1673

Mercure galant, tome V, 1673 [1674 sur la page de titre]

2014
Source : Le Mercure galant, tome V, Henry Loison, 1673.
Ont participé à cette édition électronique : Anne Piéjus (Responsable d'édition), Nathalie Berton-Blivet (Responsable d'édition), Alexandre De Craim (Édition numérique), Vincent Jolivet (Édition numérique) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Le Mercure galant, 1673 (tome V). §

Au Lecteur §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. I-VI.

SI cet Ouvrage n’avoit pas eu quelque approbation, & si la suite n’en avoit pas esté demandée avec empressement, on ne l’auroit pas continué, & l’on n’en verroit pas paroistre à la fois le Cinquiéme & le Sixiéme Tome. Ils contiennent outre les Nouvelles particulieres de la Guerre, & les belles Actions de tous ceux qui s’y sont signalez pendant cette Campagne, une douzaine d’Histoires nouvelles, dont il y en a qui ne plairont pas moins que celle de Leonidas, qui est dans le Quatriéme Tome. Il y a de plus dans ces deux derniers, quinze ou seize cens Vers en plusieurs Pieces Galantes, dont la pluspart ont esté applaudies dans les plus belles Ruelles de Paris ; & l’on n’en doutera pas, quand on sçaura que le Divorce de l’Amour & de l’Hymenée, qui a tant fait de bruit, & que tant de Belles cherchent, est du nombre de ces Pieces Galantes. Je doy donner encor un Avis au Lecteur, qui est que ce Livre ayant esté contrefaict en plusieurs Villes de France & dans les Païs Etrangers : Ceux qui ont fait de ces méchantes Impressions qui sont remplies de fautes, ont pris soin d’en retrancher les Prefaces, parce qu’elles parlent contre eux. Ainsi le Lecteur qui voudra en avoir de l’Impression de Paris, connoistra à ces marques si ceux qu’il achetera sont contrefaits, ou non. On n’en peut avoir de trop corrects, puis qu’ils se glisse des fautes mesmes à Paris, où l’Autheur a soin de les corriger. Il y en a quelques-unes dans ces deux Volumes, & sur tout dans le chapitre des Modes nouvelles. Je croy que le Lecteur les reconnoistra bien ; c’est pourquoy il seroit inutile de les luy marquer. Il ne me reste plus qu’à l’avertir que l’on continuëra toûjours le Mercure Galant.

Eugenio. Nouvelle §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 1-75.

PUIS que vous souhaitez, Madame, que je continue de vous apprendre toutes sortes de Nouvelles de la maniere que j’ay fait depuis plus d’un an & demy, je vais satisfaire vostre curiosité avec le plus d’exactitude qu’il me sera possible. Je vous entretiendray des Affaires de la Guerre, mais j’en laisseray les raisonnemens aux Politiques, & ne parleray de Sieges & de Combats, que pour loüer toutes les belles actions de nos Braves, dont je ne pretends laisser échaper aucune. Le Récit n’en sera toutefois pas si long, qu’il puisse ennuyer celles de vos belles Provinciales qui n’aiment que les Histoires. J'en ay huit ou dix à vous mander qui les doivent beaucoup divertir ; & je suis seur qu’elles en trouveront parmy ce nombre, dont les Incidens sont si nouveaux, qu’ils n’ont aucune ressemblance avec toutes les Histoires qui jusques icy ont esté imprimées ; vous en jugerez, Madame ; si vous vous donnez la peine de les examiner. Voicy la premiere que j’apris dans une Ruelle Galante, quelque temps apres vous avoir écrit les dernieres dont je vous ay fait part.

Eugenio.

Nouvelle.

L'Histoire que je vais vous raconter a quelque chose de si particulier, que je ne croy pas que vous ayez jamais rien oüy de semblable, & l’on peut dire qu’Eugenio a esté le plus heureux & le plus infortuné des Amans. Il avoit de la naissance, de l’esprit & du merite ; mais la Nature avoit esté plus liberale envers luy que la Fortune, puis qu’il n’avoit point de bien, & que l’Italie ne pouvoit guere compter d’Hommes mieux faits que luy. Il avoit l’air grand, la taille admirable, les jambes belles, les mains & les dents de mesme, les cheveux beaux & les yeux pleins d’un feu qui en inspiroit à tous ceux qui le regardoient. Voila en vingt paroles dequoy faire un Portrait de cent pages, si je me voulois étendre sur les Descriptions ; mais quoy quelles soient à la mode, elles n’en fatiguer pas moins ; c’est pourquoy je n’en feray point, & j’empescheray par ce moyen que le Récit des avantures dont je dois vous entretenir, ne soit aussi long que deux de nos plus gros Tomes de Romant. Je tombe, me direz vous peut-estre, dans les fautes que je repris mais pour quelques paroles de plus, j’en épargne un Volume d’inutiles. Passons au malheureux Héros de cette Histoire. La premiere avanture qu’il eut, fut à Naples, où comme il alloit le soir voir une jeune Beauté, il fut enlevé dans une Ruë détournée par quatre Hommes masquez qui le jetterent dans un Carrosse dont il ne pût reconnoistre le Cocher qui selon toutes les apparences estoit de la Compagnie des autres, & n’estoit Cocher qu’en cas d’avanture. Eugenio fut à peine entré dans le Carrosse, qu’ils luy dirent qu’il ne devoit point faire de bruit, qu’ils ne l’enlevoient que pour son bien, qu’ils ne le meneroient pas hors la Ville, & que l’Amour estoit l’autheur de tout ce qu’ils faisoient. Eugenio reçeut ce compliment, parce qu’il n’estoit pas le plus fort, & qu’il ne pouvoit faire autrement, car il eut mieux aimé ne pas manquer au rendez-vous où il estoit attendu, qu’essuyer tous les inconveniens d’une avanture dans laquelle il n’envisageoit que des perils, quoy qu’il ne put deviner au vray pour quelle raison on l’enlevoit. Il fallut pourtant se laisser promener longtemps, car pour empescher qu’il ne devinât où on avoit dessein de le mener, on luy fit faire plusieurs tours, & l’on attendit pour arrester le Carrosse, que la nuit fut encor plus noire qu’elle n’estoit lors qu’on l’avoit jetté dedans : Enfin apres avoir fatigué les Chevaux, on les fit arrester à une petite porte qu’on ne laissa pas le temps à Eugenio d’examiner, car il fut aussitost envelopé par les quatre Hommes qui l’accompagnoient. Ils le firent passer par un Escalier fort étroit, & qu’il crût estre un Escalier dérobé : Il le monta sans lumiere ; mais comme il estoit presque porté par ceux qui le conduisoient, il ne devoit point apprehender de se faire de mal. On le fit entrer dans une Chambre où l’on apporta aussitost de la lumiere dans une Lanterne sourde. La Chambre estoit tres-richement meublée, ce qui luy fit croire qu’il estoit chez quelque grand Seigneur. Apres luy avoir donné de la lumiere, on luy dit de ne pas faire de bruit, de ne point marcher, de ne point tousser, & mesme de cracher si bas qu’on ne le pût entendre ; & pour l’obliger d’observer exactement tout ce qu’on luy recommanda, on luy dit que s’il manquoit à l’une de ces choses, sa vie n’estoit pas en seureté : On l’enferma apres avoir achevé ces paroles ; & comme on n’avoit pas defendu à son imagination de s’occuper autant qu’elle le voudroit, il luy donna un cours fort étendu & la fit promener sur mille Choses diferentes : Il s’en representa de fort agreables, il s’en fit un plaisir, mais il s’en figura aussi de fort chagrinantes ; il s’imaginoit à tous momens entendre ouvrir la porte, & tantost il croyoit voir entrer une belle Personne & tantost une Vieille, ne se persuadant pas qu’une belle eut crû qu’il fut necessaire de le faire enlever pour le faire venir chez elle, & sçachant que les Vieilles en Italie en usent souvent de la sorte lors qu'elles sont devenuës amoureuses de quelque jeune Homme. Apres avoir roulé ces pensées dans son imagination, & s’estre arresté tantost à l’une & tantost à l’autre, il luy prenoit tout à coup des frayeurs qui luy faisoient croire qu’il estoit découvert, & qu’il voyoit entrer un Jaloux furieux le Poignard à la main, pour se vanger sur luy de Infidelité de sa femme. Ses craintes durerent long-temps, car la nuit se passa sans qu’il entrât personne dans la Chambre où on l’avoit mis, la lumiere mesme qu’on luy avoit laissée s’usa toute entiere, & pendant toute la nuit n’ayant osé marcher ny dormir, de peur d’estre assassiné en dormant, il se trouva dans un cruel embarras. Le jour vint sans qu’il fut éclaircy de son sort, & ce fut mesme encor une nuit pour luy, car toutes ses fenestres estoient si bien fermées, qu’il n’entroit pas le moindre rayon de lumiere dans la Chambre. Il tenta plusieurs fois de les ouvrir, mais ne pouvant en venir à bout sans faire beaucoup de bruit, il n’osa poursuivre son dessein, & passa toute la journée dans les tenebres. Il fit ses efforts pour sortir par la cheminée mais n’ayant pû faire réüssir cette entreprise, elle ne servit qu’à noircir ses habits, ses mains & son visage ; il n’y fit pas de reflexion, car il estoit au desespoir d’avoir passé une nuit & un jour entier sans avoir pû apprendre quelle seroit la fin de son avanture dont il auguroit tres-mal. Il consultoit en luy-mesme ce qu’il devoit faire, lors que sur la minuit il entendit doucement ouvrir la porte de sa Chambre & refermer un moment apres, sans avoir veu de lumiere ; mais ce qui le surprit davantage, fut qu’il oüit marcher aupres de luy. Il crût alors qu’il estoit perdu, & voulut faire quelque bruit, mais il entendit une voix qui luy dit de ne rien craindre ; puis il apperçeut à la clarté d’une Lanterne sourde qu’on ouvrit, deux de ceux qui l’avoient enlevé. La surprise qu’il leur causa fut grande, & ils penserent éclater, car il s’estoit tellement noircy dans la cheminée, & il estoit si peu connoissable, que de bonnes Femmes l’auroient pris pour le Diable. Apres cette surprise dont le sujet fut éclaircy, on luy dit qu’un Jaloux qui devoit aller à la Campagne n’avoit point fait ce Voyage, & que cela avoit esté cause que la Dame dont il estoit aimé n’avoit osé le venir trouver ; qu’elle y seroit toutefois venuë, si elle n’avoit craint de risquer la vie de ce qu’elle aimoit, qu’elle preferoit à la sienne propre. Ce compliment estoit accompagné d’une Bource de trois cens Pistoles que l’on fit prendre à Eugenio. On luy recommanda apres le secret, & on luy dit que si cette avanture estoit sçeuë, on le poignarderoit aussi-tost. Ceux qui estoient entrez dans la Chambre luy banderent en suite les yeux, & l’ayant fait sortir du Logis, le firent passer à pied dans plusieurs Ruës, & le laisserent dans le Quartier le plus écarté du lieu où ils l’avoient mené. Son Logis n’estoit pas loin de là, il y fut aussi-tost, & y causa beaucoup de joye, car on y estoit fort en peine de luy. Le lendemain au soir il fut au lieu où estoit son rendez-vous le jour qu’il avoir esté enlevé, & apres avoir fait plusieurs tours, il vit la jeune Beauté qu’il aimoit, & qu’il avoit fait avertir de se trouver où il la devoit voir deux jours auparavant. La colere la fit plutost rendre que l’amour au lieu de l’assignation. Elle fit de grandes plaintes à Eugenio, luy dit qu'elle avoit esté fort en peine de luy & qu’elle avoit crû qu il s’estoit trouvé embarassé dans quelque méchante affaire, mais qu’elle avoit appris depuis qu’il estoit en bonne fortune. Elle ne sçavoit toutefois rien de ce qui s’estoit passé ; mais ses Rivaux avoient malicieusement semé ce bruit, quoy qu’ils n’en fussent pas mieux instruits qu’elle. Eugenio s’en defendit fort ; mais sa Maistresse luy ayant demandé ce qu’il avoit fait le soir qu’il avoit manqué au rendez-vous, & où il avoit esté du depuis, il se trouva fort embarassé ; car la crainte & la reconnoissance l’empescherent de dire la verité ; de maniere que son trouble le fit passer pour infidelle, & fut cause que cette Beauté rompit avec luy. Quelque temps apres il luy arriva une autre avanture ; & comme il estoit en Masque chez une Personne où l’Assemblée estoit grande, sa bonne mine luy attira les regards d’une Dame de la plus haute Qualité, qui estoit masquée aussi bien que luy. Elle ne le regarda pas long-temps, sans que son cœur sentit une émotion qui luy fit souhaiter de l'entretenir. Il le remarqua, car il entendoit fort bien le langage des yeux ; & s’estant aussi-tost approché d’elle, elle laissa adroitement couler dans ses doigts une Bague de deux cens Pistoles, puis elle luy fit signe de la suivre. Ils traverserent une petite Galerie assez obscure, & monterent dans une des Chambres du Logis qui estoit sur le derriere. À peine y furent-ils entrez qu’on y amena une Personne qui venoit de quitter l’Assemblée, parce qu’elle se trouvoit mal. La Dame qui sçavoit les détours du Logis, en sortit aussi tost par un Degré dérobé, & dit au Masque qui estoit venu avec elle, de la suivre promptement. Il obeït à ses ordres & vola apres elle, ce qui luy donna beaucoup de joye ; mais elle fut bien-tost moderée, & la rencontre de son Mary, qu’elle fit sur ce petit Degré, luy causa tant de trouble, qu’elle fut sur le poinct de se perdre en se découvrant elle-mesme ; car son Mary ne la reconnut point, parce qu’elle ne s’estoit pas habillée chez elle. Ces deux avantures luy causerent tant de frayeur, qu’elle rentra aussi-tost dans l’Assemblée, de crainte d’une troisieme, dont elle apprehendoit de ne se pas tirer si heureusement. Elle pria mesme Eugenio de ne pas approcher d’elle, & quelque temps apres elle sortit sans luy donner de rendez-vous ; de maniere qu’il eut la Bague sans avoir d’autres faveurs, & qu’il se vit deux fois sur le point d’estre heureux, sans que par la bizarrerie de son sort il pût seulement sçavoir s’il avoit lieu de s’applaudir de ses conquestes, & si celles dont il avoit charmé & le cœur & les yeux, pouvoient tenir quelque rang parmy les Belles. Toutes ces avantures n’ayant point engagé le cœur d’Eugenio, qui ne pouvoit estre amoureux de ce qu’il n’avoit point veu, il se laissa charmer aux attraits d’une jeune Femme nommée Camille, dont toute la personne pouvoit inspirer de l’amour ; mais s’il en prit beaucoup pour elle, on peut assurer qu’elle n’en eut pas moins pour luy : Il n’eut pas long-temps sujet d’en douter, puis qu’elle luy fit sçavoir les moyens de venir la nuit chez elle : Elle luy donna la Clef de la Porte d’un Jardin, dans lequel une des aisles de son Logis répondoit. Il y avoit un Balcon au premier étage de cette face de Maison ; & c’estoit par ce Balcon qu’Eugenio devoit monter. Il se trouva dans le Jardin à l’heure marquée ; mais à peine fut-il au bout de l’allée qui estoit proche du Balcon, qu’il apperçeut un Homme & une Femme qui se promenoient ; & comme il voulut se retirer du costé de la porte, il en fut empesché par les mesmes Gens, qui prirent ce costé ; de maniere qu’il fut obligé de prendre l’autre qui estoit le plus éloigné de la porte. Il fut long-temps sans pouvoir deviner qui estoient ceux qui se promenoient, & il s’imagina que c’estoit peut-estre le Mary de Camille qui se promenoit avec elle, & que cette Belle n’avoit pû luy refuser de prendre le frais avec luy ; & la croyant dans un embarras égal au sien, il eut voulu estre bien éloigné de celle qu’il cherchoit avec tout l’empressement imaginable. Enfin apres avoir esté long-temps dans ce doute, comme les nuits d’Esté ne sont pas si obscures qu’on ne puisse quelquefois discerner les objets, il reconnut que cet Homme estoit le Frere de Camille, & qu’il estoit avec une Femme qu’il aimoit, & qui ne demeuroit qu’à deux portes de ce Logis. Il eut de la joye de connoistre qu’il s’estoit d’abord trompé ; mais elle ne fut pas si grande qu’elle auroit esté, s’il n’eût point crû que ce rendez-vous empescheroit le sien d’estre aussi heureux qu’il avoit esperé. Pour surcroist de malheur, le temps qui paroissoit assez beau se changea tout à coup ; il s’eleva un vent de pluye qui fut peu de temps apres suivy d’une ondée si furieuse, que depuis long-temps on n’avoit point oüy dire qu’il fut tombé d’eau en si grande abondance. Le Frere de Camille & sa Maistresse vinrent se mettre à couvert sous le Balcon par lequel Eugenio devoit monter ; & ce malheureux Amant les voyant éloignez de la porte du Jardin par laquelle il estoit entré, & que la pluye commençoit à percer ses habits, voulut sortir pour s’aller mettre à couvert ; mais il trouva cette mesme porte occupée par un Valet du Frere de Camille qui avoit eu ordre de s’y venir mettre en sentinelle pour voir ce qui se passeroit & dedans la Ruë & dedans le Jardin. Eugenio ayant ainsi trouvé le passage fermé, fut contraint de se retirer dans le Jardin, & d’essuyer la pluye qui fut toûjours tres-grande pendant deux heures. Elle fut à peine cessée, que le Frere de Camille & sa Maistresse sortirent de dessous le Balcon, & peu apres du Jardin. Eugenio tout trempé & tremblant de froid ; car malgré la saison la pluye l’avoit d’autant plus rafraichy qu’elle avoit duré long-temps, qu’il l’avoit toute essuyée, que les nuits sont plus fraisches que le jour, & qu’il estoit fort legerement vestu ; de maniere qu’il estoit ce que l’on appelle moüillé jusques aux os, & que son habit estoit colé sur sa peau. Eugenio, dis-je, estant dans cet estat approcha du Balcon ; mais Camille ne luy ayant point fait le Signal qu’elle devoit faire, parce que l’heure du rendez-vous estoit passée, il resolut de s’en retourner. Il trouva la porte du Jardin fermée ; il ne s’en étonna point, parce qu’il avoit la Clef. Comme le temps estoit couvert, & qu’il ne voyoit goute, il chercha long temps la Serrure & en se baissant pour la chercher le pied luy manqua, parce que la terre estoit grasse & toute trempée ; de sorte qu’il ne tomba pas seulement, mais qu’il laissa tomber la Clef, qui ayant donné contre la muraille, fut renvoyée dans une mare d’eau à quelques pas de là. Eugenio la chercha pendant plus d’une demie heure, ce qu’il ne pût faire sans mettre ses mains dans la bouë. Il la trouva enfin, mais elle estoit si pleine d’ordure & de terre grasse, qu’elle ne pût ouvrir la porte. Ce dernier malheur pensa mettre Eugenio au desespoir, car il apprehendoit que le jour ne vint, & qu’on ne le vit des fenestres du Jardin de Camille. Cette crainte le fit résoudre à passer par dessus le mur, il tâcha d’en gagner le haut le mieux qu’il luy fut possible ; mais ce ne fut pas sans beaucoup de peine. Quand il fut enfin parvenu où il desiroit, & qu’il eust passé une jambe par dessus la muraille, il entendit du bruit dans la Ruë, & entrevit plusieurs Personnes qui venoient du costé par lequel il devoit descendre. Il voulut retirer sa jambe, & la coucher le long de la muraille ; ce qu'il fit avec tant de précipitation, qu’il tomba dans le Jardin. Il ne se fit pas grand mal, mais il se crotta beaucoup, & ses cheveux & son visage ne furent pas moins remplis de bouë que son habit. Il estoit en cet estat & ne voyoit presque goute, estant croté jusques aux yeux, lors qu’il entendit ouvrir une des fenestres du Logis : C’estoit le Mary de Camille qui devoit partir de grand matin pour aller à la Campagne, & qui regardoit si le jour commençoit à paroistre. Il fut pendant plus d’un grand quart d’heure à la fenestre, & durant tout ce temps Eugenio demeura dans la bouë, & n’osa se lever, de crainte d’estre apperçeu. Quand il crût qu’il s’estoit retiré, il se releva, mais ce ne fut qu’en tremblant, parce qu’il n’avoit point oüy refermer la fenestre, & qu’en effet le Mary de Camille la laissa ouverte. Eugenio l’ayant remarqué s’approcha de la muraille le plus doucement qu'il luy fut possible : Ce n’est pas qu’il apprehendât qu’on l’entendit marcher ; mais il craignoit qu’on ne le vit remüer. Jamais Homme ne fut plus embarassé ; car s’il craignoit d’estre veu du Mary de sa Maistresse, il apprehendoit que ceux qui passoient dans la Ruë (car le jour commençoit à paroistre) ne le prissent pour un Voleur : Enfin apres avoir quelque temps presté l’oreille, il fut un moment sans entendre passer personne, & se servit de ce moment favorable pour escalader encor une fois la muraille, ce qu’il fit avec diligence, la crainte luy ayant donné des aisles : Il est vray qu’il s’écorcha en beaucoup d’endroits, sur tout du costé de la Ruë, n’ayant pû le choisir comme il avoit fait celuy du Jardin ; Ses habits furent aussi déchirez par quelques cloux qui se trouverent à la muraille ; & le plastre du mur s’estant attaché à la bouë dont ils estoient déja couverts, les rendit plus pesans, & acheva de défigurer ce miserable Amant, qui n’estoit pas connoissable. Il fut à peine à la moitié de la Ruë, qu’il apperçeut trois ou quatre jeunes Hommes à Cheval de sa connoissance. Cette rencontre le mit au desespoir car ces Messieurs estant jaloux de sa bonne mine & de son merite, il se doutoit bien que s’ils le reconnoissoient, ils ne manqueroient pas de faire de bons contes de luy ; ce qui fut cause que pour les éviter, il entra dans une porte qu’il trouva ouverte, & qu’il fut mesme jusques au fonds de l’allée ; mais comme son malheur ne l’avoit pas encor quité, il fut rencontré par le Maistre du Logis, qui le voyant dans le miserable estat où il estoit, crut qu’il avoit dessein de le voler, & le maltraita fort de paroles ; & peut-estre auroit-il poussé les choses plus avant, si un de ses Fils qui estoit avec luy, ne luy eust dit que c’estoit un Yvrogne qui avoit sans doute bu toute la nuit, & qu’il estoit si saoul, que ne se pouvant soûtenir, il faloit qu'il se fut laissé tomber plusieurs fois dans les bouës, ce qu’il estoit aisé de remarquer à la maniere dont il estoit crotté. Eugenio ne leur repliqua point, de peur de se faire reconnoistre, & sortit aussi-tost, croyant que les Gens dont il apprehendoit d’estre veu estoient passez : Cependant pour surcroist de malheur ils estoient encor au mesme endroit, & s’estoient arrestez pour attendre quelques Personnes de leur compagnie. Eugenio fut extremement surpris de les voir ; mais il le fut encor davantage, lors qu’il vit que l’un deux s’avançoit devers luy : Il ne sçavoit à quel dessein, & croyoit avoir esté reconnu, mais il se trompa, car ce n’estoit que pour sçavoir de luy quelle heure il estoit. Cette demande ne laissa pas de l’embarasser, & il craignoit que sa voix ne découvrit ce qu’il vouloit cacher. Il estoit toutefois sur le poinct de répondre, lors qu’une Horloge publique sonna. Celuy qui s’estoit aproché de luy compta les heures & se retira sans luy rien dire davantage. Eugenio gagna ensuite la porte de son Logis avec le plus de diligence qu’il luy fut possible. Il en avoit la Clef, mais il n’y entra toutefois pas si facilement qu’il croyoit, car estant revenu plus tard qu’il n’avoit dit, on l’avoit crû plutost de retour, & l’on en avoit fermé les verroux. Jamais desespoir ne fut égal au sien. Il n’osoit heurter, de peur que ceux qui demeuroient dans le mesme Logis ne le vissent dans l’estat qu’il estoit, & il ne sçavoit comment se cacher des Passans, parce que le jour commençoit déja à devenir grand. Il s’éloigna de la porte, & fut se mettre au coin d’une petite Ruë par laquelle peu de gens passoient, & d’où il pouvoit voir son Logis. Il y fut environ une demie heure, apres lequel temps il en vit sortir du monde. Il y entra & monta en un moment dans sa Chambre sans estre veu de personne. Il se reposa tout le jour & toute la nuit suivante ; & quand il fut remis de ses fatigues, il commença à faire reflexion sur le plaisir qu’il auroit eu, si son rendez-vous n’avoit point esté troublé ; & sa passion s’estant réveillée, il resolut de tenter la Fortune une seconde fois, & crût qu’il seroit plus heureux, qu’il prendroit mieux ses mesures, & que les Elemens ne seroient peut-estre pas toûjours conjurez contre luy. Camille ayant sçeu ce qui s’estoit passé, en eut beaucoup de chagrin, & son inquietude avoit esté grande la nuit du rendez-vous, parce qu’elle avoit apprehendé qu il n'eut esté découvert, & qu’elle avoit craint pour sa vie : Mais enfin toutes ces craintes estant cessées de part & d’autre, & Camille n’ayant plus lieu d’apprehender que son Frere eut de pareils rendez-vous avec sa Maistresse, parce qu’elle estoit malade, en donna un second à Eugenio. Il ne manqua pas de s’y trouver à l’heure marquée : Il entra dans le Jardin sans estre veu de personne ; il le traversa avec le mesme bonheur, mais il ne pût parvenir si heureusement au Balcon ; car estant sur le poinct d’y entrer, l’Echelle de corde rompit. Il fit tout ce qu’il pût pour se retenir, mais il luy fut impossible, il tomba & se cassa la teste ; & s’il n’essuya pas tant d’accidens que l’autre fois, on peut dire que celuy-là égala tous les autres. Ce miserable Amant fut obligé de s’en retourner la rage dans le cœur, ne sçachant à qui se prendre de la cruauté de son sort. Camille ne fut pas moins affligée que luy, & cette avanture luy fut d’autant plus sensible, qu’elle apprehenda que ce malheureux Amant rebuté de tant de disgraces, ne craignit d’en essuyer encor de plus cruelles s’il revenoit chez elle. Cette pensée la tourmenta quelque temps ; & pour s’éclaircir de ce qu’elle apprehendoit, elle trouva moyen de luy écrire, & de faire accompagner sa Lettre de plusieurs sortes de confitures, & mesme d’une somme considerable, suivant la regle qui veut qu’en amour de quelque sexe qu’on soit, celuy qui en a le plus, donne à celuy qui en a le moins. C'est ce que Camille marquoit à Eugenio, & elle luy disoit en mesme temps que les difficultez ne devoient pas rebuter un Amant bien passionné. Si elle eust sçeu ce qui se passoit dans son ame, elle n’auroit pas eu tant de crainte de le perdre, & les assurances qu’il avoit de l’amour que Camille avoit pour luy, le fortifioient à tous momens, dans le dessein qu’il avoit de tenter de nouveau la fortune. L’Amour ne veut pas, disoit-il en luy-mesme, que je sois tout d’un coup heureux, & ses faveurs meritent bien d’estre achetées par quelques peines ; mais à moins que je ne sois le plus malheureux de tous les Amans, il ne m’en doit plus guere faire essuyer. Depuis qu’il tient mon cœur sous ses lois en faveur de Camille, il m’a fait entrer jusques dans son Jardin ; je suis ensuite venu jusques à son Balcon ; & si je retourne pour la voir, j’entreray sans doute jusques dans sa Chambre, & l’Amour me rendra heureux à la troisiéme épreuve qu’il fera de ma constance. Eugenio s’estant ainsi luy-mesme persuadé par son raisonnement, ne manqua pas dés que sa santé fut revenue, de tenter pour la troisiéme fois si la fortune luy seroit encor contraire. Il prit toutes les précautions imaginables, & elles ne luy furent pas inutiles, puis qu'elles le firent heureusement arriver jusques dans la Chambre où il n’avoit encor pû parvenir. Ce fut alors qu’il ne douta plus de son bonheur, & qu’il crût avoir raisonné juste, en se persuadant que l’amour ne le vouloit pas faire souffrir davantage. Il se repaissoit de ces belles imaginations, lors que le Mary de Camille qui vouloit tirer des Papiers d’une Armoire qui estoit dans la mesme Chambre, heurta à la porte. La surprise de Camille fut grande ; elle ne répondit pas d’abord, & ne fut point ouvrir, ce qui fut cause que son Mary heurta plusieurs coups d’une maniere qui la fit trembler, & qui surprit fort Eugenio. L'embaras de Camille fut grand, & elle n’auroit pû en sortir, si elle ne se fut souvenuë d’une Niche qui estoit derriere la Tapisserie de la mesme Chambre, & que son Mary n’avoit jamais remarquée. Elle y fit cacher son Amant, puis elle fut ouvrir à son Mary, qui se plaignit de ce qu’elle l’avoit fait attendre. Il estoit Italien, & c’estoit assez pour luy faite soupçonner quelque chose. Il n’en témoigna pourtant rien, mais ses actions le firent assez connoistre. Il jetta les yeux par tout avec un noir chagrin qui marquoit ce qu’il avoit dans l’ame : Il entra mesme dans le Balcon sans en dire la raison, puis en ayant remarqué la clef à la porte, il le ferma à double tour ; & apres avoir fait quelques tours dans sa Chambre avec un pas précipité, & sans proferer une seule parole, il arracha brusquement & avec un air chagrin la clef de ce Balcon, & la mit dans sa poche. Camille ne fit pas semblant de le remarquer, & elle n’osa mesme regarder son Mary, de peur qu’il ne vit sur son visage des marques de l’estat où elle estoit. Ce Jaloux s’estant mis en suite à regarder des Papiers, y demeura plus de deux heures. Il dit pendant ce temps à sa Femme de s’aller coucher, ce qu’elle fit avec l’inquietude qu’il est aisé de s’imaginer. Quand il eust cessé de voir ses Papiers, il fut se coucher : Il ne trouva pas sa Femme endormie, c’estoit à quoy elle songeoit le moins, car elle apprehendoit que son Amant ne toussât, ou n’éternuât, & que son Mary ne le découvrit par ce moyen ; Elle en avoit une frayeur mortelle, qui se dissipa un peu, lors qu’il se vint coucher, car l’inquietude qu’elle avoit de sçavoir que son Amant ne pouvoit sortir la tourmentoit beaucoup, & elle ne pouvoit se persuader que les suites de cette avanture pussent estre heureuses. Si elle estoit inquiete, Eugenio ne l’estoit pas moins. Il descendit de sa Niche dés qu’il crût que chacun devoit estre endormy dans le Logis, & fut à la porte du Balcon pour voir s’il l’ouvriroit, mais il luy fut impossible : il employa toute son adresse ; & comme il ne voyoit goute, il fit beaucoup de bruit. Camille à qui l’estat où elle estoit ne permetoit pas de dormir, ne pût l’entendre sans un redoublement de frayeur, puis que si son Mary l’eust entendu, s’estoit fait de sa vie & de celle de son Amant. Dés que le jour parut, il fut obligé de se remettre dans sa Niche, de crainte que quelqu un n’entrât dans la Chambre où il estoit. Il eust beaucoup de peine à prendre cette resolution, & fut dix fois sur le poinct de se faire jour au travers de tout le Logis, & de sortir malgré ceux qui l’en pourroient empescher, & dont la pluspart estoient encor au lit. Il esperoit d’en venir à bout, & n’auroit pas manqué de tenter cette voye, s’il n’eust apprehendé qu’apres s’estre échapé de la sorte, l’orage ne fondit sur Camille. Les choses s’estoient faites avec tant de précipitation, & Eugenio avoit eu tant de joye de se voir dans le Balcon où il n’avoit pû arriver qu’apres beaucoup de facheuses avantures, qu’il avoit oublié d’en tirer l’Echelle de cordes : Elle fut trouvée le lendemain par un Estafier du Mary de Camille, qui la porta à son Maistre, & qui ne soupçonnant rien de la verité, luy dit qu’il estoit venu la nuit des Gens pour le voler, & qu’ils avoient laissé au Balcon l’Echelle de corde qu’il luy aportoit. Le Jaloux feignit de le croire, mais il pensa toute autre chose, & ne douta presque plus de ce qu’il avoit soupçonné le soir d’auparavant ; de maniere qu’il veilla sur toutes les actions de sa Femme, & que ne trouvant point de plus fidelle Espion que luy-mesme, il prit garde à tout ce qui se passoit dans son Logis. Sa vigilance fut cause que de tout le jour, Eugenio ne pût quiter sa Niche ; mais quand il en auroit pû sortir, la porte du Balcon estoit fermée, & quand mesme elle ne l’auroit pas esté, il n’y avoit plus d’Echelle de corde pour descendre. Jamais Amant ne se vit en pareil estat : On ne pouvoit ny luy porter à manger, ny mesme luy parler ; & le Mary de Camille s’estant assis sur une Chaise dont le dos estoit appuyé contre le pied de la Niche, repeta plusieurs fois à sa Femme, que s’il trouvoit un Homme chez elle, qu’il soupçonnât de l’aimer, il le tuëroit à l’heure mesme, & que ses coups iroient jusqu’à elle ; de sorte qu’Eugenio n’osoit ny tousser, ny cracher, ny mesme respirer ; & peut-estre qu’il y seroit mort de faim, de soif, de chagrin & d’autre chose, si Camille n’eust trouvé moyen d’avoir la clef du Balcon. Elle la prit doucement la nuit suivante dans la poche de son Mary, pendant son premier somme, & vint aussi-tost l’ouvrir. Le temps pressoit, & il falloit necessairement que Camille le refermât, qu’elle fut reporter la clef, & se remettre au lit, car elle auroit esté perduë si son Mary se fut réveillé. Tout ce qu’elle pût faire, fut de donner un drap à Eugenio, qu’il noüa au Balcon : il se laissa en suite aller le long du drap ; mais comme il estoit trop court, il se laissa tomber, & se démit un bras. Il fut tellement rebuté de tant de bonnes fortunes dont il n’avoit pas joüy, qu’il resolut de ne se trouver jamais à de pareils rendez-vous. Camille de son costé fit serment de n’en plus donner, & elle apprehendoit tellement d’estre surprise par son Mary, qu’elle tint sa parole, & ne fit plus sçavoir de ses nouvelles à Eugenio, qui n’eut plus d’empressement pour en apprendre. Quelques mois s’estans écoulez sans qu’il eust songé aux Femmes ; comme il estoit dans un âge qui ne luy permettoit pas de les oublier tout à fait, il eut quelque desir d’en voir, mais les dangers qu’il faut essuyer avec les Femmes de bien qui ne sont pas tout à fait ennemies de la Galanterie, luy firent peur ; & comme il ne pouvoit songer sans frayeur à ses dernieres avantures, il resolut d’aller chez quelques Courtisanes. Il s’en trouve beaucoup en Italie qui ont du merite, où plusieurs vont souvent pour avoir le plaisir de la conversation, & qui peuvent passer pour des Virtuoses. Eugenio ayant pris la resolution d’en voir, n’eut pas beaucoup de peine à contenter son envie, mais il fût malheureux à son ordinaire ; car à peine fut-il entré chez une dont la beauté luy donna d’abord de l’amour, qu’il y eut un grand desordre, quoy qu’en Italie il arrive rarement du bruit dans ces lieux là, de maniere qu’il en sortit comme il y estoit entré. Peu de temps apres une Femme de la plus haute qualité, & dont le bien surpassent la naissance, devint amoureuse de luy, & son ardeur fut si violente, qu’elle la porta jusques à le vouloir épouser. Il le souhaitoit ardamment pour l’interest de sa gloire & celuy de sa fortune ; car quoy qu’elle ne pût passer pour laide, elle n’avoit rien qui le touchât, Cet attachement n’estant point du costé du cœur, il n’empescha pas Eugenio d’aller voir chez une autre Courtisane, s’il seroit plus heureux qu’il n’avoit encor esté du costé des Femmes ; mais son étoille ne vouloit pas que les choses fussent plus avant, mesmes avec celles qui ne pouvoient passer pour de bonnes fortunes ; & dans le moment qu’il entra chez cette Courtisane, la Dame de Qualité qui le vouloit épouser passa devant la porte, & le reconnut. Il en eut tant de honte, qu’il ne poursuivit pas son chemin ; & craignant qu’une telle rencontre ne luy fit perdre sa fortune, il dit à cette Dame, qu’en causant avec un de ses Amis, il estoit venu jusques à la porte où elle l’avoit veu, & qu’il n'avoit pas voulu entrer avec luy. Elle ne le crût pas d’abord, mais, elle se laissa enfin persuader à ses raisons ; & l’amour qu’elle avoit pour luy augmentant tous les jours, elle luy donna une Promesse de Mariage. Les choses demeurerent quelque temps en cet estat, & des interests de famille empescherent cette Amante de les pousser. Eugenio n’estoit encor heureux qu’en idée, lors que son mauvais destin luy donna un Rival. C'estoit un jeune Homme bien fait, de Qualité & des plus riches d’Italie. Il fut aimé en peu de temps ; & l’inconstante Maistresse d’Eugenio l’ayant un jour fait venir exprés chez elle, luy offrit mille Pistolles pour ravoir sa Promesse. Il les refusa : Elle luy en presenta deux mille, il n’en voulut point. Ces refus ne luy firent point quitter son dessein ; elle luy en offrit jusques à cinq mille, & luy dit que s’il ne luy rendoit sur l’heure sa Promesse, elle le feroit tuer avant qu’il sortit de chez elle. Il n’en voulut rien croire, & se persuada que puis qu’elle le pressoit d’accepter une somme si considerable, elle n’avoit pas resolu de se défaire de luy par une voye si sanglante ; & que si elle estoit d'humeur à le faire tuer, elle l’auroit fait pour épargner les cinq mille Pistolles. Il se fortifia d’autant plus dans la resolution qu’il prit de les refuser, qu’il fit reflexion sur tout ce qu’il luy estoit arrivé, & qu’il avoit toûjours esté aimé des Femmes, sans avoir jamais esté heureux. Il voulut une fois en sa vie pousser une avanture à bout ; & croyant que cette derniere luy estoit tres-avantageuse, il refusa de rendre la Promesse de Mariage ; mais on peut dire qu’il fut malheureux jusques à la mort, puis que son trépas suivit de bien pres les derniers refus qu’il fit de rendre cette malheureuse Promesse, qui bien loin d’estre l’instrument de sa fortune, fut la cause de sa mort.

On eut à peine achevé de raconter cette Histoire, qu’on fit plusieurs raisonnemens sur les avantures d’Eugenio, & l’on s’étonna qu’un jeune Homme aussi bien fait, autant aimé du Sexe, & qui en avoit receu autant de bien, n’eut jamais pû baiser le bout du doigt d’aucune de celles qui l’aimoient, & fut peut-estre mort comme il estoit venu au monde. Une Femme de la Compagnie qui faisoit profession de beaucoup de severité, dit que cette Histoire estoit de bon exemple, puis qu’elle pouvoit détourner les jeunes gens de chercher la fin des avantures amoureuses qui leur arrivoient, à cause des difficultez qu’il falloit essuyer, des peines qu’on y souffroit, & des dangers où l’on s’exposoit. Apres avoir quelque temps parlé des Nouvelles qui se debitent le plus ordinairement dans les Ruelles, l’Assemblée s’estant grossie, & plusieurs Curieux estant survenus, on parla des nouvelles de guerre, & l’on raisonna sur le depart & sur la marche du Roy, qui faisoit trembler toute la Flandre.

L’Amour aux Dames de Dijon §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 82-89.

Cette avanture, poursuivit le mesme, a donné lieu à des Vers tres-galants que l’on a fait sous le nom de l’Amour. En achevant ces paroles, il les tira de sa poche ; & la Compagnie l’ayant prié de les lire, il commença de la sorte.

L’Amour

aux Dames

de Dijon.

    BEautez qui n’avez point dormy
    Pendant toute la nuit passée,
    Par la crainte d’un Ennemy,
Qui de vous attaquer n’avoit pas la pensée.
Bannissez de vos cœurs cette vaine terreur,
Remettez vos esprits dans un calme agreable,
Rendez à vostre teint un éclat adorable,
    Et vous guerissez de la peur,
En apprenant de moy le récit veritable
    De ce qui causa vostre erreur.
J’avois depuis longtemps reçeu de grandes plaintes,
Que mon pouvoir chez vous alloit s’amoindrissant,
    Et j’en conçeus de legitimes craintes,
    Je tins conseil sur ce fait important
    Avec les Amours et les Graces ;
    On y resolut à l’instant
De mettre Garnison dans les meilleures Places,
Et s’assurer par là des cœurs les plus mutins.
J’avois pris pour cela deux cens Amours Lutins,
L’heure & le temps, tout estoit concerté ;
C’estoit dans la saison où la Nature entiere
Reconnoist mon authorité ;
C’estoit dans le moment auquel chaque Beauté
    Revenant de la Promenade,
Le cœur tout plein d’un entretien galant,
Se couche dans un Lit qui luy paroist bruslant,
Et de s’y trouver seule est quelquefois malade.
Jusques là tout rioit, tout alloit comme il faut
Nous aurions emporté force Places d’assaut,
    Mais par un malheur incroyable,
    Un certain petit miserable,
Un Amour, qui d’amour ne sçavoit pas beaucoup,
Et qui comme l’on dit n’avoit pas veu le Loup,
Comme nous estions prests de franchir les murailles,
    S’avisa de battre un Tambour
    Qu’il avoit pris chez le Dieu des Batailles,
    Où tout est ouvert à l’amour ;
C’estoit bien ignorer l’art d’alumer des flâmes,
Et de cëuillir d’amour les douceurs & les fruits,
Que de ne sçavoir pas que le Liévre & les Femmes
    Ne se prennent pas par le bruit.
Voila, jeunes Beautez, cette Troupe ennemie,
Dont vous redoutiez tant les assauts dangereux,
Et bien loin d’en vouloir au cours de vostre vie,
On vouloit seulement le rendre plus heureux.
    Rassurez vos cœurs chancelans,
    Ne craignez rien des Soldats insolens,
Je suis du grand Louis l’invincible genie,
N’apprehendez de moy, ny de ma compagnie,
    La violence ny le vol.
Ay-je la mine, ou le teint Espagnol ?
    Suis-je inconnu ? suis-je barbare ?
Ne vous souvient-il plus que j’ay fait vos desirs,
Et que ce n’est point d’or que mon cœur est avare,
    Mais de douceurs & de plaisirs ?
Les interests divers qui partagent la terre,
Peuvent porter icy le desordre & la guere,
Mettez en seureté vos plus riches bijoux,
On peut vous les piller, que n’en disposez-vous ?
Une riche maison de plaisirs & de charmes,
Peut devenir le prix & la fureur des armes,
Le Soldat Allemand, l’Espagnol enflamé,
    N’attendra pas qu’il soit aimé :
Ils s’informent peu pour contenter sa flame,
Si ses soins assidus pouront toucher votre ame ;
Il ne craindra ny couroux, ny dédain.
Il sera brusquement de la plus belle Dame,
    Comme des Choux de son Jardin.
Cette crainte pour vous me mine & me desole,
Vaut-il pas mieux m’en laisser ordonner ?
Vostre honneur sottement voudroit en raisonner :
Jeunes Beautez, avant qu’on vous le vole,
    Dépeschez-vous de le donner.

Ces Vers furent trouvez tout-à-fait galants ; & ceux qui aimoient le moins les nouvelles de guerre, furent ravis qu’on en avoit parlé, parce qu’elles avoient donné lieu à la lecture de cette Piece.

Le Soldat malgré luy. Nouvelle §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 98-155.

Comme la diversité plaist, & qu’on aime quelquefois à entendre parler des choses qui ne seroient pas agreables, si l’on s’y arrestoit trop long temps, je croy qu’il seroit à propos de passer à quelque Histoire. En voicy une où l’Amour a plus de part que la Guerre, encor que le principal Personnage en soit Soldat : mais comme ce n’est que malgré luy, vous jugerez bien qu’il ne doit pas faire de grands exploits.

Le Soldat

Malgré-luy.

Nouvelle.

Une jeune Veuve nommée Dorotée, tres-bien faite, & que l’on n’estimoit pas moins pour son esprit, que pour les charmes de sa personne, avoit deux Amans : Le premier s’appelloit Nicandre ; Il estoit de Qualité, il avoit peu d’esprit & peu de bien, & n’estoit pas riche de mine ; L'autre se nommoit Clidamant, & n’estoit que Fils d’un riche Bourgeois ; mais il estoit bien fait de sa personne, il chantoit bien, il dançoit de mesme, & sçavoit parfaitement joüer de plusieurs Instrumens ; Il avoit beaucoup d’esprit, il avoit de l’éducation, & pour tout dire enfin, il avoit du bon goust, ce qui ne so rencontre guere aujourd’huy. Le cœur de Dorotée ayant eu plus de penchant pour ce dernier, Nicandre ne fut pas longtemps sans le découvrir ; rien ne se connoist si-tost que l’amour. Cette preference le mit au desespoir, il s’en plaignit hautement comme d’une injustice qu’on luy faisoit. Il ne faut pas s’en étonner, les jeunes Gens de Qualité croyent que tout leur est dû, à cause de leur naissance, quelque peu de merite qu’ils ayent d’ailleurs. Nicandre estant de ce nombre, ne pût cacher son dépit ; & comme il en parloit un jour à un Capitaine de ses Amis, qui estoit sur le poinct de partir pour aller passer son Quartier d’hyver dans sa Garnison, ce Capitaine luy dit qu’il falloit faire son Rival Soldat. Soldat ! reprit Nicandre, Soldat ! Ce que vous dites est impossible, & n’est pas mesme vray-semblable. Clidamant a du bien, & ses Parens ne l’ont pas fait élever avec tant de soin, pour en faire un Soldat. Je ne vous dis pas, repartit le Capitaine, que j’en fasse un Soldat pour toûjours ; mais je suis seur que si je veux je le feray enrôler malgré luy, & sans qu’il le sçache, & qu’il sera du moins Soldat tout le temps qu’il vous faudra pour luy nuire dans l’esprit de sa Maistresse, & pour avancer vos affaires sans qu’il puisse vous traverser. Si vous pouvez me rendre ce service, luy repartit Nicandre, je vous presteray pour toûjours cinq cens Louis qui pourront vous servir à faire vostre equipage au commencement de la Campagne. Vous n’avez dont qu’à les apprester, repliqua le Capitaine ; car je vous assure qu’avant qu’il soit peu, Clidamant sera Soldat dans ma Compagnie. Je partiray dans deux ou trois jours, poursuivit-il, mais avant mon départ je laisseray de si bons ordres, que de force ou de gré, il sera obligé de me venir trouver. Nicandre le conjura de luy tenir sa parole, & l’assura qu’il luy tiendroit la sienne, s’il pouvoit venir à bout de ce qu’il luy promettoit. Quoy que ce Capitaine n’eut pas l’habitude avec Clidamant, il connoissoit sa Famille, son bien & ses affaires ; il avoit mesme passé plusieurs fois par une de ses Terres, dont le Fermier luy avoit écrit pour luy faire quelques prieres lors que sa Compagnie avoit esté dans le Pays. Il fit contrefaire l’Ecriture de ce Fermier, & envoya de sa part une Lettre à Clidamant, qui fut portée chez luy par un Homme inconnu, qui selon l’ordre qu’il en avoit la laissa apres l’en avoir veu sortir. Ce Fermier mandoit à son Maistre qu’il avoit de l’argent à luy donner, qu’il n’osoit luy envoyer à cause des Gens de guerre, & qu’il le prioit de renvoyer querir par un Homme qu’il luy marqua, en qui il se confioit beaucoup, & qui en estoit venu autrefois chercher de sa part : II adjoustoit qu’il pouvoit luy donner un Blanc signé, parce que s’il recevoit de l’argent qu’il attendoit tous les jours, il luy envoyeroit une somme plus considerable que celle qu’il luy gardoit. Cet ordre fut ponctuellement executé, & Clidamant envoya à son Fermier l’Homme qu’il luy marquoit, à qui selon le dessein que le Capitaine avoit projetté, quatre Personnes masquées volerent le Blanc signé dans un Bois, sans luy faire aucun mauvais traitement. Dés que ce coup fut fait, le Capitaine vint dire adieu à Nicandre, & luy dit qu’il alloit partir à l’heure mesme : Il adjousta qu’il esperoit bientost voir la fin de ce qu’il avoit heureusement commencé pour luy, & qu’il pouvoit par avance dire à Dorotée que Clidamant estoit un infidelle, & qu’il la quitteroit bientost, Nicandre suivit ce conseil, & en parla mesme devant Clidamant, qui jura à Dorotée qu’il ne la quitteroit point ; & pour se mieux faire croire, il luy dit qu’il consentoit qu’elle ne l’aimât plus, s’il s’absentoit seulement un jour. Les choses furent plus de quinze jours en cet estat, & Nicandre estant bien averty de ce qui devoit arriver, assura Dorotée que Clidamant devoit aller passer deux ou trois mois à la campagne avec une nouvelle Maistresse. Le soir de ce jour là comme il revenoit de chez Dorotée il fut arresté sans bruit comme Deserteur, & conduit à la Garnison du Capitaine, sans que personne sçeut ce qu’il estoit devenu. Nicandre avoit publié en tant d’endroits qu’il avoit une autre Maistresse que Dorotée, que plusieurs ne douterent point qu’il ne fut allé à la campagne avec elle, & des Gens inconnus à Nicandre, vinrent en sa presence le dire à Dorotée ; de maniere que cette charmante Personne ne crût point que Nicandre l’eut inventé. Ce bruit s’estant répandu, on ne manqua pas de grossir la nouvelle, & de dire dans tout le Quartier, de Dorotée, que Clidamant estoit allé se marier : Elle apprit ce que l’on publioit, & le crût d’autant plus facilement, qu’elle n’avoit encor pû sçavoir ce qu’estoit devenu son perfide Amant qui ne luy avoit point dit adieu, & ne luy avoit point fait sçavoir de ses nouvelles. Toutes ces choses la mirent dans un tel desespoir, que ne voulant pas avoir l’afront de se voir abandonnée, elle resolut de se marier la premiere. Nicandre le sçeut, & tâcha de profiter d’une si favorable occasion. Il luy fit parler par plusieurs de ses parens, qui luy representerent que ce luy seroit un avantage, & à eux aussi, si elle épousoit un Homme de Qualité : Elle ne défera pas d’abord à leurs sentimens ; mais Nicandre luy fit voir tant de respect & d’amour, qu’elle se resolut quelque temps apres de l’epouser, croyant que lors que Clidamant aprendroit ce choix, il luy feroit plus de dépit qu’un autre. Cette resolution prise, elle la dit à ceux de ses Parens qui luy avoient conseillé ce Mariage. Ils ne luy laisserent pas se temps de changer d’avis, & presserent les choses de maniere qu’elles furent bien-tost concluës, & que la possession de Dorotée rendit Nicandre heureux. Allons voir si son Rival est aussi content que luy, & faisons un tour jusques à sa Garnison pour voir ce qui s’y passe. Nous le trouverons au desespoir, & quoy qu’il ne soit pas Soldat sans courage, il l’est neantmoins malgré luy. Il eust beau dire en arrivant qu’il ne s’estoit point enrôllé, & qu’on l’avoit pris pour un autre : On luy presenta du papier, & on luy dit d’écrire son nom, il le fit ; & quand il l’eut montré, on luy fit voir un Engagement signé de mesme. Jamais surprise ne fut pareille à la sienne. Il avoüa qu’il n’y avoit point de difference, mais il nia qu’il se fut enrôlé, & jura mille fois qu’il n’en avoit pas seulement eu le dessein. Il disoit vray, cependant il estoit bien engagé ; & le Blanc signé qu’il avoit envoyé à son Fermier, & dont il n’avoit point eu de nouvelles, avoit esté remply de son Engagement qui le trouva signé par luy, sans qu’il pût desavoüer son seing. Le Capitaine luy parla fort doucement, il luy dit qu’il le traiteroit mieux que les autres, & qu’il luy donneroit son congé dans un mois ou deux. Ce terme le mit au desespoir, & deux mois d’absence font deux mille ans pour un Amant qui sçait que sa Maistresse l’a soupçonné d’infidelité, & qui ne peut aller se justifier luy-mesme. Il voulut plusieurs fois s’enfuir, croyant bien qu’il accommoderoit ses affaires, & qu’il ne passeroit pas pour Deserteur ; mais le Capitaine qui s’en estoit douté y avoit mis bon ordre, & avoit mesme gagné le Maistre de la Poste, afin qu’il luy remit toutes les Lettres qu’il écriroit, ce qui fut ponctuellement executé. Clidamant ne recevant aucunes réponses de toutes ses Lettres qu’il écrivoit à ses Parens, à ses Amis & à sa Maistresse, en eut une mélancolie si profonde, qu’il en devint malade. Il n’estoit pas encor guery, lors que le Capitaine reçeut des Lettres de Nicandre, par lesquelles il le remercioit de tout ce qu’il avoit fait pour luy, & l’avertissoit qu’il avoit épousé Dorotée. Il fut ravy d’aprendre cette nouvelle, parce qu’il commençoit à plaindre Clidamant, & qu’il eut bien voulu le renvoyer. Il luy donna son congé dés le mesme jour, ce qui ne contribua pas peu à sa guerison. Il fut à peine arrivé chez luy, qu’il apprit le Mariage de Nicandre & de Dorotée, & qu’il sçeut que se Blanc signé qu’il avoit envoyé à son Fermier avoit esté volé dans un Bois par quatre Hommes masquez, sans que l’on eust pris autre chose à celuy qui le portoit. Il se douta dés lors du tour qu’on luy avoit joüé ; & quoy qu’il eust pû s’en plaindre, il jugea à propos de ne pas apprendre à tout le monde ce qui n’estoit sçeu de personne. Il fit sagement, car cette avanture luy auroit sans doute attiré des railleries qu’il n’auroit pû souffrir, & pour se vanger il se seroit fait des affaires. Il fut à l’Armée pour les éviter, & pour oublier Dorotée qui regnoit toûjours dans son cœur. Il partit non en simple Soldat, mais avec l’équipage d’un Volontaire de Qualité. Il s’aquita si bien de son devoir, qu’il fit parler avantageusement de luy pendant la Campagne. Nicandre fut aussi à l’Armée, parce qu’il y avoit de l’employ. Il y fut tué, & l’on vint dire à Dorotée la nouvelle de sa mort, un moment apres qu’elle eut appris les moyens dont il s’estoit servy pour éloigner Clidamant d’aupres d’elle, & pour l’épouser. Il s’en estoit vanté, & ce bruit estoit venu jusques à Dorotée. Il ne servit pas peu à la consoler de la mort de Nicandre, qu’elle avoit épousé sans avoir pour luy ny amour, ny tendresse. Elle ne fit pour tant rien qui luy pût atirer de blâme ; elle témoigna beaucoup de douleur de la perte de son Mary, & fit tout ce qu’en pareille rencontre une honneste Femme doit faire. Dés que la Campagne fut finie, & que Clidamant fut de retour, il fit demander à Dorotée la liberté de la voir ; Elle le pria d’attendre encor un mois ou deux ; mais ce fut d’une maniere qui fit connoistre à ceux qui luy parlerent qu'elle avoit encor bueacoup de tendresse pour luy. Il le connut dans ses yeux toutes les fois qu'il la rencontra autre part que chez elle (car il ne manquoit pas de se trouver par tout où elle alloit.) Le temps qu'elle luy avoit prescrit estant expiré, il fut aussi tost la voir, ils renoüerent ensemble, & trois mois après le veuvage de Dorotée, il se marierent ; & la maniere dont ils vivent fait croire qu'ils ne se sont jamais mieux aimez.

Le Miroir. Nouvelle §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 135-155.

Passons au recit d’une maniere d’aventure qui vous suprendra, quoy qu’il en arrive souvent de pareilles à Paris.

Le Miroir.

Nouvelle.

Deux Femmes de Qualité, dont l’une se nommoit Alcine, & l’autre Belise, causant un jour ensemble, leur conversation tourna sur les Femmes qui prédisent l’Avenir, & qui font voir dans un Miroir tout ce qui doit arriver aux Personnes qui les vont consulter. L’une des deux Belles que je viens de nommer adjoutoit beaucoup de foy à tout ce que les Femmes luy faisoient voir, & l’autre s’en moquoit hautement. La credule s’appelloit Alcine, & la railleuse qui ne vouloit rien croire se nommoit Belise. Celle-cy dit qu’il estoit impossible que ces sortes de Femmes pussent rien faire voir, à moins qu’il ne fut dans la chambre, & que tout ce qu’elles faisoient, estoit des tours d’adresse, où la subtilité avoit plus de part que la verité. Mais que direz-vous, repartit Alcine, si l’on vous fait voir que vous vous trompez, & si l’on vous permet de visiter la chambre, & mesme tout le logis, afin que vous soyez convaincuë du contraire de ce que vous croyez ? Hé bien, luy repliqua Belise, j’iray avec vous, puis que vous le souhaitez ; mais ce sera pour vous desabuser. Vous serez peut-estre desabusée vous-mesme, répondit Alcine ; & comme la Femme chez laquelle je vous veux mener, ne manquera pas de vous dire beaucoup de choses qui ne vous plairont pas peut-estre toutes ; & mesme qu’elle vous en fera voir une partie, je me retireray dans une autre chambre pendant que vous serez avec elle. Quoy que Belise fut incredule, elle n’osa luy dire qu’elle vouloit qu’elle fut témoin de ce que la Devineresse luy diroit, parce que ces sortes de Femmes sont souvent instruites par d’autres de ce qu’elles doivent dire aux Personnes qui les vont consulter, ou du moins parce que pour estre plus facilement cruës, elles meslent souvent des choses fâcheuses, parmy le grand nombre de menteries qu’elles disent. Toutes ces raisons furent cause que Belise consentit volontiers qu’Alcine se retirât dans une autre chambre, pendant l’entretien qu’elle auroit avec la Devineresse ; & quoy qu’elle n’eust pas dessein de croire ce qu’on luy diroit, elle eut d’autant plus de raison d’en user ainsi, qu’Alcine adjoûtant foy à toutes ces sortes de Prédictions, auroit pris pour des veritez les Contes qu’on luy auroit faits. Ces deux Belles estant ainsi d’accord, partirent à l’heure mesme, parce que Belise ne vouloit pas qu’avant de se rendre chez la Femme où ils avoient resolu d’aller, Alcine l’entretint en particulier, afin de la faire parler à sa fantaisie. Quand elles furent arrivées, on les mit chacune dans une chambre : Il n’y avoit aucuns meubles dans celle où l’on fit entrer Belise, & elle n’estoit pas mesme tapisée ; il y avoit seulement un siege pour ceux qui venoient consulter la Maistresse du Logis, & un grand Miroir, dans lequel ils voyoient ce qui leur devoit arriver. Belise examina bien cette chambre, & chercha de tous costez s’il n’y avoit rien de caché, & n’ayant rien trouvé, la Devineresse la fit asseoir ; & apres avoir longtemps marmoté autour d’elle & fait plusieurs cernes, elle luy dit de regarder avec beaucoup d’application si elle ne voyoit rien dans le Miroir. Belise luy dit que non ; l’autre luy dit de bien regarder, & Belise luy dit qu’elle voyoit une Couronne fermée. Un moment apres cette Couronne disparut, & Belise dit qu’elle voyoit une tres-belle Maison de plaisance. La Devineresse luy demandoit si elle la connoissoit ; cette Belle luy répondit que non, & l’autre luy dit qu’elle estoit en France. Belise cessa de voir cette face de Maison peu de temps apres, & le costé du Jardin parut accompagné d’un tres beau Parterre, & tout remply de Jets d’eau. Un moment ensuite on vit un Homme tres-bien fait se promener dans le mesme Jardin ; & quand il eust fait quelques tours & qu’il fut rentré dans le Logis, Belise apperçeut un Carreau tres-riche, sur lequel il y avoit un Enfant nouveau né qui paroissoit d’une beauté achevée. Quand elle l’eut examiné à loisir, la Maison, le Jardin & l’Enfant disparurent, & la Devineresse dit à Belise qu’elle avoit veu toutes ses avantures, & qu’elle en devoit estre bien instruite. Belise luy repartit qu’elle n’y comprenoit rien, qu’elle se moquoit d’elle avec sa Couronne fermée, & qu’elle n’estoit ny d’une naissance, ny d’une beauté à jamais en porter une. La Devineresse luy dit qu’elle n’avoit pas pretendu luy faire connoistre qu’elle en porteroit une, & qu’elle luy avoit fait voir une Couronne sur sa teste, puis elle expliqua de la sorte toute les choses qu’elle avoit veuës dans le Miroir. La Couronne fermée que vous avez veuë d’abord, luy dit-elle, veut dire que vous aurez un grand Don du Roy ; que ce Don vous enrichira, sera cause que vous épouserez l’Homme que vous avez veu. Le Chasteau dans lequel il se promenoit, poursuivit-elle, luy appartient, & vous aurez de luy l’Enfant qui vous a paru sur un carreau. Toutes ces choses surprirent beaucoup Belise, & ne la fâcherent point : Elle demande qu’on fit entrer Alcine, & elle luy raconta elle-mesme tout ce qu’elle avoit veu, & de quelle maniere la Devineresse le luy avoit expliqué. Elle ne le sçavoit que croire ; & ne pouvant s’empescher de sentir quelque joye des Prédictions avantageuses qu’on luy avoit faites, elle souhaitoit s’estre trompée toutes les fois qu’elle avoit dit que toutes celles qui se mesloient de deviner, n’avoient jamais parlé véritablement, à moins que ce ne fut par un coup du hazard. Lorsqu’elle fut sur le poinct de sortir, elle foüilla dans sa poche pour en tirer de l’argent ; & comme elle resva quelque temps sans en retirer sa main, la Devineresse luy dit qu’elle consultoit en elle-mesme si elle luy donnoit trois ou quatre Louis. Belise en demeura d’accord, & ces paroles acheverent de luy persuader que l’on pouvoit adjouster foy à de pareilles diseuses de bonne avanture. Hé bien, luy dit Alcine quand elles furent sorties de ce Logis, me croirez-vous une autre fois, & n’estes-vous pas surprise de ce que vous avez veu aujourd’huy ? je la fuis plus que vous ne pensez, luy repartit Belise, & je sens que je commence à devenir amoureuse de l’Homme que j’ay veu dans le miroir : Il a l’air de qualité, la phisionomie honneste, & je n’en ay jamais veu de si bien fait à mon gré. Ah, ma chere, poursuivit-elle, il faudra bien que tu viennes promener avec moy dans cette belle Maison où je voudrois déja estre. Alcine fut ravie de l’entendre parler de la sorte ; & comme elle estoit encor plus credule qu’elle, elle se persuada qu’elle danceroit bien-tost à sa Nopce. Quelque temps s’estant passé sans qu’il arrivât rien qui pût faire croire que les Prédictions seroient véritables, Belise dont l’amour augmentoit de plus en plus, & qui souhaitait impatiamment d’apprendre des nouvelles de l’Homme qu’elle avoit veu, ayant rappellé la forte idée qu’elle en avoit, en fit part à plusieurs Peintres, qui sur son recit en firent des Portraits par son ordre ; Elle fit aussi desseigner des Maisons de plaisance pareille à celle qu’elle avoit veuë ; & avec ces Portraits & ces Dessings de Maison, elle mit plusieurs Gens en campagne, & leur ordonna de regarder dans toutes les Provinces du Royaume, s’ils ne trouveroient rien de semblable. Il y avoit longt-temps que ces Courriers estoient partis, sans que Belise en eut appris les nouvelles qu’elle souhaitoit, lors qu’elle sçeut à son grand regret qu’elle ne s’estoit pas abusée, quand elle avoit crû que la Devineresse trompoit par des tours de souplesse, tous ceux qui l’alloient consulter, & que son plancher estoit non seulement percé par le haut & par le bas pour faire monter & descendre ce qu’elle vouloit qu’on vit dans le Miroir, mais que la muraille mesme estoit creuse, & que par le moyen d’un tourniquet, on y faisoit paroistre ce que l’on vouloit : Elle sçeut que toutes ces choses estoient pratiquées avec tant d’adresse, & que le jour estoit si bien ménagé, qu’il estoit impossible de découvrir cette supercherie ; que celle qui regardoit dans le Miroir ne pouvoit voir en mesme temps ce qui se passoit, & regarder derriere elle, & que pour l’empescher de se retourner brusquement, la Devineresse se mettoit adroitement derriere sa chaise, comme pour luy faire mieux remarquer ce qu’il y avoit dedans le Miroir. Belise apprit de plus que cette mesme Femme qui luy avoit tant fait voir de belles choses, avoit oüy qu’en entrant chez elle, elle avoit demandé à Alcine combien elle luy donneroit, & qu’Alcine luy ayant répondu trois ou quatre Louis, il luy avoit esté aisé de deviner ce qu’elle avoit dit, lors qu’elle l’avoit veu resver en cherchant de l’argent dans sa poche.

[Etablissement de la Troupe du Roy au bout de la Ruë de Guenegaud] §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 258-260.

Pendant que nos Braves s’exposent aux perils pour leur Prince, pour leur Patrie & pour acquerir de la gloire, on travaille icy à leur preparer des Divertissemens pour les délasser de leurs fatigues ; & la Troupe du feu Monsieur de Moliere ayant choisi ce qu’il y avoit de bons Acteurs dans celle du Marais, en a composé une des plus amples & des plus belles. Comme elle est en estat de divertir sa Majesté, le Roy l’a honorée du Nom de sa Troupe. Les nombreuses Assemblées qui l’ont honorée depuis qu’elle a remonté sur le Theatre, ont avoüé hautement qu’on ne peut joüer la Comedie avec plus de justesse ; c’est ce qui leur a attiré presque tout ce qu’il y a de bons Autheurs, dont on verra cet Hyver briller les Pieces sur leur Theatre que chacun admire pour sa beauté, & sur lequel on peut faire de grandes choses, celuy qui l’a fait construire à ce dessein, estant non seulement illustre par sa naissance mais par ses lumieres particulieres qui font parler de luy par toute la terre.

Le Moineau. Nouvelle §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 262-267.

On parle fort icy du Moineau d’une Belle ; & comme je me suis engagé à vous mander toutes sortes de Nouvelles, je vous envoye une copie de ce que j’ay veu sur ce sujet.

Le Moineau.

Nouvelle.

LA Fauvette & la Tourterelle dont on a tant parlé depuis quelques années, & le Perroquet qui a tant fait faire de Bouts-rimez apres sa mort, n’ont peut-estre jamais tant fait de bruit, que le Moineau d’Alcidiane, dont vous me demandez des nouvelles. Il estoit nourry avec sa Femelle dans une mesme cage, & ils estoient tous deux tendrement cheris de leur belle Maistresse : ils l’aimoient de mesme ; mais le Moineau aimoit encor plus sa Femelle : Il la voulait tous les jours caresser ; mais cette fiere petite beste ne voulant le souffrir, il en eut un tel dépit, qu’il ne laissa presque point passer de jour sans luy arracher quelques plumes. Cette pauvre Femelle ne rabatit pour cela rien de sa fiereté, & ne se rendit, ny aux maux que le Moineau luy fit souffrir, ny à ses transports amoureux ; de maniere que cet Amant enragé luy donna tant de coups de bec apres luy avoir arraché toutes ses plumes, qu’il la fit mourir. Alcidiane en fut au desespoir, & resolut de vanger la Femelle, & de donner la mort au cruel Moineau ; Elle le prit cent fois à ce dessein, & dès qu’elle estoit sur le poinct d’executer ce qu’elle avoit resolu, ce petit Animal la caressoit & la baisoit si tendrement, qu’il desarmoit sa colere : Elle le remettoit dans sa Cage sans luy faire de mal ; & le ressouvenir de la mort de cette Femelle revenant dans son esprit, elle le reprenoit quelque temps apres, toûjours avec dessein de luy oster la vie. Il la caressoit de mesme qu’auparavant, & touchée de ses baisers qui l’empeschoient de luy faire aucun mal, elle le remettoit encor dans sa Cage. Apres avoir fait plusieurs fois la mesme chose, elle prit enfin une resolution, qui fut de luy ouvrir sa Cage & de le laisser en aller, afin que sa presence ne la fit plus ressouvenir de la mort de sa Femelle. Elle a executé ce qu’elle avoit resolu, mais ce tendre Moineau ne la veut point quitter : Il va se promener tous les jours, & dés qu’on ouvre ses fenestres, il la vient caresser jusques dans son lit ; & plus elle le rebute, plus il luy fait de caresses. Plusieurs beaux Esprits vont faire des Vers sur ce sujet, que je vous envoyray au premier jour.

[Annonce du Mal de Mere, Nouvelle] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome V), p. 267-269.

Comme je m’informe avec soin de tout ce qui se passe de nouveau, afin de vous en faire part, j’appris dernierment que la Ruelle d’Alcidalis qui vous connoissez, estoit devenuë fort celebre depuis que vous estes partie de Paris. Je ne manquay pas d’aller aussi-tost chez elle ; j’y trouvay de fort beau monde, & comme parmy tant de Personnes, il se trouve toûjours des Gens qui sçavent quelques Histoires, je trouvay moyen de conter une de celles que je vous ay mandées, me doutant bien que ceux qui en sçavoient, ne manqueroient pas d’en raconter apres moy. Je ne me trompay point, & dés que j’eus achevé un jeune Homme qui m’avoit paru assez galant, raconta l’Histoire suivante, & commença de la sorte.

Le

Mal de Mere.

Nouvelle.