de l’antiquité, comme les lexiques d’Hésychius de Milet, et surtout de Suidas. Mais on conçoit que l’imprimerie seule a donné le moyen de reproduire assez souvent les mêmes ouvrages pour pouvoir les corriger, y ajouter successivement, et les amener enfin à ce point de perfection que nous exigeons dans les livres de recherches. On a, en effet, ainsi des dictionnaires extrêmement riches, où les articles se comptent par milliers, et l’ouvrage entier occupe quelquefois un grand nombre de volumes.

On conçoit que le mérite de l’ouvrage vient alors de la perfection de ces petites notices, dans lesquelles on doit indiquer tout ce qu’il y a d’important dans la vie ou les ouvrages du personnage nommé.

À mesure que l’ouvrage diminue de volume, les notices se resserrent de plus en plus, et l’on arrive ainsi aux abrégés biographiques les plus réduits, comme de douze à vingt lignes, où pourtant quelques auteurs ont encore trouvé le moyen de condenser une incroyable quantité de détails utiles65.

Chapitre VI. Contes, romans, nouvelles. §

§ 32. Définition. §

L’abbé Girard et d’Alembert ont essayé, chacun de son côté, de fixer exactement le sens des mots conte et roman ; ils ne sont pas parfaitement d’accord dans leurs définitions.

Il semble résulter des exemples mêmes qu’ils apportent, ainsi que de l’usage, qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le conte et le roman : l’un et l’autre sont des narrations mensongères ou regardées comme telles.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que conte est le terme générique, puisqu’il s’applique à toutes les narrations fictives, depuis les plus courtes jusqu’aux plus longues ; le roman ne se dit que de celles-ci. Un conte de trois pages ne s’appellera jamais un roman ; tandis qu’un roman est, dans toute la rigueur du terme, un conte suffisamment long ; et, comme il y a des contes qui sont, en effet, fort longs, il est évident qu’on pourrait les appeler tout aussi bien des romans. Tel est le conte du Bélier, et surtout celui des Quatre Facardins, d’Hamilton.

La nouvelle ne se distingue pas, non plus, au fond, du conte ou du roman : dans l’usage ordinaire, c’est un roman de petite dimension, dont le sujet est présenté comme tout à fait nouveau, au moins comme peu ancien, où l’on donne surtout une forme ou des détails inconnus jusqu’ici.

Ainsi, ce que nous disons de l’un de ces ouvrages s’applique à l’autre, sauf les différences qu’entraîne nécessairement le changement de dimension.

La forme essentielle du roman ou du conte étendu consiste surtout à enchaîner ensemble des aventures intéressantes qui tendent toutes à un dénouement désiré par le lecteur.

Qu’y a-t-il à faire pour cela ? Il s’agit d’abord d’inventer des événements peu ordinaires, mais qui soient pourtant vraisemblables, c’est-à-dire qui ne soient pas en contradiction formelle soit avec ce que nous voyons ordinairement dans le monde, soit avec la donnée première. Ces événements doivent amener des situations particulières, et, par suite, des peintures vraies du cœur humain, des mouvements qui l’agitent, des passions qui le tyrannisent, des plaisirs ou des peines qui en résultent. Rien ne doit languir dans ce récit. Que l’action marche avec rapidité ; que le style soit vif et plein de chaleur, qu’il varie suivant les situations des personnages.

Les situations, à leur tour, doivent n’avoir rien de forcé. Que les caractères particuliers soient bien marqués et parfaitement soutenus jusqu’à la fin ; que le dénouement soit amené naturellement et par degrés, et sorte du seul fond des événements, autant qu’il est possible, sans l’intervention de personnages étrangers à ce qui précède.

Il est permis de rompre le fil du récit de la principale action par des incidents ou événements particuliers ; mais il faut que ces incidents soient vraisemblables ; qu’ils tiennent fortement au sujet et soient même nécessaires à son développement ; qu’ils piquent d’ailleurs la curiosité, et offrent assez d’intérêt pour dédommager le lecteur du retard qu’on met à satisfaire son impatience d’arriver à la fin des aventures.

Telles sont les règles littéraires pour la composition du roman ou conte développé. Il y en a une autre qu’on peut nommer morale, qui est bien importante et malheureusement négligée ou méprisée par un grand nombre de romanciers. « Le divertissement du lecteur, dit Huet, évêque d’Avranches, dans son savant Traité de l’origine des romans, n’est qu’une fin subordonnée à la principale, qui est l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs. » Le but que l’écrivain doit se proposer est donc d’instruire sous le voile de la fiction, de polir l’esprit et de former le cœur en présentant un tableau de la vie humaine. Censurer les ridicules et les vices, montrer le triste effet des passions désordonnées, s’attacher toujours à inspirer l’amour de la vertu, et faire sentir qu’elle seule est digne de nos hommages, qu’elle seule est la source de notre bonheur : tel est le principal devoir du romancier. Ce n’est qu’en le remplissant qu’il peut faire un ouvrage qui tourne à l’avantage des mœurs et de la société66.

§ 33. Division des romans. §

Comme il n’y a pas de branche de la littérature qui soit plus féconde et qui intéresse plus le commun des lecteurs que celle des romans, il n’y en a pas non plus dont on ait étudié et classé les produits avec plus de soin.

On distingue d’abord les romans, quant à leur forme, en romans suivis ou continus, et romans par lettres. Ces derniers sont ceux où l’auteur suppose que deux ou plusieurs correspondants s’écrivent leurs aventures. Il s’arrange cependant de manière que ces aventures se suivent et s’enchaînent, puisque c’est là ce qui constitue le genre même dont nous parlons.

Les romans continus ou suivis sont ceux où l’auteur se pose tout simplement comme narrateur, et raconte ce qu’il sait ou qu’il a appris s’être passé. Ces romans ont sur le roman par correspondance l’avantage évident de se mieux prêter au développement rapide des caractères, à la succession et à l’enchaînement des actes.

Quant au fond, on distingue les romans en plusieurs espèces, dont les principales sont le roman de mœurs, le roman intime, le roman d’intrigue, le roman historique, le roman d’éducation, le roman merveilleux ou fantastique, et le roman poétique.

Dans le roman de mœurs, on représente exactement les mœurs générales de la société où l’on vit. Tel est le Gil Blas, tels sont les autres romans de Le Sage ; c’est le roman par excellence, et l’on peut dire que tous les autres participent plus ou moins de celui-là, puisque sans cette qualité ils n’intéresseraient à peu près personne.

Le roman intime est une variété du précédent. L’auteur s’attache à y peindre et y développer un ou deux caractères par le simple exposé des sentiments, sans presque y mêler aucune action. Telle est la Princesse de Clèves de madame de Lafayette ; tel est le René de Chateaubriand.

Le roman d’intrigue est celui où les événements s’embarrassent et s’enchevêtrent afin d’attacher de plus en plus le lecteur. Ce genre est moins estimé, parce qu’il ne nous apprend à peu près rien d’utile, et qu’il amuse seulement pendant quelques heures.

Dans le roman historique, on fait assister l’un des personnages à une action réelle et connue, dont il peut ensuite nous rapporter des détails que l’histoire néglige presque toujours. C’est dans ce genre que s’est illustré Walter Scott.

Le roman d’éducation, le nom l’indique, est celui qui est destiné à l’éducation des enfants. Il y a aujourd’hui un grand nombre d’ouvrages estimables faits pour ce but, et qui sont mis avec fruit entre les mains des jeunes gens ou des jeunes personnes.

Dans le roman merveilleux ou fantastique on fait agir des personnages de pure imagination, et doués d’un pouvoir surnaturel, comme des fées, des génies, des enchanteurs ; on les appelle souvent contes de fées quand ils ont un caractère enfantin.

Le roman poétique est celui dans lequel les événements ont quelque chose d’héroïque, et où surtout l’auteur affecte en prose les formes de style et les idées généralement réservées à la poésie. Tels sont le Télémaque de Fénelon, les Martyrs de Chateaubriand, l’Antigone de Ballanche, etc. C’est pour cette sorte d’ouvrage qu’on a quelquefois proposé le nom de poème en prose. Mais il y a dans ces mots une contradiction évidente que nous avons déjà signalée (p. 5 et 4), et qu’on évite en les appelant des romans poétiques.

Telles sont les principales espèces de romans reconnues par les littérateurs, et qui font souvent le sujet de la conversation dans la société polie ; une seule épithète suffit presque toujours pour en déterminer la nature.

Il est inutile de nous étendre sur l’origine et les progrès de cette sorte d’ouvrage, et de faire connaître ceux qui nous sont restés ou que l’on connaît des Grecs et des Romains. Il suffira de dire qu’en France les romans prirent naissance entre le xe et le xiie siècle, dans la retraite et le silence des cloîtres. Ces ouvrages furent écrits en latin corrompu, nommé Romain rustique ou Langue romane, d’où leur est venu leur nom. On vit naître à cette époque une multitude de légendes et de récits merveilleux qui, ensuite, ornés et fécondés par les conteurs de toute sorte, furent l’origine de nos romans de chevalerie. Vers la fin du xvie siècle, Honoré d’Urfé, par son roman d’Astrée, mit à la mode le roman pastoral. Ce genre fut exploité par beaucoup d’imitateurs, et enfin, se modifiant successivement, il arriva aux formes variées reconnues aujourd’hui.

On ne peut guère citer des romans par extraits, puisque alors ils perdent l’enchaînement des événements qui fait un de leurs mérites. Toutefois, nous donnerons ici, comme modèles de style, un fragment du Diable boiteux de Le Sage, et un autre du Télémaque de Fénelon.

Le premier de ces ouvrages est littéralement une galerie de portraits. Un jeune étudiant délivre le diable Asmodée, qui avait été emprisonné dans un bocal par un magicien son ennemi ; et ce démon, par reconnaissance, lui apprend l’histoire et lui découvre le fond des cœurs de toutes les personnes qu’il lui fait voir dans les différentes maisons de Madrid.

— Que signifient ces étincelles de feu qui sortent de cette cave ?

— C’est une des plus folles occupations des hommes, répondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave, est auprès de ce fourneau embrasé, est un souffleur. Le feu consume peu à peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu’il cherche. Entre nous, la pierre philosophale n’est qu’une belle chimère, que j’ai moi-même forgée pour me jouer de l’esprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont été prescrites.

— Oh ! oh ! s’écria l’écolier, j’entends retentir l’air de cris et de lamentations ; viendrait-il d’arriver quelque malheur ? — Voici ce que c’est, dit l’esprit : deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes dans un tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l’épée à la main, et se sont blessés tous deux mortellement. Le plus âgé est marié et le plus jeune est fils unique. Ils vont rendre l’âme ; la femme de l’un et le père de l’autre, avertis de ce funeste accident, viennent d’arriver : ils remplissent de cris tout le voisinage. « Malheureux enfant ! dit le père en apostrophant son fils qui ne saurait l’entendre, combien de fois t’ai-je exhorté à renoncer au jeu ! combien de fois t’ai-je prédit qu’il te coûterait la vie ! Je déclare que ce n’est pas ma faute si tu péris misérablement. » De son côté, la femme se désespère. Quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu’elle lui a apporté en mariage, quoiqu’elle ait vendu toutes les pierreries qu’elle avait, et jusqu’à ses habits, elle est inconsolable de sa perte ; elle maudit les cartes qui en sont la cause ; elle maudit celui qui les a inventées ; elle maudit le tripot et tous ceux qui l’habitent.

Voici maintenant un passage du Télémaque. C’est une partie de la description des armes de Télémaque, description imitée des poèmes d’Homère et de Virgile, qui montrera ce que c’est que la prose poétique.

Ces armes étaient polies comme une glace et brillantes comme les rayons- du soleil. On y voyait Neptune et Pallas qui disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom à une ville naissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on voyait sortir un cheval fougueux : le feu sortait de ses yeux et l‘écume de sa bouche ; ses crins flottaient au gré du vent ; ses iambes souples et nerveuses se repliaient avec vigueur et légèreté. 11 ne marchait point ; il sautait à force de reins, mais avec tant de vitesse, qu’il ne laissait aucune trace de ses pas : on croyait l’entendre hennir.

De l’autre côté, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l’olive, fruit de l’arbre qu’elle avait planté. Le rameau auquel pendait son fruit représentait la douce paix avec l’abondance, préférable aux troubles de la guerre dont ce cheval était l’image. La déesse demeurait victorieuse par ses dons simples et utiles, et la superbe Athènes portait son nom.

On voyait aussi Minerve assemblant autour d’elle tous les beaux-arts, qui étaient des enfants tendrez et ailés : ils se réfugiaient autour d’elle, étant épouvantés des fureurs brutales de Mars, qui ravage tout, comme les agneaux bêlants se réfugient sous leur mère à la vue d’un loup affamé, qui, d’une gueule béante et enflammée, s’élance pour les dévorer. Minerve, d’un visage dédaigneux et irrité, confondait, par l’excellence de ses ouvrages, la folle témérité d’Arachné, qui avait osé disputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse, dont tous les membres exténués se défiguraient et se changeaient en araignée.

§ 34. Nouvelles ; anecdotes. §

Après cette étude des romans, il n’y a rien à dire des nouvelles, qu’on distingue de la même manière entre elles, sinon qu’elles entrent quelquefois comme épisodes dans les romans considérables. Ce sont des aventures particulières qu’un des personnages raconte, et qui peuvent jeter quelque variété sur l’ensemble de l’ouvrage.

Au-dessous des plus petites nouvelles, en diminuant toujours d’étendue, se trouvent les petits contes en prose, les historiettes, anecdotes, bons mots, reparties ingénieuses, etc. Ces pièces sont si courtes qu’il semble qu’il n’y ait aucun art à les raconter ; il est certain, pourtant, que tout le monde n’y réussit pas également ; que les uns récitent parfaitement une anecdote, tandis que d’autres le font si médiocrement, qu’on cherche, après qu’ils ont parlé, ce qu’il peut y avoir de piquant dans leur récit.

L’art de raconter ces petits faits n’a jamais été poussé si loin que dans le siècle dernier. En effet, la conversation s’était bien perfectionnée en France sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV. Aussi est-ce le temps des Mémoires et des souvenirs de toute sorte ; et l’intérêt de ces bruits de salon a été tel, que des souverains étrangers ont entretenu à grands frais, à Paris, des correspondants pour être mis au courant de tout ce qui se passait dans les bonnes compagnies.

Donnons ici, comme un modèle de l’art de faire ces petits récits, la page que La Harpe consacre au mesmérisme dans sa Correspondance littéraire, à propos de la mort de Court de Gébelin.

M. Court de Gébelin est mort chez Mesmer. Il y avait quelques mois qu’il avait imprimé une lettre qui contenait le plus grand éloge du magnétisme animal et de la doctrine de Mesmer, à qui M. de Gébelin se reconnaît redevable de sa guérison. On n’avait pas encore débité tous les exemplaires de cette lettre, quand M. de Gébelin est mort de cette même maladie dont il était si bien guéri. Cette petite disgrâce a fait quelque tort au magnétisme, qui fait dans Paris et dans la France presque autant de bruit que Figaro ; mais cela n’empêche pas que Mesmer ne gagne un million avec sa médecine occulte. Il a pour lui la mode et la curiosité, deux grands mobiles de succès. Quand il a vu que Deslon, son élève, devenu transfuge, avait établi chez lui un baquet magnétique, il a offert d’enseigner le secret de sa doctrine à quiconque voudrait donner cent louis pour ses leçons. Le premier cours, qui a duré trois mois, était composé de cent personnes, et le second, qui est commencé, l’est de soixante-quatre, parmi lesquelles se trouvent des personnes très qualifiées : MM. de Ségur, de Chastellux, Puységur, etc. Joignez à ces sommes les traitements nombreux, de ses malades à six louis par mois : il en résulte que si Mesmer n’a pas trouvé une médecine nouvelle, il a trouvé du moins la pierre philosophale. Au reste, on a nommé des commissaires pour examiner sa doctrine, ce qui est tout ce qu’on peut faire de mieux, et ce qui, pourtant, n’est pas une raison pour mettre tout le monde d’accord : Qui vult decipi decipiatur67.

Chapitre VII. Vers, stances, classification des poèmes. §

§ 35. Vers ; mesure ; césure ; arrangements des vers. §

Les poèmes, nous l’avons dit, sont les ouvrages en vers.

On appelle vers, dans la plus grande étendue du sens, un discours partagé en groupes de mots et de syllabes, suivant une certaine cadence ou mesure déterminée par l’usage.

En d’autres termes, les vers sont des membres ou des incises de périodes soumis à une forme particulière et constante.

Cette forme particulière dépend, chez nous, de trois conditions spéciales : la rime, la mesure ou le mètre, et l’absence de l’hiatus.

On appelle hiatus ou bâillement la rencontre dans un même vers de deux voyelles sonores, l’une à la fin d’un mot, l’autre au commencement du mot suivant, comme dans porté ici. La règle absolue à l’égard de l’hiatus est qu’il soit rigoureusement banni de nos vers.

La mesure des vers français ou leur mètre n’est autre chose que le nombre de leurs syllabes. Ces syllabes se comptent toutes, depuis la première jusqu’à la dernière syllabe sonore. La syllabe muette qui termine le vers ne compte pas : ainsi dans ce vers de Corneille :

La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne,

on compte douze syllabes seulement ; la treizième ne étant muette et finale, est comme si elle n’existait pas.

Dans l’intérieur du vers, les syllabes muettes se prononcent et comptent. Cependant, si la voyelle muette e se trouve devant une autre voyelle ou une h muette, elle est élidée, c’est-à-dire mangée dans la prononciation ; elle ne subsiste plus que pour l’orthographe et ne compte pas dans la mesure. Un téméraire auteur ne fait donc que six syllabes.

Cela compris, les vers usités en français sont ceux de cinq, six, sept, huit, dix et douze syllabes, surtout ces trois derniers. On distingue les vers par le nombre de ces syllabes ou par le nombre de leurs pieds, en prenant régulièrement deux syllabes pour un pied. Le vers de douze syllabes a donc six pieds ; celui de dix syllabes, cinq ; celui de huit syllabes, quatre ; celui de sept syllabes, trois pieds et demi, etc.

Enfin, le vers de quatre pieds s’appelle souvent petit vers ; celui de cinq pieds, vers commun ; et celui de six pieds, grand vers ou vers alexandrin.

Les vers de cinq et de six pieds ont une césure.

On appelle césure un repos momentané et moins marqué que le repos final, introduit dans ces vers pour en faciliter la prononciation et en augmenter le rythme.

La césure, dans le vers de dix syllabes, doit tomber sur la quatrième, comme dans cet exemple de Gresset :

Volage muse, — aimable enchanteresse.

Dans le vers de douze syllabes, la césure tombe sur la sixième, et partage ainsi le vers en deux parties égales ou moitiés qu’on nomme hémistiches, comme dans ce vers de Racine :

Ma foi ! sur l’avenir, — bien fou qui se fiera.

Les vers, considérés quant à la manière dont on les combine entre eux, sont suivis, croisés ou mêlés.

Les vers suivis ou égaux sont des vers de même mesure ; les vers sont croisés quand des vers de mesure inégale reviennent à tour de rôle et avec symétrie ; ils sont mêlés quand on admet des mètres inégaux sans s’astreindre à conserver entre eux un ordre régulier.

§ 36. Rime. §

Ce n’est pas assez pour nous que nos vers aient une certaine cadence déterminée par leur mètre et leur césure ; il faut encore qu’ils riment ensemble.

La rime est, en général, un son pareil à la fin de deux ou plusieurs vers. Toutefois, pour que la rime soit bonne, on veut que, outre l’exacte ressemblance du son final, les consonnes ou les voyelles qui le suivent soient pareilles, même quand on ne les prononce pas. Ainsi, danger rime avec manger, mais non avec mangé ; plaisir rime avec désir, et non avec désire.

Les rimes se distinguent quant à leur genre, quant à leur richesse et quant à leur arrangement.

Quant à leur genre, les rimes sont masculines ou féminines.

Les rimes masculines sont celles des mots qui se terminent par un son plein ou une syllabe sonore, comme nous et loups, grands et enfants, air et enfer.

Les rimes féminines sont celles où la dernière syllabe est muette, c’est-à-dire formée par l’e muet, comme ouvrage et suffrage, mère et sincère, chérie et patrie.

La règle générale de la versification française, eu égard au genre des rimes, c’est de faire alterner les masculines et les féminines.

On appelle souvent, et par abréviation, vers masculins, ceux qui sont terminés par une rime masculine ; et vers féminins, ceux qui sont terminés par des rimes féminines. L’expression n’est pas parfaitement exacte ; mais elle est usitée.

Les rimes, considérées quant à leur richesse, sont pauvres, suffisantes, riches ou superflues.

Les rimes pauvres sont celles qui n’ont absolument de commun que le son consonant, comme voilà et creva, arrêt et plaît, jardin et chemin. On recommande, en général, d’éviter les rimes pauvres. Le grand nombre de ces rimes accuse une négligence ou une ignorance des règles, impardonnables chez un poète. Toutefois on regarde comme plus tolérables celles où la consonance embrasse plus de lettres et celles où l’un des deux mots est un monosyllabe.

Les rimes suffisantes sont celles où le son consonant est suivi d’articulations semblables, comme polir et saphir, secrète et poète, périlleuse et épineuse, etc.

Les rimes riches ou pleines sont celles où le son consonnant est précédé de la même articulation, comme dans captif et rétif, consumer et rimer, mesure et césure. On voit pourquoi ces rimes sont appelées riches : c’est qu’elles embrassent la syllabe consonante tout entière, indépendamment de la syllabe muette qui la suit dans les vers féminins.

Les rimes superflues sont celles qui embrassent non seulement la syllabe consonante tout entière, mais tout ou partie de la syllabe précédente, comme auteur et hauteur, Faret et cabaret, courtisan et partisan.

Les rimes superflues ne se trouvent guère que par rencontre dans les vers. On ne doit ni les rechercher ni les fuir ; mais c’est dans la catégorie des rimes riches et des rimes suffisantes que les poètes doivent constamment chercher leurs fins de vers.

Les rimes, quant à leur arrangement entre elles, sont plates, croisées ou mêlées.

Les rimes plates sont celles qui marchent par paire, comme cela a lieu dans la plupart des grands poèmes.

Les rimes croisées s’entrelacent dans un certain ordre et avec une certaine symétrie qu’on voit régner ensuite dans toute la pièce.

Les rimes mêlées sont celles qui se succèdent sans aucun ordre, sauf toutefois la règle qui fait alterner les rimes masculines et les rimes féminines.

§ 37. Combinaison des vers et des rimes. — Stances. §

Les divers arrangements de rimes combinés avec les arrangements des vers ne donnent pas lieu à des combinaisons fort nombreuses.

Les vers mêlés n’admettent guère que des rimes mêlées. C’est ainsi que sont écrites presque toutes nos fables, depuis La Fontaine.

Les vers croisés n’admettent guère aussi que les rimes croisées. Comme ce croisement des rimes d’une part, de l’autre celui des mètres, sont deux moyens d’augmenter l’harmonie, on fait en sorte qu’ils s’aident l’un l’autre, et se fortifient au lieu de se contrarier. On obtient ainsi les stances, dont nous parlerons tout à l’heure.

Les vers suivis se prêtent aux trois arrangements des rimes : d’abord aux rimes plates ; toutefois ces rimes ne sont bien agréables que dans les vers de douze syllabes ; puis aux rimes mêlées, qui font très bien dans les vers de cinq pieds et au-dessous, mais sont peu favorables aux alexandrins ; enfin aux rimes croisées, avec lesquelles ils forment des stances.

Les stances sont des groupes composés de vers semblables, revenant dans le même nombre et dans le même ordre, présentant un sens complet, et coupés à l’intérieur par des repos semblablement espacés.

Lorsque les rimes ne s’entrecroisent pas toujours de même, ou lorsque les vers, grands et petits, ne se succèdent pas d’une manière uniforme, le nombre des vers restant néanmoins égal, les stances sont dites irrégulières. L’harmonie en est toujours moins belle que celle des vraies stances.

Nous avons des stances de quatre à dix vers. Au-dessous de quatre vers, l’harmonie de la stance est tellement uniforme et répétée qu’elle fatigue l’oreille plutôt qu’elle ne l’amuse. Aussi ne dit-on pas stance de deux ou de trois vers, mais distique ou tercet ; et l’on appelle, en général, couplets, les petites stances qui entrent dans des chansons. Au-dessus de dix vers, la stance est si étendue que l’oreille ne peut guère la saisir.

Les stances peuvent donner naissance à une multitude de combinaisons diverses ; c’est au poète de choisir celles qui lui paraissent avoir la mélodie convenable.

Les stances les plus usitées sont celles de quatre, six, huit et dix vers. Les stances de six vers se divisent en deux tercets et admettent une prodigieuse quantité de combinaisons, à cause des vers de différentes mesures, qu’on y fait entrer.

Les stances de huit, neuf et dix vers sont le plus souvent en vers égaux, de trois pieds et demi, ou quatre pieds. Les premières se divisent naturellement en deux quatrains ; les suivantes se divisent en un quatrain suivi d’une stance de cinq vers ; les dernières, ou stances de dix vers, se décomposent en un quatrain suivi de deux tercets. Ce sont les plus magnifiques et les plus harmonieuses de nos stances.

Dans les odes, nos stances s’appellent souvent strophes : c’est par une imitation un peu hasardée de l’antiquité. En effet, chez les Grecs et les Romains, les groupes dont les odes se composaient étaient formés de vers d’une mesure déterminée qui revenaient toujours dans le même ordre ; c’est ce que signifie le mot grec strophe, en français tour. Mais le sens n’était pas nécessairement suspendu à la fin des strophes, en sorte qu’elles enjambaient fort souvent chacune sur la suivante. Chez nous, au contraire, le repos à la fin de la stance, et par conséquent le sens terminé ou au moins suspendu à la fin de chaque, groupe, est une condition indispensable. Ce sont donc des stances dans la rigueur du terme, et non des strophes, qui entrent dans nos odes ; et si nous les appelons des strophes, il faut au moins nous souvenir que ces strophes différent essentiellement de celles des anciens.

§ 38. Poèmes en général. — Classification. §

On vient de voir les différentes formes du discours mesuré, les règles générales qui regardent le mécanisme des vers et qu’il faut observer pour être un bon et agréable versificateur. Mais le poète doit joindre au talent de faire des vers, celui d’en composer des ouvrages ; il faut pour cela inventer et peindre.

Cette invention et ce talent de peindre ou d’imiter la nature, comme on dit, sont des dispositions particulières, que l’étude développe mais qu’elle ne donne pas. Il est donc inutile de s’y arrêter ici.

Disons seulement à propos de l’imitation de la nature, que c’est surtout la belle nature qu’il faut imiter dans la poésie. Cette épithète de belle signifie qu’il ne faut pas prendre pour objet de son travail toutes les idées ou tous les objets sans aucun choix. Il y a dans le monde une multitude d’objets qui ne doivent pas être représentés, parce qu’ils sont indignes de notre attention, ou que même ils nous répugnent. Ainsi, eu égard à nous-mêmes, nous divisons les objets naturels en objets laids et en objets beaux ; autrement dit, il y a pour nous une nature laide, et une nature belle ; c’est dans celle-ci qu’il faut prendre nos sujets d’imitation.

Ce n’est pas tout ; le poète doit même, dans ses compositions, embellir la nature. — L’embellir ? dira-t-on, et comment cela ? peut-il créer des beautés qui n’y soient pas ? — Non, mais il rassemble les plus beaux traits de la même espèce qu’il voit épars dans la nature, et qui peuvent former un tout parfait en son genre. C’est ce que nous explique très bien Cicéron au commencement de son second livre de l’Invention.

Le célèbre peintre Zeuxis d’Héraclée ayant été invité par les Crotoniates à représenter dans un tableau une beauté parfaite, pensa bien qu’il ne pourrait pas en trouver un modèle existant dans la nature. Que fit-il ? il en observa les plus beaux traits dans plusieurs belles personnes, les rassembla, en forma un tout, et montra ainsi sur la toile cette perfection idéale qu’on désigne par le mot de belle nature68.

Il est donc bien entendu que le poète ne doit pas tout imiter ; et que ce qu’il imite, il l’imite en beau. Aussi emploie-t-il un style particulier qu’on désigne sous le nom de style poétique.

Nous savons déjà que ce style diffère de la prose dans sa constitution grammaticale69 : il en diffère aussi par le choix des pensées et des expressions. Il faut que celles-ci soient toujours nobles, riches, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun ni de trivial.

Il y a des mots qui sont en eux-mêmes ignobles et bas ; le poète doit les éviter, ou, s’il les emploie, il faut qu’il les place de manière à les rendre dignes de la poésie.

D’un autre côté, il y a des mots qui paraissent uniquement consacrés aux vers, sans pouvoir être reçus dans la prose. Tels sont humains pour hommes ; forfaits pour crimes ; coursier pour cheval ; glaive pour épée ; ondes pour eaux ; antiques pour ancien ; jadis pour autrefois ; soudain pour aussitôt, etc. Les traités spéciaux de versification donnent la liste de ces mots poétiques.

Nous les signalons seulement ici pour montrer qu’ils contribuent, avec les inversions, les épithètes nombreuses et autres figures, à distinguer la poésie de la simple prose.

La classification des ouvrages en vers est difficile à faire d’une manière exacte. Les critiques ne s’accordent pas sur leurs véritables analogies ou leurs différences essentielles. Nous écarterons toute difficulté en acceptant ici, sans la louer ni la blâmer, cette division pratique, reçue généralement, et d’ailleurs assez commode, qui met d’abord les petites pièces anciennes fondées sur une disposition particulière des mots ou des rimes, comme le rondeau, la ballade, le sonnet, etc. ; ce sont là plutôt des formes particulières que des genres de poèmes, et qui appartiennent spécialement à notre vieille langue. Il faut pourtant les connaître.

2º. Les petites pièces, comme les impromptu, épigrammes, madrigaux, chansons, qu’on appelle souvent poésies fugitives, à cause du peu d’importance qu’on leur attribue.

3º. Les petits poèmes modernes, c’est-à-dire cultivés par les poètes modernes, savoir, les apologues, idylles, épîtres, satires, contes en vers et odes, qui, bien que de genre ou de caractère différents, se ressemblent en ce point qu’ils ne sont pas divisés en plusieurs parties.

4º Les poèmes proprement dits, ou grands poèmes, dont le sujet est assez développé et dont la lecture est assez longue pour qu’on ait été porté à les diviser en plusieurs parties appelées chants ou livres.

5º. Les poèmes dramatiques, dont la forme est absolument différente de celle des précédents, et qui, dans tous les systèmes de classification, occupent ensemble une place à part.

Chapitre VIII. Petites pièces anciennes. §

§ 39. Triolet, rondeau ; lai. §

Nous avons en français un certain nombre de petits poèmes usités autrefois, qu’on ne fait plus aujourd’hui et qui cependant méritent d’être connus. Ils consistent presque toujours dans un certain arrangement des rimes, une certaine division des vers. Ce sont les suivants : le triolet, le rondeau, le rondeau redoublé, le lai, la ballade et le sonnet.

Le triolet, autrefois rondel, consiste à répéter le même vers trois fois dans un huitain. En voici un qui a de la grâce ; il est de Ranchin :

Le premier jour du mois de mai
Fut le plus heureux de ma vie.
Le beau dessein que je formai
Le premier jour du mois de mai !
Je vous vis et je vous aimai :
Si ce dessein vous plut, Silvie,
Le premier jour du mois de mai
Fut le plus heureux de ma vie.

Cet exemple montre qu’on répète à la fin le second vers avec le premier, tandis qu’on ne le répète pas au milieu.

Le rondeau, anciennement rondel, se confondait dans l’origine avec le triolet, qui portait le même nom. Il consistait comme lui à ramener le premier ou les deux premiers vers au milieu et à la fin de la pièce : seulement, au lieu de se borner à huit vers, on en mettait douze ou quatorze.

Depuis, le rondeau a changé de forme : on a fixé le nombre des vers à treize, avec un repos après le huitième. Le tout est sur deux rimes ; et le refrain se compose, non pas d’un vers entier, mais du premier ou des premiers mots du premier vers. Quelquefois aussi on veut que les mots qui forment le refrain se représentent avec des sens différents. Ces difficultés ont ôté au rondeau son premier caractère, qui était la naïveté, comme l’a dit Boileau, et y ont substitué la finesse ou la raillerie.

Voici un très joli rondeau d’Adam Billaut, menuisier de Nevers sous Louis XIV, qui, sans aucune littérature, devint poète dans sa boutique, et dont les poésies, qui roulent toutes sur le vin, sont pleines de verve et d’originalité :

Pour te guérir de cette sciatique
Qui te retient, comme un paralytique,
Entre deux draps sans aucun mouvement,
Prends-moi deux brocs d’un fin jus de sarment,
Puis lis comment on les met en pratique.
Prends-en deux doigts, et bien chauds les applique
Sur l’épiderme où la douleur te pique,
Et tu boiras le reste promptement
Pour te guérir.

Sur cet avis ne sois point hérétique ;
Car je te fais un serment authentique
Que si tu crains ce doux médicament,
Ton médecin, pour ton soulagement,
Fera l’essai de ce qu’il communique
Pour te guérir.

Le rondeau redoublé était une pièce bizarre plutôt qu’harmonieuse ou agréable, et d’ailleurs assez rare. Il était composé de cinq quatrains, tels que les quatre vers qui composaient le premier, terminaient à tour de rôle les suivants. À ces vingt vers on ajoutait, sous le nom d’envoi, un sixième quatrain qui ramenait à la fin et en dehors du dernier vers les premiers mots du rondeau. Je n’en donne pas d’exemple ici.

Le lai était une très ancienne chanson française. C’était même le chant consacré aux grands événements, aux nobles infortunes, aux tristes amours ; plus tard, nos vieux auteurs s’avisèrent de croiser des vers très petits avec d’autres plus grands, comme dans l’exemple suivant ; et ils donnèrent à cette combinaison le nom de lai.

La grandeur humaine
Est une ombre vaine
               Qui fuit :
Une âme mondaine
À perte d’haleine
               La suit ;
Et pour cette reine,
Trop souvent se gêne,
               Sans fruit.

§ 40. La ballade, le chant royal. §

La ballade est une pièce de vers coupée en stances égales, et suivies d’un envoi d’un nombre de vers ordinairement moindre. Toutes les stances et l’envoi lui-même sont terminés par le même vers qui sert de refrain. Les ballades les plus sévères sont sur deux rimes. Mais le plus souvent on se contente de ramener dans les stances suivantes les rimes de la première. Quelquefois même on se dispense de cette règle pour ne faire rimer que le refrain.

Madame Deshoulières et La Fontaine ont, sous Louis XIV, fait bon nombre de ballades. En voici une de ce dernier qui est intéressante, parce qu’elle nous montre notre poète s’occupant des affaires de sa commune, et tâchant d’obtenir du surintendant Fouquet une subvention pour réparer le pont de Château-Thierry.

Dans cet écrit, notre pauvre cité,
Par moi, seigneur, humblement vous supplie,
Disant qu’après le pénultième été,
L’hiver survint avec grande furie
Monceaux de neige et grands randons de pluie :
Dont maint ruisseau, croissant subitement,
Traita nos ponts bien peu courtoisement.
Si vous voulez qu’on les puisse refaire,
De bons moyens, j’en sais certainement ;
L’argent surtout est chose nécessaire.

Or, d’en avoir, c’est la difficulté :
La ville en est de longtemps dégarnie.
Qu’y ferait-on ? Vice n’est pauvreté.
Mais cependant, si l’on n’y remédie,
Chaussée et pont s’en vont à la voirie.
Depuis dix ans, nous ne savons comment,
La Marne a fait des siennes tellement,
Que c’est pitié de la voir en colère.
Pour s’opposer à son débordement,
L’argent surtout est chose nécessaire.

Si demandez combien, en vérité,
L’œuvre en requiert tant que soit accomplie ;
Dix mille écus en argent bien compté,
C’est justement ce de quoi l’on vous prie.
Mais que le prince en donne une partie,
Le tout, s’il veut ; j’ai bon consentement
De l’accepter sans craindre aucunement.
S’il ne le veut, afin d’y satisfaire,
Aux échevins on dira franchement :
L’argent surtout est chose nécessaire.

ENVOI.

Pour ce vous plaise ordonner promptement
Nous être fait du fonds suffisamment ;
Car vous savez, seigneur, qu’en toute affaire,
Procès, négoce, hymen ou bâtiment,
L’argent surtout est chose nécessaire.

La ballade redoublée était une ballade à deux refrains ; l’un se plaçait au milieu, l’autre à la fin de chaque stance, et ils se retrouvaient encore dans l’envoi. Cette ballade était, du reste, soumise aux mêmes règles que la ballade ordinaire.

Le chant royal est une ballade de grande dimension et d’un caractère élevé. On a fixé d’avance le nombre des stances et celui des vers. Il faut cinq stances, chacune d’onze vers y compris le refrain. L’envoi, qui est ordinairement de cinq ou sept vers, doit commencer par un de ces mots : sire, roi, prince, princesse, etc. C’est même de là, dit-on, que lui est venu son nom.

§ 41. Sonnet. §

Le sonnet n’est pas, comme les pièces précédentes, soumis à l’emploi des refrains. Mais sa forme artificielle et mécanique n’est pas moins réglée d’une manière invariable. Il est composé de quatorze vers. Les huit premiers sont partagés en deux quatrains de même mesure, et qui roulent sur deux rimes qu’il faut y placer dans le même ordre. Les six derniers vers n’ont pas les mêmes rimes que les premiers, et sont partagés en deux tercets. Les deux premiers vers du premier tercet riment ensemble ; et le troisième rime avec le second ou le dernier du second tercet. Le sens doit être complet ou fortement suspendu après chaque quatrain et chaque tercet ; cela est évident puisque ce sont des stances de quatre ou de trois vers qu’on appelle ainsi. Quand le sujet du sonnet est grave et sérieux, on y emploie les vers alexandrins ; quand il ne l’est pas, on peut y employer les vers de huit ou de dix syllabes70.

Voici un sonnet attribué à Desbarreaux, qui, malgré une faute de syntaxe dans l’avant-dernier vers, faute qui, du reste, était permise du temps de l’auteur, mérite d’être remarqué : c’est un pécheur repentant qui parle.

Grand Dieu ! tes jugements sont remplis d’équité.
Toujours tu prends plaisir à nous être propice ;
Mais j’ai tant fait de mal que jamais ta bonté
Ne me pardonnera sans blesser ta justice.

Oui, mon Dieu ! la grandeur de mon impiété
Ne laisse à ton pouvoir que le choix du supplice.
Ton intérêt s’oppose à ma félicité ;
Et ta clémence même attend que je périsse.

Contente ton désir puisqu’il t’est glorieux ;
Offense-toi des pleurs qui coulent de mes yeux.
Tonne, frappe, il est temps : rends-moi guerre pour guerre.

J’adore en périssant la raison qui t’aigrit.
Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre
Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ ?

On attribuait autrefois beaucoup de valeur au sonnet ; tout le monde sait le jugement qu’en porte Boileau dans son Art poétique, et qui se termine par ce vers :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème.

Cet éloge, qui nous paraît aujourd’hui fort exagéré, était si bien dans l’opinion commune au xviie siècle, que Lancelot, à la fin de son Traité de versification française, n’hésite pas à dire : « Il n’y a guère d’ouvrages en vers qui soient plus beaux que le sonnet, ni aussi plus difficiles. Les Grecs et les Latins n’ont rien en ce genre de si parfait : car il comprend ensemble tout ce qu’il y a de beau dans l’ode pour la magnificence du style, et tout ce que l’épigramme a de grâce pour sa brièveté. »

Ce qui est dit ici de la magnificence de l’ode et de la brièveté de l’épigramme manque assurément d’exactitude ; mais il est vrai qu’on cherche à mettre à la fin du sonnet, et même dans ses différentes sections, quelque pensée vive et ingénieuse, comme dans les épigrammes et les madrigaux dont nous parlerons tout à l’heure.

De plus, on s’est imposé des règles tout à fait artificielles ou capricieuses, qui ont élevé la valeur du sonnet, à mesure qu’il plaisait au juge de se rendre plus difficile.

« Tout, dit Domairon, doit être exact, poli ; châtié dans ce petit ouvrage. On n’y souffre ni le moindre écart du sujet, ni un vers faible ou négligé, ni une expression impropre ou superflue, ni la répétition du même mot. La précision et la justesse des pensées, l’élégance des termes, l’harmonie des vers, la richesse des rimes n’y doivent rien laisser à désirer ; en un mot, tout doit y être d’une beauté achevée. Aussi n’y a-t-il aucun poète qui ait atteint à ce degré de perfection qu’on exige dans ce petit poème. Et nous pouvons répéter aujourd’hui ce qu’a dit Boileau, il y a plus d’un siècle et demi :

Mais en vain mille auteurs y pensent arriver,
Et cet heureux phénix est encore à trouver. »

Sans nous arrêter à cette opinion bizarre qui ne veut pas qu’une petite pièce de poésie soit jamais parfaite qui a fait ses règles exprès pour qu’elle ne le fût pas, et qui, le fût-elle, trouverait encore facilement à y reprendre ; citons ici deux sonnets de caractère moyen, où l’on verra comment on a pu tirer parti de cette coupe difficile, et dire pourtant de très jolies choses.

Le premier sonnet est de d’Etelan, poète bien peu connu, qui a rassemblé plusieurs antithèses ingénieuses et vraies, sur le miroir.

Miroir, peintre et portrait, qui donnes et reçois,
Et portes en tous lieux avec toi mon image,
Qui peux tout exprimer, excepté le langage,
Et pour être animé n’as besoin que de voix :

Tu peux seul me montrer, quand chez toi je me vois,
Toutes mes passions peintes sur mon visage.
Tu suis d’un pas égal mon humeur et mon âge,
Et dans leurs changements jamais ne te déçois.

Les mains d’un artisan71, au labeur obstinées,
D’un pénible travail font en plusieurs années
Un portrait qui ne peut ressembler qu’un instant ;

Mais toi, peintre brillant, d’un art inimitable
Tu fais sans nul effort un ouvrage inconstant,
Qui ressemble toujours et n’est jamais semblable.

Nous emprunterons notre dernier exemple à Scarron : c’est une sorte d’épitaphe satirique fort bien tournée, et dont l’agrément consiste surtout dans la suspension rapide de la fin.

Ci-gît qui fut de belle taille,
Qui savait danser et chanter,
Faisait des vers vaille que vaille,
Et les savait bien réciter.

Sa race avait quelque antiquaille,
Et pouvait des héros compter :
Même il aurait donné bataille
S’il en avait voulu tâter.

Il parlait fort bien de la guerre,
Des cieux, du globe de la terre,
Du droit civil, du droit canon ;

Et connaissait assez les choses
Par leurs effets et par leurs causes.
— Était-il honnête homme ? — Oh ! non.

Chapitre IX. Poésies fugitives. §

§ 42. Définition ; classification. – épigramme. §

Domairon réunit sous le nom de poésies fugitives un certain nombre d’ouvrages en vers, souvent fort différents de genre et de caractère, et qui ne se ressemblent à peu près en rien, sinon en ce qu’ils sont de très petite dimension, savoir, les énigmes, logogriphes et charades ; les épigrammes, madrigaux et sonnets ; le rondeau, le triolet, l’épitaphe, l’inscription, l’épithalame et la chanson.

C’est là une classification peu philosophique et une distinction peu lumineuse. Mais sans nous occuper d’établir ici un terme général plus convenable, ou de chercher une division plus rationnelle, empruntons-lui son titre et tachons de faire bien connaître successivement les pièces dont il parle. Nous commençons par les épigrammes ; les rondeaux, triolets, sonnets et ballades ont été étudiés à leur place.

Le mot épigramme est tiré du grec : il signifie inscription ; et dans son sens le plus général il veut dire des pièces de vers tellement courtes qu’on pourrait ou les inscrire, ou les considérer comme inscrites sur un tombeau, sur un vase, au-dessous d’une statue, etc. Ainsi, le mot épigramme, dans son sens originel, s’applique tout simplement à une pièce de poésie très courte, comme de douze ou quinze vers au plus.

Mais on a bientôt, parmi ces petites pièces, distingué des caractères assez différents pour les faire désigner par des dénominations diverses, que nous devons d’abord faire connaître.

Madame Deshoulières, par exemple, a écrit sur la prudence humaine ces vers aussi profonds que bien tournés :

Non, rien n’est si trompeur que la sagesse humaine :
Hélas ! presque toujours le détour qu’elle prend,
Pour nous faire éviter un malheur qu’elle attend,
       Est le chemin qui nous y mène.

Ce n’est pas là pour nous une épigramme : c’est une pensée, une réflexion ; et quoiqu’elle rentre dans cette catégorie générale des petites pièces, on ne la confond pas avec les autres.

Le sixain suivant de Boileau est d’un caractère tout différent : ce n’est plus la pensée, c’est la sensibilité qui en fait le mérite ; on l’appelle alors un madrigal et non pas une réflexion :

Voici les lieux charmants où mon âme ravie
       Passait à contempler Silvie,
Ces tranquilles moments, si doucement perdus.
Que je l’aimais alors ! que je la trouvais belle !
Mon cœur, vous soupirez au nom de l’infidèle :
Avez-vous oublié que vous ne l’aimez plus ?

Enfin dans cette pièce de Claude Mermet (poète du xvie siècle) :

Les amis de l’heure présente
Ont le naturel du melon :
Il faut en essayer cinquante
Avant d’en rencontrer un bon.

Il y a une raillerie très amère contre ceux qui s’intitulent amis, mais qui ne méritent pas ce nom. Eh bien, c’est cette dernière pièce que nous appelons précisément une épigramme.

Ainsi, l’épigramme, prise dans son sens restreint, n’est autre chose qu’une pensée fine et mordante, dirigée contre quelqu’un ou quelque chose, et présentée heureusement et en peu de mots.

La brièveté et le sel sont les deux principaux caractères de ce genre de poésie. L’exposition du sujet, c’est-à-dire de la chose qui a produit ou occasionné la pensée, doit se faire remarquer par cette précision de style qui rejette tout ce qui est languissant et superflu. Le sel de l’épigramme consiste dans le trait plaisant et inattendu, dans la pensée piquante ou moqueuse, et rendue d’une manière vive et agréable, et qu’on appelle le trait, la pointe ou le bon mot72.

Voici quelques exemples d’épigrammes ; celle-ci est de notre vieux Gombaud.

Voyant la splendeur non commune
Dont ce maraud est revêtu,
Dirait-on pas que la fortune
Veut faire enrager la vertu ?

Cette autre, de de Cailly, quoique portant sur un jeu de mots, est très mordante : il s’agit des rentes sur l’Hôtel-de-ville qui, dans l’ancien régime, n’étaient pas payées très exactement ; et quand l’argent manquait, un arrêt du conseil retranchait tout simplement un terme aux rentiers. C’est à propos d’un retranchement pareil que de Cailly a fait cette petite pièce :

De nos rentes, pour nos péchés,
Si les quartiers sont retranchés,
Pourquoi s’en émouvoir la bile ?
Nous n’aurons qu’à changer de lieu.
Nous allions à l’Hôtel-de-ville,
Et nous irons à l’Hôtel-Dieu.

Boileau estimait particulièrement l’épigramme suivante à cause de sa brièveté et de sa précision :

Ci-gît ma femme. Ah ! qu’elle est bien
Pour son repos et pour le mien !

Piron n’ayant pu être reçu à l’Académie française, en fit une tout aussi rapide, et plus mordante encore, contre le titre qu’on lui avait refusé :

Ci-gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien.

Quelquefois le sel de l’épigramme vient d’un retour inattendu, d’une absurdité imprévue et subite, qui excite le rire ou la moquerie. Telle est cette pièce de La Martinière :

Un gros serpent mordit Aurèle :
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Qu’Aurèle en mourut ? bagatelle :
Ce fut le serpent qui creva.

Le genre de l’épigramme dans le sens que nous venons de déterminer, peut conduire et conduit trop souvent à des personnalités injurieuses qu’on doit toujours s’interdire. Qui peut souffrir par exemple que Lebrun le lyrique, dise en parlant de M. Baour-Lorman :

Sottise entretient l’embonpoint ;
Aussi Baour ne maigrit point.

Y a-t-il rien de remarquable là-dedans que la dureté de l’insulte ? Y a-t-il quelque mérite à parler ainsi ? Il n’appartient qu’à un esprit méchant ou singulièrement léger d’attaquer ainsi les personnes, et de rimer des injures grossières.

Si l’on se sent un talent décidé pour ce genre de poésie, il faut, ou attaquer des personnages imaginaires, ou s’armer contre les vices généraux de la société, et faire des épigrammes morales, telles que celle-ci de J.-B. Rousseau. C’est le modèle du genre qui doit plaire à tous les bons esprits, même aux plus rigides73 :

Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique
Où chacun fait ses rôles différents.
Là, sur la scène, en habits dramatiques,
Brillent prélats, ministres, conquérants.
Pour nous, vil peuple, assis aux derniers rangs,
Troupe futile et des grands rebutée,
Par nous, d’en bas, la pièce est écoutée ;
Mais nous payons, utiles spectateurs :
Et quand la farce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les acteurs.

§ 43. Madrigal, inscription, épitaphe, impromptu. §

Le madrigal peut avoir le même nombre de vers que l’épigramme ; il consiste également dans une seule pensée, et n’en diffère que par le caractère de cette pensée que nous avons vue moqueuse ou piquante, et qui est délicate au contraire dans le madrigal spécialement consacré à des sujets tendres ou galants.

L’épigramme a dans sa pointe quelque chose de plus vif, de plus étudié, de plus acéré ; le madrigal, au contraire, a quelque chose de plus doux, de plus gracieux.

Voici un madrigal qui peut servir de modèle : c’est une réponse de Pradon à une personne qui lui avait écrit, et qui avait mis dans sa lettre beaucoup d’esprit :

Vous n’écrivez que pour écrire :
C’est pour vous un amusement.
Moi, qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Tout le monde connaît ce madrigal de Voltaire à la marquise de Pompadour qu’il avait vue dessiner une tête :

Pompadour, ton crayon divin
Devait dessiner ton visage :
Jamais une plus belle main
N’aurait fait un plus bel ouvrage ;

et cet autre à la princesse Ulrique de Prusse, depuis reine de Suède :

        Souvent un peu de vérité
        Se mêle au plus grossier mensonge.
        Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,
        Au rang des dieux j’étais monté.
Je vous aimais, Iris, et j’osais vous le dire :
Les dieux, à mon réveil, ne m’ont pas tout ôté :
        Je n’ai perdu que mon empire.

Les pensées, les épigrammes et les madrigaux, prennent chez nous le nom d’inscription, quand ils sont en effet inscrits quelque part. Ainsi, Malherbe a composé, pour la mettre sur une fontaine, cette pensée aussi salutaire que vraie :

Vois-tu, passant, couler cette onde,
Et s’écouler incessamment ?
Ainsi fuit la gloire du monde,
Et rien que Dieu n’est permanent ;

et Maynard, n’ayant rien obtenu de la cour ou de Richelieu qu’il avait longtemps et vainement importuné de ses demandes, fit graver sur la porte de son cabinet, dans sa retraite d’Aurillac, ces vers philosophiques, imités de Martial :

Las d’espérer et de me plaindre
Des muses, des grands et du sort,
C’est ici que j’attends la mort
Sans la désirer ni la craindre.

L’inscription sur un tombeau s’appelle épitaphe. Il y en a beaucoup qui sont purement fictives. Nous avons cité celle de Piron qui n’est qu’une épigramme très vive. Celle que La Fontaine a faite sur lui-même est bien remarquable et par la douceur des pensées, et par l’originalité de l’expression, et par ce ton d’insouciance qui faisait le fond de son caractère :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu,
Croyant trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait74 passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

Enfin, on appelle souvent impromptu les mêmes petites pièces produites sur-le-champ ou sans préparation. On cite plusieurs impromptus très ingénieux. En voici deux qui sont curieux en ce qu’ils se rattachent à une époque intéressante de notre histoire.

Lorsque le prince de Condé, prisonnier à Marcoussy, fut transféré au Havre en 1650, le comte d’Harcourt se chargea de le conduire. Tout le monde trouva cette fonction d’agent de police, peu digne d’un général aussi élevé ; et Condé lui-même improvisa contre lui, dans le carrosse où on l’emmenait, ce couplet épigrammatique :

        Cet homme gros et court,
        Si connu dans l’histoire,
        Ce grand comte d’Harcourt
        Tout couronné de gloire,
Qui secourut Cazal et qui reprit Turin,
Est maintenant recors de Jules Mazarin.

Quelque temps auparavant, lorsqu’on avait tiré Condé de Vincennes pour le transférer à Marcoussy, ses partisans et même ses ennemis étaient venus visiter les appartements qu’il avait occupés, les meubles qui lui avaient servi, les lieux où ses gardes étaient placés.

Mlle de Scudéri étant allée de même que tant d’autres visiter cette prison, la vue de quelques pots d’œillets que le prince avait pris plaisir à cultiver, lui inspira ces vers charmants :

En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier
Arrosa de ces mains qui gagnaient des batailles,
Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t’étonne pas que Mars soit jardinier.

§ 44. Contes très rapides. — Histoire de l’épigramme. §

Ajoutons à ce que nous venons de dire sur toutes ces petites pièces, qu’on donne aussi très souvent, et assez improprement, le nom d’épigrammes à quelques contes très courts, et dont le sel consiste principalement dans le trait final. Telle est cette petite narration de notre vieux Saint-Gelais :

Un charlatan disait en plein marché
Qu’il montrerait le diable à tout le monde.
Si n’y en eut, tant fut-il empêché,
Qui ne courût pour voir l’esprit immonde.
Lors, une bourse assez large et profonde
Il leur déploie, et leur dit : « Gens de bien,
Ouvrez vos yeux ; voyez, y a-t-il rien ?
— Non, dit quelqu’un des plus près regardans.
— Et c’est, dit-il, le diable, oyez-vous bien,
Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans. »

Tel est aussi ce petit conte de Baraton, sur un mot de Caton, rapporté par saint Augustin :

Autrefois, un Romain s’en vint fort affligé
Raconter à Caton que la nuit précédente
Son soulier des souris avait été rongé,
Chose qui lui semblait tout à fait effrayante.
« Mon ami, dit Caton, reprenez vos esprits ;
Cet accident, en soi, n’a rien d’épouvantable.
Mais si votre soulier eût rongé les souris,
Ç’aurait été sans doute un prodige effroyable ; »

et cet autre assez heureusement tourné et bien connu :

Au mois de mai, se baignant dans la Seine,
Certain badaud y tomba dans un creux.
Quelques nageurs se donnèrent la peine
De l’en tirer : c’en était fait sans eux.
Grâce à leurs soins, il gagna le rivage,
Et rappela ses esprits doucement ;
Tant qu’à la fin, ayant repris courage :
« Beau sire Dieu ! cria-t-il hautement,
De me baigner si désormais l’envie
Me revenait, daignez me la changer ;
Oncques dans l’eau n’entrerai de ma vie
Qu’auparavant je ne sache nager. »

Le sel de ces récits consiste en ce que l’esprit suit paisiblement le récit, croyant arriver à quelque suite, naturelle en pareil cas, de ce qui avait été dit d’abord, mais que tout à coup il se sent rejeté brusquement sur une autre idée dont il était fort éloigné75.

Il est facile de voir que ces petits contes diffèrent essentiellement par leur objet, et même par la nature du talent qu’ils exigent, des pièces précédentes ; mais comme ils ont une forme et des dimensions à peu près pareilles, on a été porté à les confondre, et on les a réunis en effet.

Je n’ai plus maintenant qu’un mot à dire sur l’histoire de l’épigramme. C’était très peu de chose chez les Grecs ; souvent la pensée n’a pas le moindre sel ; et l’on n’en trouve que très peu, dans l’Anthologie, qui nous paraissent mériter l’attention des modernes.

Les meilleurs épigrammatistes latins sont Catulle, né à Vérone l’an 86 avant Jésus-Christ, et Martial, né en Espagne vers le milieu du premier siècle de l’ère chrétienne, qui passa la plus grande partie de sa vie à Rome. Le premier a plus de sentiment, plus de délicatesse ; le second plus de feu, plus de saillie76.

Quant aux Français, le nombre est presque infini de ceux qui se sont distingués dans ces petites pièces par l’agrément de la pensée, la précision de l’exposé, et la finesse ou la délicatesse du trait. On peut dire que tous nos poètes en ont fait et y ont réussi. Marot, La Fontaine, madame Deshoulières, Racine, J.-B. Rousseau, madame de La Sablière, Voltaire, s’y sont particulièrement distingués ; que si l’on veut mettre en ligne le nombre des épigrammes qu’ils ont faites, J.-B. Rousseau et Lebrun le lyrique sont sans doute ceux qui ont fait le plus d’épigrammes proprement dites ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’elles sont presque toutes bonnes, tant cette forme acérée d’une pensée moqueuse est dans le goût du peuple français et dans le génie de notre langue.

§ 45. Énigme, charade, logogriphe. §

On ne peut guère rapporter qu’à l’épigramme prise dans le sens le plus général deux ou trois petites pièces de poésie où l’on donne quelque chose à deviner, savoir, l’énigme, la charade et le logogriphe.

Ces petites pièces ne sont pas nécessairement en vers ; mais le fond y a si peu de valeur, qu’il faut bien en relever la forme ; et, de fait, chez nous, elles ne sont jamais en prose.

L’énigme est, en général, une sentence mystérieuse, une proposition qu’on donne à deviner, et qu’on cache sous des termes obscurs, presque toujours allégoriques ou à double sens.

Voici une énigme de La Motte. Il est difficile de rien trouver de plus ingénieux.

        J’ai vu, j’en suis témoin croyable,
    Un jeune enfant armé d’un fer vainqueur,
Le bandeau sur les yeux, tenter l’assaut d’un cœur
        Aussi peu sensible qu’aimable.
Bientôt après, le front élevé dans les airs,
        L’enfant, tout fier de sa victoire,
D’une voix triomphante en célébrait la gloire,
Et semblait pour témoin vouloir tout l’univers.
Quel était cet enfant dont j’admirai l’audace ?
Ce n’était pas l’Amour : cela vous embarrasse.

Ce dernier vers détruit tout ce que l’on avait pu présumer auparavant. La Motte savait bien qu’en réunissant tous ces traits, la pensée se porterait d’abord sur l’Amour, auquel ils paraissent convenir. Aussi dit-il que ce n’est pas cela ; et maintenant il reste à deviner que c’est un petit ramoneur, armé de sa raclette, le bandeau sur les yeux pour les garantir de la suie, tentant l’assaut du cœur de la cheminée, enfin chantant, selon l’habitude, lorsqu’il est arrivé au terme de son travail.

On affecte souvent dans l’énigme, afin de dérouter le lecteur, d’embrouiller le sens par des idées en apparence contradictoires, et qui s’expliquent pourtant très bien lorsqu’on sait le mot. Telle est l’énigme suivante sur le silence :

    Je ne suis rien : j’existe cependant ;
Les lieux les plus cachés sont les lieux que j’habite.
Le sage me connaît et la folle m’évite ;
Personne ne me voit, jamais on ne m’entend.
                    Du sort qui m’a fait naître,
                    La rigoureuse loi
                    Veut que je cesse d’être
                    Dès qu’on parle de moi.

L’énigme sur le secret a naturellement beaucoup de rapport, et dans le fond et dans la forme, avec la précédente :

    Je suis difficile à trouver
    Et plus encore à conserver.
    Les curieux, pour me connaître,
    Avec grand soin me font la cour.
Mais mon destin me défend de paraître :
    Car l’instant où je vois le jour
    Est l’instant où je cesse d’être.

La charade est une sorte d’énigme dans laquelle le mot que l’on donne à deviner est partagé en deux, rarement en trois autres, que l’on fait connaître par leurs définitions. En voici un exemple :

Pour aller me trouver, il faut plus que ses pieds ;
Et souvent en chemin on dit sa patenôtre.
Mon tout est séparé d’une de ses moitiés ;
La moitié de mon tout sert à mesurer l’autre.

Le mot est Angleterre : l’Angleterre est séparée d’une de ses moitiés, c’est-à-dire de la terre ; l’angle ou la première moitié sert à mesurer l’autre ou la terre. En effet, c’est par le calcul des angles et des côtés des triangles que la trigonométrie a pu mesurer le globe.

Voici une autre charade sur le mot château (chat, eau), qui est plus développée, et que Beauzée cite dans l’Encyclopédie :

        Chez nos aïeux presque toujours
J’occupais le sommet des plus hautes montagnes,
        Et là j’étais d’un grand secours.
Plus souvent aujourd’hui j’habite les campagnes,
        Où je figure noblement,
Et j’en fais, à coup sûr, le plus bel ornement.
Examine mon tout, et fais-en deux parties :
L’un est un animal très subtil et gourmand,
        Réjouissant par ses folies,
    De doux maintien, maître en minauderies,
    Traître surtout ; l’autre est un élément.

L’usage veut que les charades ne roulent que sur des mots de deux syllabes sonores ou de trois syllabes dont la dernière est muette. Beauzée a remarqué avec raison que cet usage n’était aucunement fondé ; que l’on pourrait faire de très jolies charades sur des mots qui se décomposeraient en trois parties significatives, comme tripotage, où l’on trouve tri (sorte de jeu), pot et âge ; ou tri, Pô et Tage (fleuves) ; ou tri et potage ; ou enfin tripot et âge.

Le logogriphe, dont le nom signifie embarras sur un mot, est une autre énigme où l’on donne à deviner un mot avec les lettres duquel on en a formé quelques autres qu’il faut deviner aussi. Tel est le logogriphe suivant cité dans l’Encyclopédie :

Je fais presque en tout lieu le tourment de l’enfance ;
Je porte dans mon sein mon ennemi mortel.
Il veut m’anéantir, et mon malheur est tel,
Qu’en le perdant je perds presque toute existence.
Déjà de mes dix pieds huit sont en sa puissance ;
Mais il m’en reste deux qui, dans le même sens,
L’un à l’autre accolés, seront pris pour deux cents.

Ce qu’on appelle ici les pieds, ce sont les lettres ; le mot est catéchisme, où l’on trouve athéisme. En retranchant les huit lettres de ce dernier mot, il reste ce, qui, placés à côté l’un de l’autre et lus comme chiffres romains, donnent, en effet, deux cents.

Dans les habitudes des faiseurs de logogriphes en vers, le mot total s’appelle souvent le corps ; les lettres sont les membres ou les pieds ; celle du commencement est la tête ; la dernière s’appelle la queue ; celle du milieu se nomme quelquefois le cœur. Quelquefois aussi ces mots s’entendent non d’une seule lettre, mais de deux ou trois, ou de syllabes entières, selon le cas. Le logogriphe suivant de Dufresny donnera un exemple de cet emploi des mots :

        Sans user de pouvoir magique,
Mon corps, entier en France, a deux tiers en Afrique.
Ma tête n’a jamais rien entrepris en vain ;
        Sans elle en moi tout est divin.
        Je suis assez propre au rustique,
        Quand on me veut tirer le cœur,
Qu’a vu plus d’une fois renaître le lecteur.
Mon nom bouleversé, dangereux voisinage,
Au Gascon imprudent peut causer le naufrage.

Le mot de ce logogriphe est Orange, ville de France ; les deux tiers sont Oran, ville d’Afrique ; la tête est or, métal, dont la suppression laisse ange ; le cœur est an, par la suppression duquel on a le mot orge ; le changement des lettres de ce mot orange fait trouver Garone (pour Garonne), fleuve qui coule dans la Gascogne et y cause assez souvent des ravages.

§ 46. Chanson. §

La chanson est, en général, une petite pièce de vers destinée à être chantée. Elle traite des sujets familiers, amusants, tendres, badins, quelquefois satiriques, et c’est en quoi elle diffère de l’ode, qui s’élève jusqu’au sublime.

La forme de la chanson n’est pas toujours la même : sous Louis XIV, c’était souvent une petite pièce composée de vers inégaux, assemblés sans aucun ordre arrêté d’avance, et qu’on devait ensuite mettre en musique. On en trouve des exemples dans Molière et dans Regnard. Dans les Folies amoureuses de ce dernier, Agathe chante :

    Toute la nuit entière,
    Un vieux vilain matou
Me guette sur la gouttière.
        Oh ! qu’il est fou !
    Ne se peut-il point faire
    Qu’il s’y rompe le cou ?

Aujourd’hui, la chanson est toujours divisée en stances égales qu’on appelle des couplets (p. 136) ; à moins qu’elle ne soit faite tout entière sur un air déjà connu, auquel cas la longueur des vers est déterminée par l’air lui-même.

Ce genre de poésie doit présenter une suite d’idées naturelles et piquantes, d’images douces et gracieuses, qui tendent toutes au même sujet. On veut que le style de la chanson soit léger, les expressions choisies et toujours exactes, la marche libre, les vers faciles et coulants, que les tours n’aient rien de forcé ; que tout y soit fini sans que le travail s’y fasse sentir.

Chaque couplet d’une chanson doit être terminé par une pensée fine ou un sentiment délicat.

Il y a des chansons qui ont un refrain, c’est-à-dire que chaque couplet y finit par le même vers. Ce refrain doit contenir l’idée principale de la chanson, et cette idée doit être saillante, toujours liée avec celles qui la précèdent et toujours amenée avec art.

Il y a autant d’espèces de chansons qu’il y a de sentiments divers qui peuvent inspirer les poètes : chansons patriotiques, guerrières, historiques, champêtres, etc. ; mais, en général, on les rattache aux trois espèces les plus nombreuses, savoir : les chansons érotiques, les bachiques, et les satiriques, autrement nommées vaudevilles.

Pour bien réussir dans le genre de la chanson érotique, il faut une grande finesse dans l’esprit, et beaucoup de délicatesse dans les sentiments.

Lorsqu’une chanson érotique contient une historiette exprimant un sentiment tendre, on l’appelle romance. Elle doit principalement tirer son mérite de la naïveté et de la simplicité77. Voici une romance de Millevoye ; elle est intitulée la Fleur du souvenir, parce qu’elle a pour sujet la fleur qui s’appelle Souvenez-vous de moi.

On m’a conté qu’en Helvétie,
Louise, une fleur à la main,
Près de Lisbeth, sa douce amie,
Un jour s’était mise en chemin.
« Bon ermite, assis sur la pierre,
Disait-elle, dans ta prière
                Souviens-toi
                    De moi. »

Advint qu’en sa route orageuse,
Je ne sais quel pressentiment
Troubla la belle voyageuse,
Qui soupira profondément.
« Hélas ! dit-elle à son amie,
Avant toi si je perds la vie,
                Souviens-toi
                    De moi. »

Soudain l’avalanche sauvage
Roule et l’entraîne dans son sein.
Jetant alors sur le rivage
La fleur qu’elle tenait en main :
« Adieu, dit-elle, mon amie,
Garde bien cette fleur chérie ;
                Souviens-toi
                    De moi. »

Lisbeth veut suivre son amie ;
Au trépas elle veut courir.
Mais on la retient à la vie ;
Vivre, ah ! pour elle, c’est mourir.
Elle garda la fleur fidèle ;
Et depuis, cette fleur s’appelle
                Souviens-toi
                    De moi.

On appelle quelquefois anacréontiques (et c’est une qualification bien mal justifiée) des chansons érotiques, comme on suppose qu’Anacréon en a pu faire, dans lesquelles il y a à la fois une grande délicatesse de sentiment et une grande douceur d’expression.

La chanson de Bernard, intitulée la Rose, est souvent donnée comme un modèle du genre. En voici les premiers couplets :

Tendre fruit des pleurs de l’Aurore,
Objet des baisers du Zéphyr,
Reine de l’empire de Flore,
Hâte-toi de t’épanouir.

Que dis-je ? hélas ! crains de paraître ;
Diffère un moment de t’ouvrir.
L’instant qui doit te faire naître
Est celui qui doit te flétrir.

Thémire est une fleur nouvelle
Qui subira la même loi ;
Rose, tu dois briller comme elle :
Elle doit passer comme toi.

Les chansons bachiques sont consacrées à la louange du vin et des buveurs. L’enjouement et la liberté en sont le principal caractère. On y souffre cependant les traits brillants d’une imagination hardie, un style noble et animé, et un certain enthousiasme. Cette élévation, ces transports, ce délire même, font le plaisant de ces sortes de chansons, parce qu’il semble que c’est la liqueur que le poète célèbre qui les a fait naître78.

Tout le monde connaît celle d’Adam Billaut, le menuisier de Nevers, qui commence ainsi :

Aussitôt que la lumière
A redoré nos coteaux,
Je commence ma carrière
Par visiter mes tonneaux.
Charmé de revoir l’aurore,
Le verre en main, je lui dis :
« Vois-tu sur la rive maure
Plus qu’à mon nez de rubis ? ?

Le plus grand roi de la terre,
Quand je suis dans un repas,
S’il me déclarait la guerre,
Ne m’épouvanterait pas.
À table, rien ne m’étonne,
Et je pense, quand je boi,
Si là-haut Jupiter tonne,
Que c’est qu’il a peur de moi.

Si quelque jour, étant ivre,
La mort arrêtait mes pas,
Je ne voudrais pas revivre
Pour changer ce doux trépas.
Je m’en irais dans l’Averne
Faire enivrer Alecton,
Et bâtir une taverne
Dans le manoir de Pluton, etc.

Ce qui fournit ordinairement la matière des chansons satiriques ou vaudevilles, ce sont les actions répréhensibles, les mœurs irrégulières et les événements remarquables par leur singularité ou par leur importance. La pensée qui termine chaque couplet doit surtout être vive, piquante, avoir même quelque chose de caustique ou de mordant. Mais qu’on ne passe point les bornes d’une critique fine et d’une raillerie délicate. Il faut se contenter d’attaquer les vices et les ridicules généraux, sans jamais donner dans l’odieux des personnalités. C’est uniquement par là que ces sortes de chansons peuvent être de quelque avantage à la société79.

Voici quelques couplets d’un vaudeville de Panard, qui peut passer pour un modèle :

Que ducs et pairs, seigneurs et magistrats,
    Trouvent souvent sur leur passage
    Des gens qui leur rendent hommage,
        Cela ne me surprend pas.
Mais qu’une cour tous les jours environne
    Un faquin qui, sur un brancard,
    Foule les coussins de brocart
    Aux dépens du tiers et du quart,
        C’est là ce qui m’étonne.

Qu’au Châtelet, doyens et candidats
    Plument tous les jours une dupe
    Qui dans un procès les occupe,
        Cela ne me surprend pas.
Mais qu’en quittant cette troupe gloutonna,
    Un plaideur aille, dans l’instant,
    Chez un autre où l’on gruge autant,
    De ses fonds porter le restant,
        C’est là ce qui m’étonne.

Que dans Alger, on trouve des ingrats,
    Et que chez le peuple tartare
    La reconnaissance soit rare, Cela ne me surprend pas.
Mais qu’à Paris mainte et mainte personne,
    Qui vient vous demander lundi
    Un plaisir qu’on lui fait mardi,
    N’y pense plus le mercredi,
        C’est là ce qui m’étonne.

On donne encore le nom de vaudeville à un divertissement en chanson qui termine souvent les petites pièces de théâtre, et de là le nom de vaudeville s’est étendu aux pièces entières.

Il y a encore quelques chansons particulières qu’on désigne sous des noms différents. Indiquons seulement ici l’épithalame, qui est une chanson de noces ; la musette, qui est une chanson champêtre ; le pot-pourri, qui est une chanson composée de couplets à chanter sur des airs différents, et par conséquent inégaux.

Chapitre X. Petits poèmes. §

§ 47. Définition. — Classification de ces poésies. — Apologue. §

Nous avons, dans le chapitre précédent, distingué avec Domairon les poésies fugitives des petits poèmes. Quoique cette division ne soit pas établie aussi nettement dans le langage ordinaire que l’a pensé ce critique, comme, après tout, elle est commode, nous l’avons adoptée, et nous avons maintenant à étudier, sous le nom de petits poèmes, des pièces qui ont en effet une valeur littéraire plus grande que les précédentes, soit par leur objet moral, soit par leurs dimensions. Ce sont l’apologue, le poème pastoral, l’épître, la satire, l’élégie et l’ode. Nous verrons d’ailleurs que chacune de ces espèces admet, selon le cas, quelques sous-divisions.

L’apologue, plus communément, mais moins exactement nommé fable, est l’exposé d’une vérité morale sous une forme allégorique. L’enseignement y est presque toujours donné par une assimilation de l’espèce humaine aux êtres que l’on fait agir ou parler.

On distingue dans l’apologue deux parties, l’action même ou le récit ; dans lequel on expose tout ce dont on veut déduire une connaissance morale, et la moralité, c’est-à-dire la proposition qui résulte du récit allégorique de l’apologue. Cette moralité doit être claire, courte et intéressante. Il n’y faut point de métaphysique, point de périodes, point de vérités triviales.

La moralité se place indifféremment au commencement ou à la fin. Dans le dernier cas, on a le plaisir de la deviner ; dans le premier, celui de comparer les divers traits du récit avec le résultat. Quelquefois on l’omet, lorsqu’elle est assez sensible par elle-même, comme dans la Cigale et la Fourmi, de La Fontaine.

Les personnages mis en scène dans l’apologue sont ordinairement des animaux. Nous disons ordinairement, parce qu’on y voit quelquefois des végétaux ou des êtres dépourvus de toute espèce de vie : tels sont le Chêne, le Roseau, le Pot de terre, le Pot de fer.

On a distingué quelquefois trois sortes de fables : les raisonnables, dont tous les personnages ont l’usage de la raison, comme la Vieille et les deux Servantes ; les morales, dont les acteurs n’ont la raison et les mœurs des hommes que par emprunt, comme le Cheval et le Loup ; les mixtes, où un personnage raisonnable agit avec une autre qui ne l’est point, comme l’Homme et la Belette80. Cette distinction est absolument sans usage, et n’influe en rien sur la marche ni sur la valeur de l’apologue.

C’est surtout l’action ou le récit de l’apologue qui le constitue ce qu’il est, et qui en fait la véritable valeur comme œuvre littéraire.

Cette action doit être une, juste et naturelle.

Elle sera une, si toutes les parties aboutissent au même point, c’est-à-dire concourent à prouver la même moralité.

L’action de la fable doit encore être juste, c’est-à-dire signifier directement et avec précision ce qu’on se propose d’enseigner. Le Singe de La Fontaine81 pèche contre cette règle. C’est un singe qui bat sa femme et qui la fait mourir de chagrin. La Fontaine conclut qu’il ne faut rien attendre de bon du peuple imitateur, et que la pire espèce des imitateurs est celle des auteurs. Comment peut-on aller du récit à la conclusion ?

L’action doit être naturelle ou vraisemblable, c’est-à-dire fondée sur la nature, ou du moins sur l’opinion reçue. Il faut que les acteurs aient un caractère établi, soutenu, prouvé par leurs discours et conforme à nos idées. Ils doivent parler, agir à l’imitation des hommes, dont ils deviennent les copistes et prennent les rôles, chacun suivant une certaine analogie de caractère. La fable de la Génisse en société avec le Lion, dans Phèdre et dans La Fontaine, pèche contre la nature. Est-il vraisemblable que les plus timides des animaux osent jamais s’associer avec le lion ? et cela pour manger de la chair que leur nature n’admet pas ?

Le style de l’apologue doit être simple, naturel et élégant. On connaît ces diverses qualités du style82 ; nous rappelons cependant ici que la simplicité consiste à dire en peu de mots, et avec les termes ordinaires, ce dont il s’agit. Dans les fables même où l’on prend l’essor, ce qui n’arrive guère que quand les personnages ont de la grandeur et de la noblesse, cette élévation ne détruit point la simplicité.

Le naturel est opposé au recherché, au forcé. On le sent mieux qu’on ne le définit. Nous en avons un parfait exemple dans la fable du Savetier et du Financier.

L’élégance consiste à choisir et à montrer les choses agréables avec tout l’agrément dont elles sont susceptibles ; on la trouve plus ordinairement dans les descriptions. Ainsi, dans la fable du Loup devenu Berger :

Il s’habille en berger, endosse un hoqueton,
        Fait sa houlette d’un bâton,
        Sans oublier la cornemuse ;
        Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
« C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »

L’auteur a cherché et trouvé un grand nombre de détails tout à fait propres à la situation même qu’il veut peindre. C’est là un grand mérite83.

§ 48. Histoire de l’apologue. §

Il n’est pas possible de marquer le temps où l’on commença à faire usage de l’apologue. Ésope s’en servait, en Asie, pour instruire les villes et les rois. Longtemps avant lui, un prophète avait reproché à David son crime sous l’emblème d’un berger. À Rome, Ménénius Agrippa ramenait une partie du peuple mutiné par la fable des Membres et de l’Estomac. C’est la nature même qui avait donné l’idée de ces allégories.

Les fables étaient certainement connues en Grèce avant Ésope, puisqu’on en lit dans Hésiode, dans Archiloque et dans Stésichore, qui lui étaient antérieurs ; mais, comme il est le premier qui ait fait profession de suivre cette manière de philosopher, c’est lui qui a donné son nom à ce genre d’instruction.

Ésope était Phrygien ; il naquit environ six cents ans avant notre ère, et vécut dans l’esclavage. Personne n’ignore sa vie. Ceux qui ont donné son histoire ont peut-être exagéré la difformité de son corps pour donner plus de relief à son esprit. Il parcourut toute l’Asie, et s’y fit admirer par la subtilité et le bon sens de ses leçons allégoriques. Il fut précipité par les Delphiens ; il avait fait contre eux la fable des Bâtons flottants ; qui, de loin, paraissent quelque chose, et, de près, ne sont rien, parce qu’ils l’avaient mal reçu. L’apologue, dans Ésope, est d’une brièveté extrême84. Au reste, ses fables n’ont pas été rédigées par lui, qui n’a sans doute jamais rien écrit ; mais, après s’être conservées par tradition, elles ont été recueillies au xive siècle de notre ère par Planude, moine grec, dont nous avons le recueil.

Babrius, poète grec très estimé, dont on ne connaît pas précisément l’époque, a mis en vers une grande partie des fables d’Ésope et les a un peu embellies. Ce sont là les seuls fabulistes grecs remarquables.

Les fabulistes latins sont d’abord et surtout Phèdre, affranchi d’Auguste, et Avianus qui vivait sous les Antonins. Phèdre, le plus remarquable des deux et le meilleur auteur de fables qu’aient eu les Latins, crut ce genre d’écrire susceptible d’embellissement. Il ne s’est donc pas contenté de raconter : il peint, et souvent d’un seul trait. Ses expressions sont choisies, ses pensées mesurées, ses vers soignés. C’est un ouvrage presque parfait ; cependant il était oublié à Rome même, cinquante ans, tout au plus, après sa mort, et ne fut rendu à la lumière que dans le xvie siècle85.

Les fabulistes français sont extrêmement nombreux ; on en compte plus de deux cents, qui nous ont laissé des recueils considérables. Nous ne parlerons ici que des quatre principaux.

La Fontaine, né en 1620 à Château-Thierry, en Champagne, a élevé l’apologue à une si grande perfection, qu’il a fait oublier tous ses devanciers. Il a presque partout égalé Phèdre, et l’a souvent surpassé. Aucun de nos modernes n’a pu l’atteindre. La moindre de ses fables a une tournure qui fera toujours le désespoir de ceux qui ne sont pas nés, comme lui, avec cette simplicité ingénue, ce goût exquis, cette facilité qu’on voit dans ses ouvrages.

Cet homme célèbre réunissait en lui les grâces, l’ingénuité et la crédulité d’un enfant. Il était si simple dans son maintien, si modeste quant à ses productions, que Fontenelle a dit plaisamment que c’était par bêtise qu’il préférait les fables des anciens aux siennes. En effet, il a presque toujours surpassé ses originaux sans le croire et sans s’en douter86.

Il faudrait citer plusieurs de ses fables si l’on voulait faire apprécier la diversité des tons et des couleurs en rapport avec celle des sujets. Contentons-nous de donner ici la Laitière et le Pot au lait, véritable chef-d’œuvre dans le style rapide et familier :

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait,
        Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court-vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
        Cotillon simple et souliers plats.
        Notre laitière, ainsi troussée,
        Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
        « Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
        Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette, là-dessus, saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
        Sa fortune ainsi répandue,
        Va s’excuser à son mari,
        En grand danger d’être battue.
        Le récit en farce en fut fait ;
        On l’appela le Pot au lait.

Lamotte (Houdard de), né à Paris en 1672, est un de ceux que l’immense succès de La Fontaine n’a pas découragés, et à qui leur audace a le mieux réussi. Il s’est d’abord fait un mérite qui manquait à son devancier : celui-ci avait emprunté tous ses sujets ; La Motte a voulu imaginer tous les siens. Il est vrai qu’il n’est pas poète, que le style lui manque souvent, qu’il n’y a presque jamais rien de piquant dans son expression, qu’il ne sait trouver ni rendre ces détails qui font presque tout le prix des fables de La Fontaine ; mais ses sujets sont quelquefois si heureux, si originaux, et la morale en découle si nettement, qu’il a certainement son rang parmi les premiers de nos fabulistes.

Voici sa fable intitulée les Sacs des destinées. C’est une de ses meilleures et une de celles où la morale est la plus profonde et la plus vraie.

    On n’est pas bien dès qu’on veut être mieux.
Mécontent de son sort, sur les autres fortunes
Un homme promenait ses désirs et ses yeux,
        Et de cent plaintes importunes
        Tous les jours fatiguait les dieux.
    Par un beau jour, Jupiter le transporte
        Dans les célestes magasins,
Où, dans autant de sacs scellés par les destins,
Sont, par ordre rangés, tous les états que porte
        La condition des humains.
« Tiens, lui dit Jupiter, ton sort est en tes mains :
Contentons un mortel une fois en la vie ;
Tu n’en es pas trop digne, et ton murmure impie
Méritait mon courroux plutôt que mes bienfaits ;
Je n’y veux pas ici regarder de si près.
        Voilà toutes les destinées ;
    Pèse et choisis ; mais, pour régler ton choix,
        Sache que les plus fortunées
    Pèsent le moins ; les maux seuls font le poids.
— Grâce au seigneur Jupin, puisque je suis à même,
        Dit notre homme, soyons heureux. »
Il prend le premier sac, le sac du rang suprême,
Cachant les soins cruels sous un éclat pompeux.
        « Oh ! oh ! dit-il, bien vigoureux
        Qui peut porter si lourde masse ?
    Ce n’est mon fait. » Il en pèse un second,
        Le sac des grands, des gens en place :
    Là gisent le travail et le penser profond,
L’ardeur de s’élever, la peur de la disgrâce,
Même les bons conseils que le hasard confond.
    « Malheur à ceux que ce poids-ci regarde,
    Cria notre homme, et que le ciel m’en garde !
À d’autres. » Il poursuit, prend et pèse toujours
Et mille et mille sacs, toujours trouvés trop lourds :
Ceux-ci par des égards et la triste contrainte,
        Ceux-là par les vastes désirs ;
        D’autres par l’envie ou la crainte ;
Quelques-uns seulement par l’ennui des plaisirs.
« Ô ciel ! n’est-il donc point de fortune légère ?
    Disait déjà le chercheur mécontent ;
Mais quoi ! me plains-je à tort ! J’ai, je crois, mon affaire :
        Celle-ci ne pèse pas tant.
        — Elle pèserait moins encore,
Lui dit alors le dieu qui lui donnait le choix ;
        Mais tel en jouit qui l’ignore ;
        Cette ignorance en fait le poids.
— Je ne suis pas si sot ; souffrez que je m’y tienne,
    Dit l’homme. — Soit ; aussi bien c’est la tienne,
    Dit Jupiter. Adieu, mais là-dessus,
        Apprends à ne te plaindre plus. »

Florian, né en 1755 dans les basses Cévennes, est certainement le second de nos fabulistes. Comme La Fontaine, il a emprunté à d’autres presque tous ses sujets : mais ils sont si ingénieux, il les a si bien arrangés, il est si heureux dans le choix et l’expression des détails, quoique loin encore de son modèle, qu’on ne saurait le lire sans éprouver cette sorte de satisfaction et de surprise qui résulte d’une chose exactement faite, où toutes les parties sont parfaitement coordonnées, et assemblées correctement.

Voici, par exemple, l’apologue qu’il a mis, sous le titre la Fable et la Vérité, en tête de son recueil : peut-on rien trouver de plus vrai au fond, de plus à propos et de mieux raconté ?

        La Vérité toute nue
        Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ;
        Jeunes et vieux fuyaient sa vue :
La pauvre Vérité restait là morfondue
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
        À ses yeux vient se présenter
        La Fable, richement vêtue,
        Portant plumes et diamants,
        La plupart faux, mais très brillants.
         « Eh ! vous voilà ; bonjour, dit-elle ;
Que faites-vous ici seule sur un chemin ? »
La Vérité répond : « Vous le voyez, je gèle.
        Aux passants je demande en vain
        De me donner une retraite ;
Je leur fais peur à tous. Hélas ! je le vois bien,
        Vieille femme n’obtient plus rien.
        — Vous êtes pourtant ma cadette,
        Dit la Fable, et sans vanité
        Partout je suis fort bien reçue.
        Mais aussi, dame Vérité,
        Pourquoi vous montrer toute nue ?
Cela n’est pas adroit. Tenez, arrangeons-nous ;
        Qu’un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon manteau ; nous marcherons ensemble :
        Chez le sage, à cause de vous,
        Je ne serai point rebutée ;
        À cause de moi chez les fous
        Vous ne serez point maltraitée.
Servant par ce moyen chacun selon son goût,
Grâce à votre raison et grâce à ma folie,
        Vous verrez, ma sœur, que partout
        Nous passerons de compagnie. »

Après La Fontaine, Florian et Lamotte (pour les mettre dans le rang que l’estime publique paraît leur avoir assigné), il serait injuste de ne pas citer Arnault, dont les fables, publiées pour la première fois en 1812, sont remarquables par leur originalité, et ne ressemblent aucunement à celles qu’on avait faites avant lui. « Ce en quoi il faut imiter La Fontaine, dit-il dans sa préface, c’est qu’il n’a imité personne. » Arnault a donc à la fois inventé ses sujets et changé la forme de l’apologue. Ce n’est pas par la naïveté que ses fables se distinguent : c’est par une tournure serrée et mordante qui les fait ressembler à des épigrammes. En voici une intitulée l’Âne et le Cerf, qu’on peut donner comme un modèle de vérité et de précision énergique. Elle s’adresse à tous ceux que trompe le nom de la liberté, et qui croient qu’elle consiste à se révolter contre les lois, à secouer le joug d’un devoir.

« Vive la liberté ! » criait dans la prairie,
L’unique fois, hélas ! qu’il se soit emporté,
Martin, qui se croyait vraiment en liberté
        Pour n’être pas à l’écurie.
        Un cerf lui dit : « Pauvre imprudent,
Vivre libre et bâté n’est pas chose facile :
        Ne te crois pas indépendant,
        Mon ami, tu n’es qu’indocile. »

§ 49. Poésie pastorale. §

On peut définir la poésie pastorale : une imitation de la vie champêtre représentée avec tous les charmes possibles.

Suivant cette définition, il ne suffira point d’attacher quelques guirlandes de fleurs à un sujet qui, par lui-même, n’aura rien de champêtre ; il sera nécessaire de montrer la vie champêtre elle-même, ornée seulement des grâces qu’elle peut recevoir.

On a donné aux pièces pastorales le nom d’églogues, qui, en grec, signifie pièces choisies en quelque genre que ce soit. On a ensuite désigné sous ce nom de petits poèmes sur la vie champêtre, recueillis en un même volume.

Le nom de bucoliques, qu’on leur donne aussi, signifie chant des bouviers ; cependant plusieurs critiques ne comptent parmi les bucoliques que celles dont le style est un peu plus relevé que dans les autres pièces, comme les trois pastorales de Virgile, intitulées : Pollion, Silène et Gallus. Mais c’est là une distinction tout à fait arbitraire, qui n’est fondée sur aucune raison, et à laquelle il ne faut pas s’attacher.

Les pastorales se nomment aussi quelquefois idylles ; c’est un mot grec qui signifie une petite image, une petite peinture dans le genre gracieux.

Il n’y a donc aucune différence fondamentale entre les pastorales, les bucoliques, les églogues et les idylles. Toutefois, si l’on veut accepter la légère distinction que l’usage semble avoir établie, l’églogue veut plus d’action et de mouvement ; l’idylle peut ne contenir que des peintures, des récits, des sentiments, la comparaison de notre vie avec celle des bergers.

Selon la définition donnée, l’objet ou la matière de l’églogue est le repos de la vie champêtre, ce qui l’accompagne, ce qui le suit, et de même ce qui le trouble ou le compromet. Ce sujet admet donc des passions modérées, qui peuvent produire des plaintes, des chansons, des combats poétiques, des récits intéressants.

Mais il faut faire un choix de ce que l’on admettra, et se souvenir que tout ce qui se passe à la campagne n’est pas digne d’entrer dans l’églogue ; on ne doit en prendre que ce qui est de nature à plaire ou à intéresser ; par conséquent, il faut en exclure les grossièretés, les choses dures ou triviales, les menus détails, en un mot tout ce qui n’a rien de piquant ni de doux.

On n’y mêlera pas, au moins en général, d’événements tragiques : on n’y verra point un berger qui s’étrangle à la porte de sa bergère ; parce que les bergers ne doivent point connaître les degrés des passions qui mènent à de tels emportements.

Les formes générales de la poésie pastorales sont le dialogue et le récit, ou un mélange des deux87 ; c’est plutôt par la situation donnée et par le sentiment que les églogues diffèrent entre elles, que par la composition.

À cause de cela précisément, et parce que l’action est toujours fort légère et fort simple, on évitera les grandes pièces, parce qu’il est bien difficile d’intéresser continuellement dans des poèmes de mille ou douze cents vers, si l’on n’a pas une action fortement tissue et qui se développe pendant ce long espace.

Quant au caractère des bergers, on peut en juger par les lieux où on les place. Les prés y sont toujours verts, l’ombre toujours fraîche, l’air toujours pur ; un éternel printemps y règne ; il faut donc que les acteurs et les actes aient un caractère de la plus riante douceur.

Le style des bergers doit être simple, c’est-à-dire que les termes ordinaires y soient employés sans faste, sans apprêt, sans dessein apparent de plaire.

Il doit être doux. La douceur se sent mieux qu’elle ne peut s’expliquer. En voici un exemple dans ce commencement d’une églogue de Segrais :

        Timarette s’en est allée :
L’ingrate, méprisant mes soupirs et mes pleurs,
        Laisse mon âme désolée
        À la merci de mes douleurs.
Je n’espérai jamais qu’un jour elle eût envie
De finir de mes maux le pitoyable cours ;
        Mais je l’aimais plus que ma vie,
        Et je la voyais tous les jours.

Il doit être gracieux dans les descriptions comme dans ce passage du même auteur :

Qu’en ses plus beaux habits l’Aurore, au teint vermeil,
Annonce à l’univers le retour du soleil,
Et que devant son char ses légères suivantes
Ouvrent de l’orient les portes éclatantes ;
Depuis que ma bergère a quitté ces beaux lieux,
Le ciel n’a plus ni jour, ni clarté pour mes yeux.

§ 50. Histoire de la poésie pastorale. §

Si l’églogue est née parmi les bergers, elle doit être fort ancienne, puisque la profession de berger est une des premières que l’homme ait exercées. Les bergers, jouissant d’un bonheur tranquille, songèrent sans doute à témoigner leur reconnaissance au souverain bienfaiteur. Bientôt, dans leur enthousiasme, ils intéressèrent à leurs sentiments les prairies, les bois, toute la nature. Ils célébrèrent ensuite leur tranquillité, leurs amours, leur bonheur ; et c’est précisément la matière de la poésie pastorale88.

L’inventeur de cette poésie parmi les Grecs paraît avoir été un berger sicilien nommé Daphnis, dont le nom est resté célèbre chez tous ceux qui se sont exercés dans le même genre ; mais il n’a jamais rien écrit, et le véritable père de la poésie bucolique telle que nous la concevons aujourd’hui, c’est Théocrite, né à Syracuse, qui florissait 270 ans avant J.-C. Il a peint dans ses idylles la nature naïve et gracieuse, et a mérité d’être donné partout comme l’excellent modèle de ce genre de poésie.

Moschus et Bion vinrent quelque temps après Théocrite. Le premier, qui fut disciple de l’autre, était né en Sicile. Bion naquit à Smyrne, en Ionie. Il ajouta à l’églogue un certain art qu’elle n’avait pas. On y vit plus de finesse, plus de choix, moins de négligence. En gagnant du côté de l’exactitude, n’a-t-elle point perdu du côté de la naïveté ? Ses bois sont souvent des bosquets, et ses fontaines des jets d’eau, à en juger par les pièces qui nous restent de lui. On y voit peu de bergers ; ce sont des allégories ingénieuses, des récits ornés et qui paraissent travaillés. Il en est de même de Moschus, qui a les qualités et les défauts de son maître, et qui a consacré à sa mémoire un chant funèbre justement admiré.

Virgile, né à Mantoue 70 ans avant J.-C, se fit connaître à Rome par ses poésies pastorales. Il est le seul poète latin qui ait excellé dans ce genre. Il a mieux aimé prendre pour modèle Théocrite que Bion et Moschus. Il a su d’ailleurs réunir toutes les qualités, le piquant et le doux, la naïveté, les images choisies, des sentiments doux et tendres, des vers aisés, coulants, harmonieux, les expressions simples, quelquefois riches, toujours vraies. Il atteint souvent Théocrite, le passe quelquefois ; il est plus exact et plus judicieux. Ses bergers sont plus polis, moins grossiers89. Bref, Théocrite et lui sont les deux modèles que doivent se proposer tous les poètes bucoliques, comme le recommande Boileau dans son Art poétique.

Chez nous, les poètes qui se sont exercés dans la poésie pastorale, sous différents noms, sont fort nombreux ; mais ils ne se sont pas élevés à la même hauteur que Théocrite et Virgile.

Honorat de Bueil, marquis de Racan, disciple de Malherbe, mort en 1670, releva en France la gloire de la pastorale. Il avait un génie aisé et fécond, un caractère doux et simple ; il sentait l’harmonie poétique et trouvait facilement cette douceur dans les mots et le style qui conviennent aux images champêtres.

Les vers suivants, extraits de sa chanson à la reine Marie de Médicis, mère de Louis XIII, donneront une idée de sa poésie :

Paissez, chères brebis, jouissez de la joie
        Que le ciel nous envoie ;
À la fin sa clémence a pitié de nos pleurs :
Allez dans la campagne, allez dans la prairie,
        N’épargnez point les fleurs ;
Il en revient assez sous les pas de Marie.

Par elle renaîtra la saison désirée
        De Saturne et de Rhée,
Où le bonheur rendait tous nos désirs contents :
Et par elle on verra reluire en ce rivage
        Un éternel printemps,
Tel que nous le voyons paraître en son visage.

Nous ne reverrons plus nos campagnes désertes,
        Au lieu d’épis, couvertes
De tant de bataillons l’un à l’autre opposés.
L’innocence et la paix régneront sur la terre ;
        Et les dieux apaisés
Oublieront pour jamais l’usage du tonnerre.

Segrais, né en 1624, est, selon Fontenelle, le meilleur modèle que nous ayons de la poésie bucolique ; Fontenelle est en cela d’accord avec Boileau, qui a dit :

Que Segrais, dans l’églogue, enchante les forêts.

Ce poète a, en effet, une grande douceur de style, un heureux choix de mots, une grande fécondité de pensées et de tournures champêtres ; mais il s’élève peu, et n’a pas beaucoup de variété dans ses compositions. Les vers que nous avons cités de lui tout à l’heure le font suffisamment connaître.

Madame Deshoulières, née en 1653, a fait plusieurs idylles : les Moutons, les Oiseaux, le Ruisseau, etc. Elle se distingue par une grande douceur d’idées et de style, mais l’action et la pensée manquent presque toujours ; la pièce se réduit alors à des lieux communs de morale ou de sentiment dont le lecteur se lasse promptement. On ne se rappelle guère, des idylles de Mme Deshoulières, que celle qu’elle a faite pour recommander ses filles à Louis XIV après la mort de son mari, et qui commence par ces mots :

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis90.

Là, en effet, le fond est aussi vrai que la forme est originale. Il est fâcheux que Mme Deshoulières n’ait pas été plus souvent aussi bien inspirée.

Fontenelle, né en 1657, publia en 1688 des poésies pastorales, avec un Discours sur l’églogue et une Digression sur les anciens et les modernes. On lui a reproché d’avoir fait de ses bergers des courtisans occupés à dire de très jolies choses, plutôt qu’à exprimer les pensées qu’ils devraient avoir dans leur état. C’est à leur absence de naturel et peut-être aussi au peu d’intérêt du genre lui-même, que les églogues de Fontenelle doivent d’être tombées dans un profond oubli.

Lamotte-Houdard, né en 1672, élève et ami de Fontenelle, a fait aussi des églogues aussi peu naturelles, aussi mal versifiées que celles de son maître, et qui n’ont pas eu plus de succès.

Berquin, né en 1749, Florian, né en 1755, Léonard, né en 1744, ont fait aussi beaucoup de poésies pastorales ; ce dernier surtout s’est fait un nom dans ce genre. Ses idylles ont de la douceur, de la sensibilité ; elles expriment d’ailleurs les sentiments moraux les plus purs et les plus louables, et peuvent, sous ce rapport, justifier l’opinion de ceux qui ont voulu voir en lui le plus excellent de nos bucoliques ; mais, d’un autre côté, il a peu de force, très peu d’originalité ; il est donc loin d’être un poète du premier ordre. On préfère à juste titre Segrais et Racan.

La petite pièce des Deux ruisseaux fera connaître et sa manière et la nature de ses pensées :

Daphnis, privé de son amante,
Conta cette fable touchante
À ceux qui blâmaient ses douleurs.
« Deux ruisseaux confondaient leur onde,
Et, sur un pré semé de fleurs,
Coulaient dans une paix profonde.
Dès leur source, aux mêmes déserts,
La même pente les rassemble,
Et leurs vœux sont d’aller ensemble
S’abîmer dans le sein des mers.
Faut-il que le destin barbare
S’oppose aux plus tendres amours ?
Ces ruisseaux trouvent dans leur cours
Un roc affreux qui les sépare.
L’un d’eux, dans un triste abandon,
Se déchaînait contre sa rive,
Et tous les échos du vallon
Répondaient à sa voix plaintive.
Un passant lui dit brusquement :
Pourquoi, sur cette molle arène,
Ne pas murmurer doucement ?
Ton bruit m’importune et me gêne.
— N’entends-tu pas, dit le ruisseau,
À l’autre bord de ce coteau
Gémir la moitié de moi-même ?
Poursuis ta route, ô voyageur !
Et demande aux dieux que ton cœur
Ne perde jamais ce qu’il aime. »

§ 51. Épître en vers. §

L’épître en vers n’est qu’une lettre adressée à une personne, quelle qu’elle soit. Elle a ses règles, comme lettre, et ce sont les mêmes que celles du style épistolaire, dont nous avons parlé précédemment.

Les règles qu’elle peut avoir, comme lettre en vers, se réduisent à ceci : qu’elle ait au moins un degré ou de force ou d’élégance au-dessus de celui qu’elle aurait eu si on ne l’eût mise qu’en prose.

Sa matière est d’une étendue qui n’a point de bornes. On peut, sous le titre qu’elle porte, louer, blâmer, raconter, philosopher, disserter, enseigner. Elle n’est pas plus limitée du côté des tons de style qu’elle peut prendre. Tous lui conviennent, parce que son style s’élève ou s’abaisse, selon la matière ou selon l’état de la personne qui écrit ou à qui on écrit. Il y a plus : la même épître admet toutes les sortes de tons, au moins tous ceux qui tiennent à la matière, parce que la personne qui écrit, aussi bien que celle à qui on écrit, étant toujours la même, le ton de la personne doit être nécessairement toujours le même dans la même lettre. L’épître commence et se termine sans apprêt91. Le champ de l’épître étant aussi illimité que nous venons de le dire, on a cherché à y introduire une division quelconque qui permît de rapporter tous les ouvrages de ce genre à certaines catégories. On a distingué l’épître philosophique, à laquelle se rattache le discours philosophique ; l’épître familière et l’héroïde.

Les épîtres philosophiques ont pour sujet une question de morale, de littérature ou quelque grande passion. Par exemple, Horace, dans son Épître à Auguste, défend les poètes de son temps contre les critiques amoureux de l’antiquité, qui leur préféraient les vieux poètes latins.

Il faut qu’une épître de ce genre se fasse distinguer par la justesse et la profondeur du raisonnement ; que les pensées, toujours vraies, solides et lumineuses, y soient bien enchaînées et s’y succèdent avec rapidité. Ce serait une erreur de croire qu’il suffit au poète d’effleurer les choses ; il doit les creuser et les approfondir. Il s’appliquera surtout à corriger par un sens droit la trop grande vivacité de son imagination. Jamais l’enthousiasme et le feu de la poésie ne doivent nuire à la progression méthodique des idées et à la marche régulière de la raison92.

Horace avait donné d’excellents modèles en ce genre ; Boileau, suivant ses traces, a peut-être perfectionné encore ce qu’avait déjà si bien fait le poète latin. Voyez sa première épitre, adressée au roi Louis XIV, où il vante les bienfaits de la paix et combat la manie de la guerre et des conquêtes. Peut-on rien voir de plus vif, de plus ingénieux, de mieux écrit, surtout, que ce passage :

« Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ? »
Disait au roi Pyrrhus un sage confident,
Conseiller très sensé d’un roi très imprudent.
« Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l’on m’appelle.
— Quoi faire ? — L’assiéger. — L’entreprise est fort belle,
Et digne seulement d’Alexandre ou de vous ; Mais Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous ?
— Du reste des Latins la conquête est facile.
— Sans doute on peut les vaincre ; est-ce tout ? — La Sicile
De là nous tend les bras, et bientôt, sans effort,
Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.
— Bornez-vous là vos pas ? — Dès que nous l’aurons prise,
Il ne faut qu’un bon vent, et Carthage est conquise.
Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ?
— Je vous entends, seigneur, nous allons tout dompter ;
Nous allons traverser les sables de Libye,
Asservir, en passant, l’Égypte, l’Arabie ;
Courir delà le Gange en de nouveaux pays,
Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,
Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère.
Mais de retour enfin, que prétendez-vous faire ?
— Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,
Nous pourrons rire à l’aise et prendre du bon temps.
— Eh ! seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Épire,
Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ? »
Le conseil était sage et facile à goûter.
Pyrrhus vivait heureux, s’il eût pu l’écouter ;
Mais à l’ambition opposer la prudence,
C’est aux prélats de cour prêcher la résidence.

Le vers alexandrin convient particulièrement à l’épitre philosophique. Toutefois, on y emploie aussi le vers décasyllabe ; elle prend alors, quoique le fond reste aussi sérieux, une forme un peu plus légère. On peut en juger par ce passage de l’Épître à sa muse, où Gresset représente le temple de la Faveur, la vanité des hommes qui courtisent cette déesse, et le peu de valeur des illusions qu’elle nous donne.

Au sein des mers, dans une île enchantée,
Près du séjour de l’inconstant Protée,
Il est un temple élevé par l’Erreur,
Où la brillante et volage Faveur,
Semant au loin l’espoir et les mensonges,
D’un air distrait fait le sort des mortels.
Son faible trône est sur l’aile des Songes ;
Les Vents légers soutiennent ses autels.
Là, rarement la Raison, la Justice,
Ont amené les mortels vertueux ;
L’Opinion, la Mode et le Caprice
Ouvrent le temple et nomment les heureux.
En leur offrant la coupe délectable,
Sous le nectar cachant un noir poison,
La déité daigne paraître aimable,
Et d’un sourire enivre leur raison ;
Au même instant, l’agile Renommée
Grave leur nom sur son char lumineux.
Jouets constants d’une vaine fumée,
Le monde entier se réveille pour eux ;
Mais sur la foi de l’onde pacifique,
À peine ils sont mollement endormis,
Déifiés par l’erreur léthargique
Qui leur fait voir, dans des songes amis,
Tout l’univers à leur gloire soumis ;
Dans ce sommeil d’une ivresse riante,
En un moment, la Faveur inconstante
Tournant ailleurs son essor incertain,
Dans des déserts, loin de l’île charmante,
Les aquilons les emportent soudain,
Et leur réveil n’offre plus à leur vue
Que les rochers d’une plage inconnue,
Qu’un monde obscur, sans printemps, sans beaux jours,
Et que des cieux éclipsés pour toujours.

La dissertation philosophique dont il s’agit, quand elle n’est adressée à personne, perd naturellement le nom d’épître, et il faut lui donner celui de dissertation tout simplement ou celui de discours en vers. C’est Voltaire qui a le premier employé ce nom pour des dissertations très remarquables, et qui rappellent même, par leur perfection, les épîtres de Boileau.

Donnons comme exemple le commencement du discours sur la Modération en tout, où l’auteur montre qu’il faut savoir se borner, même dans les recherches philosophiques :

Tout vouloir est d’un fou ; l’excès est son partage :
La modération est le trésor du sage.
Il sait régler ses goûts, ses travaux, ses plaisirs,
Mettre un but à sa course, un terme à ses désirs.
…………………………………………………
La raison te conduit : avance à sa lumière ;
Marche encor quelques pas, mais borne ta carrière.
Aux bords de l’infini tu te dois arrêter ;
Là commence un abîme, il le faut respecter.
Réaumur, dont la main si savante et si sûre
A percé tant de fois la nuit de la nature,
M’apprendra-t-il jamais par quels subtils ressorts
L’éternel artisan fait végéter les corps ?
Pourquoi l’aspic affreux, le tigre, la panthère,
N’ont jamais adouci leur cruel caractère ?
Pourquoi, reconnaissant la main qui le nourrit,
Le chien meurt en léchant le maître qu’il chérit ?
D’où vient qu’avec cent pieds, qui semblent inutiles,
Cet insecte tremblant traîne ses pas débiles ?
Pourquoi ce ver changeant se bâtit un tombeau,
S’enterre, et ressuscite avec un corps nouveau,
Et, le front couronné, tout brillant d’étincelles,
S’élance dans les airs en déployant ses ailes ?
Le sage Du Faï, parmi ses plants divers,
Végétaux rassemblés des bouts de l’univers,
Me dira-t-il pourquoi la tendre sensitive
Se flétrit sous nos mains, honteuse et fugitive ?
Pour découvrir un peu ce qui se passe en moi,
Je m’en vais consulter le médecin du roi :
Sans doute il en sait plus que ses doctes confrères.
Je veux savoir de lui par quels secrets mystères
Ce pain, cet aliment dans mon corps digéré,
Se transforme en un lait doucement préparé ?
Comment, toujours filtré dans ses routes certaines,
En longs ruisseaux de pourpre il court enfler mes veines,
À mon corps languissant rend un pouvoir nouveau,
Fait palpiter mon cœur et penser mon cerveau ?
Il lève au ciel les yeux, il s’incline, il s’écrie :
« Demandez-le à ce Dieu qui nous donna la vie ! »

L’épître badine ou familière est ordinairement écrite en vers de huit syllabes ou en vers mêlés. Elle doit avoir un air de négligence et de liberté ; c’est ce qui la caractérise. Elle ne souffre point d’ornements recherchés : une élégante simplicité, une plaisanterie aimable, un badinage léger, de la vivacité, des saillies, des traits d’esprit, mais qui paraissent n’avoir rien coûté, voilà ce qui doit en faire le plus bel agrément. Elle admet le récit des faits les plus ordinaires, les plus petits détails, la description des objets les plus communs, pourvu que tout y soit exprimé avec grâce.

Voyez cette jolie comparaison par laquelle Bernis représente le pouvoir de la mode sur les Français :

Une divinité volage
Nous anime et nous conduit tous.
C’est elle qui, dans le même âge,
Renouvelle cent fois nos goûts.
Ainsi, pour peindre l’origine
De nos caprices renaissants,
Regarde une troupe enfantine
Qui, par des tuyaux différents,
Dans l’onde où le savon domine,
Forme des globes transparents.
Un souffle à ces boules légères
Porte l’éclat brillant des fleurs.
De leurs nuances passagères
Un souffle nourrit les couleurs ;
L’air qui les enfle et les colore,
En voltigeant sous nos lambris,
Leur donne ou la fraîcheur de Flore,
Ou le teint ambré de l’aurore,
Ou le vert inconstant d’Iris.
Mais ce vain chef-d’œuvre d’Éole,
Qu’un souffle léger a produit,
Dans l’instant qu’il brille et qu’il vole,
Par un souffle s’évanouit.
Français, connaissez votre image :
Des modes vous êtes l’ouvrage ;
Leur souffle incertain vous conduit.
Vous séduisez ; l’on rend hommage
À l’illusion qui vous suit.
Mais ce triomphe de passage,
Effet rapide de l’usage,
Par un autre usage est détruit93.

L’Héroïde est une épître sérieuse, dans laquelle on fait parler un personnage agité d’une passion qui, le plus souvent, est l’amour. Ce nom, singulier chez nous, vient du titre qu’Ovide, l’inventeur de ce genre, a donné à son recueil. Ce poète a supposé que des femmes ou filles de héros, séparées de leurs maris ou de leurs pères, leur écrivaient des lettres dans lesquelles elles peignaient leur impatience de les revoir. Il a donc intitulé ces lettres héroïdes ; ce qui signifie en français les héroïnes, c’est-à-dire les femmes qui étaient censées avoir écrit ces lettres. Nous avons francisé le mot, mais en lui donnant un sens qu’il n’avait pas en latin ; nous l’avons appliqué à l’épître elle-même, parce que nous avions déjà le mot héroïne pour désigner la personne.

Le genre de l’héroïde est, du reste, peu fécond ; et il n’a guère été cultivé chez nous que par des poètes du second ou du troisième ordre. On cite la lettre d’Héloïse à Abailard par Colardeau. Encore faut-il avouer qu’elle est fort inégale.

Les règles sont peu de chose. Le poète doit, dès les premiers vers, exposer en peu de mots la situation et les motifs qui le font parler ou écrire. Les récits ne doivent venir que quand ils sont essentiels, ou qu’ils offrent un vif intérêt avec des tableaux touchants et pathétiques ; tout doit d’ailleurs y être animé de la chaleur du sentiment94.

§ 52. Satire. §

La satire est une espèce de poème dans lequel on attaque directement les vices des hommes.

C’est une des différences de la satire avec la comédie. Celle-ci attaque les vices, mais obliquement et de côté. Elle montre aux hommes des portraits généraux, dont les traits sont empruntés de différents modèles : c’est au spectateur de prendre la leçon lui-même, de s’instruire, s’il le juge à propos. La satire fait bien aussi la même chose, au moins de temps en temps ; mais le plus souvent elle va droit à l’homme ; elle dit : C’est vous ? c’est Rollet, un fripon.

Comme il y a deux sortes de vices, les uns plus graves, les autres qui le sont moins, il y a aussi deux sortes de satires. L’une, qui s’attache au vice et au scandale ; c’est celle de Juvénal : l’autre est celle d’Horace, qui prend plutôt pour sujet les travers et les ridicules de l’humanité.

C’est surtout en parlant de la première qu’on a pu dire qu’il y a toujours dans le cœur du satirique un germe de cruauté qui se couvre de l’intérêt de la vertu, pour avoir le plaisir de déchirer au moins le vice95. Car, quand il ne s’agit que de ces ridicules qui ne portent aucune atteinte à la considération morale d’un homme, comme de faire de mauvais vers, ou de donner un repas mal ordonné, il n’y a pas plus de malice à le dire en vers qu’à le raconter comme on le fait tous les jours dans la conversation.

Au contraire, pour la satire brûlante et incisive, il est bon qu’elle soit générale et réglée par les bienséances. Aussi Boileau, lorsqu’il veut peindre un homme enrichi par ses rapines, a bien soin de prendre un nom en l’air :

Si l’on vient à chercher par quel secret mystère
Alidor à ses frais bâtit un monastère :
« Alidor, dit un fourbe, il est de mes amis ;
Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis.
C’est un homme d’honneur de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde. »

Gilbert, Despazes et Chénier sont bien moins réservés quand ils reprochent à des hommes connus et qu’ils nomment, leur lâcheté, leur hypocrisie ou leur fureur. Le dernier, dans son discours Sur la calomnie, peignant l’époque de la terreur, écrit :

Nos champs furent déserts, mais peuplés d’échafauds ;
On vit les innocents jugés par les bourreaux.
La cruelle96 livrait aux fureurs populaires
Du sage Lamoignon les vertus séculaires.
Elle égorgeait Thouret, Barnave, Chapelier,
L’ingénieux Bailly, le savant Lavoisier,
Vergniaud, dont la tribune a gardé la mémoire,
Et Custine, qu’en vain protégeait la victoire.
Condorcet plus heureux, libre dans sa prison,
Échappait au supplice en buvant le poison.
Ô temps d’ignominie, où, rois sans diadème,
Des brigands parvenus à l’empire suprême,
Souillant la liberté d’éloges imposteurs,
Immolaient en son nom ses premiers fondateurs !
Allons, plats écoliers, maîtres dans l’art de nuire,
Divisant pour régner, isolant pour détruire,
Suivez encor d’Hébert les sanglantes leçons,
Sur les bancs du sénat placez les noirs soupçons, etc.

Mais il faut avouer que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu’à l’époque où écrivaient Chénier et Despazes, les passions politiques étaient si exaltées, qu’il eût été bien difficile de se borner à des portraits généraux.

Quel que soit, au reste, le sujet de la satire, le poète peut prendre le ton sérieux, caustique et mordant, ou le ton léger, plaisant et badin. Il se déchaîne avec force contre les vices, ou se borne à une simple raillerie. Dans le premier cas, il doit employer un style ferme, plein et nerveux ; dans le second, un style fin et enjoué, mais toujours simple, naturel et facile97.

La forme de la satire est assez indifférente par elle-même. Tantôt elle est épique, c’est-à-dire que le poète raconte une action ridicule, comme Boileau dans sa satire du repas ; tantôt elle est dialoguée, comme l’apologie de Gilbert ; le plus souvent elle est didactique, c’est-à-dire que le poète expose lui-même les vérités qu’il veut établir ou les travers dont il veut se moquer. Quelquefois elle porte le nom de discours, quelquefois celui d’épître, quand elle est adressée à quelqu’un. Toutes ces formes ne font rien au fond ; c’est toujours satire, dès que c’est l’esprit d’invectives qui l’a dictée98.

§ 53. Histoire de la satire. §

La satire (ou plutôt le nom de satire) n’a pas toujours représenté le même fond, ni la même forme. Elle a été différente chez les Grecs et chez les Romains.

Chez les Grecs, c’était une pièce dramatique qui tenait une sorte de milieu entre la tragédie et la comédie. Ses acteurs n’étaient ni des héros, ni des hommes, ni des dieux ; mais des personnages tels que Polyphème, Sisyphe, etc. Si on y voyait des hommes ou des héros, ils n’y faisaient ordinairement que les seconds rôles. Il y avait des chœurs toujours composés de satyres jeunes et vieux. Ces derniers, qu’on appelait Silènes, parlaient toujours avec sagesse et gravité ; les jeunes étaient faits pour égayer la scène par des plaisanteries, des traits piquants, quelquefois par des bouffonneries et des grossièretés. Ces poèmes avaient un ton de poésie qui leur était propre, et les acteurs avaient aussi leurs gestes, leur déclamation, leurs danses, leurs parures. Il ne nous reste, de ce genre de drame, que le Cyclope d’Euripide99. Mais, dans ce sens, il convient d’écrire satyre par un y, et de faire ce mot du masculin.

Chez les Romains, la première poésie, si elle méritait ce nom, fut ce qu’ils appelèrent Satura, d’où nous avons fait la satire. Ce furent les Toscans qui l’apportèrent à Rome ; elle n’était alors qu’une sorte de chanson en dialogue, dont tout le mérite consistait dans la force et la vivacité des réparties. Tout y était mêlé, entassé sans ordre, sans régularité, soit pour le fond, soit pour la forme. De là elle prit ce nom de Satura, qui signifiait un bassin, dans lequel on offrait aux dieux toute sortes de fruits à la fois, et sans les distinguer ; et par suite une farce, une macédoine, un mélange de différentes choses.

Livius Andronicus, qui était Grec d’origine, ayant donné à Rome des spectacles en règle, la satire changea de forme et de nom ; elle prit quelque chose de dramatique. Elle paraissait sur le théâtre avec la grande pièce. Si c’était au commencement, elle s’appelait isode, ou pièce d’entrée ; si c’était au milieu, on la nommait embole, ou pièce d’entracte ; si c’était à la fin, on la désignait sous le nom d’exode, ou pièce de sortie.

Elle reprit son nom sous Ennius et Pacuvius, qui parurent quelque temps après Andronicus. Mais ce ne fut qu’à cause du mélange des formes ou des différentes sortes de vers qu’ils employaient, sans s’embarrasser de les faire symétriser entre eux, comme on voit qu’ils symétrisent dans les odes d’Horace.

Après eux vint Lucilius ou Lucile, qui florissait 120 ans environ avant J.-C. ; il fixa l’état de la satire, et la présenta telle que l’ont donnée Horace, Perse et Juvénal, et telle que nous la connaissons aujourd’hui100, c’est-à-dire qu’il y traita un sujet déterminé et bien circonscrit, en y employant une seule espèce de vers. Nous n’avons malheureusement de lui que de courts fragments qui ne permettent pas de juger de sa valeur.

Après Lucile vinrent les autres satiriques latins, Horace, Perse et Juvénal, que Boileau a si bien caractérisés par ces vers de l’Art poétique :

Horace à cette aigreur mêla son enjouement.
On ne fut plus ni fat ni sot impunément,
Et malheur à tout nom qui, propre à la censure,
Put entrer dans un vers sans rompre la mesure !
Perse, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens,
Juvénal, élevé dans les cris de l’école,
Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole.

Nous avons en France beaucoup de poètes satiriques d’une très grande valeur. Il semble qu’il n’y ait pas de genre de poésie qui soit plus dans le caractère et le génie de notre nation.

Mathurin Régnier a été, sous le règne de Louis XIII, le restaurateur de la satire. Il a de la gaîté, de la force et souvent de la grâce. C’est de lui que La Harpe a dit, avec raison, que « Boileau l’avait surpassé, mais ne l’avait pas fait oublier. » Que peut-on dire de plus à sa louange ?

Boileau, né en 1656 et mort en 1711, est le plus parfait de nos satiriques. Nous lui devons la gloire de l’emporter sur nos voisins et de le disputer à l’ancienne Rome dans le genre de la satire. On peut dire qu’il réunit la finesse et la légèreté d’Horace, la sagesse et la raison de Perse, la force et la vivacité de Juvénal, sans en avoir la fougue et les excès. Mais son caractère a plus de ressemblance avec celui du premier. Ses pensées sont toujours naturelles, ses expressions justes, ses tours vifs et aisés, son style pur et élégant, ses vers harmonieux et pleins d’idées. « Quelque grande que puisse être la barbarie d’un homme, dit le marquis d’Argens, dès qu’il sait lire et qu’il entend le français, on doit supposer qu’il a lu les satires de Boileau101. » Nous n’en citons pas ici d’extrait, puisque cet ouvrage est entre les mains de tout le monde.

Gilbert, né en 1751 et mort à l’Hôtel-Dieu dans un accès de fièvre cérébrale, à vingt-neuf ans, est notre Juvénal ; son âme était aigrie par le malheur. N’ayant pas obtenu dans les concours académiques les succès qu’il avait espérés, il s’arma du fouet de la satire, et dans deux ouvrages remarquables, le Dix-huitième siècle et Mon apologie, il flagella de son vers énergique tous les écrivains qui lui paraissaient être injustement en possession de la renommée. Le succès de ces deux satires fut immense ; mais elles excitèrent contre le poète des inimitiés violentes et implacables.

Nous ne disons rien de Chénier et de Despazes, dont nous avons parlé plus haut, et qui sont morts au commencement de ce siècle.

§ 54. Élégie. §

Le vrai caractère de l’élégie se trouve marqué dans le mot même, composé de deux mots grecs qui signifient dire hélas ! Ce petit poème, en effet, qu’on avait inventé pour déplorer les malheurs et se plaindre des rigueurs du sort, était, dans son origine, uniquement destiné aux larmes, aux gémissements, et à l’expression de la douleur ; mais bientôt on y fit entrer des sentiments de tendresse et même de joie. « La plainte, suivant Horace, fut d’abord renfermée dans l’élégie ; ensuite l’amour y chanta ses succès. » Boileau a dit après le poète latin :

Elle peint des amants la joie et la tristesse.

Cette sorte de poésie est donc consacrée aux mouvements du cœur ; mais elle se borne aux sentiments doux, soit de tristesse, soit de joie. Elle ne peut point embrasser les sentiments de toutes les espèces et de tous les degrés réservés à l’ode, et rejette par conséquent les pensées sublimes, les images pompeuses. Elle n’admet pas non plus cet amour violent et furieux dont les effets sont si funestes et si terribles, et qui est du ressort de la tragédie ; par conséquent, le style trop fort et trop pathétique ne convient pas à son caractère. Le but de l’élégie est d’attendrir l’âme, et non d’exciter la terreur102.

Tout cela est vrai, mais seulement pour nous modernes ; les Grecs et les Latins jugeaient tout autrement que nous de cette espèce de poésie, ou plutôt, ici comme pour l’épigramme, le nom a changé de signification. Les anciens appelaient vers élégiaques ou distiques, la réunion de deux vers dont le premier avait six pieds et le second cinq, avec un repos après le second ; et une élégie était avant tout, pour eux, une pièce de vers écrite en distiques. Ils jugeaient donc de l’élégie, non d’après le caractère de la poésie, mais d’après la forme de la versification. Il importe de se le bien rappeler, si l’on ne veut pas se faire une idée tout à fait fausse de ce que pensaient les Grecs et les Romains à cet égard.

Il est bien vrai, d’un autre côté, que cette forme servit d’abord à exprimer les plaintes, les chagrins, les regrets, etc. ; mais plus tard les distiques ayant exprimé l’ardeur de la guerre dans les chants de Tyrtée, l’exhortation à la vertu dans les poèmes de Théognis, des maximes morales ou des invocations aux dieux chez Solon, tout cela rentra dans le genre élégiaque, où nous ne le mettrions certainement pas103.

Il est donc bien compris que quand nous parlons de l’élégie nous prenons ce mot dans le sens ancien s’il s’agit des anciens, et dans le sens moderne s’il s’agit de nous ; sans quoi nous serions obligés de dire le contraire de ce que nous disons. Ainsi le chant funèbre de Moschus sur la Mort de Bion, est pour nous une élégie dans toute la rigueur du terme. Il ne l’était pas pour les Grecs, parce qu’il est tout entier en vers hexamètres : aussi en avons-nous parlé à l’occasion de la poésie pastorale, à laquelle les Grecs le rapportaient.

Il est aisé de juger que pour réussir dans le genre de l’élégie, il faut bien sentir et peindre le sentiment avec des couleurs vraies et naturelles :

Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.

C’est le précepte que donne Boileau, précepte fondamental qui renferme tous les autres. L’âme du poète doit être toute remplie de son objet, toute pénétrée des malheurs qu’il s’agit de déplorer. Un poème de cette espèce, si on y met de l’esprit, sera nécessairement froid, fade, langoureux, ou chargé d’ornements frivoles non moins ridicules que déplacés.

Ce n’est pas que le cœur puisse, sans le talent, produire une bonne élégie. La sensibilité de l’âme doit être aidée d’un génie facile qui donne une certaine délicatesse à ce poème. Le cœur fournit les sentiments, l’imagination les met en œuvre, et leur prête son coloris et ses grâces. Mais ce coloris ne doit pas être trop brillant, ces grâces ne doivent pas être affectées104.

Ainsi toute la poétique de l’élégie se réduit à demander au poète de la sensibilité, de l’imagination et du goût ; et, en effet, on conçoit qu’il n’y a pas pour un poème aussi simple, aussi instinctif que celui-là, si l’on peut parler ainsi, de règles particulières.

§ 55. Histoire de l’élégie. §

L’histoire de l’élégie est maintenant bien courte et bien facile à faire. Il ne nous reste des élégiaques grecs, Callinus, Tyrtée, Mimnerme, Solon, Simonide, Callimaque, Philétas, Hermésianax, que leurs noms et de bien courts fragments. Nous sommes plus heureux pour les Latins. Nous avons Properce, Tibulle et Ovide, qui peuvent passer pour des modèles. Properce a plus de feu, Tibulle plus de douceur et de perfection dans le style ; Ovide, plus de variété. D’ailleurs, Ovide fut exilé et malheureux de son exil ; de sorte que l’élégie s’agrandit sous sa plume. Je ne dis rien de Gallus, que les anciens comptaient avec les trois précédents, mais dont il ne nous reste rien.

Que si nous passons à l’étude de l’élégie en France, nous sommes obligés de distinguer. Entendrons-nous par poètes élégiaques ceux qui ont fait une ou deux élégies ? Il y a beaucoup de nos bons poètes qui ont mérité ce titre par quelque endroit. C’est une admirable élégie que la consolation adressée par Malherbe à Du Perrier sur la mort de sa fille, où l’on trouve ces beaux vers :

Ta douleur, Du Perrier, sera donc éternelle ?
        Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle
        L’augmenteront toujours ?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue
        Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
        Ne se retrouve pas ?

Je sais de quels appas son enfance était pleine,
        Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
        Avecque son mépris.

Mais elle était du monde où les plus belles choses
        Ont le pire destin ;
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
        L’espace d’un matin.

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;
        On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
        Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
        Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
        N’en défend point nos rois.

Ce sont encore des élégies que plusieurs pièces de Bertaut, et celle, en particulier, où se trouve cette stance d’une coupe si harmonieuse et si souvent citée :

        Félicité passée
        Qui ne peux revenir,
        Tourment de ma pensée,
Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir !

Maynard a fait aussi des pièces élégiaques, ainsi que plusieurs de nos vieux poètes. Dans tout l’éclat du règne de Louis XIV, La Fontaine a fait sur la disgrâce de Fouquet, son protecteur, une élégie adressée aux nymphes de Vaux, qui est peut-être la plus belle de toutes les nôtres, et où on distingue ces vers :

Les destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui, les plus beaux jours sont de secondes nuits ;
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité.
Dans les palais des rois cette plainte est commune ;
On n’y connaît que trop les jeux de la fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants ;
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs ;
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphirs.

Le siècle suivant n’a pas non plus manqué d’élégies ; et dans le nôtre surtout il s’en est fait beaucoup et de très belles.

On cite au nombre des plus remarquables la Promenade, de Chénier, où ce vieux républicain gémit sur la destruction de la république et l’érection de l’empire ; les stances sur les Malheurs du Tasse, où Fontanes console Chateaubriand du peu de succès qu’avaient eu ses Martyrs lors de la première édition ; enfin une suite d’élégies faites après l’invasion de la France en 1814, par Casimir Delavigne, et auxquelles il a donné, par une allusion un peu forcée, le nom bizarre de Messéniennes.

Empruntons quelques vers touchants à celle de ces élégies que le poète a consacrée à la mort de Jeanne d’Arc :

Du Christ, avec ardeur, Jeanne baisait l’image ;
Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents :
Au pied de l’échafaud, sans changer de visage,
        Elle s’avançait à pas lents.

Tranquille elle y monta ; quand, debout sur le faîte,
Elle vit ce bûcher qui l’allait dévorer,
Les bourreaux en suspens, la flamme déjà prête,
Sentant son cœur faillir, elle baissa la tête
        Et se prit à pleurer.

        Ah ! pleure, fille infortunée !
        Ta jeunesse va se flétrir
        Dans sa fleur trop tôt moissonnée !
        Adieu, beau ciel, il faut mourir !

Tu ne reverras plus tes riantes montagnes,
Le temple, le hameau, les champs de Vaucouleurs,
        Et ta chaumière et tes compagnes,
Et ton père expirant sous le poids des douleurs.

Après quelques instants d’un horrible silence,
Tout à coup le feu brille, il s’irrite, il s’élance…
Le cœur de la guerrière alors s’est ranimé ;
À travers les vapeurs d’une fumée ardente,
        Jeanne, encor menaçante,
Montre aux Anglais son bras à demi consumé.
        Pourquoi reculer d’épouvante ?
        Anglais, son bras est désarmé,
La flamme l’environne, et sa voix expirante
Murmure encore : « Ô France ! ô mon roi bien-aimé ! »

Il est clair, par ces exemples, que, quoi qu’on en ait dit, l’élégie a été cultivée en France avec succès, et que nous avons eu à toutes les époques des pièces très remarquables dans le caractère triste et mélancolique.

Si, au contraire, nous entendons par poètes élégiaques ceux qui se sont surtout distingués dans ce genre, ou qui n’ont réussi que là, c’est tout autre chose. Nous n’en avons qu’un fort petit nombre, entre lesquels il faut distinguer surtout madame Dufresnoy et Millevoye.

On cite avec raison de ce dernier, comme une élégie charmante, la petite pièce intitulée la Chute de feuilles, où l’on ne trouve guère à blâmer que ce mot de mausolée qui la termine, et qui, signifiant un tombeau magnifique, fait un contresens. Voici cette pièce :

De la dépouille de nos bois
L’automne avait jonché la terre.
Le bocage était sans mystère,
Le rossignol était sans voix.
Triste et mourant à son aurore,
Un jeune malade, à pas lents,
Parcourait une fois encore
Le bois cher à ses premiers ans.
« Bois que j’aime ! adieu, je succombe ;
Votre deuil me prédit mon sort,
Et dans chaque feuille qui tombe
Je vois un présage de mort.
Fatal oracle d’Épidaure,
Tu m’as dit : Les feuilles des bois
À tes yeux jauniront encore,
Mais c’est pour la dernière fois.
L’éternel cyprès t’environne ;
Plus pâle que la pâle automne,
Tu t’inclines vers le tombeau.
Ta jeunesse sera flétrie
Avant l’herbe de la prairie,
Avant les pampres du coteau.
Et je meurs !… De leur froide haleine
M’ont touché les sombres autans :
Et j’ai vu comme une ombre vaine
S’évanouir mon beau printemps.
Tombe, tombe, feuille éphémère !
Voile aux yeux ce triste chemin ;
Cache au désespoir de ma mère
La place où je serai demain.
Mais, vers la solitaire allée,
Si mon amante échevelée
Venait pleurer quand le jour fuit,
Éveille par ton léger bruit
Mon ombre un instant consolée. »
Il dit… s’éloigne, et sans retour !
La dernière feuille qui tombe
A signalé son dernier jour.
Sous le chêne on creusa sa tombe…
Mais son amante ne vint pas
Visiter la pierre isolée,
Et le pâtre de la vallée
Troubla seul du bruit de ses pas
Le silence du mausolée.

Quant à Parny et à Bertin qu’on met souvent parmi les élégiaques français, parce qu’ils ont chanté les mêmes sujets que Properce et Tibulle, il est évident qu’on leur applique ce nom dans la signification antique : pour nous, ce sont seulement des poètes érotiques.

§ 56. Poésie lyrique. §

La poésie lyrique, en général, est celle qui est, ou que l’on suppose destinée à être chantée immédiatement par celui qui la produit. Je dis qu’on suppose, parce qu’aujourd’hui et depuis bien longtemps les poètes lyriques ne chantent pas du tout leurs ouvrages. Mais on croit que les Amphion, les Orphée le faisaient. C’est pour cela qu’on a appelé cette poésie lyrique, et parce qu’autrefois, quand on la chantait, la lyre accompagnait la voix. Le mot ode a la même origine : il signifie chant, chanson, hymne, cantique.

On peut donc définir la poésie lyrique celle qui exprime le sentiment ou la passion actuelle du poète. Qu’on y ajoute une forme de versification qui soit chantante, elle aura tout ce dont elle a besoin pour être parfaite105. C’est du sentiment qu’elle tire cet enthousiasme qui l’approche de la Divinité. C’est cet enthousiasme qui autorise la hardiesse des débuts, les emportements, les écarts.

L’enthousiasme ou fureur poétique est ainsi nommé parce que l’âme qui en est remplie, tout entière à l’objet qui le lui inspire, est dans cette situation où les anciens se figuraient l’homme possédé par une divinité, et que Rousseau a si bien peint dans ces vers :

Tel, aux premiers accès d’une sainte manie,
Mon esprit alarmé redoute du génie
        L’assaut impérieux.
Il s’étonne, il combat l’ardeur qui le possède,
Et voudrait secouer du démon qui l’obsède
        Le joug impérieux.

L’enthousiasme n’est autre chose, au fond, qu’un sentiment, quel qu’il soit, amour, colère, joie, admiration, tristesse, etc., produit par une idée qui nous domine exclusivement106.

Il s’explique par cette position particulière du poète lyrique, qui a fait dire qu’il n’y a pas de poésie plus poétique, en quelque sorte, que l’ode proprement dite.

Dans les autres poèmes, en effet, le poète n’est pas le personnage mis en scène ; son art même consiste souvent à se faire oublier. Mais, dans l’ode, c’est le poète lui-même qui s’annonce et qui va chanter. Le poète est inspiré par les muses, et doit en parler le riche et magnifique langage.

Il est vrai que, dans l’épopée, on suppose aussi le poète inspiré ; mais son inspiration est plus tranquille. La muse raconte et le poète écrit ; au lieu que, dans l’ode, son inspiration est prophétique. Il est tout rempli, il peut être possédé de la muse ou du dieu qui s’est emparé de ses sens :

Ce n’est pas un mortel, c’est Apollon lui-même
        Qui parle par ma voix107.

Aussi a-t-il besoin, pour réussir dans ce genre de poésie, de ces qualités si rares et si précieuses qui font le vrai poète, suivant Horace108, d’un génie créateur, d’un talent presque divin, et d’une manière de s’exprimer toujours noble, majestueuse et souvent sublime109.

De cette situation dans laquelle le poète peut être, mais n’est pas nécessairement, comme l’ont dit à tort quelques critiques, découlent à peu près toutes les règles spéciales à la poésie lyrique, et qui regardent le début de l’ode, le sublime dans les sentiments ou les images, les écarts de l’ode et ses digressions.

Le début de l’ode peut être hardi, véhément, impétueux, parce que, quand le poète saisit sa lyre, on le suppose fortement frappé des objets qu’il se représente. Son sentiment éclate, part comme un torrent qui rompt la digue ; tout, alors, est imprévu, et dans ce cas il n’est guère possible que l’ode monte plus haut que son début : mais aussi le poète, s’il a du goût, doit s’arrêter précisément à l’endroit où il commence à descendre.

Malherbe, par exemple, maudissant l’attentat commis par Étienne de Lisle sur la personne de Henri le Grand, en 1605, s’écrie :

Que direz-vous, races futures,
Si quelquefois un vrai discours
Vous récite les aventures
De nos abominables jours ?
Lirez-vous sans rougir de honte
Que notre impiété surmonte
Les faits les plus audacieux
Et les plus dignes du tonnerre,
Qui firent jamais à la terre
Sentir la colère des cieux ?

Le sublime dans les sentiments ou les images se conçoit facilement. Les images sont sublimes quand elles élèvent notre esprit au-dessus de toutes les idées de grandeur qu’il pouvait avoir. Les sentiments sont sublimes quand ils semblent être presque au-dessus de la condition humaine. Dans ces deux cas, il y a certainement quelque exagération chez le poète ; mais le lecteur l’accepte volontiers et sans s’en étonner.

Ainsi J.-B. Rousseau, invitant, en 1715, les princes chrétiens à se réunir pour défendre Venise menacée par les Turcs, rappelle qu’au temps des croisades les chrétiens vinrent à bout des infidèles ; il le fait au moyen de cette comparaison :

Comme un torrent fougueux qui, du haut des montagnes,
Précipitant ses eaux, traîne dans les campagnes
Arbres, rochers, troupeaux par son cours emportés :
Ainsi de Godefroi, les légions guerrières,
        Forcèrent les barrières
Que l’Asie opposait à leurs bras indomptés.

Les écarts sont une espèce de vide entre deux idées qui n’ont point de liaison intermédiaire ou de transition. On sait quelle est la vitesse de l’esprit. Quand l’âme est échauffée par la passion, cette vitesse est plus grande encore. La fougue presse les pensées et les précipite ; et, comme il n’est pas possible de les exprimer toutes, le poète saisit seulement les plus remarquables ; puis, comme il les exprime dans le même ordre qu’elles avaient dans son esprit, sans exprimer celles qui leur servaient de liaison, elles ont l’air disparates et décousues. Elles ne se tiennent que de loin, et laissent, par conséquent, entre elles quelques vides qu’un lecteur remplit aisément quand il a de l’âme et qu’il a saisi l’esprit du poète.

Par exemple, Moïse fait dire à Dieu : « J’ai parlé. Où sont-ils ? Dixi. Ubinam sunt ? » La phrase complète serait : « J’ai parlé (à mes ennemis dans ma colère ; ma seule parole les a fait disparaître. Vous qui êtes témoins de ma victoire, répondez :) Où sont-ils ? » Toutes les idées placées ici entre parenthèses se sont trouvées dans l’esprit du poète ; mais, n’ayant pas jugé à propos de les exprimer, il a laissé ce vide, qu’on appelle écart.

Les écarts ne doivent se trouver que dans les sujets qui peuvent admettre des passions vives, parce qu’ils sont l’effet d’une âme troublée, et que le trouble ne peut être causé que par des objets importants.

Les digressions de l’ode sont des sorties ou excursions que le poète fait sur des sujets voisins de celui qu’il traite, soit que la beauté de la matière l’ait tenté, soit que la stérilité de son sujet l’ait obligé d’aller chercher ailleurs de quoi l’enrichir.

Malherbe, dans cette ode admirable adressée au roi Louis XIII en 1627, lorsqu’il allait réduire la Rochelle et chasser les Anglais qui, pour soutenir la révolte dans cette ville, avaient fait une descente en l’île de Ré, après avoir à moitié traité son sujet et avoir annoncé au roi que la Victoire l’attend aux bords de la Charente, rappelle que cette déesse a sauvé autrefois Jupiter attaqué par les Titans, et, à ce propos, raconte rapidement cette guerre :

Telle en ce grand assaut où des fils de la terre
La rage ambitieuse à leur honte parut,
Elle sauva le ciel et rua le tonnerre
        Dont Briare mourut.

Déjà de tous côtés s’avançaient les approches :
Ici courait Mimas ; là Typhon se battait,
Et là suait Euryte à détacher les roches
        Qu’Encelade jetait.

À peine cette vierge eut l’affaire embrassée,
Qu’aussitôt Jupiter, en son trône remis,
Vit, selon son désir, la tempête cessée,
        Et n’eut plus d’ennemis.

Ces colosses d’orgueil furent tous mis en poudre,
Et tout couvert des monts qu’ils avaient arrachés ;
Phlègre qui les reçut pue encore la foudre
        Qui les avait touchés.

L’exemple de leur race à jamais abolie
Devait sous ta merci tes rebelles ployer ;
Mais serait-ce raison qu’une même folie
        N’eût pas même loyer ?

Le voilà revenu maintenant à son sujet ; les dix-huit ou vingt vers qu’il a consacrés à cette guerre très poétique, mais étrangère à l’expédition de la Rochelle, sont ici la digression.

Les écarts et les digressions forment ce qu’on appelle quelquefois le désordre dans l’ode, dont Boileau a dit :

Son style impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Ce dernier mot indique très bien que ce hasard n’est qu’apparent.

En général, les écarts et les digressions ne doivent servir qu’à varier, animer, enrichir le sujet. S’ils l’obscurcissent, le chargent, rembarrassent, ils sont mauvais. La raison ne guide pas le poète, il faut au moins qu’elle puisse le suivre ; sans cela l’enthousiasme n’est qu’un délire et les égarements ne sont qu’une folie.

On tire naturellement de tout ce que nous venons de dire les deux conséquences suivantes :

La première est que l’ode ne doit avoir qu’une étendue médiocre. Car, si elle est toute dans le sentiment, et dans le sentiment produit à la vue d’un objet, il n’est pas possible qu’elle se soutienne longtemps. Aussi voit-on que les meilleurs lyriques se contentent de présenter, leur objet sous les différentes faces qui peuvent produire ou entretenir la même impression ; après quoi ils l’abandonnent presque aussi brusquement qu’ils l’avaient saisi.

La seconde conséquence est qu’il doit y avoir dans l’ode une certaine unité de sentiment ou de passion, quoique le sentiment puisse se modifier et la passion s’amollir quelquefois jusqu’à passer au sentiment opposé110.

§ 57. Formes de l’ode et ses diverses espèces. §

La forme de l’ode est différente suivant le goût des peuples où elle est en usage. Chez les Grecs, elle était d’abord partagée en petites strophes égales qu’ils appelaient formes. Plus tard, on allongea ces formes ; elles ne furent plus toutes égales et prirent différents noms. Il y eut la strophe, l’antistrophe et l’épode.

Les strophes symétrisaient avec les antistrophes, et les épodes symétrisaient entre elles. La strophe commençait, l’antistrophe suivait, ensuite venait l’épode ; puis c’était à recommencer dans le même ordre.

Le chant de ces vers était accompagné de danses : les danseurs tournaient dans un sens pendant la strophe, dont le nom signifie tour (p. 137). Pendant l’antistrophe, qui signifie contre-tour, ils tournaient dans un sens contraire, en revenant sur eux-mêmes. Pendant le chant de l’épode, qui était toujours plus courte, les danseurs faisaient leurs mouvements sans tourner ni d’un côté ni d’un autre. C’est ainsi que sont faites les odes de Pindare et la plupart des chœurs dramatiques chez les anciens111.

Les Français ont des odes de deux sortes ; les unes qui retiennent le nom générique, et les autres qu’on nomme cantates.

Dans la première espèce, l’assortiment et le nombre des vers est à peu près au choix et à la disposition du poète ; mais la première strophe étant une fois assortie, elle sert de règle à toutes les autres112.

Toutefois, il y a des circonstances où le poète ayant pris au commencement une certaine forme de stances, en change le système un peu plus tard, s’il vient à traiter un sujet qui puisse être considéré comme une seconde, une troisième partie dans l’ouvrage entier. Telle est la dernière des odes sacrées de Rousseau, qui est partagée en quatre parties de rythmes différents. Tels sont plusieurs des cantiques sacrés de Lefranc de Pompignan.

Quelquefois aussi, l’auteur place tout d’abord deux ou trois strophes de rythme différent, qui reviennent régulièrement ensuite ; telle est cette imitation du psaume 103113 par Lefranc de Pompignan :

        Inspire-moi de saints cantiques,
        Mon âme ; bénis le Seigneur.
        Quels concerts assez magnifiques,
        Quels hymnes lui rendront honneur ?
        L’éclat pompeux de ses ouvrages,
        Depuis la naissance des âges,
        Fait l’étonnement des mortels.
        Les feux célestes le couronnent,
        Et les flammes qui l’environnent
        Sont ses vêtements éternels.

Ainsi qu’un pavillon tissu d’or et de soie,
Le vaste azur des cieux sous sa main se déploie.
Il peuple leurs déserts d’astres étincelants ;
Les eaux autour de lui demeurent suspendues ;
          Il foule aux pieds les nues
          Et marche sur les vents.

        Fait-il entendre sa parole ?
        Les cieux croulent, la mer gémit,
        La foudre part, l’aquilon vole,
        La terre en silence frémit.
        Du seuil des portes éternelles, etc.

Voilà la stance de dix vers octosyllabes revenue ; après elle viendra la stance de quatre alexandrins suivis de deux hexasyllabes, et ainsi jusqu’à la fin.

Enfin, il y a aussi des odes où le poète ne s’astreint à aucune règle, et compose la pièce entière d’une suite de vers inégaux, divisés en stances inégales. C’est la forme ordinaire des dithyrambes, dont nous parlerons tout à l’heure.

Les cantates sont des pièces destinées à être mises en musique, et la musique en est l’objet principal. Le poète se soumet donc d’avance au caprice du musicien, ou du moins il sacrifie l’intérêt de la poésie à un autre intérêt. De là vient la forme des cantates. On y distingue deux parties, les récitatifs et les airs, dont la versification est déterminée par les convenances du musicien.

Le récitatif, en effet, ne diffère que par la justesse des intonations de la parole ordinaire : c’est un chant qui n’est pas mesuré. Il suit de là que le poète l’écrira en grands vers ou en vers libres. Un air, au contraire, est un chant mesuré et assujetti à certains retours symétriques. Ainsi, la matière en sera divisée par le poète, en stances rigoureusement égales.

Ordinairement, les récitatifs et les airs se succèdent alternativement, quoiqu’on puisse mettre, si on le veut, deux ou trois airs de suite.

Rien ne limite le nombre des uns ni des autres, sinon la crainte de fatiguer l’auditeur ; ce qui arrive bien promptement dans les pièces musicales. Aussi, voyons-nous que la plupart des cantates sont fort courtes.

C’est J.-B. Rousseau qui nous a apporté ce genre de l’Italie ; il a lui-même fait quelques cantates d’une poésie si élevée, qu’on n’a jamais pu les mettre en musique d’une manière avantageuse. La plus belle est celle de Circé.

Ce qui caractérise l’ode proprement dite, c’est l’égalité ou au moins la succession régulière des stances : quand cette égalité ne s’y trouve pas, on dit une pièce lyrique, un chant lyrique, etc. On donne à toutes ces pièces des noms différents, et en particulier les suivants, selon leur objet :

Le cantique est une pièce lyrique consacrée à Dieu, à la sainte Vierge, aux anges ou aux saints, ou contenue dans nos livres sacrés : le cantique de Moïse, le cantique de la Vierge, le cantique de saint Siméon.

Le psaume est une des pièces lyriques contenues dans le livre des Psaumes de l’Ancien Testament. C’est aussi toute traduction ou imitation d’une de ces pièces.

L’hymne a un sens plus général : c’est une pièce lyrique adressée à une divinité, ou à ce qu’on regarde actuellement comme tel : hymne à Mercure, hymne à la paix. On le dit aussi des pièces faites en l’honneur du vrai Dieu : les hymnes de l’Église ; les hymnes de Santeuil.

Le dithyrambe était primitivement une ode à la louange de Bacchus, dieu du vin. Cette destination parut excuser chez les poètes ou une ivresse, ou une déraison qui se manifestait par un désordre absolu dans les idées ; de sorte que le dithyrambe devint chez les Grecs eux-mêmes, le nom d’une poésie lyrique tout à fait déréglée, quel que fût le personnage, dieu, homme ou être de raison, à qui on s’adressait. Chez nous, le dithyrambe a un peu le même caractère. Il suppose toujours chez l’auteur, ou celui-ci affecte une grande exaltation d’idées, qui se manifeste dans la pièce entière par des écarts souvent incompréhensibles, et dans la forme par une liberté entière dans le choix des vers et la longueur des stances. Il est, du reste, bien rare qu’un tel ouvrage soit excellent.

§ 58. Histoire de l’ode. §

La première exclamation de l’homme sortant du néant fut une expression lyrique. Quand il ouvrit les yeux sur l’univers, qu’il sentit sa propre existence el les impressions agréables qu’il recevait par tous ses sens, il ne put s’empêcher d’élever la voix. Ce cri fut à la fois un cri de joie, d’admiration, d’étonnement, de reconnaissance, causé par une multitude d’idées aussi frappantes par elles-mêmes que par leur nouveauté. Ayant ensuite reconnu, avec plus de loisir et moins de confusion, les bienfaits dont il était comblé et les merveilles qui l’environnaient, il voulut que tout l’univers l’aidât à payer le tribut de gloire qu’il devait au souverain bienfaiteur. Il anima le soleil, les astres, les fleuves, les montagnes, les vents. Il n’y eut pas un seul être qui ne parlât pour s’unir à l’hommage que l’homme rendait. Voilà l’origine des cantiques, des hymnes, des odes, en un mot, de la poésie lyrique114. C’est dans la Bible qu’on trouve les plus beaux modèles de la poésie lyrique élevée. Dès le temps de Moïse, on lit des cantiques dont la magnificence et l’entraînement n’ont jamais été surpassés ni même atteints.

Plus tard, David compose la plus grande partie des psaumes, et mérite, par le nombre comme par l’excellence de ses chants, le nom exclusif de psalmiste.

Plus tard encore, ce sont les prophètes qui se distinguent, particulièrement Isaïe, par la grandeur et la sublimité de son langage ; Jérémie, par sa tendresse et ses douleurs ; Ézéchiel, par ses menaces et l’effroi qu’elles causent.

Enfin, dans le Nouveau Testament, on lit encore quelques cantiques, mais qui appartiennent à un autre ordre d’idées.

Les Grecs ont eu des poètes lyriques dès les temps les plus reculés. Les Amphion, les Orphée, les Linus, s’ils ont existé, se sont certainement fait remarquer par des inspirations du genre de l’ode. Plus tard, et en ne comptant que ceux dont ils avaient les œuvres écrites, les Grecs ont reconnu neuf poètes lyriques115, dont voici les noms par ordre chronologique : Alcman, qui florissait 650 ans avant notre ère ; Alcée, Sapho et Stésichore, vers 600 ; Ibycus et Anacréon, vers 550 ; Simonide de Céos, trente ans plus tard ; Pindare, vers 500, et Bacchylide, une trentaine d’années après lui. Le meilleur de beaucoup, au jugement de Quintilien, Pindare, fit un grand nombre de poésies lyriques, hymnes, dithyrambes, lamentations, chants pour les danses sacrées, odes en l’honneur des athlètes vainqueurs.

Ces dernières seules nous restent. Elles sont difficiles à entendre par plusieurs raisons, dont la première est la grandeur même des idées qu’elles renferment ; la seconde, la hardiesse des tours ; la troisième, la nouveauté des mots qu’il fabrique souvent pour l’endroit même où il les place. Enfin, il est rempli d’une érudition détournée, tirée de l’histoire particulière de certaines familles et de certaines villes qui ont eu peu de part dans les révolutions connues de l’histoire ancienne116.

Je ne parle pas d’Anacréon, dont il ne nous reste rien d’authentique, et qui, d’après le caractère des pièces qui nous sont venues sous son nom, serait mieux rangé parmi les chansonniers ou auteurs de pièces fugitives que parmi les lyriques.

Horace, le premier et le seul des Latins qui ait réussi parfaitement dans l’ode, s’était rempli de la lecture de tous les lyriques grecs ; il a, selon les sujets, la gravité et la noblesse d’Alcée et de Stésichore, l’élévation et la fougue de Pindare, le feu et la vivacité de Sapho, la mollesse et la douceur d’Anacréon117.

Malherbe est le premier, en France, qui ait montré l’ode dans son véritable état. Avant lui, nos lyriques faisaient paraître assez de génie et de feu ; mais, la tête remplie des plus belles expressions des poètes anciens, ils faisaient un galimatias pompeux de latinismes et d’hellénismes, qu’ils lardaient de pointes, de jeux de mots et de rodomontades. Malherbe réduisit ces muses effrénées aux règles du devoir ; il voulut qu’on parlât avec netteté, justesse, décence ; que les vers tombassent avec grâce. Il fut, en quelque sorte, le père du bon goût dans notre poésie ; et ses lois, prises dans la nature et le bon sens, servent encore de règle aujourd’hui.

Pour trouver Malherbe ce qu’il est, il faut avoir la force de digérer quelques vieux mots, et d’aller à l’idée plutôt que de s’arrêter à l’expression. Malherbe sait prendre tous les tons : nous l’avons vu tendre, gracieux, dans son Élégie à Duperrier ; il est impétueux quand la matière le demande. Est-il rien de plus hardi et de plus harmonieux que ces deux stances, où il compare Henri le Grand à un fleuve débordé ?

Tel qu’à vagues épandues
Marche un fleuve impétueux
De qui les neiges fondues
Rendent le cours furieux :
Rien n’est sûr en son rivage ;
Ce qu’il trouve, il le ravage :
Et traînant comme buissons
Les chênes et leurs racines,
Ôte aux campagnes voisines
L’espérance des moissons.

Tel et plus épouvantable
S’en allait ce conquérant,
À son pouvoir indomptable
Sa colère mesurant ;
Son front avait une audace
Telle que Mars en la Thrace ;
Et les éclairs de ses yeux
Étaient comme d’un tonnerre
Qui gronde contre la terre
Quand elle a fâché les cieux.

Le grand nombre de mots ou de tournures vieillies qu’on rencontre dans Malherbe en rend la lecture moins agréable, aux jeunes gens surtout, qu’elle ne le fut autrefois et ne devrait l’être encore118.

Après Malherbe est venu J.-B. Rousseau, qui, par la force de ses vers, la beauté de ses rimes, la vigueur de ses pensées, a mérité d’une manière exclusive le titre de Lyrique français.

Rousseau est admirable dans ses vers ; son style est sublime et parfaitement soutenu, ses pensées se lient bien. Il pousse sa verve avec la même force depuis le début jusqu’à la fin ; mais il n’a peut-être pas assez de ce pliant, de cette souplesse qui donne la grâce ; sa force dégénère quelquefois en dureté119.

Heureusement, il offre un assez grand nombre d’odes auxquelles ce reproche ne peut s’appliquer, et qui sont de véritables modèles. Nous ne citerons rien de lui, puisque ses odes sont dans toutes les mains.

La France compte un troisième lyrique : c’est Lebrun (Écouchard), de qui Chénier a dit, dans son Tableau de la littérature française : « Il devra surtout à ses odes cette immortalité qu’il s’est promise ; et, dût cette justice rendue à sa mémoire étonner quelques préventions contemporaines, il sera dans la postérité l’un des trois grands lyriques français. » On peut sans doute trouver que Chénier ne marque pas assez la distance qu’il y a entre Lebrun et ses deux devanciers ; mais, en le mettant à sa juste place, il lui reste encore assez de beautés pour mériter sa renommée. Citons ici le commencement d’une de ses plus belles odes, celle qu’il fit sur le vaisseau le Vengeur, qui s’était fait sauter plutôt que de se rendre aux Anglais ; on y trouvera l’exemple à la fois de son talent et de ses défauts :

        Au sommet glacé du Rhodope,
Qu’il soumit tant de fois à ses accords touchants,
Par de timides sons le fils de Calliope
        Ne préludait point à ses chants.

        Plein d’une audace pindarique,
Il faut que, des hauteurs du sublime Hélicon,
Le premier trait que lance un poète lyrique
        Soit une flèche d’Apollon.

        L’Etna, géant incendiaire,
Qui d’un front embrasé fend la voûte des airs,
Dédaigne ces volcans dont la froide colère
        S’épuise en stériles éclairs.

        À peine sa fureur commence,
C’est un vaste incendie et des fleuves brûlants.
Qu’il est beau de courroux lorsque sa bouche immense
        Vomit leurs flots étincelants !

        Tel éclate un libre génie,
Quand il lance aux tyrans les foudres de sa voix ;
Telle, à flots indomptés, sa brûlante harmonie
        Entraîne les sceptres des rois.

        Toi que je chante et que j’adore,
Dirige, ô Liberté ! mon vaisseau dans son cours ;
Moins de vents orageux tourmentent le Bosphore
        Que la mer terrible où je cours.

        Argo, la nef à voix humaine,
Qui mérita l’Olympe et luit au front des cieux,
Quel que fût le succès de sa course lointaine,
        Prit un vol moins audacieux.

        Vainqueur d’Éole et des Pléiades,
Je sens d’un souffle heureux mon navire emporté :
Il échappe aux écueils des trompeuses Cyclades,
        Et vogue à l’immortalité.

        Mais des flots fût-il la victime,
Ainsi que le Vengeur il est beau de périr :
Il est beau, quand le sort vous plonge dans l’abîme,
        De paraître le conquérir.

Voilà le Vengeur arrivé, et maintenant Lebrun va lui consacrer ses chants. Jusqu’ici il n’a fait qu’un long détour, une digression lyrique à la façon de Pindare. Mais, si on laisse de côté cette imitation un peu forcée du lyrique grec, l’abus des métaphores et des idées mythologiques, et quelques associations de mots dures ou bizarres, on trouvera certainement chez Lebrun et le mouvement, et l’harmonie, et l’expression qui distinguent les vrais poètes lyriques.

Chapitre XI. Grands poèmes. §

§ 59. Poème didactique. §

Quoique tous les ouvrages en vers soient des poèmes dans la rigueur du terme, on donne cependant ce nom par excellence au poème didactique et au poème épique qui sont assez longs pour se diviser en plusieurs parties qu’on appelle chants ou livres, et qu’à cause de cela nous avons appelés grands poèmes.

Nous savons déjà que didactique signifie propre à l’enseignement (p. 75). Le poème didactique est donc celui qui a pour objet d’enseigner une science ou une partie de science, sans donner à son instruction une forme allégorique, sans la couvrir du voile de la fiction. Ainsi, quand Virgile, dans ses Géorgiques, donne des préceptes sur l’agriculture ; quand Boileau, dans son Art poétique, indique les règles générales auxquelles sont soumises les compositions en vers, ils font des poèmes didactiques.

Mais leurs ouvrages ne seraient que des poèmes médiocres si cette instruction n’était animée, embellie de l’éclat et du coloris poétiques. Il faut donc que le poète, pour instruire, y mette de l’ordre et de la méthode ; que, pour instruire en poète, c’est-à-dire pour plaire en même temps qu’il instruit, il fasse usage des ornements que peut fournir le langage des muses. Nous allons, tout à l’heure, revenir sur ces deux principes. Disons d’abord que tout ce qui peut être enseigné ou appris peut aussi servir de matière au poème didactique ; qu’ainsi il peut rouler sur les arts, les sciences, la morale, la religion, etc. ; et nous avons, en effet, soit des anciens, soit des modernes, des poèmes didactiques sur ces divers sujets.

L’ordre est la première nécessité dans un poème didactique. Quelque position que prenne le poète, qu’il se donne pour un simple mortel ou qu’il se dise inspiré des muses, du moment qu’il veut apprendre aux autres ce qu’ils ne savent pas, il faut qu’il dispose sa matière dans un ordre rationnel. Ainsi Virgile, dans ses Géorgiques, traite d’abord du labourage, puis de la culture de la vigne, puis des troupeaux, et enfin des abeilles. Fontanes, dans sa Maison rustique, consacre son premier chant au potager, le second au verger, le troisième au parc.

Il est assurément permis au poète de se jeter dans quelques écarts, d’obéir à son génie, de négliger l’ordre jusqu’à un certain point. Ainsi Boileau, parlant dans un même chant du poème épique, de la comédie et de la tragédie, au lieu de mettre ensemble ces deux derniers poèmes qui sont évidemment de la même nature, place le poème épique entre les deux. Ce serait là, pour un traité en prose, un désordre considérable ; dans un poème, ce n’est rien du tout, parce que cette légère interversion entre les trois genres est réparée immédiatement par le lecteur. Ainsi, malgré ce dérangement, l’idée d’ordre domine toujours ; et si le poète a pu tirer de là quelque agrément de plus pour son poème, personne ne songera à l’en blâmer.

En général, quand on néglige l’ordre, c’est dans les petites parties qu’il est permis de le faire ; les grandes parties, les parties essentielles, doivent sortir du même fond, se rapporter au même but, être liées l’une à l’autre, et former un ensemble non moins utile qu’agréable au lecteur120.

La beauté de l’élocution n’est pas moins nécessaire au poète didactique que l’ordre et la méthode. Ce n’est pas ici un philosophe grave et austère à qui on permet de débiter ses leçons sans qu’il se mette en peine de les embellir ; c’est un favori des muses qui donne des préceptes, et qui doit en faire disparaître la sécheresse sous le charme de son style. Écoutez Virgile :

Quand la neige au printemps s’écoule des montagnes,
Dès que le doux zéphir amollit les campagnes,
Que j’entende le bœuf gémir sous l’aiguillon ;
Qu’un soc longtemps rouillé brille dans le sillon.
Veux-tu voir les guérets combler tes vœux avides ?
Par les soleils brûlants, par les frimas humides,
Qu’ils soient deux fois mûris et deux fois engraissés ;
Tes greniers crouleront sous tes grains entassés.
Toutefois, dans le sein d’une terre inconnue
Ne va point vainement enfoncer la charrue ;
Observe le climat, connais l’aspect des cieux,
L’influence des vents, la nature des lieux,
Des anciens laboureurs l’usage héréditaire,
Et les biens que prodigue ou refuse une terre121.

Outre la beauté continue du style, il y a des ornements spéciaux à la poésie didactique : ce sont les épisodes et les descriptions épisodiques.

Le mot épisode est grec ; il signifie littéralement introduction. L’épisode est, en effet, un récit, une action partielle qu’on introduit dans un poème, où cela fait un bon effet, mais n’est pas absolument nécessaire. Par exemple, Boileau, dans le dernier chant de son Art poétique, interrompt la série de préceptes qui constitue l’art qu’il enseigne, pour introduire le tableau des bienfaits de la poésie, qu’il raconte en ces termes :

Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné des lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature ;
Dispersés dans les bois, couraient à la pâture ;
La force tenait lieu de droit et d’équité ;
Le meurtre s’exerçait avec impunité.
Mais du discours, enfin, l’harmonieuse adresse
De ces sauvages mœurs adoucit la rudesse,
Rassembla les humains dans les forêts épars ;
Enferma les cités de murs et de remparts ;
De l’aspect du supplice effraya l’insolence,
Et sous l’appui des lois mit la faible innocence.
Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers.
De là sont nés ces bruits reçus dans l’univers,
Qu’aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace,
Les tigres amollis dépouillaient leur audace ;
Qu’aux accords d’Amphion les pierres se mouvaient,
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient.
L’harmonie en naissant produisit ces miracles.

Ailleurs, à propos de la satire, il caractérise les principaux poètes satiriques ; à propos des règles de la tragédie, il raconte les progrès de l’art tragique. Ce sont autant d’épisodes, puisque la suite des préceptes pouvait très bien se continuer sans être interrompue par des récits particuliers.

Quelquefois, au lieu de raconter, comme tout à l’heure, un fait particulier, on décrit seulement une chose, en termes assez brillants, avec des développements assez considérables pour que cette description fasse autant d’effet qu’un épisode. Delille, dans l’Homme des champs, montre que les soirées d’hiver peuvent se passer très agréablement à la campagne. Il représente deux joueurs attablés autour d’un trictrac ou devant un jeu d’échecs :

Le ciel devient-il sombre ? eh bien, dans ce salon,
Près d’un chêne brûlant j’insulte à l’aquilon :
Dans cette chaude enceinte, avec goût éclairée,
Mille heureux passe-temps abrègent la soirée.
J’entends ce jeu bruyant où, le cornet en main,
L’adroit joueur calcule un hasard incertain.
Chacun sur son damier fixe d’un œil avide
Les cases, les couleurs, et le plein et le vide.
Les disques noirs et blancs volent du blanc au noir ;
Leur pile croît, décroît. Par la crainte et l’espoir
Battu, chassé, repris, de sa prison sonore
Le dé, non sans fracas, part, rentre, part encore ;
Il court, roule, s’abat : le nombre a prononcé.
Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé,
Un couple sérieux qu’avec fureur possède
L’amour du jeu rêveur qu’inventa Palamède,
Sur des carrés égaux, différents de couleur,
Combattant sans danger, mais non pas sans chaleur,
Par cent détours savants conduit à la victoire
Ses bataillons d’ébène et ses soldats d’ivoire.
Longtemps des camps rivaux le succès est égal ;
Enfin l’heureux vainqueur donne l’échec fatal,
Se lève, et du vaincu proclame la défaite.
L’autre reste atterré dans sa douleur muette,
Et du terrible mat à regret convaincu,
Regarde encor longtemps le coup qui l’a vaincu.

Ainsi les épisodes et les descriptions épisodiques sont les moyens spéciaux employés par le poète didactique pour embellir son œuvre et la rendre plus intéressante. Nous verrons ce qu’a produit l’abus de l’un et de l’autre moyen.

§ 60. Diverses espèces du poème didactique. §

On a voulu distinguer les poèmes didactiques d’après la nature de l’objet dont ils s’occupaient. Cette division est tout à fait arbitraire ; elle est d’ailleurs fort inutile, car il n’y a pas plusieurs manières de procéder, ni plusieurs règles différentes, parce que les sujets sont différents. Ce sont des poèmes didactiques, et c’est tout ce que l’on peut dire.

Il vaut mieux remarquer qu’il y a des poèmes didactiques sérieux, et qu’il y en a d’autres qui sont badins, moqueurs ou, si l’on veut, ironiques. Les premiers se comprennent d’eux-mêmes ; les seconds sont ceux où l’on prétend enseigner un art qui n’existe pas, ou qu’on sait bien que personne ne voudrait apprendre.

Ainsi Berchoux a écrit la Gastronomie, et Colnet l’Art de dîner en ville. N’est-il pas clair que ceux qui font des vers sur ces sujets savent bien qu’on ne profitera pas de leurs conseils, et n’ont même aucune envie qu’on en profite ? Ce sont donc des poèmes didactiques badins ou ironiques, comme nous le disions tout à l’heure. Du reste, les règles en sont les mêmes que pour les poèmes sérieux.

Le poème descriptif et le poème épisodique doivent à peine être rangés parmi les poèmes : ce sont moins des ouvrages d’un genre particulier, que l’abus déraisonnable et exagéré des moyens employés dans les autres ouvrages.

Quelques hommes, en effet, voyant que la description jetait de l’agrément et de l’intérêt au milieu de l’aridité des préceptes didactiques, se sont imaginé qu’ils pouvaient composer un poème tout entier de descriptions ; ils ont alors décrit successivement une multitude d’objets souvent sans liaison entre eux, et par là ont fait perdre au poème didactique son unité et son utilité.

Delille s’est surtout distingué dans ce genre. L’art de composer un ouvrage, d’en assortir si bien les diverses parties qu’il forme un tout indivisible, manquait à ce poète. Il n’avait pas non plus cette partie du talent poétique qui s’adresse au cœur du lecteur. La forme était donc tout chez lui. Mais il faut avouer que personne ne l’a eue à un plus haut degré ; et c’est là sans doute ce qui l’a conduit à composer ses poèmes de cette marqueterie où il était sûr de réussir. Qu’on en juge par cette description, qui, dans son poème des Trois règnes vient après plusieurs autres tout aussi agréables :

Suis-je seul, je me plais encore au coin du feu.
De nourrir mon brasier mes mains se font un jeu.
J’agace mes tisons ; mon adroit artifice
Reconstruit de mon feu l’élégant édifice :
J’éloigne, je rapproche, et du hêtre brûlant
Je corrige le feu trop rapide ou trop lent.
Chaque fois que j’ai pris mes pincettes fidèles,
Partent en pétillant des milliers d’étincelles ;
J’aime à voir s’envoler leurs légers bataillons.
Que m’importent du Nord les fougueux tourbillons ?
La neige, les frimas qu’un froid piquant resserre,
En vain sifflent dans l’air, en vain battent la terre.
Quel plaisir, entouré d’un double paravent,
D’écouter la tempête et d’insulter au vent !
Qu’il est doux, à l’abri du toit qui me protège,
De voir à gros flocons s’amonceler la neige !
Leur vue à mon foyer prête un nouvel appas :
L’homme se plaît à voir les maux qu’il ne sent pas.
Mon cœur devient-il triste et ma tête pesante,
Eh bien, pour ranimer ma gaîté languissante,
La fève de Moka, la feuille de Canton,
Vont verser leur nectar dans l’émail du Japon.
Dans l’airain échauffé déjà l’onde frissonne ;
Bientôt le thé doré jaunit l’eau qui bouillonne,
Ou des grains du Levant je goûte le parfum.
Point d’ennuyeux causeur, de témoin importun ;
Lui seul, de ma maison exacte sentinelle,
Mon chien, ami constant et compagnon fidèle,
Prend ci mes pieds sa part de la douce chaleur.

Comme le poème descriptif est tout en descriptions, le poème épisodique est tout en épisodes. Ce mot, en effet, exprime ces ouvrages d’un mérite inférieur où le plan est si peu combiné qu’on peut en retirer plusieurs parties sans que l’ensemble soit détruit. On le nomme même quelquefois, à cause de cela, poème à tiroir.

Comment, demandera-t-on, peut-il exister un ouvrage semblable ? Rien de plus facile à expliquer. Le poète Lebrun (le lyrique) avait entrepris, il n’a pas achevé, un poème intitulé les Veillées du Parnasse, dont il expose le plan dans les premiers vers que voici : « Pendant l’hiver, dit-il,

Il est sur l’Hélicon de charmantes veillées :
Là, sous l’abri secret des grottes reculées,
Les muses, tour à tour, d’un récit enchanteur
Trompent des longues nuits l’importune lenteur.
Une nuit que Phébus, jaloux de les surprendre,
À l’insu de Thétis près d’elles vint se rendre,
La sensible Érato voulut chanter l’amour ;
Pour la tendre amitié Calliope eut son tour,
Et la vive Thalie au folâtre sourire
Joignit son luth badin à leur touchante lyre.

Cela dit, Erato raconte, d’après les Géorgiques de Virgile, le malheur d’Orphée et d’Eurydice ; Calliope lui succède et chante l’amitié et la mort de Nisus et d’Euryale, célébrées dans le neuvième livre de l’Énéide. Thalie prend ensuite la parole et raconte, d’après Ovide, l’aventure de Faune, Hercule et Omphale. Voilà déjà trois chants. C’est Apollon qui se charge du quatrième et qui récite la fable de Psyché.

Il est visible qu’un poème pareil est fait tout entier de pièces rapportées ; que, si l’on veut se borner à trois chants, on n’a qu’à retrancher le récit d’Apollon ; que si l’on veut deux chants de plus, on ajoutera deux muses qui diront chacune leur histoire. Le poème épisodique n’a donc par lui-même, et dans son ensemble, aucune valeur. Ce n’est que par la perfection des détails et du style qu’il peut en prendre quelqu’une, et c’est pour cela qu’il est généralement peu estimé.

§ 61. Histoire de la poésie didactique. §

La poésie didactique, en ce sens du moins qu’elle donne des conseils et enseigne ce qu’il faut faire, est bien ancienne. Elle s’est montrée, sans doute, dès qu’un homme doué de quelque imagination et instruit par l’expérience a communiqué ce qu’il savait aux jeunes gens qui l’entouraient.

Le premier ouvrage que nous ayons dans ce genre, est le poème des Travaux et des jours, où Hésiode a donné sur l’agriculture les conseils que l’on peut imaginer dans le dixième siècle avant J.-C.

Le plus célèbre des poètes didactiques grecs, après Hésiode, est Aratus, qui vivait 275 ans avant notre ère, et qui a, dans ses poèmes des Phénomènes et des Pronostics, décrit le ciel et ses mouvements, tels que les supposaient les anciens, et indiqué les présages qu’on pouvait tirer pour l’avenir de la position des astres.

Les Romains se sont élevés dans la poésie didactique à une hauteur dont les Grecs n’approchent pas.

Lucrèce, né 95 ans avant notre ère, a fait sur la Nature des choses un poème en six livres, où il expose la physique d’Épicure. C’est une physique bien fausse, mais qui ne l’est pas plus que toute la physique ancienne ; et d’ailleurs il a mis dans son poème tant de grandeur, de beauté poétique, de pensées ingénieuses, de vigueur d’expression et d’harmonie de style, que l’ouvrage est regardé avec raison comme admirable par ceux qui l’ont lu et bien compris.

Virgile, plus jeune de vingt-cinq ans que Lucrèce, a chanté l’agriculture dans ses Géorgiques. La langue latine s’était encore épurée depuis quelques années ; elle avait gagné en douceur et en régularité. De sorte que le poème de Virgile nous représente la langue et la poésie latine à son plus haut degré de perfection, et que les Géorgiques sont données comme le type et le modèle éternel des poèmes didactiques.

Ne nous arrêtons pas aux autres poètes didactiques des Romains, malgré leur mérite. Ne nommons pas même Horace, quoique son Épître aux Pisons sur l’Art poétique soit un véritable chef-d’œuvre. Mais c’est une épître et non un poème didactique, et c’est pour avoir mal à propos cru qu’il avait voulu faire un poème que quelques critiques lui ont trop sévèrement reproché le peu d’ordre qu’on y remarque.

Chez nous, le genre du poème didactique a été fort cultivé de tout temps, et avec succès. Mais Boileau, dans son Art poétique imité d’Horace, développé, ordonné et surtout embelli, a tellement surpassé et ses devanciers et ses successeurs, que c’est celui qu’on cite toujours d’abord. Les préceptes donnés sont d’ailleurs si excellents qu’on a nommé avec raison Boileau le Législateur du Parnasse ; et c’est ce qu’exprime Voltaire dans son Temple du goût, quand il dit :

Là régnait Despréaux, leur maître en l’art d’écrire,
Lui qu’arma la raison des traits de la satire,
Qui, donnant le précepte et l’exemple à la fois,
Établit d’Apollon les rigoureuses lois.

Tout est beau, tout est à savoir par cœur dans cet admirable poème : nous n’en tirons rien ici, parce que l’ouvrage est entre les mains de tous ceux qui étudient les belles-lettres.

Au-dessous de Boileau, et à une place très élevée encore, il faut mettre L. Racine, qui a chanté la Religion. Ce poème n’est pas moins admirable par la suite des raisonnements solides et lumineux que par la magnificence des morceaux où le poète rend les beautés des livres saints. Le commencement en est, en particulier, si remarquable, qu’on l’a quelquefois attribué à Racine le père.

§ 62. Poème épique ou épopée. §

L’épopée, chez les anciens Grecs, était un poème écrit en vers épiques ou hexamètres. Plus tard, on désigna par ce nom moins le genre des vers que le sujet, le ton et les qualités du poème. C’est dans ce dernier sens que nous le prenons toujours. Épopée est pour nous synonyme de poème épique ; ou, s’il y a quelque différence, c’est que épopée est le nom du genre, et poème épique le nom spécial d’une épopée soumise à certaines règles difficiles que nous indiquerons plus tard.

À en juger par la première idée qui se présente, l’épopée est une histoire, ou quelque chose qui lui ressemble fort, puisque ce sont des faits, des événements qu’on y raconte. Mais la ressemblance n’est qu’apparente ; il ne faut pas s’y tromper.

L’histoire est consacrée à la vérité. L’épopée, au contraire, vit de mensonges : elle invente tout ce qu’elle raconte, et se contente du vraisemblable. L’histoire ne souffre point les ornements empruntés de l’art ; on veut, au contraire, que l’épopée charme, plaise, touche, étonne. L’histoire peut raconter tous les faits indifféremment ; l’épopée est astreinte au récit d’une seule action, dont toutes les parties, parfaitement liées, fassent un tout entier et proportionné. L’histoire ne montre que les causes naturelles ; l’épopée comprend non seulement le jeu des causes naturelles, mais plus encore des causes surnaturelles.

En un mot, l’épopée est le récit poétique d’une action héroïque et merveilleuse122. Or, le récit est ce qui la distingue de la tragédie et ce qu’elle a de commun avec l’histoire. Le récit poétique est ce qui la distingue de celle-ci. L’action héroïque est ce qui la distingue des petits poèmes et du roman ; l’action merveilleuse est ce qui la caractérise essentiellement123, et s’appelle la matière de l’épopée.

Cette action doit être intéressante, une et entière.

Elle sera intéressante par sa grandeur même ou l’importance qu’elle paraît avoir pour une nation ou pour le genre humain. Tel est, par exemple, la Prise de Troie pour les Grecs ; telle est la Chute du premier homme pour le monde entier.

L’action doit être une. Deux actions qui marcheraient ensemble, si elles intéressaient également, partageraient le cœur, et rendraient ses mouvements incertains. Si elles ne sont pas également intéressantes, l’une est alors subordonnée à l’autre, et ne doit entrer que comme concourant à la faire ressortir.

La totalité des actions d’un héros, ce qu’on appelle une vie, ne peut pas non plus être la matière d’une épopée régulière, parce qu’une vie est un corps trop étendu pour qu’on puisse l’embrasser d’une seule vue, en saisir les rapports, les proportions, en voir la beauté ; parce que tout n’est pas héroïque dans la vie d’un héros ; enfin parce que les faits, n’y étant pas nécessairement enchaînés les uns avec les autres, aucun intérêt alors ne conduit le lecteur avec plaisir jusqu’au bout du poème.

L’action sera une, si elle est indépendante de toute autre action, et que toutes ses parties soient liées naturellement entre elles124.

L’action est entière quand elle a son commencement, son milieu et sa fin, autrement dit, l’exposition du sujet, le nœud et le dénouement.

L’exposition est le point de départ du poème ; elle dit l’état où sont les choses quand l’action commence. Ainsi, dans l’Iliade, une querelle s’élève entre Agamemnon et Achille à propos d’une captive ; ces deux chefs se brouillent, et Achille se retire dans sa tente. C’est cette division qui va entraîner toute la suite de malheurs qui accableront les Grecs. Voilà le sujet connu : c’est l’exposition.

Quel que soit l’objet que se propose le poète ou son héros, comme la fin de l’entreprise, les obstacles qui se trouvent à ses desseins fournissent une autre sorte d’intérêt qui pique notre curiosité. Ces obstacles s’appellent nœuds, et la manière dont on les force se nomme dénouement.

Une action sans nœud est presque toujours sans intérêt, parce que c’est la difficulté qui irrite les passions, et qui met en œuvre les grandes vertus. Ainsi toute action poétique doit avoir un nœud.

On distingue le nœud principal et les nœuds subordonnés. Le nœud principal doit être unique. Les autres seront multipliés selon le besoin et la vraisemblance. Le nœud principal de l’Énéide est la colère de Junon qui s’oppose à l’établissement d’Énée en Italie. Les nœuds subordonnés sont les effets de cette colère ; c’est une tempête qui rejette Énée loin de l’Italie, c’est l’amour d’une reine qui veut le retenir à Carthage, c’est la valeur d’un prince qui s’oppose à son établissement.

Le dénouement est la solution des obstacles, le terme de l’action. Il est mieux que le dénouement soit dans l’action même, comme la victoire d’Énée sur Turnus, et non tiré du dehors, comme si Jupiter faisait finir lui-même le combat. Il doit donc être naturel, c’est-à-dire paraître sans art, sans apprêt, et comme né de l’action. Il doit se faire par quelque événement imprévu, et non par un simple changement de volonté125.

Il est quelquefois nécessaire d’ajouter après le dénouement ce qu’on nomme l’achèvement. Ce mot, dont tout le monde comprend le sens général et ordinaire, est pris en poésie dans un sens particulier, pour exprimer ce qui vient après le dénouement et qui règle définitivement le sort des personnages. Le dénouement consiste, en effet, dans une action finale, qui décide ce qui a été en suspens jusqu’alors. Mais après cette décision générale, on peut encore désirer de savoir ce que deviendront en particulier les personnes. C’est en cela que consiste l’achèvement ; par exemple, dans l’Iliade, la réconciliation d’Achille avec Agamemnon peut être regardée comme le dénouement ; mais Homère ne pouvait pas s’arrêter là. Il a fallu montrer les effets heureux, pour les Grecs, de cette réconciliation. En effet, il représente dans les chants suivants les brillantes actions d’Achille, couronnées par son combat contre Hector et la mort de celui-ci126. Or, comme Hector était le rempart de Troie, et que cette ville ne pouvait, après sa mort, que tomber entre les mains des Grecs, tout était complet et fini par là. Homère a cependant mis un second achèvement, et qui ne regarde plus du tout ni l’action générale, ni les autres personnages du poème, en ajoutant ses deux derniers chants.

§ 63. Épisodes. Merveilleux. §

L’unité d’action n’empêche pas l’usage des épisodes. On appelle ainsi dans l’épopée, comme dans le poème didactique, de petites actions subordonnées à l’action principale, pour délasser le lecteur par une variété étrangère à celle du sujet même : telle est, dans l’Énéide, l’aventure de Cacus, racontée par Évandre, et celle de Nisus et d’Euryale. Ces morceaux pourraient être détachés, que l’Énéide n’en subsisterait pas moins comme poème épique.

Les épisodes doivent être amenés par les circonstances. Énée va demander du secours à Evandre : il le trouve faisant un sacrifice à Hercule. Il était naturel qu’Évandre lui racontât l’origine de ce sacrifice ; c’est l’épisode de Cacus.

Les épisodes doivent être courts, à proportion que la matière en est éloignée du sujet, parce qu’en pareil cas ce n’est qu’un délassement accordé en passant pour reposer l’esprit et non pour lui faire perdre le fil de la narration.

Ils doivent aussi offrir des objets différents de ceux qui les précèdent et qui les suivent, puisque c’est surtout en vue de la variété qu’on les admet127.

Ils doivent d’ailleurs être tirés du fond même du sujet, autant qu’il est possible, ou, s’ils n’y tiennent pas essentiellement, y être ramenés par les circonstances. On a blâmé avec raison, dans la Jérusalem délivrée, l’épisode d’Olinde et Sophronie, qui ouvre le poème, et qui tient si peu à l’action qu’il n’est plus du tout question de ces deux personnages dans toute la suite du poème.

On a essayé une classification des épisodes128 que nous ne reproduisons pas ici, parce qu’elle n’a aucun intérêt et n’est pas même fondée en raison.

Le merveilleux, qu’on regarde comme essentiel à la grande épopée, a dans cette règle un sens particulier qu’il faut connaître. On entend par là l’intervention, dans l’action d’un poème, des êtres surnaturels, tels que dieux ou déesses, anges ou démons, fées ou génies, etc. Quand on dit qu’il n’y a pas de merveilleux dans un poème, on veut dire précisément qu’on n’y voit agir aucun de ces personnages surhumains. C’est ce qui a lieu, par exemple, au moins en général, dans la Pharsale de Lucain et dans la Henriade de Voltaire.

Quand et comment doit-on employer le merveilleux ? Il faut d’abord distinguer deux sortes de personnages surnaturels : les uns réels, et les autres symboliques. Les premiers sont regardés comme des êtres physiques, subsistants et agissants : tels sont Jupiter, Cupidon, Satan, le géant Adamastor dans les Lusiades.

Les autres ne sont que des symboles, des images, qui représentent quelque passion ou quelque vertu, comme la Discorde, la Paix, etc. Quelquefois les divinités réelles ne jouent qu’un rôle allégorique. Ainsi, on prend Jupiter pour l’air, Neptune pour la mer, Cupidon pour l’amour. Dans ce cas, elles suivent la règle que voici.

Les divinités allégoriques ne doivent être présentées qu’une fois, et en passant, parce que ce n’est proprement qu’un tour poétique ; à moins qu’on ne les personnifie directement, comme a fait Despréaux de la Discorde, dans son Lutrin.

Ces divinités sont presque toujours froides quand on les fait influer directement sur les événements, parce que nous sentons bien qu’elles ne représentent que des abstractions, et ne peuvent avoir d’action au dehors, que par l’intermédiaire des hommes. Il faut donc beaucoup d’art pour employer ces personnages, et on loue avec raison la manière dont Voltaire les a placés dans ces beaux vers de la Henriade :

Cependant sur Paris s’élevait un nuage
Qui semblait apporter le tonnerre et l’orage ;
Ses flancs noirs et brûlants, tout à coup entrouverts,
Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers :
Le Fanatisme affreux, la Discorde farouche,
La sombre Politique, au cœur faux, à l’œil louche,
Le Démon des combats respirant la fureur,
Dieux enivrés de sang, dieux dignes des ligueurs.
Aux remparts de Paris ils fondent, ils s’arrêtent ;
En faveur de d’Aumale au combat ils s’apprêtent, etc.

Ici, le Fanatisme, la Discorde, la Politique, prennent en quelque sorte une existence réelle, parce que ce sont des monstres des enfers, vomis physiquement des flancs d’un nuage, et qui reproduisent les volontés et les actes des démons.

Les divinités réelles, au contraire, agissent, dans un poème, aussi souvent qu’on le veut et de plusieurs façons. Tantôt ce sont des dieux, des maîtres souverains, des arbitres qui règlent entre eux et despotiquement le sort des hommes ; tantôt ils se mêlent aux actions humaines, comme hommes eux-mêmes ou en prenant un visage humain ; tantôt ils opèrent seulement par des songes, des visions nocturnes, etc. Ils ont, dans cette occasion, encore moins de majesté que dans la précédente, et ils impriment moins d’effroi, parce qu’on est presque maître de prendre pour rêverie ce qui est l’oracle du ciel ou les inspirations de l’enfer129.

Ici, une difficulté se présente quand il s’agit de nos sujets modernes. Peut-on, dans un sujet chrétien, introduire les anges, les saints et les démons ? Il y a des critiques qui ne le pensent pas. Boileau même est de ce nombre. Mais le sentiment le plus général est qu’on le peut. Et en effet, sans recourir à aucun raisonnement métaphysique pour le prouver, n’est-il pas évident que les deux plus beaux poèmes épiques modernes, les seuls qui puissent, au jugement de tous, balancer l’Iliade et l’Énéide, je veux dire la Jérusalem délivrée et le Paradis perdu, n’ont presque pas d’autre merveilleux que celui-là ?

Mais ce qui est absurde et révoltant, c’est le mélange de la théologie païenne avec notre religion. À cet égard, personne n’a poussé plus loin le dérèglement de l’imagination que Camoëns dans ses Lusiades. Il y fait rencontrer, en même temps, Jésus-Christ et Bacchus, Vénus et la sainte Vierge. Son héros, essuyant une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et Vénus vient à son secours. Le but des Portugais est la propagation de la foi, et c’est Vénus qui se charge du succès de l’entreprise. Que le traducteur dise tant qu’il voudra que ce sont des allégories ; des allégories pareilles blessent constamment le bon goût, déshonorent le poète, et rendent l’ouvrage illisible130.

D’après ce qui précède, il est facile de voir quand on doit employer le merveilleux. Quoiqu’il soit vrai, en un sens, de dire que la Divinité se mêle de toutes les actions des hommes, cependant il semble que, pour conserver la dignité de cette cause, on ne doit l’employer que dans les entreprises importantes, et même dans les parties les plus importantes de ces entreprises, et lorsque, sans elle, les hommes, faute de lumière ou de force, pourraient se détourner du but où les dieux veulent qu’ils arrivent. Employer le ministère d’un Dieu dans de trop petits détails, c’est peut-être relever la chose ; c’est assurément rabaisser le Dieu ; et pour tout dire en un mot, ce sont les hommes qui doivent occuper presque toujours la scène et agir par eux-mêmes131.

§ 64. Personnages. — Caractères, mœurs, portraits. — Moralité de l’épopée. §

Le nombre des acteurs de l’épopée est déterminé par le besoin de l’action et par la vraisemblance. On ne doit en employer ni plus, ni moins qu’il n’en faut pour que le principal personnage arrive à son but.

L’action de l’épopée est l’action d’un seul homme ou de plusieurs, ou même de tout un peuple.

Dans l’action d’un peuple, un particulier peut être acteur principal : tels étaient Scipion et Annibal dans la seconde guerre punique.

Dans l’action d’un particulier, tout un peuple peut être intéressé, comme dans l’entreprise de César contre la république romaine.

En général, tout ouvrage où l’on voit l’action d’un particulier intéresse, plus que si on y voit l’action d’un peuple entier, parce que le lecteur, qui est particulier, rapporte tout à lui-même.

Venons aux qualités des acteurs. Elles consistent dans le caractère et les mœurs qu’on leur donne.

Le caractère est une disposition naturelle qui porte à agir d’une manière plutôt que d’une autre.

Les mœurs sont les dispositions acquises par la répétition des actes. Un homme d’un caractère vident acquiert des mœurs douces par la répétition d’actes de douceur,

Ordinairement, le caractère et les mœurs tiennent ensemble132 ; il y a pourtant cette différence essentielle, que les mœurs dépendent plus de l’état social où l’on vit, et que le caractère est plus inhérent à l’individu. Achille, transporté au temps des croisades, aurait pu conserver son caractère ; mais ses mœurs n’eussent certainement pas été les mêmes ; et il serait devenu le Renaud du Tasse ou le Roland de l’Arioste.

Cette distinction faite, la première règle est de donner aux personnages en général les mœurs de leur temps et de leur pays. Ce serait choquer le bon sens que de leur en donner d’autres. Certains critiques133 ont donc eu tort de trouver les héros d’Homère défectueux, parce qu’ils ne ressemblaient pas aux nôtres. Le poète grec les a peints tels qu’ils étaient de son temps. Il le devait, et il mériterait aujourd’hui même les reproches de la critique, s’il ne l’avait pas fait134.

Les mœurs, considérées dans chaque personnage individuellement, doivent être bonnes, convenables, ressemblantes, égales.

Les mœurs seront bonnes, c’est-à-dire conformes à la loi naturelle qui commande la vertu et proscrit le vice. Cette droiture d’âme peut se rencontrer avec des fautes considérables, même avec des crimes, pourvu que ce soient des crimes où l’on tombe par imprudence, par faiblesse, par emportement.

Les mœurs seront convenables, c’est-à-dire que les personnages parleront et agiront selon leur sexe, leur âge, leur état ; selon leur caractère, leur éducation, leurs passions ; selon leur siècle, leur pays, leur gouvernement ; et d’après l’histoire, ou la renommée, ou l’opinion.

Les mœurs seront ressemblantes, si la peinture qu’on fait d’un héros ne peut appartenir qu’à ce héros ; si on y joint les traits propres et individuels, c’est-à-dire qui ne conviennent qu’à lui seul et le distinguent de tout autre.

Les mœurs seront égales, si l’objet qu’on a présenté avec les couleurs qui le désignent est toujours le même ; s’il agit et parle toujours dans le même esprit135.

L’ensemble des mœurs que le poète donne à chaque personnage constitue son caractère. Le caractère d’Achille n’est pas le même que celui d’Ajax, que celui d’Ulysse, que celui de Diomède.

Les caractères doivent se peindre le plus souvent par les actes ; c’est la manière à la fois la plus poétique et la plus frappante pour le lecteur.

Quelquefois, cependant, la description d’un caractère par le poète lui-même fait un très bel effet : c’est ce qu’on appelle un portrait. Celui de Catherine de Médicis, dans la Henriade, est justement cité :

Son époux, expirant à la fleur de ses jours,
À son ambition laissait un libre cours.
Chacun de ses enfants, nourri sous sa tutelle,
Devint son ennemi dès qu’il régna sans elle.
Ses mains, autour du trône avec confusion,
Semaient la jalousie et la division,
Opposant sans relâche, avec trop de prudence,
Les Guises aux Condés et la France à la France ;
Toujours prête à s’unir avec des ennemis,
Et changeant d’intérêt, de rivaux et d’amis,
Esclave des plaisirs, mais moins qu’ambitieuse,
Infidèle à sa secte et superstitieuse,
Possédant en un mot, pour n’en pas dire plus,
Les défauts de son sexe et peu de ses vertus.

Il est clair que les caractères doivent être variés, sans quoi tous les personnages se réduiraient presque à un seul, et le poème serait d’une monotonie insupportable.

Des mœurs et des caractères résulte en grande partie la moralité de l’épopée. Ce n’est pas une des parties les moins importantes de ce genre d’ouvrages. C’est là, plus que partout ailleurs, que le poète est obligé de faire de-son art le plus noble et le plus digne usage. Il faut donc que la marche de son action, les louanges qu’il donne à ses héros, les situations où il les place, l’intérêt qu’il réunit sur les meilleurs, tout nous dirige vers la vertu, et nous fasse sentir qu’elle seule peut nous procurer le vrai bonheur.

Sans doute il ne faut pas que le poète fasse lui-même la fonction de moraliste. Tout ce qu’on lui permet dans ce cas, c’est de jeter en passant des réflexions courtes et vives, qui paraissent naître des faits et s’être présentées d’elles-mêmes ; mais les exemples parlent assez haut, et les actions que font ses héros, et les jugements qu’il en fait porter à ses lecteurs, sont précisément le langage qui lui convient136.

§ 65. Forme de l’épopée régulière. — Style. — Ornements. §

Les poètes épiques anciens ayant donné à leurs poèmes une forme particulière et pleine de majesté, tous ceux qui sont venus après eux les ont imités ; et ainsi se sont établies les règles suivantes sur la forme de l’épopée.

Avant que le récit de l’épopée commence, il y a ce qu’on appelle la proposition du sujet, et ensuite l’invocation. Il est naturel que tout auteur, entrant en matière, propose ce dont il s’agit137. Ainsi Voltaire, imitant Virgile, le Tasse et Milton, a commencé sa Henriade par ces mots :

Je chante ce héros qui régna sur la France,
Et par droit de conquête et par droit de naissance ;
Qui par de longs malheurs apprit à gouverner,
Calma les factions, sut vaincre et pardonner,
Confondit et Mayenne, et la Ligue et l’Ibère,
Et fut de ses sujets le vainqueur et le père.

Après la proposition, le poète invoque une divinité de laquelle il obtient la révélation des causes surnaturelles de l’événement qu’il va raconter : c’est là l’invocation. Il ne peut savoir humainement ce qui s’est passé dans le ciel : il prie donc quelque muse de l’en instruire. Homère et Virgile s’adressent aux muses païennes ; le Tasse demande des lumières à celle qui ne couronne pas son front des lauriers périssables de l’Hélicon, mais qui habite dans les cieux, au-dessous des chœurs des anges ; Milton appelle cette autre muse céleste qui, de l’Horeb ou du Sinaï, inspirait Moïse. Enfin, Voltaire invoque la Vérité :

Descends du haut des cieux, auguste vérité,
Répands sur mes écrits ta force et ta clarté ;
Que l’oreille des rois s’accoutume à t’entendre.
C’est à toi d’annoncer ce qu’ils doivent apprendre ;
C’est à toi d’annoncer aux yeux des nations,
Les coupables effets de leurs divisions.
Dis comment la Discorde a troublé nos provinces,
Dis les malheurs du peuple et les fautes des princes.
Viens, parle, et s’il est vrai que la fable, autrefois,
Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix,
Si sa main délicate orna ta tête altière,
Si son ombre embellit les traits de ta lumière,
Avec moi sur tes pas permets-lui de marcher,
Pour orner tes attraits et non pour les cacher.

Après l’invocation, le poète commence d’un ton soutenu, comme :

Valois régnait encore, et ses mains incertaines
De l’État ébranlé laissaient flotter les rênes ;
Les lois étaient sans force et les droits confondus,
Ou plutôt, en effet, Valois ne régnait plus.
Ce n’était plus ce prince, etc.

C’est là le début de la narration. Le récit épique parcourt alors les temps, les lieux, comme il lui plaît ; il peint, à son gré, les objets de toute espèce, qu’ils soient horribles, hideux, dégoûtants même. Il emploie avec succès le vrai, le vraisemblable, le possible et l’impossible, qu’il présente d’une façon vague et comme dans un nuage, pour dérober à l’esprit la contradiction des idées138 ; et au milieu de ces inventions, il doit toujours conserver les qualités générales de la narration, savoir la brièveté, la clarté, la vraisemblance ; et ses ornements, qui consistent dans les pensées, les expressions, les tours, les allusions, les allégories, etc.

Mais ce qui rend cette narration particulièrement difficile, c’est le genre de style qu’on y exige, et qui doit toujours être celui d’un poète inspiré d’en haut. Écoutez Boileau :

D’un air plus grand encor, la poésie épique,
Dans le vaste récit d’une longue action,
Se soutient par la fable et vit de fiction.
Là, pour nous enchanter tout est mis en usage ;
Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage ;
Chaque vertu devient une divinité :
Minerve est la prudence, et Vénus la beauté.
Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre :
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre.
Un orage terrible, aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots.
Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse :
C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
Le poète s’égaye en mille inventions,
Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.

C’est là l’immense difficulté de l’œuvre. C’est en vain que les auteurs de traités et de poétiques ont cherché à déterminer et à faire connaître l’art du poète dans les choses ; puis son art dans la narration, puis son art dans son style et dans ses vers139. Sans doute, il y a beaucoup d’art dans tout cela, mais de cet art que le poète garde pour lui, et dont il ne peut donner le secret à personne, pas plus qu’on ne peut le lui ravir.

Au reste, le plus parfait exemple que nous ayons dans notre langue du récit épique, c’est à Boileau que nous le devons. Ce n’est qu’une partie d’une de ses épîtres, et peut-être est-il heureux qu’il n’ait eu à soutenir cette perfection que pendant une centaine de vers. Il nous a du moins montré là ce que peut être ce style, quelle vivacité, quel mouvement le distinguent, quelle propriété d’expression, quelle harmonie continue en relèvent la majesté :

Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante,
Lorsqu’un cri, tout à coup suivi de mille cris,
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Il se trouble, il regarde, et partout, sur ses rives,
Il voit fuir à grands pas ses Naïades craintives,
Qui toutes, accourant vers leur humide roi,
Par un récit affreux redoublent son effroi.
Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
À de ses bords fameux flétri l’antique gloire ;
Que Rheinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déjà prochain menacent tout son cours.
« Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête :
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux,
Au prix de sa fureur, sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage ;
Et, depuis ce Romain dont l’insolent passage
Sur un pont, en deux jours, trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords. »
Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles ;
Le feu sort à travers ses humides prunelles.
« C’est donc trop peu, dit-il, que l’Escaut en deux mois
Ait appris à couler sous de nouvelles lois ;
Et de mille remparts mon onde environnée,
De ces fleuves sans nom suivra la destinée !
Ah ! périssent mes eaux ! ou, par d’illustres coups,
Montrons qui doit céder des mortels ou de nous. »
À ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
Il prend d’un vieux guerrier la figure poudreuse.
Son front cicatrisé rend son air furieux,
Et l’ardeur du combat étincelle en ses yeux140, etc.

§ 66. Diverses sortes d’épopées. §

Nous avons parlé jusqu’ici de l’épopée régulière, de celle qu’on nomme par excellence poème épique ; il y a d’autres poèmes aussi étendus, quelquefois plus longs que le poème épique, qui peuvent rouler sur des faits aussi considérables, prendre le même ton ou un autre ton, mais qui ne sont pas soumis à des règles aussi sévères ; alors on ne leur donne pas le même nom. Voici les principaux de ces ouvrages.

Quelques-uns ont des personnages semblables à ceux du poème épique et une action d’une aussi haute importance ; mais ils n’en ont ni les fictions ni le merveilleux. On les nomme poèmes historiques. Le poète ne s’y asservit pas à l’unité d’action ; il y raconte un ou plusieurs événements tels qu’ils sont arrivés.

D’autres poèmes admettent le merveilleux de l’épopée ; mais l’action, au lieu d’être d’une grande importance, n’est que commune ou même risible141. On les nomme poèmes héroï-comiques. Le Lutrin de Boileau est le chef-d’œuvre de ce genre. Un pupitre d’une grosseur énorme, placé dans le chœur de la Sainte-Chapelle de Paris, dérobait le chantre à la vue des assistants ; celui-ci le fit abattre. Le prélat voulut le faire remettre ; le chantre s’y refusa : de là, conflit et procès terminé par la victoire du prélat. Tel est le sujet du poème ; telle est l’action que le poète a chantée, et dans laquelle il a déployé autant d’imagination, autant de talent poétique qu’il peut y en avoir dans les plus beaux poèmes épiques. Il faut lire cet admirable ouvrage tout entier pour en apprécier l’ensemble et le merveilleux, pour goûter la pompe du style, la hardiesse des figures, la vivacité des images, la noblesse des comparaisons, et, sous ces qualités, tout l’enjouement, toutes les grâces du comique.

Le poème badin diffère du poème héroï-comique en ce que l’on n’y affecte pas du tout cette forme héroïque et majestueuse dont Boileau nous donne le plus beau modèle. Nous avons, en effet, des poèmes où une action très petite est racontée en termes fort simples, et dont l’élégance fait le plus grand mérite. Le Vert-Vert de Gresset est un de ces charmants badinages qu’il sera bien difficile d’égaler, qu’il est impossible de surpasser. Rien de plus léger que le fond : c’est un perroquet élevé dans un couvent de nonnes, et qu’on envoie dans un autre couvent comme un oiseau unique. Le voyage se fait en descendant la Loire, et pendant ce temps il apprend beaucoup de gros mots qu’il répète en arrivant à sa destination. De là un horrible scandale. On le renvoie à ses maîtresses, qui le mettent en pénitence pour lui faire désapprendre cet affreux langage.

C’est là-dessus que Gresset a fait un poème en quatre chants, si parfait dans son genre, qu’on ne peut désirer ni plus de richesse dans la fiction, ni plus d’agrément dans les détails, ni plus de fraîcheur dans le coloris, ni plus de délicatesse ou de légèreté dans le style142.

Nous avons en français un assez grand nombre de ces jolis badinages en vers ; mais il n’y en a pas qui aient obtenu un succès aussi incontesté que celui de Gresset.

Il y a encore un genre de poème léger qui ne doit pas être confondu avec les précédents : c’est le poème satirique ; qui est comme eux une épopée, puisqu’on y raconte une action ; mais, bien loin de représenter les faits d’une manière héroïque, on y tourne les hommes et les choses en ridicule. Le Margitès d’Homère était sans doute un poème satirique. Hudibras de Buttler est du même genre, ainsi que la Dunciade de Pope et celle de Palissot.

Voici un court passage de ce dernier poème. Palissot feint qu’il a reçu de Merlin une lorgnette au moyen de laquelle il voit les objets, et les hommes surtout, tels qu’ils sont. Il décrit alors le palais de la Sottise et cette déesse elle-même :

Stupidité (c’est un nom de la belle),
Paraît aux yeux un vrai caméléon,
Toujours changeant d’habitude et de ton ;
Variant tout, excepté sa prunelle,
Où l’on ne vit jamais une étincelle
Du feu divin que l’on nomme raison ;
Tel que Virgile a peint le vieux Protée,
Qui, pour tromper les efforts d’Aristée,
À ses regards devenait, tour à tour,
Arbre ou rocher, quadrupède ou reptile ;
Telle, aux regards de la stupide cour,
La déité plaisamment versatile
Change de forme à chaque instant du jour.
Ainsi l’on voit sa burlesque nature
De chaque sot adopter la figure.
A-t-elle pris les traits de Marmontel ?
Elle sourit à sa métamorphose,
Traduit Lucain, fait des contes en prose,
Des vers bien durs et d’un ennui mortel.
Veut-elle plaire au troupeau des caillettes ?
C’est Dorat même écrivant aux comètes,
Ou proposant aux vœux de l’univers
Un petit nez troussé pour les déserts.
Mais, revenant à sa forme première,
On la revoit sous les traits de Lemierre ;
Elle s’y plaît, etc.

Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne faut pas juger les hommes que Palissot tourne ici en ridicule par ce qu’il en dit. C’est une satire en plusieurs chants ; et le poète, qui s’y livre à toute sa malignité, peut nous amuser un instant ; ce n’est pas lui qui doit nous instruire.

§ 67. Histoire de l’épopée. §

La poésie où l’on rappelle les grands événements politiques et les exploits des guerriers a, de tout temps, excité l’attention des hommes ; elle a dû être et a été, en effet, cultivée une des premières.

Homère, qui florissait environ mille ans avant Jésus-Christ, est le plus ancien des poètes grecs, et pour nous le père de la poésie épique.

On croit communément qu’il était de Smyrne, en Ionie, et qu’il vivait trois générations après la guerre de Troie. Suivant ce calcul, il pouvait avoir appris, dans son enfance, les merveilles de ce siège de la bouche même de quelques vieillards qui y avaient été. Il est auteur de deux poèmes qui se rapportent à cette grande expédition : l’Iliade, ou les combats devant Ilion, et l’Odyssée, ou le retour d’Ulysse dans sa patrie après cette guerre. La critique a relevé, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, quelques longueurs, des détails inutiles, des écarts multipliés ; mais, malgré ces défauts, il y a près de trois mille ans que toutes les nations éclairées admirent ces deux poèmes ; ce qui a fait dire à Chénier :

Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère,
Et depuis trois mille ans, Homère respecté,
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.

Après Homère, la Grèce ne compte plus qu’un poète épique digne de ce nom : c’est Apollonius de Rhodes, qui vivait 250 ans avant notre ère, et qui a chanté l’expédition des Argonautes.

Chez les Romains nous ne reconnaissons qu’un seul poème épique dans le sens étroit du mot : c’est l’Énéide de Virgile, ou le récit de l’établissement d’Énée et des Troyens dans l’Italie. Virgile a, dans son poème, imité les deux ouvrages d’Homère, et les a condensés, en quelque sorte, savoir, l’Odyssée dans ses premiers livres, et l’Iliade dans les derniers.

On a souvent comparé ces deux grands poètes’, et chacun les juge suivant son goût ou ses opinions. En général, on accorde à Homère la supériorité du génie producteur, puisqu’il a trouvé en lui-même de quoi remplir deux poèmes très longs ; qu’il a eu le secret de tirer le plus long des deux du sujet le plus mince et le plus étroit qui fut jamais, la brouillerie de deux princes pour une esclave. Il est surtout supérieur à Virgile pour la peinture des caractères, qui sont tous saillants chez lui, tandis qu’ils sont très pâles dans l’Énéide. D’un autre côté, le poète latin est bien supérieur dans l’ordonnance de son poème, la perfection de son style, la précision et le charme des détails. C’est là ce qui a fait dire à Voltaire « que si c’était Homère qui avait fait Virgile, c’était son plus bel ouvrage. »

Après Virgile, plusieurs Romains nous ont donné des poèmes du genre de l’épopée, mais qui diffèrent du grand poème épique comme nous allons le dire.

Lucain, né à Cordoue, en Espagne, en 59 de Jésus-Christ, fut élevé à Rome, dans la maison de Sénèque, son oncle. Son génie original ouvrit une route nouvelle : en choisissant une histoire récente pour sujet d’un poème épique, il s’est ôté toute la liberté de l’invention et l’usage du merveilleux. C’est la bataille de Pharsale, remportée par César sur Pompée, qui lui a fourni son sujet et son titre. Il a voulu suppléer au défaut d’invention par la grandeur des sentiments ; mais il a caché trop souvent sa sécheresse sous de l’enflure.

Stace, né à Naples vers l’an 50, a fait la Thébaïde, dont le sujet est la guerre odieuse que se firent Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe.

Valérius Flaccus a écrit les Argonautiques.

Silius Italicus, né à Rome en 65 de Jésus-Christ, a pris un sujet plus national : c’est la deuxième guerre punique. Il suit pas à pas Tite-Live pour les détails du récit, et copie servilement les formes de l’Énéide ; c’est dire assez que ce poème est dépourvu de chaleur et de coloris.

Nous devons à l’Italie les premiers poèmes du genre épique qui aient été faits depuis la renaissance des lettres. Le Roland amoureux de Boïardo fournit à L’Arioste, né à Reggio, en 1474, l’idée de son Roland furieux, poème où toutes les règles sont foulées aux pieds, mais admirable dans ses détails et dans son style, et plein de tableaux tour à tour sublimes et riants.

Trissino, ou le Trissin, né à Vicence en 1478, et contemporain de l’Arioste, était un homme d’un savoir très étendu et d’une grande capacité. Il entreprit un poème épique dont le sujet était l’Italie délivrée des Goths par Bélisaire, sous l’empire de Justinien. Il a tout pris d’Homère, hors le génie. Ses caractères sont peu marqués. Il est le premier moderne, en Europe, qui ait fait un poème régulier.

Camoëns, Portugais, né à Lisbonne en 1517, composa un poème sur la découverte des Indes, ou l’expédition de Vasco de Gama, qu’il intitula les Lusiades. Le sujet de ce poème n’est ni une guerre, ni le monde en armes pour une femme ; c’est un nouveau pays découvert à l’aide de la navigation.

Torquato Tasso, ou le Tasse, né à Sorrento, près de Naples, l’an 1544, donna à vingt-sept ans sa Jérusalem délivrée, qui fut traduite, et qui méritait de l’être, dans toutes les langues. C’est, sans comparaison, le plus beau poème épique des temps modernes. Son sujet est la première croisade ; son héros est Godefroi de Bouillon, qui, élu général des croisés, vient mettre le siège devant la ville sainte. Le Tasse fait paraître plusieurs grands personnages, dont il a l’art de varier les caractères à l’infini et de les soutenir jusqu’à la fin. Il a mis dans son ouvrage autant d’intérêt que de grandeur. On lui reproche quelque recherche d’esprit peu convenable dans un genre si sérieux ; ce qui a fait dire à Voltaire dans ses stances sur les poètes épiques :

De faux brillants, trop de génie
Mettent le Tasse un cran plus bas ;
Mais que ne tolère-t-on pas
Pour Armide et pour Herminie ?

Sur la fin du seizième siècle, don Alonzo d’Ercilla, gentilhomme de la chambre de l’empereur Maximilien, donna un poème intitulé Araucana, ou la Conquête du Chili. Ce poème est composé de trente-six chants, tous fort longs. Il est généralement médiocre. Ercilla a beaucoup de feu dans ses batailles, mais nulle invention, point de dessin. Les Espagnols le mettent néanmoins à côté des meilleurs poètes de l’Italie.

Jean Milton naquit à Londres en 1608. Une comédie intitulée Adam ou le Péché originel, qu’il vit représenter à Milan, lui fit concevoir le dessein de tirer de cette farce le sujet d’une tragédie. Ses idées augmentant avec le travail, il imagina de faire un poème épique, qu’il commença à l’âge de cinquante ans, et qu’il donna neuf ans après. Il l’intitula le Paradis perdu. Le sujet est la chute de nos premiers parents. Le plan est beau, le style noble, sublime, quelquefois dur. On y blâme trop de discours, des espèces de dissertations théologiques fort ennuyeuses, peu d’action, le manque de goût et de vraisemblance, et des épisodes trop peu liés. Malgré ces défauts la fécondité, la force et la beauté d’imagination qui règnent dans tout cet ouvrage, font marcher l’auteur bien près d’Homère, de Virgile et de Tasse.

Les Allemands vantent beaucoup le poème de la Messiade, par Klopstock, né en 1724, et mort au commencement de ce siècle. Le sujet est la mort du Messie. On sent tout ce qu’un tel sujet a de grand et de touchant. Mais les passions qui font vivre la poésie n’y peuvent jouer qu’un bien faible rôle.

Arouet de Voltaire, né à Paris (ou à Châtenay) en 1694, jaloux de la gloire de sa nation, lui a donné ce poème épique que les autres peuples nous accusaient de ne pouvoir pas produire. La Henriade a pour sujet la prise de Paris par Henri IV. On a dit avec quelque raison qu’il y a dans ce poème plus d’esprit que de génie, plus de coloris que d’invention, plus d’histoire que de poésie ; que les portraits, quoique très brillants, se ressemblent presque tous, l’auteur ayant toujours recours à l’antithèse ; que le sentiment y est étouffé par les descriptions ; enfin, que le plan est défectueux143. Le succès prodigieux qu’a eu la Henriade répond assez aux critiques qui en ont été faites. Il suffit de dire ici que si Voltaire n’a pas atteint la perfection de l’épopée, il a du moins fait voir que les Français pouvaient y arriver. Il a quelques endroits imités de Virgile, qui égalent les plus beaux du poète latin, comme la descente en esprit de Henri aux enfers, conduit par saint Louis, la mort du jeune d’Ailly tué par son père, etc.

Un mérite, enfin, qui n’est pas contesté à Voltaire, et qui suffirait seul pour faire vivre son ouvrage, c’est la perfection continue de son style, la noblesse des sentiments, et la sagesse des inventions, qui manque trop souvent aux autres poètes.

Chapitre XII. Poésie dramatique. §

§ 68. Définition. — Acteurs. — Fable. — Scène. §

La poésie dramatique est ainsi nommée d’un mot grec qui signifie agir, parce que, dans cette espèce de poésie, on ne raconte point l’action comme dans l’épopée ; mais on la montre elle-même dans ceux qui la représentent. Le drame, en général, est le spectacle poétique d’une action intéressante qui se développe par ce dialogue.

On appelle acteur et actrice celui ou celle dont la profession est de représenter des pièces dramatiques.

Le personnage est l’individu réel ou supposé dont on représente les actions. Quand Talma jouait Néron dans Britannicus, Néron était le personnage et Talma l’acteur.

La scène est l’endroit, ordinairement plus élevé et garni de décorations, où les acteurs jouent la pièce.

Le théâtre est le lieu d’où l’on peut voir la scène et les acteurs ; il comprend donc à la fois et ceux qui jouent et ceux qui regardent jouer.

L’amphithéâtre, au contraire, ne comprend que les spectateurs.

La pièce que l’on joue prend souvent le nom d’action, d’action dramatique.

On dit aussi la fable, eu égard aux inventions du poète, et à ce qu’il a été obligé d’imaginer pour faire marcher son action.

L’action dramatique est soumise aux yeux et doit se peindre comme la vérité ; ce qui demande un vraisemblable d’une espèce particulière au drame, que nous examinerons tout à l’heure.

On y exige, par la même raison, que l’action soit une, et qu’elle se passe tout entière en un même jour, en un même lieu. On veut que le style, les décorations, la déclamation des acteurs, tout concoure à nous persuader que la fiction est une réalité144.

De là, certaines conditions nécessaires pour le succès, et qu’il faut étudier avec soin.

§ 69. Vraisemblance dramatique. §

Toutes les actions théâtrales sont ou vraies ou feintes. Les actions vraies sont celles qui sont arrivées : l’histoire ou la tradition nous les donnent. Les actions feintes sont celles qui ne sont pas arrivées, ou que nous ne savons pas être arrivées réellement ; mais il faut qu’elles aient pu arriver, c’est-à-dire qu’il n’y ait rien dans ce qu’on nous en montre ou qu’on nous en dit qui se contredise assez pour empêcher l’action d’être.

Une action peut en même temps être vraie dans le fond, et feinte dans plusieurs de ses circonstances : elle peut aussi être feinte au fond, et vraie seulement dans les noms : c’est lorsqu’on attribue à des personnages qui ont existé une action qu’ils n’ont pas faite. Elle peut enfin être feinte en tout, et dans les noms et dans les faits : c’est ce qui arrive pour la plupart de nos comédies.

Il n’est pas possible que l’histoire ou la société actuelle fournisse au poète une action propre à être mise sur la scène avec toutes ses circonstances. Que celui-ci prenne son sujet dans un fond véritable, ou qu’il l’invente absolument, il faut toujours que le tout soit vraisemblable, c’est-à-dire que les diverses parties de l’action se succèdent de manière à ne heurter en rien la croyance ou le jugement des spectateurs.

Les auteurs de poétiques ont fait de longues dissertations sur les conditions et les divers degrés de la vraisemblance dans une action dramatique. On ne peut, à ce sujet, rien établir à priori de véritablement utile. C’est à chacun de juger par soi-même si ce qu’il offre au public ou ce qu’un fait donné lui présente a pu et dû se passer comme il le montre, eu égard, bien entendu, aux préliminaires de la pièce.

Ce n’est pas assez que l’action soit vraisemblable : il faut encore qu’elle soit entière et soumise aux unités dramatiques.

L’action est entière quand elle a son commencement, son milieu et sa fin, que l’on appelle aussi, comme nous l’avons vu pour l’action épique, l’exposition du sujet, le nœud, et le dénouement.

Dans la tragédie d’Athalie, le grand prêtre Joad prend la résolution de couronner le jeune Joas, héritier du trône de Juda, qui a été secrètement élevé dans le temple. Voilà le commencement que le spectateur apprend par l’exposition. Athalie, qui depuis plusieurs années s’est emparée de la couronne, demande au grand prêtre cet enfant contre lequel elle conçoit d’ailleurs quelques soupçons. Le grand prêtre le refuse et se met en défense contre cette reine : voilà le milieu ou le nœud. Athalie, attirée dans le temple par le grand prêtre, tombe dans le piège qui lui était tendu : elle est mise à mort et Joas est reconnu roi : voilà la fin ou le dénouement. L’action est complétement achevée ; et le spectateur sort satisfait, n’ayant plus rien à désirer sur cette histoire145.

L’action dramatique doit encore être une, exécutée en un jour, et dans le même lieu. Boileau a dit :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

C’est là ce qu’on appelle les trois unités dramatiques.

Unité d’action. L’action est une, quand on se propose un seul but, auquel tendent tous les moyens qu’on emploie ; que ces moyens soient plusieurs ou qu’il n’y en ait qu’un seul, il n’importe ; le but seul rassemble tous les rapports, et les réunit. Nous savons déjà que l’esprit n’admet pas avec plaisir deux actions différentes qui distraient son attention et empêchent l’intérêt. L’unité d’action s’explique donc d’elle-même.

Unité de lieu. Si on prend l’unité de lieu à la rigueur, elle exige que tout se passe précisément dans le même endroit. Il n’est pas aisé de tromper des yeux attentifs au spectacle. Si on change de décorations pour changer de lieu, on fait rire le spectateur, qui voit les lieux où il est se transformer en désert, en jardin, etc., sans changer lui-même de place. Il est encore plus ridicule de supposer, sans changer de décoration, un palais magnifique où était tout à l’heure un cabinet dans lequel on s’est établi dans les premiers actes.

Cette règle cause beaucoup de tourments aux poètes. C’est à eux de construire leurs pièces de manière à éviter les inconvénients, ou de prendre le parti qui en a le moins. Du reste, aujourd’hui, on autorise volontiers le changement de lieu, lorsque le théâtre est vide et que la toile est baissée ; et on ne croit pas que l’unité en soit détruite, si les diverses parties de l’action se passent dans des endroits assez voisins pour que tous les personnages y aillent et viennent naturellement.

Unité de temps. Cette unité consiste en ce que l’action dramatique ne dure qu’un jour ou un peu plus d’un jour. À la rigueur, l’action ne devrait pas durer plus longtemps que la représentation, c’est-à-dire qu’elle serait commencée et achevée dans deux ou trois heures au plus, comme dans Œdipe, dans Horace, dans Athalie. Or, comme il est très rare de trouver des sujets qui puissent être resserrés dans des bornes si étroites, on a élargi la règle, et on l’a étendue jusqu’aux vingt-quatre heures146. « Plus de sévérité, dit Voltaire, rendrait souvent impraticables de très beaux sujets, et plus d’indulgence ouvrirait la porte à de trop grands abus. »

De nos jours, on a voulu fouler aux pieds les règles des unités ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas une seule des pièces faites en dépit de ces règles qui ait eu un succès durable ; ce qui prouve qu’elles sont dans l’intérêt des auteurs comme dans celui de la beauté de l’œuvre.

§ 70. Conduite de l’action. §

L’action dramatique étant susceptible d’un long développement, on a dû y distinguer diverses parties, comme les scènes, les actes, l’exposition, le nœud ou l’intrigue, les péripéties, la catastrophe ou dénouement, etc.

Nous appelons scène (et ce mot, dans ce sens, est bien détourné de la signification primitive indiquée tout à l’heure) la réunion des personnages qui se trouvent en scène. Dans cette acception, la scène n’est qu’une partie de l’acte, et il y en a une nouvelle toutes les fois qu’un personnage entre ou sort, quoique le lieu de l’action reste le même. Il serait plus convenable d’employer pour cela le mot mouvement, et de laisser le nom de scène à ce que nous avons appelé ainsi en commençant ce chapitre.

Quoi qu’il en soit, les scènes doivent être liées de manière qu’on voie pourquoi un acteur entre ou sort. La liaison des scènes se fait ou par la présence des acteurs, ou par leurs discours, ou par la vue, ou par quelque bruit : par la présence, quand plusieurs acteurs, entrant ou sortant, restent quelques moments sur le théâtre ; par le discours, quand ils se parlent ; par la vue, quand l’entrant a vu le sortant, ou le sortant l’entrant, ou qu’ils se sont vus tous deux ; par le bruit, quand le théâtre demeurant vide, on entend le bruit de quelqu’un qui arrive. Cette dernière espèce de liaison ne suffit pas ; la troisième est absolument nécessaire ; les deux autres sont à désirer147.

On appelle actes, dans une pièce de théâtre, les parties de la pièce après lesquelles le théâtre reste vide, et l’action suspendue sans être pourtant achevée.

Ce temps où le théâtre reste vide est précisément ce que l’on appelle entracte. Ce sont les entractes qui séparent les actes et qui déterminent le nombre de ceux qui forment une pièce.

Il ne paraît pas que les Grecs aient connu la division de la tragédie ou de la comédie en actes. C’était une règle du théâtre latin qu’une pièce de théâtre devait avoir cinq actes, ni plus, ni moins148. Chez les modernes, cette règle, quoique généralement admise, n’est point absolue : la tragédie d’Esther est en trois actes seulement, ainsi que la Mort de César de Voltaire ; Abufar de Ducis est en quatre actes ; Une famille au temps de Luther par Delavigne n’en a qu’un. Quant aux comédies, nous en avons une multitude en un, deux, trois ou quatre actes. Il n’y a donc rien d’absolu dans la règle d’Horace, quoiqu’elle soit observée la plupart du temps, ainsi que nous l’avons dit.

On a cherché aussi, mais arbitrairement et sans succès, à déterminer quelle partie de la pièce chaque acte devait contenir.

On a demandé, par exemple, que le premier acte fît connaître tous les acteurs et une partie de leurs caractères, ou que le nœud y fût commencé et le dénouement préparé d’une manière insensible149. Toutes ces règles sont fantastiques, et les bons poètes s’en soucient fort peu.

Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il faut que le sujet soit exposé ou qu’il y ait, en termes de l’art, une exposition ; que l’action marche, que les divers intérêts se croisent et se combattent : c’est le nœud qu’on appelle aussi l’intrigue, par rapport à l’enchevêtrement des incidents ; enfin, que tout se termine d’une manière complète. C’est ce qu’on nomme, en général, le dénouement.

L’exposition du sujet est une des difficultés de l’art. Il y a plusieurs moyens pour la faire. Quelquefois c’est un acteur qui fait un prologue détaché de la pièce, ce qui ne demande aucun art et se faisait souvent chez les anciens, mais qu’aucun auteur de quelque talent ne se permettrait chez nous ; d’autres fois c’est un acteur qu’on suppose ignorer les faits, et à qui on raconte ce qui doit servir de base à l’action : par cette ruse, on instruit le spectateur en feignant d’instruire l’acteur. Le meilleur moyen, mais le plus difficile, c’est que l’action s’expose d’elle-même et en se faisant ; que le poète sache adroitement fixer le lieu où se fait l’action, l’heure à laquelle elle commence ; qu’il détaille tout son plan, caractérise ses acteurs, et le tout en agissant. On voit le modèle de cette exposition dans Horace, et particulièrement dans Tartuffe.

Les divers incidents amenés par l’action elle-même ou imaginés par l’auteur, en se croisant et s’entremêlant, forment l’intrigue de la pièce.

Les situations nouvelles que le jeu de ces incidents produit, et qui changent quelquefois la situation respective des personnages, s’appellent péripéties, d’un mot grec qui signifie chute, événement.

La péripétie finale, ou celle du dénouement, porte le nom de catastrophe (d’un mot grec qui signifie renversement), surtout quand elle est malheureuse. Ce mot s’applique donc spécialement à la tragédie.

§ 71. Personnages. §

Chez les anciens, il n’y eut pas d’abord plus de deux personnages conversant à la fois sur la scène : Sophocle imagina d’en admettre quelquefois un troisième, et l’on fit une règle de ne pas dépasser ce nombre150. Chez les modernes, on admet autant de personnages ensemble que le sujet en demande.

Le poète ne peut bien distinguer et faire connaître ses personnages que par les mœurs et les caractères qu’il leur donne ; on appelle ainsi les inclinations ou habitudes bonnes ou mauvaises de chacun.

On entend par mœurs ou mœurs générales, les habitudes qui appartiennent à une nation, à une époque, à tel ou tel âge, telle ou telle condition.

Le caractère, qu’on appelle aussi quelquefois les mœurs particulières, est plus spécial à chaque personnage151. Dans Iphigénie, Achille est ardent, Ulysse est rusé : ce sont deux caractères différents. Mais tous les deux doivent représenter les mœurs grecques, où ce que nous consentons à regarder comme ces mœurs.

Les mœurs, dans le drame comme dans l’épopée, doivent être bonnes, convenables, ressemblantes et égales152. Il faut aussi qu’elles se peignent par l’action même, et non par des portraits ou par un dialogue languissant.

Le style dramatique est une partie de l’art bien importante. Il est évident qu’il doit être au théâtre comme partout ailleurs, pur, correct, élégant, animé, naturel, etc. ; mais ce qui le caractérise particulièrement, c’est la simplicité. Ce sont des personnes qui s’entretiennent de leurs affaires et pour leurs intérêts : le premier de tous leurs devoirs, c’est de parler comme on parle, et de ne pas viser à l’expression poétique, qui trahirait aussitôt l’auteur et le ferait paraître aux lieu et place de son personnage.

Ainsi, le ton poétique est prétentieux, ridicule même dans le drame. Il se trouvera sans doute quelquefois, quand la situation le fera naître ; mais il ne faut pas le chercher ; il faut le laisser venir.

L’auteur dramatique évitera donc tout ce qui peut sentir l’art ou la déclamation, savoir : 1º. Les sentences ou les pensées morales généralisées ; il doit les enchaîner dans le texte, de manière qu’elles viennent à propos de ce qui se passe.

2º. Les figures oratoires, les élans lyriques, sauf, bien entendu, ceux qui sont amenés par la situation.

5º. Les monologues. Un acteur qui parle seul fait ce qu’on appelle un monologue ; et quand plusieurs parlent, et qu’ils se parlent l’un à l’autre, c’est un dialogue. L’action dramatique se développant par le dialogue, cette forme est essentielle au drame. L’autre n’est qu’accidentelle, et alors, tout monologue doit être court ; la raison en est qu’il est presque hors de la nature. S’il est long, il faut que l’acteur soit dans une agitation violente. Un homme tranquille se contente de penser, de réfléchir ; il ne dit pas ce qu’il pense au public : ce n’est que quand il sent un grand trouble au-dedans de lui-même qu’il éclate, qu’il marche à grands pas, qu’il fait des gestes et prononce des mots.

Les monologues n’étant pas agréables à l’auditeur, pour les éviter, on a inventé les confidents, dans le sein desquels les héros déposent leurs chagrins et leurs projets ; mais le rôle de ces confidents est ordinairement si froid, que le remède ne vaut guère mieux que le mal.

Le dialogue lui-même, qui est le langage nécessaire et continuel du drame, n’est pas facile à écrire. Il faut faire passer la parole d’un personnage à l’autre selon les idées, et non pour le besoin de l’auteur, qui ne doit nullement paraître. Il faut que les intérêts et les idées se mêlent, s’unissent, se relèvent, se croisent, etc., d’une façon aisée et prompte. Personne n’a été plus savant en cette partie que Corneille et Molière153.

§ 72. Distinction des ouvrages dramatiques. Tragédie. §

Les ouvrages dramatiques se distinguent d’après leur dénouement heureux ou malheureux, d’après les sentiments qu’ils excitent, d’après le rang des personnages, et le ton général du style. On a ainsi la tragédie, le drame proprement dit, la comédie et ses nombreuses espèces.

Parlons d’abord de la tragédie. C’est une pièce dramatique, dont les personnages sont des rois, des princes ou ceux qui gouvernent les peuples, et que l’on comprend sous le nom de héros ; le dénouement en est le plus souvent malheureux ; ce qui nous fait craindre pour les principaux personnages et nous intéresse vivement à leur sort ; enfin le style, sans cesser d’être simple, est pourtant conforme à la condition de ceux qui parlent, c’est-à-dire grave et noble.

Cette définition peut se réduire en celle-ci, qui est beaucoup plus courte : la tragédie est la représentation d’une action héroïque propre à exciter la terreur et la pitié.

L’action de la tragédie sera héroïque dans son principe, si elle est l’effet d’une qualité de l’âme portée, soit en bien soit en mal, à un degré extraordinaire, et au-dessus des esprits vulgaires. Telle est la clémence d’Auguste qui pardonne de Cléopâtre qui veut faire périr ses enfants pour conserver son trône et sa puissance.

L’action est héroïque dans son objet quand elle en a un grand, comme d’acquérir un trône, de punir un tyran, de se vaincre soi-même dans l’accès d’une grande passion, d’être utile à une nation entière. Le sacrifice d’Iphigénie, par exemple, est héroïque dans son objet, puisque la Grèce entière en a besoin154.

Elle est héroïque par le caractère de ceux qui la font, quand ce sont des rois, des princes qui agissent ou contre qui on agit : et c’est pour cela que nous insistions tout à l’heure sur le rang des personnages. Dès que les princes des peuples sont pour quelque chose dans une action, l’intérêt devient en quelque sorte national, et excite plus vivement notre attention.

Il n’est pas douteux pourtant qu’on ne puisse mettre sur le théâtre un tragique puisé dans les classes inférieures de la société. Il arrive tous les jours, dans les conditions médiocres, des événements touchants qui peuvent être l’objet de l’imitation poétique. Par exemple, Delavigne, dans Une famille au temps de Luther, a représenté les malheurs particuliers amenés par l’intolérance et l’exaltation religieuse.

Il semble même que le grand nombre des spectateurs étant dans cet état mitoyen, la proximité du malheureux qui touche à ceux qui le voient souffrir serait un motif de plus pour s’attendrir155.

Cependant il est très vrai que le public fait une différence entre ces divers sujets, et que l’on a jusqu’ici réservé le nom de tragédie aux pièces tristes dont les personnages sont de la plus haute condition. Comme nous le dirons, les autres sont généralement comprises sous le nom de drames.

Ce n’est pas assez que l’action de la tragédie soit héroïque, il faut surtout qu’elle soit tragique ; n’entendez pas par là qu’elle soit sanglante : « Ce n’est point une nécessité, dit Racine dans sa préface de Bérénice, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie. Il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

La tragédie, sans exiger absolument une action terminée par la mort de quelque grand personnage, en veut donc une qui, par ses diverses circonstances, par la situation des principaux intéressés, remue fortement le cœur et l’agite avec véhémence. Or, nulle action théâtrale ne peut produire cet effet si elle n’est terrible et touchante, si elle ne nous offre un malheur assez grand pour nous effrayer et pour nous attendrir. La terreur et la pitié sont, par conséquent, les passions que doit exciter la tragédie. Elles en sont tout à la fois la base et l’objet, parce que ce sont les deux plus grands ressorts qu’on puisse mettre en jeu pour émouvoir notre âme156 ; et ce sont elles, à proprement parler, qui font que l’action est tragique.

Ainsi, toute tragédie qui ne produit que l’un de ces deux sentiments est imparfaite ; celle qui ne produit ni l’un ni l’autre n’est point vraiment tragique ; et celle qui ne les produit que dans quelques endroits n’est tragique que dans ces endroits mêmes157.

On peut faire ici cette question : La passion de l’amour doit-elle régner dans les tragédies, c’est-à-dire en former le nœud ? Il y a des auteurs qui soutiennent que cette passion doit être entièrement bannie de nos tragédies ; il y en a d’autres qui prétendent qu’elle est absolument nécessaire.

Les premiers disent qu’elle dégrade l’action tragique, qu’elle y jette la fadeur et la langueur, que les Grecs et les Romains n’en ont point fait usage, qu’elle défigure et rabaisse les personnages historiques dont on emprunte les noms ; qu’enfin, peinte trop vivement, elle ne peut que corrompre l’esprit et amollir le cœur. Les autres répondent que l’amour fougueux, violent, jaloux et cruel, n’est que trop souvent le principe de ces dangers, de ces malheurs qui nous effrayent et nous attendrissent ; et qu’ainsi c’est une source d’émotions dont il est absurde de se priver ; que si les Grecs et les Romains n’y ont pas eu recours, c’est en grande partie parce qu’ils n’avaient pas de comédiennes, que c’étaient des hommes qui remplissaient les rôles de femmes, et que l’expression de l’amour eût été ridicule dans cette situation ; que ce n’est pas défigurer ni rabaisser les héros que de leur donner de l’amour, puisque l’histoire réelle ou poétique prouve qu’ils n’ont pas été exempts de cette passion ; qu’enfin la peinture de l’amour n’est pas dangereuse par elle-même ; qu’elle ne l’est que par l’excès de licence qu’on s’y donne ; et que l’abus qu’on en peut faire n’est pas un motif suffisant pour en interdire l’usage158.

Laissons de côté cette discussion métaphysique ; les faits ont depuis longtemps décidé la question, et ils ont répondu précisément comme l’avait fait Voltaire, qui dit, dans son Discours sur la tragédie : « Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies, est un goût efféminé ; l’en proscrire toujours, est une mauvaise humeur bien déraisonnable. L’amour, dans une tragédie, n’est pas plus un défaut essentiel que dans l’Énéide ; il n’est à reprendre que quand il est amené mal à propos et sans art. Le mal est que l’amour n’est souvent, chez nos héros de théâtre, que de la galanterie. Pour qu’il soit digne de la tragédie, il faut que ce soit une passion véritablement tragique, regardée comme une faiblesse et combattue par des remords ; il faut, ou que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux ; ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est pas invincible. »

Ces derniers mots nous conduisent à parler de la fin morale ou moralité de la tragédie.

On entend, par la fin morale d’un poème, ce qui doit nécessairement en résulter par rapport aux mœurs. Les beaux-arts perdraient une grande partie de leur valeur s’ils ne nous offraient que des passe-temps, s’ils ne produisaient sur nous aucun résultat pour la conduite de la vie. Heureusement, il n’en est pas ainsi. La fin morale de l’apologue est une maxime instructive ; celle de la satire est la correction du vice par la censure directe ; celle de l’épopée est d’élever l’âme par des idées nobles et des sentiments généreux ; celle de la tragédie sera de rendre notre âme sensible au malheur des autres, et moins facile à abattre par nos propres infortunes159. Au reste, toutes les allégories, toutes les allusions qu’on y peut trouver, toutes les maximes, toutes les belles sentences, bien qu’elles n’y soient, comme dans l’épopée, que des finesses de l’artiste, et non l’objet de l’art, contribuent encore à la fin morale de la tragédie, et concourent, avec les grands exemples que nous avons sous les yeux, à nous rendre ce spectacle profitable.

Il n’y a rien à dire de particulier du style de la tragédie ; c’est dans nos bons poètes qu’on trouvera des modèles excellents. Mais il peut être utile d’en récapituler ici les règles générales et pratiques. Ce sont les paroles mêmes de Voltaire dont je vais me servir : « Créer un sujet, inventer un nœud et un dénouement ; donner à chaque personnage son caractère et le soutenir ; faire en sorte qu’aucun d’eux ne paraisse et ne sorte sans une raison sentie de tous les spectateurs ; ne laisser jamais le théâtre vide ; faire dire à chacun ce qu’il doit dire, avec noblesse sans enflure, avec simplicité sans bassesse ; faire de beaux vers qui ne sentent point le poète et tels que le personnage aurait dû en faire s’il parlait en vers : c’est là une partie des devoirs que tout auteur d’une tragédie doit remplir. Resserrer un événement illustre et intéressant dans l’espace de trois heures ; ne faire paraître les personnages que quand ils doivent venir ; former une intrigue aussi vraisemblable qu’attachante ; ne rien dire d’inutile ; instruire l’esprit et remuer le cœur ; être toujours éloquent en vers, et de l’éloquence propre à chaque caractère que l’on représente ; parler sa langue avec autant de pureté que dans la prose la plus châtiée, sans que la contrainte de la rime paraisse gêner les pensées ; ne pas se permettre un seul vers dur, ou obscur ou déclamatoire : ce sont là les conditions qu’on exige aujourd’hui d’une tragédie pour qu’elle puisse passer, à la postérité avec l’approbation des connaisseurs160. »

§ 73. Histoire de la tragédie. §

C’est dans la Grèce qu’il faut chercher l’origine de la tragédie. Aux fêtes de Bacchus, on sacrifiait un bouc à ce dieu ; et pendant ce sacrifice, le peuple et les prêtres chantaient à sa gloire des hymnes, que la victime fit nommer tragédie, c’est-à-dire chant du bouc.

Ces chants ne se renfermaient pas seulement dans les temples ; on les promenait dans les bourgades ; on traînait sur un âne un homme travesti en Silène, et on le suivait en chantant et en dansant ; d’autres, barbouillés de lie, se perchaient sur des charrettes, et fredonnaient, le verre à la main, les louanges du dieu des raisins.

La tragédie demeura longtemps dans cet état. Thespis y introduisit le premier un acteur qui récitait quelque discours, pour donner le temps aux musiciens et aux danseurs de se reposer. Cette tentative fut approuvée ; et enfin le récit fut divisé en plusieurs parties pour couper plusieurs fois le chant, et augmenter le plaisir de la variété.

Eschyle, plus tard, mit deux acteurs au lieu d’un. Il leur fit entreprendre une action, et c’était le récit mis en spectacle. Il donna à ses acteurs des caractères, des mœurs, une élocution convenables. Par cette révolution, le chœur, qui, dans l’origine, avait été la base du spectacle, n’en fut plus que l’accessoire, et ne servit que d’intermède à l’action, de même qu’auparavant l’action lui en avait servi. Eschyle inventa aussi le costume et le masque théâtral ; il fit construire et exhausser la scène, et l’orna de décorations.

Sophocle succéda à Eschyle. Nous avons déjà dit qu’il mit un troisième personnage sur la scène ; de plus, il supprima ce que le style d’Eschyle avait de trop pompeux ou d’exagéré. Il réduisit la muse tragique aux règles de la décence et du vrai, et lui apprit à se contenter d’une marche noble et assurée, sans orgueil, sans faste, sans cette fierté gigantesque qui est au-delà de ce qu’on appelle l’héroïque.

Euripide, le troisième tragique des Grecs, naquit à Salamine, quinze ans après Sophocle, s’attacha d’abord aux philosophes, et eut pour maître Anaxagore. Aussi toutes ses pièces sont-elles remplies de maximes excellentes pour la conduite et les mœurs. Il commença à s’appliquer au théâtre dès l’âge de dix-huit ans. Il est tendre, touchant, vraiment tragique, quoique moins élevé et moins vigoureux que Sophocle161.

Nous n’avons d’autres tragédies latines que celles qu’on attribue à Sénèque. Cependant les Romains en avaient fait un grand nombre, et quelques-unes étaient très bonnes, au jugement de Quintilien. Le temps nous les a ravies.

Dans les tragédies de Sénèque, on trouve en quelques endroits de fort beaux sentiments, mais qui sont presque toujours hors de la nature. Elles sentent toutes le déclamateur et l’écrivain possédé de la fureur du bel-esprit162.

Passons quinze siècles, et venons tout d’un coup au grand Corneille. Lorsqu’il parut, c’est-à-dire en 1625, puisqu’il donna sa première pièce à dix-neuf ans, la France n’avait pour théâtre qu’un amas confus d’objets disparates, où le sacré, le profane, le tragique, le comique, le bouffon, la grossièreté et les pointes, tous les styles, tous les tons, étaient mêlés sans goût, sans choix. Jodelle, Garnier, Hardi, ne connurent que l’existence de l’art ; à peine soupçonnèrent-ils qu’il y eût des règles. Mairet, Rotrou, préparaient le débrouillement du chaos ; mais nous y serions encore si Corneille, par la force de son génie, et sa pièce du Cid, représentée en 1636, n’eût dissipé les nuages et nettoyé l’horizon.

Ce fut lui qui nous marqua le but de l’art avec précision, qui montra par des préceptes, et plus encore par des exemples, quels objets il fallait choisir, comment on devait les présenter, comment on pouvait développer un sujet, le partager, en lier les parties, les combiner, les graduer, séparer les actes sans les isoler, amener et remplir les scènes, dessiner les caractères, peindre les mœurs dans les actions et dans les discours. Ce fut lui, en un mot, qui donna le ton au public et qui mit le public en état de le donner aux auteurs163.

Lorsque ce grand homme commençait à vieillir, Racine, né avec un génie heureux, un goût exquis, entra dans la carrière et donna une nouvelle forme à la tragédie. L’élévation de Corneille était un monde où beaucoup de gens ne pouvaient arriver. L’expérience avait fait reconnaître qu’elle n’était pas exempte d’exagération ni d’enflure. On blâmait aussi chez lui des mots vieillis et surannés, des discours embarrassés, un style souvent déclamatoire, des inégalités et même des chutes après les morceaux les plus sublimes. Racine sut éviter tous ces défauts, et devint le plus parfait modèle des poètes tragiques. Ses plans sont toujours exacts, ses intrigues sagement conduites, sa marche unie et assurée, son dialogue juste et direct, son style pur, élégant et harmonieux.

Il y avait plusieurs années que la scène tragique avait perdu Racine lorsque Crébillon y parut. Les premiers essais de ce poète annoncèrent qu’il concevait fortement la tragédie et qu’il avait un genre à lui. Il manie le ressort de la terreur avec autant de force qu’Eschyle, auquel on l’a comparé ; et le pathétique sombre qui règne dans toutes ses tragédies pénètre au fond de l’âme et lui fait éprouver les plus violentes secousses. Malheureusement, il a trop négligé son style ; de sorte que ce n’est pas lui, comme on l’avait dit d’abord, c’est véritablement Voltaire, qui a la gloire de partager avec Corneille et Racine le sceptre de la scène tragique.

Voltaire, en effet, sans avoir aucun genre qui lui soit particulier, réunit à un degré remarquable les qualités des trois tragiques qui l’ont précédé. Tour à tour vigoureux et sublime, tendre et touchant, sombre et terrible, trop prodigue, peut-être, de maximes, mais toujours correct, pur, coulant dans son style, quoiqu’il n’ait point égalé ses prédécesseurs dans le genre de mérite propre à chacun d’eux, il fait certainement le plus grand honneur à notre scène164, et a été reconnu, comme il devait l’être, pour notre troisième tragique.

Beaucoup de poètes ont, depuis lui, paru sur la scène française ; mais aucun ne s’est élevé assez haut pour mériter une place à côté de ces grands hommes, si ce n’est Casimir Delavigne, né au Havre en 1793, et enlevé à la poésie dans toute la force de son talent. Les Vêpres siciliennes, représentées en 1821, furent pour lui l’occasion d’un vrai triomphe. Aucune pièce, à l’exception du Cid, n’avait été accueillie avec une faveur aussi éclatante. Depuis cette époque, chaque œuvre du poète a ajouté à sa réputation. Le Paria, Marino, Louis XI, les Enfants d’Édouard, la Fille du Cid, etc., sont des ouvrages qui restent dans toutes les mémoires, et dont la place est déjà marquée parmi les chefs-d’œuvre de notre théâtre.

Empruntons à ses Enfants d’Édouard une partie du récit que fait le plus jeune de ces princes du songe qui lui annonçait le crime de Glocester, son oncle.

Tout à coup à Windsor je me crus transporté.
Le feuillage tremblait, par les vents agité ;
Leur souffle tiède et lourd annonçait un orage
Pour deux pâles boutons qui, presque du même âge,
Sur un même rameau confondant leur parfum,
L’un à l’autre enlacés, semblaient n’en former qu’un.
Unis comme eux, Richard, nous admirions leurs charmes.
En voyant l’eau du ciel qui les couvrait de larmes,
Je les pris en pitié sans deviner pourquoi,
Et tu me dis alors : « Mon frère, un d’eux, c’est toi ;
L’autre, c’est moi. » Soudain le fer brille. Ô prodige !
Le sang par jets vermeils s’échappe de leur tige,
Comme si c’était moi qui le perdais, ce sang.
Mon cœur vint à faillir ; ma main en se baissant,
Pour chercher dans la nuit leurs feuilles dispersées,
Toucha de deux enfants les dépouilles glacées.
Puis je ne sentis plus ; mais j’entendis des voix
Qui disaient : « Portez-les au tombeau de nos rois. »

§ 74. Comédie. §

La comédie, selon Batteux, est la représentation d’une action bourgeoise, présentée par un côté ridicule. Cette définition est un peu étroite. Disons plutôt, avec Domairon, que le poème comique est, en général, celui où l’on introduit sur la scène des personnages qui font une action amusante et risible, mais commune, c’est-à-dire relative, au caractère aux mœurs, à la manière de vivre des hommes dans la société ordinaire.

En un mot, la comédie diffère de la tragédie par le sujet, qui est gai au lieu d’être triste ; par la condition des personnages, qui sont pris dans la vie commune et la classe moyenne, ou la basse classe de la société ; par le style et le ton du dialogue, qui doit être en rapport avec le sujet et les personnages.

La fin morale de la comédie est de nous corriger de nos défauts par le ridicule. Le ridicule est donc vraiment l’arme de la comédie ; et l’on entend par ridicule une certaine difformité qui choque la bienséance ou l’usage reçu, ou même la morale du monde poli.

Il faut observer que ce ridicule doit être plaisant, car tout ridicule ne l’est pas. Il y en a un qui nous ennuie, qui est maussade : c’est le ridicule grossier. Il y en a un autre qui nous cause du dépit, parce qu’il tient à un défaut qui prend sur notre amour-propre : tel est le sot orgueil. Celui qui se montre sur la scène comique doit toujours être délicat. Il consiste à peindre d’une manière très ressemblante et très vive les mœurs des citoyens, et à y joindre en même temps un certain grotesque qu’il est plus aisé de sentir que de définir.

Ce n’est pas assez, en effet, que le ridicule soit vrai ; il faut qu’il soit chargé, c’est-à-dire poussé au-delà des limites naturelles. Par exemple, un avare, dans la société, ne donne ses preuves d’avarice que de loin en loin.

Sur le théâtre, un avare ne dit pas un mot, ne fait pas un geste qui ne représente l’avarice : cette exagération de son vice fait un spectacle singulier, vrai cependant, et complètement ridicule.

Le ridicule est encore chargé quand on fait contraster les travers entre eux, ou avec la raison droite et la décence, lorsqu’on fait figurer un jeune homme prodigue à côté d’un père avare ; lorsque, sur la même scène, on voit un homme sensé et un joueur de trictrac qui vient lui tenir des propos impertinents ; une femme ménagère, à côté d’une savante ; un homme poli et humain à côté d’un misanthrope.

Jusqu’où cette exagération de la nature doit-elle aller ? Il est impossible de le déterminer d’avance. Le goût seul de l’auteur ou celui des spectateurs doit assigner la limite qu’on peut ou qu’on ne peut pas dépasser. C’est même sur cette différence qu’est fondée la distinction que l’on fait en France de plusieurs comiques différents,, ou, si on l’aime mieux, de divers degrés dans le comique. Il y a un comique fin, délicat, qui ne chatouille que l’esprit. Tel est celui qui règne dans le Misanthrope, les Femmes savantes. Tout y est décent, régulier ; les mœurs y sont peintes dans le vrai, avec une charge si légère, qu’elle ne s’aperçoit presque point. C’est le haut comique.

En opposition avec ce comique, il y en a un autre qui consiste dans des tours de souplesse des valets ou des soubrettes, dans les flagorneries de quelque patelin, dans des plaisanteries exagérées et imprévues, dans des situations impossibles. Les choses y sont outrées manifestement ; c’est du grotesque, du bouffon, plutôt que du comique : presque tout est au-delà du vrai, grimaçant, estropié, trop chargé. C’est le bas comique.

Entre ces deux extrêmes il y a plusieurs milieux, dont il est aisé de se former l’idée ; et peut-être que c’est dans ce milieu seul que se trouve le vrai comique, qui réjouit également l’imagination et l’esprit.

Ainsi, cette énergie que les Romains appelaient la force comique, vis comica, est le ridicule vrai, mais chargé plus ou moins, selon que le comique est plus ou moins délicat. Il y a un point exquis en deçà duquel on ne rit point et au-delà duquel on ne rit plus, au moins les honnêtes gens. Plus on a le goût fin et exercé sur les bons modèles, plus on le sent ; mais ce sont de ces choses qu’on ne peut que sentir165.

Quant au style de la comédie, il n’y a rien à ajouter à ce que nous avons déjà dit : qu’il soit simple, clair, familier sans pourtant être jamais ni bas, ni rampant, ni lâche ; assaisonné de pensées fines et délicates, d’expressions plus vives qu’éclatantes, sans grands mots, sans figures soutenues, sans tirades de morale ou de préceptes prétentieux : voilà certainement ce qu’il doit être en général. Dans quelques occasions bien rares, il s’élèvera au ton d’une passion vive, comme quand Marianne, dans Tartuffe, prie son père de ne pas la contraindre à un mariage qu’elle a en horreur ; mais c’est là une exception fort rare.

§ 75. Diverses sortes de comédies. §

Les comédies sont bien plus libres et prêtent bien plus à la variété que les tragédies. Aussi les a-t-on distinguées en plusieurs sortes, selon la forme du langage qu’on y emploie, selon les personnages qu’on y fait paraître, selon l’action qu’on y représente et l’intérêt qu’elles excitent, selon les qualités qui y dominent, selon le comique qu’on y remarque.

Quant au langage, les comédies sont en vers ou en prose ; ces dernières, toutes choses égales d’ailleurs, sont toujours considérées comme de beaucoup inférieures aux comédies en vers.

Parmi les comédies en prose, il y en a où l’on admet le patois des diverses provinces, ou les fautes grossières que font les personnes ignorantes dans le vocabulaire ou la syntaxe. Il est inutile de dire que quand ces fautes dépassent une certaine mesure, l’ouvrage qui les admet devient tout à fait indigne de l’attention des littérateurs.

La division faite entre les comédies quant aux qualités qui y dominent est surtout importante chez nous ; on distingue les comédies de caractère, les comédies de mœurs, les comédies d’intrigue, et les comédies à tiroir.

Les comédies d’intrigue, dit Destouches, dans la préface de l’Envieux, consistent dans un enchaînement d’aventures qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un embarras qui croît toujours jusqu’au dénouement. Comme il ne s’agit, dans ces sortes de pièces, que de les charger d’incidents, les mœurs et les caractères n’y sont touchés que superficiellement. Ce genre de comédie égaye l’esprit, mais sans l’instruire ; il amuse et ne va pas jusqu’au cœur.

Dans l’autre genre de comédie, on présente un caractère dominant qui fait proprement le sujet de la pièce. Telles sont les comédies de l’Avare, du Glorieux, du Menteur, etc., et ce sont ces pièces-là qu’on appelle exclusivement comédies de caractère. Le poète peut associer à ce caractère principal d’autres caractères subalternes, sans que l’action en devienne plus chargée ou plus intriguée. C’est ce qu’a fait Molière dans le Misanthrope, où il a présenté outre ce caractère principal, ceux de la coquette, de la médisante, et des petits-maîtres.

Nous avons encore des comédies de caractère mixtes, c’est-à-dire formées de plusieurs caractères opposés entre eux, mais qui sont tous également importants de manière qu’il n’y en a aucun qui brille assez pour être distingué des autres et pour être regardé comme le caractère principal166 ; nous en avons surtout où le poète, sans s’attacher à peindre un de ces défauts inhérents à l’esprit humain, et qui se retrouvent ainsi à toutes les époques, représente des travers d’un certain temps ou d’un certain endroit : comme quand Picard, dans sa Petite ville, montre les ridicules des provinciaux et les caquets des lieux où tout le monde se connaît. Ce sont ces pièces qu’on appelle comédies de mœurs.

Toutes choses d’ailleurs égales, les connaisseurs mettent au premier rang la comédie de caractère ; au second la comédie de mœurs ; et au troisième la comédie d’intrigue. Mais il faut remarquer que ces divisions ne sont pas absolues. Il n’y a pas de comédie d’intrigue où on ne représente en même temps quelques caractères particuliers et les mœurs de l’époque où l’on vit : il n’y a pas, non plus, de bonne comédie de caractère ou de mœurs où les événements ne s’enchaînent de manière à en former l’intrigue : ainsi ces trois qualités se trouvent, bien qu’à des degrés différents, dans toutes les bonnes comédies.

Lorsque l’intrigue en est tout à fait absente, on tombe dans les comédies à tiroir, qui sont en effet moins estimées que les autres. Ces comédies sont celles dont les scènes n’ont aucune liaison entre elles. Le poète y fait paraître plusieurs personnages qui ont chacun leur intérêt particulier. Ils viennent successivement ou plusieurs ensemble entretenir un personnage qui reste tout le temps sur la scène et qui ne fait que leur donner la réplique. Voilà en quoi consiste toute l’action de ces pièces : il n’y a, par conséquent, ni intrigue, ni dénouement167, ni caractère largement développé, ni mœurs vivement représentées. Ce ne sont que des ridicules individuels, qui passent sous nos yeux comme les figures d’une lanterne magique. Qui croirait que dans des conditions pareilles nos auteurs ont pu produire des chefs-d’œuvre ? C’est pourtant la vérité ; les Fâcheux de Molière, le Mercure galant de Boursault, et, à un rang inférieur, les Originaux de Fagan, la Nouveauté de Legrand et bien d’autres, vivront tant qu’on aimera la bonne comédie.

Quant aux personnages admis dans la comédie, ils peuvent être de tous les rangs. On voit des rois, des princes dans la Partie de chasse de Henri IV par Collé, et dans le Pinto de Lemercier : ces pièces se nomment quelquefois comédies héroïques. Dans le Misanthrope, ce sont des marquis, des comtes, en un mot des courtisans ; dans Tartuffe et les Femmes savantes, ce sont de simples bourgeois ; dans Turcaret, ce sont des financiers, dans Attendez-moi sous l’orme de Regnard, ce sont des paysans.

Lorsque les personnages sont un peu élevés ou voisins de ceux de la tragédie, surtout lorsque l’action qui s’y passe a quelque chose de sombre ou qui touche au crime, et qu’elle excite la terreur ou la pitié plutôt que le rire, ce n’est plus une comédie, c’est ce qu’on appelle un drame.

Quand le poète présente dans tous le cours de l’action ou dans quelques parties seulement des situations propres à exciter la sensibilité et à faire verser des larmes, la pièce reçoit le nom de comédie larmoyante ou tragédie bourgeoise. Ces deux noms se prennent toujours en mauvaise part.

Quand on descend aux plaisanteries les plus hasardées, aux mots triviaux, aux lazzi burlesques, la pièce prend le nom de farce, de folie, de parade, etc. L’objet de la farce est de faire rire et de divertir en critiquant les vices par les traits les plus chargés et les plus ridicules.

Le mot folie s’applique souvent comme un adjectif : une comédie-folie, c’est-à-dire d’une gaîté folle. C’est donc une farce tout simplement.

La parade est, à proprement parler, le dialogue qu’improvisent deux saltimbanques sur leurs tréteaux, pour amasser la multitude et l’engager à entrer dans les théâtres en plein vent, moyennant une petite rétribution. Ce n’est pas là une pièce dramatique ; et quand nos auteurs comiques écrivent des parades, on comprend qu’ils y mettent plus d’art et d’invention qu’il n’y en a dans les parades réelles. Il faut donc entendre par ce mot une pièce de bas comique, c’est-à-dire encore une farce ou une folie. Ainsi il n’y a pas de différence réelle entre ces trois mots.

La parodie, en général, est une sorte d’allusion maligne aux expressions, aux phrases, aux discours d’un auteur168. Elle s’étend quelquefois à une pièce entière et devient ainsi une véritable comédie d’une certaine espèce. Le titre de l’original, les noms et les rangs des personnages sont conservés ou changés de manière à ce qu’on les reconnaisse ; l’action, l’intrigue, la catastrophe reviennent aussi. Seulement on tourne en ridicule l’action la plus noble et les incidents les plus tragiques. Le Mauvais ménage, Agnès de Chaillot, la Petite Iphigénie sont trois parodies excellentes, l’une de Marianne, tragédie de Voltaire ; l’autre d’Inès de Castro, tragédie de Lamotte ; la troisième d’Iphigénie en Tauride, tragédie de Guimond de la Touche. Dans Marianne on voit un Hérode jaloux, un Varus, préteur romain, amoureux de Marianne ; dans la parodie, c’est un bailli et un officier de dragons. Dans Inès, le fils d’un roi est marié secrètement avec une fille d’honneur de la reine, tandis que ce roi veut le marier avec la propre fille de cette même reine : dans la parodie, c’est Pierrot, fils d’un bailli, qui est marié secrètement avec la servante de la maison, tandis que son père veut le marier avec la fille de la baillive.

Les actions héroïques travesties de la sorte fournissent à la diction même des traits d’autant plus agréables, que les pensées brillantes et les vers frappants de l’original sont plus ingénieusement adaptés dans la parodie. De là naît un contraste qui déride les plus sérieux : car il n’y a point de spectateur qui puisse entendre sans rire un homme du peuple placé dans la même situation qu’un prince malheureux, employer les mêmes expressions que ce prince pour déplorer son malheur169.

§ 76. Histoire de la comédie. §

La comédie naquit après la tragédie. Le Margitès d’Homère, poème où était représenté un homme fainéant, qui n’était bon à rien, donna l’idée du comique. Il ne s’agissait que de mettre ce genre en action, comme on y avait mis l’héroïque : ce qui fut d’autant plus aisé, que la comédie, dans ses commencements, peignait tout d’après nature. S’il y avait un coquin, un fourbe insigne, un débauché fameux, quelqu’un qu’on haïssait, on prenait son nom, son air, sa démarche, sa manière de s’habiller, et on le jouait sur le théâtre.

Ce premier genre de comédie fut celui d’Eupolis, de Cratinus, d’Aristophane, et on l’appela la vieille comédie. La licence n’épargna pas même les dieux. Le peuple et les magistrats n’en faisaient que rire. Mais sitôt que des philosophes et des dieux, on eut osé en venir aux magistrats mêmes, ceux-ci trouvèrent que la plaisanterie passait les bornes : ils firent une loi qui défendait de nommer les personnes.

Les poètes prirent alors un autre tour pour éluder la loi. Ils employèrent des noms imaginaires, sous lesquels ils peignirent, d’après nature, les caractères et les mœurs de ceux qu’ils voulaient rendre ridicules ; et ils les peignirent si bien, que personne ne s’y trompait. Ce fut la comédie moyenne.

L’inconvénient qui avait attiré la première loi, renaissant sous une autre forme, il vint une seconde loi qui défendit de prendre pour sujet des aventures réelles. Cette défense amena la comédie à peu près telle que nous la concevons aujourd’hui, faisant non plus la satire personnelle des citoyens, mais attaquant les vices généraux sans désigner personne. C’est ce qu’on appela la nouvelle comédie, dans laquelle Philémon, Diphile et surtout Ménandre se distinguèrent. Malheureusement il ne nous reste de ces trois poètes que des fragments extrêmement courts170.

La comédie se produisit à Rome vers le temps des guerres puniques. Livius Andronicus, Grec de naissance, montra la comédie aux Romains par des traductions du grec. Névius, Ennius polirent le théâtre romain de plus en plus, aussi bien que Pacuvius, Cécilius, Attius. Les ouvrages de tous ces auteurs sont perdus. Quant à Plaute, contemporain d’Ennius et à Térence, l’ami de Scipion et de Lélius, qui portèrent la comédie latine aussi loin qu’elle ait jamais été, nous avons leurs pièces.

Plaute, né comme Aristophane, avec un génie libre et gai, a répandu partout le sel et la plaisanterie ; mais il reste dans ses ouvrages quelque rouille du siècle précédent. Il y a de mauvaises pointes, des bouffonneries, des turlupinades, de plats jeux de mots. L’oreille, d’ailleurs, n’était pas, de son temps, assez scrupuleuse, et ses vers n’ont pas toute l’harmonie désirable.

Térence a un genre tout différent de Plaute : sa comédie n’est que le tableau de la vie civile ; tableau où les objets sont choisis avec goût, disposés avec art, peints avec grâce et élégance. Décent partout, ne riant qu’avec réserve et modestie, la crainte d’aller trop loin le retient en deçà des limites. Délicat, élégant, poli, gracieux, il ne lui manque que la force comique, que les Romains désiraient en effet chez lui171.

La comédie a eu chez nous, comme chez les Grecs, des commencements informes. Longtemps même après l’époque de la renaissance, on n’aperçoit que par intervalle chez nos vieux poètes quelques lueurs de vrai comique. Les Espagnols connurent avant nous la bonne comédie ; nous leur devons même la première pièce de caractère qui se soit soutenue, et qui se soutiendra toujours avec distinction sur notre théâtre : c’est le Menteur que Corneille imita de Lopez de Véga, et qu’il fit représenter pour la première fois en 1642172. Le passage suivant, extrait de la première scène, offrait assurément un fond d’idées, une harmonie dans les vers, et un ton de conversation qu’on n’avait jamais entendu jusque-là, et qui dut bien surprendre les auditeurs :

DORANTE.

À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse ;
J’étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers,
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.
Le climat différent veut une autre méthode ;
Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode.
La diverse façon de marcher et d’agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir ;
Chez des provinciaux on prend ce qu’on rencontre,
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre.
Mais il faut, à Paris, bien d’autres qualités ;
On ne s’éblouit pas de ces fausses clartés,
Et tant d’honnêtes gens que l’on y voit ensemble
Font qu’on est mal reçu si l’on ne leur ressemble.

CLITON.

Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez :
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés.
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence :
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France,
Et parmi tant d’esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte,
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix ;
Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise.

Molière ne fut donc pas le premier à tracer la carrière : il n’y entra pas même seul, puisque la même année 1635 qu’il donna au théâtre de Lyon l’Étourdi, sa première pièce, on donnait au théâtre des Paris les Rivales de Quinault. Mais cet auteur inimitable a été bien au-delà de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui l’ont suivi. Que les Français le mettent au-dessus des comiques de tous les temps et de tous les pays, aucune nation ne pourra les accuser d’injustice ou de partialité. Il réunit au plus haut degré tous les talents des comiques grecs et des latins : le sel et la gaîté d’Aristophane, la finesse et la vérité de Ménandre, la force et l’abondance de Plaute, la noblesse et les grâces de Térence173. Ses dispositions naturelles, son caractère observateur, son talent de style sont certainement pour beaucoup dans le succès qu’il a obtenu ; mais les mœurs françaises, nos habitudes de société, le ton de notre conversation, notre langue enfin y sont aussi pour quelque chose ; et ce qui le prouve, c’est cette suite de poètes comiques du plus grand talent, que nous avons eus depuis sa mort, et cette innombrable quantité de comédies qu’ils nous ont données et dans lesquelles on trouve toujours, jusque dans les plus faibles, plus ou moins des qualités qu’il a mises dans les siennes.

Nous ne pouvons indiquer ici que les principaux de nos auteurs comiques : rappelons avant tout la remarque de La Harpe qui dit que tous ceux qui ont excellé dans la tragédie ont fait de bonnes comédies. En effet, après Corneille, Racine a fait les Plaideurs ; Voltaire, Nanine, l’Enfant prodigue et plusieurs autres ; Delavigne, les Comédiens, l’École des vieillards, la Princesse Aurélie, la Popularité. C’est Voltaire qui se trouve ici le plus mal partagé. Ses comédies sont faibles et d’un comique un peu larmoyant.

Mais pour indiquer nos auteurs comiques spéciaux, après Molière, il faut placer Regnard, puis Destouches, qui ont fait chacun plusieurs comédies excellentes : Piron, qui a fait la Métromanie ; Gresset, qui a fait le Méchant ; Le Sage, auteur de Turcaret ; Dancourt, Legrand, Picard, Duval et beaucoup d’autres dont la fécondité nous étonnerait à bon droit, si le genre de la comédie, surtout de la comédie en prose, n’était pas si propre aux Français, qu’ils semblent n’avoir qu’à prendre la plume pour écrire des ouvrages piquants par l’exacte observation des mœurs, intéressants par la facilité de l’intrigue, amusants surtout par la franchise, l’esprit et l’originalité du dialogue.

§ 77. Pièces à musique, à danse, à spectacle. §

Il y aurait dans cet ouvrage une lacune considérable si nous ne parlions, au moins en courant, de quelques pièces où le poète n’est plus seul, mais où il appelle à son aide, pour amuser le spectateur, des moyens étrangers à la littérature proprement dite. On a successivement mêlé aux pièces récitées, le chant, la musique instrumentale, la danse, enfin les décorations ; et nous avons dans ce genre toute une littérature dramatique, dont il n’est pas permis d’ignorer les grandes divisions.

Parlons d’abord des décorations et des machines. Dans les premiers temps, la tragédie et la comédie n’ont représenté que les faits purement humains ; et, l’unité de lieu étant observée strictement, il suffisait d’une scène très simple représentant une chambre, une place, un jardin, etc.

Un peu plus tard on pensa à varier le spectacle : on voulut représenter des personnages mythologiques ou surhumains : il fallut les faire voler dans l’air, y soutenir des monstres, y bâtir des palais enchantés, produire enfin toutes sortes de changements à vue. Ce fut encore Corneille qui inventa ce genre de spectacle aujourd’hui si perfectionné. Dans sa tragédie d’Andromède, représentée en 1651, on trouvait, en fait de machines et de décorations, tout ce qu’on trouve aujourd’hui dans les pièces fantastiques que nous appelons pièces-féeries. Car les féeries sont, en général, les prodiges que l’on suppose opérés par les fées, les génies, les êtres surnaturels ; et, en termes de théâtre, on applique ce nom aux pièces dans lesquelles on exécute, à l’aide de machines, des changements à vue de décorations, de costumes, de personnages même, commandés par ces puissances.

Le goût de ces changements a été poussé si loin de nos jours, qu’on a imaginé, pour les représenter, un mot nouveau, ou du moins l’emploi nouveau d’un mot ancien : on les appelle des tableaux. C’est le changement de la scène entière qui se produit plus ou moins souvent, et jusqu’à cinq ou six fois par acte. C’est ce qu’on appelle des scènes dans le système anglais et selon la signification étymologique. Chez nous, le mot scène ne pouvait se prendre dans ce sens, puisqu’il s’applique spécialement aux personnages présents sur le théâtre174 ; on imagina de le remplacer par le mot de tableau. Ainsi une pièce en quatre actes et en quinze tableaux signifie qu’il y a quinze changements de scène ou de décoration répartis en quatre actes.

La musique et la danse se sont introduites tout naturellement dans les pièces dramatiques. Ces deux arts étant depuis longtemps cultivés dans la bonne compagnie, divers personnages ont dû être mis sur la scène, qui chantaient ou dansaient, parce que la suite des événements l’exigeait.

C’est ainsi que, dans les Précieuses ridicules, Mascarille, après avoir récité son impromptu Oh ! oh ! je n’y prenais pas garde, le chante et le danse devant Cathos et Madelon. Mais ce n’est pas là précisément une comédie à couplets ou à ariettes : on donne ce nom à des pièces où le chant et la musique sont introduits pour le plaisir qu’ils font, et non parce que la suite des faits les appelle. Tels sont les comédies-vaudevilles et les opéras-comiques.

Les comédies-vaudevilles, ou plus brièvement, comme on dit aujourd’hui, les vaudevilles, sont des comédies d’un genre léger, entremêlées de couplets, de petits duos, de petits trios, le plus souvent sur des airs connus. Autrefois, on mettait seulement à la fin de la pièce, sous le nom de vaudeville final, une chanson dont tous les acteurs présents sur la scène chantaient leur couplet à tour de rôle. Depuis, on a jeté des couplets dans toute la pièce, sans aucune nécessité, mais seulement parce que le chant fait plaisir aux spectateurs.

L’opéra-comique, considéré au point de vue littéraire, est exactement la même chose que le vaudeville ; il en diffère au point de vue musical, en ce que, d’une part, la musique est faite spécialement pour cette pièce par un compositeur en titre ; ensuite, en ce que les morceaux de musique y sont beaucoup plus développés, et qu’on peut y employer toutes les ressources de l’art.

Le mélodrame, dont le nom signifie drame musical, semblerait indiquer la même chose qu’opéra-comique ou vaudeville ; il signifie tout autre chose. D’abord, c’est le plus souvent un drame, et non pas une comédie proprement dite. Quand il est d’un genre gai, on a soin de le désigner par le nom de mélodrame comique. Ensuite, la musique qu’exprime la première partie du mot (mélos) n’est pas le chant qui se mêle dans la pièce : c’est surtout la musique de l’orchestre qui se fait entendre dans l’ouverture et au commencement de toutes les scènes. La venue et l’entrée de chaque acteur important sont annoncées par quelques phrases de musique d’un caractère analogue à celui du personnage.

Dans les opéras ou grands opéras (on les nomme ainsi pour les distinguer des opéras-comiques), la musique a tout à fait exclu le langage ordinaire. On y suppose une autre nature de parole que dans le monde réel : on ne peut s’exprimer qu’en chantant. Le dialogue proprement dit est en récitatif, et il aboutit nécessairement à de grands morceaux de musique, solos, duos, trios, quatuors, chœurs, etc. Les opéras se distinguent ensuite, selon le caractère général de la pièce et la condition des personnages, en tragédie lyrique et comédie lyrique. Armide, Iphigénie en Aulide, sont des tragédies lyriques ; la Caravane, Panurge, Aristippe, sont des comédies lyriques. Du reste, ces deux genres sont presque entièrement mêlés aujourd’hui, et cette distinction qu’on faisait autrefois n’est presque plus usitée.

La danse a été mêlée aux pièces comme la musique. On appelait autrefois comédie-ballet celle dans laquelle la danse jouait un rôle important, comme Psyché, la Princesse d’Élide. Dans ce cas, la danse, étant souvent placée entre deux actes, s’appelait un intermède dansant ; et c’est souvent sous cette forme qu’on la trouve dans les comédies-ballets de Molière. Depuis, elle a été plus intimement mêlée à l’action, et enfin elle a exclu toute parole. Il y a des pièces où toute la suite des événements est exprimée par le geste seul et non mesuré, ou par le geste mesuré, c’est-à-dire par la danse. Ces pièces s’appellent des pantomimes lorsque c’est un acteur qui vient seulement gesticuler devant l’assistance ; et des ballets, quand ce sont des danseurs ou des danseuses qui viennent représenter l’action.

Ce que l’on appelle opéra dans le sens général du mot, est une pièce qui réunit toutes les séductions physiques dont nous venons de parler : le chant et la musique avant tout ; puis la danse par des individus ou par des masses ; enfin les décorations les plus magnifiques et les machines les plus puissantes.

Voltaire a dit dans son Mondain :

Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.

Et tout cela est vrai de notre temps comme du sien ; seulement les beaux vers sont de trop, car on ne les entend pas, et, d’ailleurs, il faut bien le dire, à mesure qu’on mêle aux ouvrages de littérature un plus grand nombre d’assaisonnements étrangers, le mérite littéraire s’affaiblit et finit par disparaître. Les arts, pour atteindre à la perfection, demandent à rester isolés ; ils veulent captiver tout entière l’attention du connaisseur, et ne la laissent pas se répandre sur des œuvres voisines. Aussi, dans toutes les pièces dont nous venons de parler, la gloire du succès est bien faible pour l’écrivain. Ces ouvrages tiennent, si l’on veut, à la littérature par le fond, par la charpente générale ; pour le reste, le talent du poète y est si peu de chose, qu’ils ne peuvent, quoi qu’on en ait dit, concourir que d’une manière bien secondaire à la gloire littéraire d’une nation ; toutefois, il était bon de les nommer, ne fût-ce que pour montrera flexibilité de l’esprit humain et sa fécondité d’invention pour tout ce qui contribue aux plaisirs d’une société civilisée.

FIN.