1695

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1].

2017
Source : Mercure galant, janvier 1695 [tome 1].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1]. §

[Idille] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 87-108.

 

Quoy que l’ouvrage que je vous envoye, paroisse estre un peu de vieille datte, il n’a point encore paru dans le monde. Mr de la Neuville qui en est auteur, & dont vous en avez déja vû autrefois quelques autres dans mes Lettres, s’étoit engagé à faire un Idille sur les Montagnes, semblable à celuy que vous verrez aujourd’huy sur les Bois, & tous deux à l’imitation de ceux de l’illustre Madame des Houlieres, dont il avoit l’avantage d’estre connu, mais on dit qu’il a tourné ses soins sur une occupation plus serieuse que celle de la Poësie. Je vous en entretiendray quand son ouvrage aura passé de son cabinet dans celuy de ses amis.

LETTRE
À Mademoiselle D. B.

Pourquoy me demander si obligeamment, Mademoiselle, l’Idille des Bois, qui vous appartient mieux qu’à moy, puisque je ne l’ay fait que pour vous, & qu'inspiré de vous ; & comme si cet honneur ne suffisoit pas pour remplir toute mon ambition, vous ajoûtez encore que vous voulez l’apprendre, que pour ne l’oublier jamais, & mesme le faire voir à nostre illustre Amie Madame des Houlieres, à qui nous avons l’obligation d’avoir ramené sur le Parnasse François, ce genre de Poësie galante & morale qui n’estoit plus connu que de l’Apollon Italien. Je n’ose vous dire icy, Mademoiselle, tout ce que j’ay senty en lisant vostre charmant billet ; & quoy que vous me flattiez de vouloir apprendre mon Idille, je vous avouë de bonne foy que le plaisir d’occuper un place dans vostre memoire, sembloit ne me plus suffire, & que poussant plus loin ma bonne fortune, j’ay bien osé desirer passer de vostre souvenir jusques dans vostre cœur. Voila ce que c’est, Mademoiselle, que de m’annoncer un bonheur qui devroit borner mon ambition & mes souhaits ; mais non content de ce qui pourroit satisfaire mes desirs, je cherche encore à l’augmenter par l’honneur de vous plaire aussi bien que par le plaisir de vous obéir.

LES BOIS.
IDILLE.

Déja le bel Astre du jour
Avoit rendu par son retour,
A nos Prez leur émail, à nos Bois leur verdure,
Et déja les Bergers, dans cet heureux sejour,
 De concert avec la Nature,
Sembloient ne respirer que la joye & l’amour,
Quand Iris & Daphné, Nimphes jeunes & belles,
Que le tendre Damon conduisit en ces lieux,
 Se déroberent à ses yeux,
Pour s’aller perdre ensemble en des routes nouvelles.
Damon qui les suivoit dans les Bois de * Balsy,
Sous un feüillage obscur s’alla cacher prés d’elles,
 Et là ces deux Nimphes fidelles,
Se croyant sans témoins discoururent ainsi.
Daphné fut la premiere à rompre le silence,
 Et dit, en embrassant Iris,
 Puis que dés nostre tendre enfance,
L’amitié joint nos cœurs ainsi que nos esprits,
 Reçois la tendre confidence
De tout ce que je sens, de tout ce que je pense.
Et vous, tranquilles Bois, dont nous troublons la paix,
Ecoutez nos soupirs, & n’en parlez jamais.
Nous fuyons toutes deux & la Ville & les hommes,
 Aimables Bois, consolez-nous ;
 Jadis vous n’aviez que des Loups,
 Mais helas ! au temps où nous sommes,
 Paris en a bien plus que vous.
Vostre profond repos a pour vous tant de charmes,
 Qu’il calme ce juste couroux,
Que causent les Amans, les Maris, les jaloux ;
Mais pour mieux revenir de nos tristes alarmes,
Le cœur gros de soupirs, les yeux baignez de larmes,
 Nous vous le dirons mille fois,
 Consolez-nous, aimables Bois.
 Ce secret nous est d’importance,
Quoy qu’il n’égale pas la grande confidence,
 Que tant de Bergers tous les jours,
 Vous font de leurs tendres amours,
 Dont vous sçavez la violence.
 Souvent les oiseaux, plus heureux
 Que les Bergers & les Bergeres,
N’eprouvant point d’amour les tourmens rigoureux,
Vous font, aimables Bois, les seuls dépositaires
 De leurs petits soins amoureux.
Tout demeure chez vous dans la pure nature :
 Rien ne s’y fait à l’avanture,
Vous avez comme nous, & vos jours, & vos nuits,
Mais, helas, comme nous, vous n’avez pas d’ennuis ;
 C’est ce qui fait nostre murmure.
 L’unique destin des humains
 Nous paroist & cruel & rude.
Si nous cherchons, au fort de nostre inquietude,
Un discret confident, tous nos efforts sont vains,
Bois, on n’en trouve plus qu’en vostre solitude.
 On ne voit plus par tout ailleurs,
 Que perfidie & qu’inconstance.
 Les hommes, pour avoir des cœurs,
 N’ont pas plus de reconnoissance.
Le plus foible dépit, la plus legere absence
 Borne dans un jour leurs douleurs,
Ils sont ingenieux à craindre des rigueurs,
 Qu’ils ne craignent qu’en apparence,
 Et sans faire la difference
Des doux empressemens & des sombres froideurs
 Ils tombent dans l’indifference,
 Qui les nourrit dans leurs erreurs ;
 Ainsi finit leur esperance.
Quand le Lierre une fois se joint à quelque Ormeau,
 Il s’y joint pour toute sa vie ;
Et les charmes naissans d’un nouvel Arbrisseau,
Ne font pas naistre en luy la plus legere envie
 De quelque engagement nouveau.
Il suit les mouvemens de la seule nature.
 Lors que l’Arbre seche sur pié,
 Le Lierre comme par pitié,
 Le veut couvrir de sa verdure.
Et si par sa vieillesse il tombe en pourriture,
 Le Lierre, quand il est lié,
En tombant avec luy prend la mesme posture.
Le Palmier n’a-t-il pas de pareils mouvemens ?
Quand d’un autre Palmier il veut joindre les Palmes.
 Alors ces deux Palmiers amans,
Etroitement unis paroissent bien plus calmes,
Qu’ils ne l’estoient tous deux dans leurs éloignemens.
Peut-on trouver quelqu’un dans le siecle où nous sommes,
 Qui s’attache pour plus d’un jour ?
 Non, les hommes sont toujours hommes,
 Un moment produit leur amour,
 Et l’instant qui le suit, le détruit à son tour.
L’objet le plus aimé, l’objet le plus aimable,
 Ne devient-il pas haïssable,
 Lors qu’il ne leur paroist plus beau ?
La rencontre souvent de quelque objet nouveau,
 Peut-estre un peu plus agreable,
 Met leur amour dans le tombeau ;
 Ou s’ils sont encore fidelles,
 Malgré ces changemens divers,
En voit-on un dans l’Univers,
Quand la Parque a rompu tant de chaisnes si belles,
Qui ne cherche aussi-tost à porter d’autres fers ?
 On voit tout changer sur la terre,
Les Oiseaux, de bocage, & les Ruisseaux, de lit,
Les Prez changent de fleurs, & les fleurs de parterre,
 Tout tombe, tout s’ensevelit.
 Une loy fatale & severe,
 Contraint chaque chose à changer ;
 Les moutons changent de Bergere,
 Et la Bergere de Berger.
 Iris, qu’un mesme esprit anime,
 Dit à son tour à sa Daphné,
Les hommes, comme à toy, m’ont à la fin donné
 Tant de mépris pour leur estime,
Que je croirois commettre un crime
De ne pas applaudir à ce jour fortuné,
Où mon cœur a connu qu’il estoit suborné.
L’erreur qui me flatoit est enfin dissipée,
Je renonce aux douceurs de leur perfide amour,
 Je ne veux plus estre occupée
Que des charmes naissans de ce charmant sejour ;
 Et puis que les sombres bocages
Font à present, Daphné, l’objet de tes desirs,
Joüissons toutes deux des mesmes avantages,
 Et goûtons les mesmes plaisirs.
 Bois, forests ; de qui la verdure
Semble, quand elle naist, réjoüir la nature,
 C’est à vous seuls à qui j’en veux,
Recevez, leur dit elle, aujourd’huy tous mes vœux.
 Arbres, c’est en vain qu’on le cache,
 On ne voit que vous de constans ;
Loin de changer jamais l’arbre qui vous attache,
Il faut pour le quitter que l’on vous en arrache,
Et que l’on rompe ainsi de tels engagemens.
 Si vous avez quelque inconstance,
 C’est pour obéir aux saisons.
 L’hiver seul avec ses glaçons,
 Vous fait changer en apparence,
Mais le Printemps qui suit, vous rend dès sa naissance
 Vostre verdure & vos boutons,
Et fait connoistre alors quelle est vostre innocence.
On ne vous voit jamais, Bois charmans, heureux Bois,
 Quitter les lieux qui vous font naistre ;
 Et si par de funestes loix,
Vous estes obligez d’en sortir une fois,
 Le Rossignol a beau paroistre,
Vous n’y retournez plus ouïr sa douce voix.
 Vos dépouilles nous sont utiles
Dans nos maisons, sur nos Autels,
Vous servez à parer les Palais de nos Villes,
On offre vos odeurs aux Cieux, aux Immortels.
 Ny vos Nimphes, ny vos Dryades,
N’ambitionnent pas le destin des Nayades :
On ne les entend point sur d’infidelles tons,
Chanter pour d’autres Dieux, que pour leurs Dieux champestres,
 Ny s’entestant pour des Tritons,
 Joindre leurs chiffres à leurs noms,
 Et les graver aux troncs des hestres.
 Si vos Faunes & vos Sylvains,
Plus heureux dans leurs fers que ne sont les Humains,
 Ne soupirent plus que pour elles,
S’ils sont aussi constans qu’elles leur sont fidelles,
Ils n’apprehendent plus leurs rigueurs, leurs dédains,
Elles ne craignent plus de voir leurs feux éteints,
 Et dans leurs flâmes mutuelles,
S’ils ont quelques rivaux, ce sont les seuls Zephirs,
 Qui sont témoins de leurs plaisirs.
 Si vos Nimphes toujours sinceres,
 Partagent vostre fermeté,
 Les Dieux nous sont bien plus severes,
Et traitent bien plus mal la foible humanité.
 Les hommes rebelles, perfides,
 Font gloire de leur trahison,
Et par un mouvement autant hors de saison,
 Qu’ils sont & foibles, & timides :
 Les sens qui deviennent leurs guides,
 Leur font oublier la raison.
 L’homme qui n’est point né parjure,
Pour suivre sa foiblesse & son temperament,
Par son panchant au changement,
 Fait violence à la nature.
 Ce qu’il veut aimer aujourd’huy,
 Il l’aime sans nulle mesure,
 Demain ce ne sera plus luy,
 Et son cœur changeant de figures
Sçait faire à ses plaisirs succéder son ennuy.
 Aprés un grand nombre d’années,
 La mort qui vient, & le surprend,
 Paroist à luy comme un torrent,
Qui l’entraisne bien tost à d’autres destinées.
 Ce coup plus craint dans l’Univers
 Qu’on ne craint celuy du Tonnerre,
 Par un sinistre & prompt revers ;
 Le précipite sous la terre.
 Rarement la posterité,
Vante-t-elle longtemps son nom, ny sa memoire.
Lors que l’homme est vivant, il est couvert de gloire,
Mais l’homme aprés sa mort est dans l’obscurité.
Bois, vous estes heureux, malgré vostre vieillesse,
Vous causez une sainte & venerable horreur ;
Mais l’homme en son declin n’a que de la tristesse ;
 Chacun le fuit, chacun le laisse,
 Sa prudence se change en peur,
 Et son esprit tombe en foiblesse.
Voila de tant de soins, helas ! le triste sort,
Qui font aimer la vie, & redouter la mort.
Arbres, vostre destin est plus digne d’envie,
 Vous poussez pendant vostre vie,
 Des feüilles, des fleurs, & des fruits,
 Et quand sous le faix des années
 Vous finissez vos destinées,
Vous mourez sans regret, sans remors, sans ennuis,
Vostre encens sur l’autel, pendant nos sacrifices,
Rend flexibles les Dieux à nos humbles souhaits,
 Et vous parfumez nos Palais,
Mais du seul homme, helas ! que reste-t-il ? les vices,
De qui le souvenir ne peut perir jamais.
 Ces deux Nymphes inconsolables,
 Sur tant de differens malheurs,
 Qui rendent les hommes coupables,
Sortirent de ce Bois les yeux baignez de pleurs.
L’une & l’autre fidelle, & toutes deux aimables,
Par un serment nouveau, jurérent que leurs cœurs,
 Seroient toûjours inseparables.
1

[Lettre touchant le Dictionnaire de l’Académie Françoise] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 125-143.

 

Cet article de l’Academie Françoise me fait souvenir de vous dire que rien ne vous doit empescher de faire acheter son fameux Dictionnaire, si vous n’avez point d’autre raison de differer à l’avoir, que l’avis qu’on a donné dans les Nouvelles publiques, qu’il s’imprimoit en Hollande avec beaucoup d’augmentations. Il est aisé de juger que cette nouvelle est faite à plaisir. Le Dictionnaire de l’Academie Françoise est un Ouvrage qui doit faire autorité, parce qu’il est composé par un tres-grand nombre de personnes entierement consommées dans la connoissance de la Langue, & si jamais nous le voyons augmenté, il le sera par la mesme Compagnie qui l’a donné au Public. S’il l’estoit par d’autres, que serviroit d’y trouver de nouveaux termes & de nouvelles façons de parler, puisque ces additions ne seroient point décisives, & qu’on ne pourroit, estre autorisé à s’en servir, par le peu de poids qu’autoient les Auteurs qui les auroient inserées. Il faut regarder ce Dictionnaire, tel que le debite le Sr Coignard, comme un Livre consacré, auquel il ne peut estre permis de toucher. La Lettre suivante vous fera connoistre le sentiment qu’on en doit avoir.

À MONSIEUR…

Vous me demandez si j’ay vû le Dictionnaire de l’Academie Françoise ? Oüy, Monsieur, je l’ay vû, & je vais vous rendre compte de l’attention avec laquelle je l’ay consideré.

Il y a des livres à qui l’on doit de l’honneur & de la soûmission comme aux Puissances. Ils ont un caractere d’autorité, qui leur vient du grand nom de leurs Auteurs. Le Dictionnaire que l’Academie Françoise vient de donner au Public, est de ce rang là ; & de plus, il merite de luy-mesme & de son propre fonds d’estre beaucoup estimé. Dans quelque jour & sous quelque idée qu’on le regarde, tout y paroist tres beau & tres bon.

C’est un édifice, où pour ainsi dire, le Cardinal de Richelieu, ce Genie si sublime, a mis la premiere pierre. Les fondemens en ont esté posez par des Academiciens illustres, Messieurs, Chapelain, Balsac, Corneille, Patru, Ablancourt, Vaugelas, Meseray, Conrart, Pelisson, &c. tous, des étoiles de la premiere grandeur. On a tenu beaucoup de seances, & on s’est donné diverses occupations pour faire le recueil des termes de la Langue Françoise, & le choix de ses phrases ; & pour y inserer les remarques qui y conviennent. Enfin, aprés avoir taillé toutes les pierres & poly les marbres, il s’en est formé un Corps auguste de la Langue Françoise, qui fait voir sa beauté, son élegance, sa pureté & sa maniere noble & correcte de s’exprimer. Tout y est dans une telle perfection, qu’on diroit que les Academiciens qui ont finy ce grand Ouvrage dans le Louvre, superbe Maison Royale, ont copié leur modele, & ont construit un Palais à nostre Langue.

Le frontispice en est auguste, dans l’Epistre au Roy, & dans la Préface, deux pieces achevées, dignes des meilleurs Maistres de l’antiquité. La Langue Françoise y est mise en œuvre avec tant de dignité, de force & de politesse, qu’il paroist bien, qu’on a voulu y donner un vray exemple de la Langue selon l’usage du Dictionnaire.

Ce Dictionnaire a retenu le mesme ordre que gardent ceux des disciplines & des sciences. Comme les Dictionnaires Grecs & Latins, il commence par les Racines des mots, il s’avance au tronc de l’arbre, & il en estend ensuite toutes les branches, chargées de quantité de termes qui en naissent. Ainsi la Langue Françoise y paroist dans une espece de Genealogie.

Le Dictionnaire de l’Academie surpasse mesme les Grecs & les Latins, en ce que les Auteurs qui ont composé ces derniers, n’estoient ni Demetrius de Phalere, ni le docte Harron. Ça esté Robert & Henry Estienne, à qui ces deux Langues estoient étrangeres, & qui ne les possedoient qu’imparfaitement. De plus, c’est que le travail estoit trop fort pour un homme seul, & que mesme on n’a pas entierement penetré les Langues Grecque & Latine. Le sçavant Traducteur des Epistres de Ciceron à Atticus, dit dans sa Préface avec preuve d’exemples, qu’il y a des termes dans ces Epistres, qui ont un sens different de celuy qu’on leur donne ordinairement : & ce sens ne se trouve point dans les Dictionnaires Latins. Il n’en est pas de mesme du Dictionnaire de l’Academie Françoise. Les personnes habiles qui l’ont composé, sçavoient à fond toute l’étenduë de cette Langue, & ils ont exprimé tous les sens des termes. Aussi ont-ils eu l’avantage de se trouver dans les beaux jours de la Langue Françoise, qui est dans le periode de sa splendeur. Il y a aussi dans les Dictionnaires Latins des termes & des manieres de parler de la basse latinité, ce qui est de mauvais exemple. Il n’y a dans le Dictionnaire de l’Academie Françoise, que des termes & des manieres de parler, selon la pureté & l’élegance de la Langue Françoise, ce qui est tres bon à imiter. Elle y a ses magasins & ses tresors, & tout ce qu’on en tire, est bien conditionné & d’usage.

Le Dictionnaire de l’Academie est une belle Anatomie du Corps de la Langue Françoise ; toutes les parties en sont separées avec beaucoup de simplicité & de justesse, & au lieu que l’Anatomie du corps humain augmente sa destruction, celle du Corps de la Langue Françoise, en faisant mieux connoistre ses termes détachez, est propre & utile à les faire rentrer dans un Discours d’Histoires, de Morale ou d’Eloquence.

Le nombre est grand de ceux qui ont travaillé à ce Dictionnaire. Ce sont les Quarante de l’Academie Françoise, sans compter un plus grand nombre de leurs Predecesseurs, qui y ont tous contribué de leur application & de leurs soins, pour le mettre dans l’estat & la forme où il est. Le nombre luy acquiert une grande distinction, & le titre glorieux du Dictionnaire des Quarante, comme on dit, la Version des Septante.

Il faut encore considerer dans ces Quarante, & dans tous les autres qui les ont précedez, les differens caracteres de leurs personnes. Il y en a eu, pour ainsi dire, des trois Ordres, du Clergé, de la Noblesse, & du Tiers-Estat. Ainsi le Dictionnaire de l’Academie est comme un Ouvrage des Estats assemblez de la Republique des Lettres.

Un demy Siecle a esté necessaire pour l’ébauche, la continuation, & la perfection du Dictionnaire, qui doit durer autant que la Monarchie Françoise. Ce qui coute beaucoup de temps en est plus solide, & d’une plus longue durée. Les fruits ausquels la nature met le plus de temps à les produire & à les meurir, ont une meilleure & plus forte consistance que les autres. Ils ne sont pas sujets à se gâter dans leur saison, & mesme ils se conservent jusques au delà de l’hiver. Il y a eu encore de la sagesse & de la prudence à retarder la fin & la publication du Dictionnaire de l’Academie. Depuis cinquante ans qu’on a commencé à travailler, il y a eu une grande variation dans la Langue Françoise. Le grand nombre de gens habiles & polis qui ont regné dans le monde durant tout ce temps là, & qui avoient un bon goust & l’oreille fine & délicate, balançoit plusieurs termes & plusieurs expressions ; en quoy la Langue estoit semblable à une aiguille aimantée qui a de l’agitation, & comme l’agitation dure quelque temps, il a fallu attendre que le mouvement auquel estoit la Langue Françoise, fust fixe, avant que d’en déclarer le bel usage, l’usage public, autorisé, & scellé par l’Academie.

Enfin, le Dictionnaire de l’Academie Françoise a eu sa naissance sous une grande & heureuse constellation, lors que le Soleil de la France est dans son apogée. Autrefois Virgile, pour donner un air de grandeur à ses Georgiques, ouvrage merveilleux, qu’il a finy y ayant mis la derniere main, en marque le temps par les Victoires d’Auguste.

Hæc super arvorum cultu, pecorumque canebam,
Et super arboribus, Cæsar dum magnus ad altum
Fulminat Euphratem.

Je travaillois, dit il, à mes Georgiques sur la culture des champs & des arbres, & sur le soin qu’on doit avoir du bestail, lors que le Grand Cesar faisoit retentir du bruit de ses armes les rives de l’Euphrate.

L’Academie Françoise peut se donner la gloire d’avoir composé & achevé son Dictionnaire, dans le temps que Louis le Grand rend son nom redoutable sur les bords de la Sambre, de la Meuse, & du Rhin, sur l’Ocean, & sur la Mediterranée, lors qu’il prend de grandes Villes avec leurs Forteresses, & qu’il gagne de fameuses Batailles en Flandre, en Italie & en Espagne ; lors que toute l’Europe retentit du bruit éclatant de ses Conquestes & de ses victoires.

Tout ce que je viens, Monsieur, de remarquer sur le Dictionnaire de l’Academie Françoise, se fait voir dans une grande élevation. Il sera desormais le Tribunal où les doutes & les differens de la Langue Françoise doivent estre portez, pour y estre jugez souverainement. Il ne faut plus consulter autre part, ny chercher ailleurs la regle, l’usage, & l’autorité des Poëtes & des Orateurs. Les Historiens & les Philosophes, & tous ceux qui veulent bien parler & bien écrire, doivent se soumettre absolument au Dictionnaire de l’Academie Françoise, & reconnoistre ses Décisions sur les termes & sur les expressions, comme sur une loy universelle & inviolable. Je suis, &c.

[L’Amant raisonnable] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 143-166.

 

Il a paru depuis quelque temps tant de differens Ouvrages pour & contre ceux qui ont la tentation de se marier, que ce sujet est devenu la matiere de l’amusement public. C’est ce qui a engagé Mr de Vin à faire l’Epistre en Vers que je vous envoye.

L’AMANT
RAISONNABLE.

Je vous aime, Philis, & vous m’aimez aussi.
 Que demandez-vous davantage ?
 Et pourquoy me presser ainsi,
De sceller nostre foy du seau de mariage ?
Vous lasseriez-vous d’elle, & d’un si lourd fardeau,
Qui peut vous avoir dit qu’elle n’a rien à craindre ?
Quoy, sous luy voulez-vous l’estouffer & l’esteindre,
Et du lict nuptial en faire le tombeau ?
 Ah ! je vous croyois plus fidelle,
 Et j’aurois autrefois juré
Qu’une flamme qui fut & si tendre & si belle,
Contente d’elle-mesme, auroit toûjours duré.
 Helas ! si vous m’aimiez encore,
 Vous n’exigeriez rien de plus,
 Et de mon cœur qui vous adore
 Vous loüeriez les sages refus ;
 Car enfin ma main dans la vôtre
Est de tous les moyens le plus pernicieux
Pour nous asseurer l’un de l’autre,
Et loin de nous en trouver mieux,
Bien-tost à la tiedeur nos feux cedent la place
 Nous verrions l’hymen odieux
Dans nos cœurs engourdis verser toute sa glace.
***
Jusqu’aux sacrez Autels quand l’amour a conduit
 Et le Galant & la Maistresse,
Il reste au milieu d’eux pendant toute la nuit
 Et leur fait goûter le doux fruit
 De leur vieille & longue tendresse ;
Mais dés que le Soleil a ramené le jour,
Il va noüer ailleurs une intrigue nouvelle,
 Et s’envolant à tire d’aisle,
Leur fait toûjours en vain attendre son retour.
 Ainsi ces espoux par sa fuite
Abandonnez, laissez à leur propre conduite,
Et pressez cependant par la necessité
Où les met de s’aimer certaine bienseance,
Ces espoux, dis-je, alors sentent la dureté
Du lien que serra leur commune imprudence,
 Et se faisant de leur maison
 Une affreuse & triste prison,
Ne peuvent l’un de l’autre essuyer la presence.
***
 L’Homme né pour la liberté
Sent revolter son cœur contre ce qui le force
 Et du joug bien-tost dégoûté,
Il ne fait plus de vœux que pour un prompt divorce.
Il est vray que l’hymen avoit quelque douceur
Quand de moins dures loix en permettoient l’usage.
 Pour lors à la moindre froideur
On en rompoit les nœuds, on sortoit d’esclavage,
 Et, toûjours libres par ces loix,
Sans se gesner l’un l’autre, on passoit à son choix
 De mariage en mariage.
Mais des nostres, helas, la cruelle rigueur
A cet heureux commerce obstinément s’oppose,
Et du divorce enfin nous ôte la faveur.
Quel affreux desespoir quand elle nous impose
 La funeste necessité
De brouter malgré soy pendant toute se vie
Où, plus sot qu’une chèvre, on s’attache, on se lie ;
D’adorer ce lien, qui par tout respecté,
Condamne jusqu’aux vœux faits pour la liberté ;
De n’oser de ses fers murmurer ny se plaindre,
De les voir d’autant plus nous serrer, nous estreindre
Que plus, pour s’en sauver, on veut faire d’effort,
 Et dans sa dure & longue peine
 Pour seul & dernier réconfort
 D’attendre que la seule mort
Vienne à pas trop tardifs rompre & briser la chaîne
 Dont, Artisan trop malheureux,
 Soy-même on a formé les nœuds.
***
 Trop sous le poids qui les accable
De leurs cris importuns font retentir nos bois ;
A leurs tristes concerts ne meslons point nos voix,
Et soit à ses dépens qui voudra miserable.
 Laissons l’hymen aux Artisans,
Il n’est propre, Philis, qu’à de semblables gens,
Qui sçavent en tirer un solide avantage.
 Une femme & plusieurs enfans
Sont pour eux un secours dans leurs besoins pressans,
Et le seul interest sous son joug les engage.
De leurs divers travaux sont-ils pressez, ou las,
Aussi-tost chacun d’eux tour à tour les soulage ;
Tout agit, tout se meut dans leur petit ménage.
Ainsi, loin d’essuyer ce cruel embarras
Que nous feroit sentir un fecond mariage,
 Plus ils ont de mains & de bras,
 Plus l’ouvrage entre eux se partage,
Plus la besogne avance, & par bonne raison
 Plus l’argent vient à la maison.
***
 Enfin s’il faut estre sincere,
 Je vous diray de bonne foy
Que l’hymen ne vaut rien ny pour vous ny pour moy.
A vostre égard, Philis, vous ne sçavez que plaire.
Tout vostre patrimoine est dans vostre beauté ;
 Vous n’avez rien ; de mon côté
Mon bien est mediocre ; ainsi, que vous en semble ?
Seroit-il de bon sens de nous unir ensemble ?
***
Vous espouser seroit le plus doux de mes vœux,
 Et malgré ce Rien qui m’arreste
Bien-tost pour nostre hymen vous verriez ma main preste,
Si le peu que j’en ay suffisoit pour nous deux.
Mais par nostre union s’il faloit de ma bourse
Puiser encor pour vous à la petite source
 Quoique mesme à m’entretenir
Elle ne puisse, helas, qu’avec peine fournir,
 Quelle seroit nostre ressource ?
Ah ! bien-tost dans un Hospital
Nous irions vous & moy pleurer de compagnie,
Et, peu sages espoux dans un sort si fatal,
Nous reprocher peut-estre une si triste vie.
Peut-estre que de mon malheur
Je vous regarderois comme le seul Auteur.
 Vous me diriez aussi peut-estre
Que du don de ma main j’estois l’unique maistre ;
 Que, loin de vous en accuser,
Il dépendoit de moy de vous la refuser,
Et que si sur mon bien j’eusse esté plus sincere
Sur nostre hymen pressé vous eussiez pû vous taire.
En un mot nous plaignans, vous de moy, moy de vous,
Qui nous consoleroit ? qui prendroit soin de nous,
Et dans ce dur estat de commune foiblesse
 Que deviendroit nostre tendresse ?
***
Il est vray qu’autrefois il fut un temps heureux
Où le combien a-t-il, & le combien a-t’elle,
Estoit par les Amans traité de bagatelle.
 Qu’on fust pour lors ou riche, ou gueux,
S’aimer c’estoit assez pour se mettre en ménage,
 Et d’un contrat de mariage
 L’amour seul, alors genereux,
 Dressant & les loix & les clauses,
Consultoit peu la Dot, & regloit toutes choses.
Aussi c’estoit un temps où sans peine & sans soin
La terre fournissoit d’une main liberale
 Tout ce dont on avoit besoin,
 Mais depuis qu’il est une halle
Où tout au poids de l’or & s’achete & se vend,
 Une Belle en vain nous étale
Ce qu’elle peut avoir d’appas & d’agrément ;
Si son bien ne soûtient ce charmant étalage
C’est autant de perdu ; toûjours prudent & sage
On s’en tient avec elle au seul titre d’Amant,
 Et maintenant on la marchande
Comme chez un boucher quelque morceau de viande.
***
O siecle ! ô temps ! ô mœurs ! ô fleuve de Lignon,
Sur tes bords toûjours vers estoit-on mercenaire ?
 Parle, dis-nous, ton Celadon
 Aimoit il ainsi sa Bergere,
 Et sa tendresse ménagere
Songeoit-elle à son bien ? Non, ce noble Pasteur
Brûloit d’une ardeur moins commune,
 Et, sans penser à sa fortune,
 Ne vouloit d’elle que son cœur.
 Mais, helas, mesme sans bassesse
On regarde aujourd’huy la Dot de sa Maistresse
Et quiconque voudroit en user autrement
Verroit en peu de mois refroidir sa cuisine,
 Et dans le mesme monument
 Trois ou quatre jours de famine
 Reduiroient l’Amante & l’Amant.
***
 Tant qu’on n’est que garçon & fille
Chacun fait de son mieux & l’on vit comme on peut ;
 Mais dès qu’on forme une famille
 Et que plus vite qu’on ne veut,
 Une femme un peu trop feconde
Des enfans qu’elle fait embarrasse le Monde,
Ah ! Philis, est-il temps de se plaindre du sort,
 Et, trop pressé par sa misere,
 Faudra-t-il qu’un malheureux pere,
Pour mieux vivre à son aise, en souhaité la mort ?
Non, croyez-moy, l’Hymen n’est point ce que l’on pense ;
Plusieurs sur cette Mer s’embarquent sans biscuit,
 Et peu songent à la dépence
 Qui le précede, ou qui le suit.
Cependant il est bon de prévoir toutes choses,
 Car qui n’en voit que le plaisir
 S’expose souvent à cueillir
 Bien plus d’épines que de roses.
***
Mais vous branslez la teste, & vous avez tout l’air .…
Quoy, faut-il un détail pour vous persuader ?
Entrons-y, soit, avant qu’on puisse le conclure
 Il faut à l’Epouse future
 Envoyer de riches presens,
Et quand on pourroit d’elle en avoir la dispense,
 On sçait que Messieurs ses parens
 N’auroient pas la mesme indulgence.
On pourroit les fléchir, me direz-vous ; erreur.
Nul quartier là dessus, autrement on presume
 Que nos feux ont peu de chaleur,
Et vouloir negliger cette vieille coustume
Ce seroit s’exposer à toute leur fureur.
Ainsi de peur de leur déplaire
Comme ils en font la loy, ce present nuptial,
 Malgré qu’on en ait, doit se faire.
Mais sans les mettre en jeu, parlons en general.
La Belle qu’on poursuit sous le nom de maistresse
Juge par luy de nous ; elle s’en fait honneur,
Le montre à ses voisins, mesure à sa richesse
 Et son merite & nostre ardeur,
 Et sur le pied de sa valeur
 Donne, ou refuse sa tendresse.
 Si ce qu’on offre est de grand prix,
 On nous caresse, on nous fait feste ;
 Si mediocre, quoy qu’honneste,
 On nous reçoit avec mépris,
 Et l’on nous le jette à la teste.
 C’est, dit elle, insulter les gens,
C’est en user fort mal, & c’est luy faire injure.
Sa propre vanité, celle de ses parens
Plus sotte que la sienne, aussi-tost en murmure,
 Et l’Amant, contraint d’emprunter,
Quand, encor plus sot qu’eux, il veut les satisfaire,
 Bien-tost commence à regreter
Ces ruineux presens qu’on l’oblige de faire,
 Et souvent même à détester
 La femme qu’on luy vend si cher.
***
L’argent & les Bijoux délivrez avec peine,
Pour surcroist de chagrins on parle des habits.
 Chers ou non, n’importe, à tel prix
Qu’ils se puissent monter, il faut vêtir en Reine
La femme qu’on prend moins qu’on ne l’achete. Enfin,
Aux habits, aux presens, succede le festin.
Autre dépense à faire, à payer autre somme.
Ce régale qu’on doit à ses nombreux parens
 Se fait encor à nos dépens,
Et fust l’Amant d’ailleurs, bienfait, sage, honneste homme,
 Eust-il un Contrat bien signé,
Sans cela point d’hymen, & sans ceremonie
 Un brusque & fier congé donné
 Suit de prés son Oeconomie.
 Que si l’Amant est assez sot
Pour vouloir jusqu’au bout prodiguer sa folie,
Helas ! on y consent, mais qu’il sçache en un mot
Qu’il ne doit plus compter, le jour qu’il se marie,
 Que sur la moitié de la dot,
 Et que le reste de sa vie,
En faste, en vanitez l’autre moitié périe
 Luy fera pleurer son amour,
Ces presens, ces habits, & ce funeste jour.
***
Ce n’est pas tout encor ; l’habitude est formée,
Et dés ce mesme jour à de riches habits
 La jeune Epouse accoutumée
Ne veut plus en porter qui soient de moindre prix.
Bien loin, dés qu’il paroist une mode nouvelle,
Elle est chez le Marchand la premiere à courir,
Et méprisant bientost la jupe la plus belle,
Dés qu’elle en veut une autre, il faut la luy fournir.
De là qu’arrive-t-il ? d’habits ainsi munie
Peut-elle se resoudre à garder la maison,
A veiller sur ses gens, à coudre, à filer ? Non,
 De compagnie en compagnie
 Elle cherche à se faire voir,
 Et dés le matin jusqu’au soir
 Promenant sa magnificence,
Se voit presqu’en tous lieux contrainte de joüer.
Et de payer enfin par cette complaisance
Le plaisir qu’elle prend à s’entendre loüer.
***
Comment aprés cela soutenir un ménage !
 Mettra-t-on, pour le défrayer,
Sans fonds & sans credit, l’un aprés l’autre en gage
Ces meubles précieux, ces boucles, ce collier
 Que l’on doit, & qu’il faut payer !
 Que faire ? par quels artifices
Elever des enfans, contenter des nourrices,
 Des servantes, & des laquais ?
Quoy, la Coquette enfin par ses galanteries
Et l’Epoux indigent par ses friponneries,
De leur triste maison fourniront-ils aux frais ?
Ah ! ne m’en parlez plus, tout cela m’épouvante.
Le mieux que nous pourrons passons nos plus beaux jours,
Et fuyant de l’hymen la charge trop pesante,
Contentons-nous, Philis, de nous aimer toujours.

[Histoire] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 166-185.

 

L’amour est ingenieux pour réussir dans ses entreprises, mais il n’est pas toujours heureux dans les moyens qu’il choisit pour parvenir à ce qu’il souhaite, & vous en demeurerez d’accord, quand vous sçaurez l’avanture que je vais vous raconter. Un Cavalier tout plein de merite fut appellé pour quelque affaire assez importante dans une des meilleures Villes du Royaume. Il y passa quelque temps, & comme il avoit des manieres tres-polies, & tout l’agrément d’esprit qu’on peut souhaiter, il ne luy fut pas fort difficile de trouver accés chez toutes les Dames. Les plus fieres le recevoient avec toutes les marques d’estime qu’il en pouvoit esperer ; mais il s’attacha sur tout à voir une aimable Veuve, qui quoy qu’âgée de plus de trente ans, avoit certains traits qui la faisoient paroistre fort jeune. Elle estoit vive, enjoüée, & avoit je ne sçay quoy de piquant qui la faisoit rechercher de tout le monde. Le Cavalier la trouva fort à son gré. Il avoit fort peu de bien, & s’il eust pû l’engager à l’épouser, c’estoit un party avantageux qui l’auroit accommodé. Ainsi il employa tous ses soins à se mettre bien dans son esprit, mais ce n’estoit pas assez. Il falloit se mettre bien dans son cœur, ce qui n’estoit pas aisé. Depuis huit ou dix années de veuvage, elle n’avoit point voulu se remarier, & il luy sembloit que rien n’estoit préferable au plaisir de se voir libre, & de pouvoir soutenir sans embarras les dépenses convenables aux personnes qui ont quelque rang. Cependant le Cavalier fut persuadé qu’en se rendant extrémement assidu, il l’accoutumeroit si bien au plaisir qu’elle prenoit à le voir, que ne pouvant plus y renoncer, elle seroit obligée de l’arrester par le mariage. Ainsi lors que ses affaires furent terminées, il ne voulut point quitter la partie, & demeura dans la mesme Ville jusqu’à ce qu’il eust vû déterminément ce qu’il pourroit obtenir de l’aimable Veuve. Insensiblement il en estoit devenu fort amoureux, & il ne luy fut pas difficile de s’appercevoir avec le temps qu’il n’en estoit pas hay. Comme il avoit de l’esprit, & qu’il sçavoit tourner finement les choses, quoy qu’il luy eust avoüé plus d’une fois qu’il n’estoit pas riche, il ne laissa pas de luy témoigner adroitement qu’il n’avoit point de bonheur à esperer, s’il ne passoit sa vie avec elle ; à quoy il ajoûtoit quelquefois, qu’elle pourroit plus mal faire que de le choisir préferablement à d’autres Amans, qui ne cachoient point leurs prétentions. Elle répondoit en plaisantant, que s’il estoit bien de ses Amis, il ne voudroit pas luy conseiller de renoncer au Veuvage, n’y ayant point d’estat plus heureux, ny plus agreable pour une Femme qui avoit de quoy se passer de tout le monde. Le Cavalier estoit obligé d’en convenir, mais en mesme temps il luy opposoit qu’il y avoit fort peu de Maris qui demeurassent Amans, comme il l’assuroit de l’estre toute sa vie, & qu’un avantage si particulier meritoit bien qu’elle y fist attention. Il la mettoit sur cette matiere le plus souvent qu’il pouvoit, & enfin la priere qu’il luy fit de luy expliquer ses vrais sentimens, estant devenuë fort serieuse, elle luy dit qu’elle l’estimoit, & mesme l’aimoit assez pour vouloir bien se resoudre en sa faveur, à changer le dessein qu’elle avoit fait de vivre toujours indépendante & maistresse d’elle mesme, mais que le mariage qu’il luy proposoit devant l’engager à une double dépense, qu’elle ne pouvoit soutenir seule, elle n’y consentiroit que quand il pourroit luy faire voir que son bien montoit à cinquante mille écus. La Dame qui avoit cru se tirer par là d’affaires, parce qu’elle estoit instruite du peu de fortune du Cavalier, se trouva embarrassée de ce qu’il marqua estre content, pourveu qu’elle l’assurast que quand il seroit en possession de cette somme, elle luy tiendroit parole. Il ne la quitta pour revenir à Paris, qu’aprés qu’il en eut receu cette assurance. Il s’estoit mis sous main d’une affaire où il y avoit beaucoup à gagner, & à son retour il la trouva en fort bon estat, mais il falloit trois ou quatre années pour la consommer, ce qui paroissoit un long terme à son amour. Il conta à un Amy, à qui il ne cachoit rien, l’engagement qu’il avoit avec la Veuve, & cet Amy voyant son impatience pour venir à bout de ses desseins, luy dit qu’il sçavoit une voye plus courte & plus certaine pour luy faire avoir cent mille francs. C’estoit le prix qu’une Vieille vouloit mettre à un Mary, pourvû qu’il fust de son goust, & le party pouvoit convenir d’autant plus au Cavalier, qu’outre qu’elle estoit d’une santé fort infirme, & d’un âge à ne vivre pas encore longtemps, elle vouloit tenir la chose secrete, & y trouver un nouveau ragoust par le mistere. Elle avoit certaines extravagances d’humeur dont il falloit qu’il s’accommodast, & qui estoient fort connuës, mais il n’en fut point épouvanté, & la certitude d’avoir du bien pour estre en estat d’épouser l’aimable Veuve prévalant à toutes choses, il se montra tout prest de conclurre, s’il y avoit apparence qu’il fust bien-tost retiré de l’esclavage où il vouloit bien se mettre. Son Ami s’estant chargé du succés du mariage, prit un jour avec la Vieille pour leur entreveuë. Le Cavalier plut, les cent mille francs luy furent comptez, & en peu de jours l’affaire fut terminée. Jamais on n’eut plus de soin de bien garder un secret. Les visites du nouveau Mary furent reglées, & on souhaita qu’elles fussent rares. Le Cavalier qui en estoit fort content, en feignit quelque chagrin pour mieux gagner l’esprit de la Vieille. Elle luy parut en fort peu de temps une des plus ridicules personnes dont il eust jamais entendu parler. Cependant sa complaisance à loüer tous ses defauts le rendit digne de ses liberalitez, & en six mois elles allerent si loin, qu’il écrivit à la Veuve qu’il pourroit bien-tost remplir la condition qu’elle avoit voulu exiger de luy pour leur mariage. La Dame luy répondit que sa fortune luy sembloit si prompte qu’elle avoit peine à n’en pas douter ; qu’il la trouveroit toujours dans la résolution d’executer sa promesse, mais qu’elle ne pouvoit luy déguiser qu’un pressentiment secret luy faisoit croire qu’il n’auroit jamais d’autre nom pour elle que celuy de son Amy. Le Cavalier se chagrina de cette réponse, & la prit pour un présage de ce que la Vieille devoit vivre si longtemps, que la parole qu’ils s’estoient donnée demeureroit sans effet, mais ce chagrin ne luy dura guere, & elle mourut un mois aprés. Elle estoit dans une telle réputation de folie, & la meritoit à si bon titre, que par le conseil de son Amy il se dispensa d’en prendre le deüil, pour ne pas avoir la honte de déclarer qu’elle estoit sa Femme. Son amour impatient le fit voler vers la Veuve, qui le receut de la maniere du monde la plus obligeante. Elle le felicita sur le bien qu’il avoit trouvé moyen d’acquerir si promptement, & l’assura que quand la fortune l’auroit moins favorisé, la succession d’une Parente qu’elle avoit à recueillir venoit de la mettre en estat de l’épouser par son seul merite, & qu’elle n’avoit plus rien à examiner de ce costé là. Le Cavalier ressentit toute la joye qu’il devoit avoir d’une assurance si tendre, & comme la Veuve devoit aller à Paris au premier jour pour cette succession, il la conjura de ne point partir que leurs affaires ne fussent finies. Les instances qu’il luy fit obtinrent ce qu’il souhaitoit avec tant d’ardeur. Elle fit dresser les articles dont il la laissa maistresse, & sur ce qu’elle attribuoit à la force de l’étoile le pouvoir qu’il avoit eu de la faire consentir à un second mariage, aprés le refus qu’elle avoit fait de plusieurs partis avantageux, il luy dit que de son costé il s’estoit resolu pour l’acquerir à faire une chose qui avoit esté pour luy la peine la plus cruelle. Là-dessus il luy fit l’histoire de son mariage, & la Veuve ayant voulu sçavoir le nom de la Vieille, elle rougit tout d’un coup, garda un peu de temps le silence, & luy dit ensuite que son pressentiment avoit esté veritable, & qu’il ne seroit jamais que son amy. Cette vieille estoit sa mere. Comme on l’avoit veuë toûjours sujette à des visions fort extravagantes, la Veuve qui estant fille avoit esté élevée dans un Convent, d’où son mary l’avoit menée en Province aussi-tost aprés leur mariage, s’estoit fait la mesme honte de faire connoistre qu’elle fust sa fille, que le Cavalier témoignoit s’en faire de prendre le nom de son mary. Ainsi depuis plus de quinze années elles n’avoient eu aucune correspondance, & c’estoit sous le nom d’une Parente qu’elle avoit trouvé à propos de dire qu’une importante succession luy venoit d’écheoir. Il est impossible d’exprimer la douleur du Cavalier, qui avoit mis un obstacle invincible à son bonheur, par la mesme voye qui devoit le rendre indubitable. Les plus fortes protestations que luy fit la Veuve d’une amitié éternelle, tendre, sincere, & pleine de confiance, ne le consolerent point d’un bien qu’il perdoit par le seul empressement qu’il avoit eu de le posseder, & ses regrets convainquirent aisément la Dame, qu’on ne la pouvoit aimer avec plus d’attachement.

[Le Poète puni, de Mr de Santeul] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 206-216.

 

Voicy un Ouvrage qui a fait bruit, & dont le titre vous apprendra le sujet. C’est une imitation des vers Latins de Mr de Santeul, Chanoine Regulier de Saint Victor, faite par Mr Diereville.

LA VENGEANCE
DE MADAME
LA DUCHESSE
DE BOURBON,
OU
LE POETE PUNI.

A Moy, Muses, venez, ô Ciel, quelle disgrace !
Au milieu d’un festin on ose m’outrager.
Pour prendre ma deffense armez tout le Parnasse,
 Vous ne sçauriez trop me venger.
 Ah ! quelle fureur ! quelle rage !
  Une cruelle main
 Par le coup le plus inhumain
De honte & de douleur fait rougir mon visage,
  Et par un double affront
 D’un verre d’eau couvre mon front.
Aprés un tel mépris, ô Filles de Memoire,
Qui pourra respecter du Mont Sacré la gloire ?
 Témoins du coup que je reçois,
  Les Satyres, les Dryades,
  Les Faunes & les Nayades
De leurs ris éclatans font retentir les Bois.
 Tandis qu’un grand Prince à sa Table
Me fait un doux accueil & me comble d’honneur,
 Quelle est la main barbare, impitoyable
 Qui me cause tant de douleur ?
Muses, d’où peut venir une telle fureur ?
Par ce coup imprévû, dont mon ame est surprise,
Je me trouble, & le jour disparoist à mes yeux,
Confus, sans mouvement, à moy mesme ennuyeux,
 A la Table la plus exquise,
Je perds le goust des mets les plus délicieux.
Ce ne fut pas ainsi que d’une Auguste Reine
Un Poëte * autrefois se vit favoriser,
 Elle sçeut luy marquer sans peine
 Son estime par un baiser.
C’estoit ainsi qu’en ma douleur trop vive,
Du plus cruel affront tous mes sens agitez,
Par les tristes accens d’une voix si plaintive
 J’invoquois mes Divinitez.
 Chagrin & las d’estre la fable
 Des Princesses du Sang Royal,
 Je voulois deserter la Table,
 Et quitter un lieu si fatal.
Mais lors que je veux fuir un si sensible outrage,
Melpomene m’arreste, & me tient ce langage.
 Ton crime a merité l’affront dont tu te plains.
Connois-tu la Beauté qui cause tes chagrins ?
Du plus beau sang du monde elle tient sa naissance,
C’est la Fille d’un Roy, le plus grand des Humains,
Celle qui d’un CONDÉ dans l’ordre des Destins
Par les nœuds de l’Hymen attendoit l’alliance.
 La Pitié la sceut retenir,
 Elle eust pû te reduire en poudre,
 Entre ses mains pour te punir
 Jupiter avoit mis son foudre.
Quoy ! content de parler des beautez de ces Champs,
Comme si tu cessois de sentir tes talens
 Tu ne dis rien de la Princesse
Que des Divinitez applaudissent sans cesse !
 Insensé, ne devois-tu pas
 Dés le moment que tu l’as vûë,
 Chanter les ravissans appas
 Dont le Ciel l’a pourvûë ?
 Les Bois par leurs tendres rameaux,
Et le doux bruit de leurs feüillages,
 Les Fontaines & les Ruisseaux,
 Par le murmure de leurs eaux,
 Et la beauté de leurs rivages,
Témoignent à l’envy sous ces charmans ombrages
 A la Princesse leur plaisir ;
 Toy seul dans un honteux loisir
Tu peux luy refuser tes chants & tes hommages.
Sa presence devoit t’inspirer de l’ardeur.
Quel port ! quel air ! Junon n’a pas tant de grandeur.
Du plus puissant des Dieux cette superbe Epouse,
 Toûjours vaine, toûjours jalouse,
 Enviroit sa douce fierté ;
Venus sceus en naissant luy donner sa beauté.
Ces Jardins enchantez tiennent leurs charmes d’Elle,
 Elle y répand une grace nouvelle.
 A la loüer tout t’invitoit,
 Un Prince auguste t’excitoit,
Toûjours froid tu te tiens dans un profond silence,
Et tu ne sçais pourquoy la Princesse s’offense ?
 Un tel crime avoit merité
  Plus de severité.
 Qu’as-tu donc fait, divin Poëte,
 Du Chalumeau, de la Musette
Dont les sons l’autre jour sous ces feüillages frais
Retentissoient par tout dans ces sombres forests ?
 Quelle douceur ! quelle harmonie !
 Pour entendre des chants si beaux
 La Nymphe SYLVIE **
 Sortoit de ses eaux.
Elle t’applaudissoit, & de ton beau genie
Admirant les talens divers,
 Avec plaisir elle montroit tes Vers
 Dont son Urne estoit embellie.
Du fameux THEOPHILE oubliant les amours
 La Nymphe tous les jours
 Du grand SANTEUL se glorifie.
 Pour la Princesse tu te tais
Aprés avoir chanté ces Prez & ces Boccages ;
 C’est faire à ses charmans attraits
 Le plus sensible des outrages,
 De ce mépris Jupiter irrité,
Pour t’en punir luy mit en main son Foudre,
 Mais elle ne put se resoudre
 A tant de dureté ;
 De si terribles armes
 Ne convenoient point à ses charmes.
Dans son juste courroux elle eut trop de douceur ;
Sa main seule servit à punir ton offense,
De son coup un soûris soulageoit la douleur ;
D’une belle Princesse une telle vengeance
 Est bien souvent une faveur.
De crainte que le feu n’en vinst sur ton visage,
 Le remede y fut appliqué
 D’un verre d’eau tu fus masqué,
 Ce n’estoit que par badinage.
 Cette Princesse en le jettant ;
 Ne dit-elle pas en riant,
 Aprés le foudre vient l’orage.
***
 Chaque Déesse à ce recit
Par des ris éclatans marque une joye extrême,
 Comme elles Jupiter en rit,
 Dans ma douleur j’en ris moy-même.
2 3

[Abregé de l’Histoire de France] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 225-226.

 

La réputation que feu Mr de Riencourt, Correcteur en la Chambre des Comptes, s’est acquis par son Livre De la Monarchie Françoise, qui a déja esté imprimé trois fois, vous doit faire apprendre avec plaisir qu’il a travaillé à un Abregé de toute l’Histoire de France, depuis Pharamond jusques au regne de Sa Majesté. Cet Ouvrage, où se trouvent tous les Portraits de nos Rois, commence à se debiter en sept volumes chez le Sr Brunet, Libraire, dans la grande Salle du Palais. Quoy qu’il y ait déja divers Abregez de cette Histoire, comme l’on trouve toûjours des circonstances dans l’un qui sont oubliées dans l’autre, on peut dire que Mr de Riencourt n’a pû rien faire de plus utile au Public, qui ne sçauroit estre trop bien informé de ce qui s’est passé de plus remarquable dans ce Royaume, depuis treize Siecles que l’établissement de la Monarchie a esté fait.

[Traité de la Satyre] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 227-229.

 

Mr l’Abbé de Villiers a fait un Ouvrage nouveau, qui a pour titre, Traité de la Satire, où l’on examine comment on doit reprendre son prochain, & comment la Satire peut servir à cet usage. Cet Ouvrage vous paroistra de saison, puis que jamais on n’a mis au jour un plus grand nombre d’Ecrits satiriques, & c’est sans doute ce qui a déterminé Ms l’Abbé de Villiers à écrire sur cette matiere, qu’il a traitée non seulement avec beaucoup de vivacité & d’agrément, mais aussi avec beaucoup de solidité, ayant parcouru toutes les choses où la Satyre peut estre employée, & ayant fait voir par des principes solides ce qu’elle a de bon & de mauvais. Il a mesme pris la précaution de ne rien dire qu’on puisse appliquer avec justice, & comme il n’y a personne qui ne doive convenir des principes qu’il avance, il n’y a aussi personne qui puisse s’offenser de ce Livre, qui porte, comme tous les autres Ouvrages de cet Auteur, un caractere qui marque assez qu’il écrit sans passion, & qu’il ne cherche qu’à instruire. Aussi est-ce là le caractere que doivent avoir les Ouvrages d’un homme qui s’occupe particulierement à la Predication. Le Traité de la Satyre dont je vous parle, se vend chez le Sr Anisson, Directeur de l’Imprimerie Royale, ruë S. Jacques.

[Zulima, Nouvelle Historique] §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 229-230.

 

Ildegerte, Nouvelle Historique dont je vous parlay le mois passé, a esté si bien receuë dans vostre Province, que je croy vous faire plaisir en vous disant que le Sr de Luynes, Libraire au Palais, en debite une seconde, intitulée Zulima. Les Avantures en sont surprenantes & fort agreablement diversifiées, en sorte que ce petit Ouvrage contient autant de matiere qu’il s’en trouvoit autrefois dans un gros Volume de nos anciens Romans. Je ne vous dis rien du stile ; vous le connoissez, puis que Zulima & Ildegerte sont du mesme Auteur.

Air nouveau §

Mercure galant, janvier 1695 [tome 1], p. 343-344.

La Chanson nouvelle que je vous envoye estant de saison, j'espere que vous en serez contente.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 343.
Que l'Hiver à son gré désole la nature,
Qu'il arreste le cours de nos charmans ruisseaux,
Qu'il fasse taire les oyseaux,
Et mourir dans nos bois les fleurs & la verdure ;
Que par de noirs frimats nos champs soient obscurcis,
Ce n'est pas ce qui fait ma peine,
Les rigueurs de mon inhumaine
Me donnent bien d'autres soucis.
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