1694

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12].

2017
Source : Mercure galant, décembre 1694 [tome 12].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12]. §

[Sonnet] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 7-10.

Le Roy a déja donné la Paix à l’Europe, & si les interests particuliers qui entretiennent la Ligue, ne détruisoient pas l’effet de ses bonnes intentions, elle seroit encore bien-tost en estat de joüir du calme dont dépend tout son bonheur. Il y a longtemps que ce Monarque connoist que le plus grand de tous les triomphes consiste à pouvoir se vaincre soy-mesme, & à renoncer à des conquestes certaines, pour assurer le repos des Peuples. C’est ce qui a donné lieu au Sonnet que vous allez lire. Il est de Mr Ranchin, Conseiller du Roy en la Cour des Comptes, Aides, & Finances de Montpelier.

AU ROY.

La Victoire, grand Prince, en tous lieux suit tes pas,
Toujours au champ de Mars la gloire t’accompagne ;
Il n’est point de combat que ta valeur ne gagne,
De Place qui résiste au pouvoir de ton bras.
***
Ce bras victorieux n’est-il pas encor las ?
Ne veux-tu point laisser de Villes à l’Espagne,
De Vaisseaux aux Anglois, de Forts à l’Allemagne ?
Aux douceurs de la Paix ne te rendras-tu pas ?
***
Grand Monarque, il est vray que tes armes sont justes,
Que d’elles aujourd’huy tu tiens les noms augustes
De Protecteur des Rois, & d’appuy des Autels.
***
Mais songe que c’est moins pour des exploits de guerre
Qu’on plaçoit les Cesars au rang des Immortels,
Que pour avoir donné le repos à la Terre.

[Cantique sur les vaines occupations des gens du Siecle, tiré de divers endroits d’Isaïe & de Jeremie] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 146-151.

Je reserve pour le mois prochain la suite de cette Relation, afin de diversifier les matieres, & ne doute point que les Vers que vous allez lire ne vous fassent le mesme plaisir qu’ils ont fait à tout ce qu’il y a de bons Connoisseurs. Leur tour aisé vous fera connoistre qu’ils partent de source, & que l’Auteur a tous les talens qui peuvent faire réussir avec avantage, quand on entreprend un ouvrage de Poësie. La matiere en est relevée, & il seroit difficile de la traiter avec plus de force, ny plus noblement.

CANTIQUE
Sur les vaines occupations des gens du Siecle, tiré de divers endroits d’Isaïe & de Jeremie.

Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m’éleve aujourd’huy ?
Malheureux l’homme qui fonde
Sur les hommes son appuy !
Leur gloire fuit & s’efface
En moins de temps que la trace
Du Vaisseau qui fend les mers,
Ou de la fléche rapide,
Qui loin de l’œil qui la guide
Cherche l’oiseau dans les airs.
 De la Sagesse immortelle
La voix touche & nous instruit.
Enfans des hommes, dit-elle,
De vos soins quel est le fruit ?
Par quelle erreur, Ames vaines,
Du plus pur sang de vos veines
Achetez vous si souvent,
Non un pain qui vous repaisse,
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamez que devant.
***
 Le Pain que je vous propose
Sert aux Anges d’aliment.
Dieu luy-mesme le compose
De la fleur de son froment.
C’est ce Pain si delectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l’offre à qui me veut suivre,
Approchez ; voulez-vous vivre ?
Venez, mangez, & vivez.
 O Sagesse, ta parole
Fit éclorre l’Univers,
Posa sur un double Pole
La Terre au milieu des Mers.
Tu dis, & les Cieux parurent,
Et tous les Astres coururent
Dans leur ordre se placer.
Avant les Siecles tu regnes,
Et qui suis-je que tu daignes
Jusqu’à moy te rabaisser ?
***
 Le Verbe, Image du Pere,
Laissa son Trône éternel,
Et d’une mortelle Mere
Voulut naistre homme & mortel.
Comme l’orgueil fut le crime,
Dont il naissoit la victime,
Il dépoüilla sa splendeur,
Et vint, pauvre & miserable,
Apprendre à l’homme coupable
Sa veritable grandeur.
 L’ame heureusement captive
Sous ton joug trouve la paix,
Et s’abbreuve d’une eau vive,
Qui ne s’épuise jamais.
Chacun peut boire en cette onde,
Elle invite tout le monde,
Mais nous courons follement
Chercher des sources bourbeuses
En des Citernes trompeuses,
Dont l’eau fuit à tout moment.

[Histoire] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 188-221.

Il est difficile d’aimer delicatement sans avoir quelques mouvemens de jalousie. Cependant cette passion est si contraire à l’amour, que si elle ne vient pas à bout de l’étouffer, elle luy fait souvent des blessures dont il a peine à guerir. L’avanture que je vais vous raconter en est une preuve. Une jeune Demoiselle, aussi aimable par son humeur & par la douceur de son esprit, que par l’agrément de sa personne, vivoit avec une mere qui aimant beaucoup le monde, ne laissoit pas de s’être toûjours fait estimer par la regularité de sa conduite. Le jeu, la promenade, & les autres divertissemens que se permettent les femmes, luy faisoient passer le temps agreablement, & comme elle estoit d’un fort bon commerce, on avoit de l’empressement à estre de ses Amis. Le plaisir que l’on se faisoit d’aller chez elle, redoubla beaucoup, lors que sa Fille eut atteint ces belles années où la beauté brille dans tout son éclat. Elle estoit blonde, avoit les traits reguliers, & ayant pris les Leçons d’une habile Mere, elle n’estoit point embarrassée des douceurs qu’on luy contoit. Les Amans se presenterent en foule, & il s’agissoit de faire un bon choix. Un jeune Marquis fut un des premiers qui se montra touché de ses charmes. Il estoit bien fait, avoit de l’esprit, & il l’auroit emporté sur tous ses Rivaux, mais il dépendoit d’un Pere aussi absolu qu’ambitieux, qui ayant des vûës pour luy, ne luy laissoit pas le pouvoir de s’engager. Il s’en expliquoit sans aucun déguisement, & ne marquant aucune prétention, il demandoit seulement à estre Amy de la Mere & de la Fille, ce qui le faisoit recevoir sans consequence. Il prenoit plaisir à voir la Belle ; & comme il estoit complaisant & enjoüé, la Belle en prenoit aussi à le voir. C’estoit cependant sans engagement de cœur. Aussi ne mit-elle aucun obstacle à l’amour d’un Cavalier, qui commença par luy demander si rien ne luy déplaisoit dans sa personne, & si elle agréroit qu’il prist de l’attachement pour elle. La Belle répondit en Fille sage que quand sa Mere luy auroit permis de l’écouter, elle luy feroit connoistre qu’elle se tenoit honorée de sa recherche. Une réponse si digne d’une personne qui n’avoit pas moins d’esprit que de vertu, fut un grand charme pour le Cavalier. Il se declara avec la Mere, qui consentant à sa passion, vit avec joye qu’il volust bien employer ses soins à meriter le cœur de sa Fille. Ce fut un dessein qu’il ne forma pas inutilement. La correspondance de la Belle le rendit éperdûment amoureux en fort peu de temps, & toutes deux avoient bien sujet de souhaiter la conclusion de cette affaire. Tout ce qu’on peut demander dans un Amant dont on veut faire un Mary, se rencontroit dans le Cavalier. Il estoit riche, d’une Maison assez distinguée, & il n’avoit aucune des mauvaises qualitez, dont les jeunes gens semblent aujourd’huy faire vanité. Tout le défaut qu’on luy pouvoit reprocher, c’est qu’ayant le cœur extremement tendre, il estoit sujet à estre jaloux. Ainsi il estoit blessé lors que la Belle jettoit sur quelqu’un des regards trop favorables. Il examinoit toutes ses paroles, estoit attentif à toutes ses actions, & ses manieres honnestes pour ceux qui la loüoient quelquefois sur sa beauté, estoient pour luy autant de sujets de plainte, qui l’obligeoient à prendre un ton serieux, ou qui le faisoient resver. C’estoit l’effet d’un scrupule delicat qui luy faisoit croire que la moindre dissipation d’esprit estoit un larcin qu’on faisoit à son amour. La Mere qui luy connut ce défaut, instruisit sa Fille sur la conduite qu’elle devoit tenir avec luy. Elle luy dit que si elle ne prenoit assez de pouvoir sur son esprit pour le défaire de cette jalouse humeur, qui luy paroissoit bizarrerie, il l’obligeroit à vivre avec une si grande reserve, quand il l’auroit épousée, qu’elle se verroit contrainte de demeurer enfermée chez elle sans y voir personne, ny oser se mettre d’aucune societé. La Belle la crut. Si-tost que le Cavalier vouloit se plaindre, elle prenoit un air fier, & se plaignant elle-mesme, elle luy disoit qu’il luy faisoit une injure qu’elle avoit peine à luy pardonner ; qu’il suffisoit qu’elle l’eust assuré plus d’une fois qu’elle l’aimoit veritablement, & qu’elle n’aimoit que luy, pour ne luy laisser nulle inquietude ; qu’il luy seroit plus avantageux de se retirer tout d’un coup dans un Convent, & de renoncer pour jamais au monde, que de l’épouser pour n’estre pas libre à disposer d’un regard ; que ces sortes de contraintes dont on devinoit aisément la cause, faisoient toujours faire de fort méchans contes, qui estoient toujours desavantageux à l’un & à l’autre ; qu’il devoit avoir de la confiance en elle, comme elle en avoit en luy, & que cette confiance estant la marque la plus assurée que l’on se pouvoit donner d’une estime mutuelle, elle ne pourroit se répondre de la sienne, quand il la soupçonneroit d’avoir d’autres sentimens que ceux que luy devoient inspirer sa gloire, sa vertu, & son devoir. Comme il estoit né pour la tendresse, & que la Belle luy plaisoit infiniment, il la prioit de luy pardonner son trop de delicatesse qui l’obligeoit à s’inquieter sur les moindres apparences que son cœur ne fust pas si bien à luy, qu’il ne fust capable de quelque autre impression, & pour ne luy plus donner de ces sortes de chagrins, qui la mettoient quelquefois dans une mauvaise humeur, dont elle avoit peine à revenir, il s’accoutuma à ne se plus allarmer de certaines choses qui l’auroient toûjours blessé sans l’attention particuliere qu’il avoit à se bien representer l’innocence de la Belle ; mais quoy qu’il eust changé presque entiérement de caractere sur la jalousie, il ne se put vaincre sur le chapitre du jeune Marquis. Son enjoûment, & son trop de vivacité dans les choses qu’il disoit, ne manquoient jamais à le tourmenter, & malgré les sentimens avantageux qu’il avoit de la vertu de la Belle, il ne pouvoit s’empescher de croire qu’il y avoit entre l’un & l’autre quelque intelligence, qui seroit cause qu’il n’auroit jamais l’entiere possession de son cœur. La Belle à qui il ne put cacher sa crainte, jugea à propos de l’en guerir, & elle s’y resolut avec d’autant moins de peine que jamais elle n’avoit rien senty pour le Marquis qui passast l’estime. Ainsi elle le pria de ne la voir plus que tres-rarement, & de s’observer si bien que la conversation devinst toujours generale, & sur des choses tout à fait indifferentes. La chose alla comme on l’avoit souhaité. Le Cavalier eut sujet d’estre tranquille ; il aimoit la Belle avec la plus forte passion, il estoit aimé de mesme, & tout se préparoit pour le mariage, lors qu’un jour avant celuy où l’on devoit signer les articles, un incident des plus imprévûs causa un desordre extraordinaire. La Belle étant seule dans sa chambre avec une Demoiselle de sa mere, le Marquis y vint luy dire un adieu particulier. Il partoit le lendemain avec son Pere, qui le menoit voir une Heritiere qu’on vouloit luy faire épouser au premier jour. Tandis qu’il plaisantoit sur sa destinée, qui par des considerations de fortune l’obligeoit à aller offrir son cœur à une personne qui luy estoit inconnuë, & qui pouvoit n’estre pas aimable pour luy, la Belle qui par hazard s’étoit approchée d’une fenestre, apperçût le Cavalier qui descendoit de Carosse dans la cour. La crainte qu’elle eut qu’il ne l’eust vûë, & que montant tout droit à sa chambre, il ne la surprist seule avec le Marquis, ce qui luy auroit causé quelque peine, luy fit croire qu’elle feroit bien de le cacher dans son cabinet, mais comme elle balança un peu de temps sur la resolution qu’elle devoit prendre, elle ne le put faire assez promptement pour empescher qu’il ne l’entrevist lors qu’elle en fermoit la porte. Il affecta d’estre de fort bonne humeur, pour ne laisser rien paroître des soupçons que luy donnoit ce qu’il n’avoit veu qu’imparfaitement. L’envie de s’éclaircir mieux avant que d’oser se plaindre, fit qu’il demanda d’entrer dans le cabinet sur quelque prétexte, & voyant la Belle fort déconcertée, qui sans luy répondre, insistoit toujours à le mener dans la chambre de sa Mere, ou il y avoit beaucoup de monde, il ne douta point qu’il ne fust trompé. Ce fut une chose surprenante qu’il pust demeurer assez maistre de luy-mesme pour déguiser l’agitation où il estoit. Il la pria de souffrir que l’on fist venir un de ses gens, pour un ordre qu’il avoit à luy donner, aprés quoy il luy donneroit la main pour la conduire où elle vouloit aller. L’ordre fut de se tenir dans la ruë, & d’observer avec soin, si le Marquis ne sortiroit pas. Cela fait, il se rendit avec la Belle où la Compagnie estoit assemblée, & il en reçut force complimens sur son mariage, qui estoit prest de se faire. Il y répondit d’une maniere agréable, & sans témoigner aucun embarras d’esprit ; mais quand il fut retourné chez luy, & qu’il sceut qu’on avoit veu sortir le Marquis de la maison de la Belle, il se trouva dans un desespoir inconcevable. Il fut convaincu que le Marquis possedoit son cœur absolument, puis qu’il avoit des rendez-vous particuliers avec elle, & qu’elle prenoit la précaution de le cacher, afin de tenir la chose secrette. Cette sorte d’infidelité qu’il croyoit avoir si peu meritée, luy parut inexcusable. Il se representa le malheur où sa passion l’auroit fait tomber si elle estoit devenuë sa femme, & prenant toutes les marques de correspondance qu’il avoit reçuës pour des dissimulations & des perfidies, il admiroit comment elle sçavoit si bien l’art de feindre, qu’il ne se fust point encore apperçeu qu’il avoit toujours esté sa dupe. Il fit ensuite de tristes reflexions sur le peu de solidité qu’il y avoit dans toutes les choses du monde, dont il prenoit un dégoust qui luy rendoit la vie haïssable. Aussi ne sçauroit on exprimer dans quels cruels mouvemens de jalousie, de dépit & de colere, il passa toute la nuit. Il se garda bien d’aller le lendemain voir la Belle, chez qui tous ses parens estoient assemblez pour faire dresser & signer les Articles. Le Cavalier n’y paroissant pas, aprés qu’on se fut lassé de l’attendre, on envoya le chercher chez luy, & on répondit qu’il estoit sorty de bon matin, sans qu’il fust rentré depuis. La même chose arriva le jour suivant, & comme la Belle ne soupçonnoit point qu’il sçeust l’entrevuë du Marquis, elle ne pouvoit comprendre, non plus que les autres, ce qu’il estoit devenu. Deux jours aprés, on fut éclaircy par un billet qu’un inconnu laissa en passant. Il estoit du Cavalier, qui marquoit à la Belle qu’il l’abandonnoit à la passion du jeune Marquis ; qu’elle avoit eu tort de ne luy pas dire l’attachement qu’elle avoit pour luy ; qu’il luy auroit épargné la dure contrainte de ne le voir qu’en particulier, & de le cacher dans son cabinet pour n’estre pas surprise dans un teste à teste ; qu’il luy disoit adieu pour toujours, & qu’il alloit en un lieu où il seroit hors d’estat de luy faire des reproches par sa presence. La Belle fut obligée d’expliquer ce qui luy estoit arrivé avec le Marquis. La chose estoit innocente, mais elle avoit une apparence contraire, & on ne s’estonnoit point qu’un homme, naturellement jaloux, s’en fust fait un monstre qui l’avoit épouvanté. Elle eut un extrême déplaisir de son imprudence, qu’elle n’estoit plus en pouvoir de reparer. Cependant elle se tint assurée que si jamais elle revoyoit le Cavalier, elle viendroit à bout de le convaincre de son innocence, & elle en fut d’autant plus persuadée que le Marquis qui se maria peu de temps aprés, devint si amoureux de sa femme, qu’il ne la pouvoit quitter. Ainsi elle resolut d’avoir une attention tres-scrupuleuse sur sa conduite sans souffrir aucun Amant. Elle aimoit veritablement le Cavalier, qui estoit un Party tres-avantageux pour elle, & qui meritoit toute son estime par ses bonnes qualitez. Elle s’informa de toutes parts, & n’en put apprendre de nouvelles. Le bruit commun fut qu’il estoit allé en Italie, parce qu’il avoit toûjours marqué beaucoup d’envie d’y faire un voyage. Quatre ou cinq mois s’estoient déja écoulez, quand la saison des vendanges estant arrivée, sa Mere fut priée par une de ses Amies d’aller la passer dans une des plus agreables Villes du Royaume, à cinquante lieuës ou environ de Paris. Elle y alla avec sa Fille, & un de ses Neveux, que son esprit aisé & docile & beaucoup d’agrément d’humeur faisoient souhaiter par tout. On les y reçeut de la maniere du monde la plus agreable, & ce n’estoient tous les jours que festins & que nouvelles parties de plaisir. Quinze jours aprés leur arrivée, la Belle estant entrée par hazard dans une Eglise de Religieux où elle n’avoit point encore esté, elle y vit venir beaucoup de monde, ce qui luy en fit demander la cause. On luy répondit que c’estoit pour une Prise d’habit, & l’envie d’en voir la Ceremonie luy fit choisir une place qui estoit des plus commodes. Un peu aprés, celuy pour qui elle se faisoit estant venu se mettre à genoux au bas de l’Autel, il ne se peut rien ajoûter à la surprise qu’elle eut, lors qu’ayant jetté les yeux sur luy, elle reconnut le Cavalier. La prétenduë infidelité qu’on luy avoit faite, & sa jalousie trop delicate, dont il sentoit bien qu’il auroit peine à se corriger, luy ayant fait croire que jamais il ne seroit heureux dans le monde, il s’estoit resolu à le quitter ; & afin que son dessein ne reçust aucune opposition, il avoit fait choix d’un lieu éloigné, où il n’estoit connu de personne. L’émotion que sentit la Belle fut fort extraordinaire, mais elle n’approcha point de celle du Cavalier, qui ayant tourné les yeux du costé où elle estoit, ne pouvoit comprendre par quelle rencontre il voyoit present ce qu’il avoit voulu éviter. La vûë de la Belle le frappa sensiblement, & tout son amour s’estant réveillé, il ne fut plus le maître de sa raison, ny de ses sens. Il tomba dans un évanoüissement terrible, & les remedes communs n’ayant pû l’en retirer, on fut obligé de l’emporter dans un autre lieu. Tandis que l’on s’occupoit à le faire revenir, la Belle songeoit à ce qu’elle avoit à faire. Il luy paroissoit qu’elle devoit aller avertir le Superieur, de l’engagement que le Cavalier avoit avec elle, & c’est à quoy elle estoit en quelque façon determinée, lors qu’on vint dire que l’évanoüissement estoit passé, mais qu’il avoit esté suivy d’une si grande foiblesse, qu’on se trouvoit obligé de remettre la Ceremonie à un autre temps. La Belle alla aussi-tost conter à sa Mere ce qui venoit de luy arriver, & la Mere pria son Neveu qui l’avoit accompagnée, & qui connoissoit le Cavalier, d’aller le trouver le lendemain, pour sçavoir de luy ce qui l’avoit obligé à leur manquer de parole. Une grosse fiévre qu’il avoit ne l’empescha point d’avoir avec luy une conversation tres longue, où tout ce qu’il pouvoient se demander l’un à l’autre fut agité à loisir. Le Cavalier insista longtemps sur l’infidelité de la Belle mais le sincere recit de la vérité, & le mariage du Marquis qui s’estoit fait presque en mesme temps que l’incident dont il se plaignoit estoit arrivé, la justifierent si parfaitement, qu’il fut contraint d’avoüer qu’il ne falloit pas toûjours juger sur les apparences. Le Parent de cette aimable personne fit fort valoir la sage conduite qu’elle avoit tenuë, en ne voulant écouter aucun Amant, quelques propositions qu’on eust pû luy faire, jusqu’à ce qu’elle eust appris ce qu’il estoit devenu, & s’il vouloit rompre un engagement dont elle faisoit tout son bonheur. Le Cavalier soupira, & n’estant point assez fort pour tenir contre tant de marques de constance, il conjura ce Parent de ne point faire éclater cette avanture & de luy laisser conduire la chose. Sa fiévre fut un prétexte pour demander à sortir du Monastere, & il s’en servit pour ébloüir les Religieux. Ainsi par le conseil du Superieur, à qui il confia le secret de son amour, & qui estoit un homme trop sage pour le laisser aller plus avant avec une passion aussi forte dans le cœur que celle qu’il luy peignoit, il sortit de sa Cellule, & trouva un appartement tout prest pour luy dans le lieu mesme où la Belle estoit logée. Ce fut assez que de la revoir pour l’aimer plus que jamais. Sa fiévre se dissipa. Ils se renouvellerent les asseurances d’un attachement qui ne finiroit qu’avec leur vie, & estant retournez ensemble à Paris, ils se marierent peu de temps aprés.

[Conseils d’un Pere à ses enfans] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 223-226.

Il est des matieres qui ne s’épuisent jamais. Telle est celle que Mr l’Abbé Goussault, cy-devant Conseiller au Parlement de Paris, vient de traiter sous le titre de Conseils d’un Pere à ses Enfans. Le Testament de feu Mr de la Hoguette, & ce que Mr le Comte de Bussy a écrit encore depuis peu sur ce sujet, n’empeschent point qu’on ne trouve beaucoup de choses nouvelles dans le Livre dont j’ay commencé à vous parler. La lecture n’en peut estre que d’une fort grande utilité, & elle doit plaire d’autant plus que chaque Chapitre est divisé en un certain nombre de Conseils, qui sont autant de Maximes, propres à former l’esprit & le cœur de ceux qui entrent dans la pratique du Monde. Rien ne manquoit à Mr l’Abbé Goussault pour faire un Ouvrage de cette nature. Son long commerce avec les Personnes les plus distinguées par leurs emplois & par leur naissance ; ses lumieres naturelles jointes à celles qu’il s’est acquises par de solides lectures, & l’avantage qu’il a de bien raisonner & de penser toûjours juste, luy ont donné de grandes facilitez pour rendre cet Ouvrage de bon goust. Il se debite chez le Sr Brunet Libraire, dans la grande Salle du Palais.

[Galanteries faites à la Cour de Danemarck] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 256-258.

La veille du jour de la Feste de Saint Martin, le Roy de Dannemarck fut traité à souper, & diverty fort agreablement par le Comte de Guldenlew. Il y avoit dans une grande Salle huit magasins ouverts en forme de boutiques, remplis de toutes sortes de riches marchandises. Le Comte de Guldenlew étoit assis dans la principale, vestu en Marchand Persan. La Comtesse de Guldenlew, son Epouse, aussi vestuë en Marchande, estoit dans le second magasin, qui representoit une boutique de Confiturier, où il y avoit toutes sortes de dragées & de Confitures. Le jeune Prince de Guldenlew paroissoit dans le troisiéme en marchand Papetier, & il y avoit de toutes les marchandises propres à ce métier. Les autres magasins, fournis de diverses marchandises, estoient occupez par plusieurs Dames differemment habillées, & elles avoient de jeunes Gentilshommes lestement vestus en Garçons de boutiques. La Table où fut servi le soupé, estoit en forme d’une M. Vous voyez bien que cette Feste est une imitation des galanteries de cette nature, que le Roy a faites souvent à Marly. Tout y fut magnifique avec Musique, & ensuite Comedie Italienne.

[L’Amour à la Mode, Satyre Historique] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 259-261.

Il y a trente ans que dans les Histoires que l’on donnoit au Public, plus pour son divertissement que pour son instruction, on rendoit les hommes si parfaits dans les peintures que l’on en faisoit, que personne ne pouvoit se proposer d’atteindre à cette perfection. On ne peut douter de ce que je dis, puis que tous ceux & celles qui les ont voulu imiter, ont esté appellez par dérision, Heros, ou Heroines de Romans. On a changé de maniere dans ces Ouvrages. Ils ne sont ny si longs, ny si heroïques ; & comme on ne se propose que de peindre la verité, & la nature toute pure, on n’y voit que des défauts & des foiblesses. On les met au jour ; les hommes s’y reconnoissent, & se trouvant ou trop foibles, ou ridicules, ou vicieux, la pluspart, aprés avoir rougy en secret, tâchent à se corriger. Ainsi les Ouvrages d’aujourd’huy, qui ne paroissent faits que pour divertir, ne laissent pas d’estre utiles à ceux qui veulent bien s’appercevoir de leurs défauts. Madame de Pringy en vient de donner un au Public, intitulé, L’Amour à la mode, Satire historique. Le Livre qui porte pour titre, Le Caractere des Femmes de ce Siecle, & qui a paru avec beaucoup de succés, ayant fait voir qu’elle connoist le monde, il y a lieu de croire que son dernier ouvrage ne recevra pas moins d’approbation.

[Divertissemens preparez pour ce Carnaval] §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 280-295.

J’ay à répondre aux plaintes que vous me faites de ce que je ne vous parle plus des ouvrages de Théatre que l’on donne de temps en temps au Public. Cela vient de ce que le plus souvent on ne luy laisse pas le pouvoir d’en décider. On ne jugeoit autrefois des pieces qu’aprés leur avoir donné toute l’attention necessaire ; & on ne s’appercevoit qu’elles déplaisoient que quand on voyait les Assemblées peu nombreuses ; mais aujourd’huy tout va par cabale, & il s’en voit quelquefois d’outrées, pour faire échoüer ce qu’on ne veut pas qui réüssisse. C’est à cette occasion que la Satyre des petits Maistres a esté faite, & le grand succez qu’elle a eu justifie assez ce que j’avance. La mesme Cabale qui fait tomber un Ouvrage, en fait quelquefois réüssir d’autres qu’on trouveroit pitoyables si elles ne s’en mêloit pas. Ainsi j’ay raison de ne point parler, puisque mon sentiment seroit souvent inutile, & peut-estre desobligeant, toutes les veritez n’étant pas bonnes à dire. Voilà ce qui se passe ordinairement à l’égard des gens de qualité ; mais leur jugement n’est pas toûjours ce qui fait pancher la balance. Le Parterre, s’il m’est permis de parler ainsi, ressemble à la Chambre des Communes d’Angleterre, qui ne manque presque jamais de l’emporter sur la Chambre des Seigneurs. Ce jugement du Parterre seroit pourtant équitable, s’il n’y avoit que les gens de bon sens, qui y décidassent ; mais leur voix n’est pas entenduë parmi un nombre superieur, de tout ce que chaque Profession a de turbulent, d’évaporé, & d’enfans du desordre, de la bonne-chere, & de la joye outrée. Ceux-là n’aiment que le bruit, & ne cherchent qu’à en faire ; ce qu’ils ne peuvent qu’en trouvant une piece mauvaise afin d’avoir lieu de la siffler. Ils ne laissent pas d’estre persuadez qu’ils font mal, & ce qui en est une preuve convaincante, c’est qu’il n’y a sorte d’adresse dont ils ne s’avisent pour siffler sans estre vûs. On doit demeurer d’accord qu’ils ont raison en cela, puis qu’il n’y a point d’homme raisonnable qui voulust avoüer qu’il a sifflé à la Comedie. Rien n’est plus contraire à la sagesse, à la prudence, & à la justice, on n’y sçauroit avoir trop d’attention pour juger sainement, & il est mesme presque impossible de bien juger d’un ouvrage qu’on n’a pas oüy ou lû plusieurs fois. Ces sortes de Juges-là ne cherchent qu’à se divertir aux dépens du bon sens, & de la raison qu’ils veulent bannir de toutes les Pieces de Theatre. Ils ne peuvent souffrir deux lignes serieuses dans une Comedie pour en expliquer le sujet. Ils veulent qu’on agisse toûjours sans rien faire, puis qu’ils ne donnent pas le temps de nouër une intrigue. Si un Acteur leur déplaist, ils sifflent pour l’obliger de quitter la Scene, & faute d’avoir oüy ce que cet Acteur doit dire, on ne peut plus rien comprendre au reste de la Piece. Quoy que la Comedie soit un portrait des actions de la vie, ils trouvent mauvais que ce tableau ait quelques traits delicats, & pour leur plaire, il faut qu’il soit fait avec une brosse, non avec un pinceau. Pour faire un tableau qui plaise, il faut du clair & de l’obscur, & que les ombres fassent briller les couleurs ; ces Censeurs n’en veulent point à la Comedie, tout doit estre clair, c’est-à-dire risible. Ils demandent que les personnages Comiques soient toûjours employez, & les appellent souvent lors qu’ils ne sont pas sur la Scene, comme si deux ou trois Acteurs devoient seuls joüer toute une Piece. Cependant si on les faisoit parler trop longtemps, ils les siffleroient comme les autres. On veut siffler, parce qu’on excite par là un desordre que l’on trouve plus divertissant que tout ce qu’on pourroit entendre. Il y a plus, & on a vû quelquefois tomber des Pieces quoy qu’elles ne fussent point condamnées. Il ne faut pour cela qu’un coup de siflet donné pour appeler un Acteur qui tarde trop à venir, ou pour une Perruque de travers. Le Parterre estant en mouvement, ne cesse plus de sifler, & cela est arrivé plus d’une fois aux vieilles Pieces, qui passent pour les meilleures. J’ay oüi dire là-dessus qu’un Peintre ayant à faire paroistre un Etourdy, un Evaporé dans un Tableau, où il devoit peindre des Seditieux, alla exprés à la Comedie, pour y remarquer les mouvemens des visages des Sifleurs, prétendant qu’il devoient estre les mesmes que ceux des Perturbateurs du repos public, qui ayant la bouche ouverte, sont toujours prests à crier, sans sçavoir pourquoy, aujourd’huy d’un party & demain contre. Mon but n’est pas en parlant contre les Sifleurs, de choquer ceux qui vont à la Comedie au Parterre. Ils sont les premiers importunez de ces gens tumultueux, qui décident sans avoir rien écouté, quoy qu’on se trompe souvent lors qu’il est question de décider, mesme aprés avoir prêté un attention fort grande. Je ne pretens pas non plus, en condamnant les Sifleurs, justifier toutes les pieces qui sont siflées ; mais on ne doit pas aussi conclurre que toutes celles qui sont siflées, soient méchantes. Cependant cela suffit pour les perdre, & l’on ne demande point le lendemain d’une premiere representation, si la Piece est bonne, ou non, mais si elle a esté siflée ; tout est décidé par lâ. Comme la pluspart des Ouvrages de Theatre ont cette destinée, il seroit inutile que je vous en parlasse dans le temps qu’on n’en parle plus. Si une Comedie a merité son mauvais sort, j’aurois mauvais grace de renouveller le chagrin qu’en a l’Auteur ; & si on luy a fait injustice, ma voix ne rétabliroit pas ce que les Siflets ont ruiné. Quand le contraire arrive, & que la Brigue fait réussir des Ouvrages qui ne le meritent pas, j’avouë que j’ay de la peine à démentir mon sentiment en donnant des loüanges à ce qui ne m’en paroist pas digne. Ainsi je ne raisonne jamais, lors que le Public a décidé en Corps, soit en bien, soit en mal. C’est un torrent contre lequel la prudence ne veut pas qu’on se roidisse, puis qu’on le feroit inutilement. Tout ce que je puis faire pour contenter vostre curiosité, est de vous annoncer seulement les Ouvrages de Theatre avant qu’ils ayent esté representez, & je vais commencer, en vous apprenant qu’on aura encore un Opera nouveau ce Carnaval. La Nouvelle est assez surprenante, puis qu’on n’a jamais donné deux Opera nouveaux dans le mesme hiver. Celuy qui paroistra au commencement de Février, est intitulé, Theagene & Chariclée, & la Musique est encore de Mr Desmarets, qui a fait celle des Opera de Didon, & de Circé. Quant aux Comediens François, ils doivent joüer dans quinze jours ou trois semaines au plus tard, une Comedie nouvelle, qui a pour titre, Les Dames Vangées. On m’a assuré que cette Piece ne regardoit en aucune maniere la Satire de Mr Despreaux ; que les Femmes y sont attaquées par un homme du monde, qui se donne le droit de juger de toutes par quelques unes qu’il a pratiquées, & que le merite du beau Sexe joint à divers incidens, force à changer de sentiment. On pretend que tout est nouveau dans cette Piece, ce qui est rare aujourd’huy, & que les honnêtes gens n’y trouveront pas moins à se divertir, que ceux qui veulent rire sans relâche, & qui souvent aprés avoir ry, ne trouvent point de sens dans l’œconomie d’une Piece, parce qu’ils ne veulent rien entendre de serieux qui établisse le sujet.

Air nouveau §

Mercure galant, décembre 1694 [tome 12], p. 300-301.

Voicy des paroles qui ont esté mises en air, en faveur d'une aimable Veuve.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 300.
Iris au desespoir en perdant ce qu'elle aime,
Vouloit par son trépas signaler sa douleur,
Mais l'Amour, protecteur de sa constance extrême,
Prend soin d'adoucir son malheur.
Ce Dieu vient de remplir son desir & le nostre ;
Des yeux si charmans & si doux
Qui versent tant de pleurs pour un premier Epoux,
N'en meritent-ils pas un autre ?
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