1700

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10].

2017
Source : Mercure galant, octobre 1700 [tome 10].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10]. §

[Reflexions diverses] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 33-37.

REFLEXIONS
DIVERSES.

L’Homme s’efforce en vain par une longue étude,
De se mettre à couvert des foiblesses du temps.
Allast-il se cacher dans une solitude,
 Son esprit plein d’inquietude
 S’égareroit à tous instans.
 Par tout en proye à son humeur étrange,
Il erre incessamment de souhaits en souhaits ;
 A tous momens son esprit change,
 Mais son cœur ne change jamais.
***
 Par les dehors d’une sagesse feinte
 On peut imposer aisément,
 Mais une si dure contrainte
 S’évanoüit facilement.
Si d’un vil interest le fol espoir nous guide,
Si des feux de l’amour nous nous sentons épris,
Ou que de vanité nôtre cœur soit avide,
  Bientost tous les soins qu’on a pris,
 Pour abuser les credules esprits,
  Sont d’un secours tres-inutile.
Le monde est trop adroit, trop rusé, trop habile,
Pour souffrir que deux fois on le puisse abuser.
Il est plus genereux, plus prudent, plus facile,
D’avoüer ses defauts que de les déguiser.
***
  Chacun croit avoir en partage
  Plus de prudence & de raison,
  Que n’en sçauroit avoir le sage.
Qu’un tel entestement dont on tire avantage,
 Est pour les cœurs un dangereux poison !
Les hommes sur ce point ne sont pas excusables,
Et la prevention a pour eux trop d’appas ;
Avec un tel sçavoir ils font mille faux pas,
Et se rendent enfin fâcheux & méprisables ;
 Ceux qui sont les plus raisonnables
 Sont ceux qui ne se flatent pas.
***
On ne sçait aujourd’huy ce que c’est que merite,
Aux gens les plus parfaits on trouve des defauts.
 Les gens d’esprit, dit-on, sont sans conduite,
 Et les plus saints passent pour des bigots ;
Il n’est enfin personne exempt de médisance :
  On louë un homme en sa presence,
 Il a, dit-on, mille talens heureux,
 On le cherit, on l’embrasse, on l’encense,
  Le lendemain en son absence,
On en fait un portrait affreux.
***
Qu’un homme est malheureux quand l’infame avarice
 Vient une fois s’emparer de son cœur !
Il ne joüit jamais d’un assuré bonheur,
 Et son argent fait son supplice.
Quel est son triste sort, quand d’usures noircy,
 D’un prompt trépas sa fortune est suivie ?
Heureux, si lors qu’il perd & ses biens & sa vie,
 Son ame ne se perd aussi.
***
Se peut-il que d’un Dieu le plus parfait ouvrage
 Ne semble avoir la raison en partage,
 Que pour se plaire à la tiranniser ?
  On ne fait plus que déguiser,
 Et s’envier tout le temps de sa vie,
Pour des biens passagers prodiguer tous ses soins.
  Non, nous ne nous portons envie
Que par où nous devrions nous envier le moins.

[Vers pour estre mis en Musique] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 38.

Voicy d’autres Vers qui ont esté faits pour mettre en chanson. Ceux qui les voudront noter le pourront faire, & j’en feray graver la Musique. Ils sont de Mr Tesson.

Sombres deserts, où mon cœur amoureux
 Vient cacher ses allarmes,
 Défendez-moy contre les charmes,
 Du Berger qui cause mes feux.
 Ah ! si loin de ses yeux.
 Je languis, je soupire,
Que ne pourra-t-il point s’il me trouve en ces lieux ?
 Deserts, cachez la tendre Amire.

Le contre-Poison de la Désolation Troyenne §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 82-94.

La Piece qui suit est de Mr Maugard de Troye. Elle vous fera plaisir de plus d’une maniere, & vous serez bien aise sans doute, qu’elle vous confirme qu’il y aura cette année grande abondance de Vin.

LE CONTRE-POISON
DE
LA DESOLATION
TROYENNE.
OU
L’Année avant-courriere du Siecle d’Or.
Calculé & pronostiqué par le sçavant
Piquay, natif de la Ville de Troye.
Redeunt Saturnia regna.
Virg. Egl. 4.

Bannissez de vos cœurs la crainte & la tristesse,
Troyens, ne poussez plus que des cris d’allegresse.
Le Ciel de ses faveurs vient d’ouvrit le tresor,
Et vous allez bien-tost entrer au Siecle d’Or.
Du pays Champenois les plages fortunées
Annoncent le retour des fertiles années,
Le Negoce renaist chez les Marchands Troyens ;
Les Foires sont pour vous une source de biens.
Vous joüissez des dons que le Ciel vous envoye,
Et vous allez nager dans un fleuve de joye.
Durant dix-neuf moissons accablez de douleurs,
Vous parcouriez sans cesse un cercle de malheurs.
Vous ne faisiez qu’errer dans le noir labyrinte
De cent calamitez dont vous sentiez l’atteinte.
Vous faisiez mille efforts, & malgré tout cela,
Vous retombiez toujours de Charibde en Scylla.
Vous avez ressenti sous diverses Planetes
Les sinistres effets des malignes Cometes.
Les vents forçant le sein du terrestre Element,
Ont fait de vos maisons trembler le fondement.
Du rapide Vulcain la fureur animée
A troublé mille fois vostre Ville alarmée,
Et l’eau traînant chez vous la désolation,
Vous a fait voir les temps que vit Deucalion.
Combien de fois vit-on vos plaines désolées
Par les frequens assauts des saisons déreglées ?
La bise que suivoient les Aquilons ailez,
Faisant un long sejour dans vos climats gelez,
Y laissoit tous les ans par un cruel ravage,
De tristes monumens de son affreux passage.
Les plantes au Printemps ne pouvoient plus fleurir,
Et les fruits en Septembre avoient peine à meurir.
Les fantasques Estez, les Automnes bizares,
De leurs bienfaits souvent estoient ensemble avares :
Tant que ces deux saisons vous refusoient leurs fruits,
Vos cœurs estoient plongez dans un gouffre d’ennuis.
Il sembloit que le Ciel par une guerre ouverte,
Eust des pauvres Troyens juré l’entiere perte.
La famine sur vous, & sur les animaux,
Ne cessoit de répandre un deluge de maux.
La terre devenuë une barbare mere,
Sourde aux plaintifs accens d’une longue misere,
Avoit pour ses enfans des entrailles d’airain,
Et l’ingrate étoufoit leur substance en son sein.
Mais le Ciel est sensible à la voix de vos larmes,
Vos soupirs de ses mains ont fait tomber les armes.
Jusqu’au Trône divin vos plaintes ont monté,
Et Jupiter n’est plus contre vous irrité.
Venus a fait couler sur vos champs, sur vos vignes
La douce effusion de ses faveurs benignes.
Mercure en son aspect à Saturne opposé,
De ses tendres regards vous a favorisé.
Au point diametral la terre est ramenée.
Chaque chose à son centre est enfin retournée.
Phebus faisant sa ronde en ses douze maisons,
Dans leur cours annuel a remis les saisons.
D’une heureuse moisson la récolte abondante
A de nos Laboureurs comblé l’ame contente.
Ils ont tous recouvré leurs biens vingt fois perdus,
Et cent grains pour un seul leur ont esté rendus.
Des presens de Cerés que de granges sont pleines !
L’abondance va mettre un long terme à vos peines.
Vous ne languirez plus & de soif & de faim,
Cet an est du bon temps un présage certain :
C’est un avant-courier, un Messager fidelle,
Qui des jours de Saturne apporte la nouvelle.
Le sort du Vigneron deviendra fortuné.
Bacchus de pampre vert a le chef couronné ;
Ce Dieu qui recommence à s’asseoir sur sa tonne,
D’une œillade amoureuse a regardé Pomone,
Pomone dont les mains prodigues de tout fruit,
Reparent les dégasts de quatre-vingt-dix-huit.
Vous ne voguerez plus sur la mer de misere,
Et des vents & des flots la fureur se tempere.
On n’aura plus sujet de se plaindre du sort,
A l’abry de tous maux les Troyens sont au port.
Le vin va rendre l’ame à nos foibles Squeletes.
De cuves & de muids nos Bourgeois font empletes.
Par le defaut des vins cent gens desesperez,
Sont par un doux espoir aujourd’huy rassurez.
Des vignobles Troyens la vendange tres-bonne
Remplira nos tonneaux en la future Automne.
Les ceps seront courbez sous le bachique faix,
Et la vigne en tout temps déployra ses bienfaits.
Approche donc, Bacchus, vray pere de la joye,
Viens chasser les chagrins dont nous fûmes la proye.
Par un joyeux clin d’œil, par un benin souris
Aux larmes, aux soupirs fais succeder les ris.
Nos malheurs sont finis & nos peines passées
Par ta douce liqueur doivent estre effacées.
La bouteille sera la riviere d’oubli,
Où tout le mal Troyen doit estre enseveli.
Et toy, de l’âge d’or heureuse avant-couriere,
Année, à tant de maux toy qui sers de barriere,
Vers ta fin, s’il se peut, précipite ton cours,
Afin de nous ouvrir la porte des beaux jours
Déridez, Citoyens, vos fronts mélancoliques,
Vos Festes vont bientost redevenir publiques ;
Les danses, les festins, mille jeux pleins d’appas,
Du Chef à rouge trogne accompagnent les pas.
Aussitost qu’en public ce grand Dieu va paroistre,
En foule autour de luy vous les verrez renaistre.
Si Cerés de la faim a dompté le Vautour,
Vous allez voir Bacchus triompher à son tour.
La soif, ce monstre ardent qui nous seche & nous brûle,
Va tomber sous les coups de ce vaillant Hercule.
Vous entendrez bientost ce glorieux Vainqueur
A ces cœurs affoiblis redonnant la vigueur,
Joyeux de sa victoire au fort de vos entrailles
De ce monstre étouffé chanter les funerailles.
Calmez, Troyens, calmez, vos troubles infinis,
Vos vergers, vos costeaux, & vos champs sont benis.
Ce beau commencement pour la saison prochaine,
Vous promet de tous biens une mesure pleine,
Et tout ce que Piquay vous a pronostiqué,
Dans le Siecle nouveau vous doit estre expliqué.

[Rondeau] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 94-96.

Voicy quatre Vers que l’on peut mettre en Chanson. Ils sont de Mr de la Blanchere, & ne conviennent pas mal à la Saison où nous sommes.

Cerés a fait place à Pomonne,
Le Raisin est prest à cueillir.
C’a, chers Amis, vuidons la tonne,
Nous aurons dequoy la remplir.

Le même Mr de la Blanchere a fait le Rondeau que je vous Envoye.

RONDEAU.

Le secret est si necessaire
 Pour conduire une tendre affaire,
Que bien souvent avec douleur,
On perd le fruit de son ardeur
Pour n’avoir pas l’art de se taire.
***
En amour il faut du mistere ;
Le seur moyen de toujours plaire,
C’est de garder avec rigueur
Le secret.
Je sçay bien que tant qu’on espere,
On fait un effort salutaire
Pour cacher la moindre faveur ;
Mais quand on est maistre d’un cœur,
C’est alors qu’on ne garde guere
Le secret.

[Madrigaux] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 106-110.

Je vous envoyay le mois passé la Traduction en Vers François, de l’Ode Séculaire Latine de Mr l’Abbé Boutard adressée au Pape. Voicy ce que Mr Moreau de Mautour luy a écrit là-dessus.

Jadis Rome profane oüit de toutes parts
Un Hymne égal au tien dans un temps pacifique ;
Quand sur le ton de l’Ode un illustre Lyrique
Celebra les vertus du second des Cesars.
INNOCENT est l’objet de ta Muse Saphique ;
Aujourd’huy Rome sainte, ouvrant tous ses tresors,
Fait retentir ses monts de tes pieux accords,
Et dans ce temps heureux les chante & les admire.
Si pour vanter l’éclat d’Auguste & de l’Empire
Horace fit briller son esprit & son art,
L’Eglise & son Pasteur à l’honneur de la France,
Ont trouvé, pour louër leur gloire & leur puissance,
Un Horace Chrestien dans le sçavant Boutard.

Mr l’Abbé Boutard luy a répondu par ce Madrigal.

 Il est vray, Moreau, je l’avouë,
Rome vante mes Vers, le Tybre les redit,
Et des rives de l’Arne aux portes de Mantouë
 Le bruit de mes chants retentit ;
 Mais dés que ta Muse les louë,
 Je crois qu’Apollon m’applaudit.

Ce même Abbé ayant obtenu de Sa Majesté une Pension de mille livres, Mr Moreau de Mautour luy en a marqué sa joye par cet autre Madrigal.

 Louër à la mode des Grands,
C’est donner en discours un inutile encens :
Mais quand LOUIS, que nul Heros n’égale,
 Répand d’une main liberale
 Ses dons & ses bienfaits sur toy,
Qui sceus chanter son & sa gloire immortelle,
 Voilà ce qui s’appelle
 Vraiment louër en Roy.

RÉPONSE.

Vous me flatez, Mautour, l’Eloge de mon Roy
 Estoit mille fois trop pour moy :
 Mais lors que son cœur magnanime
 A joint les bienfaits à l’estime,
Je crois meriter moins ce prix de mes Chansons.
LOUIS seul de ma Muse excita le courage :
Ses ordres de ma Lyre animerent les sons,
 Et quand il paya mon Ouvrage,
 Il couronna ses propres dons.

[Reflexions Chrestiennes] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 123-132.

Mr l’Abbé de Cantenac, Chanoine de l’Eglise Cathedrale de Bordeaux, vous a déja fait connoistre par plusieurs Pieces que je vous ay envoyées de luy, combien il a de talent pour la Poësie. J’espere que celle-cy ne vous paroistra pas une suite indigne des premieres.

REFLEXIONS
CHRESTIENNES.

Prest d’aller comparoistre au Tribunal suprême,
Où Dieu prépare au crime une rigueur extrême,
Où jamais attendri des soupirs ny des pleurs,
En des feux éternels, il plonge les pecheurs,
Il faut, pour éviter ce jugement funeste,
Profiter de la Grace, & du temps qui me reste,
Et que mon cœur ému par de saintes terreurs,
En déclarant son crime, abhorre ses erreurs.
Qu’as-tu fait, malheureux, dans le temps de l’enfance,
Où le vice inconnu laisse agir l’innocence ?
Ton esprit attaqué de desirs impuissans,
Ne s’est-il pas soumis au desordre des sens ?
Dans un âge plus mûr, où la raison éclose
Reconnoist mieux les loix que le Ciel nous impose.
Où la nature même instruite à l’admirer,
Enseigne à le connoistre & le fait reverer,
Tes folles passions, & d’injustes licences,
N’ont-elles pas terni les saintes connoissances ?
Comme une obscure nuit qui dérobe à nos yeux.
La veritable route, & la clarté des Cieux.
N’as-tu pas bien souvent, & rebelle & parjure,
Glissé dans le penchant où porte la nature,
Et méprisé par là, sans pudeur & sans foy,
Pour de chetifs plaisirs, les rigueurs de la loy ?
La feüille de nos bois par l’orage emportée,
Et les flots mugissans de la mer agitée,
Font plus de resistance à la force des vents,
Qu’on n’en voit d’ordinaire au cœur des jeunes gens.
Les turbulens desirs, dont ils sont la victime,
Comme autant de torrens, les entraînent au crime,
Et leur aveuglement est si grand en ce point,
Qu’ils se font même honneur du mal qu’ils ne font point.
Faut-il que l’homme naisse en cette erreur cruelle,
De se faire à luy-même une guerre éternelle,
Et qu’à ses passions injustement soûmis,
Il loge dans son cœur ses plus grands ennemis ?
Mais pourquoy sans raison s’en prendre à la Nature,
Que son Auteur prit soin de former toute pure ?
L’Homme a causé ses maux, mais il en peut guérir
S’il implore le Ciel, prest à le secourir.
Helas ! combien de fois infidelle à ses graces,
Du premier des humains ay-je suivi les traces ?
Il perdit son bonheur, flatté d’un vain attrait,
Preferant le démon à Dieu qui l’avoit fait.
Si souvent un rayon des lumiéres celestes,
A chassé de mon cœur des erreurs si funestes,
N’est-il pas vray qu’à peine il estoit éclairé,
Qu’aveuglé de nouveau, je me suis égaré ?
C’est un bizarre effet de l’inconstance humaine.
Le vice & la vertu, le plaisir & la peine,
Pour mieux troubler nos cœurs, se suivent tour à tour,
Comme font sans relâche, & la nuit & le jour.
Tel que la vertu semble avoir rendu plus sage,
La voit en peu de jours faire un triste naufrage,
Et devenu rebelle au Ciel qui l’attira,
Il neglige l’Eglise, & court à l’Opera.
Mais ces legeretez, ces foiblesses des hommes,
Dont on ne fait qu’un jeu dans le siecle où nous sommes,
Ne servent pas d’excuse à leur déréglement.
Leur inconstance attire un plus grand chastiment.
Mais n’exagere plus l’erreur de la Nature.
Fais plutost de toy-même une juste censure,
Depuis que consacré Ministre des Autels,
Dieu te commit le soin d’instruire les Mortels.
Dois-tu pas cette Charge à ta brigue importune ?
Eus-tu d’autres motifs que ceux de la fortune ?
Et ne la pris tu pas, animé du plaisir
D’avoir mieux dequoy vivre, avec plus de loisir.
Les biens & les emplois que dans l’Eglise on trouve
Sont pris injustement, si le Ciel ne l’approuve.
Il faut qu’il nous appelle, & que sa sainte voix
Prévenant nos desirs nous soumette à ses loix.
As-tu fait de ces biens un legitime usage ?
Le Pauvre, & les Autels, ont-ils eu leur partage ?
Et lorsque tu les pris n’avois-tu pas dessein
D’enrichir tes Parens & d’augmenter ton train ?
Exempt d’impureté, de faste, & d’avarice,
As-tu servi d’exemple à corriger le vice,
Et par un saint motif, banni de ta maison,
La crapule, & les Jeux, qui troublent la raison ?
N’as-tu jamais caché dans ton ame blessée,
Sous un air de Tartuffe, une indigne pensée ?
Tu faisois le galant, & te plaisois à voir
Des objets dangereux qui pouvoient t’émouvoir ?
Avide, n’as-tu pas par beaucoup d’injustices,
Grossi tes revenus de divers Benefices ?
Dans le temps ordonné contraint d’en faire un choix,
Tu feignois un Procés pour éluder les loix.
As-tu sans interest, & sans autre esperance,
Cherché dans tes devoirs, le Ciel pour récompense,
Travaillé pour sa gloire, & dans tous les besoins
Secouru le prochain qu’il commit à tes soins ?
A mon Juge irrité que pourray-je répondre !
Hé ! comment m’excuser ? tout sert à me confondre.
Je tremble au seul aspect de mes crimes passez,
Qui d’un long repentir ne sont pas effacez
Grand Dieu, dont les bontez surpassent la Justice,
Qui les faites voir même, en punissant le vice ;
Eteignez dans mes pleurs vostre juste couroux,
Je veux haïr le monde, & n’aimer plus que vous.

[Histoire.] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 146-170.

L’interest est la Pierre de Touche de l’Amour, & ceux qui y sont sensibles auroient de la peine à persuader qu’ils aiment veritablement. Une Demoiselle tres-aimable, & dont la delicatesse de l’esprit égaloit l’agrément de sa personne, ne fut pas plûtost dans l’âge où le brillant frape vivement, qu’on s’empressa à la voir, & à s’en faire écouter favorablement. Quoy que son bien ne fust pas considerable, elle estoit résoluë de ne point faire de choix que son cœur n’en fust d’accord, préferant le plaisir de vivre contente avec un Amant qui luy plairoit, à la satisfaction de se voir dans une grande opulence. Parmy ses Adorateurs il s’en trouva un, qui non seulement pouvoit la mettre à son aise, mais qui estoit extrêmement estimable par ses bonnes qualitez. La Belle luy connoissoit un veritable merite ; & ne se sentant pour luy ny aversion, ny antipatie, il ne luy manquoit, pour répondre à son amour, qu’un certain je ne sçay quoy qu’elle eust bien voulu sentir pour luy, & qu’il ne pouvoit luy inspirer par toutes ses complaisances. C’estoit cependant assez pour l’empêcher de se déclarer en sa faveur, quoy que son Pere, qui l’aimoit avec tendresse, luy dist fort souvent qu’elle ne pouvoit mieux faire que de l’épouser. Comme il ne vouloit pas user de contrainte, & qu’elle estoit encore assez jeune pour pouvoir attendre quelque temps une meilleure fortune, il la laissa maistresse de ses volontez. Ainsi ne sçachant pas elle-même si elle ne changeroit point de sentimens, elle conserva pour son Amant toute l’honnesteté qu’elle luy devoit ; & la passion qu’il avoit pour elle luy faisant croire qu’à force de soins, sa perseverance toucheroit son cœur, il n’oublia rien de ce qu’il crut le plus propre à la gagner ; & peut-estre y auroit-il réussi, si le hazard ne luy eust fait voir un Cavalier, qui dés la premiere conversation fit sur elle ces impressions que le temps ne fait que rendre toujours plus fortes. C’estoit un de ces hommes enjoüez, insinuans, avec qui il est impossible de s’ennuyer, & qui fournissant à tout, ne laissoit jamais languir l’entretien. Il parloit fort viste, & par une fecondité d’esprit admirable, tout ce qu’il disoit estoit exprimé en des termes qui sembloient choisis & prémeditez, tant ils estoient justes selon la matiere. Si la Belle le charma, il luy fit connoistre en peu de temps, qu’il ne dépend pas de nous d’aimer ou de n’aimer pas. Elle se trouva sensible aux tendres protestations qu’il commença de luy faire, & le plaisir qu’elle prenoit à le voir, ne fut pas caché à son Amant. Il se nomma cent fois malheureux de n’avoir pû meriter par ses longs services, ce qu’il voyoit que le Cavalier avoit obtenu en un moment. Elle ne déguisa point qu’il luy plaisoit ; & rejetta sur la destinée l’inégalité de sentimens qui se trouvoit dans son cœur pour l’un & pour l’autre. Cette sincere déclaration l’obligea de se retirer, pour s’épargner le chagrin d’estre témoin d’une si injuste préference ; mais il ne le fit qu’en assurant la Belle qu’il l’aimeroit éternellement, & que l’injustice qu’elle luy faisoit ne seroit jamais capable de luy faire démentir la tendre estime qu’il vouloit toujours conserver pour elle. Sa retraite chagrina le Pere de cette aimable personne, à qui l’on ne cacha pas que la maniere favorable dont le Cavalier estoit receu, en estoit la cause. Il voulut faire comprendre à sa Fille le tort qu’elle avoit de renoncer à un homme riche, pour en écouter un autre qui n’avoit qu’un bien fort mediocre ; mais l’entestement où elle estoit, ne la laissoit pas déferer à ses avis, & s’il ne se fust entierement opposé à ce mariage, elle se seroit résoluë à le conclurre. Cet obstacle ne servit qu’à augmenter son amour ; & se flatant que le temps luy donneroit moyen de le vaincre, elle dit au Cavalier tout ce qui se peut imaginer de plus fort, pour l’assurer que jamais autre que luy n’auroit place dans son cœur. Il répondit à cette bonté par des termes fort remplis de passion ; mais dans les assurances réciproques qu’il luy donnoit de sa part d’un entier attachement, la Belle croyoit découvrir qu’il n’estoit pas tout-à-fait fâché que son Pere ne le voulust pas accepter pour Gendre. Du moins il luy paroissoit que son refus ne le touchoit pas assez, & qu’il souffroit avec trop de patience le retardement qu’elle estoit contrainte d’apporter à la satisfaction de ses desirs. On luy dit même quelque temps aprés, qu’on avoit tasté pour luy l’esprit d’une riche Vieille, qui luy eust donné beaucoup de bien, si elle eust voulu penser à un second mariage. Il luy protesta avec de fort grands sermens qu’il n’avoit aucune part à la chose ; & comme on croit tout ce qu’on souhaite quand on est frapé au cœur, il n’eut pas de peine à la persuader de son innocence. Un peu aprés que ce petit differend fut arrivé, la Belle perdit une Tante qui avoit beaucoup de bien, & qui ne laissoit aucuns Enfans. Elle se trouva sur son testament pour une somme, qui ajoûta beaucoup à ce que son Pere luy pouvoit donner en mariage. L’Amant dédaigné, qui la voïoit encore quelquefois, lors qu’il s’offroit une occasion de bienseance, luy en fit ses complimens, mais sans luy rien dire de sa passion, & il n’en usa de cette sorte, que par un simple office d’Ami. La Belle fut ravie de faire paroistre au Cavalier qu’elle l’aimoit pour luy seul, en l’assurant de nouveau que quelque fortune qui luy arrivast, il la trouveroit toujours la même, c’est à dire, ferme dans le choix qu’elle avoit fait. Le Cavalier qui la trouvoit toute aimable, & à qui cet obligeant témoignage de l’attachement qu’elle avoit pour luy, donnoit un nouveau sujet d’augmenter le sien, s’empressa plus que jamais à s’en montrer digne, & employa tout ce qu’il avoit d’Amis auprés du Pere de cette charmante Fille, pour obtenir son consentement, mais ce Pere fut inexorable ; & comme il n’avoit pas voulu contraindre sa Fille touchant un Parti qui luy paroissoit avantageux, il crut devoir s’opposer toujours à une affaire qui luy convenoit d’autant moins du costé de la fortune, que le legs qui luy avoit esté fait luy permettoit des prétentions plus élevées. Si elle eut beaucoup de chagrin de voir cet obstacle devenir plus fort de jour en jour, sa delicatesse sur ce qu’elle s’imagina entrevoir, ne la fit pas moins souffrir. Il luy parut que le Cavalier n’avoit marqué de l’empressement à faire agir auprés de son Pere, que quand son bien s’estoit augmenté, & elle se sentoit blessée de pouvoir penser que sa recherche fust interessée, lors qu’elle n’avoit en veuë que son seul merite en le voulant épouser. Cependant cette pensée pouvant estre injuste, elle s’accusa d’estre ingenieuse à se faire de la peine, & renferma un soupçon qui l’auroit fort tourmentée, s’il avoit eu plus de fondement. Tout obstacle fut enfin levé. La Belle perdit son Pere, & se voyant en estat de disposer d’elle même, elle ne balança point à vouloir se donner au Cavalier. Il ne restoit plus qu’à choisir un jour pour le mariage, quand un nouvel incident en suspendit la conclusion. Deux Freres du Cavalier, tous deux ses aînez, & tous deux garçons, moururent à quinze jours l’un de l’autre. L’aîné perit par une tempeste en revenant d’Italie, où il s’estoit embarqué à Genes ; & le Cadet ayant esté attaqué de la petite Verole ; ne put résister à une violente fiévre qui l’accompagna. Le Cavalier estant devenu fort riche par la succession de l’un & de l’autre, tout le monde vint feliciter la Belle sur ce que le desinteressement qu’elle avoit fait voir en le choisissant par préference, se trouvoit récompensé. Elle s’en flata pendant quelque temps, mais les continuels embarras d’affaires qu’il supposa pour differer toujours à se marier, luy furent bientost suspects. Il en feignoit tous les jours de tres pressans, en sorte qu’il en passoit quelquefois plusieurs sans pouvoir trouver un seul moment pour la voir. C’estoit l’excuse qu’il luy apportoit ; mais elle avoit les yeux trop perçans pour s’en laisser ébloüir. Elle comprit aisément que se voyant riche, il vouloit profiter de sa fortune ; & ne pouvant luy cacher ses sentimens, elle le mit dans un estat de confusion qui le convainquit d’estre entierement dévoüé à l’interest. Il ne rompoit point entierement avec elle, mais elle apprenoit qu’on luy parloit de plusieurs Partis, & que sans vouloir se déterminer, il recevoit les differentes propositions qui luy étoient faites. La Belle estoit fiere, & ne voulant point estre sa dupe, elle luy donna pleine liberté de ne la plus voir. Ce ne fut pas sans souffrir beaucoup qu’elle résolut de l’arracher de son cœur. C’estoit un triomphe qu’elle se devoit, & il y alloit de sa gloire de le chasser de chez elle avant qu’il l’eust tout-à-fait quittée. Le dessein en estoit pris, & l’indignation ayant affoibli ce qu’elle avoit senti de trop favorable pour le Cavalier, elle estoit prête de l’executer, quand par un bonheur inesperé elle se vit en pouvoir de se vanger hautement & avec honneur. Un de ses Oncles, fort vieux & fort riche, qui n’avoit qu’un Fils, qu’il estoit sur le point de marier, eut la douleur de le perdre, & cette douleur fut si violente, qu’elle l’entraîna luy-même au tombeau. La Belle herita de tout son bien, & devint par là un Parti si considerable, qu’elle eut à choisir dans toute la Ville. Le Cavalier qui la connoissoit fort genereuse, & qui ne pouvoit douter qu’elle ne l’eust aimé fortement, s’abandonna aux plus douces esperances, & persuadé qu’il regagneroit sans peine ce qu’il pouvoit craindre d’avoir perdu, il recommença d’avoir pour elle ses premieres assiduitez. Elle les souffrit, & affecta des manieres douces & honnestes, qui marquerent en elle une ame tranquille, & qui n’estoit agitée d’aucun mouvement qui pust la porter à prendre une résolution contraire à ce qu’il pouvoit souhaiter d’elle. Elle sçavoit cependant de certitude qu’il estoit en parole pour un mariage, pour lequel il ne s’estoit refroidi, que quand il l’avoit veuë heriter d’un bien, qui alloit encore au delà de celuy de sa Rivale. Un sentiment si interessé, & si peu digne d’un veritable honneste homme, l’obligeoit secretement à le regarder avec mépris ; & de l’humeur dont la Belle estoit, il n’y avoit plus de retour pour luy. Elle attendit cependant à luy expliquer ce qu’elle pensoit, qu’il luy parlast de conclurre ce qui avoit esté arresté entre-eux, & jusque-là il eut sujet de la croire dans les mêmes dispositions où il l’avoit veuë quand il avoit commencé à luy marquer son amour ; mais il ne l’eut pas plûtost priée de vouloir bien arrester le temps de leur mariage, que se mettant à sourire un peu aigrement, elle luy dit qu’il oublioit dans quels embarras d’affaires la succession de ses Freres l’avoit jetté, & qu’elle ne comprenoit pas comment il avoit pû cesser tout à coup de s’y donner tout entier, pour la revoir avec autant d’assiduité qu’il avoit fait depuis qu’elle avoit herité de tout le bien de son Oncle. Le Cavalier qui conceut d’abord où la chose alloit, voulut l’appaiser par de mauvaises raisons, mais elle l’interrompit en luy disant, qu’il la connoissoit bien mal, s’il la croyoit Fille à prendre le change ; qu’elle sçavoit ce qu’elle devoit attendre de l’amour d’un homme qui voudroit estre maistre de son bien, quand elle l’auroit rendu le maistre de sa personne ; qu’il suivoit mal l’exemple de desinteressement qu’elle luy avoit donné, en le préferant, tandis qu’il n’avoit aucune fortune, à un Amant empressé, qui estoit alors bien plus riche qu’elle, & qu’elle l’avertissoit qu’il avoit travaillé pour son Rival, puis que c’estoit luy qu’elle vouloit épouser, pour reconnoistre par ce juste choix le sincere & pur amour qu’il luy avoit fait paroistre ; ce qui luy feroit d’autant plus d’honneur, qu’aprés cela on ne croiroit pas qu’elle eust voulu rompre avec luy, dans l’esperance de trouver ailleurs des avantages plus considerables. Le Cavalier ne la quitta qu’aprés avoir fait tous ses efforts pour luy faire perdre l’aigreur où il la voyoit ; mais il luy fut impossible d’en venir à bout, & toutes ses soumissions ne la purent empêcher d’executer le dessein qu’elle avoit formé. Elle épousa son premier Amant, & se piqua d’estre pour luy aussi genereuse qu’il l’avoit esté à son égard.

[Relation de la Procession des Captifs faite à Fontainebleau & à Paris] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 170-185.

Je vous donne l’Article que vous allez lire, dans les mêmes termes qu’il a esté fait par ceux qui ont pris la peine de le dresser.

RELATION
DE LA PROCESSION
DES CAPTIFS.
Faite en 1700 à Fontainebleau en presence du Roy & de toute la Cour, & ensuite à Paris.

Le 28. Septembre, soixante & six Captifs, rachetez par les Peres Mathurins, arriverent à Avon, Village tenant au Parc de Fontainebleau, où le Reverendissime Pere Gregoire de la Forge, General de tout l’Ordre, les fit loger dans le Presbitere de la Paroisse, dont il est Curé. Le lendemain, aprés les avoir fait assembler sur les dix heures du matin, dans la cour des Cuisines du Chasteau, il alla prendre l’ordre du Roy, pour sçavoir l’heure que Sa Majesté vouloit les voir passer. Elle ordonna que la Ceremonie se feroit aprés le Conseil, entre onze heures & midy. Ils furent disposez pour marcher processionnellement, un Enfant habillé en Ange estant entre eux, La Croix & la Baniere furent portées par les Hermites de Saint Louis & de Franchard, qui sont des Prieurez dépendans des Religieux Trinitaires, dits Mathurins, fondez au Chasteau de Fontainebleau. Les Religieux en surplis, au nombre de vingt-deux, & le Pere General de l’Ordre, suivoient. Des Trompettes & des Timbales du Roy, au nombre de douze, furent postez ensuite à la teste des Captifs, qui estoient suivis des quatre Religieux qui les avoient rachetez, tenant une palme à la main. Quatre Captifs portoient chacun un Etendart ; marchant dans des distances proportionnées, & ce qui rendoit ce spectacle plus devot, c’estoit la veuë d’un grand Crucifix, parfaitement bien travaillé, racheté & rapporté de Tripoli, & un Tableau de la Sainte Vierge racheté d’Alger, que deux Captifs portoient. Dans cet ordre on commença la marche par les fanfares des Trompettes & des Timbales, qui avertirent toute la Cour du commencement de la Ceremonie. A l’entrée de la cour de l’Ovale, les Chantres commencerent l’In exitu, qui se poursuivit à l’alternative, par les voix & par les Trompettes. Toute la Procession passa par la cour de l’Ovale, au milieu d’une foule de Seigneurs & d’Officiers, les fenestres & les balcons, qui regnent autour de l’Ovale, estoient remplis de Spectateurs du premier ordre. Le Roy, Monseigneur, Monseigneur le Duc de Bourgogne, Messeigneurs les Ducs d’Anjou & de Berry, Monsieur, tous les Princes & les Princesses du Sang, Mr le Chancelier, & tous les Grands de l’un & de l’autre Sexe, honorerent cette Procession de leur presence. Elle passa ensuite dans la cour des Fontaines, où le Roy & la Reine d’Angleterre, & toute leur suite, la virent. Dans cet ordre on se rendit à la Chapelle du Roy, où l’on chanta à l’alternative des voix & des Trompettes, une Antienne à l’honneur de la Sainte Trinité. La Procession fut continuée par la cour du Cheval blanc, pour se rendre de là à l’Eglise de la Paroisse, chantant le Te Deum. Lors qu’on y fut arrivé, on chanta une Antienne à l’honneur de Saint Louis, Patron de cette Eglise. On revint ensuite par la grande ruë passer devant l’Hostel de la Chancellerie, pour aller dans la cour du Convent, parce que le Roy entendoit alors la Messe dans la Chapelle. Depuis la sortie de la Paroisse, l’on chanta pendant toute la marche, des hymnes de Saint Jean, de Saint Matha, de Saint Felix de Valois, Fondateur de l’Ordre, toujours à l’alternative des voix & des Trompettes. Rien ne se pouvoit de plus pompeux & de plus auguste, à cause de la foule des personnes des deux Cours de France & d’Angleterre, qui s’y sont trouvées.

Le lendemain 30. les Captifs prirent la route de Paris, où ils arriverent le Samedy 2. Octobre, au village de Piquepus, qui tient au Fauxbourg Saint Antoine. Le Dimanche suivant, ils se rendirent à l’Abbaye de Saint Antoine, où les Peres Mathurins de la ruë Saint Jacques les allerent querir processionnellement. Ils partirent de chez eux à une heure aprés midy, précedez des cent Confreres de la Confrairie de Nostre Dame de Delivrance, revestus d’aubes, marchant nuds pieds, portant une couronne de Laurier sur la teste, & un Ecusson des Armes de l’Ordre de la Trinité au costé, tenant chacun un cierge à la main, accompagnant avec pieté leurs Reliques, portées sur les épaules, tres riches, & en grand nombre. Devant, & aprés eux, estoient les Archers de Ville, avec les Officiers, attentifs à donner les ordres pour empêcher que le spectacle ne fust confondu avec les Spectateurs, dont la foule estoit si grosse, qu’à peine pouvoit-on passer dans les ruës les plus larges. Quatre Trompettes & quatre Hautbois marchoient aprés, & dans cette situation ils se trouvoient à la teste de quatre vingt Enfans habillez en Anges tres-magnifiquement, dont quatre des plus grands portoient chacun un Etendart. Quatre Hautbois & un Timbalier les suivoient, faisant alternativement deux chœurs de Fanfares agreables avec ceux qui les precedoient. Les Religieux en Surplis, au nombre de cinquante, le Superieur, & quatre Chantres revestus de Chapes, que des Anges soutenoient par les coins, terminoient la Procession, une partie des Archers suivant toûjours derriere. Lorsque l’on fut arrivé à l’Eglise de l’Abbaye de St Antoine, où les Captifs estoient assemblez, avec les Peres qui les ont rachetez, un des petits Enfans habillé en Ange, complimenta Madame de Montchevreuïl, qui en est Abbesse. On chanta une Antienne à l’honneur du Patron de l’Eglise, & l’on en sortit dans un autre ordre que l’on n’y estoit entré. Les Confreres marchérent toûjours les premiers precedez d’Archers ; les Religieux suivoient ; quatre Trompettes & quatre Timbales qui marchoient ensuite, precedoient les Captifs qui venoient deux à deux, tenant chacun d’une main la chaîne d’argent que l’Ange qui estoit au milieu d’eux avoit dans les siennes. Quatre grands & magnifiques Etendarts portez par quatre Captifs ; quatre autres plus petits portez par quatre Anges, estoient placez en distances égales, parmi la troupe de ces Anges & de ces Esclaves. Les quatre Religieux qui les ont rachetez, suivoient, avec une palme à la main. Quatre autres Trompettes, quatre Hautbois, le Timbalier, & une partie des Archers finissoient la Procession. Les Anges qui n’estoient point occupez entre deux Captifs, estoient mis deux à costé de chacun des Esclaves qui portoient le Crucifix, & l’Image de la Sainte Vierge. Les autres estoient comme auparavant, auprés des Religieux qui avoient les Chapes. On fit un tres-long tour pour aller à l’Eglise de Nostre Dame, où l’on chanta une Antienne à l’honneur de la Sainte Vierge. Les Trompettes, les Hautbois, & le Tymbalier y jouérent par Echo en entrant & en sortant, & continuérent jusqu’à ce qu’ils fussent arrivez dans l’Eglise des Peres Mathurins, où aprés une harangue faite par un Ange au Superieur, qui y répondit, on chanta le Te Deum, dont les Versets furent alternativement dits, par les Religieux, par Mr le Begue qui touchoit l’Orgue, & par la Symphonie des Trompettes & des Hautsbois, qui l’accompagnoit. La Ceremonie finit ce jour là par la Benediction du Saint Sacrement. Ensuite les Captifs furent conduits au Refectoire, & servis pendant le souper par les Religieux. Le Superieur & les quatre Peres qui les ont rachetez mangérent à la premiere Table avec eux.

Le lendemain Lundy, sur les neuf heures du matin, on alla encore en procession, dans le mesme ordre que le jour précedent, jusqu’à l’Eglise des Dames Religieuses Augustines de Saint Magloire, dans la ruë S. Denis. La grande Messe fut celebrée avec toute la pompe possible. Mr l’Abbé Cappeau prescha aprés l’Evangile, d’une maniere Apostolique & tres-édifiante ; Mr le Begue toucha l’Orgue, & joua l’Offertoire par accompagnement & par Echo, avec la Simphonie des Trompettes & des Tambours, qui estoient placez au bas de l’Eglise, vis à vis l’Orgue, qui estoit dans le Chœur des Religieuses à l’autre bout. La Messe finie on donna la benediction du Saint Sacrement, & l’on s’en retourna par le plus beau quartier à l’Eglise des Mathurins, où l’on chanta en action de graces des Antiennes de la Sainte Trinité ; aprés quoy les Captifs furent menez au Refectoire, & servis pendant le dîner comme le jour précedent, en presence de quantité de personnes de distinction.

[Relation d’une Ceremonie faite à Alby] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 196-234.

Le merite de Madame de Saliez, Viguiere d’Alby, vous est connu. C’est elle qui a écrit la Lettre que je vous envoye.

A MONSIEUR
DE VERTRON.
A Alby ce 12. Octobre 1700.

Comme vous avez la bonté, Monsieur, de m’apprendre des choses que je ne sçaurois jamais sans vous, je veux vous en apprendre par reconnoissance que vous ne sçauriez peut estre jamais sans moy. Vous me fistes l’honneur de m’écrire par la voye du Mercure une fort belle Lettre sur les Lotteries de Paris ; je vous écris aujourd’huy sur un sujet bien plus prétieux que tout l’or des Lotteries, & que celuy du Perou. Vous en tomberez d’accord, quand je vous auray dit que c’est sur les Reliques d’un Saint, transportées & élevées magnifiquement dans Alby, par les soins de nostre illustre Archevêque, mais avant que de vous apprendre combien la solemnité que nous venons de faire, est touchante pour cette Ville, agréez qu’en bonne Citoyenne, je vous apprenne ce que nous avons esté, & ce que nous sommes aujourd’huy.

Nous prétendons sur la foy de divers Auteurs, & par les Traditions, que nostre Ville fut bâtie par Galatas le Jeune, Roy des Gaules. Ses peuples, & ceux d’alentour, furent nommez Eolabiens, & parurent si hardis & si robustes à Jules Cesar, qu’il en prit un grand nombre, dont il forma un corps qui le suivit en Italie. Si vous en doutez, Monsieur ; lisez les Commentaires de Cesar, où vous nous trouverez sous le nom d’Helviens, que le temps forma de celuy d’Eolabiens.

Nostre ancienne Ville, conquise par les Romains, fut ensuite desolée, brûlée par les Vandales, les Visigots, les Sarrasins ; mais aussi-bien que Rome si souvent brûlée, renaissant de ses cendres, elle est aujourd’huy une des plus agréables Villes du Languedoc. Elle est placée sur un tertre au milieu d’une vallée, qui peut avoir six ou sept grandes lieuës de long, & dont la largeur n’est guere moindre. On y voit mille & mille collines chargées d’arbres & de Vignes, qui frapent toujours les yeux de quelque objet nouveau, & qui forment ces irregularitez dont la nature compose ses agrémens.

La plaine de Tempé, par tant d’Auteurs vantée,
Les eaux qui serpentoient dans ces aimables lieux,
N’avoient rien de si beau, de si delicieux,
 Que nostre vallée enchantée.
Le Tarn, mille ruisseaux, y coulent doucement,
 Et jamais leur débordement
Dans les champs d’alentour ne causa de ravage.
Le fleuve, les ruisseaux contens de leur rivage,
 Dont on admire la beauté,
 Y portent la fecondité.
L’œil ne peut découvrir dans ce pays fertile
 Un arpent de terre inutile.
Vignerons, Laboureurs, tous sont récompensez
Par des bonheurs presens, de leurs travaux passez.

Les Habitans de la Ville d’Alby ont naturellement de l’esprit & de la bonté, de la politesse & de la bonne foy dans le Commerce. Ils n’ont rien à souhaiter pour la situation de leur Ville, pour la pureté de son air, pour la beauté de ses promenades, & de ses édifices. La fameuse Eglise de Sainte Cecile est sans doute son plus grand ornement ; sa structure, sa peinture, l’or & l’azur prodiguez, la rendent une des merveilles du monde. Le Palais Archiepiscopal, dont l’ancienne figure donne de la veneration, contient au dedans tout ce que l’art a inventé de nouveau, & nostre illustre Archevêque, par une dépense digne de son noble cœur, donne la derniere main à son embellissement. Voila, Monsieur, ce que c’est qu’Alby. Apprenez maintenant quel a esté le saint spectacle dont je vous ay promis la Relation.

La divine Providence, qui a toujours pris un soin particulier de cette Ville, soit pour la tirer des erreurs du Paganisme, soit pour l’empêcher de tomber dans celles qui ont troublé l’Eglise, fit sortir de l’Afrique Saint Clair, noble de race, il y a quatorze siecles. Il arrive à Rome, il y est fait Evêque, & touché vivement de tout ce qu’il entend dire des erreurs des Gaulois, il court, il vole à leur secours. Il va dans Alby, il en est le premier Evesque, il y fait connoistre le vray Dieu, & nous luy devons la Foy de nos Peres, transmise sans alteration jusques à nous ; mais son zele ne pouvant se borner, il passe en d’autres lieux, où il reçoit par le martire la récompense que Dieu donnoit alors aux travaux apostoliques.

Monseigneur nostre Archevesque ayant découvert que son corps estoit à Bordeaux, en a obtenu de l’Archevesque de cette derniere Ville, l’os de la jambe droite, qui fut remis à Mr l’Evesque de Lusson, de l’ancienne Maison de Lescure en Albigeois, & à un Archidiacre de merite de la Metropolitaine de cette Ville, envoyé exprés par nostre pieux Prelat, qui reçut ce precieux gage avec des sentimens de veneration & de joye qu’il ne sçauroit luy-même exprimer. N’est-ce pas une marque des bontez de Dieu pour luy, qu’aucun de nos Evesques depuis tant de siécles, n’ait eu la pensée de faire ce qu’il fait aujourd’huy ? Quatorze ont esté Cardinaux, ceux des Maisons de Lorraine, d’Amboise, de Strozzi, de Rodolphe, de Medicis, ne manquoient ny de zele ny de credit. Les uns élevérent le corps de S. Salvy, Evesque de ce lieu, d’autres ceux de S. Eugene, de Saint Amaran, de Sainte Marciane, & d’autres Saints de ce Diocese. Le grand Saint Clair restoit ignoré, parce qu’il n’avoit laissé dans ce Pays aucun vestige de luy. Nostre Prelat seul a paru digne aux yeux de Dieu de nous le faire connoistre & reverer.

 Le Ciel luy reservoit la gloire
De ce jour éclatant d’éternelle memoire ;
 Il forme, & soutient ses desseins.
Cet Ossement sacré que l’Eglise naissante
Vit marcher constamment dans sa route sanglante,
Devoit enfin tomber dans de si pures mains.

Comme il est encore plus convaincu que moi de la grace qu’il reçoit du Ciel, il s’est apliqué à regler tout ce qui pouvoit rendre pompeuse & agréable, la Translation de cette Relique. Pour cet effet, aprés qu’il l’eut déposée le 22. Septembre dernier chez les Peres Cordeliers, à cent pas de l’une des portes de cette Ville, la Procession generale partit de l’Eglise Metropolitaine de Sainte Cecile, le lendemain à dix heures du matin, Mr l’Archevêque ayant celebré la Messe Pontificalement, & se rendit à l’Eglise de ces Peres. On la trouva fort ornée. La Relique estoit posée prés du grand Autel, d’une maniére singuliére & propre. On voyoit par tout des Tableaux, des Cierges, des Fleurs, des Inscriptions, & l’esprit & les yeux estoient également satisfaits. Comme cette Eglise, quoy que vaste, n’auroit pû contenir cette nombreuse Procession, aprés qu’on avoit salué la Relique, on défiloit dans le Cloistre, & sans nul dérangement, on sortoit sans repasser dans l’Eglise. La Procession estoit disposée de cette sorte.

A la teste marchoit la Garde Bourgeoise, au bruit de ses Tambours. La Congregation des Artisans de chez les Peres Jesuites, suivoit, au nombre de trois cens, chacun proprement vêtu, & un cierge à la main. Les Filles nourries dans l’Hôpital de la Charité, & les Dames de la Ville, qui s’attachent à servir les Pauvres, venoient ensuite, puis les Garçons vêtus de bleu & de rouge, ayant aprés eux la Compagnie qui forme un Bureau, où l’on s’applique à tout ce qui peut contribuer au bien des Pauvres, & à seconder l’ardeur extrême de nostre Prelat pour ces Membres du Seigneur. La Compagnie des Penitens noirs, tres nombreuse & tres-édifiante, les suivoit, & immediatement aprés, tous les Ordres Religieux, marchant avec une grande modestie. Ensuite venoient les diverses Paroisses de cette Ville, selon leur rang ordinaire, avec leurs Confrairies portant des Etendarts de differentes couleurs, chacune ayant à sa teste divers Instrumens de Musique. Mrs les Curez de ce Diocese ayant esté convoquez, ornérent beaucoup cette Procession. Ils estoient prés de trois cens qui portoient de belles Chapes. Aprés eux venoit le Chapitre de l’Eglise Collegiale de Saint Salvy, avec de riches Chapes, dons precieux de plusieurs de nos Evêques enterrez dans leur ancienne Eglise. Le Chapitre de l’Eglise Metropolitaine de Sainte Cecile, venoit aprés eux. Tout y estoit magnifique. Les Chapes sont d’étofes fort anciennes, d’une broderie tres fine & tres-délicate. Il y a tant d’or & tant de perles, qu’on ne peut rien voir de plus riche, & de plus beau. Aussi ce Chapitre est-il un des plus considerables du Royaume, sur tout par le merite de ceux qui le composent. Un Dais fort magnifique se voyoit ensuite, porté par Mr le Regent de cette Ville, par Mr le Maire, & par Mrs les Consuls. Sous ce Dais quatre Chanoines de Sainte Cecile portoient la Relique de Saint Clair, qu’on voyoit au travers des glaces, dans une Chasse couverte de Damas rouge, brodé d’or & bordé de grandes nattes d’or, sur un brancard de pareille étofe brodé & bordé de même. Le Couronnement estoit de fleurs & de pierreries, qui faisoient un effet admirable, en attendant qu’une magnifique Chasse d’argent que Mr l’Archevesque fait faire, soit achevée. Ce Prelat suivoit ce Dais revestu de ses habits Pontificaux.

 Sa pieté brilloit sur son visage.
Un grand Peuple assemblé de tout sexe, & tout âge,
Admiroit de son air la charmante douceur,
Et lisoit sur son front les transports de son cœur.
Du feu qui l’animoit les vives étincelles
 Le faisoient voir en un estat,
Qui laissoit au dehors rejaillir tout l’éclat
 De ses qualitez immortelles.

Aprés luy venoient Mr de Lasbordes Daussaguel, & Mr de Clary, Conseillers au Parlement de Toulouse, suivis de tous les Corps de Justice, & d’un tres grand nombre d’Habitans, & d’Etrangers considerables, & d’une foule incroyable de personnes de toute condition. Je ne dois pas oublier de vous dire que tous ceux qui composoient cette Procession portoient un cierge de cire blanche à la main.

La Procession estant sortie de chez les Peres Cordeliers, au lieu de rentrer dans la Ville, passa au bruit des Canons des Remparts, sur une Terrasse que nous appellons la Lice, séparée de nos murailles par un large fossé à sec, où se voit un beau Jeu de Mail, & bordée de chaque costé de grands arbres qui forment une allée qui n’est pas droite, puisqu’elle environne une Ville qui est ronde, mais qui dans cette figure forme une Promenade tres belle & tres-commode. C’est-là, que l’on vit la chose du monde la plus singuliere, & la plus touchante, car sans parler d’un Peuple infini qui bordoit les deux costez, tous ces arbres estoient chargez d’hommes jusqu’à leurs sommets. Chacun d’eux sans craindre le peril où il s’exposoit, paroissoit dans quelque posture qui marquoit sa pieté. L’on entra par la porte appellée du Vigan. Les ruës étoient ornées de belles tapisseries de haute lice, les fenestres de beaux tapis, & de chaque costé des ruës le peuple avoit fait une espece d’Amphiteatre qui servoit à contenir huit ou dix mille Etrangers accourus à cette Feste. Ce qu’il y eut de merveilleux, c’est que nul accident ne troubla la marche. On reveroit la ceremonie, & un pieux silence regnoit. Cette belle Procession trouva divers Reposoirs, elle passa sous divers Arcs de triomphe, dont chacun avoit ses Inscriptions. Bien qu’on nous laisse ignorer qui les a données, une commune voix les attribuë à nostre Prelat, qui possede si parfaitement tous les Livres saints dont elles sont tirées, qu’il n’aura eu besoin que de quelques momens, pour trouver dans sa memoire des applications si justes. Vous les trouverez telles, vous, Monsieur, qui vous occupez si souvent à de pareilles choses, & de qui l’approbation doit estre recherchée, je les mettray au bas de cette Lettre.

Enfin nous voicy au bout de nostre course arrivez dans Sainte Cecile, où l’on trouva un Autel dans la Nef, destiné à recevoir la Relique, éclairé d’un nombre prodigieux de cierges, & orné avec une magnificence extraordinaire. Le Motet du Saint fut chanté en Musique, & la benediction pontificale de Mr l’Archevesque acheva la ceremonie. Ma Relation seroit aussi achevée dans d’autres lieux, mais un Prelat tel que le nostre nous devoit prêcher ; il le fit aprés Vespres.

C’est maintenant, Monsieur, que je me trouve bien embarassée. Il ne m’a pas esté difficile de décrire une Ville, un Pays, une Procession. J’ay mesme facilement donné des loüanges à un Prelat dont le merite & la vertu frapent si vivement mon esprit ; mais comment vous redire les merveilleuses choses que j’ay entenduës ? Son discours brille dans ma memoire, quel choix faire ? Tout est beau, je vous diray seulement dans mon embarras, qu’il prit pour texte ces paroles du premier Livre des Rois, Chapitre 16. adressées au Prophete Samuel ; Vostre entrée est elle pacifique ? & il répond, elle est pacifique. Il en fit l’application à Saint Clair, d’une maniere charmante, & nous montra qu’il avoit porté en ce païs cette veritable paix que donne la connoissance de la verité, & l’innocence des mœurs. Comme il excelle à trouver dans l’antiquité des exemples des choses présentes, il nous dépeignit ce qui se passa dans Antioche, lorsque saint Chrysostome y prêcha sur la Translation des Reliques de saint Ignace Martyr, & nous anima à l’imitation. Que ne nous dit-il pas de l’Eglise de Rome, à qui celle d’Alby est redevable de saint Clair, pour confondre nos freres égarez ? Quelle description des erreurs des Gaulois, & des effroyables Sacrifices qu’ils offroient à leurs Dieux ? Quelle peinture touchante de la peste qui ravageoit ce Pays à l’arrivée de S. Clair, & dont il le délivra ? Tout ce que nous lisons de cette peste si meurtriére, qui en l’année 1346. passa du Royaume de Cathay, en Asie, en Afrique, en Europe, & desola la France, paroist bien moins affreux que la vive & éloquente description qu’il nous fit. C’est ainsi qu’il sçût émouvoir nos cœurs à la reconnoissance envers ce Saint, & à l’esperance de sa protection. Il finit son discours par la vision que Saint Clair eut d’un Ange, qu’il nous representa, luy prédisant les suites de son Apostolat. Il parcourut tous les évenemens éclatans arrivez en ce lieu ; il parla de tous nos Evêques qui ont laissé des monumens de leur pieté ; il porta jusques à nos jours les revelations de cet Ange, & plaça fort à propos les loüanges de son Chapitre & de tout son Troupeau. Il finit par celles de Mr l’Evêque de Luçon, qui nous apporta ce précieux dépost. Il n’oublia rien que luy-même, mais comme nous sommes persuadez que cet Ange ne l’oublia pas, nous ne doutons point, qu’il ne prédist à Saint Clair tout ce que l’on verroit dans son Successeur d’aujourd’huy, & qu’il ne luy dist.

 Quatorze siecles aprés vous
Un Prelat sans égal remplira vostre place.
En luy triompheront le merite, & la grace,
Humble, zelé, pieux, il sera tout à tous.
Un de vos ossemens, précieuse Relique,
Doit estre, par ses soins, dans Alby transporté,
 Et par sa liberalité
 Une Chapelle magnifique
Portera vostre nom dans un Temple fameux
Où l’on vous offrira des vœux
Avec une ardeur sans seconde,
Autant que durera le monde.

Si je sçavois parler comme un Ange, je vous expliquerois mieux, Monsieur, cette prediction qui sans doute contenoit encore, que tout cela se passeroit sous le regne de Louis le Grand, le plus puissant, & le plus pieux des Rois, & que Mr nostre Archevêque mettroit sous la protection de Saint Clair, son auguste Personne, & toute la Famille Royale.

Il falloit bien que la nuit eust part à cette Feste, puis qu’un jour entier de vingt-quatre heures ne se remplit pas sans elle. Elle arriva, cette nuit, plus parée d’étoiles qu’à l’ordinaire, mais leur clarté fut confonduë longtemps, avec celle d’un grand feu de joye que Mr l’Archevesque alluma dans la Place publique, au bruit de tous les Canons de la Ville, de toute l’Artillerie de son Palais, & des salves redoublées de la Garde Bourgeoise. Les feux allumez devant toutes les Maisons, les illuminations de la Ville & des Fauxbourgs, & celles de toutes les Maisons Religieuses, firent durer cette clarté, mais la plus remarquable estoit celle qui venoit du Clocher de Sainte Cecile. Il est fort élevé, & appuyé sur de grosses Tours, qui ont autrefois marqué les bornes du Royaume de France, & du Comté de Toulouse. Quatre ou cinq galleries le ceignent de toutes parts, & le couronnent. Mille feux allumez sur ces galleries, & un nombre de fusées qui en partoient le faisoient paroistre tout de feu, & semblable à la Colomne qui conduisoit le Peuple de Dieu dans les obscuritez du desert.

Cette belle Solemnité a esté suivie d’une Octave, pendant laquelle une foule prodigieuse d’Habitans & d’Etrangers, ont honoré ce Saint, & Mr nostre Archevêque a choisi dans son Clergé des Predicateurs qui se sont parfaitement bien acquittez de leur employ.

Voicy les Inscriptions dont je vous ay parlé dans ma Lettre.

Sur la porte de Verdusse, par où la Procession alla à l’Eglise des Cordeliers, au Fauxbourg, où les Reliques avoient esté mises en dépost. Egredimini & videte. Cant. 3. Sortez & voyez.

Sur la porte de l’Eglise des Cordeliers. Adhuc modicum ; qui venturus est non tardabit. Heb. 10. Encore un peu de temps ; celuy qui doit venir ne tardera pas.

Sur la porte du Chœur des Cordeliers. En, ipse stat post parietem nostrum. Cant. 2. Le voicy, il est derriere cette muraille.

Sur la porte du Vigan, par où la Procession rentra dans la Ville. Pacificus-ne est ingressus tuus ? Pacificus. 1. Reg. 16. Venez vous en esprit de paix ? Je viens en esprit de paix.

Sur la porte de l’Hôpital General, dit la Charité, où la Procession fit une Station. Visitator, & adjutor est loci illius. 2. Machab. 3. Il visite cette Maison, & il en est le Protecteur.

Au Carrefour prés la Charité. Lætatus est populus, cùm vota sponte promitterent. 1. Paralip. 29. Tout le Peuple estoit en joye, & offroit ses vœux avec empressement.

Au coin de Sonal. Fædere sempiterno, quod nulla oblivione delebitur Jerem. 5. C’est une alliance éternelle, dont la memoire ne s’effacera jamais.

A l’entrée de la grande Place. Claritas Dei illuminavit Civitatem. Apocalip. 21. La clarté du Seigneur a illuminé toute la Ville.

A l’entrée de la ruë Sainte Cecile. Ingredere, benedicte Domini Gen. 21. Entrez, vous que le Seigneur a beny.

Sur la porte du grand degré de l’Eglise Metropolitaine Sainte Cecile. Dilectus meus mihi, & ego illi. Cant. 3. Mon Bien aimé est à moy, & je suis à luy.

Sur la porte de l’Eglise Sainte Cecile. Tenui eum, nec dimittam. Cant. 3. Je possede celuy que j’aime, je ne le laisseray point aller.

Sur le Feu de joye. Gaudebo in populo meo. Isay. 65. Je trouveray ma joye au milieu de mon Peuple.

[Journal de Fontainebleau] §

Mercure galant, octobre 1700 [tome 10], p. 237-258.

Je vous envoye un Journal du Voyage du Roy, jusques au 20. de ce mois, & vous en aurez la suite le mois prochain, jusqu’à l’arrivée du Roy à Versailles. J’y laisse quelques Articles que je vous ay déja donnez plus étendus, afin que vous le trouviez entier avec les dates.

Le Jeudy 23. de Septembre le Roy partit de Versailles à neuf heures trois quarts, pour aller à Fontainebleau, & y arriva avant cinq heures, aprés avoir changé trois fois de relais. Monseigneur & Madame la Princesse de Conty, qui avoient couché la veille à Petibourg, chez Mr le Marquis d’Antin, y dînerent le Jeudy, & arriverent à Fontainebleau peu de temps aprés Sa Majesté. Monsieur, Madame, & Monsieur le Duc de Chartres qui avoient couché le Mecredy à Fravont chez Mr le Prince de Lorraine, dînérent le Jeudy à Monceaux, chez Madame la Duchesse de Portsmouth, & arrivérent à six heures & demie.

Monseigneur & Madame la Duchesse de Bourgogne, Madame la Duchesse, & Madame la Duchesse du Lude, vinrent dans le Carosse de Sa Majesté.

Le Vendredy 24. Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne allerent le matin, à la Chasse du Loup, & le Roy tira l’aprésdînée.

Le Samedy 25. le Roy accompagné de Madame la Duchesse de Bourgogne partit à deux heures pour la Chasse du Cerf. Tous les Princes se trouverent au rendez vous. Les Comediens representerent le soir la Tragedie de Géta, & la Comedie de Crispin Medecin. Madame la Duchesse de Bourgogne y assista, dans une tribune faite exprés pour elle depuis l’année derniere.

Le Dimanche 26. le Roy alla tirer. Monseigneur courut un Chevreüil, & Monseigneur le Duc de Bourgogne, & Messeigneurs les Princes ses Freres joüerent au Mail. Il y eut le soir des Appartemens chez Monseigneur.

Le Lundy 27. le Roy courut le Cerf, & tous les Princes se trouverent au rendez-vous. Les Comediens representerent le soir le Tartuffe de Moliere.

Le Mardy 28. Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne coururent le Loup, & le Roy alla tirer aprés son dîner. Leurs Majestez Britanniques arriverent à huit heures du soir. Le Roy accompagné de toute la Cour, les receut à l’ordinaire dans le Vestibule, au haut de l’Escalier du fer à cheval, & les conduisit dans leur Appartement, où aprés un demi quart d’heure de conversation, il les laissa seuls, & ils se reposerent jusqu’à dix heures, que le Maistre d’Hostelles vint avertir que la viande estoit sur la table. Le Roy les attendit à la porte de son anti-chambre, au bout de la Galerie des Réformez, & les y reconduisit aprés le souper.

Le Mercredy 29. les Mathurins firent une grande Procession dans toutes les cours du Chasteau, suivis de soixante & huit Captifs, rachetez en Barbarie par leurs Peres. Tous les Princes, Princesses, Seigneurs & Dames de la Cour, se trouverent à la Toilette de la Reine d’Angleterre. Le Roy vint à midy & demy prendre leurs Majestez pour la Messe, & les conduisit en bas dans la Chapelle des Mathurins, donnant la main à la Reine d’Angleterre, selon sa coutume. Il les reconduisit au retour prés de la porte de leur Appartement, où elles dînerent dans leur particulier. Aprés le dîner sur les deux heures, le Roy les vint prendre pour la Chasse du Cerf, qui fut fort belle, & dont ils furent de retour à quatre heures & demie. Le Roy, leurs Majestez Britanniques, Madame la Duchesse de Bourgogne, Madame, & une jeune Dame de la suite de Madame la Duchesse de Bourgogne, vestuë comme elle en Amazone, allerent dans le Carosse du Roy jusqu’au rendez vous, & la Reine, Madame la Duchesse de Bourgogne, & la jeune Dame de sa suite, monterent avec Sa Majesté dans une petite Caleche découverte, pour suivre la Chasse, & revinrent de même au Chasteau, ce qui s’est passé de la mesme sorte aux Chasses suivantes. Le soir, les Comediens representerent pour Monseigneur, l’Ariane de Mr Corneille le Cadet, & les Facheux de Moliere, Ce soir-là, le Roy donna la Charge de Procureur General du Parlement, vacante par la mort de Mr de la Briffe, à Mr d’Aguesseau, Avocat General du mesme Parlement.

Le Jeudy 30. leurs Majestez Britanniques dînerent en leur particulier, & le Roy à son petit couvert. Il y eut à deux heures Chasse du Cerf, & le soir des Appartemens chez Monseigneur.

Le Vendredy premier Octobre, le Roy d’Angleterre, Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne allerent à neuf heures à la Chasse du Loup. Le Roy d’Angleterre en fut de retour avant midy, & retourna à la Messe avec le Roy. Il y eut grand concert à dîner dans l’anti-chambre de Sa Majesté, c’est à dire qu’ils dînerent tous ensemble. Le soir les Comediens representérent le Britannicus de Mr Racine & le Medecin malgré luy de Moliere. Leurs Majestez Britanniques soupérent avec le Roy, ce qu’ils ont fait tous les soirs pendant leur sejour à Fontainebleau.

Le Samedy 2. Monsieur, Madame, & Monsieur de Chartres partirent sur les dix heures pour aller à Montargis ; il y eut l’apresdinée Chasse du Cerf.

Le Dimanche 3 Leurs Majestez Britanniques firent le matin leurs devotions à la Chapelle, & retournérent à midy & demy à la Messe avec le Roy, qui les vint prendre, ainsi que tous les autres jours. Il y eut grand couvert au dîner. Le Roy alla tirer l’aprés midy, & le soir il y eut des Appartemens chez Monseigneur.

Le Lundy 4. il n’y eut point de grand couvert à dîner. L’on courut le Cerf à deux heures. Les Comediens representerent le soir l’Ecole des Femmes de Moliere.

Le Mardy 5. il n’y eut point de grand couvert au dîner. Le Roy alla tirer sur les deux heures. Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne coururent le Loup. Le soir il y eut des Appartemens chez Monseigneur. Monsieur, Madame, & Monsieur le Duc de Chartres arrivérent de Montargis avant six heures. La Reine d’Angleterre alla voir les Filles de la Visitation à Melun, & ensuite l’Abbaye du Lys à demy quart de lieuë de Melun.

Le Mercredy 6. le Roy d’Angleterre alla dés le matin à la Chasse du Cerf. La Reine disna avec Sa Majesté au grand couvert. Il y eut à trois heures promenade en Carosse & Cavalcade autour du Canal & dans les plus belles routes du Parc. L’on y compta plus de quatre-vingt Carosses à huit & à six chevaux. Les Princes & Seigneurs accompagnérent à cheval le Carosse du Roy. Les Comediens representerent le soir Phedre de Mr de Racine & l’Ecole des Maris de Moliere. L’on reçut ce soir-là, la nouvelle de la mort de Sa Sainteté.

Le Jeudy 7. Leurs Majestez Britanniques dînérent en leur particulier, & le Roy à son petit couvert. Il y eut Chasse du Cerf à deux heures, où la Reine d’Angleterre & Madame la Duchesse de Bourgogne accompagnérent le Roy ; mais le Roy d’Angleterre n’y alla point. Il y eut le soir des Appartemens chez Monseigneur.

Le Vendredy 8. le Roy & Leurs Majestez Britanniques entendirent la Messe de bonne heure, & ne dînérent point ensemble, Ils partirent à midy pour la Chasse du loup & en prirent deux. Ils furent de retour avant quatre heures. L’on chanta le soir dans l’Appartement de Monseigneur un Motet de la Composition du sieur Bernier, Maistre de Musique de saint Germain de l’Auxerrois, dont Monseigneur fut si satisfait, qu’il le voulut entendre deux fois, & luy donna de grandes loüanges.

Le Samedy 9. le Roy & leurs Majestez Britanniques entendirent la Messe à midy & demy, & dînérent en leur particulier. Ils allérent à deux heures à la Chasse du Cerf, & assistérent à six heures à la Benediction du Saint Sacrement à la Chapelle. Les Comediens representérent le soir l’Avare de Moliere.

Le Dimanche 10. il y eut grand couvert au dîner. Le Roy alla tirer à deux heures & assista au Salut du S. Sacrement à six, aussi bien que leurs Majestez Britanniques. Il n’y eut le soir aucun divertissement.

Le Lundy 11. il n’y eut point point de grand couvert au dîner. L’on partit à deux heures pour la Chasse du Cerf. Les Comediens donnérent le soir le Crispin Musicien du Sr d’Hauteroche. L’on joüa chez Monsieur.

Le Mardy 12. le Roy & la Reine d’Angleterre partirent à dix heures pour retourner à Saint Germain. Le Roy & tous les Princes & Princesses se rendirent dans leur Appartement, & entendirent la Messe avec eux, le Roy les conduisit à leur Carosse. La pluye continuelle empêcha le Roy d’aller tirer l’apresdinée, mais non pas Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne de courir le Loup. Il y eut le soir dans la Gallerie des Cerfs une repetition d’un Opera nouveau de de Mr Destouches.

Le Mercredy 13. la Cour prit le deüil du Duc de Glocester. Le Roy & Monseigneur le Duc de Bourgogne coururent le Cerf, & Monseigneur courut le Loup. Il y eut le soir des Appartemens chez Monseigneur.

Le Jeudy 14. il y eut Chasse du Cerf, & le soir les Comediens representérent Sertorius de Mr de Corneille l’aîné, & l’Esprit de Contradiction du Sr Riviere, & entre les deux Pieces, les trois Allard, pere & fils, executerent des Scenes Italiennes & muettes, avec des sauts étonnans, qui divertirent fort l’assemblée.

Le Vendredy 15. le Roy alla tirer, & Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne coururent le Loup. Le soir il y eut des Appartemens chez Monseigneur.

Le Samedy 16. Monseigneur & Monseigneur le Duc de Bourgogne coururent le Cerf. Le Roy ne sortit point. Le soir les Comediens representerent la Mere Coquette de Mr Quinaut.

Le Dimanche 17. le Roy ny Monseigneur ne sortirent de la journée. Madame la Duchesse de Bourgogne alla voir à Melun les Filles de la Visitation. Il y eut dans la Gallerie des Cerfs à six heures une repetition de l’Opera de Mr Destouches, & Appartemens chez Monseigneur.

Le Lundy 18. le Roy & Monseigneur le Duc de Bourgogne coururent le Cerf, & Monseigneur le loup. Les Comediens representerent l’Andromaque de Mr de Racine, & le Florentin, & entre les deux Pieces, les Allard firent de nouvelles Scenes & de nouveaux Sauts.

Le Mardy 19. le Roy alla tirer, & Monseigneur courut le loup. Monseigneur le Duc de Bourgogne accompagné de Monsieur le Comte de Toulouse chercha inutilement un Sanglier avec les chiens de ce Prince. Il y eut le soir dans la Gallerie des Cerfs une repetition de l’Opera de Mr Destouches.

Le Mecredy 20. il y eut Chasse du Cerf, où Madame la Duchesse de Bourgogne accompagna Sa Majesté. Les Comediens representerent le soir Jodelet Prince, de Mr de Corneille le Cadet, & les Allard firent ensuite des merveilles.