1694

Mercure galant, avril 1694 [tome 4].

2017
Source : Mercure galant, avril 1694 [tome 4].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, avril 1694 [tome 4]. §

[Madrigal] §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 7-9.

C’est une chose qu’on ne sçauroit assez admirer, que depuis l’ouverture de la Guerre que le Roy soutient aujourd’huy contre toute l’Europe, en faveur de la Religion, il ne s’est passé aucune Campagne, sans que ce Prince ait pris des Places considerables à ses Ennemis, & gagné des Batailles. Cette reflexion a donné lieu à Mr Roubin, de l’Academie Royale d’Arles, d’adresser à Sa Majesté le Madrigal que vous allez lire.

AU ROY.

C’est trop verser de sang sur la terre & sur l’onde,
Pour ton propre interest tu le dois épargner.
 Grand Roy, sur qui veux-tu regner,
 Si ton bras dépeuple le monde ?
Ces Ligueurs que ta gloire a rendus si jaloux
N’ont que trop ressenti l’éclat de ton courroux,
 N’acheve pas de les détruire.
S’il est vray que le Ciel qui benit tes projets,
De ce vaste Univers te reserve l’empire,
Perdre tes ennemis, c’est perdre tes Sujets.

Le Vin de Brie §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 37-48.

Voicy un Ouvrage nouveau de Mr de Vin. Vous connoissez son heureux talent pour la Poësie, & je croirois luy faire tort, ainsi qu’à vostre discernement, si je vous disois rien de plus pour vous préparer à faire une agreable lecture.

LE VIN DE BRIE.

 L’Abbé … estoit de ceux
Dont Dieu dit autrefois, Faites ce qu’ils vous disent,
Et des choses qu’ils font & qui vous scandalisent
 Fuyez l’exemple dangereux.
A ses actions prés son talent Oratoire
 Dont il tiroit beaucoup de gloire,
D’auditeurs affamez de ses doctes Sermons
Remplissoit chaque jour l’Eglise toute entiere,
Et s’il touchoit les cœurs, sa brillante maniere
Charmoit également & Jeunes & Barbons.
 Sur ce que par la voix publique
 En sceurent les Marchands de Vin,
De leur part leurs Jurez allerent un matin
 Le charger du Panegyrique
 De leur Patron, Saint Nicolas,
Et l’obligeant Abbé ne les refusa pas.
 Ce jour qu’avec impatience
Ils attendoient, venu, ce grand Prédicateur
Voit de son premier point applaudir l’Eloquence,
 Et pour le second l’Auditeur
 S’impose, aprés un bruit flatteur,
 Un avide & nouveau silence ;
Mais l’Abbé qui toûjours des mixtions du Vin
 Fut l’Ennemy le plus chagrin,
En fit une si vive & si forte Satire,
Que, tout mordant que fut le Juvenal Romain,
 Il n’auroit pû jamais écrire
Tout ce qu’à celuy-cy la colere fit dire.
 La Chaux, la Colle de Poisson,
 Le Sel, la Fiente de Pigeon,
Le Verjus, tout cela répandit sur son stile
Un feu qu’il crût en vain luy devoir estre utile,
Et des maux endurez le triste souvenir
 Sur ces poisons luy fit vomir
 Toute la fureur de sa Bile.
 Comme l’on avoit crû du Saint
Entendre uniquement le beau Panegyrique,
Une si vehemente & si chaude critique
Déplût à l’Auditeur qui se vit trop bien peint,
 Et qui pourtant à l’ordinaire
En essuya les traits sans dessein de mieux faire.
Cependant de la Chaire aussitost qu’il sortit,
 Ces Jurez, cachant leur dépit,
N’en loüerent pas moins sa fougueuse Eloquence,
Et ne laisserent pas d’aller par bienseance
 La payer dés le lendemain
 De douze Bouteilles de Vin.
L’Abbé qui du plaisir que nous donne la table
 Aimoit à goûter la douceur
Et qui crût que ce Vin devoit estre admirable,
Se mit à son aspect d’une si belle humeur,
Que, dés ce mesme jour à dîner il convie
De quatre bons Vivans l’aimable compagnie.
Les Conviez venus, ah ! se récria-t-on,
Ces Bouteilles, Abbé, valent bien ton Sermon.
 Qu’elles sont grandes ! elles tiennent,
 Pinte & chopine, dit l’un d’eux,
 Et de la part qu’elles te viennent
Qui doute que le Vin n’en soit delicieux ?
Mais voyons, tâtons-en. A ces mots Belle brune,
 Ses Gands ôtez, en décoëffe une,
 Et verse, ah la belle couleur !
 S’écria-t-il, hom, cette odeur
Détruit de sa bonté le premier témoignage,
 Et j’en tire un méchant présage.
 Mais goûtons. Ah quelle acreté !
 Quel goût plat ! quelle dureté !
Tu railles, dit l’Abbé, non, je me donne au Diable,
 Je ne raille point ; fy, jamais
 A-t-on bû Vin plus detestable,
Et Montreüil en peut-il donner de plus mauvais ?
Non, morbleu ; si pourtant tu ne veux pas m’en croire,
Tien, juges en toy-même. Ah ! d’accord ; quel déboire !
 Reprit l’Abbé, tu le dis bien,
 Ma foy, ce Vin-là ne vaut rien.
 J’en suis surpris, mais par méprise
 Dans le present qu’on m’en a fait
Cette Bouteille enfin a peut-estre esté mise,
Et je gagerois bien qu’un Garçon maladroit….
 Voyons, interrompit Gregoire,
Si c’est une beveüe, & ce qu’on en doit croire ;
 Nous l’apprendrons par celle-cy.
 On en gouste, & cette seconde
Pareille à la premiere, étonnant tout le monde,
Fit craindre pour le reste, & crier encor fy.
De la troisiéme Orgon passe à la quatriéme,
 Et quand on vit que la sixiéme
 Estoit toûjours du même vin,
L’Abbé qui ne crût pas qu’on l’eust fait à dessein
Manda l’un des Jurez. Sans doute
 De chez moy, luy dit-il, Monsieur,
 Il faut que ce Vin par erreur
 Contre votre ordre ait pris la route,
Car, méchant comme il est, peut-on s’imaginer
Que vous ayez pour moy voulu le destiner ?
 C’est ce que j’aurois peine à croire ;
Goûtez-le. Non, Monsieur, répondit ce Juré,
 C’est moy-même qui l’ay tiré ;
On ne s’est point mépris, & vous en pouvez boire
 Avec autant de seureté
Que si d’un bon Bourgeois vous l’aviez acheté.
 Vous n’y trouverez, je vous jure,
 Ny Chaux, ny Colle de Poisson ;
Ainsi n’en craignez rien ; il est de la façon
Qu’enfin, pour estre bû, veut qu’il soit la Nature,
 Et quoy que peut-estre un peu plat,
Comme il est le meilleur que produise la Brie,
On a crû ce matin dans nostre compagnie
 Que vous en feriez plus d’estat
 Que des grands Vins qu’on falsifie.
 Ah ? ma foy, s’écria Testu,
Te voila bien payé de ta folle Satire.
Tu triomphois hier, aujourd’huy, qu’en dis-tu ?
D’une telle risposte as-tu sujet de rire ?
Cependant si tu veux que nous restions icy,
Donne-nous promptement du vin qu’on puisse boire,
 Et par un delicat Tessy
 Fais nous, crois moy, de celuy-cy
 Oublier la plaisante Histoire.
 L’Abbé confus, & tout honteux
En envoya querir à trente sous la pinte,
Et par là cherement sceut détourner l’atteinte
Des brocards éternels qu’il eust essuyez d’eux.
Ce fut en vain pourtant qu’il en fit la dépense ;
 Par ces Jurez bien-tost on sçeut
 Et son Sermon & leur vangeance,
Et depuis ce temps-là ce pauvre Abbé ne put
 Entendre parler de la Brie
Que, sensible à la raillerie,
La rougeur sur son front aussi-tost ne parut.

Satyre contre les Vers irreguliers §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 68-82.

Je vous ay quelquefois entendu dire que les Vers irreguliers, appellez autrement, Vers libres, n’avoient pas pour vous la mesme beauté que vous trouvez dans les Vers dont la cadence est égale, & mesurée comme sont ceux que l’on employe dans les Tragedies. Si vous n’avez point changé de sentiment, vous sçaurez bon gré à celuy qui a fait l’Ouvrage que vous allez lire.

SATYRE
contre les Vers irreguliers.

En vain vous m’accusez d’un paresseux silence,
Je ne puis pour rimer me faire violence ;
Muse, vous en sçavez sans doute la raison.
Dois-je aller à l’école en un âge grison ?
En petit voyageur j’ay passé ma jeunesse,
Et ne passois pas loin des monts de la Sagesse,
Lors qu’un vent agité par de gros tourbillons,
Vint répandre à mes pieds plusieurs de vos broüillons.
Je les connus d’abord pour enfans du Parnasse,
Je les amassay tous, j’en fis une liasse,
Que je conserve encore avec beaucoup de soin,
Me flatant quelque jour de vous suivre de loin.
Je ne sçay quel instinct prévenant ma prudence,
Me fit de vos grands Vers estimer la cadence.
Je me formay si bien à cette gravité,
Que les diminutifs sont pour moy sans beauté ;
Le Parnasse a toûjours gardé le moindre stile
Pour ce qu’en general on nomme Vaudeville ;
Mais on l’a toûjours dit, vôtre sexe leger
Donne dans l’inconstance, & se plaist à changer.
Ne croyez pas pourtant qu’icy je vous imite,
Je veux estre constant, je m’en fais un merite.
Toutes ces nouveautez ne peuvent m’aveugler,
Ny mon foible poumon se laisser déregler.
Entre les Vers de choix que je lis avec joye,
J’ay toujours sous les yeux ceux des Heros de Troie.
Là je voy cette grace, & ce stile pompeux
Qu’on employe en parlant des hommes belliqueux,
Toujours la majesté, sans qu’elle se rebute,
Honore ces beaux Vers, mesme jusqu’en leur chute,
Et chacun d’eux marchant dans un riche appareil,
Fait assez voir qu’il est le neveu du Soleil.
On n’y souffre jamais la licence fatale
Qui forme chaque Vers de cadence inégale ;
Et je crois qu’un flateur au Prince dévoüé,
Sous un stile si bas ne l’a pas bien loüé.
Peut-estre direz-vous que le grand, le sublime,
Ne doit qu’aux seuls Heros la beauté de sa rime,
Que pour les grands Seigneurs, & ceux des moindres rangs,
Il faut avoir un stile & des vers differens ;
Qu’on doit pour bien loüer regarder la personne,
Voir sa vertu répondre à l’encens qu’on luy donne ;
J’en conviens, mais pourtant à tous momens je voy
Que de ce mesme encens on encense le Roy,
Et qu’on a pour objet de cet encens vulgaire,
Le plus auguste Roy que le Soleil éclaire.
Mais laissons, je le veux, ces magnifiques Vers
Pour ceux qui sont en droit de dompter l’Univers,
Vous devez convenir que nous avons encore
Des Vers plus mesurez que le cours de l’Aurore.
Par eux ne peut-on pas loüer adroitement,
Sans que l’oreille en ait aucun desagrément ?
Nous avions, il est vray, l’illustre des Houllieres,
Qui dans ce rude stile eut de douces manieres,
Et sans faire un faux pas dans ce champ raboteux,
Sçeut donner de la grace à tous ses Vers boiteux.
Je ne puis imiter son rare caractére,
Il m’apprend beaucoup moins à parler qu’à me taire,
Je n’en ay ny l’esprit ny l’inclination,
Et vous m’offrez en vain vostre protection.
Je trouve cependant cette maniere aisée,
On se laisse tomber où tombe la pensée,
Et sans m’embarasser de former le repos,
Ce stile paresseux me viendroit à propos.
On n’a jamais besoin de l’art du docte Euclide
Pour toiser un grand Vers, pour en remplir le vuide,
La Rethorique est vaine au Poëte aujourd’huy.
Un mot, veut-il rimer, qui se presente à luy,
Fust-il mâle ou femelle, il n’importe, il le place,
Ils sont tous bien venus, & jamais il n’en casse ;
Viennent ils pour rimer jusqu’à cinq à la fois,
Pour les obliger tous il les met deux & trois.
S’ils viennent six ou huit, il les fera combatre
Sans respect des arrests, trois à trois, quatre à quatre.
Ainsi rien ne demeure, & les plus mal-heureux
Rencontrent leurs pareils pour rimer avec eux.
C’est ainsi qu’aujourd’huy par ce commode stile
Cet Art laborieux est devenu facile,
Et tel à peine sçait jouer du violon,
Qui croit bien imiter la Lyre d’Apollon.
Ce talent autrefois si peu connu des hommes
N’est qu’un amusement dans le siecle où nous sommes.
D’abord qu’on sçait penser, & compter jusqu’à huit,
On peut dans ce bel Art travailler avec fruit.
Mais cette Illustre excelle, & je pense, ma Muse,
Qu’elle peut effacer la celebre la Suze ;
Et que si l’heroïque eust animé son cœur,
Et Racine, & Boileau se verroient un vainqueur.
Dans tout ce qu’elle a fait on ne voit point de peine,
Et de son Cabinet coule une autre Hippocrene.
Elle porte si bien tout ce qu’elle a pensé,
Que tout est en sa place, & que rien n’est forcé.
Je ne veux pas icy faire de paralelle,
Toute comparaison desoblige une belle,
Et ce n’est point à moy de juger des esprits,
Je cherche seulement la douceur des écrits.
Quand je relis encor ceux de cette Comtesse,
Que j’en voy la douceur, la force, & la tendresse,
Mon oreille attentive excite son desir,
Et ne se lasse point d’en goûter le plaisir.
Mon esprit d’autre part sans cesse se contente,
Il voit sans s’ennuïer prévenir son attente,
On n’a pas plutost leu qu’on veut recommencer,
Et le plus inquiet ne sçauroit s’en lasser.
Là sans avoir toûjours l’embarassante étude.
De chercher la mesure avec inquietude,
On marche avec cadence & d’un pas mesuré
Fier de trouver par tout un repos assuré.
Mais du stile nouveau la cadence incertaine
Pour l’œil & pour l’oreille est toûjours inhumaine,
La langue mesme en souffre, on sent à tous momens
Qu’elle a peine à choisir ses tons, ses mouvemens,
Que toujours variant dans sa peine secrette,
Du tour qu’elle doit prendre elle semble inquiete.
Ainsi bridant l’essor de sa narration,
Elle perd la beauté de son expression.
Concluons-donc qu’enfin la nouvelle methode
Est à nos beaux esprits un obstacle incommode,
Le bon mot, il est vray, tost ou tard est placé,
Mais pour le trouver juste on est embarassé.
Il faut bien s’attacher au point, à la virgule,
Pour poser sur ce mot qui des yeux se recule.
On pense le trouver dans trois ou quatre Vers,
Mais on n’a rien sans peine en ce siecle pervers ;
Il faut bien quelquefois en lire douze ou treize,
Pour en rencontrer un qui chatoüille & qui plaise,
Et l’oreille & les yeux toujours en action
De l’esprit qui les meut lassent l’attention.
Un Lecteur paresseux qui deteste la peine
En trouve à retenir sans cesse son haleine,
Et se plaignant toujours ou du long ou du court,
Ennuye un Auditeur que l’âge a rendu sourd.
Je veux en fait de Vers que la matiere coule,
Qu’ils semblent tous formez dans un unique moule ;
J’ay l’oreille sensible, & ne puis supporter
Que mille contre-temps me la viennent heurter.
Ces bien-heureux Bons-Mots sont pourtant d’ordinaire
Pour nos contusions un baume salutaire ;
Mais tel sera gueri qui craint de retomber.
Et dans cette rechute a peur de succomber.
Quelque habile qu’on soit dans ce genre d’écrire
Un Lecteur fatigué neglige de nous lire,
Il veut estre à son aise en carosse mené
Et non en bondissant en chariot traîné.
J’adore le Sonnet, mais du choix de la rime
Dépend tout le bonheur de la future estime.
Prenez garde sur tout qu’il ne sonne pas faux,
On laisse ses beautez pour chercher ses deffauts,
Et si quelqu’un rimoit, sienne avec Capitaine
On diroit ce Poëte est loin de la Fontaine.

[Prix proposé par l’Assemblée des Lanternistes de Thoulouse] §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 112-123.

Je vous ay souvent parlé des Ouvrages d’esprit qui se font à Toulouse. Vous sçavez que les Habitans de cette celebre Ville aiment la gloire & les belles Lettres, & se plaisent même à donner des Prix à ceux qui réussissent le mieux, mais je ne vous ay encore rien dit d’une Assemblée de dix Personnes appellées Lanternistes, qui donne tous les ans une Medaille à celuy qui remplit le mieux des Bouts-rimez. Il y a dans cette Assemblée plusieurs Personnes de qualité, qui ont acquis beaucoup de réputation dans les Lettres. Elle distribua l’année derniere, pour la premiere fois, le Prix qu’elle donne tous les ans. Comme elle va continuer, je vous envoye une maniere d’Affiche, que les Illustres qui composent cette sçavante Assemblée, viennent de faire distribuer à ce sujet.

Les Lanternistes tiennent leur parole ; ils ont promis de donner tous les ans une Médaille d’argent à celuy qui aura mieux remply des Bouts-rimez, & cette Medaille, frapée sur le modelle qui est icy representé, se donnera précisément le jour de Saint Jean-Baptiste, & aux mesmes conditions que l’année derniere.

Les Pretendans aux Prix auront soin d’envoyer, à l’adresse marquée plus bas, leurs Ouvrages cachetez, & sans leur nom, avec une Priere pour le Roy, en quatre Vers, & une Sentence en Latin. Les Etrangers neanmoins pourront mettre leur seing, & le lieu d’où ils sont, dans une Lettre à part, qu’on n’ouvrira qu’aprés que le Prix sera adjugé. On les prie encore d’affranchir leurs paquets, & de les faire rendre huit jours avant la Saint Jean, afin qu’on ait le temps d’examiner leurs Sonnets.

Cet examen se fait avec beaucoup de précaution & de rigueur. Les Juges, qui se sont fixez au nombre de dix, ne se fient pas à leurs propres jugemens ; on y appelle des personnes recommandables par leur genie, & par leur qualité. Ils nous aident de leurs sentimens, & sont témoins de l’exactitude avec laquelle on dévelope le vray merite. C’est ainsi qu’on en usa la premiere fois à l’égard de Mr Campistron, qui eut le Prix. C’est le Frere de Mr Campistron, Auteur de diverses Pieces de Theatre, qui ont receu un applaudissement general.

Une si belle institution fut d’abord approuvée. On eut pourtant quelque peine à goûter le mot de Lanterniste. C’est un nom de hazard & de fortune, c’est un titre que nous faisons gloire de porter ; il est autorisé par de grands exemples. Les Academies d’Italie, si belles, si florissantes, ont presque toutes des noms de cette espece. Les Innominati, les Assorditi, les Ostinati, les Catenati, les Humoristi, les Oscuri, les Insensati, les Intronati, &c. Ces noms sont-ils plus beaux que celuy de Lanternistes, qui n’ont garde de se comparer à ces illustres Societez ? Ils n’y sont que pour le nom.

Le choix que nous avons fait particulierement des Bouts-rimez a donné lieu à quelque legere critique parmy les gens de Lettres. Leur raison est la contrainte & la difficulté qu’il y a aux Vers de cette nature ; mais c’est en cela mesme, que ceux qui y réussissent, ont plus de gloire. Tout devient aisé par l’application. Ce n’est qu’à force de travail, & à la sueur de l’esprit, s’il est permis d’user de ce terme, qu’on peut venir à bout de toute sorte de Poësie. Les difficultez qu’on y trouve, ne viennent que du penchant que l’on a à ne pas se peiner. Ce n’est pas la faute des Bouts-rimez, plusieurs en ont remply heureusement & facilement, & les plus fins Connoisseurs ont avoué, que les Rimes bizarres estoient celles qui embarassoient le moins, & qui fournissoient de plus belles pensées. C’estoit autrefois le jeu & le divertissement de toute la Cour. Il n’y a pas mesme longtemps que les Bouts-rimez estoient fort en vogue, & qu’on leur donnoit des Prix. Ces sortes de Vers sont comme les anciennes modes qui reviennent. Combien de fois n’ont-ils pas égayé nos soirées, & réjoüy les Muses, que nous allions visiter à la faveur des Etoiles ? N’est-il pas juste, qu’aprés que les Bouts rimez nous ont divertis si innocemment, nous tâchions de les tirer de l’obscurité où ils commençoient à rentrer ? La reconnoissance nous invite à relever leur destinée. Nous en devons attendre des suites heureuses, par l’estime & la satisfaction que le Public témoigna d’abord en faveur de nostre établissement, & par la multitude des Sonnets qui nous vinrent de toutes parts. Tous presque estoient composez d’une maniere qui ne sentoit point le stile Burlesque, ny la contrainte. Cela se peut éviter en donnant des rimes aisées & serieuses, comme celles que nous allons annoncer pour cette année.

Les Auteurs prendront le sujet qu’ils trouveront à propos, on leur laisse cette liberté. Nous recevons pourtant avec plus d’inclination les Vers qui sont faits à la loüange du Roy, pourveu qu’ils soient extremement delicats, & dignes en quelque sorte d’un Prince, qui ne se distingue pas moins par la finesse & l’étenduë de son esprit, que par l’heureuse penetration de sa politique & la puissance de ses armes.

BOUTS-RIMEZ.

Buste.
Glaçons.
Moissons.
Robuste.
Auguste.
Leçons.
Chansons.
Juste.
Orgueil.
Accueil.
Digue.
Ressorts.
Prodigue.
Transports.

On fera l’adresse à Toulouse, chez Mr Siré, ruë des Chapeliers à Rouaix. 1694.

[Ceremonie faite à Nismes] §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 123-126.

 

Il s’est fait depuis peu de temps une Ceremonie considerable dans l’Eglise Cathedrale de Nismes. Madame de Georges de Taraud de Lognac, cy-devant Prieure de l’Abbaye Royale des Dames Benedictines de la Font de Nismes, transferées depuis plusieurs années à Beaucaire, & à present Abbesse de cette mesme Abbaye, fut benite dés le commencement du Carême, par Mr l’Evesque de Nismes, qui celebra la Messe revestu de ses habits Pontificaux. Cette Abbesse estoit accompagnée de Madame de la Fare, & de Madame Gabrielle de George de Ledenon, toutes deux Religieuses de la mesme Abbaye. La derniere est Niece de cette nouvelle Abbesse, & Fille de feu Messire de Georges de Taraut, Baron de Ledenon, l’une des plus illustres & anciennes Familles de la Ville de Nismes. Le Choeur de la Cathedrale estoit tendu de riches tapisseries. Au costé droit de l’Autel estoit le Trône de Mr de Nismes, & vis à vis estoit la Credence, garnie de sa Chapelle & de ses Vases de vermeil pour l’Eglise. Il y avoit un peu au dessous une autre Credence, sur laquelle on avoit mis les Cierges, pains & barils dorez & argentez pour l’offrande de Madame l’Abbesse ; la Crosse d’argent estoit à costé de cette Credence. Une excellente Musique chanta la Messe, aprés laquelle Mr l’Evesque fit servir deux tables avec beaucoup de magnificence & de propreté, où plusieurs personnes de qualité furent invitées, avec toute la Famille & Parenté de Mr le Baron de Ledenon, Frere de Madame l’Abbesse. Il y eut un tres grand concours de monde dans l’Eglise, & sur tout quantité de nouveaux Convertis, qui n’avoient jamais vû une pareille ceremonie dans la Ville de Nismes.

L’Ombre de Phaëton au Duc de Savoye §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 126-135.

Comme vous estimez fort tous les Ouvrages de Mr de Calvy, Juge Royal de Grace, je ne veux pas vous priver du plaisir de voir le dernier qu’il a fait sur les affaires du Temps. Vous y trouverez beaucoup d’esprit & d’imagination.

L’OMBRE DE PHAETON
au Duc de Savoye.

Le jour qu’aux Champs de la Marsaille
Le Soleil éclaira cette grande Bataille,
Où Catinat vainquit ce Prince audacieux
 Que son bras sçait vaincre en tous lieux,
 Aprés une deffaite entiere
Ce Prince alla cacher sa perte & son malheur
Prés d’un fleuve, où jadis du Char de la lumiere
 Tomba l’orgueïlleux Conducteur.
 Là de son sort la triste idée
 Livroit son ame à mille déplaisirs :
 L’air se remplissoit des soupirs
 De l’inconsolable Amedée,
Quand il vit, penetré d’un si mortel ennuy,
L’Ombre de Phaëton paroître devant luy.
 Quel funeste malheur viens-je encore d’apprendre,
Luy dit-elle ? aujourd’huy, Prince, j’ay vû descendre
Tes fidelles Sujets en foule chez les Morts :
Et je viens avec toy déplorer sur ces bords
Les malheurs d’un Etat où repose ma cendre.
 Que je croyois voir de grandeur
Durant le cours de ton regne paisible !
Loüis, le grand Loüis estoit ton Protecteur,
 Et son bras toûjours invincible
Assuroit à ton Peuple un éternel bonheur.
Mais helas ! je t’ay veu par une audace extrême,
Te joindre aux Ennemis de sa gloire suprême ;
Vain parti que l’Envie a formé contre luy,
 Et ton orgueïl t’a fait resoudre
 A voir sur toy tomber la foudre
Plûtost que d’estre heureux par son auguste appuy.
 Ainsi, plein d’un orgueïl funeste,
Pour marquer de mon sang l’origine celeste,
J’ozay mener un Char où n’ozeroit monter
 Le puissant Maître du Tonnerre.
Je me brûlois moy-même, & je brûlois la terre,
Quand la foudre en ces lieux me vint précipiter.
Tu sçavois mon destin si fatal à l’audace,
 Et dés longtemps n’avois-tu pas appris
Combien il est fatal aux Princes de ta race
 D’estre opposez à l’Empire des Lis ?
Helas ! si de mon Pere un autre eust pris la place,
 Et qu’avant moy le Souverain des Dieux
 L’eust foudroyé du haut des Cieux,
Fuyant le Char celeste, & sagement timide
Jamais de ses Coursiers je n’eusse esté le guide.
Mais peut-on excuser tes malheureux complots ?
Tu connoissois Loüis : tu sçavois que la France
 N’eut jamais un si grand Heros,
Et qui portast si loin sa gloire & sa puissance.
 Tu vois où sa valeur a réduit tes Etats,
Tout est fatal pour toy, les Sieges, les Combats,
Et le grand Catinat, l’effroy de tes Provinces,
Animé de l’esprit du plus sage des Princes,
T’a cent fois accablé sous l’effort de son bras.
Je ne veux pas icy de ce bras redoutable
Compter tous les Exploits, & te les retracer,
 De tes malheurs Histoire déplorable,
Nice & son fier Chasteau, Forteresse imprenable,
 Qu’en cinq jours on luy vit forcer,
Malgré sa ferme assiette & son roc effroyable,
Montmellian conquis & soumis à son Roy.
 Deux Combats malheureux pour toy.
Mais je vois l’avenir, cher Prince, & ce qui reste
 Me paroit encor plus funeste.
 Tu devrois en trembler d’effroy.
De ce Heros aussi vaillant que sage
 Je sçay ce que peut le courage,
Devant luy vont tomber tes plus fermes ramparts.
 Il n’est point de Place si forte
Que sa valeur en peu de jours n’emporte.
Tout cede, & tes Soldats fuïent de toutes parts.
Effrayez de ses coups ils n’osent plus l’attendre,
Et la Ligue pour toy ne peut rien entreprendre.
Veux tu te garantir de ce destin affreux ?
 Ecoute un conseil salutaire.
 Que mon sort alloit estre heureux,
Si j’eusse sagement suivi ceux de mon Pere !
Loüis veut te sauver. Un Roy fort genereux
Oubliant ton orgueïl fait grace à ta jeunesse ;
 Mais n’attens pas que sa main vangeresse
De son couroux sur toy lance le derniers traits.
Si tu ne les préviens en demandant la Paix,
La foudre va tomber, & ta perte est certaine.
 Alors Duc & Roy sans domaine
On te verra courir en cent climats divers,
 Triste spectacle aux yeux de l’Univers :
Et comme un si grand Prince assuroit ta puissance
Et le repos de tes Etats,
On avoûra que sa vangeance
N’égale point tes attentats.

[Histoire] §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 142-171.

L’Avanture que je vais vous raconter vous fera connoître que ce n’est pas sans raison qu’on dit ordinairement qu’il y a de la destinée dans les mariages. Un Cavalier des plus éclairez, & ayant tous les talens qui peuvent faire estimer un honneste homme, s’abandonna dans sa premiere jeunesse à tous les plaisirs dont ceux qui commencent à entrer au monde ont accoutumé d’estre flattez. Les visites agreables, les parties galantes, le Jeu, l’Opera, la Comedie, furent pour luy des amusemens qui ne luy laisserent aucun moment vuide, & aprés s’y estre donné tout entier plusieurs années, comme il avoit beaucoup de raison, il fit des reflexions fort serieuses sur l’égarement de sa conduite, dans laquelle il ne se proposoit jamais que des choses, qui n’ayant point de solidité ne le conduisoient à rien. Il examina le peu de sincerité qu’avoient la pluspart de ceux qui se disoient ses amis, la dissimulation & la jalousie des femmes qui ne cherchant qu’à se nuire les unes aux autres, déchiroient le plus souvent sans nulle pitié celles à qui elles paroissoient le plus attachées, & toutes ces choses luy faisant connoître le tort qu’il avoit de suivre un penchant qui le livroit à tous les desordres où l’on peut tomber quand on vit sans regle, il prit un tel dégoust pour le monde qu’il resolut de chercher dans la retraite le veritable bonheur qui luy avoit manqué jusques-là. Ainsi il rompit avec la plus grande partie des vivans pour ne converser qu’avec les morts, & faisant presque son unique occupation de la lecture, il joignit aux lumieres naturelles de son esprit, celles qu’il puisa dans les Ouvrages les Grands hommes. Aprés s’estre rendu familiere la Morale des plus habiles Payens, il fit une étude particuliere de l’Ecriture, & la connoissance que beaucoup d’épreuves luy avoient donnée du peu que sont les choses du monde, luy faisant envisager qu’il n’y en avoit qu’une absolument necessaire, il prit le dessein de s’enfermer dans un Cloistre, & l’auroit executé, si sa Mere qui n’avoit que luy d’Enfans, n’y eust mis obstacle. Elle l’aimoit avec toute la tendresse que peut avoir une Mere pour un Fils ; & quand pour ménager son esprit il luy proposa l’envie qu’il avoit de renoncer tout à fait au monde, comme une inspiration qu’il ne devoit pas luy estre permis de negliger, elle l’assura si bien que ce seroit la condamner à la mort, qu’il fut touché de ses larmes, & ne put s’empêcher de luy promettre, aprés beaucoup de prieres qu’elle luy en fit, qu’il ne luy donneroit point le déplaisir de le perdre. Cette promesse ne l’assurant pas entierement, elle songea à le marier, & il crut ne luy marquer qu’une simple complaisance en y consentant, puis qu’il ne le fit qu’à condition que sans nul égard au bien, elle choisiroit une personne dont le caractere luy conviendroit, & qui seroit telle qu’il pouvoit la souhaiter. On luy proposa cinq ou six Partis, mais il connoissoit trop bien les Femmes pour n’estre pas difficile à contenter. La coquetterie ou le peu d’esprit dans les unes, & le panchant aux folles dépenses dans les autres, ne purent l’accommoder, & aprés divers refus, enfin sa Mere jetta les yeux sur une Demoiselle toute aimable, d’une modestie charmante, & ayant une sagesse que tout le monde admiroit. Il s’en informa, & ne trouvant dans tout ce qu’on luy en dit que des qualitez dignes de loüanges, il voulut estre assuré par luy-mesme si sa réputation estoit bien fondée. Il luy fut aisé de trouver accés chez elle. C’estoit une Fille extremement reguliere, qui vivant avec sa Mere, ne recevoit point de visites assiduës. Il trouva dans son esprit toute la delicatesse qui peut donner l’ame à une agreable conversation, beaucoup de droiture dans ses sentimens, & une raison fortifiée & par la lecture, & par les reflexions, il la quitta fort prévenu d’estime pour elle ; mais comme il craignoit de s’estre laissé surprendre aux honnestetez qu’on luy avoit fait paroistre, & qu’il vouloit s’éclaircir à fond du veritable merite de cette belle Personne, il eut d’autant plus besoin de temps qu’il connut bien que ses empressemens à la voir n’auroient pas esté receus, sans une declaration qui la pust mettre à couvert des mauvais contes. Il alloit chez elle dans des temps reglez, & toute l’attention qu’il apporta à l’examiner avec rigueur, ne servit qu’à le convaincre que le portrait que l’on faisoit d’elle n’étoit point flatté. Il n’y trouvoit rien que de solide, & comme l’estime nous conduit sans peine jusques à l’amour, il abandonna son cœur à tout ce qu’elle put luy faire sentir. Il fallut enfin qu’il s’expliquast, & sa proposition fut écoutée d’une maniere extrêmement favorable. La Mere applaudit à cet amour ; mais comme la Belle n’avoit presque pour tout bien que la succession d’un vieil Oncle dont elle estoit l’unique heritiere, il fut question d’avoir son consentement. C’estoit un homme bizarre, qui s’estant mis en teste que sur la réputation qu’il avoit d’estre encore plus riche qu’il ne l’estoit effectivement, sa Niece ne pouvoit manquer de trouver un grand Party, ne voulut point écouter ce qui luy fut dit en faveur du Cavalier. Plus on fit d’efforts auprés de luy pour luy faire approuver ce mariage, plus il s’obstina sur le refus, en disant toujours qu’il avoit ses veuës, & qu’il feroit un choix qui mettroit sa Niece dans un établissement considerable. Le Cavalier qui avoit pour elle une passion assez desinteressée pour ne vouloir que ses avantages, ne put se plaindre que de son malheur. Il protesta à la Belle que si son Oncle pouvoit luy tenir parole, quelque chagrin qu’il eust de la perdre, il verroit avec plaisir qu’il l’élevast au rang qu’elle meritoit, & qu’il chercheroit luy-mesme à l’y placer, si l’occasion s’en rencontrant il ne falloit que luy faire le sacrifice de tout son bonheur. Il avoit toujours montré une ame si droite, que des sentimens si genereux firent tout l’effet qu’il en devoit esperer. La Belle luy répondit fort obligeamment, que la plus haute fortune ne la satisferoit point, si elle devoit luy coûter la perte de sa tendresse ; qu’il devoit estre assuré que son Oncle n’avoit aucun dessein de la marier, mais seulement de garder son bien, & qu’estant avare, parce qu’il estoit fort vieux, il falloit attendre que le temps apportast du changement à leurs affaires. Le Cavalier continua ses visites, & un Marquis, son Ami intime, distingué par son merite & par sa naissance, mais tres-ennemi du mariage, aprés l’avoir raillé plusieurs fois sur sa resolution à prendre un engagement pour toute sa vie, luy dit qu’il avoit peine à comprendre comment il sçavoit profiter si peu du refus de l’Oncle, & qu’il ne meritoit pas qu’on luy prêtast ce secours pour le tirer de l’abisme où il se précipitoit. Le Cavalier ne repoussa ce reproche qu’en luy disant qu’il condamnoit un attachement qu’il ne doutoit point qu’il n’approuvast, si le merite qui l’avoit causé luy estoit connu ; & le Marquis répondant toujours, qu’on pouvoit se faire un amusement de rendre des soins à une jolie personne, mais qu’un homme raisonnable ne s’aveugloit point jusqu’à vouloir épouser, il fut arresté que le Marquis verroit plusieurs fois la Belle, afin de juger serieusement si en l’aimant on se pouvoit empêcher de songer au mariage. Le Cavalier le mena chez elle, & comme il y alloit de la gloire de cette belle Personne, de justifier la passion qu’elle avoit fait naistre, la vivacité d’esprit qu’elle fit briller dans la conversation avec tout le feu possible, sembla luy donner de nouveaux charmes. Le Marquis demeura d’accord qu’elle estoit aimable, mais il persista dans ses premiers sentimens, continuant pourtant à la voir, soit avec le Cavalier, soit en luy rendant des visites particulieres. La Belle de son costé luy trouva un vray merite, & loüa le Cavalier d’en avoir fait son Ami, parce qu’elle remarquoit en luy un fond d’équité & de raison, qui devoit rendre leur amitié tres-solide. Le Cavalier eut en ce temps-là le déplaisir de perdre sa Mere. Comme il en avoit esté toujours tendrement aimé, il fut tres-sensiblement touché de sa mort. La Belle tâcha de l’en consoler, & aprés plusieurs jours passez dans un abattement extraordinaire, qui ne le laissoit penser à rien, il luy parla enfin du Marquis, & luy demanda s’il luy témoignoit encore la mesme estime. La Belle luy dit en riant, que s’ennuyant avec elle, il s’estoit tiré galamment d’affaire, en luy disant qu’il alloit la fuir, parce qu’il la trouvoit dangereuse, & qu’en effet il avoit entierement cessé de la voir. Le Cavalier ravi d’apprendre que le Marquis se rendoit aprés avoir fait le brave, applaudit la Belle sur le pouvoir de ses charmes, & le rencontrant un jour, aprés luy avoir fait dire qu’il ne blâmoit plus son choix, il le voulut obliger à l’accompagner chez elle. Le Marquis s’en défendit sur quelque prétexte, ce qu’il fit encore plusieurs autres fois, & voyant que son nom l’embarassoit, & qu’il paroissoit dans quelque agitation en l’entendant prononcer, le Cavalier le pria de luy parler franchement sur son article. Le Marquis pressé de s’expliquer, luy avoüa qu’il faisoit retraite, parce qu’il n’estoit plus en estat de résister, & qu’il trouvoit dans la Belle tant de qualitez touchantes, qu’il luy seroit impossible de la ceder à tout autre qu’à un Ami tel que luy ; mais que comme il y auroit une perfidie inexcusable à luy vouloir enlever ce qu’il avoit tant de raison de cherir uniquement, il ne pouvoit rien faire de mieux pour le repos de l’un & de l’autre, que de fuir une personne que tout ennemi qu’il estoit du mariage, il acheteroit au prix de la plus grande fortune ; qu’ainsi il le conjuroit de ne plus mettre d’obstacle au soin qu’il prenoit de se précautionner contre ce qui pourroit le faire manquer à une amitié qu’il vouloit respecter toute sa vie. Le Cavalier touché du procedé du Marquis, en rendit compte à la Belle, & pour luy marquer qu’il avoit esté sincere, en luy protestant que s’il se trouvoit une occasion de l’élever au rang qu’elle meritoit, il luy sacrifieroit volontiers tout son bonheur, aprés luy avoir parlé du bien du Marquis, qui estoit fort grand, de sa naissance & de son merite, il luy conseilla de l’épouser, puisqu’aussi bien il ne pouvoit jamais esperer le consentement de son Oncle, au lieu que cet Oncle l’accorderoit sans peine au Marquis. Ce conseil estoit desinteressé & genereux, mais il n’estoit pas d’un homme qui peust aimer fortement. Aussi en fit elle des reproches au Cavalier, qui s’obstina à luy dire qu’il n’estoit pas juste que n’aimant plus que luy-même il nuisist à sa fortune ; que tant qu’aucun party ne s’étoit offert, il avoit gardé les droits qu’elle luy avoit donnez sur son cœur, mais que s’agissant d’accepter des avantages qu’elle trouveroit difficilement ailleurs, il croiroit ne pas remplir ce qu’il luy devoit, s’il balançoit à renoncer à ses propres interests. Il la quitta dans cette resolution, & comme il sçavoit que l’estime qu’elle avoit pour le Marquis ne luy feroit voir rien de fâcheux dans l’engagement nouveau qu’il luy proposoit, il alla le voir pour le prier de ne se plus contraindre pour luy, & de suivre le penchant qui l’entraînoit vers la Belle, qu’il obtiendroit facilement de son Oncle. Il y eut entr’eux un grand combat d’amitié, & l’interest de la Belle devant prévaloir, le Cavalier protesta que pour la laisser dans l’entiére liberté de disposer d’elle-même il alloit faire un voyage, qui empescheroit que sa presence ne mist de l’empeschement à la resolution qu’elle avoit à prendre. Le Marquis crut son amour trop fort pour le laisser en pouvoir d’executer sa menace, mais il fut fort étonné de ne le voir plus paroître. Il en alla demander des nouvelles à la Belle, qui surprise comme luy de son absence, ne sceut que penser d’un éloignement si peu attendu. Ce furent de part & d’autre des honnestetez tres-obligeantes, mais le Marquis voulant garder toutes les mesures qu’il devoit à un ancien Amy, ne parla de rien, dont à son retour il pust avoir sujet de se plaindre. Il dit seulement qu’il s’estonnoit qu’estant aimé de la Belle, il eust eu la force de quitter un lieu, où le plaisir de la voir ne luy laissoit rien à souhaiter. Ils demeurerent un mois dans l’incertitude qui leur faisoit de la peine, & enfin le Cavalier leur écrivit sans leur marquer à l’un ny à l’autre où il s’estoit retiré. Les Lettres portoient, qu’ils devoient le regarder comme un homme mort au monde, mais qui ne laisseroit pas d’estre sensible à leur union, qu’il les conjuroit de rendre parfaite, par le mariage qu’il leur avoit conseillé. Cette priere ne suffisoit pas à son Ami, qui aprés d’exactes recherches, découvrit que le Cavalier estoit allé s’enfermer dans un Monastere de Religieux tres-reformez, à trente lieuës de Paris. Il y courut aussi-tost, & le trouva déja revestu de l’habit de l’Ordre. Tout ce que luy dit ce nouveau Religieux, fut extremement touchant. Il luy apprit que les larmes seules de sa Mere l’ayant détourné du dessein qu’il avoit eu de quitter le monde, il n’avoit pû se voir par sa mort dans la liberté de l’executer, sans croire qu’il devoit répondre à ses premieres inspirations ; qu’il les avoit d’autant plûtost écoutées, que l’obstacle mis à son mariage luy avoit paru un ordre de Dieu qui luy défendoit de le conclure, & que n’ayant aimé la Belle que pour elle mesme, luy connoissant un merite singulier, il estoit bien aise de luy en pouvoir donner des marques en la dégageant de ses promesses, afin qu’elle fust en pouvoir de faire un meilleur choix. Il ajoûta qu’elle estoit digne de tout son amour, le conjurant de vouloir prendre sa place, & de luy faire tous les avantages que meritoit une personne d’une sagesse admirable, & de la conduite la plus reguliere. Le Marquis persuadé qu’un homme aussi éclairé que luy, n’avoit pas fait une pareille démarche pour s’en repentir, luy souhaita toute sorte de bonheur dans le dur genre de vie qu’il avoit choisi, & revenant auprés de la Belle, qu’il declara vouloir épouser, il n’eut pas de peine à obtenir son consentement, non plus que celuy de l’Oncle, qui ravy de voir qu’un party si avantageux s’offrist pour sa Niéce, luy fit sur les biens qu’il luy devoit laisser en mourant, une avance considerable, pour reconnoistre l’honneur que luy faisoit le Marquis par son alliance.

[Mort de la Grand’Duchesse douairière de Toscane]* §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 216-236.

Je vous ay déjà mandé la mort de Madame la Grand’Duchesse Doüairiere de Toscane, arrivée à Pise la nuit du 5. au 6. du mois passé, aprés une facheuse maladie de quelques semaines. Elle avoit receu tous ses Sacremens quelques jours auparavant, avec des sentimens de pieté & de resignation à la volonté de Dieu, qui firent pleurer tous les assistans. Le matin du Samedy 6e toutes les cloches de la Ville annoncerent cette funeste nouvelle, & pendant que six Gentils hommes de la Cour, suivant les ordres qu’ils avoient reçûs, faisoient disposer tout ce qui estoit necessaire pour la Pompe funebre, tout le Palais fut tendu de deüil, & aprés qu’on eut ouvert & embaumé le corps, on le revestit des habits accoustumez de la Princesse, avec ses Pierreries, & le soir on l’exposa dans l’antichambre, la Couronne Ducale en teste, au milieu d’un grand nombre de lumieres. .[..] Le Cercueil ayant esté posé dans l’Eglise de Monticelli, le soir du Mecredy 10. il fut porté de là sur les vingt-quatre heures jusques à la porte de Florence, où il ne fut pas plutost arrivé que l’on entendit sonner toutes les Cloches. La Forteresse de Saint Jean Baptiste fit plusieurs décharges de tout son Canon, & cela dura jusques à trois heures, dans lequel temps le Corps arriva dans l’Eglise Collegiale de Saint Laurens. La Croix de Saint Nicolas & les Prestres de Pise qui l’avoient accompagné jusque-là, l’ayant laissé sous un Dais à la porte de Florence, il se fit une nouvelle Marche dans cet ordre. Les Cuirassiers de Pise, armez comme de coutume, & couverts de plusieurs crespes pendans, tenant leurs épées nuës la garde en haut, avec un Chaperon de drap noir, marchoient les premiers, précedez des Trompettes avec des sourdines. [...] La Garde des Suisses avec des Timbales & des Trompettes dont le son estoit lugubre, fermoit cette Marche, chacun de ceux qui la composoient tenant un flambeau. L’Archevesque de Florence, assisté de plusieurs Evesques, tous en habits Pontificaux, receut le Corps à la porte de l’Eglise Collegiale de Saint Laurent, qui estoit toute tendüe de noir dehors & dedans. Les grands Officiers l’ayant mis entre les mains des Estafiers, ceux-cy le placerent sur un superbe échafaut que l’on avoit élevé dans le milieu de l’Eglise. Le Cardinal de Medicis arriva dans le mesme temps, & aprés une courte oraison qu’il fit au pied de l’échafaut, sur lequel il jetta de l’Eau benite, il alla au Priedieu qu’on luy avoit préparé du costé de l’Evangile, assistant à toutes les prieres que firent l’Archevêque & le Clergé, qui avoit accompagné le Corps. Le Jeudy au matin 11. du mois, l’Eglise de Saint Laurent ayant esté ouverte, on trouva le corps de la Princesse hors du Cercueil, revestu de ses habits ordinaires avec quantité de Pierreries, la Couronne Ducale en teste, sur un somptueux échafaut, & un tres-grand Dais noir au dessus. L'échafaut estoit à plusieurs étages, au plus haut desquels on montoit de quatre costez par plusieurs degrez, couvers de noir, & garnis de chandeliers d'argent avec de gros cierges, & une tres-grande quantité d'argenterie. Les huit Pages tenant les huit Banderoles noires, estoient aux deux bouts de l'échafaut, ainsi que deux longues files de cent Pleureurs à côté avec des flambeaux à la main, & derriere eux on voyoit la Garde des Trabans rangées. L’Archevesque de Florence, assisté des Evesques venus exprés pour cette lugubre fonction, officia pontificalement, & la Musique du Palais chanta la Messe de Requiem. Vous vous imaginez bien le concours extraordinaire de monde qui s’y trouva. La Messe finie, on descendit le Corps, qui fut remis dans la Biere, & porté par les Estafiers à la Chapelle où sont inhumez les Princes de la Maison de Medicis, l’Archevesque, les Evesques, & toute la Noblesse de la Cour l’accompagnant. [...] Elle fut mise dans le Caveau de François I. à costé du Cercueil de Ferdinand II. son Mary. Elle estoit née en 1622. le 3. de Février, & est morte âgée de soixante & douze ans & vingt-neuf jours.

Entretien Satyrique et Moral §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 236-255.

Je vous envoye un Ouvrage qui fait grand bruit dans une de nos Provinces, où il a esté vû depuis six mois.

ENTRETIEN
Satyrique et Moral.

DAMIS.

Enfin, mon cher Licas, ton Hymen se declare,
Déja dans ton quartier la feste s’en prépare,
On vient de tous costez pour t’en feliciter,
Les Bans sont publiez, la dot se va compter.
On voit déja mêlez les parens de la fille,
Avec tous tes amis & toute ta famille,
Et sans distinction de merite ou de rang,
Chez toy sont confondus le Noble & l’Artisan.
Mais d’où peut proceder ton aveugle manie,
Et quel demon conspire au malheur de ta vie ?
Vingt mille écus comptans auront-ils le pouvoir
De te faire oublier ton rang & ton devoir ?

LICAS.

 Tu t’abuses, Damis ; dans le temps où nous sommes
Les filles des Marchands sont pour les Gentils hommes ;
La Noblesse & l’argent sont broüillez aujourd’huy.
Vive un Noble qui traisne une quaisse aprés luy :
Sans subsistance un sang deviendra-t-il antique ?
Où la trouve-t-on mieux que dans une Boutique ?
Et vit-on rien jamais qui donne tant d’espoir,
Comme ces noms charmans, Magazin & Comptoir ?
Ces mots, tu le conçois, supposent l’abondance,
Que ne voit pas toûjours une illustre naissance ;
Et je fais moins d’estat de mes vieux parchemins,
Que d’un simple billet qu’a D.… dans ses mains.
Estime qui voudra ce vain amas de titres,
Ces Panonceaux chargez, ces Poteaux & ces Litres,
Ces émaux par la pluye & par l’âge effacez,
Et qu’on trouva brillans dans les siecles passez.
Tout ce faste pompeux qu’étale la Noblesse,
Ne brille point aux yeux comme fait la richesse.
L’éclat dont se paroient mes illustres Ayeux
Cede aux vingt mille écus qui me frappent les yeux.
L’on a vû de nos jours de grands Seigneurs en France,
Epousant de l’argent, mettre à part la naissance,
Et sans croire ternir leur nom ny leurs lauriers,
S’allier sagement à de riches Fermiers,
Et quittant des Heros les maximes severes,
En se més-alliant, rétablir leurs affaires.
Un Noble n’a jamais perdu sa qualité
Pour un pareil Hymen qu’il aura contracté ;
Pour peu dans ses besoins qu’il trouve de finance
A l’épouse qu’il prend il donne sa naissance,
Car suivant ce dicton mauvais & peu nouveau,
On ne voit point la truye anoblir le pourceau.
 Un Marchand devient noble usant de sa fortune.
Acheter une Charge est la route commune ;
Et tel se sera fait Secretaire du Roy,
Qui sera dans vingt ans noble tout comme moy.
Il joindra quelque lettre à son nom qu’on ignore,
Changeant son quatre en chiffre en écusson qu’on dore.
Les pals & les chevrons au hazard blasonnez,
Sur un char triomphant se verront couronnez,
Entré par un Decret dans une Baronnie,
Et de son cœur enflé la roture bannie,
D’un Duc, mesme d’un Prince, affectant la grandeur,
Insolemment son fils l’appellera, Monsieur.
Le pere autorisant sa noblesse nouvelle,
Appellera sa fille aussi, Mademoiselle,
Et nommera trois fils (tant il veut s’oublier)
L’un Baron, l’Abbé l’autre, & l’autre Chevalier.
Voilà, mon cher Damis, aujourd’huy dans le monde
De tant de Chevaliers la source si feconde,
Ce qui fait que, sans Croix, celuy qui prend ce nom,
En raillant est nommé le Chevalier Citron.
 Né sans ambition je n’ay point la folie
De grossir d’écussons ma genealogie,
Et sans aller produire à Malthe huit quartiers,
Mes enfans comme moy seront bons Ecuyers.
Je laisse aux Allemans cette delicatesse,
D’allier fierement le Noble à la Noblesse,
Et, n’ayant pas du pain, de faire plus d’estat
D’un vieux titre rongé que du meilleur contract.
Avec les qualitez qu’ils prennent de Messire,
De Barons, de Marquis, de Comtes de l’Empire,
En tous lieux, ces grand noms seroient bien plus connus,
S’ils estoient illustrez par de bons revenus.
Cette grandeur sans rien n’est que tres-peu de chose,
Par elle au Paysan seulement en impose ;
Parmi les gens d’esprit un Marquis est un sot
Quand il n’a pas dequoy faire boüillir son pot.
Du Heros on soutient mal-aisément la gloire
Quand on est bien longtemps sans manger & sans boire,
Et je laisse aux Romans vanter ces demi-Dieux,
Qui n’avoient pas dequoy faire un repas chez eux,
 Mais mon entestement n’allant point à prétendre
A des titres pompeux que je ne veux point prendre,
Sans vouloir m’enyvrer d’une fausse fierté,
Je suis bon Ecuyer, voilà ma qualité ;
Et trouvant en Dorise une honneste richesse,
Je m’embarasse peu qu’elle ait de la noblesse,
J’en ay suffisamment & pour elle & pour moy,
Et je suis tres-content pourvû qu’elle ait dequoy.
Voilà, mon cher Damis, le motif qui m’engage
A conclure aujourd’huy mon heureux mariage,
Et je veux avoir place aux petites maisons,
Si les vingt mille écus ne valent tes raisons.

DAMIS.

Vingt mille écus comptans, Licas, c’est une somme
Qui remet sur ses pieds un pauvre Gentilhomme.
Cet argent, je l’avouë, est un fort bon secret,
Pour dégager tes biens qu’on a mis au Decret ;
Tes creanciers contens sans te faire la guerre,
Te laisseront goûter les douceurs de ta terre,
Et loin de la Milice, en paix dans ton climat,
Tu ne serviras plus pour des Lettres d’Etat.
Mais, Licas, aprés tout, je pense que Dorise,
Si tu suis tes projets, se trouvera surprise,
Quand les vingt mille écus meilleurs que mes raisons,
La reduiront aux champs à garder les oisons.
Vingt mille francs au moins dissipez en emplettes,
Plus de dix mille écus, pour acquitter tes dettes,
Ce Carosse sur pied, les couleurs de tes gens,
Tes habits & tes frais, voilà dix mille francs,
Toy, ta Femme, ton train, rien ne sera plus leste ;
Je le conçoy, Licas, mais qu’auras-tu de reste ?
Et cette Terre enfin que tu vas dégager,
A t-elle assez dequoy te donner à manger ?
Qui fera subsister tout ce bel équipage ?
Enfin que deviendront ces gens & ce ménage ?
Du Beau-pere, pour Gendre enragé de t’avoir,
Reverras-tu jamais la quaisse & le comptoir ?
Ce magasin charmant, dont l’heureuse abondance,
Autant que ton Hymen flatoit ton esperance,
N’aura-t-il point souffert de ces vingt mille écus,
T’ayant esté comptez, qui ne profitent plus ?
Telle somme souvent fait rouler un commerce,
Et telle somme ôtée un trafic se renverse ;
Tel Marchand épuisé dans un hiver s’est vû,
Ses enfans mariez, d’un bonnet vert pourvû.
Ces écus, il est vray, sont de douces amorces,
Mais celuy qui les compte a surpassé ses forces,
Et si l’on n’y prend garde, un Marchand aujourd’huy
Etablit ses enfans avec le bien d’autruy.
Vingt quartiers retardez à quinze ou vingt Familles
Placeront un garçon, & doteront deux Filles ;
Et l’esconte manquant, c’est un cas peu nouveau
Que de faire à Cadix confisquer un Vaisseau.
Nous voyons tous les jours de ces tours de souplesse,
De nos plus fiers Marchands établir les richesses,
Et le plus à son aise, au mépris de nos Loix,
S’est enrichi souvent en manquant quatre fois.
Une Femme coquette, ou joüeuse, ou gourmande,
Renverse d’un Marchand la fortune plus grande,
Et tel pour avoir eu son Fils un grand fripon,
A fait à son trafic un malheureux faux bon.
Nous voyons tous les jours de ces chutes cruelles,
Entraîner de nos biens la ruine aprés elles,
Et j’en sçais dix à T.… qui n’ont presque plus rien,
Pour avoir fait C.… le maistre de leur bien.
Cependant ce Marchand sourdement s’accommode,
Rétablit son credit, redevient à la mode,
Et d’un tour frauduleux dont le fripon se sert,
Fait valoir des effets qu’il a mis à couvert.
Déja dans sa maison tout reluit, tout éclate,
Sa Femme porte l’or, & son Fils l’écarlate.
On change sur le front d’un Fils qu’on nomme Abbé,
Le bonnet vert du Pere, en un bonnet carré.
La Mere, en oubliant sa banqueroute infame,
Souffrira sans rougir qu’on l’appelle Madame ;
Ny Gigou, ny Robin, n’ont rien de delicat, Fameux Traiteurs.
Dont & soir & matin leur table n’ait un plat.
Le Magasin n’a rien de trop beau pour la Fille,
La croix de Diamans sur sa carcasse brille,
Dentelles & rubans entassez comme il faut,
Elevent sa coëffure à deux grands pieds de haut.
Six maistres tour à tour, pour instruire l’idole,
Viennent à tout moment joüer chacun leur rôle,
Et le Pere, à quinze ans la tirant du Comptoir,
Avec vingt mille écus la met sur le trotoir.
De toutes parts déja la jeunesse galante,
Le Noble, & le Bourgeois à l’envy se presente ;
Et le Noble écarté, les Parens ont fait choix,
Pour quatre sacs de plus, du maussade Bourgeois.
Un Noble ! dit la Mere, ô Dieu ! quelle apparence,
A moins que l’on n’en fasse un Tresorier de France !
Un Noble pour ma Fille ! helas, la pauvre enfant,
Bornée à des dindons, vivroit-elle un moment ?
Quoy ! ma Fille élevée avec tant de tendresse,
Iroit mourir aux champs ? Ouy, si j’en suis maistresse,
Je choisiray plûtost, faute d’un Tresorier,
Un Ouvrier en soye, ou bien un Conseiller.
 Et tu prendrois, Licas, une telle alliance !
Tu ferois lâchement ce tort à ta naissance !
Plongé dans ce bourbier, outre le repentir,
Ferois-tu cet Hymen dont tu pourrois rougir ?
Non, croy-moy, quitte là ton dessein pour Dorise,
Ton sang le veut ainsi, le public t’autorise,
Le public, qui censeur prend interest à toy,
Et qui de ton dessein rougissoit comme moy
S’il faut que par l’Hymen ta volonté te lie,
Puisqu’il ne tient qu’à toy, prens la sage Emilie :
Vingt mille francs qu’elle a, son âge & sa raison,
Pourront en peu de temps acquiter ta maison :
Car, outre qu’Emilie est noble, belle, sage,
Elle hait la dépense, elle aime le ménage,
Et comme si le Ciel te l’envoyoit d’en haut
Emilie est, Licas, le party qu’il te faut.

Air nouveau §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 321.

J'espere que vous serez satisfaite de l'Air nouveau que je vous envoye.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 321.
Le Printemps flate tout d'une douceur charmante
Par son agreable retour ;
Mais de tant de faveurs mon ame est peu contente,
Rien ne m'enchante
Que mon amour.
images/1694-04_321.JPG

[Elections faites à Liege] §

Mercure galant, avril 1694 [tome 4], p. 327-330.

 

Je viens à l’affaire de Liege dont je vais seulement vous raconter le fait, vous ferez ensuite vos reflexions. Le 20. de ce mois tous les Chanoines se trouverent au Chapitre ainsi qu’il avoit esté resolu. L’agitation y fut grande, & sur les dix heures le Grand Doyen Mean sortit luy vingt deuxiéme, en protestant contre tout ce qui s’alloit faire. Il resta vingt cinq Chanoines dans le Chapitre qui élûrent Mr l’Electeur de Cologne. Le Canon annonça aussi-tost cette élection, on alla chanter le Te Deum à l’Eglise, & mettre le nouvel Evêque en possession. On le mena de là au Palais, où il avoit fait preparer un grand repas. Le Grand Doyen convoqua le soir un Chapitre General pour le lendemain, les deux Partis s’y rendirent. Celuy de l’Electeur de Cologne demanda à l’autre ce qu’il venoit faire. Il répondit qu’il estoit venu pour élire un Evesque. On luy dit que l’Election estoit faite, & il fut obligé de se retirer. Il alla chez le Grand Doyen, à la reserve d’un Chanoine, qui ne voulut point le suivre. Ils éleurent dans la Salle le Grand-Maistre de l’Ordre Teutonique, chanterent le Te Deum, & se presenterent ensuite à la porte de l’Eglise, où ils voulurent mettre ce second Evesque en possession. Ils la trouverent occupée par une Garde, qui les empêcha d’y entrer. Ils allerent ensuite au Palais, où cet Evesque les devoit traiter, mais l’Electeur de Cologne avoit ordonné qu’on en chassast ceux qui vouloient y préparer ce repas. Pendant ce temps, le Canon de la Chartreuse, où est le quartier des Hollandois, se faisoit seulement entendre. Les deux Evesques firent jetter de l’argent aux Troupes & au Peuple, & couler force Vin. On prit l’argent, & on but à la santé des deux Evesques. Le soir, les Envoyez de l’Empereur, au nombre de trois, firent des Iluminations au devant de leurs Logis, & des feux de joye, & le Party de l’Electeur de Cologne donna aussi de grandes marques de son allegresse.