1685

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI). §

Si un Courtisan trompé dans ses espérances, est plus à pleindre qu’un Amant passionné, qui ne peut réüssir dans son Amour, Par Mr A.M.A.D.M.D. §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 1-16

On n’a point encore proposé de Question plus difficile à resoudre, que celle qui met en balance les inquietudes d’un Courtisan, à qui la Fortune est toûjours contraire, & les peines d’un Amant, qui rend des soins inutiles à la personne qu’il aime. Comme l’Amour & l’Ambition sont deux passions tres-violentes, elles déchirent si cruellement le cœur de celuy qu’elles agitent, qu’on peut dire que dans l’un & l’autre estat, il n’y a rien qui puisse égaler ce qu’il endure. L’Ouvrage par lequel je commence le Recueil de Pieces diverses, que je vous envoye tous les trois mois, nous en donne un vif portrait, qui vous frapera sans doute, tant la matiere y est délicatement traitée. Je ne puis vous en dire davantage, sans retarder le plaisir que vous donnera cette lecture. L’Autheur, qui n’a voulu designer son nom que par les six lettre, qui sont au bas de ses Vers, se fera connoistre quand il luy plaira par d’autres Ouvrages, puisqu’il est aisé de voir qu’un homme qui a un talent si heureux pour la Poësie, ne dédaigne pas dans ses heures de loisir, d’employer quelques momens à s’entretenir avec les Muses.

Si un Courtisan trompé dans ses esperances, est plus à plaindre qu’un Amant passionné, qui ne peut fléchir le cœur de la personne qu’il aime.

VERS LIBRES.

 L’ambition & l’Amour
 Sont de toutes les affaires ;
Et ces deux passions ménagent tour à tour
 De la Ville & de la Cour,
 Et l’intrigue & les misteres ;
Mais de sçavoir au vray laquelle fait des deux
 Un plus sensible martire,
 Elles font si peu d’heureux
 Qu’à peine peut-on le dire.
***
Mercure toutefois desire de sçavoir
 Quelle en est la difference ;
 Et je voudrois bien pouvoir
 Par raison & par devoir,
 Et mesme par complaisance
 Luy donner contentement.
 Hier je révois comment
 Je pourrois le satisfaire,
 Quand Tircis & Dorilas
 Que je trouvay sur mes pas,
 Vinrent me tirer d’affaire ;
 Tircis, le tendre Tircis,
 Dont les flames amoureuses,
 Fidelles & malheureuses,
 Parlent dans tous les écrits ;
 Dorilas qui de la gloire
 Fait tout son entestement ;
 Dorilas qui ne peut croire
 Que la peine d’un Amant
 Puisse égaler le tourment
D’un homme ambitieux dont le dessein échouë
Au moment qu’il se croit au dessus de la rouë.
 Ils contestoient fortement,
Et loin de m’aviser d’appaiser leur querelle,
 Tranquille & d’un grand loisir
J’animay leur Dispute, & m’en fis un plaisir.
***
Vostre difficulté, leur dis-je, est assez belle
 S’il faut pour vous accorder
Un homme qui n’ait point d’interest dans l’affaire,
 C’est à moy de la décider ;
Dites donc vos raisons, je suis prest à me taire.
***
Le languissant Tircis me répondit, helas !
 Se peut-il que du mal extréme
D’un malheureux Amant hay de ce qu’il aime,
 Et des maux de Dorilas
 On puisse faire un Probléme ?
***
Mais plûtost, répondit Dorilas à son tour,
 Croira-t-on qu’il soit possible
 Qu’un leger transport d’amour,
 Cause un mal aussi sensible
 Que ce qu’on souffre à la Cour,
Lors qu’un fourbe imposteur, plus sçavant dans l’intrigue,
A rompre vos desseins s’appliquant nuit & jour,
 Fait échoüer vostre brigue.
***
Expliquez vos raisons alternativement,
Les Muses, dit Virgile, en aiment la maniere,
La contestation paroist plus clairement,
Et la décision en est plus reguliere,
 Leur dis-je ; & dans ce moment
A l’ombre tous les deux, auprés de moy s’assirent,
 Et tour à tour se plaignirent ;
 A peu prés voicy comment.

TIRCIS.

Qu’un cœur tendre & sensible à de maux nous expose !
Que l’on souffre en amour de secretes langueurs,
 Quand de l’Objet qui les cause
On ne sçauroit flêchir les severes rigueurs !

DORILAS.

Qu’une ame du desir de la gloire enflamée
 A de douloureux mouvemens !
 Qui peut comprendre les tourmens
 Dont sans cesse elle est alarmée ?
 Sera-ce vous, foibles Amans ?

TIRCIS.

J’aime, j’ay mille maux que je n’oserois dire,
Auprés d’Amarilis je languis je soûpire,
Et lorsque ma douleur est peinte dans mes yeux,
Si je cherche les siens, l’ingrate se retire.
Qui peut en ce moment concevoir mon martire ?
 Sera-ce vous, Ambitieux ?

DORILAS.

La noble passion dont mon ame est éprise,
A pour objet la gloire, & la gloire c’est tout.
Quel charme, quel transport quand on en vient à bout !
Quel desespoir pour qui manque dans l’entreprise !

TIRCIS.

J’ay pour Amarillis une flame fidelle ;
Si je pouvois toucher le cœur de la cruelle,
 Si ce cœur sentoit pour moy
 Ce que le mien sent pour elle,
 Oüy, ma gloire seroit telle,
 Que la felicité d’un Roy
Ne me poroistroit pas si touchante & si belle.

DORILAS.

Si Dorilas pouvoit pretendre
De s’établir quelque jour
Au poste où l’heureux Alcandre,
Est maintenant à la Cour,
Des souffrances de l’amour
Il sçauroit bien se defendre.

TIRCIS.

Si mon Amarilis, sensible à ma tendresse,
Respondoit un moment à l’ardeur qui me presse,
Heros ! dont la vaillance étonne l’Univers,
Non, ce-n’est pas pour vous que je ferois des Vers.

DORILAS.

L’Amour a quelques appas,
Mais il en fait bien accroire,
Et ne dédommage pas
Des pertes que fait la Gloire.

TIRCIS.

La Gloire, je l’avouë, a de nobles efforts,
Mais peut-elle égaler dans ses plus beaux transports
La sensibilité douce & delicieuse
Qu’un tendre amour inspire aux cœurs qui sont touchez ?
 Ah ! qu’une flame amoureuse
 Donne de plaisirs cachez,
 Et qu’une ame ambitieuse
 Pourroit s’estimer heureuse
 De les avoir recherchez !
 Mais quand un amour sincere
 Ne peut fléchir les rigueurs
 D’une inhumaine Bergere,
 Que de maux, que de langueurs
 Son ame injuste & severe
 Fait ressentir à nos cœurs !
 Vous qui courez à la gloire,
 Si vous le compreniez bien,
 Vous n’auriez pas peine à croire
 Que tous vos maux ne sont rien.

DORILAS.

 Je vous l’avouë à mon tour,
 Il est vray, Tircis, l’Amour
 A des endroits agreables ;
 Mais aux faveurs de la Cour
 Ils ne sont pas comparables.
Vains & foibles Amans, si vous aviez goûté
 Des charmes flateurs de la Gloire,
 Tous les appas de la Beauté
 Qui vous tient en captivité,
Seroient en un moment hors de vostre memoire.
 Mais si vous sçaviez aussi
 Quelle est la douleur mortelle
 D’un Courtisan qui n’a pas réüssi,
 Le chagrin & le soucy
 Que vous cause une Cruelle,
 Ne seroient que bagatelle.

TIRCIS.

La fiere Amarillis d’un air indifferent
Regarde tous les maux que j’endure pour elle.
 Ah ! Berger tendre & fidelle,
 Que ta douleur est cruelle !
 Personne ne la comprend.

DORILAS.

Le fier Alcimedor peut faire ma fortune,
Il sçait que je m’attache uniquement à luy,
J’ay de l’ambition, cependant aujourd’huy
 Sans employ, sans resource aucune
Je me vois accablé de chagrin & d’ennuy.
Comprend-t-on de mon sort la rigueur importune ?

TIRCIS.

Il ne tiendroit qu’à vous de vouloir vivre heureux.

DORILAS.

Si vous vouliez aussi cesser d’estre amoureux.

TIRCIS.

Ostez de vostre esprit cette vaine foiblesse.

DORILAS.

Guerissez vostre cœur de sa folle tendresse.

TIRCIS.

Que souffrez-vous ? Vos maux sont aisez à guerir.

DORILAS.

Les Amans sont toûjours malades à mourir.

TIRCIS.

Contre le mauvais sort ayez l’esprit docile.

DORILAS.

Quittez Amarilis, & vous voila tranquille.

TIRCIS.

Helas ! pour la quitter il faut perdre le jour.

DORILAS.

Il me faudroit mourir si je quittois la Cour.

TIRCIS.

Quand le bonheur vous fuit, à quoy bon y pretendre ?

DORILAS.

Quand l’amour vous rebute, à quoy bon estre tendre ?

TIRCIS.

Qu’ay-je à vous dire, helas ! mon cœur le veut ainsi.

DORILAS.

Je suis né pour la gloire, & j’obeis aussi.

TIRCIS.

Lisandre fortuné, tu dois à tes richesses
Les plaisirs que l’Himen enleve à mes tendresses,
Amarillis est preste à vivre sous ta loy,
 Mais si justice estoit faite
 A ma passion discrete,
Amarilis jamais ne vivroit que pour moy.

DORILAS.

Trop heureux Floridor, ta fourberie insigne
T’éleve en un haut rang, à la Cour de LOUIS,
Tu sçais qui de nous deux en estoit le plus digne,
Tu sçais à qui tu dois l’honneur dont tu joüis.

TIRCIS.

Vous estes sur vos pieds, faites une autre brigue.

DORILAS.

Il ne tiendra qu’à vous de faire une autre intrigue.

TIRCIS.

Il est d’autres appuis qui vous éleveront.

DORILAS.

Il est d’autres beautez qui vous consoleront.

TIRCIS.

Tous mes vœux malgré moy sont pour Amarillis,
 Celimene, Aminte, Cloris,
 Ne sçauroient me rendre infidelle.
Peut-estre aux yeux d’un autre elle n’est pas si belle,
Mon amour me captive & ne m’aveugle pas,
Je connois leur merite & je vois leurs appas,
 Mais je ne sçaurois aimer qu’elle.

DORILAS.

Que peut faire l’amour où l’ambition regne ?
 Celimene, Aminte, Cloris,
 Ce n’est pas que je vous dédaigne,
 Vous encor moins, Amarillis,
Vôtre merite est grand, & peut, je le veux croire,
 Contenter un ambitieux ;
 Mais, n’en déplaise à vos beaux yeux,
 Je ne puis aimer que la gloire.
***
J’en viens d’oüir assez, leur dis-je, pour comprendre,
 Sans davantage vous entendre
 Quel est le degré de vos maux ;
 Mais pour sçavoir s’ils sont égaux,
 Qui n’a pas senty l’un & l’autre
 Le dira difficilement.
Il parle pour le sien, vous parlez pour le vostre,
 L’un Ambitieux, l’autre Amant.
Si vos tourmens sont grands, ils ne sont pas semblables,
Pour terminer enfin ces propos ambigus,
Je crois vos maux, Tircis, un peu plus incurables,
 Ceux de Dorilas plus aigus.
***
 Le tout roule & se partage
 Entre l’esprit & le cœur.
 Si Tircis meurt de langueur,
 Dorilas moura de rage.
 Je n’ajoûte rien de plus,
 On peut juger là-dessus
 Lequel souffre davantage.

A.M.A.D.M.D.

[Réponse à deux Questions du XXIX. Extraordinaire, par Mr Magnin] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 16-23

Les deux Réponses qui suivent à deux Questions du XXIX. Extraordinaire, sont de M. Magnin, dont je vous ay envoyé tant de beaux Ouvrages à la gloire de Sa Majesté.

Si un Amant qui est trahi par sa Maistresse, est en droit de publier ses faveurs.

Sonnet.

Je t’aimois, tu le sçais, je t’aimois tendrement ;
Tu connoissois mon cœur, il estoit si fidelle,
Hors toy, nulle Bergere à mes yeux n’étoit belle,
Et ne pouvoit pretendre à m’avoir pour Amant.
***
Je te suivois par tout, l’absence d’un moment
Estoit à mon amour une mort eternelle ;
Jamais enfin, jamais, tu t’en souviens, cruelle,
Un Berger amoureux n’aima si constamment.
***
Et tu m’oses trahir, perfide ! à cet outrage
Jusqu’où devroit aller le transport de ma rage !
Apres cela, devrois-je encor te ménager ?
***
Mais ne crains point qu’icy le courroux me surmonte,
J’estime plus l’honneur de ne me point vanger,
Que le foible plaisir de te couvrir de honte.

Si la Prodigalité est moins condamnable que l’Avarice.

Vers libres.

Qui donne tout est fort blasmable,
  Car avec un panchant semblable
  A force de s’abandonner,
On s’accoûtume enfin à prendre pour donner ;
 Et cela n’est pas raisonnable,
 Le moyen de le pardonner ?
***
 Qui garde tout est encor pire,
 Et les Avares ont beau dire,
 Les croire, c’est trop hazarder.
 A cette méchante habitude
 Quand on se laisse posseder,
On s’accoûtume enfin à prendre pour garder,
Et c’est pour le salut un dangereux prélude.
***
 Que le Prodigue est imprudent ?
 Sans regle il dissipe, il dépense.
Il mesure encor moins sa vie, & cependant
Il arrive souvent qu’il vit plus qu’il ne pense.
Oh ! qu’il fait beau le voir, quand tout est fricassé,
 Mourir languissant & cassé
 Dans une honteuse indigence !
***
 Mais aussi que l’Avare est fou !
Tremblant sur l’avenir, il vit dans la misere,
 Comme s’il n’avoit pas un sou ;
Et n’arrive-t-il pas qu’il vit moins qu’il n’espere ?
Oh ! qu’il fait beau le voir vieux, languissant, perclus,
 Se retrancher le necessaire,
 Pour laisser des biens superflus
A quelques heritiers, qui ne le plaindront guere !
***
 Quand un Prodigue a tout mangé,
 Le monde contre luy murmure.
Franchement j’en connois, qui font pauvre figure,
Et qui voudroient peut-estre avoir mieux ménagé.
***
Lorsque pour s’enrichir, sans regle, sans mesure,
 Un Avare a tout ravagé,
 Tout le monde en est enragé,
 Et dit qu’il est contre nature.
 Me voilà donc bien partagé
 Pour me déterminer, Mercure,
 Sur cette grande Question ;
 Mais à parler sans passion,
 Voulant excuser un Prodigue,
Il est vray, je prendrois des soins fort superflus,
 La Retorique là-dessus
Feroit un vain effort pour se tirer d’intrigue ;
L’Avare toutesfois me déplaist beaucoup plus.
***
En voicy la raison qui me paroist sensible.
A force de donner on fait quelques heureux,
Un Avare au contraire, inhumain, inflexible,
Voudroit encor piller l’Hospital & les Gueux.
 De nul devoir il ne s’acquitte,
 La misere du Mendiant
 Au lieu de le toucher l’irrite,
 Il regarde peu le merite
 Du plus honneste Suppliant.
Il veut tout engloutir, il est insatiable,
Son aveugle fureur ne peut se contenir,
 Toûjours tremblant & miserable,
 Par la peur de le devenir.
***
Le Prodigue, il est vray, qui n’a plus de ressource,
Se voit abandonné, sans amis, sans secours ;
 Mais tandis qu’il vuide sa bourse,
 Il a du moins quelques beaux jours.
***
 Enfin c’est sur la Loy divine
 Que je regle mon sentiment ;
 Et sans plus de raisonnement
 Voicy ce qui me determine.
***
Si je vay consulter l’Evangile, il m’apprend,
 Que tandis que l’Enfant Prodigue
 Et se ravise & se repent ;
 Par sa detestable intrigue
 Ayant livré l’Innocent,
 L’avare Judas se pend.

[Conversation Academique, sur l’origine des Tombeaux, par Mr de la Fevrerie] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 23-93

Quoy que vous ayez veu un Traité des Sepultures dans le dernier Extraordinaire, vous ne serez pas faschée qu’on vous renouvelle cette Matiere, quand je vous auray appris que la Conversation Academique qui suit, est de M. de la Fevrerie. Elle est diversifiée par tant d’agreables choses, & par des remarques si propres à rendre l’esprit content, qu’on peut dire que le seul nom de Tombeau, est ce qu’elle a de lugubre.

CONVERSATION ACADEMIQUE
dans laquelle il est traité de l’Origine des Tombeaux, & des magnifiques Sepultures.
A MADAME
LA COMTESSE DE C.H.C.

La mort de la Reyne, de glorieuse & de pieuse memoire, puis qu’elle est en benediction chez tous les Peuples, a touché sensiblement toute la France, mais particulierement nostre Illustre Abbé. Outre qu’il est bon sujet, & fidelle serviteur du Roy, vous sçavez, Madame, qu’il avoit encore d’autres raisons d’en estre affligé. Ses Amis prirent part à sa douleur, mais sur tout la petite Troupe choisie, vint mesler ses larmes avec les siennes. Comme il estoit alors en cette Province, elle tâcha de le consoler par ses frequentes visites, & elle n’oublia rien pour le divertir, & pour chasser la mélancolie que cette mort, & son indisposition ordinaire luy causoient dans ce temps-là.

Un jour qu’elle estoit venuë à ce dessein, & qu’elle commençoit un Entretien un peu plus gay qu’à l’ordinaire, elle fut interrompuë par une Lettre que l’on aporta à nostre Abbé, de la part du Reverend Pere de Soria. Vous sçavez encore, Madame, les liaisons étroites qu’il avoit avec ce digne Confesseur de la Reyne. Il nous en fit la lecture, ce qui redoubla nos regrets, & engagea la Compagnie dans une Conversation bien plus serieuse qu’elle n’avoit crû. On y fit le Panegyrique de cette Auguste Princesse en diverses façons, & chacun s’efforça de marquer le respect, & la veneration qu’il avoit pour toutes ses vertus. On parla ensuite de la Ceremonie qu’on devoit faire pour elle, à Nostre-Dame, & à Saint Denys ; & voila, Madame, ce qui donna sujet, de traiter dans cette Conversation de l’Origine des Tombeaux, & des magnifiques Sepultures.

Que cette matiere ne vous effraye point, Madame. Toute lugubre & triste qu’elle est, j’ose vous asseurer qu’elle ne vous inspirera rien de sombre & de mélancolique ; & mesme qu’elle vous desennuyëra quelque temps, comme elle fit nostre Illustre Abbé qui y prit plaisir, & qui a souhaité que je vous fisse part de cét Entretien. Il n’y a point icy de Spectres, & de Fantômes, de Squelettes & de Cadavres rongez des Vers. L’Or, le Marbre, le Jaspe, & le Porphire couvrent tout cela ; & l’Art par ses embellissemens, donne icy l’Immortalité à ceux que la Nature avoit abandonnez à la corruption.

Aussi-tost que le premier Homme eut peché, dit le Docteur, il fut condamné à la mort, & dés ce moment il ne songea plus qu’à mourir, & à faire son Tombeau. Il commença de s’ensevelir en couvrant sa nudité, & il ne fit qu’un pas du Paradis terrestre au Sepulchre ; mais de sçavoir où fut basti ce Sepulchre, c’est ce qu’on ne peut dire. Il est toûjours certain que ce ne fut point dans l’Isle de Cylon aux Indes Orientales, comme le croyent quelques Indiens, au raport d’un Voyageur, qui nous a fait mention du Tombeau, & de l’Epitaphe de nostre premier Pere. Une Epitaphe d’Adam, s’écria le Chevalier ! Oüy, Monsieur, repartit le Docteur, & une Epitaphe qui est dans une Langue, qu’on peut apeller justement la Langue matrice. Le Public vous seroit fort obligé, repliqua le Chevalier, si vous vouliez l’expliquer, car personne que je sçache, n’a encore pû en venir about. C’est un jeu d’esprit de l’Auteur, dit le Marquis, qui a plûtost fait un Roman, qu’une veritable Relation de ses Voyages. Quoy qu’il en soit, reprit le Docteur, l’usage des Tombeaux est tres ancien, puis que nous voyons dans la Genese, que les Hethéens, ausquels Abraham demanda le droit de Sepulture pour sa femme Sara, en avoient de tres magnifiques. In electis sepulchris nostris sepeli mortuum tuum, répondit ce Peuple à Abraham. Mais il me semble qu’on a mal traduit electis en nostre langue, par beaux & exquis. Car electis en cét endroit veut dire choisis, comme si ce Peuple eust dit, Ensevelissez ce Mort dans les Tombeaux que nous avons choisis pour nous & nostre famille. D’où vient que nous disons ordinairement, Il a choisi sa Sepulture en un tel lieu. Mais enfin Abraham ne voulut pas accepter cette offre, & souhaitta qu’on luy vendist un Champ de terre, & une Caverne pour y bastir un Tombeau ; non seulement pour Sara & pour luy, mais encore pour toute sa Posterité. Date mihi jus Sepulchri vobiscum, & confirmatus est ager & antrum quod erat in eo, Abrahæ in possessionem monumenti à filiis heth. Voila donc un usage & un droit de Sepulture, le plus ancien qui soit au Monde, & ce fut suivant ce droit, & cette coustume, que Jacob voulut aprés sa mort en Egypte, qu’on rapportast son corps dans ce Tombeau d’Abraham. Sepelite me, dit-il à ses Enfans, cum patribus meis in spelunca duplici quæ est in agro Ephron, quam emit Abraham in possessionem Sepulchri.

L’Origine des Tombeaux n’est pas moins ancienne chez les Payens, puis que leur grand Dieu Jupiter avoit son Sepulchre en l’Isle de Crete ; & nos Voyageurs asseurent qu’on voit encore aujourd’huy cét antique Monument. Oüy, mais interrompit le Chevalier, un vieux Poëte a dit,

Les Cretins ont dressé, souverain Roy, ta Tombe,
Mais ton Estre divin à la mort ne succombe.

Quoy qu’en dise nostre Poëte, Jupiter estoit mortel, reprit le Docteur. Mais sans nous arrester là-dessus, c’est à la Grece qu’on doit l’usage des Charniers, & des Voutes souterraines, où l’on mettoit les Corps & les cendres des Défunts ; car les Grecs estoient fort curieux de la Sepulture des Morts, en sorte mesme que l’on croit que toutes ces Grotes qu’on voit en Candie, n’estoient autre chose que des Tombeaux. Mais les Egyptiens ont esté sans doute les premiers Inventeurs de ces Magnifiques Sepultures, & les premiers Peuples qui ont embaumé les Corps ; fondez sur cette opinion, que l’ame estoit autant de temps immortelle, que le corps demeuroit sans corruption. Il ne faut donc pas s’étonner, s’ils avoient un grand soin de bastir à leurs Morts, de superbes Tombeaux pour y conserver leurs Momies, puis que le Monument, selon qu’il estoit somptueux & magnifique, rendoit la memoire du défunt plus illustre & plus glorieuse. Qui a rendu immortels Semiramis, & les Rois d’Egypte ? leurs Pyramides & leurs Tombeaux. Leur mort a esté plus éclatante que leur vie, & ils n’ont esté celebres, & n’ont survécu jusqu’à la Posterité, que par où les autres Roys de la terre meurent & ensevelissent toute leur gloire dans un oubli éternel.

A propos de ces Momies, interrompit le President, un de nos Voyageurs prétend que le Bitume qui croist dans la Mer morte, servoit autrefois à embaumer les Corps des Egyptiens, & que cette poix est un veritable Baume, pour conserver les Corps en leur entier. Il est vray, dit le Marquis, que Villamont & quelques autres, ont avancé cela ; mais je ne suis pas de leur avis. Les veritables Momies estoient embaumées d’une maniere bien plus exquise, & ce n’est que par l’excellence des matieres Aromatiques qu’on y employoit, qu’elles sont precieuses, & propres à la guerison de tant de maladies, ce que n’auroit pas la vertu du Bitume, qui peut bien exempter un Corps de pourriture, mais non pas en faire une veritable Momie ; car ce mot ne veut pas dire simplement un Corps entier & embaumé ; mais quelque chose de plus excellent. Quoy qu’il en soit, tout ce qu’on peut asseurer du Bitume de la Mer morte, est que c’estoit le Baume du vulgaire, & du simple Peuple de ce Pays-là ; car dans les Momies qu’on a découvertes, on a trouvé qu’elles sont pleines de parfums les plus exquis. Cette maniere d’inhumer les Morts estoit d’une grande dépense. J’ay lû, dit le Chevalier, une méthode d’enterrer les Corps, & de leur bâtir des Tombeaux, qui est bien plus facile, & qui se fait à bien moins de frais. Les Anciens la pratiquoient pour tous ceux qui manquoient de Sepulture. C’est de répeter par trois fois le nom du Mort. Toute la Compagnie se prit à rire, & le Chevalier mesme avoit de la peine à s’en empescher. Vous riez, leur dit-il d’un air serieux ; c’est pourtant de Davity que je tiens ce secret, & je ne trouve pas qu’il y ait tant à rire ; les Pauvres qu’on jettoit à Rome dans des Puys apres leur mort, avoient besoin d’un pareil Tombeau. On avoit encore trouvé ce secret pour ensevelir honorablement, & promptement les Morts qu’on rencontroit sans Sepulture par le chemin ; car ce devoir estoit si étroitement pratiqué chez les Anciens, que l’on se tenoit pollu si on rencontroit un Mort, qui ne fust pas enseveli, à moins que de jetter dessus un peu de terre ou de poussiere, ou de répeter trois fois son nom. Mais quand on ne le sçavoit pas, dit le Marquis ? Mon Dieu, vous me faites toûjours des affaires, reprit le Chevalier, on jettoit de la terre dessus. Mais que dites vous de Varron, continua-t-il, pour se tirer de l’embarras, où le Marquis l’avoit mis ? Il voulut qu’on le mist apres sa mort dans un grand Vaisseau de terre cuite, avec des feüilles de Meurte, d’Olivier, & de Pavot : tous Symboles de la paix, du repos, & de la tranquilité de l’Ame, si peut estre vous ne trouvez finesses dans cette sorte d’Inhumation, car Varron estoit un Sçavant, qu’on peut soupçonner de Science secrete & de cabale. Quoy qu’il en soit, les Riches de Rome estoient inhumez dans leurs maisons, & nonobstant la coustume de brusler les Corps en ce temps-là, Popée fut embaumée, & portée au Tombeau des Jules, ce qui me fait croire, que le Bucher n’estoit pas la Sepulture de toutes les personnes de qualité, particulierement des femmes ; mais seulement des grands Hommes qu’on vouloit mettre au rang des Dieux, comme un moyen plus facile d’élever leur ame au Ciel, & de faire leur Apotheose. J’approuve vostre conjecture, dit l’Abbé, car Neron n’épargna rien pour les funérailles de Popée, & il eust fait brûler son corps, s’il eust creu rendre par là, un plus grand honneur à la défunte. Il aimoit le feu comme vous sçavez, jusqu’à brûler Rome, pour s’en faire un divertissement. Cependant on brûloit de ce temps-là les Corps des Empereurs & des personnes considérables, dont on conservoit fort soigneusement les cendres. Vous me demanderez peut estre de quelle maniere on recüeilloit ces cendres ? car elles pouvoient estre meslées avec celles du bois qui consumoit le Corps. Pline vous aprendra cela comme moy, mais pour vous épargner la peine de le consulter là dessus, voicy ce qu’il en dit autant que je puis m’en souvenir. On donnoit aux Empereurs & aux personnes de qualité qu’on devoit brûler, des chemises faites d’un certain lin des Indes qui est incombustible, ce qui rendoit ce lin fort rare, & fort précieux, ou bien on enfermoit le Corps dans un coffre de fer qui estoit percé, de façon que l’humidité pouvoit s’exhaler, sans que la cendre sortist. On mettoit aprés cela ces cendres dans des Urnes d’argent, d’or, ou d’agathe. On les arrosoit de vin, & d’eaux de senteurs, on les parfumoit, & souvent on posoit sur ces Urnes des Couronnes précieuses, ensuite dequoy on les mettoit en dépost dans le Tombeau de la famille ; & voila de quelle sorte on inhumoit les Grands à Rome.

Pour moy, dit le Président, je croy que la véneration qu’on a toûjours euë pour les cendres des Morts, vient de ce que la cendre de chaque chose, contient sa forme & sa figure, comme l’expérience nous le fait voir dans la cendre des Plantes.

Secret dont on comprend que quoy que le corps meure,
La forme fait pourtant aux cendres sa demeure.

a dit un grand homme, qui prétend que les cendres des Trépassez qu’on voit souvent dans les Cimetieres sont naturelles, puis qu’elles ont la forme & la figure extérieure des Corps, qu’on a enterrez en ces lieux ; & que ce ne sont pas leurs ames, ou des fantômes representez par les Démons, comme le croit le simple Peuple, car enfin quoyque le corps soit réduit en poudre, la figure ne se perd point. Mais cela se voit encore mieux dans le champ d’une Bataille nouvellement donnée ; & voicy comme la chose se fait. Ces figures sont excitées, & élevées en partie par la chaleur interne de la terre, & des Mourans, & en partie par la chaleur externe du Soleil & du Canon qui a échauffé l’air. Voila une plaisante opération de chimie, dit le Chevalier. Elle est naturelle, répond le Docteur, & c’est une tres-belle vision de quelques Rabins Talmudistes, dont Monsieur le Président a fait une fort heureuse aplication, aux devoirs que nous rendons à la cendre des morts, en leur donnant des Tombeaux magnifiques. C’est toûjours une vision, reprit le Chevalier, mais Monsieur le Docteur, continua-t-il, dites nous un peu s’il n’y a point de difference entre ces termes d’Ensevelir, d’Inhumer, d’Enterrer, que nous confondons si souvent ? Il y a quelque difference entre ces termes, répondit le Docteur, mais elle n’est pas grande, & elle est plus propre à un Grammairien qu’a un Philosophe, car tout le monde entend par-là, la mesme chose. Qui est inhumé, est enterré, qui est l’un & l’autre, est ensevely. Choisissez-lequel il vous plaira. Le Traducteur de Pline s’est lourdement trompé, en voulant faire cette distinction ; car il dit que les Latins appelloient un homme ensevely, de quelque maniere qu’il fust enterré ; & qu’il estoit inhumé, lors qu’on mettoit son corps en terre. Je vous demande un peu la difference qu’il y a entre un corps mis en terre, & un corps enterré ? Vous voyez bien que cela est ridicule. Mais tout ce que je puis vous dire est que le mot d’Ensevelir, se doit entendre principalement des Corps qu’on embaume, & qu’on met en dépost dans des caves, & Inhumer de ceux qu’on laisse pourrir dans la terre & les uns & les autres, ayant des Tombeaux, & des sepultures, on peut dire indifferemment inhumer, & ensevelir les Morts. Pline dans le Chapitre qui suit celuy que je vous ay cité, s’explique de maniere qu’il entend toûjours par le mot d’ensevely, un homme qui est inhumé, & qui est dans le Tombeau ; ce que signifie conditus que son Traducteur a mal rendu en nostre langue, par enterré en quelque sorte que ce soit.

Mais pour ne pas nous éloigner de nostre sujet, continua le Docteur, Thevet dans sa Cosmographie universelle, dit que les Anciens, & sur tout les Romains, firent faire des Tombeaux & des Monumens publics, aussi bien pour les pauvres que pour les riches, voulant montrer par-là, dit cét Auteur, que l’homme capable de raison est préferable aux bestes, & que nos corps doivent estre ensevelis, & enterrez en memoire de la condition humaine. Le sentiment de Thevet est raisonnable, dit l’Abbé, mais nous y devons remarquer trois choses. Premierement les Romains n’ont élevé des Monumens publics à la memoire des Morts, qu’en faveur de leur vertu ; & alors il est vray, que les pauvres en ont esté honorez aussi bien que les riches ; mais avec quelque distinction. Secondement on a érigé à des bestes de superbes Tombeaux, comme on le peut voir dans l’Histoire ; & ces Tombeaux les ont élevez au dessus de la condition humaine ; & en troisiéme lieu le mépris des honneurs funébres, & de nostre sepulture apres la mort, a esté respecté, & approuvé des plus Sages. Lucien a dit apres Homere, que celuy qui a un superbe Tombeau, est comme celuy qui n’en a point, & que chez les Morts on ne rend pas plus d’honneur à Agamemnon, qu’à son valet, à Achille, qu’à Thersite.

De n’estre ensevely ce n’est pas grande perte.

dit Virgile, ou comme a dit cét autre.

Le Ciel couvre celuy qui n’a point de Tombeau.

Seneque méprisa les honneurs funébres apres sa mort, & l’ordonna exprés par son Testament, ce qui fit qu’on brûla son corps, sans aucunes cérémonies. Il ne faut point nous mesurer par l’inégalité des Tombeaux, disoit-il pendant sa vie. La cendre nous égale tous. La naissance est inégale, mais la mort est pareille. Il raporte que Mécenas avoit de coustume de dire

Je n’ay point de soucy qu’un Sepulchre on me dresse.

Saint Augustin aprés Seneque, nous avertit de mépriser ces choses, & nous asseure qu’elles regardent plûtost la consolation des Vivans, que le besoin des Morts. Laissons donc ce soin là, à nos Parens & à nos Amis, ausquels il est glorieux de s’en souvenir & honteux de l’oublier. Mais, comme dit Montagne, il y a des gens qui pendant leur vie veulent joüir de l’ordre, & de l’honneur de leur sepulture, & qui se plaisent de voir en Marbre leur morte contenance. Tel est mon bon homme de pere, dit le Chevalier, dont je vous veux conter une histoire sur ce sujet.

Il est, comme vous sçavez, de bonne & de ferme constitution, & la mort ne l’épouvante guere. Cependant il a songé à faire son Tombeau, & il y a quelque temps, qu’il commença de faire tirer les pierres qu’il y veut employer ; mais parce que la Carriere luy appartient, & qu’il ne prétend pas qu’il soit achevé plûtost qu’en l’année quatre vingt seize de son âge, ne comptant que soixante & dix huit ; il ne presse point l’execution de son dessein, & le Public n’en seroit point informé, si des Chartiers passant à vuide prés de cette Carriere, n’en avoient pris quelques pierres déja taillées, & qui leur semblerent propres & commodes pour faire quelques jambages de fenestres à leur maison de village. C’est l’excuse qu’ils en ont donnée, avec offres de les payer au double, ou de les raporter bien humblement à la Carriere. Mais Mr le Conseiller ne s’en contente pas, & ces pauvres Païsans sont furieusement embarrassez. Il y a plainte contre eux, information, & confrontation de témoins. Je ne raille point, mon Pere crie au voleur, & à l’assasin, & ne prétend pas qu’ils soient moins coupables que des Sacrileges, qui auroient violé son Tombeau, & troublé ses cendres. Son beau fils, à qui l’un de ces Chartiers appartient, le solicite fort pour sa grace, mais il ne l’écoute non plus qu’un Mort, & agit toujours en Juge severe, & terrible vivant. Le Procez de ces Chartiers, sera fait comme à des Voleurs de grand chemin, & le moins qui leur en puisse arriver, je dis par grace, & par accommodement, c’est qu’ils seront condamnez aux dépens du Tombeau tout entier. Ne voila-t-il pas des Chartiers bien redressez, & ne vaudroit-il pas mieux qu’ils eussent versé vingt fois ? Mais n’est-ce pas une bonne fortune & une heureuse rencontre pour Mr le Conseiller, d’épargner de son vivant, la dépense de son Tombeau. Celle neanmoins de l’Epitaphe n’y sera pas comprise, & il a besoin de trouver d’autres Orateurs pour faire son Oraison funébre. Dieu garde quelque pauvre Poëte de tomber entre ses mains, interrompit le Marquis, il ne manqueroit pas de le faire condamner à composer son Epitaphe, afin d’avoir son. Tombeau complet, au dépens du public. Mais ne pourroit-on point dire à vostre Pere, ce qu’Horace dit si à propos aux Viellards ?

Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, & sepulchri.
Immemor fervis domos.

Car il est grand batisseur, & songe bien plus volontiers à sa Bergerie, qu’à son Tombeau, quoy qu’il se dispose si glorieusement à vous laisser la place, & qu’il dise souvent contre son gré.

Vixi, & quem dederat cursum fortuna, peregi.

Mais je veux vous conter quelque chose d’assez plaisant du Receveur du Marquis de… Vous sçavez que cét homme avoit esté autrefois son Précepteur, & que ce Marquis avoit beaucoup de confiance en luy. Il voulut en mourant reconnoistre ses services, & il luy donna cinq ou six mille livres par son Testament. Comme il mourut en cette Province, Madame sa femme laissa à cét homme le soin du Tombeau de son Mary, mais bien loin de s’en acquiter d’une maniere proportionnée à la qualité & aux grands biens du défunt, pour s’épargner un Loüis d’or, que luy devoit couster une pierre pour mettre sur le corps de son disciple, & de son bienfaicteur ; il remarqua une vieille Table d’Autel, qui estoit abandonnée en un coin de l’Eglise, où le Marquis estoit inhumé ; il la fit prendre aussi-tost par un Maçon, sans autre formalité, & sans écouter les plaintes du Curé, & des Marguilliers, & en fit faire un Tombeau à ce pauvre Marquis. Et sur ce que ses Amis luy representoient, que cette pierre estoit trop chetive, & mesme trop petite, il leur répondoit, qu’il s’en servoit par dignité, à cause de l’usage auquel elle avoit esté employée, qu’elle estoit plus noble, & plus précieuse que, le Marbre & le Jaspe, & alléguoit sans cesse ce Vers de Virgile.

Condidimus terra mæstasque sacravimus aras.

Il ajoûtoit encore que les Tombeaux des Saints dans la primitive Eglise, servoient d’Autels pour offrir le Sacrifice ; & que les Tombeaux & les Autels, estoient presque la mesme chose, à l’égard des Heros, dans les cerémonies qu’on faisoit à leur memoire.

En verité vous me surprenez, dit le Président, je croyois que ce Receveur estoit honneste homme, & il me sembloit qu’il avoit de l’esprit. Mais quelle mesquinerie, & quelle ingratitude ! Voila comme on est trompé de ceux en qui l’on se confie le plus. N’en soyez pas surpris, Mr repartit le Marquis, si on ne garde pas la foy aux vivans, comment voulez vous qu’on la garde aux morts. Nos femmes & nos enfans nous fourbent mesme en ce temps-là. Vous avez connu cette Dame qui dans un petit corps, avoit l’esprit d’un grand homme ; quand je dis d’un grand homme, j’entens d’un habille homme ; car dans les Affaires, elle auroit confondu Cujas & Berthole, ou pour ne pas m’éloigner des Loix de sa Province, elle auroit commenté Beraut, & corrigé Banage. Mais ce qui fait à mon sujet, elle estoit sage & aimoit son Mary, cependant elle n’a fait faire son Tombeau, & n’a executé son Testament qu’en faisant le sien. Et le Monument de ce pieux Chevalier, estoit quatre mille francs qu’il donnoit aux pauvres, & à l’Eglise de sa Paroisse. Il ne falloit point là, de Stesicrate, ny de Æsyphon ; il ne falloit qu’un Homme de bien qui scût compter. On néglige facilement les morts, pour peu de soin que l’on prenne des vivans. C’est pourquoy je conclus de tout ce que nous avons dit, que c’est une chose frivole de s’embarrasser pendant sa vie de son Tombeau, & de sa Sepulture. Il y aura toûjours quelque Coquin de Chartier, qui interrompra nostre dessein, ou quelque Receveur qui frustrera nostre attente. Scaliger, continua le Marquis, se vante fort des Tombeaux de ses Ancestres qui sont à Verone, & il s’étonne de ce qu’ils n’ont pas esté démolis. Mais il ne s’en soucie point, dit-il, & si ce n’estoit la Résurrection, il ne se mettroit pas en peine de sa Sepulture. Il ne m’importe où je seray ensevely quand je seray mort. Mon corps sera comme le corps d’un Asne. Il y en a qui ne veulent pas que d’autres soient mis dans leurs Sepultures, mais dans nostre Religion, il n’en doit pas estre ainsi.

Voila, interrompit le Docteur, les beaux sentimens que le Calvinisme avoit inspirez à ce grand homme : qui avoit la teste bien meilleure que le cœur, & plus d’esprit que de Religion ; beaucoup de suffisance & peu de pieté. J’avoüe que quelques-uns ont fait peu de cas des Honneurs funébres, & les ont défendus en mourant, mais la pluspart l’ont fait, pour paroistre aprés leur mort, ce qu’ils estoient pendant leur vie ; & peut estre ce qu’ils n’étoient pas, c’est à dire, humbles, sans orgueil, & sans vanité. Mais ce n’est pas en cela que consiste l’affaire. Un orgueilleux sans Tombeau, & sans honneurs funébres, demeure toûjours orgueilleux. Il y a mesme de la vanité à mépriser, & à rejetter ces sortes de devoirs, autant qu’à les mendier, & à les rechercher avec trop de soin. Tel a fait plus de bruit sans Torches, & sans Ecussons ; que si on luy avoit fait les funérailles d’un Empereur Romain. Le Chancelier de Lhospital méprisa cette pompe funébre, mais comme vous sçavez, plus en Huguenot, qu’en veritable Catholique, & si ce que vous venez de dire avoit lieu, il n’y a point de Calviniste qui ne l’emportast en cela, sur tous les Philosophes de la Grece, & sur tout les Martyrs de l’Eglise.

Je me promenois un jour dans le Jardin d’une personne de la premiere qualité, de la Religion Prétenduë Reformée. J’apperçeus au bout d’une Allée qu’on fréquentoit peu ; parce qu’elle estoit fort négligée ; j’apperçeus, dis-je, au travers des brossailles, une espece de caverne toute ouverte, d’où il me sembla voir quelque figures en bosse, comme si ce lieu eust esté autre fois une Chapelle, & en effet ce caveau estoit au dessous de l’ancienne Chapelle de la maison. J’y entray donc par curiosité, & malgré la puanteur qui en sortoit, j’y remarquay quatre coffres de plomb, dont il y en avoit deux rangez de leur hauteur contre la muraille, & les deux autres couchez à terre. Mais ce qui estoit remarquable, & qui causa ma surprise, est que ces Coffres estoient faits selon la forme du Corps. Que je considéray bien dans ce moment, le peu que c’est des grands Hommes apres leur mort ! C’estoient les Corps des quatre plus considérables Heros de cette Illustre Famille, qui estoient là gisans parmy les Crapaux, dans un Cloaque d’ordures. Voila quelle est l’humilité Huguenotte touchant les Tombeaux, & la Sepulture des Morts. Il faut au reste n’estre guere persuadé de la Resurrection des Corps, pour en faire si peu de cas, ç’a pourtant esté cette creance, qui a introduit l’usage des Urnes & des Tombeaux, où l’on conserve soigneusement, & dans nos Eglises mesme, leurs Cendres & leurs Reliques.

De toutes les Religions qui ont esté au Monde, dit l’Abbé, il n’y a que la Chrestienne, qui ait permis la Sepulture des Morts dans les Temples : car ny chez les Juifs, ny chez les Payens, ny chez les Mahometans, nul homme, non pas mesme leurs Heros & leurs demy-Dieux n’a eu cét avantage. Il me semble pourtant, dit le Chevalier, que quelques-uns ont esté mis apres leur mort, dans les Temples des Payens, & je me souviens d’avoir leu que les cendres d’Hypocrate, furent mises dans un Temple de Junon. Il est vray, repartit l’Abbé, que les Payens ont accordé cét honneur aux cendres de quelques-uns de leurs Heros, & de leurs demy-Dieux, qui pouvoient eux mesmes avoir un jour des Temples & des Autels ; mais je parle seulement de la Sepulture, & il est constans qu’elle n’a esté pratiquée dans aucune autre Religion, que la Chrestienne, & la raison est, que les Anciens craignoient l’infection des Morts ; ce qui les obligeoit de les enterrer en des lieux fort éloignez, ou de les brusler, & de n’en conserver que les cendres. En effet, la putréfaction des Corps peut nuire à la santé, sur tout dans les Pays chauds. Ainsi les Juifs, dont la Famille des Prestres & des Sacrificateurs demeuroit dans leur Temple ; & les Mahometans qui vont cinq fois par jour à la priere dans leurs Mosquées, ont eu raison d’éloigner la Sepulture des Morts. Mais outre cette raison, continua l’Abbé, les Juifs estoient respectueux jusqu’à la Superstition, & adoroient un Dieu trop pur, & trop majestueux, pour souffrir rien de sale & de corrompu dans leur Temple. Quoy qu’ils attendissent le Messie qui devoit élever nostre Nature jusqu’à la Divinité, ils ignoroient un culte qui est relatif à cette Nature, par le moyen d’un Dieu fait Homme. Il falloit que Dieu prist nostre Chair, & fust devenu nostre Frere, avant que nous eussions part icy bas à son Heritage. Et comme cét Heritage, étoit un Champ de terre, qui luy servit de Cimetiere, & qui fut payé du prix de tout son Sang, il a bien voulu que nous fussions ensevelis auprés de luy, & que les Tombeaux des Fidelles fussent au pied de ses Autels. Le Chrestien est trop uny avec le Sauveur du Monde, pour en estre separé aprés la mort. Il n’en est pas comme du Juif & du Mahometan, qui n’ont eu qu’une relation servile avec leurs Prophetes. Le Sauveur s’est fait comme un de nous. C’est un Dieu qui s’est abaissé jusqu’à estre de la maniere d’un Mort au Sacrement de l’Autel, & comme ensevely sous les Especes. Nos Tabernacles & nos Eglises sont de veritables Tombeaux, qui renferment son Corps ; & comme le Tombeau est un heritage commun à toute la famille, il est juste que nous soyons inhumez avec luy, puis qu’il est nostre Pere, & nostre Frere aussi bien que nostre Dieu. Ainsi le Chrestien a seul, cét avantage d’estre inhumé dans le Temple de son Dieu, dont il est membre & partie. Pardonnez moy, Messieurs, si je vous parle de la sorte, & devant un Docteur ; mais il est difficile de ne laisser pas échaper quelques traits du métier. Toute la Compagnie qui avoit esté fort attentive à tout ce que l’Abbé avoit dit, luy marqua qu’elle en estoit tres-satisfaite, & le Docteur mesme, ce qui l’obligea de continuer ainsi.

Au commencement du Christianisme, les Fidelles s’assembloient où l’on avoit inhumé les Martyrs, car alors l’Eglise avoit déja des Tombeaux, & n’avoit pas encor de Temples. Or ces Tombeaux, quoy que souterrains & cachez, estoient grands, & spacieux ; en sorte que les premiers Chrestiens y faisoient leurs Cérémonies, & offroient le Saint Sacrifice sur les Corps des Martyrs, dont le Tombeau servoit d’Autel ; d’où est encore venu l’usage de dire la Messe pour les Morts, & à l’honneur des Saints, parce que le Prestre faisoit toûjours Commémoration du Défunt sur le Tombeau duquel, il célébroit le Sacrifice. Voila donc à mon sens, ce qui a introduit, & autorisé la Coustume d’enterrer les Morts dans nos Eglises, mais enfin l’usage des Tombeaux est aussi commun, qu’il est ancien parmy toutes les Nations du Monde. Ce qui est admirable, c’est que l’usage de ces Tombeaux, qui ont presque toûjours esté embellis des Ornemens de l’Architecture, ait devancé l’Architecture mesme. L’Ordre Corinthien apris son Origine du Tombeau Rustique, qu’une charitable Nourrice avoit élevé selon la Mode du Pays, à la Mémoire d’une jeune fille de Corinthe. Et pour ce qui est des autres Ordres d’Architecture, il est certain qu’ils sont postérieurs aux Sepulchres, & aux Tombeaux qu’on a bastis pour les Morts ; mais il est certain aussi, que ces Monumens n’ont paru avec éclat, & n’ont esté célébres, que depuis que l’Architecture a esté dans sa perfection, comme c’est dans les Tombeaux où elle a fait des chef d’œuvres, & montré ce qu’elle avoit de plus rare & de plus exquis.

J’ay lû, interrompit le Chevalier, dans les Relations des Indes Orientales, une assez plaisante maniere de Tombeaux, qu’on bâtit pour le Vulgaire, dans lesquels le Mary & la Femme sont ensevelis. C’est un simple Mur en rond, ou en quarré, qui les renferme tous deux, & qu’on éleve de la hauteur d’un homme assis, car c’est ainsi qu’on enterre les Morts en ce pays-là. On enterre la Femme vivante au genoux de son Mary ; & on luy tord le cou lors que la muraille est bâtie à sa hauteur. Apres quoy on la couvre, & on termine ce Sepulchre. Il n’y a pas là grande Architecture, ny grande dépense, mais aussi il y a moins d’orgueil, & de vanité. Je me souviens à propos de cela, dit le Marquis, que dans le premier Voyage que je fis en Flandre avec le Roy, j’estois surpris de voir plusieurs monceaux de pierre, qu’on appelle en ce pays-là des Tombes. On me dit que c’estoient les Tombeaux de quelques Anciens Capitaines, qui avoient esté tuez en ces lieux-là, où l’on avoit autrefois donné Bataille. En effet je n’en vis que dans quelques Plaines, qui étoient propres pour combattre, & pour ranger une Armée. Il y a peu de ces Sepulchres Rustiques qui soient considérables. Il me semble, Monsieur le Docteur, que j’ay leu quelque chose de pareil dans l’Ecriture Sainte. Vous y avez leu la mort d’Absalon, répondit le Docteur, auquel on fit un semblable Tombeau, d’un grand nombre de pierres qu’on jetta sur sa fosse. Cependant ce Prince tout jeune qu’il estoit, avoit déja fait construire son Tombeau : Porro Absalon erexerat sibi cum adhuc viveret, titulum qui est in valle Regis. Or titulum veut dire icy la mesme chose que tumulum. Et on voit encore aujourd’huy ce Tombeau d’Absalon, presque en son entier. Mais vous remarquerez que cét amas de pierres que l’on jettoit sur les Morts, estoit souvent une marque de punition & d’infamie, comme à l’égard d’Absalon dont on ne combla la fosse de pierres, que pour chastiment d’avoir esté Rebelle, & pris les Armes contre son Pere ; ce que l’on pratique aussi envers les Scelerats & les Criminels. Ce n’est pas à ceux-là, dit le Chevalier, qu’on doit souhaiter que la terre leur soit légere. Sit tibi terra levis, mollique te garis arena.

Les Tombeaux de l’Antiquité, & ceux mesme d’apresent, sont ils legers pour les Morts ? Je voudrois bien, Monsieur le Docteur, que vous m’eussiez expliqué ce terra levis de Martial, dans l’Epitaphe de Philenis. Martial n’est pas le seul qui parle de cette sorte, répondit le Docteur. C’est le langage ordinaire des Poëtes. Ovide fait dire à Procris mourante,

Ante diem morior, sed nulla pellice læsa,
Hoc faciet positæ te mihi, terra, levem.

Et tout cela ne veut dire autre chose que les attaches & les affections de la terre qui nous retiennent icy-bas, & qui nous empeschent de nous élever au Ciel. Les Anciens, dont plusieurs n’estoient pas persuadez de la Resurrection des Morts, l’estoient neanmoins d’une certaine Transmigration des Ames hors des Tombeaux, qui se communiquoient aux hommes, & qui habitoient dans les Cimetieres. Or ils croyoient que les corps qui estoient privez de sepulture, empeschoient le passage des Ames ; & c’est pourquoy ils estoient si soigneux de la donner aux Morts ; mais aussi ils leur souhaitoient une terre legere, afin que leur Tombeau ne fust pas un obstacle à cette communication. Voilà la raison des Tombeaux legers, Monsieur le Chevalier, & pourquoy vous avez accordé si obligeamment la Sepulture au fameux Archytas. Vous voudrez bien faire part à la Compagnie de cette Ode d’Horace, que vous avez si heureusement imitée. A quoy m’engagez-vous, Monsieur le Docteur, répondit le Chevalier ? C’est l’amusement d’une aprés-dinée, qui ne vaut pas la peine qu’on s’en souvienne. Cependant pour ne pas nous faire acheter si peu de chose, & augmenter par là vostre curiosité, voicy ce que c’est.

Quoy, la Terre & la Mer vous manquent, Archytas,
 Et vous estes sans Sepulture ;
Vous qui cent & cent fois d’un artiste compas,
 Avez pris leur mesure ?
Bien loin que le bel art vous rendist immortel,
Vous payez comme nous un tribut à Nature
 Quand elle nous doit un Autel.
Il est vray, je suis mort, mais la Geometrie,
 Non plus que la Philosophie,
 N’ont jamais fait des Immortels.
 Connoistre le Ciel & la Terre,
Mesurer leur contour, & tout ce qu’il enserre,
 Merite des Autels ;
Mais il n’exempte point de payer à Nature
 Ce tribut odieux,
 Dont la loy rigoureuse & dure,
 S’étend jusques aux demy-Dieux.
Tout le monde est sujet à cette loy severe,
 Le Fils meurt ainsi que le Pere ;
Soit en courant les Mers, soit parmy les Combats,
Par tout, la mort cruelle, inexorable & fiere,
 Leur fait rencontrer le trépas.
Pytagore, Tyton, Radamante, Tantale,
 Pour vivre en differens états,
 Ont pourtant une fin égale
 A celle du pauvre Archytas.
 Pour estre tout-à-fait comme eux,
 Cher Passant, exauce mes vœux,
 En me donnant la Sepulture ;
J’ay pery sur la Mer ; mais dans cette avanture,
 Qui peut avoir un sort plus beau
Que le mien, si tes mains me dressent un Tombeau ?

Le Chevalier, pour ne pas donner le temps à la Compagnie de l’aplaudir sur cette Piece, continua de la sorte. Mon Dieu, dit-il, que les Funerailles de Pompée sont belles dans Lucain ! Voyez-vous ce Soldat officieux qui parcourt le Nil, pour trouver le corps de son Maistre ? Et qui enfin l’ayant trouvé, le brûle à un petit Bucher qu’on avoit allumé pour le corps d’un pauvre Pescheur. Cela vaut mieux chez le Poëte, que toutes les Pompes funebres des Romains ; & ce Monument simple & rustique, semble braver icy l’orgueil des Tombeaux & des Pyramides des Rois d’Egypte. Son Epitaphe est cavaliere, permettez-moy ce mot, mais elle est digne d’un grand Capitaine, & je la prefere à tout ce que les Grecs & les Latins ont fait sur ce sujet.

Il grave sur la roche, & dure & mal coupée ;
Adore icy, Passant, les cendres de Pompée.

Les Epitaphes, dit le President, sont des Tombeaux spirituels, de peu de dépense à la verité, mais qui honorent quelquefois davantage, que les plus superbes Mausolees. Tous les Poëtes & les Gens de lettres, qui ont d’ordinaire plus de reputation que de richesses, en ont élevé de semblables à leur memoire, de leur propre façon, & ont fait leur Epitaphe avant leur mort. Voulant du moins qu’on leust dans leurs Ecrits, ce qu’on ne pourroit pas voir sur leur Sepulture. Ils en ont mesme honoré leurs Amis, croyant leur donner par là, une glorieuse immortalité ; & en effet, tel à qui le temps ou la fortune a renversé le Tombeau, & dissipé les cendres, trouve encore tout entier, & son nom, & sa memoire dans leurs Livres. Les Anciens, & sur tout les Peuples de Syrie, ont esté fort curieux d’Epitaphes & d’Inscriptions pour les Defunts. Il me semble qu’on les neglige aujourd’huy, & qu’on en voit peu de considerables hormis dans les Livres. On a fait plusieurs Recüeils d’Epitaphes, où il s’en trouve de plaisantes. Car on en a fait de ridicules aussi bien que de funebres. Sur quoy Marot fait dire à un certain Fou dans son Epitaphe.

Quand quelque sage homme
Viendra mon Epitaphe lire,
J’ordonne s’il se prend à rire,
Qu’il soit des Fous Maistre passé :
Faut-il rire d’un Trépassé ?

Il avoit raison, dit le Docteur, il ne faut pas s’arrester à gloser sur les Morts. Cela est indigne d’un honneste homme, & sur tout d’un Chrestien. On peut avec justice crier dans nos Temples, à ces railleurs curieux, hors d’icy, Prophanes. Pour moy je ne puis souffrir dans ces lieux-là, d’Epitaphes plaisantes & ridicules, & j’admire jusqu’où a esté l’impudence de quelques Chrestiens, ou plûtost leur ignorance & leur simplicité, d’avoir gravé leurs fades railleries dans nos Eglises, & jusque dans le Sanctuaire. Il y a mesme plusieurs de ces Epitaphes impies, & plus dignes d’un Athée & d’un Libertin, que d’un Chrestien & d’un Fidele. Mais pour quitter cette Morale, je veux vous dire que c’est à Symonides qu’on doit cette invention d’honorer les Tombeaux des Morts, d’Epitaphes pleines de leurs loüanges ; & Ronsard nous asseure que ces devoirs & ces éloges agréent beaucoup aux Manes des Defunts.

Tel bien memoratif allege leur soucy,
Et se plaisent de lire en si petit espace,
Leurs Noms & leurs Surnoms, leurs Villes & leur Race.

Mais quel ressentiment en peut avoir un Chien ou un Cheval, pour qui on a fait des Tombeaux & des Epitaphes ? Et quel honneur en doivent attendre ceux qu’une lâche complaisance abaisse à cette ridicule flaterie ? Vous retombez toûjours dans vostre Morale, Monsieur le Docteur, dit le Marquis. Pour y faire diversion, vous me permettrez de vous dire, que les Turcs sont fort curieux de leur Sepulture, & qu’il n’y a si miserable parmy eux, qui n’ait son Tombeau & son Epitaphe. Ceux qui n’en peuvent pas avoir d’embellis d’Architecture, prennent soin de les orner tous les jours de fleurs. C’est pourquoy ils les entourent d’un parterre, où il y en a des plus belles & des plus odoriferentes. Ils s’inclinent devant ces Tombeaux, & les ont en si grande veneration, qu’aucun n’oseroit passer à cheval devant un Sepulchre, sans mettre pied à terre, ou se resoudre à souffrir la bastonnade. Cela fait que mesme ils respectent ceux des Fideles, & s’en servent de la pluspart pour leurs Mosquées, comme des Tombeaux des plus grands Prophetes, & de quelques Rois de Judée, pour qui ils ont de la veneration. La beauté de ces Tombeaux, qui sont spacieux & magnifiques, les oblige à cela ; mais ils le font aussi, pour la reputation des personnes qui y ont esté inhumées, afin que les lieux où ils font leurs Prieres, soient plus celebres & plus dignes de la grandeur de leur Prophete. Ils sont encore fort jaloux de leurs Tombeaux, & conservent exactement en cela, l’honneur & l’interest de leurs familles, ne permettant pas qu’aucun Etranger y soit inhumé. Ils ont imité les Grecs & les Romains, qui estoient aussi fort jaloux de leurs Sepultures. Cependant leurs Tombeaux n’étoient pas tellement reservez pour les Familles, qu’on n’y enterrast ses Amis, & ceux dont on honoroit le merite & la vertu. Ennius fut mis dans le Tombeau de Scipion, parce que ce Poëte avoit écrit dans ses Vers, la seconde Guerre Punique. Nous en usons de la sorte, & de nos jours, le brave & judicieux Prince de Turenne a esté inhumé à Saint Denys, qui est le Tombeau & la Sepulture de nos Rois ; honneur qu’on avoit fait autrefois au genereux Connestable du Guesclin.

Ces Monumens publics qu’on dresse à la memoire des Defunts, produisent toûjours de bons effets, dit le Docteur. Ils avertissent les jeunes & les vieux, les Grands & le Peuple, que nous sommes tous mortels, & que nous ne serons un jour que cendre & que poussiere ; mais ils nous excitent en mesme temps à pratiquer les vertus qui ont rendu celebres ces grands Hommes, dont nous honorons si cherement les cendres. En effet, selon les Grammairiens & les Etimologistes, un Monument est un ressouvenir & un avertissement public, qui nous inspire une parfaite resignation à la mort, & un grand desir de mourir en homme de bien, puis qu’on n’accorde cet honneur qu’à ceux qui ont eu du merite & de la vertu. Ceux qui se tuënt, perdent, selon les Loix, l’honneur avec la vie ; car il n’appartient pas à tout le monde de faire le Caton, ceux-là, dis-je, sont privez de Sepulture & de Tombeau, parce que ce sont des marques d’honneur qu’on donne à la memoire du Defunt. Mais ces magnifiques Tombeaux font quelquefois toute la gloire des Morts ; & tel qui a mené une vie fort obscure, devient celebre par ses funerailles, l’or & le marbre qui le couvrent, font la matiere aussi-bien que l’éloge de ses vertus. Un Tombeau somptueux nous donne une grande idée de la personne qu’il renferme ; & quoy que nous sçachions qu’on peut flater en Tombeaux, comme en Panegyriques, & qu’on peut corrompre le ciseau des Architectes, aussi-bien que la langue des Orateurs, on se laisse plus aisément prévenir par ces sortes de Monumens, & on ne sçauroit croire que les cendres d’un fat, soient conservées dans une Urne de Jaspe ou d’Agathe. Il nous souvient de la Fourmy embaumée dans de l’ambre, dont parle Martial ; vous me permettrez bien de vous rapporter icy cette jolie Epigramme, de la Traduction de Marot. Elle ne vous déplaira pas dans son vieux stile, qui pour n’estre pas fort juste dans les rimes, l’est beaucoup dans le sens.

Dessous l’arbre où l’ambre dégoûte
La petite Fourmis alla :
Sur elle en tomba une goute,
Qui tout à coup se congela :
Dont la Fourmis demeura là
Au milieu de l’ambre enfermée.
Ainsi la beste déprisée,
Et peu prisée quand vivoit,
Est à sa mort fort estimée
Quand si beau Sepulchre on luy voit.

Il seroit aisé d’appliquer cette Morale à plusieurs de ce siecle ; mais l’honnesteté m’empesche de la pousser plus loin. J’aime mieux vous dire, que comme les Tombeaux des Anciens estoient bâtis sur les grands chemins, de là est venuë la coutume de mettre dans les Epitaphes, Staviator. Ou si l’on veut, on prouvera de cette coutume, que les Tombeaux estoient bâtis autrefois sur les grands chemins. Cette voye Appia, ou cette voye qu’Appius Claudius fit faire qui duroit depuis Rome jusque à Brindes, c’est à dire six grandes journées, n’estoit presque qu’un Cimetiere remply de Tombeaux. Ce fut là que l’on trouva sous le Pontificat d’Alexandre VI. le corps de Tullia fille de Ciceron, encor tout entier, apres treize siecles. Et ce fut dans son Tombeau où l’on trouva une de ces Lampes merveilleuses, dont les Anciens se servoient pour éclairer leurs Sepulchres, parce qu’elles étoient inextinguibles, pourveu qu’elles ne receussent aucun air. Mais approuvez-vous, dit le Chevalier, le procedé de ce Pape, qui fit jetter le corps de cette illustre Fille dans le Tibre ? Pour moy je luy en veux mal, & je sçay bon gré au Conservateur de Rome, qui la fit porter au Capitole, comme une Relique rare & precieuse ; c’estoit garder le respect qui est deu aux Morts. Mais ce Pape ne devoit pas ainsi violer les Tombeaux, & traiter de la sorte ce que l’antiquité avoit de plus venerable. Il devoit respecter les Manes de la fille de Ciceron, ou du moins ne les pas diffamer. Ce Pape, dit le Marquis, estoit cruel, & n’avoit aucun égard pour personne. Mais remarquez, je vous prie, combien le soin de la Sepulture est inutile, quelque précaution qu’on puisse prendre pour conserver nos cendres. J’admire ces gens qui craignent de mourir ailleurs que chez eux, parce qu’on negligeroit leurs Obseques. Socrate prefera la mort à l’exil, luy qui se disoit Citoyen du Monde, parce qu’il craignoit de porter ses os ailleurs, & qu’il vouloit que le lieu de son Berceau, fust celuy de son Sepulchre ; c’est qu’il vouloit mourir entre les bras de sa Nourice, dit le Chevalier. Quoy qu’il en soit, reprit le Marquis, on dit qu’il n’avoit jamais mis le pied hors le territoire d’Attique. Montagne dit de luy-mesme, que s’il croyoit mourir en autre lieu que celuy de sa naissance, il ne sortiroit pas sans effroy hors de sa Paroisse. Cependant il asseure ailleurs, que s’il suivoit sa volonté, il voudroit mourir hors de sa maison, & loin des siens ; mais enfin la nature est toûjours plus forte que la raison, & nos inclinations ne manquent jamais de s’opposer à nos raisonnemens. Socrate aima mieux mourir à Athenes, que de vivre à Sparte. Pour moy j’aime à vivre par tout, & il m’importe peu en quel lieu je dois mourir. Ainsi ne croyez pas que j’ambitionne la gloire d’avoir un Tombeau superbe & magnifique. Mais il est tard, & nous abusons de la patience de Monsieur l’Abbé. A ces mots il prit congé, & toute la Compagnie se separa.

Je vous ay tenu parole, Madame, vous n’avez rien trouve dans ce Recit de terrible & de lugubre. Le serieux y est temperé d’un honneste enjouëment ; car les genies qui habitent ces Tombeaux, sont bons & agreables, & n’inspirent que la joye & la consolation à ceux qui les frequentent.

Portrait d’une Dame de Qualité, fait par Mademoiselle B.D.R. §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 93-97

C’est ce qui me fait esperer, Madame, que vous agréerez cette Conversation, & le soin que j’ay pris de satisfaire vostre curiosité. Je suis vostre, &c. De la Fevrerie.

PORTRAIT D’UNE DAME
de Qualité, fait par Mademoiselle B. D. R.

Quoy que je ne sois pas habile,
Je peins Iris, & veux la peindre bien,
L’Original est tel qu’il seroit difficile
Que le Portrait n’en valust rien.
***
Si l’éclat de ses yeux ne sçauroit se décrire,
Au moins ils sont connus par leur divin pouvoir ;
Leurs feux sont si perçans, que ce qu’il en faut dire,
C’est que s’ils regardoient, on ne les pourroit voir.
***
Sa bouche charme & plaist, quoy que trop inhumaine,
Et qu’il n’en sorte rien qui flatte les desirs,
Son sourire aux Amans donne mille plaisirs,
 Quand mesme elle rit de leur peine.
 Diray-je que le teint d’Iris
 Défait les Roses & les Lis ?
A de foibles beautez comme seroient les nostres
Ces éloges communs peuvent estre adressés :
 On en a trop dit pour les autres,
Et pour elle on ne peut jamais en dire assés.
***
Une gorge, des bras dignes d’une Déesse,
 De l’agrément, de la delicatesse,
Il est pour elle un eternel Printemps,
Elle paroist avoir quinze ou seize ans,
 Peut-estre en a-t-elle bien trente,
 Mais sa beauté croist & croistra ;
 Et quand elle en aura soixante,
 Je ne sçay qui s’en sauvera.
***
 Son esprit est galant & tendre
 Delicat, prompt à concevoir,
Quand on la voit, on ne veut que la voir ;
Quand on l’entend, on ne veut que l’entendre.
***
 Son cœur est fait pour l’amitié,
Pour la reconnoissance, ou bien pour la pitié,
Car pour l’amour, Iris le hait & le redoute,
 Son cœur est tranquille & content,
 Heureux les Amans qu’elle entend,
 Puis qu’il n’en est point qu’elle écoute.
***
Iris a le goust fin, Iris a le goust bon,
 Son humeur est toûjours égale,
Dans tout ce qu’elle fait toûjours de la raison,
Iris est magnifique, Iris est liberale ;
Ses meubles precieux, son Palais enchanté,
Tout marque son bon goust & sa magnificence,
 Sa propreté, son abondance,
 Mais rien n’ajoûte à sa beauté.
***
Regarde-t-on ces lieux, quand on voit cette belle :
Quand elle en est absente, y porte-t-on ses pas ?
 On n’y voit rien quand on ne l’y voit pas ;
 Quand on l’y voit, on n’y voit qu’elle.
***
Iris veut connoistre à loisir,
De pénetrer les cœurs elle fait son étude,
Au choix de ses amis plus qu’à la multitude
 Elle a toûjours mis son plaisir.
Elle choisit par goust, & non par fantaisie ;
 On est en estat de choisir
Quand entre mille on peut estre choisie.
 Que de merite & d’agréemens,
Et que d’amour tous les jours ils font naître !
 On est forcé de reconnoistre
Que la loüer, c’est plaindre bien des gens.

A Monsieur le Duc de S. Aignan, sonnet sur le Carrousel §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 97-98

A MONSIEUR LE DUC
DE SAINT AIGNAN,
Sonnet sur le Carrousel.

Qu’il te faisoit beau voir dans le jour solemnel
Où joûtoit le Zegri contre l’Abencerrage,
Faire un grand ornement du pompeux Carrousel,
Et par ta haute mine, & par ton équipage !
***
J’aurois voulu te peindre, & d’un trait immortel
Exprimer ta fierté, ta douceur, ton courage,
Et donner aux François un modelle eternel
De merite & d’honneur, en traçant ton image.
***
Mais Minerve & Pallas de concert avec toy,
Faisant tous leurs plaisirs des plaisirs de ton Roy,
Sembloient se faire un jeu des fureurs de la guerre.
***
Mars ce Dieu si cruel d’accord avec la Paix,
Luy qui fait tout trembler sur l’Onde & sur la Terre,
Divertit par tes soins LOUIS & ses Sujets.

Amoureux, de Digne, Avocat au Parlement d’Aix.

[Entiere exposition d'une premiere Langue universelle] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 119-122, 124-182

Maître Guillaume Bellenden, fameux Avocat au Parlement de Paris, qui a composé de sçavans Livres ; entr'autres de Jure Regio, & potestatum ; & qui estoit Agent d'Angleterre en France, & qui en a laissé un à imprimer ; De Hierarchia Ecclesiastica, ayant amassé du bien, & se voyant sur l'âge & sans Enfans, fit venir d'Ecosse qui estoit son Pays, un Neveu qu'il avoit de mesme nom, & de mesme surnom que luy, pour l'instituer son Heritier, & pour le marier ; mais ce Neveu estant arrivé en France, ne seconda pas les intentions de son Oncle, à l'égard du mariage. Il se sentoit de la vocation pour l'Eglise, il alla bien-tost après à Rome, y étudia en Theologie, & s'y fit Prestre. A son retour à Paris, il trouva son Oncle mort, & la succession dispersée, la plus grande partie au profit des Hospitaux. Il estoit homme de pieté, il s'en consola, & dans la suite du temps, son merite le fit choisir par M. Zamet Evesque de Langres, pour estre son Confesseur & son Aumônier. Il fut quinze années dans ces fonctions auprés de ce Sage Prélat ; aprés quoy la mort en estant arrivée, il se retira dans une Cure qu'il en avoit receuë, avec quelques Chapelles. Cette Cure qu'il desservit pendant 25 ans est ma Paroisse, ainsi cét honneste Ecclesiastique m'estoit fort connu.

C'estoit un homme d'une taille médiocre & droite, d'une complexeion forte, & d'un teint plein de feu, qui marquoit l'ardeur de son esprit, & la promptitude de son humeur. Il avoit du bon sens, outre l'étude ; la conversation agréable, & les inclinations portées au bien. Il estoit tel en 1670. & il tomba malade cette année là, au mois de Septembre, estant alors âgé de 77. ans. Cette maladie fut une Fiévre qui luy dura prés de trois mois, & qui fut accompagnée dés son commencement, d'une Paralisie sur la langue, qui le fit bégayer encore quelques jours aprés la guérison de sa Fiévre ; en sorte qu'on ne le pouvoit entendre. La Paralisie estant passée, il parla fort distinctement ; mais voicy la merveille. C'est qu'au lieu de parler sa Langue ordinaire, qui estoit la nostre ; ou bien l'Ecossois, qui estoit celle de son Pays ; ou la Latine qu'il sçavoit, ou la Grecque, ou l'Hebraïque, dont il avoit quelques teintures, il parla une Langue inconnuë à toute le monde. On entendoit bien les mots qu'il prononçoit [...]

 

M. Bellenden qui ne disoit plus la Messe, ne manquoit point d'y assister ; & se mettant au Lutrin, chantoit avec les Chantres les Airs de l'Eglise, & ne prononçoit pourtant aucune des paroles ordinaires ; mais toujours ses paroles inconnües. Son Neveu averty de cette singularité dont quelques-uns avoient ry & raillé, obligea le bon homme à prendre depuis ce temps là une autre place dans l'Eglise, & l'invita à prier Dieu tout bas. Il fit l'un & l'autre sans resistance. Il en estoit de mesme, lors que l’envie le prenoit de dire son Breviaire ; on le voyoit bien lire, & on l’entendoit bien prononcer ; mais rien de ce qui estoit écrit dans son Livre. L’adresse que son Neveu employa pour le faire confesser, quand aprés huit ou neuf mois de santé, il le vit attaqué d’une nouvelle Fiévre, fut de mander son Confesseur ordinaire, & de luy faire dire par ce Confesseur qu’il n’entendoit point son langage, qu’il l’interrogeroit, & qu’il luy pressast la main lors qu’il se sentiroit coupable du peché dont il luy parleroit, & la luy pressast plusieurs fois quand il y auroit plusieurs rechutes ; moyennant quoy il luy donneroit. l’Absolution. Cela fut executé, & dés le lendemain le bon homme prit son Neveu par la main, le mena à l’Eglise, & luy montra le Tabernacle, pour luy témoigner qu’il desiroit de recevoir le Viatique ; puis estant de retour à sa Maison, il s’étendit sur son lit en joignant les mains, pour marquer la mesme intention. Son Confesseur fut mandé, il revint, & M. Bellenden ayant pris de son propre mouvement du linge blanc, & ses Habits longs, vint oüir la Messe, communia avec grande devotion, & versa mesme des larmes. Il mourut quinze jours aprés ces Actions de pleine connoissance, parlant peu ; mais parlant toujours son mesme langage inconnu, quand la necessité l’obligeoit de parler. Un incendie qui arriva au Village six ans aprés sa mort, & qui consuma une partie de la Maison & des Livres de son Neveu, brûla aussi le Billet qu’il avoit écrit ; ce qui me semble une grande perte pour les Curieux, qui auroient pu travailler sur sa lecture, à reconnoistre quel langage parla M. Bellenden, depuis la fin de sa premiere maladie, jusqu’à sa mort, c’est à dire pendant huit ou neuf mois. Il disoit assez souvent Subgenenemé Goguené prius quia pri la magnus, à ce que j’ay sceu d’un homme qui le servoit ; & quand il rencontroit un de ses Paroissiens, nommé Prieur, qui l’avoit flatté de quelque esperance qui ne luy déplaisoit pas, il luy disoit Anemi prius. Voila ce que mon peu de sejour au Pays, m’a pu apprendre des circonstances de cette Histoire qui me semble assez curieuse.

Ce que j’y puis ajouter, c’est qu’il est seur que M. Bellenden ne parloit pas la Langue Hebraïque ordinaire, je m’en serois apperceu à la conversation que j’eus avec luy, & M. son Neveu aussi qui avoit quelque teinture de cette Langue. Ce n’estoit pas non plus la Langue naturelle d’Adam, dont je viens de parler, elle auroit esté intelligible. Que ce fust la Langue Phrigienne, la plus ancienne du monde selon l’épreuve de Psammetiques Roy d’Egypte, rapportée dans Herodote, on ne peut pas le dire, parce qu’il n’employa jamais le mot de Becos, à demander du pain, ou d’autres choses à manger. Ce que je m’en persuade, c’est que cette Langue luy estoit particuliere ; & je juge de là, malgré l’épreuve de Psammetiques, que si mille Enfans estoient nourris par autant de Personnes muettes, ils parleroient tous des Langues aussi differentes, que seroient leurs voix, leurs visages, leurs complexions, & leurs esprits. La Mothe le Vayer soûtient qu’ils seroient tous muets, parce qu’il ne sort aucune parole de la bouche, qui ne soit entrée par l’oreille, surquoy il cite l’exemple des Sourds de naissance dont aucun ne parle, & il allégue que les Enfans de l’épreuve de Psammetiques, avoient sans doute oüy la voix de quelque Chevre qui crioit Bayhe, d’où ils avoient appris à dire Becos, qui se trouva par hazard estre une parole Phrigienne ; mais pour moy, je croy que la Langue est faite pour parler, aussi bien que les yeux pour voir & que les oreilles pour entendre ; & que si les Sourds de naissance sont muets, c’est que l’empeschement qu’ils ont à l’oreille, s’étend jusqu’à la Langue, & qu’on ne peut oster l’un sans l’autre. Vous pouvez, Monsieur, proposer cette Question aux Curieux pour l’examiner plus à fonds, & pour en avoir leurs sentimens ; comme aussi les prier, de dire ce qu’ils pensent de cette maladie, qui ayant fait oublier à son Malade sa Langue ordinaire, où l’empeschant de la parler, luy donne en échange l’usage d’une langue nouvelle & inconnuë.

J’ay lû dans des Memoires d’un de mes Ancestres, qui a vescu la grande Climaterique ; que Nicolas de Vienne son Trisayeul, mort & enterre à Ligny, dont il estoit Gouverneur en 1474. âgé de 50. ans, selon son Epitaphe, aprés avoir receu du Ciel une memoire si heureuse, une imagination si vive, & tant d’adresse naturelle, qu’ayant eu des Maistres en toutes sortes d’exercices d’esprit & de corps, il sçavoit à l’âge de 21 an, tout ce qu’on peut sçavoir, & faisoit tout ce qu’on peut faire : tomba malade à 22 ans d’une fiévre chaude, & puis d’une paralisie sur la langue, dont les effets furent si étranges, qu’il en perdit le souvenir de tout ce qu’il avoit jamais appris, en sorte qu’il luy fallut même rapprendre à parler, à lire & à écrire, comme on l’apprend aux Enfans, à quoy il eut bien de la peine à parvenir. Et j’ay veu un nommé Jean Guenot, Fermier d’une Terre de mon Voisinage, où il y avoit ces années passées une Cristallerie, à qui la mesme chose estoit arrivée à l’âge de 30 ans ; mais ny l’un, ny l’autre ne parloient point du tout aprés leurs maladies, bien loin de parler avec facilité & distinction une langue inconnuë comme mon defunt Curé. Les Curieux de la Medecine ou de l’Histoire, pourront encore m’éclaircir par vostre entremise, s’il y a des exemples d’une pareille avanture, où vous, Monsieur, qui n’ignorez rien, pourrez m’en instruire sans leur secours, si peu que vous ayez de complaisance pour mes desirs.

Il faut presentement que je vous avouë, qu’encore bien que j’aye conceu l’Ecriture universelle avant la langue, celle-cy a fait la loy, & donne la regle à l’autre ; & que si je n’avois imaginé la langue, j’aurois apparemment disposé l’Ecriture d’une autre maniere, car enfin il m’estoit d’abord venu dans la pensée d’employer dans l’Ecriture, le moins d’enseignes & de signes qu’il me seroit possible ; & à cet effet de distinguer le nombre pluriel des Noms & des Verbes, par des chiffres differens de ceux du nombre singulier ; & de marquer mesme, par des chiffres aussi, le genre des Noms dont j’ay laissé l’expression à la Nature. Chaque Nom substantif simple auroit eu trois chiffres pour la signification de ses variations ; chaque Nom adjectif, & chaque Nom de diminution, d’augmentation & de comparaison, en auroit eu quatre ; & chaque Verbe, cinq. 111 par exemple, auroit exprimé le nom au masculin, par son premier chiffre ; au nombre singulier, par son deuxiéme ; & au nominatif par son troisiéme. 223 l’auroit signifié au feminin, par son premier chiffre ; au pluriel, ou au duel par son second ; & au datif, par son dernier. 316 l’auroit donné à connoistre au neutre, ou au commun, par son premier chiffre ; au singulier, par son second ; & à l’ablatif par son troisiéme. Et ainsi j’aurois pû donner aux noms simples, si je l’avois voulu, plus de trois genres, plus de deux nombres, & plus de six cas, le tout sans aucune confusion. Quant aux autres noms, j’aurois ajoûté un chiffre, aux trois que je viens de marquer ; & ce chiffre qui auroit precedé les autres, auroit exprimé l’adjectif par un zero ; le premier diminutif par 1 ; le second par 2 ; le premier augmentatif par 3 ; le second par 4 ; le nom d’égalité, aussi, autant, ny plus ny moins, par 5 ; le comparatif plus, par 6 ; le comparatif moins par 7 ; le superlatif le plus par 8 ; & le superlatif le moins par 9 ; & j’aurois ainsi marqué tous les degrez dont le nom est susceptible. A l’égard des verbes, 1111, auroit signifié le verbe à l’actif par son premier chiffre ; à l’indicatif par son second ; au present par son troisiéme ; au singulier par son quatriéme, & à la premiere personne par son cinquiéme. 24323 l’auroit exprimé au passif par son premier chiffre ; au subjonctif par son deuxiéme ; au futur par son troisiéme ; au pluriel par son quatriéme ; & à la troisiéme personne par son dernier ; & j’aurois augmenté aussi toutes les sortes de variations du verbe, autant qu’il m’auroit plu, & sans aucun embarras, pourveu que je n’eusse pas poussé l’expression de chacune, plus loin que le zero, & les neuf chiffres, ou nombres, simples. Cette methode auroit esté claire, exacte, & d’un facile démeslement ; mais dés que j’eus conceu le grand secret de la Langue universelle, il me fallut prendre d’autres mesures, & renoncer à cette belle methode pour en chercher une plus commode à l’expression de cette langue. Il ne sera pas inutile que je vous apprenne la maniere dont elle me vint dans l’esprit. La voicy.

Lors que j’eus ébauché le premier Plan de l’Ecriture, il me sembla d’abord qu’il y manquoit quelque chose à sa perfection ; c’étoit d’estre lisible, car le moyen, disois-je en moy-mesme, de lire ce qui n’est pas composé de lettres, puis que ce sont elles qui forment les sillabes & les mots. Ce manquement me choquoit, mais je m’en consolay bien-tost, en jugeant mesme pour me flater, que cette indépendance des lettres, estoit un grand avantage à cette Ecriture, veu qu’elle ne laissoit pas d’exprimer toutes choses ; & que c’estoit la veritable Ecriture de l’esprit, puis qu’elle signifioit immediatement, tout ce qu’il estoit capable de concevoir. Neanmoins je remarquay ensuite qu’on la pouvoit lire, en disant par exemple cent quatre pour signifier Dieu, que j’exprime par 104, dans mon premier Dictionnaire, en disant mille trente-quatre pour signifier connoistre. Et disant mille trente-quatre cent quatre, pour exprimer connoistre Dieu. Mais considerant aussi tost l’embarras de ces expressions, dans la pluralité des mots que j’employois à n’en signifier qu’un ; & dans leurs équivoques à ne sçavoir par exemple si mille trente-quatre qu’on entendroit prononcer, seroient trois mots, ou deux, ou un seul, je connus que cette façon de lire estoit mal propre à estre mise en usage ; & presque impossible, lors qu’on passeroit de l’expression des nombres primitifs, à celle des auxiliaires ; & que d’ailleurs, quand bien elle seroit facile & commode, elle ne seroit pas universelle comme l’Ecriture, parce que chaque Nation donne des noms differens à ses chiffres, & aux nombres qui s’en forment.

L’éloignement de cette pensée fit place à une autre ; & l’usage des Hebreux & des Grecs, qui employent leurs lettres à figurer leurs nombres, me fit songer qu’au lieu de substituer des mots aux chiffres, il n’y falloit substituer que des lettres ; & qu’ainsi il ne resulteroit qu’un mot pour chaque nombre composé de plusieurs chiffres ; que ces mots seroient differens suivant la diverse combinaison de ces chiffres ; & qu’alors mon écriture seroit lisible par elle-mesme, sans superfluité & sans équivoque ; & se liroit encore d’une mesme façon, par toutes les Nations.

Sur cette idée, je passay de la speculation à la pratique ; & aprés avoir donné à chaque chiffre, telle signification de lettres que je jugeay à propos, je trouvay en effet qu’il s’en formoit non seulement une écriture aisée à lire & à concevoir, mais encore une langue claire & distincte, tout aussi propre à estre renduë universelle, que l’Ecriture mesme.

Il est difficile d’atteindre d’abord à la perfection des choses, il me falut faire plusieurs Alphabets, avant que de me déterminer dans leur choix ; & lors que je me vis en possession de deux Ecritures au lieu d’une, il fallut encore changer quelque chose à ces Alphabets pour les accommoder à ces Ecritures ; mais enfin voicy quels ils sont pour l’une & pour l’autre, d’où vous pouvez juger que comme ces Ecritures sont diverses dans leurs dispositions, il ne se peut que les Langues qui en resultent ne soient differentes dans leurs mots, & qu’ainsi au lieu d’une que j’ay proposée jusqu’à ce jour, je ne vous en donne aussi deux.

J’ay divisé les Chiffres en primitifs, & en auxiliaires, à quoy j’ay ajouté des enseignes, des accents, & quelques points ; & de tout cela j’ay formé mes Caracteres. Voulant les changer en paroles, je fais répondre aux Chiffres primitifs

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0. Les Lettres b, f, d, g, m, p, c, j, v, n, que j’appelle aussi Lettres primitives.

Aux Chiffres auxiliaires

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0, les Lettres

a, i, ay, o, u, ou, é, eu, oy, r, que je nomme aussi Lettres auxiliaires.

Et aux enseignes, aux points & aux accents les Lettres simples k, l, s, t.

Et leurs Combinaisons ou Lettres doubles.

KK, KL, KS, KT. LK, LL, LS, LT. SK, SL, SS, ST. TK, TL, TS, TT.

Et encore kz, lz, tz. que je nomme Lettres subalternes, pour les distinguer des précedentes qui sont les Lettres principales. Il seroit à souhaiter que les subalternes doubles s’exprimassent par des figures simples, comme ks s’exprime par x.

Quant à z, il ne répond ny à Chiffre ny Signe, lors qu’il n’est pas uny à une autre Consone, ce qui me luy fait donner en cét état le nom de nulle. Quelques autres Lettres prennent aussi ce nom, suivant les endroits où elles se trouvent ; & d’autres portent quelquesfois celuy de suppleantes, parce qu’elles sont substituées en la place de leurs Compagnes. Cela s’expliquera dans la suite.

Pour les Diphtongues ei, ey & au, & pour la Lettre double qu ou q, je ne juge pas à propos de m’en servir, à cause qu’elles équivoquent avec é, o, & k.

A la verité i, employe l’y Grec ; mais c’est seulement dans l’expression des Diphtongues ay & oy ; & je marque les deux autres ou & eu par un renvoy, ainsi oû, eû, afin de les distinguer des Voyelles qui les forment, lors que ces Voyelles ne sont que contiguës. Cét y Grec, & ce signe de liaison montrent que chacune de ces quatre Diphtongues, n’a de rapport qu’à un seul Chiffre. Il seroit mieux de ne les exprimer que par une seule Figure, comme nous exprimons ay par ê, mais ce seroit trop d’innovation à l’égard des autres.

Il en sera de mesme de la demie lettre ou aspiration h, comme de l’y Grec. Elle ne répondra qu’au Chiffre de la Consone, à laquelle on la joindra, si on la veut exprimer ; mais il sera mieux de la sous-entendre, pour ne pas augmenter inutilement l’Ecriture. Il seroit inutile aussi de l’employer aprés p, puis que ph ne fait rien entendre de plus que f. Quant à la prononciation des mots de ces nouvelles Langues, elle doit estre exacte, & ne rien perdre des Lettres qui les composent, & il faut sur tout distinguer clairement ces lettres les unes des autres, afin de connoistre avec facilité le rapport qu’elles ont avec les Chiffres & avec les signes.

Il sera libre à la verité de prononcer gn, comme dans le mot François regne, ou comme dans le mot Latin regnum ; & ll comme dans le mot mille, ou dans le mot famille ; mais on prononcera g suivy de Voyelle, ou de Diphtongue, d’un ton ferme, comme dans ga, go, gu ; & par consequent ge, gi, comme s’ils estoient écrits ghe, ghi, afin de les empescher d’équivoquer avec je, ji. Il en sera de mesme de t, il se prononcera comme dans ta, to, tu, & par consequent ti, comme s’il estoit écrit thi, pour le distinguer de si.

Pour c, on le prononcera par ch, afin qu’on ne le confonde pas avec K, dans Ka, Ko, Ku, & avec s, dans ce, ci ; & l’on prendra garde à ne le point mettre à la fin d’une Syllabe, parce qu’il y équivoqueroit encore avec K. On fera la mesme observation pour ma nulle z, que l’oreille ne démesleroit point d’avec s, si une Syllabe en estoit terminée.

A l’égard de b, il sera prononcé differemment d’v consone, & on distinguera de mesme u voyelle, de la Diphtongue ou. Je sçay bien que cette premiere diversité de prononciation fera de la peine aux Gascons, & que la seconde en causera au Italiens & aux Espagnols ; mais pourquoy confondent-ils ce qui doit estre distingué ? Enfin on donnera à chaque Lettre, un son qui n’ait rien de commun avec les autres, afin d’éviter les équivoques qui se pourroient glisser dans l’Ecriture numeralle lors qu’on viendroit à écrire en Chiffres les mots de l’une ou de l’autre Langue.

Vous jugez bien de là, Monsieur, que chaque Langue aura deux sortes d’écritures, la numerale qui est composée de Chiffres ou de nombres ; & la litterale qui se forme avec les Lettres de l’Alphabet, & dont chaque Nation pourra se servir en son particulier, pour s’exercer, & pour s’instruire plus commodement dans la Langue universelle. Cette Langue sera contraire en cela à l’Hebraïque & à la Grecque, parce que n’employant que les mesmes Caracteres à exprimer leurs Lettres & leurs Chiffres, elles n’ont qu’une Ecriture pour ces deux choses ; mais il ne tiendra qu’aux Nations de reduire les deux à une, en quittant leurs Ecritures particulieres pour la genérale.

Je ne doute point que vous ne soyez dans l’impatience de sçavoir de quelle maniere je me prends pour prononcer mes Lettres primitives, puis que je ne les exprime que par des Consones, Je me sers pour cela de la demie Voyelle, que la nature met toujours dans nostre prononciation, lors qu’il y a deux Consones consecutives, de difficile union dans une mesme Syllabe, que j’ay dit dans la Grammaire Universelle, devoir estre marquée seule aprés chaque Consone, pour en apprendre plus aisément la prononciation ; & qui est le sçeva ou scheva des Hebreux, si perceptible aux oreilles fines par tout où il est inseré par la nature, & si remarquable aux moins délicats dans les mots de blâmer, drapper, spectacle, & autres semblables, puis qu'elles entendent bien qu’ils se prononcent comme s’ils estoient écrits de cette sorte belamer, derapper, sepectacle. J’insere donc cét e feminin entre toutes mes Consones primitives, lors qu’elles sont disposées de la maniere que je viens de dire, le considerant comme leur lien naturel ; & je l’exprime mesme afin de regler les Syllabes, & ne pas faire de peine au Lecteur qui ne seroit pas accoustumé, comme les Allemans, à voir de suite dans un mot plusieurs Consones peu accordantes. Je laisse mesme encore la liberté de le prononcer en e masculin, aux endroits où l’on jugera que cette prononciation aura plus de grace que la feminine ; & bien que j’employe cét é masculin pour exprimer le Chiffre 7. lors qu’il est auxiliaire, il n’en faut pas craindre d’équivoques, comme vous le connoistrez par les Régles qui suivent.

Régles à observer dans le changement de la premiere Ecriture numerale en litterale.

La premiere Régle est qu’e masculin ou feminin, placé seul entre deux primitives, doit toujours estre consideré comme une nulle, c’est à dire, comme ne répondant à Chiffre ny à signe, ainsi que je l’ay déja expliqué. Voulant donc changer en Lettres 104. & 111. Chiffres primitifs de mon premier Dictionnaire, qui signifient Dieu & Faux-Dieu ; au lieu d’écrire bng, & bbb, j’écris beneg & bebeb ; mais si je veux changer en deux mots ma premiere Langue, 104’1. & 111’1, Caracteres aussi de ma premiere Ecriture qui signifient au nominatif ces mesmes paroles Dieu & Faux-Dieu, au lieu d’écrire benega & bebeba, j’abrege & j’écris benga & bebba.

La seconde Régle est que quand un Caractere a deux, trois, quatre ou cinq Chiffres primitifs de mesme façon, on en peut exprimer un par la Diphtongue , & deux par la Diphtongue oy. Ainsi 113’1. qui signifie Divinité, Dieu ou Déesse, dans ma premiere Ecriture, & qui se change en bebeda ou bebda, selon la Régle précedente, se peut exprimer par beûda. 111’1. qui signifie Faux-Dieu, & qui se tourne de mesme en bebeda ou bebba, comme il a esté dit, se peut exprimer par beûba. 1111’1 qui signifie le Ciel Pere des Dieux, & qui se transforme en bebbeba ou bebebba, se peut ou plûtost se doit exprimer par beûbba ou boyba. Et 11111’1 qui signifie Imposteur, & qui se marque par bebbebeba ou bebbebba, se doit exprimer par beûbebba, ou plutost par boybba. J’appelle ces Diphtongues qui sont substituées de la sorte, à la place des Consones primitives Lettres suppleantes ou officieuses, non seulement parce qu’elles servent pour d’autres Lettres ; mais encore parce qu’elles abrégent les mots, & en adoucissent la prononciation. De là il résulte, que toutes les fois que ces Diphtongues se trouvent inserées seules entre des primitives, on ne les doit pas considerer comme des auxiliaires, mais comme des suppleantes.

La troisiéme Régle, est de ne pas commencer un mot par la nulle e, puis qu’il ne fait cette fonction qu’étant inseré ; & de ne pas non plus substituer les suppleantes à la place de la premiere primitive, puis que c’est elle qui fait connoistre leur employ : comme aussi de ne jamais mettre e, comme nulle, aprés la derniere primitive, ny les suppleantes en sa place, lors qu’elle est suivie d’une voyelle qui fait l’office d’auxiliaire, d’autant que cette voyelle suffit pour l’adoucissement du mot, & que cét usage causeroit de l’équivoque. Ainsi voulant exprimer 111’1 qui signifie Divin, il ne faut pas écrire bebbea, bebeûa, ny boya, parce que bebbea répond à 111-71 ; bebeûa, à 11-81 ; & boya à 1-91 ; mais on doit écrire bebba ou beûba, qui ne peuvent répondre qu’au premier Caractere 111’1, suivant les deux Régles qui précedent. Que si la derniere primitive est suivie de l’auxiliaire r, on peut employer é, comme nulle aprés cette primitive ; supposé que la necessité de leur liaison le demande, ou mesme changer cette primitive en suppleante ; mais en prenant l’un ou l’autre party, il faut ajouter la subalterne k, aprés r, pour marquer la nullité de l’é, ou la substitution des suppleantes, parce qu’autrement ces Lettres passeroient là pour des auxiliaires. Ainsi voulant exprimer 97-01 qui signifie ce mot nullité dans ma premiere Ecriture, au lieu d’écrire simplement vechera ou vecera, j’écris vecerka, d’autant que vecera exprimeroit 97-701, Caractere different de l’autre ; mais si j’avois à exprimer 104-01 qui signifie Divinité, qualité qui appartient à Dieu, & 10411-01 qui signifie Création, qualité du Créateur, au lieu d’écrire bengerka & bengebberka, j’écrirois bengra & bengebbra, à cause de la nature de la primitive g, qui s’unit à l’auxiliaire r, sans demander entre elles l’expression de l’é. Ainsi encore voulant exprimer 88-01 & 888-01, je dois écrire jeûrka & joyrka, parce que jeûra & joyra, répondroient à 8-801 & à 8-901, autres Caracteres que les premiers. Que si au lieu d’une primitive, il se trouve une subalterne devant r, on doit aussi mettre entre deux e, comme nulle, s’il est necessaire pour la liaison du mot ; mais conjointement avec le k, pour marque de cette nullité. Ainsi voulant exprimer 104-01 qui signifie le premier diminutif de Divinité, qualité, ou petite Divinité, il faut que je dise bengetserka, à moins que je ne veüille prononcer bengetsra, qui seroit bien rude.

La quatriéme Régle, est qu’é, doit estre encore consideré comme nulle ; & & oy, comme suppleantes, lors qu’ils sont inserez seuls dans un mot aprés des primitives, & devant toutes sortes de subalternes, excepté devant t, & devant lz unis, ou bien separez seulement par une auxiliaire. La suite en fournira assez d’exemples, sans que j’en rapporte icy.

La cinquiéme Régle, est que que ces mesmes Lettres se trouvant dans un mesme mot seules & finales, aprés des primitives ou des subalternes, y font par necessité la fonction d’auxiliaires, parce qu’il n’y a point de mot dans la Langue, qui ne réponde à un Caractere ; ny un Caractere dans l’Ecriture, qui ne soit composé de Chiffres auxiliaires & de primitifs ; mais il faut mettre un t aprés elles, pour donner à connoistre cette fonction quelles font d’auxiliaires, comme pour marquer celles de nulle & de suppleantes, j’ay dit qu’il falloit y employer un k. Ainsi voulant exprimer 1’7, 1’8, & 1’9, qui signifient dans ma premiere Ecriture l’Adverbe ouy, la conjonction &, & la proposition en ou dans, au lieu d’écrire simplement be, beû boy, on doit écrire & prononcer bet, beût, boyt. Il en est de mesme de 2’7 & de 2’7 qui signifient les Adverbes numeraux, deux fois & la deuxiéme fois, au lieu de les exprimer par feksé & fekzé, il faut écrire & dire fekset & fekzet.

Enfin la sixiéme Régle, est que toutes les fois que ces mesmes Lettres sont immediatement suivies ou précedées d’autres Voyelles, d’autres Diphtongues, ou d’elles mesmes, elles font encore la fonction d’auxiliaires, en quelque endroit qu’elles se trouvent avoir besoin d’aucune marque. Ainsi dans bebbee ou beûbée qui signifie l’Adverbe superlatif le plus divinement, les deux é qui se suivent immediatement sont auxiliaires & répondent à 77, comme tout le Caractere à 111-77. Cét exemple suffit pour en former d’autres.

L’observation de ces Régles empeschera qu’il n’y arrive aucune équivoque dans cette premiere Langue, non plus que dans ma premiere Ecriture ; & voila toutes les marques qui concernent le changement de ses Chiffres primitifs en Lettres.

Quant à celuy de ses Enseignes & des autres Signes. Le premier avertissement est, que l’Enseigne simple inserée ne s’exprime point, d’autant que la separation quelle apporte entre les Chiffres primitifs & les auxiliaires, éclatte assez par la difference des Lettres ausquelles je donne ces mesmes dénominations, sans qu’il soit necessaire d’y ajoûter un autre Signe de distinction. Ainsi 104’1 ; 104-11, 104-103, & 1041-1003 Caracteres de ma premiere Ecriture qui signifient Dieu, Divin, il crée & on crée, s’expriment simplement par benga, bengaa, bengebaray, & bengebarray.

Le second avertissement, est qu’il en est de mesme de l’Enseigne que je place sur les Chiffres, par où je marque les parties invariables du discours, les Proverbes, & les Lettres de l’Alphabet avec leurs Diphtongues & leurs Syllabes les plus communes, elle ne s’exprime pas non plus, d’autant qu’elle se resout en inserée, avant le dernier Chiffre de ses expressions. Ainsi 17 qui signifie l’Adverbe ouy, 2017 qui signifie l’interjection helas ; 108 qui signifie la conjonction car, 119 qui signifie la préposition dedans, 4110 qui signifie un proverbe ; & 013 qui signifie la Lettre d ou de, se resolvent en 1’7, en 201’7, en 10’8, en 11’9, 411’0, & en 01’3 ; & s’expriment par bet, fenbet, beneût, beboyt, gebberk, & nebay.

Le troisiéme avertissement, est qu’il n’en est pas de mesme de l’Enseigne que je mets sur les Chiffres, par où je marque les noms des lieux & des Personnes celébres ; ny de celle que je place dessous, par où je signifie les nombrans, ou qui demeurent en nature : Ces Enseignes servent à mettre de la diversité entre des expressions, qui n’en auroient point sans cela ; & par consequent se doivent exprimer. Je marque donc celle que je place sur les Chiffres, qui signifient les noms des lieux & des Personnes par la subalterne kt. Et de cette sorte 1’1 qui signifie l’Asie ; 11’1 qui signifie la Chine, & 111’1 qui signifie Canton premiere Province de la Chine, &c. s’expriment par bekta, par bebekta, ou beûkta, & par bebbekta, bebeûkta, ou boykta. Et 21113’1 qui vous signifie s’exprime par febbebedekta, ou feboydexkta. Et je marque celle que je mets sous les Chiffres, qui signifient les nombres nombrans par les subalternes ks ou x, qui est la mesme chose, & par kz ; sçavoir la barre droite des nombres Cardinaux par x, & la courbe des Ordinaux par kz. Ainsi 2 qui signifie deux indéclinable ; & 2 ï qui le signifie déclinable au nominatif pluriel, s’expriment par fex, & par fexas. Et 2’1 qui signifie deuxiéme ou second substantif ; & 2-11 qui le signifient adjectif, s’expriment par fekza & par fekzaa. Il en est de mesme de leurs Adverbes adjectifs, 2 17 qui signifie doublement, & 2 17 qui signifie deuxiémement ; ils s’expriment par fexae & fekzae. J’ay parlé de l’expression de leurs autres Adverbes dans la cinquiéme Régle. Quant aux Verbes & aux Noms verbaux, qui dérivent des Noms numeraux, on peut les exprimer comme les autres dérivez ; mais à l’égard de leurs negatifs, & de ceux qui signifient le retour de l’action, il est plus à propos de suivre dans la Langue, l’avis que j’ay donné pour leur expression page 297, & 298 du XX. Extraordinaire, que la maniere de les exprimer par les auxiliaires, telle qu’elle est marquée dans les pages précedentes du mesme Livre.

Le quatriéme avertissement, est que j’exprime pour la raison précedente, les signes qui sont joints aux Enseignes, & qui donnent à connoistre les degrez d’augmentation, de diminution & de comparaison. Je marque ceux d’augmentation par ST & SL, ceux de diminution par TS & TZ, ceux de comparaison en élevant par SK, & ceux de comparaison en abaissant par TK. Ainsi 104’1 & 104’11 qui signifient Dieu & Divin, & que j’exprime simplement par benga & bengaa, comme il a déja esté dit, ont pour augmentatifs 104;1, & 104;1 qui signifient grand Dieu, & tres grand Dieu, & 104-11, & 104-11 qui signifient fort Divin & tres Divin, & que j’exprime par bengesta, bengesla, bengestaa, & bengeslaa. Ils ont pour diminutifs 104?1 & 104?1 qui signifient petit Dieu & tres petit Dieu ; & 104-11, & 104-11 qui signifient peu Divin & tres peu Divin ; & que j’exprime par bengetsa, bengetza, bengetsaa & bengetzaa. Ils ont pour degrez de comparaison en élevant 104-11, 104-41 & 104-71 qui signifient autant ou aussi Divin, plus Divin, & le plus Divin, & que j’exprime par bengeskaa, bengeskoa, & bengeskea. Et ils ont enfin pour degrez de comparaison en abaissant 104 11, 104-41 & 104-71 qui signifient aussi peu Divin, moins Divin & le moins Divin, & que j’exprime par bengetkaa, bengetkoa & bengekea. Neanmoins comme j’employe simplement dans ma premiere Ecriture 104-41 & 104-71 à exprimer les comparaisons d’élevation plus Divin & le plus Divin, il sera plus à propos pour l’abréviation de la Langue, de ne point ajouter de subalternes dans l’expression de ces deux degrez, & de dire simplement bengoa & bengea.

Le cinquiéme avertissement est, que j’exprime aussi les deux points & la barre, que je mets sur les Chiffres auxiliaires, pour marquer le nombre pluriel de tout ce qui se décline, & de tout ce qui se conjugue, avec cette difference que j’employe s. pour le pluriel de la déclinaison, & l. pour celuy de la conjuguaison. Ainsi 104’ï, ou 104’ī qui signifient Dieux au nominatif pluriel ; 104’2 qui en signifient le genitif des Dieux ; & 104’3 qui en signifient le datif aux Dieux s’expriment par bengas, bengis & bengais. Et 1041-10ï ou 1041-101 qui signifient nous créons ; 1041-102 qui signifient vous créez ; & 1041-103 qui signifient ils créent s’expriment par bengebaral, bengebaril, & bengebarayl.

Le sixiéme avertissement, regarde les accents d’augmentation, que je mets sur les Chiffres primitifs pour accroistre le nombre des expressions, & en fournir les sections des estres les plus abondantes ; celuy que je place sur les mesmes Chiffres, pour marquer les seconds Verbes negatifs ; celuy que j’employe sur les Chiffres auxiliaires pour signifier le futur prochain, & le futur éloigné de toutes sortes de Verbes. Ces accents sont de trois façons pour l’augmentation des expressions qui regardent les estres ; l’aigu, le grave & le circonfléxe ; & je me sers des mesmes subalternes l & s pour exprimer les deux premiers, & encore de k pour signifier le troisiéme. Ainsi 4647’1 qui signifie dans ma premiere Ecriture Ecuyer s’exprime par gepegeca, & 4647’1 qui signifie son augmentation Palefrenier se marque par gepegerela. Il en est de mesme de 111’1 qui signifie Canton, premiere Province de la Chine, & qui s’exprime par bebbekta, & de 111’1 qui signifie son augmentation honam dixiéme Province du mesme Etat, & qui se marque par bebbektla. Ces mots se peuvent abreger, & on peut dire gepgecela & boyktela. Voila comme s’exprime l’accent aigu d’augmentation, quand il se trouve sur la derniere primitive ; & on peut juger par luy, de la maniere d’exprimer le grave & le circonfléxe, quand ils se rencontrent sur la mesme primitive ; & de tous trois lors qu’ils sont placez sur la penultiéme ou sur l’antépenultiéme, où ils se transportent selon le besoin, sans qu’il soit necessaire que j’en rapporte des exemples. Quant à l’accent aigu qui marque les seconds Verbes negatifs, je l’exprime par la subalterne kl. Ainsi 1066-10 qui signifie dans ma premiere Ecriture le second Verbe positif refaire, s’exprime par benpepar, ou beneppar. Et 1066-10 qui y signifie le second Verbe negatif redéfaire s’exprime avec son accent par beneppeklar. Ma premiere pensée n’avoit pas esté d’exprimer de la sorte ce second Verbe negatif, ny mesme son positif refaire ; ny ceux encore dont l’un & l’autre dérivent, je veux dire, faire & défaire, comme vous l’avez pû remarquer dans ma Lettre de vostre XVII. Extraordinaire page 310 & suivantes. Je projettois alors de distinguer ces quatre sortes de Verbes, par la diversité de leur premier Chiffre primitif, tellement que si 111-10 avoit signifié le premier positif ou l’affirmatif faire ; 211-10 auroit exprimé le premier negatif défaire ; 311-10 le second positif refaire, & 411-10 le second negatif redéfaire. J’appelle aussi ces deux derniers Verbes du nom de Verbes de retour d’action ; mais ayant reconnu dans la suite que cét usage pourroit apporter de la confusion à d’autres expressions, je le changay, & je transportay la distinction de ces Verbes, de leur premier Chiffre sur leur dernier, en exprimant faire par 1064-10 défaire par 1065-10 ; & refaire par 1066-10. Ce changement se voit dans ma Lettre du XX. Extraordinaire page 247. avec la raison qui m’a fait recourir à un accent pour l’expression du second Verbe negatif ; & si je vous en entretiens icy ; c’est pour reparer l’omission que j’en ay faite là. A l’égard de l’accent encore aigu, que je mets sur les Chiffres auxiliaires pour marquer les divers futurs des Verbes, lesquels sont particuliers à ma premiere Ecriture, je l’exprime encore differemment de celuy que j’employe sur ses Chiffres primitifs, & c’est par la subalterne t. Ainsi 1-10 qui signifie le Verbe estre, & qui s’exprime par bar, a pour son futur ordinaire, futur indéfiny 1-104 qui signifie je seray, & qui se marque par baro ; & pour futurs définis 1-î04 qui signifie je seray tost, & 1-1-1ó4 qui signifie je seray tard, & qui s’expriment avec leur accent par batro & barto. Cette expression de futurs se peut aussi étendre sur les préterits, puis qu’on peut dire je fus tost, je fus tard, j’ay esté tost, j’ay esté tard, & autres semblables.

Le septiéme & dernier avertissement, est d’observer que quand un Caractere a deux accents, comme l’auroit le futur du Verbe redéfaire, on doit se dispenser de l’expression du second, si le mot qui en résulte a une longueur desagreable, & employer la phrase, au lieu du mot simple.

Aprés ces avertissemens qui sont mes secondes Régles, il reste quelques réflexions à faire. La premiere, que l’expression des Enseignes ou seules, ou accompagnées de Signes, s’insere toujours entre les expressions des Chiffres primitifs, & des auxiliaires. La seconde, que l’expression des accents & des points ne se place qu’aprés celle du Chiffre primitif ou de l’auxiliaire, sur lequel ils sont marquez. La troisiéme, que mes subalternes doubles ne répondent qu’à un Signe, de mesme que mes Diphtongues auxiliaires faisant cette fonction, ne répondent qu’à un Chiffre. La quatriéme, que non seulement é fait l’office de nulle ; mais K & T aussi, aux endroits que j’ay rapportez, & qu’ainsi e estant auxiliaire, & ces subalternes me servant à exprimer des accents d’augmentation, ces trois Lettres ont double employ. La cinquiéme ; que leurs compagnes & oy ; l & s sont de mesme employées doublement. Les premieres, comme auxiliaires & comme suppleantes ; & les autres à l’expression des pluriels, & à celle des accents. Et la sixiéme, que les subalternes doubles, kk, ll, ss, tt, lk, ls, lt, & tl, au contraires des subalternes simples n’ont aucun employ dans cette premiere Langue. L en a aussi un troisiéme que vous verrez bien-tost.

Je ne vous ay presque encore rien dit de la nulle z. Il est temps de vous expliquer son usage ; je l’insere parmy mes Lettres auxiliaires à mesme fin que ma nulle e parmy mes primitives, je veux dire pour leur liaison, & pour leur adoucissement ; & de plus comme j’employe e & u unis ensemble dans la Diphtongue pour suppleante simple, & oy pour suppleante double, entre ces primitives, afin de diminuer dans les mots le nombre des Syllabes, j’employe encore à mesme intention l & z unis ou separez, entre ces auxiliaires ; mais seulement pour suppleante simple, la double ne m’estant pas necessaire. Ainsi au lieu d’écrire & de prononcer simplement bengaa qui signifie Divin, & faa qui signifie j’avois, faai qui signifie Tu avois ; faaay qui signifie il avoit ; & faaaay qui signifie on avoit, j’écris & je dis bengaza, falza, falzi, falzay & falzaay ou falazay. Le tout de la maniere qu’on trouvera la plus propre à lier le mot, & à luy oster sa rudesse. Surquoy il faut observer que l’employ de Suppleante entre les auxiliaires appartient à la subalterne l & non pas a z ; mais que pour avoir cét employ, elle doit estre suivie du z immediatement ; ou bien separée de luy seulement par une auxiliaire. Et on ne doit pas craindre que l’usage de ces nulles & de ces subalternes simples ou doubles, cause aucune équivoque dans cette Langue, il n’y en arriveroit pas mesmes quand bien on en écriroit tous les mots sans distance, on les distingueroit encore plus aisément que les Caracteres dont ils résultent, sans mesme sçavoir leur signification, pourveu qu’on prist bien garde à mes Régles.

Voila, Monsieur, l’expression litterale de la premiere de mes Ecritures universelles, & dequoy former une Langue de mesme étenduë, de mesme clarté, & de mesme abondance qu’elle. Il ne me reste qu’à en donner un petit échantillon, comme j’ay fait à la fin de chacune de ces Ecritures ; & je me serviray du mesme exemple que j’ay employé. Vous sçavez qu’il consiste en ce début du Texte Sacré. Dans le commencement Dieu créa le Ciel & la Terre. Je n’ay que faire d’en rapporter les Caracteres numeraux, vous les pouvez voir dans le XX. Extraordinaire page 284. Voicy les mots qui en résultent boyt du benembebru benga bengebalzoû do fenbo, beût do fembo.

Je pourrois joindre au détail de cette premiere Langue universelle, celuy de la seconde, & ce que j’ay encore à vous dire de l’une & de l’autre, comme je l’avois projetté à la fin de ma derniere Lettre ; mais je croy qu’il est plus à propos de finir celle-cy, elle me paroist assez longue, & mesmes trop pour un petit Livre où tant de beaux Ouvrages demandent place. Agréez doncque je remette l’accomplissement du mien à vôtre Extraordinaire du 15. de Janvier, & faites moy toujours la grace de me croire, Monsieur, vostre, &c.

de Vienne Plancy.

[Sentimens sur les Questions du 30. Extraordinaire, par Mr Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 183-198

SENTIMENS
SUR LES QUESTIONS
DU XXX.
EXTRAORDINAIRE.

D’où vient que plusieurs Maris, qui ont de tres-belles Femmes, en aiment souvent, non seulement de beaucoup moins belles, mais mesme de tres-laides ?

 D’où vient ce defaut d’amitié ?
  D’où vient cette bijarrerie,
  De préferer une furie
Aux charmes ravissans de sa chere Moitié ?
 D’où vient qu’en ce temps où nous sommes
On voit foule, on voit nombre d’homme.
 Qui se lassent injustement
 D’un bien honneste & legitime
 Que leur offre le Sacrement,
 Pour courir scandaleusement
 Aprés la laideur & le crime ?
***
 Ce déplorable aveuglement
 A qui le bon sens se dénie,
 Vient d’un certain entestement
 Que l’on peut appeller manie,
 Fiévre de toutes les saisons
 Que la Nature abhorre,
Que l’on ne peut souffrir qu’aux petites Maisons,
Et qu’on ne peut guerir qu’avecque l’Hellebore.
 Car outre que la Loy de Dieu,
 Qui doit nous regler en tout lieu,
 Défend ce commence execrable,
 C’est que quiconque en uze ainsi,
 Se voit de honte tout noircy,
Et ne peut s’empescher d’estre déraisonnable.
 Il faut que ce lâche Mortel,
 Accusé d’un desordre tel,
 Ait l’ame bien noire & brutale,
 Puisque pour flater son desir
 Il se livre au vilain plaisir,
 Et se noye dans de l’eau salle.
***
 Il pourroit éteindre ses feux
 Dans le sein d’une chaste Epouze,
 Qui seule en vaut bien dix ou douze,
 Et qui d’ailleurs n’a rien d’affreux ;
 Cependant l’injuste s’amuse
Par une illusion qu’inspire Lucifer,
 A carresser une Meduze
 Qui ne merite que l’Enfer.
***
 Est-ce un plaisir, est-ce un honneur,
 D’aller prodiguer sa tendresse
 Envers une indigne Maistresse
 Qui fait banqueroute à l’honneur,
 Qui n’a qu’une conduite infame
 Et d’odieuses qualitez,
 Qui traisne son corps & son ame
 Dans la fange des voluptez,
 Pendant qu’une Femme discrette,
 Qui de beautez a plus d’un grain,
 Devore en secret son chagrin,
 Et garde une sainte retraite,
Employant envers Dieu tous ses empressemens
En faveur de celuy qui fait tous ses tourmens.
***
 Certes disons la verité,
 Parlons avec sincerité,
 Pour faire une telle conqueste
 Avec un choix si precieux,
 Il faut qu’un homme ait mal aux yeux
 Et plus mal encore à la teste.
***
 On sent une extréme allegresse
Quand on peut s’acquerir une fiere Maitresse,
Qui regardoit l’amour comme un fruit défendu ;
 Mais bien plus sensible est la joye
 Quand on peut ratrapper sa proye,
Et regagner un cœur que l’on avoit perdu.

Si un Amant peut voir continuellement sa Maistresse sans s’ennuyer.

Quelque belle que soit une aimable Personne,
Fust-elle une Venus, fust-elle une Hermionne,
Ou celle à qui Pâris fit sa funeste cour,
Si les yeux n’ont toûjours à voir que son visage,
Enfin l’on s’en dégoûte, & l’on se décourage,
Et l’ennuy prend bien-tost la place de l’amour.
***
Pour gâter un plaisir, il faut tres-peu de chose,
Le changement nous plaist, & nous tient lieu de don ;
Ce qui d’abord paroissoit une roze,
Dans la suite du temps dégenere en chardon.
***
Il n’en va pas ainsi de la cause premiere,
Ce Soleil Eternel, cette vive Lumiere,
Dont l’esprit & les sens resteront enchantez
Sous son Empire heureux, chacun rendra les armes ;
Voyant Dieu l’on verra mille & mille beautez,
Sans que l’Eternité puisse épuiser ses charmes.

DE L'ORIGINE des ORGUES.

L'Orgue est une Machine antique,
Harmonieuse & magnifique,
Qui par le mouvement des doigts,
Et des pieds mesme quelquefois,
Entonne les justes loüanges
Du Roy des Hommes & des Anges ;
Déterrons-en dans ce Traité
L'Origine & l'Antiquité,
Et rapportons ce que l'Histoire
Peut fournir à nostre memoire.
***
On écrit que Tubal-Caïn,
Une des descendants de Caïn,
Homme de coeur & de courage,
Mit tout le premier en usage,
Comme en oeuvres à grands coups de main,
Quoy ! le Fer, le Bronze & l'Airain,
Dont ensuite par toute terre
On fit des Instrumens de Guerre ;
Casques, Bourguignons, Brassarts,
Hallecrets, Javelots, Cuissarts,
Dards, Hallebardes, Bayonnettes,
Sabres, Poignards, Cuirasses, Brettes,
Flamberges de toutes façons,
Qui par des coup d'Estramaçons
Desolent des Villes entieres,
Et peuplent tant de Cimetieres.
A ce Forgeron non Taquin
Dessous le grand nom de Vulcain,
L'Antiquité forte & barbare
Par un aveuglement bizarre,
Comme à beaucoup d'autres mortels,
Offrit des Voeux & des Autels.
Au reste, cet Homme heroïque
Fut l'Inventeur de la Musique,
Et des musicaux Instrumens
Qui font les doux enchantemens,
Et les ravissantes merveilles
Des plus delicates oreilles,
Car des Motets bien inventez,
Bien conduits, bien executez
Sur un Instrument d'harmonie,
Flattent doucement le génie,
Et s'attirent plus d'Auditeurs
Que le Printemps ne voit de fleurs,
Que l'Automne de voit de pommes,
Que l'Air ne promene d'attomes,
Que l'Hyver ne voit de glaçons.
Que l'Esté ne voit de moissons.
Si la chose est de cette sorte
Comme on l'écrit, je m'en rapporte,
Dés le berceau de l'Univers
On parla Proze, on parla Vers,
Et l'on employa des machines
A chanter les Grandeurs divines :
L'Orgue en estoit pareillement
Selon mon petit sentiment.
***
David, l'ornement des Prophetes,
L'honneur des Rois & des Poëtes,
Ce Chantre illustre & fortuné,
Ce Musicien couronné,
Ce Prince d'elite & de mise
Qui donne une Langue à l'Eglise,
Qui joignoit au son du Hautbois
La douceur de sa belle voix,
Dans son dernier Pseaume conjure
Toute mortelle Creature
De rendre avec fidelité
Ses Voeux à la Divinité,
Sans épargner la Castagnette,
L'Orgue, la Harpe, l'Epinette,
Les Tymballes & les Clairons,
Basses, de Viole & Violons,
Les Clavessins & l'Angelique,
Et tout autre outil de Musique,
Car on ne peut trop estimer
Celuy qu'on ne peut trop aimer.
***
On écrit que l'Eglise Grecque,
Plus Orthodoxe que la Mecque,
Fit autrefois au grand Pepin,
Avant qu'il sentist le sapin,
Et qu'il s'approchast de la sorgues,
Presens d'un riche buffet d'Orgues,
En plusieurs membres departi,
De mille tuyaux assorti,
Et fait d'une telle structure
Que l'art y passant la Nature,
Rendoit par des traits inouis
Les spectateurs tout ébloüis.
Celle qui fit cette dépense
Ne manqua pas de récompense ;
Cette Histoire au reste arriva,
Non sous le regne de Nerva,
Mais sous celuy de Capronyine,
Prince qui vescut sans estime,
Qui souilla les Fonds Baptismaux,
Présage infaillible des maux
Qu'il feroit souffrir à l'Eglise
Par sa rigueur & sa sotize :
Par là jugent les bons Esprits
Que l'Orgue a bien des cheveux gris.
***
Platine, le fameux Platine,
Homme de profonde doctrine,
Et de haute erudition,
Faisant des Papes mention,
Dit qu'un Pape en vertus illustre,
Digne du Daïz & du Ballustre,
Au Culte divin s'attachant,
Introduisit l'Orgue & le Chant,
Relevant ainsi la memoire
Du docte & zelé Saint Gregoire,
Qui se faisoit un doux plaisir
Dans ses beaux momens de loisir
D'apprendre quelque saint Cantique
A des Esleves de Musique.
***
Ce Pape est Saint Vitalian,
Il me faudroit du moins un an
Pour bien portraire ce grand Homme
Qui fut les delices de Rome,
Pour qui le Païs des Cesars
Eut de favorables égards.
***
On nous dépeint Saint Cécile,
Qui portoit toûjours l'Evangile
Sur son chaste & pudique sein,
Avec l'Orgue ou le Clavessin,
Joignant à sa belle harmonie
Une agreable symphonie ;
Ce qui fait croire avec raison
Que l'Orgue estoit lors de saison.
Un Organiste à grand feüillage
Qui soûtient bien son personnage.
Et qui réüssit dans son art
Par science & non par hazard,
Est digne certes qu'on le louë,
Car sur une mesme Orgue il jouë,
Ce qui surpend les spectateurs
Aussi-bien que les auditeurs,
La Vielle, l'Echo, la Musette,
La voix humaine, la Trompette,
Le Rossignol & le Cornet,
Le Cromorne & le Flageollet,
Sans que la basse-continuë
S'interrompe, discontinuë,
Et cesse pour un seul moment
De gronder agreablement ;
Et cette aimable gronderie
Ne met point les gens en furie.
Au reste, il semble en tant d'emplois
Qu'un homme ait vingt mains & cent doigts.
Ajoûtez qu'en ce bel Ouvrage
Jamais le Souffleur ne partage
L'estime, la gloire & l'honneur,
Qui ne sont deus qu'au seul Joüeur ;
Comme eut la vanité de faire
Un certain petit Necesaire,
Qu'autrement on nomme Laquais,
Spirituel à peu de frais.
Cet Avorton, ce Souffleur d'Orgue,
Digne que son orgueil on morgue,
S'attribuant avec excez
De l'Orgue un fortuné succez,
Parlant un jour à sa Maistresse,
Et faisant valoir son adresse,
Luy dit d'un ton non enroüé :
Madame, a-t-on pas bien joüé ?
Je m'en rapporte à vos oreilles,
L'Orgue a-t-elle pas fait merveille
Oüy, Pierrot, j'en restay sans voix.
C'est moy, Madame, qui soufflois.
Ah Pierrot ! ta fortune est faite
Il faut que le Begue en retraite,
Cherche à se cacher devant toy,
Ou qu'il renonce à son employ.
Ah le sçavant ! ah l'habile homme !
Depuis Lutece jusqu'à Rome
Voit-on rien de plus excellent
Que ton esprit & ton talent
Répond à ce vain Salmonée
La Dame qui fait l'étonnée,
Voyant Pierrot se faire honneur
De la qualité de Souffleur ?
***
Des Orgues souvent l'on abuse
Leur faisant dire, quelle ruse !
Au lieu d'Airs sacrez & divins,
Des Airs profanes & mondains,
Des Pont-bretons, des Sarabandes,
Des Chacones, des Allemandes,
Des Gigues, & d'autres Chansons
Qu'on chante chez les Brabançons,
Chez les François, chez les Druydes,
Chez les Sarmates & Gepides,
Et chez eux qui d'un air serain
Boivent la Moselle & le Rhin.
Certain Concile de Cologne,
Quoy que maint Organiste en grogne,
Par tout Pays & Nations
Défend ces profanations.
En effet, de cette machine
Dont nous épluchons l'origine,
Le positif & le plein jeu,
Ne doivent joüer que pour Dieu,
Semblables aux Troupes Celestes
Qui n'employent leurs tons modestes
Qu'à rendre dans l'Eternité
Hommage à la Divinité.
Ceux qui n'ont pas l'oreille fine,
Prennent le son pour la farine,
La fable pour la verité,
L'ombre pour la realité,
Pour chants d'Eglise des Bourées
Adroitement élabourées,
Pour les Pseaumes, des Menuets,
Qui font parler mille Muets,
Car les Tuyaux & les Pedalles
Que l'on n'a point sans Richedales,
Frappez d'un insensible son,
Semblent parler en leur façon.
Nombre d'Eglises Cathedrales,
Pastorales, Collegiales,
De grande reputation,
Se trouvent en possession,
D'avoir des Orgues d'importance ;
Mais dans un certain lieu de France,
Qui vaut bien plus d'un million,
C'est dans l'Eglise de Lion,
Riche & superbe Basilique,
On est sans Orgue & sans Musique,
On se contente du Plain-chant
Melodieux, devot, touchant,
Qui porte à Dieu sans artifice
Dans ce magnifique Edifice,
Les plus grands Princes d'icy-bas
Font gloire d'y porter les draps.

L. Bouchet,
ancien Curé de Nogent le Roy

[Onziéme Partie du Traité des Lunettes, par Mr Comiers] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 205-207, 211-214

ONZIÉME PARTIE
DU TRAITÉ
DES LUNETTES,
DEDIÉ A MONSEIGNEUR
LE DUC DE BOURGOGNE

Par Mr Comiers d'Ambrun,
Prevost de Ternant, professeur
és Mathematique à Paris.

Nous avons demontré dans les deux derniers Mercures Extraordinaires, par le témoignage ancien & irréprochable de plusieurs doctes Autheurs François & Latins, qui ont fait imprimer leurs Livres, plusieurs années auparavant que le R. P. Cherubin d'Orleans, grand Adioptricien, eut donné au Public ses Parfaites Visions des années 1677. 1678. & 1681. Que la premiere Invention des Binocles, estoit deuë à Daniel CHORES, qui les presenta au Roy, & en publia la facile construction en l'année 1625. Nous avons aussi demontré que tous les veritables Sçavans reconnoissoient devoir l'invention des Binocles, dont les verres oculaires sont convexes, au R. P. Anthoine Maria de Rheita, ce docte & Religieux Capucin Allemand, qui après avoir fait admirer à tous les Sçavans Curieux le prodigieux effet de ses Binocles, en donna en l'année 1645. la construction dans le premier Volume de son Livre in folio ; intitulé Oculus Enoch & Eliæ.

Je veux encore demontrer l'Ancienneté des Binocles, par le témoignage d'un tres sçavant Autheur Italien, c'est le P. F. LANA de la Compagnie de Jesus. [...]

 

[...] M. le Marquis de Seignelay Secretaire d'Etat, dit au R. P. Cherubin, ce que luy mesme a publié en l'année 1679. dans la 412 page de sa Contiquité des Corps. Il faut avoüer que le Binocle est une belle invention ; mais franchement elle n'est pas nouvelle ; neanmoins nostre Autheur Adioptricien ajoute, qu'il repliqua, qu'il y avoit plus de vingt ans qu'il avoit inventé & construit le Binocle. Et n'ayant point de preuve par témoin ny par écrit, d'avoir inventé ou construit quelque Binocle, il gagneroit sa cause s'il trouvoit un Juge que le voulut croire, da judicem qui me credat, & ego convincam. Mais par malheur, il a luy mesme démenty en l'année 1681. par termes formels & tres décisifs le témoignage avantageux qu'il s'étoit donné, d'avoir inventé & construit le Binocle vingt ans auparavant l'année 1679. Voicy les termes couchez au commencement de la 191 page de ses Parfaites Visions imprimées en 1681. n'y ayant, dit-il, jamais paru aucun Binocle jusques à l'impression du Livre de la Vision Parfaite de 1677. dans lequel j'en ay donné l'invention. Ce nouveau Inventeur de la vieille invention des Binocles, fit ailleurs une réponse autant juste que la précédente. Quelqu'un luy ayant dit que M. Dalencé Secretaire du Roy, estant à Visbourg en l'année 1668. eut pendant trois semaines, l'excellent Binocle de quatorze pieds de M. l'Electeur de Mayence, & luy ayant de plus fait voir sur son Agenda, ce qu'il avoit tiré du 2. Livre Chap. 11. page 241, de M. F. R. A. B. Que Messieurs des Comptes ne convenoient pas dans sa Sommation des Flustes d'Allemand, dont on avoit bâti les Lunettes des Princes nouvellement imprimées à Anvers. Il protesta que c'estoit luy qui avoit donné ces Binocles à des Princes d'Allemagne, & qu'il estoit vray qu'on luy avoit fourny de Flustes d'Allemagne pour luy faire servir de tuyaux pour chacune Lunette du Binocle. Quelque Rieur ajouta, qu'asseurément ces grands Binocles à Flustes d'Allemagne, avoient enfanté le petit Binocle de deux pieds de longueur, du P. Dechales Savoyard, & comme aussi celuy de decem circiter palmorum de longueur, dont il parle dans la 673 page du second Tome de son Mundus Mathematicus, imprimé à Lyon en l'année 1674. [...]

Sonnet au Roy §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 284-285

SONNET.
AU ROY.

Cesar dompta l’orgueil & du Rhin & du Tage,
Pompée aux Ecumeurs fit deserter les Mers,
Alexandre le Grand fit trembler l’Univers,
Le fameux Scipion triompha de Cartage.
***
Le Tibre vit jadis Brennus sur son rivage,
On parle d’Annibal & de ses faits divers,
Achille, Hector, Ajax, de lauriers tout couverts,
Ont par mille combats signalé leur courage ;
***
De ces fameux Guerriers, de tous ces demi-Dieux,
LOUIS seul a remply les travaux glorieux.
Tout ce qu’a fait Cesar, ce qu’a fait Alexandre,
***
Pompée, Achille, Hector, & tous ces Conquerans,
Si-tost que ce Heros a daigné l’entreprendre,
Il a fait voir en luy cent Heros differens.

Mauguin de Bourbon l’Archambaut.

L'amour Amant. Ballet §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 285-296

L'AMOUR AMANT.
BALLET.

L'Amour averty d'une Feste qu'une Personne de qualité a donnée il y a quelque jours dans une Maison de Campagne, prés d'une des plus considerables Villes du Royaume, voulut honorer cette Feste de sa presence. Ce Dieu se doutoit bien que dans le concours des Belles qui devoient s'y rencontrer, il y en auroit beaucoup de soûmises à ses Loix ; ayant eu tout le loisir de remarquer qu'elles préparoient pour la Feste leurs ajustemens les plus magnifiques. Il n'avoit pû remarquer la mesme chose à l'égard des insensibles, à cause qu'il n'a aucun commerce avec elles : mais comme il y en auroit pû avoir de ce caractere, il pretendoit, en cas que cela fust, devenir l'Amant de quelqu'une d'elles, & ne vouloit point sortir de l'Assemblée, qu'il n'y eust fait quelque importante conqueste.

 

I. ENTREE

L'Amour vestu d'une maniere fort propre, & sans avoir de bandeau sur les yeux, ny d'arc en sa main, dansoit avec de petits Amours, afin de se servir de leurs traits en cas de besoin.

L'AMOUR.

Du haut du celeste Lambris
Je viens vous annoncer, Beautez pleines de charmes,
Qu'un Dieu de ces Charmes épris
Feroit gloire aujourd'huy de vous rendre les armes.
Ce Dieu, le croirez-vous, c'est le Maistre des Dieux.
C'est l'Amour qui prétend se mettre en esclavage.
A quelqu'une de vous, pour rendre son hommage
 D'un vol soudain il est party des Cieux.
Mes Freres les Amours, sur mon coeur je vous prie,
Soyez prests à tirer. S'il vous prend quelque envie
De vous humaniser pour faire les yeux doux,
Je vous promets qu'alors je tireray sur vous.
Une fois pour moy seul employons ma methode
D'adoucir la fierté, de la rendre commode.
   Je suis, sans me flater,
  Assez bien fait pour en conter.
 Et vous, Amans, qui m'inspirez l'envie
D'estre Amant comme vous, tant je vous trouve heureux,
Sçachez, s'il s'offre icy des Beautez à mes yeux,
Dont l'Ame ne soit point à mes loix asservie,
   Que vous verrez en ce Sejour
   L'Amour se faire par l'Amour.
Oüy, je veux galamment débiter la fleurette,
 Et de faire éclore une amourette.

II. ENTREE.

Pendant que l'Amour cherchoit dans toute l'Assemblée des Coeurs dont il pust triompher ; la Poësie, accompagnée de toutes les especes de Vers, venoit luy offrir son service.

LA POËSIE.

Depuis que j'ay receu ma naissance en la Grece,
Le Croissant plusieurs fois renouvelle son tour,
J'ay bien veu du Pays, mais enfin je confesse
Qu'ailleurs je n'ay point veu ce qu'on voit en ce jour.
Souvent plus d'un Amant & m'invoque & m'appelle,
Pour avoir de ma main le Portrait de sa Belle.
Dans le brillant concours des plus grandes beautez,
Jamais en travaillant je n'eus si beau modeste
Que ceux que je découvre en ces lieux écartez,
Mon Pere est le garand de telles veritez.
 Luy qui voit tout sur la Terre & sur l'Onde,
 Pourroit avoüer aujourd'huy
 Qu'icy les plus beaux yeux du monde
 N'ont pas un moindre éclat que luy.
Le riche émail des fleurs dont la terre est parée,
 L'or des Epies, la pourpre des Raisins,
 Le vert lambris des Chesnes & des Pins,
Et mesme tous les feux de la Voute azurée,
 Ne sont rien en comparaison
 De ce brillant amas de charmes.
 L'Amour luy-mesme a bien raison
 De venir y rendre les armes.
Mais il doit estre un dangereux Amant.
Qu'il est propre & joly dans son ajustement !
 Quel vif éclat sur son visage !
 Comme j'ay souvent l'avantage
Qu'en composant il me preste ses feux,
 Et qu'alors je réüssis mieux,
 J'amene en ce beau jour de Feste
 De plus d'une espece de Vers,
Afin de celebrer la plus rare conqueste,
Que l'on ait jamais faite en ce vaste Univers.

III. ENTREE

La Musique, suivie de toutes ses Parties, s'offroit à mettre sur les Airs les plus mélodieux, les Vers que la Poësie sa Soeur auroit pú méditer pour l'Amour.

LA MUSIQUE.

Je quitte avec plaisir le Sejour du Tonnerre,
Où l'Olympe se meut par mes divins accords.
Je trouve mille fois plus d'attraits sur la terre
 Qu'il n'en est aux lieux d'oû je sors.
Icy je vois briller une illustre Jeunesse,
A qui dois le Pays son plus bel ornement.
Heureuse, si je puis causer de l'allegresse
A ces rares Beautez, à ce concours charmant.
Mais tandis qua j'appreste & ma voix & ma Lyre
Pour former en ces lieux de ravissans Concerts ;
Un concert de soûpirs alors frape les airs.
 J'ay de l'oreille, & je puis dire
Que pour moy tous les coeurs paroissent soûpirer.
S'il en est toutefois qui veüillent s'en défendre ;
 A l'Amour je puis bien montrer
 Sur quel ton il le faudra prendre.

IV. ENTREE.

La Bonne-chere, qui n'est pas tout à fait inutile à l'Amour, venoit précedée de la Soif & de l'Appetit, donner aux Conviez une magnifique Collation.

LA BONNE-CHERE.

L'Amour, dit-on, se repaist de soûpirs,
D'oeillades, de transports, de faveurs, de desirs.
  C'est-là sa seule nourriture.
  Je le veux, toutefois je jure
Qu'il languiroit icy, si l'on ne goûtoit pas
Des mets delicieux & des vins délicats
Qu'à son ordre aujourd'huy j'apporte en abondance.
Ainsi, c'est seulement pour égayer l'Amour,
 Beautez, qui ressentez sa douce violence,
Qu'il vous faut boire & manger en ce jour.

V. ENTREE.

L'Amour ayant repris son premier état, c'est à dire ayant le Bandeau sur les yeux, l'Arc en la main, & la Trousse sur le dos, venoit apprendre à ses Freres les Amours, qu'il n'avoit point trouvé de coeur insensible dans l'Assemblée. Ainsi n'ayant point de conqueste à remporter, il invitoit la Poësie & la Musique à faire en tout temps pour les Belles qu'il avoit trouvées à la Feste, ce qu'elles s'estoient proposées toutes deux de faire pour luy seul.

L'AMOUR.

 Volant vers ces beaux Lieux,
Si je n'eus point alors de Bandeau sur les yeux,
Ce fut afin de faire une exacte reveuë
Sur ces rares Beautez dans mon ame est émeuë.
 J'ay découvert les replis de leurs coeurs ;
Et leurs coeurs m'ont semblé ressentir mes ardeurs.
Il suffit, laissons-là l'espoir d'un beau trophée ;
  N'allons point fierement
Ravir une Maistresse à son fidelle Amant.
D'un projet amoureux la chaleur étouffée
Ne laisse dans son sein nulle ardeur pour un choix
Sur des coeurs rangez sous mes Loix.
Ainsi donc je reprens mon premier équipage.
J'aime mieux estre armé de l'Arc & du Flambeau,
Endossé du Carquois, affublé du Bandeau,
Pour ne me reserver que le seul avantage
D'admirer en secret vos celestes appas,
O parfaites Beautez, Soleils de mon Empire !
Il vaut mieux quand par tout vous avez droit de luire,
Vous suivre comme une Ombre, & ne m'échauffer pas.
Icy la Poësie avec la Symphonie,
Venoient me consacrer leurs Chansons & leurs Vers,
Et donner pour moy seul de plus charmans concerts
Que n'en peut faire entendre un Cigne à l'agonie.
Tout prest à retourner dans le vague des airs,
Je laisse ces deux Soeurs au service des Belles,
  Qui se verront loüer par elles
 Avec des tons non moins melodieux,
Que ceux dont en tout temps elles charment les Cieux.

Sentimens sur toutes les Questions du dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 297-300

SENTIMENS
SUR TOUTES LES QUESTIONS
du dernier
Extraordinaire.

D’où vient que plusieurs Maris, qui ont de tres-belles Femmes, en aiment souvent, non seulement de beaucoup moins belles, mais mesme de tres-laides.

Je demeure d’accord avec vous, belle Iris,
 Qu’on voit tous les jours des Maris
 Posseder de tres-belles Femmes,
Et cependant aimer avec beaucoup d’ardeur
 Des objets de qui la laideur
Bien loin de les charmer, & d’enflamer leurs ames,
 Devroient à leurs yeux faire peur.
De ce goust dépravé dans l’amour eux empire,
Vous demandez la cause ? Hé bien, je vais la dire.
 Quoy que le defaut soit en nous,
Au beau sexe toûjours il faut rendre justice,
 C’est que ces Hommes-là sont foux,
 Et n’aiment rien que par caprice,
  Je m’en rapporte à tous.
 Mais si vous voulez un Epoux
 Qui soit toûjours fidelle & tendre,
 Le Ciel m’a fait ainsi pour vous,
 Iris, vous n’avez qu’à me prendre.

Lequel donne plus de joye de se faire aimer d’une Belle fiere, qui semble n’avoir aucun panchant pour l’amour, ou de regagner le cœur d’une Maîtresse justement irritée, & dont la haine nous paroist invincible.

Depuis que je me suis attiré vostre haine,
Et que j’ay merité vos plus cruels mépris ;
 J’ay voulu, trop aimable Iris,
 Former ailleurs une autre chaine.
Philis est mon objet, ses attraits m’ont charmé.
 Elle estoit fiere, inaccessible,
Et cependant j’ay sceu la rendre si sensible,
 Que je suis prés d’en estre aimé.
 Cependant, aimable Bergere,
 Dans le temps que je desespere
De pouvoir de mes jours regagner vostre cœur,
Irrité contre moy d’une juste colere ;
Helas ! si je pouvois recommencer de plaire
 A vostre œil mon premier vainqueur,
 J’estimerois plus ce bonheur
 Que toute autre conqueste à faire.
***

Si un Amant peut voir continuellement sa Maîtresse sans s’ennuyer.

 Lors qu’un Amant
 Aime bien tendrement,
 Auprés de sa Silvie
 Parlant de ses amours,
 Il peut estre toûjours
 Sans qu’il s’ennuye.
 Dans un doux Entretien
 De l’amoureux martire,
 Le temps ne dure rien,
 On a trop à se dire.
Pour moy lors que je suis auprés de ma Beauté,
Je passe sans ennuy les plus longs jours d’Esté,
 A luy témoigner que je l’aime ;
 Charmé de vivre sous sa loy,
 Helas ! s’il ne tenoit qu’à moy
 J’y passerois les nuits de mesme.

Diereville.

[Vers galans à une jeune Enjoüée] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685 (tome XXXI), p. 301-312

Voicy des Vers qu’un Berger de vostre connoissance adressa dernierement à une jeune Enjoüée, qui estoit venuë dans son Hameau, pour s’y refaire d’un mal de poitrine ; & qui luy ayant filouté la Clef de sa Chambre, cherchoit à luy faire quelque piece pour se divertir. J’y ajoûte une Lettre qui regarde cette Belle, & qui fut écrite en mesme temps par ce Berger à un de leurs Amis, Officier de la Marine.

VERS GALANS.

Daignez, belle Diane, écouter ma priere.
 Dites-moy, que cherche en ces lieux Vostre esprit curieux ?
 Y cherchez-vous ma Panetiere,
 Ma Houlette ou mon Chalumeau ?
Sans doute, tout cela vous seroit necessaire,
 Si vous estiez Bergere,
Mais graces à vos yeux, vostre sort est plus beau.
***
Sont-ce des Fleurs, un Lis, du Jasmin, quelques Roses ?
Non, non, sur vostre teint, on en voit trop d’écloses ;
Et malgré vostre mal, il en brille en tout temps,
De plus belles cent fois, que n’en a le Printemps.
***
Est-ce mon cœur ? Helas ! vous en parler je n’ose.
L’amour vous apprendra qu’il est dans vos liens,
Du jour que vos beaux yeux ont éclairé les miens ;
 Je laisse à cette noble cause
A vous en raconter la prise & les desirs ;
Et comme de sa peine, il fait tous ses plaisirs.
***
 Est-ce quelqu’autre chose ?
 Ah ! vous sçavez trop bien
Que qui donne son cœur, ne se reserve rien ;
 La raison soûtient cet usage,
Et Cupidon tout nud, en rend bon témoignage.
***
N’ayant donc rien à moy, qui ne soit tout à vous,
 C’est temps perdu de chercher davantage.
 Il est vray, Diane, entre nous,
 Que si mon sort estoit plus doux,
Et que vous m’aimassiez autant que je vous aime,
 Vous pourriez, secondant mes vœux,
 Chercher à soulager mes feux ;
Mais je vois à regret qu’il n’en est pas de mesme ;
 Il s’en faut plus de la moitié,
 Qu’égale ne soit l’amitié,
La vostre est mediocre, & la mienne est extréme.
 Vous cherchez donc, belle Diane, en vain,
A moins que de chercher à faire une malice.
 Ah ! si c’est là vostre dessein
Je n’en porteray pas ma plainte à la Justice ;
 Dieu veüille qu’elle réüssisse,
Je m’offre à tout souffrir, vostre plaisir m’est cher,
 Diane, vous pouvez chercher.

Cette Belle, qu’on fait passer pour digne imitatrice d’un fameux Heros (c’est de la Rancune, l’un des principaux du Roman Comique,) chercha tant, qu’elle trouva moyen d’exercer son humeur honnestement malicieuse ; & la piece qu’elle fit au Berger, donna occasion à ces seconds Vers.

Vous avez réüssi, l’eau ne vous coûte guere,
 Je suis percé de tous costez.
Que le feu qui me brûle & qui me desespere,
Dieu d’Amour, n’agit-il ainsi sur vos beautez ?
***
Je vous verrois bien-tost y chercher du remede,
 Mon eau pourroit vous soûlager.
Je courerois aussi, sans remise, à vôtre aide ;
Heureux de vous servir, heureux de me vanger.
***
Mais helas ! le moyen d’enflamer une Belle
 Qui ne veut que se rafraîchir ?
Ah poitrine malade ! ah malade cruelle !
Puisse, en vous guerissant, le Seigneur vous fléchir.

Voicy la Lettre du Berger, l’Officier de la Marine.

 

L’auriez-vous cru, Seigneur Marin, la jeune Diane a fait une action qui la rend digne d’avoir une des premieres Places dans la Galerie des Femmes-fortes ; action heroïque & des plus belles. On avoit servy sur sa table, sans y penser, une assiette de Framboises des mieux conditionnées ; & comme elle les aime passionnément, elle ne les a pas plutost veuës, qu’elle a porté la cüeiller à l’assiette pour en prendre ; mais retenuë tout à coup par la force imperieuse de sa raison,

Non, non, m’a-t-elle dit, ne pensez pas, Berger,
 Que j’en aille manger ;
Je ne veux point m’attirer de reproche,
 Non plus que faire de jaloux ;
 Je veux avoir le cœur de roche,
 Et pour la framboise, & pour vous.

Resistant donc de la sorte à la tentation, elle n’a pas gouté de ce fruit qui luy estoit defendu par son Medecin.

Si l’Epouse d’Adam en eust fait tout autant
 A l’égard de la Pomme,
Le Seigneur eust esté contant ;
 Et le pauvre homme
 N’eust pas avallé le morceau,
Qui comme du poison nous conduit au tombeau ;
 Mais moins forte que nostre Belle ;
 L’appetit l’emporta sur elle.
Et moy blessé, malade, & presque mort d’amour,
Heureux que je serois, j’en souffre nuit & jour.

Je ne vous conte pas ma peine, Seigneur Marin, pour vous faire pitié, j’aimerois mieux vous faire envie. Je vous l’apprens seulement, à cause de l’égalité de nos fortunes auprés de cette Belle.

 Car enfin, quoy qu’on en dégoise,
 Je sçay des fidelles témoins
 De tous vos petits soins,
De Tite, de Marquis, & de Dame Françoise ;
Qu’aprés avoir languy trois mois à ses genoux,
 Doucereux comme la framboise,
Son cœur vous a paru tout aussi dur qu’à nous.

A dire vray, je ne vois point de raison qui dust induire une Dame à traiter mieux un Marin qu’un Berger ; & s’il m’est permis de vous expliquer sincerement mes pensées.

 Les Marins sont des gens
Sur qui l’on ne peut pas fonder grande assurance.
Leurs cœurs sont des vaisseaux qui voguent à tous vents,
Ils sont comme la Mer, sujets à l’inconstance.
 Il n’en est pas de mesme des Bergers,
 Leurs tendres cœurs prennent racine,
 Comme les plans de leurs Vergers ;
Et leur fidelle amour paroist mesme à leur mine.
***
 On sçait de plus que les Marins
Sont un peu fanfarons, médisans & malins ;
Qu’autant presque vaudroit estre pris des Corsaires,
 Qu’avec eux avoir des affaires.
 Au lieu que les Bergers dans leurs jeux & leurs ris,
  Sont comme leurs brebis,
Toûjours accompagnez de la pure innocence,
 Sans malice & sans médisance.
***
 Je ne dis rien de la discretion,
L’attendre des Marins, c’est une illusion.
Sont-ils en Mer ? Ils n’ont plus rien à faire,
Leurs Belles sont bien loin, le temps dure à se taire,
Il faut parler, chacun parle à son tour,
Et chacun y trahit les secrets de l’amour.
 Les Bergers au contraire
Rarement éloignez des objets de leurs vœux,
Et toûjours occupez de mille soins pour eux,
 Ont trop de peur de leur déplaire,
Pour jamais divulguer leur amoureux mistere.

Ajoutez à cela, que vos Marins sont sujets à donner des noms peu obligeans, aux personnes à qui ils doivent le plus de respect ; puisque, sans aller plus loin que la belle cause de nos peines, ils ont osé la nommer la Signora Bavarella, au lieu que nos Bergers accommodent toujours leur usage à leur devoir ; & honorent cette Dame avec raison, du beau nom de Diane, qui est une triple Déesse, comme vous sçavez.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des Marins de l’humeur des Bergers ; mais on voit rarement des Bergers, de celle des Marins : & à regarder les choses en general, comme je fais, sans vouloir offenser personne en particulier, ny fâcher un Amy comme vous, que j’aime & que j’estime infiniment, je croy en verité, que s’il y avoit quelque préference à esperer de la belle Diane, ce ne seroit pas pour les gens de vostre sorte, mais pour ceux de la mienne.

J’ose aussi me flater, qu’aprés sa maladie
Framboise & moy pourrons bien l’approcher,
 Et luy trouver l’ame attendrie,
 Au lieu de son cœur de rocher.
 Du moins en ay-je grande envie.
 C’est pourtant sous le bon plaisir
 Du Galant qui l’a sceu choisir,
 Pour partager les douceurs de sa vie.

Vous douterez peut-estre de cette protestation ; mais je vous assure qu’elle n’est pas moins sincere que celle que je vous ay faite d’estre inviolablement, Seigneur Marin. Vôtre, &c.