1702

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7].

2017
Source : Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7]. §

[Traductions des Vers latins du Pere d’Augieres Jesuite sur la Statuë Equestre du Roy que la Ville de Lion à fait faire] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 5-11.

La Ville de Lyon Capitale du Lyonnois, & si renommée par toute l’Europe, a crû qu’elle ne pouvoit mieux marquer le zele qu’elle a pour son Auguste Souverain qu’en luy faisant élever une Statuë Equestre qui doit estre placée dans peu de temps, & qui sera un des plus beaux ornemens de cette superbe Ville. Le Pere d’Augieres, Jesuite, & Recteur de la Maison de Saint Joseph a fait de fort beaux Vers Latins sur cette Statuë, & je vous en envoye la traduction. Elle est d’un homme d’un merite distingué, & qu’on peut appeller avec raison, Favory des Muses.

Tel estoit ce Heros, quand seul par sa valeur
D’un torrent d’Ennemis arrestant la fureur
Il offroit ses exploits & leurs illustres marques
A celuy par qui seul triomphent les Monarques.
***
Tel encore aujourd’huy par de nouveaux Combats,
De son Auguste Fils il deffend les Etats.
Dans ses jaloux transports l’Aigle en est confonduë,
Et voit en fremissant son attente déchuë,
Avec elle fremit le Batave & l’Anglois
Mais que peut leur couroux méprisé tant de fois,
***
Ce superbe animal plein d’un noble courage
Ne semble respirer que sang & que carnage ;
Louis sous ses lauriers ne semble par ses traits
Que respirer l’amour d’une éternelle Paix.
***
De ce Sceptre qu’il tient, non moins qu’avec la Foudre,
Il mettra, s’il le faut, les fiers Titans en poudre ;
Il en fera l’appuy des Autels ébranlez ;
A ses yeux tomberont les monstres accablez,
Tant que prés de ses murs cette fameuse Ville
Verra joindre le Rhône à la Sône tranquille.

Voicy une autre Traduction des Vers du Pere d’Augieres. On se fait souvent un plaisir de voir quelle est la difference des genies sur une même matiere.

Tel a paruLouis, quand au deluge horrible
De cent Peuples liguez, qu’on vit fondre sur luy,
Pour vaincre il n’opposoit que son bras invincible,
Du Trône & de l’Eglise unique & ferme appuy.
***
Tel encor à nos yeux, il paroist aujourd’huy,
Quand pour son Petit-Fils son courage s’explique,
Et que du sage Ibere affermissant le choix,
Il enleve la proye à l’Aigle famelique ;
Laissant dans le sang froid d’un dédain heroïque,
Menacer le Batave & murmurer l’Anglois.
***
Voyez-vous ce Cheval frapper du pied la terre,
S’applaudir de sa charge, & respirer la guerre !
Mais l’Art, qui du Heros nous presente les traits,
Sur ce Bronze a gravé son amour pour la Paix.
***
Au milieu des lauriers moissonnez par ses armes,
On connoist que l’Olive a pour luy plus de charmes :
Et l’air doux qui tempere icy sa majesté,
Y laisse au seul métal toute la dureté.
***
Le Sceptre qui sied bien à cette main royale
Comme un foudre aux Titans porte des coups mortels,
Mais il sert à son tour de soutien aux Autels.
***
Aux Monstres, à jamais cette image fatale
Triomphera du Temps qui triomphe de tout.
Des Peuples reverée on la verra debout,
Tant qu’on verra couler dans le rapide Rhône
Les paresseuses eaux de la dormante Sône.

[Exemple de pieté données dans le Dioceze d’Agen] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 12-46.

Ce qui s’est passé dans le Diocese d’Agen a quelque chose de si singulier, de si édifiant, de si nouveau, & de si pieux, qu’il merite d’être sçeu de toute la terre, rien n’estant plus capable de produire de bons effets que les bons exemples. Jamais on n’a parlé d’une pieté si fervente ny de tant de dépense charitable, puisqu’on n’a point vû jusques icy des milliers d’hommes deffrayez par de simples particuliers, & tout cela par de purs motifs de Religion, & de charité. Ce qu’il y a de surprenant c’est que le Diocese en general, a fait voir un zele également ardent, & empressé. Enfin jamais il ne fut une si grande union de plusieurs parties differentes, pour travailler à s’attirer les graces du Ciel, sans épargner ny fatigues reïterées ny profusions considerables. Je croy que vous aurez beaucoup de plaisir à voir dans la lettre suivante les Saints Spectacles par lesquels les Peuples du Diocese que je viens de vous nommer, se sont édifiez les uns les autres & ont édifié les Etrangers & les nouveaux Convertis qui en ont esté touchez de bonne foy, & en ont donné des marques, aussi bien que ceux qui ne sont pas encore tout à fait dans la bonne voye, où ces grands exemples de Pieté ont fait entrer quelques uns.

A MONSIEUR. ***

Je suis ravy, Monsieur, de vous satisfaire sur la priere que vous m’avez faite par vôtre lettre du 15. May, touchant la Relation que vous me demandez de la maniere aussi édifiante qu’autentique avec laquelle les Diocesains de l’Evêché d’Agen sont venus gagner le Jubilé de l’année Sainte dans cette Ville. Pour vous en donner une parfaite idée, il faut vous dire que cet Evêché est composé de cinq cens bonnes Parroisses sans compter un bon nombre d’Annexes dont tous les Curez sont recommendables par leur pieté & par leur Doctrine & de vingt cinq ou trente Villes du troisiéme rang assez considerables.

Mr l’Evêque d’Agen n’eut pas plutost reçu le Bref de Nôtre Saint Pere le Pape & determiné le temps conjointement avec les venerables Chanoines & Chapitre de la Cathedrale pour faire cette grande œuvre, qu’il y ajouta son Mandement, où il paroist comme dans tout ce qu’il fait, une prudence consommée, un zele infatigable, & une parfaite érudition. Il ordonna par ce Mandement que le Jubilé se gagneroit dans la Ville d’Agen à l’instar de celuy de Rome, par la visite des quatres Eglises Paroissiales plus ou moins reiterée, suivant l’éloignement où la proximité des Paroisses, pendant l’espace de deux mois qui devoient commencer le premier Avril, & finir le second de Juin.

La proclamation faite du Bref & du Mandement au Prosne de la Messe, dans toutes les Villes, & dans les Paroisses de Campagne, les Habitans des lieux & des Paroisses marquerent tant d’ardeur, qu’ils allerent en foule avec un zele incroyable prier leurs Pasteurs d’avoir la bonté de les conduire à cette sainte action, & de les instruire, pour en retirer tout l’avantage & tout le fruit, ce que ces bons Pasteurs executérent à la premiere Feste dans la Predication pleine de pieté qu’ils leur firent, & donnerent un temps favorable pour s’y preparer, offrant même & donnant en effet dequoy subvenir aux dépenses à ceux qui en avoient besoin, car vous serez bien surpris de l’ardente charité avec laquelle les Habitans d’Agen ont reçu & traité ces Habitans de Campagne.

Comme le Bref & le Mandement portoient que les Confreries pouroient gagner le Jubilé en Procession, par deux visites pour ceux qui estoient éloignez d’Agen de trois lieuës & au delà, par trois visites pour ceux qui estoient à deux lieuës, par quatre pour pour ceux qui estoient à une lieuë, il a esté facile à toutes les Paroisses de le gagner en Processions parceque la Confrairie du Saint Sacrement auquel tout le Diocese a une particuliere devotion, est établie dans toutes les Villes & Paroisses. Dans le peu de temps que les Pasteurs, ce qui est extraordinaire, donnerent à leurs Paroissiens, ils agirent avec tant d’empressement & de diligence, que dans moins de huit ou dix jours, la pluspart des filles & des Femmes s’habillerent de blanc, firent travailler à des Drapeaux blancs, & à des Banieres de soye, ou l’on fit peindre l’Image de la Vierge ou du Saint Sacrement. Les Marguilliers ou les Communautez firent aussi travailler à des Drapeaux de soye brochez d’or, avec des crêpines de mesme où on a mis les armes des Seigneurs, de fin or en relief. Les uns en avoient quatre, six, huit, dix, avec plusieurs Bannieres de la même étoffe, chacun s’acheta dans les Villes les plus voisines des Cierges d’une grandeur qui pust suffire pour leur Pelerinage ; il y a de ces Drapeaux qui ont coûté jusques à deux cens cinquante livres, comme celuy de Villeneuve, & celuy du Duché d’Aiguillon, où brilloient encore les armes de Mr le Duc de Richelieu. Les armes estoient d’un prix égal ou moindre, selon la commodité des Villes & des lieux.

Le jour du départ estant venu, chaque Paroisse se disposoit à cette sainte action par la Messe du Saint Esprit, qu’on celebroit à la petite pointe du jour, laquelle finie les Dames & les Demoiselles, & les Filles de qualité commençoient la marche, avec une Croix enrichie & ornée de ce qu’elles avoient de plus precieux, couverte d’un grand voile de soye, avec une crêpine d’or ou d’argent, soutenu par deux Demoiselles les plus qualifiées, marchans nuds pieds, aussi bien que celle qui portoit la Croix, & chantoient les Litanies de la sainte Vierge. Aprés celles-ci suivoit la Croix des Artisanes & des Paysanes, qui n’estant pas de la même richesse, avoit beaucoup de propreté, couverte d’un voile au dessus de la plus fine toile, embellie de Reliquaires, & de beaucoup de rubans, même à fond d’or & d’argent, portée par la plus remarquable, nuds pieds les coins soutenus par deux Artisanes, les autres chantant des Cantiques fort devots, marchant deux à deux, ou quatre à quatre, suivant le nombre de ceux qui composoient la Procession. Immediatement apres paroissoit la Croix de la Paroisse portée par le Seigneur du lieu, ou par le plus qualifié, teste découverte & nuds pieds, precedé par un ou plusieurs Drapeaux, comme je vous les ay ci devant décrits, portez avec beaucoup de pieté par d’autres Gentilshommes. La marche estoit formée par le Curé & par ses Prestres en chape, un Cierge allumé à la main, les Seigneurs & les Gentilshommes se faisant une gloire de chanter les Litanies des Saints, avec une édification generale.

Le tout ainsi ordonné, on continuoit la marche jusque dans Agen, observant fort regulierement le bon ordre & le rang dans toute la Campagne. Les uns partoient de dix à douze lieuës & au dessous, & de differens endroits ; de sorte que la Campagne, les plaines, les valons, les montagnes retentissoient de chants d’allegresse, d’hymnes, & de cantiques à la loüange du Seigneur, & à la gloire de la Religion. On a vû même que toutes les Paroisses d’un Archiprestre, se joignoient ensemble avec leurs Croix, leurs Drapeaux, & leurs Bannieres, & où il y avoit un si grand nombre de Fidelles que leur marche occupoit un quart de lieuë de terrain. Vous auriez dit à les voir que c’estoit une Armée qui marchoit en bataille, par l’effet éclatant que faisoient ces Croix, ces Drapeaux, & ces Bannieres de differentes couleurs.

Ces Processions ainsi établies arrivoient dans la Ville dans cet ordre merveilleux, les femmes tellement voilées qu’on ne voyoit le visage d’aucune, marchant en un silence édifiant, & d’une modestie Angelique, entre lesquels Madame la Comtesse de Fumel donna des marques d’une singuliere pieté & d’une dévotion parfaite, tous les hommes chapeau bas Cierge allumé, ce qui tiroit les larmes des yeux de tous les habitans qui se trouvoient pour les voir passer, de sorte que nous pouvons dire que nous avons veu la Religion dans tout son éclat & dans son triomphe, j’ajouteray que les fatigues & les peines d’un long voyage, à pied, que tant de gens de Qualité ont voulu faire ont si fort touché nos freres les nouveaux Convertis, qui habitent plusieurs Villes de ce Diocese, où les Procession parties de plus loin estoient obligées de s’arrêter & de coucher, qu’ils ont exercé envers nos fidelles avec beaucoup de bonté & de complaisance le droit de l’Hospitalité & de la charité, les ayant reçeus & traitez chez eux fort humainement, leur fournissant le logement, pain, vin, & viande gratis, & sans nulle sorte de payement, & les gens de Qualité parmy eux s’empressoient d’avoir chez eux un ou plusieurs Prestres qu’ils honoroient comme le Messie. Les Villes qui se sont le plus signalées par ces bons traitemens sont, Clairac & Tonneins, de qui en apparence on ne devoit pas attendre ce bon accuëil ; cependant on n’a jamais veu tant de cordialité.

Ce qui parut de beau & de grand c’est que ny l’empressement que marquerent les habitans d’Agen, ny les acclamations mille fois reïterées, ny les louanges qu’on donnoit, soit à l’ardeur & au zele avec lequel ces Processions faisoient leurs Stations, ne leur firent rien perdre de leur bonne contenance, ne diminuerent rien de leur pieté, ny de leur modestie, & la grande foule des spectateurs ne leur causa pas un moment de distraction. Il n’y avoit rien de si édifiant que de voir ces Dames qui ayant quitté tout ce qui tient du faste & de la pompe, simplement habillées marchoient d’un esprit recueilly, & édifioient tout le monde par leur modestie.

Il arriva cependant, & cela fit quelque peine que ces bonnes gens fatiguez d’une marche longue & penible tomberent dans des deffaillances d’où ils ne seroient peut estre pas revenus, si plusieurs des Chanoines de la Cathedrale par où on commençoit les Stations, qui sont des hommes de qualité & de distinction, mais encore plus recomandables pour la grande charité qu’ils ont exercée, n’avoient fait preparer de bonnes liqueurs pour les faire revenir de leurs pamoison. Ils prenoient la peine de les distribuer eux mêmes à tous ceux qui se trouvoient mal, & faisoient porter les plus foibles chez eux, où ils trouvoient toute sorte de soulagement.

C’est en cecy que la Ville d’Agen s’est acquis une gloire immortelle ; c’est en cecy qu’elle a fait revivre la charité des Chrestiens de la primitive Eglise. Toutes les commoditez & tous les biens y ont esté communs. On a fait paroistre dans son entier toutes les marques d’affection de l’ancienne fraternité chretienne, & ce qui est surprenant il y a eu plusieurs fois icy jusques à vingt & à trente mille personnes, dont les Auberges n’auroient pû loger le quart. Cependant il ne s’est trouvé personne qui n’ait esté reçû, logé, noury, sans qu’on exigeast aucun payement. On les regardoit commes ses propres freres, & comme les membres d’un même corps, quorum caput Christus. Tout ce qu’il y a dans Agen de gens de qualité de l’un & de l’autre Sexe, se rendoient à l’Eglise où finissoient les Stations, & tres-souvent à neuf & dix heures de nuit, faisant porter des flambeaux par leurs domestiques pour aller prendre de ces bonnes gens, le nombre pour lequel ils avoient preparé le souper, & qu’ils pouvoient loger commodement, jusques à détendre leurs tapisseries de leurs sales & de leurs chambres, aprés avoir occupé tous leurs lits. Les Bourgeois & les Artisans en faisoient de même chacun suivant ses commoditez. Les Chanoines même en prenoient chez eux jusques à trente, quarante, & mesme jusques à cent & ne les laissoient manquer de rien. Ces bons traitemens consoloient beaucoup ces bons Pelerins qui se sentoient d’abord refaits de leur lassitude & des défaillances que leur avoit causé le grand chaud qu’il a fait durant ce temps là. La même charité continuoit pendant le sejour, dans lequel on faisoit sa devotion dans les quatre Eglises paroissiales dans lesquels la vigilence Pastorale de Mr l’Evêque avoit étably un grand nombre de Confesseurs.

Je vous ay dit que les nouveaux Convertis avoient esté touchez de la ferveur de nos Catholiques. Ils le furent si tellement que ceux de Tonnens, de Bas ne firent pas difficulté de suivre Mr le Comte de la Vauguion leur Seigneur connû par son merite personnel, par sa haute qualité, par son zele pour la Religion, qui voulut venir avec le Curé de cette Paroisse & les Religieux du tiers Ordre dont il est fondateur, sans distinction de rang ny d’équipages. Une bonne partie de ceux de Clairac, Sainte Foy, Pumirol, & autres suivirent leurs Curez & firent leurs Stations. On a fait paroistre tant d’édification, tant de sagesse, tant de ferveur & de zele que Mr l’Evéque de Lectoure se trouvant en visite chez Mr nôtre Evêque, voulut bien voir passer plusieurs de ces Processions entre-autres celle de la Ville de Marmande, composée de quatre ou cinq mille personnes, l’une des plus propres & des mieux ordonnées par la quantité de ses embelissemens & par le grand nombre de la Compagnie des Penitens bleux qui estoient tous pieds nuds d’une regularité & d’une modestie charmante. Cet illustre Prelat ne put s’empêcher d’en verser des larmes de joye. Celle de Villeneuve, d’Aiguillon, du Port sainte Marie, se sont fort distinguées, & il a paru dans toutes les autres, tout ce qu’on devoit attendre de gens pleins de foy & d’amour pour leur Religion.

Comme il n’y a point de Ville dans le Diocese où il n’y ait une ou deux compagnies de Penitens ou plusieurs Ordres de Religieux, c’est ce qui a augmenté beaucoup le nombre des Processions qui dans leur marche & dans leurs Stations, ont fait paroistre avec beaucoup d’exemple, qu’ils ont sçeu trouver dans leur vie retirée & religieuse, l’estat de la perfection Evangelique qu’ils cherchent avec tant de peine, & d’austerité. Ils estoient suivis d’un grand nombre de Peuple de toutes qualitez, qui marquoient avoir beaucoup profité de leur bon exemple, & c’est ce qui a fait durer ces saints Pelerinages l’espace d’un mois & demy. Quoy qu’il n’y eust point de jour où il ne se trouvast dans Agen huit ou dix mille personnes étrangeres (c’estoit là la moindre foule) les Habitans ne se sont ny lassez de servir, de caresser, de soulager, de loger, & de nourir les derniers de même que les premiers, il est certain que leur charité augmentoit à mesure que le nombre estoit plus grand, & que cette sainte pratique duroit plus longtemps. Je croy que je vous en ay dit assez pour vous pouvoir faire juger sainement du zele & de la ferveur des uns & de la charité des autres.

Je ne vous avois pas dit que ces devots Etrangers qui se trouverent icy en grand nombre dans le temps que les Processions les plus majestueuses faisoient leurs Stations, furent extremement & agreablement surpris de voir tout-à-coup paroistre la Procession de la Congregation de la sainte Vierge, faite par les Ecoliers de cette Ville & du College des Peres Jesuites qui estoient bien au nombre de six cens. Ils commencerent aprés huit jours d’une retraite fort reguliere par les soins & le zele du Pere Verdilhac, Prefet du College qui préchoit trois fois par jour avec beaucoup d’onction pour les preparer à gagner le Jubilé.

Ces Estrangers remarquerent qu’ils n’estoient pas les seuls qui s’estoient acquitez dignement de leur devoir. On voyoit d’abord paroistre une tres belle croix d’argent & des plus belles qu’on puisse voir, qui est la croix de cette maison portée par un Prestre, deux Acolites au côté portant un flambeau d’argent de prix, chacun accompagné de vingt-quatre surplis, ensuite les Ecoliers, Classe par Classe, observant régulierement leur rang, le cierge en main le moindre d’une livre, surprenant tous le monde par une agréable & sainte modestie, chantant les Litanies de la Sainte Vierge en trois chœurs en faux-bourdon, si régulierement & si mélodieusement, quoy que ce ne fussent que des Ecoliers que cela valoit autant qu’une bonne Musique. Leurs Parens qui se trouvoient toujours sur leur route versoient des larmes qui faisoient connoistre leur extreme satisfaction.

Ces bons Pelerins en furent tellement touchez, qu’ils les precedoient par tout dans le jour de leur sejour, pour en voir le bon ordre, & pour entendre la mélodie de leur chant. La marche estoit fermée par le Pere Lamy, Professeur de Philosophie & Directeur de cette Congregation, portant l’Image de la Sainte Vierge, avec tant de devotion, de modestie, & d’édification, qu’il attiroit sur luy les yeux de tous les spectateurs ; il estoit precedé aussi d’un grand nombre de surplis. Je suis vostre &c.

[Réjouissances faites au Couvent de Belle Chasse] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 96-101.

Le 7, du mois passé, les Dames Religieuses de Bellechasse, Faubourg Saint Germain, firent une Feste solemnelle pour rendre graces à Dieu de ce que Madame leur Abbesse estoit parvenuë à sa cinquantiéme année de Profession. Le jour precedent on sonna les Cloches & le lendemain elles Communierent toutes de la main de Mr l’Evêque de Condom. Ensuite on chanta le Te Deum avec une excellente Musique. La grande Messe fut celebrée Pontificalement par Mr l’Evêque de Quebec, avec la même Musique, des violons, des flutes & l’Orgue. L’Eglise étant parée des plus beaux ornemens. On chanta Vêpres de la même sorte. Le Salut suivit & finit par la Benediction que donna le même Evêque. Madame l’Abbesse de Bellechasse meritoit bien ce qu’on fit pour elle. Jamais Mere ne fut si bonne à ses Enfans, & jamais Sœur ne vécut avec plus de cordialité avec ses Sœurs. Elle leur donne l’exemple, se trouve la premiere à tous les Offices & veut servir les malades, au chevet du lit desquelles on la voit à tout moment pour les consoler & pour faire qu’elles ne manquent de rien. On luy avoit élevé des manieres de Trône dans tous les lieux où elle devoit estre, & elle les fit ôter aussi tost qu’elle le sçût. Au sortir de de la Messe, toutes les Religieuses allerent luy baiser la main en faisant des vœux ardens pour sa conservation, chacune d’elles mit un présent à ses pieds, & comme elles sont plus de soixante, tous ces présens qui estoient dignes de luy estre offerts, faisoient un spectacle assez agreable. Elle n’en voulut point recevoir des Pensionnaires. Le lendemain elle les regala toutes, & le Café, le Chocolat, & d’autres liqueurs ne furent point épargnées en ce repas. Le troisiéme jour, la Celletiere en son particulier luy fit un veritable festin, tant il estoit magnifique. Tout ce qu’on avoit pû trouver de plus délicat & de meilleur y fut servy avec des entremets d’un fort bon goust. Le Dessert estoit de plus de cinquante Corbeilles, Plats ou Assiettes, & ces Corbeilles ainsi que les Tables estoient entourées de fleurs. La Communauté fut regalée à proportion, & chaque Religieuse eut sujet d’estre contente. Elles eurent la permission de parler, quoy que l’on ne rompe point le silence au Refectoire ; mais elles n’userent de cette liberté que pour loüer Dieu, & pour souhaiter encore de longues années à leur digne Abbesse.

Epitre en Chansons, sur l'air, Ah, petite Brunette, à mademoiselle de G. §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 101-109.

L’Epitre que vous allez lire est de Mademoiselle l’Heritier. Il ne faut rien ajouter à son nom pour vous faire attendre quelque chose d’agréable. Il est parlé des Chansons qui composent cette Epître dans les Ouvrages que je vous ay donnez d’elle dans mes deux dernieres Lettres.

EPITRE EN CHANSONS,
Sur l’air, Ah, petite Brunette.
A MADEMOISELLE DE G.

Jeune & belle G……y
Vostre lettre obligeante
A rendu mon cœur ravy.
Ah vous estes éloquente !
Tout autant que charmante
Je le vois aujourd’huy.
***
Dans les lieux pleins d’appas,
Où j’ay le bonheur d’estre
Si le sort portoit vos pas
Dés qu’on vous verroit paroistre
Iris, vous feriez naistre,
Un gracieux fracas.
***
Je suis dans un sejour
Champestre & magnifique
C’est une charmante Cour
C’est un Desert aquatique ;
Le pompeux, le rustique,
S’y trouvent tour à tout.
***
Sur les bords du M……in
Une grande Princesse
Dont le discernement fin
Egale la politesse,
Se fait par sa sagesse
Un tranquille destin.
***
Dans son riche Palais
Ses Dames engageantes
Par leur air, & par leurs traits
Se montrent toutes charmantes.
Ah qu’elles sont touchantes !
Par leurs divers attraits !
***
Prodiguant les douceurs
Des plaisirs du Parnasse
Minerve & les doctes Sœurs
Toujours icy trouvent place
La Princesse avec grace
Sçait les combler d’honneurs.
***
De cette belle Cour
On a fermé l’entrée
A ce Dieu qu’on nomme Amour,
Qui rend une ame égarée,
Et comme au temps d’Astrée
On file nuit & jour.
***
Au pays de Forests
Les Celadons fidelles
De l’Amour sentoient les traits
En constantes Tourterelles,
Sans que Bergers ny Belles
Fussent contens jamais.
***
Qu’est ce donc aujourd’huy,
Où certaine influence
Laisse l’Amour sans appuy
Victime de l’inconstance.
L’aimable Indifference
Seule exempte d’ennuy.
***
On n’a que du chagrin
En filant sa tendresse.
Au lieu qu’en filant du lin
Comme on fait chez la Princesse,
On bannit la tristesse
D’un rigoureux destin.
***
Un amusant travail,
Quoy qu’il n’occupe guere,
Est un grand épouventail
Pour le marmot de Cithere,
Il s’enfuit vers sa mere
Avec son attirail.
***
Pleurant sous son bandeau
La paix des cœurs tranquilles,
L’Amour qui sur ce Chasteau
Voit ses efforts inutiles
Fait agir sur les Villes
Ses traits & son flambeau.
***
On dit que dans Paris
Il fait de grand ravages.
De jeunes cœurs y sont pris
Par ses séduisans hommages
Et causent des orages
A Meres & Maris.
***
Pendant ce Carnaval
Une jeune Coquette,
Dans certain celebre Bal
Galoppa tant de fleurette,
Qu’elle y fit même emplette
D’un soupirant bannal.
***
Ah Ciel ! peut-on aimer.
Un Amant méprisable
Toujours prest à s’enflamer
Pour l’objet le moins aimable
Et qui toujours à table
En buvant croit charmer ?
***
Rien ne nourrit les feux
En Coquette tendresse.
Cœur dont on previent les vœux
Cherit fort peu sa Maitresse.
Meprisant sa foiblesse
Il rompt bien-tost ses nœuds.
***
Vous quand vos yeux charmans
Iris causent des flâmes,
Vos vertus de vos Amans
Captivent aussi les ames.
Rien n’orne tant les Dames
Que les grands sentimens.
***
Mais les fades Blondins
Sçavent peu les connoistre,
Ils ont de pareils destins
Dans le cœur d’un petit-Maistre,
Et font tost disparoistre
Tous les amours badins.
***
Ces amours font pitié,
Meprisons leur folie,
Livrons nous à l’amitié.
Ah ! qu’elle est digne d’envie,
Avec elle la vie
Plaist plus de la moitié.
***
Que d’un ton enchanteur
Vous sçavez m’en promettre !
Croyez donc qu’avec ardeur
Je suis beaucoup sans le mettre
Ce qu’au bout d’une Lettre
On se dit de bon cœur.

[Arrivée de la Reine d’Espagne à Sarragosse] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 169-194.

Ce qui suit est une Traduction à laquelle je n’ay rien change. Je vous en diray davantage à la fin de cette Relation.

Le lundy 24. d’Avril, la Reine d’Espagne arriva à Villafranca, à quatre lieuës de Sarragosse. Elle y fut reçuë & logée dans un beau & riche Palais, où l’attendoit l’Archevêque de Sarragosse, le Gouverneur d’Arragon, & le Juré en chef de Sarragosse accompagné des Nobles & des Titrez du Royaume.

Le Mardy 25. Sa Majesté partit de Villafranca, pour aller à Sarragosse. Elle se mit en chemin dés qu’elle eut dîné & y arriva entre quatre & cinq heures du soir. Elle arresta un moment vis-à-vis le Convent des Religieuses de Saint François qui est hors les murailles de la Ville. Sa Majesté y vit avec beaucoup de plaisir un Arc de triomphe bien entendu, entremeslé d’arbres & de fleurs, terminé par une figure Equestre du Roy d’Espagne. Les branches des arbres entrelassées de fleurs luy faisoient une niche avec beaucoup d’artifice & d’agrément. C’est là que commença l’entrée de Sa Majesté avec les Grands du Royaume & avec la grandeur accoutumée dans de pareilles ceremonies. S.M. entra dans un magnifique Carosse avec Madame la Princesse des Ursins sa Camarera Mayor, qui prit sa place sur le devant du Carrosse. Elle fut suivie des Carosses des Dames & des principaux Officiers de sa Maison, & traversa toute la Ville où elle trouva un concours prodigieux de Peuples des environs, qui par leurs applaudissemens & par leurs cris de joye témoignoient l’extreme plaisir que leur faisoit sentir la vuë & la présence de leur nouvelle Reine. Leur empressement leur fit assez connoistre quelle estoit leur fidelité. Depuis le Convent des Cordelieres jusques au Pont qu’ils appellent de Tablas, qui est sur la fameuse Riviere d’Ebro, on avoit pratiqué comme un grand Bois qui laissoit une belle allée ouverte pour le passage. & qui de distance en distance formoit des arcades qui faisoient un agréable effet à la vuë, & qui avoit quelque rapport aux fameuses allées d’Aranjuez, de sorte que cet arrengement de bois ou arbres se continuan sur le Pont, en faisoit comme une espece d’Isle verdoyante suspenduë sur l’eau.

Aprés avoir passé le Pont Sa Majesté fit son entrée dans la Ville par la porte qu’ils apellent la Portaza qui estoit ornée d’un tres beau frontispice & d’un Arc tres-beau. Audessus estoit un Portrait du Roy d’Espagne fort resemblant & bien peint. Les murailles estoient ornées de riches tapisseries à deux rangs & les ruës avoient de beaux arbres des deux costées en forme d’allées, à cause que tout cet espace est encore au dehors de la Ville.

C’est par là que Sa Majesté entra dans la Ville de Saragosse. Les acclamations continuerent par tout, & la joye redoubla dans tous les cœurs, qui firent voir des transports sinceres de l’amour des fidelles Sujets d’Arragon à l’aspect d’une jeunesse si respectable, d’une Majesté si aimable, d’une vivacité si judicieuse, d’une fleur si brillante, & d’une beauté si parfaite que n’a pû imiter le pinceau le plus estimé. On entendoit de toutes parts les Peuples en foule crier avec éclat. Vive la Reine, & vive le Roy Philipe V. & mesler à ces acclamations sinceres & tendres des hommages & des éloges.

Sa Majesté entra dans la grande & fameuse ruë Del Cosso. Toutes les autres & les dehors des maisons estoient si richement ornées, qu’elles meriteroient une description particuliere par la magnificence & la varieté des ornemens qu’on y admiroit, & c’est de cette même maniere qu’estoient disposées toutes celles par où Sa Majesté devoit passer jusqu’à l’entrée du Palais.

A la sortie Del Cosso, & à l’entrée de la ruë qu’on appelle la Cedazeria, il y avoit un arc de triomphe avec un portrait en grand de Sa Majesté, d’un costé & de l’autre le Portrait du Roy d’Espagne à Cheval, avec beaucoup de Simboles & de Devises touchant le triomphe qu’on espere de remporter sur les Ennemis de la Foy & de l’Etat.

Dans cette ruë Del Cosse en deux endroits differens on voyoit deux magnifiques Theatres, sur l’un desquels les Comediens exprimoient par leurs Devises & par leurs jeux, la joye & le bonheur d’une journée si heureuse ; & sur l’autre les enfans exposez donnerent une Feste & representerent un divertissement qui meritoit l’approbation & les applaudissemens de la Cour & du Peuple.

De la rue Cedazeria, Sa Majesté entra au marché, & par la porte de Tolede à la ruë des Orfevres, qui estoit pleine de grandes richesses, Au milieu de cette ruë, s’élevoit encor un arc de triomphe des mieux entendus & des plus riches qu’on ait encore veus. Il estoit chargé avec beaucoup d’art & de goust des plus curieuses pieces d’orfévrerie. L’assemblage de tant de bijoux curieux & rares disposez avec beaucoup d’ordre & d’intelligence, représentoit aux yeux une nouvelle merveille.

Au milieu de la grande ruë, à l’entrée de la Coutellerie, on voyoit un autre arc de Triomphe fort exaucé avec les portraits de leurs Majestez. C’estoit un spectacle qui meriteroit une description exacte & un éloge particulier. Au bout de cette mesme ruë, & dans le milieu de la place de la Cathedrale, on avoit élevé un obelisque magnifique avec les Portraits de leurs Majestez, cet obelisque estoit terminé par une Renommée avec sa trompette qui publioit leur gloire & leurs vertus. Sa Majesté arriva au Palais Archiepiscopal, dont toutes les cours estoient pleines d’unes infinité de personnes choisies qui attendoient pour recevoir Sa Majesté. Mr le Gouverneur d’Arragon avec tous les Conseillers & une infinité de Seigneurs & de Gentilshommes qui avoient escorté le Carosse de Sa Majesté & qui la suivirent jusqu’à l’entrée de son appartement, s’y trouverent aussi. Elle n’y fut pas plustost entrée, qu’elle se laissa voir au peuple sur des Balcons differens qui donnent les uns sur la riviere d’Ebro, les autres sur les cours du Palais, s’accommodant ainsi à l’empressement de ce peuple qui ne pouvoit se rassasier de la voir & de luy adresser ses vœux & hommages.

Toute cette nuit & les trois suivantes, il y eut des illuminations continuelles dans toute la Ville, à toutes les tours, & à tous les édifices, avec des feux d’artifice differens qu’on fit jouër du costé de la riviere en face du balcon du Palais.

Le Mercredy 26. entre onze & douze heures Sa Majesté alla visiter l’Eglise du Saint Pilier, & estant entrée dans la Chapelle Angelique & Apostolique. Cette sainte Eglise luy offrit un riche bijou de ceux que l’Image de la Vierge avoit pour lors à son Manteau. Sa Majesté le reçeut avec beaucoup de dévotion, & dans le mesme moment, elle demanda à Madame la Princesse des Ursins, sa Dame d’honneur, un bijou tres riche de gros diamans qu’elle portoit avec elle dans l’intention de l’offrir à la sainte Vierge pour la Reine & en présence de Sa Majesté on le mit à la mesme place de celuy qu’on en avoit ôté pour luy donner.

Le mesme jour sur le soir, elle alla à la grande Eglise de saint Sauveur, où elle prêta serment en qualité de Gouvernante Generale & Lieutenante du Roy d’Espagne dans le Royaume d’Arragon. Cette fonction fut tres solemnelle, & elle se fit dans les usages & avec les cerémonies accoutumées. Mr l’Archevesque la reçeut à porte de l’Eglise, en habits Pontificaux. Il luy donna la Croix à baiser. Il estoit assisté de son chapitre & de tout son Clergé. Mr le Gouverneur d’Aragon y estoit avec tous les Conseils, le Chef de la Justice Mayor y estoit avec tout son Conseil aussi. Le consistoire du Royaume, les Jurez de Saragosse, & tous les autres Ministres qui ont quelques fonctions Royales, y estoient de mesme. Ils passerent tous par le Cloistre en Procession, chacun gardant son rang & chantant le Te Deum. S.M. estoit suivie de sa Dame d’Honneur, & de toutes les Dames de sa maison. Elle monta sur le Trône qui luy avoit esté préparé, & y prêta le serment avec un applaudissement universel. Sa Majesté s’en retourna ensuite au Palais.

Le reste du jour fut employé à la Ceremonie de donner la main à baiser, à la Ville & à ses Conseillers qui avoient tous de riches joyaux & de belles chaînes d’or. Mr le Gouverneur du Royaume, estoit à la teste des Ministres des Conseils, tant du Civil que du Criminel.

Le Jeudy 27. sur le soir, Sa Majesté passa de ce même Palais à la maison de la Députation. Elle alla à la Salle de saint George, où les quatre differens Etats du Royaume l’attendoient pour celebrer ce qu’ils apellent el solio, & pour faire l’ouverture des Etats Generaux. Tout s’y fit dans les formalitez accoutumées & avec les ceremonies ordinaires.

Ceux qui sont dans les principaux postes & emplois de la Ville & du Royaume continuerent la ceremonie de baiser la main, & c’est un honneur que reçurent les Deputez des Villes, des Eglises & des Universitez du Royaume.

Le Vendredy 28. les Seigneurs eurent les mêmes honneurs & furent tous traitez favorablement de Sa Majesté.

Les nuits du Mercredy & du Samedy on fit joüer deux feu d’artifice d’une invention particuliere & dont l’execution fut aussi heureuse qu’agréable en face des Balcons du Palais.

Le Dimanche dernier jour d’Avril entre trois & quatre heures aprés midy, arriva le Courier qui apporta la nouvelle de l’heureuse arrivée du Roy d’Espagne à Naples. Ce bonheur fut celebré avec une tendresse bien animée de la part de la Reine & bien soutenuë par le zele de ses fidelles Sujets. Cette feste redoubla la joye publique, & fut celebrée au bruit de l’Artillerie & de toutes les Cloches avec de nouvelles illuminations & des feux de joye.

Le premier jour de May estant le jour de la Feste du Roy d’Espagne, & le lendemain du jour que l’on aprenoit une si heureuse nouvelle de son arrivée à Naples, les Corps des Marchands donnerent une tres-belle feste & un fort agreable divertissement, ils formerent une Compagnie de Chevaux avec tous leurs differens Officiers qui n’avoient rien épargné pour leurs habits, ny pour ajouter à leur zele tout ce qu’il leur inspira de magnifique. Ils allerent dabord dans les cours du Palais pour rendre leurs hommages à Sa Majesté. Le reste du jour & tout le lendemain, ils firent leur cavalcade par toute la Ville. Ce qui fit reïterer toutes les acclamations & les éloges de leurs Majestez.

Le cinquiéme jour les Ouvriers en laine donnerent une feste tres-bien entenduë. Ils firent deux beaux Chars de Triomphe qu’ils chargerent l’un de personnages serieux, & l’autre de comiques. Ils furent applaudis dans l’un & dans l’autre genre. Rien n’estoit mieux imaginé. La nuit suivante on fit joüer des feux d’Artifice sur l’Ebre.

Sa Majesté a esté en differentes Eglises & en differens Convens à la Messe. Elle continuë ses exercices de pieté & de bonté qui enchantent tous ses Sujets. Elle a témoigné qu’elle estoit fort satisfaite du zele & du respect de ses fidelles Sujets Arragonnois. Cette Princesse est fort contente en particulier de cette Ville où elle a gagné les cœurs de tous ceux qui l’ont vûë, & elle en a esté regardée avec une singuliere veneration.

Cette Relation a esté traduite sur celle qu’a envoyée icy en Espagnol, Dom Francisco de Guaras & Pasquier, à un Gentilhomme de ses amis. Cet Espagnol vous est connu par la grande réputation qu’il s’est acquise icy, puisqu’il y a demeuré longtemps l’année derniere en qualité d’Envoyé Extraordinaire de Sa Majesté Catholique. Il est homme d’une grande naissance, & d’un merite distingué. On luy a rendu icy toute la justice qu’on luy rend aujourd’huy en Espagne. Il a des qualitez personnelles qui le font estimer & aimer de tous ceux qui le voyent. Il s’est fait distinguer dans tous les Emplois qu’il a eus, & il s’en est acquité d’une maniere qui a toujours fait honneur à la Nation. De pareils Sujets sont dignes des postes les plus élevez. La Reine d’Espagne luy a fait à son retour de France tout l’accuëil qui estoit dû à son merite. Il est fort estimé en Aragon, ce qui luy donne lieu de faire paroistre son zele pour tout ce qui regarde les interests du Roy dans ce Royaume là.

A Alexandrie le 12. Avril 1702 §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 205-223.

Vous serez bien aise sans doute que je vous fasse part des nouvelles qu’on a euës icy d’Alexandrie & de Perse.

A Alexandrie le 12. Avril 1702.

On a apporté depuis peu au Caire les Têtes de quelques voleurs Arabes, pris par celuy qui a soin de leur donner la Chasse, qui est comme le grand Prevost. Il y avoit aussi la peau de leur Chef. Elle estoit fourée de paille, & portée debout sur un Chameau. Cet homme faisoit trembler depuis longtemps les gens aisez de son voisinage. Il est mort en brave n’ayant pas voulu qu’on luy coupast la teste comme on fait aux gens du commun de sa profession ; mais il a demandé d’estre écorché vif. On dit qu’il a souffert ce suplice sans se plaindre.

J’ay vû avant mon départ du Caire les preparatifs pour la Caravanne des Pelerins de la Meque. Elle a dû partir le 25. du mois dernier, on compte trente huit jours jusqu’à la Meque. C’est un voyage de cent & quelques jours, en y comprenant le sejour & le retour. La devotion du Peuple est grande à l’égard des choses destinées pour la maison de Dieu, ou le Bey Allah. C’est ainsi qu’ils apellent un petit Oratoire bâti au milieu de la Ville de la Meque, qui est le seul sujet de leur Pelerinage & l’objet de leurs devotions, jusque là qu’ils ne croiroient pas leurs Prieres efficaces si elles n’avoient pas esté faites le visage tourné vers ce lieu. Ce n’est point seulement une devotion populaire mais un precepte general. Ils disent que tous les anciens Patriarches qu’ils reconnoissent aussi bien que les Juifs & les Chrestiens y ont adoré Dieu, & que c’est Abraham qui l’a bâty. je ne puis mieux comparer la feste qui se fait lorsqu’on porte en procession les tapis & les tentures destinées pour couvrir les murailles de cet Oratoire qu’à celle qui se fait à Paris lorsqu’on porte la Chasse de Sainte Geneviéve. Il semble à voir la prodigieuse quantité du Peuple qui est dans les ruës par où elle passe & qui en occupe toutes les maisons depuis le haut jusqu’en bas, que tout le Peuple de cette grande Ville s’y est rendu pour assister à cette solemnité. Les Gens de Loy ou Chaiks de toutes les Mosquées y passent en revûë avec leurs bannieres, ou étendars. Ils chantent en chœur les loüanges de Dieu tirées de l’Alcoran ; mais cela se fait avec une extrême confusion & tres peu de devotion. Ce qui m’a le plus frappé, c’est le grand nombre de foux ou d’enragez, ou bien de gens qui les contrefont qui sont les principaux personnages de cette feste. Ils vont ridiculement vêtus ou à demy-nuds, ou tout en lambeaux, les uns d’une façon, les autres d’une autre. Ceux qui font le plus de grimaces ou qui contre font mieux les Maniaques, ne sont pas ceux pour qui le Peuple a le plus de devotion ; mais elle est grande & au delà de l’imagination, pour certains imbeciles qui le sont veritablement, & qui marquent un égarement d’esprit sans malice. Le Peuple estime ces derniers de grands Saints, & plusieurs leur viennent baiser le main avec beaucoup de devotion. A l’égard des autres qui contrefont les enragez, rien n’est plus effroyable. On les voit heurler & se demener de toutes leurs forces jusqu’à la pamoison, roulant les yeux s’agitant & jettant l’écume d’une maniere effroyable, tout cela par devotion, & parce qu’ils sont dans ce temps-là, à ce qu’ils disent, les bonnes gens possedez de l’esprit de Dieu. On m’a dit que si de pareils illuminez vouloient faire leurs extravagances à Constantinople, on trouveroit bien tost le moyen de les guerir avec la bastonnade, mais dans ce Pays cy la superstition Mahometane est poussée jusqu’à l’excés. Aussi ces Peuples estiment peu les Turcs de Constantinople par rapport à la Religion, les apellans par mépris Fils des Chrestiens. M’estant un soir trouvé au Caire à une de ces Festes qui se font à l’honneur de quelqu’un de leurs Saints, où l’on ne manques point de trouver toujours de ces marauts qui aprés avoir bien heurlé hou hou qui veut dire luy luy qui est un des attributs qu’ils donnent à Dieu, aprés s’estre agité le corps par un tremblement general & continuel de tous leurs membres, & s’estre demené long temps, tombent tout d’un coup sans aucun sentiment & comme évanouis, j’aperçeus mon Valet, qui estoit un jeune Garçon de la haute Egipte, qui heurloit & s’agitoit comme les autres. Lorsque je luy demanday le soir ce qu’il estoit allé faire là, il me répondit ingenument qu’il estoit allé faire comme les autres. Il est vray qu’il estoit trop jeune pour continuer le jeu aussi long temps qu’ils font ordinairement ; car ils demeurent quelquefois plus de demi heure ou trois quarts d’heure à heurler & à s’agiter ainsi. La veneration que le Peuple a pour tout ce qui est destiné pour le Beit Allach de la Meque, leur fait toucher de la main qu’ils portent ensuite à la bouche puis audessus de la teste, les choses destinées pour ce lieu. J’en ay veu plusieurs baiser aussi par respect les cordes ou cables destinez pour suspendre les tapis qui couvrent les murs de ce fameux Oratoire. Il est vray que je n’ay veu pratiquer cette dévotion que par le menu Peuple, c’est à dire par des gens ordinairement peu instruits, & tout remplis de superstition. Ceux qui ne pouvoient pas les toucher se contentoient de faire toucher leurs mouchoirs qu’ils baisoient ensuite. Voilà la dévotion du Peuple.

Nous n’avons point encore eu de peste icy, Dieu mercy, & je croy que nous en sommes quites pour cette année. On dit qu’elle est actuellement à Tripoly de Barbarie. J’ay fait une remarque touchant la pluye durant mon sejour au Caire qui a esté de sept mois entiers, & toute suputation faite, je trouve qu’il a plu environ neuf heures pendant ces sept mois depuis le 20. Aoust jusqu’au 20. Mars. Quoy qu’il ne fasse point icy de froid à se chauffer, chacun ne laisse pas de se garnir de robes fourées qui sont tres communes, & j’estois distingué des autres en ce que je n’en avois point. On n’a pas encore quitté la fourrure, c’est ordinairement vers la fin de ce mois.

Si je n’avois point commencé ma lettre hier au soir je croy que j’aurois eu de la peine à la faire aujourd’huy à cause de la chaleur étouffante qu’il fait, qui rend les gens lourds & pesans, & les met presque hors d’état de rien faire. Ce n’est point le Soleil qui cause cette chaleur puisqu’il ne paroist presque point, & que l’air est extremement épais mais ce sont des vents de Sudest qui amenent cette chaleur. On les appelle Khamsins, ce qui veut dire cinquante parce qu’ils souflent ordinairement par intervales dans l’espace de cinquante jours, pendant les mois d’Avril & de May. Le remede contre ces vents incommode, est de ne point sortir & de fermer toutes les portes & fenestres des chambres, & l’on respire un air moins chaud ; mais ce n’est rien icy en comparaison de ce que l’on ressent au Caire, où l’on aprehende beaucoup ces Khamsins.

NOUVELLES DE PERSE.
d’Hispahan le 18. Aoust 1701.

La flote de Portugal composée de cinq Vaisseaux, est encore à Bandarcondo. Bassora est entre les mains des Turcs, mais non encore tout-à-fait en paix à cause des Arabes qui le bloquent par terre. Je croy que le General de cette Flotte y a envoyé pour y établir l’ancien Comptoir.

Du 14. Septembre.

On n’entend pas dire que l’Ambassadeur de Hollande ait encore beaucoup avancé dans ses negociations, il alla encore samedy au Mongelez ou Banquet Royal, & le Sophi luy donna une tasse d’or.

Il y a plus de quinze jours que le Reverend Pere Portugais, Prieur de Saint Augustin, se prepare à partir dans deux jours pour Bandarcongo par ordre de cette Cour, pour aller porter au General de la Flotte Portugaise des Traitez favorables pour sa Nation, disant que la Perse luy accorde de prendre du souphre tant qu’il voudra & que le Sophi a nommé Haly Mordankan pour commander une Armée Persienne, qui doit attaquer Mascati par terre pendant que les Portugais l’attaqueront par Mer.

Du 16. Novembre.

Le Sophy est à la Chasse depuis plus d’un mois aux environs de cette Ville, sur le chemin de Schyras, & l’Ambassadeur Hollandois attend bien tost son congé. Je ne sçay point le Resultat de ses Negociations, il traite tout fort secretement.

Les Portugais ont pris un riche vaisseau des Arabes Mascatins.

Au Roy. Sur les Stations du Jubilé, qu'il a fait à pied pendant l'orage §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 283-286.

Je vous envoye un Madrigal, fait par Mademoiselle d’Alerac de la Charsse.

AU ROY, SUR LES STATIONS DU JUBILÉ,
qu’il a fait à pied pendant l’orage.

Louis de tous les Rois l’auguste & saint modele,
Par l’exemple remply de zele
Que ta vertu donna dans ce grand Jubilé,
L’Eglise reconnoist son digne Fils aîné
Malgré le vent, malgré la grêle,
Heros tu conduisois nos pas
Dans les sentiers étroits de la gloire éternelle
Comme tu les guidois dans les sanglans combats.
Quand nous vîmes tomber cette affreuse tempeste,
Malgré tous les lauriers qui conservent ta teste,
Pour le plus grand des Rois que ne craignions-nous pas.
Nous dimes,ô Seigneur, conservez sous vôtre aîle
Louis le plus cher de nos biens
Il est à vos decrets & soumis & fidelle
Il est l’exemple & l’appuy des Chrestiens ;
Accourcissez nos jours pour prolonger les siens.

Mademoiselle d’Alerac qui a fait ce Madrigal, est celebre par son esprit, & par d’autres ouvrages sortis de sa plume, qui ont fort établi sa reputation dans le monde. Sa naissance est tres-considerable. Son nom est aussi fort celebré dans les ouvrages de Madame des Houlieres. L’Epître chagrine que cette illustre Dame écrivit à Mademoiselle de la Charse, Sœur de Mademoiselle d’Alerac, est une de ses meilleures pieces. Elle avoit des relations fort étroites avec les deux Sœurs.

[Réjouissances faites par les Chevaliers de l’Arquebuse d’Estampes] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 306-309.

Mrs les Chevaliers de l’Arquebuze d’Estampes ayant obtenu de Sa Majesté plusieurs beaux Privileges qui font la gloire de leur Compagnie, par les bontez & les soins de Monsieur le Duc de Vendôme, leur Seigneur & Protecteur, ont voulu luy donner des marques sensibles d’une sincere reconnoissance, en faisant chanter le Lundi de la Pentecoste, une Messe Solemnelle dans l’Eglise de nôtre Dame de la même Ville, pour la conservation, & santé de Sa Majesté, & pour la prosperité de ses Armées en Italie dont ce Prince est Generalissime. Toute la Compagnie magnifiquement vêtuë & toute en plumets blancs assista à cette Ceremonie, & entra dans l’Eglise au bruit des Tambours, des grosses Cloches, & des fanfares de l’Orgue, & au milieu d’une innombrable foule de Peuples, ensuite dequoy ils tirerent le Papegault qui ne fut abbatu que le lendemain à sept heures du matin par Mr Chaudé, troisiéme Sergent de la Compagnie. On chanta ensuite le Te Deum, avec le Pseaume Exaudiat, dans la même Eglise.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 309-310.

Les paroles que vous allez lire sont de Mr de L.C.

AIR NOUVEAU.

L’Air qui commence par Vous qui voulez servir l’amour. page. 309.
Vous, qui voulez servir l’Amour,
Pourquoy refusez vous de boire ?
Vous qui vous enyvrez huit où dix fois le jour,
De l’amour méprisé pourquoy faites vous gloire ;
Bachus avec Venus ont entre-eux fait la paix
Et prescrit ce partage étrange.
Dans leur commun Empire ils veulent désormais.
De l’amour & du vin qu’on fasse un doux mélange,
Et que par un accord charmant
Il ne se trouve point d’yvrogne
Qui ne soit un heureux amant
Dont le vin ait rougy la trogne.
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[L’art de connoistre les hommes] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 310-314.

Il paroist depuis peu un livre nouveau intitule l’Art de connoistre les hommes, l’Auteur qui ne se nomme point, ne perdroit rien s’il vouloit bien se faire connoistre. On en peut juger par ce qui suit que j’ay tiré de la preface.

Assez d’Auteurs ont traité de la connoissance de soy mesme avec érudition & avec fruit, & entre autres le celebre Ababie. Mais il y en a peu qui ayent entrepris la connoissance des autres hommes en general. Cependant elle n’est pas moins necessaire & j’ose mesme dire quelle est plus utile pour la Politique. En effet la connoissance de soy mesme est purement speculative, & conduit l’homme à de serieuses & continuelles reflexions sur luy-mesme, & sur sa conduite, mais de quel usage peut estre cette speculation dans le commerce, dans les affaires & dans la societé civile, sinon d’insinuer la droiture du cœur, de regler les conditions, & la conduite de l’homme, au lieu que la connoissance des autres hommes fait prendre des connoissances pour agir, & traiter seurement avec eux ? elle fait connoistre leurs differentes inclinations, demesler les differens motifs qui les animent, & prevenir les embuches, & les mauvais partis qu’ils peuvent dresser : elle donne les lumieres necessaires pour ne se pas laisser éblouir aux apparences trompeuses d’une action d’éclat, pour ne donner des louanges qu’à la veritable vertu. Et enfin elle sert à developer si finement les replis du cœur humain que malaisément échape-t-il la moindre chose de cette connoissance.

Vous devez juger par ce que vous venez de lire de la beauté de ce livre, qui se vend chez Prosper Marchand & Gabriel Martin, ruë St Jacques, vis-à-vis la Fontaine Saint Severin, au Phenix.

[Morts] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 314-340.

Le Pere de Saint Bonnet, fameux par son érudition profonde, par les découvertes qu’il avoit faites dans la Physique, & plus que cela par la connoissance parfaite qu’il avoit des Mathematiques, est mort par un accident tres-funeste. Il avoit par ses soins & par l’aide de sa bourse, aussi bien que de celle de ses Amis fait dresser un Observatoire dans leur College de Lyon. Ce Pere qui sçachant de l’Astronomie tout ce qu’on peut sçavoir d’une Science aussi obscure, avoit la principale direction de cet Ouvrage, & qui y alloit sans cesse pour faire de nouvelles découvertes, fut un jour accablé par le poids d’une gruë qui tomba sur luy. Cette mort a répandu une douleur universelle dans la Ville de Lyon, où ce Pere estoit extrêmement estimé, tant à cause de sa pieté que de sa doctrine. Il a donné des preuves sinceres de la premiere en quittant dans le monde des biens considerables, & une fortune brillante qui l’y attendoit, pour se dévoüer à l’instruction de la Jeunesse dans l’Institut des Jesuites. Il a enseigné plusieurs cours de Philosophie, avec un succés étonnant, & il enseignoit dans le même temps les Mathematiques, sur lesquelles il a poussé la précision le plus loin qu’elle pouvoit aller dans une Science aussi épineuse & dans des voyes aussi herissées de difficultez. Toute la Litterature de ces Pays-là a pris part à cet accident déplorable & en a marqué publiquement son affliction. Cette perte est en effet une perte irreparable pour tous les Sçavans. Il n’y en avoit aucun à qui le Pere de Saint Bonnet ne fist part de ses lumieres. Il a un frere parmy les Jesuites dont la doctrine est fort connuë. Ils ont eu tous les deux la même vocation & le même détachement pour les biens de la terre. Ils ont laissé en quittant le monde leurs biens & leurs esperances à une Sœur qui a fait une alliance tres-considerable.

Mr Brossard de Montaney, Doyen des Conseillers du Presidial de Bourg en Bresse, & Subdelegué de Mr l’Intendant de Bourgogne dans la même Province, est mort par un accident tragique. Il estoit fameux par son esprit, & sur tout par le talent qu’il avoit pour la Poësie, peu de personnes y réüssissoient mieux que luy. Il a fait plusieurs Pieces de Theatre qui ont esté joüées avec un grand succés dans la Ville de Bourg. Ses autres ouvrages poëtiques luy ont attiré des loüanges infinies & il s’estoit fait une grande réputation parmi les plus doctes personnages, non seulement de la Ville qu’il habitoit, mais aussi de tout le Royaume. Il n’y en avoit aucun en effet qui ne fist un cas singulier de Mr de Montaney, & qui ne recherchast son commerce avec un fort grand empressement. La Poësie ne faisoit pas ses seules delices. La culture des Fleurs & des Plantes dont il connoissoit parfaitement la proprieté & la nature, faisoit son délassement dans les heures qui n’estoient pas destinées aux fonctions serieuses de la Magistrature, & on peut dire que dans ces agreables momens il en abandonnoit la gravité incommode pour se donner à ses Amis, tel qu’il estoit, c’est à dire comme un des hommes le plus amusant & le plus réjoüissant qui fust dans le monde. Les plaisirs & le goust qu’il avoit pour la societé, ne déroboient rien aux devoirs de sa Charge ; jamais Magistrat n’y fust plus attaché ny plus appliqué, il en faisoit son occupation essentielle, & sans le détail dans lequel ses autres emplois l’obligeoient de descendre, il auroit achevé un ouvrage sur le Droit Romain dont il avoit dressé le projet depuis longtemps. L’accablement où il estoit & sa mort precipitée ont fait échoüer ce beau dessein. Il a laissé des enfans, & il a entr’autres Madame Chambard, épouse de Mr de Chambard, Conseiller au Presidial de Bourg, morte depuis quelques années. C’étoit une tres-belle personne, & dont la beauté a fait beaucoup de bruit.

Dame Jeanne-Fœlisse de Turenne, Marquise de Lansac, mourut vers le commencement de ce mois dans son Château de Lansac en Quercy ; âgée seulement de vingt six ans. Son bon esprit, sa grande douceur, & sa beauté l’ont fait regretter dans sa Province. Elle estoit Fille de Jean du Turenne, Seigneur d’Aubepeyre, Colonel d’un Regiment d’Infanterie des Milices d’Armagnac, & de Catherine de Felzine Montmurat, & avoit épousé Barthelemy d’Estresses de Gontaut, Marquis de Lansac, heritier de Barthelemy de Gontaut, Marquis de Lansac, son Oncle maternel, le seul qui reste de l’illustre Maison de Gontaut Saint-Geniez, qui n’est pas moins renommée que celle de Gontaut-Biron, dans laquelle elle a pris son origine il y a plus plus de quatre cens ans. En voicy la Genealogie qui ne déplaira pas à ceux qui ont du goust pour l’histoire.

Gaston de Gontaut, que la Maison de Gontaut Saint-Geniez reconnoist pour son Chef ; eut la Seigneurie de Badefou en partage. Il estoit fils puisné, de Pierre de Gontaut premier du nom Seigneur de Biron nommé dans une Chartre de l’Abbaye de Cadoüin en Perigord sous l’an 1284.

Seguin de Gontaut Seigneur de Badefou, porta avec tant de zele, les interests de la Couronne d’Angletere, que Philipe de Valois qui regnoit alors en France, ordonna la confiscation de son Château de Badefou, il laissa les enfans qui suivent ; Dauphine de Gontaut, alliée à Pierre de Cugnac, Ecuyer & Pierre qui suit de Gontaut Seigneur de Badefou. Ce dernier fut long temps nommé dans son Pays Mossun Peyré, c’est à dire Monsieur Pierre. Car c’estoit l’usage de ces temps que les Gentilshommes qui n’avoient pas de Seigneurie se fissent appeler par leur nom de Baptême. Mais le Roy Jean, ayant fait restituer à Pierre Gontaut, son Château de Badefou afin de l’attacher à son party ; il en porta le nom jusqu’en l’année 1376. qui fut celle de sa mort. Il laissa de Catherine de Bridoire son épouse ; Pierre de Gontaut & Catherine Alliée à Macfred de Chaumont Damoiseau.

Pierre de Gontaut, Seigneur de Badefou eut tant d’inclination pour la Maison Royale d’Angleterre, à l’exemple de Seguin de Gontend son ayeul, qu’il préfera le sejour de Londres à la conservation de son Château de Badefou. Il laissa en Perigord, en partant pour l’Angleterre, Marie de Bordeille, Dame de l’Anquais sa Femme, enceinte. Elle accoucha peu de jours aprés de Richard de Gontaut, son fils unique.

Richard de Gontaut, Seigneur de Badefou Gouverneur pour les Roys Charles V. & Charles VI. de la Ville de Montignac en Perigord, reçut une si bonne éducation de Marie de Bordeille sa Mere qu’il fut toujours bon François, malgré les précautions qu’avoit prises Pierre de Gontaut son Pere pour l’en empêcher. Il chassa le sieur de Chaumont son Cousin germain, du Chasteau de Badefou dont il s’estoit emparé, fondé sur le Testament de Pierre de Gontaut son Oncle maternel, qui le luy avoit donné pour en priver Richard de Gontaut son propre fils, à qui il ne reprochoit que le crime d’estre grand Serviteur de la Maison Royale de France. Il prit alliance avec Jeanne de Salagnac, Dame de Saint-Geniez.

Jean de Gontaut, Seigneur de Saint Geniez & de Badefou, Chambellan du Roy Charles VII. se signala dans les longues guerres que ce Prince eut contre les Anglois. Il épousa l’an 1451. Felisse d’Aubusson, Fille de Jean, Seigneur de la Borne & premier Chambellan de Charles VIII.

Guyon de Gontaut, Seigneur de Saint-Geniez & de Badefou fut honoré du Collier de l’Ordre de S. Michel par le Roy Louis XI. qui l’institua en 1469. pour se faire des Serviteurs fidelles. Il fut marié avec Claude d’Estrier, Fille de Jean, Seigneur de Salagnac, Chambellan de France, Gouverneur & Sénéchal de Limosin. Il eut trois enfans de cette Dame ; Elie de Gontaut ; Elizabeth de Gontaut, mariée avec le Seigneur d’Ayen en Limosin ; & Pierre-Elie Recteur des Eglises de Nadaillac, de Caumont & de la Salvetat en Perigord.

Elie de Gontaut, Seigneur de Saint-Geniez & de Badefou, fut l’un des huit Preux du Roy Charles VIII. dans ses guerres d’Italie. Il fut Capitaine de Cinquante hommes d’Armes des Ordonnances de Louis XII. & laissa de de sa femme dont le nom n’est pas connu, Jean Gontaut, & Jacquette de Gontaut Dame tres-vertueuse, mais si prodigieusement laide, que le Seigneur de Chavagnac, son Epoux, la répudia, pour enlever la Dame de M**** Religieuse de l’Abbaye de Blesle en Auvergne, avec laquelle il alla professer la Religion de Calvin à Genêve.

Jean de Gontaut Seigneur de Saint Geniez & de Badefou, Chevalier de l’Ordre de Saint Michel, Gouverneur & Senechal de Perigord, fut extremement consideré du Roy François I à cause de son merite singulier. Jean d’Albret, & Roy de Navarre, qui ne le consideroit pas moins, luy fit épouser Françoise Dame d’Andaux, riche heritiere de Bearn, & de ce Mariage naquit Armand de Gontaut ; Baron de Saint Geniez & de Badefou, Chevalier de l’Ordre de Saint Michel, Gouverneur & Viceroy du Royaume de Navarre, Sénéchal de Bearn, Ministre du Roy de Navarre. Henry d’Albret, & Chambellan de la Reine Jeanne d’Albret, sa fille, dont il ménagea l’alliance avec Antoine de Bourbon, Duc de Vendôme, Pere de Henry le Grand, Roy de France & de Navarre, épousa Jeanne de Foix, fille de Frederic legitimé de Navarre, Baron de Fraverol, & il eust d’elle, Elie & Armand de Gontaut, Chef de la Branche de Lansac.

Elie de Gontaut, Baron de Saint Geniez & de Badefou, Gouverneur & Viceroy de Navarre prit alliance en 1584. avec Jaquette de Bethune, Sœur de Maximilien I. Duc de Sully, Pair, Maréchal, & Grand Maistre de l’Artillerie de France, Favory du Roy Henry le Grand. Il n’eust d’elle que deux filles ; Jacqueline de Gontaut, Dame de Saint Geniez & de Badefou, morte sans enfans de Jean de Gontaut, Seigneur de Saint Blancard, & depuis Baron de Biron, aprés-la mort funeste de Charles de Gontaut. Duc de Biron, Pair, Amiral, & Maréchal de France, son frere aîné ; & Judith de Gontaut, qui devint Dame de Saint Geniez & de Badefou, aprés le decés de la Baronne de Biron sa Sœur. Elle fut mariée avec Cirus de Montault de Benac, Baron de Navailles, Pere de Philippe Duc de Navailles, Maréchal de France. Ainsi s’est glorieusement éteinte la maison de Gontaut Saint Geniez-Badefou, Cadette de celle de Gontaut Biron.

La Branche de Gontaut Lansac a pour Chef Armand de Gontaut, fils puisné, d’Armand, Baron de Saint Geniez & de Badefou, Viceroy du Royaume de Navare & de Jeanne de Foix. Ce Gentilhomme fut élevé Page de Henry le Grand, lorsqu’il n’estoit encore que Roy de Navarre, & il le servit depuis si utilement contre la ligue de la Maison de Guise, que ce Prince eut la bonté de ménager luy même son Mariage avec l’heritiere des Seigneuries de Lansac en Quercy & de Grolciac en Perigord. Il eut de cette Dame Elie de Gontaut Seigneur de Lanzac & de Groleiac, & fut marié avec Françoise de Lostange, fille de François Baron de S. Alvaire en Perigord, & d’Elizabeth de Crussol, fille de Jacques Duc d’Uzez, Pair de France ; & de Françoise de Clermont Tonnerre.

Barthelemy de Gontaut, Marquis de Lansac, est presentement marié avec Guyonne de Turenne, fille de Flotard, Marquis d’Ainac, & de Claude de Gourdon Genoüillac, sœur de Jean Paul de Vaillac, Chevalier de l’Ordre du Saint Esprit, Lieutenant general des Armées du Roy, premier Ecuyer & Capitaine des Gardes de Son Altesse R. Monsieur, Frere unique de Sa Majesté. Ce Seigneur dont la conduite a toûjours esté proportionnée à la grandeur de sa naissance, a choisi pour son heritier, n’ayant point d’enfans de sa femme, Barthelemi d’Estrelles, Seigneur de Ponac, son neveu maternel, à condition qu’il portera le nom de Lansac Gontaut, avec les armes de cette illustre Famille. Celle d’Estrelles est distinguée dans la Province de Limosin, où est le Château de ce nom. Il fut ainsi nommé à cause de la Bataille qu’y donna en 1109. Rodolphe, Roy de Bourgogne, à Maur, Chef des Brigands de Normandie qui ravageoient l’Aquitaine. Les Seigneurs d’Estresses ont la réputation d’estre Braves. Jean d’Estresse, mort Evesque de Lectoure en 1646. étoit de cette famille. Il estoit fils de Gaspard, Seigneur d’Estrelles, Chevalier de l’Ordre de S. Michel, & d’Isabeau de Plas en Limosin.

La Maison d’Aubepeyre est Cadette de celle d’Aynac, qui est issuë de mâle en mâle des Vicomtes de Turenne, cadets des Vicomtes du Bas Limosin, de la tres ancienne Maison de Comborn, qui faisoit déja une grande figure sous Eudes, Roy de France & Duc d’Aquitaine, qui établit vers la fin du neuviéme siecle, Archambaut de Comborn, Vicomte du Bas Limosin.

[Etablissement d’un Cabinet de lettres à Amiens] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 340-344.

La guerre n’empesche pas que les belles Lettres ne fleurissent en France. Il s’est formé à Amiens une Compagnie de Personnes d’esprit, sous le nom de Cabinet de Lettres. Ces Messieurs travaillent à meriter un jour le glorieux titre d’Academiciens. Ce Cabinet de Lettres, est composé de Mr de l’Etoile, Chanoine Regulier de Sainte Geneviéve, & Abbé de Saint Acheul, prés d’Amiens. Il est à la teste de l’Assemblée. Son merite, sa delicatesse, & son sçavoir, le font beaucoup estimer dans la Province. Les autres sont, Mr l’Abbé d’Elfaut, Chanoine de la Cathedrale d’Amiens, fils de Mr d’Elfaut, President de Soissons & de l’Academie de cette Ville-là. L’excellent genie du Fils, répond à celuy du Pere. Il fait dans cette Assemblée la fonction de Secretaire ; Mr Creton de Wiemville, President du Presidial d’Amiens, dont le goust, la délicatesse & la politesse, charment tous ceux qui le connoissent. Mr de Cadonnay, Conseiller du Presidial, qui a une parfaite connoissance des Medailles. Mr Damiens d’Hebecourt, Avocat au Parlement, dont l’esprit vif & juste fait un tres bel ornement dans cette Compagnie. Mrs Cornet & Petit, Avocats du Roy au Presidial d’Amiens, qui pour s’acquiter avec éclat du devoir de leur Profession, s’appliquent fort à tout ce qui regarde l’Eloquence. Tous ces Messieurs qui forment ce sçavant Corps y ont reçu depuis peu Mr d’Auvilliers, Directeur des Postes de la Province. Ce dernier y prononça un Discours en forme de Remerciment, qui a esté regardé comme le début de cette nouvelle Assemblée ; puisqu’il a esté prononcé à la premiere reception qui s’y est faite. La beauté de ce Discours a fait connoistre que Mr d’Auvilliers est infiniment au dessus de son Employ.

[Mort du Pére Bouhours & épitaphe de M. Artaud et d’Audillon de la Barre sur cette mort]* §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 428-445.

Le Pere Dominique Bouhours de la Compagnie de Jesus, mourut à Paris au College de Louis le Grand le 27 du mois passé en la soixante & quinziéme année de son âge. Il étoit né avec un genie extraordinaire pour écrire, & avec un goust merveilleux en matiere de belles Lettres. Ces deux avantages joints à un esprit juste & naturellement poli, à un jugement solide & à un travail reglé, l’ont mis au rang des plus celebres Auteurs. C’étoit l’homme de nostre siecle qui avoit le mieux étudié sa langue : Il en connoissoit toutes les graces & toutes les beautez : & il a appris aux Ecrivains François l’art d’unir ensemble la simplicité & l’élegance, l’exactitude & le bon sens. Sa Physionomie étoit la plus heureuse du monde : Il avoit le visage serein & modeste, le front grand, les yeux fins & spirituels, le ris agréable & naturel, l’abord civil, les manieres aisées, & dans son air toute la bonne grace qui peut convenir à un Religieux.

Dés qu’on le voyoit, on avoit envie de lier amitié avec luy ; ses amis étoient une preuve de son merite, & il est difficile de dire s’ils estimoient plus ses Livres qu’ils n’aimoient sa personne. Il parloit bien sans affectation. Il avoit du feu & de la vivacité autant qu’il vouloit en avoir, raillant ingenieusement sans blesser personne, loüant volontiers, & ne critiquant que pour faire plaisir. Sa douceur & sa retenuë, son bon cœur & sa droiture, son humeur égale & sa politesse formoient en luy un caractere d’honneste homme plus rare que celuy d’homme habile & sçavant.

Il n’est pas surprenant que tant de belles qualitez luy ayent acquis l’amitié de plusieurs personnes distinguées par leur rang. Mr de Longueville voulut se l’attacher en le mettant auprés des Princes ses Fils. Ils heriterent de la confiance que ce Prince avoit au P. Bouhours, & Mr le Comte de S. Paul luy en a donné dans la suite des marques particulieres. Sa conduite sage & reguliere le fit choisir par Mr de Louvois, Secretaire & Ministre d’Etat, comme un homme propre à estre employé dans Dunkerque. En effet il n’y contribua pas peu au bien de la Religion par sa prudence & son zele, par son application à établir la paix dans la Ville, à consoler les Catholiques refugiez d’Angleterre, & à chercher les occasions de faire plaisir à tout le monde. Quelques vûës que ses Superieurs eussent dés lors sur luy, ils furent encore obligez de l’accorder à Mrs Colbert pour Mr le Marquis de Seignelay. Mais le commerce des Grands, bien-loin de luy faire oublier les vertus Religieuses, luy apprenoit à mépriser le monde.

L’humilité, l’exactitude, & la regularité le rendoient recommandable dans son Ordre où il a vécu sans autre distinction, que celle qu’il ne pouvoit fuir, c’est à dire, d’en estre un des principaux ornemens. Il aimoit l’étude, il étudioit avec choix dans le dessein de rendre service à la Religion, à sa Compagnie & à ses amis. Ce fut pour défendre un celebre Archevêque qu’il mit au jour sa Lettre à un Seigneur de la Cour. Cette Lettre aussi-bien que la Relation de la mort de Mr le Duc de Longueville, donna de luy l’idée qu’on en a toûjours euë, & qu’il confirma quelque temps aprés dans les celebres Entretiens d’Ariste & d’Eugene. Ensuite il entreprit l’Histoire de Mr d’Aubusson si connuë par plusieurs endroits, & sur tout par la description du fameux Siége de Rhodes. Sa maniere de bien penser, & ses Pensées ingenieuses sont en partie le fruit de ses premieres études. L’amenité qui est répanduë dans ces deux Ouvrages, les rendent inimitables. Il y donne des regles aux gens des Lettres pour se former le goût, & il y reduit en Art le bon sens & la nature même. Il n’y a que ceux qui ne se mettent pas en peine de parler élegamment & avec pureté, qui n’admirent pas ses Remarques & ses doutes sur la langue Françoise. Les Vies de S. Ignace & de S. François Xavier, où l’Auteur a si bien representé le caractere different de ces deux grands hommes, sont des chefs-d’œuvres, & peuvent servir de modéle à ceux qui veulent écrire en ce genre. Il a composé plusieurs autres Ouvrages, dont quelques uns n’ont point encore paru. Ceux qui ont paru sont, la Verité de la Religion, la Vie de Madame de Bellefons, les Pensées ingenieuses des Peres de l’Eglise, les Pensées Chrêtiennes, les Sentimens Chrêtiens, un Tome d’Opuscules.

Ceux qui n’ont pas encore paru sont :

Le deuxiéme Tome du Nouveau Testament : un second Tome d’Ospuscules : un Recuëil de paroles tirées de l’Ecriture, en faveur des personnes qui souffrent. Quoy qu’il ait traité des sujets bien differens ; il est cependant le même par tout ; & pour peu qu’on ait de discernement, on distingue sans peine ce qui est du Pere Bouhours d’avec ce qu’on peut lui attribuer par envie ou par malignité.

Un homme aussi consommé dans l’usage de la langue, d’un esprit si éclairé, & d’un cœur tres-attaché aux interests de l’Eglise, devoit finir sa vie par quelque chose de grand. Il a satisfait à ce devoir en se chargeant de donner au Public une Traduction fidelle du Nouveau Testament. Il aimoit particulierement cet ouvrage, parce qu’en travaillant sur l’Evangile, il en avoit pratiqué les deux plus celebres maximes qui regardent les persecutions & les souffrances. Sa reputation lui a suscité beaucoup d’ennemis ; mais il se faisoit un honneur d’estre calomnié pour la Justice, & de ne l’estre que par ceux qui en vouloient à la Religion & aux Jesuites.

Dieu luy avoit donné un temperament robuste, & un fond de santé admirable, afin qu’il luy en fit un continuel Sacrifice. Il a eu dés ses premieres années un mal de tête le plus étrange qui fut jamais. Ce mal qui estoit causé par les vapeurs malignes d’une rate échauffée, le rendoit incapable de travail & d’application. Le sommeil même auquel la nature accablée succomboit enfin, luy devenoit un nouveau supplice. Des inquietudes & des songes tristes l’agitoient pendant la nuit & le laissoient à son réveil dans une foiblesse, & dans un épuisement, qu’il pouvoit luy-seul exprimer ; un prodige de maladie si étonnant étoit au dessus des remedes ordinaires. Il renaissoit frequemment, se déclarant tout à coup & se dissipant de même par une espece de miracle. Ceux qui n’ont pas connu le Pere Bouhours croyent qu’il a passé toute sa vie à travailler ; & ceux qui l’ont connu sçavent qu’il n’a presque fait que souffrir, sur tout pendant les dernieres années de sa vie.

Il y avoit prés d’onze mois qu’il étoit malade, & malgré son estat de langueur il travailloit à faire imprimer la seconde Partie de sa Traduction du Nouveau Testament, ne voulant confier à personne un ouvrage qui luy estoit plus cher & qui luy avoit plus coûté que les autres. Il avoit même trouvé le temps de ramasser & de traduire en nostre langue un nombre considerable de Passages tirez de l’Ecriture sainte en faveur des personnes qui souffrent.

Ce fut peu aprés avoir achevé ce Recuëil que Dieu l’éprouva plus rudement qu’il n’avoit encore fait. La violence d’un mal tout nouveau, & les operations douloureuses qu’il supporta pendant un mois, sans donner la moindre marque d’impatience lui firent endurer tout ce qu’on peut s’imaginer de sensible & d’affligeant. Il conserva jusqu’à la fin les sentimens d’une grande ame & d’un cœur veritablement chrestien. La vuë du Crucifix qu’il tenoit entre ses mains, & qu’il baisoit tendrement de temps en temps, animoit son courage & ses forces : & ce qui paroîtra peut-estre incroyable, il expira au milieu des douleurs les plus vives avec toute la presence d’esprit, & dans toute la tranquillité d’un homme qui ne souffre rien. Il manque à la gloire du Pere Bouhours un éloge digne de lui, mais ses écrits y suppléeront : & tout ce qu’on pourroit dire à la louange d’un homme si accompli, à moins que de penser & de parler comme lui, seroit toûjours au dessous de ses vertus & de son merite.

On ne s’est pas teû sur cette mort. Mr Artaud, homme d’esprit & de belles lettres, & Ami particulier du Pere Bouhours, a fait l’Epitaphe que vous allez lire.

Cy gist le celebre Bouhours,
Dont la plume élegante & pure
Fit parler le bon sens & la simple nature,
Et fut par ses écrits la gloire de nos jours.
***
Il n’eust point dû mourir, si la Parque traîtresse
Epargnoit la vertu, l’esprit, la politesse,
Le sçavoir, la douceur, la sincere amitié :
Mais l’aveugle qu’elle est ravit tout sans pitié.
***
Il faut subir ses loix, quelque chose qu’on fasse,
Et de cette immortalité
Qu’on nous vante tant au Parnasse,
Connoistre enfin la vanité.
***
Bouhours nous laisse des ouvrages,
Dont la lecture a des appas,
Qui se feront sentir jusques aux derniers âges :
Mais, helas ! foibles avantages,
Vous n’avez pû sauver que son nom du trépas.

Mr Aunillon de la Barre, du College de Louis le Grand est l’Auteur des Vers que je joins à cette Epitaphe.

SUR LA MORT DU PERE
Bouhours.

Graces, les Parques à vos yeux
Nous ravissent Bouhours, vous gardez le silence ;
Vous leur voyez piller tous les dons precieux
Dont vous ornâtes sa naissance.
De son front, la douceur, la noblesse s’enfuit ;
Ses yeux où l’on a vu briller vostre puissance,
Sont couverts d’une épaisse nuit,
Sa bouche n’a plus d’éloquence.
Quoy ? celuy des mortels que vous aimez le mieux,
Graces, meurt en vostre presence
Cheri des mortels & des Dieux,
Sans que vous en preniez vengeance !
Foibles Divinitez, helas, je le vois bien.
De secourir Bouhours, vainement je vous presse,
Quand on l’a vu languir, vous n’étiez que foiblesse,
Et sans luy vous ne pouvez rien.
Mais qui peut s’opposer à ce pouvoir suprême
Que la Mort a sur les humains ?
Docte, ignorant, houlette, diadême,
Tout est moissonné par ses mains.
Ainsi mourut Cesar, ainsi mourut Voiture,
Dont Bouhours a suivi les pas :
L’experience en est une preuve trop sure
Avant que nous marchions, nous courons au trépas.
Puisque c’est un tribut qu’on doit à la nature,
Graces, je ne veux plus vous reprocher la mort
Que Bouhours reçoit sans murmure,
Si ses livres mouroient, vous auriez même sort.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 457-458.

Voici des Vers bien propres à estre chantez ; je croy que vous en serez contente, puisqu’ils sont de Mademoiselle Deshoulieres.

AIR NOUVEAU.

L’Air qui commence par Dans ces Prez Fleuris doit regarder la page. 457.
Dans ces Prez fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mene,
Mes cheres Brebis.
J’ay fait pour vous rendre
Le Destin plus doux
Ce qu’on peut attendre
D’une amitié tendre
Mais son long courroux
Détruit, empoisonne
Tous mes soins pour vous,
Et vous abandonne
Aux fureurs des loups.
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[Honneurs rendus à Toulon à Mr le Comte de Thoulouse & tout ce qui s’y est passé à l’occasion de l’arrivée de ce Prince] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 464-469.

Monsieur le Comte de Toulouse prévoyant il y a longtemps par la situation des affaires, qu’il seroit impossible que le Roy évitast la guerre que les jaloux de sa grandeur & de sa gloire, avoient dessein de rallumer, pria Sa Majesté avec les plus fortes instances de se souvenir de luy, & de vouloir bien luy permettre de servir sur terre, si elle ne jugeoit pas à propos de luy donner une Flote à commander. Le Roy voyant les instances réïterées de ce Prince, luy dit il y a quelque temps, qu’il pouvoit se tenir prest à monter les Vaisseaux qu’il faisoit preparer pour cet effet. Ce Prince, tout transporté de joye, donna aussi-tost tous les ordres necessaires pour paroistre en cette occasion en Prince de son Sang & en Amiral de France, & partit pour Toulon dans le temps que Sa Majesté lui marqua pour son départ. Il y a esté reçu avec tous les honneurs dûs à sa Charge & à sa Naissance. Le Canon de la Ville, dont il a esté complimenté s’est fait entendre à son arrivée, & tous les Vaisseaux qui sont dans le Port ont fait une double décharge ; mais ce qui est digne de remarque, & qui fait connoistre combien ce Prince est aimé, c’est qu’il n’a point paru dans la Ville depuis son arrivée, sans que tout le Peuple l’ait suivi avec de grandes acclamations ; de sorte que sa modestie en souffrant beaucoup, & ne pouvant plus le permettre, il a esté obligé d’envoyer querir les Magistrats, & les a priez de faire cesser, par des deffenses publiques, toutes ces acclamations & tous ces attroupemens. Ce Prince va toûjours à pied dans la Ville. Il est affable à tout le monde, & tous les Officiers des Vaisseaux, depuis le premier jusques au dernier, en sont également enchantez, & brûlent du desir de se signaler sous ses ordres. Il est aussi intelligent dans la Marine que s’il avoit fait un grand nombre de Campagnes. Ce Prince tient deux tables magnifiquement servies, où tous les Officiers & les principaux de la Ville sont invitez, & tres-bien reçûs. Il a souvent regalé les Dames les plus distinguées, & leur a donné des Concerts ayant mené avec luy plusieurs bons Musiciens. Il n’eut pas plûtost apris que Madame la Duchesse de Medina-Celi, Vice-Reine de Naples, qui s’en retourne en Espagne, étoit à Antibes, qu’il fit donner ordre qu’on luy fournist en ce lieu-là, aussi-bien qu’à Toulon, generalement tout ce qui luy seroit nécessaire pour son trajet pour elle & pour sa suite, & défendit qu’on en reçût aucun payement ni aucune retribution. Il luy envoya faire compliment par un homme de qualité qui la pria de la part de ce Prince de venir à Toulon. Il devoit l’en aller prier luy-même ; mais elle se trouva obligée de profiter du vent favorable sans attendre ce Prince. Mr le Duc de Medina-Celi est penetré des manieres honnestes dont Monsieur le Comte de Thoulouse en a usé pour Madame son épouse. Quoy que le sang dont il a la gloire d’estre sorti luy inspire ce qui le distingue, & qu’ainsi il trouve en lui-même tout ce qui le fait agir en grand Prince & en Prince accomply. Les leçons d’un Gouverneur de naissance, éclairé, sage & prudent, enfin tel qu’est Mr le Marquis d’O, n’ont pas laissé de servir beaucoup à l’entretenir dans ses bonnes inclinations qui luy ont toujours attiré autant de loüanges que sa naissance luy attire de respects. Comme le Roy a fait l’honneur à ce Marquis de le nommer Chef d’Escadre. Il y a lieu de croire que l’intelligence qu’il a dans la Marine, où il a servi longtemps, ne sera pas inutile au grand Prince qui va commander pour la premiere fois les Vaisseaux du Roy.

Enigme §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 480-481.

L’Enigme du mois passé étoit la Cognée. Voicy les noms de ceux qui en ont trouvé le veritable mot.

Les deux fideles amis du coin de la ruë aux Ours. L’Ab. G. & Pig. Gogo ; Mrs de la Palette ; Lamicaut de la Saugerie ; Le zelé Chenault ; Des Marchais & sa fidele épouse ; Les trois Beautez de la ruë du Chapeau rouge ; Les Dames de l’Eternité ; Mademoiselle la Mothe le Vasseur, & Mademoiselle Javotte, jeune Muse de coin de la ruë de Richelieu.

L’Enigme qui fuit, est de Mademoiselle Cazoy de Tours.

ENIGME.

Par contrainte & par violence.
Je sors de mon affreux sejour,
Et sitost que je vois le jour
Je répans par tout l’abondance.
Je fais prosperer les Etats,
Je fais le bonheur des Provinces,
Je fait les délices des Princes,
Et la gloire des Potentats.
Chacun fait piteuse grimace
Si je ne viens à son secours.
Et l’on verroit presque toujours
Sans moy les Rois à la besace.

[Poëme des Invalides] §

Mercure galant, juin 1702 [première partie] [tome 7], p. 481-482.

Je ne m’estois pas trompé lorsque je vous ay mandé que le Poême intitulé l’Eglise des Invalides auroit un tres grand succez, il n’y avoit point à douter que cela n’arrivast. La beauté des vers, l’estime que l’on fait de ce Poëme à la Cour où il a esté admiré, & la magnificence des ornemens jointe au bon goust, en rendoient le succez indubitable. Il y a lieu de croire que l’on ne trouvera bien tost plus d’exemplaires de la premiere édition. Ainsi la curiosité de ceux qui souhaiteront trop tard d’en avoir pourra languir long-temps puisqu’ils seront obligez d’attendre qu’on en ait fait une seconde édition.