1699

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7].

2017
Source : Mercure galant, juillet 1699 [tome 7].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7]. §

[Sonnet] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 5-8.

Vous sçavez, Madame, vous qui aimez tant la gloire du Roy, combien luy même il aime la Gloire. Son attachement pour elle ne doit point vous étonner, puis qu’elle semble n’avoir d’application que pour ce qui peut faire mieux briller les qualitez merveilleuses de ce grand Monarque. Voulez-vous l’entendre parler ? Elle se déclare assez fortement dans les Vers qui suivent.

SONNET.

Ouy, je cede à LOUIS & mon Trône & mon Temple.
De ses travaux guerriers là j’ay tracé le cours.
On voit icy les Rois implorer son secours ;
Couronné des vertus chacun d’eux le contemple.
***
L’honneur fait son Histoire, & le champ est trop ample.
C’est à moy de compter ses Exploits par ses jours ;
Je fus dés son berceau l’objet de ses amours,
Des Heros à venir il doit estre l’exemple.
***
Vainqueur, dans la conqueste il rompt ses Bataillons,
Il produit l’abondance au défaut des sillons ;
Le temps ne détruit rien que sa main ne répare.
***
Sur le bonheur public il a les yeux ouverts,
En faveur de la Paix sa bonté se déclare,
Quand il peut esperer de vaincre l’Univers.

[Description des charmes de la Vie Rustique] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 26-35.

Quoy que vous ayez pû voir quantité de traductions de la seconde Epode d’Horace, qui commence par, Beatus ille qui procul negotiis, je ne laisse pas de vous envoyer celle cy avec confiance, ne doutant point que vous n’y trouviez des beautez nouvelles par la netteté & par la douceur de la Poësie. Je rens justice à l’Auteur, dont on m’a laissé ignorer le nom.

DESCRIPTION
Des charmes de la Vie Rustique.

Heureux, qui dégagé du monde & des affaires,
Dans un sage repos met ses plus doux plaisirs,
Et qui sans rien devoir, borne tous ses desirs
A cultiver les champs que labouroient ses Peres.
Heureux celuy qui fait son unique bonheur
D’aimer la probité, de cherir la candeur.
Il n’est point effrayé par le bruit des Trompettes,
Mais il dort au doux son des champestres Musettes.
 Ses yeux n’ont jamais vû les flots,
 Enflez par un cruel orage,
 Faire desirer le rivage
 Aux plus assurez Matelots.
 Content d’un fertile heritage,
Il ne va point aux Grands rendre un servile hommage.
 Sensible aux plaisirs seulement,
Que procure une vie innocente & rustique,
 On le voit tantost qui s’applique
 A marier adroitement
Aux plus hauts Peupliers les branches de sa Vigne,
 Et retranchant l’inutile sarment,
Conserver le meilleur, afin qu’elle provigne.
 Tantost dans des vallons charmans
Il voit errer ses bœufs parmy les pâturages,
 Qui de leurs longs mugissemens
Font retentir les bois & les antres sauvages.
 Tantost dans la belle saison
Il presse dans sa main le miel qui sort des ruches,
 Dont il remplit de larges cruches,
Et tantost des brebis il coupe la toison.
Mais à quels doux plaisirs son ame s’abandonne ?
 Qu’il ressent de charmes divers,
 Quand il voit arriver l’Automne,
 Le chef orné de pampres verts !
A cueillir des raisins lors que sa main s’apreste,
C’est pour vous les offrir au beau jour d’une feste,
Grandes Divinitez, dont les soins bienfaisans
Conservent ses Jardins, & protegent ses champs.
Couché sur le gazon, assis sous de vieux chesnes.
Il goûte des zephirs les flateuses haleines,
 Pendant que cent petits ruisseaux,
Qui tombent des rochers pour arroser les plaines,
 Le chant plaintif de mille oiseaux,
 Et le murmure des fontaines,
 Par un mélange sans pareil
L’invitent à goûter les charmes du sommeil.
Mais lors que les frimats & l’extrême froidure
Font gemir les Mortels, & languir la nature,
Il voit avec plaisir ses genereux Limiers
 Faire la guerre aux Sangliers.
Tantost il tend des rets à la Grive gouluë,
 Tantost à la facile Gruë.
 Quelquefois il s’estime heureux,
Quand d’un lacet le piege inévitable,
 Luy fait prendre un Liévre peureux,
Comme le fruit d’une Chasse agreable.
 Parmy des plaisirs si charmans,
Qui pourroit ressentir les amoureux tourmens ?
 Que si les loix d’un heureux hymenée,
 L’ont uni pour jamais,
 Avec une Epouse bien née,
Et de qui les vertus surpassent les attraits,
Si cette Epouse, aussi douce que sage,
Prend soin de ses Enfans, & veille à son ménage,
Si pour luy signaler l’excés de son amour,
 Et soulager sa lassitude,
Elle allume un grand feu quand il est de retour ;
Si par un rare effet de son exactitude
 Elle renferme son troupeau,
Et luy tire du vin agreable & nouveau :
Si d’ailleurs, sans se mettre en aucune dépense
Elle appreste un repas où regne l’abondance,
Non, tout ce que le luxe, & l’amour des plaisirs,
Peut inventer de propre à flater les desirs,
Ny tout ce que des Rois la suprême puissance
Peut étaler de faste & de magnificence,
Rempliroient beaucoup moins mes vœux & mes souhaits,
Que des plaisirs si doux, si grands & si parfaits.
Il est vray que l’on voit la pompe & l’opulence
Regner avec éclat dans la Maison des Rois,
 Mais on voit regner dans les bois,
 Et la droiture & l’innocence.
Ouy, tout ce qu’ont d’exquis la Perdrix, l’Ortolan,
 La Gelinote & le Faisan,
Me plairoit moins que l’ozeille sauvage,
 Que l’olive, qu’un tendre agneau,
 Que la chair d’un jeune chevreau
 Qu’un Berger rempli de courage
 A garanti des dents des Loups.
 Ressent-on des plaisirs plus doux
 Que de voir ses brebis repuës,
Le soir à leur bercail revenir lentement,
Et ses bœufs harassez traisner languissamment
 Le soc renversé des charuës ;
De voir à son foyer de robustes Valets,
 [Signes certains de sa richesse]
Raconter à l’envi les travaux qu’ils ont faits,
 Pendant que leur soupé se dresse ?
Quand l’usurier Damon eut tenu ce discours,
Résolu de quitter le tumulte des Villes,
 Et de passer le reste de ses jours
 Parmy des plaisirs si tranquilles,
 Il ramassa tout son argent ;
Mais ne pouvant forcer le malheureux panchant
 Qu’il avoit eu de la nature,
 Il se repentit de son choix,
Et plaça son argent une seconde fois,
Pour en tirer encore une plus grosse usure.

[Dialogue sur l’Hiver et sur l’Esté] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 35-55.

Je vous envoye une piece d’un genre particulier. Il me semble que l’Hiver ne doit avoir aucun Partisan contre l’Esté. Cependant vous allez voir que cette saison ne laisse pas d’avoir ses commoditez & ses avantages.

DIALOGUE
SUR L’HIVER ET L’ESTE.

L’hiver n’est pas toûjours également rigoureux ; l’on y voit des jours, où les ardeurs du Soleil nous font dire que ce sont des jours d’Esté. Ce fut en l’un de ces jours que l’Esté & l’Hiver s’étant rencontrez, s’entre-choquerent rudement, l’un prétendant détruire les chaleurs de l’autre, qui ne voulant point ceder à son Adversaire, s’efforçoit à son tour de diminuer ses rigueurs ; Ce triste combat dura jusqu’à ce que le Soleil, Pere de l’Esté, estant à son Midy accorda leur different en les obligeant tous deux de regner ensemble pour ce jour-là. L’Esté dont la saison n’estoit plus, fut ravi de cet accommodement, & l’hiver, à qui c’étoit le tour de regner, y souscrivit malgré luy. Cet accord invita Arcas & Leandre à sortir de la Ville encore glacée, pour profiter d’un si charmant demy jour. Ils se promenerent le long des murs, & aprés avoir avoüé l’un & l’autre, que le chaud de l’Esté temperé par le froid de l’Hiver forme des jours tres agréables, ils voulurent sçavoir lequel des deux estoit préferable à l’autre. Arcas prit le party de l’hiver, & Leandre qui fut pour l’Eté, luy parla de cette sorte.

LEANDRE.

Il faut demeurer d’accord que de toutes les saisons, le Printemps est celle qu’on doit le plus souhaiter. Tant de fleurs qu’elle fait paroître, tant de plaisirs qu’on y goûte, font dire avec beaucoup de Justice, que tout y rit, que tout y enchante, jusque-là même que pour exprimer que la Parque a ravy Lycas, nôtre ami commun, dans sa verte jeunesse, qui est le plus bel âge de la vie, nous disons avec douleur qu’il est mort au Printemps de ses jours. On n’est pas moins obligé d’avoüer..…

ARCAS.

Laissons, je vous prie, mon cher Leandre, une si triste comparaison, & dans un lieu où nous ne venons chercher que la joye, ne renouvellez point le déplaisir que nous cause cette fatale séparation. Je sçais que le Printemps est la plus aimable des Saisons, ou l’unique qui le soit, si vous voulez, mais préferer l’Eté à l’Hiver, c’est ce que je ne feray jamais.

LEANDRE.

Quels plaisirs peut-on trouver dans l’Hiver ?

ARCAS.

Quels charmes si grands peut avoir l’Eté ?

LEANDRE.

Mille charmes, mille plaisirs, mille douceurs. A la Campagne les Vallons sont émaillez de fleurs, dont Tircis orne sa chere Lysette. Les Prez y sont verds, & nous font part de leur frais & délicieux gazon pour nous reposer. Les Bois y sont toufus, & y offrent de seurs aziles à des amoureux mysteres. Les arbres y sont chargez de fruits, qui pour se laisser prendre, pendent sur nos têtes. Les Moissons y sont abondantes, & fournissent au Laboureur dequoy semer à pleine main dans l’Autonne. Les Bergers plus attentifs à leurs Bergeres, qu’occupez du soin de leurs Troupeaux, y font retentir sans cesse les Echos de leurs tendres concerts. Enfin tout y excite à la joye pendant l’Eté.

ARCAS.

N’est-ce pas mal soûtenir le party que vous prenez que de le vanter par de si méchans endroits ? Si les Bois alors épais sont impenetrables au Soleil, ne luy cachent-ils pas mille forfaits ? Si l’on voit des Arbres & des Moissons, les uns sont sans fruits, les autres trompent les esperances du Moissonneur qui en se plaignant de l’infertilité de ses Champs, gemit sous le poids d’une chaleur fatigante.

LEANDRE.

Vous me fournissez des armes pour vous battre, Arcas. Si nous avons le malheur de voir aprés une longue attente nos Arbres infructueux, & nos Moissons tres peu abondantes, n’est ce pas au perfide Hiver que nous devons nous en prendre, qui non content de porter par tout la désolation, pendant sa saison, fait souvent au milieu de l’Eté, avant le lever du Soleil, sentir ses rigueurs à nos Arbres & à nos Moissons ? Combien de fois jaloux des loüanges que nous donnions à l’Eté, qui nous promettoit dequoy satisfaire pleinement à nos besoins, en a-t’il troublé le regne paisible, & détruit par là nos legitimes esperances ?

ARCAS.

L’hiver n’est pas toûjours coupable des maux dont vous le faites l’Auteur. Les trop excessives chaleurs de l’Eté en sont toûjours la cause, & s’il est vray de dire que quelquefois l’Hiver produit ces malheurs, il n’est pas moins vray qu’en revanche, il couvre & engraisse toûjours nos Terres de ses neiges, peu different de ce Fleuve admirable, dont le limon fertilise les Campagnes d’Egypte.

LEANDRE.

Je le veux, Arcas, mais enfin quel autre avantage a l’affreux Hiver, qui soit comparable à ceux que nous procure incessamment à la Campagne l’agreable Eté ?

ARCAS.

De plus grands que vous ne pensez, Leandre. Le fidelle Berger, dont le Troupeau ne sort plus, s’y occupe uniquement de son aimable Bergere, & le feu de ses innocentes amours qui le suffoquoit, joint au chaud de l’Eté, temperé alors par le froid du favorable Hiver, luy rend cette saison douce, ou si déguisant ses chastes flammes, il feint d’avoir besoin d’un autre feu, moins puissant sur luy mille fois que celuy de ses amours, n’est-ce pas pour s’y trouver auprés de Cloris, à qui sans être interrompu, il conte à loisir son tendre martyre, qu’il s’en approche tremblottant ? Le Paysan y est parfaitement sain sans être sujet à une infinité de maladies qui sont les suites fâcheuses des chaleurs de l’Eté. Le Laboureur, qui s’est long-temps occupé à de penibles exercices, y goûte une douce tranquilité. Semblable à la prudente fourmy, il consume dans le repos & avec plaisir, ce qu’il a cueilly avec tant de peine & de travail pendant l’Esté, si bien qu’il semble que cette saison n’est faite que pour servir aux usages, & contribuer aux délices de l’Hiver.

LEANDRE.

Vostre raisonnement, Arcas est plus spécieux que solide. Les amours de l’Hiver sont toûjours froides (bien que je jure le contraire à Sylvie) & vous ne sçauriez me persuader que l’Hiver soit supportable, sur tout à la Campagne ? Nos bois qui en faisoient tout l’ornement, n’ont rien conservé de leur beauté qu’un frais incommode. Les arbres y sont generalement dépoüillez de leurs feüilles, & se presentent à nos yeux, demy morts, & maudits comme le Figuier de l’Evangile. Nos prez y ont perdu leur verdure, nos champs enfin y sont secs & arides, & ne nous laissent que le déplaisir de les avoir veus parsemez de mille fleurs odoriferantes que l’on n’y voit plus. Mais quittons la Campagne, Arcas. Le Bourgeois, le Comte, le Marquis, qui aprés avoir congedié leur Train, s’y étoient refugiez pendant neuf mois, pour y épargner dequoy entretenir pendant les trois autres, ce miserable Train qui se rassemble, la quittent, tant elle est affreuse. Suivons les à la Ville, & voyons si l’Hiver est à préferer à l’Esté.

ARCAS.

Il me sera sans doute plus facile de triompher par cet endroit que par l’autre.

LEANDRE.

J’en doute, Arcas, & il me semble que la Ville est plus riante l’Esté que l’Hiver, ou pour mieux dire, qu’elle l’est uniquement l’Esté. Elle n’offre alors à nos yeux, que plaisir, beauté, magnificence, l’ami est continuellement à se divertir avec son amy, l’Amant ne peut quitter d’un pas son amante, & la longueur des jours prolonge ses doux plaisirs, qu’une courte nuit ne peut interrompre pour long-temps.

ARCAS.

Enfin vous faites sans y penser le Portrait fidelle de l’Hiver. Quelle saison enfante plus de plaisirs ? Ce ne sont que jeux, Bals, Festins, repas, Assemblées, occasions où la magnificence est absolument necessaire.

LEANDRE.

Je le veux croire si c’est vous faire plaisir, mais tombez d’accord avec moy que nous avons mille remedes contre ces maux prétendus ; si la trop excessive chaleur nous incommode, le frais d’une Chambre hors des atteintes du Soleil nous en garantit ; si la soif nous presse, la glace nous désaltere, & l’usage de l’éventail, qui ne fut inventé que pour faire naître des Zephirs capables de rafraîchir Sylvie, & de luy rendre en un instant la beauté que la chaleur tâchoit de luy ravir pour un temps, ne nous est pas inconnu. Au reste, si la chaleur du midy nous arreste, que de douces matinées, que d’agréables soirées en revanche ; mais si-tost que le trop exact Hiver revient à nous, helas, que de déplorables changemens ! Tout est triste, tout languit, tout est dans une confusion étrange. L’Ami connoist à peine son Ami métamorphosé. Le teint décharné & verdastre d’Isabelle rend Damon parjure. Nos rives autrefois bordées de peuple, sont désertes ; nos Places autrefois théâtres de Nouvellistes, sont abandonnées ; nos champs de promenades autrefois si frequentez, cessent de l’estre. Hé, pourquoy s’en étonner ? A peine le Soleil nous éclaire-t-il de loin. Le jour nous quitte presque aussi-tost qu’il paroist ; vents, gelées, frimats, glaces, broüillards, pluyes, tout enfin nous menace & nous accable.

Arcas se préparoit à répondre ; mais le pasle Soleil s’estant perdu dans le sein de Thetis, aprés avoir chancelé quelque moment, l’obligea de rentrer dans la Ville avec Leandre, & d’avoüer que la nuit qui venoit si-tost pendant l’Hiver, donnoit lieu de regreter la Saison qu’il ne trouvoit pas digne de luy estre préferée.

[Conversion d'un Turc]* §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 60-61.

Le 22. May se fit la conversion d'un Turc, qui ayant résisté plus de vingt ans à la voix de Dieu qui l'appelloit, se sentit enfin touché des exemples de vertu que Mr Bouchu, premier President du Parlement de Dijon, & Madame la premiere Presidente, sa Femme, donnent à toute la Province, & les supplia de vouloir bien luy servir de Parrain & de Marraine, pour la ceremonie du Baptême qu'il estoit disposé de recevoir. Ils y consentirent avec plaisir. Elle se fit par Mr le Doyen de Saint Jean, dans cette Eglise, en presence de toutes les personnes de qualité de Dijon. On luy donna le nom de Pierre & Paul, & le Te Deum fut chanté solemnellement en action de graces.

[Elegie] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 61-66.

Le petit Ouvrage que vous allez lire, est de Mr Tesson, de Toulouse.

ELEGIE.

Mille fleurs qu’on voyoit de toutes parts éclorre,
Annoncent le retour de la brillante Flore.
Du bel Astre du jour les rayons renaissans,
De leur divin éclat venoient dorer nos champs,
Et le chant des oiseaux ranimant la nature,
Des ruisseaux pour un temps étouffoit le murmure :
Tandis que dans son cœur le timide Tircis
Renfermant à regret ses plus secrets soucis,
Dans des lieux écartez, les yeux baignez de larmes,
Déteste de l’amour les invincibles charmes,
Et les tristes accens de sa mourante voix,
Font gemir les vallons & résonner les bois.
Lieux tranquilles, dit-il, où mon cœur insensible
Jouïssoit d’un repos si charmant, si paisible,
Vous qui jusqu’à ce jour occupant mes desirs,
Partagez avec moy mes innocens plaisirs,
Ne songez désormais qu’à partager ma peine,
L’amour m’a fait sentir tout le poids de sa chaîne.
Ce superbe Tiran, jaloux de mon bonheur,
Epuise enfin sur moy sa plus dure rigueur,
Ou plutost c’est iris qui me rend miserable.
Ce Dieu sans ses appas n’a rien de redoutable,
C’est d’elle, de ses yeux qu’il emprunte les traits,
Qui le vengent d’un cœur qui crut n’aimer jamais.
Helas ! aimable Iris, dont l’ame indifferente
Ignore encor l’ardeur de ma flâme naissante,
Que ne me cachiez-vous ces charmes dangereux,
Que l’amour n’a formez que pour les malheureux ?
Et toy, cruel destin, auteur de mon martyre,
Sans qui j’aurois toujours rejetté son Empire,
Falloit-il me livrer dans un moment soudain
A tout ce que ses Loix ont de plus inhumain ?
Ah ! ne nourrissons plus le poison qui me tuë.
Cachons mon triste amour pour jamais à sa veuë,
Et forçons, s’il se peut, mes trop timides sens
A vaincre des transports si doux & si pressans.
Vains efforts, vain secours, que vous sert de m’instruire
Des foiblesses d’un cœur qui s’est laissé séduire ?
Pourriez-vous résister à des attraits si doux ?
Non ; les beaux yeux d’Iris sont plus puissans que vous.
Brulons plutost, brûlons d’une flâme si belle,
Sacrifions mes jours à sa fierté rebelle,
Aimons, & sans former d’inutiles regrets ;
Découvrons luy les maux que sa beauté m’a faits,
Mais que dis-je ? Je sens ma raison inflexible,
Me la representer encor plus insensible.
C’est trop, c’est trop languir sous ses injustes loix,
Etouffons mes soupirs pour la derniere fois.
Quoy ! pourrois-je cesser d’adorer tant de charmes ?
Non, non, aimable Iris, Tircis vous rend les armes.
Et toy, sors de mon cœur, importune raison,
Tes severes conseils ne sont plus de saison.

[Histoire]* §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 69-100.

Chacun se dit malheureux, & tout le monde semble avoir raison, tant il y a de fatalité marquée dans la pluspart des choses qui nous arrivent. Un Cavalier des plus accomplis en a fait l’épreuve depuis peu de temps. Une fort jolie personne chez qui le voisinage luy donnoit un libre accés, eut tant de charmes pour luy, qu’insensiblement il en fut piqué. Il estoit vif dans ses passions, & l’amour qu’il eut pour elle à force de la voir, ne le laissa pas longtemps balancer sur le parti qu’il avoit à prendre. Elle estoit dans une grande jeunesse, mais d’un esprit meur, qui luy donnoit naturellement ce que les autres n’ont accoutumé d’aquerir qu’avec beaucoup de soins & d’étude. Sa douceur, sa modestie, & un caractere honneste & insinuant qu’elle faisoit remarquer en toutes choses, estoient des agrémens trop sensibles, pour ne pas produire un prompt effet sur l’esprit du Cavalier. Il luy déclara les sentimens que son merite luy avoit fait prendre, & il en eut pour réponse ce qu’une Fille bien née peut se permettre de dire dans une pareille occasion ; beaucoup de marques de reconnoissance, accompagnées de cette aimable rougeur, qui plaist tant à ceux qui la font naistre, & qui laisse deviner ce qu’on ne dit pas. Elle dépendoit de ses Parens, qui devoient regler sa destinée, & ce fut à eux qu’elle le pria de s’adresser, s’il vouloit que sa déclaration eust quelque suite. Quoy qu’il ne pust l’obliger à dire qu’elle se sentoit touchée pour luy, c’en estoit assez pour luy faire voir qu’il ne seroit pas haï, si elle avoit la liberté de l’aimer. Aussi s’expliqua-t-il dés le lendemain avec sa Mere, qui trouvant en luy des qualitez estimables, & assez de bien pour rendre sa Fille heureuse, receut la proposition sans aucune repugnance, luy promettant de n’oublier rien pour la faire agréer à son Mary, qui estoit absent pour quelques affaires, qui le devoient encore occuper trois ou quatre mois. Le terme estoit long pour le Cavalier, qui eust bien voulu estre seur de son bonheur, afin que la Belle fust moins réservée dans ses sentimens, mais il eust esté dangereux de luy écrire. C’estoit un homme entier dans ses volontez, qui pesoit longtemps les choses avant que de les conclurre, & auprés de qui il y avoit de grandes mesures à prendre pour l’amener à ce qu’on pouvoit souhaiter de luy. La Belle, qui avoit observé son caractere, se tint sur ses gardes pour ne point s’abandonner à toute la reconnoissance, qu’elle se sentoit capable d’avoir pour l’amour du Cavalier. Ce n’est pas qu’elle n’eût pour lui des manieres tres obligeantes, mais son cœur demeuroit libre, ou du moins l’engagement qu’il prenoit, n’étoit point si fort, qu’il dût luy en coûter son repos s’il le falloit rompre. Le Cavalier eût été heureux s’il eût retenu le sien dans une pareille disposition, mais plus il eut sujet d’esperer, plus il s’enflama, & il ne fut plus en état de croire qu’il pût y avoir un autre bonheur pour luy que celuy de passer sa vie avec la Belle. Cette idée le remplissoit tout entier, & comme il l’avoit sans cesse devant les yeux, il devint le plus amoureux de tous les hommes. Le Pere revint, & apprit à son retour le dessein du Cavalier, qui luy fit presque aussi tost la même Déclaration qu’il avoit faite à la Mere, Il la reçût comme luy faisant honneur, mais il le pria de luy donner quelque temps pour déliberer avant que de luy répondre, & l’incertitude où il le laissa, commença à l’alarmer. Il eut recours à la Mere qu’il conjura instamment de prendre ses interests. Ce fut peut-estre ce qui leur nuisit. Le trop d’empressement qu’elle témoigna pour faire réüssir le Mariage, la rendit suspecte à son Mari, qui trouvant mauvais qu’elle voulust agir en maîtresse, se mit en teste de faire valoir son autorité de Pere. Il avoit eu quelque veuë, avant que de s’éloigner, pour l’alliance d’un homme encore plus riche que le Cavalier, & qui n’avoit pas moins de naissance. Il luy fit parler sous main, & les personnes qu’il interposa, agirent si adroitement, que l’ayant mené en lieu où il paroissoit que le hazard l’eût conduit, ils luy donnerent moyen de voir & d’entretenir la Belle, sans qu’elle pût soupçonner que l’on eust formé aucun dessein. Il la trouva toute aimable, & n’eut pas plustost donné son consentement à ce qu’on luy proposoit, que le Pere déclara au Cavalier qu’il ne pouvoit luy donner sa Fille. Ce fut un coup de foudre pour luy. Il employa tout pour en détourner l’effet, mais toutes ses plaintes aussi bien que ses prieres demeurerent inutiles. La Mere s’emporta pour luy avec hauteur, & cette hauteur ne servit qu’à avancer ce qu’elle croyoit empêcher en s’emportant. Il ne se peut rien imaginer, ny de plus tendre ny de plus touchant, que ce qu’il dit a la Belle, mais elle étoit jeune, & incapable de résister à son Pere qu’elle connoissoit inebranlable dans ses résolutions. Ainsi aprés l’avoir asseuré que s’il l’avoit laissée libre, elle l’auroit préferé à tout autre avec plaisir, elle le pria de ne luy point imputer l’injuste refus dont ses soins étoient payez. Le Mariage se fit, & le Cavalier qui ne voulut point en estre témoin, alla chercher dans une Cour étrangere des amusemens qui dissipassent le chagrin qui l’accabloit. La Belle trouva son Mary fort amoureux pendant quelque tems, mais il avoit une passion qui l’emportoit sur l’amour. La fureur du jeu le possedoit, & elle augmenta en luy aprés qu’il fut marié. Il perdit des sommes si considerables que le désordre qui se mit dans ses affaires, passa jusqu’à son esprit. Ce ne fut plus cet homme obligeant, honnête, qui meritoit d’être aimé par ses complaisances. La mauvaise humeur le prit ; il devint rude, fâcheux, & intraitable dans son domestique. Sa femme à qui il cachoit une partie de ses grandes pertes, eut beau luy faire de ces douces remontrances qui gagnent les plus obstinez dans leurs passions. De petits gains qu’il lui arrivoit quelquefois de faire, le flatant de l’esperance de se rétablir, il se roidissoit avec aigreur contre les conseils qu’elle luy donnoit, & la patience fut le seul remede, dont elle put se servir dans un si grand mal. Il s’abîmoit, cependant de plus en plus, & continuant toujours à jouër, il continuoit toûjours à perdre, soit par l’Etoile, soit parce qu’il ne se possedoit pas assez en joüant. Il rêvoit sans cesse à son malheur, & aprés divers emprunts, il se trouva si fort à l’étroit, qu’il avoit peine à fournir aux dépenses qu’il étoit necessairement obligé de faire. Sa femme qui le plaignoit, & qui étoit encore plus à plaindre, offrit pour le soulager, de se retirer avec luy à la Campagne, où ils pouvoient vivre plus commodement, & avec moins d’embarras. Il refusa ce parti, & toûjours plongé dans le chagrin, il la réduisit à l’abandonner à sa conduite, quelques malheurs qu’elle en pût prévoir. Ce fut alors qu’elle eut sujet de se repentir d’avoir déferé trop aveuglement aux volontez de son Pere. L’image de la douce vie qu’elle auroit menée, si elle eust épousé le Cavalier qui l’avoit aimée si tendrement, ne se presentoit à son esprit que pour son suplice. Il y avoit trois ans qu’il étoit parti, & comme elle s’étoit plusieurs fois souvenuë de luy avec un trop sensible regret de n’avoir pas répondu à son amour, la nouvelle qu’on luy vint donner de son retour, luy causa quelque chagrin. Elle fut fâchée qu’il vinst estre spectateur de sa mauvaise fortune ; & quand il auroit encore esté capable d’entrer assez vivement dans ses interests pour l’en vouloir consoler, il luy paroissoit qu’ayant si peu de sujet d’aimer son Mary, elle ne devoit point souhaiter la veuë d’un homme pour qui elle s’estoit senti du panchant. Elle n’en put refuser quelques visites ; mais elle eut beau se tenir dans une grande réserve, le Cavalier qui se croyoit affermi par trois ans d’absence contre les charmes de cette aimable personne, ne put la revoir sans laisser renaistre son premier amour. Ses regards pleins de langueur en furent les marques, & même il luy échapa quelques paroles, dont elle fut obligée d’arrester la suite. Elle luy representa l’inutilité d’une passion qui la rendroit criminelle, si elle contribuoit à l’entretenir, & se servant du pouvoir qu’elle avoit encore sur luy, elle l’obligea de luy promettre, ou qu’il ne la verroit plus, ou qu’au moins ce seroit tres-rarement. Le Cavalier connoissant qu’il y alloit de ses interests de luy obeïr, & que plus il la verroit, plus ses sentimens pour elle reprendroient de force, résolut de sacrifier à son repos une veuë qui le troubloit. Il se répandit en diverses compagnies, & comme une passion s’éteint par un autre engagement, il crut enfin ses Amis, qui luy conseillerent de se marier. On luy proposa un parti avantageux. La personne estoit bien faite, de bonne Famille ; & avoit de la beauté. C’en estoit assez pour luy faire croire, que quoy qu’il ne sentist pas son cœur fortement touché pour elle, il vivroit heureux en l’épousant. Il estoit tres-honneste homme, & se tenoit assuré que le temps & la raison y feroient naistre les sentimens de tendresse qui luy seroient dûs. Ainsi il ne voulut point laisser traîner cette affaire, & s’arestant au dehors, sans rien approfondir par luy-même, il se maria. La Dame qu’il avoit aimée avec tant de passion, l’apprit avec joye ; mais cette joye fut bien moderée, quand elle sçeut quelque temps aprés qu’il n’avoit pas lieu d’estre content de sa Femme. C’estoit une personne bizarre, dont l’humeur capricieuse ne s’accommodoit de rien. Elle vouloit ce qu’elle vouloit par un pur entestement, & non par raison, & ce qu’elle avoit souhaité d’abord cessoit de luy plaire un moment aprés. Ce caractere si different de celuy du Cavalier, le rendit tres malheureux. Comme il en souffroit beaucoup, il alla s’en consoler avec la Dame, qu’il voyoit de temps en temps, & à qui il avoüa qu’il ne s’estoit marié que pour tâcher d’affoiblir la trop forte passion qui l’avoit obligée à luy défendre de la voir souvent. Ils ne purent s’empêcher de comparer leurs malheurs ; mais ceux de la Dame finirent bien-tost aprés, du moins d’une certaine maniere. Son Mary ayant disparu pendant un mois, sans qu’elle pust apprendre ce qu’il estoit devenu, elle en receut enfin une Lettre qu’il luy écrivit de la Rochelle. La Lettre portoit, que ne pouvant plus paroistre dans le désordre où ses affaires estoient, il alloit voir dans les Pays étrangers si la fortune ne luy seroit point plus favorable. Il luy nommoit le Vaisseau où il devoit s’embarquer dés ce même jour avec deux personnes qu’elle connoissoit, & par quelque relation qu’elle avoit avec ceux de leur Famille, elle sçeut six mois aprés que ce Vaisseau avoit fait naufrage, sans qu’il s’en fust échapé que peu de gens qui s’estoient sauvez dans la Chaloupe. Un des deux avec qui son Mary luy avoit mandé qu’il faisoit voyage, estoit de ce nombre, & il ne fut pas plus d’un an à revenir. Il luy rapporta que le Vaisseau s’estant entre ouvert presque aussi-tost qu’il s’estoit jetté dans la Chaloupe, il avoit vû les flots l’engloutir, & qu’elle pouvoit se compter pour Veuve. Elle fit faire d’exactes perquisitions dans tous les endroits où l’on pouvoit avoir eu des nouvelles de ce naufrage, & par tout ce qu’on apprit, la perte de son Mary demeura constante. Ce fut alors que le Cavalier fut au désespoir de ne se pouvoir dédire de l’engagement qu’il avoit pris. Il offrit ses soins & son credit à la Dame, pour bien établir ses droits contre les prétentions des créanciers, & il la servit tres utilement ; mais elle refusa de luy tout autre secours, & conduisit si bien ses affaires, qu’elle vécut en repos, si ce ne fut pas dans l’abondance. Son merite ne laissa pas de luy attirer encore des partis avantageux, si elle eust voulu se remarier. On l’en pressa inutilement. Elle trouvoit trop de charmes dans la vie tranquille qu’elle menoit, pour se résoudre à changer d’estat. Dix ans se passerent de cette sorte, tres-longs pour le Cavalier, qu’une fiévre continuë délivra enfin de son incommode Femme. Il n’eut plus alors de pensées que pour la Dame, qui commença à se repentir de s’estre déclarée trop hautement contre un second mariage. Elle luy avoit obligation, & l’amour ardent qu’il avoit toujours senti pour elle, se montra si tendre & si empressé, qu’elle estoit fachée de la résistance qu’elle apportoit malgré elle à ce qui pouvoit le rendre heureux. Il eut besoin de temps & de patience pour surmonter les obstacles que luy suscita le trop de délicatesse de la Dame, & ce ne fut pas sans employer toutes sortes de moyens qu’il vint à bout de les vaincre. Il les vainquit cependant. Tout fut arresté ; on fixa le jour du mariage, & la joye qu’il en sentit alla dans un tel excés, qu’il en tomba dangereusement malade. Aprés quinze jours d’une fiévre violente, on désespera de le sauver. Il le connut, & on ne peut rien ajoûter à tout ce qu’il dit de tendre sur le regret qu’il avoit de quitter la Dame. Il s’écria mille fois, qu’il voyoit bien qu’il estoit de son destin de n’avoir jamais que des esperances, puis que sur le point d’estre pleinement heureux, il falloit qu’il renonçast à ce qui luy avoit toujours esté le plus cher. La Dame répondit à sa tendresse, en luy cachant sa douleur, pour ne le pas effrayer, & en tâchant de luy faire croire qu’il pouvoit encore tout esperer. Elle luy dit vray sans l’avoir cru. Sa fiévre diminua, & les remedes luy furent donnez si à propos, qu’aprés avoir demeuré long-temps entre la mort & la vie, il se vit enfin hors de peril. On eut grand soin de ménager sa santé, & il luy fallut plus de deux mois pour la rétablir entierement, aprés quoy on arresta de nouveau le jour heureux, aprés lequel il soupiroit depuis si long-temps. La Dame donnoit ordre à quelque chose qui regardoit la Ceremonie que l’on devoit faire le lendemain, lorsqu’on la vint avertir que l’on demandoit à luy parler. Un peu aprés, elle vit entrer un homme qu’elle ne put connoître d’abord, mais dont la voix la jetta presque aussi-tost dans une surprise qui luy fit faire un grand cri. C’étoit son Mary, ce Mary qu’elle croyoit mort depuis dix ans, & qui s’étant sauvé sur une planche du Vaisseau dont elle avoit appris le naufrage, étoit passé dans les Pays les plus éloignez, où il avoit pris un autre nom. Le desir de vaincre sa mauvaise Etoile l’avoit obligé de s’associer avec des Flibustiers fort déterminez, & cette societé qu’il avoit continuée six ou sept ans, luy avoit fait amasser de grandes richesses. Il les raportoit, & ne doutoit point qu’il ne meritât par-là qu’on perdist le souvenir de sa conduite passée. La Dame l’auroit oubliée tres aisément, si les assurances qu’on luy avoit données de sa mort ne l’eussent pas engagée à des sentimens d’amour, qu’elle ne pouvoit plus conserver sans crime. Elle éprouvoit des peines terribles sur le sacrifice qu’il en falloit faire, & l’état où elle se representoit qu’alloit être le Cavalier qui l’aimoit veritablement, & qui étoit si digne de sa tendresse, la faisoit souffrir cruellement. Cependant il falloit se vaincre, & ne s’attacher qu’à son devoir. Elle le fit avec des sentimens de vertu que tout le monde admira, aprés avoir instruit son Mary, de l’engagement que sa fausse mort luy avoit fait prendre. Rien ne sçauroit être comparé aux marques de désespoir que donna le Cavalier. Il s’abandonna à la plus vive douleur, & ne pouvant en mourir, il voulut au moins mourir au monde, & alla s’enfermer dans un Monastere, où le temps & la raison lui ont fait ouvrir les yeux sur le peu que sont les choses qui nous attachent le plus. Il prit l’Habit de Religieux quelque temps aprés, & les vœux qu’il a faits ensuite avec une entiere résignation, l’ont mis à couvert des passions dont il s’est veu agité durant tant d’années.

[Ce qui s’est passe à l’Academie le jour de la Reception de Mr de Valincour] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 131-158.

Le Samedy 27. du mois passé, Mr de Valincour, Secretaire General de la Marine, & des Commandemens de S.A.S. Monsieur le Comte de Toulouse, que Mrs. de l’Academie Françoise avoient élû pour remplir la place de feu Mr Racine, y vint prendre séance, & fit un tres-beau discours. Il dit, en les remerciant d’avoir fait tomber leur choix sur luy, que le besoin qu’il avoit de leurs instructions leur avoit fait croire qu’ils les luy devoient, & qu’ayant eu l’honneur d’estre associé à l’un de leurs plus Illustres Ecrivains, dans l’employ le plus noble qui puisse jamais occuper des gens de Lettres, il estoit de leur zele pour la gloire de Sa Majesté, de faire au moins tout ce qui dépendroit d’eux pour le mettre en estat de s’en acquiter dignement. Il passa de là à l’Eloge de Mr. Racine, & employa des couleurs fort vives à peindre l’heureux genie avec lequel il estoit venu au monde. Dés son enfance, dit-il, charmé des beautez qu’il trouvoit dans les anciens, & qu’il a si bien imitées depuis, il s’enfonçoit tout seul dans la solitude où il estoit élevé. Il y passoit les journées entieres avec Homere, Sophocle & Euripide, dont la langue luy estoit déja aussi familiere que la sienne propre ; & bientost mettant en pratique ce qu’il avoit apris de ces excellens Maistres, il produisit son premier chef d’œuvre dans un âge, où l’on compte encore pour un merite, de sçavoir seulement réciter les ouvrages des autres. Le fameux Corneille estoit alors dans sa plus haute réputation. On traduisoit ses pieces en toutes les Langues de l’Europe : on les representoit sur tous les Theatres ; ses Vers estoient dans la bouche de tout le monde, & cela est beau comme le Cid, estoit une loüange qui avoit passé en Proverbe. La France, avant luy, n’avoit rien vû sur la Scene de sublime, ny mesme pour ainsi dire, déraisonnable, & transportée pour ses premiers Ouvrages, d’une admiration qui alloit presque jusques à l’Idolâtrie, elle sembloit pour l’en récompenser, s’estre engagée en quelque façon à n’en jamais admirer d’autres que ceux qu’il produiroit à l’avenir. Ainsi l’on regarda d’abord avec quelque sorte de chagrin l’audace d’un jeune homme, qui entroit dans la même carriere, & qui osoit demander partage dans des applaudissemens, dont un autre sembloit pour toûjours avoir été mis en possession. Mais Mr Racine conduit par son seul genie, & sans s’amuser à suivre ny mesme à imiter un homme, que tout le monde regardoit comme inimitable, ne songea qu’à se faire des routes nouvelles ; & tandis que Corneille peignant les caracteres d’aprés l’idée de cette grandeur Romaine, qu’il a le premier mise en œuvre avec tant de succés, formoit ses figures plus grandes que le naturel, mais nobles, hardies, admirables dans toutes leurs proportions ; tandis que les spectateurs entraînez hors d’eux-mêmes, sembloient n’avoir plus d’ame, que pour admirer la richesse de ses expressions, la noblesse de ses sentimens, & la maniere imperieuse dont il manioit la raison humaine, Mr Racine entra, pour ainsi dire, dans leur cœur, & s’en rendit le maistre. Il y excita ce trouble agreable, qui nous fait prendre un veritable interest à tous les évenemens d’une fable que l’on represente devant nous ; il les remplit de cette terreur & de cette pitié, qui selon Aristote, sont les veritables passions que doit produire la Tragedie. Il leur arracha ces larmes qui font le plaisir de ceux qui les répandent, & peignant la nature, moins superbe, peut estre & moins magnifique, mais aussi plus vive & plus sensible ; il leur apprit à plaindre leurs propres passions & leurs propres foiblesses, dans celles des Personnages qu’il fit paroistre à leurs yeux. Alors le Public équitable, sans cesser d’admirer la grandeur majestueuse du fameux Corneille, commença d’admirer aussi les graces sublimes & touchantes de l’illustre Racine. Alors le Theatre François se vit au comble de sa gloire, & n’eut plus de sujet de porter envie au fameux Theatre d’Athenes florissante. C’est ainsi que Sophocle & Euripide, tous deux incomparables, & tous deux tres differens dans leur genre d’écrire, firent en leur temps l’honneur & l’admiration de la sçavante Grece. Quelle foule de Spectateurs, quelles acclamations ne suivirent pas les representations d’Andromaque, de Mitridate, de Britannicus, d’Iphigenie & de Phedre ? Avec quel transport ne les revoit-on pas tous les jours, & combien ont elles produit d’Imitateurs, même fort estimables ; mais qui toujours fort inferieurs à leur Original, en font encore mieux concevoir le merite ? Mais lors que renonçant aux Muses profanes, il consacra ses Vers à des objets plus dignes de luy, guidé par des conseils & par des ordres que la sagesse même avoüeroit pour les siens, quels miracles ne produisit il pas encore, & quelle sublimité dans ses Cantiques, quelle magnificence dans Esther & dans Athalie, Pieces égales, ou même supérieures à tout ce qu’il a fait de plus achevé, & dignes par tout, autant que des paroles humaines le peuvent estre, de la majesté du Dieu dont il parle, & dont il estoit si penetré.

Mr de Valincour continua l’Eloge de Ms Racine, & parla de sa pieté solide, du soin qu’il prenoit de mediter longtemps ses Ouvrages, & de les retoucher à differentes reprises, des charmes de sa conversation, où il faisoit éclater une imagination brillante, qui rendoit les choses les plus simples admirables dans sa bouche. Il vint ensuite aux grandes conquestes qui font admirer le regne du Roy, & aprés avoir fait voir qu’il n’appartenoit qu’à lui seul de soutenir la France, contre l’effroyable déluge d’Ennemis qui s’estoient liguez pour la détruire, il dit, que voyant enfin qu’elle commençoit à acheter trop cher les avantages qu’elle remportoit tous les ans sur des Ennemis aguerris par leurs propres défaites, il avoit offert plus d’une fois, pour épargner le sang de ses Sujets, de renouveler la Paix de Nimegue, mais que les Ennemis avoient regardé cette proposition comme un outrage, & que les Espagnols sur tout ayant repris leur ancienne audace pour un peu de temps, avoient prétendu que nous n’avions plus à esperer d’autres conditions que celles de la Paix de Vervins, ce qui avoit obligé Sa Majesté à les forcer de desirer eux mêmes cette Paix qu’ils rejettoient avec tant de hauteur Alors (ce sont les termes dont il se servit en cet endroit) le Roy fait attaquer Barcelonne par mer & par terre, & avec Barcelonne toutes les forces de l’Espagne, ou renfermées dans cette Ville pour la défendre, ou campées à ses portes pour la soutenir. L’ancienne jalousie de valeur, plus forte encore que la haine, se réveille entre les deux Nations. Toute l’Europe suspenduë attend avec frayeur le succés d’une si grande entreprise. La Ville est emportée aprés la plus terrible & la plus opiniâtre résistance dont on ait jamais entendu parler. Alors ceux qui nous redemandoient l’Isle & Tournay, tremblent pour Madrid & pour Tolede. Ils sont les premiers à presser nos Plenipotentiaires. Tous les Alliez changez en un instant, consentent à signer un Traité, & que l’unique fondement de ce Traité seroit le renouvellement de la Paix de Nimegue. Le Roy cede les Places qu’il avoit déja offertes, & qu’il n’avoit jamais en effet regardées que comme des gages & des conditions certaines de cette Paix qui devenoit si necessaire à toute la terre ; mais il oblige en même temps l’Empire à luy faire une justice qu’on luy refusoit depuis tant d’années, & demeure pleinement maistre de Strasbourg & de toute l’Alsace, c’est à dire, d’une Ville & d’une Province, qui valent seules un tres grand Royaume. C’est ainsi que toute la Chrétienté voit succeder un calme heureux à cette guerre effroyable, dont les plus habiles Politiques ne pouvoient prévoir la fin, & c’est pour offrir à Dieu des fruits dignes d’une Paix, qui est elle même le fruit de tant de miracles, que le Roy n’est occupé jour & nuit que du soin d’augmenter le culte des Autels, de procurer le repos & l’abondance à ses Peuples, & d’affermir de plus en plus la veritable Religion dans son Royaume, par son exemple & par son autorité.

Mr de la Chapelle, Receveur General des Finances de la Rochelle, Directeur alors de l’Academie, répondit à ce Discours avec beaucoup d’éloquence. Comme Mr de Valincour avoit parlé du Grand Corneille en faisant l’Eloge de Mr Racine, il parla aussi de l’un & de l’autre. Souffrez Monsieur, luy dit-il, que je vous dise que c’est meriter de succeder au fameux Racine, que de l’avoir sçeu loüer aussi éloquemment que vous avez fait. Vous l’avez dépeint avec de si vives & de si belles couleurs, que même en vous admirant, même en nous applaudissant de vous avoir acquis, nous avons senti un regret plus violent de l’avoir perdu, & en même temps ce nom celebre auprés duquel vous avez placé le sien, a renouvelé dans nos cœurs une playe que rien ne peut plus fermer, car enfin tant que Racine a vécu, tant que nous avons veu parmi nous le Compagnon, le Rival, le Successeur de ce Genie divin, qui né pour la gloire de sa Nation, a disputé l’Empire du Theatre aux Grecs & aux Romains, & l’a remporté sur tous les autres Peuples de la Terre, nous avons pensé le voir encore lui même. Celuy que nous possedions nous consoloit de celuy que nous n’avions plus, & ce n’est qu’en perdant Racine, que nous croyons les perdre tous deux, & que nous commençons à pleurer le grand Corneille. Je ne veux imiter icy ny condamner ceux qui les ont comparez. Si l’un a suivi de plus prés la nature, & si l’autre l’a surpassée, si l’un a frapé davantage l’esprit, si l’autre a mieux touché le cœur, ou bien si tous deux ont sçû également saisir, & enlever le cœur & l’esprit, les Siecles à venir encore mieux que nous, libres & affranchis de toutes préventions, en decideront : mais dans celuy ci la fortune met entr’eux aprés leur mort une extrême difference. Lorsque le grand Corneille mourut, l’Illustre Racine occupoit icy la place que je remplis aujourd’huy, & de même qu’aprés la mort d’Auguste, celuy qui fut l’heritier de sa gloire & de sa puissance, fit dans Rome l’Oraison Funebre du premier Empereur du monde, Racine, cette autre lumiere du Theatre François, fut le Panegyriste de celuy que nous en regarderons toûjours comme le Fondateur & le Maître. Ce fut luy qui recueillit, pour ainsi dire, qui enferma dans l’urne les cendres de Corneille. Il sembla à la fortune qu’il n’y avoit qu’un grand Poëte tragique qui pût rendre dignement ce triste devoir au grand Poëte tragique que nous perdions alors. Cette même fortune, trompée peut-être par quelque accueil favorable que le Public a fait à des ouvrages que j’ay hazardez sur le Theatre, essaye aujourd’huy de faire en quelque sorte le même honneur à Racine ; mais qu’en cette occasion, elle signale bien son aveuglement, & la difference qu’elle met entre ces deux illustres Confreres.

Qu’il fut glorieux pour Corneille d’être loué par Racine ! qu’il est malheureux pour Racine, qu’entre tant de Poëtes & d’Orateurs excellens dont le nom eût fait honneur à sa memoire, le sort ait choisi celuy qui étoit le moins capable de célebrer tant de vertus ! Quelle grandeur, quelle Majesté, quelle sublimité de pensées & de stile éclaterent dans cet Eloge magnifique dont vous nous avez fait souvenir ! Il est tel que quand tous les Ouvrages de ces deux Auteurs incomparables seroient perdus, échapé de l’injure des temps, seul il pourroit rendre leurs deux noms immortels. Si celuy que je consacre aujourd’huy à la gloire d’un homme qui sçavoit si bien loüer & qui est si loüable luy même, n’est pas soûtenu de toute cette force & de toute cette éloquence digne de la Compagnie au nom de qui je parle, j’espere au moins qu’il se fera distinguer par un sujet de douleur le plus juste & le plus grand qui puisse affliger les gens de Lettres, car à present que ces deux Poëtes celebres ne sont plus, la Muse tragique, ne craignons point de le dire, la Muse tragique est ensevelie elle même sous la tombe qui les couvre. Vous connoissez, Monsieur, toute la grandeur de cette perte, vous qui sçavez que la tragédie, donnée aux hommes par les Philosophes comme un remede salutaire contre leurs désordres, fut autrefois une Ecole de vertu, où les esprits corrompus par les passions déreglées, trouvoient un plaisir innocent qui les retiroit des plus criminels, où détournez de leurs vices, ils devenoient peu à peu capables de goûter les plaisirs purs & solides de la sagesse et enfin, où les Tirans les plus barbares estoient contraints quelquefois de se détester eux mêmes, & de fuir un spectacle, qui en leur inspirant trop d’horreur de leur propre cruauté, les dégoûtoit de leur tyrannie. Je ne parle point icy de cette Tragedie lâche & efféminée, qui n’a d’autre art ny d’autre but, que celuy de peindre & d’inspirer les amoureuses foiblesses, Fille de l’ignorance, & de la verve indiscrete des jeunes Ecrivains, qui sans étude & sans connoissance, apportent sur nos Theatres les productions cruës & indigestes d’un genie qu’ils n’ont pas nourri des principes & de la lecture des Anciens. Je parle de la Tragedie digne des soins d’Aristote & de Platon, telle que Mr Racine l’envisageoit, lors qu’il ne désesperoit pas de la réconcilier avec ses illustres Ennemis. Qui est ce qui entreprendra désormais cette réconciliation ? Qui est-ce qui aura la force, qui est-ce qui aura le courage de guerir le goust corrompu des hommes, & de dépoüiller cette Reine des esprits de ces ornemens indignes, de ces passions frivoles, qui la défigurent au lieu de la parer ? Qui est ce qui, pour parler la Langue des Poëtes, fera sortir des Enfers les Ombres des Personnages heroïques, & ranimera tantost Mitridate, pour nous faire admirer une vertu féroce & barbare, mais pure & grande ; tantost Phedre mesme, pour faire entrer dans nos cœurs, avec la compassion de son malheur, l’horreur & la haine de son crime.

Mr de la Chapelle finit en disant, que l’ordre de la Providence fixe dans tous les Arts chez tous les Peuples du monde, un point d’excellence qui ne s’avance ny ne s’étend jamais ; que cet ordre détermine un nombre certain d’hommes illustres, qui naissent, fleurissent, se trouvent ensemble dans un court espace de temps, où ils sont séparez du reste des hommes communs, que les autres temps produisent ; qu’ainsi Eschyle, Sophocle, & Euripide, qui porterent la Tragedie Grecque à son plus haut degré de splendeur, furent presque contemporains, & n’eurent point de Successeurs dignes d’eux, & que toutes les autres Sciences ayant eu une destinée semblable dans Athenes & à Rome, nous aurions beaucoup à craindre à la fin d’un Siecle si beau & si fertile en grands Personnages, que nous avons presque tous perdus, si nous ne devions pas tout esperer en considerant celuy qui fait le plus digne & le plus noble ornement du beau temps de la Monarchie Françoise, ce Roy qui dans un regne déja de plus d’un demi-Siecle, compte plus de succés éclatans, & plus de victoires que d’années. Ce Discours receut de grands applaudissemens.

[Eloge de la belle main] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 158-175.

La Lettre que vous allez lire, est de Mr de Senecé, premier Valet de Chambre de la feuë Reine. Il n’est pas besoin que je vous dise rien de plus en vous l’envoyant. Vous sçavez que tous ses Ouvrages sont d’un tres bon goust, & qu’ils meritent l’approbation que tout le monde leur donne.

ELOGE
DE LA BELLE MAIN.
A Mademoiselle de Chevigny.

Il est juste, Mademoiselle, de rendre hommage à vostre merite, dés que l’on a eu l’honneur de vous voir, & ce seroit pure felonnie que d’oser s’en dispenser. L’ancien usage des hommages, veut que le Vassal mette ses mains dans celles de son Seigneur, pour luy témoigner sa soumission & sa fidelité, & le Ciel m’est témoin que je souhaiterois avec passion, de pouvoir accomplir cette Cérémonie dans toute son étenduë ; mais puisque ma mauvaise fortune ne me le permet pas, trouvez bon, je vous prie, que pour y supléer en quelque maniere, je vous fasse part de certaines Réflexions que j’ay faites sur la dignité de la main.

De toutes les parties dont la merveilleuse machine du corps humain est composée, il n’en est aucune qui soit comparable à la main, pour faire concevoir une idée sublime, de la suprême intelligence de son Auteur. C’est par elle qu’il a voulu ennoblir & distinguer son plus parfait ouvrage. C’est par elle seule qu’il a compensé tous les avantages qu’il sembloit avoir accordez sur l’homme, au reste des animaux. Avec la main, l’homme surmonte la férocité des Tygres & des Lions, assujettit la masse énorme des Elephans, contraint les Chevaux indomptez, & les farouches Taureaux de servir à ses usages. C’est en vain que pour dérober les Oiseaux à son empire, la nature leur a donné le secours des ailes & les a fait habiter dans un élement Superieur ; la main leur dispose des filets, & leur lance des traits qu’ils ne peuvent éviter. La main forme les plus courageux de leur espece à déclarer la guerre aux autres, pour servir à la nourriture, ou au divertissement des hommes.

C’est à la main qu’il apartient d’executer tout ce que peut imaginer la fecondité de l’esprit, & il semble par là, toute bornée qu’elle paroît, qu’en quelque maniere elle participe à l’immensité de l’ame raisonnable. Ses idées ne sont, pour ainsi dire, que le berceau des Arts. C’est la main qui les porte à cet accroissement, & les éleve à cette perfection qui nous les fait admirer. Sans le secours de la main, l’Architecture ne construiroit point ces Superbes Palais, ny ces somptueux Mausolées, qui sont l’ornement des Citez, & le dernier effort de la magnificence des Rois. C’est l’ouvrage de la main qui charme nos yeux dans la peinture, & qui dans la Musique instrumentale nous enchante par les oreilles. Les sciences, toutes immaterielles qu’elles se picquent d’être, ne luy sont pas moins redevables de leurs progrés & de leurs accroissemens. Par le secours de la main, l’esprit forme les caracteres de l’Ecriture, & trouve le secret de peindre, & de communiquer les pensées. La main par son industrie accomplit les salutaires operations de cette partie de la Medecine la plus infaillible, à qui les Grecs ont donné par excellence le nom de Chirurgie, ce qui signifie Ouvrage de la main. C’est la main qui trace les figures de la Geometrie, & qui en établit les démonstrations ; c’est la main qui nous represente dans l’Astronomie, les positions & les mouvemens des Corps celestes, & qui par des systèmes ingenieux, expose à nos yeux toute la miraculeuse disposition de l’Univers. Mais s’il est question d’envisager la gloire, cette passion dominante des belles ames, dans sa plus brillante sphere, qui consiste dans les actions Militaires, ne trouverons-nous pas que c’est de la main qu’elle emprunte cet éclat, qui efface tous les autres ?

Faut-il forcer des Murailles, renverser des Escadrons, gagner des Batailles & remporter des Victoires, c’est à la main qu’il apartient d’executer tout ce qu’inspire le courage. Faut-il graver des Inscriptions, fraper des Medailles, plier des Couronnes, élever des Statuës & des Arcs de triomphe à l’honneur immortel des vainqueurs, la seule industrie de la main peut suffire à la validité de la gloire. En un mot, si c’est la main qui fait les Conquerans, c’est aussi la main qui leur distribuë les récompenses.

Je pourrois encore ajoûter, que les vertus qui paroissent les plus intellectuelles, ne luy sont pas moins redevables. La main chez les Rois est le Symbole de leur Justice, comme le Sceptre l’est de leur autorité. C’est par la main que la valeur délivre les foibles de l’oppression des plus puissans ; c’est par la main que la Charité soulage les besoins des malheureux. La Foy, cette Reine des vertus, se sert elle même de la main dans les merveilles qu’elle opere. L’imposition des mains fait descendre les graces du Ciel, & donne aux Chefs de la Religion leur caractere le plus auguste. L’élevation des mains est le stratagème innocent dont la Pieté se sert dans la Priere pour désarmer le couroux du Seigneur, & pour en attirer les secours dans le besoin le plus pressant. Jamais le Peuple de Dieu ne put estre vaincu par les Amalecites, tandis que Moyse eut la force de tenir ses mains élevées.

Je ferois un Livre plûtost qu’une Lettre, si j’entreprenois d’épuiser les Eloges de la main. Tout ce que j’ajoûteray, Mademoiselle, c’est que la même supériorité que la main exerce sur les autres parties, la belle Main l’obtient sans difficulté sur toutes les autres mains. Les mains les plus fortes & les plus industrieuses rendent hommage à la belle main, & se presentent d’elles-mêmes pour recevoir les fers qu’il luy plaist de leur faire porter. A la presence des belles mains de Dalila ou de Cleopatre, les mains de Samson ne sont plus robustes, celles d’Antoine ne sont plus victorieuses. La belle main met en mouvement toutes les puissances de l’ame ; elle réveille, ou calme comme il luy plaist toute l’harmonie des Passions. Il n’est point de cœur si ferme qui ne tremble quand elle menace, il n’en est point de si dur qui ne s’amollisse quand elle caresse ; il n’est point de larmes dont la source ne tarisse quand elle se donne la peine de les essuyer ; point de défiance, point de jalousie qu’elle ne fasse évanoüir par une legere étreinte. Déguisez la beauté sous les habillemens les plus bizarres, pour essayer de la rendre inconnuë, si la belle main se découvre par hazard, on connoistra par elle une charmante personne, ainsi que par l’ongle on connoist un Lion. Les Poëtes n’ont pas jugé pouvoir mieux caracteriser une de leurs plus aimables Déesses, qu’en la nommant l’Aurore aux doigts de roses, & quand Homere fait blesser Venus par Diomede, il la fait blesser à la main, afin de redoubler l’atrocité de l’injure, par le merite de la partie offensée. Toute la neige dont les belles mains sont couvertes, n’empesche pas que leurs moindres attouchemens ne soient tout de flames, & l’on peut assurer que l’insensibilité qui leur résiste, est une maladie déplorée. Il semble mesme que la belle main soit un apanage de la qualité. Vous trouverez aisément des Femmes du bas Peuple qui auront de beux yeux, & une belle bouche, rarement pourrez-vous en rencontrer qui conservent de belles mains. Enfin, si l’on peut dire que les yeux portent les armes de l’Amour, on ne disconviendra pas qu’il n’appartienne aux belles mains de porter le Sceptre de son Empire.

Ce sont vos belles mains, Mademoiselle, qui m’ont inspiré toutes ces pensées, & qui m’ont en même temps fait naistre le dessein de vous envoyer quelques paires de gants de Grenoble, pour m’acquitter de la discrétion que je vous dois. En contribuant de quelque chose à la conservation de ces belles mains, je me figure que je contribuë à celle de l’Empire de l’Amour, dont elles sont le plus solide appuy. C’est de ces gants fortunez que vos belles mains sortiront quelquefois avec leur blancheur ébloüissante, comme la lumiere sort d’un nuage, & malheur pour lors aux libertez qui en seront frapées. Je sçay que je prépare des armes contre moy-même, & vous avez bien l’air, si je vous revois quelque jour, de faire passer mon cœur par vos mains, mais je ne m’en plaindray point, quoy qu’il en puisse arriver, & je suis accoutumé de longue main à trouver des charmes aux blessures, quelque cuisantes qu’elles puissent estre, quand c’est une belle main qui les a faites. Permettez-moy de finir en baisant vos belles mains. Pourquoy faut-il que ce ne soit qu’une formule de compliment, & non pas une chose réelle ! Souvenez vous de moy, je vous prie, dans ce petit Cabinet de verdure, où l’on ne peut tenir que quatre ; trop heureux qui pourroit vous faire souhaiter quelque jour qu’on n’y fust que deux Je suis vostre, &c.

A Mascon le 30. Juin.

Air nouveau §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 179-180.

Les Vers que je vous envoye gravez, sont sur un sujet qui ne sçauroit manquer de vous plaire.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Cessez, Peuples heureux, de parler de la guerre, doit regarder la page 179.
Cessez, Peuples heureux, de parler de la guerre,
Oubliez tous les maux qu'elle a faits icy bas.
L'invincible Loüis a desarmé la terre,
En desarmant pour vous & son cœur & son bras.
Dans le calme profond d'une Paix assurée,
Vous pouvez à longs traits en goûter les douceurs ;
A vos plus tendres vœux Loüis l'a mesurée.
En est ce assez pour meriter vos cœurs ?
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[Procession faite à Nancy] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 181-194.

Cette même Feste [jour de la Feste-Dieu] fut celebrée à Nancy, avec une solemnité extraordinaire. Monsieur le Duc de Lorraine, pour éviter tout inconvenient & tout prétexte, avoit donné ordre à sa Cour Souveraine de donner un Arrest, qui reglast la forme, l'ordre & le rang de la Procession, & qui obligeast tous les Corps, Ecclesiastiques & Laïques, Seculiers & Reguliers, de s'y trouver. Ainsi la Jeudy 18. S. A. R. se rendit à l'Eglise Primatiale dés sept heures du matin. On y celebra une grande Messe, qui fut chantée en Musique, & dix-huit Abbez y assisterent en Crosse & en Mitre. Le Prince l'entendit à deux genoux; il avoit à sa suite ses principaux Officiers, son Conseil, & les Personnes les plus distinguées de sa Cour. La Cour Souveraine, la Chambre des Comptes, & tous les autres Coprs y étoient à leur place ordinaire, & en habit de ceremonie. La Messe estant achevée, la Procession commença à marcher en cet ordre. Toutes les Communautez subalternes estoient déja rangées le long des premieres ruës, par où la Procession commençoit le grand circuit qu'elle avoit à faire, & tout estoit prest à marcher au premier signal. Les Pauvres de l'Hopital precedoient le Corps des Mestiers qui estoit au nombre de trente avec leurs bannieres & leurs Officiers. On voyoit ensuite la livrée de leurs Altesses Royales ; le College & les Regens ; les Conferes du saint Sacrememt avec lesquels marchoient les Medecins, les Apoticaires, les Chirurgiens & Tabellions ; les Penitens, les Hermites, les Augustins, les Dominiquains, les Tiercelins, les Capucins, les Minimes, les Cordeliers, les Curez & leurs Prestres, huit Trompettes & une Timbale, le Corps de l'Hostel de Ville, les Avocats & Conseillers, avec le Lieutenant Particulier du Baillage, les Gruyer, Prevost General du même Baillage, les Auditeurs & President de la Chambre des Comptes ; les Conseillers & President de la Cour Souveraine, les Trompettes & les Timballes des plaisirs de Son Altesse Royale, les Chanoines Reguliers, Premontrés en Chappes les Benedictins aussi en Chappes ; ceux-cy marchoient à la droite, & ceux-là tenoient la gauche, les uns & les autres en grand nombre ; les Chanoines de S. George à la gauche, & les Chanoines de la Primatie à la droite, la Musique, les Abbez au nombre de 18. ayant chacun 3. Assistans tous en Chappes, & marchant avec leurs Crosses, un de leurs Assistans portant la Mitre, plusieurs Enfans habillez en Anges, jettant des fleurs, le Dais porté par six Chambellans de S. A. R. sous lequel estoit le Saint Sacrement dans une niche d'argent, porté par quatre Diacres, & suivi par Mr l'Abé le Begue, Ministre d'Etat, & Doyen de la Primatie, Celebrant. [...]

Madame la Duchesse Royale est si avancée dans sa grossesse, quelle ne put suivre la Procession. Elle attendit le Saint Sacrement au Reposoir, & elle le suivit, un cierge à la main, avec toutes les Dames de sa Cour, jusque hors la porte de ce Palais. Il y fut receu & reconduit au bruit des Tambours, des Violons, des Timbales, & des Trompettes des plaisirs de S. A. R. Le Prince, qui dans l'ardeur excessive du Soleil avoit déja fait un si grand tour nuë teste, sans se ménager aucune ombre, se vit obligé pendant le Motet qu'on chanta en Musique au Reposoir, de quitter un juste au corps tout broché d'or et d'agent, pour en prendre un plus leger.

[Prix remporté à l’Academie des Lanternistes de Toulouse] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 195-198.

Je vous envoye le Sonnet en Bouts rimez, qui a remporté le Prix cette année, par le jugement de l’Academie des Lanternistes de Toulouse.

Louis qui de Janus vient de fermer le Temple,
Des fureurs de la guerre a terminé le cours,
Il n’aura plus besoin d’armes, ny de secours,
Tout l’Univers calmé l’admire & le contemple.
***
Il a fait de Lauriers une moisson plus ample,
Que n’ont fait les Cesars dans tous leurs plus beaux jours,
La gloire & la vertu sont ses seules Amours,
Et des Heros parfaits il est le grand exemple.
***
Nous voyons des troupeaux au lieu de Bataillons,
Embellir la campagne, & couvrir les sillons,
L’abondance renaist, tout rit, tout se répare.
***
Peuple, de qui les voeux secondoient son Pouvoir,
Si pour ses Ennemis sa bonté se déclare
Que ne doit d’un tel Maistre attendre ton espoir ?

Priere à Dieu pour le Roy.

Arbitre souverain du Ciel & de la terre,
Conservez-nous le plus grand des humains,
 Qui vient de remettre en vos mains
  Les foudres de la guerre.

Ce Sonnet est de Mr de Belebat, connu par plusieurs Ouvrages galans, qui luy ont attiré beaucoup d’estime. Il est Fils de Mr Lucas, qui s’est acquis pour amis la pluspart des gens de Lettres, & dont les décisions sur les ouvrages d’esprit, ont toujours esté si justes, qu’il faut estre difficile à contenter, pour refuser d’applaudir à ce qu’il approuve.

[Epistre en Vers] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 198-203.

L’attention particuliere que Mrs les Lanternistes ont à cultiver les belles Lettres, les a engagez, pour animer les Auteurs par une noble émulation, à mettre dans la Salle de leurs Assemblées, le Portrait de tous ceux qui ont remporté le Prix, qu’ils y donnent tous les ans le jour de S. Jean. Ainsi, Mademoiselle Lheritier l’ayant remporté en 1695. l’année suivante on vit son Portrait dans cette Salle. Il y a quelques mois qu’on y mit aussi celuy de Mr de Grangeron, celebre par ses talens en Poësie, & par ses lumieres en Physique, qui le remporta l’année derniere. La joye qu’il eut de le voir placé auprés de celuy de Mademoiselle Lheritier, l’obligea de luy envoyer la Lettre en Vers que vous allez lire.

Des Nymphes du Permesse aimable Favorite,
Sçavante Lheritier, souffre que je m’acquitte
Du devoir où m’engage un Laurier prétieux,
Qui prés de toy m’éleve au rang des Demi dieux.
Admirateur zelé de ton Portrait fidelle,
J’ose mettre à tes pieds ma conqueste nouvelle,
Et consacrer ma Lyre à tes charmes divers,
Ils seront désormais le sujet de mes Vers.
Novice, & convaincu de mon insuffisance,
J’implore le secours de ta vive Eloquence ;
Sois sensible à ma voix, comble mes voeux pressans,
Tu peux seule polir mes barbares accens,
Pour loüer tes Ecrits, & ta vertu sublime,
Il faut estre ou toy-même, ou le Dieu de la Rime.
Et qui peut mieux que toy chanter du Grand Loüis,
Et l’immense sagesse, & les faits inoüis ?
De ce puissant Guerrier les celebres merveilles :
Dés mes plus jeunes ans ont enrichi mes veilles ;
Mais le nouveau transport qui vient de me saisir,
Interrompt malgré moy ce glorieux loisir.
Le feu que tes regards allument dans ma veine,
Sur le haut Helicon pour toy seule m’entraîne.
Ouy, de tant de trésors l’amas prodigieux,
Qui sçait ravir en toy nostre esprit & nos yeux,
À mon noble panchant ouvre une ample carriere,
Et fournit à ma Plume une illustre matiere,
Quand je vois sur ton front la Romaine Grandeur
Eclater vivement dans toute sa splendeur,
Quand je vois dans les traits de ton rare genie,
Les traits les plus brillans de la docte Uranie,
Quand je vois au travers d’un mélange Divin 2
Tout ce que le Parnasse a de grand & de fin.
Mais où vais-je, insensé ? je sens que je m’égare,
Ne dois-je point icy craindre le sort d’Icare ?
Quel est donc mon dessein & mon aveuglement !
Où me vois-je emporté par un beau mouvement ?
Cette mer où je cours me prépare un naufrage,
Muse, pour nostre honneur regagnons le rivage.

[Réponse à cette Epistre] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 203-209.

Voicy la réponse que fit Mademoiselle Lheritier à Mr de Grangeron.

Vous, qu’une éclatante victoire
 Sur des Favoris d’Apollon,
Couvre d’une immortelle gloire
 Au milieu du sacré Vallon ;
Que je dois rendre grace à vostre politesse,
Et de vos doctes airs applaudir la justesse !
Vous paroissez encor digne d’un nouveau Prix,
 En daignant chanter mes Ecrits
Avec tant d’élegance & de délicatesse.
Je sçay que je ne dois cet encens gracieux
 Qu’à vostre obligeant caractere.
 Quoy qu’il me fust plus glorieux,
 Qu’il fust moins galant que sincere,
 Il m’est toujours tres-prétieux.
 Ouy, de bonne foy je l’avoüe,
Lors qu’à l’art des neuf Soeurs l’esprit s’est dévoué ;
 Il est bien doux d’estre loué
De ceux que tout le monde loue.

On ne peut assez le dire, Monsieur, combien il y a de gloire & de plaisir à estre loüangé d’un sçavant homme tel que vous, qui non-seulement s’est attiré par ses lumieres l’approbation publique, mais encore qui a vû couronner sa Poësie par une Assemblée aussi docte & aussi judicieuse qu’est celle de Messieurs les Lanternistes.

 En chantant du plus grand des Rois,
 Et la sagesse & les exploits,
 Vous sçavez nous faire connoistre
 Que vostre Muse a des talens heureux,
 Propres à vous rendre fameux,
Le zele que je sens pour nostre auguste Maistre,
Est charmé quand je voy ses triomphes divers,
 Si noblement peints dans vos Vers.
 Certain Sonnet tout plein de grace,
Où vous chantez ce Heros dignement,
 Vous peut donner facilement
 Un celebre rang au Parnasse.

L’ingenieuse & obligeante Epistre que vous venez de m’écrire, ne marque pas moins combien vous estes habile dans ce bel Art des Vers, que je cheris avec tant de passion. J’ay rendu de nouvelles graces à mon heureuse Etoile, du Prix qu’elle me fit remporter il y a quelques années, par le jugement de la même Compagnie illustre qui vient de vous le donner, puis que c’est à l’occasion de cette conformité de victoire que vous m’écrivez de si belles choses en Prose & en Vers.

Je ne répondray rien, Monsieur, aux douceurs trop flateuses dont vous encensez mon Portrait ; je vous diray seulement que s’il avoit quelque sensibilité, je luy adresserois une longue Epistre, pour le feliciter sur le bonheur qu’il aura d’estre toujours accompagné de l’image d’un sçavant aussi profond que vous, & qui se distingue si heureusement dans les beaux Arts qu’Apollon favorise de ses plus précieuses graces ; mais cette toile colorée ne peut goûter cet avantage, c’est sur moy seule qu’en rejaillit la satisfaction. Vous jugez bien qu’elle est tres grande, puis que personne n’estime plus que moy vos doctes talens, & n’est plus sincerement, Monsieur, vostre, &c.

[Feste donnée à Nancy] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 213-219.

Voicy la copie d'une Lettre où est contenuë une Feste dont vous ne serez pas fachée de voir le detail.

 

A Nancy ce 14. Juillet 1699

 

LE Dimanche 12. de ce mois, Mr le Duc & Madame la Duchesse de Lorraine, firent l'honneur à Mr le Marquis, & à Madame la Marquise de Moy, de venir souper chez eux, dans leur Hôtel. Leurs Altesses Royales s'y rendirent sur les huit heures du soir, & furent reçûës dans la Cour, au bruit des Timbales, & des Trompettes, par Mr & Madame de Moy qui les attendoient, pour se trouver à la portiere de leur Carosse, avec un grand nombre de personnes distinguées. Leurs Altesses Royales voulurent voir les Appartemens de l'Hôtel de Moy, qu'ils trouverent au goust & à la naissance de ceux qui l'habitent. Elles se rendirent ensuite avec leur Cour sur la terrasse decouverte qui est au dessus du Peristile qui separe les deux Cours : c'est-là qu'on leur presenta leurs portraits en vers françois, travaillez avec beaucoup de soin. C'est une Epître de trois cents vers françois, dédiée à Madame la Marquise de Villequier, qui en revenant des Eaux de Bourbon, a fait un petit séjour à la Cour de Lorraine, avec Madame de Châtillon, & avec Mr de Villequier. Ils avoient parû charmez de cette Cour, ils témoignerent leur goût pour cet ouvrage, & on avoit promis à Madame de Villequier de luy en faire part. Leurs Altesses Royales voulurent bien en entendre la lecture ; & l'on fit pour cela cesser les Violons & les Haut bois. Il n'est pas aisé de separer leur portrait, de leur eloge, mais la modestie que leurs Altesse Royales opposent toûjours à ceux qui ls loüent, ceda sans repugnance au plaisir que l'on avoit d'entendre loüer l'autre. Jamais ouvrage n'a esté plus applaudy. Leurs Altesses Royales cherchoient à y loüer tout ce qui ne les regardoit pas, & toute la Cour s'écrioit sur cette ressemblance qui frapoit en general. On y trouva les expressions vives & nouvelles, & les traits hardis, & ressemblans. Leurs Altesses Royales passerent de là à la grande salle de l'Hôtel. Elles trouverent leurs deux couverts seuls sur une Table, où quatorze personnes pouvoient estre fort à l'aise. Elles demanderent douze autres couverts, & nommerent ceux de l'un & de l'autre sexe qui devoient avoir l'honneur d'être reçûs à leur Table. Mr & Madame de Moy furent nommez les premiers, & c'est un honneur que leurs Altesses Royales les leur ont fait souvent à Nancy & à Luneville ; on leur servit de trois grands plats, six mediocres, & quatre hors d'oeuvre chacun : Le buffet estoit riche, & tout l'appartement fort éclairé. Une seconde Table pour quantité d'autres Courtisans, fut servie dans le même lieu, & avec la même magnificence. Le Vin de Champagne, de Bourgogne & du Rhin, y estoient des plus exquis, & les Hautbois & les Violons firent une agreable Symphonie.

[Conversions] §

Mercure Galant, juillet 1699, p. 228-231.

Le 30. du mois passé, le Vaisseau nommé la Sainte Anne, appartenant à un Particulier, arriva de Limeric en Irlande au Conquet, à quatre lieuës de Brest. Il débarqua six jeunes hommes bien faits, dont le plus âgé n'a pas trente ans. Ils estoient Soldats dans le Regiment des Refugiez, commandé par Mr le Marquis de Miremont, & s'estoient trouvez comme de vrais déterminez pour leur Religion, dans la pluspart des combats, des Sieges de Places, & autres affaires de guerre, tant en Flandre qu'en Piémont, sans qu'ils se fussent apperçus que leur Regiment, ny les Liguez, y eussent remporté de l'avantage, ce qui les a fait résoudre de passer en France pour se convertir. Ils arriverent à Brest le premier Juillet, & vinrent trouver Mr Desclouzeaux, à qui ils déclarerent le dessein qu'ils avoient d'abjurer leur fausse Religion. Cet Intendant, après les y avoir affermis, les envoya au Pere Fortet, Recteur du Seminaire des Jesuites, établi à Brest il y a quatorze années. Ces Peres s'employerent avec toute l'application possible à leur donner les Instructions qui leur étoient necessaires. Le Dimanche 12. de ce mois, ils firent abjuration de leurs erreurs en presence de Mr l'Intendant, & de plusieurs Officiers de la Marine. Les Jesuites assistez des Aumôniers de Vaisseau, chanterent d'abord le Veni Creator ; aprés quoy le Recteur ayant exhorté ces six nouveaux Convertis à répondre sincerement à la grace que Dieu leur faisoit, leur fit faire à tous séparément une confession de foy, dans la maniere accoutumée ; ce qu'ils firent d'une maniere toute édifiante. On chanta ensuite le Miserere & le Te Deum, par où finit la Ceremonie.

[Lettre à Mademoiselle de Scudery] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 234-238.

Voicy une Lettre de Mr l’Abbé de Poissi à Mademoiselle de Scuderi, avec sa réponse. Faut il quelque chose de plus que ces deux noms pour vous engager à lire ? Le Sonnet est sur des rimes de feu Mr de Benserade.

A MADEMOISELLE DE SCUDERY

La lecture de vos beaux Ouvrages, Mademoiselle, me dédommage de l’ennuy que me cause l’entretien de certains Provinciaux, que mon étoile me contraint de voir. Il m’a pris envie ce matin de relire les œuvres de Benserade. A peine ay je ouvert le premier Tome, que je suis tombe sur un Sonnet en bouts rimez ; mais n’en déplaise à Mr de Benserade, tout Benserade qu’il est, Pater ne rima jamais avec disputer. Encore si c’estoit un Normandisme, on le pardonneroit volontiers à un homme, qui comme luy, seroit né prés de Rouen. Je me persuade que ce mot est fort étonné de se voir à la suite de Jupiter, & en la compagnie d’un Frater (compagnie par parenthese qui ne sent guere le Dieu). Parlons un autre langage.

Feu vostre petit Perroquet a donné ce matin, Mademoiselle, un peu d’exercice à ma Muse.

 Par un Sonnet j’ose entreprendre
De consoler Sapho d’un si rude trépas.
Mon Sonnet est-il bon ? a-t-il quelques appas ?
Vous plaira-t-il ? ne vous plaira-t-il pas ?
 C’est ce qu’un Billet doit m’apprendre.

SUR LA MORT
Du Perroquet de Sapho.
SONNET.

Plus fameux que l’oiseau que monte Jupiter,
Perroquet aujourd’huy meurt sans Pharmacopole.
Il avoit plus d’esprit que n’a certain Frater,
Qui prétend égaler & Paschal & Nicole,
***
Il faisoit mille sauts dans le têms d’un Pater,
C’estoit toujours pour moy gambade & caracole,
Il eut (j’en suis témoin) des amis du grand air,
Gens de Plume, d’Epée, & gens même à Boussole,
***
La mort qui ne veut point que l’on soit immortel,
Pour luy ravir le jour, luy dépêche un Cartel,
Il faut que Perroquet succombe en cette affaire.
***
Il combat, elle rit de ses efforts divers,
Si la mort terrassa les Rois de l’ Univers,
Qu’est-ce qu’un foible Oiseau contr’elle auroit pû faire ?

[Réponse de Mademoiselle de Scudery] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 239-240.

Réponse de Mademoiselle de Scudery.

 Que c’est une agreable chose !
D’écrire bien en vers, d’écrire bien en prose,
Et qu’il est chagrinant de n’y répondre pas,
Avec le mesme esprit & les mesmes appas !
 Mais dans la peur de me confondre,
 Je vais en deux mots vous répondre :
 De Poissy, je vous dis tout net,
 Que mon aimable Perroquet
S’en tient au premier vers de vostre beau sonnet,
 Et qu’il est content de la gloire
Dont ce précieux vers honore sa memoire,
Il pourroit bien mourir quelques Rois aujourd’huy
 Qu’on celebreroit moins que luy :
 Car soit sur la Terre, ou sur l’Onde,
 Il n’est qu’un seul LOUIS au monde.

[Madrigal] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 240-242.

Il est surprenant que l’illustre Mademoiselle de Scuderi, dans un age aussi avancé que le sien, conserve toujours le feu d’esprit qui brille dans les moindres productions qui luy échapent. Le Madrigal que j’ajouste à cette réponse est encor de Mr l’Abbé de Poissy.

Sur ce qui est necessaire pour faire un bon Juge.

Lors qu’on reçoit un Juge, il faut qu’il fasse voir
 Une science peu commune,
Mais sur tout que son bien réponde à son sçavoir,
 Qu’il soit comblé des dons de la fortune,
 Afin que l’or, ce metal plein d’appas,
  Ne le séduise pas ;
  Et c’est ce qu’on exige,
 Car, pour parler avec sincerité,
La pauvreté corrompt plûtost l’integrité,
 Que l’integrité ne corrige
Les vices de la pauvreté,

Air nouveau §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 242.Le poème est publié sous les initales de B. D. B. [Bertrand de Bacilly] dans la Suite de la premiere partie du Recueil des plus beaux vers qui ont esté mis en chant (Paris, Charles de Sercy, 1661, p. 437). Il comporte une variante à l'incipit (Délie dans la version littéraire, Sylvie dans l'air publié dans le Mercure).

J'espere que vous serez contente de l'Air nouveau dont vous allez lire les paroles.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air, qui commence par, Que vostre absence adorable, doit regarder la page 242.
Que vostre absence, adorable Silvie,
Me fait pousser de soupirs nuit & jour !
Mais quand je pense au repos de ma vie,
Ah, que je crains de voir vos beaux yeux de retour !
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[Profanation reparée] §

Mercure galant, juillet 1699 [tome 7], p. 256-258.

Le 30. May dernier, deux Voleurs, Mary & Femme, commirent un horrible sacrilege dans l'Eglise Paroissiale de Moussonvilliers, Diocese de Chartres. Ces malheureux, convaincus déja de plusieurs autres crimes, se servirent d'un jeune garçon âgé de treize ans, pour venir à bout de leur dessein. [...] Mr l'Evêque de Chartres, saisi d'horreur pour l'énormité du crime, en ordonna une réparation publique, par son Mandement donné le 15. du mois passé, dans son Chasteau de Pontgoing. Il l'adresse en ces termes au Clergé & au Peuple des Paroisses de Moussonvilliers, & des lieux circonvoisins. [...]

Nous ordonnons qu'on fera dans l'Eglise de Moussonvilliers un Office solemnel au jour qui sera indiqué par celuy que nous avons commis à cet effet, avec une Procession solemnelle, où l'Officiant portera le Saint Sacrement, la corde au col & les pieds nuds en réparation. Nous voulons que toutes les Paroisses & deux lieuës à la ronde, s'y rendent en ceremonie, & accompagnent ladite Procession, & que pendant trois jours de suite & le jour de l'Octave, on dise un Messe solemnelle, & que quelque Paroisse voisine y fasse une Procession. On y chantera les sept Pseaumes Penitentiaux, & tout le monde se prosternera la face en terre lors donnera la benediction du Saint Sacrement.

Mr l'Evêque de Chartre ayant commis le Pere Mespolier Missionnaire Dominiquain de la Province de Toulouse qui se trouvoit sur les lieux, pour regler l'ordre de cette ceremonie, les Paroisses furent convoquées au 5. de ce mois, & on vit venir à Moussonvilliers jusqu'à vingt-huit Processions avec une foule incroiable de peuple. Les Officiers de Justice des terres de Mr le Duc de S. Simon, s'y trouverent avec les Gardes pour empêcher que la confusion ne causast quelque desordre. Le Pere Mespolier porta le S. Sacrement à la Procession, la corde au col &les pieds nuds, & prêcha au milieu d'un champ à cause de la grande foule, aprés quoy il fit amande honorable la torche au poing en presence S. Sacrement. Le Clergé cria plusieurs fois Misericorde avec une voix entre-coupée de sanglots, & la ferveur du peuple fut telle que l'on jugea à propos de faire durer la Ceremonie huit jours que l'on employa en chants lugubres & en prieres publiques, la pluspart ayant la face prosternée contre terre. Le Pere Mespolier prêchoit deux fois chaque jour, & quantité de Paroisses y ont fait des Processions pendant l'octave. On chantoit une Messe solemnelle si tôt qu'elle estoient arrivées, & le matin & le soir on portoit le S. Sacrement en Procession autour de l'Eglise. À une heure on chantoit les Pseaumes Penitentiaux, & à deux les Vespres & les Complies. La devotion y estoit si grande, qu'il n'y avoit point d'heure dans tout le tour, où il n'y eust des Communions.