1701

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6].

2017
Source : Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6].
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Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6]. §

[Sonnet] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 5-11.

L’Acceptation du Testament du Feu Roy d’Espagne Charles II. qui a nommé pour son Successeur à cette Couronne, Monseigneur le Duc d’Anjou, est si glorieuse pour le Roy, que l’on parlera longtemps de ce grand évenement. C’est ce qui a donné lieu au Sonnet qui fait le commencement de cette Lettre.

AU ROY.

Deux Etats disputoient un fameux heritage,
À l’Espagne chacun vouloit donner un Roy.
LOUIS prononce en Maistre, & dit, qu’on la partage,
Et l’Europe étonnée acceptoit cette loy.
***
Cependant de ce coup l’Espagne est dans l’effroy.
Ah, prévenons, dit elle, un si sensible outrage ;
Philippe doit regner, le Ciel l’a fait pour moy,
Et si Louis l’agrée, on luy va rendre hommage.
***
Louis juge ; qu’un seul, dit il, soit couronné :
L’Heritier est connu, que tout luy soit donné.
Ce Jugement, grand Roy, vaut plus qu’une Victoire.
***
 Il termine la guerre, il comble tous nos vœux.
Salomon en jugeant s’est acquis moins de gloire ;
Aussi sage que luy, vous estes plus heureux.

La Piece qui suit s’explique si bien d’elle même, que je n’ay rien à vous en dire.

ALLEGORIE
Sur la Devise du Roy, & sur
l’état des affaires presentes.

Quel subit changement se presente à nos yeux ?
Quel systême nouveau se forme dans les Cieux ?
Le Soleil jusqu’icy dans sa route ordinaire
 Couroit l’un & l’autre Hemisphere,
Il se fixe, & commence à regler l’Univers,
En se communiquant à des Astres divers.
Moindres dans leur grandeur fournissant leur carriere,
Ils s’en vont reflechir l’éclat de sa lumiere,
Et répandre par tout à des Peuples heureux
 Le doux secours de leurs aimables feux.
La Terre va reprendre une face nouvelle,
 Un nouveau Siecle à ce bonheur l’appelle.
 Le doux repos, les innocens plaisirs
 Doivent répondre à ses desirs ;
 Et l’heureuse abondance
Surpassera nostre esperance.
Que vois je, ô Dieu ? quels tourbillons affreux
S’épaississent au loin dans un Ciel nebuleux,
Et tâchent d’élever un nouveau Phenomene ?
Monde, rassure toy, rien n’est à redouter ;
 Le Soleil sçaura l’écarter
Par la rapidité de son Ciel qui l’entraîne,
 Et calmer en peu de momens
Ce qui pourroit porter le trouble aux Elemens.

[Lettre de Mr de Vertron à Madame de Saliez] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 24-45.

Vous me devez sçavoir gré du soin que je prens de vous faire part d’une Lettre que Mr de Vertron a écrite à Madame de Saliez, Viguiere d’Albi, touchant la brillante Societé, ou la Lotterie galante de Troyes. En voicy une copie.

Madame ma chere
Soeur en Apollon.

L’association que j’avois faite dans la Lotterie de Dijon, dont j’ay entretenu nostre illustre Sapho, & auparavant dans celles de Beauvais & de Moulins, avec des Dames de qualité, d’esprit & de merite, qui m’avoient fait l’honneur d’y vouloir entrer, ayant fait du bruit dans le monde, donna envie à quelques autres d’un rang aussi distingué, & à quelques unes de mes premieres Associées, d’y remplir des places, moins par le motif de l’interest, que par le plaisir que donne une galanterie sans consequence, où l’esprit se joüe agréablement. J’estois trop honoré de la priere qu’elles eurent la bonté de m’en faire, pour n’y pas consentir avec joye. Je voulus pourtant inventer quelque nouveau projet, qui fust autant à leur gloire & à la mienne, que les précedens. La Lotterie de Troyes survint fort à propos. Ce nom de Troyes me rappella une idée du fameux Siege, dont les Anciens nous parlent si ingenieusement, & j’imaginay un dessein que tous mes Amis, gens sçavans & de bon goust, approuverent. Ce fut de donner à chacune de mes aimables Associées, le nom d’une Princesse & Beauté Grecque ou Troyenne, & de faire des paralleles entre les unes & les autres. Contentez-vous, s’il vous plaist, Madame, presentement de celuy de la charmante Madame de B *** dans le nom de laquelle se trouvent ces mots. Ah, toy, la belle & bone Heleine des François. Ce Madrigal accompagna cette heureuse Anagramme.

Les plus brillans appas sont les plus dangereux.
 La beauté de cette Princesse
Jadis contre Ilion arma toute la Grece,
Et la terre & les flots brûlerent de ses feux.
Mais si c’est de ces feux qu’elle tire sa gloire,
Elle doit aujourd’huy vous ceder la victoire.
 Ses yeux, ces superbes vainqueurs,
Ne feroient contre vous qu’un effort inutile,
Elle n’embraza qu’une Ville,
Et vous embrazez mille cœurs.

Je parle en ces Vers à cette Beauté, comme un nouveau Paris. C’est aussi le nom que j’ay dans cette Lotterie. Les differentes qualitez des personnes qui se sont fait un plaisir d’y estre placées, m’ont mis dans la necessité de les partager aussi en differentes classes, par rapport à la diversité de leurs estats. La premiere classe est des Princesses & Beautez Grecques ; la seconde, est des Princesses & Beautez Troyennes ; la troisiéme est des Dames du Palais & d’Atour, & la quatriéme est des Dames & Filles d’honneur.

Comme quelques-uns de mes Amis m’ont fait connoistre qu’ils seroient ravis d’estre de cette brillante Societé, j’ay accepté, avec la permission des Dames, l’honneur qu’ils me vouloient faire, & je les ay mis dans une cinquiéme classe, sous le titre de Princes Grecs & Troyens. Enfin j’en ay fait une sixiéme pour Calchas, & quelques autres qui marchent à sa suite, & qui sont les conducteurs du cheval de Bois, dont Epeüs fut Inventeur. Virgile en parle ainsi.

 Nec clam Durateus Trojanis Pergama partu
Inflammasset equus nocturno Grajugenarum.

Je n’ay fait des paralleles que pour mes Princesses, c’est à dire, pour les Dames distinguées, de la premiere & seconde classe. J’en aurois bien pû faire encore d’autres entre Mrs mes Associez & les Princes Grecs & Troyens, dont je leur donne les noms ; mais comme je me suis entierement dévoüé à la gloire du beau Sexe, je croy, Madame, qu’ils ne seront pas fachez que je fasse ma cour aux belles Dames, en les privilegiant. Je finiray cette Lettre par des objets finis, en vous disant que quoy que selon l’opinion commune des Poëtes Grecs, il n’y ait que trois Graces, comme quelques uns en mettent plus ou moins, j’en ay fait neuf, à qui cette qualité convient parfaitement. Je prétens vous réjoüir par le Dialogue suivant, où je fais parler l’Amour & la Fortune en leur faveur. Si nous pouvions avoir le gros Lot, cela vaudroit bien le Palladium, dans lequel les anciens Troyens faisoient consister leur bonheur. Avouez, Madame, que je sçay faire la guerre plaisamment, puisque je renouvelle un Siege sans coup ferir.

DIALOGUE
ENTRE L’AMOUR
ET LA FORTUNE.

L’Amour.

 Bonjour, Madame la volage.

La Fortune.

 Bonjour, Monsieur le goguenard.

L’Amour.

J’aime à rire, il est vrai ; mais raillerie à part,
Fortune, j’ay besoin icy de ton suffrage,
 Venus m’a chargé d’un message,
Et je descends des Cieux exprés pour te prier.…

La Fortune.

 Tout beau, parle un autre langage,
Les prieres chez moy ne sont d’aucun usage,
 On a beau gémir & crier,
Tu sçais que je suis sourde, Amour.

L’Amour.

  Non je te jure,
Que je n’en sçavois rien, c’est la verité pure.
Tes yeux, comme les miens, sont couverts d’un bandeau,
Les choses entre nous jusque là sont pareilles ;
 Mais puisque tu n’as point d’oreilles,
Tu l’emportes sur moy par ce titre nouveau.
Cependant avec toy, s’il faut que je m’explique,
D’où vient que tu m’entens ?

La Fortune.

Oh ! j’entens quand je veux.

L’Amour.

 Bon, j’admire ta politique.
Veux-tu qu’à cœur ouvert nous nous parlions tous deux ?
Nos prétendus défauts cachent bien du mistere,
Nous ne voulons passer pour aveugles & sourds,
 Que pour avoir droit de tout faire,
 Et de nous disculper toûjours
 De tant & tant de mauvais tours.
Tu le sçais mieux que moi, mais je suis plus sincere.

La Fortune.

Eh bien ! ne veux-tu pas te taire ?
Veux-tu décrier les Autels
 Que nous ont dressé les Mortels ?
J’aime mieux te prêter favorable audience.
 Quelle grace veux-tu de moy ?

L’Amour.

Ah ! je vais satisfaire à ton impatience,
Fortune, je ne veux autre chose de toy,
 Sinon un peu de complaisance.

La Fortune.

 Oh ! si tu ne t’expliques mieux.…

L’Amour.

C’a, je vais m’expliquer, ôte un peu, je te prie,
 Ce bandeau qui couvre tes yeux.

La Fortune.

Toûjours quelque plaisanterie !

L’Amour.

Ma foy, je suis tres-serieux,
Il s’agit d’une Lotterie,
Et les Graces, Fortune, y mettent chaque jour.
Ah ! si tu les voyois, fusses-tu plus cruelle,
 Je suis fort sur que la moins belle
 Te sçauroit donner de l’amour ;
Et pour lors… Tu sçais bien, Déesse,
 Que tu n’aurois qu’à dire un mot,
 Pour faire gagner le gros Lot.

La Fortune.

Je voy, que ton esprit n’a guere de sagesse.
Je suis Fille, & pourtant je vais, si je t’en croy,
 Aimer des Filles, comme moy.

L’Amour.

Toy Fille ! ton espece est douteuse ou commune.

La Fortune.

Ne cesseras-tu point de faire le badin ?

L’Amour.

En vain tu t’en défens, ton sexe est incertain,
 Tu portes le nom de Destin,
 Ainsi que celuy de Fortune.

La Fortune.

Oh ! je voy qu’il vaut mieux me défaire de toy,
 Suffit, je serviray tes Graces.

L’Amour.

Veüille le Ciel que tu le fasses.

La Fortune.

Tu peux t’en assurer, je t’en donne ma foi.

L’Amour.

Jure donc par le Stix,

La Fortune.

  Soit, par le Stix je jure ;
Compte sur ce serment le plus sacré de tous,
Adieu.

L’Amour.

 Le gros Lot est à nous,
Ou bien la Fortune est parjure.

Aprés que la Lotterie de Troyes eut esté tirée, Mr de Vertron écrivit cette seconde Lettre à Madame de Saliez.

Madame ma chere
Soeur en Apollon.

Enfin la Lotterie de Troyes est tirée. Mr Thibault, qui estoit Secretaire de feu Mr le Duc de Saint Aignan, a gagné le gros Lot, sous le nom du Champenois Normanisé ; c’est un galant homme qui merite des faveurs de la Fortune. Je vous envoyay ces jours passez un Dialogue en vers, contre cette aveugle Déesse, & l’Amour ; voici la suite, qui ne vous divertira pas moins que la Piece precedente. Je cherche dans nôtre grand éloignement, des consolations Academiques, & tâche par les petites & frequentes productions de ma Muse, d’exciter la vostre, & de vous procurer du plaisir. Le plus grand des miens sera toûjours de vous persuader mon estime & mon amitié, en qualité de Frere, & de tres-humble & tres-obéïssant Serviteur.

A Paris, ce 28. Avril 1701.

PLAINTE DE L’AMOUR
A LA FORTUNE.

Eh bien, Fortune, és-tu contente ?
 La Lotterie a succedé
 Au gré de ta rouë inconstante,
 Ton caprice en a decidé.
Les Graces ont en vain employé mon suffrage,
 Pour te mettre dans leur parti ;
 Tu n’en as pas esté plus sage,
Et ton aveuglement ne s’est point démenti.
 Dequoy leur sert d’estre plus belles,
 Que tout ce qu’on voit sous les Cieux ?
 Leurs affaires n’en vont pas mieux,
 Et pour t’interesser pour elles,
 Il falloit te donner des yeux.
Ne pourray-je obtenir, par grace singuliere,
 Que pour te punir desormais
 Des injustices que tu fais,
Le Ciel te fist joüir d’un rayon de lumiere ?
Tu verrois quels appas tu viens de négliger ;
 Et d’abord par un trait de flâme,
 Qui te perceroit jusqu’à l’ame,
De tes cruels mépris je sçaurois les vanger.
 Soumise à ces aimables Graces,
 Dont je suis en tous lieux les traces,
 Tu soupirerois vainement.
Sur ton sexe déja j’ay dit mon sentiment,
Et puisqu’à tous les deux ta nature est commune,
 Tu cesserois d’estre Fortune,
Et deviendrois Destin, pour estre leur Amant.
 Peut-estre ton humeur volage
 Te flate de te garantir
 Des maux que tu pourrois sentir,
 Sous le poids d’un tel esclavage.
Fortune, par pitié je veux bien t’avertir.
Qu’elles ont des beautez dont le pouvoir extrême
 Fixeroit l’inconstance même.
 Mais je fais d’inutiles vœux,
 Les Dieux ne veulent pas m’entendre
Et mes Graces enfin, dans leur sort malheureux,
 À moy seul ont droit de s’en prendre.
 Devois-je me fier à toy,
 Moy, qui sçais quel est ton caprice.
 Et que tu ne suis d’autre loy,
 Que celle de ton injustice ?
Par quel charme secret mes sens furent séduits !
Il faloit, je le dis aprés l’experience,
 Estre aveugle, comme je suis,
 Pour compter sur ton inconstance.

[Lettre remplie d’érudition sur les mots de Gironde & d’Acheron] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 45-58.

Vous avez déja vû plusieurs pieces curieuses de l’Auteur de la Lettre que je vous envoye. Elle est sur les mots de Gironde & d’Acheron.

À MONSIEUR ***

Vous n’estes pas le premier qui m’ait fait la question, d’où vient que la Garonne recevant au Bec-d’Ambez la Dordogne, ne se nomme plus Garonne, mais Gironde, vous en aurez pourtant le premier ma réponse par écrit. Le nom de Gironde se trouve dans les Cartes des Geographes Samson, Duval, & autres, ce qui devroit leur avoir donné lieu de traiter l’origine du mot de Gironde en cet endroit. Au defaut des Auteurs, il faut essayer à la découvrir par quelque recherche. Gironde ne seroit-il point composé de deux termes, Gyrus undæ, le tournoyement de l’eau ; car c’est là que l’eau tourne autour de l’Isle des Phaisans, autrement, de Casaux. Ou bien, seroit ce parce que la Garonne recevant là les eaux de la Dordogne, elle les porte dans la mer, Gerunda, quasi gerens undas. Voicy une autre conjecture ; c’est que la Dordogne entrant dans la Garonne y perd son nom. La jonction de ces deux Rivieres est une espece de mariage ; & comme la Femme n’est plus connuë sous son nom, & n’a que celuy de son Mary ; de même dans le conflant de ces deux Rivieres, celle qui est la moindre perd son nom, & n’a plus que celuy de la Riviere principale, à laquelle est elle jointe. Ainsi la Marne entrant dans la Seine, elle y perd son nom ; il n’y a plus que celuy de la Seine qui demeure. Mais on dira Gironde, n’est pas Garonne. Il est vray que cela ne paroist pas, mais dans le fond la chose peut estre. Cette Ville de Catalogne, qui fut prise à la derniere guerre, se nomme également Gironde & Gironne, parce que d & n ont de l’affinité. Mettez une ligne droite en haut sur n, c’est un d, ôtez cette ligne, c’est un n, Donat dit sur un Vers de Terence, dans le Phormion Act. 2. Non rete accipitri tenditur. Legitur & tennitur ; habet enim n littera cum d communionem. Ainsi Gironde & Garonne n’est qu’un même nom pour la Riviere comme pour la Ville. Mais on dira encore, Gironne n’est pas Garonne. C’est ce qu’il faut voir. Il n’y a plus de difference que de ga à gi, & voicy par où concilier tout. Ga est du Grec & du Latin. On trouve dans Strabon Garonna, & dans les Commentaires de Cesar, Garumna ; mais ga s’adoucit icy dans le François avec gi, Garonne, Gironne. Paul Merula, ce sçavant homme, qui mourut au commencement du dernier Siecle, dit dans sa Cosmographie, Part. 2. livre 3 que les François changent le ga en gi Galli sillabam ga primam in vocibus mutant in gi Gabalitanum, Givaudan, Gabalum, Gibet, Garumna, Gironde. Il semble donc que Garonne & Gironde ne sont qu’un même nom.

On vient de me faire une autre question sur un autre fleuve, sçavoir, sur l’Acheron, comment il faut en prononcer la seconde sillabe dans le François ; si c’est avec le ch, comme moucheron, ou de même que s’il y avoit un k, Akeron. L’occasion de la dispute fut, que ce mot d’Acheron, qui selon la Fable, est un des fleuves de l’Enfer, se trouve en quelques Opera de feu Mr Lully, Psyché, Bellerophon, &c. & on ne convint pas dans la conversation comment il s’y prononçoit dans les recits. Pour moy, qui quoy qu’amateur de la Musique, n’ay point frequenté le Theatre, je n’en pus rien dire ; mais j’avouë que l’exemple des Acteurs & des Actrices ne fait pour la prononciation ny regle, ny usage. Car outre que parmy eux il y a plus de gens de Province que de Paris, c’est qu’ils pensent moins à bien prononcer qu’à bien chanter. Mais puis qu’il faut dire son sentiment, je croy qu’on doit prononcer Acheron en François, comme on le prononce en Latin avec le son du k Plusieurs noms Grecs qui ont passé dans le Latin, ont cette prononciation. Archelaus, Achemenes, Cheronée, Lachesis, Achelous, Orchestre. Ils retiennent tous dans le Latin la prononciation qu’ils ont en Grec, & le Latin communique la même prononciation au François, La lettre Grecque chi s’y prononce comme si c’estoit un k. C’est la prononciation de ce mot dans ce beau Vers de Virgile, Æneid. 7.

Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo.

C’est le même son dans le François.

Si le Ciel n’est pour moy, j’armeray l’Acheron.

Et ce qui semble autoriser cette prononciation par le k ou le c rude, outre la raison des exemples que j’ay apportez, c’est qu’Acheron estant un fleuve d’Enfer, dont l’idée est affreuse, la premiere & la derniere sillabe ayant un son fort, la seconde ne doit pas estre adoucie. De plus, on met sa source dans une caverne ; ainsi pour accommoder la prononciation du fleuve avec sa source, il semble qu’il faut dire Akeron, comme on dit caverne, & non pas chaverne. Enfin, Caron qui conduit la Barque du fleuve, se prononçant Caron, & non Charon, c’est encore une conformité pour prononcer Akeron. Je n’ignore pas que Mr Ménage prononce Acheron en François avec le ch, c’est au chapitre 180. de ses Observations sur la Langue Françoise ; mais outre que l’oreille d’un Angevin, à qui il en est toujours demeuré quelque chose, comme il le disoit luy-même, ne doit pas décider ; c’est qu’il estoit moins qu’infaillible dans la prononciation. Sa premiere Observation, qui commence par acatique, pour condamner aquatique, ne luy a pas réussi. Le P. Gaudin non seulement l’a combattuë mais de plus il a fait sur cela une Dissertation beaucoup plus longue que ma remarque sur Acheron, & on y voit acatique vaincu, & aquatique victorieux. J’ajoûte en particulier, que les mots que Mr Ménage allegue pour exemple, ne font pas pour luy, sçavoir Anchise & Archimede ; car ces noms se prononcent en Latin comme on les prononce en François. Puis qu’Acheron se prononce en Latin avec un c rude, Akeron, il faut en conformité le prononcer en François avec le même son, Akeron, quoy qu’il s’écrive Acheron. Peut estre que des personnes distinguées dans l’un & dans l’autre Sexe, qui portent à Paris le nom de Cheron, ont donné lieu à Mr Ménage d’en emprunter la prononciation pour Acheron ; mais il n’y a rien là de commun pour une imitation ; car le nom de Cheron est purement François, & celuy d’Acheron vient du Grec & du Latin. Voilà, Monsieur, les deux questions de Fleuves expliquées comme je l’ay pû, sauf la soumission de Messieurs de l’Academie Françoise dont le Tribunal est supérieur à tout dans nôtre langue.

Fable du Matin, du Midy, et du Soir §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 58-72.

Je vous envoye une Fable dont le sujet est fort singulier. Vous le verrez par le titre.

FABLE
DU MATIN, DU MIDY,
ET DU SOIR.

Le Matin, le Midy, le Soir
Eurent une dispute ensemble
Mieux que son Compagnon chacun croyoit valoir,
 C’est ce qu’à bien des gens il semble.
Quoy qu’ils fussent tous trois du sexe masculin,
Disputant d’agrémens, ils devenoient femelles,
Et n’auroient pas cedé les moindres bagatelles,
 Tant la dispute estoit en train.
L’Amour, ce Dieu rodant sans cesse par le monde,
Passant prés ces criards à leur bruit s’arresta.
Pour Arbitre aussi-tost chacun le souhaita.
Sa connoissance és loix peut estre assez profonde,
Du moins doit-il valoir maints Juges d’à present,
Car depuis qu’un beau Juge avec luy s’amusant,
Veut boucler ses cheveux comme la tresse blonde
Que ce Dieu sur son dos fait voltiger par onde,
L’Amour qui lit pour luy dans Barthole & Cujas,
Dérobe le sçavoir des jeunes Magistrats,
 Quoique Dame Themis en gronde.
Or sus, le blond Matin, ce fils aîné du Jour,
Quand l’Amour fut assis avec la jeune bande,
Fit entendre ses droits par ces mots à la Cour.
Messieurs, vostre surprise a sujet d’estre grande,
Voyant que mes Cadets ont la temerité
D’oser me disputer le pas de la beauté.
 Se peut-il qu’aucun d’eux prétende
 Produire plus d’utilité ?
 Moy, qui prête la main à Flore,
Pour ouvrir en tous lieux les roses & les lis,
Moy qui tire en tout temps les humains de leurs lits,
Pour leur faire imiter la vigilante Aurore ;
Moy, qui les encourage aux pénibles travaux,
Qu’on ne peut supporter quand la chaleur devore,
Et leur procure aussi cent mille biens nouveaux,
Sans parler de Cerés, Bacchus, d’autres encore,
Dont ma rosée humecte & rend les fruits plus gros.
Avec un si bon droit, suffit ce peu de mots.
C’est pourquoy je conclus, à ce que mes deux Freres,
 Dont les qualitez sont contraires ;
Dont l’un se fait haïr par sa grande âpreté,
Et l’autre ne produit qu’ingrate obscurité,
 Soient déclarez les moins aimables,
 Ainsi que les moins profitables.
Sur cela le Midi, d’un air vif & hautain,
 Prit en même temps la parole.
À mon égard, dit-il, sa demande est frivole,
Et ce n’est qu’à moy seul qu’on doit donner ce gain.
Si mon Frere aux humains fait faire une entreprise,
Si son frais au travail fait trouver des appas,
Aussi par ce travail c’est luy qui les épuise,
Et c’est moy, qui donnant l’heure d’un doux repas,
Ranime la vigueur éteinte dans leurs bras ;
Qui par le feu du vin aprés les encourage
 À perfectionner l’ouvrage.
Mais sans aller si loin, c’est moy dont la chaleur
 Sçait de la terre ouvrir le cœur,
Pour en tirer un suc propre à leur nourriture.
Je la force à donner le fruit de leur labeur.
 Et sans moy pour eux la nature
Seroit bien-tost avare & pleine de froideur.
On verroit tout languir, & le bleds & la vigne.
Et que deviendroient-ils sans ces deux alimens ?
 Que font mes Freres de plus digne ?
Peuvent-ils soutenir qu’il ne soit pas certain,
Qu’on manqueroit de tout si l’on manquoit de pain ?
Je requiers donc la Cour d’avoir pour agreable,
De declarer à tous le Midi preferable ;
Ayant non-seulement plus de vivacité,
Mais pour donner de biens plus grande quantité.
Alors l’aimable Soir, d’une façon tranquille,
 Comme de tous le plus docile,
 Le prit sur le ton le plus bas,
Et répondit à tout sans aucun embarras.
À l’égard de ces biens que le Midi, mon Frere,
Prétend lui seul conduire à leur perfection,
 Chacun de nous à sa maniere
 Concourt à leur production.
Nul de nous trois ne peut luy seul la faire entiére.
Si la vive chaleur du Midi les meurit,
L’air humide du Soir aprés les attendrit,
 Et si le Matin les fait croistre,
 La terre qui leur donne l’estre,
 Sans ma fraîcheur & mon serein
 Devenant un ingrat terrain,
Par l’ardeur du Midy qui la séche & l’altere
Ne seroit bien-tost plus qu’une impuissante mere.
 Ainsi la Cour par son Arrest,
Sur ce ne leur trouvant nulles prerogatives,
 Sur leurs demandes respectives,
 Nous doit tous trois mettre hors d’interest.
Reste à considerer maintenant l’agreable.
Je ne veux point citer les plaisirs de la table,
Je vais parler icy de ceux d’un plus haut rang.
C’est moy qui suis le temps des plaisirs de la vie,
 Dont le Dieu même qui m’entend,
 Presque toûjours de la partie,
 Produit le charme le plus grand.
Sur le brillant gazon d’une verte Prairie
Je rassemble Philis, Amarante, Silvie.
Je fais par ma fraîcheur éclater leur beauté,
Et le charme secret dont leur ame est saisie,
En respirant un air plus doux que l’ambrosie,
Leur donne plus d’amour & plus de liberté.
Jamais je ne revele aucun tendre mystere,
 Et mes Freres découvrent tout.
Même sur ma conduite ils ne peuvent se taire,
Qu’enfin avec la Nuit j’ay toûjours quelque affaire,
Que je l’aime, & qu’on voit que je la pousse à bout.
Bien plus, ils osent dire, & chacun le tolere,
Que nous sommes tous deux avec vous de complot.
 La Cour en reglant cette affaire
 N’oublira pas d’en dire un mot.
La médisance est d’une ame vulgaire,
Et pour le moins merite le cachot.
 Sur ce, les Amans en grand nombre
 Amateurs du frais & de l’ombre,
 En équipage de Clients.
Mal vêtus, mal peignez, force chagrins en teste
 Vinrent presenter leur Requeste,
À ce qu’ayant égard aux maux des Supplians
 Que les Belles dans leur caprice
Souvent leur font souffrir par inhumanité,
Malgré toutes les loix & l’exacte police,
Que l’Amour établit contre leur cruauté,
 La juste Cour eust la bonté,
(D’autant que ledit Soir leur est le plus propice
 Pour triompher de leur fierté,)
D’adjuger audit Soir sans aucunes remises
 Les conclusions par luy prises.
L’Amour malgré les oppositions
De la Communauté des Dames grandes-Meres,
 Ayant pris les opinions
 Des autres Amours ses confreres
 Prononça tout haut gravement
 Cet autentique Jugement.
***
La Cour séant de relevée,
Veu le droit de ses chers, amez, feaux Amans,
Et sans égard à ceux d’aucunes Meres-grands,
(De l’opposition desquelles mainlevée
 Est faite à tous les soupirans.)
Ordonne que le Soir, comme plus favorable,
 Pour les delices des humains,
Comme plus frais, plus beau, plus doux, plus desirable,
Plus propre à dissiper leurs amoureux chagrins,
 Sera declaré preferable
 À ses deux Freres uterins.
 Leur fait défense d’en médire,
Si quelquefois avec Dame la Nuit
 Il s’accommode sans rien dire,
Et trop avant chez elle la poursuit ;
 À peine d’une heure d’amende
Même de deux selon l’occasion.
 Sur le surplus de la demande
 Contenuë en leurs longs discours,
Touchant ce qu’à la Terre ils donnent de secours,
Admonestant tout haut & blâmant les Parties,
De leurs fantasques jalousies,
Selon leurs Plaidoyez entendus tour à tour
 A mis icelles hors de Cour.

Mr Cheron, qui est l’Auteur de cette Fable, en l’envoyant à Mademoiselle du Soir, l’accompagna de ce Madrigal.

Je me crois obligé de vous faire sçavoir,
Que le Cadet du Jour a le gain de sa Cause.
Si vous l’eussiez aidé de tout vostre pouvoir,
Je crois qu’il eust encor gagné toute autre chose.

[Sentimens sur la Fable de la Pudeur] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 73-91.

On a donné de grands applaudissemens à la Fable de la Pudeur, qui estoit dans ma derniere Lettre. Vous avez esté témoin vous même des loüanges qu’elle a receuës, & il est certain qu’on en a parlé avantageusement de tous côtez. Cependant elle a trouvé des Critiques, ce qui fait voir qu’il n’y a rien qui ne soit sujet à la censure ; que les uns ont des lumieres pour découvrir des defauts qui échapent aux autres, & qu’il n’y a rien qui soit generalement approuvé. Quoy que je ne blâme point ceux qui condamnent cette Fable, je ne sçaurois m’empêcher d’estre du sentiment du plus grand nombre, qui la trouve belle. Vous jugerez de la Critique que je vous envoye Je croy qu’elle donera lieu à quelque belle replique, l’Auteur ayant fait paroistre trop d’esprit dans cet Ouvrage, pour n’en pas faire voir encore beaucoup en le défendant.

À MADAME ***

Vous estes donc bien fâchée, Madame, contre l’Auteur de la Fable d’Hebé. Vous prétendez qu’il fait tort à vostre Sexe, par la mauvaise opinion qu’il en a, & par les sentimens qu’il veut inspirer aux autres. J’avouë que son Ouvrage est peu galant & fort outré. Sçavez-vous aprés tout si cet homme, dont nous ne connoissons que le nom & la Patrie, par le soin qu’il s’est donné de nous l’apprendre, n’a pas lieu de se plaindre des Dames ; & s’il n’a pas confondu l’infidelité avec le defaut de pudeur ? Son stile plein d’un feu immoderé, ses expressions emportées, les descriptions qu’il fait de l’amour, de la jalousie, de la douleur & du desespoir, tout cela marque du moins qu’il connoist les suites funestes d’une passion malheureuse ; & s’il en a fait une épreuve cruelle, n’y aurez vous point égard ? C’est sans doute un estat bien violent que celuy d’un homme qui devient la victime de sa bonne foy, & qui s’estoit entierement abandonné sur l’assurance d’une amitié éternelle. J’avoüe toutefois que le motif qui a obligé l’Auteur de la Fable à nous faire part de ses idées, ne sçauroit absolument justifier sa conduite, & c’est porter son ressentiment trop loin, que d’attaquer sans distinction un Sexe, où ne brillent pas moins les vertus, que les perfections de la nature. C’est aussi, Madame, ce qui m’engage à vous faire part des reflexions que j’ay faites sur cette Fable. Vous vous sentirez à demi vangée en connoissant que cet Auteur, qui épargne si peu vostre Sexe, merite luy-même d’estre repris dans la maniere dont il veut reprendre.

J’avouë que je suis d’abord en peine de sçavoir par quelle raison il a choisi Hebé pour la rendre Mere de la Pudeur. Hebé avoit tous les agrémens de la jeunesse. Elle entraînoit avec elle les Plaisirs, les Jeux, les Danses, les Ris, & la Chronique celeste de ce temps-là assure qu’elle n’estoit pas fâchée des empressemens de Vertumne, & des soins que luy rendoit le Dieu des Jardins. Du moins, ainsi que Ganimede, versoit-elle du Nectar aux Dieux, employ suspect, & peu propre à faire naistre la Pudeur. Il y avoit sans doute des Divinitez dans le Ciel plus modestes, & je suis persuadé que Pallas ou Diane n’auroient point desavoué une telle Fille.

La maniere dont l’Auteur fait concevoir Hebé est à la verité bien bizarre. La honte d’avoir montré sa cuisse aux Dieux & la force de son imagination produisirent cet effet. Cet Auteur, qui a prévu l’étonnement de ceux à qui il debite cette merveille, fait voir que la chose n’estoit pas nouvelle. Jupiter avoit conçu Minerve dans son cerveau, & Junon avoit conçu Hebé elle-même en mangeant une laituë. Mais n’est il pas aisé de remarquer que cette conception de Jupiter n’est qu’une espece d’allegorie, par laquelle les sages Anciens ont voulu faire comprendre que la veritable Sagesse vient de Dieu ; ce qui fait un sens tres-beau & tres-moral ; & à l’égard de Junon, les Naturalistes ont fait produire la Déesse de la fraischeur & de la jeunesse, par l’usage d’un aliment frais & peu convenable aux vieilles gens.

Il s’en faut bien que l’imagination de nostre Auteur ne fasse de même un sens allegorique, puisque la rougeur & la peine d’Hebé, aprés avoir montré sa cuisse, sont proprement l’effet de la pudeur, & non pas la Pudeur même, qui devoit estre déja produite pour causer cette confusion à la Déesse.

Mais que dirons-nous de ces assemblées des Dieux pour aller voir un enfant au berceau, de ces outils forgez par les Cyclopes, que Vulcain offre à la Pudeur, de ce bouquet de diamans que luy donne Jupiter, present sans doute digne de ce grand Dieu, mais trop considerable pour avoir esté la recompense d’un simple Grec.

La marche des Déesses a quelque chose d’extraordinaire, & c’est icy que l’Auteur donne une libre carriere à son imagination. La fiere Junon paroist en habit de ceremonie devant cet Enfant, & les Poëtes n’ont jamais donné à la femme de Jupiter une suite si nombreuse. Sans doute qu’elle ne s’estoit jamais trouvée dans une si grande occasion. La Pudeur se cache, & il faut convenir qu’il est bien difficile de comprendre ce que veulent dire ces abondantes periodes par où l’Auteur finit la visite de Junon.

La raillerie de Momus à Pallas fait une contradiction manifeste. Il reproche à cette Désse d’avoir autrefois vendu la Pudeur sur le Mont Ida. Si la Pudeur vient de naistre, comment avoit elle esté venduë par le passé ?

La blonde Venus paroist ensuite coëffée de la main des Graces. Puisque ces habiles Coeffeuses en avoient pris le soin, il y a apparence que les cheveux de l’aimable Déesse ne flottoient pas sans art sur ses épaules, comme le prétend nostre Historien. Ce n’est pas que cette espece d’agreable desordre ne puisse avoir ses charmes en une aimable personne. Telle est la Déesse des Bois quand l’arc à la main & le carquois sur l’épaule, elle suit d’un pied leger un Cerf épouvanté Telle paroist encore une aimable Bergere dont la beauté ne doit rien à l’art, & qui d’une simple guirlande de fleurs couvre ses beaux cheveux, parmi lesquels les Zephirs amoureux se jouent ; mais il n’en doit pas estre de même à l’égard de Venus. Elle avoit ses plus riches habits, rien n’estoit negligé, & en ce grand jour les Déesses n’alloient qu’en corps & en robe détroussée, du moins s’il en faut juger par là ce qu’on nous en dit.

L’Amour voulut aussi faire ses complimens à la Pudeur, & je ne suis nullement surpris s’il fit peur à la petite Divinité. Quelle suite funeste ! La Douleur couverte de playes ; la sombre Melancolie ; la Jalousie qui sans cesse se perce le cœur ; tout cela estoit sans doute capable d’épouvanter un enfant ; une pareille vision étonneroit les plus fermes. Ce n’est pas que bien souvent ce ne soient là les tristes effets de l’amour ; mais il faut croire qu’en cette rencontre, comme en toute autre, ce petit Dieu n’avoit voulu se faire voir que par ses plus beaux endroits. Il seroit seul à Paphos sans autels & sans sacrifices, s’il ne prenoit soin de cacher les maux qu’il entraîne.

Dans cette grande visite la chaste Diane ne fut point à l’abri des railleries de Momus qui luy reprocha la rencontre que fit Acteon. Cette Déesse se déconcerte entierement, & s’il en faut croire nostre Auteur, ou n’entendoit guere raillerie dans le ciel. Scachez, méchant Bouffon, luy dit-elle, que ce n’est point nostre faute si on nous voit dans un estat indigne de nous. Une telle réponse convient parfaitement à une Divinité qui habitoit les Forests, car si le bain est utile à nostre santé ou propre à nostre plaisir, peut on dire qu’on fasse une chose indigne de soi quand on le prend ? La pauvre Diane traite ensuite une question de Theologie, & veut prouver que le mal n’est produit que de la mauvaise volonté. Au reste, on sçavoit assez combien rude avoit été le châtiment de l’Infortuné Chasseur. Les Dieux avoient même desaprouvé cette cruauté, & il me semble que Momus auroit mieux raillé la Déesse en parlant des complaisances qu’elle avoit euës pour le Pasteur Endimion. Diane auroit demeuré sans replique ainsi que Pallas, mais de bonne foy, Momus est un froid & mauvais railleur, & Venus qui le méprisa fit beaucoup mieux que ces autres Divinitez qui se querellerent, ou à qui la confusion osta la parole.

Dés que la Pudeur fut grande, sa presence rendit le sejour celeste entierement desert, & Jupiter fut obligé de la chasser. Il falloit que la débauche & la prostitution fussent extrêmes parmi les immortels. La Pudeur se retira parmi les hommes qui vivoient alors dans une heureuse paix. La Chronologie fabuleuse ne nous apprend point le temps de cette retraite. S’il en faut juger par le sentiment de nostre Auteur, l’âge d’or regnoit encore, & le monde estoit dans sa premiere innocence. Qui n’auroit crû que la Pudeur auroit fortifié cet estat heureux & empêché que le desordre & le vice n’establissent leur empire ? Mais au contraire ; dés qu’elle eut paru, les hommes furent trompeurs, les filles trouverent du goust au libertinage, les femmes commencerent à devenir infidelles, & generalement tout fut perverti. Il est vray que l’Amour s’opposa fortement à la Pudeur, & qu’il resta même victorieux, mais de quelque maniere qu’on le prenne, n’est-il pas extraordinaire que la vertu soit une occasion à produire un torrent de vices, & ne valoit-il pas mieux mille fois que cette Pudeur n’eust jamais paru ? Car enfin le monde estoit auparavant tranquille, du moins nostre Auteur le veut ainsi ; & sur sa parole je veux croire que cette fatale suite qu’il a donnée à l’Amour n’estoit point connuë des hommes, de sorte que pour se conformer à son idée, il faut necessairement convenir qu’il n’y eut jamais moins de pudeur sur la terre qu’aprés que la Pudeur y fut venuë.

Puisqu’elle devoit produire de si mauvais effets, il n’est pas extraordinaire que les Dieux l’ayent chassée du Ciel, & que les hommes à qui cette pudeur a servi d’occasion à les pervertir, n’ayent plus voulu qu’elle fust parmi eux. Jupiter devoit même luy refuser la derniere ressource. Elle n’est plus, nous dit-on, depuis ce temps que dans le cœur des enfans, d’où elle sort si-tost qu’ils ont atteint l’âge de douze ans. J’ay peur que nostre Auteur n’ait pas bien sceu où cette malheureuse Divinité s’estoit retirée, car ce qu’il appelle Pudeur dans les enfans, n’est autre chose que l’innocence & une heureuse ignorance du mal, mais la Pudeur doit connoistre pour s’allarmer, & ne doit s’allarmer qu’avec raison.

Voila, Madame, quelles sont à peu prés les reflexions que j’ay faites sur la fable d’Hebé. Je ne vous dis rien du stile, ny de certains termes peu propres & hors du bel usage, ny de quelques pensées de l’Auteur de cette Fable, je vous fatiguerois par une trop longue lecture. Je laisse aux rigueurs de quelque Belle le soin de vous vanger mieux que je n’ay fait par ces petites remarques. Je suis, &c.

[Détail fort circonstancié de tout ce qui s’est passé lors que le Pape a esté en Cavalcade prendre possession de l’Eglise de Saint Jean de Latran] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 91-106.

Le 10. du mois passé, le Pape alla en cavalcade prendre possession de son Eglise Cathedrale & Patriarchale de Saint Jean de Latran. Il partit du Vatican sur les deux heures aprés midy, & les lieux par où il passa furent, Borgo nuovo, Ponte San Angelo, Banchi, Monte Giordano, Parione, Pasquino, S. Andrea della Valle, Cesarini, jusques à l’Eglise de Jesus, dont la façade estoit richement ornée, & ensuite Campidoglio, Foro Bovario, appellé communement Campo Vaccino, Arco de Tito & Colosseo. Toutes les rues étoient magnifiquement ornées, avec des tapis en broderie aux fenestres, qui estoient remplies des Dames les plus distinguées. Quelques Soldats de la Garde de sa Sainteté ouvrirent la marche pour mettre l’ordre dans les ruës, & empêcher la confusion. Ensuite venoient ceux qui conduisoient les valises des Cardinaux. Elles estoient brodées d’or & d’argent avec les armes de leurs Eminences. Immediatement derriere eux marchoient les Massiers de ces mêmes Cardinaux avec des masses d’argent doré. Ils estoient suivis d’un grand nombre de leurs Gentilshommes richement vêtus, & de quantité de Cavaliers Romains & d’Etrangers. Ceux-cy precedoient les Ecuyers de sa Sainteté, habillez de rouge ; aprés ceux-cy paroissoit une Littiere de velours cramoisi avec des franges d’or, puis douze tambours avec de riches casaques de velours cramoisi, quatre Trompettes du Peuple Romain, les Cameriers Extra, le Fiscal de Rome, le Commissaire de la Chambre, les Avocats Consistoriaux, le Sous garderobe, les Chapelains communs, les Chapelains secrets, les Cameriers d’honneur, les Cameriers secrets, les Princes, les Titrez, & les Barons Romains. Ils estoient tous avec leurs habits de ceremonie, & aprés eux venoient divers Officiers du Peuple Romain, le Capitaine de la Garde des Suisses, les Votans de signature, les Clercs de Chambre, le Maistre du Sacré Palais, les Auditeurs de Rote, l’Ambassadeur de Boulogne, les Conservateurs de Rome, le Connestable Colomne, les Ambassadeurs des Testes Couronnées, & le Gouverneur de Rome. On voyoit ensuite les Massiers de Sa Sainteté avec leurs Masses hautes. Ils precedoient les Seigneurs Canonico Orlandi, & Leone Battelli, Maistres des Ceremonies, aprés qui marchoit Monsig. Lancetta, Auditeur de Rote, & un Soudiacre Apostolique avec la Croix. Ensuite on voyoit les Palfreniers de Sa Sainteté, laquelle venoit sur une Haquenée blanche, donnant sa benediction de tous costez. Sa Litiere, qui estoit tout proche, estoit de velours cramoisi, & garnie de filets & de franges d’or. Sa Sainteté estoit suivie des Cardinaux, à l’exception de ceux qui n’ayant pû monter à cheval, estoient allez l’attendre à Saint Jean de Latran. Aprés les Cardinaux marchoient les Patriarches, les Archevêques, les Evêques, les Protonotaires Apostoliques, & ensuite une autre Littiere de Sa Sainteté ; deux Trompettes de la Garde, deux Pages avec leurs lances, & autres. La Place du Capitole estoit fort ornée, & lors que Sa Sainteté y fut arrivée, le Marquis Riario, Senateur, accompagné de tous les Officiers de la Ville, la complimenta à genoux, l’assurant de son obéissance, & de la fidelité de tout le Peuple. Elle y répondit avec bonté, & poursuivit la Cavalcade par le Foro Bovario, où avant que d’arriver à la porte du jardin du Duc de Parme, elle vit un grand Arc de triomphe que l’on avoit élevé vis-à-vis de l’Arc de Tite, par les ordres de ce Duc, avec diverses figures & plusieurs Inscriptions. On alla de là vers l’Amphitheatre, & on arriva enfin à Saint Jean de Latran, où sur la grande porte on lisoit en dehors cette Inscription.

Ingredere Constantini Protobasilicam, CLEMENS XI. P.O.M. Religione & animi celsitudine par Imperatori qui condidit. Venturum te aliquando ad Ædis hujusce Augustæ possessionem tuarum virtutum festinata maturitas præmonebat. Vicisti vota ; non est expectatum à senectute suffragium ut possessor venires, quanquam si numeres quæ gesseris apud tres summos Pontifices, senex etiam venis ad Pontificatum. Capesse Principatus insignia, eò gratior, quo futurus Ecclesiæ bonum longius & mansurum. Id ætas spondet, aræ precantur, Deus largietur. Fruere, si non tuâ, felicitate nostra, & sit merces curarum Principis populi gaudium.

Cette autre Inscription se lisoit sur la même porte, mais au dedans de l’Eglise.

Egredere in occursum sponsi tui, omnium Mater Ecclesiarum sacrosancta Lateranensis Ecclesia. Traditus tibi divinitus sponsus Clemens XI. P.O.M. præstabit te optatissimæ pacis hospitium, inconcussum fidei propugnaculum, perpetuæ felicitatis domicilium. Omni gaudio exilias, dum ille exeuntis sæculi metam, dignissima coronide adventantis primordia, secundissimis auspiciis consignat. Ne dubites duplici sæculo illustrando parem futurum Principem illum, qui constantia nullis sæculis cognita, repudiando meritissimum Principatum ejusdem exordium consecravit.

Au dessus de la teste des saints Apostres, vis à vis de la Tribune où estoit le Trône de Sa Sainteté, on avoit placé cette troisiéme Inscription.

Sacrosanctam Lateranensem Ecclesiam, iturum olim in præceps Franciscus sustinuit Exinde ruinam nullam expavit, innixa satis super humeros humilitatis. Quam apposite Ioannis & Francisci nomen complecteris, adorate gentibus Clemens XI. P.O.M ! Utrumque inditum tibi in auspicium felicissimi Principatus, ut idem & Ioannes esses, qui Ecclesiæ hujus nomen attolleres, & Franciscus qui sustineres. Tueberis ut vir ille Seraphicus animi demissione, hac meruisti imperare, dignus Imperio quod recusaveris, dignior qui acceperis, & per obsequia veneris ad Principatum. Felices Populi, quibus parere jam ambitus est, cùm parere discant à Principe.

Sa Sainteté estant descenduë de cheval, entra sous le Portique de l’Eglise, précedée du Clergé & du Chapitre. Le Cardinal Pamphile, Archiprestre de cette Eglise, luy presenta la Croix à baiser, ce qu’elle fit à genoux & teste nuë. Ensuite elle alla au Trône qu’on luy avoit préparé proche de la porte sainte, & elle y fut revestuë des habits Pontificaux. S’estant assise ensuite dans le Trône sous un Dais, Elle receut deux grandes clefs de la porte de l’Eglise ; l’une estoit d’or, & l’autre d’argent, & elles luy furent presentées par le même Cardinal dans un bassin d’or rempli de fleurs. Aprés cela, tout le Clergé, & le Chapitre de Saint Jean, alla baiser les pieds de Sa Sainteté, pendant que les Cardinaux & les Prelats se revestoient de leurs habits de ceremonie. Cela fait, le Pape ayant donné l’Eau benite à l’entrée de l’Eglise, & receu l’encens par le Cardinal Pamphile, Archiprestre, se mit dans sa chaise, & fut porté sous le Dais à l’Autel du Saint Sacrement. Là, le Te Deum ayant esté entonné, on fit la Procession par le milieu de l’Eglise. Sa Sainteté estant descenduë de Chaise fit sa priere devant le Saint Sacrement, & ensuite devant les Testes de Saint Pierre & de Saint Paul, qui furent découvertes, & montrées au Peuple. De là, estant rentrée dans sa Chaise, elle fut portée au grand Autel, où elle descendit de nouveau, & fit une autre Priere, aprés quoy elle alla se placer sur le Trône qu’on luy avoit preparé au milieu de la Tribune. Elle reçut les Cardinaux à l’obedience par le baiser de la main, en leur jettant deux Medailles à chacun par l’ouverture de la Mitre, l’une d’or & l’autre d’argent. Le Cardinal Barberin s’avança devant l’Autel avec les Auditeurs de Rote Soudiacres Apostoliques, & avec les Acolytes, & les Avocats Consistoriaux, il chanta l’Exaudi Christe. L’Obedience finie, le Pape alla de nouveau au grand Autel, où est le premier Autel de bois de S. Silvestre Pape, sur lequel il n’est permis a personne de celebrer, si ce n’est au Pape. Sa Sainteté donna la Benediction, & laissa sur l’Autel une bourse de deux cens écus de monnoye nouvelle, & ayant fait de nouveau la reverence au saint Sacrement, elle alla se remettre dans sa chaise, la Tïare en teste, & fut portée par la porte qui répond à l’Eglise, au Palais de Saint Jean de Latran, qu’on avoit meublé pour cette fonction. Estant arrivée processionnellement à la Loge, elle donna la Benediction solemnelle au Peuple, & les Cardinaux Pamphile & Ottoboni, publierent les Indulgences accoûtumées en latin & en langage vulgaire. Cela fait, le Pape quitta les habits Pontificaux, & ayant repris les ordinaires, il retourna en chaise au Palais du Vatican, aux acclamations de tout le Peuple.

[Sonnet fait par Mr le Cardinal Pamphile] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 106-110.

Mr le Cardinal Pamphile a fait ce Sonnet pour Mr le Cardinal Albani, dans le temps qu’il fut nommé au Souverain Pontificat le jour de S. Clement Pape, ce qui luy a fait prendre le nom de Clement XI. Il portoit auparavant celuy de Jean François.

Lagrime tolte di Gregorio al ciglio
Bagnaron del mio Signore il volto amato.
Piangea Roma al rifiuto, egli al periglio :
S’àscose a i voti, & gli udi sdegnato.
***
Sospirò l’ombre di perpetuo esiglio,
Et quasi il trono in tomba aurià cangiato.
Umile al fin cede, mà nel consiglio
L’aspra guerra del cuor vinse turbato.
***
Supplice al Ciel si volse, ed indi a noi :
Scuoprì nel nome ed in gentil sembianza
Nell’ alba di Clementi i genii suoi.
***
Resistere al Ciel non è costanza.
E viva e regni, in superar gli Eroi
Fia, si potrà, maggior della speranza.

Ce Sonnet Italien a esté imité par celuy-cy en nostre langue.

Albane, vous pleurez, & la douleur mortelle
Qui saisit vôtre cœur, represente à nos yeux
Ce que fit S. Gregoire au temps de nos Ayeux,
Pour éviter le rang où le Ciel vous appelle.
***
En fuyant comme luy, craignez d’estre rebelle ;
Dieu sourd à vos soupirs vient d’écouter nos vœux.
Il seroit offensé d’un refus odieux,
Soyez donc malgré vous à ses ordres fidelle.
***
Seul dans vos sentimens tiendrez-vous contre tous ?
Saint Clement vous invite à vivre parmi nous,
Pour faire sous son nom revivre sa memoire.
***
Vivez, regnez heureux & l’on sera content ;
De nos plus grands Heros pour surpasser la gloire,
Faites plus, s’il se peut, que ce que l’on attend.

[Madrigal] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 110-112.

Voicy un Madrigal que vous trouverez fort juste dans la situation où sont les choses. Il est de Mr Robert, demeurant en Perigord.

À MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN.

 Auguste Fils, Pere de Roy,
  Quel Prince sur la terre est comparable à toy ?
Louis le Grand t’a donné la naissance,
  Le Roy Philippe te la doit ;
Les Peuples que le Ciel a mis sous leur Puissance,
De reverer ton nom se font tous une loy.
Tu dois porter des Lis l’invincible couronne ;
Celle des fiers Lions a dépendu de toy.
Ayant pu devenir, & devant estre Roy,
On peut dire, Dauphin, que déja ta Personne
Brille de tout l’éclat que la Royauté donne.

Cet autre Madrigal est de Mr Cheron, qui a eu l’honneur de le presenter à ce même Prince.

Puisqu’un funeste soir le Sang de Monseigneur
Montant dans ses vaisseaux avec trop de furie,
Car sa grande abondance & sa vive chaleur
D’un Prince si cheri mit en peril la vie ;
Il nous faut avoüer, pour cette unique fois,
Que le sang de Bourbon ne fut pas raisonnable,
Et que s’étant rendu par tout si redoutable,
Il sçeut faire à leur tour trembler tous les François.

Traduction d’une Ode Latine sur l’Ordre de S. Lazare adressée à Monsieur le Marquis de Dangeau §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 112-128.

Mr l’Abbé Boutard a fait une Ode Latine sur l’Ordre de Saint Lazare, & il a fait à son ordinaire une tres-belle Ode. Je vous en envoye la traduction. Elle est de Mr l’Abbé du Jarry. Vous connoissez son heureux talent pour la Poësie, & c’est assez pour vous tenir assurée que vous trouverez dans la copie toutes les beautez de l’Original.

TRADUCTION
D’UNE ODE LATINE
Sur l’Ordre de S. Lazare
ADRESSÉE
À MONSIEUR LE MARQUIS
DE DANGEAU.

C’est la Religion, qui dans les grandes ames
Seme de la valeur les immortelles flames,
Qui forme ses Heros à de chrestiens exploits,
Et consacre leurs mains à défendre ses droits.
Je l’ay vûe au milieu de ses plus saints mysteres
Graver sur des guerriers ses divins caracteres :
Et le pompeux concours d’un Ordre glorieux
Dans un temple sacré s’est offert à mes yeux.
Ces Athletes dressez pour une sainte guerre,
Qui du plus noble sang a fait rougir la terre,
Enrichis de la Croix, découvroient sur leur front
L’ardeur, qui dans Solyme en répara l’affront.
À leur côté brilloit la redoutable épée :
Par qui de l’Othoman l’audace fut frappée :
Et d’ornemens sacrez en ce jour revêtus,
En étalant leur gloire, ils marquoient leurs vertus.
Leurs soupirs redoublez dans un humble silence
Font au Ciel une douce & sainte violence :
Et les genoux stéchis, parmi des vœux pressans,
Ils en mêlent l’odeur au parfum de l’encens.
Tu frappes mes regards dans cette troupe illustre,
Dangeau, dont le merite en rehausse le lustre,
Et d’un riche appareil la brillante splendeur
Du haut rang que tu tiens découvre la grandeur.
Ces pieux Chevaliers à l’envy font paroître
Le desir d’imiter un Chef digne de l’être,
Qui dans un champ fecond en celestes Lauriers
Du veritable honneur leur ouvre les sentiers.
Sous ton auspice heureux la troupe renouvelle
De ses augustes vœux la pompe solemnelle.
Déja brûlant de vaincre, ils consacrent leurs bras
À la gloire du Dieu qui preside aux combats.
Leur pieuse valeur, qu’anime ton exemple,
Paroît avec effort captive dans le Temple,
Et devant les Autels fait éclater le fer,
Que craint encor Bisance, & redoute l’Enfer.
Prêts de porter pour Dieu de glorieuses chaînes,
Et de luy prodiguer tout le sang de leurs veines,
Je croy les voir poussez d’une sainte fureur,
Dans un climat affreux répandre la terreur,
Et d’un barbare sang les mains encore teintes,
Y laisser de la Croix les images empreintes :
Tant est vive, Dangeau, la martiale ardeur,
Qui du feu de tes yeux passe jusqu’à leur cœur.
Tout le Peuple applaudit à ce pompeux spectacle :
Soit que ta digne voix, qui leur tient lieu d’oracle,
Les instruise avec soin de leurs severes Loix :
Soit que ta noble main leur presente la Croix,
Dont le brillant émail semble offrir à la veuë
Le vif azur du Ciel dont elle est descenduë :
Ou que le saint baiser, symbole de la paix,
Marque d’un sceau sacré le don que tu leur fais.
Loin de ce Corps, qu’anime une vertu divine,
Ceux dont un sang obscur a caché l’origine :
Ou qui portant un nom des temps victorieux,
Jusques dans le tombeau font rougir leurs ayeux,
Et dans l’oisif repos d’une molle indolence
Traînent des jours perdus, honteux à leur naissance.
C’est la seule Vertu jointe à l’éclat du sang,
Qui trace le chemin à cet illustre rang.
Quand au pied des Autels ces Guerriers se rassemblent,
C’est pour s’associer à ceux qui leur ressemblent,
Qui se sentent poussés des nobles mouvemens,
Dont la soif de la gloire enflame ses amans,
Qu’anime d’un beau feu l’amour de la Patrie,
Dont la race n’est point par le vice fletrie,
Qui font voir dans leurs mœurs une juste candeur,
Et de la pieté par tout sement l’odeur :
Titres, dans les Heros dignes qu’on les revere
Plus que d’un nom fameux l’éclat hereditaire.
O saint Ordre, des Cieux en terre descendu,
1 Avec le nom Chrétien en cent lieux répandu,
De la Religion le rempart & la gloire,
Et de traits éclatans illustré dans l’Histoire.
2 Les Pontifes Romains secondés par les 3 Rois,
De leurs dons à l’envy l’ornerent autrefois :
Sous des toits consacrés à de pieux hospices,
Sa charité rendoit les plus tendres offices
Aux Chrétiens attirés en cet auguste lieu,
Où coula sur la Croix le Sang de l’Homme-Dieu.
En de lointains climats ces secours salutaires
Du Voyageur lassé soulageoient les miseres,
Et presentoient par tout des aziles ouverts
Aux Malades errans de la lepre couverts.
Mais bien-tôt des Autels devenus la deffense,
Ces Guerriers genereux en ont vangé l’offense.
Cent fois à leur secours on les a vû voler,
Au fer des Othomans tout prêts à s’immoler,
Et les forcer d’ouvrir les portes de Solyme
Au Pelerin contrit qui va pleurer son crime.
Le Jourdain mille fois par leurs nobles efforts
D’un infidelle sang a vû rougir ses bords,
Leur valeur par le zele aux combats animée
Releva les remparts que bâtit 4 Ptolomée :
Monumens, dont la gloire éternisant leurs faits,
Aux fastes de l’Eglise a gravé leurs bienfaits.
C’est ainsi que naissant dans un climat barbare,
Cet Ordre répandit le saint nom de Lazare.
Luy seul a fait germer dans le monde Chrétien
Tant d’Ordres, dont l’éclat renouvelle le sien,
Et dont au fier Croissant les victoires fatales
De la Religion grossissent les annales.
Comme un chêne planté sur le courant des eaux,
Dont un siecle a nourry les superbes rameaux,
Pendant l’Esté brûlant, sous son feüillage sombre
Offre aux troupeaux errans l’azile de son ombre :
Et quand son tronc des ans a ressenty l’effort,
Dans mille rejettons renaît aprés sa mort ;
Tel cet Ordre immortel par sa tige feconde
De ses nombreux enfans a vû peupler le monde.
De là Rhodes sortit terrible à Solyman,
Aprés un siege affreux tombeau de l’Othoman.
Malthe, où Rhode renaît, mur d’airain où se brise
Le torrent furieux qui menace l’Eglise,
Qui du Captif Chrétien rompt les indignes fers,
Du Pyrate cruel purge les vastes mers,
Et remplit de Heros la flote triomphante,
Qui remporte le prix au combat de Lepante.
Mille Athletes sacrés défenseurs des Autels,
De cet Ordre celebre ornemens immortels,
De leurs illustres Chefs suivant les saints vestiges,
Font refleurir encor ces glorieuses tiges,
5 Et couronnent leur front d’un honneur éternel,
Recevant dans leur sein les guerriers du Carmel.
Tel un fleuve pompeux, en arrosant les plaines,
S’enrichit du tribut qu’apportent les fontaines,
Et suivant les détours de son lit tortueux,
Grossit en s’avançant son cours majestueux.
L’invincible Henry d’immortelle memoire,
De ces deux Corps fameux réünissant la gloire,
Car des vœux solemnels leur imposa la loy
De défendre toûjours la Patrie & la Foy.
6 Nerestang le premier à ses sermens fidelle,
Dans un combat sanglant victime de son zele,
Merita par sa mort ce triomphe si beau,
Qui couronne un Vainqueur dans le sein du tombeau.
Dangeau, tu fais revivre en cette illustre place
Ce Heros que tu suis avec ceux de ta Race.
LOUIS offre à nos yeux ces deux Ordres unis
Dans leur premier éclat par tes soins rétablis.
Tu sçais les maintenir dans ces beaux privileges,
Qu’oserent violer des abus sacrileges :
On te voit consacrer par des usages saints
Le depost des tresors confiez à tes mains :
Montrer un cœur de pere à l’illustre 7 jeunesse,
Qu’au rang de Chevaliers éleve la Noblesse,
Les former aux beaux Arts comme aux plus grands Emplois,
Et de LOUIS enfin justifier le chois.

[Plainte de la France au Roy d’Espagne, Ode du Père Delmas] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 205-217.

Le Pere Delmas, Jesuite de Toulouse, est l’Auteur des deux Pieces que vous allez lire. Elles ont reçu de grands applaudissemens.

PLAINTE DE LA FRANCE
AU
ROY D’ESPAGNE.
ODE.

Vostre bonheur, Grand Roy, devroit faire ma joye,
Il me cause pourtant de secrettes douleurs,
Et malgré l’heureux sort que le Ciel vous envoye,
 Je sens couler mes pleurs.
***
Pourquoy dissimuler ? ma douleur est amere,
Vous connoissez mes droits, on m’offroit trois Etats,
Pour couronner le Fils dois-je oublier le Pere ?
 Jugez de mes combats.
***
Imitant les Heros à qui je dois la vie,
Je renonce pour vous à mes droits les plus chers :
Mais outre les Etats que je vous sacrifie,
 Ah ! Prince, je vous perds.
***
Il m’en couteroit moins de donner mes Provinces,
On les reprend ; Louis en sçait bien le secret :
Mais il faut aujourd’huy me priver de mes Princes,
 Le puis-je sans regret ?
***
L’Espagne vous achete au prix d’une Couronne,
Elle reçoit beaucoup sans rien perdre du sien.
Mais que gagnay-je, helas ! C’est moy seule qui donne,
 Et qui ne reçois rien.
***
Je sçay bien que ce trait ornera mon Histoire :
Il est beau que l’Espagne ait eu recours à moy ;
Mais il m’en coûte bien pour acquerir la gloire
 De luy donner un Roy.
***
Quand le Ciel à mes vœux accorda tant de Princes,
Que ne me donna-t-il autant de Fleurs de Lis
Pour vous couronner tous dans mes seules Provinces
 Ayeuls & Petits-Fils !
***
Si Louis par bonté n’eust cedé ses Conquestes,
Et si pour luy la Paix avoit eu moins d’appas,
J’aurois eu le plaisir de couronner vos Testes
 Dans mes propres Etats.
***
On eust vu ce Heros armé de son tonnerre
Imiter icy-bas le Grand-Maistre des Cieux,
Qui partage le soin de gouverner la terre
 Avec de moindres Dieux.
***
Vains projets ! Vostre Gloire à mon sein vous arrache,
Il faut donc me resoudre à ne vous plus revoir.
Partez ; à vos vertus quelque amour qui m’attache,
 Je cede à mon devoir.
***
Imitez les Heros dont vous prîtes naissance,
On les craint ; & l’on aime à vivre sous leurs loix,
Et ce n’est pas par vous que la France commence
 À donner de grands Rois.
***
Un secret sentiment me dit qu’il est encore
Du bonheur des François mille Peuples jaloux,
Qui viendront demander au Heros que j’adore,
 Un Prince tel que vous.

RÉPONSE
DE L’ESPAGNE
A LA PLAINTE
DE LA FRANCE.

Au comble du bonheur il sied bien de se plaindre,
Et dire qu’on ressent de secrettes douleurs !
Mais quels sont donc ces maux que vous avez à craindre,
 Pour répandre des pleurs ?
***
Soit estime pour vous, soit amour ou justice,
Je viens entre vos mains remettre mes Etats :
Vous acceptez mon Sceptre, & ce grand sacrifice
 Vous coûte des combats !
***
Vous perdez, je l’avouë, une tête bien chere ;
Combien d’autres voudroient perdre un Prince à ce prix ?
L’Empire avec douleur voit que je luy préfere
 Les enfans de LOUIS.
***
À tout autre qu’à luy mon choix paroîtra juste :
La France est maintenant le centre des Grands Rois.
L’Univers, s’il devoit se choisir un Auguste,
 Ne prendroit qu’un François.
***
Si ce sont là des maux, vous devez vous attendre
À ressentir souvent de semblables malheurs :
Et peut-être bien-tôt aurez-vous à répandre
 Pour Charles d’autres pleurs.
***
Vous cederiez plûtôt, dites-vous, des Provinces :
Ces offres touchent peu des cœurs comme le mien.
J’estime vos Etats : mais au prix de vos Princes,
 Je les compte pour rien.
***
S’il falloit, pour regner, avoir recours aux armes,
Vous les exhorteriez à braver le trépas.
Un Sceptre qu’on obtient sans bruit & sans alarmes
 En a-t-il moins d’appas ?
***
Un Trône n’est pas sûr, fondé sur la Victoire :
On aime rarement un superbe Vainqueur :
Mais un Roy de mon choix aura toûjours la gloire
 De regner sur mon cœur.
***
Philippe est le Heros à qui je viens me rendre :
Je le cheris autant que j’ay craint ses Ayeux.
Ce Prince a des attraits dont on ne peut défendre
 Ny son cœur ny ses yeux.
***
Tant de charmes sur luy me donnent l’avantage
Qu’ont les victorieux sur des Peuples vaincus ;
Et vingt & deux Etats sont le premier hommage
 Que j’offre à ses vertus.
***
Déja tous mes Sujets l’ont reconnu pour Maistre ;
Son Pere & son Ayeul ont confirmé ce choix.
Seule m’envirez-vous l’honneur de reconnoistre
 Vos Princes pour mes Rois ?
***
L’Espagne vous donna jadis plus d’une Reine,
Qui furent l’ornement de l’Empire des Lis :
En échange aujourd’huy souffrez que je reprenne
 Un de leurs Petits-fils.
***
Je reconnois le droit qu’ils ont sur mes Couronnes :
Mais puis qu’enfin leur Sang entre nous est commun,
N’ay-je pas pareil droit sur toutes leurs personnes ?
 De trois je n’en veux qu’un.
***
Peut-estre craignez-vous d’affoiblir vostre Empire ?
Vous perdez des Heros quand vous donnez des Rois ;
Mais pour tous vos Etats un LOUIS peut suffire,
 Et vous en avez trois.

[Madrigaux] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 226-230.

Le Madrigal que vous allez lire, a este fait sur le bonheur de l’Espagne, d’avoir un Fils de France pour Roy.

L’Espagne est un Jardin, où plusieurs fleurs d’Autriche
 Ont fleuri depuis deux cens ans ;
 Mais il alloit tomber en friche
  Sans les soins obligeans
De nostre Grand Louis, en presens toujours riche.
De son Jardin il tire un de ses plus beaux Lis,
Et le fait transplanter dans le Jardin d’Espagne.
 Fameux Jardin, le bonheur t’accompagne,
D’avoir reçu ce don de la main de Louis.
Conserve le, ce Lis d’une odeur admirable,
  Et d’un éclat incomparable,
 Dont sortiront mille beaux rejettons ;
Et sçache que le Ciel veut que les Lis Bourbons,
 Dont la vertu fut toûjours sans seconde,
Et dans les jours de guerre, & dans les jours de Paix,
 Brillent & regnent desormais
 Dans les plus beaux Jardins du monde.

Cet autre Madrigal, & le Quatrain qui le suit, sont de Mr Mallement de Messange.

POUR UNE JEUNE
Dame tres-accomplie.

 Le Ciel voulant former vostre merite extrême,
A fait un démeslé de vous avec vous même
Un noble differend par les Dieux ordonné,
Entre l’ame & le corps chez vous se trouve né.
Quelle est l’illustre guerre où chacun d’eux s’enflame ?
C’est qu’en vous à l’envi par de charmans accords,
Le beau corps le dispute aux merveilles de l’ame,
Ainsi que la belle ame aux miracles du corps.

Pour mettre au bas du Portrait de Mr l’Abbé de V **

Toy qui fis ce Portrait dont l’air vivant me touche,
Charmant Pinceau je veux pourtant te quereller,
 D’avoir fait muette une bouche
 Qui sçait si doctement parler.

[Description de l’Empire de l’Opinion, ouvrage fort curieux, & fort applaudi] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 230-256.

Je ne vous préviendray point sur l’Ouvrage que je vous envoye. Son titre seul vous donnera envie de le lire.

DESCRIPTION
de l’Empire d’Opinion.

Quoy que les Geographes Anciens & Modernes ayent voyagé longtemps dans l’Empire que je décris, nul d’eux toutefois ne l’a marqué dans ses Cartes, & n’en a parlé dans sa description du Monde. Cependant je ne croy pas qu’il y en ait un plus étendu, & plus peuplé que celuy là, ny de Roy plus absolu & plus puissant que la Reine qui le gouverne ; car non seulement elle a une infinité de Sujets de tous les Etats du monde, mais même elle commande à une infinité de Rois.

Elle donne des loix par tout, & l’on s’y soumet facilement, en sorte que quelque injustes qu’elles puissent estre, on les défend avec chaleur, comme s’il n’y en avoit point de meilleures à recevoir. On en est même si scrupuleux observateur, que bien loin de les examiner quand on les reçoit, on croit que c’est une œuvre charitable de persuader à d’autres d’y deferer, & l’on fait tout ce qu’on peut pour vaincre la resistance qu’ils y apportent.

Cette Reine, appellée Opinion, est fort ambitieuse ; & quoy qu’il n’y en ait point dans le monde qui ait autant de Sujets qu’elle, elle est neanmoins toujours occupée à s’en faire de nouveaux, à quoy elle réussit merveilleusement ; car elle a quelque beauté, & certains attraits dont l’éclat surprend d’abord les yeux de ses spectateurs. Peu de personnes luy échapent ; on a beau se tenir sur ses gardes, & se préparer à luy résister, on succombe d’ordinaire aussi-tost qu’elle paroist, d’autant plus qu’elle n’est pas seulement forte par elle-même, mais encore par le secours d’une troupe innombrable de Soldats qui soutiennent aveuglement ses interests, tant ils sont persuadez de la justice de la cause qu’ils défendent ; & certes il y a bien de quoy s’étonner qu’estant une Reine mal saine, & d’une foible complexion, elle fasse tant de progrés, & si promptement, & qu’enfin elle conserve si bien ce qu’elle a une fois gagné.

La maladie altere ordinairement la santé. Cependant l’infirmité naturelle de cette Reine ne paroist presque point au dehors, & à moins que d’avoir de bons yeux, on n’y découvre rien. Sa couleur est vive, elle a de l’embonpoint, sa démarche est ferme & hardie, sa voix est forte, son air est fier, & tout ce beau dehors est bien capable de surprendre ; mais au fond c’est une belle malade, qui a cela de particulier, qu’estant presque toûjours malade ; elle se croit toûjours saine.

Dés le premier pas qu’on fait dans son Empire on contracte sa maladie, qui est d’une telle nature qu’elle affoiblit la veuë, & remplit l’esprit d’illusions qui empêchent de voir ce qui est, & font voir ce qui n’est pas. De tous ceux qui voyagent, ou qui s’establissent dans cet Empire, il n’y en a pas un qui avant que d’y entrer ne l’ait pris d’abord pour cet autre Empire si renommé, où si peu de gens mettent le pied, tant il est difficile d’y arriver ; soit à cause de sa situation élevée, soit parce que le chemin qui y conduit est rude.

La Reine qui gouverne ce second Empire, & qu’on nomme Verité, appelle bien à soy tous les hommes pour en faire ses Sujets, & tous les hommes veulent bien aller à elle, comme à la veritable Reine qui doit les commander ; mais en y allant ils prennent le change, & ce malheur vient en partie de ce que ces deux Reines ont quelque ressemblance exterieure, ce qui fait qu’on les regarde de mesme œil ; outre que l’on va dans ces deux Empires par un mesme chemin, qui comme un Trône se divise en plusieurs branches, donc cinq vous conduisent à une Ville, & cinq autres à une autre Ville : mais ces deux Villes sont bien differentes, & comme l’une paroist plus belle, & plus peuplée que l’autre, on ne manque pas d’ordinaire d’y aller loger, & de regarder l’autre comme un mauvais giste, qu’il faut éviter.

Cinq de ces branches ou chemins vont en pente, & sont fort glissans ; on les appelle l’un, chemin de veuë, le second d’oüye, le troisiéme d’odorat, le quatriéme de goust, & le cinquiéme du toucher. Ils conduisent à une Ville appellée Prevention, qui est située en un lieu bas, où l’on descend fort promptement, tant on a peine à se retenir ; & les cinq autres branches qui portent les mesmes noms, vous menent à une autre Ville appellée Suspension, qui est bâtie sur un Roc escarpé, dont la veuë ne plaist guere, & où il est malaisé de monter. Ainsi ne vous estonnez pas si presque tous les Voyageurs entrent dans la premiere Ville, & font peu de cas de la seconde, qui n’est guere peuplée, & où l’on passeroit mal la nuit, quoy qu’elle soit un lieu de repos.

Chacune de ces Villes a cinq Portes où aboutissent ces chemins, dont elles portent aussi le nom. On ne voit que gens entrer dans Prévention, & tres-peu qui en sortent, & quoy que ces Portes soient fort larges, la foule est si grande qu’on se presse en passant. L’on voit mesme une partie du peu de monde qui estoit entré dans Suspension en sortir pour aller loger dans Prévention, où l’on se plaist extremement, tant pour la bonne compagnie qu’on y trouve, que pour la commodité qu’on y ressent. L’on ne vous y gêne point, sinon qu’aprés vous y estre arresté quelque temps, vous recevez ordre de partir & d’aller plus loin. Car le Gouverneur de la Ville craint toûjours que vous ne retourniez sur vos pas ; aussi fait-il faire bonne garde aux Portes pour vous en empescher ; ce n’est pas pourtant que quelqu’un ne luy échape, mais bien rarement.

Au sortir de la Ville l’on s’embarque d’ordinaire sur une grande Riviere, qui à cause de sa rapidité est appellée Torrent, quoy qu’elle coule toûjours également, & c’est le Torrent de la Coustume, si fameux dans les Histoires anciennes & modernes, Il n’est point de peuple au monde qui ne le connoisse, soit pour en avoir oüy parler, ou pour l’avoir veu ; & s’y estre embarqué. Vous ne sçauriez dire le nombre de Vaisseaux qui voguent sur cette Riviere, & encore moins le nombre de gens qui sont dans ces Vaisseaux, où ils s’entretiennent des beautez de l’Empire d’Opinion, & n’ont d’autre desir que d’arriver dans la Ville Capitale. Que si par hazard quelques uns s’arrestent au milieu de la navigation pour prendre terre, & que les autres les voyent tourner leurs pas du costé de Suspension, ils ne manquent pas alors de crier aprés eux de toutes leurs forces pour les faire rentrer dans leurs Vaisseaux, & s’ils n’en peuvent venir à bout, ils ont recours aux huées, aux railleries, & enfin au mépris.

Cette Riviere vous porte en mesme temps dans une vaste Mer qu’on appelle Erreur, qui est couverte de broüillars épais & mal sains, qui empêchent de voir clair. Quoy qu’il en soit pourtant, on ne se repent point d’y estre entré ; car on s’y divertit, chemin faisant, à passer des ombres dont elle abonde, & qu’on trouve de bon goust.

Aprés avoir vogué quelque temps sur cette Mer, on arrive à un certain Port appellé Obstination. De ce Port qui est toujours bien deffendu, s’étend une vaste Plaine, où l’on n’est pas plustost descendu qu’on y est accueilli & caressé d’une infinité de gens qui vous felicitent de vostre arrivée, & vous menent promptement par la main dans la Ville Capitale de la Reine Opinion, qu’on peut dire la plus grande & la plus peuplée Ville du monde.

Elle est divisée en plusieurs quartiers, dont le moindre a bien autant d’étenduë que la grande Ville. Comme les habitans de chaque quartier sont differens de vie & de mœurs, & que les nouveaux venus qui entrent dans cette grande Ville, y trouvent des gens de leur caractere, avant que de s’y établir l’on va rendre ses devoirs à la Reine, qui vous ayant connu dés le premier Entretien qu’elle a avec vous, vous assigne d’abord vostre quartier, avec ordre de vous y arrester pour toute vostre vie ; & d’ordinaire l’on obéit à son commandement, tant par inclination, que par le soin qu’une infinité de personnes prennent de vous affermir dans l’obéissance ; & comme l’on s’y est établi par compagnie, on y vieillit, & on y meurt de même. Aussi-tost donc que la Reine vous a marqué le lieu de vostre demeure on y court à grand pas par un chemin si droit, qu’on ne peut s’égarer.

Estes vous de ces gens, qui estant fous, se croyent sages, vous n’avez qu’à tourner à gauche en sortant du Palais de la Reine, & vous enfilez un grand chemin, battu d’une infinité de personnes qui vont & viennent, & vous entrez ensuite dans le plus grand quartier de la Ville. Là vous avez bien-tost fait connoissance, car c’est le métier des fous d’aimer avant que de connoistre.

Estes-vous de ces ignorans qui croyent avoir de l’esprit, suivez ce même chemin, & vous trouverez vostre quartier, qui est d’une belle étenduë ? C’est une chose admirable de voir combien les gens de ces deux premiers caracteres sont contens d’eux-mêmes. Ils se communiquent incessamment leurs pensées & leurs Ouvrages, en s’applaudissant tour à tour, & ils n’estiment jamais rien que ce qui est de leur caractere ; de sorte qu’il ne feroit pas bon pour des hommes sages & d’esprit de se trouver parmy eux ; car ils ne manqueroient pas d’estre traitez, l’un comme un fou, & l’autre comme un sot ; & en cela les gens sages & les gens d’esprit, ne passent pas si bien leur temps, les uns & les autres trouvant toujours à redire en eux-mêmes.

Estes vous de ces gens delicats sur le point d’honneur, & qui n’estant pas honnestes gens en effet, ne se piquent de rien tant que de le paroistre, faisant en cela consister tout leur honneur, jusque là même qu’un veritablement honneste homme n’est pas plus estimé d’eux, qu’eux mêmes le sont de luy ? Estes vous de ces gens qui estiment ces delicats en honneur, & qui croyent de leur devoir de ne pas s’informer s’ils sont honnestes gens, mais de voir seulement s’ils le paroissent aux yeux du monde, & qui sur une foible apparence fondent toutes les loüanges qu’ils leur donnent mal à propos, & dont ils les ennuyent, si-bien que la teste leur tournant, ils ne peuvent jamais se connoistre ? Allez, vostre quartier n’est pas loin, & vous y trouverez aussi bonne compagnie.

Estes vous de ces gens qui ne mettent le veritable bonheur que dans les richesses, quoy qu’il soit certain qu’on ne les acquiert qu’avec peine ? qu’on ne les conserve qu’avec inquietude, & qu’on ne les perd qu’avec douleur ? Estimez vous si fort ces richesses, & tout leur éclat que rien ne vous plaise, quelque bon qu’il soit, s’il ne sort de la bouche d’un homme riche, qui est d’autant plus à plaindre avec son bien, qu’il ne luy sert souvent qu’à le rendre plus ridicule ; & enfin un asne doré vous ébloüit il si fort, que vous ne puissiez le croire beste, jusque là même qu’un honneste homme soit une beste, s’il n’est doré ; comme si ce qui n’est point de l’essence de l’homme, & qui luy est exterieur, devoit faire son merite ? Si vous estes de ces gens, il y a un quartier pour vous.

Faites-vous consister la vertu dans la noblesse du Sang, & dans une longue suite d’illustres Ayeux, dont le Sang neanmoins s’est corrompu en vous, au lieu d’établir la noblesse dans la vertu, qui en est l’origine ? Croyez-vous que pour avoir du merite il suffit d’estre noble, & que cette qualité, sur laquelle vous vous reposez, soit capable d’imposer à tous les hommes, jusqu’à leur faire préferer la noblesse à la vertu ? Pensez-vous bien que tant qu’on est noble, on est honneste homme, & qu’on ne sçauroit presque passer pour honneste homme, si l’on n’est marqué à ce coin des nobles, comme si le merite estoit inseparable de la noblesse ? Allez, vous trouverez un grand quartier bien peuplé, où c’est une grande risée de voir des nobles veritablement roturiers s’applaudir seuls, en méprisant des roturiers veritablement nobles.

Enfin, comme il y a au monde une infinité de gens de divers caracteres, entestez des faux charmes de la Reine Opinion, il y a aussi dans cette grande Ville des quartiers pour eux, où bienheureux qui ne logea jamais. Mais helas ! qu’il y en a peu qui s’efforcent de s’établir dans l’Empire de la Reine Verité, seule Reine digne de nostre cœur, de nostre esprit & de nos soins. On s’en est toujours plaint, on s’en plaindra toujours, & le regne de l’Opinion, qui est de tous les Siecles passez, ne finira qu’avec le monde ; mais aussi la Verité ne finira jamais.

Le Pecheur converti §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 272-275.

Quand on a une fois donné des Bouts-rimez à remplir, il s’en fait un si grand nombre, qu’aprés une certaine quantité, je suis obligé de ne vous en plus envoyer, parce que je ne cesserois point d’en recevoir. Ainsi j’avois resolu de ne vous en plus envoyer sur ses Rimes de Portique & de Falbala ; mais j’ay cru que vous seriez bien aise de voir comment ces Rimes s’appliquent avec sujet de devotion. La lecture du Sonnet qui suit vous l’apprendra. Il est de celuy qui dans mes Lettres prend le nom de Tamiriste.

LE PECHEUR
CONVERTI.

Que je suis rebuté du Cercle & du Portique !
Je ne sçaurois souffrir l’ombre d’un Falbala
J’ay quitté pour jamais Mitridate, Attila,
Au Parnasse je suis une franche Bourique.
Mon Auteur le plus cher est le fils de Monique
La grace que jadis dans ses veines Coula
Ne risque point chez moy de craindre le Hola,
Et pour planter la Foy j’irois au Pole Arctique.
***
Mes amis que ce zele a rendus bien Camus
Disent que pour le Ciel j’ai mon Commitimus,
Mais, méprisant leurs traits, je suis ma Synderése.
***
Et reglant mes devoirs au seul coup du Marteau
Priant ou meditant sur un Paul Veronese
D’un avenir heureux j’espere le Chanteau.

[Paroles pour mettre en Air] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 275-277.

Vous m’avez mandé que vos Amis souhaittoient d’avoir des paroles pour les faire mettre en air. Voicy deux petits Ouvrages de Monsieur Alison, que je croy fort propre pour cela.

À MONSIEUR DE ***

Vous estes jeune, belle & sage,
 Tout plait en vous, Iris, tout charme, tout engage,
Il n’est rien qui ne cede à vos divins appas ;
Et vous me demandez d’où me vient ma tristesse.
C’est que mon cœur, Iris, brûle pour vous sans cesse
D’un feu qu’encor vous ne connoissez pas.

POUR UNE CHANSON.

 Sombres deserts qui cachez ma tristesse,
Si je pouvois dans vos détours secrets
Perdre le souvenir des maux qu’Amour ma faits,
Je ne troublerois pas, comme je fais sans cesse,
Vostre tranquille paix.
***
 Mais, helas ! pour guerir de l’ardeur qui me presse,
L’insensible Philis a pour moy trop d’attraits,
Et mon cœur a trop de foiblesse.

Vœux pour le beau temps §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 277-279.

Les Vers suivans sont de Monsieur Bon Officier de l’Election de Rhetel. Ils ont esté faits sur l’air de la Loure de l’Opera d’Hesione.

VŒUX POUR
LE BEAU TEMPS.

Aimable Printems,
 Qui nais tous les ans,
Saison la plus belle
Qui renouvelle
Nos plaisirs charmans ;
Par ta verdure
Rens a la Nature
Tous ses agrémens.
Helas ! doux Zephirs,
Le froid regne encore
Venez avec Flore
Combler nos desirs.
Flambeau des Cieux
Ranime en tous lieux
Ta chaleur naissante,
Et que tout ressente
Tes dons précieux ;
Et toy Berger
D’une ame constante
Songe à t’engager.

[Plainte sur la mort de quelques Oiseaux] §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 279-281.

Comme vous aymez les Oiseaux, vous comprendrez aisément le chagrin qu’à causé une Foüine à la personne qui a fait les plaintes que vous allez lire.

Pleurez, pleurez mes yeux, & fondez-vous en eau,
La beste impitoyable a mis dans le tombeau
Mes chers petits Oiseaux, dont le tendre ramage
Enchantoit tout le voisinage :
Leurs agreables sons, & leurs accens divers
Surpassoient les plus beaux concerts.
Ils sçavoient dissiper par leur douce harmonie
La plus noire melancolie.
Ils adoucissoient les rigueurs,
Que l’amour quelquefois exerce sur les cœurs.
Quoi, ne pourrai-je plus vous prouver ma tendresse,
Sans cesse vous rendant caresse pour caresse ?
Non, car vous n’estes plus, chers petits animaux
Objets de mes plaisirs, remedes à mes maux
O sort trop rigoureux ! aprés ce coup terrible
Je renonce aux Oiseaux, leur perte est trop sensible.

À Mr le Duc de Beauvilliers, Grand d’Espagne. Madrigal §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 301-303.

Les Vers suivant sont de Mr de Villemont.

À MONSIEUR
LE DUC
DE BEAUVILLIERS
GRAND D’ESPAGNE.
MADRIGAL.

Chef du Conseil Royal & Ministre d’Etat,
Cordon-bleu, Duc & Pair, & chery de son Prince,
Gouverneur de ses Fils, ainsi que de Province,
De Louis seul tu tiens tout cet auguste éclat.
 Le merite qui t’accompagne
T’a fait aussi nommer depuis peu Grand d’Espagne
Par un jeune Heros tout aimable & parfait.
Son grand cœur animé par la reconnoissance
 Accorde ce nouveau bienfait
Aux soins que ta sagesse a pris de son enfance.
Voicy sur ce sujet enfin ce que je pense.
Ces deux Rois ont entr’eux à l’envi combatu
 À qui pourroit te mieux combler de gloire
Pour immortaliser ton nom & ta vertu
Dans le cours glorieux de leur brillante Histoire.

[Mort de Mademoiselle de Scudéry]* §

Mercure galant, mai 1701 [première partie] [tome 6], p. 335-340.

Le second jour de ce mois mourut une Fille illustre, dont la memoire ne mourra jamais. Elle estoit connuë de tout le monde sous le nom de la seconde Sapho, fort égale à la premiere pour la beauté de l’esprit, mais en même temps fort superieure pour la pureté des mœurs. Vous voyez bien que je parle de Mademoiselle de Scuderi, si celebre & si estimée dans toute l’Europe. Elle estoit âgée de quatre-vingt-quinze ans, & dans un âge si avancé elle répondoit encore avec beaucoup de feu en Vers & en Prose, à tous ceux qui entretenoient commerce avec elle. Son merite luy avoit acquis quantité d’Amis, & le Roy l’avoit honorée d’une pension. Ses Livres, qu’on a lûs avec tant d’empressement, & qui ont esté traduits en diverses Langues, doivent estre regardez bien moins comme des Romans, que comme des Poëmes Epiques en Prose, s’il est permis de parler ainsi. Ce sont des Histoires veritables sous des noms cachez, & si l’on examine l’Artamene ou le Grand Cyrus. On y trouvera toute la vie de feu Monsieur le Prince. Il y a de mesme une Clef dans le grand Ouvrage qui a pour Titre, Clelie. Il renferme quantité de traits qui ont rapport à tout ce qu’il y avoit alors d’illustre & de distingué en France dans l’un & dans l’autre sexe. Rien n’est plus utile pour bien apprendre le monde que les conversations dont cet Ouvrage est rempli. Loin d’avoir rien qui corompe, non plus que le Grand Cyrus, ce qui est imputé aux Romans, tout y est conforme aux bonnes mœurs, & la vertu y brille dans un si haut point, qu’on l’y trouve comme impraticable, tant elle y paroist rigide. Si ceux qui ont lû ces beaux Ouvrages les ont regardez du bon costé, ils doivent en avoir tiré beaucoup de profit. Ils ont paru sous le nom de Mr de Scuderi son frere, mort Gouverneur de Nostre-Dame de la Garde, proche de Marseille, qui a donné au public seize pieces de Theatre, entre autres l’Amour tyranique, si vantée par feu Mr Sarrasin ; mais le stile de l’Almahide, qui est veritablement de luy, est si different du stile aisé de Cirus & de Clelie, qu’il est facile de connoistre que ces trois Ouvrages n’ont pû partir de la mesme plume. Mademoiselle de Scudery en a fait encore plusieurs autres, comme des Entretiens sur differentes matieres, & la Promenade de Versailles, & tous ont esté tres-approuvez. Elle estoit constante & fidelle Amie, mesme au préjudice de ses interests ; & quoy qu’elle eust tout l’esprit qu’on peut avoir cet avantage estoit égalé par la bonté de son cœur, & par la droiture de ses sentimens. On l’avoit mise de toutes les Academies où les femmes sont receues, & tous ceux qui ont un peu de nom dans le monde se faisoient une gloire d’en estre connus. Elle estoit d’une Maison noble & ancienne.