1683

Mercure galant, avril 1683 [tome 4].

2017
Source : Mercure galant, avril 1683 [tome 4].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, avril 1683 [tome 4]. §

[Prix donné par le Roy] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 5-8

S’il a toûjours esté glorieux de se séparer du commun des Hommes par quelque endroit remarquable, de grands avantages suivent cette gloire dans le Regne où nous vivons, puis que tous ceux qui ont de l’esprit, du mérite, du service, & des qualitez qui les distinguent dans les Emplois, dans les Lettres, dans les Arts, ou dans la Maison du Roy, doivent se tenir assurez d’en recevoir tost ou tard des gratifications, sans qu’il soit besoin qu’ils les poursuivent. Ce que je vay vous apprendre en est une preuve. Il y a quelques années que Sa Majesté avoit proposé un Prix pour les Sculpteurs, qui réüssiroient le mieux en de certains Ouvrages de Sculpture. On n’en parloit plus, & personne ne sollicitoit, lors que l’on a déclaré que Mr Girardon, fameux Sculpteur, avoit gagné ce Prix, & qu’on luy a fait présent de mille Ecus de la part du Roy. Cela fait connoistre qu’il ne faut que bien servir, mériter, & se taire, puis que ce grand Prince sçait, voit, & connoist tout. Doit-on s’étonner apres cela du progrés que font icy les beaux Arts ? Quelques Ouvrages qu’on veüille entreprendre à l’avenir, il ne faudra plus recourir aux Etrangers. Sa Majesté a bien voulu y pourvoir ; les soins d’un grand Ministre ont réüssy ; & ce sera desormais en France, que l’on verra des Illustres aussi considérables que ceux à qui l’Antiquité dressoit des Statuës. Nous en avons un exemple en Mr le Brun.

[Prix remporté par M. de la Monaye] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 8-9

Il est diverses manieres de gagner des Prix ; & si le Roy ne les donne pas toûjours, il en est souvent le sujet. Je vous ay parlé plusieurs fois des Bouts-rimez de Pan & Guenuche, qui avoient esté donnez à remplir à la gloire de ce Monarque. On a fait plus de quatre mille Sonnets sur ce sujet. Comme il s’agissoit du Roy, chacun écrivoit. Mr de la Monoye, né sous une Etoile qui fait remporter des Prix, puis qu’il a merité deux ou trois fois celuy de Vers, que l’Académie Françoise distribuë de deux ans en deux ans, a encor remporté celuy de ces Bouts-rimez. Je n’ay pû vous l’aprendre plûtost, parce que Mr de la Monoye luy-mesme ne l’a appris, qu’en voyant dans les Lettres que je vous adresse, les premiers Vers du Sonnet victorieux, qu’il a reconnu estre le sien.

Sur le secret du Roy. Sonnet §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 9-12

Toute l’Europe a les yeux ouverts sur les divers Camps que Sa Majesté doit établir. C’est une matiere bien ample aux raisonnemens des Politiques ; mais que sert de raisonner ? Les desseins du Roy ont toûjours esté impenétrables, & c’est avec beaucoup de justesse qu’on a fait cette Devise, le Soleil pour corps, & ces mots pour ame, Proprio se lumine condit. Vos Amies en trouveront l’explication dans ce Sonnet.

SUR LE SECRET DU ROY.
Sonnet.

Comme l’Astre du jour, brillant dans sa carriere,
Se cache dans le fonds de sa propre clarté,
Les desseins de LOUIS, sont un profond mistere,
On n’en pénetre point l’auguste obscurité.
***
Tout l’Univers troublé, médite, considere
Cette toute-puissante, & sombre activité,
Qui laissant raisonner sur ce qu’elle doit faire,
Fait souvent en Hyver, ce qu’on craint en Eté.
***
Grands mouvemens par tout, éclat, magnificence ;
Jamais tant de Soldats, jamais tant de dépense ;
Mais dequoy nous instruit ce pompeux appareil ?
***
Le Secret de LOUIS, toûjours inaccessible,
Ne nous apprend-t-il pas, que semblable au Soleil,
A force de briller, il se rend invisible ?

Alla Maesta Christianissima di Luigi Il Grande. Sonneto §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 12-14

Les Muses Françoises ne sont pas les seules qui chantent les loüanges de Sa Majesté. Les Italiennes ont le mesme empressement, & voicy ce qu’elles disent par la bouche de Dom Thomas Maroullo, Frere de Mr le Duc Jean-Paul Dom Vincent Maroullo, Gentilhomme de la premiere qualité de Messine, qui s’estant retiré à Marseille avec toute sa Famille, a esté naturalisé François.

Alla Maesta Christianissima
DI LUIGI IL GRANDE.
SONNETO.

O Del Gallico cielo invitto Atlante,
A cui l’Eterea mole è lieve pondo :
Achille di Vittorie ogn’or fecondo :
Heroe de Regi, & Hercole regnante.
***
Ulisse accorto ; Fabio vigilante :
Braccio fatal d’Astrea ; mente del mondo :
Di benefica luce Astro secundo :
De la fede campion : del giusto amante.
***
L’Idra Belgica doma à i pie ti freme :
L’Asia superba intimorita tace :
Africati paventa ; Europa teme.
***
Cossi vinto del tempo il dente edace,
L’Invidia, che trafica al piè ti geme,
Marte in campo t’adora, & Giove in pace.

[Madrigal à Monseigneur le Dauphin] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 14-15

Il doit y avoir un Camp aupres de la Saône, & ce Madrigal a esté fait sur le bruit qui court que Monseigneur le Dauphin le commandera. Il est de Mr de Pressac, d’Evreux.

MADRIGAL.

 Venez, Fils unique d’un Mars,
 Camper sur les bords de la Saône ;
Nous porterons de là si loin vos Etendars,
Qu’ils seront redoutez au bout de chaque Zone.
 Que de succés dans vos Combats !
Que dans tous vos desseins nous prévoyons de gloire !
Car si le Fils d’un Mars est cher à la VICTOIRE,
 PRINCE, qui ne vaincrez-vous pas ?

[Description de tous les Divertissemens de Venise pendant le dernier Carnaval] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 20-89.Cet article constitue la suite de la Lettre de Mr de Cramailles (voir de cet article à cet article). Voir aussi cet article et cet article.

J’avois eu raison de croire que la description des onze Opéra de Vénise, dont je vous ay fait part dans ma Lettre du mois de Mars, vous divertiroit. Je vous envoye une Relation de la mesme Ville, que vous ne trouverez pas moins curieuse. On la commence par le douziéme Opéra, dont on avoit promis des nouvelles. Il s’est glissé quelque fautes dans ce que je vous ay envoyé des onze premiers. On a mis Baracols pour Barcarols, & Pales pour Palcs. Ce mot veut dire Plancher, ou Parquet. On n’a peut-estre jamais rien écrit avec tant d’exactitude, que ce que je vous envoye. Tout ce qui se passe à Venise pendant le Carnaval est si bien dépeint, que je doute que ceux-mesme qui l’ont veu sur les lieux, en soient aussi-bien instruits que le seront ceux qui liront en France cette agreable Description.

LETTRE
DE Mr CHASSEBRAS
de Cramailles,
A MADAME CHASSEBRAS
du Breau, sa Belle-Sœur,
Contenant la suite des Divertissemens du Carnaval de Venise.

Pour finir l’Article des Opéra, il me reste encor, Madame, à vous parler du second & dernier de Canareggio. Il est intitulé, Macedone continente. En voicy le Sujet. Tanaïs, une des plus fameuses Courtisanes de son temps, gasta tellement l’esprit d’Eumenes, Roy de Sidon, qu’il en devint comme fou, maltraitant Eusonia son Epouse, & negligeant de prendre aucun soin du gouvernement de son Royaume, en sorte que s’estant rendu odieux à ses Peuples, ils se révolterent contre luy, le réduisirent à fuïr, & ouvrirent les Portes au Grand Aléxandre qui les assiegeoit. Ce Monarque fut tellement surpris de la beauté d’Eusonia, qu’il luy laissa la Couronne qu’elle venoit luy offrir, & crût qu’il devoit s’éloigner de cette Belle, pour se défendre d’un commencement d’amour qu’il sentoit naître. Cependant Tanaïs, qui estoit aussi fort belle, n’esperant plus rien du costé d’Eumenes, vint au devant d’Aléxandre, croyant qu’il se laisseroit enflâmer pour elle aussi-tost qu’il la verroit ; mais il fut encor maître de son amour en ce rencontre ; il l’obligea de se retirer ; & ayant appris par la suite qu’Eumenes s’estoit rendu à la raison, & n’avoit plus de passion condamnable, il le rapella, le remit en possession de son Royaume, & se contenta de le rendre Tributaire de son Empire. Il y a neuf Décorations diférentes dans cette Piece. J’ay oublié de vous dire que celuy qui a fait la Musique de l’Opéra de Justin, qui s’est joüé sur le Théatre de S. Luc, ou S. Salvator, est le mesme Dom Giovanni Legrenzi, qui a fait celle de l’Opéra des deux Césars qui s’est joüé auparavant sur le mesme Théatre.

Je reviens présentement au Réduit, qui est la troisiéme espece de Divertissement du Carnaval ; voicy ce que c’est. Il y a plusieurs Maisons à Venise, où les Nobles vont joüer durant toute l’année. On nomme ces Lieux, Réduits, (Ridotti) ; mais celuy qui est public pour tout le monde, est un fort grand Palais proche la Place de S. Marc, qui ne s’ouvre que le lendemain de Noël, & tous les autres jours du Carnaval, aussi-tost que le Soleil est couché, c’est à dire, au moment que 24. heures sont sonnées. Il dure jusques au milieu de la nuit ; on y jouë à la Bassete. Il faut estre masqué pour y entrer, quand ce ne seroit que d’une fausse Barbe, les Nobles Venitiens ayant seuls le privilege d’y aller sans masque. On voit dans une grande Salle, & cinq Chambres de plein pied au premier étage, environ soixante Tables le long des murs, où à chacune il y a un Noble qui taille. Il a deux Chandeliers remplis de Bougies de Cire blanche, & plusieurs Jeux de Carte devant luy, avec un gros tas de Sequins & autres monnoyes d’or. D’autres ont aussi diverses monnoyes d’argent blanc, pour ceux qui ne veulent hazarder que peu de chose. Tous les Nobles & autres, peuvent aller joüer contre eux, Hommes & Femmes, & masser telle somme qu’il leur plaist ; & comme ils ont la liberté de s’en aller quand ils veulent, le Noble qui taille peut aussi quitter le Jeu à sa volonté, ce qui n’arrive qu’à quelques-uns lors qu’ils se voyent dans une trop grande perte. Il n’y a que les Nobles qui puissent tenir la Banque ; & ceux d’entre eux qui ne veulent pas estre connus, mettent une Bahute sur leur Habit, ou sur tel autre qu’ils veulent. Ce qui est icy de particulier, c’est que l’on jouë sans dire un seul mot, quoy qu’on y perde des sommes considérables. J’en ay vû coucher jusqu’à quatre cens Sequins sur une Carte ; & un Noble gagna en ma présence dix-huit cens Sequins, qui font douze cens Loüis d’or de France.

Les Femmes n’y jouënt guéres, & neantmoins on en voit au Réduit presque autant que d’Hommes, parce qu’outre celles qui s’y rendent pour acquérir des Amans, chacun y peut mener librement sa Maistresse ou Courtisanne, & les Nobles ne manquent jamais de les faire asseoir à costé d’eux, lors qu’ils en voyent quelqu’une bien faite & de bon air. Les Gentilles-Donnes y viennent fort rarement, si ce n’est quand le Carnaval est ouvert. Les Nobles les font placer en Cercle autour des Tables, où elles ostent le plus souvent leur Morete ; l’on en fait une grande diférence d’avec les autres Femmes, & on ne leur parle qu’avec beaucoup de respect.

Il y a encor deux autres Chambres à costé de celles où l’on jouë, & du mesme pleinpied. Dans l’une, l’on va boire toutes sortes de Liqueurs ; & dans l’autre, on vend toute sorte de Gibier, & de Volaille cruë. Ne vous étonnez pas de cela, parce que c’est l’usage icy, que bien des Gens achetent eux-mesmes ce qu’ils veulent, & le font mettre dans leur Gondole. On est bien aise de trouver à la main ce que l’on cherche.

Vous remarquerez encor, que l’on boit icy le Caffé & le Chocolat chaud comme à Paris ; mais que la Limonade, l’Eau de Canelle, l’Orsate, le Sorbet, & autres Liqueurs froides, se boivent toutes glacées, & en maniere de Neige dans le plus fort de l’Hyver, ce qui est general par toute l’Italie. Je vous ay dit que toutes sortes de Masques peuvent entrer au Réduit ; mais comme les Arlequins & Boufons n’ont pas lieu d’y faire rire, il ne s’y en trouve guéres, & voicy les Habits les plus ordinaires qu’on y voit.

Pour les Hommes, ils ont quasi tous la Bahute, qui se met sur un Habit & Manteau ordinaire, ou sur une Robe de Noble, ou sur une Zanberloque, ou sur une Robe de Chambre. Cette Bahute, (qu’on doit prononcer Bahoute, à cause de l’u Italien) est particuliere en cette Ville, & on ne s’en sert point en aucune autre que je sçache ; & comme de trente Personnes qui se masquent, il y en a toûjours vingt-huit en Bahute, vous ne serez pas fâchée, Madame, que je vous en fasse la description. C’est une maniere de petit Capot de Tafetas noir qui descend jusqu’au menton, bordé par le bas d’une Dentelle de soye de six à huit doigts de haut. Il est ouvert par devant, vient se fermer sous le nez, cache la bouche & le menton, & ne laisse que les yeux & le nez découvert. On met par dessus un Chapeau, une Barete de Noble, ou un autre Bonnet, avec un demy Masque qui n’a que le nez, le haut des joües & le front, & ce Masque se met aussi par dessus la Bahute entre le front, & le Chapeau ou Bonnet qui le serre. Ce Masque est blanc ou noir, ou de couleur de terre d’ombre, & quelquefois vert, mais les blancs font les plus ordinaires. Ils sont d’une petite Toile cirée, mince comme une feüille de gros Papier, & ne pesent quasi rien. Ce Masque a cela de commode, qu’il n’empesche point de parler, laisse la respiration libre, & s’oste & se met facilement.

Les Robes des Nobles sont de Drap noir, traînantes à terre ; les manches à peu prés comme celles des Robes de Chambre de Paris, mais beaucoup plus amples. Elles sont toutes doublées de petit-gris, qui déborde de cinq à six travers de doigt tout du long d’un des côtez de devant, & d’autant sur le bout des Manches, mais d’un travers de doigt seulement en bas. On met la Stole sur l’épaule, en forme de Chaperon (c’est un morceau de Drap noir mis en double, long d’une aune, & large d’un quartier ou environ ;) une large Ceinture de Velours noir bordée d’une petite Frange de soye, avec plusieurs grosses Plaques d’argent massif sur le devant ; la Barrete ou Bonnet de laine noire tricoté, faite comme un Bonnet de nuit, mais pas si haut, avec un gros Rebord ou Cordon des bouts de la laine. Tout le monde peut mettre cette Robe avec une Bahute, & il y a quelques changemens en Eté, mais cela ne fait rien pour le présent. Les Zamberlouques sont les Habits de Masque les plus communs. Elles servent dans la Maison de Robes de Chambre, & ce sont proprement des Robes d’Arméniens. On les fait de Drap de couleur de feu ou de Pourpre, avec un petit tissu d’or sur les bords, & une grosse Agrafe ou Bouton à queuë d’or & de soye, qui la ferme à l’endroit du col. Les Manches viennent en retressissant, & serrent le poignet. Ces Robes sont doublées de Fourures, qui débordent de quatre travers de doigt sur le devant & sur le poignet. Le Bonnet est de la mesme Etofe, quasi comme un Bonnet de nuit, mais un peu applaty & bordé de la mesme Fourure. Cette Fourure est de poil façon d’Hermine, de Chat d’Espagne, ou de queuës de Renard de Gennes, qui est la plus riche. Il y a aussi de ces Robes bleuës & grises, mais elles ne sont pas si ordinaires, & on en voit quelques-unes de Velours, doublées de Martres Zibelines.

Pour les Robes de Chambre, elles sont de Tafetas ou de Toile peinte comme celles de Paris, excepté que les manches sont plus étroites, & ont une petite pointe ou demy-rond au bout, qui couvre le dessus de la main en forme de Mitaine. A l’égard des Femmes, les Gentils Donnes ne viennent au Réduit que dans leur Habit ordinaire, avec un petit Masque de Velours noir, qu’on appelle un Loup à Paris, & une Morette à Venise (remarquez en passant que les Femmes ne portent jamais de Morette que pour se masquer.) Elles ont toutes des Corps ou des Manteaux à la Françoise, la plûpart noirs, & quantité de Rubans de couleurs. L’Etofe est de Velours, de Satin, ou de Brocard de soye, avec des Jupes de couleurs pareillement d’Etofe de soye des plus riches, chamarrées de Dentelles de soye ou d’argent fort simple ; des Palatines de Peluche, qui est cette année extrémement à la mode ; des Manchons de Chenilles, de Rubans, ou de Poil de Loup-cerviers, qui sont les plus chers ; des Coliers de petits Diamans, de semence de Perles, de Geais, d’Ambre, ou de Filagranne d’or & d’argent. Pour la Coëfure, les unes ont des Coëfes de Gaze, comme à Paris ; & les autres, sont coëfées toutes de Cheveux frisez en maniere de courtes Perruques, avec quelques grosses touffes de Rubans, ou des branches de Fleurs derriere la teste. C’est une des plus grandes galanteries que ces fleurs ; & celles qui n’en ont pas de veritables, en ont de soye ou de point de fil fin & delié, comme celuy des Mouchoirs & Manchetes. Il y a eu une Ordonnance des Magistrats des Pompes du 13. Janvier de l’année derniere, & qui a esté renouvellée le 6. du mois de Fevrier, qui leur défend, entre autres choses, les Perles, & la grande abondance de Rubans & de Dentelles, les Jupes de Point, & les Queuës traînantes, qu’elles sont obligées de retrousser avec une Epingle. Cette Défense est generale pour toutes les Femmes de Vénise ; mais on ne prend pas tant garde aux Gentils-Donnes nouvelles mariées, & l’Ordonnance leur permet de porter un Colier de Perles durant les deux premieres années de leur mariage. La plûpart des autres Femmes ont la Bahute & la Zamberlouque comme les Hommes, & on ne les peut distinguer que par leur taille, ou par leurs Souliers ; encor y en a-t-il qui mettent des Souliers d’Hommes, pour estre plus cachées.

Celles qui veulent bien estre connuës, mettent une Perruque dessus la Zamberlouque, un Chapeau, & une Morette. D’autres, prennent un Juste-au-corps par dessus leur Jupe, avec la Perruque & le Chapeau ; d’autres s’habillent tout-à-fait en Hommes, laissant seulement leurs Souliers de Femmes ; & toutes les autres qui sont en grande quantité, mettent une Jupe fort riche à l’envers, & la renversent sur leur teste, comme les Femmes d’Artisans à Paris lors qu’elles vont durant la pluye, ayans toutes une Morette ou un Masque entier. Cette façon paroist fort simple, mais il y en a quantité qui sont tres-propres & galantes en cette maniere.

Pour venir présentement au Carnaval, l’ouverture s’en fit le Samedy 6. de Fevrier, par une Déclaration des Caï ou Chefs du Conseil des Dix, publiée à deux des principaux endroits de la Ville. C’est alors qu’en peut dire que Venise a changé de face ; car on ne peut pas comprendre la quantité de Personnes masquées que l’on rencontre tout le long du jour, & qui se vont rendre sur le soir dans la Place de S. Marc, comme le centre des Divertissemens.

Ce sont proprement deux grandes Places, qui aboutissent l’une dans l’autre, & forment un angle droit comme le tournant de deux Ruës. Elles sont bordées de superbes & magnifiques Bâtimens, soûtenus sur de grands Portiques, qui forment de grandes Galeries couvertes tout autour, où l’on marche à couvert. La plus grande de ces Places égale la Place Royale de Paris, & est vis-à-vis l’Eglise de S. Marc ; l’autre donne sur la Mer le long du Palais du Doge, où se tiennent les Conseils. Sur les 21. à 22. heures du soir, on met deux rangées de Sieges sous les Galeries de la plus grande de ces deux Places, & cinq ou six autres rangs au dehors. Toutes sortes de Personnes masquées ou autres, peuvent s’y venir reposer ; & les Gentils-Donnes, qui sont vétuës comme je vous ay dit, en font le plus bel Ornement. Tous les Masques se viennent promener autour, & la confusion en est si grande, principalement dans les quinze derniers jours, que l’on est quelquefois une demie-heure à traverser d’un bout à l’autre. Ceux qui ne demandent qu’à causer, à passer le temps, & à n’être point connus, se masquent de la maniere que je vous ay expliquée en vous parlant du Réduit ; & les autres qui ne cherchent qu’à rire, & à se divertir, prennent toutes sortes d’Habits qui leur plaisent le plus.

Outre ceux qui sont tres-richement parez, l’on y voit des Bandes de six-vingts Arlequins avec Trompetes, Tambours, Guidons, & Guitares, qui font toutes sortes de contes & de postures. On en voit d’autres de Polichinelles, avec des Grils, Tambours de Basque, Plats & Assietes, qui chantent des Musiques plaisantes ; d’autres de Païsans, tous vétus diféremment, avec des Chapeaux de fleurs, Houletes, Hautbois, Flageolets, & accompagnez de Femmes & de Filles qui portent des Paniers de Fruits, de Confitures, & de Dragées ; des Compagnies de Turcs, avec des Pipes de Tabac longues de 4. à 5. pieds ; des troupes de Diables, qui chantent des tons tristes & lugubres, & représentent toutes les sortes de Vices, par leurs Habits & par des Vers qu’ils ont sur la teste. D’autres imitent les Juifs & Hébreux, en ce qu’ils ont de ridicule dans leur Religion ; d’autres sont vétus en Egiptiens, & disent cent plaisanteries ; d’autres se mettent en Ours, en Chiens, en Eléphans & en Singes, & cherchent toutes les Figures les plus bizares que l’imagination puisse fournir ; & plusieurs Nobles ne font point de difficulté de se mettre en ces sortes d’Habits crotesques comme les autres Personnes. Ce que l’on trouve de plus plaisant, c’est qu’on peut aller masqué dans tous les endroits de la Ville, excepté dans les Eglises. On va acheter ce que l’on veut chez les Marchands ; on va voir monter à cheval dans l’Académie ; on va voir fabriquer & batre la Monnoye ; on entre dans tous les Tribunaux des Justices, pour voir plaider. On se promene de mesme en masque, avec toutes sortes de Personnes en Habit séculier. Dans la Place qui donne sur l’eau, se mettent tous les Bateleurs, Charlatans, Marionnetes, & Joüeurs de Gobelets. Les uns bâtissent de petites Loges & Casemates avec des Planches de Sapin, & les autres se tiennent à découvert. Il y en a de toutes sortes comme à la Foire S. Germain de Paris, & ce que j’y ay vû de plus curieux, c’est un Veau Marin en vie, d’environ six à sept pieds de long ; il avoit une teste ronde, & de gros yeux vifs, & estoit à peu prés de la figure qu’on les représente ; il regardoit fixement tout le monde l’un apres l’autre, se lançoit de temps en temps hors de l’eau, & avoit un cry encor plus fort que les Veaux ordinaires. Mais parmy tout cela, c’est un plaisir singulier de voir quantité de Gens vétus de noir, montez chacun sur un Theatre, avec une Ssphere, & trente ou quarante Volumes de Livres remplis de Figures d’Astrologie, & de Chiromancie. Apres avoir fait de grands discours sur les influences des Astres, & sur les lineamens du Corps humain, ils s’offrent pour quelques sols, de vous dire tous les bonheurs & malheurs qui vous doivent arriver, en regardant dans vostre main. Ils trouvent assez de Dupes pour venir apprendre leur bonne fortune, & ils leur mettent à l’oreille un grand Cornet de fer blanc de huit à neuf pieds de long, & parlent par l’autre bout, afin que personne ne puisse entendre ; mais sur le soir durant la grande abondance de Masques, l’on en voit assez souvent quelqu’un vétu en Docteur ou Pantalon, qui vient s’asseoir sur le Théatre, dispute contre eux, & les oblige de répondre, sans qu’ils osent faire la moindre mine de se fâcher.

Depuis l’ouverture du Carnaval, il y a eu plusieurs Bals que l’on appelle icy Festins, à cause que ceux qui les donnent se traitent ordinairement auparavant. La plus grande partie se font chez les Courtisanes, quoy qu’il y en ait eu chez beaucoup d’autres Particuliers, & on y est toûjours mieux reçeu quand on mene une Femme avec soy. Dans la plûpart on oblige tous les Hommes à oster le Masque, afin qu’ils ne passent point les bornes de l’honnesteté, dans l’entretien qu’ils peuvent avoir avec les Femmes.

Il y a dans deux ou trois Chambres de pleinpied, des Chaises rangées contre les murs, avec une Epinete, un Violon, & une Basse. Dans chacune, les Hommes prennent par la main les Femmes qu’ils veulent, & se promenent avec elles de Chambre en Chambre à la file des autres, en causant ensemble, puis se viennent asseoir, ou vont boire des Liqueurs que l’on donne dans une autre Chambre, & l’on passe ainsi toute la nuit sans dancer. Il y en a d’autres, où apres s’estre promené durant quatre heures, tout le monde s’assied, & laisse le milieu de la Chambre vuide, pour ceux qui veulent dancer.

La plus jolie de leurs Dances est la Fourlane. Elle se fait à deux ou quatre Personnes, autant d’Hommes que de Femmes, qui tournent en cercle, en sautant & frisant les pieds avec une vitesse & une legereté merveilleuse, & qui s’aprochent ensuite l’un devant l’autre en tournant toûjours de la méme maniere, & se prenant quelquefois les bras qu’ils s’entrelassent, & passent par dessus la teste.

La Dance des Cinq pas se fait à dix ou douze, autant qu’il en peut tenir. Chaque Homme prend une Femme par la main, & luy fait faire quelques pas de Courante, puis ils se quitent tous, dancent séparément, & se croisent l’un l’autre avec beaucoup de promptitude sans se heurter, ny s’embarrasser, ce qui fait une assez plaisante confusion.

La Dance de la Ceinture ne se fait qu’à deux, ou quatre Personnes. La Femme qui dance, prend une Ceinture de soye qu’elle tient des deux mains, & de temps en temps en frape sur celuy qui dance avec elle, & s’il la peut prendre, il luy en donne sur la Jupe à son tour, jusqu’à ce qu’elle l’ait reprise. L’adresse consiste à baisser ou lever les mains fort à propos en passant l’un devant l’autre ; car on ne doit pas cacher la Ceinture, & il ne faut que la toucher pour l’avoir gagnée.

Ce que l’on appelle le Change, est encor à rire. Dans le temps qui est destiné pour cela, lors que chacun se promene par les Salles, un de la Compagnie crie tout haut, & commande le Change. Tout aussi-tost il faut que chacun quite la Femme qu’il tenoit par la main, & aille prendre celle qu’un autre menoit au devant de luy, ce qui fait desesperer bien des Gens qui estoient au milieu d’un agreable entretien. Il y en a d’autres qui ne perdent rien au change, & ceux qui sont les plus adroits, prennent le temps qu’il y ait une jolie Voisine pour entrer dans la file. En récompense celuy qui a fait ce commandement, se met au milieu de la Chambre, & il est permis à toutes les Femmes qui ne sont pas contentes, de luy aller donner un soufflet.

Vous voyez que la plûpart de ces Dances sont plûtost des Jeux de recreation ; aussi l’usage n’en est que dans les petits Bals, qui n’en sont pas moins divertissans ; car dans les grands on ne fait que se promener, comme je vous ay dit, ou bien l’on dance quelque Fourlane sur la fin.

Les Combats de Taureaux se font dans une grande Place publique tous les Vendredis de l’année, & ce ne sont que des Bœufs ordinaires qu’on fatigue ainsi pour en rendre la chair plus tendre ; mais comme ces Festes se font en d’autres Lieux durant les derniers jours du Carnaval, & avec grande solemnité, on fait choix bien longtemps auparavant des Taureaux les plus furieux que l’on réserve pour ce temps-là.

Afin de les préparer, & de les animer davantage, on les fait courir deux jours durant dans toute la Ville, estant liez avec deux longues cordes que deux Personnes conduisent. La plûpart du monde porte durant ce temps des Bastons courts & gros comme le bras, & on en vend de tournez, & de tres-propres pour ce sujet. Cela sert pour les arrester dans les Ruës étroites où on ne trouve point de portes pour se ranger, car il seroit dangereux d’en estre surpris, & les tournans des Ruës sont fort à craindre. Ces Combats se font dans les huit derniers jours du Carnaval, & il s’en fait dans plusieurs Places de la Ville tout-à-la-fois ; on y dresse quantité d’Echafauts en forme d’Amphithéatres.

Les plus celébres ont esté trois cette année ; celuy de la Place de S. Marc, le Mercredy-gras ; celuy de la Place du Pont Realte, le Jeudy-gras au matin ; & celuy du Palais du Doge, le Dimanche gras.

Deux Personnes tiennent ces Animaux par de longues cordes, & on leur lâche plusieurs Chiens l’un apres l’autre, qui sont nourris & élevez tout exprés. Quand le Chien peut attraper l’oreille, le front, ou le dessous du menton du Taureau, il le met hors de défense, & il faut plusieurs Personnes pour l’en arracher ; mais il y en a qui ont bien de la peine pour y arriver, & les Taureaux en font bien souvent sauter quatre ou cinq tours en l’air avec leurs cornes. Quand le Taureau est un peu échauffé, & qu’il se met à courir, on voit tout le monde se culbuter les uns sur les autres, ce qui n’est pas le moins plaisant de la Feste.

Il y avoit le Mercredy-gras dans la Place de S. Marc, dix ou douze de ces Combat tout-à-la-fois. Tout est accompagné de Trompetes, & de Tambours ; & ce sont ordinairement de jeunes Nobles qui tiennent les Cordes, & qui conduisent le Combat. Ils mettent des Habits de Satin & de Brocard d’or, tous chamarez de Point & de Dentelles, avec des Plumes au Chapeau, des Bas de soye de couleur, & de petits Patins legers sans talons.

On fait encor de ces Combats entre des Chiens & des Ours, & on les attache à terre avec une longue chaîne, car ils sont plus dangereux que les Taureaux, & les Chiens ont bien plus de peine à les vaincre. La force de l’Ours est dans ses pates, & quand il tient fermement un Chien, il ne seroit pas longtemps à l’étoufer, si on ne le séparoit avec de longs bastons.

Le Combat qui se fit dans le Palais Ducal le Dimanche-gras apres dîner, fut le plus beau de tous, parce que les Taureaux n’estoient point liez, & avoient la liberté toute entiere. C’est une grande Court entourée de Galleries de Portiques, sur lesquels sont le Palais du Doge, tout de Marbre blanc, & les Chambres des Conseils. On avoit mis des Balustrades à chaque Portique, & de grosses cordes entrelassées en raiseaux pour empescher que les Taureaux ne sortissent ; mais j’en vis trois forcer les Baricades, & un entre autres qui eut assez de vigueur pour sauter par dessus au milieu d’un Echafaut, où estoient quantité de Personnes. On y fit combatre aussi des Ours, & on finit la Feste, en coupant la teste à un Taureau d’un seul coup d’Epée, comme on avoit fait devant le Doge le Jeudy précedent, dans la Cerémonie que je vous vay expliquer.

Le Jeudy gras apres dîner, se fit la Feste la plus solemnelle de toutes ; ce fut dans la plus petite des deux Places qui donne sur la Mer. Le Doge estoit placé dans le Coridor de son Palais, ayant l’Ambassadeur de France aupres de luy, & tout autour ses six Conseillers, & les principaux Magistrats. Les Gentils-Donnes estoient placées dans le mesme Coridor, & Madame l’Ambassadrice de France estoit dans un Balcon au dessus du Doge. La Place estoit tout entourrée d’Amphithéatres, & l’on voyoit tous les Toits des Maisons aussi remplis de monde que le milieu de la Place.

Tous les Bouchers de la Ville, proprement habillez, vinrent en diverses Compagnies, avec des Epées nuës & des Halebardes ; & apres avoir passé en reveuë devant le Doge, deux des principaux & des plus adroits, couperent la teste à deux Taureaux en mesme temps, & l’abatirent chacun d’un seul coup avec un Epée fort large. En suite plusieurs Danceurs de corde, Voltigeurs & Sauteurs, firent des tours sur un Théatre qui estoit dressé au milieu de cette Place ; apres quoy on y tira un Feu d’artifice, où estoient les Armes du Doge, & des Magistrats qui en avoient pris le soin. Ce qui fut le plus beau de ce Feu, c’est qu’un Homme, représentant Jupiter sur un Aigle, & tenant le Foudre à la main, monta au haut de la Tour de S. Marc, élevée de terre de cent soixante-quatre pieds, par le moyen d’une Corde qui alloit rendre de cet endroit sur le bord de la Mer ; puis quelque temps apres s’estant habillé en Renommée, ayant une Trompete & un Guidon à la main, on le vit voler du haut du Clocher, jusque dans un grand Bateau bien avant dans la Mer, par une autre Corde qui alloit de l’un à l’autre. Ce Clocher est élevé de 152. pieds au dessus de la Tour, c’est à dire, de 316. pieds de terre.

Il y a encor au dessus & sur la pointe de cette Tour ou Clocher, un Ange de Cuivre doré, de 16. pieds de hauteur ; il a sur la teste une Plaque ronde de Cuivre à jour en forme de lumiere, comme l’on en met sur la teste des Saints. Cet Homme monta encor tout debout sur cette Plaque quand toute la Feste fut finie, & apres avoir dancé dessus en tournant de tous les costez, il fit voltiger un Etendart, le faisant passer par dessous ses jambes, & sur sa teste, comme une Personne qui feroit l’exercice de la Pique dans une Court. Il y a 332. pieds depuis le bas de cette Tour, jusqu’au dessus de la teste de l’Ange, & le pied de Venise est encor un peu plus grand que celuy de Paris. Cette hauteur ne permettoit de le voir que comme une Marionnete ; mais on ne sçauroit penser sans horreur au péril où il estoit exposé, principalement à cause du vent qui se pouvoit engoufrer dans cet Etendart.

L’origine de cette Feste du Jeudy-gras, vient de ce que dans le douziéme Siecle, Ulric, Patriarche d’Aquilée, Homme de méchante vie & excommunié du Pape, maltraitoit & faisoit guerre continuelle au Patriarche de Grade. La cause de ce dernier estant juste, il fut secouru par la République de Venise, en sorte que celuy d’Aquilée fut pris & arresté en l’année 1162. en mémoire dequoy on a toûjours coupé la teste à un Taureau à pareil jour, pour signifier que la force, & la violence estoit abatuë & terrassée.

J’ay veu encor plusieurs fois avec exactitude l’Opéra de Saint Jean Chrysostome du Roy Infant. J’ay compté jusqu’à 46. Personnes sur cette grande Machine portée par six Eléphans, mais je n’en ay pas trouvé davantage. Je croy vous avoir parlé d’un plus grand nombre ; je ne l’avois veu qu’une fois, & y ayant beaucoup de monde, la perspective m’avoit fait croire que quelques Personnes du fonds du Théatre estoient montées sur la Machine. C’est pourquoy, Madame, vous aurez la bonté de corriger cet endroit, & en récompense, vous augmenterez celuy des Combatans sur le Pont dans la mesme Piece. Ces Combatans ont toûjours esté cent dix, c’est à dire, 55. de chaque costé, ce qui fait une bien plus grande quantité de Personnes que je ne vous l’avois marquée.

Les deux ou trois derniers jours du Carnaval, Messieurs Grimani ont voulu donner le divertissement entier, & faire voir aux Etrangers comment se faisoient ces sortes de Combats à Venise ; c’est pourquoy ils les ont fait combatre tout de bon, au lieu qu’auparavant ils ne le faisoient que par des feintes. Ils avoient fait venir pour cela des Barcarols & Artisans, autant de Castelans que de Nicolites ; & pour couronner entierement le Carnaval, ils en firent doubler le nombre le Mardy-gras, & il y en eut cent de chaque côté qui se livrerent une furieuse guerre dans les formes, & où il y eut du sang répandu. Chaque Party estoit vestu de diférente couleur ; & les Parrains estoient présens pour régler les coups, & faire que le tout se passast dans l’ordre.

Je ne puis m’empescher, Madame, de vous dire deux mots de ces Combats pour l’intelligence de cet Article. Le menu Peuple de Venise divise, pour ainsi dire, la Ville en deux Quartiers ; les uns s’appellent Nicolites, à cause de l’Eglise S. Nicolas qui est au bout de leur Quartier ; les autres, Castelans, à cause du Quartier appellé Castel, à l’autre bout de la Ville. De temps en temps, & principalement l’Eté, ces petites Gens s’assemblent en grand nombre sur de certains Ponts de la Ville, & se défiënt les uns les autres à coups de poing, mettant des Habits propres pour cela. Ils commencent d’abord à monter un de chaque côté sur le Pont, & apres s’estre batus l’un contre l’autre seul-à-seul, & que l’un des deux a vaincu son Compagnon, ils se retirent, & deux autres prennent la place ; puis deux autres, jusqu’à ce qu’ils s’échauffent de telle sorte, qu’ils se batent & repoussent tous ensemble ; & ceux qui demeurent maîtres du Pont, sont réputez avoir remporté la victoire. Pour cela, on choisit des Ponts qui soient autant à l’avantage d’un Party que de l’autre, & le nombre des Combatans doit estre égal. Comme ces Ponts n’ont point de rebords, vous pouvez penser la quantité d’Hommes qui tombent dans l’eau. Il y a de châque côté des Personnes que l’on nomme Parrains, pour visiter si chacun est comme il doit estre, si les Combatans n’ont point d’anneaux ou de fer aux mains, qui pûssent blesser. Ils sont Juges des coups, & font cesser le Combat quand ils le jugent à propos ; car il y a des Loix que l’on observe inviolablement. Comme par exemple, quand on se bat seul-à-seul, celuy qui a fait saigner son Ennemy, a remporté l’honneur, & ne peut plus continuer ; de mesme quand il l’a fait cheoir dans le Canal, & quantité d’autres Regles qu’ils ont. Il y a une abondance prodigieuse de monde à les regarder, & on y louë des Places plus cher qu’aux plus beaux Opéra. Toutes ces formalitez se sont observées dans les deux derniers Combats qui se sont faits à l’Opéra du Roy Infant. On avoit fait tout exprés un Pont pareil à ceux de Venise, & on avoit remply l’endroit de la Mer, de quantité de Botes de Paille, afin que la chûte n’en fust point dangereuse.

Il me reste encor à vous parler de la Feste qu’il y eut le Mardy-gras au Théatre de S. Luc, où l’on joüoit l’Opéra de Justin. Ce sont plusieurs Gentilshommes Venitiens, qui ont donné cette année les Opéra de ce Théatre, & ils voulurent finir le Carnaval par un Bal ou Festin, qui fut fort magnifique. Aussitost qu’on eut finy l’Opéra, & que la plûpart des Gentil-Donnes & Gentil-Hommes Venitiens eurent soupé dans leurs Palcs, comme il se pratique assez souvent en cette Ville, l’on mit deux rangs de Fauteüils & de Sieges dans le Parterre ou la Salle, qui est fort grande ; & la Simphonie se plaça sur le Théatre devant deux grandes Tables. Cette Salle estoit éclairée par trente gros Flambeaux de cire blanche, de huit à neuf pieds de long, rangez entre les Palcs du premier rang, & le long du Théatre. Le Bal ne fut que pour les Gentil-Donnes. Elles estoient toutes démasquées, ainsi que ceux qui se promenoient & dançoient avec elles. Il commença à six heures du soir, c’est à dire à onze heures & demie de France, & dura toute la nuit jusqu’au lendemain matin à une ou deux heures du jour. Durant tout ce temps, on présentoit aux Dames des Tasses de toutes sortes de Liqueurs glacées en neige ; & il y avoit une Table contre l’Orchestre, où l’on en donnoit à boire aux Hommes tant qu’ils vouloient. Il s’en distribua une si grande quantité, que les Barcarols mesme avoient la liberté d’en venir boire. On se promena durant quatre heures, comme je vous ay dit que c’est l’usage ; & apres on dança à la Françoise, & les Fourlanes. Vous observerez qu’encor que les Femmes ayent leurs Gans, il est de la civilité aux Hommes de leur présenter la main nuë pour se promener ou dancer, & l’on donne indiféremment la gauche ou la droite, suivant qu’on se rencontre.

Je vous envoye deux Airs de l’Opéra du Roy Infant, qui a passé pour le plus beau. Je croy qu’ils ne déplairont pas aux Personnes qui aiment l’Italien. J’ay choisy exprés ceux-cy, qui sont assez de nostre goust. Le premier est plus boufon. Ce sont les paroles que Sestilia dit à Doriclée Maîtresse d’Ergiste, lors qu’elle feint d’aprouver son amour. Le second est plus grave. C’est ce que Doriclée dit toute seule, lors qu’elle est dans l’impatience de voir Ergiste son Amant qui revient à Rome. Je les ay eus d’un des Musiciens de l’Opéra mesme, & je les ay copiez, afin qu’ils soient plus corrects. En voicy les Paroles.

PREMIER AIR
Chanté par la Margarita, représentant
Sestilia.

Avis pour placer les Figures : les Airs Italiens doivent regarder la page 83.
Si Baccia, stringi, e godi
L’amor che t’invaghi
La guancia, l’occhio, il labro
Sia de piaceri il fabro
A l’alma che languì.
 Si Baccia &c.
***
Si vanne, corri e vola
A i rai de la Beltà.
Un vezzo, un guardo, un riso
Dia vita al core anciso
Che l’alma gioirà.
 Si vanne &c.

SECOND AIR
Chanté par la Florentine, représentant
Doriclée Maîtresse d’Ergiste.

A Chi spera di gioir
Cruda pena è l’aspettar.
Par che fermo il dì non corra,
Che senz’ale il tempo sia,
Ed il Sol l’usata via
Più non sappia in Ciel girar.
 A chi spera &c.
***
A chi spera di goder
Gran tormento è l’aspettar.
Par ch’in Ciel si fermi il giorno,
Ch’ogni sfera più non vada,
Ed ancor l’usata strada
Stanco il Sol voglio lasciar.
 A chi spera &c.

 

Au commencement de ma premiere Lettre des Opéra, où je parle de la grandeur du Théatre de S. Jean Chrysostome, que j’ay mesuré moy-mesme avec un Pied que j’ay apporté de Paris, je me suis servy du mot Portique, pour signifier une Arcade ; & comme ce premier Mot se peut encor entendre pour un Vestibule, ou premiere Salle d’entrée, j’ay peur, Madame, de ne m’estre pas rendu assez intelligible. Voicy comme je l’ay voulu expliquer. Le Théatre des Acteurs a treize toises, & trois pieds de longueur, &c. Il est ouvert par une grande Arcade, aussi haute que la Salle, dans l’épaisseur de laquelle il y a encor quatre Palcs de chaque côté les uns sur les autres (je veux dire qu’il n’y en a qu’un à chaque rang) qui sont de la mesme symétrie que ceux de la Salle, mais beaucoup plus ornez & enrichis ; & dans la voûte de cette Arcade, deux Renommées, avec leurs Trompetes, sont aussi en relief, & paroissent suspenduës en l’air ; & au milieu, à l’endroit de la Clef, est un Tableau d’une Vénus qu’un petit Amour carresse.

A présent que le temps commence à estre doux, on va se promener en Gondoles dans les petites Isles, proche cette Ville, où il y a plusieurs beaux Jardins. La plus grande est Muran, où l’on fait les Verres & les Glaces de Miroirs. C’est quelque chose de fort galant, de voir la maniere dont se font les petits Ouvrages.

Les Chartreux font aussi une Isle à eux seuls, où ils ont autant de terrain que ceux de Paris. Ils ne sont que 31. ou 32. Religieux, qui ont chacun une petite Maison, avec un Jardin separé, comme à la Chartreuse de Paris.

Nous avons encor S. Georges Major dans une Isle, qui est une des plus belles Eglises de Venise. Il y a 80. Religieux de l’Ordre de S. Benoist, qui sont pour la plûpart Gentilshommes Venitiens. Leur Bibliotheque est des plus belles. Ils la laissent ouverte tous les jours, matin & soir, & la rendent publique pour tout le monde. Leur Jardin est la plus belle Promenade de Venise, & c’est comme un Rendez-vous où l’on trouve toûjours compagnie pour s’entretenir.

Le divertissement des jeunes Gentilshommes est présentement le Ballon. Il y a de grandes Places pour cela, avec des Barrieres & Portiques de menuiserie, peints & dorez. L’on y jouë d’une autre maniere qu’à Paris ; & on se sert d’une Machine de bois que l’on passe dans la main, & qui va jusqu’à la moitié du coude. Ce bois est taillé de sorte, qu’il renvoye le Ballon d’une hauteur extraordinaire. Ceux qui joüent, sont en Caleçon comme à la Paume, mais ils ont des Chemisetes de satin, & des Culotes d’Etofe de soye.

Les Jeux de Paume sont blancs, & les Balles noires, au contraire de ceux de France. Ils ont fort petits.

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[Mort de l’historien du Chesne]* §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 114-115

Nous avons aussi perdu le Fils unique d’un de nos plus considérables Historiens, mort à Montauban, au retour de divers Voyages qu’il avoit faits en Espagne & en plusieurs autres Lieux, où il s’estoit acquis une connoissance toute particuliere de l’Histoire & des belles Lettres, de sorte qu’il estoit le veritable Heritier de la science du grand Historien André du Chesne son Ayeul, decedé en 1640. auquel la France est redevable de la plus belle antiquité & découverte de nostre Histoire de la premiere & seconde Race de nos Roys, & de l’illustre François du Chesne son Pere, qui nous a donné plusieurs Ouvrages, entr’autres les Cardinaux François, & les Chanceliers de France, reçeus de tous les Sçavans avec une approbation generale.

Sur un Torrent. Sonnet §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 115-119

Il y a quatre ou cinq mois qu’on proposa le mot de Torrent, pour matiere d’un Sonnet, sans aucune contrainte de Bouts-rimez. Je vous en ay déja envoyé un, dont vous m’avez témoigné estre fort contente. Je croy que vous ne le serez pas moins de celuy-cy. Il est de saison, puis que nous sommes encor dans un temps de Sainteté. Ceux qui voudront changer de sujet, pourront faire des Sonnets sur un Rocher.

SUR UN TORRENT.
SONNET.

Je reconnois, Seigneur, que j’estois insensé,
Lors que je me perdis, en perdant l’innocence,
Et que je ne sçaurois, pour t’avoir offencé,
Faire une trop severe & longue penitence.
***
Je renonce à ces Lieux où j’ay trop encensé,
Contre ce qui se doit à ta Divine Essence ;
Pour avoir trop parlé, pour avoir trop pensé,
Des plus affreux Deserts je cherche le silence.
***
Là je trouve un Torrent, qui tombe d’un Rocher,
Et passe comme un Trait qu’on vient de décocher,
Mais qui s’élargissant, finit soudain sa course.
***
Un Torrent de mes yeux s’écoule en ce moment,
Qui s’abîme en ton Sein comme dedans sa source,
Où regne un doux repos sans aucun changement.

Ce Sonnet est de Mr Vignier de Richelieu, qui s’est diverty à écrire, moitié en Prose, & moitié en Vers, l’Avanture dont je vay vous faire part. Voicy dans quels termes il en a fait le recit à une Dame de ses Amies.

[Histoire] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 119-134

J’aurois esté bien embarassé, Madame, a répondre à ce que vous desirez de moy touchant les Nouvelles, sans l’Histoire que je viens d’apprendre. Comme elle est arrivée dans nostre voisinage, & qu’elle est véritable dans toutes ses circonstances, j’ay crû qu’elle méritoit de vous estre envoyée, & qu’elle estoit digne de l’agreable saison du Carnaval, où nous commençons d’entrer.

 Un bon Greffier, & Greffier d’importance,
Dans une grande Ville à son aise vivoit,
 Lequel greffant en bonne conscience,
 De son labeur, trois beaux Enfans avoit.
 Sa Femme estant dans le Tombeau gizante,
  Il ne cessoit de soûpirer,
 Par son grand deüil, se faisoit admirer,
Et la vie à ses vœux sembloit indiférente.
***
 Il ne perdoit ny Messes, ny Sermons ;
  Afin de chasser les Démons,
  Il jeûnoit deux fois la semaine ;
  Mais il en avoit un chez luy
  Qui la nuit chassoit son ennuy,
Et qu’on ne peut chasser qu’avec beaucoup de peine.
***
  Jeanne estoit le nom du Démon,
  Qui gouvernoit bien sa Famille,
  Et qu’il aimoit aussi, dit-on,
 Autant & plus qu’il ne faisoit sa Fille.
***
Jeanne estoit belle, on luy faisoit la Cour ;
 Et là-dessus, elle luy dit un jour,
Maistre, un fort bon Garçon me veut en mariage.
Le Greffier aussitost fit venir le Garçon,
  Le fait donner dans l’Ameçon,
Et luy parle de Jeanne avec grand avantage.

Il s’instruisit parfaitement des moyens de ce nouveau Prétendant, & de l’habileté qu’il avoit au travail. Apres cela, il fit venir son Pere, & la Mere de Jeanne, & en peu de temps il arresta toutes choses au desir des deux Parties. Il ne restoit plus pour venir au mariage, que de faire publier des Bans. Le Greffier qui se chargea de ce soin, alla parler aussitost au Curé de la Paroisse. Le Curé en publia deux les deux Dimanches suivans ; & durant ce temps, le Greffier fit mille refléxions sur luy-mesme, sur la perte qu’il alloit faire de Jeanne, & sur le besoin qu’il avoit de cette bonne Fille. Mais (ce qui n’arrive guére aux Greffiers)

 Par un prodige étonnant, & nouveau,
Un scrupule pressant se glissa dans son ame,
  De donner à ce Jouvenceau,
Sa Jeanne qu’il aimoit, comme sa propre Femme.

Toutes ces refléxions furent si puissantes sur l’esprit du Greffier, qu’il se résolut de prendre pour luy-mesme celle qui le faisoit trembler, dans la seule pensée de la voir entre les bras d’un autre. Le jour suivant, il la fit venir dans sa Chambre, & apres des tendresses extraordinaires, il luy déclara le dessein qu’il avoit pris.

Jeanne qui n’eut jamais prétendu cet honneur,
Puis qu’il passoit aussi de beaucoup son attente,
  Comme Fille reconnoissante,
  L’embrassa lors de tout son cœur.

Il n’attendit pas au lendemain pour faire partir un Courrier, afin d’avoir un Ban de l’Evesque, & Dispense des deux autres. Les ayant reçeus comme il desiroit, il alla trouver le Curé, luy ouvrit son cœur, luy fit connoistre les engagemens qu’il avoit avec Jeanne, & que sa conscience ne seroit jamais en repos, s’il ne rompoit promptement ce qu’il avoit voulu lier mal-à-propos. Il luy dit quantité d’autres raisons, qui porterent le Curé à faire ce qu’il desiroit. D’autre costé, le Curé envisageoit son propre intérest, & trouvoit pourtant de grandes difficultez ; mais que ne fait-on point pour un Amy ?

De plus, s’il estoit attaqué,
Il avoit dequoy se défendre.
Tous les deux s’appellant Paqué,
Ne pouvoit-il pas se méprendre ?

Il publia donc ce Ban à la premiere Messe, & donna permission au Greffier de se marier où bon luy sembleroit. Il alla avec Jeanne à une Maison de Campagne qu’il avoit à une lieuë de la Ville, où le Curé du Village les maria sans bruit & sans cerémonie. Cependant le malheureux Pasqué s’estoit fait brave, car il devoit estre marié le mesme jour. Le Festin estoit commandé chez un Traiteur, & tous les Conviez attendoient Jeanne avec une extréme impatience ; mais ils furent bien mortifiez quand ils apprirent par un Messager qu’ils avoient envoyé, que Jeanne ne viendroit point. En effet, elle ne se rendit que le lendemain chez son nouvel Epoux. Il estoit l’heure du Dîner, & lors que l’on eut servy sur table, le Greffier dit qu’il ne vouloit s’y mettre qu’au Dessert. Quand on l’aporta, il prit Jeanne par la main,

 Et d’une maniere engageante,
 Il dit ; Ecoutez, mes Enfans,
Jeanne par sa vertu, n’est plus vostre Servante,
C’est ma Femme à présent ; soyez-luy complaisans,
 Elle vous sera complaisante.

Je vous laisse à penser, Madame, quelle fut la surprise des deux Garçons, & de la Fille du Greffier.

 Son Fils aîné luy dit ; Mon Pere,
 Quand nous badinions Jeanne, & moy
 Plus qu’il n’eust esté necessaire,
 Je ne pensois pas, sur ma foy,
Pousser le badinage avec ma Belle-mere.

Ce jeune Homme est tres-bien fait ; il a de l’esprit, & de l’étude ; & la faute de son Pere, & la sienne, le toucherent si vivement, qu’à l’heure mesme il se retira dans les Capucins, avec une forte résolution d’y faire penitence le reste de sa vie. La Fille ne fut pas moins sensible au beau Dessert que son Pere venoit de luy donner. Elle ne pût retenir ses larmes, qui furent accompagnées de quelques plaintes ; mais ayant apperçeu un Diamant dans le doigt de Jeanne, elle luy dit d’un ton de colere,

Vrayment, Jeanne, c’est bien à vous,
Apres avoir séduit mon Pere,
De porter encor des Bijoux
Qu’a portez autrefois ma Mere ?

Sur cela, Jeanne tira de son doigt le Diamant, & le présenta avec beaucoup d’honnesteté à sa Belle-fille, qui le prit sans façon, & qui ne pouvant plus vivre avec son Pere, s’alla renfermer dans les Ursulines, d’où l’on ne croit pas qu’elle ait jamais envie de sortir. Le Cadet, pour ne paroistre pas le seul insensible, apres avoir dit à son Pere, qu’il avoit fait la chose du monde la plus honteuse pour luy, alla trouver un Capitaine qui levoit des Cavaliers, & s’enrôla dans sa Compagnie.

Ainsi Jeanne, & le bon Greffier,
Sçeurent à Dieu donner deux Anges,
 Au Grand Loüis un Cavalier,
Et tous en genéral, s’acquitent des loüanges.

Un Mariage si extraordinaire se répandit aussitost par toute la Ville, & il n’y eut ny petit ny grand,

 Qui ne fist reproche au Greffier,
 Apres cette sainte Retraite,
Que si Jeanne pensoit avoir fait Maison nette,
Elle y laissoit pourtant le plus sale bourbier.

Sur ces entrefaites, le misérable Paqué qui avoit sçeu quelque chose de ce qui s’estoit passé, entra brusquement dans la Chambre du Trompeur de soy-mesme,

Où plein d’égarement, & comme à demy fou,
Voyant dans un Fauteüil sa Femme prétenduë,
 Il alloit luy sauter au cou,
Si le Greffier soudain ne l’avoit défenduë.

Pasqué jettant sur son Rival un regard de travers, s’écria,

Quoy, Monsieur le Greffier, vous moquez-vous de nous ?
 Rendez-nous noutre Fiancée ;
Ardé, ne l’on-je pas bravement carressée
 Mille & mille fois avant vous ?

Comme on ne manque pas de Conseils dans les Villes, & souvent de Conseils intéressez, les Parens de Paqué, sur l’avis qu’on leur donna, présenterent Requeste à Monsieur le Bailly, aux fins de réparation, & de tous dépens, dommages & intérests ; ce qui leur ayant esté accordé,

Le Greffier fut contraint de payer les Viandes,
Ainsi que les Habits levez chez les Marchands,
 Bref toutes les autres demandes
 Que l’on fit faire aux Complaignans.

Mais, Madame, ce n’est pas le tout ; la Justice entreprend le Curé, & quoy que le Greffier prenne son fait & cause, & qu’il offre déja une somme considérable pour étouffer cette Affaire, on ne sçait pas encore ce qui en arrivera. Si l’évenement mérite de vous estre mandé, vous en aurez bien-tost des nouvelles, & j’auray un extréme plaisir de vous faire quelquefois rire aux dépens de nos Provinciaux.

[Opéra représenté à Rome] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 134-138

Nous avons à Rome Mr l'Abbé Servient, Camérier secret participant du Pape, dont la Charge luy donne un logement dans le Palais de sa Sainteté. Ce logement ayant esté cause qu'il n'a pû faire faire devant sa Porte des Feux de joye, sur la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne, comme les autres Fançois qui sont dans la mesme Ville, son zele parut bien plus magnifiquement lors qu'il eut appris cette Naissance. Il fit représenter un Opéra de Musique chez le Sieur Mario Cianti, Cavalier Romain, où toutes les Personnes les plus qualifiées de Rome se trouverent. Elles y furent régalées de toutes sortes de rafraîchissemens servis en profusion, & avec une propreté extraordinaire. Cet Opéra eut de si grandes beautez, que la Reyne de Suede ne put s'empescher de prier Mr l'Abbé Servient de le faire représenter encor une fois chez elle. Il ne faut pas s'étonner si la Musique en fut trouvée admirable, puis qu'elle estoit de la Composition de cet habile Autheur Don Pietro Pignalta, Maistre de l'Apollinaire. Un transport de joye si particulier, & qui se fait distinguer si genéralement, paroist bien sortir d'un cœur entierement dans les intérests de son Prince. Cet Abbé ne dément point ses Ancestres, dont le zele pour l'Etat a toûjours fort éclaté. Nous l'avons veu de nos jours par Mr Servient Sur-Intendant des Finances, par Mr de Lionne Secretaire d'Etat, ses Oncles, & par Mr Servient son Pere, qui a esté confirmé plus de vingt ans Ambassadeur de France à Turin.

[Opéra représenté à Gennes] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 137-139

On a aussi représenté un Opéra à Gennes dans le Palais du Prince Doria, où la grande partie du Sénat s'est trouvée. On y voyoit Sainte Françoise Romaine, qui consentoit que le Roy de Naples fist son Fils prisonnier, & ce mesme Fils délivré par miracle. Comme chaque Païs a ses manieres, un Pere Jesuite fit une éloquente Prédiction à ceux qui estoit assemblez, pour entendre cet Opéra.

[Opéra représenté à Paris à l'Hostel de Duras] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 138-155Voir cet article ainsi que cet article

Quoy que dans le Carnaval, on ne donne point extraordinairement des divertissemens publics à Paris, comme c'est l'usage en beaucoup d'autres Villes de l'Europe, on ne laisse pas d'y faire des Festes aussi galantes & en aussi grand nombre chez les Personnes qualifiées, que l'on en fasse en aucun Lieu de la Terre. Les Spéctateurs s'y trouvent toûjours en confusion, sans qu'il soit besoin de les amasser, en publiant le Spéctacle longtemps avant qu'il se donne. Aussi peut-on dire que chaque Hostel de Paris passeroit dans les Païs Etrangers pour le Palais d'un Souverain, & chaque Quartier pour une tres-grande Ville. Les nombreuses Assemblées qu'on a veuës ce Carnaval à l'Hostel de Duras, sont une preuve de ce que je dis. On y a donné plusieurs Représentations d'un Opéra nouveau, intitulé L'Amour Berger. C'estoit une Pastorale, qui a attiré une telle foule, que les Personnes du premier rang n'ont pû quelque-fois y trouver place. Voicy le Prologue de cet Opéra. Le mois prochain je vous parleray de la Piece, & vous en envoyeray les plus beaux endroits ; avec quelques Airs notez. Vous ne serez pas fâchée de les voir, puis qu'ils sont de Mr de la Lande, dont vous sçavez que le nom n'est pas inconnu à la Cour.

Aprés une ouverture où les Hautbois reprenoient sur les Violons, les Flustes douces sur les Hautbois, & les Musetes sur les Flustes douces, l'Amour paroissoit en Habit de Berger sous le nom de Tircis, & un des Petits Amours de sa suite commençoit le Prologue en chantant ces Vers.

Jeunes Beautez qui voulez plaire,
Venez dans ces aimables Lieux,
Prenez-bien l'air d'une Bergere,
Et les cœurs prendront dans vos yeux
  Une flâme sincere.

L'AMOUR.

  Suivez le Dieu d'Amour
  Dans ce charmant Bocage,
  C'est icy qu'on s'engage,
Et qui sçait bien aimer, y sçait plaire à son tour ;
   On n'est pas volage
   Dans ce beau Sejour.
***
 On n'entre point dans le mystere
  De mon déguisement,
 On prend l'Amour pour un Amant ;
 Je passe aupres d'une Bergere
 Pour un Berger seulement.
 Je ne me montre guére,
 Et qui veut toûjours plaire,
 Doit se montrer rarement.
Mais j'apperçois Iris, cette Beauté touchante,
 Qui ne croyoit jamais changer ;
 Je vay la rendre inconstante,
  Pour mieux la rengager.
 Le dépit qui la tourmente,
 La rend déja plus charmante
  Aux yeux de son Berger.

  La Bergere Iris entroit, & chantoit d'abord ces Vers, sans appercevoir l'Amour.

Un si juste dépit seroit-il inutile ?
 Ne gagneroit-il rien sur moy ?
Céladon me soupçonne, il doute de ma foy,
Un si juste dépit seroit-il inutile ?
  Ah, qu'il est difficile
  D'oublier un Amant
  Qu'on trouve encor charmant !
  Ah, qu'il est difficile
 De rendre au cœur tranquile,
 Apres un grand attachement !

  Iris poursuivoit, apres avoir apperçeu l'Amour, qu'elle prenoit pour Tircis.

Mais quel aimable Objet me porte à l'inconstance !
C'est le charmant Tircis, l'honneur de ce Hameau.
 Attaquons son indiférence ;
 Un Berger si jeune & si beau,
 Donne un panchant tout nouveau
  Vers une belle vangeance ;
 Mon cœur charmé de sa présence,
Abandonne à mon Chien le soin de mon Troupeau.

DIALOGUE D'IRIS,
ET DE L'AMOUR,
crû TIRCIS.

IRIS.

 Toûjours rêveur & solitaire,
 Tircis nous quitte, il fuit nos Jeux ?

L'AMOUR crû TIRCIS.

 Un Berger amoureux,
 Qui ne sçauroit plaire,
 Doit fuir les Amans heureux.

IRIS.

 Tout celebre une Naissance
 Qui fait la gloire de la France,
 Et le bonheur de nos Troupeaux.
Nos Moutons en sont mesme & plus gays & plus beaux,
  Et la réjoüissance
  Qui dans ce beau Sejour
 Fait d'une nuit un si beau jour,
 Ne cede pas à la magnificence
 De la Ville & de la Cour.
 Oüy, le bonheur de tout le monde
 Fais un commun empressement.
Tous celebre le don d'une Nymphe féconde,
Tout brille dans les airs jusques au Firmament,
 Tout est en feu sur la terre, & sur l'onde ;
La nuit dans l'Empirée allume des Flambeaux
    Tous nouveaux,
Et le Ciel à son tour veut enfin que l'on voye
 Qu'à nostre exemple il fait son Feu de joye.

L'AMOUR crû TIRCIS.

 Le Ciel fait toûjours à propos
 Des prodiges & des miracles ;
 Mais le bonheur d'un vray Héros
 Est plus sûr que les Oracles
 Pour assurer un vray repos.
On n'entend retentir sons nos pieds, sur nos testes,
  Que le nom du Conquérant ;
  LOUIS paroist aussi grand
    Dans nos Festes,
  Que dans ses Conquestes.

IRIS.

N'aurez-vous point de part aux honneurs qu'on luy rend ?

L'AMOUR crû TIRCIS.

 J'ay déja signalé mon zele,
Ma joye a pour un temps fait taire ma douleur ;
Je reviens aux soûpirs, j'en dois à mon malheur.
Laissez-moy, je vous crains, je veux estre fidelle.
Par quel charme secret enchantez-vous mon cœur ?
Quoy, vostre seul abord cause-t-il une ardeur ?
A peine je vous vois, Iris, & je vous aime.

IRIS.

  Non, Tircis, je ne le croy pas,
  Je sçay que vostre amour extréme
  A pour objet d'autres appas.
  Je connois une Bergere
  Qui sent pour vous de l'amour ;
  Et comme elle a dequoy plaire,
  Vous l'aimez à vostre tour.

L'AMOUR crû TIRCIS.

Iris, on soufre tant aupres d'une Inhumaine,
 Et mon sort est si regoureux,
Que ce n'est qu'en changeant que je puis estre heureux.
 Oüy, je vous l'avoûray sans peine,
Le plaisir d'estre aimé me rendroit amoureux.

IRIS.

 Une Bergere moins cruelle,
Qui pousseroit pour vous des soûpirs enflâmez,
Auroit donc le secret de vous changer pour elle ?

L'AMOUR crû TIRCIS.

 Mes sens en seroient si charmez,
Qu'alors je pourrois bien devenir infidelle.

IRIS.

 Vous l'estes donc, & vous m'aimez.

L'AMOUR crû TIRCIS.

Si les premiers regards d'une ame prévenuë
Rendent un cœur sensible à vos appas,
Si vous estes aimée aussitost que connüe,
Quand vous aimerez bien, que ne ferez-vous pas ?

IRIS.

 Si sans me voir, sans me connoistre,
 Vous avez sçeu gagner mon cœur,
 A quel point en seriez-vous maître,
Si vous aviez pris soin d'en estre le vainqueur ?

 Un Berger, & une Bergere, paroissoient icy, & chantoient ces Vers.

 Les cœurs qu'Amour assemble
 Sans le consentement
 De la Maîtresse & de l'Amant,
 Sont les mieux unis ensemble.
***
 Le bonheur suit constamment
 Les cœurs qu'Amour assemble
 Sans le consentement
 De la Maîtresse & de l'Amant.

L'AMOUR crû TIRCIS.

 Courons à la réjoüissance,
 Retournons à nos Jeux ;
 Je sens que mon bonheur commence,
Et les plus doux plaisirs suivent les cœurs heureux.
 Celébrons encor la Naissance
Du Prince dont le Ciel vient d'honorer la France.
***
 Que son destin est doux & beau !
 Que sa gloire sera nouvelle !
Des plus parfaits Héros, le plus parfait Modelle,
 Le reconnoist dés le Berceau
 Pour son Image fidelle.

IRIS.

 Que son destin est ravissant !
 Que sa gloire sera nouvelle,
Si la Félicité qui le suit, qui l'appelle,
 Qui l'accueillit en naissant,
Est en tout temps pour luy si riante, & si belle !

L'AMOUR crû TIRCIS.

 Que son destin est ravissant !
 Que sa gloire sera nouvelle,
S'il est aussi parfait, s'il est aussi puissant
 Que l'est LOUIS dans sa gloire immortelle !

IRIS.

 Que son destin est ravissant !
 Que sa gloire sera nouvelle,
S'il est aussi parfait, s'il est aussi puissant
 Que je seray toújours fidelle !

L'Amour repétoit ces quatre derniers Vers ; & un Chœur de Bergers paroissant ensuite, un Petit Amour chantoit ce Couplet.

 Rivaux tristes & desolez,
Apres les Biens que le Ciel vous envoye,
    Si vous voulez,
   Plus d'un sujet de joye
 Viendra guérir vos cœurs troublez.
 Quittez pour un temps vos Houletes,
Confiez à vos Chiens le soin de vos Troupeaux,
 Dancez au son de vos Musetes,
 Meslez-y mille tons nouveaux.
 De petites Chansonnetes
 Soulagent souvent de grands maux.

Apres que le Chœur avoit repété, l'Entrée des Bergers se faisoit. Les Bergers estoient, Mr le Comte de Duras, Mr le Marquis de Grignan, Mr le Comte de Téride, Mr de Martelliere, & Mr Huet. Quatre Bergeres seules ouvroient l'Entrée, qui finissoit par un Passepied figuré ; apres quoy, deux Bergeres, & un Berger, chantoient ces Vers sur l'Air de l'Entrée.

C'est icy qu'une belle flâme
Rend bientost les desirs contens ;
Dés qu'on aime, on ouvre son ame,
Et qui plaist, n'y perd jamais son temps.

 On dançoit sur cet Air, & on reprenoit le double.

A quoy sert une amour severe,
Pour des cœurs ravis de charmer ?
Du moment que l'on cherche à plaire,
On veut bien entreprendre d'aimer.

 La Symphonie recommençoit l'ouverture.

[Gravure de la Noce de village]* §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 159-160Voir cet article pour la description de cette fête.

 Cet Article de Gravûre me fait souvenir qu'en vous parlant il y a un mois, de toutes les Mascarades qui se sont faites à la Cour pendant le Carnaval, je promis de vous faire graver celle de la Nôce de Village, faite par Monseigneur le Dauphin. Je vous ay tenu parole, & voicy la Planche que j'en ay fait faire. Vous la pouvez confronter avec la description de ma Lettre précedente, afin d'en examiner les Habits avec plus d'exactitude & plus de plaisir. Ils estoient riches, quoy que convenables au sujet ; & les Personnes qui représentoient les Gens de la Nôce, n'ayant pû prendre l'air Villageois, en prenant l'habillement de Village, on y remarquoit quelque chose, qui imprimoit le respect avec la joye.

[Vers faits pour une Mascarade] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 160-164

Il est peu de Villes, où le Carnaval n'ait donné occasion à de pareilles Réjoüissances. On a veu icy de fort jolis Vers, d'une Mascarade qui s'est faite à Montauban. C'estoit un More qui les présentoit à une Belle. Les plaintes qu'il fait sont tournées si galamment, qu'il mérite bien que vous l'écoutiez.

LE MORE,
A LA BELLE AMINTE.

Depuis le jour fatal que mon cœur vous adore,
Je n'ay pû rien gagner par ma fidelité ;
 C'est avec trop de cruauté
 Traiter les Gens de Turc à More.
***
Sans-doute qu'à vos yeux je ne suis point aimable,
Estant d'une figure un peu terrible à voir ;
 Mais si je suis noir comme un Diable,
Je ne suis pas, Aminte, aussi Diable que noir.
***
Je connois la tendresse, je sçay que l'on aime
 A Montauban tout comme ailleurs ;
 Car l'Amour est par tout le mesme,
Il est de tout Païs, & de toutes couleurs.
***
Je ne dispute pas à vos Lys la victoire,
L'ombre le doit toûjours céder à la clarté ;
Mais n'en déplaise au blanc, le noir a sa beauté,
Et l'Ebene a son prix, aussi-bien que l'Yvoire.
***
 Si vostre ame préoccupée
Ne peut s'accoûtumer à ma noire couleur,
Qu'il vienne des Rivaux éprouver ma valeur,
Je me feray contr'eux tout blanc de mon Epée.
***
Mais helas ! je prévois qu'Amour, dont le pouvoir
 M'a mis à vos rigueurs en bute,
Ne finira jamais nostre longue dispute,
Et que nous en serons toûjours du blanc au noir.
***
J'adorois le Soleil avant que vous connoistre ;
Mais vos beautez, Aminte, ont un charme si doux,
 Que dés que je vous vis paroistre,
 Tout mon Encens fuma pour vous.
***
 Les autres Amans dissimulent ;
Moy, je viens sans façon vous dire mon soucy.
 C'est le Soleil qui m'a noircy,
 Et ce sont vos yeux qui me brûlent.

[Depart de la Signora Donna Anna Carouso] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 164-165

Enfin, Madame, nous avons perdu la Signora Donna Anna Carouso, cette merveilleuse Romaine, dont je vous ay souvent entretenüe. Elle retourne à Rome, & laisse icy une grande réputation. Son sçavoir, sa maniere de chanter, & d'accompagner sa voix avec le Clavessin & la LirePour la lire italienne, voir Marin Mersenne, L'Harmonie universelle, livre 4, p. 204-207, 215-216 , & plus que tout cela, son esprit, sa sagesse, & sa modestie, luy ont fait acquerir une estime extraordinaire dans ce Royaume, où les choses mediocres ne sont jamais admirées, & où depuis le Regne de Loüis le Grand, on n'est pas accoûtumé d'en voir des autres Païs qui surprennent. Cette illustre Personne prit congé du Roy ces jours passez chez Madame de Montespan, où Sa Majesté reçeut son Compliment avec son honnesteté ordinaire. On dit qu'on ne peut mieux parler qu'elle fit, & que ce Monarque, qui l'a toûjours traitée avec beaucoup de distinction, luy répondit en des termes, qui luy faisant voir l'estime qu'il faisoit d'elle, luy firent bien connoistre & éprouver en mesme temps dans son cœur, que c'est avec beaucoup de raison qu'on a publié dans le monde, qu'on ne sçauroit l'approcher sans avoir pour luy de l'adoration. Madame la Dauphine a reçeu aussi le Compliment de cette charmante Romaine, avec cette civilité qui luy attire tous les cœurs.

[Description du voyage de l’Amérique fait par M. Gabaret avec son Escadre, & de tous les lieux où il a esté] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 169-220

Vous avez sans doute sçeu que Mr de Gabaret a fait le Voyage de l’Amérique depuis un an avec son Escadre, & qu’il n’en est revenu qu’au mois de Janvier ; mais peut-estre ne vous a-t-on pas encor appris le détail de cette longue promenade. Un jeune Garde de la Marine, Fils de feu Mr de Vienne-Busseroles, en a écrit beaucoup de particularitez. Il seroit fort surprenant que n’estant encor que dans sa quinziéme année, il eust pû faire des remarques aussi justes qu’il en fait sur ce qu’il a veu dans ce nouveau Monde, s’il n’estoit d’une Famille où l’esprit est un bien heréditaire. Cependant comme plusieurs choses luy sont échapées, & qu’il m’est tombé entre les mains une description de ce Voyage, beaucoup plus exacte & plus ample que la sienne, je vous envoye la Lettre qui la contient, afin que vous en sçachiez plus de circonstances.

A Mr L. C. D. M.

Je m’acquite de ma promesse, en vous envoyant la description de nostre Voyage de l’Amérique, pour lequel vous vous souvenez qu’on avoit armé à Rochefort trois Navires du quatriéme rang, qui ont esté commandez par Mr de Cabaret, Chef d’Escadre. Il avoit sous luy sur le Faucon Mr le Chelier d’Arbouville pour Capitaine ; Mr de Courcelles, & Mr le Chevalier de Valbelle, pour Lieutenans ; & Mrs d’Angoulain, de Timbrune & Maret, pour Enseignes.

Le second Vaisseau estoit la Perle, monté par Mr d’Amblimont, ayant Mr de Perrinet pour second Capitaine ; Mrs des Roches, & du Tast, pour Lieutenans ; & pour Enseignes, Mrs de Consolain, de Noré, & de Granery.

Sur la Tempeste, Mrs de Machaut, & du Rivault, Capitaines ; Mrs de Noyelles, & de Moicq, Lieutenans ; & Mrs de Rompré, du Groloir, & du Lyon, Enseignes.

La Flute qui portoit les vivres, estoit le Large, monté par Mr Bardan. Mr Roussel estoit Lieutenant.

Cette Escadre, qui avoit pour Commissaire Mr du Gué, & pour Ingénieur Mr Agarat, sortit de la Riviere de Charante le 7. ou 8. du mois de May 1682. & vers le 15. elle alla moüiller aux Rades de la Rochelle, à la pointe de chef de Bois jusques au 25. qu’elle fit voile pour la Martinique, qui est, comme vous sçavez, une Isle Françoise, où nous arrivâmes le 5. de Juillet, apres quarante jours de Navigation assez heureuse, mais un peu longue à cause des vents contraires, que nous eûmes presque toûjours jusques aux approches du Tropique, où nous trouvâmes les vents que l’on appelle Alisez, qui ne commencerent à nous servir qu’en ces endroits-là. Nous moüillâmes au Fort Royal, pour y salüer Mr de Blenac, General des Isles. Là le Vaisseau nommé la Perle, rangeant les terres en gagnant le vent aux autres, alla toucher sur des Roches pourries, d’où il ne se tira qu’en se voüant sur ses Ancres ; & quoy qu’il ne s’en sentist pas alors, toutefois il ne laissa pas de s’en trouver fort incommodé dans la suite ; car dans le retour de Matances à la Martinique, il faisoit tant d’eau qu’il falloit estre à la Pompe jour & nuit. Dés le lendemain on leva l’Ancre pour aller moüiller au Fort S. Pierre, où nous arrivâmes le soir de tres-bonne heure. Ce Fort est considérable par ses Habitans, mais il ne vaut pas le Fort Royal pour la force. Les grandes allées d’Orangers que j’y trouvay me surprirent fort, moy qui venois d’un Païs où l’on éleve les Orangers avec tant de soin & tant de peine. Nous reçeûmes toute sorte de bons traitemens des Peres Jesuites de ce Païs-là, qui s’occupent tous tres-utilement, les uns d’une façon, les autres de l’autre, dans les employs d’un zele vrayment Apostolique. La Martinique est la principale Isle que le Roy ait dans l’Amérique. Elle est par tout fort montagneuse & pleine de bois, mais fort fertile en Cannes de Sucre, qui est le plus considérable revenu de ses Habitans. Il y croist de bons Melons, & un fruit tres-agreable que l’on appelle Ananas. Il y a aussi plusieurs autres sortes de Fruits, comme des Goïanes, des Patates, des Bananes & des Figues, qui ne sont pas comme celles de France. Apres avoir pris dans cette Isle tous les rafraîchissemens necessaires pour un aussi grand Voyage que celuy que nous allions entreprendre ; je dis grand Voyage, puis qu’il est constant que les Vaisseaux de Sa Majesté n’avoient point encor porté son Pavillon si loin de ce côté-là, nous en partimes le 15. Juillet, & arrivâmes le 17. à la Grenade, qui est habitée par des François, & par des Sauvages. L’Isle est abondante en Cannes de Sucre, en Tabac, & en Tortuës. Il y a aussi un Fort, mais qui n’est pas de grande défence. De la Grenade nous continuâmes nostre route à Vau-le-Vent. C’est en ces termes qu’on parle en cette Partie du Monde ; par la raison que ce Païs-là est au Couchant, & que les vents du Levant y regnent toûjours. Nous fimes donc nostre route à l’Oüest vent arriere, & avec tant de diligence, que le 24. du mois nous eûmes connoissance du Cap de la Velle, qui est Terre de nouvelle Espagne, & continuant ainsi nostre Sillage, nous vimes, mais de loin, la Montagne de Sainte Marthe, que l’on appelle dans le Païs Sierras Nevadas, qui veut dire en nostre langue, Montagne de Neige. Cette Montagne est une des plus hautes, ou la plus haute qui soit au monde. Elle est dans la Zone torride par 303. degrez de longitude, & par 8. de latitude, & peut avoir 30. à 40. lieuës de tour. Elle est dans les terres à 60. lieuës de la Mer ; & on la voit assez distinctement par un beau temps du Cap de Tiberon, qui est dans l’Isle de Saint Dominique, quoy que ce Cap en soit éloigné de 150. lieuës. On luy en donne deux de hauteur, perpendiculairement depuis le sommet jusqu’au niveau de la Mer ; ce qui est contre l’opinion des Geographes, qui veulent que la Montagne la plus élevée n’ait pas la moitié de la hauteur de celle-cy. Mais pour vous faire mieux connoistre son extréme hauteur ; vous remarquerez, que contre l’ordinaire des terres qui sont dans ce climat, où aucune fraîcheur ne se peut conserver, celle-cy se voit couverte de neige dans toutes les saisons de l’année. Il y a cela de particulier en cette Montagne, qu’elle est habitée au pied, & en une partie de la Coste par un petit Peuple, qui entre les autres Hommes pourroit passer pour les Pigmées, dont Pline nous a parlé. Ces petits Hommes demeurent dans les bornes de leur Terroir sans en sortir, c’est à dire qu’ils n’habitent en aucune maniere avec les autres Hommes ; & que mesme ils fuyent & se cachent dans des trous, à la veuë seulement des Personnes de nostre taille. Dans les saisons où ces petits Peuples ont trop de chaud, ils habitent des endroits de la Montagne plus élevez que leurs habitations ordinaires ; & quand ils ont froid, ils reviennent occuper leur premier Terroir. Ces Pigmées vivent de gros Mil, dont ils font du Pain, & boivent d’une boisson qu’ils font avec le mesme Pain. Ils l’appellent Oüicou. On fait encor de cette boisson avec la racine d’un Arbrisseau appellé Magure, c’est à dire apres qu’on en a tiré le suc, qui autrement empoisonneroit au lieu de nourrir. Quant à la Religion de ce petit Peuple, je n’ay pû en estre informé.

Le 26. nous demeurâmes en pane devant Cartagene une heure ou deux hors la portée du Canon, pour donner lieu de considérer la Ville à ceux qui n’estoient jamais venus en ces Quartiers-là. L’on voit cette Ville dans une Presqu’isle faite par la Mer, dont l’une des Costes fait le Port. Elle est d’une moyenne grandeur, aussi irreguliere dans sa figure que dans ses fortifications, & commandée par une Eminence, où il y a un Fort flanqué de quatre Bastions, revestu de terre. Cartagene est située par trois cens degrez de longitude, & par dix degrez trente minutes de latitude nord.

Le 29. nous allames reconnoître la terre à la Coste où est Nombre de Dios, & le mesme jour nous moüillâmes l’Ancre à Portobelo. Cette Ville, quoy que tres-petite, est des plus renommées & des plus considérables de l’Amérique Espagnole, soit pour la beauté & la bonté de son Port, qui est fort vaste & si net par tout, que les plus gros Vaisseaux y peuvent moüiller en toute assurance ; soit pour sa commodité, n’estant éloigné que de dix-huit lieuës de Panama, qui est le lieu où l’on décharge toutes les richesses qu’on apporte du Pérou, pour estre ensuite voiturées par des Mulets à Portobelo, où elles s’embarquent pour la Havane, d’où ensuite on les fait partir pour l’Espagne. Quand nous arrivâmes là, il y avoit actuellement un Vaisseau chargé, & prest à faire voile avec un gros Galion qui l’escortoit, & qui n’a pû empescher que les Philibustiers ne l’ayent pris en Mer, comme nous l’avons appris depuis. Quoy que ce Port soit aussi considérable aux Espagnols que je viens de le marquer, il n’en est pas mieux fortifié ; l’entrée n’en estant défenduë que par un méchant Fort de figure longue tres-irreguliere, qui n’est flanqué d’aucune partie, & qui est commandé par le Costeau, au pied duquel il est bâty. La Ville qui est dans le fond de la Baye, & qui ne se découvre que lors qu’on est tout prest d’y entrer, n’a aucune enceinte, & est seulement couverte de deux petits Redans qu’on a élevez sur le panchant de la Colline, au bas de laquelle elle est assise. Un Fort revestu de pierre fait la sûreté de cette Ville. Il est situé sur le panchant de la Colline, dont je viens de vous parler, & n’est en aucune maniere défendu par le costé qui regarde la Montagne, ny par les deux qui regardent la terre. Celuy qui regarde la Mer est flanqué seulement par deux petits Bastions, qui n’ont qu’une toise & demie de flanc ; & à l’extrémité de la Baye on voit une Redoute quarrée, revestuë de pierre, qui peut avoir douze toises de face. Voila en racourcy ce que c’est que Portobelo. On prétend le fortifier d’une Citadelle à six Bastions, qu’on doit situer entre deux Rivieres à demy portée de Canon des Forts. Nous moüillames aupres de celuy qui défend l’entrée du Port. On y fait garde en tout temps, & nous ne doutâmes point qu’elle n’y fust redoublée tant que nous y fumes. Mr de Gabaret voulant découvrir la disposition des esprits, députa aussi-tost Mr de Septen, Major de l’Escadre, qui s’estant mis en Canot avec le Pavillon déployé, eut un pour-parler avec le Commandant du Fort de l’entrée, apres quoy il fut renvoyé au Gouverneur. Comme il approchoit de la Ville, il vit venir une Chaloupe ayant le Pavillon Espagnol, qui luy fit sçavoir qu’on venoit le prendre. Il entra dedans, & alla trouver le Gouverneur qui luy donna Audience ; il revint ensuite rendre compte à Mr de Gabaret de ce qu’il avoit negocié. Je ne sçay point précisement ce qui se traita dans cette conférence, ny dans celles que l’on eut avec d’autres Deputez ; je sçay seulement qu’on leur demanda des Prisonniers, & qu’ils répondirent qu’ils n’en avoient point. Cependant le soir fort tard, un Homme vint à la nage au Bord de Mr d’Amblimont qui rangeoit le plus la terre, & qui l’ayant reçeu dans son Canot, l’envoya en mesme temps à Mr de Gabaret. On apprit de luy que les Espagnols avoient 17. ou 18. François, sans qu’il expliquast s’ils les avoient comme Prisonniers. Cela donna lieu à Mr le Commandant de renvoyer à la Ville dés le lendemain matin, pour s’y èclaircir de tout. On demanda ces François au Gouverneur. Il dit qu’il estoit vray qu’on en avoit quelques-uns, mais qu’ils estoient gagez, & non sur le pied de Prisonniers, & que si on les vouloit, on pouvoit les emmener. Ils furent rendus, & distribuez sur les trois Vaisseaux, tous en fort mauvais équipage, maigres & defigurez. Cet incident ne nous broüilla point ; au contraire tout se passa de côté & d’autre le plus doucement du monde, en visites, civilitez, & présens. Le Gouverneur commença par des rafraîchissemens de deux Bœufs gras, de Vin d’Espagne, de Confitures, d’Oranges & de Citrons, qu’il envoya à Mr de Gabaret ; & il reçeut de luy une paire de Pistolets, un Castor, & d’autres choses de cette nature. Il régala à terre les Deputez de l’Escadre, & les siens furent aussi traitez dans le Bord du Commandant. Ils y burent souvent la santé des deux Roys de France & d’Espagne avec les cerèmonies ordinaires, testes nuës, & faisant avec le Couteau & l’Assiete un petit charivary qui nous parut fort plaisant. Parmy les Capitaines & Officiers de Portobelo, il s’en trouva deux qui avoient autrefois servy en Flandre, & qui parloient assez bien François. Ils estoient pleins d’une singuliere veneration pour l’auguste Personne de Loüis le Grand, dont la reputation s’est étenduë jusque dans cette extrémité du Monde, & jusque chez nos Ennemis mesme, qui jamais n’en parloient qu’avec éloge. Comme nous avions assez mal moüillé la premiere fois, ne connoissant pas encor le Port, le Gouverneur nous envoya fort honnestement un Pilote, pour nous faire rentrer & moüiller plus avant, & mieux que nous n’avions fait d’abord. Cela n’empescha pas que deux des Navires Armadilles qui estoient desarmez, ne commençassent à s’agréer dés le moment qu’ils nous virent. Ce fut toutefois pour demeurer dans le Port.

Le 2. d’Aoust nous partimes de Portobelo, & comme le vent nous estoit contraire, nous fûmes obligez de l’oüir, ce qui nous fit connoistre les Catives, ce sont plus de cinquante Isles inhabitées. L’onziéme du mesme mois nous découvrîmes l’Isle de Rotan ou Goujava, qui est dans le Golphe de Hondoure par 286. degrez de longitude, & 16. de latitude. Cette Isle n’est habitée que par des Corsaires qui s’y viennent rafraîchir. Nous y trouvâmes le long d’un petit Islote un Navire abandonné ; ce qui nous fit croire que l’on avoit pris, tué ou noyé l’Equipage. C’estoit apparemment un reste de prise des Philibustiers sur les Espagnols ; car outre quelques fers de Cheval qui estoient restez de la carguaison, nous y vîmes plusieurs Jarres de Vin d’Espagne, & des Lettres en Espagnol, qui marquoient que ce Vaisseau estoit party du mois de Juin de la mesme année 1682. Ainsi la prise en estoit récente.

Le 13. Nous découvrimes un petit Corsaire qui rodoit autour de cet endroit, & qui ne s’approcha pas de nous, quoy qu’un coup de Canon luy fist le signal ordinaire d’arriver. On luy auroit couru sus, si la chose en avoit valu la peine. Cette traverse de Portobelo à Rotan fut dangereuse à cause des Bancs de sable qui coupent toutes ces Mers. D’ailleurs les fonds estoient si hauts en certains endroits, que nos Pilotes s’y trouvoient souvent embarassez. Le 25. nous reconnûmes l’Isle des Pins & les Caps de Corantes & de S. Antoine, qui sont au bout de l’Oüest de l’Isle de Cube. Nous eûmes beaucoup de peine à doubler ce dernier Cap, & fûmes contraints de demeurer à la pointe pendant quelques jours, en attendant le vent favorable.

Le 3. de Septembre nous rangeâmes Porte-Cavane, que l’on voit dans la mesme Isle ; & le 6. nous passâmes devant la Havane, qui est le Port le plus considérable de tout le Païs. Aussi l’a-t-on fortifié le mieux qu’on a pû. Cette Ville est la Capitale de l’Isle, & le sejour ordinaire du Capitaine General. Son Port sert de rendez-vous à tous les Galions qui apportent l’argent des Indes, comme aussi à tous les Vaisseaux qui viennent de Sainte Marte, de Cartagene, de Nombre de Dios, de Portobelo, de Campéche, de la Veracruz, & de tous les autres endroits du Méxique.

Le 7. nous moüillâmes à Matances. Ce fut dans cette traverse que nous aperçeûmes la Comete que vous avez veuë en France, & dont à nostre retour aux Isles, nous trouvâmes des Observations que l’on avoit envoyées aux Jesuites. Nous la vîmes pour la premiere fois la nuit du 25. au 26. d’Aoust, la teste au Nord-Nordest, & la queüe à Oüest sur-Oüest. Pendant le sejour que nous fismes à Matances, nous y fûmes régalez un Pere Jesuite & moy, par un Espagnol le meilleur Homme du monde. Nous estions au lieu où l’on faisoit de l’eau, & où ce pauvre Homme venoit pour nous voir. Dés qu’il apperçeut ce Pere, il courut à luy, luy baisa la main, & apres les civilitez ordinaires qu’ils rendent aux Religieux, il nous donna jour pour dîner chez luy. Nous nous trouvâmes au mesme endroit où nous l’avions veu la premiere fois. Il nous y prit en Canot, & nous fit remonter la Riviere environ un quart de lieuë, jusques à sa Case. Comme nous en approchions, nous vîmes son Negre sortir du Bois, avec un Cochon tout prest à mettre au feu, dans une broche de bois qu’il portoit sur son épaule. Nous entrâmes dans la Case. On mit le couvert, où pour Linge, pour Assietes, & pour Plats, deux Feuïlles de Bananier furent étenduës. Le Cochon estant rosty, on le servit sur ces Feuïlles, & rien davantage, jusques au boüilly qu’on servit apres. Il consistoit encor en Cochon boucaré & boüilly, avec une si grande quantité de Poivre, qu’on n’en pouvoit mettre sur la langue sans sentir un feu insuportable. Pour du Pain & du Vin, il eust fallu s’en passer, si quelques Gens de nos Bords qui survinrent n’en eussent fourny ; mais comme il y en avoit peu, pour le nombre de Personnes que nous estions, on se sauva sur la Cassave, & l’eau fraische. Un autre jour, pour nous rafraischir, nous entrâmes dans la Baye de Matances, qui est dans la mesme Isle de Cube. Nous y fismes de l’Eau, du Bois, de la Viande, du Poisson, & enfin de toutes les choses necessaires à la vie. Cette Baye est grande, mais il n’y a pas moüillage par tout. Ce n’est pas le seul desagrément ; on essuye encor celuy de n’y trouver aucun Habitant. Si cela est un mal, il est adoucy par la grande quantité de Chasse que l’on y rencontre, consistant en Bœufs sauvage, Haras, Perroquets, & une infinité d’autres Oyseaux bons à manger. Nous y trouvâmes, entre autre Gibier, une espece de Rats, beaucoup plus grands & plus gros que nos Chats, qui se tiennent sur des Arbres le long des Rivieres, & qui ne s’enfuyent point pour voir apres eux plusieurs Chasseurs. On y trouve encor pour rafraischissement, d’une nature de Choux, qui sont sur la cime d’un tronc fort spongieux, & qui ont depuis 30. jusques à 50. pieds de haut. On mange ces sortes de Choux en diverses manieres, en soupe, en salade, & à la poivrade. La Pesche est abondante en cette Baye, & l’on y prend de toute sorte de bon Poisson. On a aussi le plaisir en allant pescher dans les Rivieres qui tombent dans la Baye, de cüeillir du Cresson autant qu’on en veut ; Il est semblable à celuy d’Europe. Outre tous ces biens qui sont donnez par la Nature, elle y donne encor du Sel en abondance, & des Fruits de diverses manieres ; entr’ autres des Prunes qu’on appelle de Monbin, & des Raisins de deux especes. Cet agreable Païs est, comme je l’ay déja dit, dans l’Isle de Cube, laquelle a, selon les Observations des Geographes, 280. lieuës de long, & 40. lieuës de large. Elle est située entre 289. & 301. degrez de longitude, & 20. & 22. de latitude, c’est à dire que son côté plus Nord est à 30. lieuës du Tropique du Cancre.

Le 19. nous partîmes de Matances pour aller débouquer par Bahama, où les vents de Nord forcez sont extrémement à craindre, à cause du peu d’espace du Détroit, qui a d’un côté la Terre-Ferme, & de l’autre les Isles, contre lesquelles il est dangereux d’aller briser ; outre que les Courans estant tres-rapides, si la Mer vient à estre agitée par de gros vents, tels que sont ceux du Nord, quand ils tirent en cet endroit-là, le peril est grand pour d’aussi petits Vaisseaux qu’estoient les nostres. Nous passâmes neantmoins heureusement ce Canal, qui a 25. lieuës de large, & 60. lieuës de long. Il est entre 24. & 27. degrez de latitude. Nous costoyâmes ensuite toute la Floride jusqu’à la hauteur de la Bermude, où nous trouvâmes les vents pour la Martinique, que nous découvrîmes dés le matin 24. Octobre, & où nous allâmes moüiller le 26. au Fort Saint Pierre. Il y avoit prés de trois mois & demy que nous en estions partis. On nous y apprit la nouvelle de la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne.

Le jour des Morts 2. de Novembre, nous partîmes encor de la Martinique pour retourner à la Grenade, où nous prîmes Mr de Gabaret, Frere de nostre Commandant, qui en est le Gouverneur. Nous le passâmes avec Madame sa Femme à la Martinique, où elle vouloit faire ses couches, & où nous arrivâmes le 16. Dans cette traverse, un petit Esquif chargé de quatre ou cinq Anglois, parut à la veuë des Vaisseaux. Mr de Gabaret arriva sur eux pour sçavoir ce que c’estoit ; & fut fort surpris, lors qu’il vit ces Misérables, qui à peine pouvoient remuer la rame pour accoster le Navire, tant ils estoient fatiguez par la faim, la soif, le mauvais temps, & les coups de Mer. Les ayant enfin reçeus dans son Bord, il apprit d’eux qu’ils venoient de Tabaco, d’où les mauvais traitemens qu’on leur avoit faits, les avoient contraints de partir, & de se mettre, comme par desespoir, à la mercy des flots dans cet Esquif, où le peu de provisions qu’ils avoient leur ayant manqué depuis cinq jours, ils avoient beaucoup souffert. Ce fut une bonne fortune pour eux de nous avoir rencontrez ; car à la route qu’ils faisoient, ils alloient donner sur quelqu’un des Grenadins, où ils seroient morts de faim, ou à S. Vincent en danger d’y estre tuez par les Caraybes qui occupent l’Isle, & qui sont Ennemis irréconciliables des Anglois.

Si-tost que nous fûmes de retour à la Martinique, Mr de Gabaret donna ses ordres, & marqua un jour pour celebrer la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne. Ce jour estant venu, on vit dés le matin tous nos Vaisseaux ornez de leurs Flâmes, Pavillons, & Pavois, & tout leur Canon dehors. La cerémonie commença par une Piece de Théatre que représenterent les Creolles de cette Isle, exercez depuis si longtemps par le Pere le Mercier Jesuite. Les Creolles sont les François nez dans l’Isle. L’Assemblée estoit des plus belles qu’on ait jamais veuë en ce lieu-là. Il y avoit deux Gouverneurs, Mr de Chambly, & Mr de Gabaret Gouverneur de la Grenade, deux Intendans & deux Intendantes, avec leurs Familles, un Chef d’Escadre, tous les Capitaines & Officiers de la mesme Escadre, & enfin toutes les Personnes considérables de l’Isle. L’ouverture du Theatre se fit par l’explication d’un Embleme, ayant pour corps un Soleil, dont l’image estoit refléchie d’un Miroir sur un autre, ave ce mot, Par in utroque. Il estoit aisé d’en faire l’application au Roy, qu’on voit reproduit en quelque maniere dans la Personne de Monseigneur le Dauphin, & dans celle de Monseigneur le Duc de Bourgogne. La Piece fut terminée par une représentation des quatre Parties du Monde, qui se disputoient l’honneur d’estre la premiere sous la domination deLoüis le Grand. L’Amérique fit merveille dans cette dispute. Ce Divertissement estant finy, Mr de Gabaret prit le Pere Poincet, Superieur General des Jesuites aux Isles avec quelques Peres, pour chanter le Te Deum dans son Bord. On fit trois décharges de Mousqueterie, les trois Vaisseaux se répondant les uns aux autres, & ensuite on entendit le Canon, qui fut parfaitement bien servy.

Quelques jours apres nous allâmes à la Guadeloupe, appellée communément Gardeloupe. Nous y estions attendus pour les Réjoüissances qu’on y avoit préparées dans l’occasion de cette mesme Naissance. Mr Insselin en voulus faire les frais, par reconnoissance de la gratification qu’il a receuë de Sa Majesté. Nos Officiers ne furent pas plûtost descendus à terre, qu’apres les civilitez accoûtumées, on les fit entrer dans la Salle de Mr le Gouverneur, où il y avoit Table ouverte pour toutes les Personnes considérables. D’autres Tables estoient dressées dehors, sous une Galerie couverte de Feüillages & de branches d’Arbres. On y donnoit place à tout le monde. Comme nous arrivâmes d’assez bon matin, on commença par un fort grand déjeuner, apres quoy on se rendit à l’Eglise au milieu de la Mousqueterie rangée en haye de côté & d’autre. Le Pere Imbert Superieur celebra la grande Messe, & fit ensuite un Discours fort éloquent à la loüange du Roy, & de toute la Famille Royale. Ce Discours fut suivy du Te Deum, lequel estant achevé, Mr le Gouverneur, Mr de Gabaret, & tous les Officiers de nos Bords, marcherent au son des Tambours & des Trompetes, & allerent à la Place où estoit un Feu d’artifice, disposé en Pavillon cantonné de quatre grands Pots de feu. De ce Pavillon couloit une Fontaine de Vin à laquelle ils burent tous les santez Royales, puis retournerent disner chez le Gouverneur, laissant couler la Fontaine pour les Soldats & pour tout le Peuple qui les suivit, & dont plusieurs allerent encor manger sous la Galerie, où l’on servit les Tables pour tout le monde, avec une magnificence extraordinaire. Durant le Repas, les Violons, les Trompetes & les Tambours, ne cesserent point de se faire entendre. L’apresdinée il y eut Bal jusqu’au soir ; & sur l’entrée de la nuit on alluma le Feu de joye, auquel succeda celuy d’artifice. Les Flâmes du Pavillon estoient garnies de Frises, de Festons, & de Feüillages entre-meslez de Fusées volantes. Le Canon & la Mousqueterie tirerent à diverses reprises. D’un côté estoit une partie des Habitans à cheval en Escadron, de l’autre le reste à pied en Bataillon. Le Pere Imbert mesme ne se contenta pas de ce qu’il avoit fait le matin. Il voulut encor signaler son zele le soir par une Illumination, ayant élevé devant la Porte de ceux de sa Compagnie, une face de Pavillon garnie de Lampes allumées, outre les autres Feux disposez en long sur deux grands Perrons, l’un plus élevé que l’autre. Au défaut des Trompetes & des Tambours, il fit venir tous les Negres, Hommes & Femmes, qui sur l’espérance d’un coup d’Eau-de-Vie, firent retentir toute la nuit les cris de Vive le Roy.

Nous quittâmes cette Isle le 3. de Decembre, & arrivâmes le 5. à S. Christophe, où nous laissâmes les Anglois que nous avions trouvez dans l’Esquif. Nous en partîmes le lendemain pour France, entre dix & onze heures de nuit, & nous y serions arrivez le mesme mois, si les vents contraires ne nous eussent retardez. Le manque de vivres nous obligea mesme de relâcher à Brest, ne pouvant gagner ny la Rochelle ny Rochefort. Les deux premieres nuits que nous y passâmes furent si mauvaises, que nous nous trouvámes fort heureux de nous voir en lieu de sûreté. Un Vaisseau Marchand que nous avions rencontré deux ou trois jours auparavant, faisant voile pour Cadiz, n’eut pas le mesme bonheur. Il fut extrémement batu de la tempeste, & contraint de relácher apres nous. L’équipage alla pieds nuds à une Eglise de Nostre-Dame à Brest, s’acquiter d’un Vœu fait dans le péril du naufrage. Nous vîmes ensuite ces pauvres Gens dans les Fours des Magazins du Roy, qui faisoient rempezer les Toiles dont ils alloient trafiquer, & que les coups de Mer avoient toutes noyées & perduës. Pour nous, quoy qu’avec moins de danger, nous ne laissámes pas d’estre batus de l’orage, & d’un coup unique de Tonnerre. La foudre tomba sur nos trois Bords, & y blessa plusieurs Matelots, mais legerement, n’y ayant eu qu’exhalaison sans caillou. Je tiray cet avantage du mauvais temps, qu’il me donna occasion de voir un des plus beaux Ports de France. Et effet, il faut avoir veu Brest & ses Vaisseaux, pour bien concevoir ce que Sa Majesté peut entreprendre, & executer sur Mer quand Elle voudra.

Le 17. de Janvier, par un vent du Nord-Oüest, nous appareillámes pour nous rendre à Rochefort, où nous ne pûmes arriver que le 23. apres avoir fait 5000. lieuës en droite route, & par conséquent prés de 6000. par les détours que nous avons esté obligez de faire.

[Mariage de M. le Comte de Gondrin] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 220-225

On a eu avis que Mr le Comte de Gondrin épousa Mademoiselle de Pochonne sur la fin du Carnaval. Le Mariage s'est fait dans la Ville d'Aqs, dont Mr le Marquis de Pochonne, Frere de la Mariée, est Gouverneur, aussi-bien que du Chasteau. Ils sont si connus l'un & l'autre, tant par leur naissance que par les divers employs dont nos Roys ont honoré leurs Ancestres, que ce seroit inutilement que je parlerois de leurs services. L'Histoire de France en rend de glorieux témoignages. La Cerémonie des Fiançailles fut faite dans l'Eglise Cathédrale le Dimanche-gras à dix heures du soir, par Mr de Bergoing, Vicaire General de Mr l'Evesque d'Aqs. Le Discours qu'il fit aux Fiancez sur l'état qu'ils alloient prendre, charma toute l'Assemblée, qui se rendit en suite au Chasteau, où il y eut Bal jusqu'au jour. Mr le Comte de Gondrin, & Mademoiselle de Pochonne, ne s'y firent pas moins admirer par leur bon air à la Dance, que par la magnificence de leurs Habits. Ils allerent recevoir le lendemain la Benédiction Nuptiale, & eurent la satisfaction de voir les Ruës pleines de Peuple, qui leur souhaitoit toutes sortes de félicitez dans leur mariage. La foule avoit esté si grande le soir precédent dans la Cathédrale, que Mr le Marquis de Pochonne fit mettre des Gardes aux Portes de l'Eglise. Ils trouverent au retour, dans la Place de Pochonne, divers Détachemens des Compagnies de la Ville, leurs Officiers à la teste, qui leur marquerent leur joye par plusieurs décharges de Mousqueterie ; à quoy la Garnison du Chasteau, qui en bordoit les Remparts, ne manqua pas de répondre. Le bruit du Canon se fit en suite entendre fort loin. Lors qu'on fut rentré dans le Chasteau, on trouva un magnifique Dîné, où tout ce que l'on pouvoit donner dans la Saison fut servy en abondance. L'apresdînée les Mariez reçeurent les Complimens de tous les Corps de la Ville, & des plus considérables de l'un & de l'autre Sexe, qui s'empresserent, chacun en particulier, à leur venir témoigner leur joye. Le Soupé suivit avec autant de magnificence & de propreté qu'on en avoit veu au premier Repas. Il y eut un second Bal dans le mesme Sallon où l'on avoit déja dancé. Il estoit éclairé de quantité de beaux Lustres, & orné de plusieurs grands Miroirs, dont la reverbération faisoit un effet tres-agreable. On avoit illuminé les Fenestres en dehors, & ces Lumieres sembloient inviter tous les Habitans à prendre part à la joye qui régnoit dans le Sallon. Aussi leur vit-on donner toutes les marques possibles de celle qu'ils ressentoient. Ces réjoüissances durerent plusieurs autres jours avec le mesme ordre, & une tres-bonne Symphonie.

[Vers de Montplaisir, Lieutenant du Roy d’Arras, sur la favorable audiance donnée par le Roy à Mademoiselle de Scudéry] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 238-241

Tous ceux qui ont de l’esprit & du mérite, ont pris tant de part à la justice que le Roy a renduë à Mademoiselle de Scudery, que loin qu’elle ait causé de l’envie, comme on en a ordinairement des avantages qu’on voit accorder aux autres, chacun a écrit pour congratuler cette incomparable Fille de la Pension qui luy a esté donnée. Ma derniere Lettre vous a fait voir plusieurs Madrigaux sur ce sujet. En voicy encor trois autres. Le premier est de Mr de Montplaisir, Lieutenant de Roy d’Arras ; le second, d’un Homme de qualité de Bretagne ; & le troisiéme, de Mr de Vaumoriere.

SUR LA FAVORABLE
audience que le Roy a donnée à Mademoiselle de Scudery.

Les Sages, ce dit-on, n’admirent jamais rien ;
Mais la sage Sapho, qui voit & sçait si bien
Jusques où peut monter la vertu consommée,
 N’a pû soútenir l’entretien
Du plus grand de nos Roys, dont la gloire est semée
Jusqu’aux derniers Climats où va la Renommée,
Sans admirer l’éclat de tant de majesté ;
Ny voir tant de lumiere avec tant de bonté,
 Sans en estre charmée.
Princes, que sa valeur a vaincus & soúmis,
Et qu’un jaloux dépit a fait ses Ennemis,
Venez voir de plus pres tant de vertus si rares ;
Et s’il vous parle un jour, vous serez bien barbares,
 Si vous n’estes de ses Amis.

Sur la Pension donnée à Mademoiselle de Scudery.

 Sapho, depuis que de tes jours
 Commença l’admirable cours,
En vain pour toy cent fois cette Aveugle chagrine,
 Qui du fier Occean tire son origine,
A voulu s’accorder avecque la vertu ;
 Il falloit un Soleil de splendeur revestu,
  Pour surmonter ton Eloile maline.

[Madrigaux à la mesme] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 241-242

Sur le mesme Sujet.

 LOUIS, Monarque incomparable,
 Sur Sapho répand ses bienfaits,
  Et cette Fille admirable
Chante du Grand LOUIS les vertus & les faits.
 Que l’un & l’autre est équitable
 Dans cette justice qu’il rend !
Sapho ne peut loüer un Héros plus loüable,
Ny LOUIS reconnoistre un mérite plus grand.

[Motets chantez devant le Roy, de la composition de ceux qui aspirent à la Maistrise de Musique de la Chapelle de Sa Majesté, avec tous les noms de ceux qui les ont fait chanter] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 310-318Cet article donne le nom des quatre sous-maîtres retenus.

Le Roy estant de retour [à Versailles], donna ses ordres pour faire travailler 15. Musiciens, chacun séparement, à un Motet. Pour vous apprendre dequoy il s'agit, il faut vous dire, Madame, que les Places de Maîtres de Musique de la Chapelle du Roy, estant à remplir, Sa Majesté a résolu d'en mettre quatre au lieu de deux. Elle l'a fait dire à tous les Evesques de son Royaume, afin qu'ils avertissent les Maistres de Musique de leurs Cathédrales, de se rendre à Versailles, pour y faire chanter chacun un Motet, en cas qu'ils se sentissent assez habiles pour pouvoir disputer ces Places par la beauté, & par la bonté de leur Musique ; Sa Majesté voulant en ce cas payer leur voyage, quand mesme ils ne seroient pas reçeus. Le Roy fait connoistre par là sa justice, & sa libéralité. Voicy les noms de tous les Musiciens qui se sont presentez, selon l'ordre qu'ils ont fait chanter. Messieurs

 

Mignon,

Oudot,

Dache,

Lalande,

Minoret,

Daniëlis,

Colasse,

Grabus,

Le Sueur,

Charpentier,

Laloüette,

Menaut,

Malet,

Rebel,

Salomon,

Gouppillier,

Sevry,

Jouvain,

Girard,

Poirier,

Gervais ;

Desmares,

Fernon,

Fossart,

Bouttelier,

Tabaret,

La Garde,

Burat,

Loisele

Renault,

Champenois,

Lorenzani,

Prevost,

La Grilliere,

Nivers.

 

Tous ces Musiciens ayant fait chanter en diférens jours chacun un Motet à la Messe du Roy, on a choisy un nombre de ceux qu'on a jugé les meilleurs pour les faire travailler, & on les a enfermez afin de connoistre par un second Motet qu'on leur a fait faire, si le premier qu'ils ont fait chanter est de leur composition. Ce n'est pas que les autres n'ayent beaucoup de mérite ; on ne leur auroit pas permis de faire chanter devant le Roy, si on ne leur en avoit crû ; & c'est pour cela que je vous envoye leurs noms, afin que vous connoissiez les Maistres de France, si excellent dans la Musique de l'Eglise. Ceux qu'on a fait enfermer ont remis leur Composition au Roy, dans un Paquet cacheté. On tire au sort ces Paquets, pour faire chanter ce qu'il contiennent, & quand tout aura esté chanté, on choisira pour Maistres de la Chapelle, les quatre qui auront le mieux reüssy dans cette derniere composition. Voicy les noms de ceux qui ont esté enfermez.

 

Mrs Mignon,

Lalande,

Minoret,

Colasse,

Le Sueur,

Ralet,

Mebel,

Salomon,

Gouppillier,

Desmares,

Fossart,

La Garde,

Lorenzani,

Prevost,

Nivers.

 

Le Sieur Charpentier estoit fort malade, dans le temps qu'on a enfermé ces quinze Musiciens. Il n'y a eu jusqu'icy que deux Maistres de Musique de la Chapelle du Roy. Mr du Mont, & Mr Robert, tous deux tres-habiles, & tres-estimez, remplissoient ces places ; & comme leur âge les oblige de quitter, Sa Majesté en veut choisir quatre pour le mesme employ. Depuis que les quinze sur qui doit tomber ce choix, sont sortis du lieu où ils avoient esté enfermez, ils ont tiré au Billet à qui feroit chanter le premier. Le Maistre de Musique de Meaux, dont le nom paru d'abord, commença Lundi 26. de ce mois ; & Mr Mignon, Maistre de Musique de Nostre-Dame, fit chanter le lendemain. Je n'ay point sçeu dans quel ordre tous les autres noms ont esté tirez. Je sçay seulement que Mr Lorenzani fera chanter le septiéme, & que Mr Colasse est le dernier. C'est celuy qui bat la Mesure aux Opéra de Mr Lully.

[Réjoüissances faites à Constantinople pour la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 356-357

On a eu nouvelles de Constantinople, que Mr de Guilleragues nostre Ambassadeur n'y eut pas plûtost reçeu avis de la Naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne, qu'il en fit rendre des actions de grace dans la Chapelle du Palais de France. La Messe y fut celebrée Pontificalement par Mr l'Evesque de Cysique, Vicaire Patriarchal de Constantinople, qui prononça un fort beau Discours Italien à la loüange de Sa Majesté. On chanta ensuite le Te Deum. Sans l'absence du Grand Seigneur, pendant laquelle il n'est point permis aux Chrestiens de faire des Réjoüissances publiques, Mr de Guilleragues en eust fait faire devant son Palais, & sur les Vaisseaux Marchands François, mais il fallut qu'il se contentast de donner un magnifique Repas à toutes les Personnes considérables de la Nation.

[Festes de Toulouse] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 357-358

Vous vous souvenez de toutes les Festes qui ont esté faites à Toulouse pour cette mesme Naissance. On a bien connu qu'elles se faisoient par zele, encor plus que par devoir, puis qu'elles ont esté renouvellées dans la mesme Ville à la fin de Fevrier. On y représenta chez les Peres Jesuites une Comédie ornée d'une Allégorie en forme d'Opéra. C'estoit La naissance de Mercure, par rapport aux avantages que tire la France de celle de Monseigneur le Duc de Bourgogne. La Comédie avoit pour titre Le philosophe à la Mode, & l'on y joüoit les Cartésiens. [...]

[Phaéton, Opéra] §

Mercure galant, avril 1683 [tome 4], p. 363

L'Opéra de Phaéton, qui a servy de divertissement à la Cour ce Carnaval, fut donnê pour la premiere fois au Public Mardy dernier 27. de ce mois. Je vous en entretiendray dans ma premiere Lettre.