1683

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1683 (tome XXI)

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1683 (tome XXI)
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683 §

Traité de la Vie Heureuse §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 3-65.

TRAITÉ
DE
LA VIE HEUREUSE.

La condition des Hommes, à vray dire, n’est pas tout-à-fait si déplorable que quelques Philosophes l’ont crû. Nous navigeons tous sur une Mer, dont le calme & la tempeste dépendent de nostre volonté. Il nous est facile d’éviter les écueils qu’elle cache ; nous pouvons abatre la fureur des vents qui l’irritent ; il nous est aisé d’abaisser l’orgueil des flots qu’elle souleve ; il est en nostre pouvoir de faire succeder la tranquillité à l’orage, le calme à la tempeste, & la paix à la guerre. Il n’est point d’objets que nous ne puissions mépriser, d’opinions que nous ne puissions corriger, de passions que nous ne puissions vaincre. Nostre fortune est entre nos mains, la victoire dépend de nous ; nostre bonheur est attaché à nostre desir, il ne faut avoir qu’un peu de courage pour vivre heureusement dans ce monde ; car je ne suis point du sentiment de cet Ancien, qui vouloit que les Dieux faisoient seulement naître les Hommes, pour les punir de leurs crimes. Je ne crois pas aussi qu’Euripide ait dit vray, lors qu’il a soûtenu qu’aucun Mortel ne pouvoit estre heureux ; mais je dis au contraire avec S. Augustin, que la vie de l’Homme, qui est orné de toutes les vertus & de tous les biens du corps & de l’esprit, s’appelle communément heureuse. Le divin Platon assure aussi, que nous pouvons estre contens sur la terre, quoy que le nombre des Gens heureux soit fort petit, & que leur bonheur ne soit que comme anticipé, & encore imparfait, jusques à ce qu’ils passent à une meilleure vie, où le nombre des Bienheureux sera plus grand, & leur béatitude plus entiere & plus parfaite. Tout le monde veut vivre heureusement, dit Seneque ; il n’est personne qui ne veüille estre heureux, dit S. Augustin ; tous les Hommes soûpirent apres la Béatitude, dit S. Thomas. Si vous demandez à deux Hommes diférens, s’ils veulent aller à la guerre, il peut arriver que l’un dira qu’il le veut, & l’autre qu’il ne le veut pas ; mais si vous leur demandez s’ils veulent estre heureux, l’un & l’autre vous répondront d’abord qu’ils ne desirent rien tant que cela ; & si l’un ne veut pas aller à la guerre lors que l’autre y veut aller, c’est par la mesme raison, je veux dire, afin d’acquérir plus facilement la vie heureuse. Lors que les Philosophes ont entrepris des voyages tres-pénibles, lors qu’ils ont parcouru les Royaumes les plus inconnus & les plus éloignez, lors qu’ils ont visité les Nations les plus barbares & les plus reculées ; ce n’a esté, dit l’Orateur Romain, que pour arriver plus facilement à la possession de la vie heureuse. Tous les Hommes ont reçeu du Ciel un desir naturel qui les porte à souhaiter leur félicité ; pour cela il ne faut estre ny Prince, ny grand Seigneur, c’est assez d’estre Homme. Comment se peut-il donc faire que la Nature, cette Mere si sage, si éclairée, & qui ne fait rien en vain, ait produit inutilement dans tous les Hommes le desir qu’ils ont d’estre heureux ; ce qui seroit arrivé sans-doute, si l’on ne pouvoit joüir de quelque bonheur en cette vie ? Je sçay, & le Prince des Philosophes l’a dit déja, qu’on ne sçauroit estre parfaitement heureux sur la terre, & que les Hommes ne peuvent estre heureux qu’autant que l’infirmité de leur nature, qui est sujette au changement & à mille révolutions, le peut permettre. Dans le Ciel, les Bienheureux ne peuvent jamais devenir misérables, n’en déplaise à Origene qui a soûtenu le contraire, imbu qu’il estoit des opinions de certains Philosophes. Sur la Terre, ceux qui sont heureux, peuvent changer dans un moment d’état & de bonheur ; ils sont toûjours menacez des fleaux que la Fortune tient en ses mains. Ils peuvent pourtant conserver leur bonheur, & vivre heureusement dans cette incertitude, dans cette inconstance des choses humaines ; ils n’ont qu’à modérer leurs passions, qu’à regler leurs desirs, qu’à faire seulement ce qui peut contribuer à les rendre heureux. Il est vray, dit Seneque, qu’il n’y a que les Dieux immortels qui soient parfaitement heureux ; nous ne voyons qu’une ombre des biens qu’ils possedent. Nous pouvons bien certainement approcher de la grandeur de leur félicité, mais il nous est impossible d’y parvenir. Cela me fait souvenir de la réponse que fit Sérapis à un Roy d’Egypte, qui luy demandoit, s’il y avoit quelqu’un plus heureux que luy ; Dieu premierement, luy dit-il ; en suite le Verbe, & apres le S. Esprit.

Principio Deus est, tum sermo & Spiritus istis
Additur, æquæva hæc sunt & tendentia in unum.

Apulée dans la Philosophie de Platon, appelle Dieu heureux, & celuy qui rend les autres heureux, & qui seul suffit pour achever le bonheur de tous les Hommes. L’illustre Boëce croit que les heureux sont des Dieux ; aussi il n’est pas impossible qu’il y ait plusieurs Dieux par participation, suivant la doctrine de S. Cyprien, & conformément aux Saintes Ecritures, où Dieu parlant à Moïse, luy dit, qu’il le donne pour Dieu à Pharaon. Le Roy Prophete dit aussi dans les Pseaumes, que nous sommes tous des Dieux, & les Enfans du Tres-haut. Ego dixi dij estis, Filij excelsi omnes, Psalm. 81. Ce qui fait voir clairement qu’il y peut avoir plusieurs heureux aussi-bien que plusieurs Dieux, par participation. Il est vray, & tout le monde en demeure d’accord, que nous ne pouvons pas acquérir en cette vie la parfaite Béatitude, qui est réservée aux Bienheureux. L’autorité mesme de l’Eglise a décidé cette verité, & cela, dans un Concile œcuménique, dans le Concile de Vienne tenu sous Clément V. comme on le peut voir dans la Clémentine Ad nostram de Hæreticis, où parmy les erreurs des Beguards & des Beguines, il est dit que ces Herétiques croyoient que les Hommes pouvoient acquerir dans ce monde la parfaite félicité, qui fait le bonheur des Compréhenseurs, & l’espérance des Voyageurs. La Nature, dit un Poëte, a donné dequoy suffisamment à tous les Hommes, pour pouvoir estre heureux, s’ils sçavent s’en servir à propos.

  Natura beatis
Omnibus esse, dedit si quis cognoverit uti.

Il faut qu’ils suivent les sages conseils qu’elle leur donne, qu’ils se servent des moyens utiles qu’elle leur procure, & qu’ils écoutent les préceptes salutaires qu’elle leur dicte. C’est ainsi qu’ils trouveront un chemin tout semé de fleurs, qui les menera à la vie heureuse, & qui est presque inconnu ; car bien que tous les Hommes veüillent estre heureux, dit Seneque, neantmoins ils ne voyent goute dans le sentier qui mene à cette vie heureuse qu’ils desirent si ardemment. Leur aveuglement mesme leur est si funeste, que plus ils se hâtent pour y arriver, plus ils s’écartent de cet heureux terme, s’ils ne sont pas dans la veritable voye, & ils n’y sçauroient estre sans le secours d’un Guide fidelle qui les éclaire de son flambeau, & qui les conduise dans cette voye étroite & épineuse. Pour moy, j’ay cent fois admiré que les Hommes qui sont naturellement curieux, de qui l’esprit veut sonder les secrets les plus cachez, penétrer jusques au centre de la Terre, s’élever au dessus des Cieux, pour tâcher de connoistre ce qui passe leur connoissance, s’appliquent si peu à connoistre la vie heureuse, qu’ils desirent avec tant d’ardeur. C’est pour cela que je tâcheray de faire voir en quoy consiste cette vie heureuse. Dans la premiere Partie de ce Discours, je rapporteray les sentimens des anciens Philosophes ; dans la seconde, je montreray de quelle maniere on peut estre heureux en cette vie, & je feray le portrait d’un Homme heureux.

Les anciens Philosophes qui se sont appliquez à connoistre le souverain Bien, ont fait voir à toute la Postérité qu’ils ne voyoient goute dans une voye difficile & tenébreuse, où ils marchoient sans flambeau, ny guide. Ceux-cy, dit S. Augustin, ont fait consister le bonheur de l’Homme dans le corps, ou dans l’esprit, ou dans l’un & l’autre ; ceux-là dans la volupté, ou dans la vertu, ou dans l’un & l’autre ; les uns dans le repos, ou dans la vertu, ou dans tous les deux ; les autres dans les biens de la Fortune, ou dans la vertu, ou dans l’un & l’autre ; mais ils ont esté si vains & si présomptueux, ajoûte ce Pere, qu’ils ont crû estre eux-mesmes la cause de leur félicité, qui est un pur don de l’Arbitre souverain de l’Univers. Les plus illustres & les plus sçavantes Académies d’Athénes & de Rome, ont employé tous leurs soins, toutes leurs lumieres, tout leur sçavoir, pour connoistre la nature du souverain Bien. Toutefois il est évident, dit S. Prosper, que toutes leurs sueurs, toutes leurs veilles, & toutes leurs fatigues, ont esté infructueuses ; & ces beaux Esprits qui composoient ces fameuses Universitez, & qui remplissoient le Monde du bruit de leur nom, apres tant d’années consumées inutilement & sans fruit, ont eu la confusion de voir qu’ils ne pouvoient pas venir à bout de leur dessein. Aristippe & Antisthene, sortis de l’Ecole de Socrate, ont eu des opinions si contraires touchant le souverain Bien, que l’un a soûtenu que c’estoit la volupté, & l’autre que c’estoit la vertu. D’où vient cette diversité de sentimens entre les Disciples du mesme Maistre ? C’est, dit S. Augustin, parce qu’ils ont raisonné comme des Hommes, & comme des Hommes que la grace de l’Evangile n’avoit pas encore éclairez. Leurs veuës estoient courtes & limitées ; leurs lumieres n’estoient pas suffisantes pour connoistre la verité, & pour la découvrir à travers les voiles du mensonge. De cette mesme source est venuë cette multitude étonnante de divers sentimens que Varron, au raport de S. Augustin, a remarquez. En effet, ce grand Personnage a dit qu’il se pouvoit former deux cens quatre-vingts huit Sectes qui auroient des opinions diférentes sur le souverain Bien. On les peut voir toutes en détail dans le 19. Livre de la Cité de Dieu. Il y a quatre opinions principales touchant le souverain Bien, dit le Prince de l’Eloquence. Premierement, celle des Stoïciens, qui croyoient que la vertu, & tout ce qui est honneste, estoit le seul bien qui fust dans le monde. La seconde est celle d’Epicure, qui faisoit consister la vie heureuse dans la volupté. La troisiéme est celle de Jerôme, natif de l’Isle de Rhodes, qui ne reconnoissoit pour souverain Bien que la privation de la douleur. La quatriéme est celle du Philosophe Carneades, si contraire à la doctrine de Zénon, qui vouloit que tout le bonheur de l’Homme fust dans la joüissance des biens de la Fortune, & des avantages de la Nature. Ces quatre opinions sont les plus celebres & les plus connuës, & celles qui ont eu des Partisans plus illustres & plus sçavans. Il y en a plusieurs autres qui n’ont pas fait tant de bruit, parce que ny le mérite, ny la réputation de leurs Autheurs, ne suffisoient pas pour avoir des Séctateurs, renommez pour leur vertu & pour leur doctrine. Dinomachus & Callypho ont voulu joindre la volupté avec la vertu, & ont fait consister le souverain Bien dans ces deux choses si contraires. Diodore, de la Secte des Péripatéticiens, prétendit unir la privation de la douleur avec la vertu, soûtenant que le bonheur de l’Homme consistoit dans ces deux choses assemblées. Hérillus Philosophe, natif de Chalcedoine, & Disciple de Zénon, ayant appris des Leçons de son Maistre, qu’Aristote & Théophraste avoient fait le Panégyrique de la Science, assura que c’estoit en elle que consistoit le souverain Bien. Laërce dans les Vies des Philosophes, & Seneque dans son Epistre 31. écrivent que Socrate estoit de ce sentiment. Le divin Platon, & ses Disciples, faisoient profession de suivre la Nature en toutes choses, & tenoient que pour vivre heureusement, il falloit vivre naturellement. Aristote & les Péripatéticiens ont crû que la vie heureuse consistoit veritablement dans la vertu, mais ils pretendoient qu’elle ne rendoit pas tres heureux ceux qui la possedoient sans les biens du Corps & de la Fortune ; & le Prince des Orateurs se plaint de ce que Théophraste a renversé la doctrine de ses Maistres, & dépoüillé la vertu de ce qu’elle avoit de plus beau & de plus prétieux, en disant qu’elle seule ne pouvoit rendre les Hommes heureux ; & mesme dans son Livre De Vita Beata, il donne à la Fortune ce qu’il a injustement ravy à la Vertu. Le Philosophe moral de la Secte des Stoïciens, a fait un Livre de la Vie heureuse, dédié à son Frere adoptif, nommé Gallion, où il prouve que le bonheur de l’Homme consiste seulement dans la vertu. Il faut maintenant examiner les opinions de tous ces Philosophes.

Celle des Stoïciens qui ne reconnoissoient pour souverain Bien que la vertu, & tout ce qui est honneste, est sans contredit plus vray-semblable que toutes les autres. S. Gregoire de Nazianze dans son Epistre 64. à Philaginus, la préfere à celle des Péripatéticiens, qui s’imaginoient que les biens de la Fortune, & les avantages extérieurs, estoient essentiels & necessaires à la vie heureuse, en telle sorte que selon leur sentiment un Homme valétudinaire, pauvre & méprisable, de basse naissance, banny de sa Patrie, accablé de tous les maux imaginables, abandonné de ses Amis, poursuivy de ses Ennemis, cruellement persecuté de la Fortune, ne sçauroit estre heureux ; mais les Disciples de Zénon, qui jugent bien plus sainement des choses, soûtiennent que les biens, ny les maux qui nous arrivent en ce monde, ne contribuënt nullement à nous rendre heureux, ou malheureux ; & cette opinion, ce me semble, approche plus de la verité du Christianisme que l’autre. S. Augustin mesme la confirme dans ses Ouvrages, lors qu’il dit que les Esclaves & les Maistres, les Hommes & les Femmes, les Sujets & les Roys, sont également capables de posseder la félicité. Aussi Dieu, devant qui il n’est ny Gentil, ny Juif, ny Barbare, ny Scythe, ny Esclave, ny Libre, selon ce que dit l’Apostre, distribue également ses graces & ses dons, aux petits & aux grands, aux pauvres & aux riches, aux sages & aux foux.

La seconde opinion est celle d’Epicure, qui vouloit que la volupté fust le souverain Bien. Quelques uns pourtant ont crû qu’il n’avoit entendu parler que du plaisir de l’esprit, & non pas de celuy des sens. Lactance mesme l’excuse dans ses Institutions divines ; & le Poëte Lucrece l’éleve infiniment au dessus de tous les Philosophes qui ont jamais paru, & dit en sa faveur que tout de mesme que l’Astre du jour obscurcit & efface la splendeur & la beauté des Etoiles, Epicure a terny tout l’éclat & toute la gloire des anciens Philosophes. Cependant on lisoit cette Inscription sur la Porte de son Jardin. Hospes hic bene manebis, hic summum bonum voluptas est. Vous serez bien icy, la volupté y est le souverain Bien. Aristippe, Disciple de Socrate, avoit enseigné quelque temps auparavant, que la volupté & le plaisir des sens faisoient tout le bonheur des Hommes ; & sa Fille Areta qui luy succeda dans son Ecole, fut du mesme sentiment. Aristote dans le Livre 10. de ses Morales, rejette ce Dogme comme pernicieux & à l’Etat & à la Religion. Xénophon composa un Livre contre Aristippe, dédié à Socrate, où il refuta par des raisons solides & convaincantes le sentiment de ce Philosophe voluptueux. Lactance est d’avis qu’on ne doit pas seulement répondre aux Argumens d’Aristippe, parce qu’il estoit continuellement plongé dans les Festins & dans la Débauche, & que la parole seule l’avoit distingué des Bestes. S. Epiphane dans le Livre 3. contres les Heresies, condamne ce Dogme & son Autheur.

La troisiéme opinion est celle de Jerome de Rhodes, au sentiment duquel la privation de la douleur estoit le souverain Bien. Ce Philosophe Insulaire, si je ne me trompe, n’est pas fort opposé à Aristippe ; car lors que celuy-cy disoit que la volupté estoit le souverain Bien, il prétendoit en mesme temps que la douleur fust le plus grand mal qui pust arriver aux Hommes. Or si cela estoit veritable, personne ne pourroit estre heureux en ce monde, où il est presqu’impossible de vivre, sans endurer quelque douleur, sans souffrir quelques amertumes, quelques angoisses, quelques chagrins.

La quatriéme opinion est celle de Carneades, qui assuroit que le souverain Bien consistoit dans la possession des biens de la Fortune, & dans les avantages du corps ; ce qui bien loin d’estre vray, n’a pas mesme une ombre de vray-semblance ; car tout le monde sçait, & l’Ange de l’Ecole l’a dit il y a quatre cens ans, que la Béatitude de l’Homme ne consiste point dans les richesses, ny dans les honneurs, ny dans la gloire, ny dans la puissance de l’autorité, ny dans quelque bien du corps ou de l’esprit ; & si cela estoit autrement, les Pauvres, les Gens inconnus & méprisez de tout le monde, sans pouvoir & sans crédit, dénüez de tous les biens de la Fortune, & de tous les avantages extérieurs, pourroient se plaindre avec raison d’estre injustement exclus de la félicité à laquelle tout le monde a droit de prétendre. Dinomachus & Callypho ont entrepris d’accorder la Volupté avec la Vertu. Cette entreprise paroist sans-doute témeraire ; aussi c’est vouloir, si je l’ose dire, joindre le Sauveur du Monde avec Belial, la lumiere avec les tenebres, la vertu avec le vice, la justice avec l’iniquité. La volupté a rendu malheureux tous ceux qui gémissent sous le joug des travaux & des miseres de leur vie ; ce qui ne seroit pas arrivé, dit le Philosophe moral, si la volupté pouvoit s’accorder en quelque maniere avec la vertu, qui fait tout le bonheur des Hommes. La vertu est quelque chose de grand, de sublime, de royal, de magnifique, & de puissant. La volupté au contraire est basse & méprisable, servile, foible & périssable, dont la demeure est dans les Cabarets, & dans ces Lieux qui craignent la visite des Ediles ; tandis que la vertu réside dans les Temples, dans les Eglises, au pied des Autels, dans les Ecoles des Philosophes & des Sages, enfin dans tous les Lieux consacrez à la Religion & à la Sagesse. La volupté se cache ; elle cherche les tenebres, & fuit la clarté du jour. La vertu se manifeste, & se fait connoistre à tout le monde ; elle n’appréhende point la lumiere, parce qu’elle est bien-aise que ses actions soient veuës de chacun. Elle les soûmet volontiers à la censure de tous ceux qui les voyent. Voila deux choses bien contraires. Comment les accorder, puis qu’elles ont reçeu du Ciel des caracteres si opposez, & une antipathie naturelle qui rend leur union tout-à-fait impossible ?

Diodore estoit persuadé qu’un Homme heureux devoit estre vertueux & sans douleur. Je pense qu’il n’auroit pas esté d’accord avec les Disciples de Zénon, qui donnent à la vertu seule le pouvoir de rendre les Hommes heureux ; & leur opinion, ce me semble, est bien plus soûtenable que celle de ce Philosophe ; car il est constant que les Sages, les Hommes de vertu & de probité, sont toûjours heureux, & mesme au milieu des tourmens les plus cruels, des tortures les plus violentes, & des suplices les plus douloureux.

L’opinion d’Hérillus, qui vouloit que la Science fust le souverain Bien, souffre beaucoup de doutes & de difficultez, elle est exposée à une foule d’objections ausquelles on ne peut répondre qu’avec peine. Le souverain Bien doit estre parfait & accomply dans toutes ses parties, & nous ne sçaurions avoir dans ce monde une entiere connoissance, une science parfaite. La vie de l’Homme est trop courte pour acquérir une science accomplie en toutes choses ; & ce que le Prince de la Medecine a dit de cet Art divin, se peut appliquer à toutes les Sciences du monde. La matiere est étenduë, il est vray ; le champ est vaste & spatieux, mais le temps que les Dieux nous ont donné est trop court. Ars longa, vita brevis. D’ailleurs le souverain Bien contente & rassasie ceux qui le possedent, & la Science la plus parfaite n’a jamais satisfait pleinement celuy qui l’avoit acquise.

L’opinion des Platoniciens, qui faisoient consister la felicité des Hommes à vivre naturellement, pourroit, ce me semble, autoriser les désordres & la licence des Libertins, ausquels il seroit facile de se prévaloir d’une doctrine qu’ils n’entendent pas. Il sera mesme bon de les avertir que ces Philosophes suposoient que la Nature estoit dans sa premiere pureté, & qu’ils ne la prenoient pour leur conduite, que parce qu’ils s’imaginoient qu’elle avoit conservé son innocence ; car dans l’état de la Nature pure, les maux n’estoient point meslez avec les biens, & les qualitez des Elémens estoient si bien tempérées, que l’Homme en recevoit du contentement, & n’en ressentoit point de déplaisir. Il n’avoit point de désordres à reformer, point d’Ennemis à combattre, point de malheur à éviter. Il trouvoit en sa demeure tout ce qu’il pouvoit souhaiter ; il n’éprouvoit rien en sa personne qui fust capable de l’incommoder. Sa constitution estoit excellente, sa santé ne pouvoit estre altérée ; & si le temps pouvoit l’affoiblir, il prévenoit ce malheur par l’usage du Fruit de Vie, qui reparant ses forces, luy donnoit toûjours une nouvelle vigueur. Le premier Homme estoit le Maître, & le Roy de toutes les Creatures, dit S. Macaire. Tout estoit soûmis à ses Loix ; tout ce qui respiroit dans ce vaste Univers, reconnoissoit sa puissance ; sa volonté n’avoit que de belles & de nobles inclinations ; ses affections n’estoient point vitieuses ; & ses desirs estoient si bien réglez, que rien ne pouvoit troubler son repos. Toutefois il ne dépend que de nous dans cette Vallée de miseres, d’estre plus heureux que nos premiers Parens ne l’estoient dans ce Jardin de delices, où les Fleurs estoient toûjours vives, où le Printemps, où la joye régnoit toûjours. Un Homme juste & sage, dit S. Augustin, dans l’état mesme du monde le plus misérable & le plus infortuné, est plus heureux que le premier Homme dans le Paradis terrestre, parce qu’il espere de joüir un jour de la societé des Anges, & de la vision du souverain Bien, qui fait tout le bonheur des Bienheureux dans le Ciel ; au lieu qu’Adam encor incertain de sa chute, ne pouvoit concevoir de si belles espérances. Je passe à la Seconde Partie de ce Discours, où vous allez voir le portrait d’un Homme heureux.

La Béatitude est un état parfait, par l’assemblage de tous les biens, dit Boëce ; & comme ny le feu, ny l’eau, ny la terre, ny l’air pris séparément & en particulier, ne font pas le monde, mais plutost leur union, leur accord merveilleux forme ce vaste Univers ; tout de mesme, dit Philon le Juif, la felicité ne consiste pas dans les biens de la Fortune, ou dans les avantages du corps, ou dans les grandes qualitez de l’ame, mais dans toutes ses parties unies ensemble. Ainsi il est tout visible qu’il faut plus d’une chose pour faire le bonheur de l’Homme ; d’où vient que les Hébreux, pour montrer plus clairement cette verité, se servent d’un nom pluriel, lors qu’ils veulent signifier un Homme heureux. On ne doit pas pourtant trouver étrange que je fasse consister tout nostre bonheur dans l’amour de la sagesse, qui amene avec elle tous les biens, dont la main bienfaisante de Dieu favorise les Mortels. Venerunt mihi omnia bona pariter cum illa & innumerabilis honestas per manus illius, disoit autrefois le plus sage des Monarques. Le Sage doit posseder tant de si belles qualitez, il doit estre orné de tant de vertus si héroïques, qu’il ne se peut faire que toutes ces choses qui concourent à le rendre sage, ne contribuënt pareillement à le faire heureux. La sagesse, ce Rayon de la Divinité, ce Miroir sans tache de la Lumiere eternelle, cette Image de la grandeur & de la bonté de Dieu, cette auguste Fille du Ciel, est la Mere de tout bien, la source de toutes les faveurs que les Hommes reçoivent d’Enhaut, la cause de toutes les vertus qui font l’ornement & la felicité de la vie humaine. Heureux celuy qui trouve cet or divin ! heureux celuy qui trouve la sagesse ! Beatus homo qui invenit Sapientiam, Prov. 3. Celuy qui la possede, est plus riche & plus heureux que ceux qui ont amassé des richesses immenses, qu’ils conservent avec plus de peine qu’ils ne les ont acquises. Dequoy servent les richesses à un Fou, dit l’Ecriture, qui avec tout son or, tout son argent, ne peut point acheter la sagesse, qui est plus prétieuse que tous les biens du monde ? Ses voyes sont belles, ses routes sont pacifiques. Elle fait sentir à ceux qui marchent fidellement dans ses voyes, une paix qui surpasse toute intelligence, selon ce que dit l’Apostre, au lieu qu’elle punit tres-rigoureusement ceux qui l’abandonnent. Elle châtie avec severité ceux qui méprisent indignement ses ordres ; elle les rend eternellement malheureux. Sapientiam qui abijcit infœlix est, Sap. 3. Ceux-là ne trouvent qu’affliction, que malheur, que miseres dans leurs voyes. Ils ne connoissent point la paix, dit le Roy Prophete ; ils ignorent ce beau chemin où il faut entrer pour trouver cette illustre Fille du Ciel, qui fait tout le bonheur des Hommes, au sentiment de S. Augustin. Beatitudo hominis in pace consistit, Aug. L. 19. de Civit. cap. 10. Ils se lassent dans la voye d’iniquité & de perdition ; ils marchent aveuglement dans les chemins difficiles, leur sentier est remply de pierres & de cailloux, & les mene aux Portes de l’Enfer, où ils trouvent quelque chose de bien plus dur, de bien plus intolérable, que tous les maux de ce monde, que tous les fleaux de la vie humaine. Heureux celuy qui n’ouvre point son cœur dans leur conseil, qui ne marche point dans leur voye ! Heureux celuy qui croit fermement les veritez eternelles qu’on presche dans la Chaire de Verité, & qui n’adhére point au mensonge, à l’erreur qui se debite dans la Chaire de pestilence ! Heureux celuy qui dans les Saintes Ecritures médite jour & nuit pour accomplir la volonté du Seigneur, & pour suivre ses ordres sacrez & inviolables ! C’est un Arbre planté sur le bord des eaux, qui produira des fruits prétieux dans son temps, & dont les feüilles conserveront toûjours leur premiere couleur. Ce sont là les vrayes productions de la sagesse ; ce sont les fruits légitimes de ce don de Dieu ; ce sont les biens, les avantages, & les faveurs qu’elle verse dans l’ame de ses Enfans. C’est la Mere de tout ce qu’il y a de plus beau & de plus prétieux dans la vie humaine. Elle enseigne aux Hommes la sobrieté, la prudence, la justice, & la vertu, qui sont ce qu’il y a de plus utile dans le monde, au sentiment du Sage. Une illustre Princesse avoit bien raison de s’écrier sur le bonheur des Serviteurs & des Domestiques du plus sage des Roys. En effet, quel bonheur, quelle félicité plus grande, de pouvoir commodément entendre tous les jours cet Oracle divin, cette Bouche sacrée, par où la Sagesse prononçoit ses Arrests, & parloit avec tant de prudence, qu’elle attiroit les Puissances des Régions les plus reculées, qui quittoient leurs Royaumes & leur Patrie, pour venir entendre les veritez merveilleuses qui partoient du sein de cette auguste Fille du Ciel ? Elle est si belle, ses voyes sont si pleines d’attraits, que si elle paroissoit à nos yeux avec toutes ses graces, nous en serions tous charmez, dit le divin Maistre des Philosophes. Le nombre des Sages seroit beaucoup plus grand, & plus de Personnes employeroient tous leurs soins pour acquérir cette belle vertu, qui seroit la Mere de toutes les vertus de leur ame, & la cause du bonheur de leur vie. La sagesse est le souverain Bien de l’esprit de l’Homme, dit Seneque, & personne ne peut vivre heureusement sans l’amour de cette excellente vertu. La sagesse commence de nous instruire par nous inspirer la crainte de Dieu, qui rend un Homme heureux. Beatus vir qui timet Dominum, Psalm. 110. Heureux celuy qui a reçeu du Ciel cette crainte salutaire, ce saint respect, cette sainte terreur ! Beatus homo cui donatum est habere timorem Dei, dit Jesus Fils de Syrach. Craignez Dieu, observez ses saints Commandemens, & c’est en quoy consiste tout vostre devoir ; c’est là tout ce que vous devez faire, dit le Sage. La sagesse qui connoist l’avenir ainsi que le présent, qui n’ignore point la cause des miracles qui ravissent nos esprits, qui sçait la source des prodiges qui etonnent nos imaginations, & qui voit d’où viennent les Monstres qui effrayent nos cœurs, qui prévoit tout ce qui se passe dans la Nature de plus surprenant & de plus extraordinaire, qui communique à ses Enfans les plus belles connoissances du monde ; la sagesse, dis-je, nous fait connoistre Dieu, l’Arbitre souverain de l’Univers, la connoissance duquel fait tout le bonheur des Hommes. Dei cognitio perfecta felicitas, dit Jamblicus. Malheureux est celuy, s’écrie S. Augustin, qui connoist toutes choses, & qui ne vous connoist pas, mon Dieu ! Bienheureux est celuy qui vous connoist, quoy qu’il les ignore ! Or celuy qui vous connoist, & connoist aussi ces choses, il n’en est pas plus heureux pour les connoistre, mais c’est la seule connoissance qu’il a de vous qui le rend heureux, pourveu qu’en vous connoissant comme Dieu, il vous glorifie aussi comme Dieu, qu’il vous rende graces de vos dons, & qu’il ne se perde point dans la vanité de ses pensées. La sagesse nous inspire des sentimens de pieté, nous donne de la devotion, puis qu’il n’est point de veritable sagesse sans Religion, ny de veritable Religion sans sagesse, au sentiment de Lactance. C’est elle qui nous fait implorer le secours du Ciel, qui répand dans nos cœurs des mouvemens si religieux, qui nous procure tant de graces salutaires, que nous luy sommes redevables du plus bel ornement de nostre vie, je veux dire de la pieté. Le commencement de la sagesse, c’est de la posseder, dit l’Ecriture ; mais pour arriver à cette heureuse possession, il faut implorer le secours d’Enhaut ; car il est tout visible que sans l’assistance de Dieu, c’est en vain que l’on prétendroit à l’acquisition de cette excellente vertu, puis qu’il n’y a de sagesse veritable que celle qui procede de son Esprit saint. La fin de l’Homme, selon le sentiment de Pythagore, de Zénon, & mesme du Législateur des Hébreux, est de suivre Dieu. Finis secundum Moïsem sequi Deum, dit Philon. C’est la sagesse qui conseille aux Hommes de suivre leur Créateur ; c’est elle qui les rend Gens de bien, & capables de posseder la felicité que Dieu ne donne qu’aux Justes, qu’à ses Serviteurs ; car on ne peut point appeller heureux, ceux ausquels la plus sçavante Antiquité mesme a donné ce nom glorieux. Metellus, si renommé dans l’Histoire pour son bonheur extraordinaire, estoit orné des plus belles qualitez du corps & de l’esprit. Il fut Souverain Pontife, deux fois Consul, Dictateur, & Colonel de la Cavalerie. Il unit en sa personne dix grandes choses, à la recherche desquelles les Sages s’estoient de tout temps appliquez. Il fut le premier Capitaine de son temps, le plus éloquent Orateur, l’Empereur le plus puissant. Il fut l’Ouvrier de toutes les grandes Entreprises qui se firent durant sa vie. Il fut honoré de tout le monde, extrémement sage, un tres-habile Sénateur. Il acquit des richesses immenses par des voyes pourtant justes & légitimes. Il se vit sur la fin de ses jours une nombreuse Famille, une longue Postérité de Neveux qui s’empressoient à l’envy pour secourir la vieillesse de leur Pere. Il fut enfin en tres-grande réputation dans Rome, & cette Capitale du Monde estoit remplie du bruit de son nom. Mais avec tout cela, il ne joüissoit point de la félicité que Dieu fait sentir aux Justes. Comment, dit S. Augustin, y pouvoit-il avoir un veritable bonheur, une parfaite félicité, si au lieu d’une pieté sainte & veritable, il n’y avoit qu’une Religion fausse & mensongere ? Quomodo ibi esset vera felicitas ubi vera non erat pietas. Archelaüs, qui passoit pour l’Homme le plus fortuné de son temps ; Cornelius Sylla, qui fut appellé heureux, mais qui ne le fut pas ; Aglaüs, qui demeura toute sa vie dans un coin de l’Arcadie, & qui pour cela fut estimé heureux ; Erichtonius, Fils de Dardanus & de Batée, que les premiers Habitans de la Grece jugerent le plus heureux des Hommes ; Bassus, qui fut honoré du glorieux surnom d’heureux & de fortuné ; tous ces Nourrissons de la Fortune n’ont jamais joüy du bonheur que Dieu fait gouster aux Justes, aux Gens de bien, parce qu’ils manquoient de pieté, de cette belle vertu qui est la base & le fondement de la vie heureuse. Quomodo ibi esset verafelicitas ubi vera non erat pietas. Polycrates, ce fameux Tyran de l’Isle de Samos, qui possedoit de si grands trésors, qui joüissoit tranquillement de tout ce qu’il y a de plus rare & de plus excellent dans le monde, qui fut appellé pendant sa vie l’Enfant de la Fortune, fut encore moins heureux que tous les autres. Cependant il ne luy arriva jamais rien de fâcheux, il n’endura jamais aucune peine, aucun malheur, contre son gré. Une seule chose sembla troubler son bonheur. Il avoit un Anneau d’un prix tres considérable ; il le laisse tomber dans la Mer ; mais aussitost tous les Animaux s’empressent pour achever le bonheur apparent de cet injuste Souverain, il trouve ce qu’il a perdu dans les entrailles d’un Poisson. Le voila heureux tout de mesme qu’auparavant ; mais enfin ses crimes si souvent réïtérez, ses rapines trop fréquentes, ses concussions si injustes, lasserent les Dieux qui le punirent avec autant de rigueur que la licence, que le débordement de ses mœurs le méritoit. Apres cela si quelqu’un croit que cet indigne Usurpateur d’une Couronne qui estoit reservée à une Puissance legitime, a vescu heureusement dans ce monde, qu’il se détrompe, qu’il entende ces divines paroles de la bouche d’un Orateur profane. Personne ne peut estre heureux sans la vertu, Beatus esse sine virtute nemo potest. La sagesse & la vertu nous rendent dignes de l’amour de Dieu qui est l’auteur de la felicité des Hommes ; & comme dit S. Augustin dans son Epistre 120. à Honoratus, il a voulu faire voir que la felicité temporelle dépendoit entierement de luy, en donnant à son Eglise l’ancien Testament où il nous la promet ; d’où vient aussi qu’il promet quelquefois des biens temporels, comme aux Patriarches la Terre de Chanaam, cette Terre heureuse où couloit le lait & le miel, & ailleurs une grande abondance de Bled, de Vin, d’Huile, & des autres choses necessaires à la vie de l’Homme. La felicité n’est pas donc une Déesse ; & l’Antiquité avoit beau luy élever des Autels, luy bâtir des Temples, luy consacrer des Prestres, luy ordonner des Fêtes solemnelles, nous n’ajoûterons jamais foy à une chose si absurde. Si la Béatitude, dit S. Augustin, est la recompense de la vertu, comme dit Aristote, elle n’est point par conséquent une Déesse, mais plûtost un don de Dieu. La sagesse nous enseigne comme nous devons regler nos passions, car la perfection des Sages n’est pas de n’avoir point de passions, mais de commander à ces mouvemens déreglez qui emportent les Sots, & gouvernent le vulgaire. Le Sage secouru de la Grace, les peut modérer en telle sorte qu’ils ne contribueront nullement à troubler son bonheur. Il faut qu’il oppose la joye à la douleur, qu’il réprime la crainte par l’espérance, qu’il regle ses desirs par la peine qui accompagne leur accomplissement. S’il cesse d’esperer, il cessera de craindre ; s’il borne ses desirs, il bornera ses espérances, & s’il n’a point d’amour pour les richesses, il n’aura point d’inquiétudes ny de crainte pour elles. Son esprit sera toûjours dans une mesme assiette ; il joüira de ce repos, de cette belle tranquillité, dont il fait tout son tresor ; il sera toûjours tranquille, & paisible comme le monde qui est au dessus de la Lune, dit Seneque ; Perpetuum nulla temeratus nube Serenum dit un Poëte. Son cœur goûtera continuellement une joye sensible qui sera l’effet de l’assemblage de toutes les vertus dans son ame ; car à dire vray, les ris & les jeux ne sont point ennemis de la sagesse ny de la vertu, puis qu’il n’y a de joye ny de volupté que dans le sein de ces augustes Filles du Ciel. Le Sage sans faire effort pour s’élever, se trouve par sa naturelle situation au dessus des accidens les plus redoutables. S’il marche dans les tenebres & dans l’ombre de la mort, comme le Roy Prophete, son cœur est libre de crainte ; il n’appréhende rien, parce que Dieu qui ne l’abandonne jamais, est toûjours avec luy pour le secourir dans les conjonctures les plus épineuses. S’il voit devant luy des Armées rangées en bataille, s’il voit ses Ennemis qui s’arment pour l’opprimer injustement, il implore le secours d’Enhaut, il met sa confiance en la Divine miséricorde. Si consistant adversum me Castra, non timebit cor meum, si exurgat adversum me prælium, in hoc sperabo, Psalm. 26. Il ne craint ny la Fleche qui vole de jour, ny la Peste qui chemine pendant la nuit. Son cœur est sans tristesse, sans crainte ; le voila donc heureux. Qui sine timore est, beatus est, dit Seneque. Le Sage est content de foy, en telle sorte qu’il ne veut pas pourtant estre sans Amis, quoy qu’il le puisse faire, mais il ne le fera jamais ; & si le Ciel le prive de cette chere moitié de luy-mesme, il suportera cette perte avec patience, parce qu’il est toûjours en état de la reparer. Il y a mesme plus de plaisir, disoit un Ancien, à faire un Amy, qu’à le posseder déja. Un Amy, au sentiment du Prince des Philosophes, dans le Livre 10. de ses Morales, est absolument necessaire pour achever la felicité du Sage. Aussi l’amour est la plus sainte de nos passions, & le plus grand avantage que nous ayons reçeu du Ciel. C’est par son moyen que nous pouvons nous lier aux bonnes choses, & perfectionner nostre ame en les aimant. C’est l’esprit de la vie, c’est le lien de l’Univers, c’est un artifice innocent, par lequel nous changeons de condition sans changer de nature, & nous nous transformons en la personne que nous aimons. Amor amantem extra se ponit, & cum quodammodo in amatum transfert, dit S. Denys au quatriéme Livre des Noms divins. Mais si un pur & veritable Amy est un si prétieux trésor, il faut avoüer avec Seneque, que c’est quelque chose de bien rare, & que la Nature demeure quelquefois tout un siecle, pour en former un seul. S’il y a un Amy veritable & sincere, il y en a bien de faux & de trompeurs ; & Dion Chrysostome demande avec raison, s’il y a eu plus de Personnes trahies par des Amis feints & dissimulez, que par des Ennemis avoüez & reconnus pour tels. Un Amy fidelle est un puissant Protecteur, dit l’Ecriture ; & celuy qui est assez heureux pour le trouver, se peut vanter d’avoir trouvé un trésor inestimable. Il n’y a rien sur la terre qu’on puisse comparer avec la fidelité d’un Amy. Tout l’or, tout l’argent, toutes les richesses du monde, ne sont rien en considération de la sincerité de sa foy. Enfin Dieu le donne pour récompense à ceux qui le craignent, qui appréhendent ses justes châtimens. Qui metuunt dominum invenient illum. Heureux celuy qui trouve un Amy veritable & sincere ! Beatus qui invenit amicum verum, Eccli. 25. De toutes les choses que la sagesse nous procure pour nous faire vivre heureusement, il n’en est point, dit Epicure, de plus utile, de plus agreable, & de plus propre. La plus douce consolation que nous puissions recevoir en cette vie pleine de miseres & de chagrins, c’est sans-doute, dit S. Augustin, celle que nous peut donner une foy sincere, un amour mutuel, une parfaite union de bons & veritables Amis. Le plaisir le plus sensible que nous puissions goúter en ce monde, c’est, dit S. Ambroise, d’avoir un Amy fidelle, auquel il nous soit permis d’ouvrir nostre cœur, de communiquer nos plus douces & nos plus secretes pensées. Aussi tous les Hommes ont une aversion naturelle pour la solitude, & une forte inclination pour la societé. Le Sage doit quitter les erreurs & les foles passions du monde ; il soit faire consister toute sa felicité dans la bienveillance, dans l’amour de Dieu, qui aime seulement ceux qui demeurent avec la sagesse. Neminem diligit Deus nisi eum qui cum sapientiæ inhabitat, Sap. 7. & c’est là le vray bonheur de la vie. Tout le reste n’est qu’illusion, & ne se passe qu’à s’inquiéter sur les faux honneurs, ou sur les fausses infamies.

Falsus honos juvat & mendax infamia terret.

Voila une Béatitude, à vray dire, bien diférente de celle des anciens Philosophes ; car, comme dit S. Augustin, les Disciples d’Epicure ne connoissoient point d’autre plaisir que la volupté ; les Stoïciens n’estimoient point d’autre bonheur que la vertu ; & les Chrestiens, les Sages, ne trouvent point d’autre felicité que la Grace. Les premiers soûmettent l’esprit au corps, & réduisent les Hommes à la vie des Bestes. Les seconds remplissent l’ame de vanité ; & dans la misere de leur condition, ils imitent l’orgueil des Démons. Les derniers avoüant leur foiblesse, & connoissant par expérience que la Nature & la Raison ne les peuvent délivrer, ils implorent le secours de la Grace, & n’entreprennent point de combatre les vices, & d’acquérir les vertus, que par l’assistance du Ciel. Ces Philosophes eurent quelques conférence avec S. Paul durant son sejour à Athenes. Les Epicuriens qui vivoient selon la chair, disoient, Nobis frui carne bonum est. Les Disciples de Zénon, qui vivoient selon l’esprit, Nobis frui nostra mente bonum est ; & l’Apostre qui vivoit selon Dieu, Mihi adhærere Deo bonum est. Les Epicuriens dit Saint Augustin, sont dans l’erreur ; les Stoïciens se trompent ; & l’Apostre dit vray. En effet, heureux est celuy qui s’attache entierement à Dieu, qui écoute ses saints enseignemens, qui obeït à ses divins préceptes. Beatus quem tu erudieris, Domine, Psalm. 93. Heureux celuy qui fait tout ce que la sagesse luy inspire pour le culte de Dieu, pour l’amour du prochain, & pour la propre felicité ! Heureux enfin celuy qui demeurera eternellement dans la sagesse, qui fera de son cœur le Temple inviolable du S. Esprit. Beatus qui in sapientia morabitur. Eccl. 14.

La Selve, de Nismes.

[Sentiments sur les questions posées par les précédents Extraordinaires] §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 65-81

Si la beauté de l’Esprit est plus
propre à charmer que celle
du Corps.

De l’Esprit & du Corps l’une & l’autre beauté,
Sont des sacrez rayons de la Divinité,
Qui de ce grand Principe empruntent leur lumiere.
L’une & l’autre ont bon air, toutes deux font fracas.
Chacune a ses brillans, chacune a ses appas.
 Aussi-bien que son caractere.
***
La beauté de l’Esprit sans-doute a bien des charmes,
 Et se fait admirer des plus indiférens ;
Mais la beauté du Corps régne souvent sans armes,
Et se fait adorer des plus fiers Conquérans.
  Aux pieds d’une belle Personne,
  On met souvent Sceptre & Couronne.
Cependant je remarque entre ces deux Beautez,
  Dont les Mortels sont enchantez,
  Une diférence notable
Que ma Muse en deux Vers veut bien vous étaler ;
La heauté de l’Esprit est permanente & stable,
Mais la beauté du Corps passe comme un Eclair.
***
 En effet, que sont devenuës
Ces fameuses Beautez, ces Beautez si connuës,
Dont l’orgueilleux éclat avoit tant de renom ?
Andromede, Lucrece, Hélene, Cléopatre,
Vous n’ébloüissez plus, si ce n’est au Théatre ;
Et sans la Comédie, où seroit vostre nom ?
***
Mais le feu d’un Esprit, tout divin, rare, & beau,
Triomphe de la Parque, & brave le Tombeau,
Il attire en tout temps de glorieux hommages.
Seneque, Cicéron, Demosthene, Platon.
Isocrate, Zénon, Diogene, Caton,
Vivent-ils pas encor dans leurs sçavans Ouvrages ?
***
 Pour éviter les discours superflus,
 Voicy donc ce que je conclus.
 Pour peu qu’on ait le cœur sensible
Aux attraits d’un Objet qui paroist gratieux.
Et pour peu que d’amour le cœur soit susceptible,
 On est bientost pris par les yeux.
***
 Mais si l’Homme se mett en passe
 De tout faire de bonne grace ;
 Mais si l’Homme attend un moment
Pour écouter la voix de son raisonnement,
 Voix douce, & non tumultueuse,
 Avant que l’on soit désarmé,
La beauté de l’Esprit sera victorieuse,
Et de ce costé-là l’on restera charmé.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy.

Pourquoy les Nouveautez plaisent d’abord, & dégoútent dans la suite.

C’est une incontestable & claire verité,
Que ce qu’on nomme nouveauté,
Charme & délecte tout le monde.
Mais d’où vient cette impression,
Qui fait la délectation ?
C’est là-dessus qu’il faut que je réponde.
***
L’insatiable ardeur d’apprendre chaque jour
 Quelque évenement, quelque chose,
Fait de la nouveauté l’inépuisable amour,
Et de cet appétit on augmente la doze,
 Quand un Spéctacle merveilleux
Se présente à l’esprit, ou vient fraper les yeux.
***
 Ajoûtez que l’ame est éprise
 D’une secrete volupté,
 Quand une agreable surprise
 Flate la curiosité
 Qui l’entraîne, & qui la maîtrise ;
 Et c’est ainsi qu’on trouve beau
 Tout ce qui s’offre de nouveau.
Ces changemens si subits de Théatre,
 Dont le Spéctateur idolâtre
 Est enchanté dans l’Opéra.
 Qu’on en dise ce qu’on voudra,
 N’ont rien de charmant dans leur estre,
 Que parce qu’en un seul instant,
Lors qu’on n’y pense pas, ils viennent à paroître,
Et forment tout-à-coup un Spéctacle éclatant.
***
 Mais par un effet tout contraire,
 Ce qui plaisoit, cesse de plaire,
 Semble fade, & n’a rien de beau,
Lors qu’un fréquent usage en suit la joüissance.
 D’oû peut venir cette inconstance ?
 C’est qu’il cesse d’estre nouveau.

Le mesme

QUEL CHOIX DOIT FAIRE un Homme, qui ayant le cœur sensible à l’esprit & à la beauté, n’est point assez riche pour vivre sans chagrin avec une Femme qui ne luy apporteroit aucun bien. On luy propose trois Partys pour le Mariage ; une Fille tres-riche, mais tres-laide, & n’ayant aucun esprit ; une autre parfaitement belle, d’une sagesse reconnuë, d’une humeur tres-douce, mais sans bien ; & enfin une troisiéme, qui par son esprit se fait admirer de tout le monde, mais qui n’a ny bien, ny beauté.

Quoy qu’un Homme de la qualité specifiée par la Question, soit assez embarassé sur le choix qu’il doit faire des trois Partys qu’on luy propose pour le Mariage, parce qu’il s’agit d’examiner la nature & la dignité des avantages contenus dans chaque Party, & que la bonté du choix ne dépend que d’un juste discernement à bien juger de la préference de ces avantages, je croy neantmoins que le mieux qu’il puisse faire dans cette necessité de choisir, c’est de prendre une Fille parfaitement belle, d’une sagesse reconnuë, & d’une humeur tres-douce, quoy qu’elle n’ait aucun bien.

Pour démontrer que ce sentiment est juste, je remarque d’abord dans ce choix, que les deux premiers souhaits de cet Homme, sçavoir, l’Esprit & la Beauté, sont avantageusement remplis. La sagesse de cette Fille, & la douceur de son naturel, sont des attraits puissans pour le satisfaire à l’égard de l’Esprit ; & la Beauté à laquelle il a le cœur sensible, s’y rencontre aussi dans un degré parfait. Il est vray que l’avantage du bien ne s’y trouve point ; mais cet inconvenient a ses remedes, si l’on considere que cette Fille trouvera dans sa sagesse mesme les moyens de régler le Ménage avec un ordre qui procurera en peu de temps une abondance de biens suffisante pour contenter le cœur de cet Homme, puis que nous voyons tous les jours des exemples si fameux des effets surprenans de l’œconomie, dont l’usage est l’unique & le plus important secret qu’on puisse avoir pour conserver, & mesme pour augmenter le revenu d’une Famille.

D’ailleurs, s’il est veritable que l’excés des biens cause une infinité de desordres, & que c’est une occasion funeste pour fomenter les passions & le luxe, il n’y a pas un Homme raisonnable qui ne préfere sans difficulté une sagesse reconnuë, à une abondance de biens qui pourroit porter une Femme à se glorifier de cet avantage, à rechercher ses plaisirs avec trop de passion & de liberté, & en un mot à maîtriser son Mary, en luy reprochant à toute heure qu’elle luy a fait sa fortune. Il n’est pas absolument necessaire de posseder un grand revenu pour vivre avec douceur dans le monde. Un bien médiocre, gouverné avec jugement, & secondé d’une frugalité loüable, est suffisant pour un Homme & une Femme qui veulent vivre éloignez des traverses & des embarras du monde. Les Grecs & les Romains ont mesme estimé qu’il estoit plus avantageux de vivre dans la pauvreté que dans l’abondance, & on ne s’attiroit pas moins de blâme en ne se contentant pas de la succession de son Pere (fust-elle peu considérable) que si on eust dissipé le bien de ses Ancestres par des profusions immenses, parce qu’ils éprouvoient comme une verité manifeste, que la pauvreté estoit d’un grand secours pour dompter les efforts des passions humaines, & pour les soûmettre à la raison. En effet, ils avoient une horreur si grande pour le luxe, & pour les delices de la vie, qu’ils dresserent dans le Temple de Thebes une Colomne, où ils avoient gravé d’étranges imprécations contre le Roy Ménis, qui fut entre les Thébains le premier Sectateur d’une vie délicieuse. Ce fut alors que la corruption des mœurs commença de prendre racine en ce Païs-là par les déréglemens du Peuple, qui secoüa le joug de la pauvreté, concevant, à l’exemple de ce Roy voluptueux, un appétit insatiable des biens de la terre. Ce désordre passa jusques aux Romains, & obligea quantité de Magistrats à faire des Loix exprés, comme la Loy Oppia, Cornelia, Papia, Ancia, &c. pour retrancher le luxe & les excés de la bonne chere. Lycurge fist aussi des Loix d’une severité surprenante pour le mesme sujet, & à dessein de corriger les excés des Repas somptueux, qu’il regardoit comme les attraits de la concupiscence, & comme la source fatale des désordres de la République. C’estoit aussi une coûtume pratiquée chez les Spartes, d’ordonner des peines à ceux qui recherchoient l’alliance des Riches, dans la veuë d’amasser de grands biens, en profitant de leur bonne fortune. Je ne dis rien des autres Nations qui ont estimé la pauvreté comme une vertu, & qui ont toûjours eu un extréme dégoust pour le luxe.

Mais pour ne porter pas plus loin cette digression, un Homme tel que la Question nous le propose, ne fait point un juste choix, s’il s’attache au premier Party ; car quelle douceur peut-il goûter dans un Mariage de cette qualité ? L’extréme richesse de cette Fille le consolera-t-elle du manque d’esprit & de beauté ? Si elle n’a point d’esprit, aura-t-elle de la conduite ? Si elle n’a point de conduite, sera-t-elle capable de bien élever une Famille ; Et enfin, si elle est ignorante dans l’éducation d’une Famille, pourra-t-elle plaire à son Mary, & l’un & l’autre joüiront-ils de cette satisfaction commune qui résulte du soin d’un Ménage bien ordonné ? A l’égard de la Beauté, quoy qu’on ne doive pas tant estimer ses charmes que ceux de l’Esprit, ils sont toûjours assez puissans dans une Femme, pour attirer l’amour & la complaisance de son Mary, & pour établir entr’eux une amitié réciproque.

Le dernier Party est encor moins propre pour cet Homme, & il est fort vray-semblable que le defaut de deux avantages dont il est touché également, seroit un redoublement de chagrin pour luy dans le Mariage, qui luy donneroit du mépris pour sa Femme, & le rendroit enfin insensible aux charmes de son esprit.

Mais est-il un Homme assez ingrat, pour ne pas aimer une Femme sage, belle, & d’une humeur engageante ? Le manque de bien empeschera-t-il qu’on ne rende justice à son merite ? Et aura-t-on moins d’égard pour elle, que pour une Fille à qui la Fortune a esté fort libérale, & à qui la Vertu n’a rien donné, qui sera peut-estre une Emportée, une Délicieuse, une Coquete ? La sagesse & le bon naturel sont deux qualitez singulieres qu’on doit rechercher dans une Fille. La premiere est une régle infaillible, pour entretenir toûjours une agreable œconomie, pendant laquelle le Mary & la Femme ne doivent point redouter les atteintes de la pauvreté ; & l’autre est comme un secret merveilleux pour resserrer les nœuds de l’amitié conjugale, qui en éloignant les contestations importunes, si contraires à la douceur de la vie, fera naître dans leur famille un repos & une tranquillité toûjours agreable. Un Mariage où la paix se fait admirer, a des charmes incroyables ; Celuy qui a le malheur d’estre sujet à la division, n’a que des amertumes à répandre. Ainsi je donne avis à cet Homme de ne pas négliger un Party si considérable ; & sans s’attacher à l’intérest, qu’il s’estime heureux, qu’il s’aplaudisse de son choix, & enfin qu’il regarde la beauté, la douceur, & la sagesse de sa Femme, comme une resource avantageuse pour passer la vie agreablement.

De Cavilly, Avocat à Periés en Normandie.

[Epître de Mr Comiers à Monseigneur le Duc de Bougogne] §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 102-108.

Lors que je vous eus envoyé le commencement du Traité des Lunetes employé dans le XIX. Tome de l’Extraordinaire, vous me témoignastes que puis qu’il estoit dédié à Monseigneur le Duc de Bourgogne, vous seriez bien-aise d’en voir l’Epistre, parce qu’il avoit paru singulier à quelques-uns qu’on eust adressé un Traité de cette nature à un Prince qui estoit encor dans le Berceau. Lisez, Madame, & faites lire à tous vos Amis cette Epistre qu’ils attendent avec tant d’impatience. Ils la trouveront tres-digne de son Autheur, & je ne doute point qu’apres l’avoir lûe, ils n’avoüent que les choses les plus éloignées entr’elles, peuvent avoir du raport, pourveu qu’on les sçache bien tourner. Voicy de quelle maniere Mr Comiers parle à Monseigneur le Duc de Bourgogne.

Vous reposez, Monseigneur, sans soin & sans chagrin dans un Berceau Royal, à l’ombre d’une Moisson de Palmes, & de Lauriers du plus auguste & du plus grand des Monarques de la Terre, duquel on ne peut dignement faire le Panégyrique, qu’avec les mesmes termes que le S. Esprit employa dans le premier Chapitre des Livre des Machabées, pour faire celuy d’Aléxandre le Grand. Siluit Terra in conspectu ejus. Tous les Princes de la Terre trembloient en sa présence. Mais, Monseigneur, avec l’âge, vous vous sentirez estre né pour occuper dignement la Renommée à publier dans tous les coins de l’Univers, vos faits plus qu’héroïques. Vous serez toûjours chery de la Victoire ; vous ferez toûjours la terreur des Ennemis, & la joye des François. Enfin comme,

Par vos non Aquilis, fas est educere fœtus,
 Ante fidem Solis judiciumque Poli.

Vous serez par vous mesme, autant que par vostre naissance, un Prince incomparable ; & pour dire tout en un mot, vous serez, Monseigneur, en tout lieu & en tout temps, un Fils digne du Pere & du Grand Pere.

Mais, Monseigneur, vous aurez le mesme sujet que cet Aléxandre Macédonien, Fondateur de la Monarchie des Grecs, de vous plaindre que toute l’Europe cedant déja par tout aux Armes du Roy toûjours victorieuses, vous serez obligé d’aller chercher un nouveau Monde pour fournir de matiere à vostre bras, & trouver des Ennemis de la France.

C’est pour cela, Monseigneur, que dans vostre Berceau mesme, je vous présente des Lunetes de longue veuë, pour voir ces autres Mondes si éloignez de nous, & qu’on a commencé à découvrir dans ce Siecle plein de Miracles, par le moyen des Télescopes, qui par une innocente Magie, rendent présentes à nos yeux les choses les plus cachées dans leur grand éloignement. C’est par le moyen des Lunetes que la divine Astronomie, digne un jour de vos plus belles Etudes, penetre les Cieux, & fait un nouveau commerce dans les Astres.

  … Transcendit ad Astra
Disciplina audax, inquirit sedula motus,
Vesti gatque Situs, oculis nova Sidera lustrat,
Et gemino subnixa Vitro, miracula pandit.

C’est, Monseigneur, par le moyen des Télescopes, qu’on reconnoist par expérience ce que dit l’Ecclésiastique Chap. 11. & 43. que les Ouvrages du Treshaut sont pleins de majesté, cachez & inconnus au commun des Hommes ; & que nous pouvons dire comme S. Jean dans le 21. Chapitre de l’Apocalipse, J’ay vû un Ciel nouveau, & une nouvelle Terre. Vous serez, Monseigneur, de ce nombre. Le Ciel a allumé l’un de ses Flambeaux extraordinaires, pour annoncer vostre Naissance à toute la Terre ; & cette heureuse nuit du 6. du mois d’Aoust dernier 1682. fut éclairée à Versailles durant quelques heures par un Feu celeste, & qui surprit tous ceux qui le virent.

Ainsi, Monseigneur, j’ay d’assez bonnes Lunetes pour lire dans l’avenir, & dans les Etoiles du Ciel, que le Prophete Isaye Chapitre 34. Verset 4. compare à un Livre ; & le Prophete Baruch Chap. 6. Verset 59. nous assure Que les Etoiles resplendissantes obeïssent, quand elles sont envoyées pour choses utiles. C’est pourquoy, Monseigneur,

Credite me vobis, folium recitare Sibillæ,

& que je suis, &c.

Si la Beauté de l’Esprit est plus propre à charmer, que celle du Corps §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 188-191.

Si la beauté de l’Esprit est plus
propre à charmer, que celle
du Corps.

Que la belle Iris a de charmes !
Les plus fiers luy rendent les armes ;
  Mais que Célimene a d’esprit !
 Que d’agrément dans tout ce qu’elle dit !
 Pour celle-là le plus galant soûpire,
  Tout penétré de ses appas ;
 Mais celle-cy, que le plus sage admire,
 Qu’un Etourdy ne considere pas,
Tire des plus sensez un amour veritable,
Qui reconnoît l’Esprit un plus noble vainqueur,
  Et par un charme inévitable,
  Tient toûjours ferme dans le cœur.
***
Quoy ! la Question demandée
 Est-elle déja décidée,
 Et seroit-il vray que l’Esprit
 Ebloüist, touchast davantage
 Que tous les traits d’un beau visage,
Tels que ces traits brillans dont Iris s’applaudit ?
***
 Il est vray qu’il en est capable ;
Mais, helas, qu’un Esprit soit sublime, admirable,
 Et qu’il ait mesme assez d’appas
Pour charmer l’Univers, il ne le fera pas ;
 C’est plus à luy qu’on fait la guerre,
Qu’à la beauté du Corps à qui tout est soûmis,
 Et qui n’a jamais sur la terre
 Encor rencontré d’Ennemis.
***
On a donc beau vanter l’esprit de Célimene,
 Des plus beaux qu’elle soit la Reyne.
Comme toûjours en tout on s’attache au dehors,
Ce n’est point pour l’Esprit qu’on cherche tant à plaire ;
 S’il est aimé, c’est pour le Corps,
Par un goust dépravé qui nous est ordinaire.
***
Quand le feu de la Guerre allumée autrefois,
 En faveur de la belle Hélene,
Perdit tant de Héros, désola tant de Roys,
 Et fut d’une si longue haleine,
 N’estoit-ce pas pour sa beauté ?
 Jamais Esprit le plus vanté
 N’en a fait autant par ses charmes ;
Non, non, c’est pour le Corps que l’on a pris les armes.
***
Si pourtant il est vray qu’un charme si puissant
Anime les transports d’un Amant pour sa Belle,
Et qu’on est moins touché pour la spirituelle,
 Que nous n’admirons qu’en passant,
C’est que ne voulant pas approsondir la chose,
Nostre foible raison se trompe, & nous impose.

Gyges, du Havre.

Traduction de l’Ode d’Horace qui commence par Doneo Gratus eram, &c. Dialogue §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 191-194.

TRADUCTION
DE L’ODE D’HORACE,
Qui commence par Donec gratus
eram, &c.

DIALOGUE.

HORACE.

 Lors que l’agreable Lidie
Passoit avecque moy les beaux jours de sa vie ;
Lors que de mes Rivaux, les soins, & la langueur,
 N’estoient payez que de rigueur.
Que rien de nos deux cœurs ne troubloit le commerce,
 Je vivois heureux comme un Roy ;
Et celuy qui joüit des trésors de la Perse,
 N’estoit pas plus content que moy.

LIDIE.

 Lors que mon infidelle Horace
M’aimoit avec ardeur, sans feinte, sans grimace ;
Lors que de sa Chloé, l’air doux & languissant,
 N’estoit qu’un attrait impuissant,
Que seule en son esprit je passois pour jolie ;
 J’estois au comble de mes vœux,
Tous mes jours estoient beaux, & la fameuse Ilie
 N’avoit pas un sort plus heureux.

HORACE.

 Pour Chloé, dont la voix touchante
Jointe aux accords du Luth, charme, ravit, enchante,
D’un mutuel amour je sens les doux transports.
 Le sort de ces illustres Morts
Qui verserent leur sang pour Glicere, & Sylvie,
 Pourroit un jour estre mon sort,
Si la Belle pouvoit me voir finir ma vie,
 Sans vouloir se donner la mort.

LIDIE.

 Un cœur plein de délicatesse,
Un Amant sans defauts, m’aime, & me suit sans cesse ;
 C’est le jeune Calis, qui toûjours obligeant,
 Toûjours discret, tendre, engageant,
A si bien sçeu trouver le foible de mon ame,
 Que pour luy j’irois expirer,
Si deux cœurs penétrez d’une si belle flâme
 Pouvoient enfin se séparer.

HORACE.

 Mais enfin, aimable Bergere,
Si quittant cette humeur inconstante & légere,
Je rallumois les feux de mon premier amour,
 Si j’allois grossir vostre Cour,
Obtenir le pardon pour cette ame rebelle,
 Ou bien mourir à vos genoux,
Si je quittois Chloé, trop charmante Cruelle,
 Comment me recevriez vous ?

LIDIE.

 Ingrat, vous sçavez ma foiblesse ;
Oüy, pour peu qu’au retour vostre cœur fier s’empresse,
Quoy qu’à mes yeux Calis soit plus beau que le jour,
 Qu’il m’aime d’un fidelle amour,
Que vous soyez mutin, inégal, intraitable ;
 Calis, digne d’un sort plus doux,
A mon injuste cœur paroistra moins aimable,
 Et je ne vivray que pour vous.

Bardou, de Poitiers.

Madrigal §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 194-195.

MADRIGAL.

Iris, dans quel état puis-je estre encor pour vous ?
 Car je les veux éprouver tous.
 Je vous ay tendrement aimée ;
Oüy, de vos yeux brillans mon ame estoit charmée ;
Et la haine aujourd’huy succede à mon amour
 Dans la derniere violence.
Je ne puis plus avoir que de l’indiférence ;
 Elle aura desormais son tour.

Diereville.

[Sentiments sur les questions posées par les précédents Extraordinaires] §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 195-207.

Mr Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy, a répondu par les Vers qui suivent, à deux Questions du dernier Extraordinaire.

S’il faut plus d’Eloquence à un General pour animer son Armée au Combat ; à un Avocat, ou autre Orateur, pour persuader ses Juges de la bonté de sa Cause qu’il défend ; ou à un Amant, pour faire connoistre son amour à sa Maîtresse.

L’Eloquence est l’Art de Bien dire,
Art dont le merveilleux empire
Soûmet à ses puissantes Loix
Jusqu’à la volonté des Roys,
Jusqu’aux cœurs les plus infléxibles,
Jusqu’aux ames les moins sensibles.
C’est un assemblage de mots
Prononcez & dits à propos,
Dont la charmante tyrannie
Agite, gouverne, & manie
Les plus héroïques Esprits,
Qui sans qu’ils y pensent, sont pris.
***
Pour l’Eloquence Militaire,
Qui porte un Soldat à bien faire,
Qui d’un Poltron fait un Héros,
Luy dût-il couster son repos,
Prodiguant sa vie & ses peines,
C’est le fait des grands Capitaines.
César ne fut jamais Vainqueur,
Qu’apres qu’il eut fait l’Orateur,
Et que d’une voix animée
Il eut harangué son Armée ;
Ses paroles pleines d’ardeur,
Bannissoient la crainte & la peur.
Autant en ont fait Miltiade,
Coriolan, Alcibiade,
Agis, Annibal, Scipion,
Philopœmen, & Phocion.
Autant Antoine, autant Pompée.
Quand il falloit tirer l’Epée,
Une seule de leurs Leçons
Valloit cent coups d’Estramaçons ;
Une seule de leurs Préfaces
Valloit mieux que mille Cuirasses.
***
Pour l’Eloquence du Barreau,
Qui met tant de Plaideurs en eau,
C’est d’un Avocat le partage.
Là sa langue diserte & sage
Travaille avec sincerité
A maintenir la probité,
A bien soûtenir la Justice
A la confusion du Vice,
Pourveu qu’en défendant le Droit,
On n’allégue que ce qu’on doit,
Sans faire rougir l’Innocence
Par trop de langue & de licence.
Pour peu que l’on soit malheureux,
Un flux de bouche est dangereux.
***
Pour l’Eloquence de Ruelle,
Qui tend à vaincre une Cruelle,
Dont le rigoureux traitement
Met au desespoir un Amant,
C’est une espece d’Eloquence
Dont j’ay fort peu d’intelligence.
***
Mais disons pour conclusion,
Pour éviter confusion,
Qu’à qui commande une Cohorte,
Il faut une Eloquence forte,
Une Eloquence sans détour,
Plus résonnante qu’un Tambour,
Plus terrible qu’une Trompete,
Plus bruyante qu’une Musete ;
Qu’un ton de voix impérieux
Aux Capitaines sied des mieux ;
Car tout grand Guerrier qui préside,
Doit au besoin tenir en bride
Dans les Exercices de Mars
Les Compagnons de ses hazards.
Ainsi, lors qu’il ouvre la bouche,
Il est nécessaire qu’il touche.
***
Il faut à l’Avocat plaideur,
Soit Demandeur, soit Défendeur,
S’il veut rendre sa Cause heureuse,
Une Eloquence vigoureuse,
Qui sans blesser la charité,
Etablisse la verité,
Et le bon droit de sa Partie ;
Il faut qu’elle soit assortie
De fortes raisons, de bon sens,
Pour protéger les Innocens,
Pour estre un charitable azile
A la Veuve ainsi qu’au Pupille,
Et faire la guerre aux Méchans ;
Mais, Intérest, battez les champs,
Quittez, quittez nostre Hémisphere,
Car vous gastez tout le mystere ;
L’Avocat, qui n’aime le Sac
Que pour enrichir son Bissac,
Ne mérite pas qu’on le louë,
Et de luy le Démon se jouë.
Qui fait le contraire est Chrestien,
Et passe pour Homme de bien.
***
Pour l’Eloquence affectueuse,
Il faut qu’estant respectueuse
Elle flate agreablement,
Qu’elle parle modestement,
Qu’elle touche, s’il est possible,
L’endroit du cœur le plus sensible
De l’Objet dont on est charmé.
De soûpirs il faut estre armé,
Pour adoucir une ame altiere ;
Mais je quitte cette matiere,
Car du Climat & de la Cour,
De ce que l’on appelle Amour,
Je n’ay jamais bien sçeu la Carte,
Et puis, mon Etat m’en écarte.
Mais voyons sans tant barguigner,
Qui des trois le Prix doit gagner,
Le Protestant, le Capitaine,
Ou l’Avocat qui tant se peine.
***
Comme l’Avocat doit parler,
Et sa Rhétorique étaler
Devant des Gens de conséquence,
Qui sçavent où gist l’Eloquence,
Devant les plus sçavans Amis
De l’incorruptible Thémis,
Devant des Juges venérables,
Dont les Arrests irrévocables
Décident en dernier ressort
Et de la vie, & de la mort ;
D’ailleurs (ce que l’expérience
Montre encor mieux que la science)
Comme la réputation
Dépend souvent d’une Action,
D’un Plaidoyé fait à merveille,
Où mille Gens prestent l’oreille,
Gens d’esprit fin & de bon goust,
A qui l’Eloquence est ragoust ;
Les avis & sentimens nostres,
Sont, le dût-on trouver mauvais,
Que l’Eloquence du Palais
L’emporte sur celle des autres.

Quelles sont les qualitez necessaires pour écrire les Lettres, & du stile Epistolaire.

Dans les Lettres que l’on écrit,
Il faut ménager son esprit,
En faisant choix de ses paroles,
En évitant les hyperboles,
Les figures à contretemps ;
Il se faut faire un passetemps
D’écrire juste, & dans un stile
Où rien ne paroisse inutile.
Qui ne le fait, ne manque pas
De faire un galimathias,
Une suite de resveries,
Un amas de Pédanteries,
Qui sont d’un goust désesperé
Pour un Homme bien éclairé.
Si dans le stile Epistolaire
On doit traiter de quelque affaire,
Apres le premier Compliment,
On en doit parler simplement,
Sans pourtant farcir une page
D’un impertinent verbiage,
Autrement un tel entretien
Est celuy d’un Diseur de rien.
De plus, si parfois il arrive
Que l’on envoye une Missive
A des Gens d’élevation,
Il faut de la précaution,
Les traiter d’honneste maniere,
Toûjours suivant leur caractere,
Et conformement à leur rang ;
Car qui voudroit traiter un Grand,
Qu’un mérite éclatant rehausse,
Comme un simple Fermier de Beauce,
Ou comme un Cordonnier de Sens,
Ce seroit manquer de bons sens,
Chaque chose va par étage.
Pour conserver l’ordre ; L’usage
Donne aux Papes la Sainteté,
Aux Monarques la Majesté ;
Les Princes sont traitez d’Altesse,
Le Prince Othoman de Hautesse.
Pour les illustres Cardinaux,
Qui sont comme les Arsenaux
Et les forts Remparts du Saint Siege,
Ils possedent le privilege
De l’Eminence. Ambassadeur,
On vous traitera de Grandeur,
Ou si vous voulez d’Excellence.
L’une & l’autre, comme je pense,
Peut indiquer la qualité
Où le Destin vous a monté,
Et l’une avec l’autre se charge
Du soin de marquer vostre Charge.
Pour les Venérables Prélats,
Qui du Clergé sont les Atlas,
Et les Lumieres de l’Eglise,
A qui Dieu nostre ame a soûmise,
On les traite de Messeigneurs,
Car à tous Seigneurs tous honneurs.
***
On doit fuir ainsi que la Peste
Toute diction immodeste,
Qui peut dans sa refléxion
Salir l’imagination ;
Ce qui soit dit pour tout ouvrage,
Qui fait à la pudeur outrage.
***
On doit encor dans ses Ecrits
Fuir ce qui sent les cheveux gris,
Et bannir au dela du Tage
Les mots de l’ancien langage,
Car ces mots à tout bon Parleur
Sont especes de maux de cœur.
***
On ne doit décharger sa bile
Par aucune Lettre incivile,
Ny par Ecrit morguer absens
Ceux qu’on n’ose toucher présens ;
En user ainsi, c’est bassesse,
Et marque une grande foiblesse.
***
 Le commerce des Billets doux,
Pour tromper un Mary jaloux,
Pour faire nouvelle conqueste,
Ou ménager un teste-à-teste
Qui trame une infidélité,
Est un commerce détesté ;
Il ne faut jamais rien écrire,
Qui ne se puisse faire, ou dire ;
Et quand on a la plume en main,
Grand respect pour son Souverain.
***
Mais dans le stile Epistolaire,
Pour réüssir, que faut-il faire ?
Lisez les Oeuvres de Balzac,
De Sorbieres, de Priézac,
De Sarrasin, & de Voiture.
Ajoûtez à cette lecture
Cent autres Ecrivains récens,
Pleins de justesse, & de bon sens.
L’habitude de bien écrire,
S’acquiert à force de bien lire.
On dit depuis Nostradamus,
Fabricando, Fabri fimus.
Bien avant luy, dans tout Royaume
L’on usoit de cet Axiome.

De l'origine des cloches et de leur antiquité §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p.207-242.

DE L'ORIGINE
DES CLOCHES
ET DE LEUR ANTIQUITE

Quoy que l'on donne l'Invention & l'antiquité de la Forge, de l'Enclume & du Marteau, à Tubal Fils de Lamech, pour avoir esté le premier qui ait mis en usage le Fer, l'Airain & les autres Métaux, en les faisant passer par la Fournaise & par le Peu, nous ne trouvons aucuns Autheurs, qui rapportent l'antiquité des Cloches si loin.

Emanuel Thesaurus, en la Vie de ses Patriarches, & Zuingerus en son Livre des Mécaniques, donnent bien l'Invention de divers Instrumens & Machines, qui regardent la Forge & la Fonte, à ce premier Forgeron, mais non pas celle des Cloches.

Josephe, Livre 3. des Antiquitez Judaïques, & Origene en son Exposition sur l'Exode, parlant des Grands Prestres des Hébreux, & de leurs Habits Pontificaux, rapportent qu'Aaron, dans les Ceremonies de ses Sacrifices, se servoit de Vestemens de Pourpre, à la Frange desquels plusieurs petites Clochettes d'Or estoient attachées d'espace en espace, avec autant de Grenades ; pour marquer aux Peuples le silence & le respect qu'ils devoient garder, quand le Grand Pontife entroit dans le Sanctuaire, & pendant le temps des Sacrifices. Cette remarque fait voir non seulement la veneration qu'on portoit aux Temples, & à leurs Ministres ; mais que l'usage des Clochettes estoit déja du temps des premiers Hébreux, & quelque temps aprés le passage de la Mer rouge.

Eusebe, Livre 6. Chap. 4 de la Préparation des Gentils à l'Evangile, dit que le Roy Salomon, ayant fait construire son magnifique Temple, fit ajoûter à diverses Tourelles, qui estoient au dessus de la couverture, jusques à quarante Clochettes, d'un timbre fort clair & résonnant, dont l'usage estoit de faire fuir les Oiseaux, qui pouvoient se rencontrer au dessus du Temple, pendant le temps du Sacrifice & des Cerémonies.

Hierome Magius, d'Amsterdam, dans le temps qu'il estoit Prisonnier de guerre à Constantinople, ayant esté pris par les Turcs au Siege de Famagouste, dans l'Isle de Chypre, a travaillé à un Traité merveilleux sur cette matiere, quoy qu'il fust sans Livres. Ce Traité a esté enfin donné au Public, & l'on y trouve parmy ses recherches curieuses, que du temps des Anciens Grecs, dans les premiers Siecles de la Religion Chrestienne, au lieu de Cloches, on se servoit de certaines Planches de bois larges & minces, appellées Symandres, sur lesquelles on frappoit avec deux petits maillets de bois, qui y estoient attachez, & que le bruit en retentissoit fort loin. Ce mesme Autheur dit que l'usage de ces Symandres, pour convoquer le Peuple aux Temples, estoit aussi commun chez eux, que celuy des Cloches le peut estre parmy nous.

Ces mêmes Grecs sont persuadez, selon [ce] que rapporte encor Magius, que le Patriarche Noë, avoit inventé l'usage de ces Symandres, avant le temps du Deluge, & qu'il s'en servit pour appeller tous les Animaux dans l'Arche, qu'il avoit bastie, & où ils devoient estre enfermez, pendant que les Eaux couvriroient la terre.

Les Grecs encore des derniers Siecles, qui suivent la Liturgie dans les Parties Orientales, comme dit le même Autheur, au lieu de Symandres, se servent de Plaques de Fer, rondes & suspenduës à des Cordes, sur lesquelles ils frappent par intervales, avec un morceau de Fer, quand ils vont porter le Sacré Viatique à leurs Malades.

On trouve toutefois que l'usage des Cornets, avant celuy des Cloches, a esté fort commun chez diverses Nations, & principalement chez les Egyptiens, quand on vouloit appeller les Peuples aux Temples. Pour confirmer cette vérité, Magius rapporte qu'il en fut trouvé un de fin Or le 20. juillet, l'an 1639. qu'on croit avoir esté apporté d'Egypte. Il estoit enfoüy dans la terre, sur le chemin de Ripen, dans le Norder-Jutland, proche des Ruines d'un Monument fort antique. Il avoit la longueur du bras & approchoit de la même grosseur par le bout qui servoit d'issuë à la voix ; & l'autre bout estoit plus étroit pour l'emboucher.

La gravûre tres-délicate qui estoit dessus, aussi bien que certaines aisles qui estoient autour, où l'on trouva plusieurs figures hieroglyphiques, en firent admirer la rareté, & on le trouva assez curieux pour estre presenté au Roy de Danemark, qui le receut avec beaucoup d'estime, & le fit mettre en son Trésor Royal.

Cette découverte fit tant de bruit dans le Norder-Jutland, que Vuormius fort sçavant dans les Antiquitez des Egyptiens, ayant vû ce Cornet, fit un Commentaire pour expliquer les Hieroglyphes qui y estoient gravez. Les Figures estoient pareilles à d'autres qu'on voit encore sur des Medailles Antiques, qui viennent des Egyptiens.

Athanase Kircher, en son Traité qu'il intitule l'Oedipe Hieroglyphique, dit avoir trouvé dans la Bibliotheque du Vatican, à Rome, un Livre fort ancien manuscrit, qui parloit de pareils Cornets, qui du temps des Egyptiens au lieu de Cloches, servoient à la convocation des Peuples en leurs Temples, & à d'autres usages, où ce sçavant Personnage donne l'explication des figures Egyptiennes. La rareté de son Oedipe fait connoître le grand génie de cet Autheur.

A ce sujet le même Kircher, en son Livre de la diversité des Sons Harmonieux & Organiques, & de la maniere qu'ils se forment, rapporte qu'Aléxandre le Grand avoit un Cornet particulier, de forme ronde, dont le tour ou circuit estoit de cinq coudées, avec deux tubes, l'un en haut pour l'emboucher, & l'autre au bas, mais beaucoup plus large, pour la sortie du Son ou de la Voix ; & que quand il vouloit convoquer ses Troupes dispersées, il s'en servoit. Ce Cornet estoit attaché à l'entrée de son Pavillon Royal, à un Anneau.

Ce qui estoit de merveilleux, c'est que bien que les Troupes de ce Prince fussent écartées de plus de cent stades, qui valent dix milles d'Italie, & plus de trois lieuës de France, elles ne laissoient pas d'en entendre le Son.

Le même Autheur dit avoir vû dans un Livre de Secrets qu'Aristote adressoit à Alexandre, la fabrique & l'usage de ce merveilleux Cornet. Les Curieux pourront en voir la figure dans son Livre des instrumens Harmonieux & Organiques.

Properce & Zuingerus en son Volume des Mécaniques, parlent aussi de ces Cornets, avant l'usage des Cloches. Il est encore à remarquer, selon Pline, que dans la Toscane, avant la Fondation de Rome, & méme depuis, on se servoit de Cornets pour appeller les Peuples aux Temples des Dieux. Evander Roy de Toscane, en avoit l'usage. Romulus aprés la Fondation de Rome, & Numa Pompilius, qui luy succeda, & qui inventa les Cerémonies & les Sacrifices des Dieux, s'en servirent ; & quoy que le Lituus fust le Bâton augural de ce Fondateur de Rome, il ne laissoit pas de signifier aussi une espece de Trompete, que nous appellons Clairon, qui pouvoit servir à un double usage. C'est pourquoy Martial a fait allusion à ces temps-là, ou à celuy des Romains postérieurs, quand il a dit par cette moitié de Vers, Redde pilam, sonat æs Thermarum, rendez la Balle, le Cornet sonne pour aller aux Bains. Voila le sentiment de divers Autheurs sur l'usage des Cornets, avant celuy des Cloches.

Mais pour venir à l'Origine & à l'Antiquité des Cloches, il est certain que plusieurs Nations Payennes en avoient l'usage depuis un longtemps. Les Indiens, comme dit Zuingerus, Volume 3. Liv. 3 des Arts Mecaniques, se servoient anciennement des Clochetes ou des Cymbales pour la convocation de leur Milice ; & même encore en nos temps, les Rois des Indes, ayant conservé leur ancienne coûtume, quand ils sortent de leurs Palais pour voyager, ou aller à l'Armée, on sonne des Clochetes par intervales, avec de petits Tambours, qui en marquent le départ ; de la même maniere que dans d'autres Provinces ou Royaumes, les Tambours, les Trompetes & les Tymbales, font connoître la Marche des Rois & des Princes. C'est ce que rapporte Melchior Nugez, en ses Relations des Indes.

Voyons encore ce que dit Varron sur cette Antiquité, aussi bien que Pline, Liv. 36. Chap. 13. L'un & l'autre font la description du superbe Tombeau du Roy Porsenna, & disent qu'il fut ensevely prés de Chiusi, dans la Toscane. Ce Monument, de qui la Base servoit de Tombeau, avoit cinq Pyramides, dont quatre estoient élevées sur les quatre coins de la Base ; & cette Base estoit d'une prodigieuse largeur, toute d'une seule pierre ; la cinquiéme qui estoit au milieu, estoit soûtenuë des quatres autres Pyramides. Cette derniere avoit soixante & quinze pieds en quarré, & cinquante de hauteur ; au sommet il y avoit un gros Timbre de Bronze, en rond, qui la comprenoit toute, & sur ce timbre estoit élevée une Couronne Imperiale, où dans les ouvertures il y avoit plusieurs Clochetes ou Cymbales, attachées à de petites Chaînes, lesquelles estant agitées du vent, rendoient d'elles mêmes un certain Son harmonieux, & qui s'entendoit de fort loin. Enfin Varron fait un prodige presque incroyable de ce Monument.

Hygin rapporte en sa Mythologie, Chap. 188. que dans le Temple de Jupiter en la Forest Dodone, il y avoit une Cloche, qui d'elle même sonnoit nuit & jour, & rendoit un son mélodieux, de même que les Chesnes y parloient d'eux-mêmes, & rendoient des Oracles. C'est de là que l'on a tiré ces mots, Æs Dodoneum vocale, l'Airain parlant de Dodone. Ce que rapporte aussi Ausone, Nec Dodonai cesset tinnitus Aheni.

Strabon Liv. 10. dit que Cybele Mere des Dieux, a esté la premiere qui ait inventé la Clochete ou Cymbale ; d'où vient que les Prestres de cette Déesse, dans les Sacrifices qu'ils luy offroient, s'en servoient, & y mesloient le son de leurs Boucliers d'Airain, pendant le temps de la Cerémonie.

Mais quittant la Fable, voyons ce que Zonaras rapporte de la Coûtume des Romains.Il dit que quand les Empereurs estoient portez dans leurs Chars de Triomphe, pour aller au Capitole, on attachoit ordinairement au devant des ces Chars une Clochette, pour les avertir de ne s'enorgueillir pas de leurs Victoires & de leurs Triomphes, & qu’ils eussent à se souvenir qu'ils pouvoient tomber dans la même disgrace, où les Rois & les Princes qu'ils avoient vaincus, estoient tombez.

Rosinus, Liv. 9. Chap. 29. des Antiquitez Romaines, dit que quand à Rome on punissoit les Criminels, condamnez à mort, on avoit coûtume de leur attachez une Clochete au Bras, de peur qu'aucun de le touchât, quand on les menoit au Supplice, afin qu'on ne fust pas ensuite obligé à recourir à l'expiation, comme ayant esté soüillé de leur attouchement.

Ce que nous avons cité jusques à present, ne regarde que les petites Cloches. Il est question des grandes, & de l'art de les fondre. Magius dont nous avons parlé, refute Polydore Virgile, qui fait S. Paulin, premier Evesque de Nole dans la Campanie, inventeur de l'Art de Cloches, & dit qu'elles estoient beaucoup plus anciennes, & bien avant le temps de ce Prelat. Il se peut faire que l'Art de fondre les Cloches sous terre, a esté trouvé à Nole dans la Campanie, qui est une des Provinces de l'Italie, dont S. Paulin fut Evesque, & d'où on leur auroit donné le nom de Nola, ou de Campana, qui tous deux signifient une Cloche. Plusieurs autres Autheurs concourent à la même opinion, à l'égard de la Fonte.

Bergomas a remarqué que l'usage des grandes Cloches n'a esté introduit chez les Grecs dans l'Asie, que depuis l'an 870 parce qu'un certain Duc de Venise, nommé Ursus, en envoya douze d'une grandeur assez considerable à l'Empereur Basile, alors regnant à Constantinople ; ce qui fait voir qu'on ne s'y servoit que de petites Cloches, ou de Symandres jusques à ce temps là.

Mais puis que nous tombons sur la grandeur des Cloches, il s'en trouve de prodigieuses en tout, & ausquelles la pesanteur s'égale à la grandeur & à la largeur. Entre les plus considerables, l'on en vante une à Milan, & l'autre à Parme. Mais celle qui est la plus renommée de toute l'Europe, est dans l'Allemagne, en la Ville d'Erford. Le son s'en entend jusques à six lieuës d'Alemagne, qui font vingt-quatre milles d'Italie, & plus de huit lieuës de France. C'est cette Cloche dont parlent avec admiration Kircher en ses Sons Harmonieux & Organiques, & Ortelius dans son Traité de la Turinge.

Ferdinand Mendez en son Voyage des Indes Orientales de l'année 1554. rapporte des choses merveilleuses d'une Cloche, qui est dans le Royaume de Pégu. Son circuit porte plus de quarante cinq paulmes, & en son diamettre plus de dix-sept ; sa hauteur & son poids répondent au reste. Elle rend un bourdonnement qui s'entend de fort loin, & le Timbre s'en éclaircit plus on s'en éloigne ; ce que Kircher & le Pere Mercenne disent estre commun à tous les Instrumens Organiques.

Alvarez, dans son Voyage d'Ethiopie, Chap. 29. & 44. rapporte une chose assez étonnante, & qui n'est pas moins curieuse. Il dit que dans l'Ethiopie, & dans le Royaume des Abyssins, il se trouve des Pierres d'une grandeur si prodigieuse, qu'en les creusant, l'on en fait non seulement des Cloches d'une grandeur démesurée, dont le son est si clair, si perçant, & si harmonieux, qu'il marque la solidité de la Pierre & son integrité ; mais il ajoûte qu'on en forme des Tombeaux, des Chapelles, & d'autres Monumens entiers, tous d'une seule piece. Il assure en avoir vu de deux cens paulmes de longueur, & de six vingtsI de largeur, à quoy la grosseur avoit le même rapport.

Nous ne passerons pas sous silence cette Cloche si renommée dans toute la Normandie, & dans tout le Royaume, qui se voit dans une des Tours de la Cathédrale de Roüen. Elle se nomme Georges d'Amboise, du nom de l'Archevesque & Cardinal, qui la fit fondre & qui la donna. Cette grande Machine pese trente six mille livres, & fut fonduë l'an 1501. le 2. d'Aoust.

Le Fondeur voyant son ouvrage achevé heureusement, en conçût tant de joye qu'il en mourut peu apres. Elle a trente six pieds de tour par le bord, dix pieds de diametre, & dix de hauteur. Il ne faut pas moins de seize Hommes partagez en quatre, huit d'un costé & huit de l'autre, pour la mettre en branle. Son ton est, b fa, b mi, b mol ; cinq tons au dessous de la Clef de fa ut fa. Le Batail de cette Cloche pese sept cens dix livres. Dans son repos elle est soûtenuë de poutres pour sa pesanteur. Il vient peu d'Etrangers qui ne soient curieux de la voir. Autour de ce grand Vaisseau, ces Vers sont écrits ;

Je suis nommée Georges d'Amboise,
Qui bien trente six mille poise ;
Et cil qui bien me poisera,
Quarante mille y trouvera.

Voicy encore d'autres Vers Latins, qui se lisent autour de la même Cloche, & qui marquent la Grandeur, la Dignité & le Caractere de son Donateur.

Ipsa ego sum quamvis sonitu veneranda tonanti,
Prima est authori gloria dauda meo.
Namque ter & denis cum ternis millibus æris,
Obtulit hæc vero dona dicata Deo.
Scilicet Ambosius qui Sancta Georgius arma,
Cunctaque Francigenis tractat habenda viris.
Rothomagus tanto Felix Antistite gaudet,
Cum sit Cardinei gloria summa chori.

Ces Vers ont esté trouvez ainsi traduits en nostre Langue.

Ce Son harmonieux qui flatte les oreilles,
Et qui perce les airs avec tant de douceur,
Annonce hautement le nom & les merveilles
D'Amboise le Legat, mon Maistre & mon Seigneur.
 Ce Prelat aimant Dieu, la France & cette Ville,
Me fit faire à ses frais dans ses plus grands emplois,
Et voulut que mon poids fust de trente six mille,
Ce qui ravit les Cœurs des Princes & des Rois.
 C'est ce qui publiera son nom & sa memoire,
Jusqu'aux derniers confins de ce vaste Univers,
Et qui sur son Tombeau tout rayonnant de gloire,
Fera naistre à jamais des Lauriers toûjours verds.

On lit encore autour ces paroles, Anno à Natali Christi 1501. regnante Ludovico 12. Francorum Rege, Joannes le Masson, Carnotensis, me conflavit.

Comme le Mercure a parlé de la grande Cloche, nouvellement placée dans Nostre-Dame de Paris, il suffira de dire que son employ pour la premiere fois, se devant faire le Jour de l'Assomption, fut prevenu de la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne, qu'elle celebra pendant les Ceremonies destinées pour l'heureuse Naissance de ce Prince.

Pour ce qui est de l'Harmonie des Cloches, Zenodotus cité par Zuingerus en son Livre des Mecaniques, rapporte qu'un certain Lybicus ayant fabriqué quatre petites Cloches ou Cymbales, fut le premier qui en inventa l'accord des sons de l'une à l'autre, à proportion de l'épaisseur des Organes, ou de leurs Timbres. Sur quoy les Curieux pourront voir Kircher & le Pere Mersenne.

Balæus en son Histoire des Illustres Ecrivains de la Bretagne, Centurie 2. dit que Jean 14. Natif de Pavie, qui vint au Pontificat l'an 984. a esté le premier qui ait donné le nom aux Cloches qui servent aux Ministeres de la Religion, & qu'il imposa le sien à celle qu'on tient la principale de toutes dans S. Jean de Latran, à Rome.

L'Histoire des Saxons, Liv. 8. Chap. 9. raporte que Gregoire IX. né d'Agnani, qui fut grand Pontife l'an 1227. fut le premier qui ait ordonné qu'on sonnât la Cloche en la Consecration de l'Eucharistie.

Boniface VIII. Romain, qui entra l'an 1294. dans le Trône de S. Pierre, comme dit Volaterran, orna l'an 1300. la Basilique de S. Pierre à Rome, de Cloches d'Airain, d'un son merveilleux. Ainsi les choses se sont augmentées successivement, à l'égard de ces Organes si necessaires à exciter les Fidelles aux exercices de la Pieté & de la Religion.

Il est presentement question du Son des Cloches. Le Pere Mercenne en son Livre des Instruments Harmonieux & Organiques, aussi-bien que Kircher & Magius, remarquent que celuy qui sort des Cloches qui sonnent dans les Plaines, s'entend de beaucoup plus loin, que le Son de celles qui sonnent dans les Montagnes. La raison est que la fraction de l'air se fait plus aisément dans les cavitez & les réduits, qui se trouvent dans les Monts, que dans les vastes Campagnes.

Les Cloches qui sonnent dans les Vallées, portent leur Son encore plus loin que celles qui sonnent dans les rases Campagnes ; parce que l'air qui se renferme dans les Vallées se continuë plus loin & plus facilement, sans fraction, se trouvant pressé par les deux costez des Montagnes, qui forment les Vallées.

Il en va de même sur les Rivieres & sur la Mer, où le Son qui s'étend avec plus de liberté sans estre brisé, s'entend de plus loin, & plutôst la nuit que le jour.

Les raisons du Pere Mercenne & de Kircher sur toutes sortes de Sons qui sortent de divers Instrumens organisez, sont plausibles & fortes. C'est d'où les sçavans Etrangers ont tiré beaucoup de secrets, qu'ils ont fait passer de leur propre invention, & non pas des expériences & des puissans raisonnemens de ces deux Autheurs, comme celles de la Trompete, qui a fait tant de bruit, & par le moyen de laquelle on se peut parler jusques à deux lieuës loin. Kircher en donne la figure.

Nous n'oublîrons pas une autre merveille aussi prodigieuse que quelques-unes des précedentes, dont parlent Kircher, Liv. 2 Chap. 4. & Varius Liv. 2. des Fascinations, au sujet du Son surprenant des Cloches. Il s'en voit une en la Ville de Vililla, située sur le bord du Fleuve Ibere, en Espagne, dont le prodige est tel, qu'elle sonne d'elle-même, quand quelque accident doit arriver aux premieres Testes de l'Estat ; ce que les Gouverneurs de la Province ont attesté estre plusieurs fois arrivé, durant les plus grands troubles de l'Espagne. Des Actes authentiques passez pardevant Notaires, & confirmez par des Témoins oculaires, aussi bien que des Lettres des Personnes les plus considerables, ont souvent fait foy de cette verité.

Marinus, Liv. 8. des Histoires memorables d'Espagne, au sujet d'une Cloche pretenduë, rapporte une Vangeance illustre. Dans le temps que l'Espagne estoit divisée en divers Royaumes, & que chacun avoit son Souverain, les Principaux de celuy d'Arragon, avoient coûtume de se mocquer de Ramirus, Fils de Varamondus, qui de Moyne estoit devenu Roy, & qui pour son peu d'expérience en l'administration des affaires de son Etat, avoit esté obligé d'associer Garcias, son Frere, au Gouvernement d'Arragon. Ce Prince outragé de ce mépris, & des brocards qui couroient de luy, pour attirer les Principaux, qui estoient les Autheurs des Libelles injurieux qui passoient de main en main, & qui l'exposoient à la risée, & pour se vanger en même temps, fit courir le bruit qu'il faisoit travailler à une Cloche si grande & si prodigieuse, que le son en seroit entendu par toute l'Espagne, & marqua le temps & le lieu qu'on l'exposeroit aux yeux du Public.

Les Principaux d'Arragon, curieux de voir cette grande Machine, se transporterent en la Ville d'Oca, qui estoit le lieu désigné, où ayant esté pris jusques au nombre de quinze, Ramirus leur fit couper la teste. Ensuite il fit venir leurs Enfans, & leurs fit voir les testes de leurs Peres, pour leur apprendre par ces exemples, combien il est dangereux de se joüer à ceux qui sont dans le Trône, & encore plus de les exposer au mépris & à la risée.

Sleidan, Liv. 25. de l'Histoire de Bordeaux, fait mention que l'année 1547. les Habitans de cette Ville, qui s'estoient rebellez contre Henry II. Roy de France, pour les droits des Salines & d'autres Peages, furent privez de leurs Cloches, pour une marque de la soûmission qu'ils devoient avoir aux ordres de ce Roy.

Olaüs le Grand, Archevesque de Leipsal, Liv. 3. Chap. 2 des Nations Septentrionales, dit que les Goths se servoient autrefois de Marteaux d'Airain, d'une grosseur prodigieuse, avec le bruit desquels, en frapant sur des Enclumes ou d'autres Machines de Fer, ils détournoient les Foudres & les Tonnerres, en agitant l'air ; ce que d'autres Nations, qui tirent vers le Nort, font encore avec des coups de Canon qu'elles déchargent de leurs Forteresses ; & ailleurs avec le son des Cloches, selon que les uns & les autres sont en usage dans les Regions Septentrionales.

L'on remarquera dans Calchondile en son Histoire des Turcs, & dans le Traité de Magius de l'Antiquité des Cloches & du Cheval, ayant demeuré longtemps en Turquie, & auparavant dans l'Isle de Chypre, que dans tout l'Empire du Grand Seigneur, il n'y a aucun usage de Cloches ; & quoy que les Mosquées des Turcs ayent des Tours fort élevées, que l'on ne s'y sert que de la voix de certains Crieurs, destinez pour appeller du haut des Tours les Musulmans, qui sont le Peuple Fidelle, pour assister aux Prieres qui se font cinq fois le jour dans les Mosquées.

Nous terminerons ce Discours par la rareté de quelques Clochers. Les Relations du Voyage d'Italie, font mention qu'il n'y en a jamais eu, & qu'il n'y en aura jamais de plus admirable, que celuy que l'on voit dans la Ville de Pise. Il est construit tout de Marbre, & ce qui est de plus étonnant, il panche tout d'un costé, & semble toûjours prest à tomber. Les yeux en sont tellemnt surpris, que ceux qui le voyent, se persuadent que ce panchement luy est arrivé par un tremblement de terre. Mais c'est en quoy l'art & l'industrie de l'Architecte se fait le plus admirer ; car les fenetres, les ouvertures, les portes, & les entablemens, sont tous de niveau. Ce n'est pas seulement à Pise où cela se remarque, mais en plusieurs autres Villes de l'Italie, sur lesquelles le Clocher de Pise a l'avantage, pour sa structure & pour sa merveille.

 

Rault, de Roüen.

Traité des Couronnes à Monseigneur le Duc de Bourgogne §

Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de janvier [tome 21], 1683, p. 313-314.

TRAITÉ
DES COURONNES,
A Monseigneur
LE DUC DE BOURGOGNE.

Digne présent du Ciel, Soleil encor naissant,
Illustre Petit-Fils du plus grand Roy du monde,
Prince, qui régnerez sur la Terre & sur l’Onde,
Et mettrez sur vos Loix & l’Aigle & le Croissant ;
Tandis que de Loüis les faits plus qu’héroïques,
Servant à son Dauphin d’exemples magnifiques,
Vous vont de l’Univers le Domaine assurer,
Souffrez qu’en attendant une gloire si rare,
Sous vostre auguste Nom j’ose icy figurer
 Les Couronnes qu’on vous prépare.