1701

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4].

2017
Source : Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4].
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Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4]. §

Au Roy §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 5-9.

Le Roy fait tous les jours une infinité d’actions qui meritent d’estre sceuës, & dont cependant il est difficile que l’on soit instruit. Ainsi je ne doute point qu’il n’y en ait beaucoup qui échaperont à la posterité, puis que dans le temps qu’elles se passent, les unes succedent aux autres avec tant de promptitude, que les dernieres dont on est frapé, font perdre l’attention qu’on doit aux premieres. La pieté & la charité de ce grand Monarque l’engagent sur tout à faire du bien à tous momens, & combien de grandes choses luy font-elles faire qui demeurent inconnuës ? J’apprens dans ce moment même, qu’il a donné une somme fort considerable pour aider à reparer le dommage que l’embrasement a fait à la belle Voûte de l’Eglise de Troye, dont je vous ay parlé dans mes Lettres. Ce Prince n’en est pas demeuré là. Il est entré dans les moyens de trouver des fonds pour la rétablir entierement, & sa bonté y a pourvû de telle maniere, que l’on y travaille à force, & que ce grand édifice sera bien tost remis dans sa premiere beauté. Il n’y a point de vertus morales, ou politiques, sur lesquelles on ne puisse également faire l’Eloge du Roy. La moderation est une de celles qui font son principal caractère, & ce Madrigal la marque fort bien. Il est de Mr Alison, Avocat au Presidial de Nismes.

AU ROY.

Grand Roy pour te chanter que n’ay je mille voix ?
Le souvenir de tes moindres exploits
Efface dans nostre memoire
La gloire de nos premiers Rois,
Qu’un jour on aura peine à croire
Ce que racontera l’Histoire
De tes faits éclatans redoublez tant de fois ?
Mais lors que nos Neveux sçauront que, las de gloire,
Quand tu pouvois ranger l’Univers sous tes loix,
Sur toy même on te vit remporter la victoire,
Un triomphe si beau surprendra plus leur cœur,
 Que tout ce qu’a fait ta valeur.

[Ceremonie curieuse faite à Senlis] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], première partie, p. 16-37.

Il n’est pas nouveau de voir des gens mariez, qui aprés cinquante ans de mariage, marquent par une espece de feste la joye qu’ils ont de la grace que Dieu leur a faite de les avoir laissé vivre ensemble un demi Siecle ; mais on n’a peut estre encore rien vu de semblable à ce qui vient de se passer à Senlis, à l’égard d’un mariage spirituel, contracté avec cette Eglise. Mr l’Abbé de Pruines, Doyen du Chapitre, ayant representé, le premier jour du mois passé, à Mrs les Chanoines qui le composent, qu’il croyoit qu’ils devoient donner à Mr Sanguin, Evêque de cette Eglise, quelque marque publique de leur reconnoissance & de leur attachement, & rendre graces à Dieu de leur avoir donné un Prelat, avec lequel ils vivent depuis cinquante ans dans une union qui a peu d’exemples, il ajoûta que l’occasion de satisfaire à ce devoir se presentoit naturellement ; que ce Prelat entroit dans la cinquantiéme année de son Episcopat, & qu’il seroit à propos de profiter de cette conjoncture. Cette proposition fut reçuë avec une extrême joye, & il n’y eut personne qui ne fût d’avis que l’on ne pouvoit trop faire pour un Prelat qui avoit toujours eu pour son Chapitre des manieres si honêtes & si obligeantes. Mr le Doyen & Mrs le Chantre, le Souchantre & le Theologal furent députez pour aller luy faire les complimens de la Compagnie, & le prier d’agréer le projet qu’elle avoit fait, Mr le Doyen porta la parole, & Mr l’Evêque receut la proposition d’une maniere qui fit connoistre que la disposition de son Chapitre luy faisoit plaisir. Ainsi il fut arresté que la ceremonie se feroit le Jeudy 31 du même mois.

On ne pensa plus qu’à ce qui pouvoit la rendre plus solemnelle. On invita tout le Clergé & tous les Corps de la Ville, de la même maniere qu’on les invite dans les ceremonies extraordinaires, & Mrs du Chapitre eurent la joye de voir tout le monde disposé à se joindre à eux. Le Mercredy 30. la ceremonie fut annoncée par toutes les Cloches de la Ville, ce qu’on ne se souvient point qui se soit encore fait dans aucune occasion. L’on fit en même temps ordonner que le lendemain toutes les Boutiques fussent fermées, afin que chacun eust plus de liberté de venir à l’Eglise, & de signaler son zele.

Le jour suivant 31. Mr le Prevost des Maréchaux fit monter sa Compagnie à cheval, & alla à Mont l’Evêque, où il trouva tous les Habitans sous les armes, qui se disposoient à escorter Mr de Senlis. Ils le conduisirent jusqu’à la Ville, aussi bien que la Maréchaussée, & une foule de peuple alla au devant de luy. L’on fit sonner la Cloche du Beffroy comme dans les réjoüissances publiques. Ce Prelat fut reçu au bruit de l’artillerie, & vint descendre à l’Evêché. Les Habitans de Mont l’Evêque demeurerent dans la cour sous les armes, & les Archers de la Maréchaussée dans la Salle d’entrée avec leurs armes & leurs casaques. Mr l’Evêque receut ensuite les complimens de toutes les Communautez Religieuses & du Corps de Ville, & de tout ce qui se trouva de personnes de quelque distinction. À neuf heures, tout le Clergé Seculier & Regulier alla prendre ce Prelat au Palais Episcopal, d’où il fut conduit processionnellement à la grande porte de l’Eglise, au milieu de tout le peuple, qui estoit même venu des lieux voisins. Toutes les Cloches de la Ville sonnerent, & la Maréchaussée & le Corps de la Ville fermerent la marche. On arriva dans cet ordre au Portail de l’Eglise, qui estoit tapissé, & où estoient les Armes de Mr l’Evêque, & celles du Chapitre. En entrant dans l’Eglise, Mr le Doyen luy fit les complimens du Chapitre avec beaucoup de justesse d’esprit & de politesse. Ce fut en ces termes qu’il parla.

MONSEIGNEUR,

Nous entrons dans la cinquantiéme année de vostre Episcopat, & nous venons renouveller le souvenir de ce jour heureux, qui fit alors la joye de vostre peuple & la nostre. Comme nous avons ressenti les premieres & les plus sensibles douceurs de vostre gouvernement, nous devons aussi les premiers vous en marquer nostre reconnoissance.

Nostre Compagnie vous receut alors comme un Pasteur formé par un Prelat dont elle honoroit la vertu, comme un Ange de paix qui devoit rétablir une heureuse correspondance entre le Chef & les membres, & elle se promit tout de vos bontez, parce qu’elle se sentit disposée à tout faire pour les meriter.

Vous regardâtes peut-estre les honneurs que vous receûtes dans cette occasion comme un devoir de bienseance, comme des complimens de ceremonie, ou comme un tribut qui estoit dû à vostre dignité ; mais ceux que nous venons vous rendre aujourd’huy, s’adressent directement à vostre personne, & vous devez les croire d’autant plus sinceres, qu’ils viennent d’une Compagnie que vous avez entierement renouvellée, & qu’ils sont fondez sur une plus longue experience de vos bontez.

Vous nous avez fait goûter ce que la parfaite union d’un Evêque avec son Chapitre a de plus agreable & de plus doux. Vous avez regardé la gloire de nôtre Compagnie comme faisant partie de la vostre, & par les égards que vous avez eus pour nos privileges, vous nous avez appris à ne les estimer, que parce qu’en rendant nostre obéïssance plus volontaire elle pouvoit vous estre plus agreable. Nous nous sommes fait une loy d’embrasser toutes les occasions de vous plaire, & vous avez toûjours esté le maistre de nos décisions par ce que vous l’avez esté de nos cœurs.

Jamais Evêque n’a trouvé dans son Chapitre, plus de déference & de soûmission, mais jamais Chapitre n’a trouvé dans son Evesque plus de bonté, plus de douceur, & plus d’équité.

C’est sous vostre Pontificat, Monseigneur, que la Justice & la Paix ont fait une alliance qu’elles n’ont point encore rompuë. Exact à maintenir le bon ordre, mais sage & pacifique dans la maniere de l’introduire ou de le rétablir, persuadé que les Chefs de l’Eglise qui representent le Fils de Dieu, doivent imiter sa clemence en exerçant son autorité, vous avez sçu gagner l’homme pecheur par vostre douceur, ou le reduire par vostre patience, & si vos avis luy ont fait connoistre le mal vostre moderation luy en a fait aimer le remede.

C’est par cette conduite, Monseigneur, que vous avez gagné les cœurs de vos peuples, & que vous nous avez inspiré des sentimens de respect & d’amour que nous conserverons durant toute nostre vie, & que nous voulons mesme faire passer à ceux qui viendront aprés nous, pour leur apprendre que nous avons connu ce que nous vous devons, & que nos Compagnies qu’on accuse souvent d’estre trop jalouses de leurs privileges sçavent reverer, & même aimer leurs Evêques, quand elles trouvent en eux des Peres & des Protecteurs.

Mais, Monseigneur, si vous avez eu pour nous la bonté d’un Pere, on ne peut avoir plus de veneration ny plus d’attachement que nous en avons pour vous C’est cette tendresse vive & respectueuse, ce zele unanime du Clergé & du Peuple, qui nous rassemble tous aujourd’huy pour rendre graces à Dieu des Benedictions qu’il a répandues sur vôtre Episcopat, luy demander qu’il en prolonge la durée, & que comme il avoit attaché le Souverain Sacerdoce de la Loy ancienne à la famille d’Aaron, il perpetue celuy de nostre Eglise dans la vôtre, où nous voyons avec joye un sujet si digne de le remplir.

Ce sont là les vœux que nous formons depuis longtemps, & que nous allons renouveller aux pieds des Autels, aprés vous avoir assuré que rien ne pourra jamais alterer les sentimens de respect, de reconnoissance & d’attachement que nous avons toûjours eus pour vous.

Ce compliment exprime parfaitement le caractere de Mr de Senlis. Ce Prelat est naturellement doux, paisible bienfaisant ; mais il ne dissimule point le desordre, & il est inflexible dans les occasions où il faut l’estre. Il hait l’éclat, mais il a un talent merveilleux pour prévenir le mal, ou pour le reparer ; & l’on peut dire que son Diocese est des mieux reglez.

Il reçut avec plaisir le Compliment de Mr l’Abbé de Pruines, & luy répondit. Monsieur. J’ay toûjours esté persuadé de l’amitié du Chapitre, & si j’avois pû en douter, les marques que j’en reçois aujourd’huy suffiroient pour m’en convaincre. Aussi puis-je vous assurer que j’y suis tres sensible, que j’embrasseray avec joye toutes les occasions de luy donner des marques de mon estime & de mon affection, & en particulier à vous, Monsieur, qui remplissez si dignement vôtre employ, & pour qui j’ay toûjours eu une estime & une consideration singuliere.

Lors que ce Prelat eut achevé de parler, on alla dans le Chœur, où tous les Corps de la Ville estoient à leurs places. La Messe fut celebrée avec toutes les ceremonies qui s’observent dans les plus grandes solemnitez. Elle fut chantée par une excellente Musique, composée de tout ce qu’il y a de meilleures voix qu’on avoit fait venir de Paris, & elle se termina par un Motet fait exprés, dont les paroles répondoient à la ceremonie, & qui estoient parfaitement bien mises en œuvre. La Messe finie, le Chapitre accompagna Mr l’Evêque jusque chez luy, & un moment aprés, Mr le Doyen vint le prendre pour le conduire à S. Maurice, où on luy avoit préparé à dîner. Tous les Chefs des Compagnies y estoient invitez, & tous les Chanoines de la Cathedrale s’y trouverent. On servit deux tables de vingt-huit couverts chacune, & tout s’y passa avec beaucoup d’ordre ; mais ce qu’il y eut de plus agreable, ce fut la joye que tout le monde fit paroistre, & l’empressement avec lequel on marqua à ce Prelat le respect & la tendresse que l’on a pour luy, & le plaisir qu’on a eu de voir qu’estant âgé de quatre vingts ans, il soit d’une santé si parfaite, qu’on peut esperer de le garder encore plusieurs années.

Le Dimanche suivant 3. de ce mois, il fit assembler Mrs du Chapitre, pour les remercier. Il prit les paroles de l’Evangile, Pax vobis, & dit que c’estoit le don le plus précieux qu’il pust souhaiter ; qu’il avoit toujours infiniment estimé la paix ; que depuis cinquante ans il avoit tâché de l’entretenir ; qu’il avoit la joye d’y avoir réussi ; qu’il regardoit comme une des plus grandes graces que Dieu luy eût faites, de luy avoir donné un Chapitre tel que celuy de Senlis ; qu’il l’aimoit tendrement ; qu’il ne pouvoit assez leur marquer combien il estoit sensible à ce qu’ils avoient fait pour luy ; qu’il auroit souhaité de les en pouvoir remercier chacun en particulier ; qu’il estoit redevable à la Compagnie de tous les témoignages d’amitié qu’il venoit de recevoir de son Clergé & de son Peuple ; que cette démarche auroit augmenté la tendresse qu’il avoit pour eux, si elle avoit pû recevoir quelque accroissement ; qu’il leur demandoit la continuation de leur amitié, & qu’il les prioit de compter absolument sur la sienne, rien ne pouvant luy causer plus de joye que d’avoir des occasions de leur en donner des marques. Cela fut dit avec un épanchement de cœur qui attendrit tout le monde, & l’on peut assurer que jamais Discours ne fit plus d’impression.

Appelle & Protogene §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 37-48.

Lisez le Conte que je vous envoye, & qui est adressé à Mr le Marquis de la Vrilliere, Secretaire d’Etat. Vous n’aurez pas de peine à deviner quel en est l’Auteur. Vous avez déja vu beaucoup de Pieces de ce même stile, & il n’est pas fort aisé de l’attraper.

APPELLE & PROTOGENE

Ne croyez pas que sur les grands succés
La gloire uniquement se trouve répanduë :
 Souvent par de legers essais
Du plus vaste genie on connoist l’étenduë.
***
 Marquis, que le plus grand des Rois,
 Par un discernement suprême,
 Honora des premiers emplois,
Dans un âge, où tout autre à peine auroit des loix
Obtenu le pouvoir de se regir soy-même ;
Si pour vous délasser de l’application
Où le bien de l’Etat rend vostre ame sujette,
Aux doux amusemens d’une Muse discrete
Vous ne refusez pas un peu d’attention,
 Voyez dans cette Historiette
Comment je vais prouver ma proposition.
***
Appelle, ainsi que Pline a soin de nous l’apprendre,
Vivoit avec éclat dans la Cour d’Alexandre,
 Charmé des grandes qualitez
Dont ce Prince fameux ébloüissoit la Grece.
Le Vainqueur des Persans luy donnoit sa tendresse,
Et répandoit sur luy ses liberalitez,
 Jusqu’à luy ceder sa Maîtresse.
 Vous connoissez le Courtisan.
Chacun de ses vertus devenu partisan,
Estoit de ses Amis, ou se piquoit d’en estre,
Et distinguoit en luy, sur l’exemple du Maistre,
 L’Honneste-homme de l’Artisan.
 Comblé d’honneurs & de richesse
Qui ne croiroit, Marquis, qu’Apelle fust content ?
 Rien moins. Protogene sans cesse
Par l’émulation l’alloit inquiétant.
 Protogene avoit le merite
 D’un Peintre de distinction ;
Il joignoit le grand goust à la correction,
 Et pour sa reputation
Rhodes qu’il habitoit devenoit trop petite.
 Apelle est forcé d’en gemir,
Il croit que d’un rival la gloire le dégrade,
Semblable à Themistocle empêché de dormir
 Par les exploits de Miltiade.
Mais quoy ? dira quelqu’un, se laisser maistriser
Par un transport jaloux ! Un Ami d’Alexandre !
Et pourquoy non ? je penche à l’excuser,
Un Peintre, un Courtisan pouvoit-il s’en deffendre ?
 Quoy qu’il en soit, nostre homme tourmenté
Du nom que Protogene acquiert par sa Peinture,
Veut luy-même aller voir si c’est Portrait flatté,
Ou si la Renommée a peint d’aprés nature.
Gens d’esprit ont bien-tost assemblé leur Conseil ;
Il monte un Bâtiment fretté pour le negoce,
 Il arrive au Port du Soleil
 Entre les jambes du Colosse.
 Il n’eut pas peine à rencontrer
 La demeure de Protogene.
Fiers d’un tel Citoyen, tous la veulent montrer,
Une troupe d’enfans en triomphe l’y mene.
Autre coup d’éguillon. Il monte l’escalier
Plein d’un empressement pour le coup inutile ;
Il ne trouve dans l’attelier
Qu’une vieille Concierge, & le Maître est en ville.
Une toile en ce lieu se montroit par hazard
 Sur un chevalet élevée,
 Pour quelque Chef-d’œuvre de l’Art
Veu sa grandeur, sans doute reservée.
Appelle, d’un Pinçeau rencontré sous ses pas,
D’un trait si délicat, si juste, la partage,
 Qu’on n’eust pû faire davantage
 Avec la regle & le compas.
Puis, dit en souriant, aimable Favorite
Du sçavant Protogene, alors qu’il reviendra,
 Par cette marque il apprendra
 Quel est celuy qui le visite.
***
Protogene, au logis vers la nuit retourné,
D’un si noble cartel ne fut point étonné
Mais, d’une autre couleur, par une adresse insigne,
En deux de son Emule il divise la ligne.
À cette toile, Æglé, garde toy de toucher,
  Et si demain nostre Hoste
 Retourne icy, comme il fera sans faute :
Di-luy, Voilà celuy que vous venez chercher.
Au grand Peintre de Cos cette épreuve est montrée ;
Elle luy paroist faite exprés pour le flétrir,
Dans l’œil & dans la main son ame concentrée
S’indigne que sur elle on ait pû rencherir :
D’une troisiéme ligne il coupe la seconde.
Rien de si délié n’a paru dans le monde ;
Ny les cheveux lustrez de la brune Phryné,
Ny ceux par où Laïs, cette charmante blonde,
Conduisoit en triomphe un Amant enchaîné,
Ny les filets trompeurs du tissu d’Arachné.
Je n’ajoûteray point qu’à cet effort sublime
Protogene fléchit, & ne risposta point,
Combien pour son Rival chacun conceut d’estime,
Ny par quelle amitié l’un à l’autre fut joint :
Je diray seulement qu’à cette experience
La docte Antiquité donna la préference
 Sur les Ouvrages les plus beaux
 Et qu’elle entroit en concurrence
 Avec les excellens Tableaux.
On ne se lassoit point de passer en reveuë
Ces traits dont la justesse & la subtilité,
 En se dérobant à la veuë
 Défioit la posterité.
Peut-estre encor longtemps les Critiques habiles
En auroient admiré l’inimitable jeu,
Si les Vitelliens dans les Guerres civiles,
Au Palais des Cesars n’avoient pas mis le feu.
***
Mais pourquoy, direz-vous, cette vieille Rubrique ?
 À quel propos ce Conte est-il cité ?
Vostre demande est juste, il faut que je m’explique.
Passons, aprés le Conte, à la moralité.
Je ne suis qu’une ligne : un point Mathematique,
Encor moins ; cependant vous m’avez demêlé
Parmy les grands objets où vostre ame s’applique,
À mon plus cher ami vous en avez parlé.
 C’est un effort de memoire,
 C’est un excés de bonté,
 Qui merite autant de gloire
 Autant de part dans l’Histoire,
Qu’aucune autre qualité.
 À des choses sans limites
 Incessamment occupè,
 Songer encore aux petites,
 Est un trait qui m’a frapé.
 Fasse ma reconnoissance
 Que des ombres du silence
 Vostre nom soit preservé,
 Par la memoire fidelle
 Aussi longtemps conservé,
 Que la fameuse querelle
 De Protogene & d’Appelle.

Vous voyez bien qu’il n’y a que Mr de Senecé capable de donner à un Conte toute la grace qui se trouve en celuy-cy. Il est tourné d’une maniere fort agreable, & vous me sçaurez gré sans doute de vous l’avoir envoyé.

[Le Défy des Muses] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], première partie, p. 48-50.

Si vous avez envie de voir ce que peut un esprit fecond ; vous n’avez qu’à lire un petit livre, qui a pour titre, Le Défy des Muses. Vous y trouverez trente Sonnets Moraux, que Mr Mallemant de Messange, qui en est l’Auteur, a remplis en trois jours, sur les mêmes Bouts-rimez donnez par Madame la Duchesse du Maine. Chaque Sonnet a un sujet different. Mr Mallemant de Messange s’estant vû accusé d’estre à bout par ces trente Sonnets, en ajoûta aussitost dix autres sur d’autres sujets, pour sa justification, & il se sent si peu épuisé, qu’il declare, que pour peu qu’on le défie d’aller plus loin, il menace de la centaine :

[Bouts-rimez] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 50-51.

Voicy encore un Sonnet sur les mêmes Bouts rimez de Madame la Duchesse du Maine. Le même Mr Mallemant de Messange les a remplis sur la maladie, & sur le rétablissement de la santé de Monseigneur le Dauphin.

Vous avez fait gemir dans ce brillant Portique
Avec les Demi-Dieux le Sexe à Falbala,
Prince qu’on cherit plus que jamais Attila
Ne fit haïr sa hure & son nez de Bourique.
***
Moins tendre pour son fils fut le cœur de Monique ;
Pour vous de tous les yeux même torrent coula,
Mais à nostre douleur le Ciel a dit hola,
Vous faisant revenir de ce frisson arctique.
***
Charon dans son attente est demeuré camus,
La Parque a fait surseoir à son Committimus,
Et d’un dessein trop prompt a de la synderese.
***
Puissiez vous, deffendu de ces coups de marteau,
Craint, aimé, reveré, du Nort au Veronese,
À Meudon dans cent ans prendre encor le Chanteau.

[Quatrain] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 52.

Ce Quatrain, pour mettre au Portrait de Mr le Comte de Noailles, representé avec une cuirasse de fer, est aussi du même.

 Quel air doux & guerrier se fait voir en ces traits,
Et confond à mes yeux la terreur & les charmes ?
Ou c’est l’Amour que Mars habille de ses armes,
Ou Mars à qui l’Amour a donné ses attraits.

[Madrigaux] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 52-57.

Je ne puis vous dire de qui est le Madrigal que vous allez lire.

Sur l’heureux Evenement de la
Maladie de Monseigneur.

 Pour la peur que l’on vient d’avoir,
 Que de larmes, que de tristesse !
 Quelle épreuve de la tendresse
 Des cœurs rangez à leur devoir !
 Quel coup surprenant & terrible,
 Grand Dieu : mais aussi quel secours !
Qui l’auroit pû penser, qui l’auroit cru possible ?
 Le mal commence & finit en deux jours.
 Aprés une atteinte mortelle,
Nostre Prince revient, & prend force nouvelle,
 Ah, quel miracle, ah quel bonheur,
 D’en estre quitte pour la peur !

Cet autre Madrigal a esté fait sur le voyage de Messeigneurs les Princes.

 Nostre France eut jadis des fantômes de Rois,
Insignes partisans d’une lâche indolence.
Ils vivoient en reclus, & cette non-chalance
 Laissoit à d’autres leurs emplois.
Que les temps ont changé, Princes, & de quel zele
Venons-nous reverer en vous des Souverains,
Qui portent sur leur front les presages certains
De tout ce qui procure une gloire immortelle ?
Issus de ces Heros, dont tous les Potentats
Sont contraints d’admirer les merveilleux prodiges,
 Déja vous suivez leurs vestiges,
En parcourant comme eux vos florissans Etats.
Déja, l’Europe tremble en cette conjoncture,
D’un éclat si brillant ses yeux sont ébloüis :
 C’est qu’elle sçait que de Louis
Il ne peut point sortir de ces Rois en peinture.

[La temeritê blâmée de ceux qui trouvent à redire à la timidité respectueuse de ceux qui haranguent les Princes] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 55-57.

Vous ne serez point fachée de voir ce que l’on a répondu aux Témeraires qui ont trouvé à redire à la timidité respectueuse de quelques-uns de ceux qui ont eu l’honneur de haranguer Messeigneurs les Princ[e]s. Elle ne peut jamais estre regardée que comme une marque de la veneration qu’on a pour la grandeur de leur rang.

 Silence, audacieux Railleurs,
Qui sur les complimens prononcez à nos Princes,
 Lors qu’ils parcouroient nos Provinces,
Parlez avec mépris de tous les Harangueurs.
Vous n’avez jamais vû briller en leurs personnes
Cette noble grandeur, cet air majestueux,
 Que la nature a mis en eux,
Et qu’ils n’empruntent pas de l’éclat des Couronnes.
Non, vous ne sçavez pas ce que coute un Discours
Qu’on fait à des Heros d’un pareil caractere,
En qui l’on voit les traits d’un Ayeul & d’un Pere.
 Ces deux demi-Dieux de nos jours,
Ces augustes objets impriment de la crainte.
À ceux que leurs emplois engagent dans le cas,
Et pour ferme qu’on soit je declare sans feinte
Que je serois surpris, si l’on ne trembloit pas.

[Description à la mode] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 57-75.

Je vous ay parlé du Ballet que les Peres de la Doctrine Chrestienne du College de l’Esquille firent danser au sujet de l’arrivée de Messeigneurs les Princes dans la Ville de Toulouse, & je vous ay dit que la Musique estoit de Mr Aphroidise, dont l’habileté en cet art est connuë. Nous n’aurons pas de peine à le croire, si nous en jugeons par le sçavoir de ceux que Toulouse nous a donnez, Je vous ay envoyé une description de toutes les entrées de ce Ballet. Vous m’en demandez de l’Illumination & du Feu, & je vais vous satisfaire.

Le soir du jour qui fut destiné pour ce spectacle, on vit presque en un instant, à l’entrée de la nuit, la longue & vaste Galerie de ce College, éclairée par plus de trois mille lumieres. L’arrangement en estoit si merveilleux, & l’ordre qu’on avoit gardé, parut si beau, qu’il n’est pas aisé de vous en donner une juste idée. Cette Galerie est composée d’un grand nombre d’arceaux les uns sur les autres en deux rangs, divisez par une corniche qui regne d’un bout à l’autre, & qui avance presque d’un pied & demi. On voyoit sur cette corniche la disposition de l’Illumination dont je vous parle, sitost qu’on entroit par la grande porte du College. De distance en distance on avoit placé des pyramides de feu, qui depuis la corniche où elles appuyoient, se terminoient jusques à l’appuy de la Galerie. L’espace d’une piramide à l’autre estoit rempli par une quantité prodigieuse de lampes, qui par leur lumiere sembloient effacer la clarté des Etoiles qui brilloient au milieu de cette nuit. Le bord de cette corniche estoit orné d’un nombre presque infini de falots aux armes de France, de Bourgogne & de Berry, garnis de bougies ; le tout si heureusement conduit, que toutes les lumieres paroissoient élevées les unes sur les autres sans aucune confusion. Le long de cette Galerie regne un parapet de la hauteur de deux coudées, qui joint les arceaux, & qui sert d’appuy. Sur ce parapet on avoit disposé un second rang de lumieres, où l’on avoit gardé le même ordre & la même simetrie qu’au premier, & qui répondant aux falots qu’on avoit rangez sur la corniche un peu plus bas, renfermoient toutes ces Piramides en feu avec tant de beauté, qu’on auroit de la peine à s’imaginer rien de semblable. Autour de chaque arceau estoient attachées plusieurs lampes avec beaucoup d’adresse, ce qui faisoit paroître les arceaux en feu, en sorte que ces lampes, en faisant voir un enfoncement obscur dans l’interieur de la Galerie, ajoûtoient une nouvelle beauté à cette magnifique Illumination.

Au milieu on voyoit une grande ouverture en quarré, dont l’ornement attiroit les yeux de tout le monde. Le dehors estoit orné d’un rang de lumieres, qui comme deux colomnes de feu comprenoient les deux costez de cette ouverture. Dans l’enfoncement paroissoit le Portrait du Roy couronné de plusieurs lampes, à la faveur desquelles on lisoit un peu plus bas un grand Vive le Roy en caracteres lumineux, ce qui produisoit un tel effet, qu’on ne pouvoit s’empescher de faire éclater sa joye par des acclamations, suivies de mille vœux pour la prosperité du Roy & de Messeigneurs les Princes. Toutes les fenestres qui donnoient sur la cour, furent encore illuminées, comme aussi le dessus de la grande porte du College. Enfin, tout le monde fut si satisfait du succés de cette feste, qu’on eust souhaité qu’elle eust duré pendant tout le reste de la nuit.

Au milieu de la cour estoit le feu d’artifice. Il ne fut pas difficile à ceux qui le regarderent d’en penetrer le dessein. Dans la décoration on avoit voulu representer l’union de la France avec l’Espagne, par l’avenement de Philippe Duc d’Anjou à la Couronne de ce dernier Royaume.

Sur un grand Theatre quarré de la hauteur de vingt pieds, & de plus de trente pieds de face, estoient appuyées quatre grandes rouës, qui sembloient soutenir une haute plate forme en quarré, ornée aux quatre faces d’autant de beaux Tableaux, qui par de justes Emblemes representoient les principales actions du Roy, comme son amour pour ses peuples, sa moderation envers ses Ennemis, sa sagesse & sa prudence dans ses desseins, son zele pour la Religion, que Dieu se plaist de récompenser par une vie aussi belle que longue, & par une posterité de trois Princes, dont l’un remplit les vœux & les souhaits d’un peuple étranger, tandis que les autres font le bonheur & l’esperance des François, la crainte de nos Ennemis, & l’admiration de tout l’Univers. Aux coins & aux faces de ce grand Theatre s’élevoient plusieurs colomnes, également unies les unes aux autres par des Arcs de triomphe garnis de laurier, & chargez d’espace en espace de Devises, de Medailles & d’Emblemes Le bas estoit orné de festons & de couronnes ; & le laurier ménagé avec beaucoup d’art, formoit plusieurs Vive le Roy, quantité de fleurs de lis, & beaucoup d’autres figures tres agreables. Au dessus de l’artifice les colomnes se communiquoient par des galeries, où l’on avoit rangé avec beaucoup d’ordre, le feu, dont le fort estoit placé sur un donjon, compris sous un grand Arc-en-ciel, sous lequel on lisoit ce Vers en grands caracteres.

Divisas arcto constringit fœdere gentes.

Tel que jadis le Ciel promit au genre humain
Un présage assuré de sa sainte alliance ;
Tel Louis aujourd’huy par un gage certain,
Réunit pour jamais l’Espagne avec la France.

Cet Arc estoit surmonté d’un Jupiter, qui produisoit de sa teste une Pallas armée, avec ces mots.

Tali decet esse parente.

Je dois ce que je suis à ma noble origine.

Cet Embleme marquoit ce qu’on doit attendre du sage gouvernement de Philippe V. Roi d’Espagne, puisque c’est Louis le Grand qui l’a formé, & qui l’a instruit à la conduite des peuples.

Les Devises qui estoient placées le long des Colomnes, ou qui pendoient des quatre faces du Theatre, representoient la plûpart le bonheur de l’Espagne, ou la joye des peuples à l’arrivée de Messeigneurs des Princes dans Toulouse. Le bonheur de l’Espagne estoit marqué par un ver à soye qui meurt dans son ouvrage, & qui figuroit Charles II. appellant en mourant, à la succession de sa Couronne, Monseigneur le Duc d’Anjou ; avec ces mots.

Dum morior dito

Je vous enrichis par ma mort.

En mourant je n’ay rien à craindre
Des rigoureuses loix du sort.
Cessez donc, cessez de me plaindre,
Je vous enrichis par ma mort.

Les prétentions peu solides de l’Empereur pour l’Archiduc d’Autriche sur la Couronne d’Espagne, estoient marquées par un Aigle qui précipitoit un Aiglon, parce qu’il ne pouvoit pas souffrir l’éclat du Soleil. Ces mots lui servoient d’ame.

Hæredem negat esse suum.

Il n’est point mon ouvrage.

Ce temeraire Aiglon, sans force & sans courage,
 Ose s’élever jusqu’aux Cieux ;
 Le Soleil ébloüit ses yeux,
 Qu’il tombe, il n’est point mon ouvrage.

Pour marquer que la jeunesse de Monseigneur le Duc d’Anjou, appellé à la Couronne d’Espagne, n’est point un obstacle aux grandes vertus & aux qualitez Royales qu’il possede, on avoit peint un jeune Oranger chargé de fruits & de fleurs, avec ces paroles.

Flores nil frugibus obstant.

J’ay sur tant d’autres l’avantage
D’avoir & des fruits & des fleurs,
Mais combien d’autres à mon âge
N’ont aucune de ces faveurs ?

On sçait quelle est la tendresse du Roy pour ses petits. Fils, on sçait aussi quel est le respect que ces Princes ont pour le Roy. Les tendres sentimens de Monseigneur le Duc d’Anjou pour son incomparable Ayeul, estoient exprimez par un Heliotrope qui tourne toujours vers le Soleil, & on lisoit en bas ces paroles,

Sole trahente movetur.

Où puis-je mieux me tourner que vers luy !

 C’est le Soleil qui m’a fait naître ?
 Le Soleil seul est mon appuy,
 C’est le Soleil qui m’a fait croître.
Enfin où puis je mieux me tourner que vers luy ?

Il ne faut pas douter que ce ne soit un grand plaisir pour le Roy, de voir un de ses Petits-Fils occuper si dignement le Trône d’Espagne. On l’avoit marqué par un Aigle qui envisage son Aiglon couronné, avec cette expression,

Lætatur genuisse parem.

Je n’ay d’autre plaisir que de voir mon semblable.

 Je le voy, cet Aiglon aimable,
Sur tant d’autres Rivaux s’élever jusqu’aux Cieux.
 Que cet objet est charmant à mes yeux !
Je n’ay d’autre plaisir que de voir mon semblable.

Quelle gloire pour l’Illustre Maison de Bourbon ! Monseigneur le Duc de Bourgogne est destiné pour la Couronne de France, tandis que Monseigneur le Duc d’Anjou regne dans l’Espagne. Un globe tournant sur ses deux Pôles marquoit cette pensée, avec ces mots qui en faisoient l’ame.

Fertur subnixus utrique.

Il roule également sur l’un & l’autre Pôle.

[Detail de ce qui s'est passé à la derniere Assemblée publique de l’Academie des Sciences] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 106-113.

Le 6. de ce mois, l’Academie des Sciences tint une Assemblée publique, qui fut honorée de la presence de S.A.R. Monsieur le Duc de Chartres. Elle fut ouverte par Mr de Fontenelle, Secrétaire de cette Compagnie, qui leut une Preface qu’il doit mettre à la teste de son Histoire de l’Academie des Sciences, depuis le Reglement de 1699 Cette Preface rouloit toute entiere sur l’utilité des Mathematiques & de la Phisique. Il fit voir que ces Sciences sont necessaires pour la conservation de la vie des hommes, & pour l’invention ou la perfection des Arts ; que souvent leurs speculations les plus subtiles, & en apparence les plus inutiles, s’appliquent à ces usages si solides, mais sans que le gros du monde, qui n’est pas instruit de ces sortes de choses, s’en apperçoive ; que ce qu’il y a dans ces Sciences de simplement curieux, éléve & enrichit extrémement l’esprit humain, sur tout par la haute idée que l’on prend de Dieu, en étudiant la Nature, & qu’enfin il n’y a que des Compagnies, & des Compagnies protegées par un grand Prince, qui puissent embrasser avec succés, & suivre aussi long-temps qu’il le faut avec le même esprit, tant de connoissances si differentes, si vastes, & presque inépuisables. Il parut que ce Discours persuada le Public, par la justesse des raisonnemens, & qu’il luy plut même assez par le stile. Aussi l’applaudissement fut-il general.

Ensuite Mr Littre, nouvellement avancé par le Roy à la place d’Academicien Associé, parla sur un Fœtus extraordinaire, qui avoit vécu huit mois dans le sein de sa mere, & y avoit remué plusieurs fois fort sensiblement, sans avoir nulle apparence de Cerveau, ny de Moëlle Epiniere. Cela prouve assez que ny le Cerveau ny la Moëlle de l’Epine qui n’en est qu’un allongement, ne sont aussi necessaires qu’on l’a cru jusqu’ici pour le mouvement le sentiment, & l’accroissement des parties du corps. Une observation si curieuse donne lieu a beaucoup de reflexions Phisiques.

Mr Sauveur, qui a entrepris d’examiner particulierement tout ce qui regarde le Son, & d’en faire une Science nouvelle, qu’il appelle Acoustique, comme on a fait l’Optique sur la lumiere, fit voir une experience nouvelle & assez surprenante, d’une corde qui estant ébranlée d’une certaine façon, & l’estant d’un bout à l’autre, ne l’est pas cependant dans tous ses points, & en conserve quelques-uns de distance en distance qui sont immobiles. Comme tous les Principes du Son & de la Musique dépendent des differens mouvemens des cordes, cette observation explique les effets de quelques Instrumens, que l’on ne concevoit point encore.

Mr Homberg termina la Séance par un Discours sur les fermentations, qui peut conduire à des reflexions tres utiles sur les fermentations du sang dans nostre corps, & sur la composition des Remedes. Pour mêler aux raisonnemens quelque Spectacle Philosophique, qui piquast la curiosité de l’Assemblée, il fit voir deux liqueurs froides dont le mélange produisoit subitement de la flame. Ensuite il mit le feu à de la Poudre à Canon, qui estoit dans un peu de liqueur, en versant seulement dessus quelques gouttes d’une autre liqueur.

Mr l’Abbé Bignon qui présidoit, répandit des fleurs sur toutes ces matieres naturellement seches & peu agreables, & donna des explications tres-claires & tres précises, sur tout ce qui pouvoit n’estre pas assez à la portée de la pluspart des Auditeurs.

[Suite du Journal de la route de Messeigneurs les Princes] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 114-272.

Je viens à l’article de la route de Messeigneurs les Princes, dont vous attendez la suite. Ils partirent de Nismes le 3 de Mars à neuf heures du matin, aprés avoir entendu la Messe aux Jesuites. S’ils eussent suivi la route ordinaire, ils auroient esté coucher à Arles, mais la petite verole estoit en plusieurs endroits de cette Ville, & l’Archevêque même en avoit esté attaqué, ce qui fut cause que Mr le Maréchal de Noailles ne jugea pas à propos de les y laisser passer. Les Habitans s’estoient fait un si grand plaisir de les y recevoir, qu’ils n’avoient rien oublié de tout ce qu’il falloit faire pour en donner d’éclatantes marques. Ils avoient fait dresser dans leur Ville quantité de fort grands Arcs de triomphe, & depuis la porte de la Ville jusqu’au lieu où Messeigneurs les Princes devoient loger, on devoit passer au milieu d’une double haye d’orangers, entre mêlée de Bourgeois sous les armes. On trouva plus de deux mille Habitans sur la route, qui se plaignirent de ce qu’on n’avoit pas passé dans leur Ville. On assure qu’ils avoient fait une dépense tres-considerable. Messeigneurs les Princes allerent coucher à Beaucaire, qui est une petite Ville assez jolie, & assez bien bâtie. Il y a de tres belles promenades, & la Cour y fut bien logée. Le vent fut si grand que Messeigneurs les Princes ne purent se promener le soir. Dés le même jour, on fit aller tous les gros équipages à Tarascon, le Pont de la Chaussée s’estant trouvé assez large.

Mr le Comte de Broglio, & Mr de Baville quitterent Messeigneurs les Princes à Beaucaire, où Mr de Baville avoit fait preparer une Barque fort ornée pour le passage du petit Rhône à Fourques, & une tres-grande quantité d’autres Barques qui furent inutiles pour le grand Rhône, parce que le Pont de Beaucaire se trouva en si bon estat par les reparations que Mr de Baville y avoit fait faire avec une diligence extraordinaire, que Messeigneurs les Princes aimérent mieux le passer à pied.

Je puis dire en finissant l’article du Languedoc, que toutes les Villes de cette Province-là ont signalé leur zele, & leur joye par toutes les marques qu’il leur a esté permis d’en faire voir, & qu’ils en auroient donné de plus considerables, si Monseigneur le Duc de Bourgogne n’eust point défendu les grandes dépenses.

Quant à Mr le Comte de Broglio, & à Mr de Baville, ils n’ont rien oublié de ce qu’ils pouvoient faire, pour le bon ordre, pour les chemins qui ont esté trouvez tres-beaux, pour l’abondance des vivres, & des fourages, pour la commodité des voitures, & pour les tables qu’ils ont tenuës sur toute la route depuis Toulouse jusqu’à Beaucaire, où ils prirent congé de Messeigneurs les Princes, qui trouverent leurs Carosses au bout du Pont, où est la petite Ville de Tarascon. Comme la Provence commence en cet endroit, Mr le Comte de Grignan, qui en est Lieutenant general, & qui y commande pour Sa Majesté, les y reçut à la teste de deux cens Gentilshommes, qui eurent tous l’honneur de les saluer. Ce Comte leur presenta les Procureurs du Pays de Provence, qui les complimenterent. Mr le Bret, premier President & Intendant de Provence, eut aussi l’honneur de saluer Messeigneurs les Princes. Les chemins de Tarascon à Aix avoient esté reparez en vingt-quatre heures, de maniere que les Princes y passérent sans incommodité, la précaution que l’on avoit euë de racommoder ceux d’Arles à Aix ayant esté inutile, puisque la Cour n’y alla pas.

Les Habitans de Tarascon s’estoient mis sous les armes, pour voir passer Messeigneurs les Princes, & leur firent voir leur Dragon qui devoroit tous ceux de la Ville qu’il pouvoit attraper du temps de Sainte Marthe, qui l’amena dans Tarascon avec sa ceinture, qu’elle luy avoit jettée au col. C’est pour cela qu’ils ont une devotion particuliere pour cette Sainte, qu’ils prétendent estre dans la cave de leur Eglise dans un tombeau de marbre blanc. Ils montrent la Chasse que Louis XI. donna à la même Eglise. Elle est d’or ducat, & ce Prince est à genoux devant cette Chasse. Pour faire remuer la figure du Dragon, il y a huit ou dix hommes dessous, qui la tournent comme ils veulent, & luy font jetter du feu & des flâmes par les narines. Ces flâmes éloignent un peu les Curieux. Messeigneurs les Princes s’arresterent pendant quelque temps pour considerer ce Dragon, & allerent dîner au Bois verd, & coucher à Salon. Avant que d’y arriver ils passerent dans une campagne, où les cailloux sont arrangez comme si on les y avoit mis à la main ; cependant les pâturages y sont les meilleurs du monde. Les moutons relevent ces cailloux avec leur nez, & trouvent dessous une herbe qui les fait extrémement profiter.

Messeigneurs les Princes logerent dans une maison qui appartient à Mr l’Archevêque d’Arles. Elle est fort logeable, & elle est magnifiquement meublée. Mr l’Abbé de Bissy y donna un grand soupé au nom de cet Archevêque. Le lendemain Messeigneurs les Princes entendirent la Messe dans la Chapelle du Chasteau. On croyoit qu’ils iroient voir le tombeau de Nostradamus, qui est aux Cordeliers, mais ils n’y allerent point. Le même jour, Mr l’Abbé de Bissy donna un tres grand déjeuner, qui fut servi sur trois tables en mesme temps. La plus grande partie des Seigneurs de la Cour mangea à ces tables. On partit sur les neuf heures du matin de Salon, & on alla coucher aux Quatre Rames. On marcha dans un Pays fort pierreux & fort rempli de montagnes ; mais tout couvert d’Oliviers. Comme les chemins estoient bien accommodez, les Equipages n’eurent aucune fatigue. On arriva de fort bonne heure à Aix par une tres-haute montagne, & l’on fit bien demi-lieuë en descendant entre deux plaines. On découvre la Ville, & on y entre par un Cours planté de quatre rangs de Meuriers. Il a environ vingt toises de large. Il y a des deux costez de belles maisons uniformes, toutes de pierre de taille avec des balcons. Ces balcons, aussi-bien que toutes les fenestres, estoient parez de grands tapis, & garnis de tout ce qu’il y avoit de jolies Femmes dans la Ville, parmy lesquelles il y en avoit un tres-grand nombre de qualité. Il y a dans ce Cours trois Bassins, & trois fontaines qui jettent de l’eau jour & nuit. Enfin, cette Ville, quoy que sans riviere, parut en arrivant une des plus belles du Royaume aux yeux de tous ceux qui la virent. Messeigneurs les Princes passerent pour se rendre à l’Archevêché, où ils devoient loger, par dessous cinq Arcs de triomphe, que la Ville leur avoit fait élever. Le premier estoit à l’entrée de la Ville ; le second au commencement du Cours ; le troisiéme à l’extrémité ; le quatriéme à l’entrée de la place & vis-à-vis le Palais, & le cinquiéme couvroit la porte de l’Archevêché, & en ornoit l’entrée. Ces Arcs donnent lieu de parler de differens traits d’histoire tres-curieux, & dont la lecture doit faire beaucoup de plaisir.

Le premier objet qui se presenta à la veuë de Messeigneurs les Princes, fut une forest d’Orangers, de Citronniers, de Grenadiers, de Palmiers, de Figuiers & d’Oliviers, chargez de fruits & de fleurs, qui s’embrassant les uns les autres, formoient le premier Arc, placé à l’avenuë du Fauxbourg des Cordeliers. Ces arbres estoient entourez d’un cordon de Jasmins, & d’une Vigne des plus beaux raisins de cette Province ; & comme ces arbres sont particuliers à ce Pays, que les Orangers & les Citronniers sont consacrez au Soleil, ils estoient tres propres pour la reception que l’on devoit faire aux Petits-fils de Louis le Grand. Le Palmier est le simbole de la Victoire, l’Olivier celuy de la Paix, & les couronnes qu’on fait des rameaux de ces arbres sont également propres aux Conquerans. On avoit placé au haut de cette Machine une troupe d’Amours, qui cueilloient des fruits & des fleurs, dont ils formoient des festons, des guirlandes & des couronnes pour jetter sur les pas des Princes. Sur les piedestaux de l’un & de l’autre costé de cet Arc, estoient placées les Statuës de la Ville & de la Province, habillées à la Romaine, parce que la Provence est la premiere Province des Gaules, qui a été soumise aux Romains. Elles presentoient l’une & l’autre des corbeilles remplies de fruits & de fleurs du Pays, que Louis le Grand leur a conservez dans les temps des dernieres Guerres. C’est ce qu’expliquoit cette Inscription,

LUDOVICO MAGNO,
Vicinarum Gentium Domitori.
Quod
In bellorum temporibus
Urbes ac regiones Provinciæ
Salvas & incolumes fecit :
Agrorum cultum
Otio & tranquillitate firmavit,
Segetes conservavit ac fructus.
Has segetes, hos fructus,
Regiis Nepotibus
offerunt
S.P.Q.A.

Sur le piedestal de la Statuë de la Province estoient écrits ces mots.

Plus fide quàm copiâ.

En effet, cette Province a toujours esté plus considerable par sa fidelité que par son abondance. C’est la derniere qui s’est détachée de l’Empire Romain, & elle a toujours este inviolablement attachée aux Princes qui l’ont possedée. Sur les deux autres faces du piedestal estoient les Emblemes qui conviennent ou à la Province, ou à l’histoire du temps.

Deux Genies, l’un de la Province, & l’autre de la Ville d’Aix, distinguez par leurs Blasons, tenant un Ecu parti de France & d’Espagne, avec ces mots, Ex fœdere virtus.

Un Lion s’appuyant sur un Ecu de France, avec ces mots, Hoc stemmate sortis.

Mais si cette Province s’est renduë si considerable par sa fidelité, si elle a esté la derniere qui a reconnu la domination des Princes Gots dans la décadence de l’Empire Romain, la Ville d’Aix a esté la derniere piece de l’Empire, & comme elle a presque toujours esté la Capitale de la Province, elle luy a toujours donné l’exemple d’une fidelité inébranlable. C’est dans cette Ville que les Sciences ont toujours fleuri. Ces mots sembloient sortir de la bouche de la Statuë qui la representoit, Plus corde quàm ore, pour faire connoistre que le cœur avoit beaucoup plus de part que la bouche aux presens qu’elle offroit aux Princes.

Sur les autres faces du piedestal estoient ces deux autres Emblemes. Un Soleil à son midy, ayant au dessous un globe, posé suivant le Sisteme de Copernic, avec ces mots, A lumbra el mundo sin morer se, & deux Tableaux de Messeigneurs les Princes, avec ces mots au dessous, Regibus hi Fratres, populisque Patres.

L’Histoire de Remond Berenger, dernier Comte de Provence de la Maison d’Arragon, avoit donné lieu au dessein du second Arc formé d’un grand Portail, ayant deux petites portes aux costez, orné de grandes Colonnes d’un ordre Corinthien. Au haut de cette Machine on voyoit sur un trophée d’armes, Caj. Sext. Cal. Proconsul Romain, qui fonda la Ville d’Aix l’an de Rome 633. & qui la consacra ensuite à Mercure. Au dessous de cette Statuë on lisoit ces mots.

Hosce agros olem Mercurio consecravit nunc Lodoïco Marti Gallico, & suis, Caj. Sext. Cal. hujusce Urbis conditor.

Au dessous de cette Statuë estoit representé Remond Berenger, suivi de Beatrix de Savoye son Epouse, & de leur Cour, qui venoient se réjoüir avec Louis le Grand, qui estoit peint dans le même Tableau, ayant le Roy d’Espagne à son costé, Monseigneur le Dauphin, Messeigneurs les Ducs de Bourgogne & de Berri, aussi accompagnez de leur Cour, au sujet de l’élevation de Monseigneur le Duc d’Anjou à la Couronne d’Espagne. Ces paroles sortoient de la bouche de ce Prince.

Ex me principe Hispano, Comites olim Provinciæ, Reges Galliæ, & te nunc Reges Hispaniæ.

Ce Prince estoit Fils d’Idelfons II. & de Garcende de Forcalquier. Il parvint à la Couronne à l’âge de cinq ans, & Pierre d’Arragon son Oncle, ayant appris la mort d’Idelfons, vint d’abord en Provence se fit déclarer Tuteur du jeune Berenger, & ce fut en cette qualité qu’il reçut tant à son nom qu’à celuy de son Neveu, le serment de fidelité de tous les Corps de la Province, & aprés avoir remis l’administration des affaires à la Comtesse Garcende, il retourna en Arragon, où il amena Berenger auprés du Roy Jaques son Cousin qui estoit de même âge. Il les fit élever l’un & l’autre à la Forteresse de Monson par le Grand-Maistre des Templiers, & par Remond de Pennafort, qui ayant pris l’Habit de Dominiquain quelque temps aprés, se rendit celebre par sa Sainteté & par sa Doctrine. Remond Berenger demeura six ans en Arragon, où ayant sçu par un Provençal les desordres que son absence causoit en Provence, il vint secrettement s’embarquer à Tarragone, & se rendit quelques jours aprés à Aix. Il assembla à son arrivée la Noblesse de la Province, & trouva que les desordres dont on luy avoit parlé estoient bien plus grands qu’il ne l’avoit cru ; que les Albigeois s’étoient presque rendus maistres de la Province, & que d’autre part à la faveur du Prince des Baux, qui pretendoit avoir quelques droits sur le Comté de Provence, quatre des Villes principales s’estoient érigées en Republiques, sçavoir Marseille, Arles, Avignon, & Nice, & qu’à la reserve de la Ville d’Aix, toutes les autres estoient chancelantes. Ce Prince ne perdit pas cœur, & ayant commencé par chasser les Albigeois de la Province, il vainquit peu de temps aprés le Prince des Baux, que les Habitans prirent dans le lieu de Gardanes, en une sortie qu’ils firent pour empêcher le dégast qui se faisoit, & qu’ils amenérent prisonnier à Aix. Berenger aprés tant d’avantages épousa Beatrix de Savoye, Fille de Thomas, Comte de Savoye, & ce fut par l’habileté de Romée de Villeneuve, Gentilhomme de cette Province, que les Italiens ont écrit estre un Pelerin, qui remit sous son obéissance toutes les Republiques. Il eut quatre Filles, qui furent mariées aux plus grands Princes de l’Europe ; la premiere nommée Marguerite, avec Louis IX. Roy de France ; la seconde appellée Helene ou Eleonor, avec Henry III. Roy d’Angleterre. Sance qui estoit la troisiéme avoit esté fiancée avec Remond le jeune, Comte de Toulouse ; mais comme ce Prince avoit donné dans la Secte des Albigeois, le Pape luy refusa la Dispense de ce mariage, & cette Princesse fut mariée avec Richard Comte de Cornuval, Frere de Henry, Roy d’Angleterre, qui prit aprés la mort de son Frere la qualité de Roy, & qui fut ensuite élu Empereur d’Allemagne. La quatriéme avoit esté aussi fiancée avec le jeune Remond de Toulouse ; & comme le Comte Berenger apprehenda que le Pape Innocent IV. ne fist les mêmes difficultez qu’il avoit faites pour le mariage de Sance, il alla trouver ce Pontife au lieu où il presidoit à un Concile, croyant réüssir par sa presence, mais quoique ce Prince pust faire, il ne put jamais obtenir la dispense qu’il luy demanda. Le Pape pour adoucir l’amertume de ce refus, luy fit present de la Rose d’or que le Peuple Romain luy presente toutes les années le quatriéme Dimanche du Caresme, dit Lætare, present qui se donne au plus grand Seigneur qui assiste à cette ceremonie. C’est par cette raison que ce Prince estoit peint tenant une rose à la main, & non à cause qu’on a cru qu’il a esté empoisonné par l’odeur d’une rose, comme l’écrit Nostradamus, le plus ancien des Historiens Provençaux.

Sur la petite porte de l’Arc au costé droit, estoit representé Remond Berenger chassant les Albigeois de Provence, armé comme on le voit à l’Eglise de Saint Jean d’Aix, auprés du Tombeau d’Idelphons, son Pere. À l’autre porte de l’Arc, ce mesme Prince estoit peint Vainqueur du Prince des Baux, & on lisoit cette Inscription au dessous de la grande porte de l’Arc.

Invictissimi Herois
Ludovici Magni, semper augusti,
Pietati, prudentiæ ac fortitudini,
qui
Dissipato fœderatæ Europæ
Concilio,
Subactis Hostibus,
Hæresi eversa,
Cultu Altaribus restituto,
Jani Templo tandem concluso,
Optatum Hispanis Regem
Philippum Andegavensem
Nepotem dedit.
D.O.M. vota DDD.
S.P.Q.A.

Les Statuës des quatre Reines, Filles de Berenger, étoient placées sur les piedestaux. À l’une des faces du piedestal qui portoit la Reine Marguerite, on lisoit ces mots, Jura mea Beatricis juribus addita, de Andegavis, ad Andegavos meis tandem Nepotibus obvenere. Elle pretendoit aprés la mort de Saint Louis, son Epoux, que Berenger son pere n’avoit pû à son préjudice faire Beatrix, sa Sœur, heritiere du Comté de Provence, & soutenoit que ces Etats estoient successifs, & qu’ainsi la Provence luy appartenoit par le droit d’aînesse ; & comme c’est d’elle que sont sortis tous les Rois de France jusques à ce jour, c’est d’elle aussi que viennent les premiers droits que nos Rois ont eus sur la Provence La vigueur pourtant de Charles d’Anjou, alors Roy de Naples & de Sicile, empêcha que cette Reine n’eust la satisfaction qu’elle esperoit, & la Provence resta à cette premiere Maison d’Anjou, jusqu’à ce que la Reine Jeanne l’eust fait passer à la seconde Race d’Anjou, par l’adoption qu’elle fit de Louis d’Anjou I. de ce nom, Comte de Provence, dont les Successeurs jusques à Charles du Maine, ont possedé cette Province, laquelle par le testament de ce Prince a esté réunie à la Couronne de France.

À l’autre face du piedestal estoient peints deux Amours, qui soutenoient une Couronne de France avec ces mots, Omnium justissima.

Beatrix estoit placée auprés de Marguerite, bien qu’elle ait esté la derniere des Filles de Rémond Berenger. On l’avoit fait, tant à cause qu’elle avoit épousé Charles d’Anjou, Frere de Saint Louis, que parce qu’elle estoit heritiere de Provence. On faisoit parler ainsi cette Princesse, en s’adressant au Roy, Andegavum ego Comitem, in Andegavum Regem.

En effet, Beatrix fit un Duc d’Anjou Comte de Provence, comme le Roy fait aujourd’huy le Duc d’Anjou Roy d’Espagne. Elle ne pouvoit supporter que ses Sœurs fussent Reines, & dans la pensée qu’elle avoit de la devenir, elle vendit tous ses Joyaux, pour aider à son Epoux à conquerir les Royaumes de Naples & de Sicile. Elle l’accompagna même dans ce Voyage, & sa generosité fit dans cette occasion tout ce qu’on pouvoit attendre d’une vigilante Princesse. Eleonor estoit placée à l’autre costé de la porte de l’Arc. Les Rois d’Angleterre possedoient alors la Guienne & une partie du Poitou. C’est pour cela qu’on lisoit ces mots : Meis quoque juribus fruuntur Borbonii Nepotes.

Sance estoit la derniere qu’on voyoit placée au costé de l’Arc. Richard, son Epoux, fut Elû Empereur d’Allemagne ; mais comme il joüit fort peu de cette élection, on avoit mis ces paroles à la bouche de cette Princesse. Imperium, de quo tantillum libavit Sponsus, sibi vindicabunt Nepotes.

Aux autres faces des piedestaux estoient ces Devises ou Emblemes. À celle de l’entrée, un Grenadier chargé de fruits avec ces mots, Corone fatte per noj.

Au costé d’Eleonor deux mains qui se serroient en signe de foy, dont l’une estoit armée & l’autre nuë, avec ces mots, Amor con amor se paga.

À celuy de Sance une troupe de coqs chantant au lever du Soleil, avec ces mots, Hilares præsentia reddit.

Ces autres Devises estoient sur les piedestaux de ce mesme Arc. Trois Diamans placez sur une table, celuy du milieu estant monté sur une bague, & les autres ne l’estant point, avec ce Vers,

Sunt splendore pares, similemque merentur honorem.

Une Aigle éprouvant trois Aiglons qu’elle dans son aire, aux rayons du Soleil, avec ces mots, Sostienen lo todos.

Un Oranger chargé de fruits, ayant trois rejettons de differente hauteur, chargez de fleurs, avec ces mots, Præcoces dabimus & nos.

Un Coq chantant auprés d’un Lion, Cantum quem horrebat, amabit.

Un pont avec ces mots, Opposita jungo.

Un Soleil, au dessus duquel estoit une tige de Lis poussant quatre Lis d’une differente grosseur, avec ce Vers,

Hos genuit Sceptris ornandis atque coronis.

Un Grenadier avec trois Grenades qui s’ouvroient à l’aspect du Soleil, & ce Vers,

Huic dedit Occiduus, donabit Eous & alter.

Un Soleil, qui donnant dans quatre miroirs, formoit quatre Soleils qui repoussoient les rayons qu’ils recevoient, avec ces mots, Simili virtute reflectunt.

Un Soleil formant quatre parelies dans les nuës, avec ces mots, In pluribus unus.

Un Soleil sur le Zodiaque s’arrestant sur le Signe du Lion, avec ces mots, Non clarior usquam.

Une Aigle qui avoit deux Aiglons dans son aire, la place de celuy du milieu restant vuide. Les Aigles font ordinairement trois petits, le formé, le second, & le tiercelet ; & ceux qui ont écrit de la nature de ces Oiseaux, assurent que le second s’échape toûjours le premier, ce qui convenoit fort bien aux mots de cette Devise, qui estoient :

Hesperias alter jam tendit ad oras.

Une Boussole qui remuë toûjours jusques à ce que l’Aimant l’ait portée sur la fleur de lis, marque ordinaire du Nord, avec ces mots :

Solo hoc in flore quiescam.

Un Fleuve se dégorgeant dans la mer par trois canaux, avec ces mots :

Toto se effundet in orbem.

Le troisiéme Arc representoit une Cour d’Amour en Séance. Tous les Historiens de Provence ont parlé de ce Parlement d’Amour, & aucun n’en a jamais découvert l’origine. Tout ce qu’on en sçait, c’est que les Troubadours ou Poëtes Provençaux s’exerçoient dans leurs Poësies en une certaine maniere d’ouvrage qu’ils appelloient Tensons ou Disputes. Ils introduisoient en forme de Dialogue deux ou trois Poëtes qui agitoient des questions d’amour, & aprés avoir déduit toutes les raisons qu’ils avoient les uns contre les autres, pour soutenir leur cause, ils convenoient de les faire juger par les grands Seigneurs, & par les Dames de la Cour de Provence qu’ils établissoient eux mêmes pour decider les questions amoureuses contenuës dans leurs Tensons. Comme les disputes estoient frequentes, & que les Seigneurs & les Dames jugeoient tres souvent de pareilles causes, ils voulurent remplir leur Jurisdiction & connoistre de tous les differens qui arrivoient entre les Chevaliers & les Demoiselles de la Province, & ne negligerent pas même celles qui se formoient entre les Bourgeois & le Peuple, en sorte que la reputation, & l’équité de leurs Jugemens faisoit que cette Cour estoit consultée de toutes les parties de l’Europe ; aussi estoit elle composée de tout ce qu’il y avoit de plus considerable dans la Cour des Princes de Provence, de l’un & de l’autre Sexe.

La Poësie que l’ignorance avoit bannie de l’Europe, depuis plus de quatre siecles, commença à se rétablir dans cette Province, sous le regne de Guillaume Premier, Comte de Provence, qui donna en mariage sa Fille Constance à Robert Roy de France, laquelle mena à Paris avec elle plusieurs Poëtes Provençaux en l’an 1007. Cette Poësie s’augmenta sous le regne des Princes suivans, & ne parut jamais avec plus d’éclat que sous le regne de Berenger dernier. En ce temps, la Cour de Parlement d’Amour residoit en la Ville d’Aix, & dans l’Automne elle alloit aux lieux de Signe & de Pierrefeu, prononcer les Jugemens qu’elle avoit ordonnez, à cause que les Dames de Pierrefeu & de Signe, Jeunes, Veuves de cette Cour estoient en une plus grande liberté dans leurs Terres, que les autres Dames qui assistoient avec elles à ces Jugemens. C’estoit même alors, qu’elles décidoient du criminel des faits d’amour qui arrivoient dans la Province, faisant punir fort severement les Amans & les Amantes qui estoient tombez malheureusement en des crimes qui blessoient le commerce d’Amour. Ce Parlement estoit si illustre que les plus grands Princes de l’Europe saisoient gloire de venir s’y faire recevoir, & on trouve dans les Annales de Provence que les Rois Alphonce d’Arragon, le Roy Richard d’Angleterre, le Comte Berenger, avoient souvent esté élus Princes de cette Cour, & cette Charge estoit annuelle.

Dans ce que representoit le troisiéme Arc, on voyoit la Cour d’Amour, composée de Presidens, de Presidentes, de Conseillers & de Conseilleres, d’un Conseiller Clerc, des Gens d’Amour, tenant le Parques, des Greffiers, des Secretaires & des Huissiers. Les Chevaliers estoient avec les Dames, parce que cette Cour estoit mi partie. Comme on avoit laissé les places du Prince & du premier President vuides, les Députez de cette Cour, sçavoir Boniface de Castelane, Prince de Castelane, Garcende Comtesse de Forcalquier, Guillen Dademar, de Monteil, Seigneur de Grignan, & de Die, les offroient à Monseigneur le Duc de Bourgogne & à Monseigneur le Duc de Berry. Les Statuës de ces quatre Députez estoient placées à la porte de l’Arc. Les deux Tableaux qui estoient à la droite & à la gauche du grand Tableau, marquoient deux exemples de la severité des Jugemens de cette Cour. Deux Amans qui avoient méprisé & mal parlé des loix d’Amour, & de l’honneur des Dames, y estoient fustigez par deux Vieilles, & une Coquette qui avoit pris de l’argent pour vendre les dons d’amour, y estoit bannie de cet Empire, le crime de simonie estant en horreur, suivant les loix d’amour aussi bien que de ceux qui se vantent mal à propos d’avoir reçu des faveurs des Dames. Le reste de l’Arc estoit rempli d’Emblemes & de Devises qui concilioient l’amour que les Princes ont pour les Sujets, & celui que les Sujets doivent avoir pour leurs Princes. Au haut de la Machine on voyoit en un cartouche, deux Vestales conservant le feu sacré, avec ces mots, Extinguetur numquam, pour faire entendre par ces deux Vestales la Province & la Ville d’Aix, & par ce feu sacré, l’amour incapable de s’éteindre que les Provençaux ont pour leurs Princes.

Dans le grand Tableau où la Cour de Parlement d’Amour estoit representée au dessus du Trône du Prince, estoit peint Cupidon ayant les yeux bandez & l’épée nuë à la main droite, & s’appuyant de la gauche sur un tas de livres. Il tenoit une balance à sa main & au dessus on lisoit ce Vers :

Sic tu cœca Themis, sic ego cæcus Amor.

Au dessus du Tableau où estoient fustigez les Amans indiscrets estoient ces paroles :

Amantes sic puniuntur amentes.

Au dessous du Tableau où la Dame Coquette estoit bannie de l’Empire d’Amour, on avoit écrit Avaritiæ pœna, & au dessous du grand Tableau estoit l’inscription suivante.

Ludovico Magno,
Ludovico Serenissimo Delphino,
inclitis
Ludovico Burgundiæ,
& Carolo Biturice, Ducibus,
Quæ simplici ævo elegans amorum
Curiæ decreta pronunciavit,
hæc offerentes
Æternum amoris pignus ac
perennius ære Monumentum
posuerunt.
S.P.Q.A.
Borboniis hæc corda patent, amor
hæc agit unus,
Sentiadum latices non alio igne
casent.

Plus bas sur l’imposte de cet Arc on lisoit ces mots : Te Principem, te Præsidem hujusce curiæ facimus.

Dans le quatriéme Arc estoit representé un Temple de Justice, où l’on avoit peint en Statuës couleur de marbre, tous nos Rois qui ont fondé les diverses Jurisdictions qui sont renfermées dans le Palais, auprés duquel on avoit placé cet Arc. Ces mots se lisoient au haut de cette Machine.

Æquitati atque Justitiæ.

Ludovici Magni Galliarum Imperatoris, pii, felicis, victoris, atque triumphantis, semper augusti, qui amplissimum ordinem honore, dignitate, auctoritate decoravit magistratibus atque judicibus publicæ privatorumque salutis tuitionem credidit, sanctissimisque legibus, quarum auctor, assertorque fuit adversus calumniantium iniquitates, Gallicum munivit imperium, ob cujus rei memoriam suumque erga Regios Nepotes amorem atque obsequium.

P P.

S.P.Q.A.

Au costé du grand Tableau de cet Arc, estoit representé le Concile de Latran, auquel presidoit l’an 1515. le Pape Leon X. & Louis de Fourbin, Doyen & Conseiller Garde des Sceaux du Parlement, Seigneur du Luc & de Soliers, Ambassadeur pour les Rois Louis XII. & François I. plaida devant ce Concile, pour la confirmation de l’annexe qui consiste à l’enregistrement des Brefs, Bulles, Dispenses, Jubilez, Indulgences, & autres semblables Rescrits qui viennent, ou de Rome, ou de la Legation d’Avignon en Provence. Les Papes prétendoient que le Parlement n’avoit aucun droit de faire annexer, & avoit même excommunié aprés plusieurs citations, tous les Magistrats de ce Corps, quand Louis de Fourbin entra dans le Concile où il parla avec tant de dignité & d’éloquence, qu’il fit approuver au Concile même ce droit d’annexe. C’est le seul Parlement de France qui joüit de ce privilege, ce qui avoit fait mettre ces mots au bas du tableau, Approbatur annexa in Concilio Lateranensi.

Au tableau de la gauche, estoit peint Henry IV. reconnu Roy de France par le Parlement, & par la Ville d’Aix, qui furent les premiers à donner l’exemple de se soumettre au Bisayeul de nos Princes, ce que ces mots expliquoient : Hujus imperium Aquenses omnium primi agnoscunt.

Le cinquiéme Arc representoit une Renommée, accompagnée de deux Genies.

Messeigneurs les Princes, aprés avoir esté reçus à la porte de la Ville par Mr le Comte de Grignan, & par le Maire & les Echevins, qui les complimenterent, & aprés avoir passé dans toutes les ruës qui conduisoient à l’Archevêché, à travers une double haye de Bourgeois sous les armes lestement vêtus, & en habits uniformes, descendirent à l’Archevêché qu’ils trouverent fort bien meublé. Ils y reçurent les presens de Ville, si tost qu’ils y furent arrivez. Le même soir il y eut de grandes illuminations, & l’on assure qu’il n’y en avoit point eu de plus belle dans toute la route, que celle qui estoit au frontispice du Palais. Outre un grand nombre de lanternes, de lampes, & de flambeaux qui par leurs entrelacemens formoient une agreable varieté, toutes les corniches estoient remplies de grands pots remplis d’huile & de goudron, qui jettoient une flame tres vive. Toutes les maisons du Cours estoient illuminées, & il y avoit quantité de pots à feu sur les toits. Les Arcs de triomphe estoient aussi illuminez, ce qui faisoit distinguer, comme en plein jour, toutes les parties qui composoient ces grands Corps. Sur les huit heures du soir, on tira un feu d’artifice qui avoit esté preparé au milieu du Cours. Il estoit aussi galant que singulier, & dura plus d’une demi-heure, donnant beaucoup de plaisir aux spectateurs. Il y eut Bal ce soir-là chez Mr le Comte de Grignan. Mr le Bret, Mr de Seguiran, fils de feu Mr de Seguiran, premier President de la Chambre des Comptes, & qui est Colonel du Regiment de Marine, se distinguerent par l’abondance & par la delicatesse des tables qu’ils tinrent. Elles furent ouvertes à tous ceux qui voulurent y aller manger pendant le sejour que Messeigneurs les Princes firent à Aix.

Le lendemain 6. de Mars, ils allérent à pied à l’Eglise Cathedrale où Mr de la Croix, Archidiacre, à la teste du Chapitre, eut l’honneur de les haranguer en l’absence de Mr l’Archevêque & de Mr le Prevost. Ils y entendirent la Messe qui fut chantée en Musique, & rentrérent à onze heures à l’Archevêché où ils donnérent audience aux Députez du Parlement, à la teste desquels estoit Mr le Bret, premier President, qui porta la parole, & dit à Monseigneur le Duc de Bourgogne, que la sagesse, & la prudence de Louis le Grand avoient plus contribué à sa gloire que sa force, & que ses victoires. Il ajoûta, que c’estoit à cause de cette prudence que les Espagnols avoient choisi Monseigneur le Duc d’Anjou pour leur Roy, qu’ils auroient arresté ce choix sur sa personne s’ils avoient osé, sçachant bien que ses esperances reculées, valoient mieux que toutes les couronnes du monde.

Messeigneurs les Princes donnerent ensuite audience aux Députez de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides, des Tresoriers de France, de l’Université, & des Officiers du Siege d’Aix. Tous ces Corps haranguérent ensuite Monseigneur le Duc de Berry dans son appartement.

L’apresdînée, Messeigneurs les Princes allérent entendre Vespres aux Peres de l’Oratoire. Ils monterent ensuite en Carosse, & allerent chez Madame la Marquise de la Rocque, Veuve du President de ce nom, dont la Maison est au milieu du Cours. Le Balcon de cette Maison estoit couvert d’un Dais de velours cramoisi, garni d’un galon & d’une frange d’or, avec un tapis de même. Un treillis de fil d’archal couleur d’or environnoit le Balcon, de crainte que les oranges dont on alloit donner un combat, n’incommodassent les Princes qui le devoient occuper.

Trois cens Frondeurs s’étoient rendus à trois heures aprés midi dans le Cours, où ils estoient attendus par la plus grande partie des Habitans. Ces trois cens Frondeurs faisoient deux partis opposez, de cent cinquante hommes chacun. Le premier se nommoit la Quadrille rouge, & le Second, la Quadrille bleuë. La premiere estoit commandée par Mr le Chevalier de S. Marc, & la Seconde par Mr le Chevalier de S. Louire. Les Combatans de ces deux Quadrilles avoient des chapeaux bordez d’argent, des chemises blanches, & des culotes garnies d’un petit galon d’argent. Chaque Combatant avoit à sa ceinture une espece de panetiere de raiseau, dans laquelle il y avoit cent Oranges. Ils avoient tous la Fronde à la main. Ces deux troupes ennemies se mirent en bataille devant Messeigneurs les Princes. Chaque troupe formoit six rangs de vingt-cinq hommes chacun, & chaque rang estoit éloigné l’un de l’autre de vingt pas. Le Commandant de la Quadrille rouge avoit une camisole rayée de rouge & de blanc, & celui de la bleuë une camisole rayée de bleu & de blanc. Ces deux Quadrilles estant en presence, on battit la charge à un signal qui fut donné par Mrs de Ville, & chaque parti commença à s’avancer. Il y avoit entre les deux Camps une danse guerriere des jeunes gens de la Ville, afin que les Combattans se pussent dérober leur marche. Cette danse finie, les premiers rangs de part & d’autre se jetterent à coups de fronde une gresle d’oranges. D’abord le premier rang des bleus fut enfoncé par les rouges, mais s’estant trouvé fortifié par le second, & par le troisiéme, il regagna non-seulement le terrain qu’il avoit perdu, mais il auroit culbuté les rouges, si tous ceux de ce parti n’eussent fondu sur eux à la fois. Les bleus resisterent pendant un grand quart-d’heure aux rouges ; mais ils furent enfin contraints de se retirer en se battant le mieux qu’il leur fut possible. Les rouges les poursuivirent trois cens pas hors de la vuë des Princes, devant qui ils vinrent jetter leurs chapeaux en l’air en criant vive le Roy. Pendant qu’ils s’applaudissoient de leur victoire, les bleus qui s’estoient ralliez revinrent à la charge sur les rouges, que ceux-cy aprés un demy quart d’heure de combat firent plier, & défirent une seconde fois. Ce Combat ne laissa pas d’estre un peu rude, & plus de cinquante de ces Frondeurs, tant rouges que bleus, eurent le nez & les dents cassées, & de grosses bosses à la teste Aussi jettent-ils leurs oranges avec tant d’adresse & de vitesse, qu’elles manquent rarement, & s’écrasent en un instant. Ce Combat se donne au son des flutes, & des tambours qui sont étroits & longs. Ensuite de ce combat les Danseurs qui estoient venus la veille au devant de Messeigneurs les Princes, tâchérent de les divertir. Mr le Chevalier de S. Marc, Chef du party victorieux, demanda une grace à Monseigneur le Duc de Bourgogne, qui luy fut accordée. Ce Prince donna cinquante loüis d’or à chaque parti, & à chaque Capitaine une épée d’or. Madame la Comtesse de Grignan avoit fait preparer une grande collation chez Madame la Marquise de la Roque pour Messeigneurs les Princes. Toutes les Dames de distinction de la Ville estoient chez cette Marquise. Les Princes allerent ensuite à l’Eglise de S. Jean qui est à Mrs de Malthe. Ils y furent haranguez par le Prieur, qui à la fin de son discours souhaita que Monseigneur le Duc de Berry fist un jour la conqueste de Jerusalem. Ils virent dans cette Eglise les tombeaux du Comte Rémond Berenger, & de Beatrix son Epouse, leurs devanciers. Ils virent aussi un Drapeau que Mrs les Chevaliers de Malte ont depuis peu gagné sur les Turcs. L’Illumination de cette soirée ne fut pas moins belle que celle du jour precedent. Madame la Comtesse de Grignan donna un Bal à toutes les Dames, & elles s’y trouverent magnifiquement parées. Mr le Comte de Grignan tint quatre tables de soixante couverts, comme il avoit fait dans la route. La Ville d’Aix s’est fort distinguée, soit par les dépenses qu’elle a faites en general, & en particulier, soit par la construction de ses Arcs de triomphe, de son feu d’artifice, & de ses illuminations, soit enfin par les habits uniformes que les differens Corps de Mestiers ont fait faire pour se mettre sous les armes. Je croy devoir finir cet article par ce qui suit, & que j’ay trouvé à la fin d’une des relations qui m’ont esté envoyées.

Le Cours est fort long & large. Quatre rangs de fort beaux arbres y forment trois belles allées. Quatre agreables fontaines, placées à distances égales, de differentes figures, & variées par des ornemens, sont dans celle du milieu. Les maisons des deux costez, sont élevées, grandes, ornées d’Architecture & de balcons. Les dedans mêmes en sont beaux. La Ville est une de celles qui imitent le mieux Paris, tant pour la grandeur de ses édifices, que pour la politesse de ses Habitans.

Le dessein d’aller à la sainte Baume, n’ayant point esté executé, quoy que les chemins eussent esté mis en estat pour cela, Messeigneurs les Princes partirent d’Aix le 7. de Mars à huit heures du matin pour aller à Marseille, aprés avoir entendu la Messe dans la Chapelle de l’Archevêché.

Je croyois devoir employer ici une relation imprimée dans la même Ville de Marseille, de ce qui s’y est passé à l’arrivée, & pendant le séjour que Messeigneurs les Princes y ont fait ; mais ceux qui ont pris soin de la faire, & de la donner au public, n’estant point entrez dans plusieurs détails assez curieux, qu’ils ont sans doute cru que je n’oublierois pas, & ayant negligé plusieurs petites circonstances qui toutes ensemble font un Corps qui rend une relation exacte, je me trouve obligé de m’en tenir à la maniere que j’ay toûjours suivie, pour faire les relations que je vous envoye, c’est-à-dire, d’en composer une qui regarde Marseille, sur toutes celles qui en sont venuës. Je me servirai même de beaucoup d’endroits de celle que Mrs de Marseille ont fait imprimer, parce que l’exactitude, & la verité s’y doivent trouver.

Mr le Marquis de Bouc avoit fait preparer à Bouc, qui est sur le grand chemin d’Aix à Marseille, une feste qui luy revenoit à plus de dix mille livres, & il en devoit regaler Messeigneurs les Princes. Cependant ils furent privez de ce plaisir, parce qu’il plut extraordinairement, mais ils reçurent de ce Marquis qui les attendoit avec tous ses habitans, un present de fruits, aussi bien que d’un Curé qui vint avec l’étole leur en faire un de même nature. Le mauvais temps n’empêcha pas neanmoins les Habitans des Villages de la route d’Aix à Marseille, de former des danses fort agreables au son des fifres & des tambourins, selon la coûtume du Pays.

Messeigneurs les Princes arriverent à une heure aprés midy sur une éminence, d’où l’on découvre la Ville de Marseille, ses Fortifications, ses Citadelles, plus de dix mille Bastides, ou maisons de Campagne, ainsi que toute la Rade & les Isles du Chasteau d’If. On peut dire que c’est le plus beau coup d’œil qui soit au monde. Ils n’en purent cependant profiter entiérement, à cause que le broüillard estoit fort épais. Ils dînérent en cet endroit dans leur Carosse, & aprés avoir marché pendant un grand quart de lieuë, ils montérent à cheval, accompagnez de Mr le Maréchal & de Mr le Bailly de Noailles, de Mr le Comte de Grignan, de Mr de Vauban, & de plusieurs personnes de consideration, pour aller voir la disposition des Batteries de Canon & de Mortiers que l’on avoit faite le long des Côtes, lors qu’on en craignoit le bombardement. Mr de Montmor, Intendant general des Galeres, qui estoit aussi venu au devant des Princes, pour avoir l’honneur de les saluër, avoir fait dresser plusieurs Tentes de damas cramoisi garnies de crespines & de houpes d’or. Il y en avoit une destinée pour Messeigneurs les Princes, & l’on y avoit placé deux dais magnifiques, avec une table, deux grands tapis de pied, & deux fauteüils. Il y avoit plusieurs Tentes pour servir au besoin, & l’on avoit disposé des signaux de poste en poste, à plus de six lieuës le long de la Côte, en sorte qu’en moins de demi-heure toutes les Batteries tirerent à la mer plus de six cens coups à boulet. Les Forts de la Marine commencerent. Ceux de Lestaque, Dainsens, du Saut de Marol, & d’Arene, firent ensuite leurs décharges. Les Batteries des Infirmeries de la Majore, & de la Teste de More suivirent, aussi bien que celle du Plan de S. Michel, où l’on avoit placé cinquante pieces de Canon. Les deux Citadelles, & le Chasteau d’If firent ensuite entendre les leurs. On laissoit environ une minute de temps d’un coup à l’autre, si bien que le bruit des Canons se fit entendre à plus d’une lieuë aprés l’arrivée de Messeigneurs les Princes. Ils connurent par là de quelle maniere la Flote ennemie auroit esté traitée si elle se fust engagée entre ces feux ; mais quoi qu’ils en jugeassent par eux-mêmes, ils en furent encore mieux éclaircis par les Plans que Mr de Vauban, & Mr de Montmor, en qualité d’Intendant des Fortifications, eurent l’honneur de leur presenter. Ils les regarderent avec plaisir, & donnerent des marques de leurs lumieres sur ce qui les regardoit.

Il y avoit dans la Baye plusieurs Vaisseaux armez en guerre qu’on avoit fait sortir exprés du Port de Marseille, pour augmenter le bruit des Canons, & donner un spectacle aux Princes auquel ils auroient pris beaucoup de plaisir ; mais le mauvais temps qui survint empêcha Mr le Bailly de Noailles de se presenter en bataille devant ces batteries avec les Galeres du Roy, comme on l’avoit projeté. Cependant on ne laissa pas de voir l’embarras de quelques Vaisseaux qui furent obligez d’abandonner leurs cables, pour se sauver dans des moüillages plus surs que celuy où ils estoient. On vit aussi à cette occasion sortir du Port quelques chaloupes qui porterent du secours à ces Vaisseaux.

Messeigneurs les Princes aprés avoir examiné toutes ces choses avec une attention spirituelle, regagnerent le grand chemin, & monterent en carosse pour se rendre à Marseille. Ils trouverent tout ce chemin bordé d’un nombre prodigieux de personnes de tout sexe, & de toutes qualitez qui s’y estoient renduës de tous les lieux circonvoisins, malgré la continuation du mauvais temps, qui ne les empêcha pas d’exposer à la pluye, ces habits galans que la pluspart avoient fait faire pour paroître devant eux, d’une maniére qui marquast qu’ils regardoient ce jour-là comme un jour de feste qu’ils se croyoient obligez de celebrer en se servant de tous les moyens les plus plus propres à faire paroître leur joye. Il y avoit sur le même chemin plusieurs personnes avec des tambourins, des fifres, des muzettes & des chalumeaux qui témoignoient par leurs sauts & par leurs danses, combien ils estoient sensibles au plaisir de voir Messeigneurs les Princes. Les enfans même de huit à dix ans ayant fait de leur propre mouvement peindre de petits Etendarts, & des Banderoles avec les armes de la Maison Royale, demanderent au Gouverneur la permission de s’assembler, & d’aller au devant d’eux, ce qui fut accordé à leur zele, & peut passer pour une marque visible de l’amour du Peuple envers le Roy, & toute la Maison Royale. Ils estoient cinq à six cens vêtus proprement, avec des chapeaux bordez, des plumets, & de petites écharpes de taffetas blanc ornées de franges d’or. Ils allerent environ à un quart de lieuë hors des portes de Marseille. Ce spectacle parut nouveau & touchant, & les acclamations sinceres & réïterées de cette jeunesse devoient plaire d’autant plus aux Princes qui en faisoient le sujet, que l’Ecriture apprend que les loüanges données par les enfans ont toûjours esté agréables à Dieu.

Messeigneurs les Princes estant arrivez sur les quatre heures aprés midy à la porte d’Aix, y trouverent Mrs Coustan, Jordan, Martin, & Sigaud, Maire & Echevins, & Mr Pichatty de Croissante, Assesseur. Ils estoient tous en robe de damas rouge, & precedez par plus de soixante Valets avec les livrées de la Ville. Ils avoient à leur teste Mr le Comte de Grignan, & Mr le Marquis de Forville, Gouverneur de Marseille, qui estoient accompagnez de toute la Noblesse. Ils eurent l’honneur de saluer Messeigneurs les Princes, ausquels ils furent presentez par Mr Desgranges, Maistre des Ceremonies. L’Assesseur les harangua. Son discours fut écouté avec beaucoup d’attention, & Monseigneur le Duc de Bourgogne luy donna des marques de sa satisfaction. À peine eut-il achevé de parler que toutes les cloches de la Ville sonnérent, & que l’air retentit de mille cris d’allegresse, mêlez avec le bruit des tambours, des violons, des trompettes, & des hautbois. Messeigneurs les Princes ayant continué leur marche au son melodieux & guerrier de tant d’instrumens, arrivérent à la porte d’Aix, & ils y trouverent un Arc de triomphe, ou plutost un Mont de Parnasse en forme d’Arc de triomphe. Il avoit cinquante pieds de haut & trente-sept de large. Apollon y paroissoit avec les neuf Muses, qu’on distinguoit par les attributs des Arts ausquels elles president. On entra ensuite dans le cours, où il y a quantité de maisons toutes de même symetrie, avec des portiques, & de grands colomnes ayant leurs bases & chapiteaux. Au milieu de ce Cours qui a deux rangs d’arbres, à l’endroit qui croise à quatre portes de la Ville, on avoit élevé par les soins des Echevins un grand Arc de triomphe de quatre-vingt-six pieds de hauteur sur un plan quarré à quatre faces de quarante-six pieds chacune. Il y avoit quatre portes à ces quatre faces de vingt-quatre pieds de haut qui avoient chacune un Corps de garde pour les Compagnies bourgeoises. Vingt-quatre figures colossales en forme de Geans peints en vert & rehaussez d’or, supportoient une grande corniche d’ordre Toscan. Sur cette Balustrade ornée de vases de fleurs. Sur le milieu de l’Arc estoit posé un grand portique octogone d’ordre Ionique, contenant vingt-quatre colomnes de lapis veiné d’or, avec leurs chapiteaux dorez, architraves, frises & corniches. Sur le milieu du portique estoit une Nimphe couronnée de laurier, qui representoit la Ville de Marseille. Elle estoit vêtuë d’une étofe bleuë semée de croisettes d’argent. Elle sembloit sortir d’une porte, & d’une maniere gracieuse, & empressée, elle tendoit les bras pour recevoir Messeigneurs les Princes, & pour leur offrir les respects & l’obéïssance de tous ses Habitans. Elle avoit à ses pieds à ses deux costez un Esclave humilié & une Nimphe tenant un Joug où estoit écrit Suave, ce qui faisoit allusion à l’Histoire d’un Heros qui fut Esclave de Marseille, & ne voulut jamais sortir de sa captivité qu’elle ne luy eust fait rejaillir de son lait sur le visage.

La Figure qui representoit la Ville de Marseille, paroissoit dans les quatre principales faces de l’octogone, qui formoient quatre portiques. Chacune de ces quatre figures en avoit deux autres à ses costez, & vers les genoux, assises ou situées de diverses manieres. Les unes portoient à la main un Navire, pour representer la navigation, avec un fouet pour en marquer la discipline. D’autres representoient les Arts qui ont fleuri à Marseille. D’autres offroient aux Princes du Corail, des Perles, & de l’Encens, & tout ce que l’Arabie & les Pays les plus reculez ont de plus précieux, & d’autres estoient environnées des attributs qui marquoient le zele & la fidelité de la Ville de Marseille. Toutes ces figures étoient accompagnées de plusieurs Devises, qui aidoient encore à trouver l’explication de tout ce qu’on avoit voulu representer. Il y avoit outre cela une Inscription tirée de Virgile, au dessus de chacune de ces figures. On lisoit à celle qui regardoit le Cours,

Quis novus hic nostris successit sedibus hospes.

À celle de main droite tournant à l’Arcenal, ce Vers.

Credo equidem, nec vana fides genus esse Deorum.

À celle de main gauche, du costé où estoit la maison des Princes, on lisoit cet autre Vers.

Clara Deum soboles magnum Jovis incrementum.

Enfin à celle qui regardoit la porte de Rome, il y avoit ces paroles,

Eia agite, ô juvenes, tectis succedite nostris.

Et au bas de chacune des quatre faces de ces portiques,

Hilaritati publicæ.

Sur le tout on avoit posé aux quatre principales faces, sur des attiques de marbre de differentes couleurs, quatre grandes Renommées, une à chaque face, assises sur un globe d’azur, tenant de la main gauche un Portrait du Roy en forme de Medaille, avec cette Inscription, Totus quem suspicit orbis. Ces Renommées avoient chacune une trompette dont elles sonnoient, pour annoncer la gloire, l’honneur, & le plaisir que Marseille recevoit de la venuë de ces grands Princes.

La Bourgeoisie, commandée par Mrs Corail, Mazerat, Raoul & Anselme, Capitaines, estoit sous les armes, & formoit une double haye depuis le premier Arc de triomphe dont j’ay parlé, jusques à l’entrée du Cours.

Tous ces Bourgeois avoient leur chapeaux bordez d’un galon d’or, & ornez de nœuds de rubans, ainsi que la garde de leurs épées. Chaque Compagnie avoit sa couleur qui la distinguoit. Les habits estoient uniformes, & tres-propres, & les armes belles. Les Capitaines avoient de riches habits, des plumets, & des écharpes magnifiques.

Les Prud’hommes, qui sont les Juges des Pescheurs, estoient à la suite de la Compagnie de leur quartier, précedez de plusieurs Valets avec les livrées de la Ville, & vestus de leurs habits de ceremonie, ayant la fraise, la toque, & un long Espadon sur l’épaule.

Les Compagnies des Marchands estoient magnifiques, chacun d’eux avoit un plumet blanc. L’or brilloit sur leurs justaucorps galonnez, sur leurs chapeaux bordez, & sur leurs nœuds de ruban, aussi-bien que sur leurs écharpes.

La Milice, composée de plus de six mille hommes de tous les Arts & Métiers, choisis & proprement vestus, tous avec des chapeaux bordez d’un galon d’or, estoit aussi distinguée par divers drapeaux, par des nœuds de rubans de differentes couleurs. Elles firent une double haye tout le long du Cours jusqu’au lieu destiné pour le logement de Messeigneurs les Princes.

On remarqua les Compagnies des Marchands Merciers, & celle des Taneurs ou Cuiretiers. Elles estoient d’une magnificence, à laquelle rien ne manquoit. La Compagnie de ceux qui ont accoutumé de porter des fardeaux, & qu’on nomme icy les Forts, plut extrémement. Elle n’estoit composée que de gens grands & robustes, qui marchoient en bon ordre, & avoient une contenance admirable. Toutes les ruës par où les Princes passerent, estoient richement tapissées, & remplies d’une infinité de peuple, dont il y avoit jusque sur les toits ; toutes les fenestres estoient remplies du plus beau monde de la Ville & des environs.

Messeigneurs les Princes furent conduits au logement qui leur avoit esté préparé chez Mr le Marquis de Mirabeau, Colonel d’un Regiment d’Infanterie. Le Roy avoit logé en 1660. chez Mr le Marquis de Mirabeau, son Grand-pere. L’attachement pour la Maison Royale, & le zele qu’ont tous ceux de ce nom pour son service, est connu depuis longtemps. Il y avoit un Corps de garde à la porte de ce logis, composé de deux Compagnies des Troupes de la Citadelle avec leurs Drapeaux & leurs Officiers à la teste. À peine Messeigneurs les Princes y fuirent-ils entrez, qu’on fit trois salves de tout le Canon de la Ville, & de celuy des Citadelles. On tira aussi quantité de Boëtes. Madame la Comtesse de Grignan, & un grand nombre de Dames de la Ville & de la Province eurent l’honneur de les saluër. Aprés qu’ils eurent reçu les presens ordinaires, & qu’ils se furent un peu reposez, ils allerent à l’Opera. Quoy que la Salle où il se represente soit déja peinte & dorée. La Ville avoit dépensé mille écus pour en augmenter les ornemens, & la dorure. Les Echevins avoient fait preparer une grande loge garnie de velours rouge cramoisi avec de grosses crespines d’or, & deux fauteüils de même, & avoient fait faire à leurs dépens de riches habits aux Acteurs. On representa Isis. On fut fort content des voix, des décorations, de la simphonie, & des machines. Les femmes emporterent le prix de la danse. Deux se firent admirer, & l’on trouva tous les hommes bons Acteurs. Trois l’emporterent pour la voix, & quatre Actrices, dont il y en eut une qui charma. On fut fort satisfait des décorations, & Monseigneur le Duc de Bourgogne demanda une seconde representation de cette Opera.

Messeigneurs les Princes furent haranguez le lendemain par les Officiers du Senechal & de l’Amirauté. Mrs de Bausset & d’Audiffret, Lieutenans Generaux porterent la parole, & se firent écouter avec plaisir. Ces Princes se rendirent ensuite à l’Eglise Maïor ou Cathedrale. Mr le Prevost les receut en l’absence de Mr l’Evêque, & les harangua. Ils entendirent la Messe, & le Te Deum, qui fut chanté en Musique. Ils monterent ensuite sur le rempart du costé de la mer, & allerent visiter la Citadelle de S. Jean qui est au bout du Port. Pendant qu’ils estoient sur cette hauteur, on leur fit un salve de la mousqueterie, & du canon de toutes les Galeres ; elle fut continuée trois fois. Ils furent receus au Fort S. Jean par Mr Lambert, Lieutenant de Roy. Ils en visiterent les Fortifications, & allerent ensuite à pied tout le long du Port, où sont rangées les Galeres. Chacune avoit au bout de sa planche ses Officiers, & ses Soldats qui formoient une double haye. Ils furent presentez & nommez à Messeigneurs les Princes par Mr le Bailly de Noailles, & eurent l’honneur de les salüer de la Pique chacun à leur tour ; ce que la Chiourme des Galeres fit de la voix jusques à trois fois, toutes ces Galeres ayant baissé la tande. Il y en avoit quarante qu’on venoit de dorer, & de peindre de nouveau : elles estoient rangées en cercle, & ornées de tous leurs étendarts, flames, bandieres, & pavesades ; Elles firent trois décharges de mousqueterie, & de canon, & le coursier qui est du calibre de trente-six livres de bale, qu’on n’avoit jamais tiré dans le Port, & qu’on n’employe que pour le Roy, fut tiré en cette occasion. Ces Galeres qui occupoient tout le grand & petit Quay tirerent six à sept cens coups de canon. On fit faire la manœuvre aux Forçats, pour faire voir aux Princes, avec qu’elle prompte exactitude ils obéïssent à un coup de siflet. Ils donnerent seulement trois coups de rames. Il y avoit de l’autre costé du Port, du costé de la Rive neuve, plus de deux cens Vaisseaux Marchands rangez sur deux lignes, & un grand nombre d’autres Bâtimens de toutes les Nations qui avoient arboré tous leurs pavillons, bandieres, & autres ornemens ; & comme ils estoient de diverses Nations, leurs flames & leurs pavillons differens produisoient une varieté qui avoit son agrément. Toutes les barques de ces Bâtimens estoient derriere.

Messeigneurs les Princes allerent ensuite à l’Hôtel de Ville. La Bourgeoisie estoit sous les armes dans la place de cet Hôtel. Mr le Marquis de Fourville, & les Echevins eurent l’honneur de les recevoir à la porte de la grand’salle. Tous les Marchands & Negotians s’y estoient rendus en habit noir, à cause que les Princes estoient en deüil. Cette Sale où l’on avoit placé une belle simphonie est le lieu où se fait tout le commerce de Marseille. Elle estoit ornée d’une tres-riche tapisserie. Il y avoit deux fauteüils dorez, & garnis de velours bleu, bordez d’un grand galon, & enrichis d’une frange d’or, & à chaque fond on voyoit un grand tableau ; Celuy de la droite representoit l’entrée de Louis XIII. à Marseille en 1622. & dans celuy de la gauche paroissoit toute la Maison Royale. Le Roy estoit assis dans un fauteüil, & Monseigneur le Dauphin estoit devant luy debout. Mr le Duc de Vendosme, & Mr le Comte de Grignan estoient derriere le Roy. Madame la Dauphine estoit assise, Monseigneur le Duc de Bourgogne & Monseigneur le Duc de Berry estoient debout. Monseigneur le Duc d’Anjou estant encore fort petit, estoit sur un tabouret ; ce qui fait dire aujourd’huy que ce tableau estoit une espece de prophetie, puisque les deux Rois s’y trouvent assis, le Roy & le Roy d’Espagne.

En sortant de cette Salle qu’on nomme communement la Loge à Marseille, les Princes entrerent dans la Réale, où Mr le Bailly de Noailles, Mr de Monmort, & les Officiers Generaux eurent l’honneur de les recevoir. Elle estoit nouvellement peinte de ce beau rouge de cinabre, que plusieurs estiment plus que la dorure. Les étendarts, tendelets, flames, bandieres, pavesades, & autres ornemens de cette galere aussi bien que la Patrone, estoient d’un damas cramoisi tissu de fleurs de lis, & enrichy de grandes crépines, & houpes d’or. Les emmeublemens des poupes dans lesquelles, il y avoit de tres-beaux tapis de pied, estoient de la même magnificence. La planche qu’on avoit relevée pour pouvoir y marcher plus commodement estoit bordée d’une balustrade peinte en noir avec des filets d’or. On y avoit joint un ponton de la même hauteur, où deux autres balustrades du même ordre faisoient des separations égales à la planche. Les Princes s’arresterent plus d’une heure dans ce Bâtiment, pour en considerer toutes les parties, & pour avoir le plaisir de voir faire l’exercice à la Chiourme. Ils considererent ensuite les trois petits Bâtimens qu’on leur avoit destinez. Le premier estoit une espece de brigantin qu’on apelle Escampevie, dont la sculpture & les rames estoient dorées. Le tendelet en forme d’imperiale estoit d’un velours cramoisi doublé d’un satin de même couleur à deux pantes, bordées de grands galons à franges d’or en portiques, avec de grosses houpes de même. Les rideaux étoient aussi de velours, également bordez & frangez d’or. Les Matelots de ce Bâtiment estoient tous vestus à la Turque ayant un doliman ou veste, & un justaucorps de drap galonné d’or sur les tailles avec de grands passemens d’or sur les manches, & sur tout l’habit des boutonnieres en forme d’agrafes. Ils avoient tous des écharpes avec de la frange d’or, & ils estoient habillez de differentes couleurs. Il y en avoit de rouges, de verts, de bleus, & de violets. Ils portoient un bonnet en forme de Turban avec un plumet en aigrette, & une houpe d’or. Les deux autres Bâtimens placez du costé de la Réale estoient deux Chaloupes presque aussi magnifiques ; elles estoient peintes & dorées. Leurs tendelets, & rideaux estoient de damas rouge avec des passemens, houpes & franges d’or, ainsi qu’à l’Escampevie. Leurs Matelots estoient habillez de differentes couleurs : mais un peu moins richement que les autres. Ils avoient de petits galons d’or sur les coutures, & portoient un bonnet, les uns à la Grecque, & fort droits, & les autres courbez à l’Esclavonne, & tous avoient des babouches au lieu de souliers.

Messeigneurs les Princes ayant marché tout le long du port, se mirent en chaise vers les Augustins, pour aller dîner chez eux. Ils furent suivis d’un nombre infini de peuple, qui en criant vive le Roy leur donnoit mille benedictions. Ils trouverent leur table environnée de beaucoup de Dames, & d’un nombre infiny de gens de toutes conditions, qui les attendoient pour avoir le plaisir de les considerer pendant leur dîner, à l’issuë duquel ils receurent les complimens des Prudhommes ; ils écouterent avec grande attention leur langage provençal qui leur fit plaisir. Ils monterent ensuite à cheval, & allerent à Nostre-Dame de la Garde qui est dans un lieu tres élevé, d’où l’on voit Marseille, tous les Bastions, tous les Forts & Citadelles, & toute l’étenduë de la mer jusqu’où peut aller la vûë.

Ils allerent de là visiter les Atteliers de l’ancien Arcenal, & commencerent par la Maison du Roy appellée l’Intendance, où loge Mr de Monmort, & où il les attendoit pour en faire les honneurs, & pour les accompagner par tout. Toutes les avenuës estoient bordées d’une double haye de soldats des galeres, ayant leurs Officiers à leur teste. Il y avoit à l’entrée plus de cent Tambours, Trompettes, Violons, Fifres, & autres Joüeurs d’instrumens. On tira plus de mille boettes, & la diversité de tant de bruits, & de tant de sons differens produisoit une harmonie, dont il seroit malaisé de parler juste, & qui est plus facile à imaginer qu’à expliquer. Madame de Montmor, & un grand nombre de Dames de distinction, eurent l’honneur de recevoir Messeigneurs les Princes à la porte d’entrée de cette Maison du Roy, & de les conduire sur cette grande terrasse, où l’on avoit posé sur de grandes tables plusieurs beaux ouvrages de marbre, de cire, & autres curiositez, avec un grand plan en relief des deux Arcenaux de S.M. ce qui donna une haute & suprenante idée de tout ce qu’on devoit voir, avant que de sortir de ce lieu.

De là ils se rendirent à la Salle d’armes des galeres, qui est sans contredit la plus belle de l’Europe, ce lieu estant composé de quatre grandes galeries percées des deux costez & dans les extremitez, & rempli de tres-belles armes fort proprement entretenuës, & tres-curieuses. Messeigneurs les Princes & toute leur Cour y trouverent tant de bon goust, de propreté, de magnificence, & un si bon ordre, qu’on n’en sçauroit donner une idée proportionnée à l’éclat dont tout y brilloit, & à l’arrangement qu’on y a gardé en toutes choses.

Ce qu’on y considera le plus attentivement, ce fut un grand Soleil, qui estoit au milieu du platfond de la Salle. Il avoit plus de trente pieds de diametre. Dans son centre estoit le Portrait du Roy. Les rayons qui composoient ce Soleil estoient formez par des pertuisanes dorées, des lames d’épée, des sabres, & des bayonnettes arrangées avec tant d’art & de propreté, qu’il seroit difficile de rien voir de plus superbe, ny de mieux imaginé.

On voyoit aussi en divers endroits de cette Salle plusieurs Soleils moins grands que celuy-cy, dont les faces representoient Monseigneur, le Roy d’Espagne, & les deux jeunes Princes, qui estoient environnez de toutes sortes d’armes luisantes.

Il y avoit encore une piramide de lames de bayonnettes, dont l’éclat paroissoit former plusieurs napes d’eau rangées par quinze étages, & qui s’étressissant en pointe faisoient un effet tres-singulier.

Toutes les corniches & plafonds de ces quatre grandes Salles estoient garnis de trophées de toutes sortes d’armes, & il y avoit un grand nombre de portiques ornez de la même maniere ; mais de desseins tous differens.

Plusieurs armures d’acier poli, & d’autres dorées à fonds, qui estoient sur leurs piedestaux, à l’entrée & dans toutes les faces de ces Sales, les unes tenant des sabres à la main, & les autres des mousquets sur l’épaule, en faisoient un des principaux ornemens.

On avoit placé à l’un des bouts de cette Salle plusieurs piedestaux sur lesquels il y avoit des hommes couverts d’armures de carton ; peintes couleur de fer, si bien imitées, qu’il ne paroissoit aucune difference entre ces armes, & de veritables armures Ainsi, jusqu’à l’approche des Princes on ne douta point que ce ne fussent effectivement des armes. Ces figures qui paroissoient d’acier poli, tant le Peintre en avoit bien imité le luisant, tenoient à la main, les unes des spontons, les autres des sabres, & d’autres des mousquetons. Lors que les Princes approcherent, ils furent extrémement surpris de voir remuer la teste à seize de ces figures, qui aprés avoir fait quelques mouvemens grotesques, quitterent leurs piedestaux en sautant en bas, & danserent des rigaudons à la Matelote, ayant chacun un instrument different, au bruit desquels répondirent des Trompettes, des Timbales, des Violons, des Hautsbois, & des Flutes douces, qu’on avoit cachez derriere les armes, ce qui surprit agreablement. Les Trompettes & les Timbales répondoient par intervales aux Violons, aux Flutes douces & aux Hautsbois.

On vit aussi sur un piedestal un grand Trophée d’armes composé de drapeaux, de piques, de halebardes, de javelots, de spontons, de sabres, de haches d’armes, de pertuisanes, d’ancres, de Canons, de tambours, de trompettes, & generalement de tous les instrumens dont on se sert en guerre. Ils estoient tous peints & dorez, & arrangez si artistement que le tout ensemble presentoit à la vuë un objet digne de l’arrester, & qui avoit quelque chose de grand & de surprenant. Aussi chacun avoüa qu’on n’avoit jamais rien vu de semblable de cette nature, mais ce qui attiroit encore plus les regards & l’admiration, estoit une magnifique armure élevée au-dessus de ce trophée. Elle estoit de fer poli couleur d’eau, & toute hachée & damasquinée d’or de raport, garnie par tout d’un velours rouge, bordé d’un galon, & ayant des frangeons d’or. Cette figure estoit celle du Roy, dont Mr le Comte du Luc quelque temps auparavant avoit fait present à Mr de Montmor. Elle venoit d’un François de Vintimille, descendu des Comtes de Marseille, & du Luc son Trisayeul. On peut dire que cet ouvrage est un des plus beaux, des plus singuliers, & des plus parfaits qu’il soit possible de voir en ce genre. Le Casque a quelque chose de tres-particulier.

Au pied de cette figure estoit placé de chaque costé, un autre piedestal, sur lequel on voyoit deux Esclaves Maures avec des colliers d’argent & des chaînes aux pieds. Ils estoient prosternez avec des attitudes differentes, & par leur immobilité tromperent les yeux de tout le monde, personne n’ayant douté que ces figures ne fussent de veritable bronze. Il y avoit encore à chaque costé deux autres hommes armez de fer, ayant chacun un mousqueton sur l’épaule. À mesure que les Princes avancerent vers cet endroit, on entendit une simphonie tres-agreable, & de tres-belles voix, qui chantoient un Prologue d’Opera à la gloire du Roy. Elles chanterent aussi d’autres Vers en l’honneur de Messeigneurs les Princes. Leur surprise fut d’autant plus grande, qu’on avoit si bien caché les Musiciens & leurs Instrumens, quoy que tout cela demandast beaucoup de place, que rien n’avoit donné lieu de soupçonner qu’il y eust dans ce même lieu des gens cachez pour donner un second divertissement.

Messeigneurs les Princes, aprés avoir témoigné combien ils estoient satisfaits des divertissemens qu’on leur avoit donnez, ainsi que de la propreté de toutes les armes, & de la maniere agréable & toute singuliere dont elles estoient arrangées, & qui d’un coup d’œil en faisoit voir de quoy armer vingt mille hommes, entrerent dans les Atteliers des Armuriers, où il y avoir plus de quatre-vingts Ouvriers en mouvement. Ils y considererent un grand nombre de beaux ouvrages, qui furent fort estimez, & entre autres, deux fusils d’un travail si particulier, que Mr de Montmor crut pouvoir prendre la liberté de les leur presenter.

En descendant de la Salle d’armes, ils visiterent les Atteliers des Peintres, Sculpteurs, & Barillets ; les Bassins de construction de l’ancien Arcenal dans lequel il y avoit deux Galeres commencées ; le Magasin general de la Boulangerie, l’Attelier des Remolats. Ils virent redresser des Avirons, les Magasins des Voiles, les Registres, & divers Magasins particuliers, & autres endroits, qui estoient tous, par les soins de Mr de Montmor, d’un arrangement & d’une propreté singuliere, & remplis d’Ouvriers fort proprement ajustez. Il y avoit à chaque porte de l’Arcenal, trois Compagnies de Soldats des Galeres, avec leurs Officiers à la teste.

Monseigneur le Duc de Bourgogne, qui considere tout ce qu’il voit avec une attention qui fait plaisir, & qui marque sa penetration ; ce Prince, dis-je, qui aime les Sciences & les Arts, dit tout rempli de ce qu’il venoit de voir, que le Roy n’ayant point vû cet Arcenal, ne pouvoit connoistre ses forces, & que sa grandeur & sa magnificence éclatoient infiniment plus à Marseille, qu’en aucune autre Ville du Royaume.

Messeigneurs les Princes, qui avoient témoigné vouloir se promener sur la Mer, trouverent à la sortie de cet Arcenal, les Bâtimens dont je vous ay déja fait la description, & que Mr de Montmor avoit fait construire exprés pour cette promenade.

Jamais le Port n’avoit esté en si bel ordre qu’on le vit alors, par les soins de Mr le Bailly de Noailles & de Mr l’Intendant. On avoit placé quarante Galeres, distantes l’une de l’autre, le long du Quay, dont on avoit osté les Barraques, ou Boutiques des Forçats, & de l’autre costé on l’avoit bordé de Vaisseaux, qui cachoient par leur grand corps, un tres-grand amas de Barques, Tartanes, & Bateaux. Tout estoit orné de Banderolles, Pavesades, Pavillons, & Bannieres de differentes couleurs.

Messeigneurs les Princes s’embarquerent dans la grande Felouque qu’on nomme à Marseille Escampevie, qui veut dire Mange chemin. Il y a de l’apparence qu’on a donné ce nom à ce Bâtiment à cause qu’en allant fort vîte, il abrege le chemin. Ils ne furent pas si-tost entrez, que toutes les Galeres firent par salves trois décharges de canon & de mousqueterie, avec tant de suite & d’ordre, que rien de cette nature n’a jamais esté mieux executé. Ce superbe Bastiment fit un tour dans le Port, suivi de tous les Caïcs & Canots des Galeres, avec leurs Bandieres, & de plusieurs autres Felouques, dont quatre estoient dorées à fond, & approchoient fort de la magnificence de celle où estoient les Princes. Le grand vent empêcha ces Bastimens de faire plusieurs tours dans le Port. À leur passage en allant & en revenant, toutes les Galeres baissérent la Tende. La Chiourme salua trois fois de la voix, & les Equipages de tous les Vaisseaux & Bastimens Marchands, ne cessérent point de crier, Vivelene Roy.

Le 9. Messeigneurs les Princes allerent à la Messe aux Capucins, & revinrent ensuite pour la seconde fois dans la Maison du Roy. Ils passerent dans le nouvel Arsenal par le Jardin, dont les palissades & berceaux qui sont garnis d’orangers, citronniers, & jasmins, estoient garnis en confusion, & couverts de fleurs d’oranges, & de citrons, & les gazons, bords des fontaines, & jets d’eau, tous dessinez par des jonquilles, anemones, violettes, renoncules, & une infinité d’autres fleurs tres-rares, qui faisoient un tres-galant & tres-agreable effet. Toutes les portes de la Maison du Roy & du nouvel Arsenal estoient bordées de Soldats des Galeres, avec leurs Officiers à la teste. Les Princes furent reçus par Mr de Montmor au bruit du Canon, des Boettes, des Trompettes, des Timbales, & des Hautbois, & aprés avoir visité les Ecoles Royales d’Hydrographie & de construction, où les Princes donnérent beaucoup d’attention, en examinant jusqu’aux moindres gabaris, & tous les petits Bastimens qui servent à faire les demonstrations de cette Ecole, ils passérent dans la Corderie où l’on fait tous les cordages qui servent à la Marine, ausquels on travailla devant eux.

Ils entrerent ensuite dans le nouveau Bagne que le Roy a établi depuis le premier jour de l’année pour y entretenir deux mille Forçats invalides. Ils y virent de plus quatre cens mestiers où ces gens-là fabriquent les draps, cordillats, herbages, cotonines, & autres étofes & toiles qui sont necessaires pour les Galeres, & des Forçats à genoux leur presenterent une piece de chaque sorte qu’ils examinerent quelque temps.

Ils monterent de là au premier étage, où il y a deux grandes Sales destinées pour faire coucher ces deux mille Invalides sur des Taulas couverts de nate. Ces Taulas estoient d’une grande propreté.

Messeigneurs les Princes estant descendus le long du Canal, qui a plus de cent soixante toises de long, & dont le terrain vient d’estre applany pour la premiere fois, ils y virent tous les Caïcs & Canots des Galeres, & les Felouques dorées avec tous leurs ornemens. Il y avoit tout le long du grand corps de logis, & dans toute cette étenduë, un grand nombre de trophées, composez de tous les fers ou Ancres des Galeres, dans les intervales desquels estoient des Mortiers, & des tas de Bombes & de boulets en piramides, avec une infinité d’autres attirails de guerre rangez si proprement, que ce coup d’œil arresta pour quelque temps dans ce lieu les regards des Princes. On voyoit encore tout le long de ce Canal un nombre infini de peuple, qui suivoit avec mille acclamations ; & quinze ou seize cens Pierriers qu’on avoit rangez en batterie, qui tirerent dans l’eau à mesure que les Princes s’avancerent.

Ils allerent voir le Magasin de retour. C’est un lieu tres-vaste, où l’on remet ce qui est hors de service pour les Galeres. Tout y estoit si bien arrangé, qu’ils furent surpris de voir l’attention qu’on avoit de conserver les choses qui ne sont pas d’une grande utilité.

On monta à la Salle des Voiles, où il y avoit plus de cent Femmes ou Filles qui travailloient aux ornemens des Galeres, & qui s’estoient parées ce jour-là, pour marquer la part qu’elles prenoient à la joye publique, & pour paroistre devant deux des premiers Princes du monde.

On entra ensuite dans l’Attelier des Menuisiers, où le mouvement de tous les instrumens qui servent à ce Métier, ne laissent ny les oreilles, ny les yeux en repos.

Aprés avoir fait le tour du Canal, on fit voir aux Princes plusieurs Chevalets, la maniere dont on met à l’eau des Caïcs, & des Felouques, le mouvement du travail d’un grand nombre de Calfats qui estoient dans l’Attelier, & comment on entraînoit les grosses pieces de bois pour les constructions. Il y avoit à cet effet deux cens Turcs des mieux faits des Galeres, qui par les cris qu’ils ont accoutumé de faire en travaillant, donnerent beaucoup de plaisir aux Princes.

Ils se rendirent de là à l’Attelier des Forges ; & l’on fit tirer en leur presence cent gros Pierriers.

Estant passez dans l’Attelier de la Serrurerie, ils admirerent plusieurs beaux Ouvrages, qui sont autant de Chef-d’œuvres. Tous les Ouvriers y estoient avec des tabliers fort propres, la manche retroussée au dessus du coude, & les cheveux attachez avec des rubans. Les cris de Vive le Roy joints au bruit des enclumes, avoient quelque chose de nouveau, de surprenant & de grand.

Les Magasins de desarmement furent sur tout admirez, estant d’une propreté & d’un arrangement extraordinaire. Chaque nature d’agrés, d’ustenciles, y est distinguée espece par espece.

Comme les Bassins où l’on construit les Galeres sont tout proche de ce lieu, on s’y rendit au sortir des Magasins de débarquement. On trouva sur le chantier une Galere, qui avoit seulement tous ses membres posez sur la quille.

Ensuite on descendit dans l’un des Bassins, pour y voir la coupe d’une Galere, que Mr de Montmor avoit fait faire exprés, depuis un bout de la quille jusqu’à l’autre, pour faire connoistre aux Princes la disposition & le ménagement du fond de cale des Galeres, les noms de toutes les chambres & separations, & la maniere dont les Agrés, vivres & munitions y sont arrangez, lors qu’ils vont en campagne. Le soin que l’on avoit pris d’y mettre tout ce qu’il faut pour son armement, jusqu’à des gens qui faisoient les malades, & qui aprés qu’on les eut considerez pendant un temps tres-court, se leverent, & formerent avec tous les Matelots qui estoient sur cette Galere, une danse à la Provençale, qui ne contribua pas peu à divertir les Princes, & à les tirer de l’attention avec laquelle ils examinoient tous les mouvemens qui se sont dans cet Arsenal pour le service de Sa Majesté. Ils entrerent de là dans un autre bassin de Construction, où estoit une Galere en Chantier, preste à mettre à la Mer. Elle estoit soûtenuë en l’air dans un grand bassin long, où l’on fait venir l’eau ; quand il y en a assez la Galere se met à flot, il n’y a qu’à ouvrir & elle entre dans le Port, & l’eau abat aussi-tost tout ce qui la soûtient quand il n’y en a point encore. On jetta devant les Princes de petites Chaloupes & de petites Barques dans ce Canal. Mr de Montmor avoit pris de si justes mesures, afin d’avoir tous les Ouvriers necessaires pour tout ce qu’il vouloit faire voir aux Princes, qu’il en employa pendant cette seule journée plus de quatre mille de toutes sortes de professions.

Les Princes furent toûjours accompagnez dans tous les lieux où ils allerent, de Mr le Comte de Grignan, de Mr le Bailly de Noailles, de Mr de Vauban, de Mr le Marquis de Forville, de tous les Officiers Generaux, & d’un nombre infini de gens de qualité.

L’apresdînée, Messeigneurs les Princes monterent à cheval avec Mr le Maréchal de Noailles. Mr de Vauban & Mr l’Intendant les accompagnerent. Ils allerent à la Plaine de Saint Michel voir les Troupes des Galeres, qui passent depuis longtemps pour estre du nombre des plus belles Troupes de France. Ils estoient deux mille & cent soixante & dix Officiers. On avoit donné à tous les Soldats des justaucorps de drap gris-blanc, qui est leur vêtement ordinaire. Les Officiers estoient magnifiques ; ils avoient des habits d’écarlate, sur lesquels l’or & l’argent éclatoient. Mr le Bailly de Noailles se trouva à leur teste. Ces Troupes estoient rangées en bataille sur une ligne que les Princes visitérent d’un bout à l’autre, & où ils furent saluez de la pique par Mr le Bailly de Noailles & par les Officiers, qui parurent bien faits, & de bonne mine. On fit faire à ces Troupes le nouvel exercice au Tambour que Mr de Rombelles Major des Galeres, a inventé, aprés quoy elles défilerent devant Messeigneurs les Princes, qui en parurent extrémement satisfaits.

Au sortir de cette revûë, Mr le Comte de Grignan les conduisit à la Manufacture Royale, dont Mr Fabre est le Directeur general, & le Proprietaire. Les deux portes au dessus desquelles on avoit mis les armes de Monseigneur le Duc de Bourgogne & de Monseigneur le Duc de Berry, estoient ornées de laurier. Les Princes entrérent par la grande, au bruit de quatre cens Boëttes qui furent tirées sans interruption, & au son des Hautbois & des Trompettes. Mr Joseph Fabre le Fils, qui a beaucoup d’esprit & d’invention, ainsi que Mr son Pere, avoit fait dresser quatre Mestiers aux Sales basses. Les Ouvriers & les Ouvrieres estoient d’une tres-grande propreté. La Salle & toutes les Chambres estoient garnies d’étofes d’or & d’argent de la Manufacture, qui estant roulées tout à l’entour, tomboient en forme de tapisseries de la longueur d’environ deux aunes à mesure que les Princes passoient. Ils furent à peine entrez dans la Salle qu’ils jetterent les yeux de tous côtez. Ils allerent ensuite de Chambre en Chambre en examinant toûjours avec beaucoup d’attention les étofes qui se presentoient à leur vuë, & dont la beauté & la richesse leur paroissoient toûjours plus grandes, plus ils avançoient. Mr Fabre avoit fait dresser dans le fond d’une de ces Chambres, un Bureau avec deux fauteüils dorez, & garnis de velours bleu, galonnez & frangez d’or. On étala sur ce Bureau quantité de riches étofes qui estant examinées de plus prés, furent encore plus admirées, & trouvées plus belles que les precedentes. Les Princes descendirent ensuite, & ayant vu travailler aux Mestiers qui estoient dressez dans les Salles basses, ils passerent dans le Jardin, & virent calandrer dans la Manufacture, en sorte que ces deux grands Princes tiroient eux-mêmes l’étofe qui venoit d’estre calandrée. Ils aiderent à passer des pieces au feu, & voulurent voir le filage d’or à la maniére étrangere, & tout ce qu’on fait de particulier à cette Manufacture. Mr Fabre demeura toûjours auprés de Monseigneur le Duc de Bourgogne, & répondit avec beaucoup de justesse à toutes les questions que luy fit ce Prince, à qui il demanda l’honneur de sa protection, ce qui luy fut accordé. Ainsi le même jour que le Pere eut l’honneur de faire la reverence au Roy comme Député de Marseille à la Chambre Royale du Commerce, ses enfans avoient l’honneur de recevoir deux grands Princes chez luy. Ils sortirent de cette Manufacture au bruit de quatre cens boëttes & au son des trompettes & des hautbois qui s’estoient aussi fait entendre pendant que ces Princes avoient demeuré en ce lieu-là. Le lendemain, Mr Fabre fut presenté à Messeigneurs les Princes par Mr le Duc de Noailles. Il les remercia de l’honneur de leur visite, & prit la liberté de leur offrir huit pieces de riches étofes de celles qui imitent le plus la maniere étrangere, parce qu’il avoit remarqué qu’elles avoient plu à ces Princes. Ils les reçurent d’une maniere si obligeante pour Mr Fabre, qu’il eut tout lieu d’estre satisfait des marques de bonté qu’il luy donnerent, & des agrémens qu’il en reçut.

Messeigneurs les Princes ayant esté tres-contens de la representation qu’ils avoient vuë de l’Opera d’Isis le jour qu’ils estoient arrivez à Marseille, en allerent voir une seconde representation, en sortant de la Manufacture Royale. Madame la Comtesse de Grignan, Madame de Montmor, & toutes les Dames de distinction de Marseille & des environs, s’y estoient renduës.

L’Opera estant fini, les Princes allerent à une Loge magnifique que Mrs les Echevins leur avoient fait preparer au milieu du Cours, pour y voir le feu d’artifice, & l’illumination génerale. Mr le Comte de Grignan eut l’honneur de les y conduire avec quatre cens Cadets de la Ville, des mieux faits, chacun d’eux portant devant les Princes un flambeau de cire blanche de dix livres.

Cette Loge, qui estoit roulante, avoit trente-cinq pieds de long sur quinze de large, & dix-huit de haut. Les quatre faces avoient quatorze grandes fenestres vitrées, dont quatre estoient en portes, pour y monter par des perrons. Elle estoit peinte en pilastres avec des filets d’or sur du blanc. Le plafond representoit des Amours & des Genies. Il y avoit vingt Lustres, un tapis de pied tres-riche, deux grands fauteüils de velours bleu avec leurs carreaux, le tout orné de grands galons d’argent. Il y avoit aussi plusieurs siéges pour les Seigneurs de la Cour des Princes. Les extrémitez de la couverture de cette Loge étoient dorées. Cette couverture estoit entourée d’une balustrade bronzée, sur laquelle estoient quantité de trophées d’armes dorez. Je vous ay déja décrit la Machine de ce Feu, en vous faisant la description du second Arc de triomphe que les Princes trouverent en arrivant à Marseille ; mais comme elle estoit à deux usages, & qu’elle ne devoit alors servir que d’Arc de triomphe, & que l’artifice estoit caché, je ne vous ay encore rien dit de cet artifice. Les figures colossales dont je vous ay parlé dans cette description, estoient remplies d’artifice. Il y en avoit entre les fleurs des vases, & dans les fleurs-mêmes, & cet artifice estoit si ingenieusement caché, qu’on ne voyoit que des ornemens, aussi-bien qu’en toute la masse. Les chapiteaux, les frises & les corniches en couvroient pareillement, de même que la seconde balustrade. Il y avoit cent quaisses de fusées dans le corps de ce bastiment, dont la moindre estoit remplie de douze douzaines de fusées, & quatre autres de quarante douzaines chacune. Les lances à feu qui éclairerent cette Machine depuis le haut jusqu’au bas, y estoient cachées avec beaucoup d’art. Ainsi pendant tout le jour, rien ne fit connoistre que ce bastiment dust servir à l’usage pour lequel il estoit destiné. Tout l’artifice de ce feu estoit de la composition de Mr Menin, Commissaire d’Artillerie, Artificier general des Galeres, & Inspecteur des Batteries des Rades de Marseille.

Messeigneurs les Princes ayant esté placez dans leur Loge, où l’on avoit préparé une belle simphonie, Mr le Marquis de Forville, & Mrs les Echevins en robe rouge, eurent l’honneur de les recevoir hors de ce bâtiment. Toutes les Compagnies des quartiers estoient sous les armes, & avoient leurs Capitaines à leur teste. Ces Compagnies formoient deux hayes dans le Cours, dont toutes les maisons estoient illuminées depuis le haut jusqu’au bas. Il y avoit un nombre infini de bougies rangées en festons, au milieu desquelles brilloient diverses Armoiries. Cette Illumination estoit continuée par celle de toutes les ruës qui aboutissoient au Cours, dont les fenestres & les portiques qu’on y avoit dressez, faisoient paroistre un nombre incroïable de lumieres, dont on ne voyoit point le bout.

Toutes choses estant en cet estat, une colombe sortit de la Loge de Messeigneurs les Princes, & porta le feu à l’artifice. Tout d’un coup l’Arc de triomphe, dont la charpente seule avoit couté neuf mille livres, parut toute illuminée. L’artifice sortit de tous les endroits où je vous ay dit qu’il estoit caché, & outre les fusées dont je vous ay déja marqué le nombre, quatre cens douzaines de saucissons volans, trois cens petits petards, & huit cens gros qui imitoient le canon & la mousqueterie se firent entendre, & on admira cinquante-deux girandes par le grand éclat qu’elles répandirent. La journée finit par un si brillant spectacle, & ne pouvoit mieux finir.

J’ajoute icy un dénombrement de l’artifice de ce feu, dont l’un de mes Memoires fait mention.

Sept cens douzaines de fusées.

Cinq mille douzaines de serpenteaux.

Six cens petards.

Huit cens pots à feu.

Quatorze cens lances à feu.

Cinquante-deux hirondelles ou moulinets à Soleil.

Les fusées estoient dispersées en cent quaisses, les serpenteaux dans les pots à feu, & seize vases qui faisoient chacun un petit feu d’artifice.

Ce feu dura prés d’une heure sans que l’air cessast d’estre rempli d’artifice. On dit qu’il a consumé un fort grand nombre de quintaux de poudre.

Le Jeudy 10. Messeigneurs les Princes allerent aux Capucins, où la Musique se fit entendre pendant leur Messe. Ils y avoient esté de bonne heure, croyant monter sur les Galeres, mais le vent ne se trouva pas propre. Ils voulurent voir les baraques des Forçats, qu’on avoit transportez dés le jour de leur arrivée, afin de laisser la vuë libre du Port, & des Galeres. Elles y avoient esté remises par leur ordre, ce qui fit connoistre que ces Princes ne veulent rien ignorer, puisqu’ils examinoient toutes choses, & qu’ils faisoient attention aux moindres circonstances. Ils se promenerent dans le Port sur un Caïque bâty exprés pour eux, doré jusque dans l’eau, & dont la Tende estoit de velours cramoisi, enrichy de crespines d’or qui flotoient dans la mer. Ce Bâtiment estoit conduit par vingt-deux Rameurs vêtus tous differemment, & de diverses couleurs à la maniere des Navigateurs du Levant. Leurs vestes, leurs turbans, & leurs bonnets estoient magnifiquement galonnez, & d’un goust tout particulier. Quoy que le Bâtiment fust tres-sûr, on ne sortit point hors de la chaîne du Port à cause qu’il y avoit un peu de mer. Les Princes allerent ensuite dîner, aprés quoy ils montérent à cheval avec Mr le Maréchal de Noailles, pour aller voir la Chartreuse, distante d’une petite demi-lieuë de la Ville, & faire le tour de ses murailles. Ils examinerent avec Mr de Vauban le projet qu’il a fait touchant une nouvelle enceinte pour agrandir Marseille, & il leur montra les places qu’il veut mettre dans la Ville, en y repoussant l’enceinte qui n’est point fortifiée. Les maisons y sont de six étages, & tres-remplies. Mr de Vauban assure que par là on peut rendre Marseille imprenable du costé de la terre. Les Princes virent aussi le projet d’une autre Citadelle, dont le Fort de Nôtre-Dame de la Garde sera le Donjon. Ils entrerent dans ce Fort, où Mr Crozes, qui en est Gouverneur, eut l’honneur de les recevoir. Il avoit fait preparer une collation magnifique. Ils admirerent la belle vûë qu’on découvre de cet endroit, d’où l’on voit la pleine mer, le Port, la Ville, & toutes les Bastides du territoire. De là ils allerent à Nôtre-Dame de la Garde, où il y a une Chapelle tres-recommandable pour les Matelots. Ils virent ensuite l’Opera d’Armide, qui ne leur plut pas moins qu’avoit fait celui d’Isis.

Ils se rendirent au sortir de là chez Mr de Montmor, qui leur avoit fait preparer une Feste des plus galantes. Pendant qu’un nombre infiny de peuple les attendoit à la grande porte de la Maison du Roy, où une partie des Galeres formoit une double haye, avec tous ses tambours, trompettes, & hautbois, ces Princes entrerent avec Mr le Maréchal de Noailles par la porte du Jardin du Roy, où il y avoit aussi trois Compagnies de Soldats. Ils furent à peine entrez dans ce Jardin, qu’ils reçurent le salut des boëttes & du canon, & trouverent ce Jardin tout illuminé. Mr de Montmor y avoit fait preparer deux Dais de velours cramoisi, ornez de grandes crépines d’or, avec des fauteüils de même.

Le grand Pavillon, & les deux corps de logis de l’Arsenal, où regnoient une infinité de portiques d’Architecture, depuis le bas jusqu’au premier étage, estoient tous illuminez, aussi bien que des piramides qu’on avoit placées devant le grand Pavillon, & sur la porte de la cour de l’Intendance, & qui faisoient le plus charmant effet du monde. Les berceaux du Jardin, le tour, ses fontaines, qui sont au nombre de quatorze, ses palissades, ses parterres semez de fleurs, & trois cens quaisses d’orangers & de citronniers avec leurs fruits, tout cela estoit entouré de lumieres, & desiné par des lampions, qui formoient mille figures differentes. On avoit placé en huit endroits du parterre, & parmi les orangers & les citronniers, dont je viens de parler, huit tables en ovale, dont le tour estoit goudronné d’argent, & huit grandes corbeilles argentées, d’où s’élevoit une piramide des plus belles confitures, de toutes les sortes qu’on puisse manger. La propreté & l’arrangement de ces confitures estoit la chose du monde la plus singuliere & la plus magnifique. Auprés de chacune de ces tables estoit un grand piedestal, sur lequel on voyoit des hommes & des femmes, dont les attitudes estoient differentes, qui estoient habillez d’une maniere grotesque, mais propre. C’estoient comme des Pagodes, qui sembloient garder ces tables. En quatre autres endroits des Allées, estoient placées des manieres de boutiques, où des hommes vestus en Limonadiers distribuoient de toutes sortes de liqueurs, ayant chacun plus de quatre-vingt bouteilles rangées par étages, de Rossoli, & de vin de S. Laurent, ainsi que du Caffé & de la Limonade. Tout le Jardin orné de fleurs, & les platesbandes & les gasons en estoient tout parsemez. On avoit élevé au bout du Jardin, au-dessus d’une maniere d’arc de triomphe qu’on y voit ; une décoration qui representoit le Palais du Soleil, où le Roy estoit peint en Apollon, ayant à sa droite Monseigneur le Duc de Bourgogne habillé en Heros, avec un manteau bleu semé de Fleurs de Lys, soutenu par une victoire, qui luy montroit le chemin de la gloire, & à sa gauche Monseigneur le Duc de Berry, ayant aussi la victoire d’un costé & la prudence de l’autre, qui sembloient le conduire sur les traces de Sa Majesté. Tout cela estoit éclairé avec des lumieres vives, qui répandoient un éclat éblouissant. Au dessous estoit un Neptune sur son char, tendant les bras aux Princes, comme pour leur offrir des perles & autres richesses de la mer, que des tritons de sa suitte tenoient dans leurs mains. Il y avoit plusieurs autres figures & statuës, dont l’aspect estoit tres-magnifique, Vis-à-vis de ce superbe édifice, & à costé de la Salle par où l’on entre dans le Jardin, estoit élevé une maniere de trône couvert d’un dais de velours cramoisi garni d’une crépine & de trois galons d’or. Messeigneurs les Princes ne s’y assirent pas : & aprés avoir fait un peu d’attention sur tout ce qui estoit dans le Jardin, ils monterent au premier étage de la maison, & virent de dessus le balcon toute la beauté de l’illumination, & des départs de plus de deux mille fusées volantes, qui partant à diverses reprises des deux costez du Jardin où elles avoient esté rangées, formoient des berceaux de feu en l’air, d’où retomboient une infinité d’étoiles, de pluye d’or, & de serpenteaux, qui faisoient le plus bel effet du monde. Il y avoit aussi plusieurs girandoles, saucissons & pots à feu, jettant des serpenteaux de derriere l’arc de triomphe, qui remplissoient l’air d’une maniere agréable. Pendant cet amusement, on avoit mis cinq ou six balons de feu dans le grand bassin qui est au milieu du Jardin, où aprés avoir flotté quelque temps sur l’eau, ils vinrent à s’éclater comme une bombe, & jetterent en l’air une grosse quantité de serpentaux faits exprés, lesquels retombant dans l’eau en ressortoient, & s’y plongeoient plusieurs fois comme des poissons qui se battoient, & finissoient par un bruit plus fort que n’auroit esté celuy de plusieurs coups de mousquet. Messeigneurs les Princes se retirent aussitost que le feu eut finy : mais ceux qui estoient dans le Jardin n’attendirent pas qu’ils fussent partis pour piller toutes les confitures & les bouteilles de Liqueurs, dont il ne resta pas même les caffetiers. Il y eut aussi vingt-quatre bassins de fruits & de confitures pillez dans les apartemens.

La Cour de la Maison du Roy estoit illuminée, & sur tout un grand Arbre qui est fort élevé dont les lumieres desinoient si bien toutes les parties, qu’il arresta longtemps les regards de tous ceux qui eurent le plaisir de voir cette Feste. Messeigneurs les Princes qui estoient entrez par la porte du Jardin, sortirent par la grande porte au bruit du canon, des boëttes, des trompettes, & des tambours, & trouverent jusqu’à leur Palais, une infinité de Dames, & de gens de consideration, qui les ayant déja suivis par tout, & ne se lassant point de les admirer, s’estoient encore postez pour les voir passer, & leur souhaiter mille benedictions.

[Anecdote, ou Histoire secrette des Vestales ; Modeles de conversation pour les Personnes polies]* §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 307-309.

On vend à Paris, chez Guillaume Cavelier, à l’entrée de la grande Salle du Palais, du costé de la Cour des Aides, & à la Palme, un livre intitulé Anecdote, ou l’Histoire secrete des Vestales. Cet ouvrage commence d’abord par une belle Préface historique sur l’institution & la Religion des Vestales. L’on y voit les privileges & les avantages qu’elles avoient, leurs habillemens & leurs ceremonies, leur antiquité, qui surpasse celle de l’Empire Romain, & plusieurs autres choses sçavantes & curieuses. Le reste du livre contient diverses avantures amoureuses, & sur tout une, dont la catastrophe est funeste par la jalousie de l’Empereur Domitien. Tout cela est accompagné d’une intrigue tres-belle & des mieux écrite. L’art y regne par tout, & la délicatesse des expressions égale celle des pensées. On attribuë cette Histoire à l’Auteur des Avantures, des Lettres galantes, & de la Promenade des Tuilleries, qu’on vend en deux volumes chez le même Libraire, & dont le succés est un préjugé favorable pour le debit de celuy-cy.

Le sieur Guignard, Libraire, ruë S. Jacques, vient de donner la troisiéme édition du livre intitulé, Modeles de conversation pour les Personnes polies. Mr l’Abbé de Bellegarde, qui en est l’Auteur, l’a augmenté d’une Conversation sur les Modes, que vous trouverez fort agréable.

[Actions de graces renduës à Dieu pour la convalescence de Monseigneur le Dauphin] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 319-325.

La triste nouvelle de la maladie de Monseigneur fut comme un coup de tonnere, qui se fait entendre fort loin dans le moment qu’il éclate. Tout Paris l’a sçût presque en même temps, & quelque mauvaise qu’elle fust, on ne peut pas dire avec raison, qu’on l’apprit trop tost, puisque pendant que les Medecins employoient leurs remedes & donnoient leurs soins à sa guerison, les personnes pieuses, sensiblement touchées d’un accident si soudain & si surprenant, qui faisoit craindre pour la vie d’un si bon Prince, se mirent aussitost en prieres pour l’obtenir. Madame de Harlay, Abbesse du Port-Royal de Paris, fut la premiere, qui ne se contentant pas de celles de sa Communauté & des siennes, pour exciter le public à ce saint devoir, estant convaincue des grands miracles, que fait continuellement la Sainte Epine de la Couronne de Nostre-Seigneur, qui est en son Monastere, dés le matin & en l’instant qu’on luy dit cette facheuse nouvelle, exposa cette précieuse Relique, à la devotion des Fidelles, se mit en prieres avec toutes ses Religieuses, pour demander à Dieu le recouvrement d’une santé si chere & si importante au Royaume ; & fit veu que si Dieu exauçoit sa demande, elle feroit chanter le Vendredy d’aprés Pâques une Messe solennelle à la Sainte Epine, & le Te Deum en Action de graces ; ce qu’elle a executé tres-exactement, puisqu’à peine eut on apris le retablissement de la Santé de ce grand Prince, que ne pouvant retenir son empressement, le Mardy, seconde Feste de Pâques, elle fit dire dans l’Eglise de son Convent un Salut, & le Te Deum ensuite, qui fut le premier de ceux qui ont esté chantez, pour remercier Dieu de cette faveur. La ceremonie fut d’autant plus solemnelle, que Son Altesse Royale Madame y assista, & édifia l’Assemblée par sa pieté exemplaire. Le Vendredy suivant cette Abbesse fit celebrer une Messe haute, pour s’acquitter entierement par ce Saint Sacrifice du vœu que son zele luy avoit fait faire.

Madame de Montchevreüil, Abbesse de S. Antoine, fut des premieres à donner des marques de sa joye, si-tost qu’elle eut appris le retour de la santé de Monseigneur le Dauphin, & fit chanter un Te Deum par sa Communauté avec toute la solemnité qui luy fut possible & qui convenoit à ces actions de graces. Les Augustins déchaussez, toûjours zelez pour la Maison Royale, firent aussi chanter un Te Deum dans leur Eglise de Nôtre-Dame des Victoires, pour remercier le Ciel du retour de la santé d’un Prince si necessaire à l’Etat. On en a ensuite chanté dans toutes les Eglises de Paris, & ces Actions de graces ont esté réïterées dans la pluspart de ces mêmes Eglises, toutes les Communautez & tous les Corps des Arts & Métiers en ayant fait rendre à Dieu pour le même sujet. Les Marchandes de Poisson de la Halle ont eu l’avantage de commencer, & n’ont rien oublié pour que les Actions de graces qu’elles ont fait rendre à Dieu fussent de plus solemnelles ; rien ne marque davantage l’amour du Peuple pour Monseigneur le Dauphin.

À MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN,
sur son indisposition passée.

La cruelle vapeur qui durant un moment
Grand Prince, nous causa de si mortelles peines,
Venoit du sang qui trop abondamment,
 Couloit alors, nous dit-on, dans vos veines
Quoy ! le Sang de l’Ibere autant que du François
  La gloire & l’esperance,
Ce Sang, ce noble Sang qui fournit tant de Rois,
Veut-il estre à sa source en trop grande abondance ?

[Sonnet sur le retour de Monseigneur le Duc de Bourgogne] §

Mercure galant, avril 1701 [première partie] [tome 4], p. 325-327.

Je vous envoye un Sonnet qui a esté fait par Mr d’Aubicourt, sur le retour de Monseigneur le Duc de Bourgogne.

SONNET.

Aprés avoir conduit Philippe sur le Trône,
Princes, loin de la Cour qui peut vous retenir ?
Hâtez-vous de quitter les rives de la Sône ;
Mais n’allez pas risquer la poste pour venir.
***
Ce mouvement subit dont un chacun s’étonne
Est l’effort d’un grand cœur qui voudroit prévenir
Des projets menaçans d’une ligue qui tonne
Contre un Roy qu’un Heros a droit de maintenir.
***
Digne sang des Louis que la Gloire environne,
Consultez vostre Ayeul, son auguste Personne
Est l’Oracle qui peut mettre ordre à l’avenir.
***
S’il est rare de voir passer une Couronne
D’un Prince à son Puisné, sans que la loy l’ordonne ;
Il est beau que l’Aîné la veüille soûtenir.

Je suis, Madame, vostre, &c.

À Paris ce 30 Avril 1701.