1693

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11].

2017
Source : Mercure galant, septembre 1693 [tome 11].
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Mercure galant, septembre 1693 [tome 11]. §

[Prelude] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 7-10.

 

Vous demeurerez d’accord. Madame, que l’Auteur du petit Ouvrage que vous allez lire, a bien connu le caractere du Roy, dans ce qu’il écrit de cet Auguste Monarque. Si le Ciel répand tant de benedictions sur ses entreprises, c’est parce qu’il en a toujours soutenu la cause, & qu’il n’a pris tant de Villes, & donné tant de Combats que pour l’interest du Dieu des Armées. Tout le monde en est bien persuadé. Aussi quand tout le Royaume retentit des vœux ardens que l’on fait de tous costez pour la prosperité de son Regne, quoy qu’il n’y ait qu’un Particulier qui parle dans les Vers suivans, on peut assurer que c’est la France toute entiere qui s’écrie ;

 Grand Dieu, dont le soin adorable
À veiller sur cet Univers,
Te fait voir d’un œil favorable
Ceux qui te vangent des pervers ;
Tu sçais qu’aujourd’huy sur la terre
Aucun Prince ne fait la guerre
À ceux qui méprisent tes Loix,
Comme LOUIS, ce grand Monarque,
Au front de qui chacun remarque
Le vray caractere des Rois.
***
 Quel autre avec un plus grand zele
Soutient les droits de tes Autels ?
Quel autre parmy les Mortels
À te servir est plus fidelle ?
Ce Prince à peine fut monté
Sur le Trône de Majesté
Qui de luy prend un nouveau lustre,
Qu’il medita de saints combats,
Pour mettre par un coup illustre
Le crime & l’Heresie à bas.
***
 Si jamais nos humbles prieres,
Quoy que sans l’avoir merité,
Ont obtenu de ta bonté
Des graces vraiment singulieres ;
Daigne nous conserver ce Roy,
Qui faisant tout trembler d’effroy,
N’a point d’autre but que ta gloire.
S’il combat, c’est pour ta grandeur,
Et s’il remporte la Victoire,
Il t’en nomme aussi-tost l’Auteur.

[Service fait aux Jesuites de Lyon, pour feu Mr l’Archevesque de Lyon] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 10-26.

 

L’abondance de la matiere ne me permit pas le mois passé, de vous apprendre avec combien de somptuosité & d’éclat les Peres Jesuites de Lyon ont fait paroistre au Public la reconnoissance qu’ils conservent pour feu Messire Camille de Neuville Villeroy, Archevesque de la mesme Ville, leur Bienfaiteur. Le 23. de Juillet dernier, ils luy firent faire des Obseques avec une magnificence digne de leur zele, & de la personne pour qui ils se sont acquittez de ce devoir, ce Prelat ne s’estant pas contenté de les honorer pendant sa vie d’une protection toute particuliere, mais ayant bien voulu leur laisser encore sa Bibliotheque par son testament. [...] La Ceremonie commença par les Vespres des Morts, qui furent dites solemnellement le 22 de Juillet. Le lendemain, Mr l’Evesque d’Autun, Administrateur de l’Archevesché de Lyon pendant le Siege vacant, officia avec son Clergé. Mr le Marquis de Canaples, Commandant dans la Province, accompagné de toute la Noblesse se trouva dans cette grande Assemblée, aussi-bien que Mr de Berulle, Intendant de la Province, Mrs les Comtes de Lyon, Mrs du Presidial, les Officiers de la Ville avec les Exconsuls, les Elus, & les Tresoriers de France, tous en Corps. L’Assemblée estoit encore composée de tout ce qu’il y avoit de personnes de merite & de distinction dans la Ville. Mr l’Abbé de Saint Antoine, & Madame la Princesse de Wirtemberg furent de ce nombre. Le Pere de Colonia, l’un des deux Professeurs de Rhetorique, prononça l’Oraison Funebre, & faisant trois points de son Discours, il prouva que feu Mr l’Archevêque de Lyon avoit eu la fidelité d’un Sujet, le genie d’un grand Ministre, & le zele d’un Saint Prélat. Tout éloquent & tout délicat qu’estoit cet Eloge, il plut encore davantage par la sincerité des loüanges qu’il contenoit, que par les pensées brillantes & les tours vifs qui le remplissoient. L’applaudissement qu’il a receu, & l’empressement qu’on a marqué de le voir, ont obligé le Pere de Colonia à le donner au Public.

[Theses au Roy] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 42-56.

 

Ceux qui cherchent le délassement de leur esprit dans les plaisirs du Theatre, en auront beaucoup à lire le nouvel Ouvrage que je vous envoye de Mr de Vin. Il est fait contre les Sifflets, dont le mauvais usage s’est introduit depuis quelque temps à la Comedie avec une telle fureur, que les Acteurs sont souvent interrompus, & mesme contraints quelquefois de quitter une Piece nouvelle dés le troisiéme Acte, pour en representer une des anciennes, selon qu’il plaist aux Siffleurs de la demander. Cette licence est d’autant plus dangereuse, que rebutant les Auteurs, elle étouffe en quelque façon les genies les plus heureux par le dégoust qu’elle leur inspire pour le Theatre ; outre qu’il ne faut qu’une Cabale contraire pour faire tomber, au moyen de ces Sifflets, une Piece, qui sans cela, pourroit meriter l’approbation des Connoisseurs. C’est le sujet de la Requeste que presente la Muse qui préside à la Comedie.

THALIE
AU ROY.

 Sire, à tes pieds tu vois Thalie,
Le cœur gros de soupirs & l’œil noyé de pleurs,
 Implorer pour la Comedie
 Ton secours contre les Siffleurs.
Je te l’avois fait voir si belle & si pompeuse,
 Que depuis peu la France heureuse
 Nenvioit plus aux vieux Romains
 Ny leur Plaute ny leur Terence,
 Et pouvoit de ses Pocquelins *
Aux Menandres fameux opposer l’excellence.
 Mais de mes insignes faveurs
Que me sert-il, helas ! d’enrichir les Auteurs,
Si, bien loin aujourd’huy d’accorder ses suffrages,
Comme il fit autrefois, à leurs premiers Ouvrages,
 Le Public veut que leur début
 Ait autant de délicatesse,
De traits brillans, d’esprit, de force & de finesse,
Que Moliere en fit voir dans le temps qu’il parut ?
Accoutumé qu’il est à son charmant Avare
 Et semblable au voluptueux,
Qui sur un mets commun-jette un œil dédaigneux,
 Son dégoust fantasque & barbare
 Ne peut se resoudre à souffrir
Tout ce qui de moins bon à ses yeux vient s’offrir.
Ainsi pour peu qu’un tour, un vers, un mot le blesse,
 Aussi-tost sa delicatesse,
Toute fausse qu’elle est, rebuttant les Auteurs,
Au bruit de cent Sifflets demande une autre piece,
Et sans aucun respect de Grandeur ny d’Altesse,
Brusque & mesme à leurs yeux fait taire les Acteurs.
Que ne se donne-t-il un peu de patience ?
Hé quoy, reussi-t-on d’abord que l’on commence,
Et quel que soit l’encens que l’on doive à Cinna,
Le grand Corneille enfin debuta-t-il par là ?
 Melite, Clitandre, & la Veuve
Ne furent de son Cid que les foibles essais,
Et son esprit naissant, par là mis à l’épreuve,
De ce qu’il fit depuis ne dut l’heureux succés
 Qu’à l’indulgence liberale
Qu’eut alors tout Paris pour sa Place Royale.
 Le moindre Sifflet l’eust glacé,
 Et si, quand il a commencé,
Sa timide jeunesse en eust senti l’audace,
 Auroit-elle jamais pensé
À produire au grand jour son merveilleux Horace ?
 Moliere, dont en ton loisir
Tu vis le Jeu comique avec tant de plaisir,
Eust-il osé si loin porter son beau genie,
 Si ses Auditeurs mécontens
Eussent fait essuyer à ses froids Contretemps ou l’Etourdy.
Des Siflets d’aujourd’huy la sauvage furie ?
Son Hypocrite Scelerat ; Le Tartuffe.
Eust-il contre luy-mesme excité tant d’éclat ?
Non, & content du Sac où Scapin s’envelope,
Son trop juste dégoust eust privé ton Etat
De son Amphitrion, & de son Misantrope.
De la Veuve d’Hector la constante douleur Andromaque
N’eust pas aussi peut-estre attendri ton grand cœur,
 Si par un double Fratricide
 Quelque impitoyable Sifleur
Eust de l’air qu’on s’y prend traité la Thebaïde. ou les Freres Ennemis.
 Sage par sa confusion,
 Racine qui du grand Corneille
Osa voir sans trembler la réputation,
Et que n’étonna point la gloire de son nom,
Eust-il, quoy qu’animé d’une Verve pareille,
Passé, comme il a fait, de merveille en merveille ?
Du farouche Neron jamais Britannicus
N’eust tombé de nouveau sous la noire injustice.
 Jamais eust-on vû Berenice
Pleurer si tendrement les rigueurs de Titus,
Et n’eust-on pas perdu sa belle Iphigenie,
Si ces Siflets alors par bonheur inconnus,
Eussent fait de son temps éclater leur manie ?
Ces grands hommes par là honteux & rebutez,
 D’un mépris si plein d’indecence,
Se fussent pour jamais imposé le silence.
Je t’avoûray, grand Roy, qu’ils doivent leurs beautez
 À l’Etoile qui les leur donne ;
 Mais si leur heureux Ascendant
Leur prodigue un esprit sublime, transcendant,
Le temps seul les acheve & les perfectionne.
Ainsi ne doit-on pas leur donner le loisir
Que tout Estre mortel demande pour meurir,
 Et faut-il sans misericorde
 Que ce temps leur soit refusé,
Quand au moindre Farceur ce Public insensé
 Aujourd’huy volontiers l’accorde ?
D’autres pourroient encor, instruits par mes leçons,
Te divertir un jour & charmer tes oreilles,
 Si de mes jeunes Nourrissons
Tu voulois soutenir & rassurer les veilles.
J’en sçais qui pleins d’un feu qu’avoüeroit Apollon,
Dans le monde bien-tost se feroient un grand nom ;
Mais tout propres qu’ils sont à monter sur la Scene,
La fureur des Siflets intimide leur Veine,
Et du Fourbe tombé le surprenant malheur
Etouffe dans leur sein toute leur noble ardeur.
Ils sçavent qu’il ne faut que la moindre cabale.
Pour faire succomber l’Ouvrage le plus beau,
Et que l’on voit souvent contre un Auteur nouveau
 L’Envie au Theatre fatale
De Siflets ennemis armer toute sa Sale,
 Cependant ce nouvel Auteur
Défait de ses defauts par un peu d’indulgence,
Porteroit ses efforts jusques à l’excellence
 D’un Art qui me fait tant d’honneur.
Arreste donc, grand Roy, cette fureur brutale ;
Fais-luy sentir enfin l’accablante vigueur
 De ton autorité royale
 Et quand ta rapide valeur,
Egalement terrible & sur mer & sur terre,
De ton juste couroux fait gronder le tonnerre :
 Quand prés de ce Détroit fameux
Qui regardé jadis comme la fin du Monde,
Fixa d’un Demi-Dieu la course vagabonde, Hercule.
Tourville insultant Rooke, & ses Vaisseaux nombreux,
De ce foudre vangeur luy fait sentir les feux,
 Et te rend le Maistre de l’Onde ;
Quand, dis-je, Luxembourg, son illustre Rival,
Passant sous ton grand nom de victoire en victoire,
Sur ses pas triomphans éternise ta gloire,
Et de tes Envieux confond l’orgueil fatal,
Quoy, deviendrois-tu sourd aux plaintes du Parnasse ?
 Non, non, sensible à ma douleur,
Des insolens Siflets ne souffre pas l’audace,
Et de tes Loix contre eux preste-moy la faveur.
Haste-toy, qu’au plûtost ta bonté se declare ;
Mais si de mon destin par un effet bizarre
Je pouvois à tes pieds me plaindre sans succés,
Soutiens, défens du moins tes propres interests,
Car ton Peuple autrement redeviendroit barbare ;
Et peut-estre toy-mesme un jour tu le verrois
 Retomber dans cette ignorance
Dont tu sçais que mes soins ont delivré la France.
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[Mort de Mr Raisin]* §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 56-57.

 

On ne se contente pas de siffler les Pieces, on va quelquefois jusqu’à siffler les Acteurs, quand ils n’ont pas le bonheur de plaire. Les Comediens François viennent d’en perdre un qui n’avoit rien à appréhender de ce costé-là, puis qu’il estoit le charme de tout Paris dans le Comique. C’est vous faire entendre assez que je vous parle de Mr Raisin, mort dans une grande jeunesse, & d’autant plus regretté de ceux qui aiment la Comedie, que c’est une perte difficile à réparer.

[Réjouissances faites en Champagne] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 57-67.

 

La défaite des Ennemis à Neerwinde, a esté si grande & si entiere, qu’on a fait des Feux de joye pour cette Victoire dans toutes les Villes du Royaume. Celle de Luzy en Champagne s’est distinguée dans ces marques de réjoüissance. Mr Naule de Tresillon, Maire perpetuel de la Ville, ayant donné ses ordres, on éleva dans la grande Place une Pyramide à quatre faces, qui se terminoit par le haut en maniere de couronne, au dessus de laquelle on voyoit un Soleil d’or, & au bas sur la face qui regardoit la grande ruë, Mr le Maréchal Duc de Luxembourg estoit representé armé, tenant son Baston de Maréchal, avec lequel il montroit le Soleil.Ces paroles estoient écrites en lettres d'or. Solem qui dicere falsum Audeat.

Sur l'autre face paroissoit Mr le Maréchal de Tourville représenté sur un Vaisseau tout semé de Fleurs de Lis, & accompagné de sa Flotte. On voyoit une autre Flotte submergée en partie, & ce qui en restoit sembloit suivre les Vaisseaux victorieux avec ces mots, Pretium non vile laborum, pour faire entendre que les fatigues que Mr de Tourville avoit souffertes pour trouver la Flote de Smirne, estoient largement récompensées par sa prise.

La troisiéme face estoit ornée de Canons qui paroissoient renversez, & démontez par une plus forte Batterie, avec ces paroles, Compesevit ignibus ignes, pour faire connoistre que Mr de Luxembourg avoit pris l'Artillerie des Ennemis par le grand feu de la sienne, & par la valeur des Troupes qu'il commandoit.

On avoit remply la derniere face, de Lyons, & de Leopards enchaisnez, & d’une Aigle attachée par les pieds. Au dessus estoit un Coq chantant avec ces mots de Virgile, Tormenti genus, pour signifier que l’Aigle se voyant captive n’avoit point de plus facheux tourment que celuy de voir le Coq au dessus d’elle, & de l’entendre chanter, de mesme que les Lyons & les Leopards n’en avoient pas de plus cruel que la voix de cet Oiseau. Tout le corps de la Pyramide estoit orné de festons & de guirlandes, & afin qu'on n'eust rien à desirer, Mr Bounot, Architecte, s'estoit appliqué à perfectionner cet Ouvrage, en sorte qu'il sembloit estre d'un veritable marbre jaspé. vers le milieu estoit une espece de galerie, autour de laquelle on avoit mis quantité de Grenades, de Fusées, & de Feux d'artifice. La Figure qui representoit Mr de Luxembourg, estoit entourée de lances à feu, & le Soleil en estoit rempli dans ses rayons. Sur les huit heures du soir, les Bourgeois en armes lestement vestus, & commandez par Mrs Ballard & Repoux, allerent prendre Mr le Maire chez luy, où s’estoient rendus Mrs de Ville. Le Corps de Justice, pour luy faire honneur, parce qu’il entroit dans l’exercice de la Magistrature perpetuelle, voulut aussi assister à cette Ceremonie. La porte de son Logis étoit ornée de quatre colomnes qui formoient un Dome par le dessus, où étoient les Armes du Roy en relief, celles de la Ville, & au dessous les Armes de ce Magistrat. De chaque costé estoit une Fontaine de Vin. Mr le Maire sortit précedé par quatre Sergens, ayant des Manteaux rouges, sur lesquels les Armes de la Ville estoient mises en forme de broderie, & par six Huissiers en robe. Chaque Sergent avoit une Halebarde. Après une décharge de Mousqueterie qui dura plus d’un quart d’heure, on commença à marcher dans un bel ordre, les Tambours, les Fifres & les Hautbois inspirant la joye par la maniere dont ces instrumens retentissoient. Douze Violons avec des Basses de Viole suivoient la Soldatesque precedant le Magistrat, qui ne fut pas plutost arrivé à la Place où estoit dressé le Feu, que quatre Fontaines de Vin commençerent à couler aux quatre coins. On fit trois fois le tour de la Place, & les Sergens de Ville s’estant arrestez, il se fit une double haye à travers laquelle Mr Coujard, Major, vint presenter un Flambeau à Mr le Maire, avec lequel il mit le Feu à une meche de Souffre, qui s’estant portée sur la Galerie, on vit en un moment toute la Piramide embrasée, ce qui fut suivy d’un si grand bruit de Mousquets, de Petards & de Grenades, qu’il sembloit que toute la Ville alloit estre renversée. Ce Feu ayant duré prés d’une heure, il sortit du Baston de Commandement que Mr de Luxembourg tenoit en sa main, une espece de Feu de Foudre qui alla tomber sur les Lyons, sur les Leopards, & sur l’Aigle qu’il consuma entierement ; presage certain que l’Espagne, la Hollande & l’Empereur chercheront inutilement à resister aux Armes du Roy. On reconduisit le Magistrat dans le mesme ordre qu’on estoit venu, & il regala magnifiquement les Officiers de Ville & de Justice, le Major & les Capitaines des Quartiers. Les Particuliers firent tous des Feux devant leurs Maisons, & ce fut pendant tout le reste de la nuit une rejoüissance generale. Le lendemain, Mr le Maire fit faire un Service solemnel pour le repos des ames de ceux qui avoient donné leur sang pour leur Patrie, & signalé leur courage dans une Bataille aussi glorieuse à la France que celle-là.

[Histoire] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 76-117.

 

Comme le Carnaval est le temps des Galanteries & des Plaisirs, il ne faut pas s’étonner s’il s’y passe quelquefois des Avantures un peu extraordinaires par la liberté que donne le Masque. Celle dont je vais vous faire part peut-estre mise du nombre. Dans le mois de Janvier dernier, un Cavalier fort bien fait, & d’un tour d’esprit aussi galant qu’agréable, fut prié d’un Bal chez une Personne de Qualité. Quelques raisons l’obligerent à s’en excuser. Cependant un commencement d’amour qu’il sentoit pour une jeune Personne qui y devoit estre, & qu’il ne voyoit qu’avec beaucoup de precautions, luy fit prendre le dessein de se déguiser, dans l’esperance de la trouver à ce Bal, & de luy expliquer ses sentimens sans contrainte. Il prit l’habit qui luy parut le plus propre à l’empescher d’estre reconnu, & chercha avec un fort grand empressement la Demoiselle qu’il croyoit y rencontrer. Ne la trouvant point, il roula dans son esprit mille fâcheuses pensées, & s’imagina qu’étant peu touchée des premieres marques qu’il luy avoit données de sa passion, elle auroit fait une partie de masquer avec quelque Amant qui luy plaisoit davantage. Tout penetré de ce mouvement de jalousie, il se retira dans un coin de la Salle ou l’on dansoit, pour entretenir son humeur resveuse, & apperceut sur un Canapé deux Femmes masquées, dont il crut l’une la Personne qu’il cherchoit. Il eut d’autant plus de lieu d’en estre persuadé, qu’en se serrant pour luy faire place sur ce mesme Canapé, elle témoignoit le reconnoistre. Il receut cette faveur avec beaucoup de reconnoissance, & aprés luy avoir marqué la crainte qu’il avoit euë que sa complaisance pour quelque Rival ne luy eust fait faire une partie agréable qui l’auroit privé de la satisfaction de l’entretenir, il fut fort surpris de sa réponse, qui fut qu’il n’avoit pû croire sans mal juger d’elle, qu’un autre que luy l’eust fait venir à cette Assemblée ; qu’il estoit temps qu’il examinast son cœur sur les veritables sentimens qu’il avoit pour elle ; qu’elle luy avoit parlé plusieurs fois de la situation où elle estoit ; que son Pere vouloit absolument, ou qu’il l’épousast, ou qu’il cessast de la voir, & qu’elle seroit d’autant plus inexcusable de resister à ses volontez, qu’il s’offroit pour elle un autre party qui luy devoit estre avantageux, de sorte que c’estoit à luy à voir serieusement quelle resolution il avoit à prendre. Le Cavalier connoissant par ce discours qu’il s’estoit trompé, & que la Personne à qui il parloit se trompoit aussi en le prenant pour celuy qu’elle souhaitoit qui s’expliquast, examina avec plus d’attention ce que le masque laissoit voir de son visage, & n’y trouvant rien qui ne piquast ses desirs & sa curiosité, il luy dit obligeamment qu’il voyoit bien qu’ils s’estoient mépris tous deux, mais qu’il y avoit souvent de la destinée dans ce qui faisoit l’union des cœurs, & que s’il s’en rapportoit à ce qu’il sentoit naistre dans le sien tout d’un coup pour elle, il n’y avoit point pour luy de plus grand bonheur à esperer que la permission de prendre la place de celuy dont elle avoit sujet de se plaindre. La Belle détrompée par ces paroles, & ne voulant pas demeurer muette à cette galanterie, luy répondit d’une maniere fort spirituelle qu’elle vouloit croire que le hazard se mesloit de bien des choses, & que peut-estre l’erreur où il luy faisoit connoistre qu’elle estoit tombée par le rapport de sa taille avec celle d’un Amant qui la fuyoit depuis quelques jours, & qu’elle estoit venuë chercher dans ce Bal, auroit des suites dont ils seroient contens l’un & l’autre, mais que cependant elle n’alloit pas si viste quand il s’agissoit d’engager son cœur, non pas qu’il ne fust dans un estat assez libre pour en pouvoir disposer sans que l’on eust droit de luy faire aucun reproche, mais qu’elle avoit compris par la crainte qu’il luy avoit d’abord expliquée, qu’il n’estoit plus luy-mesme en pouvoir de donner le sien. Le Cavalier luy voulut bien avoüer qu’il avoit senty quelque disposition à l’amour pour une jeune Personne en qui il trouvoit beaucoup de merite, mais qu’il y avoit de si grands obstacles à surmonter pour la voir, & qu’elle prenoit si peu de soin de luy en faciliter les moyens, que le sacrifice qu’il luy feroit en l’abandonnant, seroit peu considerable, s’il estoit vray qu’elle fust assez maistresse de ses sentimens pour le vouloir écouter favorablement. Cette conversation alla fort loin, & ce qu’ils se dirent sur le pouvoir de l’Etoile fut accompagné de tant de delicatesse & de finesse d’esprit, qu’ils demeurerent également convaincus qu’ils estoient nez avec des lumieres peu communes. Le Cavalier, par un mouvement qu’il luy estoit impossible de combattre, la rendoit déja maistresse de ses volontez, & la Belle assez avantageusement prévenuë pour luy, voulut faire un premier essay de son pouvoir en le priant de se démasquer. Comme il estoit d’une physionomie heureuse, & qu’il ne hazardoit rien à se montrer à l’égard de sa personne, il eut pour elle la complaisance qu’elle souhaitoit, & elle en fut d’autant plus contente, que son visage luy estant connu, elle sçavoit par toutes les choses qui se disoient de luy dans le monde, que c’estoit un homme de naissance, que des qualitez fort estimables mettoient en passe d’estre bien receu par tout. On le luy avoit montré l’Esté dernier aux Tuileries, en parlant d’une avanture où il avoit eu la plus grande part, & dont il s’estoit tiré en fort galant homme. Le Cavalier pressa la Belle à son tour de vouloir oster son masque, mais elle s’en défendit obstinément, & luy dit, que quoy que peut-estre elle n’eust rien de desagreable dans les traits, si la force de l’Etoile luy devoit donner pour elle cette vive passion qui fait la felicité des cœurs bien unis, elle en vouloit estre redevable, non pas à un éclat de beauté qu’une maladie peut affoiblir, & qu’il faut necessairement que le temps efface, mais à ce qui fait le merite essentiel, & qui venant de l’esprit & de la raison, n’est point sujet à ces sortes d’accidens. Ce refus l’embarassa. Il la pria de luy dire comment il pourroit la connoistre sans la voir. Elle luy marqua un lieu où le lendemain il y avoit Bal, l’assurant qu’elle s’y rendroit de fort bonne heure, & le chargeant de s’informer de tous ceux qu’on donneroit le reste du Carnaval, afin qu’y venant tous deux dans le mesme habit pour se reconnoistre, ils eussent le temps de s’examiner sur ce qu’ils pourroient se promettre l’un à l’autre. Il eut beau se plaindre de la rigueur de la Belle, il n’en put rien obtenir de plus, & malgré tous les soupçons que luy put donner l’obstination qu’elle eut à luy cacher son visage, cette résistance fut pour ses desirs une si puissante amorce, qu’il les sentit redoubler par cet obstacle. Ils se donnerent plusieurs rendez-vous de la mesme sorte dans des Assemblées publiques, & l’exactitude avec laquelle chacun d’eux prit soin de s’y trouver, fit assez connoître qu’il y avoit quelque chose qui les entraînoit malgré eux-mesmes. Le Cavalier fut charmé de plus en plus du merite de la Belle. Il luy trouvoit tout l’esprit qu’on peut avoit, & elle luy faisoit voir tant de droiture de cœur dans ce qu’il luy donnoit lieu de luy répondre, qu’il luy sembloit impossible que ce fussent des sentimens affectez pour l’ébloüir. Cependant elle refusoit toujours de se démasquer ; & avec de belles mains & de beaux bras, il estoit contraint de se contenter de voir des yeux fort vifs & remplis de feu, & un certain tour de visage, qui promettoit de la regularité dans tout le reste. La Belle de son costé trouvoit dans le Cavalier beaucoup plus encore qu’elle n’avoit oüy dire, & elle luy avoüoit qu’elle s’en sentoit assez touchée pour se réjoüir de l’oubly de son Amant, qui avoit entierement cessé de la voir. Dans ce temps là, un Amy du Cavalier luy fit un Portrait assez desavantageux de la Demoiselle qui estoit si reservée à recevoir ses visites, & luy apprit qu’elle n’en usoit de cette sorte, que pour favoriser un Rival qui en avoit de fort frequents rendez-vous. Le Cavalier témoigna ne s’en mettre point en peine, parce qu’il avoit le cœur pris ailleurs & en mesme temps, il luy raconta son avanture. Cet Amy surpris d’une si bizarre passion, luy dit qu’il n’y avoit que les Dupes qui fussent capables de donner dans de semblables panneaux, & qu’assurément un si long refus de se montrer, marquoit, ou de la laideur dans la Demoiselle, qui prétendoit le gagner par son esprit, ou quelque déreglement dans sa conduite, dont elle vouloit luy oster la connoissance, jusqu’à ce que son amour l’attachast assez pour l’obliger à passer par dessus les mauvais contes qu’on luy pourroit faire, mais que s’il estoit d’humeur à prendre un engagement qui luy feroit honneur dans le monde, & dont il auroit toûjours sujet d’estre content, il luy donneroit accés chez une des plus aimables, & des plus belles personnes qu’il eust jamais veuës, dans laquelle il trouveroit avec du bien & de la naissance, beaucoup d’esprit, une sagesse achevée, & une douceur qui le charmeroit. Le Cavalier répondit, que si tant de belles qualitez se rencontroient dans cette personne sans aucun defaut qui les affoiblist, il s’estonnoit fort que les connoissant si bien, il ne prenoit point le party pour luy. Son Amy luy protesta que son aversion pour le Mariage en estoit la seule cause, & que s’il estoit capable de s’engager pour toûjours, il ne feroit point un autre choix ; mais qu’il sentoit bien qu’il la rendroit malheureuse, toute aimable qu’elle estoit, s’il se hazardoit à l’épouser, puis qu’aimant la liberté preferablement à toutes choses, il luy seroit impossible de ne s’en pas repentir. Il eut beau poursuivre l’Eloge de cette belle personne ; le Cavalier remply de l’idée de son aimable Inconnüe, ne put se resoudre à la bannir. Il regarda comme une infidelité qu’il luy feroit, la visite qui luy estoit proposée, & tout ce que son Amy put obtenir, ce fut qu’il iroit dans une Eglise, où tous les jours elle avoit coûtume d’entendre la Messe à certaine heure reglée, afin qu’examinant son visage, il pût luy dire si le Portrait qu’il en avoit fait estoit un Portrait flatté. Son Amy luy ayant donné quelques raisons pour se dispenser de l’accompagner dans cette Eglise, luy marqua la place où elle se mettoit ordinairement, suivie d’une Demoiselle avec un Laquais de telle Livrée. Le lendemain le Cavalier n’attendit pas fort long temps, sans voir arriver ce qu’il cherchoit. C’estoit une Fille d’un fort grand éclat, des traits assez reguliers, beaucoup de douceur dans le visage, & je ne sçay quoy de vif, & de fort piquant. Il la regarda avec une attention extraordinaire, & la Belle qui s’en apperceut, ne put remarquer cet effet de sa beauté, sans baisser les yeux en rougissant. Cette rougeur qui répondoit de sa modestie, fut un grand charme pour le Cavalier, quoy qu’il opposast à ce qu’il voyoit d’aimable, tout ce que luy fournissoit son imagination en faveur de l’Inconnuë. La Messe finie, elle sortit sans jetter aucun regard vers le Cavalier, qui demeura d’accord avec son Amy qu’elle estoit capable d’inspirer une forte passion, mais cependant rien ne pouvoit approcher de celle qu’il aimoit sans la connoistre. Il luy mettoit dans les yeux une langueur qui penetroit jusqu’au fond de l’ame, & quand elle n’auroit pas esté aussi belle qu’il se la representoit, il estoit persuadé que son esprit l’emportoit sur toutes les personnes de son Sexe. Son Amy, aprés avoir long-temps combatu cet aveugle amour, fut contraint de l’abandonner à son caprice. Ce qu’il y eut de fort singulier, c’est que presque tous les soirs il entretenoit la Belle masquée, & qu’il la quittoit toûjours plus charmé de son esprit & de ses manieres, & que malgré cette favorable prevention, il ne pouvoit s’empêcher tous les matins d’aller dans l’Eglise contenter ses yeux, en regardant la belle Personne dont luy avoit parlé son Amy, sans qu’il eût pû l’obliger à luy rendre une visite. Ses regards produisoient toujours le même effet. S’il rencontroit par hazard ceux de la Belle, elle rougissoit, & les détournoit dans le mesme instant. La fin du Carnaval approchoit, lors que l’aimable Inconnuë, qui continuoit toujours ses rendez vous, fit paroistre au Cavalier un trouble d’esprit qui ne luy étoit pas ordinaire ; il ne put s’en appercevoir sans en témoigner de l’inquietude. La Belle luy dit que comme elle estoit naturellement un peu défiante, elle faisoit observer toutes ses démarches par des Espions, qui luy avoient rapporté qu’il s’estoit trouvé en lieu où il avoit eu les yeux long temps attachez sur une jeune Personne, dont le visage & le nom luy estoient connus ; que son assiduité à se trouver dans ce mesme lieu pour faire toujours la mesme chose, marquoit un dessein qu’elle ne comprenoit pas ; qu’il ne faloit point qu’il se contraignist ; que si c’estoit une passion naissante qui luy fist plaisir, il valoit mieux qu’elle apprist son changement plûtost que plus tard, n’estant pas juste, s’il estoit porté à l’inconstance, qu’il abusast plus longtemps de la foiblesse d’un cœur qui s’abandonnoit à son panchant. Le Cavalier étonné de la voir si bien instruite, luy fit de nouveaux sermens d’un attachement inébranlable ; & pour la convaincre du veritable pouvoir qu’elle avoit sur luy, il luy conta tout ce qui s’étoit passé de la part de son Amy, pour la Personne dont elle montroit de la jalousie. Il ajoûta qu’ayant absolument refusé d’aller chez elle, il estoit vray qu’à la priere de ce mesme Amy, il avoit consenty enfin à la voir de loin, & qu’une vaine curiosité l’avoit attiré plusieurs fois au mesme lieu, pour examiner avec plus d’attention tous les traits de son visage, mais avec si peu de dessein, que tenant les yeux attachez sur elle, il n’avoit pas mesme songé à la saluer, quoy que la civilité semblast l’exiger de luy, tant il estoit éloigné de rien souffrir dans son cœur qui fust contraire à l’amour dont il luy avoit donné de si fortes assurances. La Belle tres satisfaite de cet éclaircissement, voulut sçavoir le nom de l’Ami qui avoit tâché de le seduire, & luy demanda ensuite ce qu’il pensoit de la Demoiselle, le priant avec instance de s’en expliquer sincerement. Il luy avoüa qu’il avoit trouvé beaucoup de douceur & d’éclat dans son visage, & qu’avant l’engagement dont il faisoit son bonheur, il n’auroit point refusé l’offre qu’on luy avoit faite de luy en donner la connoissance ; mais il l’assura en mesme temps qu’il étoit toujours fortement persuadé, voyant les bontez qu’elle avoit pour luy, qu’il n’y avoit rien qui pust égaler l’heureuse fortune qui luy estoit destinée. La Belle luy répondit d’un air engageant que peut-estre il donnoit trop à l’Etoile, mais qu’elle estoit resoluë de voir jusqu’où elle iroit, & qu’il falloit pour cela qu’il rendist visite à sa Rivale afin qu’il en pust connoistre tout le merite ; que si aprés cette épreuve, il continuoit à pancher de son costé, elle pourroit s’asseurer d’en estre veritablement aimée ; qu’elle sçavoit bien que c’estoit trop hazarder ; mais que l’Etoile s’estant meslée de l’engagement qu’ils avoient tous deux commencé à prendre, il estoit juste de la laisser tout à fait maistresse de leur destinée. Le Cavalier resista long temps à ce que la Belle exigeoit de luy, non qu’il craignist, disoit-il, que le merite de sa prétenduë Rivale pust jamais rien sur son cœur, mais parce qu’il avoit peine à souffrir que sa fidelité fust suspecte, si on ne s’en asseuroit par un essay de cette nature. La Belle Inconnuë le contraignit de luy obeir en luy disant que quoy qu’il pust faire, il ne la verroit jamais qu’aprés qu’il luy auroit rendu compte de la visite qu’elle souhaittoit qu’il fist. Elle ajoûta, afin qu’il pust commencer à la connoistre, qu’à l’égard du bien & de la naissance, elle n’avoit point à craindre que sa Rivale l’emportast sur elle ; que pour l’esprit il en jugeroit, & que du costé de la beauté, cela dépendoit tellement du goust, qu’elle n’avoit rien à luy dire là dessus. Le Cavalier voyant que les Assemblées de Bal alloient finir, & ayant tiré parole de cette aimable Inconnuë qu’elle se laisseroit voir si-tost qu’il auroit fait la visite qu’on luy demandoit, alla dés le lendemain trouver son Amy pour le prier de vouloir bien estre son introducteur. Cet Amy ravy de voir que la beauté de la Demoiselle l’eust assez touché pour luy faire souhaiter de la connoistre, le mena chez une Dame, leur Amie commune, à qui il conta ce qu’il avoir dans le cœur pour une Inconnuë, la priant de le mener chez la Belle en question, dont les yeux du Cavalier estoient déja tres-contens, afin que les charmes de son entretien pussent dissiper les idées flateuses qu’une imagination trop échauffée luy avoit fait prendre un peu chimeriquement. La Dame luy dit mille biens de la Demoiselle, à quoy le Cavalier répondit qu’il n’estoit pas question de son merite, mais seulement de la voir. La Dame le mena chez elle dés le mesme jour, & il la trouva tout-à fait aimable. Sa modestie parut d’abord par quelque rougeur qu’elle ne put s’empêcher de laisser paroistre sur ce qu’il luy dit, que sa beauté luy attirant par tout des Admirateurs, il estoit du nombre depuis quelques jours. Elle parla peu, mais ce qu’elle dit fut juste, & marqua mesme de la finesse d’esprit. La Dame dit quelque chose d’assez plaisant sur l’avanture du Cavalier, qu’elle fit connoistre, & demanda à la Belle si elle croyoit qu’on pust aimer fortement, quand on n’aimoit qu’en idée. Elle répondit modestement qu’on la mettoit sur une matiere dont elle n’avoit nulle connoissance ; qu’un engagement pareil à celuy dont on luy parloit, luy sembloit bien hazardeux, mais qu’elle avoit oüy dire que le veritable amour sçavoit conduire au bonheur par toutes sortes de routes. Le Cavalier qui ne pouvoit demeurer muet sur une chose qui le touchoit de si prés, prit le party de l’Etoile avec tant d’esprit, qu’on fut obligé de luy applaudir sur son esperance. Il sortit de cette visite le cœur assez plein de ce que valoit la Belle, mais il ne pouvoit y faire une entiere attention. L’Inconnuë l’occupoit trop fortement, & ce qu’il s’en figuroit ne luy laissoit pas la liberté d’un jugement équitable, Il ne put pourtant luy déguiser la premiere fois qu’il la vit, qu’il avoit trouvé beaucoup de mérite dans cette jeune Personne, & qu’avec les belles qualitez qu’il luy avoit remarquées, il ne seroit pas surpris qu’elle eust tout l’attachement d’un fort honneste homme. L’Inconnuë ne blâma point sa sincerité, & comme il n’y avoit plus que deux jours jusqu’au Mardy-gras, elle le pria d’estre ce jour-là dans une grande Assemblée qu’elle luy marqua, l’assurant qu’elle ne feroit plus de façon pour oster son masque, & luy permettant de rendre une seconde visite à sa Rivale, pour se resoudre avec plus de fermeté au choix qu’il auroit à faire. Le retardement ne devoit pas estre long. Cependant le Cavalier ne laissa pas de s’en plaindre, & fit ce qu’il put pour se l’épargner. Il n’en put venir à bout, & enfin ce jour si souhaité arriva. Il se rendit à ce Bal de si bonne heure, que comme il attendit fort long-temps, il commença presqu’à desesperer d’y voir la Belle, & en mesme temps à craindre qu’elle n’eust voulu se divertir de sa passion pendant tout le Carnaval, pour l’abandonner sans dénoüer l’avanture. Il estoit dans ces agitations quand il l’apperceut. Il la suivit dans le lieu le plus commode qu’elle put choisir pour l’entretenir en liberté. Elle s’excusa d’abord d’estre venuë un peu tard, sur ce que chacun estoit en societé le Mardy-gras, & luy dit ensuite qu’elle sçavoit qu’il ne s’estoit point servi de la permission qu’elle luy avoit donnée de voir sa Rivale ; qu’elle luy en tenoit dans son cœur un fort grand compte, & qu’elle ne pouvoit mieux l’en recompenser qu’en se faisant voir à luy. En mesme temps elle osta son masque, & il reconnut avec autant de plaisir que de surprise, la mesme personne dont son Ami avoit souhaité le rendre Amant. Cet Ami estoit celuy qu’elle avoit eu dessein de faire expliquer, & qui avoit cessé de la voir depuis quelque temps, n’ayant pû vaincre son aversion pour le Mariage. Vous pouvez facilement vous imaginer ce qu’ils se dirent ; & si le Cavalier s’empressa à rendre des soins à cette aimable Personne. L’Etoile avoit commencé, ils s’y laisserent conduire. Le Pere donna son consentement à cet amour, & les choses ayant esté arrestées entre eux, on n’attendit plus que l’arrivée de quelques Parens pour faire le Mariage.

Les Serins §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 117-122.

 

Vous sçavez par plusieurs Ouvrages que vous avez vûs de Mr Diereville, l’heureux talent qu’il a pour les Vers. En voicy de sa façon, dont la lecture vous fera plaisir.

LES SERINS.

 Lassé des amoureux commerces,
 Où tous mes desirs estoient vains,
 J’avois donné dans les Serins,
 Mais je n’ay pas moins de traverses,
Et je ne sçay quels sont mes plus cruels chagrins
 Dans mes infortunes diverses.
 Tout sembloit répondre à mes veux,
 Tous mes Serins avoient des œufs,
J’attendois de Petits une heureuse abondance,
 Mais halas ! ainsi qu’en amour,
 Je me flatois d’une vaine esperance.
 Quelques uns n’ont point vû le jour,
Et les autres sont morts au point de leur naissance.
 D’autres par un plus rude sort,
Bien beuvants, bien mangeants, drus comme Pere & Mere,
 N’ont pu s’exempter de la mort,
 Et c’est ce qui me desespere.
 Helas ! qui pourroit supporter
 La rigueur d’un sort si contraire ?
Je vois d’un seul coup emporter
 Une Famille toute entiere,
 Sans sçavoir qui peut me l’ôter.
 Ma douleur en est sans égale.
Quand je voyois cette Troupe voler
 D’un bout à l’autre de ma Sale,
 Et commencer à gasouiller,
Des autres j’oubliois la disgrace fatale.
 Ce qui redouble mes chagrins,
 Dans de si funestes outrages,
 C’est de voir semblables Serins
De l’heureux Licidas remplir toutes les Cages.
 Helas ! ce qui détruit les miens,
 Ne porte aucune atteinte aux siens,
 Ils viennent tous au gré de son envie,
On diroit à les voir qu’il leur souffle la vie.
 Voila mon sort dans les Oiseaux :
C’est ainsi qu’en amour je voyois mes Rivaux
 Heureux & contents dans leurs chaînes,
Lorsque je ressentois les plus cruelles peines.
 Quand je voy du fameux Damon
 Les Volieres presque desertes,
 Je devrois trouver dans ses pertes
 Quelque sujet de consolation.
 Il en fait toujours de nouvelles,
 Et quand je perds des Serins gris,
Je vois perir ses blancs, ses blonds, ses isabelles,
 Dont le poids de l’or fuit le prix.
 Mais par un long apprentissage,
Damon dans les Serins présumant tout sçavoir,
 Fait & rompt chaque Mariage,
Selon que dans sa teste il se forme l’espoir
 De reussir dans ce concubinage.
 Les Oiseaux veulent se pourvoir,
 Il faut que l’Amour les engage ;
Autrement, comme nous, ils font mauvais ménage.
 S’il tâchoit moins d’en plus avoir,
 Il en auroit peut-estre davantage :
 Je laisse aux miens les tendres soins,
 Ils sçavent mieux se satisfaire,
 Et je ne touche à leur Voliere,
 Que pour leur donner leurs besoins.
 Dans mes malheurs que faut-il faire ?
 Trouveray-je Iris moins severe ?
 Retourneray-je sous ses loix ?
Non, son cœur à mes vœux sera toujours contraire,
 Je ne l’ay vu que trop de fois.
 Poursuivons nostre destinée,
 Il ne faut pas dans un commencement
 Se rebuter d’une mauvaise année,
Dans la suite j’auray plus de contentement ;
Mais quand rien ne devroit répondre à mon envie
J’aimerois encor mieux me voir toute ma vie
Malheureux Oiseleur, que malheureux Amant.

[Vœu de Jephté] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 196-201.

 

La guerre n’empesche point les Arts de se perfectionner en France, & la Peinture y est dans un si haut point, qu’il faut aujourd’huy que toutes les Nations luy cedent. Je vous parlay il y a un an d’un Tableau, que tout ce qu’il y a de gens de bon goust à Paris, ont esté voir chez Mr le Duc de Richelieu. Il estoit de Mr Coypel le Fils. Le même en vient de faire un qui represente le Vœu de Jephté, & que l’on va voir avec le mesme empressement, chez Mr l’Abbé Testu à S. Victor. Je ne vous en fais point la description, qui ne pourroit estre que tres imparfaite, tant il me seroit difficile de bien peindre les passions que ce Tableau fait sentir. Je vous envoye un Sonnet qui les fait mieux connoistre que ce que je pourrois vous en dire. Il ne m’est pas permis de vous en nommer l’Auteur. Je vous diray seulement qu’il a la réputation de ne faire rien que d’achevé.

À Mr COYPEL LE FILS,
Sur son Tableau de Jephté.
SONNET.

Quelles vives beautez brillent dans ton Ouvrage !
Que sagement tu sçais ménager tes couleurs !
Quel Art, quel goust, quel feu, quel sçavant assemblage,
Quelle diversité dans tes nobles douleurs !
***
 Tu fais voir en Jephté la plus touchante Image
Des tourments d’un Heros au comble des malheurs ;
Pour saisir de pitié l’ame la plus sauvage
Seyla n’a pas besoin du secours de ses pleurs.
***
 Sa modeste vertu, sa grace naturelle,
Le mortel desespoir de sa suite fidelle
Sur les moins tendres cœurs font des impressions.
***
 Dans ce triste sujet si tu mets tant de charmes
Coypel, si tu ravis quand tu tires des larmes,
Qu’on doit craindre de toy d’autres expressions !

Les Dames ont aussi voulu faire des Vers sur ce mesme Tableau du Vœu de Jephté, & ceux qui suivent vous feront connoistre qu’elles ne s’acquitent pas moins galamment que les hommes des choses dont elles se mêlent.

Que ce Tableau plaist à ma veuë !
 Ta Seyla me charme, & me tuë,
La mort qu’on luy prépare effraye tous mes sens.
Pourquoy luy donnes-tu des appas si puissans,
Coypel, puis qu’il faut qu’elle meure ?
Tu pouvois luy donner un peu moins de beauté.
Pour ton Jephté je veux qu’il pleure,
Je trouve ce vainqueur trop plein de cruauté.
Son vœu trop indiscret met mon ame en colere,
 Ses larmes ne me touchent pas.
Je voudrois par la mort du Pere
 Sauver la Fille du trépas.

[Modes] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 201-211.

 

Mr de Saint Jean, Peintre, qui a donné au public tant de belles Figures habillées à la mode, en a fait graver six toutes nouvelles ; sçavoir, quatre Femmes & deux Hommes. Tout le monde sçait que ce n’est que dans ses Ouvrages qu’on peut trouver l’exactitude de la mode & l’élegance du dessein jointe à un certain air de Noblesse qui est particulier à tout ce qui sort de sa main, & qui fait si bien distinguer ses pieces d’avec celles de quantité d’autres gens qui se meslent de le vouloir imiter. Il seroit à souhaiter pour luy que quelques Portraits qu’il a peints fussent aussi connus. Il y en a qui ne pourroient manquer de plaire beaucoup, estant historiez d’une maniere toute singuliere & toute nouvelle, mais ce n’est pas à moy à déveloper ses secrets. J’ay crû estre obligé de luy rendre cette justice pour dissuader certaines personnes qui s’appliquent à publier qu’il ne fait autre chose que les desseins des modes. Pour croire cela, il ne faut ny le connoistre, ny sçavoir jusqu’où s’étend son genie.

Vous ne serez pas fâchée sans doute, de trouver icy une exacte description de chacune de ces Figures. Celle qui a pour Titre, Femme de qualité en deshabillé negligé, est representée nonchalamment assise, n’ayant qu’un Jupon de tafetas, sur lequel il n’y a qu’une maniere de Point d’Espagne leger fait en portique. Sa Robe de Chambre est pendante sans ceinture ; la coiffure est convenable à l’habit, c’est-à-dire qu’elle n’est point haute, sans cheveux frisez, n’ayant dessus qu’un simple ruban noüé avec negligence. Elle a un Corset de Marseille fait à la mode, auquel on a donné le nom de Respirant, parce que ces sortes de Corsets sont entr’ouverts. Elle n’a que des Pantoufles aux pieds, & pour donner occasion à faire paroistre cette espece d’habillement, il a feint que la Dame venoit de lire une Lettre chagrinante, ce qui se reconnoist par l’expression de la teste, & par le reste de l’attitude.

Celle qui a pour titre, Femme de qualité en Echarpe, est representée debout, paroissant marcher. Son Echarpe est toute de Dentelle, ornée d’un grand Ruban fort riche, auquel on a donné le nom d’Etole. Elle a un Corset entre-ouvert lassé d’un Ruban de couleur, au bout duquel il y a un Feret de Diamans qui sort par le haut du corps. Elle a un Tablier de Gaze blanche brodé d’or. La Jupe est ornée d’un grand Point d’Espagne d’or de la hauteur d’environ un tiers. La Coifure est convenable à l’habit, c’est-à-dire parée & ornée de Fontanges.

Celle qui a pour Titre, Dame de la plus haute qualité, est assise. Elle a une Robe de Chambre attachée avec des Glands d’or. La Jupe est toute garnie de grands Galons à jour & de Frange alternativement, jusques dessous la Busquiere. Elle a des Rubans à son Corset en maniere d’Echelle, & paroist dénoüer le Ruban d’un Portrait qu’elle porte en Brasselet. La Coiffure est des plus magnifiques, & l’attitude exprime merveilleusement bien une Dame d’une éminente dignité.

Celle qui a pour Titre, Femme de Qualité en Steinkerke & en Falbala, est debout. La Robe de Chambre & la Jupe sont de ces belles Estoffes des Indes. Le Falbala monte jusqu’aux Poches, orné d’une large Creste d’argent. La Steinkerke est aussi des Indes brodée d’or & de soye, & attachée avec une grande épingle de Diamant, qui sert aussi à attacher un Bouquet. La ceinture est large avec une grande Boucle de Diamans d’une nouvelle mode. Elle a un Croissant de Diamants dans les cheveux. Sa Coiffure est plus legere que celle des autres Figures. La Dame paroist badiner avec son Eventail qu’elle porte au coin de sa bouche.

L’Homme qui a pour titre, Homme de Qualité en habit garny d’agrémens, est debout. Il a un Habit de ces Camelots gris blanc, tout garny d’agrémens d’or, des Bas blancs, une Plume blanche sur le chapeau, le Juste-au-corps deboutonné, & la Cravatte passée dans les boutonnieres.

Celuy qui a pour Titre, Homme de Qualité en habit galonné, est aussi debout. Il a un habit d’Ecarlate avec un large Galon sur toutes les coûtures. La manche est longue & roulée avec trois galons dessus. On voit à son Epée un nœud magnifique. La Cravate est longue sans estre passée dans la Boutonniere, & il a les mains dans son Manchon. Le tout est gravé avec beaucoup de delicatesse, les Testes paroissant estre peintes en miniature.

Ces Modes qui se trouvent chez Mr de Saint Jean, logeant sur le Quay Pelletier, se trouvent aussi chez le Sr Langlois Libraire Imager ruë saint Jacques à la Victoire, qui en a composé un Recueil de plus de neuf cens de divers Graveurs, contenant les habillemens de la Cour & de divers Estats. Ce Recueil est disposé par années, avec les Habillemens des Cours Etrangeres, & les Portraits des Souverains, Princes & Seigneurs, & Dames de l’Europe, & des autres parties du Monde, en sorte que l’on y peut voir avec plaisir les changemens d’Habits & de Modes depuis plusieurs années.

[Ce qui s’est passé à l’Academie le jour de la Feste de S. Louis] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 211-225.

 

Le 25. du mois passé, la Feste de Saint Loüis fut celebrée, selon la coutume, dans la Chapelle du Louvre, par Mrs de l’Academie Françoise. Mr l’Abbé de la Vau, l’un des quarante, dit la Messe, pendant laquelle il y eut un fort grand Choeur de Musique, qui chanta divers Motets de la composition de Mr Oudot. Ensuite Mr l’Abbé Nolet prononça le Panegyrique du Saint, & prit pour son texte ces paroles du quatriéme des Rois, Similis illi non fuit ante eum Rex, & fit voir dans la premiere partie de son Discours, que Saint Loüis avoit toujours esté juste & penitent ; & dans la seconde, qu’il avoit sceu joindre la qualité de Heros avec celle de Chrestien. S’il est rare de trouver un homme juste, toujours appliqué à la penitence, il ne l’est pas moins de joindre beaucoup d’éloquence à une grande simplicité. Cependant c’est ce que fit Mr l’Abbé Nolet, qui sans faire voir qu’il y eust de l’art dans la maniere dont il fit ses preuves, ne laissa pas d’y mesler tout ce qui pouvoit les rendres vives. Il n’y fit point entrer les loüanges qu’on a de coutume de donner au Roy dans les Panegyriques de cette nature, il les reserva pour une Priere ardente, adressée à Dieu sur la fin de son Discours, de conserver encore long temps à la France un Prince, si fidelle imitateur des vertus de S. Loüis, & qui remplissant le mesme Trône, s’estoit montré digne de luy succeder par des actions d’un si grand éclat, que Messieurs de l’Academie Françoise, tout maistres qu’ils font des beautez de nostre Langue, estoient forcez d’avouër que les expressions les plus recherchées & les plus fortes, n’égaloient point la riche matiere que leur fournissoit ce grand Monarque.

L’aprésdînée de ce mesme jour, il y eut Seance publique à l’Academie, pour la reception de Mr de la Loubere, en la place de feu Mr l’Abbé Tallemand, Premier Aumônier de Madame, & pour la distribution des Prix qu’on donne tous les deux ans.

Mr de la Loubere fit d’abord une tres-belle peinture de l’éloquence que Messieurs de l’Academie se sont proposée pour leur objet principal. Il dit qu’il estoit aussi difficile de la connoistre, que rare de la posseder, & qu’il n’appartenoit qu’aux genies les plus sublimes, de bien dire ce qu’elle est ; de definir ce goust delicat & seur qui fait que nostre esprit est touché des ornemens & de l’élegance, mais qu’il ne se nourrit que d’une substance vraye & solide, & ne se laisse jamais surprendre par un son harmonieux de vaines paroles ; de prescrire les bornes au-delà desquelles le feu de l’imagination n’a que de fausses lueurs, & en un mot de nous apprendre quel privilege portent avec eux les Ouvrages que le temps n’ose détruire. Il parla ensuite du Dictionnaire, & dit que la seule explication des mots, quoy qu’elle ne fust qu’une partie de la Grammaire, étoit une entreprise sans bornes, puis qu’elle demandoit la connoissance d’une infinité de langues mortes ou vivantes, & un goust exquis pour sentir les graces & le pouvoir qu’un mot acquiert dans les differentes manieres de le placer. Il n’oublia pas que Cesar & Charlemagne ont écrit de la Grammaire, & cela luy donnant lieu de parler de la passion que le Cardinal de Richelieu avoit toujours témoignée pour l’éloquence, il dit que ce grand homme avoit creu ne travailler qu’imparfaitement pour la gloire de la Monarchie Françoise, si par l’establissement de l’Academie, il n’asseuroit pour jamais la beauté de nostre Langue, sçachant qu’un certain degré d’élegance dans le langage marque dans une Nation une superiorité de genie que les Estranger reverent, & par où les vaincu mesme ont souvent captivé leurs fiers vainqueurs. Il passa delà à l’Eloge du Roy, qui a bien voulu prendre le Titre de Protecteur de l’Academie. & dit que meritant plus que personne la loüange de bien parler, personne n’avoit plus d’interest que luy à proteger, non seulement l’éloquence, puis qu’elle luy est si naturelle, mais encore tous les autres Arts qu’on employe à conserver la memoire des grands Hommes. Il ajousta que lors qu’il regardoit ce grand Prince, portant au dehors & de toutes-parts la terreur de ses Armes, & gouvernant au dedans un grand Royaume comme une seule Famille, ou qu’il le consideroit en luy-mesme, juste, pieux, genereux, moderé, toujours prest à cesser de vaincre & de conquerir pour embrasser une Paix équitable, toujours plus grand que sa fortune, il le perdoit aussi tost de veuë, & que ne sçachant s’il devoit loüer en luy le Roy, le Capitaine, l’honneste homme, l’homme Religieux, ou ce tout ensemble qui fait le grand homme, il n’osoit tenter une entreprise dont il sentoit que sa foiblesse se trouveroit accablée, & à laquelle l’éloquence de tous ceux dont l’Academie est composée, pourroit à peine suffire.

Mr l’Abbé de Dangeau, alors Directeur de la Compagnie, répondit à ce Discours d’une maniere qui luy attira l’applaudissement de tout le monde. Il loüa Mr de la Loubere sur son Histoire du Royaume de Siam, où il avoit esté executer les ordres du Roy en qualité d’Envoyé Extraordinaire, & aprés avoir parlé de l’application particuliere qu’il avoit euë à discerner les manieres de penser des hommes, ce qui luy avoit fait approfondir leurs differentes manieres de parler afin d’y mieux reussir, il dit que l’Academie en l’associant s’approprioit tout ce qui pouvoit luy appartenir, & regardoit les connoissances qu’il avoit acquises, comme des choses qui luy aideroient à se bien acquiter de ses devoirs. Il entra ensuite dans celles dont la Compagnie estoit chargée touchant l’art de la parole, & aprés avoir marqué qu’elle demeuroit tranquille dans le Palais de son Auguste Protecteur, tandis que toute l’Europe estoit en armes, il fit voir que quelque justes mesures que le Prince ambitieux qui sçait réunir les interests les plus opposez, & allier toutes les Religions, semblast avoir prises pour se soustenir, en faisant de nouveaux efforts cette campagne, le Roy les avoit bien-tost déconcertées ; que ce Monarque, aprés avoir fait par luy-mesme tant d’Heroïques actions, faisoit la guerre par ses Lieutenans, & qu’il estoit dans le centre de son Estat pour donner le mouvement à un si grand corps, Semblable au Soleil, qui placé dans le centre du monde, selon la sage & ingenieuse Philosophie des derniers siecles, sans se mouvoir, donne à tout ce qui l’environne le mouvement & la vie.

Cette réponse, toute remplie de choses fort vives, finit trop tost pour les Auditeurs. Mr l’Abbé de Dangeau declara ensuite que Mr l’Abbé Philibert avoit remporté le Prix d’Eloquence, & Mademoiselle Bernard, celuy de Poësie. On leut les deux Pieces, & on leur donna l’approbation qu’elles meritoient. Cette lecture fut suivie de celle d’une Ode de Mr Perrault, adressée au Roy, & d’un Ouvrage de Mr Boyer, qui a pour titre, Caracteres de l’Amour saint. Les sentimens en sont nobles, & les Vers tres-dignes de leur Auteur.

Aux Dames sçavantes. Stances §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 225-231.

 

Voicy ce qu’a fait un galant homme, à l’occasion du Prix qu’a remporté Mademoiselle Bernard. Il avoit travaillé sur le sujet que l’Academie avoit donné, & se console par là d’avoir esté vaincu par une si digne Concurrente.

AUX DAMES
Sçavantes.
STANCES.

Quel vol ambitieux, quelle nouvelle audace
 Vous a fait à la fin passer
Les bornes, qu’on a sceu de tout temps vous tracer ?
 Quoy, dans les routes du Parnasse
Vous prétendez nous suivre, & bien loin nous laisser !
***
Si jamais Apollon ordonne qu’on travaille
 Pour conquerir la pomme d’or.
Une Dame, il est vray, doit l’emporter encor ;
 Mais il s’agit d’une Medaille,
C’est au plus bel esprit qu’appartient ce tresor.
***
Au pouvoir de vos yeux nous cedons la victoire ;
 Nous voyons sans estre jaloux,
Que le Ciel vous a fait plus charmantes que nous.
 Il faudroit nous laisser la gloire
D’avoir plus de solide & plus d’esprit que vous.
***
Nous seuls jusques icy, dans un heureux Volume,
 Par un privilege assez beau,
Nous sçavons affranchir les Heros du tombeau ;
 Nous estions maistres de la plume,
On vous avoit laissé l’aiguille & le fuseau.
***
Les yeux sur un miroir, vous faisiez vostre étude
 De tous les vains ajustemens,
Qui font de la pluspart les plus seurs agrémens,
 Et vostre seule inquietude
Estoit d’inquieter de malheureux Amans.
***
Vous sentez chaque jour decliner vostre empire ;
 La beauté sans cesse périt,
La plus parfaite encor a bien peu de credit.
 Quel genie heureux vous inspire
D’emprunter pour charmer le secours de l’esprit.
***
C’est là le vray secret de devenir aimables.
 Assises parmy les Sçavans,
Vos charmes ne sont plus des charmes decevans ;
 Des Sçavantes si redoutables
En ranimant les Morts, font mourir les Vivans.
***
Vous n’avez donc pas lieu, beau Sexe, de vous plaindre,
 Si d’abord les sages humains
Vous osterent la plume & les Livres des mains ;
 L’esprit d’une Femme est à craindre ;
Pour arriver au cœur il fait trop de chemins.
***
Quel feu dans vos écrits, quel tour, quelle noblesse,
Que d’esprit on y voit briller !
Que de miel sous vos doigts le papier sent couler !
 Avec cette delicatesse
La Nature elle-mesme auroit peine à parler.
***
Aussi, lors que du prix les brillantes amorces
 Invitent quelqu’une de vous
À vouloir pour l’honneur concourir avec nous,
 Nul ne se sent assez de forces
Pour se promettre un bien si flateur & si doux.
***
C’est pourtant un bonheur pour la troupe choisie
 De tous Messieurs les beaux Esprits,
Qu’une Dame à leurs vœux vienne enlever le prix ;
 On luy cede sans jalousie,
On n’est d’estre vaincu, ny fâché, ny surpris,
***
Mais quoy que vos succés dans ce noble exercice
 Ne vous fassent point de jaloux ;
Quelque honneur que l’on trouve à tomber sous vos coups,
 Il vaut mieux vous laisser la lice ;
Il est trop dangereux de joûter avec vous.

[Réjouissances faites à Grenoble] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 236-242.

 

Le 23. du mois passé on fit à Grenoble de grandes rejouïssances pour la victoire remportée à Neervinde en Flandre par les Armes de Sa Majesté. Aprés que l’on eut chanté le Te Deum en action de graces, le Penonnage se rangea dans un bel ordre sur la place Saint André, où l’on avoit dressé le bucher, du dessein de Mr Roman Couppier, Assesseur & Premier Consul de l’Hostel de Ville. Il estoit érigé sur quatre Portiques ou Arcs de triomphe d’une Architecture particuliere, puis qu’elle estoit de Verdure, ce qui faisoit un effet tres-agreable. Sur ces Portiques estoit le Bucher en forme de Tour accompagnée de quatre Donjons, & couverte d’un Dome aussi de Verdure, le tout orné de Peintures du pinceau de Mr du Claux, l’un des plus habiles Peintres de Grenoble.

Sur le premier Portique estoit l’inscription écrite sur une peau de Lyon, Blason de la Flandre. Elle contenoit le sujet de cette réjoüissance, & au dessus on voyoit les Armes du Roy, ensuite celles de Mr le Duc de la Feuillade, Gouverneur du Dauphiné, & en bas on avoit peint deux épées Flamboyantes en sautoir, surmontées par une Couronne de Lauriers, marquant la Bataille que Sa Majesté a gagnée à Neerwinde.

Au dessus du second Portique paroissoit une Devise, ayant pour corps le Cornet d’azur enguiché, virolé & lié de gueules, qui fait le blason des Armoiries du Prince d’Orange. Ce Cornet estoit sur un Bouclier simple d’or, panché & lié à une pique mise de costé, & ces paroles pour Ame, Alterius famam pervulgat. Les chiffres du nom Auguste du Roy estoient au dessus, ornez de l’Ordre Militaire de Saint Loüis, & d’une Couronne fermée. Aprés étoient les Armes de Mr Pucelle, Premier President du Parlement de Grenoble, écartelées avec celles de Mr le Maréchal de Catinat son Oncle, & en bas des trophées d’Armes de Cavalerie.

La Devise du troisiéme Portique estoit le cor de Chasse des Armes du Prince d’Orange, avec ces mots, Venationi non prælio. Au dessus on voyoit paroistre un Soleil couronné, Devise du Roy ; ensuite les Armes de la Province, & au dessous on avoit peint deux Sabres croisez & entre-lassez de palmes & de lauriers, Hieroglyphes de la Bataille gagnée.

Un Cor de Chasse rompu faisoit la Devise du quatriéme Portique, avec ces paroles, Nec jam halitum excipit. Au dessus on avoit mis dans un Cartouche des Vive Loüis en grosses Lettres entrelassées & couronnées. Les Armes de la Ville de Grenoble estoient au dessous, pour marquer les vœux que ses Citoyens faisoient pour la santé & prosperité du Roy. Ces Devises étoient de la composition de Mr Didier, Avocat au Parlement, Beaufrere de Mr Roman Coupier. Il y eut des illuminations toute la nuit, & l’on jeta un grand nombre de fusées sur la Place de Grenoble, où il y avoit une tres-belle Symphonie.

[Marchandises trouvées sur les Vaisseaux de la Flote de Smirne] §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 250-255.

 

On a veu depuis fort peu de temps à Toulon cinq à six mille Officiers de Marine, tous magnifiques, avec Mr le Maréchal de Tourville. Vous pouvez juger par là quelle agréable confusion il y avoit de Soldats & de Matelots. Ils estoient au nombre de soixante & dix mille, répandus dans la ville & aux environs. On trouvoit des Tables dressées dans toutes les ruës sous des Tentes & des Pavillons. Le Bal, la Comedie & les Promenades faisoient l’occupation de tant de gens. On voyoit cent quarante Voiles dans le Port. C’étoit le plus magnifique spectacle du monde. Mr le Maréchal de Tourville en partit le 15 de ce mois, avec soixante & un Vaisseau pour revenir à Brest

Voicy une Liste des Marchandises qui se sont trouvées, chacune en grand nombre, sur les Prises faites par l'Armée Navale de Sa Majesté.

Des Draps de toutes sortes.

Des Etoffes brodées.

Des Etoffes or &soye.

Des Etoffes argent & soye.

Des Etoffes or & argent.

Des Etoffes en soye.

Du Velours.

Du Damas.

Du Satin de toutes sortes.

Du Camelot.

Des Serges.

Des Galons or & argent.

Des Dentelles.

Des Toiles de Hollande, & de toutes sortes, des fines & communes.

Du Fil à coudre de toute sorte.

Des Bas de soye.

Des Bas de laine tres fins.

Des Bas d'Estame.

Epiceries de toutes sortes.

Du Coco.

Du Fer.

De l'Acier.

Du Cuivre & du Plomb.

Du Tabac.

Des Mats.

Des Planches.

Des Toiles ouvrées.

De tres-belles Chaises & Garderobes.

Du Merrin.

Des Chevrons.

Des Cercles.

Du Goudron.

Du Fil de fer.

Des Pipes.

Du Salpêtre.

Des Cartes.

Du bois de Campesche.

Du Beurre.

De l'Estain fin.

Du Fer-blanc.

Des Maroquins.

De la Filozelle.

De toute sorte de Mercerie, & autres galanteries.

Du Castor.

De la Cire.

Du Chamois.

Du Fromage.

De l'argent monnoyé.

Des lingots d'argent, & en saumon

Chanson à boire §

Mercure galant, septembre 1693 [tome 11], p. 271-272.L'attribution du poème à Dubuisson est due à F. Lachèvre (t. III, p. 320).

L'Air nouveau dont vous allez lire les paroles, est fort de saison.

CHANSON A BOIRE.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 271.
Toy qui présides sur la Vigne,
Bacchus, préserve-la d'influence maligne,
Du plus grand des malheurs nous serions accablez,
Si les raisins estoient coulez.
Nous sommes déjà miserables ;
On voit par tout manquer ta charmante liqueur.
Remplis-en nos tonneaux, & pour cette faveur
Nous ferons de toutes nos tables
Autant d'Autels à ton honneur.
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