1682

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX)

2016
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial) et Vincent Jolivet (Informatique).

De l’Origine de la Pourpre […] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 1-29.

 

Quoy que vous ayez déja vû plusieurs Traitez sur l’Origine, & l’usage de la Pourpre, je croy, Madame, que vous ne serez pas fâchée, que je vous fasse encor part de celuy que j’ay receu de M. la Selve, de Nismes. Il seroit injuste de le priver de la gloire qu’il doit esperer de son travail ; & d’ailleurs, si divers Autheurs traitent la mesme matiere, c’est toûjours d’une maniere si diférente, qu’on pourroit dire que tous leurs Ouvrages ramassez n’en forment qu’un seul. L’un rapporte ce que l’autre a oublié, & pour estre instruit à fond d’une chose, il faut lire tout ce qui en a esté écrit. Ceux qui veulent bien se donner la peine de travailler sur les Sujets proposez dans mes Lettres Extraordinaires, peuvent s’assurer que je tiendray ce que j’ay promis, lors que j’ay dit que chacun auroit son tour. Il y a déja plus de quatre mois que l’Ouvrage que vous allez voir m’a esté rendu. J’en avois d’autres qui m’ayant esté donnez auparavant, devoient passer les premiers, & je rends aujourd’huy la mesme justice à celuy que je viens de vous nommer, en commençant ce dix-neufiéme Extraordinaire par le Traité que je réserve de luy depuis si longtemps.

DE L’ORIGINE DE LA
Pourpre, de l’usage qu’en ont fait les Anciens, & de sa diférence avec l’Ecarlate.

 

Les Phéniciens, au raport de Julius-Pollux, attribuent l’invention de faire la Pourpre à Hercule, qui vint chez eux accompagné d’une Fille nommée Tyro, laquelle se promenant sur le bord de la Mer, vit un Chien qui dévoroit un Pourpre avec fureur. Le sang de ce Poisson donna une couleur si vive, & si éclatante aux lévres du Chien, que cette Fille résolut d’abord de demander à son Amant une Robe de cette mesme teinture. Hercule en ayant esté prié, ne manqua pas de faire pescher dans tous les lieux voisins un grand nombre de ces Poissons, pour faire présent à sa Maistresse d’une belle Robe teinte du sang de ces pauvres Animaux, qui commencerent alors de perdre la vie pour satisfaire à la vanité des Hommes. On se servoit autrefois de trois sortes de Poissons pour faire cette teinture si riche & si estimée, des Murex, des Conchilions, & des Pourpres. Les Poissons que les Latins appellent Murex, servoient non seulement pour faire la Pourpre, mais aussi on les servoit à Table dans les Festins les plus magnifiques, & les plus somptueux ; & le Prince des Faiseurs d’Epigrammes l. 13. les fait parler en ces termes.

Sanguine de nostro tinctas ingrate lacernas
 Induis, & non est hoc satis, esca sumus.

 

Les Conchilions estoient des petits Poissons à écailles, qui avoient le bec long, & fort diférent de celuy des Pourpres, qui estoit de figure ronde.

Horum ego non fugiam Conchylia. Juven. sat. 3.

 

Aristote Hist. Anim. l. 5. c. 15. dit que les Pourpres vivoient d’ordinaire six ou sept ans, & qu’ils demeuroient cachez durant trente jours au temps de la Canicule. Nous lisons dans Pline l. 9. c. 36. qu’ils s’assembloient au commencement du Printemps, & que se frotant les uns contre les autres, ils rendoient une certaine humeur viqueuse, & gluante comme de la cire. Ils avoient au milieu du col-une petite veine blanche, d’où sortoit cette liqueur si estimée pour la teinture des Draps ; mais il falloit les prendre en vie, car ils perdoient en mourant cette admirable vertu. Les Habitans de Tyr, fort habiles en ce mestier, tiroient les plus gros Pourpres, pour les saigner hors de leurs écailles, mais ils pressoient les plus petits avec des meules à huile pour leur faire rendre cette prétieuse humeur. Leur langue qui estoit de la longueur d’un doigt, estoit si dure, qu’ils en perçoient les écailles des autres Poissons, qui leur servoient de nourriture. Aristote Hist. Anim. l. 8. c. 19. assure que de son temps on les faisoit mourir en eau douce, ou dans quelque Riviere, parce qu’ils auroient bien vécu encor cinquante jours de leur seule salive. Il estoit de deux sortes de Pourpres. Les uns qui avoient le bec rond & un peu ouvert à costé, estoient presque semblables à un Cornet, d’où vient qu’on les appelloit Cornets de Mer. Ceux là estoient toûjours attachez aux Rochers, où ils estoient pris pas les Pescheurs. Les autres qui avoient le bec comme un tuyau creusé, estoient entourez de sept petites pointes que les Cornets de Mer n’avoient pas. Au reste la Pesche de ces Poissons se faisoit durant les jours Caniculaires, mais l’on y réüssissoit mieux lors qu’on la diféroit jusqu’au commencement du Printemps. Les deux plus grands Génies de la Nature, Aristote & Pline, nous apprennent comment on s’y prenoit. On se servoit de petits Filets tres-clairs, où l’on mettoit des Poissons appellez Moules, qui estant à demy morts ouvrorent leurs écailles dans la Mer, où les Pourpres les alloient insulter par leurs piqures importunes. Ceux-là se sentant attaquez, fermoient leurs écailles, & estoient par ce moyen à leurs Ennemis la liberté de s’échaper. Apres qu’on avoit pesché de cette maniere un assez grand nombre de ces Poissons, on travailloit à la teinture de la Pourpre de la façon que Pline l. 9. c. 38. l’a écrit. On piloit les écailles des petits Pourpres, car on ne prenoit la chair que des gros. On lavoit bien cela avec une eau tres claire. On faisoit ensuite tremper le tout avec du Sel durant trois jours, mettant sur chaque quintal de Teinture une livre huit onces de Sel. On avoit de grandes Chaudieres de Plomb, dans chacune desquelles on mettoit un quintal & demy de Teinture préparée, qu’on faisoit cuire lentement par le moyen d’un petit Tuyau, qui répondoit à la Chaudiere, laquelle estoit fort éloignée du feu, de peur que la Teinture ne courust risque de se brûler. Il falloit cependant écumer & nettoyer la chair, qui restoit aux veines des Pourpres. Enfin apres avoir laissé pendant dix jours la Chaudiere en cet état, on y mettoit la Laine bien préparée jusques à ce qu’elle eust la couleur qu’on demandoit, d’où l’ayant tirée encor, on la cardoit, puis on la remettoit pour luy faire boire entierement la Teinture. Les Cornets de Mer seuls ne tenoient pas assez leur couleur, mais les Pourpres de haute Mer appellé Pelagia estant de couleur noire, donnoient le lustre à la teinture, & cette couleur triste qui estoit necessaire pour faire une tres-belle Pourpre. Les Tyriens ne se servoient que de ces Pourpres, & avant que leur Teinture tirast sur le vert, ils jettoient la laine dedans, pour la mettre ensuite dans une Chaudiere où estoit la Teinture des Cornets de Mer. Cette Pourpre neantmoins a remporté le prix, & a esté de tout temps plus estimée qu’aucune des autres ; d’où vient que Tyr fut autrefois appellé Sarra, comme le dit Aulugelle l. 14. c. 16. du nom du Poisson que les Latins appellent Murex ou Sar, & la Pourpre mesme estoit appellée Sarranum Ostrum.

Ut gemmâ bibat & Sarrano dormiat Ostro. Virg. 2. Georg.
Sive erit in Pyriis, Tyrios laudabis amictus. Ovid. 2. de Arte.

 

C’estoit autrefois un Employ si considérable à Tyr, d’avoir soin de faire faire la Pourpre, que l’Empereur voulant récompenser d’une maniere particuliere un Prestre d’un tres-grand mérite nommé Dorothée, il luy donna cette Commission, au raport de Nicéphore Callixte au Chapitre 35. du Livre 6. de son Histoire Ecclésiastique. Il y avoit de la Pourpre qui gardoit sa couleur jusques à deux cens ans. Plutarque mesme dit dans la Vie d’Aléxandre le Grand, que ce Conquérant ayant pris la Ville de Jules, trouva dans la Maison des Roys pour cinq mille Talens de Pourpre Hermionique, dont la couleur estost aussi vive, & aussi éclatante que le dernier jour de sa teinture, ce qui estoit ordinaire lorsque la rouge estoit teinte du miel, & la blanche avec de l’huile de cette couleur. Vitruve l. 7. c. 13. dit que les Pourpres étoient de couleur diférente, selon la diverse situation des Païs où ils estoient pris. Ceux qu’on peschoit dans la Mer de Phénicie, estoient rouges, au lieu que ceux qu’on trouvoit sur les Costes d’Afrique, servoient à teindre la Pourpre violete, que Cornelius Népos qui mourut du temps de l’Empereur Auguste, dit avoir esté en vogue durant sa jeunesse. La Pourpre de Tyr appellée Dibapha, à cause de sa double teinture, se vendoit deux cens cinquante Ecus la livre ; & sept cens ans apres la Fondation de Rome, Publius Lentulus Spinter fut blâmé de ce qu’il en portoit une longue Robe lors qu’il estoit jeune. Pline l. 9. c. 39. nous assure que la Pourpre a esté de tout temps en usage parmy les Romains. En effet, il est vray que leur premier Roy s’en servit d’abord dans son Manteau Royal.

Pulcher & humano major habeâque decorus,
Romulus. Ovid. 2. Fast.

 

Tullus Hostilius fut le premier qui en porta une longue Robe broché d’écarlate, apres avoir remporté une signalée Victoire sur les Peuples d’Etrurie. Florus au Chapitre 5. du Livre premier de l’Histoire Romaine, dit que Tarquinius Priscus ordonna que les Enfans des plus illustres Familles portassent une longue Robe bordée de Pourpre, qui estoit aussi l’Habit ordinaire des Personnes de grande qualité ; car tout le monde sçait que le Philosophe Porphyre fut ainsi appellé, à cause de la Robe de Pourpre qu’il portoit, comme estant sorty d’une noble & puissante Famille. Malchus estoit son premier nom. Il étudia sous Photinus à Rome, avec Origéne & Amélius ses Condisciples, du temps de l’Empereur Aurélien. Socrate l. 7. c. 2. dit de luy qu’ayant esté battu à Césarée par quelques Chrêtiens, il composa par dépit quinze Livres contre nostre Religion, ausquels Méthodius, Eusebe, & Apollinaire, répondirent par trente Livres Apologetiques. Le Mauvais-riche estoit habillé de Pourpre & de fin Lin, Erat homo dives qui induebatur Purpura & bysso. Luc. c. 16. Je sçay bien que Nicéphore Callixte Histoire Ecclésiastique l. 1. c. 26. met cette Histoire au rang des Paraboles de Nostre Seigneur, & que Saint Grégoire le Grand Hom. in Evang. croit que l’abondance du Mauvais-riche nous doit faire entendre le bonheur du Peuple Juif, & que la pauvreté du Lazare nous marque la misere des Gentils ; mais je sçay bien aussi qu’on peut inférer de là, qu’alors les Gens riches & de haute naissance avoient coûtume de porter des Habits de cette couleur. La Robe de Pourpre estoit autrefois la marque des Sénateurs Romains, témoin ce Vers de Martial.

Divisit nostras Purpura vestra togas.

 

Ils s’en servoient dans les Sacrifices publics & solemnels, parce qu’ils s’imaginoient qu’elle ne contribuoit pas peu à appaiser la colere des Dieux. On chantoit des Vers à Rome, dont le sens estoit, Jules César mene les Gaulois en triomphe. Ils ont quitté leurs Sayes pour prendre les Robes de Pourpre des Sénateurs. Suétone raporte que l’Empereur Auguste prenant la Robe virile, celle qu’il avoit s’ouvrit de deux costez, & luy tomba à ses pieds, & alors les Devins prirent cela pour augure que l’Ordre des Sénateurs, dont la Robe de Pourpre estoit la marque, luy seroit un jour soûmis. Tibere voulant dégrader un Sénateur, luy osta la Robe de Pourpre, parce qu’il estoit allé demeurer en des Jardins aux Calendes de Juillet, afin que ce jour de terme estant passé il loüast une Maison à meilleur marché. L’Empereur Domitien présidoit souvent aux Jeux en Robe de Pourpre. Il ajoûta mesme au raport de Suétone, deux bandes aux quatre anciennes des Jeux du Cirque, dont l’une avoit pour Livrée le Drap doré, & l’autre celuy de Pourpre. Le Roy Ptolomée estant venu au Theatre pour y voir représenter les Jeux que Caligula donnoit au Peuple, il attira d’abord les yeux de tout le monde, à cause de son Manteau Royal, dont la Pourpre jettoit un si grand éclat, que ce cruel Empereur le fit mourir aussi-tost pour cette seule raison. Les Empereurs, & les Capitaines qui devoient avoir l’honneur du Triomphe, entre-laçoient la Pourpre parmy l’or dans leurs Habits ; & Plutarque écrit dans la Vie de Marcus-Crassus, que ce Capitaine ayant pris un Manteau noir pour haranguer ses Soldats, au lieu de prendre la Robe de Pourpre selon la coûtume des Romains, il le quita d’abord à la persuasion de ses Amis. Sext. Pompée Fils du grand Pompée, ayant remporté une glorieuse Victoire sur Mer, prit dans un Triomphe un Manteau bleu, parce qu’il estoit de la couleur de la Mer, au lieu d’en prendre un de Pourpre à la maniere des Romains. Comme dit Fulgosius l. 3. c. 6. les Robes de Pourpre coustoient si cher, que les Empereurs par politique ou par avarice, en défendoient quelquefois l’usage ; & Jules-César ne le permit qu’aux Personnes de certain âge, de certaine qualité, & mesme encor à certains jours ; & Néron, quoy qu’il eust des filets dorez dont les cordes estoient teintes en Ecarlate, défendit pourtant l’usage de la Pourpre, & mesme il reprit avec aigreur un Homme qui en vendit quelques onces en un jour de Foire, & fit mettre en prison tous les Marchands qui en avoient acheté. Il alla encor plus avant, car un jour ayant remarqué au Spéctacle une Dame vétuë de Pourpre, aussi-tost il la fit prendre, & ne la dépoüilla pas seulement de sa Robe, mais encor de tous ses Biens.

 

Au resté les Romains seuls ne se servirent pas des Robes de Pourpre, mais elles furent aussi en usage chez les autres Nations. Les Athéniens mesme en portoient, comme l’assure Elian l. 4. de Var. Hist. & Sabinus l. 8. c. 7. dit que les Toscans en usoient aussi. Les Empereurs de la nouvelle Rome, faisoient un si grand cas de la Pourpre, qu’ils ne se contentoient pas d’avoir les Habits Impériaux de cette couleur, mais ils s’en servoient aussi pour écrire, & les Impératrices faisoient leurs couches dans l’Apartement de Porphire, qui se rencontroit le premier en entrant par la Porte de la Marine du grand Palais du costé de la Propontide, d’où leurs Enfans estoient appellez Porphirogenites ou Porphirogennetes. Les Cardinaux commencerent de porter la Pourpre du temps du Pape Innocent IV. qui la leur fit prendre dans le Concile de Lion l’an 1205. pour marque de leur dignité, & de l’obligation qu’ils avoient de perdre mesme la vie pour la cause de Dieu & de son Eglise, principalement dans la persécution de l’Empereur Fridéric, qui fut excommunié dans ce Concile pour la quatriéme fois.

 

Les Grecs appellent Coccos la graine d’Ecarlate ; d’où vient que Ardenti Cocco radiare, se dit d’un Homme qui est magnifique, & propre dans ses Habits.

Et contra ardenti radiabat Scipio Cocco. Silius l. 5.

 

Pline l. 16. c. 8. dit qu’elle s’appelle aussi Cusculium, & qu’elle vient au bout des queuës où se tiennent les feuïlles du Chesne vert. On l’apelle Vermillon en Languedoc. Il y en a mesme beaucoup dans plusieurs endroits de cette Province, où les pauvres Gens la cueïllent avec grand soin. Elle se dit en Arabe Kermes, d’où est venu le mot de Cramoisy. Elle naist en Galatie, en Afrique, en Pisidie, en Cilicie, & sur tout en Espagne dans l’Estramadure aupres de Mérida-Celle qu’on trouve dans l’Isle de Sardaigne n’est pas fort estimée. Au reste on ne la doit cueïllir ny trop tost, ny trop tard ; car si elle n’est que d’une année, la couleur en est trop foible ; si elle a passé quatre ans, elle a perdu sa force & sa vertu. Son écorce s’appelle proprement graine d’Ecarlate, & sa moüelle est le fin Pastel d’Ecarlate. L’écorce fournit plus de teinture, mais la moüelle fait la véritable Ecarlate. Quand on veut se servir de cette graine, on lave premierement les Draps dans l’eau seûre faite d’eau de Riviere bien nette, d’Agaric & de Son ; puis on y jette l’Arsenic avec l’Allun pour les dégraisser afin qu’ils boivent bien la Teinture qu’on leur donne apres cela avec le pur Pastel. On vuide ensuite la Chaudiere de cette premiere eau, & on la remplit d’eau claire, y mettant du Pastel & de l’Agaric. La Gomme d’Arabie la rend plus rouge. La Couperose & le Bresil font un faux Cramoisy. Les Cramoisys rouges qu’on fait sur les Laines en y meslant de la Cochenille qui vient des Indes, se font à peu prés de la mesme façon. Au reste il est certain qu’il y a des Eaux les unes meilleures que les autres. Il y en a qui enyvrent tellement les Laines, qu’elles reçoivent fort bien les Teintures, & les retiennent tres-longtemps-sans se décharger. Les autres dégraissent les Draps d’une maniere toute particuliere, & d’ordinaire les Teintures sont estimées à proportion des Eaux qu’on employe à les faire. La Riviere des Gobelins, outre qu’elle donne la commodité de faire de grands Réservoirs & les plus beaux Canaux du monde, remplis d’une eau vive & tres-claire, a cette admirable vertu de teindre en Ecarlate, ce qui donne à la France dequoy dédommager toute la Terre de la perte qu’on a faite de l’invention de faire la Pourpre. Cette Riviere est au Fauxbourg de Paris aupres de Gentilly, où l’on tint autrefois un Concile sous le Regne de Pepin, avec le consentement du Pape Paul. I. pour y examiner le diférent qu’il y avoit alors entre les deux Eglises, sur le sujet des Images, & de la Procession du Saint Esprit. Enfin il n’est pas fort difficile de voir la diférence qu’il y a entre la Pourpre & l’Ecarlate, puis qu’on se servoit pour faire celle-là de Poissons qu’on ne trouve plus, & qu’on employe pour celle-cy des Graines qu’on trouve dans plusieurs endroits du Monde ; mais voicy ce qui leur est commun. On se sert aujourd’huy de l’Ecarlate presque de la mesme maniere qu’on se servoit autrefois de la Pourpre ; car, comme le Grand Pontife, les Prestres, & tous ceux qui sacrifioient aux faux Dieux, portoient des Robes de Pourpre, ainsi les Princes de l’Eglise & les Chanoines de plusieurs Chapitres de France en portent d’Ecarlate, lors qu’ils servent à l’Autel du vray Dieu. Comme les Empereurs estoient autrefois vestus de Pourpre, de mesme aujourd’huy les Roys & les Souverains ont des Habits de cette couleur, pour briller avec plus d’éclat aux yeux de leurs Sujets ; & comme les Sénateurs portoient autrefois la Robe de Pourpre, tout de mesme à present les Présidens, & les Conseillers des Cours Souveraines, portent une Robe d’Ecarlate qui les distingue des Officiers des Cours subalternes, jusques-là mesme que la Messe qui se dit la Feste de Saint Martin à l’ouverture du premier Parlement du Royaume, s’appelle la Messe rouge, parce que les principaux Membres de cet auguste Corps sont habillez de cette couleur ; & cela est si honorable, que plusieurs Cours ne pouvant estre Souveraines, font tous leurs efforts pour avoir le Privilege de porter la Robe rouge, qui en est la marque, & le caractere.

Traduction du Bucanan §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 29-35.

TRADUCTION
DE BUCANAN.

J’Ay déja veu six fois dans ces tristes Climats,
L’Hyver verser sur moy sa neige & ses frimats.
J’ay veu six fois l’Eté faire fleurir nos Plaines,
Donner aux Laboureurs le doux fruit de leurs peines ;
Mais, helas, ny l’Hyver par toutes ses froideurs,
Ny la belle Saison par ses grandes chaleurs,
N’ont pas eu le pouvoir de chasser de mon ame
L’aimable Amarillis, seul objet de ma flâme.
Si-tost que je m’éveille, ou bien qu’au bord de l’eau
Joüant du Flageolet je conduis mon Troupeau,
Je songe à ses attraits, je rappelle ses charmes,
De nouveau je ressens naître en moy des allarmes.
Si mes sens assoupis vont chercher du repos,
Il semble que la nuit n’a d’humides Pavots,
Que pour me présenter d’une façon plus vive
La charmante Beauté dont mon malheur me prive ;
Car n’estant dissipé par aucun autre Objet,
Plein de l’Amarillis que le Sommeil a fait,
Je me jette à genoux, je languis, je soûpire,
Je luy jure cent fois d’estre sous son empire,
Sans craindre son couroux, je luy donne un baiser,
Enfin je n’ômets rien qui puisse l’appaiser.
Quand la nuit disparoist, & retire ses volles,
Que Phébus à son tour vient chasser les Etoiles,
Je me plains aux Rochers, j’interroge les Bois,
Mais les Bois, les Rochers, tout est sourd à ma voix.
La seule Nymphe Echo, la Nymphe malheureuse,
Qui du Berger Narcisse est encore amoureuse,
Accuse comme moy la rigueur de mon sort,
Demande comme moy du secours à la Mort.
Elle parle, & se taist comme un autre moy mesme,
Appelle Amarillis, & luy dit, je vous aime.
Combien de fois aussi dans l’excés de mes maux,
Regardant les Zéphirs badiner sur les flots,
Et repousser la Mer au sejour de ma Belle,
Hé quoy, leur ay-je dit, un Amant si fidelle
Ne peut-il mériter quelque grace de vous ?
Venez, Zéphirs, venez rendre mon sort plus doux ;
Venez m’apprendre enfin si celle que j’adore
Sçait que je suis le mesme, & que je l’aime encore,
Si demeurant constante elle me garde un cœur
Dont j’estois autrefois demeuré le vainqueur ;
Ou plutost contentez ma juste impatience,
Je suis las de souffrir une si longue absence,
Vous seuls, Zéphirs, vous seuls pouvez en un moment
Me transporter d’icy, me rendre heureux Amant ;
Unissez-vous donc tous, unissez tous vos ailes,
Et j’iray dans ces lieux porter de mes nouvelles.
Mais loin de les toucher par mes tristes soûpirs,
Ils ne veulent pas mesme écouter mes desirs.
Je les vois aussitost qui grondent de colere,
Et traitent mon amour d’un amour teméraire.
Alors un froid mortel s’empare de mes sens,
Mon cœur est sans chaleur, mes yeux sont languissans,
J’arrose de mes pleurs les sables du Rivage,
Mon desespoir paroist dépeint sur mon visage.
En vain autour de moy le Dieu Pan, ses Bergers,
De leurs aimables voix font retentir les airs ;
En vain la jeune Iris, Amarante, & Climene,
Lycoris, Lycisca, les Nymphes de la Seine,
Me croyant un Amant changeant & mal traité,
Viennent m’offrir un cœur plein de fidelité,
Font paroistre à mon ame au deüil abandonnée,
Les plaisirs, les douceurs, les ris de l’Hymenée ;
Leurs beautez, leurs appas, ne peuvent me guérir,
Ny m’oster le dessein que j’ay pris de mourir.

[Sentiments sur des questions posées précédemment.]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 35-96.

S’il est plus honteux à une Femme, d’accorder des faveurs à un Homme qu’elle a aimé, mais qu’elle n’aime plus, & dont elle n’est plus aimée, qu’à un autre qu’elle n’a jamais aimé, & qui l’aime fortement.

 Quoy qu’il semble presque impossible
 Qu’une ame à l’amour insensible
Entre dans le dessein d’accorder des faveurs,
De deux Galans pourtant que le Sort me présente,
Lors que je dois à l’un destiner mes douceurs,
Le dernier, à mon sens, est plus digne d’attente.
***
 J’aimay le premier sans retour,
 Je ne l’aime plus à mon tour,
Nous nous payons tous deux de mesme indiférence ;
Mais que pourroit enfin cet Ingrat espérer,
Que les justes effets d’une prompte vengeance.
Dans la confusion qu’il voudroit m’attirer ?
***
 Le second n’en fait pas de mesme,
 L’amour qu’il me porte est extréme,
Il trouve des appas jusques dans mes defauts,
Mes froideurs n’ont jamais ébranlé sa constance ;
Si l’amour ne peut pas m’attendrir à ses maux,
La pitié le doit faire, & la reconnoissance.

Si l’on peut dire, je vous estime, à une Personne d’un rang plus élevé que l’on n’est.

On me le fait sentir que j’ay fait un grand crime,
D’avoir dit bonnement, Monsieur, je vous estime.
 C’est un Homme plus grand que moy,
 Et qui peut me donner la loy.
 Vous demandez, Galant Mercure,
 S’il se peut dire, est-ce une injure ?
Ah ! qu’il s’en est choqué ! je m’en suis repenty.
 Helas ! j’en ay fait penitence,
 Que j’aurois prise en patience,
Si j’avois peu d’estime, ou si j’avois menty.
Quoy ! veut-il seulement du respect, de la crainte,
Et de l’obeïssance ? On les doit à son rang ;
 Je dis souvent mesme sans feinte,
 Que pour luy j’épandrois mon sang ;
 Mais pour l’Estime, il la méprise,
Au sortir de ma bouche, il la prend pour bestise ;
C’est la marque pourtant d’un veritable amour.
Pourquoy donc s’offenser, quand je la mets au jour ?
Peut-on l’avoir, sans la faire paroistre,
 Et sans l’oser dire à son Maistre ?
Quand on l’a sans raison, l’on peut-estre battu,
Lors qu’on estime trop ce qui n’est estimable ;
 Car qui donne au Vice est coupable,
 Ce qui n’est deub qu’à la Vertu.
 Mercure, il vaut donc mieux se taire,
 Pour éviter ce méchant pas.
Craignons, obeïssons, & respectons pour plaire,
Puis que de nostre estime on fait si peu de cas.

Gyges, du Havre.

Quelle est la marque la plus essentielle d’une veritable Amitié.

On peut dire qu’il en est de l’amitié chez les Philosophes, comme de l’amour chez les Poëtes. Ce sont d’agreables chimeres, qui n’ont de realité que dans l’imagination échaufée des jeunes Gens. Si quelques Vieillards, & quelques Sages, en ont laissé de belles idées dans leurs Livres, c’est qu’ils ont voulu tromper les autres, comme ils avoient esté trompez eux-mesmes. A joindre que ceux qui se piquent d’amour & d’amitié, ressemblent aux Chimistes qui souflent toute leur vie, sans trouver la Pierre Philosophale. Rien ne les peut détromper, & ils esperent toûjours qu’il viendra quelque heureux moment, qui les récompensera de leurs peines, & de leurs dépenses. La facilité qu’on a de faire l’amour, & cette fausse sincerité dont on se sert pour s’attirer l’amitié de tout le monde, font qu’on se trompe tous les jours, dans l’un & dans l’autre. J’entens dire à mille Gens, Une telle m’aime éperdûment, elle est fole de moy. Un tel est de mes Amis, il fait ce que je veux. Enfin on donne à tout le monde la qualité d’Amy, parce que ce nom plaist, & qu’il est devenu à la mode ; mais que l’on connoist peu ce que c’est que l’amour & l’amitié ! Nous sommes les Dupes de cette Coquette, & de ce Fourbe, dans le moment que nous les croyons les plus fideles. Avons-nous le don de penetrer les cœurs, & de fixer les volontez, pour nous assurer ainsi de l’amitié des Hommes ? La Sagesse incarnée qui s’est réservé ce secret à elle seule, semble avoir douté de l’excellence de ses lumieres sur ce sujet, lors qu’elle demanda par trois fois au plus ardent, & au plus zelé de ses Disciples, Pierre, m’aime-tu ? Le Sauveur du Monde pouvoit-il l’ignorer, apres ce que cet Apôtre avoit fait au Cénacle, & dans le Jardin ? Mais il connoissoit la foiblesse des Hommes, & il se souvenoit de ce qui s’estoit passé dans le Prétoire. Dieu qui connoist nos cœurs ne les fixe pas, parce qu’il veut qu’ils soient libres. Il nous les demande, & par là nostre amour, comme le fruit le plus prétieux de cette liberté. N’allons donc pas si viste, soyons moins préoccupez, & que les mouvemens de nostre cœur, ne préviennent jamais les sentimens de nostre esprit. Ce n’est pas choquer l’amour, de douter si l’on est aimé ; ce doute le rend plus fort, plus solide & plus raisonnable. On ne peut jamais s’assurer d’estre aimé, si la Personne aimée ne fait pour nous, ce que l’amour seul l’oblige de faire. Tout le reste n’est que le dehors de l’amour où l’on peut estre trompé. L’interest, la flaterie, & la complaisance, font faire aux Gens du monde, dans le commerce de la vie, mille choses que nous attribuons à l’amour, & à la tendresse. C’est folie de dire, aimez, & vous serez aimé. La maxime n’est pas infaillible, comme l’à crû Seneque. Celle-cy pourroit estre plus veritable, Plaisez, & vous serez aimé ;; & elle est d’autant meilleure, qu’on n’a pas la peine d’aimer, ce qui n’est pas un médiocre tourment. C’est aussi le secret des Belles. Elles songent à plaire seulement, & on les aime toutes insensibles, & cruelles qu’elles sont.

Aussi-tost qu’un Objet commence de nous plaire, aussi-tost nostre cœur commence de l’aimer. La diférence de l’amour & de l’amitié, vient de la diférence des deux Sexes où ils se rencontrent. L’inclination mutuelle entre deux Sexes, s’appelle amour ; & l’inclination reciproque dans un mesme Sexe, s’appelle amitié ; mais tout cela doit justement s’appeller amour, puis que la passion qui luy est opposée, en quelque Sexe qu’elle se trouve, n’a point d’autre nom que celuy de haine. Quand l’amitié est agissante & empressée pour son Objet, c’est amour ; quand l’amour aupres de luy est tranquille, constant, & attaché à le considerer, c’est amitié. Malgré toutes les disjonctions de la Philosophie, c’est un Frere, c’est une Sœur, mais un Frere & une Sœur qui ne peuvent vivre sans estre ensemble, & qui sont souvent pris l’un pour l’autre. Ce qui a fait dire à un galant Homme, qu’ils masquent souvent ensemble.

Comme un Enfant fort gay l’amitié se fait voir,
Et l’Amour y paroist une Fille modeste.

 

Il ne faut pas s’en étonner, puis qu’au sentiment des Peres, une forte inclination pour la vertu, a mesme quelque chose du déreglement de l’amour. Une veritable amitié n’est donc qu’un amour raisonnable, & où la Nature a peu de part, qu’on exprime diversement chez les Grands, & chez le Peuple. La simpathie n’est pas moins forte dans l’amitié que dans l’amour, & c’est aussi surquoy est fondé cet amour héroïque, que nous voyons dans les Livres. Un bel Esprit nous a dit en faisant son Portrait, que dans toutes ces amitiez, il y entroit un peu d’amour. En effet, luy seul lie les ames, & unit les cœurs. C’est le ciment des belles, & des grandes amitiez. Celles d’inclination, se prennent comme l’amour. Comme elles sont le plus excellent, & le plus solide effet de la simpathie, elles sont violentes & durables. Un je-ne-sçay-quoy les fait naistre, & ce charme naturel dure autant que la vie, dans celuy qui en est prévenu. Si-tost que David parut devant Saül, il gagna le cœur de Jonathas, & d’une maniere si forte, que l’Ecriture Sainte dit que l’ame de ce Prince fut collée à celle de David, pour ainsi dire, & qu’il aima comme luy-mesme. Ces paroles sont extrémement touchantes, & expriment bien cette tendre amitié. Et factum est cum cumplesset loqui ; ad Saül anima Jonathæ conglutinata est animæ David, & dilexit eum Jonathas quasi animam suam. Ce que Virgile a dit à peu prés de Nisus, & de Euriale, his amoremus erat. Ils s’aimoient uniquement, & comme a traduit un de nos vieux Poëtes, ce n’estoit qu’un cœur d’eux. Cette inclination de Jonathas pour David fut constante, & ce Prince l’aima toûjours beaucoup. Lors que Saül voulut le faire mourir, il l’en avertit, & il n’y a point de bons services qu’il ne luy rendist aupres de ce Roy furieux. Il luy fait mille sermens de fidelité, dans toutes les rencontres où David avoit lieu de craindre sa colere, & il assure qu’il n’y auroit qu’un moment entre sa mort & la sienne, & qu’il fera tout ce qu’il luy dira. Il fait ensuite alliance avec luy, & il luy renouvelle ses sermens, parce qu’il l’aimoit, ajoûte encor l’Ecriture, & qu’il l’aimoit comme sa vie ; car c’est icy proprement comme il faut entendre le mot d’ame, & non pas de l’ame spirituelle, & divine ; mais apres tout, je considere David, comme le Favory d’un Prince qui n’a d’attachement pour Jonathas qu’autant que sa Fortune l’y oblige. Quand il devient son Beau-Frere, & Gendre de son Roy, c’est un Amy d’alliance & d’interest, que l’honneur, & la reconnoissance engage ; car à toutes les choses obligeantes que luy dit ce Prince, il ne répond rien. Il se contente d’estre aimé, comme si c’estoit assez, & qu’il fust presque impossible d’aimer & d’estre aimé en mesme temps. Il se fait honneur de cette amitié, & en profite dans toutes les occasions, tant-il est vray que les Princes n’aiment leurs Favoris qu’à leur confusion, comme reproche Saül à Jonathas, & à la confusion de leur Mere, ajoûte-t-il, ce qu’on peut expliquer de leur Royaume, & de leurs Sujets. Les Roys qui s’y sont abandonnez nous en fournissent de funestes exemples. Ces Amis d’inclination, ces Favoris qui faisoient leurs délices, ont épuisé leurs trésors, ou terny leur réputation, & les ont souvent trahis dans leur disgrace. Enfin l’amour du Prince pour le Favory, a toûjours fait l’horreur & la haine des Sujets, pour le Prince.

Jamais Roy a-t-il esté plus malheureux en Favoris qu’Henry III. Il n’en peut aimer un seul, sans s’attirer aussi-tost l’indignation de toute la Cour & du Peuple, & sans en estre la dupe & la victime ; car l’Histoire remarque qu’il ne fust aimé de personne, que de ceux dont il acheta l’affection par ses bien-faits immodérez. Si on en excepte quelques-uns, qui furent dignes de ses faveurs, tous les autres l’abandonnerent lâchement, & il est surprenant, qu’apres sa mort qui fut si tragique, aucun ne fist pour luy, ce qu’entreprist un simple Serviteur qui avoit encor plus de part dans ses affaires, que dans ses bonnes graces. Je ne considere pas icy Benoise, comme un fidelle Sujet qui rend les derniers devoirs à son Prince, mais plûtost comme un veritable Amy, qui ramasse ses cendres, & qui conserve sa mémoire ; car à mon avis, le souvenir des Morts est la marque la plus essentielle d’une veritable amitié. Qui aime encor apres la mort, estoit digne d’estre aimé pendant la vie. Je trouve qu’Auguste seul fut heureux en Amis, soit dans le choix qu’il en fist, soit dans les services qu’il en reçeut ; mais s’il faut estre un Auguste pour trouver des Virgiles, il faut encor estre un Auguste pour trouver des Messenes ; de ces Favoris qui déferent toute la gloire au Prince, & qui semblent n’agir que pour luy seul. Aléxandre ne fut pas moins heureux en Amis qu’Auguste ; mais tous deux eurent le déplaisir d’en estre privez pendant leur vie. Aléxandre eut le malheur de tuer Clitus, & de survivre à Ephestion. Auguste perdit Agrippa, & Messénas presque de suite, & dans un temps où il en avoit le plus de besoin. On luy peut mesme reprocher quelque chose d’aussi honteux qu’à Aléxandre ; car si la colere de ce Prince envers Clitus est blâmable, les amours d’Auguste pour la Femme de Messénas, ne luy font pas trop d’honneur. De plus son amitié fut interessée, & s’il fut plus sage en cela qu’Aléxandre, il fut bien moins sensible. Aussi n’eut-il que des Amis, & non pas des Mignons. Les Roys ont besoin de Favoris qui les délassent, qui participent à leurs plaisirs, & à leurs secrets, & qui soient les Collegues du Roy aussibien que de la Royauté ; mais il sont rarement heureux dans le choix qu’ils en font. Le Maréchal de Biron estoit aupres d’Henry le Grand, ce que Clitus estoit aupres d’Aléxandre. C’estoient deux vaillans Capitaines, mais présomptueux & insolens, qui dans leurs bravoures, ne croyoient pas qu’il y eut rien de comparable à leurs belles actions, & qui fut digne de les récompenser. Le Duc de Joyeuse estoit encor aupres d’Henry III. ce qu’Ephestion estoit aupres d’Aléxandre. Tous deux Beaux-Freres de leur Roys, & veritablement Amis plûtost que Favoris. Si les Nôces d’Ephestion furent si magnifiques, qu’il s’y trouva jusqu’à neuf milles Conviez, ausquels Aléxandre donna à chacun une Coupe d’or, pour offrir leurs Sacrifices aux Dieux ; Henry III. dépensa douze cens mille Ecus à celles du Duc de Joyeuse, sans parler des Présens qu’il fit aux Mariez. Comme Aléxandre s’estoit reglé sur Achille en fait d’amitié, comme en fait d’armes ; Henry III. se regloit sur Aléxandre, dont il portoit le nom avant son avenement à la Couronne. Ainsi, si Achille fist des choses indignes apres la mort de son Amy Patrocle, ils n’en firent pas moins apres celle d’Ephestion, de Quélus, & de Maugiron. Achille fond en larmes, s’arrache les cheveux, pousse des cris effroyables sur le Corps de Patrocle. Il touche son cœur & ses playes, manus homicidas imponens pectoribus socij crebro admodum suspirans. Il se vange cruellement sur Hector de la mort de son Amy. On ne peut arracher Aléxandre d’aupres de son cher Ephestion, il fait pendre le Medecin qui l’avoit traité pendant sa maladie. Et Henry III. n’en fait pas moins pour Quélus & Maugiron, dont il arrose le visage & les playes de ses larmes, & qui ne promet pas moins de cent mille francs au Medecin qui pensoit leurs blessures. Que de foiblesse dont l’amitié est coupable ! Et jamais l’amour a-t-il fait faire de plus grandes folies ? Mais que David me paroist sage apres la mort de Jonathas ! Son deüil fust grand, & c’est-là qu’on voit tout ce qu’une tendre amitié est capable d’inspirer, lors qu’elle a pour Objet une aimable Personne. L’amour des Femmes, l’amour des Meres, n’a rien qui luy soit comparable. Doleo super te, s’écrie ce Prince affligé, Frater mi Jonatha decore nimis & amabilis super amorem mulierum, sicut mater unicum amat filium suum, ita ego te diligebant.

Roy, si tu veux aimer, abaisse ta Couronne,
L’amitié veritable égale les Amis,
Le pouvoir le plus grand se plaist d’estre soûmis,
Lors qu’on donne son cœur à celuy qui le donne.

 

Mais hélas, que ces tendres amitiez sont ruineuses & frivoles ; & qu’on cherche en vain cette moitié d’Etoile dont l’union nous semble si necessaire pour passer agreablement la vie, & sans laquelle nous ne croyons pas vivre ! On ne la trouve presque jamais ; on se trompe à la ressemblance ; & comme a dit un bel Esprit,

 De là viennent les inconstances,
 Les ruptures & les mépris ;
On voit évanoüir toutes ses espérances,
 Et chacun sur des apparences
 Enrage de s’estre mépris.

 

La malice des Hommes rompt bien-tost des nœuds si doux, & il faut avoüer que si les Amis d’inclination sont les plus agreables, ils sont aussi les plus inutiles. On craint de les importuner, & de leur estre à charge ; on les prévient en toutes choses, & bien loin d’attendre des preuves essentielles de leur amitié, on leur cache le besoin qu’on en peut avoir. On se flate qu’ils n’y manqueroient pas, & on fait conscience de les soupçonner de la moindre infidelité. Cependant ce sont des Compagnons de plaisir plûtost que de fortune. Ils nous suivent autant que le Jeu leur plaist, & nous quitent aussi-tost que l’âge ou les affaires nous rendent plus chagrins, ou plus sages. Les jeunes Gens qui aiment le plaisir, & qui le cherchent parmy leurs semblables, suivent aveuglement leur passion en cette rencontre, parce que rien ne leur couste, & qu’ils se mettent peu en peine de l’avenir. Saint Augustin mesme se laissa aller à cette douce pante de la Nature. Rien, dit-il, ne charmoit mon ame, comme l’amitié, toute ma joye estoit d’aimer & d’estre aimé. Quoy que la vraye amitié ne s’attache qu’aux esprits, les beaux corps, dit ce Pere, ont comme l’or & l’argent, je-ne-sçay-quoy qui nous attire ; & il se trouve dans l’action des sens un raport si conforme à leurs organes, que l’union de l’Objet avec eux, ne se fait pas sans un extréme plaisir. Mais hélas, continuë-t-il, que c’est une grande folie de ne pas aimer les Hommes en Hommes ! O cruelle amitié, subtile & délicate, tromperie de l’esprit, s’écrie encor ce grand Docteur, que c’est un profond abîme que l’Homme ! Il est plus aisé de tenir compte de ses cheveux, que de ses affections & des divers mouvemens de son cœur. Ecoûtons donc attentivement cette Voix celeste, qui nous crie tous les jours aussi-bien qu’à Saint Augustin, que l’amitié de ce monde est une fornication. Helas que faisons-nous de nous attacher tant à des Creatures qui ne veulent pas de nous, & de nous éloigner de Dieu, qui nous demande sans cesse un cœur qui luy appartient par tant de titres, & avec tant de justice ! Cette réfléxion ne convient pas moins à l’amitié qu’à l’amour. Elle a ses liaisons, ses engagemens, ses embarras, aussi-bien que luy. Ce sont des amusemens laborieux, & éclatans, qui laissent peu de fruit, & qui font beaucoup de peines, & qui sous prétexte de rendre ce qu’on doit au Prochain, nous font oublier ce qu’on doit à Dieu ; charité, & amitié, qui pour estre presque toûjours mal reglée, n’est proprement que fornication.

Il est certain que l’Homme est né pour aimer, il est certain qu’il est capable d’aimer, mais il n’est pas certain pour cela qu’il aime fidelement, constamment, & veritablement. La Nature & la Grace luy avoient donnez des qualitez necessaires, & conformes à ses inclinations. Estant fait pour la societé, & cette societé n’estant autre chose, que la figure de l’amitié qui doit estre entre les Hommes, il ne faut pas s’étonner s’il tend à l’union, & si son cœur ne respire autre chose que l’amour & l’amitié. C’est pourquoy les protestations, & les offres de services luy sont si ordinaires ; mais son cœur dément ses paroles, ou plûtost il se dément luy-mesme, parce que le peché l’a corrompu, & qu’il ne luy est resté que l’amour propre qui l’attache en luy-mesme, & qui le rend incapable d’une veritable & sincere amitié. Quelqu’un a dit qu’il y avoit de trois sortes d’ames, des ames pures, des ames à demy corrompuës, & des ames entierement perduës ; & l’Ecriture Sainte appelle ces dernieres, des ames vastes & gigantesques, par des termes qui luy sont propres. Nous pouvons dire aussi qu’il y a des cœurs purs, qui n’ont encor rien aimé, ou qui ne sont pas propres à aimer, & on peut les appeller des ames vierges. Il y a des cœurs qui aiment, & qui ont aimé, mais qui ne s’en acquitent pas comme il faut, quoy qu’elles fussent nées pour l’amitié. Il y a enfin des cœurs qui sont des goufres, & des abîmes d’amour. Ils aiment tout le monde, & courent à pas de Geant d’Objet en Objet. Rien n’est capable de les arrester, & de les remplir ; car il y a une coqueterie d’amitié parmy les Hommes, comme parmy les Femmes. L’Amy nouveau a toûjours plus de charmes pour eux que l’ancien ; contre l’avis de l’Ecclésiastique, qui dit que ce dernier n’est pas semblable à l’autre. Il plaist davantage, mais comme le Vin nouveau, qui en flatant le goust, fait perdre plus aisément la raison. Les nouveaux Amis sont encor comme les jeunes Chevaux, qui donnent du plaisir pour la course, & qui ne sont pas propres pour le service. Qu’on ne se scandalise pas de cette comparaison. J’en ay pour garant le Sage, qui s’en sert sur le mesme sujet. Equis emissarius sic & amicus subsannator, sub omni supra sedente hinnit. Qu’il y a encor de ces Amis railleurs, qu’on aime parce qu’ils plaisent, mais qui se moquent de ceux qui leur font du bien, & qui en plaisantant des autres, se divertissent d’eux-mesmes en leur présence ! Ce sont de jeunes Chevaux qu’on nourrit à l’Ecurie pour le plaisir, & qui jettent souvent leur Maistre par terre. L’envie de faire des Amis, est une passion comme les autres, & je ne mets guére de diférence entre ceux qui sont foux de tous les Hommes qu’ils voyent, & ceux qui sont entestez de Chevaux, de Chiens, de Fleurs, d’Oiseaux, & de Peintures. C’est à qui en aura un plus grand nombre, & à qui s’applaudira de son choix ; mais tout cela ne dure qu’un temps, on change, on s’en repent à la fin de ses jours, & on reconnoist que ce n’est que chagrin, que folie, & que vanité. Faut-il que l’Homme se trompes en Homme comme en autre chose, & qu’il n’en connoisse jamais bien la juste valeur ? La raison qu’en donne Monsieur de la Rochefoucaut est belle. C’est, dit-il, qu’il est aisé de connoistre les qualitez de l’esprit, & difficile de connoistre celles de l’ame. Mais bien plus, nous sommes toûjours trompez de ceux que nous croyons connoistre à fonds, puis que c’est de nos Amis mesmes. Heureux donc qui a des Amis, mais encor plus heureux qui s’en peut passer. Cela n’est pas si difficile qu’on s’imagine, puis qu’il nous servent d’ordinaire moins que les autres. Je sçay qu’on ne peut vivre sans le secours des Hommes, & que chacun a besoin de son semblable ; mais il n’est pas necessaire d’en faire un Amy pour cela. Ne des-obligeons personne, reconnoissons le bien qu’on nous fait ; mais ne faisons pas par nos bien-faits déreglez, des monstres d’ingratitude. N’acablons-pas de nos largesses, des Gens qui n’ont ny le pouvoir, ny la volonté de nous servir, qui ne nous aiment qu’autant que nous leurs faisons du bien, qui nous méprisent quand nous ne pouvons plus leur en faire, & qui nous haïssent quand ils sont convaincus de l’obligation qu’ils nous doivent. Voicy ce qui perd tous ceux qui ont l’inclination genéreuse & libérale, & qui ont du panchant à l’amitié. Ils donnent à leurs Amis sans relâche & sans mesure, & jugent de leur reconnoissance par leur honnesteté. Ils pensent cultiver un champ fertile, qui leur rendra leurs bien-faits au centuple ; mais helas, ils sement dans une terre ingrate & stérile, qui ne produit pour eux que des ronces, & des chardons. Mais ils reconnoissent trop tard qu’ils ont perdu leur bien, leur temps, & leurs peines. Qu’ils pratiquent donc cette maxime, que si pour avoir des Amis il faut toûjours donner, qu’ils doivent donner peu, rarement, & avec discrétion, afin de donner plus longtemps, & d’estre toûjours en état d’entretenir ces Sansuës, qui les abandonnent lors qu’elles sont pleines, & qu’elles ne trouvent plus de sang.

Mais à quelles fâcheuses épreuves faut-il connoistre un Amy, puis qu’il faut estre malheureux pour en estre assuré ? Non agnoscetur in bonis Amicus ; & tout au contraire, c’est dans l’adversité que l’Ennemy se fait connoistre, Non abscondetur in malis Inimicus. Presque aucun n’observe le conseil du Sage, d’estre fidelle à son Amy dans sa misere, afin de se réjoüir dans sa prospérité, & de participer à son malheur, pour participer à son heritage ; car il y en a peu qui aiment, ou du moins qui paroissent aimer leurs Amis, lors qu’ils sont malheureux.

Tantum in felicem nimium dilexit amicum,

S’écrioit autrefois Nisus chez le Poëte. Tous sont des Amis à la journée, est enim amicus secundum tempus suum, ou plûtost des Amis du temps, comme on les appelle aujourd’huy, parce que c’est le temps de changer, & d’estre infidelle ; mais voicy un conseil qui m’a autrefois effrayé, & qui est un argument invincible pour détourner de l’amitié, les esprits foibles & crédules qui se perdent par trop de confiance, & d’indiscrétion. Ab inimicis separa te, & ab amicis attende. Un de nos Poëtes qui reçeut un châtiment aussi rude que sa vie avoit esté déreglée, ne trouva rien de plus insuportable dans sa disgrace, que l’ingratitude de son cher Tircis ; mais que l’Homme est foible ! il s’en plaint moins pour l’oublier & pour condamner cette honteuse amitié, que pour obliger cet Ingrat à l’aimer & à le servir, contre son gré. Il veut qu’il s’excuse d’un crime dont il ne se croyoit pas coupable, ou du moins qu’il méprisoit, & dont peut-estre il faisoit gloire.

Pour le moins fait semblant d’avoir un peu de peine,
Voyant le précipice où le destin m’entraine.
Afin qu’un bruit fâcheux ne me vienne à blâmer,
D’avoir si mal connu qui je devois aimer.

 

Il avoit un autre Amy, qui en usoit aussi genéreusement que celuy-cy avec lâcheté. Il tâche de l’émouvoir par cet exemple.

Damon qui nuit & jour, pour éviter ce blâme,
S’obstine à travailler & du corps & de l’ame,
M’assure pour le moins, en son petit secours,
Que sa fidelité me durera toûjours.

 

Il se justifie luy-mesme à l’égard de cet Infidelle, & l’assure qu’il est non seulement innocent envers les autres des crime dont on l’accuse, mais encor qu’il est plus digne que jamais de son amitié, & de son assistance.

Depuis je n’ay rien fait, & j’en jure les Dieux,
Que d’aimer mon Tircis, tous le jours un peu mieux.

 

Mais ce Poëte devoit estre persuadé, que c’est assez d’estre soupçonné d’un crime, & d’estre en peine, quoy qu’innocent, pour estre abandonné de ces sortes d’Amis. Il devoit donc luy dire avec autant de verité, que de passion,

Depuis mon accident tu m’as trouvé funeste,
Tu croy que mon abord te doit donner la peste.

 

Enfin ce Poëte conclut cette tendre & longue Elégie, avec la ridicule protestation d’aimer toûjours ce perfide Amy.

Parmy tous mes travaux, sçache que malgré toy,
Je garderay toûjours & mon cœur, & ma foy,

 

Mais telle est nostre foiblesse, que rien ne nous console de la perte de ce que nous aimons, & qu’il n’y a que le service de ceux-là, qui nous soit agreable. Damon est fidelle.

Il ne tient pas à luy que l’injuste-licence,
De mes Persécuteurs ne cede à l’ignorance ;
Il fait tout ce qu’il peut pour écarter de moy,
Les périls qui me font examiner ta foy.

 

Tircis est ingrat & traître, mais on aime Tircis, c’est de luy seulement dont on veut estre aimé, & recevoir du secours. Ce qui me fait dire que les Poëtes ne sont pas moins foux en amitié qu’en amour, & qu’ils sont aussi malheureux en Amis, qu’en Maîtresses. Mais je ne m’en étonne pas ; car il faut demeurer d’accord avec Mr Godeau, qu’il y a une étrange antipathie entre eux. Et comme ils ne seroit pas honneste de supposer qu’ils pussent contracter amitié avec des Gens d’un autre caractere, puis que la ressemblance doit faire le principal nœud de cette agreable societé ; il est veritable de dire qu’il est presque impossible de trouver entre eux, une amitié solide & durable. Je sçay que Socrate a eu son Alcibiade, mais le peu de conformité qu’il y avoit pour l’âge, la condition, & les mœurs, a fait douter avec raison, que leur amitié fût pure & nette. Senéque a eu son Lucilius, mais il le traite plus en Disciple qu’en Amy ; & je ne voudrois pas d’autre preuve que celle-cy, pour montrer que les grands Autheurs sont peu propres à l’amitié, & qu’ils enseignent une chose qu’ils ne sçauroient pratiquer. Cicéron a eu son Aticus, mais c’estoit un Homme dont il avoit besoin, & qu’il ménageoit autant par intérest, que par inclination. Il ne faudroit pas connoistre cet Aticus pour le prendre pour un veritable Amy. On ne pouvoit deviner avec lequel de Hortentius, ou de Cicéron, il estoit le mieux, dit son Histoire. Cependant ces Orateurs estoient extrémement jaloux l’un de l’autre, & Rivaux pour l’Eloquence. Il suivoit le party de César, & favorisoit celuy de Pompée. Il conseilloit Brutus, & protegeoit Antoine, lors mesme qu’il marioit sa Sœur avec le Frere de Cicéron, & qu’il entretenoit commerce de Lettres, avec Auguste. Apres cela, qu’on dise ce qu’on voudra de sa genérosité, de sa libéralité, & de sa constance. Aticus estoit un Amy commun, & plus digne de nostre Siecle, que du temps de la République Romaine. Ce qui me le confirme, c’est que Valere-Maxime, qui a ramassé sur le sujet de l’amitié, tous les exemples que Rome luy a pû fournir, n’en fait aucune mention. C’estoit donc un de ses Amis utiles, qui font leurs affaires en faisant celles des autres ; mais du moins on le doit loüer de n’avoir pas esté de ces Amis faineans & paresseux, ou plûtost si délicats, qu’ils croiroient qu’il iroit de leur honneur s’ils prenoient le soin des affaires de leurs Amis. Celuy-cy servoit à la fois, les deux Cicérons, Caton, Hortentius, Torquatus, & plusieurs Chevaliers Romains, dans leurs affaires. On trouveroit aujourd’huy peu de ces Amis procureurs, ou si on en trouvoit quelques-uns, ils ne s’en acquiteroient peut-estre pas avec la mesme intégrité que le bon Homme Aticus. Je me suis un peu étendu sur cet endroit, parce que dans le portrait de cet Aticus, j’ay prétendu faire voir un Amy du Siecle, tel qu’on le peut souhaiter dans la societé civile, & sur lequel il seroit à propos que tous ceux qui aiment, & qui ont des Amis, se reglassent pour s’acquiter heureusement des devoirs de l’amitié. Montagne dit que, qui les sçait & les exerce, a atteint le sommet de la sagesse humaine, & de nostre bonheur en cette vie. Cependant la difficulté de remplir ces devoirs, n’est pas selon moy, ce qui fait la rareté des Amis. Cette regle du Christianisme, de ne faire à autruy que ce qu’on voudroit qu’on fist à nous-mesmes, pouvoit seule y suffire ; & comme il est facile de faire son devoir, lors qu’on le fait par inclination, il n’y a rien de plus aisé que de servir un Amy qu’on aime par raison, & par reconnoissance ; mais on se contente de ne point faire de mal à son prochain, & l’on se dispense de faire du bien à son Amy. Mais s’il est rare de trouver de veritables. Amis d’inclination, il est encor aussi rare d’en trouver dans l’amitié interessée & politique.

Qu’on ne s’étonne pas si j’appelle Amis interessez, ces Amis que la Raison, la Fortune, & les Affaires, nous font choisir dans la vie. L’amitié la plus des-intéressée, dit l’Autheur des Réfléxions ; n’est qu’un trafic, où nostre amour propre se propose toûjours quelque chose à gagner. L’amitié veut estre réciproque, & elle ne le peut estre, sans quelque sorte d’interest. C’est luy qui joint, & qui unit les Hommes. Sans luy, point de societé. L’Homme, selon le Proverbe Italien, vit de l’Homme. C’est pourquoy il cherche son semblable, & s’attache à luy pour joüir du bien qui luy est propre, ou de celuy qui est commun à tous les deux. Il n’y a que les Sauvages qui vivent seuls, & sans commerce. Aussi ne sçavent-ils ce que c’est que l’amitié. Un juste & raisonnable interest, en peut donc estre le fondement, autant que les Hommes en sont capables dans la corruption du temps, & des mœurs ; mais comme il est facile de s’égarer dans cette route, & que par cet interest, qui est naturel à toutes les Creatures, nous nous aimons plus que les autres, il arrive que nous n’aimons que par raport à nous mesmes, & que nous ne nous attachons qu’autant que nous y trouvons nostre compte. De là vient cette amitié interessée, qu’on appelle amitié du siecle, que tout le monde décrie, & pourtant que tout le monde cherche. Si un Amy nous oblige, & qu’il ne soit pas récompensé sur le champ, on ne luy reprend pas un autrefois il en demeure là s’il ne fait pis, & s’il ne se plaint pas qu’il a tout fait, & qu’il a tout perdu. C’est dans cette amitié qu’il faut toûjours dire des choses plaisantes, & en faire d’utiles, si l’on veut estre aimé & suivy ; mais le secret qu’il y a, est de faire beaucoup d’Amis, afin que l’un nous récompense de l’autre ; or on cherche icy le profit, & non pas la verité. Ces Amis doivent aller en troupe, & non pas de compagnie, comme parle Montagne. Senéque a dit, que le Sage, se console aisément de la perte d’un Amy, parce qu’il en peut faire un autre aussi-tost ; mais aujourd’huy il n’y a personne qui n’ait cet avantage. Jamais il n’a esté plus facile de se faire aimer. Si Epicure estoit encor de ce siecle, il ne diroit pas que c’est une vie de Lion ou de Loup, que de manger sans un Amy. Chacun a son Amy de table, & à moins que d’estre une Beste féroce qu’on ne puisse hanter, on ne mange point autrement ; mais, comme dit encor Senéque qui est un grand Maître sur cette matiere, les plaisirs ne font pas seuls les amitiez, & ce n’est pas à la table qu’on doit éprouver ses Amis. Mais faut-il que la pauvreté & la misere nous en détrompe, & qu’une fâcheuse expérience nous rende sage ? Faut-il que nos Amis soient les premiers, qui nous fassent repentir de nos bien-faits, & que ceux que nous croyons qui nous faisoient honneur, soient les premiers qui nous fassent honte ? Il vaudroit bien mieux n’avoir jamais fait d’Amy, que d’éprouver qu’on n’en a jamais eu ; mais c’est un erreur, l’amour & l’amitié font toûjours du mal, & rarement du bien. Pauvre étude que celle d’apprendre à aimer, puis que les plus sçavans en cet Art, deviennent les plus misérables ! Si ce n’est, dit le Philosophe, que je suis toûjours à la trace, que pour aimer on n’est pas Amis ; comme si toute l’obligation de l’amitié tomboit sur celuy qui est aimé. Du moins je croirois que tout le bien fait doit estre du costé de l’Amant, & toute la reconnoissance du costé de l’Objet aimé ; & c’est ainsi que je comprens le mistere, ou plutost le commerce de l’amour & de l’amitié. Ce trafic doit estre des choses honnestes & vertueuses, mais encor des choses agreables & utiles ; & pour entrer dans ce commerce, il faut estre riche & sage, & la seule volonté ne suffit pas ; on veut des effets, & de la réalité. Senéque avouë mesme, que la présence & la conversation, l’emportent de beaucoup sur l’idée & le souvenir de la Personne aimée, & donnent un plaisir bien plus sensible. Disons pareillement que les Présens & les Bien-faits, plaisent & attachent bien davantage, que les caresses, & les belles paroles.

Cette amitié, dira-t-on, est commune, mais n’importe, elle est profitable, & l’on n’en veut point d’autre aujourd’huy. Quand je vois Charon qui fait tant de distinctions sur l’amitié, il me semble voir faire l’anatomie & la dissection d’une Chimere. Est-il possible qu’un Moderne ait eu la foiblesse des Anciens, & que pour paroistre plus docte, il ait esté moins sage, lors mesme qu’il avoit à traiter de la sagesse ? Mais un autre est bien plus badin, il dédie à cet Idole un Temple, des Autels, & des Sacrifices ; mais à la fin il reconnoist son erreur, & voyant que le peu d’exemples de l’Antiquité, n’est pas suffisant de persuader ses Devots, il avouë ingénuëment qu’une amitié parfaite vient de la grace de Dieu. Il devoit encor ajoûter qu’elle ne se rencontre, & ne se peut contracter qu’avec les Bienheureux, qui sont exempts des défauts de la Nature humaine ; mais il a encor meilleure raison quand il dit, que les amitiez malheureuses & criminelles, sont des effets de la Justice de Dieu. Le Sage, qui releve infiniment le mérite & l’excellence de l’amitié, dit que rien n’est comparable à un Amy fidelle.

C’est l’esprit qui te meut, c’est un autre toy-mesme,
C’est l’ame de ton ame, & le cœur de ton cœur. &c.
En trouvant cet Amy vertueux & fidelle,
Croit de la main de Dieu recevoir un Trésor.

 

Mais ce Trésor est semblable à ceux qui sont en la possession des mauvais Démons. On les découvre, on les voit, on les touche ; mais quand ce vient pour les lever, tout se dissipe, & s’évanoüit. Il y a des Gens qui recherchent, comme nous avons dit, l’amitié de tout le monde. Ils ont cent Amis à leur suite, & à leur table ; mais ont-ils une affaire, ou se présente-t-il quelque occasion de les employer, fugierunt & recessi sunt. Cependant cette amitié devroit estre puissante dans l’Homme, puis que si l’amour est plus forte que la mort, elle est plus forte que le sang, & la Nature. On manque tous les jours à ses Parens, sans crainte, & sans honte ; mais on ne manque jamais à ses Amis, sans lâcheté & sans infamie. Il y a de l’injustice d’abandonner un Parent ; mais le droit défend d’abandonner un Amy. Qui aime une fois, doit toûjours aimer, & rien ne le doit separer de ce qu’il aime ; ce ne peut estre ny son humeur, ny les qualitez de sa Personne, parce qu’on a dû les connoistre avant que de s’engager à l’aimer ; ce ne peut estre ses malheurs & les traverses de la Fortune, parce que c’est pour cela mesme que l’amitié est établie, & que nous jurons à nos Amis de les servir, & de ne les abandonner jamais. Cela est si vray, que nous cachons toûjours l’espérance que nous pouvons avoir sur leur prospérité. On est inutile aux Amis heureux, & toute la tendresse ne va qu’à les assurer, que si cette prospérité change, rien n’est capable de nous faire changer.

Quoy que l’amitié soit donc aussi rare que le Phénix, on peut dire neantmoins qu’il n’y a point de Siecle qui n’en ait fourny quelques exemples, pour la condamnation des Fourbes & des Infidelles, & pour la consolation des Sages & des Vertueux. Il n’y a pas longtemps qu’un Gentilhomme de Normandie, Province un peu décriée pour ce sujet, avoit fait amitié dans sa jeunesse avec un Provençal, & tous deux s’estoient jurez une fidelité inviolable ; mais la Fortune les ayant séparez, l’éloignement des lieux rompit leur commerce, & ils furent prés de vingt ans sans avoir nouvelle l’un de l’autre. Pendant ce temps-là le Provençal eut une affaire, pour laquelle il fut arresté prisonnier, & où il y alloit de la vie. Il se souvint dans sa disgrace de son Amy Normand, & trouva moyen de luy faire sçavoir l’état où il estoit réduit, & le besoin qu’il avoit de luy. Le Normand, surpris & touché du malheur de son Amy, ne balança point sur ce qu’il avoit à faire, & sans s’arrester à considerer qu’il pouvoit honnestement se défendre de secourir un Homme éloigné de deux cens lieuës, & presque effacé de sa mémoire, qu’il estoit avancé en âge, & chargé d’une grande Famille qu’il ne pouvoit abandonner sans injustice, enfin qu’il s’exposoit à la colere du Prince & à la rigueur des Loix ; sans s’arrester, dis-je, à toutes ces considérations qui estoient capables de refroidir le zele de tout autre que d’un Normand, il part sans en rien dire à personne, & arrive en poste, au lieu où son Amy estoit arresté. Il apprit qu’il estoit condamné, & qu’on le gardoit si exactement, qu’on ne pouvoit ny luy parler, ny luy écrire ; cependant apres avoir reconnu la Place, & examiné curieusement tous les dehors de sa Prison, il se rendist la nuit prochaine sous la Fenestre de la Chambre de son Amy du costé qui regardoit la Mer, qu’il avoit passé à la nage. On ne peut dire quel fut l’étonnement, & l’admiration du Provençal, lors qu’à quelque petit signal qu’il luy donna, il vit le cher Amy qui venoit le délivrer, ou mourir avec luy, s’il ne pouvoit y réüssir. Helas, luy dit-il, vous exposez bien genéreusement vostre vie pour moy, mais inutilement, mon cher Amy ; car vous sçavez que je ne nage point, & il n’y a point d’autre moyen de me tirer d’icy que par ce Trajet, qui est si large & si rapide, que je crains bien que vous n’ayez pas assez de forces pour le pouvoir repasser sans péril. Ne craignez rien, luy répondit le fidelle Normand, descendez-vous par cette fenestre qui est facile, & ne vous mettez pas en peine. Je vous passeray sur mon dos, & j’espere que nous en viendrons à bout. Le Provençal charmé de son courage, se descendit, & comme une autre Arion passa la Mer sur le dos de cet officieux Dauphin, qui luy ayant fait tenir un Cheval & des Habits de l’autre costé du Rivage, le fist passer en Angleterre, d’où ensuite il ménagea sa grace, & son retour en France.

Je suis donc obligé de conclure apres cet exemple, qu’il est des Amis en tous temps, & en tout Païs ; mais encor que la marque la plus essentielle pour les reconnoistre, est lors qu’ils s’intéressent plus dans nos affaires que nous mesmes, & que dans l’occasion ils exposent leur vie pour nous. Ce n’est donc pas icy une invective contre l’amitié ; j’ay prétendu faire voir seulement dans ce Discours, que les veritables Amis sont rares, qu’il faut de grandes précautions pour les faire, & de grands ménagemens pour les conserver ; enfin qu’on y doit faire peu de fonds, & qu’il ne faut pas trop s’y attacher ; & de la sorte, ce Discours pourra servir à consoler ceux qui n’ont jamais trouvé d’Amis, qui les négligent, ou qui les perdent.

De la Fevrerie.

Sentimens sur les Questions proposées dans le dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 250-257.

SENTIMENS SUR LES
Questions proposées dans le dernier Extraordinaire.

Quel choix doit faire un Homme, qui ayant le cœur sensible à l’esprit & à la beauté, n’est point assez riche pour vivre sans chagrins avec une Personne qui ne luy apporteroit aucun bien. On luy propose trois Partys pour le Mariage ; une Fille tres-riche, mais tres-laide, & sans esprit ; une autre, belle, douce, tres-sage, mais sans bien ; enfin une troisiéme, qui par son esprit se fait admirer de tout le monde, mais qui n’a ny bien, ny beauté.

Toute Fille d’esprit a pour moy de grands charmes.
A la Belle, je rends fort volontiers les armes.
Mais sur peine d’avoir quelquefois du chagrin,
 Je ne dois épouser personne,
 Qui des Ecus à foison ne me donne ;
 Ainsi le veut mon malheureux destin.
***
Suposons cependant qu’Iris, Philis, Silvie,
 Attendent aujourd’huy mon choix.
 Si l’Hymen touche mon envie,
 Je puis me marier avec l’une des trois.
***
Iris a de grands Biens, mais elle est beste & laide,
 A ces defauts point de remede.
Philis est belle, douce, & tres-sage sur tout,
 Mais sans argent. Ah, quel ragoust !
Silvie a de l’esprit, de l’esprit comme un Ange,
 Mais gueuse, & laide en contr’échange.
***
A laquelle des trois donneray-je mon cœur ?
De quelque Avare, Iris peut faire le bonheur.
Un riche Partisan passera bien sa vie
 Avec Philis. Reste Silvie.
 Il faut aussi l’expédier,
L’envoyer à l’Académie1,
Et pour vivre content, ne me point marier.

On a demandé, si le sentiment de Phinée dans l’Opéra de Persée, est d’un veritable Amant, lors qu’il dit, qu’il aime mieux voir Andromede devorée par un Monstre, qu’entre les bras de son Rival.

L’Amour meurt dans mon cœur, la Rage luy succede ;
J’aime mieux voir un Monstre affreux
 Devorer l’ingrate Andromede,
Que la voir dans les bras de mon Rival heureux.
***
Voila ce que Phinée a dit dans sa colere,
 Et ce que tout autre auroit dit.
Qu’on ne s’y trompe pas ; un Amant qu’on trahit,
Est en droit de tout dire, est en droit de tout faire,
 Et sans craindre d’en user mal,
Peut voir avec plaisir périr une Infidelle,
Ce n’est pas que cela se doive à cause d’elle,
Mais seulement pour faire enrager un Rival.

Un Cavalier soûtient, que l’amour estant un tribut qui est deû à la Beauté, celuy qu’on a pour une jolie Femme ne doit point empescher qu’on n’en prenne encor pour toutes les Belles que l’on rencontre. Un autre prétend que quand on aime une Femme, l’amour que l’on a pour elle doit enlaidir tout le reste du beau Sexe à l’égard de celuy qui aime. On demande quelle opinion est à préferer.

L’Amour est un tribut qu’on doit à la Beauté,
 Il n’est rien de plus veritable ;
 Mais du moment que l’on est entesté
 D’une Dame qu’on trouve aimable,
 Ou qui l’est effectivement,
Doit-on s’en tenir là, voir indiféremment,
 Et jamais ne rendre les armes
A celles qui n’ont pas moins d’attraits, moins de charmes ?
Est-il juste en un mot de vouloir enlaidir,
En faveur d’un Objet, tout le reste du Sexe ?
A de tels sentimens je ne puis aplaudir.
S’il faut les condamner, je demeure perplexe.
 Enfin d’un & d’autre costé,
 Je trouve du pour & du contre,
 Qui tour-à-tour me tiennent arresté.
 Que faire donc en ce rencontre ?
Je répons par un distinguo.
 Se cet Objet que vous aimez vous aime,
Aimez-le uniquement, j’en userois de mesme,
Si l’on ne m’aimoit par nego.

On a demandé le Portrait d’un Homme qui vit parfaitement heureux.

L’un met tout son bonheur à conduire une Armée ;
L’autre fait tout le sien de fleurir au Barreau,
Et de ces deux endroits la grande Renommée
Debite (j’en conviens) ce qu’elle a de plus beau.
Cependant quand je suis couché sur la Fougere
 Entre les bras de ma belle Bergere,
César, & Cicéron, quoy qu’on dise des deux,
 N’ont jamais esté plus heureux.

On a demandé quelle est l’Origine du Droit.

Si la force, comme on le croit,
Est chez beaucoup de Gens ce qui regle le Droit,
 Le Droit a pris son origine
Dés le jour que Caïn, d’humeur un peu mutine,
 Et s’estant trouvé le plus fort,
 Mit l’innocent Abel à mort.

On a demandé quelles sont les qualitez necessaires pour la Conversation.

Teste-à-teste avec vous, mon aimable Silvie,
Les affaires d’Etat, & de l’Académie,
Nous entretiennent peu ; ma seule passion
Fait, lors que j’en suis crû, la conversation.
Ainsi, pour nous tirer avec plaisir d’affaire,
Ce qui nous est le plus à tous deux necessaire,
Est, à mon sens, un grand & réciproque amour.
Quand d’une & d’autre part la tendresse est extréme,
 Sans s’ennuyer on passe tout le jour
 A se redire tour-a-tour,
Aimez-moy, je vous aime ; aimez-moy, je vous aime.

Daubaine.

Sentiment sur les questions proposées dans le dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 252-253.

SENTIMENS SUR LES Questions proposées dans le dernier Extraordinaire.Voir cet article pour la question et cet article pour une autre réponse

 

[...]

On a demandé, si le sentiment de Phinée dans l'Opéra de Persée, est d'un veritable Amant, lors qu'il dit, qu'il aime mieux voir Andromede devorée par un Monstre, qu'entre les bras de son Rival.

 

L'Amour meurt dans mon coeur, la Rage luy succede ;

J'aime mieux voir un Monstre affreux

Devorer l'ingrate Andromede,

Que de la voir dans les bras de mon Rival heureux.

 

Voilà ce que Phinée a dit dans sa colere,

Et ce que tout autre auroit dit.

Qu'on ne s'y trompe pas, un Amant qu'on trahit,

Est en droit de tout dire, est en droit de tout faire,

Et sans craindre d'en user mal,

Peut voir avec plaisir périr une Infidelle,

Ce n'est pas que cela se doive à cause d'elle,

Mais seulement pour faire enrager un Rival.

Rondeau §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 258-259.

Des Dames ayant fait une Partie de Campagne pour aller à Bcaulieu, y furent menées par un Cocher maladroit, qui les versa. C’est ce qui a donné lieu à ces Vers.

RONDEAU.

En beau Lieu, l’aimable sejour,
Vrayment vous tenez vostre Cour,
Ainsi que des Reynes Gilletes.
Vous faites Vers & Chansonnetes,
Et peut-estre parlez d’amour.
***
Mais est-il vray qu’en un détour
Vostre Cocher prit mal son tour,
Qu’il versa Femmes & Filletes
  En beau Lieu ?
***
Que n’estois-je à ce Carrefour !
J’aurois veu genoux en plein jour,
Et.…tout-beau, Rimeur de sornetes,
Point de paroles indiscretes.
Respect, tu m’arrestes tout court
  En beau Lieu.

Le Bloy, Sr des Granges, Avocat au Présidial de la Fleche.

Le Rossignol, et l’Hirondelle. Fable §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 259-272.

LE ROSSIGNOL,
ET L’HIRONDELLE.
FABLE.

Un jour, chemin faisant, une jeune Hirondelle
S’arresta pour oüir les accens langoureux
D’un jeune Rossignol, mais des plus amoureux,
Qui se plaignoit ainsi des froideurs de sa Belle.
Philomele, pourquoy dédaignez-vous mes vœux ?
 Pour vous seule mon cœur soûpire ;
Cruelle, voulez-vous que je sois malheureux
 Au dela de ce qu’on peut dire ?
Ah, vous ne sçavez pas à quel point un Amant,
 Lors qu’il aime parfaitement,
 Souffre d’un dédaigneux silence.
Ayez d’autres rigueurs, insultez ma langueur,
Vous ne sçauriez autant me déchirer le cœur,
 Que le fait vostre indiférence.
***
L’Hirondelle pour lors apprit comme aux abois.
Le tendre Rossignol sous un sombre feüillage,
A ses cruels soucis ajustoit son langage,
Rien n’estoit, hors sa Belle, insensible à sa voix.
Les feüilles, l’air, & l’eau, n’estoient que dans la crainte
De troubler par leur bruit son amoureuse plainte.
Enfin, pour luy livrer les plus rudes combats,
Philomele s’envole, & ne luy répond pas,
 Ny mesme ne prend pas la peine
 De voir d’un regard de pitié
 Sa trop sincere, & trop tendre amitié.
 Barbare, cruelle, inhumaine,
 S’écrioit-il, de momens en momens ;
Mais comme elle estoit sourde à ses gémissemens,
Il la laisse, & s’abat aupres de l’Hirondelle,
(Mais sans s’appercevoir qu’il est à costé d’elle)
  Sur les aimables bords
  D’une Onde claire & pure,
Pour mieux s’abandonner à ses cruels transports,
 Et déplorer son avanture.
A ses gémissemens l’Hirondelle sent bien
  Qu’elle seroit d’humeur à faire
Avec un tel Amant un voyage à Cythere.
Le plumage, la voix, la taille, & le maintien,
Tout dans ce Malheureux luy paroist admirable.
 Ah ! disoit-elle, il n’est pas raisonnable
 Que cette Belle vainement
 Fasse soûpirer cet Amant.
 Ah ! sans-doute elle est insensible,
  Puis qu’il n’est pas possible
De résister aux merveilleux amas
  De ses charmans appas.
 Pour moy, qui me rens attentive
 Jusques à la moindre action
Que fait le Rossignol icy sur cette Rive,
 Je sens beaucoup d’émotion,
 Et par là je vois que je l’aime.
Dis-moy de grace, Amour, l’aurois-tu résolu,
Que je luy parlerois en faveur de moy-mesme,
Quand pour un autre Objet son ardeur est extréme ?
Fais-luy connoistre au moins qu’ainsi tu l’as voulu.
***
Dans ce doux entretien que se fait l’Hirondelle,
Elle se voit dans l’Onde, & se trouve assez belle
Pour plaire au Rossignol. Elle avance ses pas,
Etalant de son mieux le peu qu’elle a d’appas,
Et luy dit J’écoutois cette plainte amoureuse
 Que d’une voix mélodieuse,
Oyseau trop malheureux, vous exposez icy.
 Je sçay quel est vostre soucy ;
 Amour par tout dans son Empire,
Depuis que l’on y vit, & que l’on y soûpire,
N’a jamais veu d’Amans plus à plaindre que vous.
Philomele, il est vray, chante bien, est bien faite,
Et pourroit vous causer le destin le plus doux ;
 Mesme elle est digne qu’on la traite
  De la Vénus des Oyseaux.
J’en puis parler ainsi ; depuis peu je l’ay veuë
Qui se desaltéroit au courant de ces eaux.
Un si charmant Objet me donnant dans la veuë,
Je faisois mon plaisir de la bien contempler.
  A ne vous rien celer,
  J’en fus toute surprise ;
Si mon Sexe changeoit, j’en aurois l’ame éprise.
Mais que dis-je ! elle auroit mille fois plus d’appas,
Je ne pourrois l’aimer, elle ne m’aimant pas.
Ah ! gentil Rossignol, ce seroit grand dommage
De consumer le printemps de vostre âge
 Parmy les sanglots & les pleurs,
Lors qu’ailleurs vostre amour peut trouver des douceurs.
Il vaut mieux les gouster, l’âge vous y convie.
 Voyez-vous, on n’a dans la vie
 Qu’autant de plaisir qu’on s’en fait.
 Cherchez donc quelque bel Objet
 Qui soit d’une humeur moins severe
Que la Beauté qui sçait en vain vous plaire.
Portez ailleurs vos soûpirs & vos vœux,
Brisez vos fers, & sortez de ces lieux ;
 En amour on tient que l’absence
Est de ses maux le seul soulagement.
On dit qu’elle amoindrit l’excessive souffrance
Que cause une Beauté qu’on aime tendrement.
La raison est qu’Amour dans les yeux d’une Belle
Place les traits dont il perce le cœur ;
Ce Dieu ne sera plus vostre cruel vainqueur,
Quand vous ne verrez plus les yeux de Philomele.
Ne balancez donc point à suivre mon avis.
Je suis jeune, il est vray, mais j’ay veu du Païs,
Et je serois encore au sein de l’Ignorance,
Si je n’avois rien veu, si je n’avois jamais
 Quitté le lieu de ma naissance.
Nous voicy dans l’Automne, en ce temps où je fais
 Ordinairement un voyage,
 Venez avecque moy ; je gage
 Que vous ne sçauriez choisir
 Une Compagne plus joyeuse,
Et qui pût mieux que moy bannir le déplaisir.
Amour, Amour, que je serois heureuse,
Si je pouvois divertir quelquefois
L’Oyseau le plus parfait qui vivo sous vos Loix !
***
Ah ! dit le Rossignol, n’accablez point une ame
Qui ne souffre que trop du poids de ses douleurs.
 Vouloir mettre fin à mes pleurs,
 C’est faire une injure à ma flâme.
 Parlez-moy d’aimer constamment,
De courir à la mort plutost qu’au changement,
 C’est là le moyen de me plaire,
Et l’obligeant discours que vous me deviez faire.
Selon vous, ce n’est point un crime de changer ;
Mais, qui voudroit jamais avec vous s’engager ?
Non, non, je ne veux pas qu’un dépit teméraire
Me vienne secourir au milieu de mes maux ;
Bien loin de fuir l’Objet qui trouble mon repos,
 Je me sens un desir extréme
 Et de l’aimer, & de la voir,
Jusqu’au temps que le Nocher blême
 Me passe sur le Fleuve noir.
 Si ma chere Maîtresse
 Cessoit de mépriser mes feux,
 Quelle seroit mon allégresse !
 Les Dieux dedans les Cieux
Avec leur doux Nectar, & leur chere Ambrosie,
Ont un moindre bonheur que celuy que j’aurois.
Ah, dans la grande ardeur dont mon ame est saisie,
J’aimerois à souffrir, & joyeux je dirois ;
Je brûle pour l’objet le plus parfait du monde.
Tu le peux assurer, Astre Pere du jour.
 Lors que tu fais le tour
 De la terre & de l’onde,
Vois-tu dans quelque endroit de ce vaste Univers
 Rien qui soit comparable
 A Philomele que je sers ?
Tu sçais qu’elle a la voix beaucoup plus admirable
Que celle qu’on remarque au Cygne agonisant,
 Et que le charme ravissant
 Des plus redoutables Syrenes ;
 Qu’elle a l’esprit délicat & fleury,
Autant que s’il estoit des trois Graces nourry.
 Tu vois tous les jours que sans peines
 Elle sçait varier son chant,
Mêler le doux au grave, & l’agreable au grand ;
 Qu’elle est adroite, & sçait tout tres-bien faire ;
 Qu’elle possede mille appas
 Qui n’ont rien de vulgaire,
Et qu’elle a le secret de pouvoir toûjours plaire.
Mais enfin son defaut, c’est de ne m’aimer pas.
***
Ainsi le Rossignol, pour plaire à Philomele,
Déplairoit, s’il pouvoit, à la jeune Hirondelle,
 Et paroîtroit un laid Oyseau,
Qui ne sçait pas son monde, & n’est pas Damoiseau,
 Par la raison, que c’est chose fâcheuse
 Pour une Femelle amoureuse,
 De voir qu’on rebute son cœur,
Sur tout quand la premiere elle a fait quelque avance.
Sur ce fait l’Hirondelle en soy meûrement pense,
Que se desesperer, & se mettre en fureur,
N’est pas un bon moyen de la rendre volage.
 Ainsi sans se décourager,
 Elle luy parle encor de voyager,
Et luy dit ; Mais enfin, Rossignol, c’est dommage,
  Que vous, qui chantez si bien,
  Sçachiez si peu que rien.
Voyagez avec moy ; vous sçaurez quelque chose,
 Ce qui sans doute sera cause
  Que vous pourrez toûjours
 A tout propos embellir vos discours,
Et pour vostre sçavoir, vostre aimable Maîtresse
Aura sans-doute égard à l’ardeur qui vous presse.
***
 Le Rossignol en ce moment
  Luy répond fiérement,
 Jeune Hirondelle, Mamie,
 Qui faites tant la jolie,
En vain vous vous flatez de m’avoir pour Amant ;
S’il n’est d’autre que moy qui jamais vous adore,
Vous pourrez, je vous jure, estre éternellement
Vestale en tout Païs, si vous l’estes encore.
Rengaînez vos soûpirs, vos regards, vos ardeurs,
 Ou plutost coquetez ailleurs.
Cherchez-vous un Amant qui soit mieux vostre affaire,
Qui veüille en tout Païs voyager avec vous,
Qui réponde à vos feux, qui soit traitable & doux.
A l’Objet que je sers est-ce un moyen de plaire,
Que de courir le Monde à dessein de tout voir,
 Puis qu’avec tout vostre sçavoir
Vous déplaisez si fort, qu’on ne peut vous entendre ?
Vous estes trop rustique, & vous faites pitié.
 Il vaut bien mieux moins entreprendre,
 Ou sçavoir moins de la moitié,
Et le peu que l’on sçait le faire bien paroître.
Que sert de tant sçavoir, sans un heureux debit ?
On n’est connu qu’autant que l’on se fait connoître. Cela dit,
 Le Rossignol laisse-là l’Hirondelle,
 Et va chercher sa chere Philomele.

De la Salle, Sr de l’Estang.

Sentiment sur les questions du dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 371-372.

SENTIMENS SUR LES Questions du dernier Extraordinaire.Voir cet article et cet article.

 

[...]

Sur la Question de l'Opéra de Persée.

 

DE quel aveuglement vostre ame est donc saisie ?

A quel affreux transport vous laissez-vous gagner ?

Ah, c'est porter trop loin l'esprit de jalousie,

Je ne puis vous le pardonner.

 

Quoy, vous aimez mieux voir l'innocente Andromede

Sans espérance de remede,

Entre les dents d'un Monstre affreux,

Qui devorant sa chair, nourira vostre envie,

Qu'entre les bras chéris d'un Rival bien-heureux

Qui luy conservera la vie ?

Phinée, avouez en ce jour

Qu'une autre passion regne en vous que l'amour.

Continuation de l’ouverture de l’Ecriture, & de la Langue Universelle §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 273-330.

Je vous envoye la Suite de la Langue Universelle que vous espériez trouver dans le dernier Extraordinaire. Elle en eust fait un des principaux Articles, si le Paquet de Mr de Vienne-Plancy m’eust esté rendu assez tost pour l’y employer. Je l’ay reçeu seulement depuis six semaines, & ne vous puis dire par quel accident il est demeuré deux mois en chemin.

CONTINUATION DE
l’ouverture de l’Ecriture, & de la Langue Universelle.
A Fau-Cleranton.

Je ne sçay pas, Monsieur, si je me trompe, mais je suis persuadé que dans l’Ecriture des premiers Hommes, les caracteres ne dépendoient point des paroles, & exprimoient immédiatement les pensées. La source de cette opinion, vient de ce qu’il est plus aisé de signiffier par une seule figure, ce qu’on pense, que par les lettres & les sillabes qui composent les mots. La premiere expression ne demande que l’invention d’un caractere tel quel, au lieu que pour parvenir à la seconde, il a fallu de l’étude, de l’observation, & de la discussion, & ensuite de l’aplication de plusieurs pieces.

On voit des restes de cette premiere Ecriture dans les Obélisques des Egyptiens, & dans les anciens Livres de la Chine. Un Dragon, un Lion, un Coq, s’y expriment par les figures qui représentent ces Animaux au naturel ; une Montagne ; par une grande bosse entre deux moindres, à cause que les Montagnes ont d’ordinaire plusieurs étages ; un Roy, par un œil ouvert au bout d’un Sceptre, parce qu’un Roy doit veiller au bien de son Etat ; le Soleil, par un Cercle avec un point au milieu, à la façon de nos Astrologues ; la Lune, d’une maniere approchante ; un Cœur, selon sa figure naturelle ; une Porte, selon son artificielle, &c.

On ne sçait pas qui fut l’Inventeur de ces Caracteres en Egypte ; mais on convient que Fohi, Roy de la Chine, en donna l’usage à ses Peuples, un peu plus de deux mille ans avant la Naissance de nostre Sauveur, au raport du Pere Semédo, & pres de trois mille ans, suivant le Pere Martinius Jésuites, qui ont longtemps demeuré à la Chine, & peu accordans sur le régne de ce Roy.

Ces Caracteres naturels estoient beaux, & aisez à entendre, mais ils estoient difficiles à figurer ; & cette difficulté a sans-doute causé leur changement. Les Chinois ne s’en servent plus. Ils employent présentement un quarré pour figurer le Soleil, au lieu du rond ; une espece de trident sans queuë, pour marquer une Montagne ; une croix avec deux ligne droites, l’une au dessus, l’autre au dessous, pour signifier un Roy ; & d’autres figures bizarres & inconnuës pour représenter les Animaux. Ils ont à la verité, gardé le caractere du Cœur, celuy de la Porte, & quelques autres encor, mais en bien petit nombre ; & on peut dire qu’ils ont perdu l’avantage qu’ils tiroient de la ressemblance des choses, pour la facile interpretation de leur Ecriture. Neantmoins ils ont toûjours retenu l’usage des Pinceaux pour la marquer, & comme nous composons toutes sortes de nombre avec neuf chifres & le zéro, ils forment tous leurs caracteres avec neuf sortes de traits, & quelques points ou petites figures, au raport de Semédo. Ainsi ils expriment un par une ligne droite couchée ; dix, par deux lignes droites en croix ; Terre, par une croix avec une ligne au dessous ; Roy, par l’addition d’une ligne au dessus de la figure qui signifie Terre ; & les Perles, les Pierreries, & les Diamans, par de diférentes positions de points au dessus, au dessous, ou à costé. Des lignes qui forment le caractere de Roy, & les raisons qu’on peut donner de la liaison de ces choses, sont à mon avis que la Pierre prétieuse est entre les autres Pierres, comme un Roy entre les autres Hommes ; que le Roy commande à la Terre, ou se forme de Terre ; que la Terre est dans le point de perfection, comme le nombre dix ; que ce nombre vient de l’unité, comme de son principe, & que comme il n’y a qu’une seule ligne droite, & cent mille millions de courbes, il n’y a aussi qu’une unité & cent mille millions de nombres.

Semédo ajoûte que les Chinois raportent chaque chose particuliere à de certains chefs, & parce qu’ils en ont cinq principaux, qu’ils nomment Elémens, sçavoir, le Métal, le Bois, l’Fau, la Terre & le Feu, selon Martinius, je juge que les Minéraux sont contenus sous le nom de Métal ; les Vegétaux, sous celuy de Bois ; les Animaux, & les noms Geographiques & Hydrographiques, sous ceux d’Eau & de Terre ; & les Cieux, les Astres, & les Esprits, sous celuy de Feu ; & qu’ainsi ils reduisent sous cinq Chefs, ce que j’ay distribué en dix dans le projet du Dictionnaire Universel ; & que de là vient l’ordre qui est gardé par leurs Caracteres dans leur grand Dictionnaire appellé Haipien, dont Martinius ny Semédo, ny aucun autre que je sçache, ne touche point le détail.

Ces Peuples n’ont pas seulement des Caracteres simples, ils en ont aussi de composez ; & ils joignent par exemple le caractere qui signifie le Soleil, à celuy qui signifie la Lune, pour exprimer la Clarté, parce qu’elle est le veritable effet de ces deux grandes Lumieres. Ils enferment de mesme le Caractere qui signifie le Cœur, dans celuy qui signifie la Porte, pour exprimer la tristesse & l’affliction, comme si le cœur affligé se trouvoit pressé à l’entrée d’une porte ; & d’autant que la tristesse agit fortement sur le cœur & semble y avoir son siege, le caractere du cœur se trouve meslé à tout ce qui marque de l’affliction. Sur quoy je croyrois volontiers que la composition des Caracteres Chinois, fait la diférence qu’il y a entre Semédo & Grueber, sur leur nombre ; le premier n’en marquant que soixante mille, parce qu’il ne compte que le Caracteres simples, au lieu que l’autre en marque soixante quatorze mille, parce qu’il compte aussi les composez.

Quelque difficulté qu’il y ait à tracer ces caracteres, à les démesler, à les reconnoistre & à les retenir ; ils ne sont pas seulement en usage à la Chine, ils ont encor cours au Japon, au Tunquim, à la Cochinchine, chez les Techiens, à Sumatre, & aux autres Païs voisins, & tous ces Peuples communiquent par écrit avec les Chinois, par le moyen de leurs Caracteres, sans entendre la Langue les uns des autres, au raport de Gonçales, de Mendore, & des autres que j’ay citez ; & je croy que la raison de cet usage naîst du plaisir qu’il y a de se servir d’une Ecriture, qui peut estre entenduë de toutes les Nations, puis qu’il seroit bien plus aisé à ces Peuples d’apprendre trois ou quatre cens mots, en quoy consiste originairement la Langue de la Chine, que huit ou dix mille Caracteres diférens, qu’il faut sçavoir au moins, pour écrire passablement en Chinois. Mais si la peine de s’instruire de ces Caracteres embarassans, ne rebute ny les quinze Royaumes de la Chine, ny les Royaumes voisins, quel progrés n’auroit point fait une Ecriture qui auroit esté facile à former, & à retenir, comme celles des Chifres Arabiques ? Il est à croire que si elle eust entré dans l’esprit des premiers Hommes, elle auroit passé de leur siecle au nostre ; ou que si les Chinois l’avoient inventée, au lieu de la pénible dont ils servent, l’usage ne s’en seroit pas borné à leurs Voisins ; mais se seroit étendu par toute la Terre, principalement si elle avoit esté accompagnée dans ses expressions, d’un enchaînement aussi naturel, & aussi propre à faire impression sur l’esprit, que celuy dont j’ay donné l’idée dans ma derniere Lettre. C’est de cette Ecriture qu’on peut dire sans flaterie, ce que Brebeuf disoit de l’Ecriture en general,

Quelle est cet Art ingénieux
 Qui sçait parler aux yeux,
Et par des traits divers, des figures tracées,
Donner de la couleur, & du corps aux pensées ?

Ces grandes facilitez paroîtront dans les exemples que j’en rapporteray, lors que je me seray expliqué sur les variations des mots, dont ma derniere Lettre a remis l’éclaircissement à celle-cy ; & elles paroistront par avance dans ma maniere d’exprimer les quatre Parties du discours, qui ne se déclinent ny ne se conjuguent, & qui par conséquent ne sont pas sujettes à variation.

Vous avez veu, Monsieur, que le moyen que j’employe à conserver aux chiffres leur signification naturelle, c’est de mettre sous eux la barre, où le trait que nous avons accoûtumé d’y placer dans nos écrits ordinaires ; & vous sçaurez que celuy dont je me sers pour marquer les parties invariables du discours, c’est de mertre cette barre sur les chiffres qui les expriment. Ainsi comme 7, 8, & 9, signifient les nombres de sept, de huit & de neuf ; ces mesmes chiffres ainsi accompagnez 7, 8, 9, signifient un adverbe, ou une interjection, une conjonction, ou une préposition, suivant les départemens diférens que je donne à ces parties invariables dans le Dictionnaire Universel, desquels il sera sort aisé de faire la distinction, pour peu que l’on prenne garde à l’ordre que j’y observe.

Les parties du Discours qui se déclinent ou qui se conjuguent, sont marquées d’une autre façon. Elles ont leur enseigne apres elles, au lieu de l’avoir dessus ou dessous ; & cette diférence les fait reconnoistre par l’Interprete dés la premiere inspection ; mais la raison veut, Monsieur, que j’explique leurs variations, avant que de m’ouvrir davantage sur les moyens de les exprimer, & vous agrérez cette conduite.

TRAITE DES
Variations des Mots.

Premiere Partie.

J’ay distingué ces variations en directes & en indirectes. Les directes regardent les degrez de diminution & d’augmentation qui s’attribuent aux noms substantifs ; ceux de comparaison qu’on attache aux noms adjectifs, les genres diférens dont on diversifie ces derniers ; & les verbes passifs qu’on joint aux actifs avec les verbes mêlez que j’y ajoûte. Et les variations indirectes ou obliques, comprennent les déclinaisons de tous ces noms, & celles des pronoms & des articles, avec les conjugaisons de toutes sortes de verbes.

Voila en general quelles sont les variations des mots. Elles font la seconde richesse des Langues, & presque aucune ne se met dans les Dictionnaires ordinaires, à cause qu’elles ne sont que des circonstances des expressions qui les remplissent. J’ay dit presque aucune, parce qu’on voit en tous quelques diminutifs & quelques augmentatifs ; & principalement grand nombre de ces premiers dans le Dictionnaire Italien, qui en tire une partie de la fécondité de sa langue, les poussant jusqu’à six & à sept, pour un seul primitif, comme il fait à l’égard d’Huomo & de Casa, que nostre Langue borne à Hommelet & à maisonnette. Mais comme cette fecondité Italienne ne se répand que sur quelques mots, & que celle de la Langue Universelle se doit étendre sur tous, & aussi bien en augmentant qu’en diminuant, j’ay crû devoir exclure du Dictionnaire Universel une repetition qui seroit importune, & en devoir regler l’expression par une méthode generale, afin de pourvoir à cet inconvient, & aux autres de mesme nature, une fois pour toutes.

Ces diminutifs & ces augmentatifs sont fort rares en nostre langue. Elle exprime, par exemple, un gros Chien par le mot de Dogue, & un petit Cheval par celuy de Bidet ; & elle n’a point de mots simples pour signifier un gros Cheval, & un petit Chien. Il est vray que pour exprimer un petit Homme & un grand Homme, un tres-petit Homme & un tres grand Homme, elle a quatre paroles simples qui sont Nain & Geant, Pigmée & Colosse. Mais ces sortes d’expressions ne s’y rencontrent gueres ; & celles-là peuvent mesme passer pour des noms primitifs suivant la nature, & recevoir d’elles-mesmes les degrez de diminution & d’augmentation. Neanmoins sur cet exemple & sur celuy des autres Langues riches & délicates, je donne aux noms substantifs dequoy marquer les diférences de Petit & de Grand ou Gros ; de tres-petit & de tres-grand ou tres-gros, en s’incorporant ces expressions, en sorte qu’il n’en resulte que des mots simples.

Quant aux adjectifs, unis aux degrez de comparaison, nôtre Langue y est encore plus sterile qu’en diminutifs & qu’en augmentatifs. Elle n’en a veritablement que deux qui sont meilleur & pire, dont elle employe le premier à exprimer plus bon, comparatif, ou le plus bon, superlatif. Expressions qui ne sont pas de son usage ; & l’autre, à signifier plus mauvais ou le plus mauvais ; plus méchant ou le plus méchant, dont elle se sert. La Langue Italienne & l’Espagnole, ont peu de comparatifs, & ne manquent pourtant pas de superlatifs ; mais la Langue Hébraïque n’a aucun des uns ny des autres, & employe à leur défaut, des particules qu’elle associe avec ses adjectifs. Nous suivons en cela l’Hébreu ; & pour m’accommoder à nostre maniere, aussi bien qu’à celle des Grecs, des Latins, des Allemans, &c. qui ne se servent que de la simplicité des paroles adjectives pour ces sortes d’expressions, je fais trouver dans la fecondité de la Langue Universelle le moyen de s’expliquer de l’une & de l’autre façon, comme je l’ay promis dans la Grammaire. Ces adjectifs de comparaison me font penser à une nouvelle inégalité qui s’étend, comme je croy, par toutes les Langues, qui reduisent les comparatifs & les superlatifs aux mots simples. C’est qu’aucune, que je sçache, ne reduit de mesme les comparaisons d’égalité, mais les exprime, comme nous, par les particules aussi, autant, ny plus ny moins, &c. Ces Langues ne sont pourtant pas raisonnables de laisser ce degré de comparaison dans l’étenduë des phrases, & d’abreger les autres ; il falloit pour la regularité qu’elles les traitassent tous de la mesme maniere. D’ailleurs je m’apperçois qu’elles ne réünissent pas les particules moins & le moins, comme elles font celles de plus & le plus, quoy que d’une pareille utilité, pour la formation des comparatifs & des superlatifs ; car de prétendre que plus & le plus tiennent parmy elles, la place de moins & le moins, par le moyen des adjectifs, ausquels on les joint, c’est ce que j’ay de la peine à recevoir ; & il me semble que pour exprimer le moins brave des Hommes, le moins sage, le moins riche, on diroit mal, le plus lâche, le plus fol, le plus pauvre. Et quand cela seroit veritable à l’égard des superlatifs, il n’en seroit pas de mesme à l’égard des comparatifs ; & moins brave qu’Aléxandre, moins sage que Salomon, moins riche que Crésus, ne veulent pas dire, plus lâche qu’Aléxandre, plus fol que Salomon, ny plus pauvre que Crésus. Ce seroit passer d’une extrémité à l’autre que de parler de la sorte ; & il y a trop loin de Brave à Lâche, de Sage à Fol, & de Riche à Pauvre, pour exprimer l’un par l’autre, quelque particule qu’on y ajoûte. Ainsi les Langues qui reduisent aux mots simples les comparatifs & les superlatifs, n’en ont point qui soient propres à ces expressions ; & il faut qu’elles recourent aux phrases, en employant, comme nous, les particules moins & le moins, si elles veulent expliquer exactement ces sortes de comparaisons. Elles devroient donc avoir encore pour la regularité, un comparatif & un superlatif d’abbaissement pour ainsi dire, par l’union de moins & le moins ; comme elles en ont d’élevation, par celle de plus & le plus. Ces considérations me portent à en établir de ces deux manieres, pour l’abreviation & pour la perfection de la Langue Universelle, outre le degré d’égalité, à moins que le trop grand nombre de variations ne s’y oppose ; ce qui se decidera dans la suite.

Les Genres forment la troisiéme sorte de variations directes. La nature a marqué ceux des noms substantifs, par la distinction qu’elle a faite des deux Sexes, & de ce qui n’en a point ; & il semble inutile d’en attribuer aux noms adjectifs, puis que ne pouvant estre employez qu’en la compagnie des substantifs ; & se devant accorder avec eux, ils sont toûjours du genre masculin avec les mâles, du feminin avec les femelles, & du neutre avec le reste. Sage, brave, riche, habile, honneste, &c. sont dans nostre Langue, des adjectifs de cette façon. Ils n’ont point de genres marquez ou distincts ; & leur seule association avec les substantifs, fait connoistre le genre où ils sont mis. Neanmoins je juge qu’il est plus à propos pour la fecondité de la Langue Universelle, & pour la perfection de sa concordance, de donner des genres séparez à ses adjectifs, que de les laisser dans la confusion ; & si nous consultons les autres Langues, & mesme la nostre, nous reconnoistrions que pour un adjectif de cette maniere, elles en ont cent dont les terminaisons sont diférentes, & qui contribuent par cette varieté à la bauté de leurs stiles. Trouvant donc à propos de les imiter, je distingue les trois genres dans les adjectifs, & j’étens mesme cette diversité jusqu’aux trois pronoms personnels, afin que chaque Sexe employe celuy qui luy est propre, en parlant de soy, aussi bien qu’en parlant aux autres, ou des autres ; ne voyant pas de raison pour quoy la Langue Hébraïque n’a pas distingué les genres du pronom de la premiere personne, comme elle a distingué ceux de la seconde & de la troisiéme, ny pour quoy la Langue Greque, la Latine, la nostre & ses voisines de toutes parts, n’ont distingué que ceux de la troisiéme.

La maniere dont je traite ces pronoms personels, m’a presque osté la pensée que j’avois eu d’abord de donner aussi des genres aux verbes à l’exemple de l’Hébreu, me semblant qu’il suffisoit de faire pour eux cette attribution à ces pronoms, parce qu’en les associant ensemble selon l’usage de nostre Langue & de ses Voisines, les actions & les passions des deux Sexes paroissent assez bien distinguées, pour n’avoir pas besoin d’une plus forte expression. Neantmoins considérant ensuite que cette association des pronoms aux personnes du verbe en faisoit des phrases, dont on se pouvoit passer, à l’imitation des Latins qui expriment ces personnes par des mots simples, j’ay perseveré dans ma premiere pensée ; & je donne des genres aux verbes, qui ne font qu’une seule expression avec eux, & avec leurs pronoms. Du moins c’est la maniere dont j’en use dans la premiere & simple méthode de l’Ecriture & de la Langue Universelle ; parce que dans la seconde, cette regularité seroit comme superfluë, n’y ayant aucun nom primitif, masculin, feminin ou neutre, qui n’ait un verbe derivé de luy, à qui on peut imputer le genre de ce nom, & attribuer telle signification qu’on voudra, pourveu qu’elle soit naturelle ; tant j’y fournis à l’abondance.

Le verbe passif est la variation directe du verbe actif ; nostre Langue, l’Italienne, l’Espagnole, & mesme l’Allemande, ne l’expriment que par des phrases, qu’elles composent ; sçavoir les trois premieres, par l’union du participe du temps passé de leur verbe actif, avec leur verbe estre ; & la derniere, avec son verbe devenir. Ce qui a fait penser à quelques-uns qu’un usage si considérable, si étendu & si diférent de celuy des Romains ou Latins, & de celuy des Grecs, nous est venu des Peuples du Nort, lors qu’ils désolerent & dominerent Rome & ses Provinces ; & ce qui pourroit, ce me semble, faire penser à d’autres, que c’est un reste d’usage de nostre Langue & de ses Voisines, plus ancien que Rome & que sa domination. Quoy qu’il en soit j’imite encore les Langues qui reduisent aux mots simples, les phrases du verbe passif, & je traite de mesme le verbe mêlé ou verbe libre, quoy que sans exemple, afin de fournir plus abondamment que toute autre Langue, à la simple expression des pensées. J’ay dit dans la Grammaire Universelle, que ce verbe mêlé estoit celuy à qui on joignoit librement le pronom personnel, comme se regarde, s’estimer, s’élever. Neanmoins on peut étendre sa nature jusqu’à ceux à qui nostre Langue & ses Voisines joignent ce pronom par force, comme se mirer, se promener, s’égarer, &c. verbes que les autres Langues expriment sans pronom, & nomment verbes neutres.

Je ne fais point de mention particuliere du verbe substantif estre, parce que j’ay chargé d’intention sur l’usage où je le voulois mettre. C’estoit d’en composer tous les verbes actifs, avec le participe du temps présent de l’actif ; de la mesme maniere que nous en composons, tous les verbes passifs avec le participe du temps passé de ce mesme verbe actif ; ou pour mieux dire, avec celuy du temps présent du verbe passif ; Participes que nostre Langue confond mal à propos, à l’exemple de la Latine. Mais comme cet usage auroit reduit le verbe actif en phrases, de mesme qu’il y reduit le verbe passif, & que la richesse des Langues consiste dans l’abondance des mots simples, j’ay quitté ma premiere pensée, & je range mesmes le verbe substantif au nombre des autres passifs, dont il est la source parmy nous.

Quant aux verbes impersonnels, & aux autres sortes de verbes irreguliers, je n’en fais point non plus de mention particuliere, parce qu’ils ne sont que des effets du caprice des Langues, & qu’ils se peuvent tous reduire à l’actif ou au passif. Ainsi le verbe impersonnel falloir, s’exprime fort bien par le verbe passif personnel estre obligé ; les verbes neutres avoir & joüir, s’expriment de mesme par le verbe actif posseder, & ces façons de parler impersonnels, on dit, on fait, & autres semblables, que les origines de nôtre Langue font venir d’Homme dit, Homme fait, s’expriment aussi tres-bien par les actifs ils disent, ils sont ; ou par les passifs, il est dit, il est fait, ou il s’est fait. Toutefois je fournis des caracteres & des termes à l’expression de ces derniers ; & si l’on ne veut reduire les autres, aux actifs, ou aux passifs, on les peut mettre dans le rang des verbes mêlez, que je nomme encore pour cette raison verbes libres.

Voila les éclaircissemens que j’avois à donner sur les variations directes des mots. Ce qui me reste à y ajoûter, c’est qu’elles ne sont pas absolument necessaires pour s’exprimer, mais seulement pour s’exprimer avec plus d’abreviation & plus de perfection, puis qu’on se peut servir des phrases. Neanmoins mon avis est qu’on suive la maniere la plus parfaite plûtost que l’autre, le tout pourtant à la volonté des Nations à qui j’en donne le choix, puis que j’exprime toutes choses, des deux façons dans l’Ecriture & dans la Langue.

SECONDE PARTIE.

Il n’en est pas de mesme des variations indirectes ou obliques, comme des directes. Elles sont d’une necessité indispensable, à cause de la construction, à moins d’imiter la langue Franque, certaine Langue imparfaite, qui a cours sur la Mer Mediterrannée & dans ses Ports, principalement dans ceux du Levant, entre les Marchands de diverses Nations, les Armateurs, les Corsaires & autres Gens de Mer, dont les noms n’ont point de cas, faute de terminaisons diférentes & d’articles ; dont tous les modes, & tous les temps de toutes sortes de verbes se reduisent au seul présent de l’infinitif, & dont on peut veritablement dire, comme de celle de la Chine, que l’accent y fait tout. Mais ne pensant pas qu’on se veüille conformer à un si mauvais usage, où l’on n’a qu’à retrancher du bon stile tout ce qu’il y a de congru, je vais rapporter en peu de mots, ce qui forme cette congruité, puis que c’est le sujet de cette seconde Partie.

Elle consiste dans le juste employ des cas, aussi bien que des genres, à l’égard des noms ; dans celuy des modes, des temps, & des personnes à l’égard des verbes, & dans celuy des nombres singulier ou pluriel, à l’égard des uns & des autres. J’appelle juste l’employ qui a le plus de rapport à la construction naturelle ; la nature estant ma regle dans l’Ecriture & dans la Langue. Je n’ay que faire de venir au détail de ces choses, elles sont assez connuës à qui a la moindre teinture des Lettres, & ce que j’en ay dit dans la Grammaire Universelle, éclaircit ce que je leur attribuë de particulier, à l’exception de ce qui suit. C’est qu’en executant le projet que j’y ay fait, de joindre le vocatif au nominatif, & d’ajoûter un nouveau cas à la déclinaison, & luy en donner la dernière place, comme au dernier venu ; il m’a semblé que je devois plûtost laisser cette place à l’ablatif, puis que c’estoit la sienne ; & ranger ce nouveau cas dans celle du vocatif, puis que sa dépossession la rendoit vuide. Raisons qui m’ont fait prendre ce party. Vous sçavez, Monsieur, que ce nouveau cas que je nomme autrement, le cas libre, a esté nouvellement inventé, pour servir de regime universel à toutes les propositions, ce qui est d’une grande commodité pour l’Ecrivain, & pour l’Interprete.

De plus, je place dans la conjugaison le temps futur, immédiatement apres le temps présent, ce que fait aussi l’Hébreu ; mais par une autre raison que la mienne. Celle que j’ay, est que le futur est unique, comme le présent ; au lieu que le temps passé est de trois ou quatre façons, d’où resulte une trop longue interruption entre ces deux temps semblables. Ce n’est pas qu’il n’y ait des Langues, qui ont aussi trois ou quatre futurs, & qui distinguent le futur prochain du futur éloigné, comme la Grecque ; ou qui les partagent en futur incertain, en futur libre, en futur de devoir, & en futur de necessité, comme l’Allemande ; mais parce que les expressions ne regardent que les variations obliques des mots où la fécondité ne me semble pas si requise que dans les directes, j’en laisse l’usage, pour suivre celuy de la Langue Hébraïque, de la Latine, de la nostre & de ses Voisines de delà les monts, qui n’ont toutes qu’un seul futur, & qui expriment les autres par le secours de leurs particules ou petits adverbes. D’ailleurs les quatre futurs Allemans ne paroissent pas d’une invention assez juste, pour avoir place parmy les variations de l’Ecriture & de la Langue Universelle. Ce n’est pas assez à un mot d’estre une expression simple pour contribuer à leur richesse, il faut encore estre faite à propos ; & celles-là manquent de cet avantage, puis qu’elles n’ont aucun raport à la qualité du temps, mais à des circonstances qui luy sont étrangeres. A la verité, il n’en est pas de mesme des futurs du Grec ; tost ou tard, dont il compose ceux qu’il a plus que nous, sont des termes qui appartiennent naturellement au temps, & principalement à celuy à qui il les attribuë ; & la réfléxion, Monsieur, que j’y fais en vous écrivant, me persuade en leur faveur ; & je les reçois au nombre des variations du verbe contre ma premiere intention, du moins en l’une de mes deux Méthodes.

Le second changement que j’apporte à la conjugaison, c’est de la commencer par les trois temps de l’infinitif ; mais comme j’en mets le reste en sa place ordinaire, ce début ne déplaira pas, puis qu’il est fondé sur la coûtume qu’on a d’exprimer dans le Dictionnaire le verbe par ce mode. Je range aussi les participes, avant les gérondifs & les supins, parce que les participes continuënt à marquer distinctement les temps, comme font les autres variations du verbe, ce que les gérondifs & les supins ne font pas. Enfin je place le subjonctif avant l’optatif, pour deux raisons ; l’une, que l’optatif n’est qu’une maniere de subjonctif ou conjonctif, ce mode tirant son origine de la particule qu’on luy joint ou conjoint, lors qu’on le veut employer dans le discours, ce qu’on fait aussi quand on y veut mettre l’optatif ; & l’autre raison est, que j’établis par ce moyen un raport de chifres, entre les temps du subjonctif & de l’indicatif, dont le nombre est égal, & entre ceux de l’optatif, & de l’impératif, ce qui aide au démeslement de ces modes, & à la conservation de leur souvenir ; toutes choses qui me sont d’autant plus permises, que l’ordre ordinaire qui s’observe dans les déclinaisons, & dans les conjugaisons, semble moins fondé en raison qu’en fantaisie.

Je n’ay rien à dire davantage des variations obliques. Ce qui me reste à faire, c’est de donner les moyens de les exprimer, afin de pouvoir écrire avec une juste & parfaite construction. Ce sera aussi le sujet de la fin de cette Lettre, & de toute la suivante.

DERNIERE PARTIE.

Toutes les variations des mots, directes ou indirectes, n’ayant point de place dans le Dictionnaire Universel, le demandent parmy les expressions particulieres ; & voicy la maniere que j’employe pour les marquer.

J’ay dit précedemment que je mettois une enseigne apres les chifres qui servent à exprimer ce qui se décline, & ce qui se conjugue, pour les distinguer de ceux qui signifient les autres parties du discours, & les nombres nombrans ou en nature, ausquels je donne des enseignes diférentes, aux uns dessus, & aux autres dessous ; mais comme cette enseigne que je place apres les chifres ne forme qu’une distinction generale, je joins immédiatement apres elle dequoy former les distinctions particulieres, & c’est en quoy consiste l’un des grand secrets de mon Ecriture.

Pour vous le découvrir, sçachez, Monsieur, que j’employe à cet usage, les mesmes chifres Arabiques dont je me sers à marquer les mots du Dictionnaire. Leur diversité accompagnée de leur bel ordre, fournit aisément à toutes les expressions qu’on leur veut donner, & l’enseigne que je mets entre deux, empesche leur mélange & leur confusion.

Et parce que je dois vous parler plusieurs fois des uns & des autres, vous serez averty que je nomme ceux qui précedent l’enseigne, Chifres primitifs, à cause qu’ils expriment les mots dans leur nature ; & que j’apelle ceux qui la suivent Chifres auxiliaires, d’autant qu’ils aident à exprimer les mots dans leurs circonstances, je veux dire, dans leurs variations directes ou obliques.

Le Dictionnaire Universel n’a aucune enseigne qui accompagne ses chifres. On n’y voit que les primitifs, & point d’auxiliaires. 9. par exemple y signifira en ou dans. Préposition.

11. y signifira Dieu, nom substantif masculin.

12. Déesse, substantif feminin.

13. Divinité, Dieu ou Déesse, substantif de genre libre.

Et 100. y signifira aimer, verbe actif.

Je donne ces exemples sans tirer à conséquence pour la disposition des mots dans le Dictionnaire, & pour montrer seulement de quelle sorte ils y sont marquez. C’est donc de cette simple maniere qu’ils le sont tous ; mais dés le moment qu’on en veut employer quelqu’un dans le discours, il le faut revestir de ses formes. Si c’est une partie invariable, il luy faut metre sur le dos le trait ou la barre qui est son enseigne, pour empescher que les chiffres qui l’expriment, ne se mêlent avec ceux qui la précedent ou qui la suivent ; & pour en faciliter en mesme temps la connoissance à l’Interprete. Si c’est un nombre qui doive demeurer en nature, il faut pour les mesmes raisons luy mettre la barre dessous, qui est aussi son enseigne ; & si c’est un nom ou un verbe, il faut luy donner la construction qui luy est deuë, & par conséquent l’accompagner des chiffres auxiliaires, qui aident à exprimer cette construction, & insérer son enseigne entre ces chiffres & les primitifs, de peur de mélange.

Cette enseigne est diverse, selon la quantité de chiffres auxiliaires qui la suivent. Si elle n’en a qu’un apres elle, c’est une simple apostrophe ; & si elle en a plusieurs, c’est une division, ou une barre.

J’ay besoin d’employer par exemple, Divinité, Dieu, ou Déesse, au nominatif, ou au génitif ; j’écris son chiffre primitif, qui est 13 ; puis je mets l’apostrophe apres ce chiffre, & j’adjoûte en suite le chiffre auxiliaire 1, qui est la marque du nominatif ; ou le chiffre auxiliaire 2, qui est celle du génitif ; & il en résulte un caractere fait de la sorte, 13’1, qui signifie ce nom au nominatif, ou la Divinité ; ou bien un autre fait ainsi, 13’2, qui signifie le mesme nom au génitif, ou de la Divinité.

Je veux employer aimer au temps présent de l’infinitif actif, ou de l’indicatif. J’écris le chiffre primitif de ce verbe, qui est 100. puis je mets la division apres ce chiffre, & j’adjoûte en suite le chiffre auxiliaire 10, qui est la marque de l’infinitif du verbe actif au temps présent, ou le chiffre auxilaire 11, qui est celle de l’indicatif au mesme temps ; & il en résulte un caractere fait de la sorte 100-10, qui signifie aimer au présent de l’infinitif actif ; ou bien un autre fait ainsi 100-11, qui signifie le mesme verbe au présent de l’indicatif ou j’aime.

Avoüez, Monsieur, que la structure de ces caracteres n’est pas desagreable, & qu’il n’est pas aisé d’en inventer de plus nets, de plus clairs, & de plus propres à une Ecriture Universelle. Je n’en rapporteray pas icy davantage.

Ces exemples suffisent pour donner à connoistre que quelque chiffre qu’on employe à l’expression des dictions dans le Dictionnaire Universel, il ne signifie qu’imparfaitement celle qui est placée à costé de luy, & qu’il a besoin de quelque enseigne pour remplir son devoir, & achever sa signification, ne pouvant estre mis à aucun usage sans ce secours. Je ne puis mieux comparer ces enseignes, & leur suite, à l’égard de ce qui se décline, & de ce qui se conjugue, qu’à l’Homme mesme. Le chiffre primitif en est le corps ; l’auxiliaire en est l’ame ; & l’apostrophe, ou la barre, en est l’union ; Et comme sans le corps, sans l’ame, & sans l’union, il n’y a point d’Homme ; sans le chiffre primitif, sans l’auxiliaire, & sans l’apostrophe ou la barre, il n’y a point de caractere d’Ecriture Universelle qui signifie entierement ce qui se décline, ou ce qui se conjugue.

Toutes ces choses sont presque communes aux deux Méthodes, dont je vous ay marqué sur la fin de ma derniere Lettre qu’on pouvoit exprimer les mots du Dictionnaire Universel ; mais comme cette communauté va cesser, il est à propos que je vous éclaircisse de leur diférence avant que de passer outre. Je vous ay appris que l’une estoit simple, commune, & propre à entrer dans l’esprit de tout le monde ; & l’autre, singuliere, ingénieuse, & beaucoup plus commode que sa compagne ; & c’est tout ce que je vous en ay découvert. Je dois présentement vous en donner une explication plus ample. La voicy.

La simple ou commune Méthode est d’attribuer un chiffre diférent à chaque mot du Dictionnaire, en sorte que s’il y avoit un million de mots, on employast un million de chiffres à leur expression. L’autre méthode qui est plus fine, & beaucoup plus propre à faire impression sur l’esprit, consiste dans le secret de renfermer sans confusion & sans équivoque plusieurs paroles sous un mesme chiffre, ainsi que j’ay fait par leur division en Chapitres & en Sections, dans le Projet du Dictionnaire Universel ; abbréviation qui borne presque toutes leurs expressions à un, à deux, ou à trois chiffres. Je n’entens parler icy que des chiffres primitifs, parce qu’il ne s’agit que des mots qui ont place dans le Dictionnaire ; & j’entens que de quelque maniere qu’on dresse ce Dictionnaire, soit en l’étendant, soit en l’abrégeant, on garde toûjours l’ordre & l’enchaînement dont j’ay donné le Projet, à moins qu’on n’en invente un meilleur.

Je n’avois pensé qu’à la Méthode abregée, lors que je vous écrivis de la Grammaire Universelle ; ce qui me fit vous mander, que j’imiterois la Langue de la Chine dans la conduite de mon Ecriture, où je ne me servirois que de peu de nombres ; & la Méthode étenduë ne m’est venuë dans l’esprit que depuis ce temps-là ; mais quelque quantité qu’elle ait de chiffres, il ne faut pas s’imaginer qu’il en résulte de l’embarras dans ses expressions, ny de la langueur dans leur recherche. L’ordre reglé que ces caracteres gardent entre eux, empesche bien que ces effets n’arrivent ; & puis, je ne pense pas qu’elle donne de l’employ à plus de vingt mille chiffres, comme je le juge par mon ébauche, & par les autres Dictionnaires. J’entens sans y comprendre les noms géographiques, & les noms propres d’Hommes & de Femmes ; noms qu’on peut faire aller aussi loin qu’on veut. Ce n’est pas qu’elle ne se serve de toutes sortes de nombres, mais c’est seulement pour la conservation de l’ordre que je m’y prescris ; & je laisse des vuides en tant d’endroits, qu’il ne faut pas prendre pied sur les nombres, pour juger de la quantité des mots. J’avouë bien que la Méthode abregée est moins sujette à béveuë, & plus prompte dans l’exécution ; & c’est sans-doute ce qui porta d’abord mon esprit vers elle. Toutefois sa compagne peut estre d’un bon usage ; & si elle a grande quantité de chiffres primitifs, elle en a moins d’auxiliaires, tout au contraire de ma premiere idée, qui est plus abondante en ces derniers qu’aux autres, d’où résulte leur principale diférence. Je commenceray mesme par le détail de cette simple Méthode, à cause de sa simplicité ; mais comme je me trouve icy à la fin de ma carriere, je veux dire de la longueur qu’il m’est permis de donner à une Lettre qui doit avoir place dans vos Mercures, à qui tant d’autres en demandent, je remets cette explication, & celle qui la doit suivre, à vostre Extraordinaire du 15. Janvier 1683. Apres quoy je viendray à l’expression de la Langue Universelle. Je ne puis pourtant m’empescher d’adjoûter par avance, aux avantages de cette Langue dont je vous entretins l’année derniere, qu’on luy verra exprimer par des seules paroles d’une médiocre étenduë, jusqu’à dix & à quinze mots de la nostre, & mesme au dela, non pas obscurement, comme un mot Grec ou Latin peut signifier une phrase Françoise, mais en les renfermant tous distinctement, comme une sillabe enferme les lettres qui la composent. Vous aurez peut-estre de la peine à le croire, vous aurez neantmoins le plaisir de le voir. Cette merveille estoit reservée à la Langue Universelle, & n’occuperoit pas indignement le loisir des subtiles Explications d’Enigmes. Vous pouvez, Monsieur, les inviter à la penétration de ce Mystere, & me croire vostre &c.

De Vienne-Plancy.

Lettre de la Bergere Caliste, au Berger Fleuriste du Païs des Ambarriens, sur son Enigme en Prose §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 362-369.

LETTRE DE LA BERGERE
Caliste, au Berger Fleuriste du Païs des Ambarriens, sur son Enigme en Prose.

I’Ajoûte vostre Païs à vostre nom, Amy Berger, pour vous distinguer du Berger Fleuriste du Païs de Côtentin, qui a deviné vostre Enigme du Lys & de la Roze, & qui en devine beaucoup d’autres, & souvent avec des Explications en petits Vers bien tournez. Il me semble pourtant que je ne devrois pas vous donner de marque de distinction, & que ce seroit à luy à en prendre une par tout, puis que vous estes le premier qui a paru dans les Mercures sous le nom de Berger Fleuriste, & qu’il n’est pour ainsi dire que vostre Cadet. Je ne sçay mesmes comme vous souffrez qu’il se nomme de la sorte ; & si j’estois en vostre place, j’aurois un Düel ou un Procés pour cela. Il est vray qu’il seroit dangereux de plaider contre luy, veu le Païs dont il est, & plus dangereux encore de se batre, veu les rigoureuses défenses du Roy. Je le prîrois donc civilement de vouloir bien prendre un autre nom, ou au moins de reprendre celuy de Berger Floriste, qui luy est donné dans le Mercure de May de l’année derniere, & je ne dirois pas, comme vous, qu’il me fait honneur de porter mon nom, puis que c’est une marque que ce nom est bien choisy, est agreable, est galant, & que ce Berger se plaist, comme moy, à semer des Fleurettes, & à cultiver des Fleurs. Si vous consultiez là-dessus la belle Cloris, la Nimphe des Bruyeres, & la Fleur d’Orange, je suis seûre qu’elles seroient de mon sentiment plûtost que du vostre. Vous y penserez donc ; c’est un avis d’Amie. Je viens au sujet qui m’oblige de vous écrire. Vostre Enigme m’a esté renduë, & je l’ay fait voir aux Personnes qui vous sont cheres dans nostre Contrée. O Dieux, quelle malice, d’avoir assemblé pour la composer, tout ce qu’on se peut imaginer de plus propre à embarasser l’esprit des Gens ! Mais quel crevecœur aussi à la nouvelle, que tous vos efforts ont esté inutiles, & que vous avez vainement caché la lumiere sous le boisseau ! Sphinx mourut d’un pareil dépit, apres un trait de cette nature, & vous mériteriez d’en estre un peu malade, pour la punition de la peine que vous nous avez faite. Je ne vous en conteray pas le détail, vous seriez encor assez malicieux pour en rire. Sçachez seulement à vostre confusion, que nous avons delié vostre Nœud gordien, malgré tout son embarras ; & pour vous le faire connoistre, sans que le Porteur de ma Lettre en profite, s’il a la curiosité de l’ouvrir, je vais vous expliquer Enigme par Enigme.

Vacesmonde qui brave vos difficultez, vous mande qu’on n’a qu’à regarder Isis dans un Miroir, pour y voir au double la petite Doucete que vous déguisez avec tant d’artifice ; Caliston la reconnoist, pour estre de taille dégagée, & de taille raisonnable, quoy que petite ; & dit, que l’ingénieux Benoist, avec toute son adresse, ne la sçauroit mettre en cire, qu’il ne luy oste prés de la moitié de sa ressemblance. Tircis qui fait le Compteur Pitagoricien, ajoûte que son Corps est le quart de sept ; & son ame, la mesme partie de huit ; que son Ame & son Corps, sont un peu moins que la moitié de trois ; & son Corps & son Ame, justement les deux tiers de six. Et moy je soûtiens, que jamais Musique ne s’est passée de vostre Doucete, quoy que vous assuriez que ce n’est que depuis quelque temps qu’on l’a jointe à ses Sœurs, pour enseigner & abreger cette agreable & penible Science.

Oseriez-vous dire apres cela, que nous n’y entendons rien ? Vous n’estes pas assez hardy, il nous seroit trop aisé de vous convaincre. Rougissez-donc que trois Bergeres de médiocre esprit, & un Berger qui ne se pique que d’estre bon Amy, ayent découvert un mot, ou plûtost un demy mot, que vous croyez avoir rendu impenétrable aux Oedippes mesme. Mais à propos d’Oedippe, sçavez-vous qui est celuy des Hommes, qui a le plus gagné par l’explication d’une Enigme ? C’est celuy-là, puis qu’il en eut un Royaume pour récompense. Jamais personne que je sçache,

Ne fut si bien payé d’avoir eu de l’esprit,

comme dit Corneille. Quel prix nous donnerez-vous, pour avoir deviné la vostre ? Ce seroit sans-doute aussi des Couronnes si vous estiez aupres de nous, & que vous ne fussiez pas fâché de vostre défaite. J’entens des Couronnes de Fleurs, parce que nous n’avons pas des testes propres à en porter d’autres ; ny un Berger & un Fleuriste, d’autres à donner. Il ne faut donc pas que vostre absence & vostre dépit, nous privent d’un ornement qui nous est si bien deub. Nous irons chez vous l’un de ces jours, cueïllir dequoy le faire, & nous ajoûterons à nostre triomphe les plus belles dépoüilles de vostre Jardin. Voila comme on en use, quand on connoist ses Amis à fonds ; on les raille, on les pille, & quoy qu’on dise & qu’on fasse, on est toûjours seûr qu’ils prendront tout en bonne part. C’est l’opinion qu’on a icy de vous, & qu’en veut avoir, quand vous ne le voudriez pas, vostre bonne Amie,

La Bergere Caliste.

Sentimens sur les Questions de dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 370-392.

SENTIMENS SUR LES
Questions du dernier Extraordinaire.

Quel choix doit faire un Homme, &c.

 Si j’avois à prendre party,
 Mercure, soyez averty
 Qu’une tres-vertueuse & belle,
 Avecque son charme vainqueur,
 Sans Biens, auroit gagné mon cœur,
Ne rencontrant en moy qu’une flâme fidelle.
***
Le principal point de l’Hymen,
Où tant de Gens vont dire Amen,
Où le grand Oüy résonne,
Si l’on ne veut point trop risquer,
 Est de ne pas manquer
 Au choix de la Personne.
***
 Mais, graces à Dieu, cette affaire
Ne me regarde point, estant Célibataire ;
 L’Estre des Estres fait ma part,
 Le Ciel m’est plus cher que la Terre,
 Et tous les soirs je prens un Verre
 De bon Syrop de Litapart.

Sur la Question de l’Opéra
de Persée.

De quel aveuglement vostre ame est donc saisie ?
A quel affreux transport vous laissez-vous gagner ?
Ah, c’est porter trop loin l’esprit de jalousie,
 Je ne puis vous le pardonner.
***
Quoy, vous aimez mieux voir l’innocente Andromede
 Sans espérance de remede,
 Entre les dents d’un Monstre affreux,
Qui devorant sa chair, nourira vostre envie,
Qu’entre les bras chéris d’un Rival bien-heureux
 Qui luy conservera la vie ?
 Phinée, avoüez en ce jour
Qu’une autre passion regne en vous que l’amour.

Si l’amour qu’on a pour une jolie Personne, doit empescher qu’on n’en prenne encor pour toutes les Belles que l’on rencontre.

 Par tout où brille la Beauté,
Ce doux charme des sens, aussi-bien que des ames,
On voit un vif éclat de la Divinité,
Ou les rayons sacrez de ses plus belles flâmes.
***
 Là, regardant dans cet aspect,
Qui n’a rien qui ne soit favorable & propice,
 On ne sçauroit sans injustice
Luy refuser l’amour, non plus que le respect.
***
 Ce tribut est indispensable,
 Envers quiconque porte en soy
Du Monarque Eternel, & du Souverain Roy,
 Le Caractere ineffaçable ;
 C’est toûjours de ce beau costé
 Qu’il faut regarder la Beauté.
***
 Ainsi cette inclination,
Qui pour une Personne engage le cœur nostre,
Ne doit pas empescher la venération
 Que l’on peut avoir pour une autre.
 Esprits, qui tirez tout à vous,
 J’improuve vos chagrins jaloux.

On demande le Portrait d’un Homme qui vit parfaitement content.

 Je ne dis pas qu’il soit possible
 D’estre de tout point insensible
Aux accidens fâcheux qui traversent nos jours,
Et qui font le tissu de nostre destinée ;
Mais qui vit sans Procés, sans debtes, sans amours,
Est de condition heureuse & fortunée.

De l’Origine du Droit.

Le Droit qu’on révere en tout lieu,
Est fondé sur la Loy de Dieu.
C’est de cet aimable Principe,
De qui tout Estre participe,
Et de ses saints Commandemens,
Que viennent tant de Reglemens,
Les Edits & les Ordonnances
De tant de mortelles Puissances,
Car Dieu, la mesme Sainteté,
Est la source de l’Equité,
Et quand il fit le premier Homme
(Qui nous perdit par une Pomme
Dont tant de mal il arriva)
Sur son visage il se grava,
Luy faisant connoistre en bon Pere
Ce qu’il faut fuir, ce qu’il faut faire,
Le partageant de la raison,
Pour la suivre en toute saison ;
Heureux, si dans toute sa vie
Il l’eust fidellement suivie,
Et qu’il eust borné son sçavoir
Par les regles de son devoir.
Le peché de nos premiers Peres,
Ces Parricides refractaires,
Ayant par malheur tout gasté,
Il plust à Dieu par sa bonté
Dessus deux Tables bien lissées
Retracer ses Loix effacées,
Afin que la Posterité
Sçeust l’ordre de sa volonté,
Et ne pust dans sa résistance
Prétendre cause d’ignorance.
Moïse, ce sacré Docteur,
En fut fait le Legislateur ;
C’est ainsi que le Décalogue
Est du Droit le grand Pédagogue.
***
Le Peuple Romain autrefois
Vivoit sans Regles & sans Loix,
Se laissant aller sans police
Aux mouvemens de son caprice.
L’Histoire nous dit toutefois
Qu’il obeïssoit à ses Roys.
Romule, le jaloux Romule,
Qui voulut régner sans Emule,
Pour mieux ses Citoyens dresser,
Des Ordonnances fit passer,
Estimant dans sa Politique
Qu’une naissante République
Ne peut sans ce puissant secours
Durer & subsister toûjours.
Il avoit raison, le bon Sire,
Car la Loy, du peché retire,
Et veut voir le Vice abbatu
Sous l’Empire de la Vertu.
Les autres Roys qui le suivirent,
De nouvelles Loix établirent,
Chacun tâchant de son costé
De faire régner l’Equité.
Papyrius, un galant Homme,
Ralliant les Arrests de Rome,
Et ramassant toutes les Loix
Faites par l’ordre de sept Roys,
Compilla tout, & fit un Livre.
Pourtant on cessa de le suivre,
Et cet Ouvrage si riant
Fut nommé Droit Papyrian ;
Mais toutes les Loix précedentes,
Quoy que sages, quoy que prudentes,
Apres l’expulsion des Roys,
Furent sans vigueur & sans voix ;
Et les Romains, Gens à ballustres,
Dans l’espace de quatre Lustres,
Par un je-ne sçay quel destin,
Ne suivoient qu’un Droit incertain,
Et qu’une Coustume grossiere,
Qui tenoit plus de la matiere,
Que de la forme & du bon sens.
Nous sommes de bons innocens,
Nos imprudences sont extrémes,
Dirent-ils un jour en eux-mesmes ;
Apres tous nos exploits divers,
Nous voulons regler l’Univers,
Primer, & passer pour des Aigles,
Et nous n’avons ny Loix, ny Regles,
Nous laissant mener par le nez,
Comme des Ours infortunez.
Agissons mieux, puis que la Grece
Est l’Oracle de la Sagesse,
La Mere des Inventions,
Et l’Ecole des Nations ;
Dans le temps & siecle où nous sommes,
Envoyons-y de braves Hommes,
Des Hommes d’élite & de choix,
Qui nous en rapportent les Loix,
Puis sur les Greques Tablatures
Nous pourrons prendre nos mesures,
Aussitost dit, aussitost fait,
On met ce projet en effet,
On députe, non point des Rustres,
Mais dix Hommes des plus illustres,
Qui chargez d’un beau Compliment,
Font voile, & partent promptement.
On les reçoit, on les harangue,
Chacun fait merveille en sa Langue,
Et les Ambassadeurs Romains
Font si bien, qu’on met en leurs mains,
Comme en des mains considérables,
Les Loix qu’on nomme des dix Tables,
Loix pour la Guerre & pour la Paix,
Dont on doit parler à jamais.
Voila le beau présent qu’Athenes,
La Ville du grand Démosthenes,
Fit à la Ville des Césars,
Avant que ces Enfans de Mars,
Dont la valeur fut sans seconde,
Fissent figure dans le monde.
Apres un fort leger sejour,
Les Ambassadeurs de retour,
Firent voir, tous brillans de gloire,
Les Loix écrites sur l’Yvoire,
Ce qui se fit publiquement,
In Rostris, & pompeusement.
Un des dix, ce fut Hermodore,
Estimant qu’il manquoit encore
(Car chacun a sa vision
De reste & de provision)
Certaines choses fort notables
A la perfection des Tables,
A ces dix on adjoûta deux.
Le projet estoit hazardeux,
Car il falloit bien de l’adresse
Afin d’enchérir sur la Grece,
Dont chaque Loy, dont chaque Edit
Passoit pour miracle d’esprit ;
Mais comme il estoit habile Homme,
Il eut les suffrages de Rome,
Et cet Ephésien banny,
De tous les Romains fut beny.
Disons, ce qu’on ne peut combatre,
Qu’un Esprit brillant en vaut quatre,
Et que luy seul par son éclat
Peut entraîner tout un Sénat.
Le Lecteur pourra voir le reste
Dans ce qu’on nomme vieil Digeste,
Ou Pandectes du Droit Civil,
Ouvrage qui n’a rien de vil,
Et dont les choses mémorables
Viennent des Loix des douze Tables.
***
Que si l’on veut en cet endroit,
Pour l’intelligence du Droit,
Avoir la connoissance fine
Du Digeste, & de l’origine
Des Pandectes, voicy les noms
Conjointement, & les surnoms
Des Autheurs de ce digne Ouvrage,
Où rien ne paroist que de sage ;
Le grand Salvius Jullian,
Æmilius Papinian,
Qu’on appelloit par excellence
Trésor de la Jurisprudence ;
Item, Mutius Scævola,
Souverain Pontife ; est-ce-là
Une basse Magistrature ?
Sabinus, surnommé Mazure,
Qui le premier publiquement
Soûtint du Droit pertinemment,
Prestant le collet & la nuque
A qui s’en prit à sa perruque.
Alfenus Varrus Crémonnois,
Fut si bien instruit dans les Loix,
Qu’estant sorty d’une Boutique,
Où d’Escarpins il fit fabrique,
De l’état d’un Homme privé,
Il devint Consul achevé,
Et capable de grandes choses.
O Dieu, quelles métamorphoses !
Nommons encor Antisthius,
Nerat, Sextus Pomponius,
Qui composa plus de Volumes
Que n’en écriroient mille plumes ;
Celse, Voluze Mætian,
Et Domitius Ulpian,
Ce Tyrien mort en tumultes,
Le Prince des Jurisconsultes ;
Comme il eut l’esprit délicat,
Il fut Secretaire d’Etat,
Heureux s’il n’eust point fait la guerre
Au Roy du Ciel & de la Terre,
En persécutant les Chrestiens
Du costé des corps & des biens ;
Heureux dans sa gloire mortelle,
S’il n’eust point brûlé d’un faux zele.
Adjoûtons le grand Zozius,
Et le docte Oldendorpius.
Qui cherche de cette matiere
Une notion plus entiere,
Lise Accurse, Hermagenian,
Et le Code Justinian.
Icy nous perdrons la parole,
Nommant Cujas, Balde, & Bartole,
Dont le nom fit bruit autrefois,
Et fait encore quelquefois.

Quelles sont les qualitez necessaires pour la Conversation.

Parmy les Turcs & les Chrestiens,
Un Critique qui veut tout soûmettre à sa mode,
Des Conversations est le grand Antipode,
Et le Tyran public des plus beaux Entretiens.
 A des Gens faits de cette sorte,
On doit fermer la bouche aussi-bien que la porte.
***
Les Ennemis jurez de la Conclusion,
Aux plus honnestes Gens qui font confusion,
Ces Parleurs eternels qui ne se peuvent taire,
 Qui perdent le respect & la discretion,
 Dans une Conversation,
 Ont encor le don de déplaire.
***
D’ailleurs, ces Gens bornez, stupides, taciturnes,
Dont le discours plus froid que la cendre des Urnes
 Est sans sel & sans onction ;
 L’esprit estant à l’agonie,
Par leur peu de parole, & leur peu de génie,
Font d’abord expirer la Conversation.
***
Ces Gens extravagans, ces Hommes à lubie,
Plutost que de venir au monde se montrer,
Feroient mille fois mieux de s’aller retirer
Dans les brûlans Deserts de l’affreuse Lybie,
Que de mal soûtenir la Conversation
Par leur héteroclite & maussade action.
 Mais, dira-t-on, que faudroit-il donc faire,
Afin de se tirer heureusement d’affaire,
Et ne se pas méprendre en cette occasion ?
 Quelles vertus passent pour sociables ?
  De quelles qualitez loüables
  Faut-il faire provision ?
***
Pour rendre un Entretien utile & délectable,
 Il faut qu’on fasse entrer dans son sujet
 Qui n’ait rien de bas & d’abjet,
 Une matiere profitable ;
 Qu’on y porte la bonne odeur,
 Pour y conserver l’innocence ;
Qu’on évite ces mots qu’introduit la licence,
 Et qui font rougir la pudeur.
 Il y faut beaucoup de prudence,
 Un esprit de docilité,
 Une honneste affabilité,
 Une douce condescendance ;
 Jamais de termes offençans,
 Jamais d’insulte, ou raillerie,
 Jamais rien contre le bon sens,
 Jamais traits de Pédanterie,
 Bannissant ce flux & reflux
 De paroles mal concertées,
 Ces Episodes superflus
 D’Historietes inventées,
 Qui font faire mille faux pas
 A l’heure qu’on n’y pense pas.
De plus, la charité qui nostre bien ménage,
 Veut qu’on épargne le Prochain,
 Et l’honneur de son Souverain,
Qui fut toûjours de Dieu la plus parfaite Image.
 Certe une Conversation,
 De cette Sauce assaisonnée,
 Doit avoir l’approbation
 De toute Personne bien née.

On voudroit sçavoir quel est
l’Autheur des Lunetes.

 Et l’Heureux & le Misérable,
 N’ignorent pas en ces bas lieux,
 Que pour la foiblesse des yeux,
La Lunete nous preste un secours favorable ;
 Mais on ne sçait pas justement,
 Quand pour favoriser la veuë,
 Cette Machine suspenduë
Fit son premier effet dans le commencement.
***
Ce que sur ce sujet faut que ma Muse en die,
 Car autre chose n’en sçais pas,
 Est que le Poëte aux pieds plats,
 Qui prit naissance à Sarsinnas,
En a fait mention dans une Comédie.
***
 On tient mesme que Diogenes,
En cherchant en plein jour un Homme dans Athenes,
Dans un empressement des plus mystérieux,
Pendant qu’il le cherchoit avec impatience,
 Pour s’avancer dans la Science,
Eut la Lanterne en main, & la Besicle aux yeux.
Si la chose est ainsy, dés le temps des Prophetes
On avoit mis au jour l’usage des Lunetes ;
 Mais usons de raisonnement,
 Et prenons la chose autrement.
***
Si-tost que dans le monde on voit des yeux malades,
Tendres, ou affoiblis par la caducité,
De ce Plastron brillant fut l’usage inventé,
Avant que l’on comptast par les Olympiades,
 Et ce secours officieux
 N’avoit lieu qu’à l’égard des Vieux.
***
Mais que dis-je aujourd’huy dans cette Ville où Mars
Aveu naître & mourir tant de fameux Césars,
Où l’on vous voit encor, Temple de la Minerve ?
Les Gens à poil folet, comme les vieux Barbons,
 Quoy que leurs yeux soient beaux & bons,
Se servent de Lunete, & l’appellent Conserve.
 Mais comme tout change icy-bas,
 De ces Lunetes dont l’optique
 Se fait un jeu scientifique,
 On en fait un sujet d’ébats,
 Et tel pense voir un miracle,
 Qui ne voit qu’un simple spéctacle.
 L’une, d’un Nain fuit un Géant,
 Et d’une Mouche un Eléphant ;
 L’autre fait paroître un’Anguille
 Aussi petite qu’une Aiguille,
 Une Citroüille comme un Poix,
 Une Aloze comme un Anchois.
L’une approche l’Objet, & l’autre le recule ;
L’autre, en multipliant l’Objet, trompe les sens ;
 Tous ces plaisirs sont innocens,
Et tous ces passetemps se prennent sans scrupule.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy.

Sur la question de l’Opéra
de Persée.

La cruauté sans-doute avec moy n’est point née,
Cependant en amour je suis tel que Phinée.
Je verrois ma Maîtresse expirer à mes yeux,
Apres tous les tourmens que la fureur inspire ;
Je la verrois souffrir le plus rude martyre,
Plutost que de luy voir rendre un Rival heureux.

I.B. Girault.

Sur ce qu’on demande le Portrait d’un Homme qui vit parfaitement heureux.
Madrigal.

 Vous souhaitez, Galant Mercure,
Que nous fassions d’un Homme la peinture,
 Qui vit parfaitement heureux.
Pour moy, je m’en excuse, & dis que je ne peux.
Qui voudra présumer trop de sa suffisance,
Pourra bien l’entreprendre, & le fera tres-mal ;
 On a trop peu d’expérience,
 Pour y bien réüssir, faute d’Original.

AUTRE.

 Pour qui nous prenez-vous, Mercure ?
 Ma foy, contre vous l’on murmure.
 Vous nous demandez des Portraits
 De ce que l’on n’aveu jamais ;
 Il faut aller en l’autre Monde,
Ce Bienheureux n’est point sur la terre, & sur l’onde,
 Avant la mort, disoit Solon.
 Crésus l’éprouva bien dans son affliction.

Gyges, du Havre.

Sur la question de l'opéra de Persée §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1682 (tome XIX), p. 390-391.

Sur la question de l'Opéra de Persée.Voir cet article et cet article.

 

LA Cruauté sans-doute avec moy n'est point née,

Cependant en amour je suis tel que Phinée.

Je verrois ma Maîtresse expirer à mes yeux,

Apres tous les tourmens que la fureur inspire ;

Je la verrois souffrir le plus rude martyre.

Plutost que de luy rendre un Rival heureux.

 

I. B. GIRAULT.