1677

Le Nouveau Mercure galant, août 1677, tome VI

2014
Source : Le Nouveau Mercure galant, Theodore Girard, août, 1677
Ont participé à cette édition électronique : Anne Piéjus (Responsable d'édition), Nathalie Berton-Blivet (Responsable d'édition), Alexandre De Craim (Édition numérique), Vincent Jolivet (Édition numérique) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI). §

[Eloge du Mercure Galant]* §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 1-3.

Jamais commerce n’a tant fait d’éclat que le nostre, tout Paris en parle, toute la France s’en entretient, il fait du bruit jusques dans les Païs les plus éloignez, & cependant la médisance n’en dit rien : il satisfait les plus critiques, & tout le monde en souhaite la continuation & nous en donne si publiquement des marques, & avec des manieres si obligeantes, que nous manquerions de reconnoissance envers un nombre infiny de Personnes du plus haut merite, si nous interrompions un commerce qui plaist à tout ce qu’il y a de plus Illustre dans le monde. Apres tant d’applaudissemens si souvent reïtérez, je vay, Madame, faire de nouveaux efforts, pour ne vous mander rien qui ne soit digne de vostre curiosité, & je suis seur que tout ce qui aura le bonheur de vous plaire, sera estimé de toutes les Personnes de bon goust.

Le Berger et le Pescheur. Madrigal §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 3-6.

Je commence par un Madrigal dont on dit icy beaucoup de bien. Je n’en connoy pas l’Autheur, mais son Ouvrage marque assez qu’il a de l’esprit, sans qu’il soit necessaire de rien dire de plus pour le faire croire.

LE BERGER
ET LE PESCHEUR.
MADRIGAL.

Un Berger des Costeaux, contre un Pescheur de Loire,
 Disputoit un jour la gloire
Des faveurs dont l’Amour daignoit les partager.
Un Pescheur, disoit-il, peut-il se soulager,
 Lors qu’un tendre amour le presse ?
 Je veux qu’il ait une Maistresse,
 Mais a-t-il l’heure du Berger ?
Ah, luy dit le Pescheur, quelle erreur est la tienne ?
Un Berger a son heure, un Pescheur a la sienne ;
 Car lors que sur nos bords fleuris
Nous sommes teste-à-teste avecque nos Doris,
Qu’au recit de nos feux leur tendresse redouble,
 Et qu’une confuse langueur
 Marque le trouble de leur cœur,
 Alors nous peschons en eau trouble,
 Et c’est là l’heure du Pescheur.

Si les Bergers seuls avoient l’avantage de trouver toûjours l’heure qu’on souhaite aussi-tost qu’on commence d’aimer, on quiteroit souvent des Palais pour venir habiter leurs Cabanes ; & la plûpart de ceux que la Fortune semble avoir mis au dessus des souhaits, se croiroient malheureux, & porteroient envie à leur bonheur. Il n’est rien qu’un Amant bien passionné ne fit pour toucher l’objet dont il est charmé.

[Autre Madrigal] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 6-7.

Rien ne tient dans un cœur plus fortement que l’Amour, & le Madrigal qui suit fait voir qu’il se trouve des Amans qui ne veulent pas guérir de leurs blessures.

MADRIGAL.

 Belle Iris, je n’aime que vous ;
Quand je vous voy pas, rien ne me semble doux ;
Vous adorer toûjours est toute mon envie :
Glorieux de mon mal, je n’en veux pas guérir ;
 Pour vous seule j’aime la vie,
 Pourquoy me faites-vous mourir ?

[Madrigal sur l’Amour & le Respect] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 7-9.

Voicy un autre Madrigal que nous devons encor à l’Amour.

MADRIGAL.

Le Respect & l’Amour pleins de glace & de flame,
 Se font la guerre dans mon ame,
 Et ne se veulent point ceder :
Mais, ô Beauté charmante & rare,
 Si je ne puis les accorder,
 Permettez que je les separe.

Un Amour sans respect fait toûjours de grandes entreprises ; c’est un Enfant perdu qui va bien viste, & qu’il est bien difficile d’arrester. Il pousse ses affaires plus loin qu’on ne croit dés qu’on luy a laissé faire le premier pas ; & qui veut empescher ses progrés, ne luy doit d’abord rien pardonner. Je sçay, Madame, que c’est vostre sentiment, & que vous estes ennemie declarée de ces Amans sans respect dont la trop grande hardiesse declare toûjours la guerre à la pudeur.

[Fragmens d’une Lettre en Chansons] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 9-13.

Je vous ay promis une Lettre en Chansons, elles sont toûjours fort à la mode, mais on en trouve rarement de bonnes. Des raisons particulieres m’empeschent de vous envoyer entiere celle dont je pretendois vous faire part. En voicy quelques Couplets dont vous devez estre satisfaite.

Bourée sur l’Air de A ta Santé.

 Depuis huit jours
 Tous les Amours
Reviennent habiter le Chasteau de Versailles :
 Sçavez-vous bien pourquoy ?
 C’est qu’ils suivent le Roy.

Sur l’Air de Le beau Berger Tircis.

 Apres avoir soûmis
 Trois des plus fortes Villes,
 Rendu de nos Ennemis
 Tous les projets inutiles,
 Des plaisirs plus tranquilles
 Peuvent estre permis.

Sur l’Air des Importuns.

Grace à Loüis , nous vous baisons les mains,
Conquerans Grecs, & Conquerans Romains,
Cherchez ailleurs qui celebre vos Faits ;
 Dans un Printemps
 Il fait plus qu’en dix ans
 Vous ne fistes jamais.

Les Couplets que vous allez voir sont de la mesme Lettre, mais il ne suivent pas ces premiers.

Sur le Chant de Vous avez Belle B***

 Si l’on osoit aux Epoux
 Ecrire d’une stile doux,
 Je pousserois des Helas :
 Mais, ô cheres Précieuses,
 Le bon air ne le veut pas.

Sur l’Air de Je ne veux pas vous connoistre.

Quelque tendre qu’on puisse estre,
 Déslors que le Sacrement
 A décidé d’un Peut-estre,
 Comme par enchantement
 On voit bientost disparoistre
 Et la Maistresse & l’Amant.

Sur l’Air de Buvons à nous quatre.

  L’Amour en ménage
  Trouve peu d’appas,
  On ne le mitonne pas,
  Et de l’Esclavage
  Il est bientost las.

[Chanson pour Madame, dont l’Air a esté fait par M. Boisset] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 13-15.Voir cet article

Puis que les Chansons ont tant de charmes pour vos belles Provinciales, je croy ne devoir pas quitter cette matiere sans vous faire encor part de deux qui sont tombées entre mes mains. L’Air de la premiere est de Mr Boisset ; les Paroles furent faites sur le bruit qui courut que Monsieur retourneroit à l’Armée peu de temps apres que ce Prince fut arrivé à Paris, & c’est sur ce sujet que l’Autheur feint que Madame s’adresse à ce Prince pour luy dire ce qui suit.

CHANSON.

Vous que j’ay veu brûler d’une flame si belle,
Et qui m’avez juré de me garder la foy,
 Ah que c’est estre peu fidelle,
 Qu’aimer plus la Gloire que moy !
***
Si vostre prompt retour ne finit ma souffrance,
La Parque va bientost me ranger sous la Loy :
 Ah que c’est avoir d’inconstance,
 D’aimer plus la Gloire que moy !

[Chanson pour Madame la Mareschale de Lorge, dont l’Air est de M. d’Ambroüys] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 15-16.Voir cet article

Les deux Couplets qui suivent sont pour Madame la Mareschale de Lorge. L’Air en a esté fait par Mr Dambroüys.

CHANSON.

Vos charmes, belle Iris, font aisément connaistre,
 Que l’Amour est toûjours le maistre,
Et que tous les Guerriers qu’on redoute le plus,
 Sont ceux qu’il a plutost vaincus.
***
Vostre Illustre Héros, que plus d’une Victoire
 A rendu tout brillant de gloire,
Soûmis à vos appas, adore dans vos yeux
 Amour le plus puissant des Dieux.

[Enigme] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 16-23.

Apres vous avoir divertie par des Vers dont le sens n’est pas difficile à comprendre, il faut que je vous en envoye qui ne vous donneront pas moins de plaisir, & qui embarasseront agreablement vostre esprit. C’est l’effet qu’ils doivent produire ; & celuy qui les a faits n’auroit pas atteint le but qu’il s’est proposé, s’il ne vous faisoit resver quelque temps. Peut-estre prendez-vous tout cela pour une Enigme, vous aurez raison, & la voicy.

Je suis en Liberté, sans sortir de Prison ;
Je suis au Desespoir, sans quitter l’Espérance ;
Quoy que dans le Péril, je suis en Assurance ;
Je parois en l’Armée, & suis en Garnison ;
J’ay part sans lâcheté, mesme à la Trahison ;
Je sers à la Richesse autant qu’à la Souffrance ;
Je préside à la Rime, ainsi qu’à la Raison,
Et derniere en Faveur, je suis seconde en France.
Comme il n’est rien de grand, ny de rare sans Moy,
Je suis & dans la Cour, & dans l’Esprit du Roy ;
C’est avec Moy qu’il rit, qu’il s’entretient, qu’il s’ouvre,
J’assiste à son Coucher, j’assiste à son Réveil,
Il me souffre à Versaille, à Saint Germain, au Louvre,
Mais me laisse à la Porte en entrant au Conseil.
Je suis premiere en Rang, & derniere à la Cour,
J’en vaux deux au Trictrac, & suis bonne à la Prime,
Je suis tres-innocente, & toûjours dans le Crime.
J’accompagne l’Amour, & termine le Jour,
Je sers à la Peinture, à la Prose, à la Rime,
Je cours avec le Cerf, & vole avec l’Autour.
On me voit en Crédit, sans me voir en Estime ;
Toûjours, sans passion, on me voit en Amour ;
Au milieu de Paris, je me trouve enfermée,
Sans quitter un moment, ny le Roy, ny l’Armée ;
En Robe je préside, & j’entre au Parlement ;
J’ay dans tous les Arrests une double Seance ;
Je suis toûjours présente à la moindre Ordonnance,
Et ne me suis jamais trouvée en Jugement.

Je ne sçay, Madame, si en lisant ces Vers vous en aurez dévelopé le mistere ; les Enigmes sont ordinairement sur un mot comme Montre, Épée, Miroir, ou quelque autre ; & celle-cy n’a pas mesme pour but de parler d’une syllabe, puis qu’elle ne renferme que ce que l’on peut dire de la Lettre R. Jamais Ouvrage n’a tant donné de peine, ou n’a du moins dû en tant donner ; c’est sans contredit le plus beau que nous ayons de tous ceux qui mettent l’esprit à la gesne, & qu’on ne peut faire qu’avec une application extraordinaire, quelque facilité qu’on ait à écrire. Il est de vingt-huit Vers, & la Lettre R s’y rencontre presque par tout, de maniere que chaque mot où elle entre paroist une Enigme particuliere à ceux qui ne sçavent pas qu’elle fait le principal sujet le Piece : c’est toûjours elle qu’on fait parler. Voicy ce qu’elle dit dans le premier Vers de ceux que vous venez de lire.

Je suis en liberté sans sortir de prison.

On ne peut l’accuser de dire faux, lors qu’elle assure qu’elle est en liberté, puis qu’elle entre dans ce mot ; & quand elle dit qu’elle ne sort point de prison, elle parle encor aussi juste, les Lettres qui composent le mot de prison, ne formant sans elle que celuy de pison, de maniere qu’elle peut dire,

Qu’elle est en liberté sans sortir de prison.

On voit dans les vingt-sept Vers qui restent, des contrarietez semblables. Elles paroissent si justes qu’on relit l’Enigme une seconde fois, apres en avoir appris le sujet, que j’ay de la peine à concevoir comment il s’est trouvé une Personne qui ait voulu s’appliquer assez fortement, & assez longtemps, pour faire un Ouvrage si remply de difficultez.

Contrainte d’un Cœur amoureux §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 23-25.

Voicy d’autres Pieces qui doivent moins à l’Esprit. Il y seroit regardé comme un defaut s’il y paroissoit trop ; & le Cœur doit avoir la meilleure part aux Ouvrages dont l’Amour inspire le dessein.

CONTRAINTE
d'un Cœur amoureux.

Qu’un cœur souffre par la contrainte !
Ah qu’il est digne de pitié !
S’il commence la moindre plainte,
Il en dit trop de la moitié ;
Il faut que toûjours en luy-mesme
Il étouffe mille soûpirs.
S’il veut former quelques desirs,
Il craint d’alarmer ce qu’il aime.
Helas ! que faire en ce moment ?
Tout n’est pour luy qu’un dur martire :
Qu’un cœur souffre quand il soûpire,
Et qu’il aime trop tendrement !

[Rondeau] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 25-27.

Rien ne peut mieux suivre ces Vers que le Rondeau que je vous envoye, puis qu’il exprime encor l’embarras d’un Cœur amoureux.

RONDEAU.

Taisez-vous, tendres mouvemens,
Laissez-moy pour quelques momens,
Tout mon cœur ne sçauroit suffire
Aux transports que l’Amour m’inspire.
Pour le plus parfait des Amans,
A quoy servent ces sentimens ?
Dans leurs plus doux emportemens,
La Raison vient toújours me dire,
   Taisez-vous.
La Cruelle depuis deux ans....
Mais helas ! quels redoublemens
Souffre mon amoureux martire ?
Mon Berger paroist, il soúpire,
Le voicy. Vains raisonnemens
   Taisez-vous.

L’Amour fournissoit autrefois presque toute la matiere des Vers qui se faisoient ; mais depuis quelques années les grandes Conquestes du Roy ont pris sa place, & la plûpart de ceux qui en ont écrit, ont cru qu’ils devoient se servir de ce langage pour parler plus dignement d’un si beau Sujet. Ne vous étonnez pas apres cela si vous avez trouvé dans toutes mes Lettres des Vers à la gloire de ce Monarque.

Au Roy, Sonnet. §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 27-31.

Je vous envoye encor un Sonnet sur les belles Actions de ce Prince.

AU ROY,
SONNET.

Les Siecles à venir ne pourront jamais croire,
De nostre Roy vainqueur, les Exploits merveilleux ;
Des Héros de la Fable, ils croiront voir l’Histoire,
Dans les Faits de Loüis pareils à ceux des Dieux.
***
Lors qu’à tant d’Ennemis, de Victoire en Victoire,
Il marche en Conquérant, les défait en tous lieux ;
Quand sur Terre & sur Mer, il acquiert tant de gloire,
Ne triomphe-t-il pas des Titans orgueilleux ?
***
Un lustre de sa Vie a dompté dix Provinces,
Forcé mille Remparts, aux yeux de tous les Princes,
Armez pour secourir le Batave expirant.
***
Leurs efforts impuissans, avec cent mille Testes,
N’ont pû sauver Cambray des mains d’un Roy si grand ;
Rien ne peut que la Paix arrester ses Conquestes.

Les Poëtes qui ont de tout temps esté de grands menteurs, ne disent plus que des veritez, lors qu’ils parlent des surprenantes Conquestes du Roy ; mais comme ils ne pourroient rien inventer qui eut plus de ce merveilleux qui approche de la Fable, les Siecles à venir pourroient bien prendre pour des fictions tout ce qu’ils disent aujourd’huy de plus veritable. Ce n’est pas leur faute ; pourquoy le Roy fait-il de si grandes choses que la Posterité aura de la peine à les croire ?

Le Solitaire, Sonnet §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 31-34.

Pendant que les beaux Esprits travaillent pour laisser apres eux dequoy la convaincre des étonnantes merveilles que nous voyons tous les jours, vous voulez bien que nous changions de matiere, & que je vous envoye un Sonnet qui n’est ny sur la Galanterie, ny sur le bonheur de la France, & auquel l’Amour n’a point de part.

LE SOLITAIRE,
Sonnet.

S’eleve qui voudra, par force, ou par adresse,
Jusqu’au sommet glissant des grandeurs de la Cour,
Je prétens, sans quitter mon aimable sejour,
Loin du Peuple & du bruit, rechercher la Sagesse.
***
Là sans crainte des Grands, sans faste & sans tristesse,I
[Mes yeux apres la nuit verront naistre le jour.]
Je verray les Saisons se suivre tour-à-tour,
Et dans un doux repos j’attendray la Vieillesse.
***
Ainsi lors que la Mort viendra rompre le cours
Des bienheureux momens qui composent mes jours,
Je mourray chargé d’ans, inconnu, solitaire.
***
Qu’un Homme est malheureux à l’heure du trépas,
Lors qu’ayant negligé le seul bien necessaire,
Il meurt connu de tous, & ne se connoist pas !

Ces choses sont belles à dire, mais l’execution en est difficile, & la plûpart de ceux qui font ces sortes d’Ouvrages, songent bien moins à quiter le monde, qu’à faire paroistre leur esprit.

[Histoire du Solitaire] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 34-71.

Beaucoup de Gens parlent avantageusement de la Solitude, & en dépeignent la tranquillité, & cependant on voit peu de Solitaires. Quoy que le nombre en soit petit, j’en ay découvert un depuis quelques jours, dont l’histoire merite bien de vous estre racontée. Il est Fils unique & seul Heritier d’un Homme qui peut passer pour grand Seigneur dans sa Province. Il le fit étudier avec beaucoup de soin & de dépense, luy fit faire ses Exercices à Paris, & le rappella aupres de luy dés qu’ils furent achevées, de crainte qu’il ne prist le party de l’Epée, & que le desir de la gloire qui excite presque tous les jeunes Gens, ne l’engageât à suivre l’exemple de la plûpart de ses Camarades qu’il voyoit aller à l’Armée, en sortant de l’Academie. Ce Fils dont l’humeur estoit douce, qui n’aimoit que le repos, & qui se faisoit une joye extréme d’obeïr à son Pere, se rendit aupres de luy dans le temps marqué, & voulut répondre par sa diligence à l’empressement que ce bon Homme avoit de le revoir. Dés qu’il fut de retour, il luy proposa une Charge de Conseiller dans le Parlement de *** pour l’attacher plus fortement aupres de luy. Cet offre fut accepté avec joye, & la Charge ayant esté achetée, il y fut reçeu avec applaudissement ; il l’a exercée pendant dix ans avec une integrité dont nous avons peu veu d’exemples. Il ne faut pas s’en étonner, il estoit indiférent, & la Province n’avoit point de Beautez capables de le toucher. Ce n’est pas qu’il eust de mépris pour aucune, & que son indiférence aprochât de celle de beaucoup de jeunes Gens qui ont si bonne opinion d’eux-mesmes, qu’ils croyent la plûpart des Femmes indignes de leurs soins. Nostre Solitaire n’avoit point ce defaut, & s’il avoit de l’indiférence, la cause n’en devoit estre attribuée qu’à son temperament. Sa froideur pour le Sexe estoit accompagnée d’une civilité qui gagnoit tous les cœurs, & jamais Insensible ne l’a si peu paru. Si quelques Belles qui ne le haïssoient pas, & qui auroient volontiers fait la moitié des avances, cachoient le chagrin qu’elles avoient de luy voir un cœur si peu capable d’aimer, son Pere faisoit sans cesse paroistre le sien. Il le pressoit tous les jours de se marier, & luy témoignoit avec une ardeur inconcevable le desir qu’il avoit de voir des Successeurs qui pussent empescher son Nom de mourir. Ces discours fatiguoient nostre Solitaire, il ne songeoit qu’à ses Livres, il n’aimoit que son Cabinet, il y passoit des jours entiers, & ne voyoit les Dames que lors qu’il ne pouvoit civilement s’en défendre, & que le hazard les faisoit trouver dans des lieux où il ne les cherchoit pas : de maniere qu’on peut dire qu’au milieu d’une des plus Galantes Villes de France, & dans un Parlement celebre, il vivoit comme s’il eust esté dans une Solitude. Le calme d’esprit & les douceurs qu’il trouvoit dans cette vie tranquile, furent meslées de quelques chagrins. Les empressemens que son Pere avoit de le marier, luy firent de la peine : il voulut tâcher à se vaincre pour luy obeïr, il combatit les desirs qu’il avoit de conserver sa liberté, il se dit des raisons pour se faire vouloir ce qu’il appréhendoit le plus, mais ce fut toûjours inutilement ; de sorte que se voyant dans la necessité d’entendre tous les jours les plaintes de son Pere, ou de prendre une Femme, il résolut de vendre sa Charge de Conseiller, & de se retirer dans une Maison de Campagne sur les bords d’une agreable Riviere. Il pratiqua secrettement des Gens pour cela, conclut promptement son marché, & partit aussi-tost apres. La Maison estoit à luy, elle estoit toute meublée, il y alloit souvent, & n’ayant besoin de faire aucuns apprests pour ce voyage, il fit facilement croire qu’il n’alloit que s’y promener, quoy qu’il eust dessein de s’y établir tout-à-fait. A peine y est-il arrivé, qu’il s’adonne entierement à la lecture des plus beaux Livres, aux Œuvres de Pieté & à la culture de son Jardin. Le Pere au desespoir & qui souhaitoit toûjours d’avoir des Successeurs, consulte ses Amis pour sçavoir de quelle maniere il en usera pour faire retourner son Fils dans le monde. On y trouve de la difficulté, plusieurs expédients sont proposez, on se quite sans se déterminer à rien. On se rassemble, & le bon Homme conclut enfin qu’il parlera à quelques Bateliers, & qu’il priëra une Fille publique inconnuë à son Fils, & la plus belle qu’il pourra trouver, de se mettre dans leur Bateau, & qu’ils iront aupres du Jardin de son Fils, où ils feindront de faire naufrage. Son argent luy fait trouver tout ce qu’il souhaite. On luy promet tout, on execute tout, mais si à propos & avec tant d’aparence de verité, que nostre Solitaire en est touché de compassion. Il estoit appuyé sur le bord d’une Terrasse qui regardoit la Riviere, & tenoit un Livre remply de Traitez contre l’Amour. Il le lisoit avec plaisir, s’applaudissoit de la dureté de son cœur, & s’affermissoit dans la resolution qu’il faisoit tous les jours de ne se laisser jamais ébloüir par aucune Beauté, quelques charmes qu’elle pût avoir, lors que les cris des Bateliers & d’une jeune Fille qui sembloit périr, luy firent abandonner la lecture pour courir au bord de l’eau. Il vit une Femme qui en sortoit, il luy presenta la main, & la pressa d’entrer chez luy pour changer de hardes, & pour prendre du repos. Il la plaignit pendant le chemin avec une honnesteté qui luy est naturelle, & luy dit des choses qui l’auroient empeschée de croire qu’il estoit insensible, si elle n’en avoit esté bien avertie. Elle se contenta de luy repartir qu’elle se trouvoit bien heureuse dans son infortune de rencontrer une Personne aussi obligeante que luy. Quand elle fut arrivée dans son Logis, elle demanda du feu & du Linge pour en changer, parce que le sien estoit tout moüillé. Nostre Solitaire en fut luy-mesme chercher, & il auroit fait l’impossible pour sa belle Hostesse, sans en sçavoir la raison. Il estoit si troublé & si interdit, qu’il ne sçavoit ce qu’il faisoit. Il la regardoit sans parler, & parloit sans sçavoir ny ce qu’il disoit, ny ce qu’il luy vouloit dire. Il luy alluma luy-mesme du feu avec un empressement extraordinaire, & envoya tous ses Gens avec ordre de ne rien épargner pour sauver ses Hardes qui flotoient sur l’eau. Pendant qu’il estoit occupé à faire du feu, la Belle se deshabilloit peu à peu, & laissoit entrevoir de temps en temps une partie des beautez qui avoient esté admirées d’un grand nombre de Cavaliers. Elle se coucha en suite. Nostre Solitaire s’approcha de son Lit, & voulut l’entretenir ; mais elle luy dit qu’elle estoit fort fatiguée, & le pria avec un air modeste & remply d’une certaine pudeur qui arrache les cœurs, de se retirer & de la laisser en repos. Il est vray qu’elle estoit lasse, & le feint Naufrage l’avoit presque autant tourmentée qu’auroit fait un veritable péril. Elle dormit fort tranquillement pendant toute la nuit. Son Hoste n’en fit pas de mesme, il resva à l’Avanture qui luy estoit arrivée, & son imagination ne cessa point de luy representer la Belle qui n’estoit sortie de l’eau, que pour luy ravir le repos dont il joüissoit. Son insensibilité l’empeschoit de croire qu’il aimât veritablement, & quand il auroit esté bien persuadé de sa passion, il n’osoit se l’avoüer à luy-mesme ; & la maniere dont il avoit vescu luy faisoit voir tant de foiblesse dans un si prompt changement, qu’il ne sçavoit à quoy se déterminer. Il se leva avec ces cruelles irrésolutions. Il fut à peine habillé, qu’il envoya sçavoir de quelle maniere sa belle Hostesse avoit passé la nuit. Il apprit qu’elle estoit éveillée, & qu’elle se portoit bien. Il en témoigna de la joye, & luy envoya demander la permission de la voir. Il l’obtint ; mais à peine fut-il entré dans sa Chambre, qu’il sentit un batement de cœur qui luy présagea ce qui luy est arrivé depuis. Il luy trouva de nouveaux charmes, & luy fit des complimens si embarassez, que la Belle connut bien que ces appas commençoient à faire l’effet que le Pere de nostre Insensible s’estoit proposé. Elle le pria de luy donner quelqu’un pour envoyer querir une Litiere dans la Ville Capitale de la Province, qui n’estoit pas éloignée du lieu où ils estoient, & luy dit qu’elle estoit obligée d’y aller incessamment pour porter des Papiers de conséquence à sa Mere, qui estoit sur le point d’y voir juger un grand Procés. Il luy promit tout dans le dessein de ne luy rien tenir, & fit venir sur l’heure un de ses Gens à qui il commanda d’executer ponctuellement tout ce qu’elle luy diroit ; puis il luy defendit en particulier de suivre aucuns de ses ordres, & le fit cacher afin qu’il ne parust plus devant elle. Il mit tout en usage pour empescher qu’elle ne s’ennuyât. Les Repas furent galans & magnifiques, & tout parla de son amour avant qu’il en dit rien & qu’il en fut luy-mesme bien persuadé. Cependant sa passion qui avoit esté violente dés sa naissance, l’obligea de s’informer avec soin des raisons qui avoient pensé faire périr une si aimable Personne. Il luy demanda d’où elle estoit partie, & pourquoy elle s’estoit fiée à des Bateliers si imprudens. Elle luy rendit raison de tout, & luy dit que sa Mere ne vouloit pas qu’elle confiât à personne les Papiers dont elle luy venoit de parler, & qu’ayant appris qu’un Bateau devoit passer aupres de la Terre d’où elle les venoit de querir, elle s’estoit mise dedans, & avoit envoyé tous ses Gens par terre. Elle adjoûta à toutes ces choses, qu’elle descendoit d’une Illustre Maison qu’elle luy nomma, mais que les Debtes que ses Ancestres avoient laissées, à cause des dépenses excessives ausquelles le service de leur Prince les avoit engagées, estoient cause qu’elle ne paroissoit pas dans le monde avec tout l’éclat que devoit faire une Personne de sa naissance. Ce Récit acheva de charmer nostre Solitaire : & sa belle Hostesse qui ne devoit demeurer chez luy que pendant quelques jours, s’estant apperçeuë qu’il ressentoit un veritable amour, voulut voir jusques où les choses pouroient aller. Leurs conversations devinrent longues & frequentes, les yeux de l’Amant parlerent souvent, ses soins confirmerent tout ce qu’ils dirent, & ses Billets tendres en apprirent encor davantage. Ce n’estoit toutefois pas assez, il falloit une declaration de vive voix & dans les formes. Nostre Solitaire la fit, mais en Amant bien resolu d’aimer toûjours. Il dit à cette adroite Personne (qui n’avoit rien oublié de tout ce qu’elle avoit crû necessaire pour l’enflamer) qu’il ne tiendroit qu’à elle de le rendre heureux le reste de ses jours, en partageant avec luy le peu de bien que la Fortune luy avoit donné, & qu’il ne demandoit pour reconnoissance que ses bonnes graces & son cœur. Il luy proposa en suite de l’épouser le lendemain. Elle fit d’abord de grandes difficultez, puis elle se rendit en luy demandant huit jours pour en conferer avec sa Mere. Il ne voulut point consentir à ce retardement. Elle en témoigna autant de chagrin qu’elle en avoit de joye, & le laissa en suite le maistre de la chose. Il fit tout préparer pour le lendemain, & le Mariage se fit dans l’Eglise du lieu, en presence de tous les Paroissiens. Cependant le Pere de nostre Nouveau Marié qu’on n’avoit averty de rien, sentit redoubler la curiosité qu’il avoit de sçavoir comment son stratagême avoit réüssy. Il vint voir son Fils, qu’il trouva d’abord plus gay qu’à l’ordinaire. Il en eut beaucoup de joye, & luy en demanda la cause. L’Amour a fait ce changement, luy répondit-il. J’en suis ravy, luy repartit le bon Homme en l’embrassant les larmes aux yeux, & je croy que puis qu’une Femme a pû vous toucher, vous pourez devenir sensible aux charmes de quelque autre. Le Fils l’assura du contraire, & luy dit qu’il aimeroit eternellement celle à qui il avoit donné son cœur. Vous avez beau jurer, luy repartit le Pere, je ne croiray plus rien d’impossible, puis que vous vous estes laissé toucher. Il est vray que je me suis laissé toucher, et mesme plus que vous ne pensez, luy repliqua ce Fils, puis que voir, aimer & épouser, n’ont esté qu’une mesme chose en moy. Jugez apres cela, poursuivit-il, si vous avez raison d’assurer que je deviendray sensible aux charmes d’une autre Femme ? Ces paroles rendirent le Pere immobile, & le saisirent tellement qu’il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Le Fils qui crut que la joye produisoit cet effet dans le cœur de son Pere, adjoûta qu’il ne le presseroit plus de luy donner des Successeurs, qu’il en auroit bien-tost, & qu’il croyoit que sa Femme estoit grosse. Quoy, luy dit le bon Homme d’une voix tremblante, vous avez épousé la Personne que vous avez retirée du Naufrage ! Oüy mon Pere, luy repondit-il, le Ciel me l’a envoyée pour m’empescher d’estre plus long-temps rebelle à vos volontez. Ah ! qu’avez-vous fait, mon Fils, qu’avez-vous fait ? s’écria le Vieillard. Ce que vous avez si souvent souhaité de moy, repartit nostre Nouveau Marié. Dites plutost, interrompit le Pere avec des yeux pleins de fureur, tout ce que je devois craindre, & ce qui vous couvrira d’une infamie eternelle, & vous rendra l’opprobre de tout le monde. Je vous pardonne toutefois, poursuivit-il, à cause de vostre ignorance ; mais il faut quiter vostre Femme, il la faut fuïr & ne jamais songer à la revoir. De la maniere que vous parlez, répondit le Fils, il falloit que j’eusse une Sœur qui ne m’estoit pas connuë, & je l’auray sans doute épousée, puis qu’il n’y a qu’une avanture semblable qui me puisse obliger d’abandonner une Femme à qui j’ay si publiquement donné ma foy. Tu luy en peux manquer, reprit le Pere, & ton Mariage se peut rompre, quoy qu’elle ne soit point ta Sœur. Il luy raconta ensuite toute l’Histoire du feint Naufrage, & luy dit qu’il avoit pretendu que les charmes & les manieres engageantes de la Personne qui avoit ordre de se retirer chez luy apres son malheur apparant, & de luy demander les secours qu’il luy avoit offert de luy-mesme, pourroient peu à peu faire diminuer son aversion pour les Dames ; que c’estoit tout ce qu’il avoit souhaité, dans la pensée que son cour estant devenu moins farouche, se pourroit attendrir pour une plus honneste personne, & qu’il se seroit alors si adroitement servy de l’occasion, qu’il l’auroit fait consentir à luy donner la main ; mais que puis qu’il avoit épousé une Courtisane, il devoit par toutes sortes de raisons demander la rupture de son Mariage. Je n’ay point leu dans ses yeux ce qu’elle estoit, dit alors ce Fils avec un ton aussi triste que touchant : Ils m’ont paru doux, je n’ay rien veu que d’aimable dans toute sa Personne, & j’ay trouvé des charmes dans son esprit qui auroient pû engager des cœurs plus insensibles que le mien. Tout ce que vous dites peut excuser vostre Mariage, repartit le Pere avec beaucoup de douceur, sans pouvoir vous servir de pretexte pour vous empescher de le rompre ; mais presentement, poursuivit-il, que vous connoissez vostre erreur, la raison… La Raison, s’écria le Fils, je vous ay dit mille & mille fois pendant que vous me pressiez d’engager mon cœur, qu’elle estoit incompatible avec l’amour, & que de peur de la perdre je voulois estre toûjours insensible. Vous souhaitiez alors de me voir moins raisonnable, & vous me le repetiez tous les jours : cependant vous voulez aujourd’huy qu’avec une passion violente, je conserve toute la raison que pourroit avoir l’Homme du monde le plus insensible. Il en faut avoir quand l’honneur le veut, repliqua le Pere, & si tu ne romps ton Mariage, je te declare que je te desheriteray. Je ne voy pas dequoy vous pouvez vous plaindre, luy répondit le Fils, je n’ay pas esté chercher la Personne que j’ay épousée, & vous demeurez vous-mesme d’accord que vous me l’avez envoyée. Dés que j’ay senty que je commençois à l’aimer, je me suis souvenu de vous & de la joye que vous auriez en apprenant que je cessois d’estre insensible. Le desir de vous plaire s’est mis de la partie, il m’a empesché de resister fortement aux premiers mouvemens de mon amour, & je me suis laissé vaincre quand j’ay serieusement fait reflexion sur la maniere dont la Personne que j’ay épousée estoit venuë chez moy. J’ay crû qu’il y avoit de la destinée dans cette avanture, que nous estions nez l’un pour l’autre, & que je serois criminel si j’estois plus longtemps rebelle à vos volontez, & que les Successeurs que vous souhaitiez avec tant d’empressement, estoient peut-estre destinez pour estre un jour de grands Hommes, & que le Public en pouvoit recevoir des avantages considerables. Ayant examiné toutes ces choses, j’aurois crû faire un crime de ne pas suivre les mouvemens qui m’estoient inspirez apres une avanture si extraordinaire & dans un temps où j’y pensois le moins. Toutes ces raisons ne satisfirent pas le Pere, il pressa encor son Fils de consentir à se démarier. Ce dernier s’en est fait un scrupule de conscience, & le Pere s’est pourveu en Justice pour faire casser le Mariage. Je les trouve tous deux à plaindre, & je serois bien embarassé si j’avois à prononcer là-dessus. Les raisons de l’un & de l’autre me paroissent bonnes, & je ne trouve que l’Amour de condamnable, mais il ne reconnoist point de Juges, & ne fait jamais que ce qu’il luy plaist.

[Conversation à l’Opéra]* §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 71-74.

Au reste, Madame, vous sçaurez que j’ay eu depuis peu une longue conversation avec vostre aimable & jeune Parente. Vous m’en avez toûjours dit beaucoup de bien ; mais j’ay peine à croire que vous connoissiez tout ce qu’elle vaut. Son esprit augmente tous les jours aussi-bien que sa beauté, & il y a dequoy estre charmé de l’un & de l’autre. Je me trouvay heureusement aupres d’elle il y a trois jours à l’Opéra d’Isis, qu’elle ne voulut point du tout écouter. Elle aima mieux employer ce temps à me demander de vos nouvelles. Nous dismes assez de mal de vous, & j’espere qu’elle vous en rendra compte. Ce fut quelque chose de nouveau pour moy de la voir si peu curieuse de la Musique, elle qui l’aime avec tant de passion, & à qui le moindre Concert tient lieu du plus agreable Divertissement. Elle me dit qu’elle n’estoit point changée là-dessus, mais qu’elle avoit déja veu Isis dix ou douze fois, qu’elle n’y estoit venuë ce jour-là que par complaisance, & qu’elle s’ennuyoit d’entendre toûjours la méme chose.

[Sujets de neuf Opera qui ont tous esté representez à Venise depuis le mois de Janvier de la presente année, avec les Noms de ceux qui ont composé les Pieces & la Musique : la Description des Changemens de Theatre, & de toutes les Machines] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 74-104.

Si le Voyage n’estoit point si long, je luy conseillerois d’aller tous les ans passer le Carnaval à Venise, elle y auroit contentement, & la diversité des Opéra nouveaux qui s’y representent, luy fourniroit souvent de nouveaux plaisirs. Il y en a eu cette année neuf diferens sur cinq Theatres. J’ay appris des particularitez de quelques-uns, qui valent bien que je vous les fasse sçavoir. Elles serviront du moins à vous donner quelque idée de ces grands Spectacles, & à vous rendre presente en quelque sorte à ce que l’éloignement des Lieux ne vous permet point de voir.

Le premier de ces Opéra a esté le Totila, de la composition de Mateo Neris. Il a paru sur le Theatre Grimani de S. Jean & S. Paul, avec un succés digne de la beauté de l’Ouvrage. Chaque Acte avoit divers changemens de Scenes. L’Ouverture du premier se faisoit par une petite Chambre avec un Lit sur lequel un Enfant dormoit. Clelie paroissoit aupres de luy tenant un poignard qu’elle sembloit preste à luy enfoncer dans le sein. La Chambre disparoissoit tout-à-coup, & le Theatre representoit une des Places de Rome, environnée de Palais d’une structure admirable. Totila entroit suivy de ses Troupes, l’Epée & le Flambeau à la main, Trompetes sonnantes, avec leurs Enseignes. Ces Palais s’embrasoient les uns apres les autres. On en voyoit tomber les pieces à mesure que la flame s’y attachoit, mais avec un artifice si surprenant, & qui approchoit tellement de la nature, qu’il n’y avoit personne qui ne crust qu’ils brûloient veritablement. Le desordre regnoit par tout, & dans cette confusion, Marsia Fille de Servius, cherchant à se sauver des Soldats qui la poursuivoient, se jettoit par une fenestre, & tomboit évanoüie entre les bras de Totila qui la recevoit. La troisiéme Scene avoit pour Décoration une Salle de l’Appartement de Clelie ; & celle de la quatriéme estoit une Ruë où l’on voyoit une Tour, & une des Portes de Rome en éloignement. Des Esclaves conduisoient de loin un Elephant d’une grandeur démesurée. Il sembloit tout couvert d’or ; & ce qui causa autant d’admiration que de surprise, c’est que cet Elephant s’estant arresté, s’ouvrit au son des Trompetes, & se separa en plusieurs parties, qui firent paroistre Belissaire, Lepide, Cinna, une Troupe nombreuse de Soldats avec leurs Armes & leurs Boucliers, des Trompetes, & des Enseignes dont toute la Scene fut remplie. On y vit du moins cent cinquante Personnes tout à la fois. Jugez avec quel ordre ils devoient avoir esté rangez les uns sur les autres, & avec combien d’adresse il falloit qu’on eust entremeslé les Boucliers, les Armes, les Enseignes & les Trompetes pour former le corps de ce prodigieux Elephant. Cet Acte finissoit par une Danse de Cavaliers montez sur de veritables Chevaux.

La premiere Scene du Second se passoit dans la Court d’un Palais, qui faisoit place à une Mer. On découvroit la Plage, & l’Armée Navale de Totila, avec la Ville de Rome en éloignement. Des Soldats en sortoient comme en triomphe, faisant marcher devant eux des Esclaves & des Prisonniers, tandis que les autres remplissoient les Vaisseaux des Dépoüilles & des Trésors dont ils s’estoient enrichis au Sac de cette fameuse Ville. Une Tempeste accompagnée de Tonnerres & d’Eclairs les poussoit contre des Ecüeils, ils s’y brisoient & s’abismoient les uns apres les autres. Il n’y avoit rien de mieux representé que ce Naufrage. D’effroyables cris qu’on entendoit retentir, faisoient connoistre le desespoir de ceux qui se perdoient, & on en voyoit une partie qui se jettant à la nage, tâchoit de gagner le bord. La derniere Scene avoit un Bois pour Décoration, & elle se passoit dans une Nuit éclairée d’une Lune qui se couvroit peu à eu de nuages, & laissoit enfin le Ciel entierement obscurcy. Une Entrée de Soldats attaquez par deux Ours finissoit l’Acte.

La Troisiéme faisoit paroistre d’abord une Plaine où l’Armée des Romains estoit campée d’un costé, & de l’autre on découvroit la Ville de Rome avec un Pont sur la Brêche. Des Chariots chargez des Dépoüilles des Ennemis passoient sur ce Pont, ils estoient tirez par de veritables Chevaux, & Belissaire entroit en suite par cette Bréche avec ses Gens montez comme luy sur des Chevaux vivans. La Scene suivante se representoit dans une Salle d’un riche & magnifique Palais. Puis on voyoit une grande Court qui se changeoit en un Theatre chargé d’un grand Peuple qui s’y estoit placé pour voir le Tournoy des Quatre Elemens. Ce Tournoy commençoit par la Quadrille de Junon qui representant l’Air, y paroissoit sur une Nuë. Cibelle comme Déesse de la Terre, y amenoit dans une Machine force Cavaliers armez, & disposez à bien soûtenir ses interests. La Région du Feu s’ouvroit en suite, & on y voyoit Pluton qui conduisoit sa Troupe dans une autre Machine. Neptune prenoit le party de l’Eau, & sa Quadrille sortoit d’une vaste Mer, dont l’agitation n’estoit pas l’objet le moins agreable aux yeux. Je ne vous dis rien des Joustes qui se faisoient avec une adresse merveilleuse, & qui estoient terminées par l’arrivée de la Paix, qui venoit en Machine comme ces autres Divinitez, & qui mettoit d’accord tous les Combatans ; ce qui n’empêchoit pas que le Spectacle ne finist par un Combat des Wandales contre les Romains, & par un autre de Pasteurs contre des Bêtes farouches.

Avoüez, Madame, que si le Totila se joüoit à Paris, vous ne vous defendriez pas de quitter la Province pour quelques jours. Tant de beautez meriteroient bien de vous attirer, & je croy que vous n’auriez pas moins de curiosité pour l’Astiage, qui a esté le second Opéra representé l’Hyver dernier à Venise sur le mesme Theatre Grimani. Le Sujet a esté pris de celuy que le Cavalier Appoloni avoit déja traité avec tant d’applaudissement, & les Décorations ont paru admirables. La premiere Scene estoit le Camp d’une Armée entiere, où des Soldats faisoient l’ouverture par une Danse Pyrrique, accompagnée d’une simphonie merveilleuse. Cette Danse estoit interrompuë par l’arrivée d’une Princesse, suivie de quelques Officiers Generaux de son Armée, tous à cheval. On voyoit en suite une Salle richement parée, dont un Enfer horrible prenoit la place. Caron y passoit les Ames dans sa Barque. L’Ombre de Cirene Femme d’Astiage, s’offroit en songe à ce Prince, & tout l’Enfer disparoissoit au moment de son réveil. Une Prison succedoit à ces divers changemens qui estoient suivis d’une Décoration de Jardins délicieux, d’où les Tours de la Prison se découvroient. Le second Acte s’ouvroit par une grande Place ornée d’Arcs de Triomphe ; & les autres Scenes offroient une Veuë de Maisons, celle d’une Court, & en suite tout ce que le Temple de Diane peut avoir de plus pompeux dans sa structure. Un lieu où il sembloit que la Nature n’avoit rien laissé à desirer pour les Délices, faisoit la premiere Décoration du Troisiéme Acte, apres laquelle on voyoit un Salon du Palais du Roy, qui se changeoit en une espece de Portique, d’où l’on avoit communication au lieu où les Bestes estoient enfermées. Le dernier changement de Theatre faisoit voir une Salle toute brillante de Cristaux, & ce magnifique Spectacle estoit embelly de deux Entrées, outre celle des Soldats qui ouvroit le premier Acte. Il y en avoit une de Pages au Second, & le tout estoit terminé par une autre de Démons qui s’enfuyoient à l’aspect d’une Divinité. Le Seigneur Jean Bonaventure Viviani, Maître de Chapelle de l’Empereur à Inspruk, avoit pris soin de la Musique. La composition en estoit merveilleuse, & l’execution en avoit esté entreprise par les premiers Musiciens de l’Europe, & par les plus excellens Joüeurs d’Instrumens de l’un & de l’autre Sexe, pour lesquels on avoit fait une dépense prodigieuse, car il y avoit telle Musicienne à qui l’on donnoit plus de quatre cents Pistoles pour son Carnaval. C’est le moyen de ne manquer pas de belles Voix ; & il ne faut pas s’étonner apres des liberalitez si accommodantes, si tant de Personnes s’appliquent à l’envy à se rendre parfaites dans la Musique.

Nicoméde en Bithinie, dedié à l’Imperatrice Eleonor, a suivy ces deux Opéra. Le Docteur Matheo Giannini en avoit fait les Vers, & il a paru sur le Theatre Zane de S. Moïse avec un applaudissement si general, que tous ceux qui l’ont veu representer, ont avoüé que jamais Piece n’avoit eu ny tant d’inventions galantes & fines, ny tant de choses capables de plaire & de toucher le goust des plus délicats. Comme les Machines que ce grand Sujet demandoit n’auroient pû s’executer dans le petit espace d’un Theatre ordinaire, on s’est contenté des Décorations & des Changemens de Scenes qu’on y a faites les plus belles & les plus riches qu’on ait jamais veuës. Le premier Acte finissoit par un Balet de Tailleurs de pierre. Ils tenoient chacun leurs Marteaux & leurs Ciseaux, & faisoient leurs mouvemens en cadence autour d’une Statuë de Nicoméde, qu’ils sembloient achever en dançant ; mais tout cela d’une maniere si bien concertée, qu’on ne pouvoit rien voir de plus juste. Une Entrée de Païsans & de Laboureurs avec leurs Bêches & leurs Hoyaux finissoit l’Acte suivant ; & la seconde Scene du Troisiéme estoit agreablement interrompuë par une Danse de plusieurs Héros, qui se souvenant de leurs anciennes amours, prenoient chacun un bout des cordons de diverses couleurs qui pendoient aux branches d’un Mirte élevé au milieu du Theatre. Il n’y avoit rien de si divertissant que de les voir se mesler & se démesler les uns d’avec les autres, ce qu’ils faisoient de diférentes manieres, & toûjours avec une adresse qui attiroit les acclamations de tout le monde. La Musique de cet Opéra estoit du tres-excellent Cavalier Charles Grossi, Maistre de Chapelle de la Serenissime Republique. C’est un des Hommes du monde qui possede le mieux cette Science. Il n’a rien fait qui ne porte les marques d’une haute capacité, & si elle a paru avec tant d’avantage pour luy dans l’Opéra de Nicomede, elle n’a pas esté moins admirée dans celuy de Jocaste, Reyne d’Armenie, qu’on a donné encor sur le mesme Theatre Zane avec un tres-grand succés. Le Docteur Moniglia qui en avoit fait les Vers, en a remporté beaucoup de gloire. Je ne vous diray point toutes les beautez de cette Piece. Les Décorations surprenoient, les Machines en estoient admirables, la Musique parfaite, & l’execution merveilleuse.

Jules Cesar en Egypte, a fourny le Sujet du cinquiéme Opéra qui a esté representé sur le fameux Theatre Vendramino de S. Sauveur. Les Vers estoient du Seigneur Bussani, & la Musique de la composition du Seigneur Antoine Sartorio, Maistre de Chapelle du Duc Jean-Frederic de Brunsvic & de Lunebourg, Duc d’Hanover. Cet Opéra n’a pas esté moins applaudy que celuy d’Antonin & de Pompejan, composé par les mesmes Autheurs, donné sur le mesme Theatre, & chanté par les plus excellentes Voix. Les Vers, la Musique, les Décorations, les Machines, tout y estoit admirable ; & il n’en faut point d’autre preuve que le grand concours de monde qui s’y est toûjours trouvé pour le voir.

Il y en a eu encor deux autres sur un des anciens Theatres de Venise. Je ne vous en puis dire ny les Sujets, ny le Nom de ceux qui ont composé les Vers & la Musique ; je vous diray seulement que ce grand nombre de Spectacles n’a point empesché l’Etablissement d’un Theatre tout nouveau, appellé le Theatre de Saint Ange.

On n’y a donné cette année qu’un seul Opéra, qui fait le neufiéme de ceux dont j’avois à vous parler. Il avoit pour Sujet le Ravissement d’Helene, & estoit chanté comme tous les autres par de tres-habiles Musiciens. La beauté de leurs Voix repondoit parfaitement au profond sçavoir de l’excellent Seigneur Dominique Freschi, Maistre de Chapelle à Vincenze, qui en avoit composé la Musique. Je n’ay point sçeu le Nom de l’Autheur des Vers, & tout ce qu’on m’a pû dire, c’est que la Piece estoit remplie d’Incidens en fort grand nombre, & tous également beaux & surprenans. Il n’y avoit rien de si magnifique que les Décorations. On y admiroit sur tout une Grote qui faisoit un des plus agreables ornemens du Palais d’Oenone. Elle estoit embellie de Fontaines vives & de Jets d’eau naturels ; & si vous voulez bien rappeller l’image de toutes les choses que je viens de vous ébaucher legerement, vous aurez peine à concevoir qu’on se résolve à faire tant de dépenses & tant d’apprests pour des Spectacles qui ne paroissent que pendant deux mois, & qu’une seule Ville puisse fournir assez de Spectateurs pour satisfaire aux frais de tant de diferentes Personnes qu’on y employe. Aussi n’abandonne-t-on rien au Public de cette nature qui n’aproche de la perfection. Il n’y a point de talent assoupy que l’émulation ne réveille. C’est à qui emportera le prix sur les autres. On ne se neglige point parce qu’on craint d’estre surmonté, & que si on laissoit échaper quelque chose de bas ou de foible, ce qu’on verroit de plus achevé, en feroit trop aisément appercevoir les defauts. La peine suivroit incontinent, & le manque de succés de ces Ouvrages negligez en feroit perdre toute la dépense. On ne les represente jamais qu’en Janvier & Fevrier, c’est à dire pendant tout le temps du Carnaval. J’ay pris mes mesures pour en avoir des nouvelles tous les ans, afin de vous en faire part ; & j’espere les avoir beaucoup plutost que je ne les ay euës cette année. Ce n’est pas seulement à Venise que les Opéra sont en regne. Il s’en fait presque dans toutes les Villes d’Italie, & les Troubles de Messine n’ont point empesché qu’on n’y ait donné ce pompeux Divertissement à Monsieur le Mareschal Duc de Vivonne. C’est une glorieuse marque de la merveilleuse prévoyance du Roy, qui entretient si bien l’abondance dans un lieu où regne la Guerre, que les Plaisirs n’en sont point bannis.

Au Roy, sur l’Obelisque élevé à sa gloire dans la Ville d'Arles. Sonnet §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 113-117.

C’est de cet Illustre Corps que Mr de Roubin fut choisi par les Consuls d’Arles, pour aller presenter au Roy de leur part, l’Estampe qu’ils ont fait graver de leur Obelisque. Il estoït digne de cet employ, ayant l’Esprit aisé & délicat, & capable de tout ce qu’il veut entreprendre. Il n’écrit pas moins agreablement en Vers qu’en Prose ; & vous pouvez juger du talent qu’il a pour la Poësie par ce Sonnet qu’il a fait sur l’Obelisque dont je vous parle.

AU ROY,
Sur l’Obelisque élevé à sa gloire
dans la Ville d’Arles.
Sonnet.

Grand Roy, dont les Exploits sont fameux dans l’Histoire,
Qui joint le nom d’Auguste, à celuy de Chrestien,
Ton Bras qui de la France est le ferme soûtien,
Entasse chaque jour Victoire sur Victoire :
***
Ton Regne est si chery des Filles de Memoire,
Qu’elles en font par tout leur plus doux entretien ;
Jamais Destin ne fut plus heureux que le tien :
Le Temps qui détruit tout, aide mesme à ta Gloire.
***
Ce pompeux Monument de l’Orgueil des Romains,
Qu’aujourd’huy la Fortune a mis entre nos mains,
Est de ces Veritez une Preuve éclatante :
***
Puis qu’on voit que les ans ne l’ont tant respecté,
Qu’afin de préparer une Table d’attente,
Pour y graver ton nom à la Posterité.

Vous voyez, Madame, que je n’ay pas flaté Mr de Roubin, par ce que je vous ay dit à son avantage. Il est du Pont S. Esprit en Languedoc. L’amour qu’il a toûjours eu pour les Sciences ne l’a pas empesché de prendre party dans la Guerre, où il a esté Officier, & fort aimé de feu Monsieur de Guise, qui avoit pour luy une consideration toute particuliere.

Compliment fait au Roy, en lui presentant l’Estampe de l’Obelisque érigé à sa gloire dans la Ville d’Arles. §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 117-127.

Vous vous plaindriez sans doute si je negligeois de vous faire part du Compliment qu’il a fait au Roy en s’acquitant de la commission qu’il avoit reçeuë. Sa Majesté l’écouta tres-favorablement, & en a parlé depuis d’une maniere si glorieuse pour luy, qu’il n’a besoin d’aucun autre Eloge. Voicy les termes dont il se servit.

COMPLIMENT
fait au Roy,
En lui presentant l’Estampe de l’Obelisque
érigé à sa gloire dans
la Ville d’Arles.

SIRE,

Je viens offrir à Vostre Majesté au nom de sa Ville d’Arles, la Figure de l’Obelisque qu’elle a fait ériger nouvellement à sa gloire. Cette Ville, Sire , qui fut autrefois un des plus Augustes Theatres de la magnificence & de la grandeur des Romains, & qui se ressentant encor aujourd’huy du commerce qu’elle a eu si long-temps avec ces grands Hommes, semble en avoir herité les genereuses inclinations, a toûjours esté prévenuë de tant d’amour pour les Actions Heroïques, qu’elle n’a pû voir celles dont V. M. vient de se signaler dans ces dernieres Campagnes, sans concevoir pour Elle des sentimens de veneration, dont elle a voulu donner des marques publiques à toute la France. En effet, Sire , tandis que V. M. defend si genereusement nos Frontieres contre les efforts de tant d’Ennemis, & que par tant de nobles travaux & tant de glorieuses fatigues, elle assure nostre repos, & nous fait mesme dans le plus fort de la Guerre, joüir de cette profonde paix, & de cette douce tranquillité qui fait le bonheur des Peuples ; tandis que par de nouvelles Conquestes elle augmente tous les jours les bornes de cet Empire, & que promenant par tout ses Armes victorieuses, elle porte la réputation de la France jusqu’aux extremitez de la Terre, n’est-il pas raisonnable que pour tant d’Illustres bienfaits, nous luy donnions quelque témoignage d’une eternelle reconnoissance, & que par une juste rétribution de la gloire que la splendeur & la felicité de son Regne répandent sur tous les François, nous employions tous nos soins & tous nos efforts pour immortaliser la sienne ? Nous sommes, Sire , si convaincus d’un si juste & si legitime devoir, que ne pouvant rien trouver sur la Terre qui meritast de vous estre offert, nous avons foüillé jusques dans le fond de son sein, pour en tirer cet auguste Monument que la Providence n’avoit sans-dute pris soin d’y tenir caché durant tant de Siecles, qu’afin que son Antiquité le rendist plus prétieux & plus venerable, plus digne enfin de servir un jour à la gloire du plus grand des Rois. Il est vray, Sire , & je veux l’avoüer icy, qu’un si grand & si magnifique dessein auroit peut-estre demeuré long-temps sans execution, si cette noble Compagnie qui compose vostre Ancademie Royale, & que nostre Ville regarde comme un de ses plus riches ornemens, ne nous eust enhardis à cette entreprise, en nous remontrant qu’il ne faut jamais rien trouver d’impossible, ny mesme de difficile, quand il s’agit de marquer son zele pour la gloire de V. M. Comme ces Illustres Génies ont pour but l’Immortalité, ils ont crû que ce n’estoit point assez de confier au papier le soin de transmettre aux Siecles futurs le souvenir des merveilles de vostre Regne ; qu’il falloit que le Marbre & le Bronze fussent employez à ce grand dessein, & que pour consacrer vostre gloire par un Ouvrage qui pust durer autant que le Monde, il estoit necessaire que cet Obélisque demeurast comme un grand Livre toûjours ouvert aux yeux de la Posterité, où vos Actions immortelles fussent écrites avec des caracteres que le temps ne pust effacer. C’est par là, Sire , que les uns & les autres se sont agreablement flatez de ce doux espoir, que vous auriez la bonté de recevoir ce témoignage de leur zele avec quelque sorte de complaisance, & de leur accorder en suite l’honneur de vostre Auguste & Royale protection. C’est l’unique grace, Sire , qu’ils viennent aujourd’huy vous demander par ma bouche, & dont peut-estre Vostre Majesté ne les trouveroit pas tout-à-fait indignes, si on pouvoit la meriter par les plus profonds sentimens d’un inviolable respect, par les sermens solemnels d’une eternelle fidelité, & par les vœux ardens qu’ils font tous les jours au Ciel pour la conservation de vostre Personne Sacrée, aussi bien que pour la continuation de vos Prosperitez & de vos Victoires.

[Description d’une Feste Galante donnée à Montpellier par M. de la Quere à Mademoiselle de la Verune] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 127-133.

Je ne doute point, Madame, que vous ne joigniez vos applaudissemens à ceux que l’Autheur de ce Compliment a reçeus ; & pour passer d’Arles à Montpellier, je vous diray qu’on y parle fort du Mariage de Mademoiselle de la Verune avec Monsieur de la Quere, Capitaine des Vaisseaux. C’est une Heritiere qu’on tient riche d’un million. Cela est considérable ; mais ce qui est beaucoup plus avantageux pour elle, c’est que sa fortune, toute grande qu’elle est, paroist encor au dessous de son merite. Mr de la Quere luy a donné plusieurs Festes. Elles ont toutes esté d’une galanterie admirable, mais sur tout la derniere vous fera voir que l’Inconnu que vous avez tant aimé sur le Theatre, & que vous nommiez si plaisamment, L’Amant qui ne se trouve point ailleurs, n’a pas donné un exemple d’une si dangereuse conséquence, qu’il n’y ait des Gens qui fassent gloire de l’imiter. Il ne faut qu’aimer pour cela, & voicy de quelle maniere Mr de la Quere s’y est pris : Mademoiselle de la Verune s’estoit allée promener un peu tard avec quelques-unes de ses Amies & de ses Parentes, dans un Jardin où il y a un petit Pavillon, & quatre Cabinets de verdure aux quatre coins. Elles furent fort surprises de trouver dans le premier où elles entrerent, une Table à dix-huit couverts. La magnificence y fut grande, & la propreté merveilleuse. Il y eut huit Services diférens, & il n’y manqua rien de tout ce qu’on se peut figurer de plus exquis & de plus délicat pour le goust. Aucune d’elles ne s’attendoit à ce Souper, & moins encor à estre diverties par un Concert admirable de Hautbois qui estoient dans un autre Cabinet. A ces Hautbois succederent les Violons qu’on avoit mis dans le troisiéme ; & ils n’eurent pas plutost cessé de joüer, qu’une excellente Musique se fit entendre du dernier de ces Cabinets. Le Souper estant finy, la Table fut couverte de Bouquets de Fleurs de toutes les Saisons, & de Rubans de toutes sortes. Un moment apres on proposa de s’aller reposer dans des Chaises de commodité qui estoient dans le Pavillon, & ce fut de nouveau un agreable sujet de surprise pour ces aimables Personnes, de voir tout le Jardin éclairé de mille Bougies qu’on avoit attachées aux branches des Arbres, & dont la lumiere leur fit découvrir les apprests d’un tres-beau Feu d’Artifice qui dura plus de demy-heure. Il fut suivy d’un nombre infiny de Fusées volantes qui faisoient voir en l’air de cent diferentes manieres, le Nom & les Chiffres de Mademoiselle de la Verune. Ce Divertissement qui les occupa quelque temps ayant cessé, elles continuerent de marcher vers le Pavillon, & furent à peine assises dans le Vestibule, qu’elles virent sortir du derriere de la Tapisserie, des Acteurs qui leur donnerent la Comedie. Ce fut par elle que cette galante Feste se termina : elle ne finit qu’avec la nuit ; & cette belle Troupe n’eust pas lieu de regreter les heures que tant de plaisirs luy firent dérober au sommeil.

[Epistre de M. de Ramboüillet] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 133-142.

Vous voulez bien, Madame, que de Montpellier je vous ramene à la Cour, & que je vous fasse encor une fois part de l’Epistre qui fut envoyée par Monsieur de Ramboüillet à Monsieur le Prince de Marsillac apres les dernieres Conquestes du Roy. Il manquoit beaucoup de Vers à la Copie qui estoit dans ma derniere Lettre, vous le pourrez facilement connoistre en lisant celle-cy, où vous trouverez des agrémens qui n’estoient pas dans la premiere.

A MONSEIGNEUR
LE PRINCE
DE MARSILLAC.
Epistre.

Au lieu de jeûner le Carème,
D’estre avec un visage blème,
A faire vos Devotions,
Et vacquer à vos Stations ;
Tout ce temps vous avez fait rage
Parmy le sang & le carnage,
Vous n’avez malgré les hazards,
Songé qu’à forcer des Remparts,
Vous avez pris trois grandes Villes,
Des Flamans les plus seurs aziles,
Mesme vous avez fait périr
Ceux qui venoient les secourir.
Puny leur audace insolente,
Dans une Bataille sanglante,
Ce que les plus grands Conquerans
N’auroient jamais fait en quatre ans.
 Je ne sçay ce que le Saint Pere
Aura jugé de cette affaire,
Mais jamais chez les plus pieux
Carème ne se passa mieux.
La prise de Valencienne,
Est une action fort Chrestienne,
Violer quand on fut dedans,
Sembloit estre du Droit des Gens.
Le plus moderé, le plus sage
Brusle alors, met tout au pillage.
Vos Soldats mieux disciplinez,
Par la seule gloire menez,
Dans une Place ainsi conquise,
Entrent comme dans une Eglise,
Des Démons quand ils sont aux mains,
Et quand ils sont Vainqueurs, des Saints.
 Loüis, l’ame de ces merveilles
Qui n’eurent jamais de pareilles,
Trouve maintenant à propos
Que les Corps prennent du repos.
Il a bien voulu leur permettre
Quelques sejours pour se remettre :
Luy cependant fait mille tours,
L’ame veille, elle agit toûjours,
Et repasse sur toute chose,
Pendant que le corps se repose.
 Mais on dit que dans peu de temps
Vous allez vous remettre aux champs.
Où Diable allez-vous donc encore ?
Est-ce au Nord ? est-ce vers l’Aurore ?
Voulez-vous vous mettre sur l’eau ?
Et passer la Mer sans Vaisseau ?
Les Dauphins de la Mer Baltique,
Les Baleines du Pole Arctique,
Ma foy, vous n’aurez qu’à vouloir,
Viendront vos ordres recevoir,
Et sur le Zelandois rivage,
Vous porter Canons & Bagage.
 Ce n’est pas si grand’chose, enfin,
Vous avez bien passé le Rhin,
Cette Barriere si terrible,
Dont le passage est si pénible,
Que Rome, maistresse de tout,
A peine en vint jadis à bout,
Ayant Loüis à vostre teste,
Vous n’aurez rien qui vous arreste,
A ses armes tout réüssit,
Tout luy succede, tout luy rit.
 D’où vient que ceux de qui les veuës
Ne sont pas assez étenduës,
Exaltent autant son bonheur,
Que sa prudence & sa valeur ?
Mais quand on sçait estre severe
Sans cesser toutefois de plaire,
Lors qu’on sçait inspirer aux cœurs
Les desirs qui font les Vainqueurs,
Le mépris des Parques cruelles,
Et que les Ministres fidelles
Dont avec soin on a fait choix,
Sont au dessus de leurs Emplois,
Qu’avec justice on dispense
Et la peine & la récompense,
Qu’on sçait toutes choses prévoir,
A tous les accidens pourvoir,
Et que jamais on ne viole
Le Don Sacré de sa parole,
Avec ses talens merveilleux,
Il est bien aisé d’estre heureux.
 Cependant par trop entreprendre,
Vous pourriez plus perdre que pendre :
Il est vray qu’il faut que chacun
Contribuë au bonheur commun.
On doit sacrifier sa vie
A la gloire de sa Patrie.
Ainsi, Seigneur, malgré les coups
Que le Rhin vit tomber sur vous,
Tous les jours une ardeur nouvelle
Vous fait exposer de plus belle.
Mais il est bon de regarder
Qu’il ne faut pas tout hazarder,
Et que les Testes couronnées,
Doivent au moins estre épargnées.
 Comment souffrez-vous que le Roy,
(Je n’y pense point sans effroy)
Soit à toute heure aux mousquetades,
Toûjours en butte aux cannonades,
Vous, Seigneur, qui soir & matin
Le voyez nud comme la main ?
Vous sçavez & devez luy dire,
Quoy que des Dieux son sang il tire,
Encore qu’il soit un Héros,
Qu’il est pourtant de chair & d’os,
Et qu’il a besoin d’une Armure
La mieux trempée & la plus dure.
Si son Frere n’en eut point mis,
Il n’auroit pas des Ennemis
Dans cette Bataille fameuse
Eu la Victoire glorieuse,
Et nous verrions dans la douleur
Madame qui rit de bon cœur.
 L’Armure pourtant la meilleure
N’empesche pas qu’on n’y demeure,
Le Canon est encore plus fort,
Turenne a suby son effort,
Et les Rois dont il est la foudre
Peuvent en estre mis en poudre :
Ainsi vous devez tout oser
Pour l’empescher de s’exposer ;
Qui doit toûjours estre le Maistre,
En ce point ne doit jamais l’estre.
 Le plus seur est de revenir,
Rien n’a droit de vous retenir ;
Lors que des Beautez desolées
Sont par vostre absence accablées
D’ennuis & de vives douleurs,
Et leurs beaux yeux noyez de pleurs,
Rien n’est préferable à ces Belles,
Et la Gloire est moins belle qu’elles.
Leur Caresme est un peu trop long,
Leur Jubilé hors de saison.
Pourtant quoy que la Bulle dise,
Et tous les Canons de l’Eglise,
Ils ne finiront que le jour
Qu’elles vous verront de retour.

Argument proposé à Mr Colbert d’Ormoy, apres l’Acte public de Philosophie qu’il a soûtenu, n’ayant que treize ans, sous Monsieur l’Abbé Colbert son Frere. §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 143-150.

Le Roy a pareillement donné deux abbayes à Monsieur le Cardinal de Bonzy. Tout ce que je pourrois dire de ce Prince de l’Eglise seroit infiniment au dessous de luy. Sa naissance est connuë, son esprit & sa conduite ont paru dans les grandes Ambassades dont il s’est acquité avec tant de succés, & ses manieres honnestes & engageantes luy attirent les cœurs de tous ceux qui le connoissent. Monsieur d’Ormoy, quatriéme Fils de Monsieur Colbert, en gagna beaucoup dernierement, & se fit admirer d’un nombre infiny de Gens de la premiere Qualité, qui furent presens à l’Acte de toute la Philosophie, dédié à Monseigneur le Dauphin, qu’il soûtint dans la Salle des Cordeliers, & auquel Mr l’Abbé Colbert son Frere présida. On n’a jamais merité tant d’applaudissemens dans un âge si peu avancé, que ce jeune Soutenant en eut ce jour-là d’une grande & illustre Assemblée. Ce qu’il disoit ne paroissoit point un effet de sa memoire, on estoit convaincu qu’il l’entendoit, & que son esprit & son jugement parloient. Voicy des Vers qui ont esté faits sur ce sujet, & qui sont dans une estime generale.

ARGUMENT
proposé à Mr Colbert d’Ormoy,
apres l’Acte public de Philosophie
qu’il a soûtenu, n’ayant que treize
ans, sous Monsieur l’Abbé Colbert
son Frere.

 Aimable Enfant, jeune Merveille,
Vous avez charmé tout Paris,
Et les plus Sages sont surpris
De vostre Action sans pareille.
En vous l’Esprit & l’Agrément,
La Memoire & le Jugement,
Font une parfaite harmonie :
Souffrez donc qu’avec liberté,
Je propose à ce beau Génie
Encore une difficulté.
***
 Faites-moy s’il vous plaist, comprendre
Par quel coup du Ciel ou du Sort
Vous avez un Esprit si fort
Dans un Corps si jeune & si tendre ?
Estre Philosophe à treize ans !
N’est-ce pas se moquer du temps ?
Un Enfant sçavoir tant de choses !
Je le voy, mais j’ay beau le voir,
Je vous en demande les causes,
Et je n’y puis rien concevoir.
***
 Dans tout ce que l’Histoire assemble
Et ramasse de tous costez,
Succés, prodiges, nouveautez,
Je ne voy rien qui vous ressemble.
Je cherche dans le cours des temps
Quelque Philosophe à treize ans,
En qui je trouve vos lumieres.
Je rencontre assez de vieux Fous,
Mais pour des Sages impuberes,
On n’en vit jamais avant vous.
***
 Quoy donc, vous aurez sçeu répondre
Avant l’âge de puberté
A toute l’Université,
Et rien n’aura pu vous confondre ?
Je soûtiens que cette Action
Est une contradiction,
Et voicy comment je raisonne :
Vostre Esprit en ce nouveau Cas,
N’a point eu l’exemple qu’il donne ;
Donc il donne ce qu’il n’a pas.
***
 A vostre age parler en Maître
De l’Ame & de ses mouvemens !
Voir le fond des raisonnemens !
Discourir des Causes de l’Etre !
Répondre à tout, & tout prouver !
Cela ne sçauroit arriver
Que par quelque métempsicose.
Nous n’en croyons point parmy nous ;
Mais enfin, quoy que l’on m’opose,
Vostre Esprit est plus vieux que vous.
***
 Mais pourquoy (dit la voix publique)
N’auroit-il pas toûjours raison,
Puis qu’il est de cette Maison
Où la Science est domestique ?
Il faut que sur tout il soit prest,
Estant Disciple comme il l’est,
D’un si docte & si sage Frere.
C’est ce qu’on dit de toutes parts ;
Outre que vostre Illustre Pere
Est le Pere mesme des Arts.
***
 Il est vray ; mais je vous confesse
Que je ne sçaurois concevoir,
Comment si jeune on peut avoir
Les plus beaux fruits de la vieillesse.
Hé comment donc avez-vous fait ?
Quel est ce merveilleux secret,
De joindre au Printemps un Automne ?
Voila toute ma Question,
Et je ne croy pas que personne
En sçache la solution.

[Histoire des quatre Bouquets] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 150-178.

Les jeunes Philosophes n’estant pas ennemis des Belles, & la Philosophie estant aujourd’huy familiere au beau Sexe, je croy pouvoir mettre l’Article que vous allez voir en suite de celuy dont je viens de parler.

Deux Dames jeunes, belles, bien faites, spirituelles, & de qualité, ayant leurs raisons pour passer quelque temps dans un Couvent à cinq ou six lieuës de Paris, apprirent il y a quelques jours avec joye, qu’un jeune Marquis, qui a une assez belle Maison dans leur voisinage, faisoit une réjoüissance le lendemain, qui estoit le jour de sa Feste. Comme la retraite ne leur a pas osté l’esprit d’enjoüement, & qu’elles ne laissent échapper aucune occasion de se faire des plaisirs de tout ce qui en peut causer d’innocens, elles songerent à quelque galanterie qui leur pust donner part au Divertissement qui se préparoit. Le soin qu’elles eurent de s’en faire instruire, leur fit découvrir qu’il consistoit en un grand Repas que le Marquis donnoit à quelques-uns de ses Amis, dont on ne leur put dire que le nom de trois, & que sur les cinq heures du soir on se devoit rendre dans la Plaine, où il y avoit un Prix proposé pour celuy qui montreroit le plus d’adresse à tirer. Heureusement pour elles, les trois Conviez qu’on leur nomma estoient de leur connoissance, elles en sçavoient les Intrigues. Il s’agissoit d’une Feste qu’on celebroit ; la coûtume veut qu’on envoye des Bouquets, & ce fut ce qui leur donna la pensée de ce qu’elles se résolurent d’executer. Elles entrerent dans le Jardin, choisirent ce qu’elles crûrent propre à leur dessein, en firent quatre Bouquets diférens, avec un Billet pour chacun de ceux à qui ils estoient destinez, enfermerent le tout dans une Boëte, la cacheterent fort proprement, & y joignirent une Lettre generale pour la Bande joyeuse qu’elles estoient bien aises d’embarrasser. En voicy l’adresse & les termes.

LES INCONNUES,
AUX QUATRE TENANS
de la Feste de ***

Nous croyons, Braves Tenans, qu’il est de nostre honnesteté, ayant l’avantage d’estre de vos Voisines, de contribuer par quelque Galanterie au plaisir que vous vous proposez de donner aujourd’huy à tout le Canton, pour y faire plus dignement chommer vostre Feste ; & comme vous estes quatre Amis fort unis en toutes choses, nous craindrions de vous donner un juste sujet de vous plaindre de nostre injustice, si nous faisions en ce rencontre aucune diference entre vous. C’est ce qui nous oblige à vous envoyer à chacun un Bouquet. Considerez-les bien, & vous verrez sans doute, qu’il nous a fallu y songer plus d’une fois pour vous en choisir de tels. Si nous pouvons, ma Sœur & moy, nous dérober demain d’une partie de Chasse où nous sommes engagées, nous irons voir avec quelques Amis le cas que vous faites de nos Presens. Nous esperons que vous ne dédaignerez pas de les porter. Sur tout si nous allons à la Feste, ne nous obligez point à nous démasquer, si nous trouvons à propos de ne le pas faire. Nous avons interest à n’estre pas connuës de tout le monde. Adieu. Ce sont vos Servantes & Amies, Les Dames du Mont Brillant , à deux lieuës de chez vous, que vous voisinez assez rarement. Cela soit dit en passant.

Le lendemain de grand matin ces deux belles Compagnes de fortune mirent la Lettre & la Boëte entre les mains d’un Homme inconnu qui ne manquoit pas d’adresse. Elles l’instruisirent de ce qu’il avoit à faire pour n’estre pas suivy, & luy donnerent ordre de laisser l’une & l’autre au premier qu’il trouveroit des Domestiques du jeune Marquis. La chose réüssit comme on l’avoit projettée. Le Present fut rendu au Marquis, sans qu’on luy pust dire qui l’envoyoit. Celuy qui s’en estoit chargé, l’avoit donné à un Cocher pour son Maistre, & le Cocher ne s’estoit pas mis en peine d’en rien apprendre de plus. Le Marquis se promenoit dans le Jardin avec ses Amis, quand ce Present luy fut apporté. C’estoit le jour de sa Feste. Il ne douta point non plus qu’eux, que la Boëte ne fust une marque de souvenir de quelqu’une de ses Amies, & dans cette pensée il reçeut avec plaisir les congratulations qu’ils luy en firent ; mais il fut bien surpris, quand ayant jetté les yeux sur la Lettre, il vit qu’elle s’adressoit aux quatre tenans. La nouveauté de ce Titre luy fit aisément juger qu’il y avoit là de l’avanture. Il en rit avec ses Amis, la Lettre fut leuë, & le mistere leur en parut si plaisant, qu’ils eurent impatience d’en voir la suite. Ainsi quoy qu’ils dûssent craindre de trouver quelque folie dans la Boëte, ils se hâterent de l’ouvrir, sans qu’un trou que se fit le Marquis par un faux pas sur le pommeau de l’Epée d’un Gentilhomme de la Compagnie, ny le sang qui sortoit de sa blessure, les pust rendre moins empressez à satisfaire leur curiosité. Vous rirez de ces circonstances, mais elles sont essentielles, parce qu’elles sont vrayes, & je vous conte nuëment les choses comme elles sont arrivées. A l’ouverture de la Boëte les Bouquets parurent. Ils estoient extraordinaires. Le premier qui en fut tiré, estoit celuy du Maistre de la Maison. Les belles Personnes qui les avoient mis par ordre dans la Boëte, luy en avoient voulu faire l’honneur. Il consistoit en un beau Chardon noüé d’un Ruban feüille-morte, avec ce Billet attaché autour.

Voila, jeune Marquis, un petit Réveille-matin, pour vous faire penser à vostre defunte Maistresse, qui cependant prend toute la part qu’elle doit à la magnificence dont vous faites parade en public. C’est une vertu qui ne manque jamais d’accompagner une belle ame comme la vostre, à laquelle il ne manque rien qu’un peu de veritable amour, que nous vous souhaitons en bonnes Amies.

On plaisanta sur ce Billet, dont on chercha l’explication. Je ne sçay si elle fut trouvée, mais je sçay bien que le second Bouquet qu’on tira estoit pour Monsieur le Comte de *** Il estoit composé de Sauge avec un Ruban vert, et ce Billet.

Ce petit Ruban vert, cher Comte, ne vous oste pas tout-à-fait l’esperance de regagner les bonnes graces de vostre Maistresse, & nous croyons que si elle estoit persuadée que vostre tendresse fust telle qu’elle la souhaite, vous seriez heureux & content. Esperez toûjours.

On luy applaudit sur l’Espérance, & cependant on tira de la Boëte un Bouquet de Ruë marqué pour un Cavalier de la Troupe. Un Ruban jaune qui le noüoit, y tenoit ce Billet attaché.

Vous ne devez pas estre le moins content de ce que vostre bonne fortune vous envoye le jaune, qui marque la pleine satisfaction de vos amours. Nous ne vous disons rien de la Ruë, un Homme à bonne fortune comme vous en peut quelquefois avoir besoin. Si vous n’en sçavez pas l’explication, montrez-la à vostre Maistresse. Elle vous dira sans doute que cela ne peut venir que de veritables Amies, & fort interessées pour vous.

On crût ce Billet malicieux, & chacun luy donna telle interpretation qu’il voulut, sans que le Cavalier qui entendoit raillerie s’en formalisast. On vint au dernier Bouquet, qui se trouva une belle Ortie fleurie, noüée d’un Ruban couleur de chair passée. Le Billet que ce Ruban enfermoit, portoit le nom de Monsieur *** que d’indispensables affaires qui luy estoient inopinément survenuës, avoient empesché de venir au Rendez-vous. A son defaut, on ne voulut pas laisser le Bouquet sans Maistre, & on pria un autre Comte, & un jeune Chevalier, qui avoient aussi esté priez de la Feste, de voir entr’eux qui l’accepteroit. Ils s’en excuserent l’un & l’autre, & prétendirent que les termes du Billet ne conviendroient pas à ce qui leur pouvoit estre arrivé. On l’ouvrit, & ces paroles y furent trouvées.

Nous ne voyons rien qui convienne mieux à l’Amant des Onze mille Vierges, Monsieur ** que cette agreable Ortie, pour moderer les chaleurs qu’il ressent à credit pour toutes les Belles.

Ces divers Billets servirent longtemps d’entretien à la Compagnie. On se mit à table, & les Tenans ne manquerent pas de boire à la santé des Belles Inconnuës du Mont Brillant. Les ordres furent donnez pour leur apprester une magnifique Collation quand elles viendroient à la Feste, où l’on ne douta point que l’impatience de voir l’effet qu’auroit produit leur galanterie ne les amenast. Cependant comme ces aimables Recluses n’estoient pas en pouvoir de sortir de leur Couvent, l’Avanture auroit finy là, si le hazard qui se mesle presque de tout, n’y eust donné ordre.

Le grand chaud commençant à se passer, il y avoit déja beaucoup de monde amassé dans la Plaine où l’on devoit tirer pour le prix. Le Comte & le Cavalier qui avoient eu part aux Bouquets, s’y estoient rendus des premiers, & ils raisonnoient ensemble sur l’Incident de la Boëte, quand ils apperçeurent deux Dames qui s’avançoient au petit galop avec deux Cavaliers, & en équipage à peu près de Chasseresses. Ils ne douterent point qu’elles ne fussent les deux Inconnuës qu’ils attendoient, & ils se confirmerent dans cette pensée en leur voyant mettre pied à terre, ce qu’elles firent pour joüir plus à leur aise du Divertissement public. Outre l’interest particulier qu’ils avoient à noüer conversation avec elles, la civilité seule les obligeoit à leur faire compliment, & ils le commencerent par un remercîment de l’exactitude qu’elles avoient euës à venir s’acquiter de leur parole. Elles connurent d’abord qu’on se méprenoit ; mais comme le Masque les mettoit en seûreté, elles se firent un plaisir de cette méprise, & voulant voir jusqu’où elle pouroit aller, elles répondirent d’une maniere qui ne détrompa point les deux Tenans. Elles avoient de l’esprit ; un Rôle d’Avanturieres leur parut plaisant à joüer, & elles n’eurent pas de peine à le soûtenir. Il fut dit mille choses agreables de part & d’autre. Le Comte les assura qu’il garderoit fort soigneusement le Ruban vert, & leur promit d’esperer sur leur parole. Le Cavalier fit avec elles de son costé une plaisanterie sur la Ruë, & ny la Ruë ni le Ruban vert ne les pûrent déconcerter. Elles se tirerent de tout par des réponses ambiguës ; & leurs Conducteurs qui ne parloient point, ne pouvoient s’empescher de rire de les voir fournir si long-temps à un galimatias, où ils estoient assurez qu’elles ne comprenoient rien non plus qu’eux. Enfin sur le refus qu’elles firent de se démasquer, & de venir au Chasteau prendre la Collation qui leur estoit préparée, le Comte & le Cavalier crûrent que c’estoit au Marquis à faire les honneurs de sa Feste, & ils coururent l’avertir de leur arrivée. Les Dames prirent ce temps pour s’échaper ; elles n’avoient eu dessein que de se divertir une heure incognito, & jugeant bien que le Marquis, ou les feroit suivre, ou les observeroit de si pres, qu’il seroit difficile qu’il ne les reconnust, elles aimerent mieux se priver du plaisir qu’elles avoient esperé, que de s’exposer à faire voir qu’elles avoient joüé de faux Personnages. Ainsi le Marquis ne les trouva plus quand il arriva, & il n’auroit pas sçeu qui elles estoient, sans un Gentilhomme qui survint, & qui venant de les rencontrer, leur dit que c’estoient ses Sœurs, avec le Mary de l’une, & un Amy. Comme il ne parut aucune autre Dame du reste du jour, le Marquis, quoy qu’étonné de la promptitude de leur retraite, n’imputa qu’à elles la galanterie des Bouquets, & leur rendit visite le lendemain avec les trois autres Intéressez. Le galimatias s’y recommença. Elles en rirent quelque temps, mais enfin elles leur protesterent si sérieusement qu’elles ne sçavoient ce qu’on leur disoit, que les Tenans furent obligez de chercher ailleurs leurs Inconnuës. Leur embarras ne cessa point, quelque recherche qu’ils fissent dans le voisinage, jusqu’à ce qu’estant allez voir les deux belles Recluses au Couvent, ils connurent à quelques paroles de Sauge & de Chardon qui leur échapa, que c’estoient elles qui les avoient régalez de si beaux Bouquets. Un grand éclat de rire dont elles ne pûrent se defendre, acheva de les persuader. Ils en raillerent avec elles, & apres quelques legeres façons, elles leur avoüerent ce qu’ils n’auroient peut-estre jamais sçeu, si elles se fussent obstinez à le cacher.

Maximes d’amour §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 216-226.

Quoy qu’on fasse passer l’Amour pour la plus violente de toutes les Passions, il faut que la Gloire ait quelque chose de beaucoup plus fort, puis qu’elle oblige les plus honnestes Gens à préferer les fatigues aux plaisirs, & qu’elle les arrache sans peine de ce qui leur est le plus cher, pour les précipiter dans les occasions les plus redoutables. Il est vray que l’éloignement de ce qu’on aime, n’est pas également sensible à tout le monde. Il y en a qui ne trouvent rien de plus inutile que d’en soûpirer, & j’en connois quelques uns qui s’accommodent admirablement bien des Maximes qu’on nous a données là-dessus depuis quelques temps. Elles ont esté faites en faveur d’une aimable Personne qui recevant tous les jours des reproches de ce qu’elle n’aimoit pas, demanda enfin des Regles qui ne luy laissassent aucun embarras dans l’engagement qu’on cherchoit à luy faire prendre. Ces Vers luy furent envoyez un peu apres. Je ne vous en puis dire l’Autheur. Il nous a voulu cacher son nom, quoy qu’il n’y ait que de la gloire pour luy à les avoûer.

MAXIMES
D’AMOUR.

Nous voulons qu’un Amant se declare luy-mesme,
 Et que sans trop contester,
 Dés qu’il a juré qu’il aime,
 On n’en puisse plus douter.
 Par une injuste défiance,
 Et sur un doute mal fondé,
Qui lassent d’un Amant toute la patience,
On perd souvent un Cœur qu’on auroit possedé.
***
La déclaration une fois estant faite,
Chacun de son costé la doit tenir secrete ;
Plus l’Amour est caché, plus il a de douceur.
 Il faut aimer & se taire,
 Une flame sans mystere
 Ne chatoüille point un Cœur.
***
Apres qu’on s’est promis les plus tendres amours,
On doit vivre en paisible & douce intelligence ;
 Et s’il arrive que l’absence
Vienne de ce repos interrompre le cours,
Il n’en faut pas aimer avec moins de confiance,
 Mais il est bon qu’on se dispense
De ces tristes langueurs où l’on passe ses jours,
Lors que de se revoir on meurt d’impatience ;
Car enfin à quoy bon gémir jusqu’au retour ?
 En aura-t-on eu moins d’amour
Pour n’avoir pas poussé des soûpirs dans les nuës ?
Non, aimer de la sorte, est du stile ancien,
A de plus douces loix nos mœurs sont descenduës,
 Et je tiens qu’à le prendre bien,
Les peines en amour sont des peines perduës,
 Dés que la Belle n’en voit rien.
***
 Il faut, quand cet Amour s’explique,
 Que ce soit avec enjoüement,
 Et qu’il laisse le ton tragique
 Pour le Theatre & le Roman.
 Il n’est rien de plus salutaire
 Pour un Amant, que de railler.
L’Amour est un Enfant dont le babil sçait plaire,
On l’écoute avec joye autant qu’il veut parler,
 Mais dés qu’il crie on le fait taire.
***
 Nous suivons toûjours la méthode
 De cacher notre passion,
 Ne trouvant rien plus incommode
 Qu’un Amant de profession.
On rit quand on le voit dans son chagrin extréme
 Se mettre avec empressement,
Derriere le Fauteüil de la Beauté qu’il aime,
Pour luy parler tout-bas de son cruel tourment.
Chacun se divertit d’une amour si publique ;
 En bonne & tendre politique,
Un Amant bien sensé ne doit paroistre Amant
 Qu’à ce qu’il aime seulement.
***
Que jamais nostre humeur trahissant nostre flame,
Ne fasse découvrir le secret de nostre ame.
Que jamais nos Rivaux ne lisent dans nos yeux
Ce qui doit demeurer toûjours mistérieux.
Autrefois un Amant eust passé pour volage,
S’il eust veu son Iris sans changer de couleur.
Maintenant, Dieu mercy, ny rougeur, ny pâleur,
Chez les Gens de bon goust ne sont plus en usage.
L’Amour veut du secret ; sa joye & sa douleur
 Doivent estre dans nostre cœur,
 Et non pas sur nostre visage.
***
 Le dessein de cesser de vivre,
 Si-tost qu’on se voit maltraité
 De quelque inhumaine Beauté,
N’est pas à nostre avis un dessein fort à suivre.
Aussi nous abrogeons l’usage des poisons,
Defendons pour jamais les funestes soupçons,
Bannissons tous les mots de rage & d’humeurs sombres,
Retenant seulement le Silence & les Ombres
 Pour employer dans nos Chansons.
***
 Que l’Amant à la Maistresse,
 Ny la Maistresse à l’Amant,
Ne demandent jamais trop d’éclaircissement,
 Quelque chagrin qui les presse.
 Il faut un peu de bonne foy
Pour estre heureux dans l’amoureux mistere.
 Je veux vous croire, croyez-moy,
 C’est le mieux que nous puissions fair.
 Fuyons sur tout la curiosité,
 En amour il n’est rien de pire.
Toujours elle fait voir quelque infidélité,
 Et je connois tel Amant qui soûpire
 D’avoir appris certaine verité
 Qu’on n’avoit pas voulu luy dire.
***
 Enfin de nos amours nouvelles
 Bannissons les transports jaloux,
On a tant de plaisir à se croire fidelles.
A quoy bon se vouloir priver d’un bien si doux ?
Est-il sottise égale à la foiblesse extréme
 D’un Amant toûjours alarmé,
Qui malgré les sermens de la Belle qu’il aime,
 Cherche à se convaincre luy-mesme
 De n’estre point assez aimé ?

[Galanterie de M. de Rambouillet] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 239-244.

Je doy de Naples vous amener jusques au Camp où je laissay Monsieur le Mareschal de Créquy le Mois dernier, & vous entretenir de ce qui s’est passé entre son Armée & celle du Prince Charles ; mais avant que de faire ce trajet, je croy que vous serez bien aise de voir des Vers qu’on estime dans le monde, & que le hazard a fait tomber entre mes mains. Ils sont de Monsieur de Ramboüillet, dont je vous ay déja parlé dans cette Lettre. Vous le connoissez, Madame, vous sçavez qu’il est galant, & qu’il a beaucoup de délicatesse dans l’Esprit. Voicy dequoy en faire demeurer d’accord tous ceux qui le pouroient ignorer.

Vous voulez qu’on mette en quartiers
L’Empoisonneuse ***
Et pour ses Crimes, la Justice
Selon vous, manque de Suplice.
Hé bien l’on est de vostre avis,
Et vos Arrests seront suivis.
 Mais, comme on dit souvent, les gènes,
Les cachots, les fers & les chaisnes,
Les gibets, la rouë, & les feux,
Ne sont que pour les Malheureux.
 Combien de Dames par le Monde
Vivent dans une paix profonde,
Qui ne font rien journellement,
Qu’empoisonner impunément ?
 Vous qui voulez tant qu’on punisse,
C’est vostre ordinaire exercice.
J’ay de vous reçeu le Poison
Pour empescher ma guerison.
Tous les jours vostre main cruelle
M’en donne une doze nouvelle.
Vous estes en communauté,
De Crimes & d’impunité,
Avec ces Empoisonneuses,
Qui sont d’autant plus dangereuses,
Que d’abord leur Poison est doux,
Et se fait desirer de tous,
Qu’avec une force inconnuë
Il gagne l’oüye & la veuë,
Qu’il se glisse, & les autres sens
A la fin n’en sont pas exempts.
 Il est d’autant plus redoutable,
Qu’encor que son feu nous accable,
Il ne termine pas nos jours,
Et nous laisse sans nul secours,
Trainer une vie ennuyeuse,
Pire qu’une mort douloureuse.
Mais s’il ne donne point la mort,
Helas son rigoureux effort,
De tant de maux nous environne,
Qu’on la cherche, ou qu’on se la donne.
 Il est si subtil ce Poison,
Qu’il trouble parfois la raison,
Jusqu’à ne faire aucunes plaintes
De ses plus sensibles atteintes,
Jusqu’à refuser de guerir
Des tourmens qu’il nous fait souffrir.
Chaque Empoisonneuse le donne
A tous, sans épargner personne :
Au mépris des plus Saintes Loix,
Elles s’attaquent mesme aux Rois,
Un nombre infiny leur presente
A toute heure la Coupe ardente.
 Elles n’ont point d’égard au rang,
Elles n’en ont pas mesme au sang ;
Telle se rit du Fratricide,
Et passe jusqu’au Parricide :
L’on ne sçauroit les contenir,
Et l’on devroit bien les punir.
 Mais leur conduite est approuvée,
Elles vont la teste levée.
Celles qui causent plus de mal,
Et de qui le Poison fatal,
Fait les effets les plus étranges,
Reçoivent le plus de loüanges ;
Et bien loin de les chastier,
De faire un si maudit Mestier,
On adore ces Criminelles,
Et tous les Juges sont pour elles.
 On serait déja rebuté
De trouver tant d’impunité
Pour des Crimes si punissables,
N’estoit qu’entre mille Coupables,
Quelquesfois pour se consoler,
On en voit quelqu’une bruler.

Panegyrique des Alliez §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 265-271.

Cependant n’estes-vous point surprise des grands préparatifs qui se sont faits depuis quatre mois du costé de l’Allemagne, sans que l’Armée des Alliez ait encor pû rien executer ? Cette lenteur, ou plutost cette impuissance, a donné lieu à ces Vers, que je ne veux pas diférer à vous faire voir.

PANEGYRIQUE
DES ALLIEZ.

Superbes Espagnols, Conquerans des deux Mondes,
Hollandois si vantez & si crains sur les Ondes,
Allemands qui tenez l’Empire des Cesars,
Danois, issus des Gots qui bravoient les hazards,
Nobles Napolitains, Flamans nez pour la Guerre,
Vous, enfin, dont le Nom va par toute la Terre,
Que n’aurez vous point fait vous estant tous unis ?
Sans doute on aura veu mille Tyrans punis,
Cent Princes détronez, l’Univers en alarmes,
Le Turc & le Sophy rendre hommage à vos armes,
Du moins toute l’Europe abandonnant ses Rois,
Doit les fers à la main s’estre offerte à vos Loix :
Car que ne peuvent point tant de Héros ensemble,
Héros au nom de qui tout s’abaisse, tout tremble,
Héros l’effroy du Monde, & qui toûjours Vainqueurs
Des plus fiers Ennemis glacent d’abord les cœurs ?
Je n’exagere point ; qu’on lise vos Histoires,
On verra du mesme air étaler vos Victoires,
On y verra par tout des Anglois repoussez,
Des Suedois batus, des François renversez.
Mais par malheur pour vous ces Illustres Défaites
N’ont pour tout fondement que vos fades Gazetes,
Et tous vos Armemens, dans leur grand appareil,
Sont de foibles Broüillards qu’écarte le Soleil.
Déla depuis six ans, malgré plus de vingt Princes,
Nos Troupes ont toûjours vescu dans vos Provinces.
Nos Neveux croiront-ils que tant de Potentats
Se soient chargez du soin de nourrir nos Soldats,
Trois Rois, quatre Electeurs, Ducs, Comtes, Republiques ?
Indignes Combatans, mal-adroits Politiques,
Avec tant d’arrogance & si peu de vertu,
Vous meritiez l’affront que vos armes ont eu.
Loüis , le Grand Loüis par sa seule puissance,
Rompt les honteux desseins d’une injuste Alliance ;
Il va dans vos Païs, la Victoire le suit,
Et le coup est si prompt qu’il devance le bruit.
Mastric, Place si forte & si bien defenduë,
Est presque en mesme temps attaquée & renduë,
Besançon, Dole, Gré, Salins, Limbourg, Bouchain,
Aire, Condé, Dinan, luy resistent en vain.
Ces Triomphes sont peu ; Cambray, Valencienne,
Font en prenant ses Loix leur gloire de la sienne.
De son costé Philippe ardent à l’imiter,
Conçoit un grand Dessein, & court l’executer.
Il combat, met en fuite, & les Lauriers qu’il gagne,
Font perdre avec l’honneur Saint Omer à l’Espagne.
Mais pour quiter l’Escaut & la Meuse & la Lis,
Nostre Auguste Héros plante plus loin ses Lys.
La Sicile obeït à ses grands Capitaines,
La Catalogne voit Navailles dans ses Plaines,
Dans l’Amerique, enfin, Cayenne & Tabaco
Mettent tout en allarme à Mexique & Cusco.
C’est par de si grands coups, par de si nobles marques,
Qu’il s’est acquis le nom du plus grand des Monarques,
Qu’on publie à l’envy de ce Roy glorieux,
Qu’estant seul contre tous, il triomphe en tous lieux,
Et qu’entre les Humains avec de tels obstacles,
Luy seul pouvoit fournir à faire ces Miracles.

[Madrigal sur la Levée du Siege de Charleroy] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 279-281.

Je ne puis finir cet Article, sans donner les loüanges qui sont deuës à Monsieur le Comte de Marsan, à Messieurs les Princes d’Harcour & d’Elbeuf, à Monsieur le Comte de Soissons, & à Monsieur le Chevalier de Savoye. Ils ont esté dans tous les endroits où ils ont crû pouvoir engager les Ennemis à combatre. Ils suivirent Monsieur le Comte du Plessis, Mr de Tilladet, & Mr Rose, qui furent commandez avec trois mille Chevaux pour s’opposer aux Convois qui leur devoient venir de Monts. On n’osa les en faire sortir, & ce fut pourquoy le Prince d’Orange manqua de Vivres presque dans le mesme temps qu’il eut bloqué Charleroy. La Retraite qu’il fit apres avoir demeuré quatre jours devant cette Place, nous a produit ce Madrigal.

AU PRINCE D’ORANGE
assiegeant Charleroy.
Madrigal.

Attaquer une Place, où commande Montal !
Montal, dont le grand Nom porte un seur privilege
 De vous faire lever le Siege,
Ou vous n’y pensez pas, ou vous y pensez mal.
 Quitez des projets inutiles,
Vous perdrez vos efforts aupres de Charleroy,
Montal qui le defend, fust-il seul, a dequoy
 Répondre de toutes les Villes.
Ainsi comme autrefois pour éviter ses coups,
 Decampez, fuyez, sauvez-vous.

Sur l’Education de Monseigneur le Dauphin, & le soin que prend le Roy de dresser luy-mesme les Memoires de son Regne, pour servir d’instruction à ce jeune Prince §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 281-293.

Mille remercîmens, Madame, de ceux que vous me faites de la part de vos Amies pour le Marqués de Mr de Fontenelle que je vous envoyay la derniere fois. Je suis bien aise que vous luy ayez fait rendre justice dans vostre Province, & satisferay avec joye à l’ordre que vous me donnez de ramasser tout ce que je pourray trouver de Pieces Galantes de sa façon. Ne croyez pas cependant qu’il ne soit propre qu’au Stile badin. Quoy qu’il convienne mieux à son âge que le sérieux, voyez, je vous prie, comme il se tire d’affaires quand il a de grandes matieres à traiter. Ses Amis luy ayant conseillé de travailler sur celle que Mrs de l’Académie Françoise avoient choisie pour le Prix qui s’y donne tous les deux ans, il leur envoya les Vers qui suivent.

SUR L’EDUCATION
de Monseigneur le Dauphin, & le
soin que prend le ROY de dresser
luy-mesme les Memoires de son
Regne, pour servir d’instruction à
ce jeune Prince.

FRANCE, de ton pouvoir, contemple l’étenduë,
Voy de tes Ennemis l’Union confonduë ;
Ils n’ont fait apres tout par leurs vains attentats,
Que te donner le droit de dompter leurs Etats.
Florissante au dedans, au dehors redoutée,
Enfin au plus haut point ta grandeur est montée.
Mais ce rare bonheur, France, dont tu joüis,
N’irois pas au delà du Regne de Loüis ;
Ton Empire chargé des Dons de la Victoire,
Succomberoit un jour sous l’amas de sa gloire,
Si Loüis dont les soins embrassent l’avenir,
Ne te formoit un Roy qui sçeut la soûtenir.
Il faut tout un Héros pour le rang qu’il possede,
A moins qu’on ne l’imite en vain on lui succede.
Que le Sceptre est pénible apres qu’il l’a porté !
Par tant d’Etats soûmis son poids s’est augmenté ;
Et par un si grand Roy ces Provinces conquises,
Dans les mains d’un grand Roy veulent estre remises ;
Peut-estre estoit-ce assez pour remplir ce destin,
Que le sang deLoüisnous donnant unDauphin.
Sorty d’une origine & si noble & si pure,
Que de vertus en luy promettoit la Nature,
Et qui ne se fust pas reposé sur sa foy ?
Mais comme elle auroit pû ne faire en luy qu’un Roy,
Loüis fait un Héros si digne de l’Empire,
Que nous l’élirions tous s’il se devoit élire.
Peuples, le croirez-vous ? de cette mesme main
Dont le Foudre vangeur ne part jamais en vain,
Sous qui l’audace tremble, & l’orgueil s’humilie,
Il trace pour ce Fils l’Histoire de sa vie,
Ce long enchaînement, ce tissu de hauts Faits,
Qu’aucuns momens oysifs n’interrompent jamais ;
Ne nous figurons point qu’il la borne à décrire
Un Empire nouveau qui grossit nostre Empire,
Nos Drapeaux arborez sur ces superbes Forts
D’où Cambray défioit nos plus vaillans efforts.
Et d’Espagnols défaits ces Campagnes couvertes,
Et la riche Sicile adjoûtée à leurs pertes,
Exploits trop publiez, & dont il veut laisser
L’exemple à tous les Rois s’ils l’osent embrasser.
Mais les profonds secrets de sa haute sagesse,
Ce n’est qu’à son Dauphin que ce Héros les laisse :
Tous ces vastes desseins qu’execute un instant,
Et dont il ne nous vient que le bruit éclatant,
Les yeux seuls de son Fils découvrent leur naissance.
Il les voit lentement meurir dans le silence,
Et recevoir toûjours d’insensibles progrés,
Tant que tout à l’envy réponde du succés,
Et que de tous costez la Fortune soûmise
Se trouve hors d’état de trahir l’entreprise.
Tremblez, fiers Espagnols ; Belges, reconnoissez
Dequoy par ces Leçons vous estes menaçez.
Quand Loüis affrontant vous feux & vos machines,
De vos murs abbatus entasse les ruines,
Que rien ne se dérobe à son juste courroux ;
Peut-estre n’est-il pas plus à craindre pour vous,
Que quand avec les Soins de l’amour paternelle,
Il s’attache à former son Fils sur son modele.
Dans ce Present qu’il fait à ses Peuples charmez,
Combien d’autres Presens se trouvent renfermez !
Il nous donne en luy seul des Victoires certaines,
Il nous donne l’Ibere accablé de nos chaînes.
Combien, heureux François, devez-vous à Loüis
Pour toutes les vertus dont il orne ce Fils !
Mais s’il falloit encor, qu’à ces vertus guerrieres,
Les Muses, les beaux Arts prétassent leurs lumieres,
Combien luy devez-vous pour le grand Montausier,
Qu’à ce noble travail il daigne associer !
Il est cent & cent Rois dont peut-estre l’Histoire,
Dans la foule des Rois cacheroit la memoire,
Si de leurs Successeurs l’indigne lâcheté,
Ne leur donnoit l’éclat qu’ils n’ont pas mérité ;
Princes de qui les Noms avec gloire survivent,
Parce qu’on les compare avec ceux qui les suivent.
Quelquefois mesme un Roy qui ne se répond pas
Que d’assez longs regrets honorent son trépas,
Par un tour politique en secret se ménage
D’un indigne Heritier le honteux avantage.
Tibere deût l’Empire à ses heureux defauts ;
Auguste eust pû d’ailleurs craindre peu de Rivaux ;
Mais enfin aux Romains sa vertu fut plus chere,
Quand elle eut le secours des vices de Tibere.
Tu dédaignes, Loüis , ces Maximes d’Etat,
Tu veux qu’un Successeur augmente ton éclat ;
Mais loin qu’à ses dépens ton grand Nom se soûtienne,
Tu veux que par sa gloire il augmente la tienne.
Animé de ton Sang, formé par tes Leçons,
De Disciple & de Fils réünissant les Noms,
Quelles hautes vertus peut-il faire paroistre,
Qu’il n’herite d’un Pere, ou n’apprenne d’un Maistre ?
Les Peuples conteront au rang de tes biensfaits
Le bonheur dont sa main comblera leurs souhaits ;
Et par son bras vainqueur nos Ennemis en fuite,
N’imputeront qu’à toy leur Puissance détruite.
Deja tous nos François Spectateurs de tes Soins,
Dans ces voix d’allegresse à l’envy se sont joins.
Nostre jeune Dauphin des beaux desirs s’enflame,
Loüis par ses Leçons luy transmet sa grande ame,
Il attend qu’il le suive un jour d’un pas égal,
Et dans son propre Fils se promet un Rival.

Avoüez, Madame, qu’il y a de grandes beautez dans cette Piece, que la pompe des Vers s’y trouve jointe à la solidité du Raisonnement, que le tour en est noble, la liaison juste, & qu’un Tragédie de cette force ne seroit pas indigne de paroistre sur nos Theatres. Cependant cette Piece, toute belle qu’elle est, n’a point emporté le Prix, & nous devons croire qu’il s’en est fait une meilleure, puis que Mrs de l’Académie l’ont ainsi jugé. Ces sublimes Esprits ont des lumieres infaillibles qui ne les laissent point sujets à l’erreur ; & la Brigue ne pouvant rien aupres d’eux, on doit dire de leurs Arrests, ils sont donnez, ils sont justes.

[Rondeaux de Madame Des Houlieres] §

Le Nouveau Mercure galant, août 1677 (tome VI), p. 301-306.

Je finis, Madame, mais ne grondez point, je vous prie, si je finis sans vous tenir parole sur un second Idylle de Madame des Houlieres. Pour vous appaiser, je vous envoye une second Rondeau qu’elle a fait d’un stile fort diférent de celuy que vous avez déja veu. Il a fait naistre une grande contestation pour sçavoir lequel des deux devoit estre préferé. Vous en entendrez parler au premier jour, & vous sçaurez les sentimens d’une infinité de Personnes d’esprit que ce diférent a partagées. Jugez-en cependant vous-mesme. Je vous envoye avec le nouveau, celuy que vous auriez la peine d’aller chercher dans ma Lettre du Mois de Juillet. On m’en avoit donné une Copie si défigurée, qu’il est bon que vous le voyiez en meilleur état ; & d’ailleurs s’agissant de les comparer, il ne les faut pas éloigner l’un de l’autre.

RONDEAU.

Contre l’Amour voulez-vous vous defendre ?
Empeschez-vous & de voir & d’entendre
Gens dont le cœur s’explique avec esprit.
 Il en est peu de ce genre maudit.
Mais trop encor pour mettre un cœur en cendre.
***
Quand une fois il leur plaist de nous rendre
D’amoureux soins, qu’ils prennent un air tendre,
On lit en vain tout ce qu’Ovide écrit
   Contre l’Amour.
***
De la Raison on ne doit rien attendre.
Trop de malheurs n’ont sçeu que trop apprendre
Qu’elle n’est rien dés que le cœur agit ;
La seule fuite, Iris, nous garantit,
C’est le party le plus utile à prendre
   Contre l’Amour.

RONDEAU.

Le bel Esprit au Siecle de Marot
Des dons du Ciel passoit pour le gros Lot,
Des grands Seigneurs il donnoit accointance,
Menoit parfois à noble joüissance,
Et qui plus est, faisoit boüillir le Pot.
***
Or est passé le temps, où d’un bon mot,
Stance, ou Balade, on payoit son écot.
Plus n’en voyons qui prennent pour finance
   Le bel Esprit.
***
A prix d’argent l’Autheur comme le Sot,
Boit sa Chopine, & mange son Gigot,
Heureux encor d’avoir telle pitance.
Maints ont le Chef plus remply que la panse,
Le Fat est riche, & nos voyons capot
   Le bel Esprit.

Faites-moy sçavoir positivement ce que vous pensez de ces deux Rondeaux. Je trouve bien du beau dans l’un & dans l’autre, & ne puis m’empescher de dire en parlant d’Esprit, qu’il faut que Madame des Houlieres en ait furieusement. Je me sers d’un étrange terme pour marquer l’estime que j’en fais ; mais comme il n’y en a point qui pûssent exprimer tout ce que j’en pense, je m’arreste à celuy qui me semble signifier davantage.