Mercure galant, décembre 1693 [tome 15].
Mercure galant, décembre 1693 [tome 15]. §
L’Avocat guerrier §
C’est assez pour vous obliger à lire les Vers suivans avec plaisir, que de vous dire qu’ils sont de Mr de Vin.
L’AVOCAT GUERRIER.
La Valeur d’un Prince LorrainAvoit fait du Visir échouër l’entreprise ;De ses fers presentez sa redoutable mainVenoit d’arracher Vienne, & Bude par sa priseJusques au Pont Euxin répandant la terreur,Dans son Trône ébranlé rassuroit l’Empereur.Un Avocat charmé de ce trait heroïque,De l’Empire Othoman décidoit du destin,Et sa guerriere politiqueOsoit d’un ton d’Oracle en promettre la fin.Il ne vouloit qu’une CampagnePour en faire à nos yeux triompher l’Allemagne,Et de ce vaste Empire usurpé sur les GrecsCe témeraire & faux PropheteDisposoit comme d’un Procés,Que le verre à la main on juge à la Beuvette.Si, luy dis-je, on en croit ta promesse & mes vœux,Nous en verions bien-tost la cheute & la déroute,Et cette affaire ira sans doute,Aussi viste que tu le veux.Cependant, selon moy, Bizance est à détruireMoins facile qu’on pourroit dire.Tout divisez entre eux que soient les Musulmans,Leur force est toujours grande, & d’autant plus à craindre,Que le feu de leurs differensÀ peine est allumé qu’il commence à s’éteindre.Tels qu’à l’aspect du Loup l’on voit deux braves ChiensSur l’Os qui les broüilloit oublier leur querelle,Et tourner contre luy leur ardeur mutuelle ;Telles sont de tout temps, à l’égard des Chrestiens,Les vieilles factions, les jalouses coleresDes Spahis & des Janissaires.Il ne faut pour les rallier,Que leur commun peril, ou qu’une sage Teste.Enfin, sçache qu’un PlaidoyerDoit couster moins d’efforts qu’une telle conqueste.Ce mot de Plaidoyer fit rougir l’Avocat ;Quoy que né Satirique, un trait de raillerieLe démonte & le choque ; ainsi ce maistre fatSur l’innocente PoësieQui seule est de mon doux loisirL’amusement & le plaisir,Déchaisne toute sa furie.Comme, à son petit sens, c’estoit là de mon cœurL’endroit de tous le plus sensible,Tel qu’un rusé GladiateurIl adresse sur luy sa plus fougueuse ardeur,Et par un coup qu’il croit terribleMe traite avec mépris de Versificateur.Prendre cela pour une offenseEust esté rencherir sur son extravagance,Et peut-estre à mes seuls dépensDonner la Comedie aux gens.Ainsi toujours froid & tranquille,Ouy, luy dis-je en riant, je veux bien avoüerQue loin d’un effort inutile,D’aller comme toy m’enrouërAu Barreau dont souvent ton vain babil te chasseQue loin, dis-je en un mot, d’imiter ton audace,Je ne cherche qu’à me jouërSur les sujets divers que m’offre le Parnasse.Mais si, pour son malheur, on n’y reussit pas,On se connoist du moins, & mal propre aux combats,Mes Vers du milieu de la FranceNe vont point sur tes pas prendre en poste Bizance.Mon timide Apollon laisse le Turc en paix ;Aux dépens du Dieu Mars, content de sa Musette,Il ne se mesle pas d’emboucher la Trompette,Et rime bien ou mal un Conte, ou des Sonnets.D’ailleurs dans tous les Vers qu’il s’avise de faire,Comme il n’a pour seul but que de se divertir,Que le succés en soit ou mauvais, ou prospere,De sa part je veux t’avertirQu’il ne s’en embarasse guere.Qu’on les critique, ou non je n’en seray jamaisPlus gay, ny plus chagrin ; mais ravi des progrésQue l’heureux Leopold fait sur cet Infidelle,Toujours avec plaisir j’en apprens la nouvelle.Fais-en de mesme, Picotin,Et quoy que la Plume à la mainLe Barreau que tu suis te connoisse intrepide,Un Sabre ne sied bien qu’en celles d’un Alcide.Plaide, écris, voila ton employ,Et ne t’avise plus, crois moy,D’aller avec tant de vistesseSans pitié, sans raison détrôner Sa Hautesse.Etourdy de ces nouveaux traits,Et dans la Salle du PalaisAu desespoir enfin de voir qu’on le relegue,Picotin, tel qu’un Dom Diegue,Relevant sa moustache, enfonçant son chapeau,S’en fait un point d’honneur nouveau,Et se bridant le nez du bout de sa teignasse,Me devore des yeux, & du doigt me menace.On ne pouvoit le retenir,Jusques à degaisner il vouloit en venir,Et la presence d’un bon PereDont on le fit ressouvenir,Eut mesme de la peine à calmer sa colere.Son équipage cavalier,Car nous estions aux champs, l’avoit rendu si fier,Qu’en Heros de Roman il soutint cette audace.Qu’auroit fait un autre à ma place ?Se fust-il emporté ? De quel air eust il prisCette extravagante menace ?Eust-il pour l’en punir tranché de l’Amadis ?Il en eust ry sans doute, & c’est ce que je fis,Ayant creu, pour le mieux confondre,Que l’on ne devoit pas autrement y répondre.Cependant par cette douceur,Bien loin de rentrer en luy-mesme,De rouge qu’il estoit ce fou devenu blesme,Fulmine, écume, bave, & pousse sa fureurJusqu’au point que sa main trompéeDans son bras gauche pris croit prendre son épée ;Mais un verre de vin qui parut à ses yeux,Quel prodige ! en agneau changea ce furieux,Et ce remede salutaireOpera tout d’un coup, & mieuxQue tout ce qu’on auroit pû faire.Il fut assez facile aprésDe le faire avec moy consentir à la paix,Mais avant que de la conclureIl me fallut pourtant nierQue par ce mot de PlaidoyerJ’eusse malignement voulu luy faire injure,Et ce Fou radoucy jura de son costé,Que des Turcs en repos laissant le vaste Empire,Il n’iroit plus pour le détruire,Si viste qu’il avoit esté.
[Epigrammes] §
EPIGRAMME
Sur le mesme sujet.Quand Picotin me cite & Bartole & Cujas,Je le prens pour un habile homme,Et m’imagine enfin que l’Orateur de RomeLuy cederoit icy le pas.Mais quelle éclipse pour sa gloireDés qu’il vient à parler de guerre & de combats ?Ces matieres qu’il n’entend pasM’ouvrent les yeux, & me font croire,Que s’il en parle en Avocat,Il pourroit bien aussi plaider en vray Soldat.
AUTRE.
Lors que chez Picotin je vais pour mon affaire,Taciturne & distrait il ne m’écoute pas ;Mais vient-on à parler de guerre & de combats,Aussi-tost il sourit, & ne peut plus se taire.Ah ! si pour mon malheur il entend le PalaisAussi-mal que l’Art militaire,C’en est fait, je perds mon Procés,Ou du moins peu s’en faut que je n’en desespere.
[Ceremonies observées à Madrid à la reception du General des Capucins] §
Vous ne serez pas fachée d’apprendre avec quelles ceremonies le General de l’Ordre des Carmes a esté receu en la Ville de Madrid, & en sa premiere Audience de Leurs Majestez Catholiques. En voicy une Relation traduite de l’Espagnol. Le Roy Charles II. ayant bien voulu, aprés avoir pris l’avis de son Conseil Royal, continuer en la personne du Pere Jean Feyxoo de Villalobos, General de l’Ordre des Carmes, l’honneur de se couvrir en presence de leurs Majestez comme Grand d’Espagne, pour luy & ses Successeurs dans la mesme Charge, en la maniere que les Rois Philippes II. & Philippes III. l’avoient accordée ; le premier en l’an 1566. au Pere Jean Baptiste Rubeus, & le second, au Pere Henry Silvius en l’an 1606. l’un & l’autre Generaux de cet Ordre. Son Excellence le Marquis de Castenaga, s’offrit d’estre le Parrain de ce Pere General, tant pour les ceremonies de son Entrée dans Madrid, que pour celles de sa premiere audience de leurs Majestez Catholiques, où il devoit se couvrir en leur presence, comme Grand d’Espagne. Le premier d’Octobre dernier fut le jour marqué pour son Entrée à Madrid, qui fut des plus belles & des plus magnifiques qu’on eust veuës depuis long-temps en cette Ville-là. Ce Pere s’estant transporté ce mesme jour de son Convent de Baldemore à la Maison de plaisance du Marquis de los Balbazés, éloignée d’environ un mille de Madrid, il en partit sur les quatre heures du soir, escorté de cent trente Carrosses à six, remplis de grand nombre des Grands & des plus qualifiez Seigneurs de la Cour, des Envoyez des Princes & premiers Ministres du Royaume. Outre ces Carosses, il y en avoit quatre autres à six du Marquis d'Astorga, qui aprés avoir complimenté ce General, le plaça dans son Carosse à sa droite, le Marquis Balthasar Mendoza, & le Pere Commissaire general de la Province d'Espagne, du mesme Ordre, sur le devant. À l'une des portieres estoit le Duc D'Albuquerque, & à l'autre le Seigneur Marquis, Frere du Marquis d'Astorga ; les autres Carosses furet destinez pour la Famille du Pere General. En cet équipage, qu’on trouva des plus superbes & des plus nombreux qu’on eust vûs en pareille occasion, ce General entra dans Madrid par la porte d’Essochia, où aboutit la belle ruë qui conduit en droiture au grand Convent des Carmes. Toute cette escorte s’arresta à la porte de l’Eglise, qui estoit superbement parée, & tous ces Seigneurs estant descendus de leurs carrosses, se presenterent en bel ordre devant celuy du Pere General, qui descendit aussi-tost du sien, & passa au milieu de tous ces Grands, qui luy formoient une haye jusques à la porte de l’Eglise, où il fut receu par la Communauté de ses Religieux au nombre de cent quarante, & par celles des Jacobins, & des Carmes Deschaussez ; & aprés les ceremonies prescrites dans l’Ordre pour la reception de leurs Generaux, on entonna le Te Deum, qui fut chanté par differens Choeurs de Musique, accompagnez de toutes sortes d’Instrumens, tandis que le Pere General, sous un Dais magnifique, & entouré de tous ces Grands d’Espagne, & autres personnes qualifiées, s’avança vers le maistre Autel, qu’on ne pouvoit approcher à cause de la grande foule accouruë à cette ceremonie.
Estant arrivé au lieu où on luy avoit préparé un Prie-Dieu, couvert d’un riche Tapis avec un carreau de même, il se mit à l’extremité du Tapis, & y resta jusqu’à la fin du Te Deum, qui fut suivi des prieres ordonnées dans l’Ordre pour ces sortes de ceremonies ; aprés quoy le Pere Commissaire general, & autres Religieux luy ayant donné la main pour le relever, il s’alla asseoir dans un fauteüil de velours cramoisi, où il entendit un Discours éloquent prononcé à sa gloire par le Pere Bernard de Serrada, Religieux du même Ordre, Professeur de Theologie en l’Université d’Alcala. Ce discours qui receut l’approbation de toute cette illustre Assemblée estant fini, les Religieux de l’Ordre vinrent deux à deux baiser la main & le Scapulaire de leur Pere General. Les Communautez des Peres Jacobins & Carmes Deschaussez qui avoient assisté à toute cette ceremonie voulurent, non sans étonnement du Pere General, luy rendre les mêmes respects & actes d’obeïssance, ce qu’il ne put se deffendre d’accorder à leur pressantes instances. Aprés cette Ceremonie qui fut fort longue, le Pere General estant descendu de l'Autel, voulut accompagner tous ces Seigneurs jusqu'à leur Carrosse, mais ils ne le voulurent point permettre, au contraire, ils le conduisirent à son Appartement, où luy ayant fait de nouveaux Complimens & marqué leur estime, ils le laisserent reposer de la fatigue que luy avoit donnée une fonction de trois ou quatre heures. Les jours suivants, durant lesquels il fallut attendre la commodité de leurs Majestez, qui avoient esté occupées à la Devotion du Rosaire & de saint François, pour avoir Audience, il receut la visite des Grands d'Espagne, des Ducs, des Marquis, Comtes, Ambassadeurs des Princes, Communautez Religieuses & principale Noblesse, tant Ecclesiastique que seculiere.
Satyre §
Rien n’est si fort que l’exemple, & il est sur tout d’une tres-grande importance que les Peres & les Meres en donnent de bons à leurs Enfans, s’ils veulent les mettre dans la voye qui conduit à la vertu. C’est le sujet des Vers que vous allez lire. Ils sont de Mr Danchet.
SATYRE.
Qu’il faut prendre de soins, qu’il faut avoir d’adresse,Pour former, cher Damon, l’indocile Jeunesse !En aveugle elle cede à son panchant fatal,Qui l’éloigne du bien, & qui l’entraîne au mal.Il faut pour l’arrester, une extrême prudence.On gaste un jeune esprit par trop de complaisance ;Trop de severité l’irrite en ses plaisirs,On doit avec adresse étouffer ses desirs ;On doit peindre à ses yeux le vice épouvantable,Luy tracer du vray bien une image agreable,Luy proposer les biens qui suivent la Vertu,Et la honte d’un cœur par le vice abatu.Qu’il sçache qu’un forfait n’est jamais sans supplices,Mais gardons-nous sur tout d’autoriser ses vices,Montrons en sa presence un esprit de candeur,Ne disons jamais rien qui choque sa pudeur.Songeons bien qu’un Enfant sans cesse nous contemple,Et croit ne pas broncher en suivant nostre exemple.Qui pourroit donc souffrir ces Peres vicieux,Qui donnent à leurs Fils un exemple odieux ?L’un d’eux faisant du jeu son importante affaire,Perd le bien qu’autrefois avoit gagné son Pere.Aussi son jeune Fils, qu’une Nourrice suit,Du cornet dangereux aime déja le bruit.Illustre & digne employ qu’on donne à la jeunesse.Il apprend à rouler les Dez avec adresse,Bien-tost comme son Pere herissé, furieux,Vous le verrez confondre & la terre, & les Cieux,Quand à son adversaire un Dé trop favorable,De riche qu’il estoit, le rendra miserable.Quel espoir peut donner ce Marquis débauché,Qui toujours aux plaisirs en esclave attaché,Croit que le seul bonheur qu’on goûte en cette vie,Est d’avoir de bons mets une table servie ?Aujourd’huy dans un Camp le harnois sur le dos,Il fuiroit les douceurs d’un trop honteux repos,Il iroit au milieu du sang & du carnageFaire à l’Anglois perfide éprouver son courage,Les fatigues pour luy n’auroient plus rien d’affreux,Si son Pere autrefois de la gloire amoureux,N’eust pas dans les plaisirs d’une indigne mollesse,Trouvé loin des travaux une indigne vieillesse.Ah, que Lycas sçait bien, quand il est en fureur,Inspirer à son Fils un esprit de douceur !Un Valet a commis une legere offense,Vainement on s’empresse à prendre sa défense.C’est un traistre, un bourreau qu’il faut roüer de coups.Calmez, dit un Ami, cet injuste courroux ;Quelle aveugle fureur contre luy vous transporte ?Que tout meurtri de coups on le mette à ma porte.Mais pourquoy ? Ces discours ne sont pas de saison,Je le veux, mon vouloir me tient lieu de raison.Luy donner des avis, & blasmer son caprice,C’est vouloir sans argent toucher le cœur d’un Suisse ;C’est à certain Abbé vouloir parler Latin,Ou pour aller au Chœur l’éveiller du matin ;C’est condamner Philisle à vivre en sa retraite,Ou dire à la ** de n’estre plus coquette.Laissons donc desormais ce Maistre rigoureuxSe repaistre à loisir des pleurs d’un malheureux.Il est d’autres defauts que souvent la vieillessePar un funeste exemple imprime à la jeunesse.Dont l’aimable poison sous de feintes douceursSe coule adroitement au fond des jeunes cœurs.Pensez-vous que Climene un jour puisse estre sage,Elle qui voit sa Mere en l’hiver de son âgeFarder son front ridé, friser ses cheveux blancs,Et vouloir plaire encor à de jeunes galans ?Un jour nous la verrons par ses folles paruresDe son Sexe envieux exciter les murmures,Et d’un air favorable attirant tous les cœurs,Faire suivre ses pas de mille Adorateurs.De quel front croyez-vous que la Mere coquettePuisse alors condamner sa conduite indiscrete ?Pourra-t-elle jamais la contraindre à quitterUn chemin qu’à son âge elle n’ose éviter ?L’on perd, comme Dorante, & son temps & sa peine,Quand on prétend, armé d’une éloquence vaine,Dans un cœur vicieux portant de foibles coups,Détruire les defauts que l’on remarque en nous.
[Histoire] §
C’est une maxime generalement receuë, qu’un bienfait n’est jamais perdu. Aussi voit-on souvent arriver qu’on tire de grands avantages d’un foible service, quoy qu’il ait esté rendu sans aucune veuë d’en estre recompensé. L’avanture dont je vais vous faire part, & qui est vraye dans toutes ses circonstances, vous prouvera cette verité. Un Officier d’Armée que quelques affaires avoient obligé de venir à la Cour, estant party un peu tard de Versailles pour s’en retourner au lieu où il avoit son quartier d’hiver, & qui en estoit éloigné de neuf lieües, eut fait à peine la moitié de ce chemin, qu’il fut surpris d’un orage violent qui luy parut devoir être de durée. La pluye qui commença à tomber avec abondance, rendit la nuit si obscure, que ne pouvant plus discerner de route, il se resolut de s’arrester au premier Village qu’il rencontreroit. Une lumiere qu’il apperceut de fort loin, l’attira au lieu où il la voyoit. Il y arriva sans avoir tenu de sentier certain ; c’estoit une Ferme un peu éloignée des autres maisons. Il y frapa assez fort pour se faire entendre, & une Servante qui luy vint ouvrir, & à qui il demanda s’il y avoit encore loin jusques au lieu de sa Garnison, luy ayant dit qu’il avoit encore quatre grandes lieuës à faire, il la pria de sçavoir si on voudroit bien luy donner retraite dans cette Ferme jusqu’à ce que le jour parust, l’obscurité estant telle, qu’il seroit bien difficile qu’il ne s’égarast s’il alloit plus loin. La Servante estant allée dire au Fermier ce qu’on vouloit, il vint luy mesme à la porte, & l’heureuse phisionomie de l’Officier l’ayant obligé à ne luy pas refuser ce qu’il demandoit, il le conduisit dans une Salle basse où il faisoit son ménage. D’abord il fit faire un tres-grand feu, afin que l’Officier, dont la pluye avoit percé les habits, pust les secher à loisir ; & comme il ne manquoit pas d’esprit, il se mit sur les matieres du temps, en luy parlant de la guerre, pendant qu’on préparoit le souper. Il le regala de son mieux, & l’Officier qui entendoit en repos gronder le vent, meslé toujours d’une forte pluye, se trouva touché si sensiblement des manieres du Fermier, qu’il joignit aux remerciemens qu’il luy en fit, les assurances de le servir avec joye, quand l’occasion s’en offriroit. S’il fut content du repas que le Fermier luy donna, il le fut bien encore davantage, lors qu’il le mena dans une chambre qu’il tenoit toujours propre pour le Maistre de la Ferme, qui y venoit passer quelques jours de temps en temps. L’Officier s’y estant enfermé, & ayant mis ses pistolets sur la table, se coucha dans un fort bon lit, où il pouvoit passer la nuit à son aise. Il y avoit une heure ou deux qu’il estoit couché, lors qu’on frapa de nouveau à la porte de la Ferme. La Servante alla ouvrir, selon sa coutume, & fut bien surprise de voir paroistre un homme masqué, qui la prenant par le bras, luy dit qu’il falloit qu’elle le menast où estoit son Maistre. Il estoit suivi de deux autres hommes masquez comme luy, & vous pouvez vous representer quel triste spectacle ce fut pour le Fermier que cette petite troupe qu’il n’attendoit pas. L’un d’eux s’estant avancé, luy presenta un poignard en le menaçant de le tuer, s’il faisoit le moindre cry. Cela fut suivi d’un compliment fort fâcheux. C’estoit qu’il avoit fait porter du bled au marché ce mesme jour ; qu’il en avoit vendu pour huit cens livres, & qu’ils venoient le décharger de cette somme, qu’il falloit qui leur fust remise entre les mains sans aucun retardement. Le Fermier vit la partie trop bien faite pour croire qu’ils fussent d’humeur à luy faire aucun quartier. Leurs menaces s’augmentant, à cause que la frayeur le rendit d’abord muet, il resolut de sauver sa vie aux dépens de son argent, & leur dit avec toute la douceur que son déplaisir luy pouvoit permettre, qu’il alloit querir ce qu’ils demandoient. Il est aisé de juger qu’ils ne voulurent pas qu’il s’éloignast d’eux. Ils l’entourerent toujours, & luy dirent qu’il n’avoit qu’à envoyer sa Servante, qui luy épargneroit la peine d’aller au lieu où il avoit mis ses huit cens francs. Comme il auroit esté inutile au Fermier de resister, il donna sa clef à la Servante, en luy disant qu’elle apportast un sac qu’elle trouveroit dans son Armoire qui estoit dans la grande chambre. C’estoit justement la chambre où il avoit fait coucher l’Officier. Le bruit qu’elle fit en frappant à la porte l’ayant éveillé, il demanda ce que l’on vouloit. La Servante eut la precaution de le prier de s’approcher de la porte, parce qu’il pouvoit estre dangereux qu’elle luy parlast tout haut, & qu’il y avoit bien des affaires. Il se leva promptement, & alors elle luy rendit compte d’une voix fort basse de tout ce qui se passoit. L’Officier luy ayant ouvert, & tenant ses deux Pistolets pour se garantir de toute surprise, examina en luy-mesme, tandis que la Servante prenoit l’argent dans l’armoire, ce qu’il pouvoit faire pour empescher le Fermier d’estre volé. Pendant ce temps, il luy passa dans l’esprit un dessein des plus hardis, mais digne d’un homme de cœur, & qui devoit servir à faire connoistre qu’il n’y a point d’entreprise, quelque difficile qu’elle soit, qu’on ne puisse executer quand on a l’ame intrepide. Il dit à cette Servante qu’elle déliast le sac où estoit l’argent, & qu’en entrant dans le lieu où les trois hommes masquez l’attendoient, elle se laissast tomber comme ayant fait un faux pas, ce qui feroit que l’argent se répandroit dans la Salle. Elle profita de l’instruction, & l’argent s’estant répandu de tous costez par sa cheute, les Voleurs qui creurent que cette Servante n’estoit tombée que par un effet de sa frayeur, ne manquerent pas de prendre le soin de ramasser l’argent dispersé. Pendant qu’ils étoient baissez, l’Officier qui avoit suivi la Servante d’un peu loin, tira ses deux pistolets si à propos, qu’ayant percé deux de ces Voleurs, il les empescha de se relever, & courut en mesme temps sur le troisiéme que l’avanture avoit étourdi, & le saisit au coller, le serrant si bien avec l’aide du Fermier, qu’il ne luy fut pas possible de se tirer de leurs mains. On appella du secours, & les deux blessez, ainsi que celuy qui ne l’estoit pas, furent tenus en lieu seur jusqu’à ce qu’on eust fait venir les Juges des lieux, au pouvoir desquels ils furent laissez. Cette action est d’une grande bravoure, & merite les loüanges que tout le monde donne à l’Officier. Ainsi le Fermier se trouva recompensé avec beaucoup d’avantage du plaisir qu’il luy avoit fait en le recevant chez luy pendant une nuit fâcheuse.
[Imitation de la troisiéme Scene du quatriéme Acte du Pastor Fide] §
Je vous envoye une imitation de la troisiéme Scene du quatriéme Acte du Pastor Fide, qui commence par, O Mirtillo, Mirtillo, anima mia.
Cher & digne Sujet de ma mourante ardeur,Mirtil, si tu voyois dans le fond de mon cœur,Si cette Amarilis, que tu nommes cruelle,Des tourmens qu’elle sent en ellePouvoit te découvrir seulement la moitié,Touché de sa douleur extrême,Je croy que tu serois sensible à la pitiéQue tu demandes pour toy-mesme.Helas ! nostre malheur peut-il estre exprimé ?Et peut-on en amour, peut-on en voir un autreAussi rigoureux que le nostre ?Car enfin, cher Mirtil, que te sert d’estre aimé,Si tu ne peux sçavoir le secret de mon ame,Et que me sert à moy de t’avoir enflammé,Si tu ne puis répondre à l’ardeur de ta flame ?***Sauvages animaux, que vous estes heureux,De n’avoir en aimant d’autres regles à suivreQue le seul mouvement de vos cœurs amoureux !Ah, qu’il est rigoureux de vivreSous cette dure loy qui condamne l’amour,Et qui punit nos feux par la perte du jour !***Que si c’est un panchant si doux,D’aimer ce que l’on trouve aimable,Et si de n’aimer pas c’est une loy pour nous,La Nature est peu raisonnableDe nous faire sentir un panchant plein d’appas,Que la loy n’autorise pas ;Ou la loy doit passer pour une loy severe,De nous condamner au trépasPour un mal que l’instinct a rendu necessaire.Ah, ce n’est pas aimer que de craindre la mort.Ah, plust au Ciel, Mirtil, qu’à ce prix une AmantePust montrer son ardent transport,Tu me verrois mourir contenteRigoureuse Divinité,Seule regle de nostre vie,Honneur, voy que je sacrifieÀ ta sainte severitéMon amoureuse volonté.***Et toy, mon cher Mirtil, pardonne à cette ingrate,Le soin qu’elle a de cacher son ardeur.Le Destin ne veut pas que cette ardeur éclate ;En paroissant cruelle elle trahit son cœur.Si de ma feinte indifferenceTu veux tirer quelque vangeance,Tu n’es que trop vangé par ma propre douleur.***Car enfin, cher Amant, digne objet de ma flame,S’il est vray que tu sois & mon cœur & mon ame,Comme tu l’es malgré les hommes & les Dieux,Quand tu pleures, quand tu soupires,Tous ces pleurs, c’est mon sang qui coule de tes yeux,Par ces soupirs brûlans c’est moy que tu déchires.Enfin, ces soupirs & ces pleursCes feintes cruautez, ces mortelles douleurs,Dont le sort & l’amour te font sentir la rage,Je sçay, je sçay, Mirtil, à quel point tu les sens,Mais sçache que des traits encore plus perçansMe les font sentir davantage.
[Essay de Pseaumes & de Cant.] §
Vous me demandez mon sentiment sur le Livre nouveau qui paroist sous le titre de, Essay de Pseaumes & de Cantiques, mis en Vers par une personne de vostre Sexe, & vous croyez qu’il ne me doit pas estre inconnu, puis que c’est le Sr Brunet, Libraire au Palais, qui le debite. Je vous répondray là-dessus, Madame, que je l’ay lû en effet, & lû avec beaucoup de plaisir ; mais quand il ne seroit pas tombé entre mes mains, j’aurois toujours sujet de vous dire, que l’applaudissement qu’il a eu dans les lectures particulieres, est une marque assurée de son merite. Il n’y a personne qui ne convienne que rien n’est plus beau, ny plus remply d’onction. C’est un avantage pour nostre Nation, qu’elle voye de temps en temps des Femmes capables de réussir avec tant de gloire dans les Ouvrages d’esprit. Les Vers de celuy-cy sont aisez, forts & pleins, non seulement de sens, mais de pieté & de religion. David dans les differens Pseaumes traduits y paroist en divers estats ; mais soit qu’il admire la grandeur de Dieu, soit qu’il luy demande pardon de l’adultere commis avec Bensabée, & du meurtre d’Urie, soit aussi qu’il se plaigne de son Fils Absalon, ou d’Achitophel, son Amy, il exprime ses sentimens avec tant de force, & avec des paroles si pressantes, qu’on ne peut s’empêcher d’estre surpris qu’une femme soit entrée si juste dans le coeur de ce Roy penitent. On voit dans le mesme Livre plusieurs autres Pseaumes, composez par differens Prophetes pendant la captivité en Babylone. On y a ajoûté les Pseaumes de la penitence, & le Lecteur trouve en tout cela une éloquence vive, & une pieté qui le persuade, qui le touche, & qui le remplit de sentimens de vertu. Les Cantiques ne sont pas moins admirables. On en sera mieux persuadé par soy-mesme en les lisant, que par tout ce que j’en pourrois dire. J’ajoûteray seulement qu’on ne peut lire rien de plus énergique, & de plus touchant que le Cantique où Moyse predit aux Juifs leur cheute dans l’Idolatrie, lors qu’ils seront Possesseurs de la Terre promise, & les maux qu’il s’attireront par leur infidelité. Il est à souhaiter que la mesme personne nous donne tous les autres Pseaumes de la mesme Version. Elle nous cache son nom, mais si le bruit commun est veritable, c’est une Demoiselle qui a plusieurs talens, & qui excelle dans d’autres aussi-bien qu’en ceux de Poësie. J’oubliois de vous dire que le sujet des Pseaumes est parfaitement exprimé dans de belles Estampes, qui par avance font connoistre au Lecteur ce qu’il va lire. Le Public luy doit sçavoir bon gré d’un Ouvrage qui fait honneur à nostre Langue & à nostre Nation, & qui luy donnera tout ensemble de l’utilité & du plaisir.
Stances §
Nous sommes sur une matiere de Vers, & elle me fait souvenir de vous envoyer ceux-cy, dont la maladie d’une fort aimable personne fait le sujet.
STANCES.
Amour, peux-tu voir sans douleurQu’une maladie insolenteOse accabler de sa rigueurCloris, dont la beauté naissanteT’a rendu maistre de mon cœur ?***Peux-tu voir obscurcir ces yeuxPleins de douceur & de tendresse,Plus brillans que l’Astre des Cieux,Qui te faisoient par la JeunesseDresser des Autels en tous lieux ?***Peux-tu voir, insensible Amour,Ternir l’éclat de ce visage,Pour qui chacun te fait la cour,Et qui paroist la vive imageDe celle qui t’a mis au jour ?***Haste-toy de la secourir,Si tu veux défendre ta gloire.En la laissant longtemps souffrir,Renonce enfin à la Victoire,Tu n’as plus rien à conquerir.***Mais si tu défens ses appasDe toutes les douleurs cruellesQui nous conduisent au trépas,Devant toy les ames rebellesMettront toujours les armes bas.***Cloris a droit de tout charmer,Jadis Helene si vantée,Dont les attraits firent armerToute l’Asie épouvantée,Ne se faisoit pas tant aimer.***On ne sçauroit blâmer PârisD’avoir toujours gardé sa proye,Quoy que sa mort en fust le prix,Mais il estoit plus beau que TroyePerist pour défendre Cloris.***Viens donc luy donner un secours,Où ma tendresse te convie ;La mort ne peut finir le coursDe sa belle & charmante vie,Sans terminer aussi mes jours.
Le Noble Exercice de la Tabatiere §
Il s’est passé depuis peu de jours une galanterie fort ingenieuse qui merite que je vous en fasse part. Quelques Officiers de retour de la Campagne, estant allez rendre visite à une Dame qui n’est pas moins spirituelle qu’elle a d’agrément dans sa personne, elle remarqua que l’un d’entr’eux prenoit du Tabac avec toutes les petites façons qui sont ordinaires aux jeunes gens, ce qui luy donna occasion de luy dire d’une maniere enjoüée qu’elle n’avoit encore veu personne qui fist mieux que luy l’exercice de la Tabatiere. Cette façon de parler l’ayant surpris, il pria la Dame de luy vouloir expliquer en quoy consistoit cet exercice. Elle répondit qu’il s’apprenoit de la mesme sorte que celuy du Mousquet & de la Pique, & qu’il y avoit une Academie que l’on avoit établie depuis peu de temps pour l’enseigner. Afin de le confirmer dans cette croyance, elle demanda qu’on luy permist d’entrer dans son Cabinet, où ayant composé sur l’heure les quatorze Articles qui suivent, elle les vint lire à la Compagnie.
LE NOBLE EXERCICE
de la Tabatiere.Prenez la Tabatiere de la main droite.
Passez la Tabatiere dans la main gauche.
Frapez sur la Tabatiere.
Ouvrez la Tabatiere.
Presentez la Tabatiere à la Compagnie.
Retirez à vous la Tabatiere.
Tenez toujours la Tabatiere ouverte.
Rassemblez le Tabac dans la Tabatiere, en frapant la Tabatiere à costé.
Pincez le Tabac proprement de la main droite.
Tenez quelque temps le Tabac dans les doigts avant que de le porter au nez.
Portez le Tabac au nez.
Reniflez avec justesse des deux narines, & sans grimace.
Eternuez, toussez, crachez.
Fermez la Tabatiere.
Tout le monde donna de grandes loüanges à cette galanterie, & la justesse des termes que la Dame avoit employez pour le prétendu exercice de la Tabatiere, par rapport à celuy des armes, réjoüit fort tous ceux qui les entendirent.
Le Caractere de Mr l’Abbé Ménage. A Madame de *** §
Quoy qu’il y ait déja quelque temps que l’illustre Mr Menage est mort, & que je vous en aye parlé assez amplement, je croy devoir vous faire part de l’Ouvrage que vous allez lire, & qui m’est tombé depuis peu de jours entre les mains. Il seroit à souhaiter que chacun écrivist ainsi sur tous les Grands Hommes.
LE CARACTERE
de Mr l’Abbé Menage.
À MADAME DE ***J’avois satisfait, Madame, à la promesse que je vous fis lors que je quittay la Province, de vous mander la mort des Sçavans, & ce que la Renommée publioit à leur avantage, en vous écrivant celle de Mr Menage ; mais comme vous m’avez marqué que vous souhaitiez des instructions plus particulieres que celles que je vous ay données sur cet illustre Auteur, j’ay consenti, Madame, à me dérober pour quelque temps aux obligations de mon employ, pour vous donner une idée moins confuse du merite de Mr Menage, & vous apprendre en quoy consistoit veritablement son caractere. C’est avec justice qu’on l’appelle en vostre Province, le Varron de nostre siecle, & quoy que j’aye peu de foy à la justesse des jugemens de vos Provinciaux, je ne laisse pas de confirmer en cette occasion leur sentiment. Ma complaisance n’ira pas cependant assez loin pour croire avec vous que Mr de … soit autheur de cette pensée, il a fait ce jugement sur la foy publique, & le peu de commerce qu’il a eu avec Varron, m’empesche de donner dans votre sentiment. Nous n’avons presque plus rien de cet illustre Ancien. Les temps nous ont enlevé ces tresors de litterature, & nous ne connoissons guere ce grand homme que par les citations des Anciens, & les éloges que luy ont donnez les Auteurs qui nous restent aujourd’huy,
Vous voyez, Madame, comme un petit particulier s’attribuë les jugemens du public ; & comme il est aisé, dés que l’on vit éloigné de l’empire des Lettres, de faire passer pour pensées neuves, des pensées usées, & dont les Auteurs sont souvent ensevelis depuis plusieurs siecles.
Mais quoy qu’il en soit, Madame, celuy qui a comparé le premier Mr Menage à Varron, a parfaitement bien pensé. Mr Menage estoit universel aussi bien que cet Ancien. Il possedoit à fond une infinité de sciences, dont une seule auroit suffi pour luy faire une réputation considerable. Il estoit comme Varron bon Grammairien, Historien exact, excellent Critique, Philosophe, Juris-Consulte, grand Poëte, & avoit comme luy une connoissance parfaite des Langues les plus estimées. Enfin Mr Menage a sceu tout ce que sçavoit Varron, & les découvertes de ces derniers temps ont appris bien des choses à Mr Menage que l’on peut croire avec fondement avoir esté inconnuës à Varron. Vous n’auriez jamais crû que j’eusse enchery sur les jugemens du public ; & vous me connoissez si reservé dans mes sentimens, que je suis persuadé que la préference que je fais de Mr Menage à Varron, vous paroistra quelque chose de nouveau ; mais vous avez trop de connoissance de l’estat où les sciences estoient dans l’antiquité, pour ignorer qu’elles ont esté perfectionnées depuis ce temps-là, & que l’avantage qu’a eu Mr Menage de vivre dans ces derniers temps, l’a mis en estat d’apprendre une infinité de choses que Varron a pû ignorer sans s’exposer à la critique de sa posterité.
Mais je ne m’apperçois pas que je fais insensiblement le paralelle de ces deux grands hommes, & qu’en voulant vous faire connoistre Varron, j’oublirois la priere que vous m’avez faite de vous faire connoistre Mr Menage.
Je vous ay dit, Madame, que Mr Menage estoit bon Grammairien. Tout le monde convient, qu’il excelloit dans sa langue, & qu’il est un de ceux qui ont le plus contribué à la mettre dans la perfection où elle est aujourd’huy. Il avoit outre cela un talent particulier pour découvrir les origines des mots ; il sembloit même avoir l’esprit fait pour cette sorte de science, & l’on peut assurer sans injustice qu’il estoit le premier homme du Royaume pour les étimologies.
Il avoit une connoissance parfaite de l’Histoire. On ne le voyioit point confondre les faits ny l’ordre des temps, il faisoit des réflexions sur les grandes actions, & sçavoit-tirer une morale generale d’un fait particulier. J’ay toûjours regardé comme une chose rare que l’étenduë de sa memoire n’eust point gasté la solidité de son jugement, & qu’il sceust également rapporter un fait, & en découvrir les motifs.
Mr Menage n’a pas moins excellé dans la Critique, que dans une infinité d’autres connoissances qui immortaliseront son nom dans l’empire des Lettres. Ses observations sur Diogene-Laerce & sur Mr Malherbe, sont des preuves convaincantes de son bon goust dans tous les genres de litterature les plus opposez. Sa fameuse requeste des Dictionaires à Messieurs de l’Academie Françoise, est un ouvrage plein de feu, d’esprit & de pensées vives, & dont je ne sçaurois vous faire un éloge plus complet, qu’en vous assurant que l’Academie Françoise luy en a témoigné pendant tout le cours de sa vie un profond ressentiment. Le dernier Ouvrage de Critique que Mr Menage a donné au public, est une espece de défense de ses œuvres & de ses mœurs, qu’un Autheur peu scrupuleux avoit attaquées ; on y voit, comme dans tous ses ouvrages, des raisons solides, & un fond de Christianisme à l’épreuve des duretez de son adversaire.
Quoy que Mr Menage n’ignorast point les opinions des Anciens, la nouvelle Philosophie estoit le sujet le plus ordinaire de ses méditations. Il avoit une passion extrême pour les experiences de Physique, & se plaisoit particulierement à découvrir les operations de la nature.
Il parloit de la Religion en vray sçavant, sans y mesler les subtilitez de l’Ecole, ou l’affectation des termes extraordinaires & peu connus.
Il sçavoit assez de Juris-prudence pour faire croire à ceux qui n’estoient pas parfaitement instruits de l’estenduë de son merite, qu’il en avoit toûjours fait son capital, & parloit avec tant de facilité, qu’on eust crû que l’éloquence estoit son unique occupation.
Entre tant de grandes qualitez qui rendoient Mr Menage l’homme le plus accomply de son siecle, il a paru dans tous les genres de Poësie comme un homme singulier. Il est ordinaire de trouver des Poëtes qui reusissent parfaitement dans certains sujets & qui ne sortant jamais des bornes de leur caractere, soûtiennent toûjours sur un mesme pied la réputation qu’ils ont acquise, & s’attirent encore dans un âge avancé les mesmes applaudissements qu’avoient merité leurs premiers Ouvrages, mais de trouver un Poëte qui sçache également plaire dans le serieux, & l’enjoüement, la delicatesse & le merveilleux, c’est l’ouvrage de plusieurs siecles, & un de ces presens rares de la nature que l’on peut dire qu’elle ne confie qu’à ses favoris. Ce talent particulier pour la Poësie qu’avoit Mr Menage, n’estoit pas renfermé dans les termes de sa langue ; il s’estendoit aussi sur celles qui ont le plus de cours dans l’empire des Lettres ; il n’estoit pas moins bon Poëte Latin que François, ny Poëte Grec qu’Italien ; il connoissoit parfaitement les beautez de toutes les Langues, & sçavoit employer dans ses Poësies tout ce que chaque langue a de force, & de graces particulieres.
Ainsi, Madame, vous voyez que Mr Menage estoit un de ces hommes peu communs, & que leur rare capacité met également au dessus des éloges qu’on peut leur donner, & à couvert des traits de l’envie. Je me disposois à finir, & je croyois avoir entierement satisfait à ce que vous avez exigé de moy ; mais je viens de me souvenir que je vous ay promis dans le commencement de ma Lettre, de vous apprendre quel estoit le vray caractere de Mr Menage. Je m’apperçoy déja que vous vous defiez de mes lumieres, & que vous estes persuadée que j’auray de la peine à trouver le caractere d’un homme qui réunissoit en sa personne, tant de qualitez qui paroissent incompatibles. Vous avez veu, Madame, que Mr Menage joignoit à beaucoup de justesse, tout ce que l’imagination a de plus vif & de plus brillant, qu’il avoit autant de solide que d’enjoûment, & qu’il n’estoit pas moins heureux à concevoir les sciences qu’à produire de luy-mesme. Vous me croyez embarassé, Madame, à decider laquelle de toutes ces qualitez luy estoit la plus essentielle. Vous tremblez pour moy, & vous voudriez pour mon honneur que j’eusse fermé ma Lettre, dans la crainte où vous estes que j’aye de la peine à la bien finir, mais vous n’en aurez pas à revenir de l’embarras où vous estes, quand je vous auray dit que le vray caractere de Mr Menage estoit d’estre universel.
[Sonnets] §
Aprés vous avoir parlé des Morts, il est juste de vous parler des Vivans. La Victoire que nous avons remportée à la Marsaille, a esté si glorieuse & si avantageuse à la France, qu’il n’y a personne qui se taise là dessus, & qui ne cherche à donner à Mr le Maréchal de Catinat les loüanges qu’il merite. Vous ne serez pas fâchée de voir ce que Mr Moreau, Avocat General de la Chambre des Comptes de Dijon, a fait sur cette Victoire. Son heureux talent pour la Poësie vous est connu par beaucoup d’autres Ouvrages.
À Mr LE MARESCHAL
de Catinat.
SONNET.Commander en Vainqueur & combattre en Soldat,Intrepide aux dangers, invincible à la peine,Prompt, vif, cherchant par tout & la gloire & l’éclat,Par là Condé parut un vaillant Capitaine.***Vaincre les Ennemis sans leur donner combat ;Détruire leur Armée en conservant la sienne,Attaquer à propos, n’agir que pour l’Etat,Sage, tranquille, égal, c’est ce que fit Turenne.***De leurs illustres faits l’éternel souvenirRendra leurs noms fameux aux siecles à venir ;Mais pour toy, Catinat, si vanté dans le nostre,***Que ne dira-t-on pas en lisant tes exploits,Où tu fais seul renaistre & briller à la foisLa sagesse de l’un, & la valeur de l’autre ?
Cet autre Sonnet est aussi adressé à Mr le Marechal de Catinat, & fait par Mr Jourdain, Professeur d’Eloquence au College du Cardinal le Moine.
SUR LA BATAILLE
de la Marsaille, gagnée sur les Italiens, les Espagnols, & les Allemans.De trois Illustres Chefs l’adroite vigilanceObservoit en tous lieux tes pas, tes campemens,Et sans bien penetrer tous tes ménagemens,Se flatoit, Catinat, d’insulter nostre France.***Mais par ce nouveau coup de ta rare prudence,De ta valeur si sage en tous ses mouvemens,Tu viens de leur apprendre en tres-peu de momensCe que peut d’un Guerrier la plus haute science.***Par là l’Italien voit sa ruse avorter,L’intrepide Germain son courage dompter,Et le fier Espagnol son arrogance vaine.***On te doit, grand Heros, double prix, double honneurPour ce coup où tu fais en parfait Capitaine,Triompher ta sagesse ainsi que ta valeur.
À Mr Fagon §
La Madrigal qui suit vous fera connoistre qu’en vous parlant la derniere fois avec éloge de Mr Fagon, sur ce qu’il a plû à Sa Majesté de le choisir pour son premier Medecin, je n’ay fait que m’accommoder à la voix publique. Mr Diereville en est l’Auteur.
À Mr FAGON.
Enfin, docte Fagon, nos vœux sont accomplis ;Le puissant Monarque des LisVient de contenter nostre envie,Il a remis sur vous le soin de sa santé.Quel autre auroit mieux meritéL’honneur de conserver une si belle vie ?Cet invincible Roy ne pouvoit faire un choixPlus judicieux, ny plus sage ;S’il eust fallu nostre suffrage,Vous eussiez eu toutes nos voix.
[Pratique curieuse, ou les Oracles des Sybilles sur chaque question proposée] §
Si vos Amies veulent passer agreablement quelques momens aprés le repas, qui est le temps qu’on donne ordinairement à la conversation dans les Familles, elles feront bien de faire acheter La Pratique curieuse, ou les Oracles des Sybilles sur chaque question proposée, que commence à debiter le Sr Brunet, Libraire au Palais. C’est un Livre tiré des Manuscrits de la Bibliotheque de feu Mr Comiers, qui ne peut manquer de donner beaucoup de plaisir à ceux qui s’an serviront, puis que l’on y trouve la réponse à des questions sur toutes les choses qui excitent la curiosité de ceux qui souhaitent d’estre éclaircis sur mille affaires ou entreprises qui les regardent, ou ausquelles ils prennent quelque interest. Ce n’est pas que l’on doive ajoûter foy aux décisions qu’on y rencontre, mais la pluspart donnent lieu à dire des choses qui divertissent, soit pour les promesses agreables dont on est flaté, soit pour les fâcheux évenemens dont on reçoit la menace. Chaque réponse sur ce qu’on a envie de sçavoir, & que l’on tire au hazard, est renfermée en quatre Vers, qui ont un tour fort aisé.
[Opera nouveau] §
On jouë un Opera nouveau intitulé Medée. C’est un sujet consacré par l’antiquité, & qui a reçu l’approbation de tous les siecles. Ainsi on ne peut rien trouver à redire au fond de son sujet, ny aux caracteres que les Anciens nous en ont donnez. Quoy qu’il soit fort difficile de traiter dans un Opera une matiere aussi ample que dans une Tragedie ordinaire, parce qu’un Opera contient moins de Vers qu’il n’en faudroit pour deux Actes d’une Tragedie qui ne seroit pas en musique, on peut dire que l’opera de Medée & celuy de Bellerophon du mesme Auteur, sont aussi remplis de sujet qu’aucune autre piece de Theatre que nous ayons. Les passions y sont si vives, & sur tout dans Medée, que quand ce rôle ne seroit que recité, il ne laisseroit pas de faire beaucoup d’impression sur l’esprit des auditeurs. Jugez si ayant donné lieu à faire de belle Musique, Mademoiselle Rochois, l’une des meilleures Actrices du monde, & qui jouë avec chaleur, finesse & intelligence, brille dans ce personnage & en fait bien valoir les beautez. Tout Paris est charmé, de la maniere dont cette excellente Actrice le jouë, & on ne peut se lasser de l’admirer. Cet Opera a esté mis en Musique par Mr. Charpentier, dont depuis vingt ans on a vû mille endroits de sa Musique qui ont ravy dans diverses pieces de Theatre. Le Mariage forcé, le Malade Imaginaire, Circé, & l’Inconnu en font foy. Il y a dans ces premieres deux Airs Italiens qui charment, de mesme que celuy de l’Opera de Medée. On ne doit pas en estre surpris, Mr Charpentier ayant appris la Musique en Italie, sous le Charissimi, dont Mr de Lulli a esté aussi disciple. Ainsi l’on ne peut nier qu’ils ayent puisé l’un & l’autre dans la mesme source. Les veritables Connoisseurs trouvent quantité d’endroits admirables dans l’Opera de Medée. Mr Charpentier qui l’a fait graver, eut l’honneur de le presenter au Roy il y a quelques jours, & Sa Majesté luy dit qu’Elle estoit persuadée qu’il estoit un habile homme, & qu’Elle sçavoit qu’il y avoit de tres-belles choses dans son Opera. Quoy que l’on n’en ait encore donné que neuf ou dix representations, Monseigneur le Dauphin y est déjà venu deux fois ; & Son Altesse Royale Monsieur l’a vû quatre fois. Il a eu la destinée des beaux Ouvrages, contre lesquels l’envie se declare d’abord ; mais ils en brillent aprés davantage. C’est ce qui est arrivé à plusieurs Opera de Mr de Lulli, qui ont esté ensuite l’admiration de tout Paris. On ne voit jamais l’envie s’attacher aux Ouvrages mediocres, & ils ont leurs cours sans que l’on pense à en dire ny bien, ny mal. Les décorations & les habits de l’Opera de Medée sont de Mr Berin. Sa reputation & son sçavoir sont si confirmez sur ces deux articles, que je ne pourrois vous en dire davantage sans luy faire tort.
Air nouveau §
Je ne doute point que l'Air nouveau dont vous allez lire les paroles, ne soit de vostre goust, puis qu'il est d'un fort habile Musicien.
images/1693-12_344.JPGAIR NOUVEAU.
L’Air doit regarder la page 345.Princes, jaloux du plus puissant des Rois,De vostre propre sang vos campagnes rougissent ;Malgré tous vos efforts les Lis fleurissent,Et Loüis est brillant de ces nouveaux exploits.Pour se placer au Temple de la gloireOn le voit en tout temps moissonner des Lauriers.Il court de victoire en Victoire,Et soumet à ses loix les Peuples les plus fiers.Tout cede à sa puissance & sur terre sur l'onde ;Rien ne peut l'arrester que l'Empire du Monde.