1682

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII). §

[Avant-propos]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 1-2.

Tant d’habiles Gens m’ont envoyé de longs & sçavans Ouvrages, que cette XVII. Lettre Extraordinaire n’en pourra contenir qu’une partie. Les autres auront leur tour. Si c’est un peu de retardement, leurs Autheurs n’ont aucun lieu de s’en plaindre, puis que les Pieces dont ce Volume sera composé, m’avoient esté envoyées pour les employer dans le précedent, & que les premieres reçeuës devant toûjours passer les premieres, j’avois esté obligé de les réserver.

[Sentiments de Mr du Rosier aux questions du XVe Extraordinaire]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 2-8.

 

Mr du Rosier s’est expliqué par les Vers qui suivent, sur toutes les Questions du XV. Extraordinaire.

SI ON PEUT AIMER
sans le sçavoir.

 Estre toûjours pres d’un Objet,
S’y plaire, sans pouvoir en dire le sujet,
 L’applaudir, luy faire caresse,
 Trouver charmant tout ce qu’il fait,
 C’est ainsi qu’un cœur s’intéresse,
 Et qu’on voit qu’il aime en effet,
Sans connoistre les noms d’Amant & de Maîtresse ;
 Car tel est d’Amour le pouvoir,
 Qu’il fait aimer sans le sçavoir.

Si une Belle, qui aime fortement, peut exécuter les desseins de vangeance qu’elle médite contre un Amant absent qui l’a oubliée, quand à son retour il apporte des raisons, quoy que méchantes, pour excuser sa conduite.

J’Approuve, belle Iris, vostre ressentiment,
 Point de pardon, point de clémence.
Vangez-vous, punissez cet infidelle Amant,
Qui peut vous oublier pour quelque temps d’absence.
 Qui cesse d’aimer un moment,
 Mérite un cruel châtiment.
Par de foibles raisons, il vous demande grace,
Hé, voulez-vous encore appuyer son audace,
 En luy pardonnant lâchement.
 Mais quand on aime fortement,
 Helas, pour peu qu’un Amant fasse,
 Il obtient sa grace aisément.

Si sans marquer peu d’estime pour une Personne qui nous a fait un présent par amitié, on peut donner à une autre ce qu’elle nous a donné.

 Ce que me donne mon Amy
Est à moy tout entier, & non pas à demy.
 Ainsi je puis, sans qu’il s’offence,
 Ny craindre ce qu’il en dira,
 Soit présent, ou bien récompense,
 En faire ce qu’il me plaira.
 Mais en amour, c’est autre chose ;
Le présent d’une Belle est un dépost pour moy,
Que je dois conserver pour gage de sa foy ;
 Et du moment que j’en dispose,
Je choque du devoir la plus étroite Loy.

Si un Amant ayant reçeu d’une Belle les plus fortes marques d’estime & d’amitié qu’elle pouvoit luy donner, peut sans attirer sa colere, luy témoigner qu’il doute de sa tendresse, pour en recevoir de nouvelles assurances.

Un Amant délicat est toûjours allarmé,
Rien ne peut l’assurer du cœur de sa Maîtresse ;
 Il appréhende sa foiblesse,
 Et croit qu’il n’est jamais aimé.
Je ne le blâme point, sa peur est légitime.
 Car, helas ! on voit tous les jours
 Mille Gens estre la victime,
 Et la dupe de leurs amours.
 Ce n’est donc pas un si grand crime,
Heureux, qui d’estre aimé se laisse ainsi flater !
 Mais enfin je tiens pour maxime.
 Qu’un sage Amant en peut douter.

En quoy consiste l’Honnesteté, & la veritable Sagesse.

Chaque Siecle a toûjours vanté
La Sagesse & l’Honnesteté ;
Et malgré l’erreur & le crime,
Dans les temps les plus corrompus,
Les Hommes ont eu de l’estime
Pour ces deux aimables Vertus.
C’est un avantage supréme
Que le Ciel donne à qui luy plaist.
Mais pour bien dire ce que c’est,
Il faut se connoistre soy-mesme.

Sur la difficulté proposée touchant la Musique.

J’ay pour les belles Voix un grand entestement,
 Et mesme souvent je me pique
 De raisonner sur la Musique,
 Et d’en dire mon sentiment.
 Mais aujourd’huy je m’en désiste,
Et sans renouveller un antique Procés.
 Dont je doute fort du succés,
 Je remets l’affaire à Baptiste.

Si deux Enfans qui naissent attachez l’un à l’autre, & n’ayant qu’un cœur, quoy qu’avec deux corps, n’ont aussi qu’une seule ame.

Prodige surprenant, étrange effet de l’Art,
 Merveille de la fantaisie !
 Là le Peintre, icy le Hazard,
A deux Anges mortels donne une mesme vie.
 Comme ces Esprits bienheureux,
 Un mesme desir les enflâme ;
 Et n’ayant qu’un cœur pour tous deux,
 Ils n’ont aussi tous deux qu’une ame.

Sur la difficulté proposée touchant la Musique §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 7-8.

Sur la difficulté proposée touchant la Musique.

 

J'ay pour les belles Voix un grand entestement,

Et mesme souvent je me pique

De raisonner sur la Musique,

Et d'en dire mon sentiment.

Mais aujourd'huy je m'en désiste,

Et sans renouveller un antique Procés,

Dont je doute fort du succés,

Je remets l'affaire à Baptiste.

En quoy consiste l’Honnesteté, & la veritable Sagesse §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 8-85.

 

Vous avez trouvé tant de belles choses dans tout ce que je vous ay envoyé de Mr de la Fevrerie, qu’il me suffit de vous dire qu’il est l’Autheur du Traité qui suit, pour vous faire attendre un fort grand plaisir de sa lecture.

EN QUOY CONSISTE
l’Honnesteté, & la veritable Sagesse
.

Si l’on en croit Philon, on ne peut dire ce que c’est que l’honnesteté. Il assure que l’ame n’en peut porter d’elle-mesme aucun jugement, parce que c’est une qualité si relevée, que sa modestie l’empesche de s’en croire capable. Mais c’est porter trop haut la politesse & la civilité des Hommes, si ce n’est qu’on veüille dire que l’honnesteté n’est pas seulement l’ombre & la fleur de ce qui est bon, juste & raisonnable, mais encor la pratique & la perfection de toutes les vertus. Selon moy, l’honnesteté n’est autre chose qu’une exacte & réguliere profession d’honneur, qui paroist dans les paroles & dans les actions d’un Homme sage & de probité. Il est un desir d’honneur & une ambition de vertu, propre à l’Homme, qui le distingue avantageusement des autres Creatures, & qui l’approche plus pres de la Divinité. C’est pourquoy Dieu est si jaloux de nos respects & de nos hommages, qu’il semble en faire une partie de sa gloire. Un honneste Homme doit estre aussi jaloux de son honneur. C’est un bien prétieux qui veut estre conservé avec un grand soin. C’est un fond inaliénable pour le Sage ; mais il ne doit jamais envier l’honneur de personne, car on perd le sien, en voulant dérober celuy des autres. Enfin la gloire est la récompense & l’ombre de la vertu. Estes vous Homme de bien ? la gloire vous accompagnera par tout ; mais il ne faut pas que cette ambition soit desordonnée, car c’est la plus grande des passions, & celle qui gagne plus facilement le cœur. C’est le venin des belles ames, il les empoisonne insensiblement. Il enfle, il enteste ; & le plus sage & le plus modeste, devient bouffy d’arrogance. L’orgueil a esté le peché des Anges ; moins il y a de l’Homme en nous, plus il y a de vanité. Ce n’est pas le vice des Brutaux & des Stupides, du moins les essais n’en sont pas si dangereux dans ces Gens-là.

Un honneste Homme n’a donc point l’orgueilleuse suffisance d’un bel Esprit, ny l’insolente fierté d’un galant Homme ; car il y a une grande diférence entre tous ces caracteres. L’honnesteté est fondée sur l’honneur, sur la probite, sur la vertu, & non pas sur les sciences & les manieres du monde. Un honneste Homme sçait un peu de l’un & de l’autre, mais il ne se pique de rien. Il ne tire du monde & de l’étude, que ce qui peut le rendre plus sage & plus vertueux, & non pas plus docte & plus galant. La Poësie, la Rhétorique, la Philosophie ancienne & moderne, peuvent le rendre plus agreable & plus habile, mais non pas plus orgueilleux. Il laisse cette vaine gloire aux Maistres de l’Art, qui font consister en cela tout leur mérite & toute leur réputation. Pour luy, il mer toute son étude & toute son application à bien vivre, & par là il définit en sa personne l’Homme de bien & le veritable Philosophe. Il n’est pas du sentiment de Cicéron, qui se plaignoit à son amy Atticus, de ce que Brutus l’appelloit Homme de bien. Il travaille pour le devenir, & seroit bien fâché de devenir méchant en pratiquant la vertu, puis que le souverain bien, dit Seneque, est ce qui est honneste, & qu’il n’y en a point d’autre. On ne peut mieux définir un honneste Homme, qu’en disant que c’est un Homme de bien ; & cette honnesteté n’estant autre chose, au sentiment de ce Philosophe, qu’une parfaite raison, on est Homme de bien, & honneste Homme, quand on a la raison droite. Il n’est pas si difficile de l’estre. Il y a en nous des semences de vertu qu’il ne faut que continuer avec soin, pour les rendre fécondes, & pour recueillir cette heureuse moisson de sagesse & de mérite qui fait l’honneste Homme, & l’Homme de bien. Dieu augmente ses graces, & répand ses benédictions, dit Philon, sur celuy qui reconnoist l’honnesteté comme le seul bien de l’Homme sage & vertueux. Faire le bien, & éviter le mal, est le veritable caractere d’un honneste Homme ; car, comme dit encor Seneque, les choses ne sont honnestes ou deshonnestes, qu’entant que le vice & la vertu les accompagnent. Un habile Homme qui les connoist, en sçait faire le choix, & le temps est la regle qui le détermine. Tacite dit de Helvidius Priscus, qu’il ne connoissoit point d’autre bien que la vertu, ny d’autre mal que le vice. C’est à mon avis un grand éloge, & ce doit estre celuy d’un honneste Homme. Mais que cet honneste Homme est rare, s’écrioit autrefois un de nos Poëtes !

Mon Dieu, que la franchise est rare !
Qu’on trouve peu d’honnestes Gens !

La sagesse, la douceur, la pieté, la modestie, accompagnent toûjours un honneste Homme. L’amour propre, la vanité, la flaterie, & la dissimulation, sont inséparables d’un galant Homme. L’un doit son mérite à la seule vertu dont il fait sa maîtresse. L’autre l’emprunte souvent de l’approbation & du caprice des Femmes, dont il se rend esclave. La plûpart du monde fait consister l’honnesteté à donner toûjours le pas & la main chez eux ; la place d’honneur à la table, & à reconduire les Gens jusques à la Ruë. Un honneste Homme observe ces choses à propos & sans peine, mais il les néglige sans scrupule & sans incivilité. Un mal-honneste Homme est toûjours rude & grossier, quoy qu’il les pratique exactement, & il est insuportable quand il est incivil. Il y en a qui sont extrémement civils, & qui n’en sont pas plus honnestes ; car l’honnesteté, comme j’ay dit, est une vertu, & non pas une vaine pratique de complimens. Si les bagatelles faisoient un honneste Homme, il ne faudroit que lire la Civilité Françoise pour cela ; & nos Provinciaux qui l’étudient avec une grande application, & qui sont esclaves de ses maximes, seroient les plus honnestes Gens du monde ; mais il faut avoir bien d’austres qualitez pour l’estre en effet. L’honnesteté polit les mœurencor plus que la personne ; ainsi il y a des Gens honnestes qui ne sont point du monde, & il y en a du monde qui ne sont pas fort honnestes. Un honneste Homme est entre-deux ; ce qui me fait souvenir de ce que dit Philon, qu’il y a de trois sortes d’Hommes ; des Hommes du Ciel, des Hommes de la Terre, des Hommes de Dieu ; mais on peut dire que trois choses font un honneste Homme, la nature, la raison, & l’usage ; une heureuse naissance, une bonne éducation, une grande expérience. Mais il n’est point d’honnesteté sans sagesse, & l’honneste Homme & le sage ne sont qu’un mesme Homme, ou plutost un composé de ce qui est bon & honneste. Toute la diférence que j’y trouve, c’est que le sage est un honneste Homme intérieur, & l’honneste Homme un sage extérieur. Celuy-cy est public & du monde ; celuy-là est privé, plus serré, & plus solitaire. Le sage est plus à luy ; l’honneste Homme est plus pour les autres.

Comme la veritable sagesse est un don du Ciel, un rayon de la Divinité, la perfection de toutes les vertus, & non pas une politique rafinée, & l’ouvrage de l’adresse & de la ruse des Hommes corrompus ; au commencement du Monde, & dans les Païs les plus barbares, avant qu’il y eust des Sophistes & des Philosophes, il y a eu de veritables Sages. Ces premiers Sages estoient tirez du sein de la Nature, & d’autant plus admirables, qu’ils n’estoient éclairez que des seules lumieres de la raison, & qu’ils vivoient dans le Paganisme, où les vices & les passions faisoient les plus saintes maximes, & où il faloit que la Nature se redressast toute seule, & resistast à l’erreur & à l’aveuglement. Mais aujourd’huy & dans le Christianisme, qui a pour regles & pour dogmes les vertus les plus héroïques, & où la Nature aidée & fortifiée de la Grace, n’a que soy-mesme à combatre pour faire un Homme de bien, il est surprenant que les vertueux soient si rares, & que dans la necessité où nous sommes tous de nous sauver, en quoy consiste la plus haute sagesse, il se trouve si peu de veritables Sages ; car je ne parle point icy de cette sagesse du Siecle, de cette prudence politique qui fait rarement du bien, & qui sous prétexte d’éviter le mal qu’elle craint, fait celuy qu’elle prémedite. De tels Sages ne sont au monde que pour faire du mal impunément, est autem sapientia quæ abundat in malo. Je n’entens pas non plus une fausse sagesse, une sagesse austere & farouche, qui est plutost une fureur divine qu’une vertu morale ; mais une sagesse douce & sociable, propre pour le commerce des Hommes ; enfin une sagesse civile & courtoise, comme parle un Ancien, qui est la compagne de l’honnesteté. C’est la Mere de tout bien, c’est elle qui verse dans les ames la bonté, la probité, la douceur, qui paroissent dans toutes les actions d’un honneste Homme. C’est quelquefois une qualité naturelle, souvent une perfection acquise, & toûjours un don de Dieu. Qu’on étudie, qu’on voyage, qu’on ait de belles inclinations, on est toûjours Homme, & capable de grandes fautes, si celuy qui est la voye ne nous conduit, & ne nous sert de guide dans toutes nos démarches. Salomon ne nous donne point d’autre enseigne pour connoistre la sagesse, que l’humilité qui est une vertu inconnuë aux Philosophes, & qui n’a esté pratiquée que dans le Christianisme ; c’est pourquoy il ne faut pas s’étonner s’ils n’ont pas eu la veritable sagesse. La connoissance en estoit deuë au plus sage des Roys, qui nous en a laissé dans ses Livres un portrait admirable. C’est, dit-il, un rayon de la Divinité, qui éclaire & qui purifie nostre ame ; c’est un miroir sans tache de cette lumiere eternelle ; c’est une image de la grandeur & de la bonté de Dieu, qui seule peut tout ; & qui produit toutes choses. Elle est plus belle & plus ancienne que le Soleil, elle est plus prétieuse que toutes les richesses du monde, elle donne une longue vie, les biens & les honneurs. Ses voyes sont belles, ses routes sont pacifiques, & conduisent à une glorieuse immortalité. Heureux donc celuy qui la possede & qui la conserve, il sera en seûreté dans sa Famille, & reposera dans la gloire. Mais que le Sage est rare, & que l’on peut dire de luy avec justice ce que dit la Genese d’Enoch, Il plût à Dieu, & on ne le trouva plus. Ce qui a fait que les plus sages ont disputé de la realité de la sagesse, & qu’ils l’ont fait passer pour une vertu imaginaire, parce qu’il n’y a eu, disent-ils, personne au monde sans defauts. Mais sans examiner à la rigueur ce que signifie le mot de sagesse, & d’où il a esté tiré, quand nous aurons dit ce que c’est, il sera aisé de l’entendre, & de voir s’il y a jamais eu de Sage, & s’il en est aujourd’huy. Dieu seul est le veritable Sage, disoit Pithagore. Mais apres luy on peut assurer que c’est l’Homme de bien. Le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur ; & qui le connoist & le craint, est veritablement sage. Bien plus, quelque éclairé, quelque prudent qu’on soit, fust-on mesme plus Sage que Salomon, on n’est point au dessus d’un Homme de bien, Non est super timentem Dominum. Qu’on ne s’étonne pas si je mets la pieté entre les principales vertus du Sage, & d’un honneste Homme. Tous les Philosophes, tous les Héros de l’antiquité, ont eu de la venération pour les Dieux. Socrate mourut moins pour le crime d’impieté, que pour le veritable culte. Achile, tout emporté qu’il est, honore & respecte les Dieux ; & à le bien prendre, la pieté ne gaste pas Enée. Il n’est pas impossible de voir un Sage Chrêtien, & un honneste Homme devot. L’un & l’autre devroient-ils toute leur sagesse à Socrate, & toute leur honnesteté au commerce du monde ? Non, non, elle vient de plus haut. C’est Dieu qui la donne, & on ne peut l’obtenir que par la pratique de cette excellente vertu, & c’est le sentiment de Lactance Fiermin, qu’il n’est point de veritable Sagesse sans Religion. Les Stoïciens ont une si haute opinion de leur Sage, qu’ils n’ont pas craint de le comparer à Jupiter, & Horace mesme qui estoit d’une Secte mitigée, dit hardiment que le Sage n’est pas moindre que le Souverain des Dieux, Sapiens non minor jove ; mais aujourd’huy nous pouvons dire sans blesser nostre Religion, que s’il n’est pas tout-à-fait semblable à Dieu, il en approche par ses vertus, & mérite en quelque façon la qualité d’un Dieu visible, non pas qu’il le soit en effet, dit Philon, mais parce qu’il luy ressemble ; & Dieu parlant à Moïse comme au plus Sage de son Peuple, luy dit, qu’il le donne pour Dieu à Pharaon ; mais s’il est difficile de trouver ce Dieu visible & mortel, & ce veritable Sage, c’est qu’il faut l’estre pour en bien juger. Seneque dit que pour le bien connoistre, il le faut tout voir, & qu’il en est comme d’une belle Femme. Ce n’est pas assez qu’une partie soit belle, & nous plaise, il faut que tout en soit beau, & que de ce tout il en résulte une grace qui nous la fasse desirer toute entiere. Il est des Charlatans de sagesse, & d’honnesteté comme de toute autre profession, mais il n’y a que le Peuple grossier & ignorant, qui se laisse ébloüir à leurs manieres. Les belles paroles, & les graves discours, sont souvent de mauvais garands de la sagesse, & de la vertu de ceux qui les tiennent. Autre chose est de paroistre sage, & de l’estre en effet. Il y a une sagesse qui dépend de l’esprit, qui n’est pas proprement la veritable sagesse. Les plus fous en sont capables comme les plus sages. C’est vivacité dans quelques-uns, jugement dans quelques autres, finesse dans la plûpart. Ai si tous les Dits des sept Sages de Grece sont plûtost des preuves de la beauté de leur esprit, que de la bonté de leurs mœurs. Il faut que la vie & la conduite répondent à cela pour estre veritablement sages. Plutarque qui s’y connoissoit dit un beau mot, peu & beaucoup de Sages, voulant dire que tout le monde paroist sage, & qu’il n’y en a qu’un petit nombre qui le soit. Il faut remplir une belle réputation quand on est assez heureux d’en joüir ; mais il ne faut pas tromper personne par nostre renommée.

Tu rectè vivis, si curas esse quod audis.

 

Le premier degré de folie est de se croire sage, le second de le publier. Il ne faut pas mesme en croire les autres ; & la pensée de Pétrarque est jolie, qui dit que Socrate ne fut appellé Sage par l’Oracle, que parce qu’Apollon vouloit qu’il devinst fou. On se vante d’estre sage, mais hélas d’où vient cette sagesse ? Ou elle est divine, ou elle est humaine. Si elle est divine, est-elle à nous pour nous en glorifier ? C’est un don que Dieu donne quand il le juge à propos, & qu’il oste quand il luy plaist. Il prend mesme plaisir en le retirant de confondre la sagesse humaine, qui semble estre plus à nous, mais dont nous ne sommes pas toûjours les maîtres. Elle dépend des sens & des organes ; un rien nous enprive dans un moment, & quelque profonde & solide qu’elle puisse estre, elle n’est que folie devant Dieu. Se comparer aux Sages est donc vanité, mais on peut faire gloire de les imiter. Estre content de soy-mesme & de sa conduite, c’est estre sage, dit Plutarque ; mais la ridicule chose que cette sote complaisance, que de certaines Gens ont pour eux-mesmes, qui sont les premiers à s’aprouver, & à s’admirer en tout ce qu’ils font ! Saint Augustin a eu bien raison de dire que, Stulto homini placet, qui sibi placet, ce qui me fait souvenir de la repartie que sit Henry IV. à un Gentilhomme qui se promenoit seul dans les Galeries du Louvre. Le Roy luy demanda à qui il appartenoit. Il répondit qu’il appartenoit à luy-mesme. Vous appartenez donc à un sot Maistre, luy dit le Roy. Il est vray qu’il y a de certaines choses qu’il est bien difficile de dire & de faire sans un peu de vanité, & d’amour propre. Les Héros mesmes n’en ont pas esté exempts, & presque tout ce qu’ils ont fait de grand a party de ce principe ; mais ils ont sçeu cacher leurs sentimens, & n’ont jamais affecté le faux éclat, & la vaine gloire. S’ils n’ont pû déguiser le motif qui les faisoit agir, ils ont dissimulé la satisfaction ou le déplaisir qu’ils ont eu de l’évenement, & c’est en cela qu’ils ont esté des Héros, & que les grands Hommes l’emportent sur le Peuple. Un Homme du commun s’aplaudit de tout ce qu’il fait. Il ne se possede pas, & comme sa confusion paroist si-tost qu’il marque sa joye, on voit son orgueil par son peu de conduite ; ce qui fait bien voir que celuy qui est foible dans l’exécution, l’est encore davantage dans l’évenement. Lors que la vertu agist seule, elle est par tout elle-mesme. Ce n’est pas assez d’estre admirable, il faut estre digne qu’on nous admire. On peut faire de grandes choses sans estre loüable de les avoir faites, & on en peut faire de bien petites qui méritent de grandes loüanges. Il y a cette diférence entre les Sages & les Héros, je veux dire, entre les Philosophes & les Conquérans, que ceux-cy ne veulent que le respect & l’admiration des Peuples, & ceux-là leur amour & leur estime. Ils ne cherchent la gloire que dans les actions d’éclat, & qui font du bruit. Ils préferent le brillant au solide ; mais les autres veulent une gloire plus pure & plus saine ; moins d’éclat, plus de mérite ; moins de grandeur, & plus de vertu. C’est au Sage à qui la veritable gloire est promise, & ce n’est pas le Peuple qui luy doit donner le Prix. Les loüanges des Fous, font des-honneur à ceux qui les reçoivent. Ce seroit grande pitié si le Sage ne l’estoit que dans leur opinion. Outre qu’ils ne sont pas capables d’en juger, comment approuveroient-ils ceux qui blâment leur conduite & leurs maximes ? Qui ne leur ressemble pas, passe dans leur esprit pour un insensé. Il n’y a donc que les Sages qui puissent juger de la veritable sagesse ; car si la réputation du Sage dépendoit du Peuple, elle seroit mal établie. C’est un Juge corrompu qui se laisse prévenir, & qui ayant tout son esprit dans les yeux & dans les oreilles, juge sur de faux raports & sur des apparences trompeuses ; mais cependant ce Juge, tout Peuple qu’il est, dispose de la réputation des plus grands Hommes, & il n’y a jamais eu de Héros sans son aprobation & son consentement. Tous les plus grands Hommes ont gagné l’amour du Peuple, avant que d’acquerir l’estime des Sages. Il est vray qu’il n’approuve pas tout ce que le Sage estime. Il y a des choses qu’il estime que le Sage doit approuver, & c’est le sentiment de Seneque, qu’un honneste Homme peut faire quelquefois ce que fait le Peuple, pourvû qu’il le fasse autrement. Il faut s’accoustumer aux coustumes reçeuës ; car estre sage contre l’ordinaire, dit Varron, c’est estre fou, ou du moins on est insuportable aux autres. Dans la pensée de cet Ancien, qu’un Homme de bien est quelquefois un grand fardeau, quand la prudence n’accompagne pas ses actions, c’est estre quelque sage que d’estre Homme, & c’est ce qui trompe le vulgaire qui ne trouve rien d’admirable que ce qu’il ne peut imiter. Le Sage pour estre parfait, doit songer aux grandes choses ; mais il ne doit pas négliger les petites. Il y a des occasions où il agit en apparence comme les autres, mais sa conduire est diférente. Il sçait toûjours ce qu’il fait, & pourquoy il le fait. Ainsi Philon apres avoir dit que le Sage ne se commettra point avec les Yvrognes, si ce n’est pour quelque grand bien, conclud qu’il boira du Vin, parce qu’il est plus doux & plus agreable lors qu’il en a bû ; mais il ne s’abandonne point à ces joyes immoderées, & à ces tristesses profondes qui marquent la noirceur & le déreglement de l’ame. Il peut donc penser & dire bien des choses, sans craindre de blesser son caractere ; mais il prend garde de faire soupçonner qu’il soit capable de rien faire contre son devoir. Ce n’est pas assez de pratiquer les vertus, on doit l’exemple, & on ne peut estre trop réservé en paroles, sur les vices, & mesme sur de certains plaisirs indiférens, lors qu’on se rencontre avec des gens débauchez. Ils recueillent soigneusement tous les sentimens du Sage, qui semblent autoriser leur libertinage, & leur dissolution.

Cette liberté qu’un honneste Homme se donne quelquefois d’agir comme les autres, me fait souvenir de ce que dit l’Eclesiaste, qu’il y a des temps où une petite folie vaut mieux qu’une grande sagesse ; & Mr le Duc de la Rochefoucaut dit, qu’il faut un peu de folie pour estre sage, & que qui vit sans folie, n’est pas si sage qu’il le croit. Il ne faut jamais cesser de l’estre, mais pour paroistre toûjours tel, il faut estre parvenu à un degré de vertu & de perfection, qui est au dessus de l’Homme. On n’est sage qu’à ses dépens, & toutes les folies des Hommes ne sont pas capables de nous corriger. Ce n’est que par nostre propre expérience, & nous devons souvent nostre bonne conduite aux bizarreries de la Fortune. La vie n’est qu’une compensation perpetuelle d’égarement & de prudence, de sagesse & de folie. Le Sage mesme ne nous en exemte pas, & c’est pourquoy nous ne devons jamais trop présumer de nostre sagesse. La plus grande marque qu’on est sage, dit Seneque, est de confesser qu’on a esté fou ; & un Ancien a crû que sans la folie, le Monde ne subsisteroit pas. C’est donc un mal necessaire, & je ne suis pas surpris de ce que le nombre des Fous est si grand, outre que ce que fait le plus sage est toujours trouvé ridicule par quelqu’un, tant il est difficile d’estre estimé sage, & de l’estre en effet ; car je ne suis pas du sentiment de ceux qui veulent que le Sage soit un abîme de lumieres, & un Oracle de conseil. Il se peut tromper, & tromper les autres. Ses yeux sont dans sa reste, dit Salomon, voulant exprimer qu’il ne fait rien que par jugement, & que les lumieres de son esprit éclairent toutes ses actions ; mais ses veuës peuvent estre courtes. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’il est capable de prudence, & de conseil, qui est le plus grand don de la sagesse.

La science ne fait pas le Sage. On a attaché le sçavoir des Hommes à d’anciennes bagatelles, dont la recherche est difficile & laborieuse, & qui ne nous rend pas plus vertueux & plus honnestes Gens. Elle fait des Curieux, & rarement d’habiles Hommes. Ceux qui font un peu de réfléxion sur eux-mesmes, s’aperçoivent de leur insuffisance à mesure qu’ils sont éclairez ; mais il faut estre sçavant pour sçavoir qu’on ne sçait rien, ou plutost il faut estre sage. La science n’enfle plus ceux que la grace éclaire. La raison mesme en modere les excés. Il n’y a que les Fous & les Enfans qui pensent estre habiles, & qui soient capables de le croire. Les avantages que donne la veritable sagesse, sont bien plus considérables que toutes les lumieres qu’on peut tirer des Sciences. Un esprit éclairé, subtil, profond, droit, pur, net, doux, modeste, fécond, éloquent stable, assuré, constant, qui prévoit tout, qui comprend toutes choses, sont les fruits délicieux de cette charmante étude. La grande science est celle des mœurs. Qui est sage est assez sçavant. Omnium enim artifex docuit me sapientia, dit Salomon. Cette trompeuse prudence du siecle, & cette subtilité des Gens fins, est encor indigne d’un honneste Homme ; car pour estre le fruit d’une sçavante politique, ce n’est pas la veritable sagesse. Il laisse cela aux Roys, & aux Ministres d’Etat, dont les actions & la conduite doivent estre toutes mistérieuses. Une prudence de la sorte, est blâmable dans un Particulier. C’est un défaut utile que les affaires autorisent, & qui est devenu vertu par la corruption des Hommes ; mais la plus dangereuse préoccupation pour un honneste Homme, est de croire qu’il est droit & juste, car depuis qu’on est prévenu qu’on a toûjours raison, il semble qu’on est seul au monde de juste & de raisonnable. Tout paroist défectueux, tout devient suspect, & l’on prend tout à gauche, mais encor ce qui est injuste au sentiment des plus corrompus, devient legitime lors que les Gens de bien s’en servent. La considération de ce qui est honneste ou deshonneste, doit estre la regle de toutes nos actions, mais il ne faut pas que cette sagesse soit inutile & comme un trésor caché ; car si le Fou fait bien de cacher sa folie, le Sage fait mal de cacher sa sagesse. Non seulement, dit Aristote, il doit se servir de la vertu pour luy mesme, mais encor il doit faire en sorte que les autres en profitent. C’est une semence qui croist & qui se nourrit dans les ames, & une espece de genération spirituelle qui se répand & se communique de l’un à l’autre. Le Sage fait un autre Sage. C’est folie de vouloir estre sage tout seul. Il possede donc la sagesse sans affectation, & la communique sans envie. Il sçait qu’il est pour la societé autant que pour luy-mesme, mais il doit estre à soy avant que d’estre aux autres. On n’est pas inutile dans le monde, pour n’y avoir pas de grandes Charges, ny de grands Emplois. On fait une partie de cette societé, & le monde est fait pour nous avant que nous soyons faits pour le monde. C’est donc assez de conserver cette partie, & de la tenir en état de servir, si l’on en a besoin. N’est-ce rien de la regler, & de la conduire en sorte qu’elle ne s’oppose point à son tout ; de la faire servir mesme de regle & de conduite aux autres parties ; enfin d’estre telle que nous devons estre à l’égard de nous mesmes & des autres Hommes ? Quoy ces Gens qui sous prétexte de l’utilité publique, sont la désolation des Particuliers, seront seuls utiles à la Patrie, & à l’Etat, & ils se vanteront de remplir les devoirs de la societé ? Mais d’ailleurs le Sage ne le seroit-il que pour luy, & pourroit sans injustice se refuser à ceux qui ont besoin de son conseil, & de ses lumieres ? Il est partie d’un Tout, dont il ne peut se séparer sans cruauté. S’il se passe de quelques uns, il est necessaire à tous, & cette communication bien loin de l’abaisser, l’éleve au dessus des autres Hommes. C’est en cela qu’il peut s’assurer d’estre sage, puis qu’il voit qu’ils le reconnoissent pour tel, & que tout le monde a besoin de luy, lors qu’il paroist n’avoir besoin de personne. Il est vray qu’il se passe de bien des choses ; mais quoy qu’en disent les Stoïques, il ne peut suffire à luy-mesme. Sans le secours des autres il ne peut vivre, ny bien vivre, ny estre heureux. La societé civile attache les Hommes ensemble par une chaîne necessaire, que le Sage ne peut rompre sans choquer la nature & la raison. Ce sont des loix inviolables dont il reconnoist la necessité, & sans lesquelles les Hommes seroient semblables aux Bestes ; car enfin tant de spéculation qu’il nous plaira, il faut que l’Homme quitte Dieu, & luy-mesme, pour se communiquer avec les Creatures. Plus il se communique, & plus il acquiert de sagesse & de vertu. Son esprit est plus fort & plus vigoureux, son ame devient plus grande & plus courageuse. Ces sages Solitaires qui ne conversent qu’avec eux, sont farouches & severes dans le conseil, timides dans l’exécution, & toutes leurs actions n’ont rien que de grossier & de sauvage. Le veritable Sage n’aime la solitude ny par tempérament, ny par caprice, ny par affliction, ny par maladie. Il ne cherche point le silence & l’ombre pour entretenir de noirs chagrins, pour prendre de funestes résolutions. Il les cherche pour s’entretenir avec Dieu, pour converser avec soy-mesme. Ainsi la plus affreuse solitude ne luy inspire rien de grossier & de farouche. Comme il en sort plus éclairé & plus sage, il y paroist plus doux & plus tranquille. Il se plaist seul, parce qu’il trouve en luy ce qu’il cherche inutilement dans les autres, & c’est là le plaisir qu’il y a d’estre honneste Homme. Les Etourdis appréhendent la Solitude, mais le Sage l’aime, & s’y plaist. Elle est quelquefois dangereuse & criminelle pour les Fous, & les Gens du monde ; c’est le peché & le libertinage qui leur donne ce honteux loisir. Mais pour le Sage, c’est Dieu mesme qui luy procure ce doux & paisible repos.

Deus nobis hæc otia fecit.

 

Ces Solitudes agreables & délicieuses, telles que les Poëtes nous les décrivent, & qu’il s’en trouve en quelques lieux, ne sont pas propres pour nous porter à la sagesse, & à la vertu ; ce sont des reduits amoureux qui n’inspirent que le plaisir & la débauche, l’ame s’y perd & s’y dissipe ; & loin d’y prendre de nouvelles forces, on en revient tout languissant & tout effeminé. La sagesse n’est pas une speculation oyseuse qui amolisse le courage, elle rend forts & vigoureux ceux qu’elle instruit de ses divines maximes. In multitudine videbar bonus, & in bello fortis. Ces lieux sont contraires au recueïllement & à la meditation ; & bien loin d’élever l’ame & de la purifier, ils la rendent toute stupide & toute materielle. Mais en vain on cherche la solitude, si l’esprit est inquiet, & si l’ame est dans le trouble & le désordre ; mais qu’elle est agreable pour ceux qui sont las du monde & des affaires, & qui cherchent la douceur & la tranquilité d’esprit. C’est-là qu’on vit sans Fâcheux, & qu’on n’est incommode qu’à soy-mesme. C’est là où l’on découvre ce que la nature a de plus secret & de plus curieux. C’est là que Socrate devint le plus sage des Hommes ; mais il ne faut ny montrer ny cacher nostre retraite, c’est assez que nostre repos paroisse, il ne faut pas qu’il éclate. Le Peuple est jaloux du loisir & de la tranquillité du Sage. Il ne se cache donc point, il veut bien qu’on le penetre & qu’on l’étudie, parce qu’il est d’un honneste Homme de s’exposer librement à la veuë de tout le monde. Les vertus ont leurs enseignes aussi bien que les vices, & il ne manque pas de ces marques exterieures qui le font assez connoistre. Dieu le change & le transforme aussi-tost qu’il luy imprime ce divin caractere. Une fausse modestie ne l’empesche pas de paroistre tel qu’il est ; il n’y a que le faux Sage qui se tienne toûjours sur ses gardes. Tout est concerté dans ses paroles & dans ses actions. Il craint qu’on ne l’examine, & quelque avide de gloire qu’il soit, il évite le grand éclat & le grand jour, mais un honneste. Homme qui est un sévere Censeur de ses actions, ne craint point de s’exposer à la critique de ses Ennemis. Il n’a point cette délicatesse de l’amour propre qui amolit la vertu par les loüanges, & qui flatte les vices par les excuses. Pourvû que le défaut qu’on luy reproche soit véritable, il reçoit avec joye la correction qu’on luy fait. La médisance ne l’ébranle pas, & jamais le bruit du peuple ne retarde le chemin qu’il fait dans la vertu. Ceux avec lesquels il converse ne corrompent ny sa langue ny ses mœurs. Les vertus du prochain luy donnent de l’émulation & ne luy causent jamais d’envie. L’Envieux regarde toûjours les actions des autres avec ces verres qui grosissent, & qui diminüent les objets selon leur diférente situation. Ils voyent toûjours le mérite & les perfections d’autruy, de la circonférence au centre, c’est à dire en diminuant, & au contraire ils voyent toûjours les vices & les défauts, du centre à la circonférence, c’est à dire en augmentant. Le Sage se sert comme eux de ces sortes de verres ; mais il en fait un diférent usage. Il croit toûjours qu’il a moins de perfections & plus de défauts que les autres. Les vertus du prochain luy paroissent grandes, les siennes foibles & médiocres ; les défauts du prochain de peu de conséquence, & les siens insuportables. Les corrections qu’il fait, les loüanges qu’il donne, sont toûjours accompagnées de jugement & de sincerité. Il ne corrompt point ses Amis par ses flateries, il ne les enyvre point par ses loüanges. Il ne prend jamais trop de pouvoir sur leur esprit, ou du moins il prend garde qu’ils ne s’en apperçoivent. L’Homme est né libre, & c’est principalement avec ses Amis qu’il veut joüir de sa liberté. Ainsi il ne les éfarouche pas en leur faisant sans cesse des reprimandes sous pretexte de leçons. On rencontre encore des Amis dés-intéressez & d’une probité exemplaire, mais leurs manieres pleines de suffisance & d’autorité rendent souvent leurs corrections infructueuses. Ce procede rebute, dégoûte ; & quoy qu’il soit necessaire d’avoir quelquefois de ces Amis, qui par leur ascendant nous tiennent lieu de Peres, leur austere discipline peut estre nuisible, parce qu’à la fin ennuyez de leurs manieres farouches, on ne les veut plus écouter, & l’on s’abandonne à sa propre conduite. Il faut donc s’accommoder à l’humeur & à l’inclination de nos Amis, mais sur tout leur cacher nos défauts & nos vices. Outre le bon exemple que nous leurs devons, c’est par là qu’on doit conserver l’estime qu’ils ont pour nous, & ne pas la détruire par nostre méchante conduite.

C’est icy où paroist la veritable sagesse. Elle ajuste la vertu à la portée des Hommes, elle tempere sa force & releve leur foiblesse. En voulant estre trop vertueux & trop honneste-Homme, on se rend difficile & insuportable à tout le monde. La vertu heroïque, pour estre grande, est neantmoins proportionnée. La vertu ordinaire doit estre aussi moderée ; & c’est ce que veulent dire les Philosophes, quand ils assurent qu’elle consiste dans le milieu, c’est à dire entre le grand & le petit, autrement elle seroit excessive, & ne seroit plus vertu. Le Sage se regle par ces maximes, soit à l’égard de ses Amis ou de soy-mesme. Il est délicat en amitié ; & comme il ne veut pas manquer aux autres, il ne veut pas aussi qu’on luy manque ; mais sçachant en quoy consiste la probité, il ne juge pas, comme le vulgaire, de la fidelité des Hommes. Le manque de parole n’est pas toûjours un effet de la méchante foy. Il y a des Fourbes involontaires qui semblent estre nez pour tromper innocemment les autres. Tout leur fuit, & ils sont trompez les premiers ; c’est un effet de leur méchante fortune, plutost que de leur méchante inclination. Ces gens-là doivent prendre garde de ne s’engager à rien, de ne promettre rien, & de n’avancer rien qu’ils ne soient assurez de leur affaire. Il faut qu’ils changent leur étoille par leur prudence, & qu’ils paroissent plutost ou ménagers, ou négligens, ou ingrats mesme, que fourbes, menteurs & sans parole. C’est la necessité qui nous oblige souvent à estre de bonne foy. Nous sommes bien aise qu’on nous manque de parole pour avoir lieu d’en manquer à nostre tour, & nous serions bien fâchez que le temps ou nostre propre inconstance ne nous exemtassent pas de tenir ce que nous avons promis. Je ne veux point défendre un vice qui regne plus que jamais ; mais enfin lors que nous promettons des choses qui dépendent absolument du temps & de la fortune, on doit plutost regarder la volonté que l’effet ; car il y a plus d’imprudence & d’indiscretion à les promettre, que de fourberie & de malice à ne les pas tenir ; mais l’amitié est delicate ; & comme elle a pris le nom de vertu dans la Morale, & qu’elle fait la felicité d’un honneste Homme, c’est dans le choix de ses Amis, & dans la conduite qu’il tient avec eux, qu’on remarque sa prudence & sa sagesse.

Il est bon d’avoir plusieurs Amis, & il est avantageux d’être aimé de tous ; mais il est dangereux d’aimer tout le monde. Il faut choisir un Amy, se donner tout entier à luy, & se prester seulement aux autres ; ce n’est pas assez de l’aimer préferablement à tout autre. Un Amy par preférence n’est que le premier de nos Amis, & qui en a plusieurs n’en a point du tout. Nous ne donnons qu’une partie de nostre cœur à cet Amy, & nous voulons avoir le sien tout entier. Quelle injustice ! Serions-nous contens qu’il en usast de la sorte, & de ces deux foibles partis qu’en prétendons-nous faire ? Rien moins qu’une solide & parfaite amitié. Un cœur veut tout un cœur, & il n’y a que Dieu qui puisse legitimement entrer en partage avec deux veritables Amis. Ces deux Amis de Syracuse refuserent hardiment leur Roy, qui vouloit faire amitié avec eux ; mais au reste comme elle est fondée sur la sympathie, elle n’est pas toûjours reciproque ; & c’est pourquoy les plus sages ne peuvent pas toûjours faire de veritables Amis. Le Sauveur du monde qui estoit la Sagesse Incarnée, la justifie par sa conduite. Saint Pierre l’aimoit, & il aimoit Saint Jean ; mais estant tout juste & tout raisonnable, il ne voulut pas donner à l’un ce qui n’estoit deub qu’à l’autre. Il fit ceder l’inclination à la reconnoissance, & il voulut que celuy qui aimoit beaucoup, l’emportât sur celuy qui estoit beaucoup aimé. La prudence doit regler nostre tendresse, & il ne faut pas s’abandonner à l’épanchement de nostre inclination. On ne s’est pas plutost ouvert à cet Amy qu’on croyoit un autre soy-même, qu’on a honte de son aveu, & qu’on tâche de luy en faire étouffer le souvenir ; tout le monde n’est pas propre pour garder le secret, & pour executer une entreprise. Il faut cacher à nos Amis, ce qui passe leur genie & leur discretion ; mais quelque reservé & quelque mysterieux qu’on soit, quand on voit que cet Amy pourra découvrir ce qu’on luy veut cacher, on doit toûjours le luy dire. Cette confidence ne coute rien, & c’est le moyen de gagner facilement son cœur. Mais les Amis du temps sont si prévenus de leur esprit & de leur adresse, qu’ils croyent qu’on ne voit goute dans leurs affaires. Ils se trompent ; l’intérest & la curiosité sont inséparables des Hommes. Nous devons du moins avertir cet Amy de se taire, si nous ne voulons pas le mettre de la partie. Est-il de pire condition qu’un Valet, à qui nous confions cette affaire secrete, ou qui en est le témoin & qui le dira à tout le monde ? Un Amy qui agit de la sorte n’est pas un veritable Amy. Nous sommes sa dupe, ou il est la nostre, & en nous trompans ainsi tous deux, nous ruinons ce qui s’appelle amitié, fidelité, societé dans la vie. Comme on ouvre son cœur à ses Amis dans la bonne & dans la mauvaise fortune, nous voulons qu’ils nous plaignent ou qu’ils nous applaudissent ; & c’est pourquoy nous recherchons tant leur amitié ; mais nous ne devons pas toujours souhaiter que nos Amis s’affligent de nos disgraces & de nos malheurs. C’est assez que nous soyons abatus & miserables ; ils sont nostre appuy & nostre consolation, & par conséquent ils doivent demeurer fermes & resolus dans tout ce qui nous arrive. Cependant s’ils n’en sont touchez, ils ne sont pas capables de nous plaindre, ny de nous secourir. Les maux d’autruy sont des songes, qui n’excitent en nous qu’une legere compassion qui ne va point jusqu’au cœur, & qui ne touche qu’autant qu’on est sensible, & que l’objet est présent. Mais lors qu’un Amy souffre, qu’on le voit, & qu’on le sçait, peut-on estre Amy & n’en estre pas sensiblement touché ? Et peut-on en estre touché sans luy donner des marques de nôtre douleur & de nostre tendresse ? Mais quand je me despereray, dit cet Amy du Siecle, cet Amy dur & barbare, que luy en reviendra-t-il ? Peut-estre rien. Il ne demande point vos soupirs & vos larmes, il demande que vous arrestiez les siennes. Pouvez-vous rire & le voir pleurer ? Pouvez-vous vous réjoüir quand il se desespere ? Si vous le pouvez, vous n’estes point Amy, vostre cœur dément vos paroles, & il ne doit rien attendre de vous. C’est à peu prés de la maniere qu’un honneste Homme juge de de ses Amis, & de tous ceux ausquels il est obligé d’avoir affaire.

Comme je ne prétens pas que le Sage soit sans passions, je n’ay garde de luy oster la plus belle matiere de sa vertu. Il n’est au dessus des autres Hommes, que par les victoires qu’il remporte sur elles en se vainquant soy-mesme. Il est toûjours en action, & les autres sont des lâches, qui aiment mieux estre esclaves que de combatre. Mais de toutes les passions l’amour est la plus forte ; c’est aussi de tous les engagemens celuy qui est le plus à craindre, sur tout lors qu’on a de cette attache qu’on peut appeller folie ; car il est certain qu’il n’y en a jamais qu’un qui soit entesté, l’autre n’en prend que par contagion & profite de sa foiblesse. Un honneste Homme ne s’engage que fort à propos ; il se rend le maistre de son cœur, & le choix qu’il fait d’une Maistresse, ne trouble jamais son repos, ny ne gaste sa conduite. Je le croirois mesme peu capable d’amour, mais seulement d’amitié. Il a trop de moderation & trop d’égard, pour entrer dans tous les mouvemens de cette passion ; car de vouloir qu’il y ait un amour raisonnable des creatures, autre que la charité, c’est se former une agreable chimere, qui n’a jamais esté veuë que des Poëtes & des faiseurs de Romans. Quoy qu’il en soit, il est dangereux pour le Sage d’avoir l’âme tendre, car il n’y a personne à qui l’amour fasse faire plus de chemin qu’aux honnestes Gens & aux beaux Esprits. Ils ne se défont presque jamais de leurs attaches. Ils employent tout leur esprit à justifier leur cœur, & un objet, tel qu’il puisse estre, a toûjours dequoy les retenir, du moment qu’il a dequoy leur plaire. S’il a du mérite, ils en relevent l’éclat ; s’ils n’en a pas, ils s’efforcent de luy en donner. Enfin ils se piquent de constance ; & en amour aussi bien qu’en doctrine, ils aiment mieux errer toute leur vie, que d’avoüer qu’ils ont erré d’un moment. Cela est surprenant, que ceux qui ont tant de lumieres soient les moins propres à conduire cet aveugle, & que d’ordinaire il les entraîne dans les plus grands précipices. Le Sage a donc une grande moderation ; mais quelque égalité d’ame qu’il ait, il est bien éloigné de cette insensibilité stoïque, qui a quelque chose d’affecté & qui ne persuade jamais. On sçait qu’il est Homme, & qu’il ne perd rien de sa sagesse en résentant les passions, mais seulement en s’y laissant soûmettre. Mais comme la sagesse est invariable, elle rend toûjours le Sage égal à luy-mesme ; & c’est pourquoy il fait tous les jours ce qu’il a une fois reconnu estre avantageux pour luy & pour les autres. Seneque définit la sagesse, vouloir toûjours ce qu’on a voulu, & ne vouloir jamais ce qu’on n’a point voulu. Mais qu’il y a d’inconstans & d’irrésolus, & que de gens font tout le contraire de ce qu’ils veulent. Ils croyent que tout ce qu’ils firent hier ne valoit rien ; & ils se promettent que le main ils feront merveilles. Ils repassent sans cesse sur tout ce qu’ils ont fait, & sont toûjours dans le repentir de leur vie passée ; mais sçavoir que l’on a manqué, n’est pas une regle certaine pour mieux faire. Il y a des choses que nous ne faisons jamais bien, quoy que nous le sçachions, & que nous apportions tous nos soins pour y réüssir. Nous manquons tous les jours par inclination, par habitude ; on a beau nous en avertir, c’est toûjours la mesme chose ; & de là vient tant d’inégalité avec ses Amis, si peu de complaisance, si peu d’honnesteté. Chacun se défend sur son humeur, sur ses manieres ; j’ay tort, mais je ne puis vivre autrement. Ainsi l’excuse détruit la refléxion qu’on avoit faite, & on n’est pas plus honneste Homme pour sçavoir qu’on ne l’est pas, parce que si on ne remedie gué.

Tout le monde se trompe, & les plus beaux Esprits,
Comme des Voyageurs que la nuit a surpris,
Qui marchent dans un Bois, sur la foy d’un faux Guide.
Chacun aveuglement suit son esprit timide,
Prend diférente route, & croit par ce chemin
Plus seûrement qu’un autre arriver à la fin.
Cependant il s’abuse, il erre à l’avanture,
  Et rien ne peut le redresser.
C’est ce Guide trompeur, c’est cette nuit obscure,
  Qui l’égarent sans y penser.

 

On n’est pas si coupable en se laissant conduire aux autres, & l’on est plus à plaindre lors que le succés est malheureux ; mais quelque bonheur qu’on ait par soy-mesme, on est toûjours accusé d’imprudence, de présomption, de témerité. La sagesse consiste donc à bien choisir le Guide, & à marcher sûrement sur ses pas ; car c’est encore une plus grande folie de prendre un Guide, & de ne le vouloir pas suivre, mais il ne faut jamais s’appuyer trop sur autruy ; car il arrive souvent qu’on ressemble au Liévre. La personne sur qui l’on s’appuye tant devient, si foible, qu’elle, a besoin qu’on l’apuye elle-mesme. Il faut connoistre auparavant à quoy est propre celuy sur qui l’on veut faire fond, autrement il nous nuit plus qu’il ne nous sert. Le Sage cherche du secours en luy-mesme & par luy-mesme, mais à la diférence des autres qui veulent se conduire, que avec l’aprobation & le consentement de ceux qu’il juge plus avisez que luy. Il ne s’abandonne pas à son caprice, il ne se fait pas des Loix pour les observer, il ne prend pas sa volonté pour la raison ; il en est toûjours le maistre, & il se donne bien de garde de la croire. Il se défie mesme de sa raison, lors qu’elle appuye ce qu’il souhaite, ou ce qui le touche. Ainsi il ne veut rien de méchant ny d’injuste ; mais s’il se peut empescher de faire le mal, il ne peut pas empescher qu’on ne luy en fasse. Il sçait suporter la mauvaise fortune, & comme les Abeilles, il tire le miel des fleurs les plus ameres. Les traverses de la vie éprouvent un honneste Homme & en font un Sage, au lieu qu’elles troublent & qu’elles étourdissent le vulgaire. Le mérite du Sage luy fait des envieux & des ennemis ; & c’est pourquoy il est d’ordinaire malheureux & plus exposé aux injures de la Fortune que les autres ; mais il ne tombe pas par sa faute comme les Fous & les Etourdis, qui attirent la plûpart des malheurs qui leur arrivent. Il prend donc garde de se faire des Ennemis ; mais quand il en a, il en tire encor de grands avantages par sa prudence & par sa sagesse ; car il est certain qu’un Ennemy nous sert plus qu’un Amy dans nostre conduite. Celuy-cy nous flate, & nous ne le craignons pas assez pour nous corriger de ce qui luy déplaist. L’autre nous observe, nous reprend librement, & nous oblige, ou par force, ou par honte, d’avoüer nos défauts, & de nous en défaire.

L’austerité de ses mœurs ne luy rend pas l’humeur plus incommode & plus fâcheuse. La joye & la douceur paroissent dans toutes ses actions ; & comme la vertu est la santé de l’ame, & le vice sa maladie, & que les sains sont toûjours gais, & les malades toûjours tristes, son abord est toûjours agreable, & inspire de la joye à ceux qui l’approchent, au lieu qu’on prend la méchante humeur & le chagrin des vitieux. Il console ceux qu’il ne peut soulager ; & la douceur de ses refus vaut quelquefois mieux que les présens des autres. Il donne purement, sans espérance & sans intérest, sans éclat & sans bruit, sans gloire & sans ostentation. Il n’affecte pas que la misere du prochain fasse paroistre sa liberalité ; il craindroit de tirer de ses bienfaits une vanité criminelle. Il laisse aux faux Sages ces apparences trompeuses de faire le bien, lors mesme qu’ils commettent le mal, & qu’ils se servent bien moins de la sagesse à corriger leurs désordres qu’à les cacher. Mais son humilité ne se contente pas de couvrir ses bienfaits, elle cache encore l’éclat de sa naissance. Il ne s’enteste point de la gloire & des grands biens de ses Ancestres. S’il est plus noble, s’il est plus riche que les autres, il ne s’en croit pas plus grand, parce qu’il tire son élevation & sa noblesse de la vertu, & que dans l’une & l’autre fortune, il ne se croit estre que ce qu’elle le fait. Il a des biens comme s’il n’en avoit pas, parce qu’il les possede sans attache ; mais il en a comme s’il en devoit toûjours avoir, parce qu’il les donne sans relâche. Il est satisfait de ce qu’il a, & il ne s’embarasse point d’avoir ce qu’il n’a pas. Il ne murmure jamais de l’état de sa condition ; & comme ces Arbres qui prennent par tout racine, & qui apportent des fruits en quelque lieu qu’on les transplante, par tout où la Fortune le jette, il s’y trouve bien, & il y fait du bien. Il se conforme aux ordres de la Providence, & jamais le changement de sa fortune ne cause celuy de son visage. Il est tel parmy les souffrances, que parmy les plaisirs, parce qu’il ne se console pas en Philosophe, mais en veritable Chrestien. Il connoît la misere de l’Homme, il s’humilie par cette connoissance, & de cette humilité vient le détachement qu’il a pour soy-mesme, & pour toutes les creatures. Il ne regarde les objets que par raport à leur autheur, & quelquefois il se hait soy-mesme, lors que son corps le prive en quelque façon des douceurs de son ame. Mais apres avoir contemplé son origine, & veu ce qu’il est, il refléchit sur sa profession, & c’est alors que ses paroles sont sinceres, que ses actions sont pures, que sa conduite est judicieuse. Il ne s’embarasse point de ce que font les autres, il ne se met en peine que de ce qu’il fait ; & le cœur dépoüillé de toutes choses, il ne s’attache qu’à des biens qui ne font icy bas, ny de jaloux ny d’avares’ S’estant abandonné à la Providence, il s’y laisse gouverner ; & il ne travaille à son établissement & à sa fortune, que pour n’estre pas indigne des soins qu’elle prend pour le conserver. Il pratique ce qu’il dit, & instruit bien moins par ses paroles que par ses exemples. Il est modeste dans ses habits, & il ne prétend pas que les ornemens de sa personne luy tiennent lieu de mérite, & luy fassent rendre dans le monde des honneurs qui ne sont deûs qu’à la vertu. Il choisit les étoffes & les couleurs selon son âge & sa condition ; non pas qu’il aime ou qu’il haïsse certaines couleurs, par bizarrerie ou par caprice, mais parce qu’elles conviennent ou ne conviennent pas à sa personne Un de nos Princes disoit qu’un Homme sage & judicieux ne devoit plus porter de couleurs, passé quarante ans. En effet la jeunesse est le Printemps de la vie, c’est la saison des fleurs ; mais hors de là les ornemens de la terre perdent leurs brillans & leurs couleurs, & cet éclat & cette varieté se change en quelque chose de plus solide. Il en doit estre ainsi de nous. Passé la jeunesse, on ne doit plus voir dans nos habits & dans nos actions, cette bizarrerie de gouts & de sentimens qui marquent tant d’emportement & de legerete d’esprit.

A ces Livrées on pourroit connoistre un honneste Homme, mais il a d’autres qualitez qui sont bien plus remarquables ; & pour faire en peu de mots le dénombrement de ses vertus, il possede les Purgatives comme appellent les Platoniciens, c’est à dire qu’il a purgé tous ses défauts, reglé toutes ses passions, qu’il goûte déja les choses celestes & spirituelles, & qu’il est éclairé sur tout ce qui peut former sa conduite. Il a les vertus illuminatives qui mettent son ame dans la tranquilité & dans le repos, qui le portent au bien du prochain, & qui le font agir avec les Hommes, conformément aux vertus civiles. Enfin il a les vertus exemplaires, c’est à dire qu’il est le modele & la regle des autres ; ce qui fait le comble de l’Honnesteté & de la veritable Sagesse.

De la Fevrerie.

[Sentiments sur les questions de précédents Extraordinaires]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 98-100.

Quelle est la marque la plus essentielle d’une veritable Amitié.

La plus essentielle marque de l’Amitié, c’est de la préferer à l’Amour, & de luy en faire un sacrifice.

S’il est facile de distinguer dans une mesme Personne les mouvemens de la Politique, d’avec ceux de l’Inclination.

Pour distinguer la Politique d’avec l’Inclination, il ne faut pas s’arrester aux actions, mais examiner la Personne. La Politique ne peut imiter parfaitement ny constamment la Nature ; ses mouvemens sont trop vifs & trop subits. Ceux qui s’y laissent tromper, ne la connoissent pas, & méritent bien d’estre les dupes de la Politique.

A quelles marques on peut connoistre un veritable Amant.

Pour faire la peinture d’un veritable Amant, il faudroit le tirer sur les traits du mien. Il m’a aimée aussitost qu’il m’a veuë. Il m’aime depuis tres-longtemps. Il est à présent plus tendre, plus ardent, & plus empressé que le premier jour. Je l’ay toûjours trouvé exact, fidele, sincére, des-intéressé ; & enfin je crois que la marque d’un veritable Amant, est de chercher moins à prouver son amour, qu’à s’assurer celuy de la Personne qu’il aime.

La Hermanita.

A Philis. Sonnet pour ses Etrennes §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 101-102.

A PHILIS.
Sonnet pour ses Etrennes.

Je n’ay qu’Isidamante à donner pour Etrennes,
Je vous le garantis tendre & fidelle Amant.
Vous estes à ses yeux l’Objet le plus charmant.
Le voulez-vous, Philis ? Il adore vos chaînes.
***
Il fera ses plaisirs de ses plus grandes peines ;
L’Amour adoucit tout, on chérit son tourment.
Un Amant, si jamais il mouroit en aimant,
Verseroit sans chagrin tout le sang de ses veines.
***
Mais cet Isidamante, à vous en parler net,
Ne m’occuperoit pas à vous faire un Sonnet,
Sans l’espoir d’un retour égal à son Etienne.
***
Non, ce n’est qu’à ce prix qu’il reçoit vostre Loy.
Voudrez-vous donc, Philis, pour devenir sa Reyne,
L’aimer autant qu’il aime, & l’agréer pour Roy ?

Le Petit Turc.

Quelle est la marque essentielle d’une veritable Amitié. Fable §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 103-107.

Quelle est la marque essentielle d’une veritable Amitié.
FABLE.

Mercure a demandé qui sont les vrais Amis.
Quiconque aura lû la Fontaine,
Pourra luy répondre sans peine.
Cet aimable Autheur en a mis
Dans ses Oeuvres une peinture
Tres-ressemblante à la Nature.
 C’est au Livre second
 Du Volume troisiéme,
 Et dans la Fable onziéme,
Si ma mémoire icy ne se confond.
***
Au Monomotapa, dit-il, vivoient deux Hommes,
 L’un pour l’autre pleins d’amitié.
Jamais Mary pour sa chere Moitié
N’en eut le quart ; & tous tant que nous sommes
 De plus passionnez Amans,
Jamais nous n’avons eu de tels empressemens,
 D’égards pareils, de pareilles tendresses,
  De soins si doux pour nos Maîtresses ;
Moy-mesme j’en conviens, je le dis franc & net.
Ce Couple estoit un Couple inimitable,
  Et deux testes dans un bonnet
  N’ont jamais rien fait de semblable.
En voulez-vous la preuve ? Ecoutez, la voicy.
Pendant que l’un des deux sur son Grabat sommeille,
Il voit en songe l’autre accablé de soucy,
D’ennuis & de chagrin ; en sursaut il s’éveille,
  Met un Bas blanc sur un Bas noir,
Un pied dans un Soulier, de l’autre une Pantouste ;
Puis sans considérer que Maître Eole soufle,
 Qu’il pleut, qu’il gresle, & que le Ciel va choir,
Il court chez son Amy, cogne, frape à la Porte.
 On ouvre ; il demande à le voir.
 L’Amy qu’un mesme zele emporte,
 N’entendit pas si-tost sa voix,
 Que le voila tout en allarmes.
Il saute à bas du Lit, prend sa bource & ses armes,
Et dans sa belle ardeur vient en offrir le choix
A son Intime. En quoy vous suis-je nécessaire ?
Cherchez-vous de l’argent, cherchez-vous un Second ?
Faut-il payer quelqu’un, ou vanger un affront ?
 Pour vous je suis, dit-il, prest de tout faire.
  Peut-estre aussi seriez-vous las
  De coucher seul ; mais en ce cas
J’avois à mes costez une Esclave jolie.
 La voulez-vous avec moy partager ?
Elle ira de ce pas vous tenir compagnie.
Non, mon Cher, je n’ay rien pour vous à ménager.
Si le cœur vous en dit, prenez-la toute entiere.
Parlez, expliquez-vous, car à l’heure qu’il est,
 Presque nu, sans lumiere,
Qui vous amene icy ? Vostre seul intérest,
Répondit l’Etranger, & luy conta son songe.
 J’en craignois fort la verité ;
 Mais puis que ce n’est qu’un mensonge,
Puis que je vous vois guay, content, plein de santé,
Je n’ay besoin de rien. Adieu, je m’en retourne.
***
 Voila de vrais Amis,
 Mais ils sont d’un Païs
Où jamais mon chemin ne tourne :
Et de plus, quand j’irois au Monomotapa,
  Que trouverois-je là ?
 Ce Recit est-il veritable ?
 On nous le fait comme une Fable.

Daubaine.

[Sentiments sur les questions de précédents Extraordinaires]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 142-144.

Quelle est la marque la plus essentielle
d’une veritable Amitié.

Tircis, ardent Amy, tendre, constant, discret,
N’est pas doux, facile commode,
 Il n’est pas à ma mode ;
Il n’aura jamais mon secret.

S’il est facile de distinguer dans
une mesme Personne, les mouvemens
de Politique, d’avec
ceux d’Inclination.

D’un cœur indiférent l’équitable balance
 Sçaura faire la diférence,
  Et le juste discernement
Entre le politique & le solide Amant ;
Mais un cœur prévenu, donne dans l’apparence,
 Et se trompe facilement.

Ce que doit faire un galant Homme, à qui une belle Personne plaist fort, & qui est employé aupres d’elle pour les intérests de son Amy, qui en est l’Amant, cette Belle luy ayant dit qu’il peut parler pour luy-mesme.

Contre toy-mesme & ta Maîtresse,
 Croy-moy, tu combats vainement.
De deux amours unis la parfaite tendresse
Doit donner sur l’Amy la victoire à l’Amant.
Si contre l’amitié tu crains d’estre coupable,
 En cessant d’estre genéreux,
 Pense qu’un Esprit raisonnable,
De trois maux en prend un, pour en éviter deux.
Quand deux Amans heureux ne font qu’un Misérable,
Un trop fidele Amy feroit deux Malheureux.

D.C. des Rives d’Alier,

Billet galant §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 145-146.

BILLET GALANT.

Il faut bien que je vous écrive, puis que la voix me manque au besoin. Je vous aime, belle M. … Mais de grace, ne jugez pas de mon amour sur les simples apparences. Je-ne-sçay quoy de diabolique & de maudit, lors que je suis aupres de vous, m’oste la force & le courage, me saisit, me trouble, m’embarasse, & me rend incapable de vous exprimer en aucune maniere la moindre partie de l’amour que j’ay pour vous. Que cet état est malheureux ! Que je suis à plaindre, & qu’il est cruel & honteux pour moy, de paroistre si souvent à vos yeux dans une disposition si éloignée de celle où je devrois estre ! Ne cherchez donc plus la cause de ce chagrin qui vous divertit quelquefois, & croyez que le mauvais usage que je fais de tant d’heures que je passe aupres de vous, ne m’en donne que trop de sujet. Malheureuse foiblesse, cruelle langueur, trop indignes d’un Amant de la belle M. … quand cesserez-vous de me desesperer ? Ne ferez-vous jamais place à cette noble vigueur & à ces vives expressions dont je ne suis pas toûjours dépourveu ?

[Sentiments sur les questions de précédents Extraordinaires]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 147-149.

En quoy consiste la veritable Amitié.

L’Homme dépoüillé d’amitié,
 Est un barbare Mysantrope
Qu’il faudroit réleguer au dela de l’Europe,
Et parmy ces Mortels qui n’ont point de pitié ;
Car enfin la raison à qui l’ame est soûmise,
Veut avec les Humains que l’Homme s’humanise.
***
 Mais qu’est-ce que cette Amitié
Qui de nostre bonheur fait plus de la moitié ?
C’est un empressement ennemy de l’Envie,
 C’est la liaison de deux cœurs,
 La correspondance d’humeurs,
 Le doux commerce de la vie,
 Un mutuel engagement,
 Un réciproque enchaînement,
Une agreable pente, une tendresse extréme,
 Une sincere affection
Qui partage le bien comme l’affliction,
 De la Personne que l’on aime.
***
 De cette belle sympathie,
L’Honnesteté toûjours se met de la partie,
 Pour rendre le Vice abbatu,
Et pour faire briller cent qualitez loüables.
 L’Amour souvent nous rend coupables,
Mais l’Amitié jamais ne va sans la Vertu.
***
De plus, si l’Amitié se trouve veritable,
Il n’est point de rigueur qui ne soit suportable ;
Pour l’Amy que l’on aime, on courroit au trépas.
 De tout intérest l’on s’oublie,
 On ne ménage plus sa vie.
D’Oreste & de Pilade on marche sur les pas ;
Mais si ce qu’on dit d’eux ne tient rien du mensonge,
Ces illustres Amis ne vivent plus qu’en songe,
Et sans trop décrier le goust de la saison,
Une Amitié si tendre, une Amitié si forte,
 (A mes Lecteurs je m’en rapporte)
 N’est plus qu’un Estre de raison.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy.

De l’Eloquence ancienne & moderne §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 150-183.

DE L’ELOQUENCE
ancienne & moderne.

Tout le monde parle de l’Eloquence. Chacun la loüe, chacun l’admire, & chacun en juge selon l’idée qu’il en peut avoir ; mais parce qu’elle est extrémement rare, il est fort difficile de la connoistre. On dit que c’est un présent du Ciel, l’art de plaire, & le Phénix d’Achille. En effet, s’il se trouve dans nostre ame quelque rayon de la Divinité, il ne paroist jamais mieux que par l’Eloquence. Elle est quelque chose de semblable au génie de Socrate, à cet air de grandeur & de majesté, qui fist mettre Aléxandre au pied du Pontife, & à ce qui brilloit sur la teste de Martius, lors qu’il animoit ses Soldats à combattre apres la mort des Scipions. C’est une sage abondance qui regne dans le discours, au sentiment de Cicéron, Eloquentia nihil, aliud est quàm copiosè loquens sapientia. Sa beauté cependant ne consiste pas toûjours dans l’arrangement des mots, ny dans l’exactitude du stile, mais dans le bon sens & dans les choses, par le moyen desquelles le parfait Orateur se distingue du vulgaire. Lors qu’elle paroist négligée, elle n’est pas sans mérite. La Nature en ce rencontre ne la laisse pas manquer de grace. Elle combat l’affectation ; & si elle trouve le secret de l’Harmonie & des Nombres, c’est encor à la Nature qu’elle en est redevable. Cette Eloquence naturelle est celle des Patriarches & des Prophetes. Les Egyptiens qui ont tant eu de communication avec les Hébreux, en eurent la connoissance, & les Grecs ensuite ne manquerent pas de la cultiver, & de s’en faire une étude tres-particuliere. Ce fut parmy eux qu’elle commença à paroistre dans les Assemblées publiques, & dans les Armées, ainsi qu’Homere nous apprend, lors qu’il dit que Pelée eut soin de donner à Achille un Précepteur d’Eloquence. Mais il ne fut pas seul, outre les Capitaines de son temps, à la posseder, car il adjoûte que Menélas estoit concis & serré ; que le stile de Nestor, estoit doux & coulant ; qu’Ulisse estoit diffus, & si nous en croyons Athenée, Pâris fut si disert, que les Ouvrages qu’il composa en l’honneur de Vénus, plûrent merveilleusement à tout le monde. Ce fut ce qui donna lieu de le choisir pour rendre ce fameux Jugement, qui a tant fait de bruit chez les Anciens.

Cicéron dit que ces commencemens, que j’appelle plutost imitation des Hébreux, avoient quelque chose de fort grossier, & que l’Eloquence n’a bien paru chez les Grecs, que lors que la République des Athéniens fut comme parvenuë à son adolescence. Periclés, & Thucidide, furent en effet les premiers qui mériterent à Athéne le glorieux nom d’Orateur, presque du temps que l’on admiroit l’Eloquence d’Anaxagore. Les Orateurs travailloient alors beaucoup à perfectionner l’Eloquence ; mais enfin quoy qu’ils pussent faire, l’honneur en est demeuré à Demostene. Eschines & Demadés s’efforcerent en vain de l’égaler, ils perdoient le temps. C’est pourquoy ceux d’Athénes luy laisserent manier les plus importantes affaires de leur Etat. Il devint l’Arbitre de la Paix, & de la Guerre. Il n’avoit qu’à parler pour procurer l’une, ou pour allumer l’autre. Il estoit comme le Conseiller & le Conducteur du Peuple. Ne fut-ce pas ce qui fit croire que l’on ne pouvoit gouverner sans l’Eloquence ? En effet les jeunes Gens, qu’on croyoit pouvoir estre appellez quelque jour au Gouvernement, se formoient l’esprit sous la discipline des meilleurs Orateurs de leur temps. C’estoit le seul moyen qu’ils avoient de prétendre aux premiers honneurs, & d’amasser les plus grandes richesses.

Autant de temps que le principal but de ces Orateurs a esté la gloire, & l’établissement de leur République, ils n’ont pas manqué d’avoir bonne part à cette gloire. Ils estoient la cause de l’estime qu’on faisoit de leur Etat, & de la grandeur à laquelle ils l’ont vû arriver. On peut dire que l’Eloquence estoit sur le Trône, lors qu’elle estoit dans les Tribunes. Sa beauté estoit sans fard, & elle en faisoit un sacrifice au bien public, sans espoir d’aucune récompense ; mais lors que les mœurs vinrent à changer, elle devint mercenaire, & eut besoin de fard & d’artifice pour cacher ses défauts. C’est ce que Cicéron & Lucian remarquent en la personne de Gorgias. Ses discours estoient trompeurs, & le rendirent suspect. Ces grands Orateurs, qui avoient dans le commencement travaillé avec tant de soin & d’application à cultiver l’Eloquence, ont eu des Successeurs qui l’ont des-honorée par des fourberies, & des mensonges, qu’ils cachoient sous une fuite ingénieuse de belles paroles. Il leur restoit seulement l’art de persuader le faux, à quiconque vouloit se donner la patience de les écouter. C’est cette sorte de Déclamateurs & de Sophistes, que Platon appelle Chasseurs, parce qu’ils tendoient ces sortes de pieges à l’esprit des jeunes Gens, dont ils vouloient se rendre maistres.

J’avouë cependant que l’Eloquence parmy ces desordres, se trouvoit encore en quelques lieux, quoy qu’elle fust bannie des Places publiques & des Palais. C’estoit un feu caché sous la cendre, qui ne laissoit pas de briller quelquefois, si nous en croyons Xenophon, Théophraste, & Demétrius. Ces trois Orateurs estoient ennemis des Sophistes. Quoy qu’ils ne fussent pas comparables à Demosthene, on peut dire que Xenophon estoit doux & insinuant ; mais il n’avoit point cette charmante vehémence qui enleve les cœurs en peu de temps. Il ne les vouloit gagner que par la douceur d’un discours élegant & tranquille. Il estoit meilleur à appaiser une sédition qu’à allumer une guerre. Sa diction estoit pure. Il estoit scrupuleux sur le choix des mots ; il avoit de la délicatesse dans ses pensées ; il estoit enfin en quelque maniere preférable à Hérodote. On disoit que les Muses parloient par sa bouche ; ce qui donna lieu de l’appeller la Muse attique. Pour Théophraste, il n’estoit pas sans politesse, sans abondance, & sans grace. Lors qu’il faisoit quelque peinture des mœurs, il y mesloit beaucoup d’art, quoy qu’il imitast de fort pres la nature. Ses Portraits ont paru si beaux à Cicéron, qu’il en faisoit sa complaisance & ses delices. Quelque sejour qu’il fist à Athénes, où chacun venoit pour se polir, il ne pût jamais se défaire d’un je-ne-sçay-quoy qu’il avoit de provincial. Chose étrange, qu’il soit si difficile d’estre éloquent ! C’est peut-estre ce qui faisoit dire un jour à un Romain, qu’il avoit veu un grand nombre de Gens diserts, mais qu’il n’en avoit jamais veu d’éloquens. Il est vray que les mœurs donnent à nostre ame un caractere inéfaçable de la corruption du Païs où nous avons pris naissance. Nos conceptions, nos raisonnemens, nos paroles, tout porte la marque de ce defaut ; & soit dans les mots, soit dans les choses, l’Eloquence se trouve toûjours fort diférente en chaque personne. Demétrius sçavoit paroistre dans les grands Sujets ; Lysias, dans les petits. Solon estoit vehément, implacable ; Lycurgue, grave, prudent, & accort ; mais l’Eloquence s’estant répanduë dans toutes les Provinces de la Grece, on ne vit plus briller dans aucun Homme qu’une petite partie de ce grand éclat, qui ébloüissoit le monde dans Isocrate & dans Demosthene. La Grece, qui avoit jusques au temps de Demétrius conservé sa liberté, l’ayant perduë sous la domination des Empereurs, perdit à mesme temps le soin de cultiver l’Eloquence.

Elle faisoit déja de merveilleux effets à Rome dans les Oraisons funebres, dans les Harangues, & dans les Plaidoyers de Junius Brutus, de Mévevius Agrippa, d’Appius, de Céthegue, & de Caton l’ancien. Celuy-cy avoit quelque chose de la barbarie du discours, son stile estoit un peu moisy ; mais ceux qui l’excusent, disent que l’on parloit ainsi à Rome de ce temps-là. Cependant, s’il eust pris le soin de rendre sa diction plus pure & ses périodes plus nombreuses, personne n’auroit pû l’égaler. C’est à la verité ce qui manquoit à la plûpart des Grecs ; car le plus grand ornement de leur discours ne consistoit, au raport de Cicéron, qu’à donner une autre signification aux mots & aux phrases, que celle qui leur estoit propre & naturelle. Les métaphores, les synecdoches, les métonymies, & quelques autres figures, leur estoient fort commodes & fort singuliers. Caton semble les imiter, comme l’on peut remarquer dans les fragmens qui nous restent de ses Ouvrages. Le plus ancien des Gracches, qui eut pour Précepteur Diophante, à l’exemple de Carbon, sembla s’occuper à la finesse des pensées, & négliger le choix des mots. L’autre estoit pur, grave, & sententieux. Il avoit de la beauté dans sa diction, & de l’énergie dans ses paroles, qui comme autant d’éclairs, perçoient, pour ainsi dire, les nuages qui couvroient ses pensées, afin d’en faire sortir le tonnerre de l’Eloquence. Valere le Grand rapporte qu’un certain Ericinius, qui sçavoit la Musique, ne quittoit jamais ce Romain, lors qu’il haranguoit devant le Peuple, & que se cachant derriere luy, il donnoit avec une Flute le ton qu’il devoit prendre, selon l’exigence de la chose qu’il traitoit, lors que la chaleur du discours luy faisoit oublier ce tempérament. Je ne diray rien de Crassus, de Cotta, de Hortensius, de Pison, de Pompée, ny de César, pour donner icy toute la place à Cicéron.

Tous les Autheurs, excepté quelques Afriquains, demeurent d’accord qu’il est préferable à tous les Orateurs Grecs & Latins. Jamais l’Eloquence n’avoit fait l’épreuve de toutes ses forces qu’avec Cicéron. Il avoit un esprit, dont l’étenduë & la capacité égaloient celle de l’Empire. Toutes les forces que chaque Siecle avoit fournies à l’Eloquence, se trouverent en celuy de Cicéron heureusement réünies & rassemblées en sa personne. Son stile, dit un Ancien, estoit comme une Pierre prétieuse nommée Achate, qui fait paroistre tant de varieté dans ses couleurs, qu’on a de la peine à croire qu’il n’y en ait pas plusieurs, parce qu’elle a tout le brillant des autres. Cicéron est grave, temperé, diffus, pressé, coulant, fléxible, prompt, lent, doux, vehément, galant, fleury, & tout plein d’ornemens. Vous diriez d’un Prothée, qui prend toutes sortes de figures. Il coule comme l’eau d’un Fleuve, qui serpente au milieu d’une belle Prairie avec une grande tranquillité. Quelquefois il ressemble à un Torrent, qui par sa grande rapidité roule avec soy tout ce qui s’oppose à sa course. Quoy qu’en ait dit Apulée, il estoit vehément, & avoit beaucoup de feu. Enfin nous voyons regner en luy tour à tour la douceur, la pitié, la colere. On y remarque une hardiesse sans temerité, une finesse sans malice, une élegance sans affectation, & une abondance sans confusion. Quintilien le comparant à Demostene, dit qu’ils se ressembloient en bien des choses ; mais que Cicéron avoit plus de sel dans ses discours, & plus d’invention pour exciter la pitié. S. Jerôme dit que Demostene avoit osté à Cicéron l’honneur d’estre le premier Orateur du monde, parce qu’il l’avoit precedé de quelques siecles ; mais que Cicéron luy avoit envié celuy d’estre le plus grand, parce qu’il sembloit que ce Romain ne fust venu dans le monde que pour luy disputer le rang, & mériter plus de gloire. Enfin l’Eloquence ancienne avoit sous ce grand Homme monté si haut, que depuis elle n’a fait que descendre. Saluste commença à prendre les vieux mots de Caton, & à en faire de nouveaux, que l’usage n’a point receus, comme ont tres-bien remarqué Pollio, Suétone, & Aulugelle. Il a fait des arcaïsmes, en imitant & tronçonnant les phrases de Thucidide & de Demostene, qui sont tres claires, & les a rendu obscures, parce qu’il ne les a pas prises en leur entier. Seneque usoit sobrement de cet art. Il avoit des mesures à prendre. Il sembloit balancer le mérite avec Cicéron, quoy que leurs avantages fussent diférens. L’un disoit tout ce qu’il vouloit devant le Sénat & devant le Peuplé Romain ; l’autre estoit toûjours grave, sérieux, sans estre populaire à la Cour de Néron ; son discours estoit concis, sententieux, & plein d’érudition.

Depuis ce temps-là il est arrivé dans l’Empire Romain ce qui estoit arrivé dans la Grece. Les mœurs se sont corrompuës, à cause du changement d’état & de gouvernement. Les Barbares y ont apporté leurs déreglemens, leurs exemples, & leurs coûtumes, & en suite l’on a parlé comme l’on a vescu. Talis oratio, qualis vita, dit Seneque. De là est venuë la varieté du Stile. Le sublime estoit pour les Grands & pour les Sçavans, qui traitoient les grandes matieres ; le médiocre, pour les Personnes qui estoient de moyenne condition, & qui n’alloient point à la Cour des Princes, ny dans les Cabanes des Villageois ; & le bas estoit pour les Hommes qui n’avoient soin que de leurs Familles & de leurs Troupeaux, en faisant valoir leurs Métairies. Ces Stiles ont esté sujets à des vices qui les ont rendu diformes, selon les defauts de chaque Orateur ; & ces vices se sont fait connoistre sous les noms d’enflé, qui va au dela du sublime ; de puérile, qui descend plus bas que le bas mesme ; de cacozele, qui fait voir une méchante affectation, jointe à une imitation servile ; de froid, qui ressemble au cacozele, & gaste l’oraison, lors que nous recherchons trop la nouveauté dans les pensées, quand nous faisons de sotes digressions, quand nous joüons sur les mots, quand nos descriptions sont affectées, & lors que nous nous servons du faux éclat d’une suite de figures mal placées, de flotant, & de dissolu, qui n’a aucun brillant, aucune pointe, aucune force, ny aucun trait d’esprit ; & de sec, qui est sans ornement, sans politesse, & sans grace.

En suite l’Eloquence s’est trouvée affoiblie, & n’a fait que languir sous les regnes des Successeurs de Néron, jusques au temps que l’Empereur Galba fit venir Quintilien d’Espagne en Italie, pour faire revivre l’Eloquence à Rome, où il l’enseigna aux dépens du Public. Mélanton qui vivoit sous l’Empire de Charlesquint, & qui en a si sçavamment écrit, n’a fait mention que des Livres d’Aristote, de Cicéron, d’Agricola, de Césarius, & de Quintilien. C’est dans ces sources inépuisables qu’il faut prendre ce que l’Art doit quelquefois fournir à la Nature, je veux dire les conseils qu’on y trouve, & les moyens qu’on y fournit pour arriver à la perfection ; car il est à propos de joindre la plus spirituelle de toutes les pratiques à une si charmante théorie. Cicéron & Demostene pour cette raison se trouvoient souvent en la compagnie des Comédiens, & consultoient les miroirs pour former l’extérieur de l’action, pour flechir la voix, pour acquerir l’air du visage à la prononciation, & pour tâcher d’avoir toute la présence fort agreable.

Quoy que depuis le siecle de Cicéron on ait negligé ces sortes d’exercices, l’Eloquence n’a pas laissé d’estre ressuscitée dans le dernier, & de répandre presque toutes ses forces dans celuy-cy. Elle a choisy pour se faire admirer, deux lieux fort diférens, la Chaire, & le Barreau. Dans l’un elle regarde les intérests de l’Etat & des Familles, & dans l’autre, ceux de la Religion & du salut. La Chaire n’admet presque rien de profane. Elle reçoit du S. Esprit les ornemens des belles matieres qu’elle traite, qui sont si riches d’elles mesmes, que souvent elles n’en prennent que de leur propre fonds. Le Prédicateur qui a des dispositions necessaires à sa mission, & que la Nature a formé avec la Grace, est, pour ainsi dire, le domicile, l’organe, & l’interprete du S. Esprit. Il rompt le Pain sacré de la Parole, comme dit le Prophete Jerémie, pour la nourriture de l’ame des Fidelles. Il la donne comme du lait aux Infirmes, & comme une viande solide aux Forts. Si nous en croyons S. Augustin, celuy qui la debite, a sans doute plus d’avantage que l’Orateur profane. Il ne vient personne l’écouter, qui ne soit persuadé de la verité de ses discours, puis que la Parole de Dieu en est le veritable fondement ; mais il ne doit attendre que du Ciel cette penétration des Véritez de l’Evangile, qui luy est si necessaire. La grandeur des mysteres de nostre Religion n’a pas besoin de paroles fleuries, ny des foibles ornemens de l’Art. Quand le Prédicateur a touché, il est venu à sa fin, & l’Auditeur doit estre content.

Enfin cette sorte d’Eloquence est toute diférente de celle du Barreau. Celle-cy neantmoins, selon quelques Ecrivains, n’est pas par tout également soûtenuë de ce grand nombre de qualitez essentielles qui la faisoient briller dans la Grece & dans l’Italie. On voit fort peu de Personnes d’une grande capacité, qui ne se dégoûtent de l’étude, à laquelle ils doivent s’occuper toute leur vie, & qui lisent assez Aristote, pour en apprendre les mouvemens du cœur, afin de remuer les passions dans l’ame de l’Auditeur. Ce n’est point le Grec ny le Latin des pédanteries figurées, ny un docte galimatias, qui donne cette pureté naturelle, & cette expression naïfve, si necessaire à un grand Orateur. Tant d’idiomes, tant de dialectes, ne font qu’embarasser un discours, lors qu’il est besoin de faire des chef d’œuvres & des miracles, qui calment les plus violentes agitations du cœur de ceux qui nous entendent ; c’est ce que cherchent ceux qui se font reciter les Discours des grands Orateurs, pour estre inspirez par le génie qui régne dans leurs Ouvrages. C’est pour cette raison qu’on faisoit lire ceux de Tyrtée devant les Soldats avant le combat, & c’est d’où vient que le fameux Conquérant de l’Asie faisoit lire des Vers du sçavant Homere. Quelques-uns disent qu’il ne nous reste qu’un vain phantôme de cette Science victorieuse de l’Antiquité. J’avouë qu’on ne donne presque point d’autre temps à l’Eloquence, que celuy qu’on luy a donné dans les premieres études de la jeunesse, qui sont d’ordinaire trop confuses, ou trop superficielles, pour s’en former une idée, ny assez juste, ny assez raisonnable ; mais d’autre costé, il est certain que nous avons aujourd’huy de grands Maistres d’Eloquence. Quoy qu’ils ne soient pas en grand nombre, je doute qu’ils voulussent ceder aux Hypérides, aux Sulpices, aux Hortences, aux Cicérons, ny aux Démostenes. Si nous en croyons Cicéron, il s’en trouvoit à peine deux dans chaque siecle. Un Moderne nous apprend que les Railleurs Attiques appelloient Démostene mangeur d’orge, parce qu’il se servoit d’un stile trop enflé & trop licentieux, à joindre que son Eloquence estoit toûjours armée d’éclairs, & ne lançoit jamais de foudres. De plus, il ajoûte que les Plaisans de Rome se moquoient de leur Cicéron, & luy reprochoient que son Eloquence estoit séditieuse, qu’elle portoit des fleches & des chaînes, qu’elle blessoit les oreilles, & qu’enfin elle alarmoit les esprits. Je ne sçay si nos meilleurs Orateurs se peuvent garantir d’une pareille critique ; mais il est certain qu’ils ont travaillé à se polir l’esprit, & à former leur action, en quoy consiste cette Eloquence des choses que l’on ne sçait point du tout, qu’on aprend rarement, & que l’on ne peut esperer que d’un naturel heureux, comme j’ay dit. Il est vray qu’il arrive assez souvent que la plus parfaite Eloquence n’est pas toûjours la plus heureuse ; mais il suffit pour la perfection de sa fin, qu’elle mérite de l’estre, & qu’il n’a pas tenu à l’art que le succés ne l’ait suivy. Ceux qui veulent que l’Eloquence d’aujourd’huy n’ait pas ce grand air, disent qu’elle ne traite pas ces matieres importantes qui se rencontroient lors qu’on délibéroit ou de la paix ou de la guerre, du bien de l’Etat, de l’intérest public, des accusations & des défences des Roys, & des Princes, & de toutes ces belles matieres que traitoient Démostene & Cicéron ; que celles d’aujourd’huy ne peuvent fournir à l’Eloquence le sujet de ces grands mouvemens, qui la faisoient autrefois triompher des cœurs ; & c’est une des raisons, dont se sert Messala dans Quintilien, pour marquer les avantages qu’avoient les anciens Orateurs au préjudice de ceux de son temps. En effet les petits sujets font les petits Orateurs, & l’esprit de celuy qui parle, ne s’éleve que par la grandeur de son sujet. Quand on a des matieres importantes où il s’agit des intérests des Roys, ou des Princes, l’Eloquence a dequoy se soûtenir & faire de merveilleux effets, comme elle a fait en ce fameux Barreau du Parlement de Paris, où les Princes Etrangers, & les Roys mesme, ont voulu estre souverainement jugez.

Les Magistrats ont une Eloquence d’un caractere assez diférent. Les Juges qui tiennent les premiers rangs dans les Cours Souveraines. Ceux qui font des Harangues aux Princes & aux grands Seigneurs, ont tous une Eloquence de pure autorité. Elle est sérieuse & tranquille dans la maniere de déclamer. L’on parle sans émotion, l’on est soûmis & respectueux, & l’on regle tous ses mouvemens sur la qualité de ceux à qui l’on parle. Cette Eloquence est pure, masle, & vigoureuse, & elle se soustient naturellement sans artifice. On en banit les avant-propos, & les peroraisons, qui furent défenduës aux premiers Orateurs des Athéniens. L’Eloquence des Capitaines & des Generaux d’Armée, doit estre plus vehémente. Ils vont dans tous les rangs animer les Soldats à combatre, & à prodiguer leur sang & leur vie, pour les intérests du Prince & de l’Etat.

Ce seroit icy le lieu où j’aurois à parler des grands Capitaines, qui se sont pour ce sujet servis de l’Eloquence parmy l’Antiquité ; mais parce que le siecle précedent à celuy cy en a fourny qui les égalent, & qui les surpassent, il seroit injuste d’en proposer d’autres. L’Histoire des dernieres guerres d’Allemagne, est remplie des éloges de l’Eloquence du grand Gustave. Celle de France ne parle que des Discours animez de Henry le Grand à ses Soldats ; celuy-là imprimoit la crainte & le respect par la représentation du bonheur qui accompagnoit ses armes ; & celuy-cy, se concilioit l’amitié de ses Troupes par des discours familiers & touchans. Mais sur tout Loüis le Grand nostre glorieux Monarque, scait triompher de tous les cœurs, par une Eloquence merveilleuse. Il n’a qu’à parler pour gagner toutes les Nations, & ses Ennemis mesme. Leurs Ambassadeurs ne sçauroient opposer de raisons qui puissent détruire les siennes. Elles paroissent si justes, qu’ils sont contraints de solliciter leurs Maistres de suivre ses sentimens. Enfin je ne veux point d’autre exemple pour prouver sa force, & combien l’Eloquence moderne l’emporte sur l’ancienne.

Le Cesne, de Coutance.

[Sentiments sur les questions de précédents Extraordinaires]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 219-251.

SUR LA QUESTION
proposée dans le XV. Extraordinaire.

Sçavoir si les deux Enfans qui vinrent au monde attachez ensemble, ayant deux testes & deux cerveaux, mais n’ayant qu’un cœur, n’avoient qu’une ame, & qu’une vie.

Puis qu’on marque que ces deux Enfans n’avoient qu’un cœur, & que toutes leurs autres parties estoient doubles, je suppose que le sang de ces deux Corps entroit dans le ventricule droit de leur cœur commun, par deux veines caves, qu’il passoit du ventricule droit dans les poulmons, par deux arteres pulmonaires ; qu’il rentroit des poulmons dans le ventricule gauche, par deux veines pulmonaires, & qu’il en ressortoit par deux autres, ou plûtost que les veines caves & pulmonaires de ces deux Corps s’unissoient en un tronc, avant que d’entrer dans ce cœur, & que leurs arteres pulmonaires, & leurs aortes en estant sorties, se divisoient en deux rameaux.

Je suppose encor que ce cœur recevoit des cerveaux de ces deux Corps, les nerfs qui devoient faire mouvoir ses muscles, ou plûtost que ces nerfs s’unissoient avant que d’entrer dans le muscle, au mouvement duquel ils devoient servir. Cela supposé, je crois que ces deux Corps n’avoient qu’une vie ; mais qu’ils avoient deux ames. Ce sentiment semble d’abord un peu paradoxe, mais cependant il n’est pas sans quelque fondement.

Le cœur est le principe de la vie, puis qu’elle commence par son mouvement, & qu’elle finit lors qu’il cesse de se mouvoir. Chacun sçait qu’avant qu’on puisse discerner quelque arrangement, ny aucune figure des parties du Poulet dans un Oeuf, on voit le cœur dés les premiers jours comme un point rouge lors qu’il se dilate, & qu’on ne peut plus l’appercevoir lors qu’il se resserre.

Ce mouvement est le principe de tous les arteres. C’est luy qui pousse le sang dans toutes les parties du Corps, pour leur nourriture, & pour leurs autres usages. C’est luy qui éleve les parties les plus subtiles du sang vers le cerveau, pour la production de l’esprit animal, qui doit servir aux mouvemens des muscles, des membranes, des fibres, &c. qui doit se mesler dans les diférentes liqueurs du sang, pour les subtiliser, pour les exalter, pour les rendre plus coulantes &c. C’est ce mouvement qui porte le sang dans les poulmons, pour y recevoir ce nitre vivifiant de l’air, qui le colore, qui l’allume, & qui l’échaufe. En un mot, le cœur est le maistre ressort de la circulation de toutes les liqueurs du Corps.

Je sçais bien qu’on pourroit m’objecter que le cœur ne se meut pas de luy-mesme, que c’est par le moyen de l’esprit animal qu’il reçoit du cerveau, & qu’ainsi il ne doit point passer pour le premier principe de tous les mouvemens du Corps, puis que le cerveau est le principe du sien. Il est vray que dans le cours de la vie, le cœur reçoit continuellement du cerveau des esprits par les nerfs ; mais dans le commencement de la fermentation, il a des esprits qui se forment avec luy des parties les plus subtiles de l’humeur seminale, & comme ils se dissipent par le mouvement continuel qu’ils sont obligez de soûtenir, le cerveau en fournit d’autres à leur place. Ainsi le cœur ayant commencé à se mouvoir par ses propres esprits, & ayant par ce mouvement fourny du sang au cerveau pour la production de l’esprit animal, il ne reçoit de luy que ce qu’il luy a, pour ainsi dire, presté.

La vigueur ou la foiblesse de la vie suivent celles de ce mouvement. Ceux dont le cœur bat foiblement, vivent languissans & foibles, soit que cela leur arrive dés la naissance, ou bien par quelque maladie. C’est à ce mouvement que les Medecins se reglent pour connoistre la force de leurs Malades ; & ceux qui sont bien stilez à toucher le pouls, s’assurent plus sur ce qu’ils y remarquent, que sur tous les autres signes, pour prédire ou la mort ou la guérison, & ils ne trouvent rien de plus dangereux dans les maladies que les déreglemens du pouls, comme les intermissions, les inégalitez, &c. Enfin quand ce mouvement diminuë, on craint beaucoup, & il ne peut cesser que l’on ne meurt.

En voicy assez, & peut-estre trop, pour montrer que le cœur est le principe de la vie, & le principal ressort de la machine admirable de nos Corps. Primum vivens & ultimum moriens. Cela estant ainsi, & ces deux Corps n’ayant qu’un cœur, dont ils recevoient & le mesme sang, & les mesmes esprits, pour leur nourriture & pour tous leurs autres besoins, ils n’avoient sans doute qu’un mesme principe de vie ; car quand par la suite ils auroient tous deux mangé, & digeré séparément la nourriture qu’ils auroient prise ; ces diférentes nourritures estant changées en chyle, se seroient meslées dans ce cœur commun avec le sang, & estant poussées confusément par son mouvement, elles auroient esté distribuées indiféremment à ces deux Corps ; & quoy qu’il soit vray de dire que leurs estomachs auroient fourny le chyle à ce cœur, il est vray de dire en mesme temps que ce cœur leur auroit fourny le sang pour leur nourriture, les esprits pour le mouvement & pour le sentiment de leurs membranes, & le levain acide pour la digestion des alimens, sans quoy ils n’auroient pû luy fournir de chyle.

Leur chyle & leur sang se mêlant ainsi, il est clair que l’un n’auroit pû estre malade, sans que l’autre le devinst aussi ; car quand l’un, par exemple, auroit esté fort tempérant, si l’autre par des excés avoit remply son estomach de cruditez & d’indigestions, le chyle qu’il auroit fourny auroit gasté la masse commune de leur sang. La fiévre mesme s’allumant dans le sang de l’un, n’auroit pas manqué de se communiquer à l’autre. Bien plus, peut-estre que si l’un d’eux ayant reçeu un coup dangereux à la teste, suivy de réveries, d’assoupissemens, de convulsions ; peut-estre, dis-je, que l’autre seroit tombé dans les mesmes accidens par la communication du sang & des esprits, comme on voit que les Personnes malades du poulmon communiquent leur maladie à ceux qui respirent leur haleine. En tout cas, si l’autre ne s’estoit point senty de ces suites, du moins il n’auroit pû éviter la fiévre qui accompagne ces accidens, parce que le sang du Malade l’auroit communiquée à celuy de l’autre, avec lequel il se seroit meslé dans leur cœur commun. En un mot, comme il n’est point de maladie qui n’altere le sang, l’un n’en auroit pû avoir aucune, que l’autre n’en eust esté incommodé.

Tout cela marque assez que ces deux Enfans vivoient d’une mesme vie, mais il me semble qu’on n’en peut plus douter si l’on fait réfléxion que ce cœur cessant de mouvoir, ils seroient tous deux morts aussitost ; de mesme qu’un seul Corps cesse de vivre, dés qu’il n’a plus de mouvement. Cette raison paroist décisive.

A la verité il auroit pû arriver que l’un de ces Enfans seroit mort avant l’autre, par quelque cause extérieure, comme par un coup de mousquet dans la teste. Je veux mesme, que par un Secret semblable à celuy du fameux Mr Bils, on eust pû garantir ce Corps entier de la corruption, & empescher par ce moyen l’autre d’en mourrir ; je suppose en un mot qu’on eust pû conserver ce Corps mort en un tel état, que l’autre n’auroit pas laissé de luy survivre ; cependant on n’auroit pas pû dire raisonnablement qu’encor que l’autre n’eust plus de vie, l’autre en eust une diférente de celle que le Mort auroit euë, non plus qu’on ne dit pas qu’un bras, ou une jambe coupée, ayent eu une vie diférente de celle du reste du Corps, qui vit encor apres leur retranchement, & qui avant la séparation de ces parties, vivoit d’une vie commune avec elles.

Je veux encor qu’un de ces Enfans ait sué souvent, sans que l’autre suast ; que l’un eust fait de l’urine diférentre de celle de l’autre, &c. cela neantmoins n’eust pas marqué deux diférentes vies. N’arrive-t-il pas souvent qu’on suë en un endroit du Corps, sans suer ailleurs, & si l’urine qui vient d’un rein ulceré, pouvoit estre renduë sans estre meslée avec celle de l’autre qui seroit sain, ne verroit-on pas une notable diférence entre ces deux urines ?

Tout ce que je viens de dire fait assez voir que ces deux Enfans n’avoient qu’une vie ; mais il semble que tout ce que j’ay étably pour le prouver, détruise par une suite nécessaire la seconde partie de la Proposition que j’ay avancée d’abord, puis que vivre & estre animé n’estant ce semble qu’une mesme chose, il n’y devroit avoir qu’une ame, où il n’y a qu’une vie ; ou bien s’il y a deux ames, il devroit y avoir aussi deux vies.

Cela seroit vray, si l’ame estoit la cause & le principe de la vie, si la vie dépendoit de l’ame, si toutes les actions de la vie dépendoient d’elle ; mais bien loin de cela, elle supose la vie du corps pour venir l’animer, elle en sort dés qu’il meurt, & elle n’y peut estre infuse que ses parties ne soient organisées, du moins celles dont elle a besoin pour agir. Or il est certain que le corps a vie, avant que toutes les parties soient formées & organisées ; puis qu’on voit commencer la vie par le mouvement de ce petit point rouge qui pousse les parties du sang en diférens endroits, où elles s’accrochent les unes aux autres, & forment successivement les parties à la composition desquelles elles sont propres. C’est ainsi que se forment les organes du corps, & ce mouvement ayant une fois commencé, il ne cesse point qu’à la mort.

Aristote est de ce sentiment, dans cette celebre définition de l’ame, suivant laquelle les Péripatétitiens admettent plusieurs vies successives, & croyent que l’ame raisonnable ne vient animer le corps, qu’apres qu’il a vécu de la vie végetante & sensitive. Mais sans nous arrester à l’autorité de ce Philosophe, il paroist assez que l’ame n’est ny la cause, ny le principe de la vie, puis que les actions naturelles, comme les digestions, &c. & les actions vitales comme la respiration & le pouls, se font indépendemment d’elle, puis qu’elle n’y contribuë en rien, & que ces actions ne laissent pas de se faire, soit que l’ame pense ou qu’elle ne pense pas, soit qu’on dorme, soit qu’on veille. Bien plus, nous faisons souvent des actions animales où l’ame n’a point de part, comme quand il nous arrive de faire quelque chose sans nous en appercevoir, tandis que nous pensons attentivement, ou bien dans le premier mouvement d’une passion. L’ame n’a point en effet d’autre action que la pensée ; car sentir, appercevoir, imaginer, vouloir, se souvenir, ne sont à proprement parler que des manieres de penser, ou des dispositions prochaines à le faire ; mais les actions naturelles & vitales, ne sont rien de tout cela.

Dire donc que ces deux Corps avoient deux Ames, ce n’est rien avancer de contraire à ce que j’ay dit, pour montrer qu’ils n’avoient qu’une vie, puis que leurs ames n’estoient ny la cause, ny le principe de leur vie, mais plutost qu’elles l’avoient suposée avant que de venir les animer.

On ne peut pas dire raisonnablement que ces deux Corps n’ayent eu qu’une ame pour eux deux, puis qu’ils avoient chacun un cerveau, car c’est une maxime generalement reçeuë, que le siege de l’ame doit estre unique. C’est pour cela que Descartes la place dans la glande pineale, & que Vvillis prétend que les corps cannelez du cerveau ont communication ensemble. Si cela estoit autrement, les objets ne paroîtroient pas simples, & les perceptions seroient toûjours embarassantes, confuses, & incertaines ; mais dans le cas présent, la chose seroit mesme impossible ; car si ces deux Corps n’avoient eu qu’une ame, ou ils en auroient eu chacun une partie, ce qui ne se peut, car l’ame estant spirituelle, elle est in divisible ; ou bien il n’y auroit eu que l’un de ces Corps qui auroit en cette ame, ce qui ne peut se soûtenir ; car ces deux cerveaux estant faits de la mesme maniere, pourquoy l’ame se seroit-elle placée plûtost dans l’un que dans l’autre ? N’y a-t-il pas bien plus d’apparence que chacun de ces cerveaux estant organisé à l’ordinaire, ils devoient avoir chacun une ame, puis qu’aussitost que les organes sont formez, l’ame vient animer le corps.

C’est mesme une nécessité que ces Corps ayent eu chacun une ame, autrement l’un d’eux n’auroit eu que la figure extérieure d’un Homme, & auroit esté en effet un Automat comme les Bestes.

Mais je veux qu’à cause du raport & de la connéxion, que ces deux corps avoient ensemble, l’ame eust pû du corps où elle estoit, pousser dans l’autre quelque irradition secrete par les mouvemens qu’elle auroit donnez aux esprits, & que les esprits auroient communiquez au sang. Je veux que par ce commerce on éleve ce corps à quelque chose de plus que les Bestes, avec cela ce n’auroit point esté un Homme, puis qu’il n’auroit point eu cette partie principale qui fait l’Homme.

Je veux encor que par une communication qu’on ne peut expliquer, cette seule ame eust pû agir dans le cerveau où elle estoit, & dans le cerveau où elle n’estoit pas ; mais en ce cas je demande, que seroit-il arrivé, si le corps où estoit l’ame estant endormy, l’autre bien éveillé avoit receu sur les organes de ses sens l’impression de quelques objets ? Sans doute il n’auroit receu pour lors ces impressions que comme les Bestes, & il n’auroit jamais esté raisonnable que tandis que l’autre auroit esté éveillé. Bien plus, il n’auroit pû l’estre, que quand l’ame ne se seroit pas appliquée aux sensations du corps où elle estoit, car elle n’auroit pas pû en mesme temps penser à des choses si diférentes.

Comment est ce encor que cette seule ame auroit pû faire mouvoir les parties du corps où elle n’auroit pas esté, soit pour fuïr, soit pour approcher, pour prendre, pour lâcher ? Enfin quelle nécessité y a-t-il de ne donner qu’une ame à ces deux corps ?

On doit croire sans doute avec plus de raison, que chacun de ces cerveaux ayant toutes les parties, & tous les organes necessaires pour recevoir une ame, il ne se pouvoit pas faire qu’ils n’en eussent chacun une, autrement il pourroit arriver quelquesfois que le cerveau d’un autre corps seul, bien & duëment organisé, ne recevroit point d’ame, ce qui seroit contraire au cours ordinaire de la toute-puissance de Dieu, & qui n’a point encor paru.

Il est mesme impossible d’expliquer nettement & clairement comment les actions animales, & particulierement les sensations, se seroient faites dans ces deux corps, s’ils n’avoient eu qu’une ame pour eux deux, au lieu qu’il est tres-aisé & tres-naturel de comprendre comment cela seroit arrivé, chacun d’eux ayant son ame ; car toutes leurs parties estant doubles, l’impression que les objets extérieurs auroient faite sur les sens de l’un, auroit passé jusqu’à son cerveau, sans que l’autre l’eust sentie. Par exemple on auroit pu en piquer un, sans que l’autre eust senty cette piqueûre ; il en est de mesme de la veuë, du goust, & des autres sens.

Pour ce qui est des mouvemens volontaires, l’un auroit pû par exemple remuer un bras, sans que l’autre se remuast, parce qu’ayant chacun une ame, l’un auroit pû vouloir quelque chose que l’autre n’auroit pas voulu ; & l’un auroit pû penser attentivement à quelque chose, tandis que l’autre se seroit diverty. Enfin l’un auroit pû faire toutes ces sortes d’actions, sans que l’autre en fist aucune ; car l’un auroit pû dormir, tandis que l’autre auroit esté bien éveillé.

Ces choses sont trop claires pour s’arrester davantage à les expliquer, & il n’y a pas plus de difficulté, que si ces deux corps avoient esté séparez l’un de l’autre ; car les parties qui servent à faire les actions animales estant doubles, elles n’estoient pas moins séparées, que celles de deux corps qui ne tiennent pas ensemble.

Cela n’est pas mesme sans exemple, car on a vû dans plusieurs endroits de l’Europe, deux Freres qui estoient attachez ensemble à l’endroit du creux de l’estomach (c’est ce qu’on appelle en termes de l’Art Cartilage Xiphoïde.) Bartholin qui les a vûs, & qui en a fait la soixante sixiéme Observation de sa premiere Centurie, dit qu’ils avoient chacun leurs parties animales & vitales, & qu’ils en faisoient les actions séparement, comme de dormir, de veiller, de se mouvoir, &c. de respirer, &c. On leur avoit mesme donné à chacun un Nom en les baptisant. Le plus grand s’appelloit Lazare, & l’autre Jean-Baptiste ; mais pour ce qui est des parties & des actions naturelles, il dit qu’elles leur estoient communes, que le plus grand mangeoit pour le plus petit, qu’il rendoit seul des excrémens, & que le plus petit n’en faisoit que par le nez, par la bouche, & par les oreilles.

Ce que nous avons dit pour prouver que ces deux Enfans avoient chacun une ame, joint à ce que dit Bartholin, montre assez que ces deux Freres en avoient aussi chacun une ; mais ce seroit une fort belle question à décider, sçavoir s’ils n’avoient qu’une vie.

Voyons encor ce qui se seroit passé dans ces deux corps, à l’occasion des passions de l’ame.

Le cerveau estant le siege de l’ame, il est aussi celuy de ses passions. C’est-là qu’elles commencent, & qu’elles prennent naissance ; mais les diférentes impulsions qu’elles donnent aux esprits, passent bien loin. Le mouvement du cœur en est aussitost déreglé, il bat plus viste & plus impétueusement dans la colere, plus lentement & plus foiblement dans la crainte ; le sang en reçoit incontinent des altérations considérables, il se raréfie & rend le teint vermeil dans la joye, il se fige & rend le visage passe dans la tristesse.

Cela estant ainsi, il est évident qu’une passion estant ou legere, ou naissante, dans un de ces deux Enfans, elle ne se seroit pas communiquée à l’autre, parce que l’agitation qu’elle auroit donnée aux esprits estant foible, elle n’auroit pû passer jusqu’au sang de l’autre ; mais si d’abord elle avoit esté violente, ou si elle avoit continué, l’impression qu’elle auroit faite sur leur cœur & sur leur sang commun, auroit fait tomber l’autre dans la passion du premier.

Mais s’il leur estoit arrivé d’avoir chacun en mesme temps une passion opposée, que l’un par exemple eust esté fort triste, & l’autre fort joyeux, il semble que la passion de l’un auroit dû temperer celle de l’autre ; que la vitesse des esprits joyeux auroit esté arrestée par la lenteur des esprits tristes, & que la lenteur de ceux-cy auroit esté excitée par la rapidité des autres ; que le sang rarefié par la joye auroit dissous le sang figé par la tristesse, & que celuy-cy se meslant parmy l’autre auroit rallenty son cours, & luy auroit donné plus de consistence.

Quelle est la marque la plus essentielle de la veritable Amitié.

L’Histoire semble décider cette Question, lors qu’elle raporte l’action héroïque de Pilade, qui voulut donner sa vie pour conserver celle de son cher Oreste ; mais outre que nous ne pouvons pas disposer, mesme en faveur de nostre Amy, d’une vie dont nous ne sommes pas les maistres, & qui dépend absolument d’une Puissance supérieure, qui nous l’a, pour ainsi dire, donnée en dépost, il faut pour cela une grandeur d’ame extraordinaire, que tous les Hommes n’ont pas, quoy qu’ils soient tous capables de la belle amitié.

Il est d’autres marques, qui pour n’estre pas si éclatantes, font pourtant le caractere du veritable Amy. Lors que nous voyons une Personne qui entre parfaitement dans nos intérests, qui partage avec nous nos déplaisirs aussibien que nostre joye, & qui nous sert également dans l’une & dans l’autre fortune, il faut croire qu’elle nous aime veritablement. Comme l’ombre disparoist avec la lumiere, la fausse amitié ne subsiste qu’autant qu’il y a d’éclat & de brillant dans nostre fortune, & c’est une regle infaillible que

  Dans la prospérité,
Une foule d’Amis toûjours nous importune ;
 Mais helas ! lors que la Fortune
Nous montre son caprice & sa legereté,
Ces Flateurs, il est vray, plaignent nostre infortune,
Mais ils nous laissent seuls dans nostre adversité.

C’est ce qui faisoit dire à l’illustre Boëce, lors qu’il se consoloit de ses disgraces, qu’on ne doit jamais se plaindre d’un revers de fortune, puis que c’est pour lors qu’on distingue les faux Amis d’avec ceux qui nous aiment veritablement.

Ce que doit faire un galant Homme à qui une belle Personne plaist fort, lors qu’estant employé aupres d’elle pour les intérests de son Amy, qui en est l’Amant, on luy déclare qu’il peut parler pour luy-mesme.

Ce galant Homme sçauroit mal profiter de son bonheur, s’il servoit son Amy au préjudice de son amour. Lors qu’on est seûr d’estre écouté favorablement en parlant pour soy-mesme, il faut croire qu’on est aimé, & je ne vois point de plus grande injustice, que de refuser son cœur à une belle Personne qui le demande. Il est vray que la belle amitié veut qu’on préfere le repos de son Amy au sien propre, & qu’on sacrifie une partie de ses plaisirs & de sa satisfaction, pour le rendre heureux ; mais comme dit fort bien un habile Poëte de ce temps,

 Dans l’Empire amoureux
Le devoir n’a point de puissance,
  L’Amour dispense
Les Rivaux d’estre genéreux ;
Il faut souvent, pour devenir heureux,
Qu’il en couste un peu d’innocence.

Bardou, de Poitiers.

[Trois sonnets de Mr le Président de Silvecane de Lyon]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 251-256.

Voicy trois Sonnets de Mr le Président de Silvecane de Lyon. Vous les trouverez sans-doute de vostre goust, puis qu’ils sont d’un genre qui convient merveilleusement aux Sujets qu’il traite. Vous connoissez déja le génie rare & délicat de cet illustre Président, dont l’esprit galant & élevé le fait passer pour estre également capable de toutes les productions d’un honneste Homme, & des fonctions d’un grand Magistrat. Le dernier de ces deux Sonnets a esté fait dans le temps du Jubilé, sur les Boutsrimez du Flageolet.

AU ROY.

Monarque incomparable & digne de mémoire,
Redoutable par tout en Guerre comme en Paix,
Qui fais toûjours briller également ta gloire,
Et de qui la grandeur remplit tous nos souhaits.
***
Ta Justice a sa place au cours de ton Histoire,
Mais elle n’oste pas celle de tes bienfaits ;
Et si l’on refléchit sur tout ce que tu fais,
Nos Neveux étonnez auront peine à le croire.
***
Le Ciel pour te produire a médité longtemps ;
Il préparoit pour toy ses plus riches talens,
Qu’il sembloit épuiser au point de ta naissance.
***
Mais il en réservoit à l’Astre qui te sert,
Et luy vouloit laisser l’heureuse préference,
Pour te combler de biens, de te donner Colbert.

A Mr L’INTENDANT
DES MARESTZ.

Digne Neveu d’un Oncle incomparable,
Qui marche sur ses pas, & t’en fais une loy,
Ne consulte jamais l’Histoire, ny la Fable,
Regarde seulement ce Ministre, & tou Roy.
***
Ils rendront en tout temps ta conduite admirable.
L’un anime ton cœur, l’autre échauffe ta foy ;
Et la Fortune a fait heureusement pour toy
 Cet assemblage inimitable.
***
Qu’il est doux d’estre né sous de grands ascendans !
Mais qu’il est glorieux d’y joindre ses talens.
Et par sa propre étude en faire un vray mérite !
***
Quand on veut appliquer tous ces rares effets
A quelqu’un des sujets sur lesquels on médite,
Tout le monde convient que c’est à Desmaretz.

SUR LE JUBILÉ.

Laissons le Clavessin, le Luth, le Flageolet,
Méditons seulement aux Loix du Décalogue,
Chacun de nous sera bientost un Roytelet,
S’il s’applique à chanter Cantique au lieu d’Eglogue.
***
Visitons en Chrestiens le triste Châtelet,
Dans ce lieu de malheurs faisons-nous Pédagogue,
Et pres d’un Criminel serré comme un Mulet,
Montrons un cœur humain, & non celuy d’un Dogue.
***
Voicy le temps, Pécheur, qu’un cœur bien écuré,
Doit paroistre contrit aux pieds de son Curé,
Et demeurer vainqueur des passions rebelles.
***
Il ne faut point aller jusques à l’Helespont ;
Gagnons le Jubilé ; le Saint Pere répond,
Qu’il nous attirera mille graces nouvelles.

J’adjoûte une seconde Planche de l’Escurial à celle que vous avez veuë au commencement de cette Lettre. Elle représente le derriere de ce mesme Palais en perspéctive.

Suite de l’ouverture de l’Ecriture Universelle, & de la Langue qui en résulte §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 257-327.

SUITE DE L’OUVERTURE
de l’Ecriture Universelle, & de la Langue qui en résulte.
A Fau-Cléranton le 15. Fevrier 1682.

La fin de ma Lettre précedente sera, Monsieur, le commencement de celle-cy. Suivant l’ordre que je m’y suis prescrit, je dois en premier lieu vous expliquer l’employ des Chiffres Arabiques pour l’expression de toutes choses. Cet ordre est raisonnable, il est juste d’y satisfaire ; mais je ne puis m’empescher de vous dire auparavant, que plus je pense à la commodité de ces Chiffres pour la noble fonction que je leur donne, plus j’ay de surprise que personne ne se soit avisé avant moy, d’en tirer ce grand & important service. Je croy en avoir trouvé la raison dans leur employ naturel, j’entens dans celuy de leur institution. On a veu qu’il en estoit d’elles pour exprimer les nombres, comme de ba, be, bi, bo, bu, pour exprimer les sillabes ; & on a jugé, sans penétrer plus avant, qu’on ne pouvoit non plus les mettre à un autre usage que les lettres. Les préoccupations sont souvent dangereuses, & sont toûjours contraires à la perfection des Arts & des Sciences. Il est vray que 1 signifie un, que 2 signifie deux, que 100 signifie cent, & 1000 mille, & ainsi des autres ; mais il est aisé de laisser aux chiffres la signification des nombres, & de leur en donner une autre, sans leur faire de violence. Nous avons accoûtumé dans nos Ecritures ordinaires, de mettre un trait sous nos dates, & sous nos sommes, lors que pour les abréger nous les écrivons en chiffres, au lieu de les écrire tout du long, comme dans les exemples qui suivent, le 25 du mois, l’an 1682, la somme de 3000 l. & nous mettons ce trait comme un avertissement du changement de caracteres, afin que la rencontre de ces chiffres n’embarasse pas ceux qui liront ces Ecritures. Cet usage me fait venir la pensée de placer de mesme dans l’Ecriture universelle le trait sous le chiffre, toutes les fois qu’il devra demeurer dans sa signification naturelle, je veux dire exprimer quelque date, quelque somme, ou quelque chose de semblable, & de me le réserver sans trait, pour marquer tout le reste ; & si je le garde tout nud pour les expressions étrangeres, plutost que pour la naturelle, c’est parce que les choses les plus communes, & qui retournent le plus souvent dans les Ecritures & dans les Langues, doivent toûjours estre les plus simples, pour estre plus faciles & plus promptes à figurer & à prononcer. Ainsi je n’oste rien aux chiffres de leur valeur & de leur employ, & je m’en sers pour le plus bel usage du monde.

On n’a poussé originairement les chiffres simples que jusqu’à dix, encore les Arabes composent le dixiéme de leur premier & de leur zéro, & je me suis étonné plusieurs fois qu’on les ait bornez à ce nombre, veu qu’il ne se peut partager ny par moitiez, ny par tiers, sans tomber aussitost dans l’embarras des fractions, ce qui est incommode pour les suputations ; au lieu que si on les avoit étendus jusqu’à seize, ou fait demeurer à huit, le partage par moitiez se feroit sans fractions, & conduiroit justement à l’unité, qui est le commencent des nombres. Je croy bien que nous tenons la borne de nos chiffres simples à celuy de dix, du compte que les premiers Hommes faisoient sur leurs doigts, & de celuy que les bonnes Gens y font encore aujourd’huy, & que c’est une preuve nouvelle de cet usage ; mais les Arithméticiens pouvoient le reformer, & l’auroient peut-estre fait, s’ils s’en fussent avisez. Il seroit présentement trop tard de s’y prendre. Laissant donc les chiffres comme ils sont, sans rien innover à leur disposition, non plus qu’à leurs figures, j’ay à faire voir la maniere de les employer à mon sujet, en quoy l’on ne trouvera pas beaucoup de peine.

Cette maniere consiste en deux soins indispensables, & qui sont communs à toutes les Langues qu’on veut enseigner. L’un est de dresser une Liste par ordre alphabétique, de toutes les dictions ou paroles, qui sont dans l’usage ordinaire des Langues, ce qu’on nomme un Dictionnaire, & d’adjoûter à costé de chaque mot, le chiffre simple ou composé qui le doit exprimer. Et l’autre est, de donner à ces chiffres les variations que demandent les parties du discours qui se déclinent, & celles qui se conjuguent, afin de les rendre capables non seulement d’une construction juste, mais parfaite. Ces variations qui sont de deux sortes, l’une directe, & l’autre indirecte, ne se mettent dans le Dictionnaire d’aucune Langue, & n’y pourroient avoir place sans un extréme embarras & une infinité de vaines redites. Il en sera donc fait à l’ordinaire un petit Traité à part.

Le Dictionnaire d’ailleurs doit estre double ; l’un, où les mots soient suivis des chiffres, afin qu’en voyant le mot on sçache la maniere de l’exprimer en chiffre ; & l’autre, où les chiffres soient suivis des mots, afin qu’en voyant le chiffre on apprenne le mot qui en est exprimé. Ces deux Dictionnaires sont d’une necessité absoluë ; le premier, pour écrire ou pour parler la Langue dont on se veut servir ; & le second, pour interpréter ce qu’un autre a écrit ou a dit en cette Langue ; mais quoy qu’ils soient également propres à instruire, je donneray seulement au premier le nom de Dictionnaire d’instruction, pour le distinguer de l’autre, que j’appelleray Dictionnaire d’interprétation. Ce n’est pas que tous deux ne puissent estre joints en un ; ce qui arrivera, si l’on fait concourir ensemble les mots d’une Langue dans l’ordre de leur alphabet, & les chiffres dans leur ordre naturel, je veux dire dans l’ordre de leur augmentation, parce qu’alors ces deux ordres commençant ensemble, & s’avançant avec égalité, feront du Dictionnaire d’instruction un d’interprétation, & du Dictionnaire d’interprétation un d’instruction. Suposons par exemple que nous voulions employer nôtre Langue à cet usage.

A, sera exprimé par 1.

Abbaye, par 2.

Abbatial, par 3.

Abbatialement, par 4.

Abbé, par 5.

Abbesse, par 6. &c.

Ou bien

1, exprimera A.

2, Abbaye.

3, Abbatial.

4, Abbatialement.

5, Abbé.

6, Abbesse, &c.

Le premier est le Dictionnaire d’instruction, & le second est celuy d’interprétation ; mais un des deux ainsi faits, suffit pour instruire & pour interpreter, & il n’importe duquel on se serve, puis que toute leur diférence est que l’un a devant, ce que l’autre n’a qu’apres, & qu’on peut trouver également bien & également viste par l’un & par l’autre ordre, le mot qu’on veut chercher.

Quelque avantage neantmoins qu’il y eust pour nous dans cette épargne de Dictionnaires, & dans l’avance qu’elle nous donneroit pour parvenir à la connoissance de l’employ des chiffres, il est à propos d’y renoncer, parce que ce seroit un mauvais fondement pour une Ecriture & pour une Langue universelle, que de l’établir sur l’ordre alphabétique dés paroles, qu’on sçait n’estre dans chaque Langue particuliere, qu’un effet du hazard ou du caprice, tant du costé de l’alphabet que du costé des mots ; & les autres Nations auroient lieu de se plaindre, de ne trouver qu’une suite extravagante de mots & de chiffres dans leurs Dictionnaires, quand ils les auroient dressez sur la traduction des nostres. Il suffit donc que le Dictionnaire d’instruction, qui est le Dictionnaire particulier, commence par l’ordre alphabétique des mots de chaque Langue, sans que ces mots soient suivis de l’ordre naturel des chiffres ; & il suffit aussi que le Dictionnaire d’interprétation, qui est le Dictionnaire universel, commence par l’ordre naturel des chiffres, sans estre suivy de l’ordre alphabétique des mots d’aucune Langue.

Les chiffres ne sont pas comme les lettres. Ils gardent un ordre fondé en raison, & cette raison a son titre dans l’égal accroissement de l’un sur l’autre, depuis le premier jusqu’à l’infiny, ou l’innombrable. On ne peut donc mieux faire que de se regler par cet ordre, & que de le prendre pour le fondement du Dictionnaire universel ; mais ce ne seroit pas assez, si l’on ne donnoit aussi un ordre d’intelligence & de bon sens aux mots qui doivent suivre les chiffres. J’y ay donc pensé, & ce que j’en ay conçeu me semble assez juste pour estre agreé des Nations. Il consiste dans un petit nombre de Chapitres, où j’enferme sans confusion les expressions de toutes choses. J’en dois rapporter la maniere, puis que c’est la source & la baze de l’Ecriture & de la Langue, desquelles j’ay promis la connoissance au Public par vostre entremise, & qu’il est de l’ordre que le Dictionnaire universel suive la Grammaire universelle. Voicy donc ce Dictionnaire, que je diviseray en trois Parties, comme la Grammaire.

ABREGÉ
D’UN DICTIONNAIRE
UNIVERSEL.

PREMIERE PARTIE.

Avant que de venir à la maniere d’exprimer les choses, il est à propos de parler des choses mesmes, je veux dire des mots qui doivent avoir place dans le Dictionnaire.

Il y en a de six sortes, de sinonimes ou semblables, comme amitié & affection ; d’approchans, comme amitié & tendresse ; de rélatifs à mesme fin, comme amitié & bravoure ; d’opposez, comme amitié & d’indiférence ; & de contraires, comme amitié & inimitié. De tous ces mots, il n’y a que ceux qui sont tout-à-fait sinonimes, dont on se peut passer, parce qu’ils n’adjoûtent rien à la force des expressions ; neantmoins comme ils contribuënt à la diversité des phrases, ce qui fait la beauté du stile, je ne juge pas à propos de les retrancher du Dictionnaire universel, d’autant plus qu’on ne s’en servira si l’on ne veut, & que je donneray le moyen de n’en sçavoir jamais un, qu’on ne sçache aussitost tous les autres.

C’est dans le grand nombre de ces six sortes de mots, & dans celuy de leurs variations, que consiste la richesse des Langues, mais principalement dans la quantité de mots. La Langue Italienne en a presque autant, que la Chinoise a de caracteres. La nostre en a beaucoup moins, & cette disette est la source de deux grands defauts ausquels elle est sujette, & que la Langue universelle doit également éviter. Le premier est l’embarras des paroles équivoques, & l’autre est une grande inégalité dans la plûpart des expressions. Quelques exemples de chaque façon justifient ces veritez, & éclairciront ce que je veux dire. Nous employons le mot de Tour à exprimer une sorte d’Edifice, un circuit, une ruse, une adresse, & un Attelier de Tourneur ; celuy d’air, à signifier un des Elémens, un chant, une ressemblance, la grace, la mine, la posture, & l’action ; & celuy de Vers, à marquer les Vers de terre, les Vers de Poësie, & la préposition Vers, sans compter les adjectifs Verds & Verts, qui viennent de verdeur & de verdure ; & le terme de Blazon Vairs, quoy que nous les prononcions tous trois comme Vers préposition. Peut-on avoir des mots plus équivoques ? Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’une mesme parole ait plusieurs significations en plusieurs Langues ; mais qu’elle en ait cinq ou six diférentes en une mesme, c’est une grande marque de sa pauvreté, & d’une pauvreté qui retourneroit icy en vice. Il ne suffit donc pas pour l’Ecriture universelle, que les mots s’y distinguent par les lettres, comme Verds, Verts, Vairs, & Vers, ils se doivent encore distinguer par la prononciation. Il en est de mesme de la Langue universelle. Il ne suffit pas pour elle que les paroles s’y distinguent par la prononciation, comme Vers préposition, & Vers ouvrage de Poësie, elles se doivent encore distinguer par les lettres qui les composent. L’une & l’autre enfin doit estre exempte de toutes sortes d’équivoques, & sur tout de la double, je veux dire de celle qui se rencontre tout-à-la fois dans l’Ecriture & dans la prononciation, comme Vers préposition, & Vers insecte, & comme les deux premiers exemples que j’ay raportez.

Quant à l’inégalité dans les expressions, la premiere est d’exprimer inégalement les choses égales. Ainsi nous marquons le masle & la femelle par des mots semblables, ou tout-à-fait approchans, dans Lion & Lionne, dans Chien & Chienne, dans Fils & Fille, dans Roy & Reyne, &c. & par des mots entierement diférens dans Cerf & Biche, dans Pere & Mere, dans Seigneur & Dame, &c. Ainsi encore nous appellons avec des mots de raport, Lionceaux, Louveteaux, Chattons, &c. les petits des Lions, des Loups, & des Chats ; & par des mots tout-à-fait divers, Faons, Poulains, Agneaux, ceux des Cerfs, des Chevaux, & des Beliers ou des Brébis. De plus, nous attribuons separément des adjectifs à de certains mots de masle & de femelle, comme à ceux d’Homme & de Femme, de Pere & de Mere, &c. qui sont humain, féminin, paternel & maternel, & nous n’en donnons que conjointement à d’autres mots, comme à ceux de Seigneur & de Dame, de Roy & de Reyne, qui sont Seigneurial & Royal, encore peut-on dire que les adjectifs ne sont attribuez qu’aux masles, & que la femelle n’y a rien. Enfin nous avons des mots simples pour exprimer certaines choses, tels que sont ceux que nous donnons aux petits des Animaux que je viens de nommer, & à Bestail par exemple encore, pour marquer les Bestes qui nous sont soûmises & que nous faisons paître ; & nous n’en avons point pour attribuer à d’autres choses de mesme nature, comme aux petits des Chiens, aux Bestes de charge, & aux Bestes sauvages. Nos verbes ne sont pas exempts de ces defauts, non plus que nos noms, & sur tout de ce dernier, qui est le plus important de tous ; & nostre Langue nous en fournit un grand exemple dans l’usage qu’elle fait du verbe aller. Elle exprime par des mots simples, aller lentement, aller viste ou au plus viste, aller de biais, en haut, en bas, devant, derriere, ou apres, avec, à costé, &c. & c’est par nos verbes dandiner, courir, biaizer, monter, descendre, devancer, ou préceder, suivre, accompagner, cotoyer, &c. & elle n’en a point pour signifier aller doucement, aller à grands pas, aller droit, au haut, ou au dessus, au bas, ou au dessous, au milieu, ou entre-deux, seul, au devant, &c. Comme toutes ces sortes d’inégalitez ne sont que des effets de bizarrerie, qui viennent de l’usage ou de l’Instituteur de nostre Langue, elles ne sont pas moins à éviter que les équivoques. Le Dictionnaire universel demande de l’exactitude & de la prudence. Il doit exprimer les choses égales, d’une maniere égale, & toûjours de la maniere la plus facile à retenir. Il doit faire les mesmes avantages à une expression qu’à une autre, & toûjours pancher du costé de l’abondance, & il doit sur tout tendre à l’abréviation, autant qu’il est possible, non pas par le retranchement des mots, mais par celuy des phrases & par leur réduction en mots simples. A cet égard l’imitation sera sa regle. Nostre verbe aller, par exemple, manque de certaines expressions qui luy sont aussi necessaires que celles qu’il a, & il n’y a pas eu de raison d’abréger les unes, & de laisser les autres dans l’étenduë des phrases ; il falloit tout un, ou tout autre, puis qu’elles sont d’un pareil usage. Dans le choix donc de l’un ou de l’autre party, le Dictionnaire universel prendra celuy des paroles simples, & réduira toutes les phrases, à l’imitation de celles qui sont déja réduites, puis qu’il ne sert de rien d’employer beaucoup de choses où une seule suffit, selon le dire des Sages. Il suivra la mesme conduite à l’égard des exemples qu’il reçoit des autres Langues. La Chinoise exprime le pied d’un Oyseau, celuy d’une Brute, celuy d’un Homme, & celuy d’une Escabelle, par les quatre mots, chuà, thi, kiò, & ciu, au lieu que nous y en mettons plusieurs, en repétant par tout celuy de pied, & mesme comme s’il estoit un genre commun aux Escabelles & aux Animaux. Cette mesme Langue abregé aussi l’action & la façon d’agir du verbe prendre ; & ce que nous disons par ces quatre phrases, prendre à pleine main ou à main ouverte, prendre à main serrée, prendre avec tous les doigts, & prendre avec deux doigts, elle le dit encore par ces quatre paroles, tuè, chua, tzò, & nien.

Ces abréviations sont à imiter, & toutes les autres de pareille nature, parce que la richesse des Dictionnaires, qui est la premiere & la principale richesse des Langues, n’est fondée que dans le grand nombre de mots simples ; & il est du devoir d’un Dictionnaire universel, de raporter tous ceux qui se trouvent dans les Dictionnaires particuliers, autrement il ne seroit pas universel. C’est par cette abondance que les mots équivoques sont bannis, & qu’on en a de propres à l’expression de chaque chose, avec le choix de s’en servir, ou d’employer les figures & les phrases.

La réduction des phrases aux mots, n’est pas la seule à quoy le Dictionnaire universel doive estre borné. Les façons de parler triviales, les sentences, les axiomes, & ce qu’on nomme genéralement preuves populaires, ou proverbes, s’expriment diversement par les Langues. Ainsi pour témoigner qu’on est plus sensible à son propre interest qu’à celuy d’autruy, l’Espagnol dit, plus pres me sont mes dents que mes Parens ; le François, ma chair m’est plus proche que ma chemise ; l’Italien, la chemise serre ou embrasse davantage que la juppe. Ainsi pour exprimer qu’on succombe dans l’occasion à force d’y retourner, le François dit, tant va la Cruche à l’eau qu’enfin elle se casse ; l’Italien, tant va la Chevre boiteuse qu’elle rencontre le Loup ; l’Espagnol, qui va souvent à la guerre, y laisse la peau, ou l’y laissera, & ainsi des autres.

Le Dictionnaire universel doit réünir toutes ces diférentes manieres de parler, dans des expressions universelles, en les réduisant chacune à une seule parole, comme aussi à un seul caractere, selon l’exemple de la Chine. Il faudra à la verité un peu d’application pour s’en instruire ; mais l’ordre & la liaison qu’on mettra entr’elles, en ostera toute la peine.

Je ne dis rien de la seconde richesse des Langues, qui se tire des variations directes & indirectes des noms & des verbes. Leur grand nombre empesche, comme je l’ay remontré, qu’elles ne soient raportées dans le Dictionnaire universel, où la repetition qui s’en feroit à chaque mot seroit trop importune. Elles appartiennent à la Grammaire, & sont de ses dépendances.

Voila donc tout ce que je pense des mots dont le Dictionnaire universel doit estre composé, & voicy la maniere dont je les ay disposez dans l’ébauche que j’en ay faite.

SECONDE PARTIE.

Mon debut est par les pronoms, par les articles, & par les quatre parties du discours qui ne se déclinent, ny ne se conjuguent, & je me débarasse d’abord de tous ces mots pour venir aux noms des estres, dont les pronoms ne sont que des suplémens, les articles que des signes de cas, & les parties invariables que des marques de circonstances. Outre qu’il me semble estre de leur nature, ou du moins de l’usage de toutes les Langues, de les exprimer de la maniere la plus courte qu’il est possible, à cause de leur fréquent retour, ce qui arrive à l’endroit où je les mets, par le moyen des chiffres simples que j’employe à leurs expressions. Ayant donc ainsi placé tous ces petits mots à la teste des autres comme préliminaires, je m’attache aux noms primitifs & importans, que je distribuë en dix Chapitres.

Le premier contient le nom de Dieu, & de ses attributs, ceux des Anges, & des Démons, & conséquemment le Paradis & l’Enfer, avec tout ce qui peuple l’un & l’autre, je veux dire les diverses sortes de Religions.

Des Estres spirituels je passe aux matériels que nous croyons inanimez ; sçavoir, aux Cieux & aux Elémens, aux Astres, aux Méteores, & aux Mixtes, & je les mets dans le second Chapitre, avec les noms de temps & de lieu, qui sont de leurs dépendances.

De là je viens aux Estres animez, & premierement à ceux qui n’ont que l’ame vegétative, puis à ceux qui ont l’ame sensitive, & je les place séparément dans le troisiéme Chapitre & dans le quatriéme, avec les parties qui forment les uns & les autres.

Je raporte ensuite les parties du corps humain, & ayant alors exprimé tous les noms des Estres primitifs, je descends à leurs accompagnemens qui sont les couleurs, les figures, & les autres objets des cinq Sens. J’y joins les noms des poids & des mesures, parce qu’ils sont de leurs appartenances, & j’enferme le tout dans le cinquiéme Chapitre.

Des Estres matériels qui sont purement naturels, je passe à ceux qui sont meslez de Nature & d’Art, & premierement aux choses qui sont à l’usage de l’Homme, pour ses besoins, pour ses commoditez ou pour ses plaisirs, & qui dépendent des Arts mécaniques ; & puis à celles qui sont propres à son instruction, & qui relevent des Arts libéraux & des Sciences, & je les place aussi séparément dans le sixiéme Chapitre & dans le septiéme, avec les Maistres, les Instrumens, & les Ouvrages de ces Sciences, & de toutes ces sortes d’Arts.

Je mets dans le huitiéme les Titres qui surviennent à l’Homme par sa naissance, & par sa condition ou son état, avec les circonstances de sa vie & de sa mort. Je m’éleve dans le neufiéme à la considération de l’ame raisonnable, de ses puissances, de ses facultez, & de ses habitudes ; & j’ajoute dans le dixiéme les noms des Personnes qui ont esté les plus fameuses par leurs qualitez, par leurs hauts faits, ou par leur fortune ; & ayant alors compris dans ces dix Chapitres, tous les Estres tant spirituels que materiels, tant inanimez qu’animez, tant naturels qu’artificiels, tant primitifs, qu’associez & dépendans ; je marque leurs actions & leurs passions par le moyen des verbes que je rapporte ; & voila en gros la maniere dont j’ay ébauché le Dictionnaire universel.

Quant à son détail je n’en donneray que la premiere subdivision, parce que les autres seroient de trop vaste étenduë, & sont faciles à imaginer & à fournir par qui en voudra prendre la peine. Je partage donc chacun de mes dix Chapitres en autant de Sections, ce qui fait cent Sections pour les dix Chapitres ; mais avant que de les raporter, je dois parler de la subdivision des petits mots qui les devancent.

Ces mots se distribuent dans les Sections que voicy. 1. 2. & 3. contiennent les pronoms des trois Personnes avec les pronoms possessifs, comme aussi les trois premiers cas de l’Article, sçavoir le nominatif dont le vocatif n’est point distingué, veu son peu de conséquence, le génitif & le datif ; 4. & 5. expriment d’autres pronoms, avec l’accusatif & l’ablatif de l’article ; 6. marque encor d’autres pronoms, & le cas libre de l’article, cas de nouvelle invention que je mets apres les prépositions, pour m’accommoder aux diférens regimes qu’elles reçoivent des Langues ; 7. enferme les adverbes avec les interjections que le Grec place à leur suite, en quoy j’ay trouvé bon de l’imiter, veu encor le peu de conséquence ; 8. comprend les conjonctions ; & 9. les prépositions. Et voila le détail des petits mots.

10. qui commence celuy du premier Chapitre des mots primitifs, contient le nom de Dieu & de ses attributs ; 11. les noms des fausses Divinitez ; 12. le Paradis, les Anges, & les Saints ; 13. l’Enfer, les Démons, & les Damnez ; 14. la Religion de la Nature ; 15. celle de Moïse, & des Juifs ; 16. celle des Chrestiens ; 17. celle des Idolâtre ; 18. celle de Xaca le Législateur de l’Orient, qui y a étably l’opinion du passage des Ames de Corps en Corps ; & 19. celle de Mahomet ; & je joints aux Sections de ces Religions, les noms particuliers de leurs Misteres, de leurs Ministres, & de leurs plus celébres Personnages.

20. qui commence le détail du deuxiéme Chapitre, comprend les Cieux, les Etoiles, les Signes, les Constellations, les Planetes, & les Cometes ; 21. les noms du Temps, dont le mouvement des Cieux & des Astres est l’auteur ou du moins la marque ; 22. l’Element du Feu que je suppose agir avec le Soleil, pour échaufer & vivifier toutes choses, & pour allumer les feux soûterrains, & ceux qui sont sur la Terre dont je raporte les parties & les effets ; 23. l’Air, les Vents, & tous les Méteores ; 24. l’Eau avec tous les noms qu’on luy attribuë, suivant ses diférentes dispositions, qualitez, ou étenduës naturelles, tels que sont ceux d’eau douce, d’eau salée, d’eau minérale, &c. & ceux de Mer, de Lac, de Bras, de Golphe, de Fleuve. de Riviere, de Ruisseau, &c. 25. la Terre, avec les noms qu’on luy donne aussi, comme à l’Eau suivant sa nature ; tels que sont ceux d’Argile, de Glaize, de Tuf, &c. de Plaine, de Montagne, de Colline, de Coteau, de Vallée, de Vallon, &c. 26. les noms particuliers des parties considérables de la Terre & de l’Eau ; comme ceux d’Europe, de France, de Bourgogne, de Seine, &c. A quoy je joints les Villes Capitales des Etats, & des Provinces ; 27, 28, & 29. les Minéraux que je distribuë en Pierres, en moyennes natures & en Métaux.

30, qui commence le détail du troisiéme Chapitre enferme les parties qui forment les Végetaux ; 31, les Fleurs ; 32, les Herbes potageres & les Légumes ; 33, 34, & 35. les Herbes medicinales que je partage en celles de basse tige, de médiocre, & de haute, & que je subdivise ensuite selon leurs couleurs. Ouvrage qui devroit bien avoir esté fait par les Medecins, pour la facile instruction des Personnes qui sont curieuses de la connoissance des Simples ; 36, 37, & 38. les Arbres fruitiers que je partage comme les Herbes medicinales par leurs trois sortes de tiges, & par leurs diférences de pépin & de noyau ; & 39, les Arbres petits & grands qui ne portent point de fruit.

40, qui répond au quatriéme Chapitre, raporte toutes les parties dont les Bestes sont composées ; 41, & 42, les Poissons d’eau douce & d’eau salée, que je subdivise en Poissons à écailles ou sans écailles ; 43, les Animaux rampans ; 44, & 45, ceux à deux pieds, de vol lourd ou de vol leger ; 46, 47, & 48, ceux à quatre pieds domestiques ou sauvages, & 49, ceux de nature meslée, le Amphibies, les Zorphites, les Insectes, &c.

50, qui explique le cinquiéme Chapitre, nomme les parties du Corps humain ; puis 51, & 52, contiennent les principaux objets de la veuë, je veux dire les couleurs & les figures ; 53, & 54, la grandeur, la grosseur, la pesanteur, la legereté, & la quantité, avec les poids & les mesures ; 55, & 56, la Chaleur, la Froideur, la Secheresse & l’Humidité, qui forment les quatre humeurs & le tempéramment des Estres, & qui sont les objets de l’attouchement avec ceux que je viens de nommer, si l’on en excepte les couleurs ; 57, les objets de l’Oüye, je veux dire, les Chants, les Sons, & les autres bruits ; 58, les bonnes & les mauvaises Senteurs, qui sont les objets de l’Odorat ; & 59, les bonnes & mauvaises Saveurs, qui sont celles du goust.

60, qui étalle le sixiéme Chapitre, marque les Mestiers qui s’employent à nourrir l’Homme, avec les Instrumens de ces Mestiers & les diférentes sortes de nourriture qu’il en tire ; 61, exprime de mesme les Mestiers, les Instrumens, & les Ouvrages de ceux qui travaillent à l’habiller ; 62, de ceux qui s’occupent à le parer, & à le rendre propre ; 63, à le loger ; 64, à le meubler ; 65, à le chauffer ; 66, à luy fournir les autres commoditez de la vie, en repos ou en voyage ; 67, à le pourvoir dequoy se défendre, comme dequoy attaquer ; 68, à le divertir ; & 69, à le soulager & à le guerir, quand il est indisposé, blessé, ou malade.

70, qui étend le septiéme Chapitre, déclare les noms des Maîtres qui travaillent à luy dresser le corps aux Exercices ; 71, à luy former la main à l’Ecriture, aux Instrumens, à la Peinture, à la Sculpture, & aux autres Arts libéraux ; 72, à luy façonner la Voix pour la Musique ; 73, à luy apprendre les Humanitez & la Rhétorique ; 74, le Droit, les Loix, & les Coûtumes ; 75, l’Arithmétique ; 76, la Geometrie, & l’Architecture ; 77, l’Astronomie, & l’Astrologie ; 78, la Philosophie & la Medecine ; & 79, la Theologie.

80, qui déduit le huitiéme Chapitre, exprime les degrez de Parenté, qu’il reçoit de sa naissance ; 81, ceux d’alliance qu’il contracte par son mariage, ou par ceux de ses proches Parens ; 82, ses Dignitez, ou ses Emplois dans l’Eglise ; 83, à la Cour ; 84, à la guerre ; 85, dans la Robe ou la Justice ; 86, dans les Finances ou dans les Commissions ; 87, dans la servitude ; 88, ses âges, avec les maladies ausquelles chaque âge est sujet ; & 89, ses diverses manieres de mourir.

90, qui détaille le neufiéme Chapitre, énonce les puissances & les facultez de l’ame ; 91, ses passions ; 92 & 93, ses perfections naturelles & ses defauts ; 94 & 95, ses vertus surnaturelles, & leurs opposez ; 96 & 97, ses vertus morales, & leurs contraires ; & 98 & 99, ses autres vertus, & ses autres vices.

100, qui est le Commentaire du dixiéme & dernier Chapitre, debite les noms propres des Hommes celebres, par la puissance, comme les Souverains ; 101. par la valeur, comme les Conquérans & les Héros ; 102, par la sagesse, comme les Mages, les Brachmanes, les Druides, &c. 103, par les Sciences, comme les Philosophes, les Mathématiciens, les Medecins ; 104, par l’Eloquence & par la Poësie, comme les Orateurs & les Poëtes ; 105, par les Arts, comme les Architectes, les Sculpteurs, les Peintres ; 106, par l’industrie, comme les Inventeurs des choses utiles ou agreables ; 107, par la Fortune, comme les Fanons des grands Souverains ; 108, par l’innocence & par la pieté, comme les grands Hommes de bien, & 109, par la malice & par la méchanceté, comme les fameux Criminels. Je ne raporte pas les noms des autres Hommes, non plus que ceux des petites Villes & des Villages. Ce seroit une affaire, & fort inutile, & je veux croire qu’on en dispensera volontiers le Dictionnaire universel, puis qu’il ne se doit pas remplir de bagatelles, & que cela ne se trouve en aucun autre. La Nature abhorre le superflu, aussi-bien que le vuide. Quant aux noms des Femmes, dont je n’ay point fait de mention jusqu’icy, il n’en est pas de mesme, elles doivent avoir place au Dictionnaire universel, aussi-bien que les Hommes, & je la leur donne par tout où elle leur est deuë.

Reste à remarquer que l’ordre auquel j’ay rangé les noms des Estres, forme un enchaînement d’autant plus facile à concevoir & à retenir, qu’il suit exactement la Nature, puis qu’il met comme elle les causes avant les effets, les Estres simples avant les composez, & les supérieurs avant les inférieurs ; qu’il passe des sensisibles aux visibles, & que pour agir avec circulation comme cette mesme Nature, il commence par Dieu qui a tout fait, & finit par l’ame de l’Homme, pour laquelle toutes choses ont esté faites.

A cet enchaînement general des noms absolus & primitifs, qui sont tous de genre masculin, ou de genre libre, excepté quelques nombres propres qui sont feminins, j’adjoûte un enchaînement particulier, par la suite que je leur donne de tout ce qui peut relever d’eux ; ce qui consiste à leur fournir deux noms substantifs pour leurs deux autres genres, trois rélatifs ou dérivez ; & six adjectifs, avec leurs dépendances, qui sont des noms de qualité & des adverbes. Quelques exemples éclairciront cette conduite ; voicy le premier. Au nom substantif primitif masle, je joints le substantif féminin femelle, & le substantif du genre libre, commun, ou neutre cunque, puis la relation masculine enfant ou petite, la feminine enfant ou petite, & celle de genre libre hermaphrodite. Apres j’adjoûte des adjectifs pour ces six substantifs, puis qu’ils sont également à distinguer pour la parfaite expression du panchant, du sentiment, & de l’action de chaque Estre. Masculin & féminin sont les deux premiers de ces adjectifs ; les autres ne sont pas en usage dans nostre Langue, non plus que les qualitez. Pour les adverbes masculinement & fémininement, ils y sont encore peu usitez.

Le second exemple est de joindre au substantif masculin Belier, le féminin Brébis, & celuy de genre libre Mouton, puis la relation ou suite naturelle ; masculine Agneau, & la féminine Etetine ; il n’y en a point pour le genre libre ; & enfin des adjectifs, avec leurs dépendances, pour ces cinq substantifs, bien que hors d’usage dans nostre Langue.

Le troisiéme exemple est d’adjoûter au substantif primitif Pere, le substantif féminin Mere ; puis faute de nom de raport pour le genre libre, c’est de marquer la relation Fils & Fille, & en suite les adjectifs avec leurs dépendances, sçavoir, paternel, paternité, paternellement ; maternel, maternité, maternellement ; filial, filiation, filialement, pour le nom de Fils, & autant pour le nom de Fille.

Et le dernier exemple est de mettre apres le substantif primitif de genre libre terre, faute de noms de raport pour les deux autres genres, sa relation ou ses dérivez terroir & territoire, & ses adjectifs terrestre & terreux ; puis faute de noms de qualité, c’est de marquer l’adverbe terrestrement.

Il reste à dire, apres ces exemples, que deux raisons me font toûjours laisser vuides les places qui ne sont pas fournies par nostre Langue. L’une, afin d’observer par tout le mesme ordre, & de donner ainsi plus aisément à retenir toutes les dépendances ou suites de chaque mot primitif ; & l’autre, afin que ces places vuides soient remplies par les autres Langues, & à leur defaut, par la Langue & par l’Ecriture universelle, autant neantmoins que la nature de chaque chose le permet.

DERNIERE PARTIE.

Les verbes suivent le mesme ordre que les noms ; & si leur premiere division n’est qu’en neuf Chapitres, c’est parce qu’aucun verbe ne peut avoir de relation au dixiéme, qui ne consiste que dans des noms propres d’Hommes ou de Femmes, non plus qu’au préliminaire, qui ne contient que des pronoms, des articles, & des parties invariables du discours. Chaque autre Chapitre des verbes se rapporte à un Chapitre des autres noms.

Ainsi le premier enferme les verbes qui regardent le souverain des Estres, avec le travail dont il a donné l’exemple à l’Homme par la création & par l’embellissement le l’Univers, & qu’il luy donne encore à imiter par le soin qu’il prend de conserver ce grand Ouvrage. On voit au 2. les verbes qui représentent la lumiere des Astres, leurs influences, & celles des Elémens, avec le mouvement des uns & des autres. Au 3. les verbes du commerce, dont les vegétaux sont les principales sources. Au 4. ceux des cris & des mouvemens de toutes sortes d’Animaux. Au 5. ceux des couleurs, des figures, des poids & des mesures, & des autres objets des sens. Au 6. ceux de la nourriture, de la conservation, & des divertissemens de l’Homme. Au 7. ceux qui tendent à son instruction. Au 8. ceux qui expriment les qualitez accidentelles qui luy surviennent à la naissance, durant la vie, & la mort ; Et au 9. & dernier, ceux qui expliquent les fonctions de son ame. Voila comme l’ordre des verbes s’accommode en general à l’ordre des noms.

Quant au détail, j’en distribuë encore chaque Chapitre en dix Sections, de mesme que ceux des noms ; & j’enferme en chaque Section, dix verbes, qui sont semblables ou approchans, ou bien rélatifs à mesme fin, excepté dans celles des cris des Animaux, où je ne les puis mettre que diférens, & j’appelle ces verbes, positifs ou affirmatifs. Tels sont par exemple ceux du premier Chapitre & de sa premiere Section marquée 110, lesquels appartiennent veritablement & par excellence à l’Estre souverain.

estre, exister, avoir, posseder, joüir.
pouvoir, disposer, penétrer, connoistre, sçavoir.

Tels sont aussi ceux de la seconde Section marquée 111, qui regardent le travail, dont Dieu a donné l’exemple à l’Homme,

créer, produire, faire, former, construire,
édifier, fabriquer, établir, fonder, affermir.

Tels ceux de la troisiéme Section marquée 112.

Démesler, arranger, ajancer, accommoder, disposer, &c.

Les neuf Chapitres estant remplis de ces verbes affirmatifs, je rapporte leurs opposez ou contraires, que je nomme verbes négatifs, dans neuf autres Chapitres, dont la premiere Section commence par 210. en sorte que le verbe négatif répond toûjours au Chapitre, à la Section, & à la place qu’occupe son verbe affirmatif, afin que la connoissance de l’un conduise en un moment à la connoissance de l’autre. Ainsi je mets dans la premiere Section du premier Chapitre du second ordre, marquée 210. les verbes négatifs manquer & ignorer, pour les opposer aux verbes affirmatifs de la premiere Section 110. avoir & sçavoir, les huit autres verbes de cette action n’ayant point de négatifs dans l’usage de nostre Langue.

J’oppose de mesme dans la seconde Section 211. aneantir à créer, défaire à faire, détruire à construire, démolir à édifier, ruiner à établir, & affoiblir à affermir ; les autres verbes de la seconde Section 111. du premier ordre, produire, former, fabriquer, & fonder, n’ayant point non plus de négatifs parmy nous.

A ces deux ordres de verbes j’en adjoûte encore deux autres. L’un pour exprimer le retour de l’action du verbe affirmatif ; & l’autre, celuy de l’action du verbe négatif ; & ainsi le troisiéme ordre des verbes commence par le nombre 310. & le dernier par 410. & j’observe dans l’un & dans l’autre le mesme arrangement & la mesme correspondance qu’aux précedens. De sorte que comme défaire de la Section 211. par exemple, répond à faire de la Section 111 ; refaire, qui est le retour de l’action de ce verbe affirmatif, est marqué dans la Section 311 ; & redéfaire, qui est le retour de l’action du verbe négatif, est raporté dans la Section 411. & ainsi de tous les autres verbes.

Nostre Langue n’a pas beaucoup de ces verbes de retour d’action, & manque mesme souvent des opposez ou contraires ; mais comme ces sortes de verbes servent à l’abréviation des expressions, & que les autres Langues en peuvent fournir, j’en laisse les places vuides pour estre remplies par elles, sinon par la Langue & par l’Ecriture universelle, comme les places des noms dont j’ay parlé.

Et parce qu’il reste entre ces quatre ordres de verbes, trois Chapitres de vuides, qui sont ceux marquez 200, 300, & 400, & qui répondent au Chapitre des noms propres marqué 100. auquel les verbes, comme j’ay dit, ne peuvent avoir de raport ; je les remplis des proverbes & des autres façons de parler populaires, & je crois ne leur pouvoir assigner de places plus convenables à leur nature, estant composez de verbes & de noms, & estant d’ailleurs d’espece singuliere, comme les noms propres.

Je ne fais point icy mention des participes qui résultent de tous ces verbes, parce qu’ils sont de leur dépendance, & seront mis à leur suite dans le Traité des variations. Pour les noms qui en dérivent, le Dictionnaire universel doit s’en charger, & les raporter, à l’imitation des Dictionnaires particuliers.

La premiere sorte de ces noms est de substantifs absolus, appartient à la personne, ou pour mieux dire, à l’esprit, au masle, & à la femelle, & est commune à tous les verbes. Tels sont les noms de Createur & de Creature, d’Amant & d’Amante, de Roy & de Reyne, de Vieillard & de Vieille, de Blanchisseur, de Mesureur, de Sçavant, d’Encenseur, de Voleur, d’Harquebusier, & autres semblables, avec leurs feminins ; Noms qui dérivent des verbes créer, aimer, regner, vieillir, blanchir, mesurer, sçavoir, encenser, voler, harquebuser.

La seconde sorte est encore de substantifs absolus ; mais elle appartient au genre libre, & premierement à la chose accidentelle, à l’action, à la passion, à l’habitude, comme caresse, injure, agrément, faveur, qui viennent des verbes caresser, injurier, agréer, favoriser ; & création, amour, vol, vollerie, encensement, blanchissage, &c. Elle appartient 2. à la qualité, comme Royauté, science, blancheur. 3. Au temps, ou au lieu, comme regne & vieillesse, Royaume & Blanchisserie. Et 4. à l’instrument & à l’action de l’instrument, comme mesure & encensoir, & harquebusade. Surquoy il faut observer que comme Encenseur, encensement & encensoir, sont dérivez du verbe encenser ; & Harquebusier & harquebusade, du verbe harquebuser ; ces verbes dérivent à leur tour, des noms encens & harquebuse, parce que tout Estre substantiel ou artificiel, comme ils le sont, précede toûjours son action.

La troisiéme sorte de noms est de substantifs rélatifs, & appartient, de mesme que les deux autres sortes d’absolus, à la personne & à la chose. Tel est le nom de Créature & celuy d’Estre, qui vient du verbe Estre, lesquels s’attribuënt également bien à l’Ange, à l’Homme, à la Femme, au Ciel, à la Terre, &c.

La quatriéme sorte de noms est d’adjectifs, & ils résultent de la plûpart de ces substantifs, de la chose accidentelle, de l’action, de la passion, & de l’habitude, comme agreable, favorable, injurieux, & amoureux ; de la qualité simple & habituelle, comme Royal, blanc, sçavant ; du temps, comme vieil ; & de la relation, comme Royaliste.

La cinquiéme & derniere sorte est encore d’adjectifs, qui sont au nombre de six, dont j’en attribuë trois au verbe actif, & autant au passif. Le premier des actifs en marque la puissance, comme nuisible, qui peut nuire ; solvable, qui peut payer. Le 2. l’obligation, comme comptable, qui doit compter ; risible, qui oblige à rire, ou qui fait rire. Et le 3. le mérite, comme.… qui mérite de boire. Les trois autres sont opposez à ceux-là. L’un exprime la puissance passive, comme visible, qui peut estre veu ; faisable, qui peut estre fait. L’autre, l’obligation passive, comme redoutable, qui se fait redouter, ou qui doit estre redouté ; punissable, qui doit estre puny. Et le dernier, le mérite passif, comme aimable, qui mérite d’estre aimé ; haïssable, ou odieux, qui mérite d’estre hay ; loüable, qui est digne d’estre loüé.

Le nombre de ces noms verbaux est grand, & peut-estre que leur distinction n’a jamais esté faite avec tant d’exactitude ; mais elle estoit necessaire pour parvenir à la perfection des expressions. Chaque Langue en attribuë quelques-uns à chacun de ces verbes, & aucune ne les y attribuë tous. Cette fécondité estoit réservée, de mesme que les precédentes, à l’Ecriture & à la Langue universelle, autant neantmoins que chaque verbe en est capable, pour ne point faire de violence à sa nature.

Voila, Monsieur, l’ordre & la liaison que j’ay donnée à toutes les parties du discours, pour s’en former une idée facile à concevoir & à conserver. Il ne reste que deux petites refléxions à faire. L’une, qu’un Dictionnaire dressé sur cet ordre, est digne d’estre reçeu de toutes les Nations, puis qu’il est pour elles un Livre de Science, aussi-bien que d’Ecriture & de Langue ; & l’autre, que quand on sçaura une partie des caracteres de cette Ecriture, ou des mots de cette Langue, on n’en sçaura pas seulement l’autre partie, comme je l’ay dit dans vostre XIV. Extraordinaire, mais beaucoup plus que la moitié, à quoy j’ay borné cette avance, puis qu’on ne peut apprendre par exemple l’expression d’un verbe, qu’on ne sçache aussitost celle des autres verbes ses semblables, celle de ses opposez ou contraires, celle des démonstratifs du retour de son action & de la leur, & celle enfin de tous les noms substantifs & de tous les adjectifs, qui dérivent de luy & d’eux ; ce qui va du moins à la connoissance de cent expressions, pour une dont on s’instruit, sans compter encore les verbes du mesme Chapitre, qui precédent & qui suivent celuy qu’on sçait, estant toûjours faciles à induire & à déclarer.

Adjoûtez à cela l’ordre naturel qui est entre les expressions des Estres, & qui fait qu’on n’en connoist pas plûtost la premiere, qu’on en peut nommer toute la suite ; & pensez enfin à l’enchaînement qui est aussi dans tout le Dictionnaire, dont on n’a pour ainsi dire qu’à sçavoir un Chapitre pour juger de ses voisins, pour passer de l’un à l’autre, & pour s’instruire de tout en fort peu de temps.

J’ay encor avancé dans vostre XIV. Extraordinaire, qu’on pouvoit apprendre tous les mots de la Langue universelle en 24. heures, & les Caracteres de l’Ecriture encor plûtost. On voit bien présentement qu’il n’y a pas lieu de douter de cette proposition à l’égard des Caracteres, puis que ce sont les Chifres Arabiques, & qu’il est aisé de distinguer & de nommer tous ceux qui sont depuis un jusqu’à cent mille millions & au dela, sans, pour ainsi dire, les avoir jamais appris, ou du moins les avoir jamais veus par écrit, ou entendu prononcer. Cette proposition a pourtant paru merveilleuse, & sa trop grande lumiere ébloüissant tout le monde, la fait demeurer inconnuë jusqu’à mon Explication. Il en est à peu pres de mesme, de celle qui regarde les mots de la Langue universelle. Elle est surprenante, & on ne peut qu’on ne l’admire ; mais vous trouverez bon, Monsieur, que j’en cache le mistere, jusqu’à ce que j’aye achevé ce qui concerne l’Ecriture. L’ordre veut cela de moy, & il ne vous déplaira pas que je le suive.

Le Dictionnaire universel estant donc dressé & remply, suivant l’idée que j’en ay donnée, il faudra mettre devant chaque mot les Chifres Arabiques dans leur ordre naturel, ce qui se peut faire de deux façons. L’une simple, commune, & propre à entrer dans l’esprit de tout le monde ; & l’autre, singuliere, ingénieuse, & beaucoup plus commode. Ces deux façons s’éclairciront encor dans la suite ; mais enfin par l’employ de l’une ou de l’autre, le Dictionnaire universel ou d’interprétation se trouvera accomply, & alors chaque Peuple pourra le traduire en sa Langue, & puis regler sur luy son Dictionnaire d’instruction, afin que les ayant tous deux, rien ne luy manque des fondemens de l’Ecriture & de la Langue universelle, pour annoncer immédiatement ses pensées aux autres Peuples, & pour interpreter celles qu’ils luy annonceront.

Il n’y aura apres cela qu’à apprendre la maniere dont on doit exprimer les variations des mots, pour pouvoir écrire ou parler avec une juste & parfaite construction, & expliquer aisément ce qui aura esté énoncé de cette sorte. Ces variations, comme je l’ay déja dit, ne sont pas du ressort du Dictionnaire, parce qu’on ne pourroit les y mettre qu’en détail, ce qui iroit à l’infiny. Leur expression à qui j’ay donné des bornes étroites, par le moyen de quelques regles generales tres-aisées à comprendre & à retenir, sera, Monsieur, le sujet de la premiere Lettre que j’auray l’honneur de vous écrire, celle-cy n’estant déja que trop longue, apres quoy il ne restera rien à adjoûter pour un parfait commerce d’intelligence entre les Nations, sinon le desir qu’elles veuillent bien employer ces lumieres à leur usage. Si elles ne le font pas, la peine ny l’embarras n’en seront pas la cause ; car comme il n’est rien de plus facile que d’exprimer un mot par un nombre, il n’est rien aussi de plus aisé que de marquer sa variation par un autre. Vous aurez bien-tost l’Explication de ce nouveau mystere. Cependant je suis, Monsieur, vostre, &c.

De Vienne-Plancy.

Sentimens sur les Problémes proposez dans le dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 374-380.

Sentimens sur les Problémes proposez dans le dernier Extraordinaire.

A M. LA COMTESSE DE C.

Ce n’est pas sans peine, Madame, que je me suis détermine à vous obeïr ; les difficultez que j’ay trouvées à dire mon sentiment sur une matiere aussi délicate, & aussi difficile que celle que nous propose le Mercure, m’ont donné assez d’embarras pour trouver lieu de m’excuser. En effet, quand je me mets à la place de ce Confident heureux, qui parle à une Belle de la passion de son Amy, qui l’assure qu’elle en est aimée le plus tendrement du monde, & qui entend de la bouche mesme de cette Belle, qu’il seroit mieux écouté, s’il parloit pour luy-mesme ; c’est un endroit si périlleux pour moy, Madame, que mon cœur & la bonne foy ne sont pas trop en seûreté. Qu’il est difficile de résister à des offres si charmantes, pour peu qu’on ait le cœur tendre, & que la bonne foy devient foible, quand une belle Personne s’explique de cette maniere ! N’est-ce pas une espece de déclaration à ce Confident qu’il est aimé, que l’on veut sçavoir seulement si son cœur est en sa disposition, s’il est capable d’aimer, & enfin sauver honnestement une démarche que les Dames attendent toûjours des Hommes, pour n’estre pas exposees à la dureté d’un refus ? Il n’a qu’à parler & dire je vous aime, il devient heureux Amant en devenant infidelle Amy.

Mais cependant quand un Homme a l’ame belle, & genéreuse, & qu’il envisage la perfidie qu’il va faire à son Amy, qu’il conçoit combien est grande la cruauté de se voir enlever sa Maîtresse par le meilleur de ses Amis, auquel on avoit donné toute sa confiance, ah, Madame, je croy que l’on demeure sans parole, sans mouvement, & tout interdy ; car enfin il ne fut jamais permis par aucune loy, ny dans aucune occasion, de trahir les intérests de son Amy, ny d’accepter des offres qui pourroient détruire ses prétentions ; c’est un injure si grande, & si odieuse à tout le monde que la trahison, qu’il n’y a pas à balancer à prendre party. Il faut donc qu’un Confident, s’il n’est plus en état de résister aux charmes, & aux avances de la Maîtresse de son Amy, le prie d’en choisir un autre sous des prétextes spécieux, & ne pas luy en découvrir le veritable motif, de peur de donner lieu à des reproches qui pourroient causer une rupture. Ce pourroit estre là la marque d’un Amy veritable & sincere, si cette épreuve se pouvoit faire aisément ; mais comme les occasions en sont rares & difficiles, & qu’il en est de plus communes & d’aussi certaines, je croy, Madame, que vous ne seriez pas satisfaite, si je ne vous disois que la marque la plus évidente, & la plus essentielle de l’amitié, est je-ne-sçay-quoy de fier qui paroist dans les conseils des veritables Amis qui nous découvre leur bonne foy. La flaterie au contraire a quelque chose de doux, & d’agreable, où les Foibles se laissent aller aisément. Elle rend nos inclinations justes, elle autorise nos emportemens, & fait de nos defauts des vertus apparentes. Ainsi le veritable Amy s’oppose souvent à nos panchans, le Flateur les solicite ; on voit dans l’un un certain air severe & desinteressé, & dans l’autre un je-ne-sçay-quoy de bas & de soûmis, qui marque la crainte qu’il a de déplaire, & l’on peut dire qu’il fait à peu pres ce que fait l’Amant politique ; il est doux, flateur, agreable, insinuant, il a l’air guay & enjoüé, sa conversation est aisée & spirituelle, ses manieres sont libres & dégagées, parce que son cœur l’est aussi ; au contraire l’Amant d’inclination est souvent chagrin & inquiet, sa conversation est embarassée, tendre & plaintive, il s’explique avec peine, & jamais ne s’explique autant qu’il voudroit, sa passion estant plus forte que l’expression de ses paroles. Il croit n’avoir jamais dit ce qu’il sent, on voit dans ses yeux une langueur qui fait assez connoistre la peine qu’il soufre de ne pouvoir faire voir la grandeur de son amour. C’est, Madame, d’où viennent les soûpirs que les veritables Amans ne peuvent étoufer. Ils croyent avec justice que si l’on estoit bien persuadé de ce qui se passe dans leurs cœurs, on auroit de la peine à ne pas se laisser toucher. Voila en peu de mots la peinture & les marques d’un veritable Amant. J’eusse bien voulu me dégager de vous dire mon sentiment sur une matiere où je sçay que vous estes plus sçavante que moy. Vostre discernement va si loin sur le fait du caractere, que c’est avec confusion que j’ay entrepris de vous en parler ; Mais, Madame, je vous obeïs, ç’en est assez pour vous assurer que je suis vostre, &c.

De Clelban, de Normandie.

[Annonce du prochain Extraordinaire]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1682 (tome XVII), p. 382.

Je vous réserve pour l’Extraordinaire prochain divers Traitez sur la Pourpre, & sur d’autres matieres, qui n’ont pû avoir place dans celuy-cy. Je croyois vous envoyer la Duchesse d’Estramene, mais elle n’est point encor imprimée, & le Sieur Blageart ne la pourra debiter que le premier jour de May. Je suis vostre, &c.