1707

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13].

2017
Source : Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13]. §

[Benefices donnez par le Roy] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 5-12.

Le devoir le plus essentiel des Souverains, étant de donner de dignes Ministres à l’Eglise, on ne doit pas s’étonner, si le Roy s’est toûjours scrupuleusement attaché à faire de bons choix ; & si ce Prince, connoissant parfaitement le bien & le mal qui peut resulter de ces choix, & sur tout dans des temps où la saine Doctrine, qu’il a eu soin d’affermir, s’est souvent veu attaquée, oublie, lors qu’il s’agit de nommer des Pasteurs, la naissance de ceux qui y prétendent, & même les services que ceux de leurs Familles, ont souvent rendus à l’Etat. Il est même des merites éclatans, par lesquels ce Monarque ne se laisse point ébloüir. Il examine la maniere dont ceux qui peuvent prétendre aux Dignitez Ecclesiastiques, ont vécu, pour tâcher de déveloper, par ce qu’ils ont fait, ce qu’ils feront à l’avenir. Il trouve même qu’il ne suffit pas d’estre homme de bien, pour estre élevé à l’Episcopat, & si la vertu & l’austerité suffisent pour faire des Saints, elles ne suffisent pas pour faire des Evêques. Ils doivent, il est vray, estre douez de vertus qui puissent édifier ; mais il faut qu’elles soient accompagnées, de vertus agissantes, & qu’un Pasteur s’applique sans relâche, aux soins de faire profiter son Troupeau, & de luy faire avoir une bonne pâture. Il faut qu’un Evêque sçache de quelle maniere ses brebis doivent estre gouvernées, & qu’il soit plus en estat d’enseigner aux autres, que d’estre luy même enseigné. Ainsi l’on ne peut prendre trop de précautions, pour faire un si grand choix, puisque de là dépend le repos de la conscience des peuples, comme la perte de leur ame, dépendroit de la mauvaise Doctrine qu’on leur feroit succeder. Et c’est pourquoy le Roy, plus scrupuleux qu’il n’a jamais esté sur ces sortes de choix, n’écoute aucunes raisons humaines lors qu’il est question d’en faire ; ce Prince ne connoist personne dans ce moment-là, & il jette moins les yeux sur ceux qui l’environnent, & qui grossissent tous les jours sa Cour, que sur ceux que l’on a veus attachez sur les Bancs de Sorbonne ; que l’on a veu mener une vie exemplaire dans les Seminaires ; ou apprendre à gouverner un jour, en chef, une Eglise, en apprenant tout ce qu’un Evêque doit faire, sous des Evêques, sous les ordres de qui ils travaillent. On ne doit pas s’étonner aprés cela du choix que le Roy a fait de Mre Ennemond Aleman de Montmartin, Docteur de Sorbonne, Grand Chantre & Grand Vicaire de l’Eglise de Vienne, qui joint à la pureté de sa doctrine une conduite simple & irreprochable, & une grande égalité de mœurs. Il ne faut pas s’étonner, dis-je, si le Roy a choisi un homme de ce caractere pour remplir le Siege de Grenoble.

Ce nouveau Prelat estoit déja parfaitement instruit des travaux de l’Episcopat, s’étant fait un plaisir des soins & des peines que donnent ces travaux, sous les ordres de Mr l’Archevêque de Vienne, & le succés avec lequel il a exercé le Ministere Evangelique, ainsi que le fruit qu’il a fait dans les Missions où ce Prelat l’a employé, font donner de grands applaudissemens au choix de Sa Majesté. D’ailleurs le zele qu’il a toûjours témoigné pour la saine Doctrine, & la chaleur avec laquelle il l’a défenduë, comme Membre de la plus celebre Faculté de l’Europe, ont beaucoup contribué à faire déterminer le Roy en sa faveur. Sa Majesté n’ignoroit pas que c’est la science qui édifie, & non pas celle qui détruit, qu’il faut chercher dans un Evêque ; de maniere que tout ce qui s’éloigne de cette divine source, ne doit estre regardé, que comme une fausse lumiere, qui loin de conduire ceux qui la suivent, les fait souvent égarer.

[Ouverture du Parlement & de la Cour des Aides, avec les Discours prononcez ce jour-là] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 45-61.

Le Samedy 12. Novembre, Messieurs de la Cour des Aides aprés avoir oüi dés le matin la Messe dans leur Chapelle, recommencerent leurs Seances. Mr Bosc, Procureur General de cette Cour, parla avec beaucoup d’éloquence, & son discours receut de grands applaudissemens. Il parla des devoirs des Juges, & s’étendit sur la moderation qu’un Magistrat doit avoir, & il fit voir que les Juges, qui n’ont pas la force d’assujettir leurs passions, & qui ont le malheur de s’y livrer, sont bien prés d’estre prévaricateurs de leur Ministere ; il n’y a pas loin, continua-t-il, du moindre relâchement, dans les fonctions de la Magistrature, jusqu’aux prévarications les plus marquées : Ce qu’il dit sur le desinteressement, qu’un Juge doit avoir, fut tres-délicat, & il fit voir que cette vertu est dans le Magistrat, le principe de toutes les autres, & que l’exercice de toutes les vertus, sans celle-là, est suspendu. Cette pensée lui fournit mille beaux traits qui furent fort applaudis. Il prit de là occasion de parler de l’exacte justice qui a toûjours caracterisé les actions du Monarque qui gouverne aujourd’huy la France, & de la probité de ce Prince, qui l’a souvent obligé de prononcer contre luy-mesme, dans des occasions où l’on auroit pû interpreter la Loy en sa faveur. Mr Bosc finit son discours en faisant entrer d’une maniere fort delicate dans les loüanges qu’il donna à Mr le Camus, un Eloge de Monsieur le Cardinal le Camus, qu’il regarda comme un Ornement de l’Eglise, & un Modele de l’Episcopat.

Monsieur le Premier President parla ensuite. Son discours rempli de la gravité, qui convient aux Personnes qui occupent les premieres places de la Robbe plut beaucoup, tant à cause de sa beauté que de la varieté, qu’il y avoit répanduë ; & aprés avoir donné quelques loüanges à celui de Mr Bosc, il en fit une espece d’Analyse, & les judicieuses réflexions qu’il fit sur les principaux endroits de ce Discours, y firent remarquer de grandes beautez. Il releva fort éloquemment tout ce que Mr Bosc avoit dit sur la prévention que les Juges doivent éviter avec soin, & sur la recherche de la verité, à laquelle ils doivent uniquement borner tous leurs travaux, & il finit en recommandant aux Avocats & aux Procureurs de renouveller leur zele & leurs soins pour la deffense des Parties, qui leur confioient leurs interests ; de ne point embarrasser les affaires dont ils sont chargez, par d’inutiles procedures, qui ruinent souvent ceux qu’elles regardent. Ce qu’il dit sur ce sujet, fut tres-energique, & appuyé par des passages du Nouveau Testament. On doit remarquer que les discours qu’on fait à la Cour des Aydes le lendemain de la S. Martin, sont appellez Mercuriales. Les Avocats & Procureurs furent ensuite admis à la prestation du serment, qui se fit entre les mains de Monsieur le Premier President.

Le même jour on chanta dans la grande Salle du Palais, la Messe vulgairement nommée Messe rouge, parce que Messieurs du Parlement, qui assistent à cette Messe, sont en Robbes rouges. On doit sçavoir que cette Messe est toûjours celebrée par un Evêque choisi par le Corps du Parlement, & toûjours chantée par la Musique de la sainte Chapelle. Monsieur le Premier President se trouva à cette Messe, à la teste de toutes les Chambres du Parlement. Monsieur Floriau, Evêque d’Orleans, & Oncle de Monsieur le Premier President, qui officia ce jour-là, fut servi par Messieurs du Seminaire de Saint Nicolas du Chardonnet. Monsieur le Premier President, suivi de tout le Parlement, alla à l’offrande avec les Ceremonies accoûtumées. La Messe estant finie, toute cette auguste Compagnie alla à la Grand’Chambre. Monsieur l’Evêque d’Orleans monta sur les hauts sieges avec Monsieur le Premier President, & il prit place à costé de ce Magistrat, à la teste des Conseillers, & chacun s’estant placé selon son rang, Mr le Premier President fit, selon l’usage ordinaire, un compliment à l’Evêque qui venoit d’officier. Il luy dit qu’outre les raisons qui avoient porté le Parlement à le choisir, il en avoit eu de particulieres qui lui avoient fait souhaiter que le choix du Parlement tombât sur sa Personne ; que l’alliance, qui estoit entr’eux, la lui rendoit tres-chere ; & que d’ailleurs la place qu’il occupoit à present dans l’Eglise, avoit esté destinée à un Prélat, dont la memoire lui estoit precieuse, & augmentoit encore beaucoup l’affinité qu’il y avoit entr’eux. Il loüa ensuite Mr l’Evêque d’Orleans, sur les grands exemples de vertu qu’il avoit donnez dans le temps qu’il étoit Tresorier de la Sainte Chapelle, & dont la Compagnie, qu’il honoroit ce jour-là de sa presence, avoit esté si souvent témoin, sur la sagesse avec laquelle il avoit gouverné le Diocese d’Aire, & sur les regrets que l’on y avoit eu de le perdre ; Et enfin sur son zele pour la saine doctrine, & pour l’observation de la Discipline Ecclesiastique. Il finit, en l’assurant de la joye qu’il avoit euë de le voir revenir dans le voisinage de Paris, & en luy souhaitant un long & heureux Episcopat.

Mr l’Evêque d’Orleans répondit à ce compliment, par un Discours qui fut tres-applaudy. Il témoigna à la Compagnie, en adressant la parole à Mr le Premier President, qu’il avoit esté tres-sensible à l’honneur qu’elle luy avoit fait, de le choisir pour officier dans une Ceremonie, que la presence du plus celebre Corps de l’Europe, rendoit plus auguste ; & de tant de grands Magistrats, dont l’idée luy rappelloit celle des graves Personnages, qui composoient la Republique Romaine, la plus florissante qui ait jamais esté ; que l’honneur d’officier dans une Ceremonie, où le Chef de la Justice, dont la personne luy devoit estre si chere par tant d’endroits, présidoit pour la premiere fois, luy estoit encore plus sensible ; que la place où il se voyoit ce jour-là, le faisoit souvenir avec joye, du temps qu’il avoit passé dans l’enceinte du Palais ; que la Dignité qu’il y avoit occupée, luy en rendroit toûjours le souvenir precieux ; qu’il ne l’avoit quittée qu’avec regret, & que la pensée de s’éloigner d’une Compagnie si celebre & si respectable, avoit esté pour luy tres-douloureuse ; mais qu’enfin il estoit allé servir au bout du Royaume, une Eglise où la Providence l’avoit appellé ; & que pour obeïr à cette même Providence, il l’avoit quittée, pour en venir servir une autre dans le voisinage de Paris ; que cette Eglise, à laquelle il venoit de s’attacher, conserveroit toûjours un souvenir precieux pour le Prelat que Sa Majesté luy avoit destiné, aprés la mort de Mr le Cardinal de Coislin ; que les liens que la nature avoit mis entre ce Prelat & luy, luy en rendoient tous les jours la perte plus sensible ; Perte, continua-t-il, veritablement grande pour l’Eglise, dans laquelle il avoit brillé comme un Astre, & qu’il avoit édifiée par ses travaux. Il parla ensuite du zele qu’il avoit eu pour la saine doctrine, & de la vigueur avec laquelle il l’avoit soûtenuë. Mr d’Orleans loüa ensuite le Parlement, sur le zele qu’il avoit marqué dans tous les temps qui avoient suivy son établissement, pour le service du Roy & de l’Etat, sur sa fermeté à en soûtenir les droits & les interests dans les temps les plus difficiles & les plus orageux. Il finit en souhaitant à cette Compagnie, qu’elle eût long-temps devant les yeux le digne Chef que le Roy venoit de luy donner, & qu’elle a eu le plaisir de former, & de rendre capable d’occuper cette importante Place.

Ce discours finy, tous les Avocats, Procureurs, Greffiers, &c. furent appellez par leurs noms, pour prêter le serment, ce qu’ils firent aux pieds de Mr le Premier President. Cette Ceremonie ne finit qu’à une heure aprés midy. Alors Messieurs s’estant levez, Mr l’Evêque d’Orleans, ayant à sa droite Mr le Premier President, & à sa gauche Mr le President Portail, les Huissiers, qui marchoient devant eux, frappant de leurs baguettes, se rendit en l’Hôtel de Mr le Premier President, par la petite porte qui conduit à cet Hostel. On y servit un magnifique Repas, auquel une partie du Parlement avoit esté invitée.

[Journal de plusieurs divertissemens donnez à Saltzdahl] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 91-146.

Vous devez, en lisant l’article qui suit, faire attention que je ne suis que Rapporteur de la piece dont il s’agit ; que ce n’est pas moy qui parle, & que si je parlois, je tiendrois un autre langage en beaucoup d’endroits. Je n’ay pas changé un seul mot au style.

JOURNAL
Des divertissemens que Son A.S. Monseigneur Antoine-Ulric, Duc de Brunswik & Lunebourg a donnez à la Principauté dans sa Maison de Plaisance de Saltzdahl, pendant le sejour que S.S.E. Madame l’Electrice de Brunswik & Lunebourg y a fait.

Sa Serenité Electorale Madame, partit de Herrenhausen le Mercredy 7. de Septembre 1707. vers les huit heures du matin ; elle arriva le soir à Saltzdahl, où elle fut reçuë dans la seconde cour par Son Altesse Serenissime Monseigneur le Duc Antoine-Ulric, accompagné de leurs Altesses Serenissimes Monseigneur le Prince Hereditaire, Madame la Princesse son Epouse, Madame l’Abbesse de Gandersheim, Monseigneur le Prince Louis, Madame son Epouse, Madame la Princesse Antoinette, Mesdames les Princesses d’Ostfrise, Monseigneur le Prince de Bevern, & d’une nombreuse suit de Dames & de Cavaliers. S.S.E. fut ensuite menée par Monseigneur le Duc à son appartement. Peu de temps aprés Madame la Duchesse de Holstein, Epouse de Monseigneur l’Administrateur de Gottorff, & Madame sa Belle-sœur furent rendre visite à Madame l’Electrice. Et comme il faisoit une fort belle soirée, toute la Principauté se promena dans le Jardin avec S.S.E. La promenade estant finie l’on servit dans la grande Salle de Madame l’Electrice deux tables pour la Principauté, de quinze couverts chacune, où se mirent Madame l’Electrice, & Monseigneur le Duc, avec quatorze tant Princes que Princesses, & quatre Comtesses. Le soir il n’y eut point d’autres divertissemens, pour laisser reposer S.S.E. de la fatigue du voyage.

Le Jeudy 8. Madame l’Electrice fut rendre le matin sa visite à Mesdames les Princesses, aprés quoy elle assista à la Priere, qui se fait par des Religieuses dans la Chapelle de Saltzdahl. Ensuite toute la Cour s’en alla à la Grotte, où l’on avoit servi trois tables pour la Principauté, & quatre autres pour les Dames & les Cavaliers. Il y eut à dîner un beau concert de Musique. La premiere table estoit placée dans la premiere petite Grotte, dans laquelle S.S. Electorale dîna à une table quarrée avec Son A.S. Monseigneur le Duc, Madame la Duchesse de Holstein, Monseigneur le Prince Hereditaire, Madame son Epouse, Madame la Princesse Louise, Madame la Raugrave Louise, & le R.P. Vota, Confesseur du Roy Auguste. Au travers de cette Grotte l’on voyoit non-seulement les autres Princes & Princesses qui estoient partagez à differentes tables dans la seconde Grotte, mais aussi la grande allée du Jardin. Aprés que leurs Altesses furent levées de table, elles se retirerent pendant une grosse heure chacune dans son Appartement. Ensuite elles furent se promener dans le Jardin jusqu’à six heures, & de là elles se rendirent dans la Salle, qui se trouve devant la grande Gallerie des Peintures, où elles joüerent l’espace de deux heures, aprés quoy elles souperent dans la grande Salle de S.S.E. dans le même ordre que le jour d’auparavant.

Le Vendredy 9. S.S.E. alla vers les dix heures du matin à la Chapelle de la Cour avec toute la Principauté. Monseigneur le Duc, & feu Madame la Duchesse son Epouse ont fondé dans le Château de Salzdahl un Convent, joignant l’Orangerie, pour huit Religieuses, qui sont obligées en vertu des Regles de leur Fondation d’élever chacune une jeune Pensionnaire, pour l’entretien desquelles S.A.S. a fixé un certain fonds. Et comme il y avoit trois places vacantes, on les a remplies de trois autres Pensionnaires, âgées d’environ dix à onze ans chacune. Monsieur le Prevost de ce Convent fit dans cette occasion un Sermon convenable au sujet. Cette solemnité estant finie toute la Principauté se rendit à l’Appartement de Madame la Princesse Hereditaire, & y demeura jusqu’à ce que le Schloshauptman, Monsieur de Bennigsen, fut les avertir que l’on avoit servi. Monseigneur le Prince Hereditaire mena Madame l’Electrice à l’Orangerie, au milieu de laquelle se trouva Monseigneur le Duc, & toute la Cour s’en alla à la petite Salle, qui est située à un bout de l’Orangerie, où il y eut deux tables pour la Principauté à quinze couverts chacune, servie en porcelaine fine. Madame la Prieure à la teste de ses Religieuses & des Pensionnaires, qu’on éleve dans ce Convent, alla au devant de S.S.E. pour la recevoir, le Baston de Maréchal à la main, & luy presenta la serviette. Je dois dire en passant que la Prieure est l’unique du Convent qui soit de qualité. Une des Pensionnaires fit la Priere, & ses Camarades & les Religieuses servirent à table. Au sortir de table Madame l’Electrice, & les autres Princes & Princesses monterent au Convent, où on leur presenta du Thé & du Caffé, & aprés avoir visité les chambres, elles se retirerent dans leurs Appartemens. Peu de temps aprés leurs Altesses furent se promener dans le Jardin, & de là elles se rendirent dans la Salle qui joint la Gallerie des Peintures. Il y a dans cette Gallerie, qui est tres-spatieuse, & dont l’Architecture est admirable, des pieces tres-rares, & d’un grand prix, de la façon des plus fameux Peintres & Sculpteurs, tant anciens que modernes, dont le choix judicieux répond à la connoissance particuliere, que S.A.S. a des Arts liberaux. Et si je m’engageois à faire une description exacte de cette incomparable Gallerie, il me faudroit faire des volumes, au lieu d’une relation succincte, vû la quantité prodigieuse de tableaux & de statuës qu’il y a. Vers les huit heures l’on s’en alla à la maison de l’Opera, où l’on avoit servi une table de sept pieds de longueur, & de douze de largeur, au milieu de laquelle étoit un parterre, élevé de six pouces au dessus du niveau de la table, orné de petites statuës tres-mignones, qui ont servi de modeles aux grandes, qui sont placées dans le Jardin, avec une fontaine à cinq jets d’eau, qui joüoient pendant le repas. Le tour de la table, qui estoit de 36. Couverts, sans conter les deux Ecuyers tranchans, étoit garni de prés de 100. plats, y compris les entremets. Il faut observer qu’il n’y avoit point de bougies sur la table, mais de côté & d’autre 12. pyramides, sur chacune desquelles il y avoit 18. bougies, qui éclairoient parfaitement toute la maison de l’Opera, dont les murailles sont peintes à fresque.

Le Samedy 10. Madame l’Electrice, & les autres Princes & Princesses dînerent à deux tables de 15. couverts chacune dans la sale, joignant la Galerie des Peintures. Le soir Elles joüerent, & souperent ensuite à deux grandes tables dans la chambre d’Audiance de Sa Serenité Electorale.

Le Dimanche 11. S.A.S. mena S.S.E. & toute la Principauté à Steterbourg, où il y a un Convent de Chanoinesses, pour leur faire voir les ceremonies, que l’on y devoit faire ce jour-là à la reception de deux Novices. Sur quoy je dois faire remarquer, que toutes celles, qui doivent estre reçeuës, sont obligées avant toute chose de faire preuve de l’ancienneté de leur Noblesse. La premiere de ces Novices s’appelle Mademoiselle de Steinberg, fille de Monsieur le Grand Maréchal de la Cour, & Ministre d’Estat de S.A.S. & la seconde Mademoiselle de Cram, Fille d’Honneur de S.A.S. Madame la Princesse Hereditaire. Leurs Altesses furent reçuës en arrivant par Madame l’Abbesse du lieu, accompagnée de Madame la Princesse Anthoinette sa Coadjutrice, & suivie des autres Chanoinesses, vêtuës de leurs habits Ecclesiastiques. Les deux Novices furent menées à l’Eglise, sçavoir, Mademoiselle de Steinberg par Monseigneur le Prince Hereditaire, & Mademoiselle de Cram par Monseigneur le Prince Loüis, Madame l’Abbesse par Monsieur le Prevôt de Gronau, & S.A. Madame la Coadjutrice par Monsieur le Conseiller de Tanne. Les Chanoinesses les suivirent deux à deux, & se placerent au Chœur. Leurs Altesses furent menées à la tribune. L’on entonna à leur arrivée le Veni Sancte Spiritus, ce qui fut suivi d’une belle Musique, composée de voix & d’instrumens. Le Sermon que l’on fit suite estant fini, l’on chanta l’Hymne allemand ......... Aprés quoy Monsieur l’Abbé de Reddaghausen prononça un discours tres-éloquent, & tres pathetique, en representant vivement aux deux Novices, qui se tenoient debout au pied de l’Autel, le devoir auquel leur nouvel état les alloit engager. Ensuite elles se mirent à genoux au pied de l’Autel, & promirent à haute voix d’observer religieusement de point en point les Regles de leur Abbaye. Monsieur le Prelat ayant donné la benediction, les deux nouvelles Chanoinesses & leurs Compagnes monterent à la tribune, où elles se placent ordinairement. L’on finit cette solennité par le Te Deum, en presence de leurs Altesses, & d’une nombreuse suite de Dames & de Cavaliers. Le Service divin estant achevé, S.S.E. & les Serenissimes Princes & Princesses s’en allerent à la Maison de l’Abbesse, où l’on servit trois tables pour la Principauté, & quatre ailleurs pour les Dames & pour les Cavaliers. Il y avoit à la premiere table de la Principauté S.S.E. la nouvelle Chanoinesse de Steinberg, Monseigneur le Duc, Madame l’Abbesse de Gandersheim, Madame l’Abbesse du lieu, Monsieur le Grand Maréchal de Steinberg, & Madame son Epouse, pere & mere de la Demoiselle de ce nom, Madame de Bennigsen, Sœur de Monsieur le Grand Maréchal, Monsieur de Galli, Grand Maître de la Maison de S.S.E. le Pere Vota, & Monsieur Leibnitz, Conseiller Privé de S.S.E. de Brunswic & Lunebourg. À la deuxiéme table étoient assis Monseigneur le Prince Hereditaire, la nouvelle Chanoinesse, Mademoiselle de Cram, Madame la Duchesse de Gottorff, Madame la Princesse Hereditaire, Madame la Coadjutrice, Madame de Kragen, premiere Dame d’Honneur, Madame Hora, & Monsieur le Lieutenant Colonel de Cram, en qualité de parens de ladite Demoiselle, sans compter plusieurs autres personnes de la premiere qualité de l’un & de l’autre Sexe. À la troisiéme table estoient Monseigneur le Prince Loüis, Monseigneur le Prince de Bevern, Mesdames les Princesses d’Ostfrise, Messieurs les Ministres d’Estat, & plusieurs personnes de distinction. Le repas fini, leurs Altesses s’en retournerent à Saltzdahl, & en passant par Wolffenbutel, Elles furent voir la celebre Bibliotheque de S.A.S. si renommée dans l’Europe, par le grand nombre de Manuscrits, & de Livres rares & curieux, qui s’y trouvent. Parmy les premiers, il y en a plusieurs qui sont écrits de la main propre de feu S.A.S. le Duc Auguste, Pere de S.A.S. qui a passé de son temps pour un des plus éclairez & des plus sçavans Princes de l’Europe, & pour un autre Mecenas des Gens de Lettres. L’on peut, à juste titre, donner les mêmes éloges à son digne fils Successeur, S.A.S. le Duc A.V. cet Auguste Prince, non-seulement immortalisé dans la Republique des Lettres, par les excellens livres qu’il a mis au jour ; mais ce qui est incomparablement plus glorieux, il s’est acquis une estime generale dans le monde, & l’affection de ses Sujets, par la maniere tendre & débonnaire, dont il les traite & les gouverne ; de sorte qu’ils peuvent, sans exageration, l’appeller le Pere de la Patrie, & les delices du genre humain. De là Elles se rendirent à l’Arcenal, où il y a, entr’autres curiositez, plusieurs tableaux des anciens Ducs de Brunswic & Lunebourg, dont les actions les plus illustres & les évenemens les plus remarquables de leur vie, sont écrits au-dessous, en bas Saxon ; ce qui ne contribue pas peu, à mon avis, à l’éclaircissement de l’histoire de cette auguste Maison. J’y ay vû aussi le Portrait du fameux Arioviste, Antagoniste de Jules Cesar, un des Ancêtres du Crand Wedekind, Roy des Saxons, dont la Serenissime & Electorale Maison de Brunswic & Lunebourg tire son illustre origine par les alliances qu’elle a autrefois contractées, avec des Princesses descenduës de ce Monarque. Cet Arioviste a vécu 58. ans avant la Naissance de Nôtre Sauveur. Je passeray sous silence les pieces de canon, & autres attirails de guerre, qui se trouvent dans ledit Arcenal, parce que cela me meneroit trop loin, & reprendray le fil de ma narration pour me rapprocher de la Cour. Leurs Altesses estant de retour à Saltzdahl, elles furent se promener dans le jardin jusqu’à la nuit, pour profiter du beau temps qu’il faisoit alors. L’on servit ce soir là, pour la Principauté, dans l’antichambre de Madame l’Electrice, deux tables de quinze couverts chacune.

Le Lundy 12e, il y eut, dans la grande Sale, deux grandes tables pour la Principauté, au concert d’une belle symphonie ; & dans les autres appartemens contigus, l’on servit les tables pour les personnes de qualité de l’un & de l’autre Sexe. Peu de temps aprés que leurs Altesses se furent retirées, S.A.S. Madame de Zelle arriva & fut reçûë dans la seconde Cour par toute la Serenissime Maison. Tout cet illustre cortege mena Madame la Duchesse à son appartement, d’où Elle se rendit peu de temps aprés chez S.S.E. L’on passa la soirée en conversation jusqu’à huit heures. L’on tira ensuite des billets, & l’on soupa à la Maison de l’Opera, où la table fut quasi servie de la même maniere, à quelque changement prés, qu’elle l’avoit esté trois jours auparavant. Madame la Duchesse de Zelle eut ce soir Monseigneur le Duc pour mari, qui estoit assis entre Elle & Madame l’Electrice. Il y avoit 38. couverts. L’on avoit envie de donner le bal aprés souper ; mais comme il estoit tard, on trouva à propos de le remettre à un autre jour, & la Principauté se retira.

Le Mardy 13e leurs Altesses Serenissimes dînerent dans leurs appartemens, pour se préparer à une mascarade de Paysans & de Paysannes, qui devoit se faire le mesme soir ; mais leurs Altesses Serenissimes Madame la Duchesse de Zelle, Monseigneur le Duc, & Madame l’Abbesse de Gandersheim dînerent chez S.S.E. dans sa petite antichambre. Pour ce qui regarde la disposition de la mascarade en question, Monseigneur le Duc & Madame l’Electrice representoient l’Hôte & l’Hôtesse du logis, Madame la Duchesse de Zelle avec ses Dames & ses Cavaliers étoient les Conviez, Madame la Duchesse de Gottorff, Madame la Princesse Hereditaire, & Madame la Princesse Loüise faisoient le personnage de Servantes, Monseigneur le Prince Loüis, Monseigneur le Prince de Bevern, Monsieur le Baron de Friesendorff, Envoyé Extraordinaire du Roy de Suede, & Monsieur le Major General de Gohr celui de Valets de la Maison. S.A.S. le Prince Hereditaire faisoit l’Office de Cuisinier, & Madame la Comtesse de Buckebourg celui de Cuisiniere. Monsieur de Rossing, Gentilhomme de la Cour de S.A.S. faisoit le personnage du Marié, & Mademoiselle de Sparr, Fille d’honneur de la Cour de Gottorff, estoit la Mariée. Les autres Dames & Cavaliers de la Cour representoient le Maire du Village, le Pasteur, son Chapelain, le Maistre d’école, le Cabaretier, des Paysans & des Paysannes, des Bergers & des Bergeres, & les parens des Mariez. Les 6. Hautbois des Gardes étoient aussi habillez en Paysans. Le nombre des Masques se montoit à environ quatre-vingt-six personnes, chacun menant sa femme par la main. Les Masques s’estant rendus à la Cour, les Dames s’assemblerent dans l’antichambre de Madame la Princesse Hereditaire, & les Cavaliers dans la galerie, où Madame l’Electrice & Monseigneur le Duc les attendoient. Monsieur le Schloshauptman de Bennigsen, en qualité de Maistre-d’hôtel, fut querir le Marié & ses Compagnons, & les mena chez les Dames dans l’antichambre de Madame la Princesse Hereditaire. Ensuite la troupe commença la marche dans l’ordre suivant, & selon le sort qui leur estoit échû. Les 6. Hautbois précedoient joüans de leurs instrumens, Monsieur le Schloshauptman, qui tenoit un gros bâton blanc dans la main en maniere de bâton de Maréchal. Ensuite venoient les Mariez, suivis de leurs parens, de leurs valets & de leurs servantes, aussi-bien que des paysans & des paysannes, des Bergers & des Bergeres de leur contrée. Toute cette charmante troupe estant arrivée dans la galerie, où se trouvoient Madame l’Electrice, Madame la Duchesse de Zelle, & Monseigneur le Duc, elle en fit le tour au bruit des hautbois. Ensuite tous les Masques firent deux fois le tour de la Place du Chasteau, deux à deux, ayant à leur teste les Hautbois, suivis du Schloshauptman, des Mariez, des paysans & des paysannes, &c. Aprés quoy ils se rendirent tous dans une grande sale, ornée de mays & de verdures, où l’on avoit dressé six tables. À la premiere il y avoit les Mariez, leurs parens, Madame la Duchesse de Zelle, & plusieurs autres personnes de naissance de l’un & de l’autre sexe, en qualité de Conviez, qui n’estoient point déguisez. Madame l’Electrice, & Monseigneur le Duc mirent les premiers plats sur la table. Madame la Duchesse de Holstein, & les autres cy-dessus nommez en firent de mesme, en qualité de valets & de servantes du logis, & se mirent aprés à une table, que l’on avoit servie dans une autre chambre. Les quatre autres tables estoient remplies de paysans & de paysannes, &c. Monseigneur le Prince Hereditaire & Madame la Comtesse de Buckebourg, comme Cuisinier & Cuisiniere, avoient préparé quelques mets de leur façon. Comme l’on eut servi le dessert, Monsieur le Schloshauptman mit sur la table des Mariez un grand plat d’étaim, dans lequel les Conviez devoient mettre leurs presens, consistant en vaisselle d’étaim, que Monseigneur le Duc avoit fait acheter, pour en regaler les Mariez, selon l’usage des nopces de paysans du pays. Madame l’Electrice & Monseigneur le Duc commencerent à faire les leurs, ensuite les autres en firent de même. Ce qui estant fait, Monsieur le Schloshauptman mena la susdite troupe à la maison de l’Opera dans le même ordre qu’elle estoit entrée dans la sale en question. L’on commença par les danses Allemandes, l’on continua par les danses Angloises, & l’on finit la feste par les danses Françoises. Il est à remarquer qu’au festin des nopces toutes les viandes estoient servies dans des plats de terre, les assiettes, sur lesquelles on mangeoit, étoient de bois, aussi bien que les cannes, dans lesquelles on bûvoit, suivant l’usage des paysans de ce pays. Les verres, dont on se servoit, estoient à l’antique. Enfin, tout l’exterieur convenoit parfaitement à une nopce de Village ; mais la bonne chere que l’on y faisoit, & les vins delicieux qu’il y avoit, faisoient connoître le goût delicat, & la magnificence de l’Auguste Prince, qui avoit reglé & donné cette charmante fête.

Le Mercredy 14e l’on servit à dîner cinq tables pour la Principauté, de dix couverts chacune. La premiere estoit destinée pour S.S.E. & pour S.A.S. La deuxiéme pour Madame la Duchesse de Zelle, & pour Monseigneur le Prince Hereditaire. La troisiéme, pour Madame la Princesse Hereditaire, Madame la Duchesse de Gottorff, & Monseigneur le Prince Loüis. La quatriéme, pour Madame la Princesse de Gottorff, & Monseigneur le Prince de Bevern. La cinquiéme, pour Mesdames les Princesses d’Ostfrise. L’on ne servit au commencement que des viandes froides, & à chaque fois on entremêloit un plat de viandes chaudes, à la maniere Italienne : L’on servit ainsi huit fois de suite. Aprés qu’on se fut levé de table, Leurs Altesses se rendirent visite réciproquement, toutes les antichambres estant remplies de noblesse. Le soir il y eut une Pastorale Allemande dans la maison de l’Opera, entremêlée de Prose, & d’Airs en Vers. La Prose fut récitée, & les Airs furent chantez.

Le Jeudy 15e l’on servit pour la Principauté trois tables dans la grande Sale au premier étage. L’on tira ensuite des billets, & le hazard voulut que Madame l’Electrice, Madame la Duchesse de Zelle, & Monseigneur le Duc fussent partagez à ces trois tables. Il y eut ce jour-là au Village une nopce de Paysans que Monseigneur le Duc défraya. S.A.S. ordonna cependant que les nouveaux Mariez, & leurs Conviez vinssent dans la basse-cour du Chasteau avec leur musique champestre, composée de hautbois & d’une musette, pour y danser. Les Paysans estant venus au Chasteau, Monseigneur le Duc eut la bonté de leur faire donner des calteschales au vin & à la biere, pour les rendre plus gais, & plus éveillez. Les fumées du vin les encouragerent à marquer à leur Souverain par leurs cris de joye leur tres-humble reconnoissance des graces qu’il venoit de leur faire. Toute la Principauté vit danser ces Paysans d’une des chambres du Chasteau. Ensuite leurs Altesses s’en allerent à la Comedie Françoise. Et comme il estoit tard, elles souperent dans leurs appartemens, excepté Madame l’Electrice, qui soupa dans sa petite antichambre à une table de douze couverts.

Le Vendredy 16e leurs Altesses ayant entendu le Sermon, l’on servit de la même maniere que le jour précedent, avec cette difference pourtant, qu’elles dînerent dans la Sale joignant la galerie des peintures. Et aprés la Comedie le souper fut ordonné sur le pied du dîner. Ensuite il y eut Bal dans une des grandes galeries, où l’on dansa jusqu’à minuit.

Le Samedy 17e l’on tira à dîner des billets pour les trois tables de la Principauté. Monseigneur le Duc eut la premiere, Monseigneur le Prince Hereditaire la seconde, & Monseigneur le Prince Loüis la troisiéme. Il y eut pour les hommes à la premiere, les N°. 1. & 6. à la seconde, les N°. 7. & 12. à la troisiéme, les N°. 13. & 18. les autres places estant remplies de Dames. Aprés dîner l’on joüa l’espace d’une grosse heure, ensuite S.S.E. fut se promener, & soupa avec Madame la Princesse Hereditaire, dans son antichambre, de compagnie avec Madame la Duchesse de Holstein, Madame la Princesse sa Belle-sœur, Monseigneur le Prince Hereditaire, & plusieurs Dames & Cavaliers. Madame la Duchesse de Zelle & les autres Princes & Princesses souperent chez Monseigneur le Prince Loüis.

Le Dimanche 18e Leurs Altesses allerent sur les dix heures à la Chapelle, où Mr l’Abbé de Reddagshausen fit un sermon fort sçavant, & fort édifiant. Le Service divin estant fini, l’on servit dans la grande Sale pour la Principauté cinq tables rondes de dix couverts chacune. Lorsque l’on fut levé de table, l’on retourna à la Chapelle, pour assister à la Priere. Ensuite Madame l’Electrice se promena dans le Jardin, & aprés la promenade Elle & les autres Princes & Princesses allerent à la Comedie Françoise. S.S.E. & S.A.S. souperent avec Madame la Duchesse de Holstein dans son antichambre, mais les autres Princes & Princesses souperent chez Madame la Duchesse de Zelle. Ensuite il y eut Bal dans la grande Sale, où il y avoit une grosse foule de Dames & de Cavaliers.

Le Lundy 19e, Madame l’Electrice dîna dans la Sale, qui joint à la Galerie où il y eut trois tables pour la Principauté. L’on tira des billets. Madame la Duchesse de Holstein, & Madame la Princesse Hereditaire ne furent point à table, pour se mieux preparer pour la Redoute. Leurs Altesses estant levées de table, Elles se retirerent dans leurs appartemens pour se déguiser. Les Masques, aprés s’être promenez quelque temps, se rendirent sur les cinq heures à l’orangerie, qui est longue de 220 pieds, & large de 50 ; le pied faisant une demie aune de ce pays. L’on avoit rangé des deux costez les bancs, qui sont à deux étages ; le premier servant pour y mettre dix-huit pyramides, garnies de dix-neuf bougies chacune : Ces pyramides estoient entremêlées de lauriers, d’orangers & de grands Vases à fleurs. Le second estage servit de chaises aux Masques pour s’asseoir. À chaque entrée de l’orangerie, il y avoit deux grands lauriers, taillez en façon de pyramide. Dans le fond, à l’opposite de la petite sale, il y a trois grands miroirs & un de moyenne grandeur au-dessous, dont les bordures sont faites de rocailles. Au-dessus du miroir du milieu, il y a une fontaine, qui jettoit de l’eau, & cette eau tomboit dans le bassin, qui est au-dessous. Tout cela faisoit une perspective admirable, qui rejoüit beaucoup la veuë des Spectateurs. D’un costé de l’orangerie, il y a des fenestres, qui donnent sur le jardin ; & de l’autre il y a des niches, où l’on a mis de grandes statuës fort bien faites. Le plafond est d’une tres-belle peinture. Aux deux tribunes, qui sont dans un coin, vis-à-vis l’une de l’autre, estoient placez deux chœurs de musique, composez de cors de chasse, de hautbois & de violons. Les masques se promenerent au commencement : ils danserent ensuite le menuet, & des danses Angloises. Madame l’Electrice, Monseigneur le Duc & Madame la Duchesse de Zelle jouerent cependant à l’ombre dans un endroit d’où ils pouvoient voir distinctement tout ce qui se passoit dans l’orangerie, qui estoit tres-bien illuminée. Vers les neuf heures du soir, l’on servit deux tables rondes pour la Principauté. À la premiere étoient Madame l’Electrice, Madame la Duchesse de Zelle, Madame la Duchesse de Holstein, Monseigneur le Duc, Monseigneur le Prince Hereditaire, Madame son Epouse, Madame l’Abbesse de Gandesheim, & Madame la Princesse Loüise. À la seconde, Madame la Princesse de Holstein, Madame la Princesse Antoinette, Monseigneur le Prince de Bevern, Madame la Comtesse de Buckebourg, Madame la Raugrave Amalie, Mademoiselle la Comtesse de Hohenloh & Madame la Marquise de la Roche, premiere Dame d’honneur de Madame la Duchesse de Zelle. L’on avoit en mesme-tems servy, dans la petite salle joignant l’orangerie, une table à cinquante couverts, longue d’environ vingt-cinq à trente pieds. Il y avoit trois rangs de plats ; celuy du milieu estant remply de confitures & de fruits : les deux autres de viandes froides & chaudes. Il y avoit, sans le fruit, prés de quarante plats. Comme le nombre des Masques se montoit à plus de deux cent personnes de qualité, sans compter ceux qui n’estoient point déguisez, dont il y en avoit presque autant, l’on s’avisa de ne point mettre de chaises devant cette table, afin que chacun eût la liberté de boire & de manger à sa fantaisie, & suivant sa commodité ; ce qui faisoit un tres-agreable mélange, & une diversité tres-charmante. L’on abandonna ensuite cette table au pillage aux laquais. Ladite Sale a trente pieds en largeur & cinquante en longueur. Aprés souper, Madame l’Electrice & Monseigneur le Duc continuerent leurs parties d’ombres avec un des Cavaliers de Madame la Duchesse de Zelle, qui s’estoit retirée dans son appartement. S.S.E. dansa ensuite avec S.A.S. Madame la Princesse Hereditaire. Monseigneur le Duc & Madame l’Electrice se retirerent vers les onze heures ; mais la jeune Principauté, & les autres Masques se promenerent, & danserent jusqu’à deux heures aprés minuit.

Le Mardy 20e Leurs Altesses Serenissimes Madame la Duchesse de Holstein & Madame sa Belle-Sœur partirent de Saltzdahl, avec leur suite, le matin entre sept & huit heures, reprenant la route de Hambourg, pour s’en retourner à leur residence. S.S.E. & les autres Princes & Princesses assisterent sur les onze heures à la Priere chez les Religieuses, aprés quoi l’on servit trois tables pour la Principauté dans la Sale, joignant la Galerie des peintures. Leurs Altesses estant levées de table, Madame l’Electrice & les autres Princes & Princesses furent se promener, & joüerent aprés à l’ombre, jusqu’à cinq heures. Ensuite, toute la Principauté se rendit à la maison de l’Opera, où l’on joüa un Opera Italien, qui dura environ trois heures. La décoration & les habits des Acteurs estoient fort propres, & les Musiciens de bon air. L’Opera finy, l’on servit dans la grande antichambre de Madame l’Electrice, pour la Principauté deux tables de quinze couverts chacune.

Le Mercredy 21 l’on celebra le jour des Quatre-temps, toute la Principauté s’estant renduë à la Chapelle, pour y entendre le Sermon. Monseigneur le Duc avoit envie de traiter ce jour là Madame l’Electrice, & Madame la Duchesse de Zelle à l’Hermitage, que S.A.S. a fait faire dans le jardin de Saltzdahl ; mais comme il faisoit grand vent, Elle fut obligée de changer de dessein. Ainsi l’on servit trois tables pour la Principauté, dont la premiere fut placée à l’entrée de la galerie des peintures, d’où l’on pouvoit voir commodément tous les tableaux. Les deux autres furent mises dans la sale qui est devant cette Galerie. Il y avoit à la premiere table Madame l’Electrice, Madame la Duchesse de Zelle, Monseigneur le Duc, Monseigneur le Prince Hereditaire, Madame son Epouse, Monseigneur le Prince Louis, Madame la Raugrave Louise, Madame la Comtesse de Buckebourg, Madame la Marquise de la Roche, & le Pere Vota. Madame la Princesse Louise ne fut pas de la partie, ayant ce jour là son jour de jeûne. L’aprés dînée vers les trois heures, toute la Cour retourna à la Chapelle, pour se trouver à la priere. Au sortir delà les Princes & Princesses furent chez S.S.E. qui se rendit aprés chez S.A.S. l’Abbesse de Gandersheim, qui luy fit voir une partie des Reliques, qui se sont trouvées dans l’Eglise de Saint Egide à Brunswic, que S.A.S. le Duc fait rebâtir. Ensuite, Madame l’Electrice & toute la Cour furent se promener dans le jardin. Il y eut à souper six tables. La premiere estoit placée dans l’antichambre de S.S.E. où la Principauté soupa : & les cinq autres dans le jardin ; Sçavoir une pour la jeune Principauté, & quatre pour les Dames & les Cavaliers. Les trompettes & les tymbales se firent entendre pendant tout le repas. Il y avoit dans le jardin six colonnes ; & sur chaque colonne, une girandole, avec huit bougies, & six bougies sur chaque table. L’on bût à la santé de la Serenissima Padronanza, au bruit des trompettes & des tymbales. Leurs Altesses furent ensuite voir les tables, & firent aprés un tour de promenade au jardin, se faisant éclairer par les Pages. Et comme Elles se retirerent pour se coucher, Monsieur le Schloshauptman fit venir les hautbois & la musette du Village, pour divertir les Dames & les Cavaliers de la Cour, qui danserent des danses Allemandes, jusqu’à minuit passé.

Le Jeudy 22 S.S.E. & S.A.S. la Duchesse de Zelle, partirent de Saltzdahl vers les huit heures du matin, contentes au dernier point du traitement magnifique que S.A.S. le Duc leur a faite. Madame l’Electrice est arrivée le même soir en parfaite santé à Herrenhausen.

L’on a servy à Saltzdahl ordinairement, vingt-quatre tables deux fois le jour, sans compter les gens de livrée, qui ont tous eu leur costgueld.

[Suitte des Réjouissances faites pour la naissance du Prince des Asturies] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 146-160.

Quoique le temps de vous parler des réjoüissances faites pour la naissance du Prince des Asturies, semble devoir estre passé il y a long-temps, le grand nombre des divers articles, dont mes dernieres Lettres ont esté remplies, est cause que je n’ay encore pû trouver place pour les réjoüissances qui se sont faites à Luxembourg.

La feste qui avoit esté ordonnée pour celebrer cette naissance, commença par une grande Messe chantée en musique dans le Convent des PP. Recolets, accompagnée de quantité d’instrumens. Le Te Deum fut chanté à la fin de la Messe, au bruit de l’Artillerie. Mr le Comte d’Autel, Gouverneur de la Ville & de la Province de Luxembourg, Lieutenant General des Armées de S.M. Catholique, & Chevalier de la Toison d’or, & Mr le Comte de Druy aussi Lieutenant General des Armées du Roy, & Commandant les Troupes Françoises dans la mesme Province, accompagné des principaux Officiers de la Garnison ; du Conseil & du Magistrat en corps & en habits de Ceremonies, se trouverent au Te Deum ; & lorsqu’ils sortirent de l’Eglise, on fit par leur ordre plusieurs décharges de mousquetterie ainsi que du canon de la Ville & des remparts. Mr le Comte d’Autel donna le soir un magnifique repas, où la propreté égala l’abondance & le bon goût. Il y avoit trois tables de vingt-cinq couverts chacune, où se placerent les Dames les plus qualifiées de la Ville & de la Province ; la principale Noblesse, & les premiers Officiers de la Garnison. Les santez des deux Rois, & de la Reine d’Espagne, & sur tout du Prince nouveau né, furent buës à diverses reprises, & au bruit de six petites pieces de canon, que Mr le Comte d’Autel avoit fait mettre sur une Platte-forme qui tient au Palais du Gouverneur. Trois Fontaines de vin placées sur le Balcon de l’Hôtel de Ville, & trois autres sur la Place d’armes commencerent à couler à six heures du soir, & elles ne cesserent point jusqu’au lendemain matin. La nuit estant venuë, le Palais du Gouverneur, l’Hôtel de Ville, & plusieurs Maisons des personnes les plus considerables de la Ville, furent illuminées avec des flambeaux de cire blanche, & avec un grand nombre de lanternes, sur lesquelles on voyoit les Armes du Roy & de la Reine d’Espagne, avec ces mots, Loüis Philippe Prince des Asturies. Toute la Ville estoit remplie de pareilles lanternes. La façade de l’Hôtel de Ville estoit fort ingenieusement illuminée, & l’on y voyoit les Armes de Leurs Majestez Catholiques, & de S.A.E. de Baviere, accompagnées de plusieurs Devises à leur gloire, & qui répondoient au sujet de la feste. Toutes les Maisons Religieuses furent aussi-illuminées avec beaucoup d’art. Cette grande feste fut terminée par un Bal magnifique que Mr le Comte d’Autel donna, & qui dura jusqu’au jour. Toutes les personnes de distinction de la Province & de la Ville, se trouverent à ce Bal. Il fut agreablement interrompu par plusieurs troupes de Masques, qui divertirent beaucoup, tant par la varieté & la richesse de leurs habits que par l’application que l’on en fit à diverses personnes, que l’on crût qu’ils representoient. On servit aprés minuit dans un appartement qui joignoit celui où se donnoit le Bal, une superbe collation avec un arrangement qui fit plaisir à voir. Pendant tout le temps que le Bal dura, les rafraîchissemens furent prodiguez, & tout se passa avec tant d’ordre, qu’il ne se trouva de confusion que dans la quantité de tout ce qui fut servi pour satisfaire le goût, pendant que les yeux & les oreilles ne manquoient de rien de tout ce qui pouvoit leur faire plaisir.

Les Réjoüissances qui suivent ayant esté faites à Cadix, & le temps qu’il a fallu pour les preparer, ayant esté cause qu’elles n’ont paru que fort long-temps aprés la Naissance du Prince des Asturies, je n’ay pû en avoir plutost le détail, que vous trouverez dans l’Article suivant.

Mr de Mirasol, Consul de France à Cadix, & Mrs Masson, Sarsfield, Macé, Achard, & Barbier, Députez des Negocians François qui sont en cette Ville, y ont celebré l’heureuse Naissance du Prince des Asturies, par des Réjoüissances publiques, qui peuvent tenir un des premiers rangs parmy celles qui ont esté faites sur le même sujet.

Cette Feste commença le neuf Novembre aprés midy, par un Te Deum, chanté dans l’Eglise de S. François, & qui fut suivy des Vespres, aussi chantées en Musique.

Toute l’Eglise & la Chapelle de S. Loüis estoient parées de leurs plus riches Ornemens, & les Portraits du Roy & de la Reine d’Espagne étoient exposez sous de magnifiques Dais. Mr le Duc d’Ossonne, Gouverneur general d’Andalousie, Mr le Duc de Causano, Gouverneur de Cadix, tous les Officiers Generaux & tous les Magistrats y assisterent. On alla au sortir de l’Eglise à la Place Royale, qui estoit remplie d’une infinité de peuple. On y avoit preparé une Maison pour toutes les Personnes de qualité de l’un & de l’autre sexe, & elles y eurent le divertissement d’un tres-beau Feu d’artifice, & qui en devoit estre bien remply, puisqu’il se fit admirer pendant deux heures. On ne doit pas s’en étonner, les deux plus fameux Maîtres Artificiers d’Espagne y ayant travaillé avec beaucoup de soin pendant cinquante-deux jours.

Le Regal qui suivit ce Feu, fut des plus magnifiques ; les Confitures les plus exquises y furent servies en abondance, & les Liqueurs n’y furent pas épargnées : & ce qu’il y a de surprenant, est que les Personnes les plus qualifiées, dont il se trouva plus de trois cens à cette Collation, furent servies avec beaucoup d’ordre. Cependant l’affluence des autres personnes qui s’y trouverent aussi, fut si grande, que quoy qu’elles ne pûssent pas estre servies de même, la confusion qu’elles causerent, ne laissa pas de donner un Relief à la Feste. Les Magistrats avoient pris soin de faire illuminer toute la façade de l’Hostel de Ville.

Le 10. au matin, la même Compagnie retourna à l’Eglise de S. François, où l’on chanta une Grande Messe, ensuite de laquelle un tres-habile Predicateur fit un fort beau Sermon, dans lequel il parla de la Naissance du Prince des Asturies, & ce qu’il en dit fut admiré. Il y eut ensuite plusieurs grands repas ; l’on fit couler des fontaines de vin en plusieurs endroits de la Ville, & l’on jetta au peuple, d’un grand nombre de fenestres, une fort grande quantité de Reaux.

Il y eut le 11. une Course de douze Taureaux, que l’on distribua ensuite à la Garnison de la Ville, & aux Pauvres qui estoient alors dans les Prisons. Cette liberalité qui n’avoit encore esté imaginée par personne, fit un effet merveilleux sur l’esprit du peuple.

Mr de Mirasol, Chevalier de Nostre-Dame de Mont-Carmel, & Consul de France, qui avoit commencé la Feste, eut l’honneur de la finir dans sa Maison, où il donna un Repas tres-magnifique, qui fut accompagné d’un grand concert de Musique. Toute sa Maison fut illuminée ; il fit tirer beaucoup d’Artifice, & couler des fontaines de vin, qui avoient preparé le peuple à cette Feste, en commençant à couler dés une heure aprés midy. Tous les Vaisseaux François, qui estoient en grand nombre dans la Baye de Cadix, firent plusieurs décharges de leur canon.

Air nouveau §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 160-162.

Les Chansons convenant bien avec la joye, celle qui suit sera bien placée aprés les Réjoüissances que vous venez de lire. Elle est de la composition de Mr du Carreau.

AIR NOUVEAU.

L’Air, De tous les Bois, page 162.
De tous les bois qui croissent sous les Cieux,
Le plus insigne
Et le plus precieux,
A mon gré, c'est la Vigne.
Chaque Saison reçoit de ses faveurs,
Le Printemps a ses fleurs,
L'Esté son beau feüillage,
Et son fruit de l'Automne est le charmant partage :
Mais en Hyver contre tous les frimats,
Son doux jus ranime ma flame,
Et dans les plus lointains climats,
Pour vivre heureux, on le reclame.
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[Mort de Mr le Franc, Professeur en Langue Grecque, en Histoire, & en Eloquence]* §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 231-239.

Mr le Franc, Professeur en Langue Grecque, en Histoire, & en Eloquence à Amsterdam, depuis environ trente-deux ans, y est mort dans un âge assez avancé. Il estoit connu de tous les Sçavans de l’Europe, tant par son merite personnel que par les ouvrages qu’il a donnez au public. Ses Poësies diverses furent imprimées la premiere fois à Amsterdam en 1682. Il donna ensuite au public un ouvrage qui a pour titre : Specimen cloquentiæ exterioris, adorationem Ciceronis pro A. Licin. Archia accommodatum ; c’est-à-dire : Essay de l’Eloquence exterieure, accommodé à la Harangue de Ciceron pour le Poëte Archias. La premiere impression de cet ouvrage se fit in 8°. à Amsterdam en 1697. & la seconde en 1700. On trouve dans ce Recüeil quarante-cinq Harangues, qui se réduisent toutes à deux especes. Les unes sont des Discours préliminaires, dans lesquels Mr le Franc a exposé le sujet de plusieurs Harangues choisies parmi celles des meilleurs Maîtres, & qu’il a fait declamer publiquement à ses Ecoliers en divers temps, pour les exercer. Les autres Harangues qui sont au nombre de treize, sont des Harangues en forme, où Mr le Franc a traité avec étenduë & dans le vray stile oratoire divers Points d’Eloquence & de Litterature. Parmi les Discours de cet Orateur, on trouve un Eloge funebre de la feuë Reine d’Angleterre, suivi d’une assez belle Elegie. On y voit aussi l’éloge funebre d’Estienne Morin, né à Caën, & Ministre de la Religion Prétenduë Reformée. Ce Morin avoit esté Professeur des Langues Orientales à Amsterdam. Mr le Franc avoit longtemps travaillé pour former son stile, sur celuy de Ciceron, & on peut assurer qu’il y avoit assez bien réüssi. Il a même passé en quelques endroits les bornes de l’imitation, puisqu’il semble qu’il soit devenu quelquefois le Copiste de l’Orateur Romain.

Mr le Franc se plaisoit souvent à traiter des sujets singuliers, à l’exemple d’Homere, qui a décrit un combat de Grenoüilles & de Souris ; de Virgille qui a fait un traité du Moucheron ; de Catulle qui en a fait un du Moineau ; de Lucien qui en a fait un de la Mouche ; & de ceux de nos Modernes qui ont fait l’éloge de la Fievre quarte ; celuy de la Goutte ; celuy de l’Aveuglement ; de l’Ombre ; de l’œuf ; de la bouë, & de la Folie ; Mr le Franc a fait celuy du Cocq, qui luy fournit un jour dequoy parler pendant deux heures & demie devant une grande Assemblée, qui fut tres-satisfaite de son discours. Il loüa sur tout la vigilance de cet animal, en observant que les Sybarites, peuples voluptueux, avoient exclus de leur Ville tous les Cocqs, & tous les Artisans, pour joüir d’un sommeil plus paisible. Il examina ensuite la cause de cette vigilance, & la regularité de cet oiseau à prévenir par son chant le lever du Soleil ; & il la trouva dans Democrite, qui dit que la bonne constitution de l’estomach de cet oiseau luy faisant faire une prompte digestion, luy ouvre l’appetit dés le grand matin.

Son discours qui regarde l’étude de l’Eloquence est tres-beau. Il y fait voir la necessité qu’il y a d’y joindre l’étude des belles Lettres. Le discours qu’il a fait sur l’utilité de l’Histoire, a aussi de grandes beautez. Il l’a prononcé à l’occasion des ouvrages de Titelive qu’il devoit expliquer dans le cours de l’année, ce qu’il fit avec succés. Son discours qui concerne l’excellence de la Langue Grecque, est des plus estimez. Il paroist que l’Auteur parloit sur ce sujet par experience, en effet, il parla en Maistre & en homme qui connoissoit toute la finesse de cette Langue. On trouve l’éloge de Ciceron dans le discours fait par le même, sur les qualitez d’un bon Orateur, & ce qu’il dit un jour de Lucien dans un Auditoire nombreux luy attira de grands applaudissemens.

[Cinquième Edition de la défense du Vin de Bourgogne] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 292-294.

On vient de publier une cinquiéme édition de la Défense du Vin de Bourgogne (Defensio Vini Burgundini.) Cette dispute s’échauffe, & il court une Lettre écrite à un Magistrat du premier Ordre, pour servir de Réponse à un Docteur Remois. Le Docteur de Reims n’est point menagé dans cette Lettre, où l’on vange l’honneur & la réputation du Vin de Beaune. L’Auteur de la Lettre parle en Maistre, & il paroît bien posseder sa matiere. Cette Lettre a eu beaucoup de succés, & les Connoisseurs en ont loüé le tour & le style : l’érudition y est répanduë par tout, & l’on en doit faire une Traduction Latine. Je dois dire, à cette occasion, que ceux de vos amis, qui ont remarqué deux fautes dans ma derniere Lettre, à l’endroit où je vous parle du Vin de Champagne, ne se sont pas trompez ; mais elles ne peuvent venir que de celuy qui a écrit la Lettre. Ces fautes sont Salerne pour Falerne, & Mystique pour Massique.

[Relation de tout ce qui s’est passé à Ramboüillet, pendant le séjour de Monseigneur & Messeigneurs les Princes y ont fait] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 294-308.

Je vais vous parler d’un lieu, où le meilleur Vin de Champagne n’a pas esté épargné, puisqu’il s’agit de vous entretenir du sejour que Messeigneurs les Princes ont fait à Ramboüillet, pendant une semaine entiere ; mais avant que d’entrer dans le détail de cet article, je dois vous dire deux choses ; l’une, qu’il y a longtemps que je fais une faute, lors qu’en parlant de Monsieur le Comte de Toulouse, j’ajoûte aprés la qualité de Comte, les mots de Toulouse, puisque ceux qui ont le premier rang parmy les personnes qui ont droit de mettre la même qualité dans leurs Titres, sont connus par leur seul Titre, sans qu’il soit besoin de les nommer, ce qui est cause que feu Monsieur n’étoit par excellence nommé que Monsieur ; que Monseigneur le Dauphin n’est appellé que Monseigneur ; le premier Prince du sang Monsieur le Prince ; le premier Duc, Monsieur le Duc, & le premier Comte, Monsieur le Comte, & ils sont connus par ces mots seuls, sans que l’on y ajoûte rien. C’est pourquoy en vous parlant dorénavant de Monsieur le Comte de Toulouse, je diray seulement Monsieur le Comte.

L’autre chose, dont je dois vous avertir, est, que le Roy ayant reglé, depuis un fort grand nombre d’années, que lorsqu’il iroit se promener dans des Maisons de campagne, qui ne luy appartiennent pas, & que Sa Majesté y mangeroit, ses Officiers s’y rendroient, & prepareroient toutes choses pour les repas qu’Elle y feroit, parce que ceux, à qui appartenoient les lieux où Elle alloit, faisoient pour la recevoir des dépenses qui alloient au delà de tout ce que l’on peut imaginer, & dans la suite des temps Sa Majesté ordonna que ses Officiers feroient la même chose lorsque Monseigneur, & Messeigneurs les Princes feroient l’honneur à quelques Princes, ou Seigneurs de la Cour, d’aller voir leurs Maisons. Cependant le Roy a accordé par grace à Monsieur le Comte, que ses Officiers n’iroient point à Ramboüillet pendant le dernier sejour que Messeigneurs les Princes y ont fait, Monsieur le Comte ayant representé à Sa Majesté qu’il n’y avoit pas encore assez d’appartemens dans ce Chasteau pour loger les siens ; mais à dire vray, comme le Roy ne défend pas à ceux qu’il fait l’honneur d’aller voir, de donner des rafraîchissemens à ceux de sa suite, & de celles de Messeigneurs les Princes, ny même de tenir quelques Tables, la dépense que Monsieur le Comte faisoit, étoit déja si grande, & ses Officiers estoient en si grand nombre, que ceux du Roy estoient embarrassez, ou qu’ils s’embarrassoient plutôt les uns les autres. Enfin Sa Majesté a eu des raisons pour accorder à Monsieur le Comte, ce qu’Elle n’accorderoit peut-estre pas à d’autres, qui ne luy auroient pas moins d’obligation de son refus.

Le Lundy 14. Novembre, Monseigneur & Messeigneurs les Princes, accompagnez d’un grand nombre de Seigneurs, partirent de Versailles à sept heures du matin, pour se rendre à Ramboüillet, où ils avoient resolu de prendre pendant quelques jours le divertissement de la Chasse ; & le jour même qu’ils y arriverent, ils allerent à la Chasse du Loup. Ils en revinrent à six heures, & se mirent à table. Il y en eut deux de quinze Couverts chacune, tres magnifiquement servies, & tous les Officiers des Princes furent régalez, sans oublier les Gardes du Corps & les Cent-Suisses.

Pendant tout le temps que Monseigneur & Messeigneurs les Princes ont demeuré à Ramboüillet, on a servy tous les matins de grands déjeûnez avant le départ pour la Chasse ; & quoy que l’on n’en revint souvent que le soir, on ne laissoit pas de servir à l’heure du dîné la table de Messeigneurs les Princes, avec autant de magnificence, de delicatesse & de propreté, que si ces Princes y eussent esté : on en servoit aussi une seconde pour les Officiers du premier ordre, & une troisiéme pour les Officiers de la Chambre. Ces tables estoient servies ; sçavoir, la premiere, par les Officiers de Monsieur le Comte ; la seconde, par les Valets de pied de ce Prince ; & la troisiéme, par les domestiques de ceux qui y mangeoient. Ces trois tables estoient accompagnées d’une quatriéme, à laquelle on avoit donné le nom de Table des Survenans ; & les meilleurs vins de Champagne & de Bourgogne, étoient également prodiguez à ces quatre tables, ainsi que les vins de liqueur, dont on servoit de plusieurs sortes : & le Chocolate, le Caffé, & le Thé, estoient toûjours prests pour tous ceux qui en souhaitoient : de maniere que l’on peut dire que rien n’a manqué de tout ce que pouvoient desirer tous ceux qui avoient l’avantage d’estre de cette agreable partie, à laquelle cependant il n’y avoit point de Dames ; & l’attention de Mr des Plassons, Gouverneur de Ramboüillet, estoit si grande, que l’on n’y a servy aucune table, dont il n’ait veu luy-même tous les services, & qu’il n’ait examiné si tout y estoit dans l’ordre, & si tout répondoit à ce qu’avoit ordonné Monsieur le Comte : de sorte que l’on peut dire que jamais personne n’a mieux fait les honneurs de la maison d’un aussi grand Prince, que ce vigilant Gouverneur. On servoit aussi tous les soirs à six heures, de grands Retours de Chasse. On doit remarquer que toutes les fois que l’on sortoit de table, les uns joüoient au Billard à la Guerre, & les autres à plusieurs Jeux differens. Il y avoit aussi Musique, & Mr Mattau en avoit la conduite. Outre les Airs de sa composition que l’on chantoit, il en faisoit aussi chanter plusieurs autres, tirez de divers Opera, sans compter les Airs Italiens, dont tout ce que l’on chantoit estoit si agreablement mêlé, que l’on peut dire que la Musique fournissoit tous les jours un divertissement nouveau. Elle commençoit à se faire entendre tous les matins à la Messe, où l’on chantoit chaque jour un Motet different.

Il y eut grande Chasse le Mardy 15.

Le Mercredy 16. Monseigneur le Duc de Berry monta à cheval dés sept heures du matin, & ce Prince alla tirer des Lapins & des Liévres, jusques à l’heure marquée pour le départ de la Chasse du Loup, où ce Prince en tua un ; on revint de bonne heure de cette Chasse. Monseigneur prit à son retour le divertissement de la promenade, & Monseigneur le Duc de Bourgogne alla tirer des Lapins ; ce divertissement l’occupa jusqu’à la nuit. À la fin du retour de Chasse de ce jour-là, Monseigneur, qui estoit fort satisfait des plaisirs qu’il goûtoit à Ramboüillet, proposa de ne le quitter que le Samedy.

Le Jeudy 17. Monseigneur le Duc de Berry alla à sept heures du matin, tirer des Lapins, & ce Prince revint à l’heure destinée pour aller à la Chasse du Cerf. On en revint aprés en avoir pris un : & comme il restoit encore beaucoup de jour, Monseigneur prit le divertissement de la promenade, & Messeigneurs de Bourgogne & de Berry allerent tirer. Monsieur le Comte fit faire la curée dans l’avant-court du Chasteau, & à six heures le retour de Chasse, & les autres tables furent servies à l’ordinaire.

Il y eut encore Chasse le Vendredy 18. & les plaisirs continuerent de se succeder les uns aux autres ; de sorte que Monseigneur, & Messeigneurs les Princes, ainsi que tous les Seigneurs qui les avoient accompagnez, retournerent à Versailles, comblez des plaisirs qu’ils avoient pris dans ce lieu delicieux ; & charmez des grandes & engageantes manieres de S.A.S. Monsieur le Comte.

[Troisième Article de morts] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 336-405.

Comme on ne se marie point sans parler de la mort, je crois devoir placer icy les articles suivans.

Madame de Choiseüil Beaupré, sœur de Mr le Maréchal de Choiseüil, Abbesse de Besmont en Champagne, dans l’Evêché de Langres, mourut au commencement du mois d’Octobre dernier. Cette Abbesse estoit aimée & cherie de toutes ses Religieuses, dont elle est fort regrettée, ayant toutes les qualitez & toutes les vertus qu’elles pouvoient souhaiter, pour vivre heureuses avec elles.

La valeur n’est pas moins hereditaire dans la Maison de Choiseul, qu’elle est illustre & ancienne. Les Historiens rapportent que cette Maison tire son origine des anciens Comtes de Langres & du Bassigny, & qu’en l’an 1060 ou 1084. Regnier de Choiseul, premier du nom, Comte de Bassigny, donna aux Religieux de Molesme l’Eglise de S. Gengoul de Varenne, pour le salut de son ame, & de celuy de ses Prédecesseurs, du consentement d’Hermengarde sa femme, de Roger de Choiseul son fils, & d’Adeline de Choiseul sa fille, mariée depuis avec Ulric de Choiseul Seigneur d’Aigremont, l’un & l’autre Fondateurs de l’Abbaye de Morimont, qui est le lieu ordinaire de la sepulture des personnes de la Maison de Choiseul, comme il se void par le grand nombre d’Epitaphes qui y sont.

Regnard de Choiseul, troisiéme du nom, assigna en l’an 1223. la moitié de son Château de Choiseul pour le douaire de la Princesse Alix de Dreux sa femme, qui estoit veuve de Gauthier de Bourgogne, & fille de Robert II. Comte de Dreux & de Brienne, dont le Pere Robert de France, Comte de Dreux, estoit le quatriéme fils du Roy Loüis VI. dit le Gros, & d’Alix de Savoye ; il confirma aussi les Donations que Foulgues, Seigneur de Boubonne, avoit faites à l’Abbaye de Charlieu, & en l’an 1235. il fut l’une des Cautions du mariage de Blanche, fille de Thibault Comte de Champagne, & Roy de Navarre, avec Jean fils de Pierre Duc de Bretagne.

On remarque encore que Jean de Choiseul, second du Nom, & l’un des plus grands Seigneurs de son temps, ayant fait prisonnier de guerre, Ferry, second Duc de Lorraine, receut des Lettres de ce Prince, datées du Jeudy d’aprés la Feste de S. Pierre & S. Paul, de l’an 1282. par lesquelles il s’obligea de luy payer 2000. livres pour sa rançon ; & qu’il fut aussi ensuite l’une des Cautions du Mariage accordé en l’an 1284. entre Edoüard, Comte de Bar, son cousin ; & la Princesse Marie de Bourgogne. Cette remarque fait assez connoître que la Maison de Choiseul est une des plus grandes & des plus anciennes Maisons du Royaume.

Dame Françoise-Charlotte Bruneau de la Rabateliere, Marquise de Merville, est morte, âgée de soixante-deux ans, sur la route de Paris à sa Terre de la Rabateliere. Son cœur a esté apporté dans l’Eglise de la Rabateliere. Elle estoit fille de Mre François Bruneau de la Rabateliere, Baron du même lieu, qui fut tué à la Bataille de Notlingue, où il servoit sous Monsieur le Prince en qualité de Maréchal de Camp, & de Charlotte Elle de Pompadour, de la Maison des Seigneurs de Laurieres. Elle avoit épousé Mr le Marquis de Merville, l’aîné de la Maison d’Escars, des plus illustres du Royaume, ayant eu des Alliances avec la Maison de Bourbon ; & quoy que sa naissance soit des plus considerables de France par l’ancienneté de sa Maison, par les Emplois que ses Prédecesseurs ont eus dans les Regnes précedens, & par ses Alliances, elle estoit encore plus distinguée par son merite. Elle avoit un esprit superieur, elle sçavoit beaucoup, & elle écrivoit poliment en Prose & en Vers. Elle avoit fait le Solitaire de Terrassou ; elle assure dans cet Ouvrage que cet Hermite estoit le fameux Scelerat dont il est fort parlé dans un Livre intitulé, Histoire Tragique de nostre temps ; & qui s’estoit retiré dans la forest de Fontainebleau, où craignant d’estre découvert, passa en Perigord, dans le voisinage de l’Abbaye de Terrassou, pour y achever le reste de sa penitence. Les Ouvrages de cette Dame étoient fort estimez. Elle parloit avec beaucoup de facilité ; elle s’exprimoit noblement ; elle sçavoit parfaitement sa Langue, & les charmes de sa conversation avoient donné lieu à ses amis de la surnommer la Syrene, parce qu’on sortoit toûjours enchanté d’auprés d’elle. Elle a esté beaucoup regrettée de tous ceux qui la connoissoient, & particulierement des pauvres de ses Terres, dont elle estoit la mere nourrice. Elle avoit beaucoup de pieté, & elle remplissoit ses devoirs avec exactitude, soit à l’égard de ce qui concernoit le Christianisme, soit à l’égard de ce qui concernoit le monde.

Mr le Marquis d’Escars, dont je vous appris la mort il y a quelques mois, estoit fils aîné de cette Dame.

Dame Loüise-Françoise Laugeois d’Imbercourt, Maréchale de Tourville, est morte, âgée de quarante-six ans. Elle estoit sœur de Mr d’Imbercourt, Maître des Requestes, & veuve en premieres nopces de feu Mr le Marquis de la Popeliniere, d’une ancienne Maison de Vendômois, dont elle a eu une fille, qui a épousé depuis peu Mre N… Poussart du Vigean, Marquis d’Anguitarre, proche parent de feuë Madame la Duchesse de Richelieu. La Maison des Lancelots, ou Voesins, Seigneurs de la Popeliniere, est ancienne, & originaire de Guyenne. Lancelot, Seigneur de la Popeliniere, qui vivoit en 1584. & qui donna au Public l’Histoire des Regnes de Henry II. de François II. de Charles IX. & d’Henry III. depuis l’an 1550. jusqu’en 1577. estoit de cette Maison, & attaché à la Religion Protestante : de maniere que tout ce qu’il rapporte, n’est pas toûjours favorable aux Catholiques. Madame la Maréchale de Tourville estoit veuve en secondes nopces de Mre Anne Hilarion de Costentin, Comte de Tourville, Maréchal & Vice-Amiral de France, mort en 1701. Mr le Maréchal de Tourville, estoit fils de feu Mr le Baron de Tourville, attaché à feu Monsieur le Prince. La Maison de Costentin est de Normandie, où elle a toûjours tenu rang parmy la haute Noblesse. Elle y estoit déja connuë sous la domination des Anglois, & sous les Regnes de Henry V. & de Henry VI. Rois d’Angleterre. Quelques Seigneurs de cette Maison contribuerent beaucoup à faire rentrer la Normandie sous l’obeïssance de ses anciens Maîtres.

La mort a aussi enlevé Mademoiselle d’Estrées, âgée de seize ans & huit mois. Sa naissance, son bien considerable, & son merite personnel, la mettoient en estat de prétendre aux plus hauts partis. Elle se nommoit Diane-Françoise-Therese, & elle estoit fille unique du second lit de feu Messire François-Annibal, Duc d’Estrées, Pair de France, Marquis de Cœuvres, Comte de Nanteüil, Chevalier des Ordres du Roy, Gouverneur & Lieutenant General de l’Isle de France, & de Dame Magdelaine-Diane de Bautru de Vaubrun, à present Duchesse Doüairiere d’Estrées.

Je vous ay si souvent parlé de cette grande Maison, & si illustrée par les grands Hommes qu’elle a produits, que je vous feray seulement souvenir aujourd’huy, que dans le seiziéme Siecle il y a eu deux Grands Maîtres de l’Artillerie de ce nom. Cette Maison a donné trois Maréchaux de France de pere en fils, qui ne sont parvenus à cette Dignité qu’aprés s’estre signalez par un nombre infiny d’actions éclatantes. Monsieur le Cardinal d’Estrées, qui se distingue plus par l’élevation de son esprit, que par la grandeur de sa naissance, & par l’éclat de la Pourpre dont il est revêtu, estoit grand Oncle de feuë Mademoiselle d’Estrées.

Madame la Duchesse d’Estrées, Doüairiere, est fille de feu Messire Nicolas-Guillaume de Bautru Marquis de Vaubrun, Lieutenant General des Armées du Roy, qui commandoit en Chef dans la Haute & Basse Alsace, & qui estoit Gouverneur des Ville & Chasteau de Philippeville. Il fut tué en Allemagne, en l’année 1675. peu de jours aprés la mort de Mr de Turenne ; il avoit épousé Dame Marguerite-Therese de Bautru fille de Messire Guillaume de Bautru Comte de Serrant, qui a long temps exercé la Charge de Chancelier de feu Monsieur, Frere unique du Roy. Il est à present retiré dans sa Terre de Serrant, où il vit d’une maniere fort noble ; il y soulage les Pauvres de la Province d’Anjou. Il est âgé d’environ quatre-vingt dix ans, & il se fait un plaisir d’obliger tous ceux qui ont besoin de sa protection.

Madame la Marquise de Vaubrun s’est fait distinguer par sa pieté, par son éloignement des choses du monde, & par un deüil regulier qu’elle continuë de porter depuis trente deux ans que son Epoux a esté tué à la teste des Armées du Roy ; elle estoit cependant fort jeune, lorsque ce malheur arriva. Elle avoit une sœur qui avoit épousé Messire Edoüard François Colbert Marquis de Maulevrier, Chevalier des Ordres du Roy & Lieutenant General de ses Armées. De ce mariage est issu feu Mr le Marquis de Maulevrier, mort il y a prés de deux ans ; il estoit Brigadier des Armées du Roy & Colonel du Regiment de Navarre. Il a laissé plusieurs enfans de Dame Marthe-Henriette de Froullay de Tessé, fille de Mr le Maréchal de Tessé ; il avoit deux freres, dont l’un est Mr le Chevalier de Maulevrier, qui est Maréchal de Camp, dans un âge tres-peu avancé, & l’autre est Mr l’Abbé de Maulevrier, qui se distingue autant dans l’Eglise, que son pere & ses freres se sont distinguez, & se distinguent aujourd’huy dans les armes.

Madame la Princesse de Montauban & Mrs les Comtes de Nogent sont de la famille de Bautru, qui est alliée à celle de Biron & à plusieurs autres, qui ont les premiers Emplois de l’épée, & possedent les premieres Charges de la Robe.

Dame Renée Chevalier, veuve de Messire Pierre Pinon, Chevalier Seigneur de Villemain, Maistre d’Hôtel ordinaire du Roy, & President des Tresoriers de France en la Generalité de Paris, est decedée dans un âge avancé, & elle a couronné par une mort tres-Chrestienne une vie toute employée aux exercices de la pieté. Elle estoit d’une ancienne famille de Paris, qui a donné de grands sujets à l’Eglise & à la Robbe. Son nom estoit déja connu dans le Parlement dés le commencement du siecle passé. Mr Pinon son fils exerce aujourd’huy la même Charge de President des Tresoriers de France de la Generalité de Paris avec beaucoup d’integrité. Il est proche parent de Mr Pinon Intendant de la Generalité de Dijon, & qui l’avoit esté auparavant de celle de Poitiers. Cet Intendant & Mr le Prevôt des Marchands, sont cousins germains, ce dernier estant fils de Dame N. Pinon tante de l’Intendant. La famille de Mrs Pinon est tres-ancienne dans la Robe, & elle a donné des Magistrats au Parlement de Paris presque depuis son Institution.

Messire Jean-Isaac de Segur, Chevalier, Seigneur de Ponchat & de Fouguerolles, est mort à Bordeaux, âgé de quatre-vingts-trois ans & sept mois. Il avoit esté Page du feu Roy, & ensuite Mousquetaire. Il eut l’honneur de suivre Sa Majesté aux Sieges de Collioure & de Gravelines. Et comme la Paix regnoit en France aprés la mort de ce Prince, il alla servir en Hollande avec Messieurs les Marquis d’Aluye & de la Vieuville, & plusieurs autres Volontaires de qualité. Il receut un coup de mousquet à la teste au Siege du Sas de Gand, où il fut trépané ; il demeura deux ans à la Cour du Prince d’Orange, à celle de Madame Royale, & à celle de la Reine de Boheme, & des quatre Princesses ses filles. Et comme il estoit tres-bien fait, & qu’il avoit autant de probité que de valeur, il s’estoit attiré l’estime de toutes ces Cours. À peine fut-il de retour en Guyenne, que Messieurs les Ducs d’Epernon & de Candalle, luy firent connoître qu’ils avoient pour luy une consideration tres particuliere ; elle redoubla dans le temps des Guerres Civiles, parce qu’ils apprirent la fermeté avec laquelle il avoit resisté aux pressantes sollicitations qui luy avoient esté faites pour l’engager à entrer dans le party opposé à celuy du Roy. Quelques parens & quelques amis qu’il avoit dans ce party, n’oublierent rien pour le faire entrer dans leurs sentimens ; mais il demeura inébranlable, & il refusoit toûjours son consentement à ce qu’ils vouloient exiger de luy, en leur disant : À Dieu ne plaise, que je manque jamais de fidelité au Roy mon Maistre. Monsieur le Duc d’Epernon connoissant sa constance pour le service de Sa Majesté, luy confioit souvent des choses tres-importantes, qui regardoient les interests de ce Monarque, & il l’employoit incessamment, luy trouvant tout l’esprit, la valeur & la capacité possible pour réüssir dans tout ce qu’il commettoit à ses soins. Feu Mr de S. Luc, Lieutenant de Roy dans la Province de Guyenne, le mit à la teste de son Regiment de Cavalerie ; il s’acquitta de cet Employ avec toute la valeur & toute la conduite que l’on pouvoit attendre des plus experimentez Officiers. La Guerre Civile estant finie, il se retira chez son pere, qui avoit aussi toûjours fait voir une fidelité inviolable pour tout ce qui regardoit le service de Sa Majesté. Il épousa en 1655. Anne-Marie de Taillefer, niéce de Madame la Marquise de Flavacour, qui avoit esté Fille d’Honneur de la Reine Anne d’Autriche, fille de feu Mr le Comte de Roussille, & sœur de Mr le Comte de Roussille d’aujourd’huy ; & qui estoit sœur de Mr l’Abbé de Barrieres, & de la Mere >Magdelene, Prieure des Carmelites du grand Convent de Bordeaux, & tante de Mademoiselle de Barrieres, cy devant Fille d’honneur de Madame. Mr de Segur laisse trois enfans : sçavoir, le Marquis de Segur, Gouverneur general de Foix, & Lieutenant General pour le Roy, de Champagne & de Brie, dont le merite & la valeur sont assez connus. Sa fille aînée est Carmelite, avec sa tante, au grand Convent de Bordeaux, dont elle a aussi esté Prieure : la cadette est Carmelite à Paris, au grand Convent de France : la veuve, la tante, & les niéces, sont d’un merite distingué, & d’une vertu parfaite. Elles ont attiré les graces du Ciel sur le défunt, qui a fait une mort tres Chrétienne, ayant passé presque toute sa vie dans des infirmitez continuelles, qui luy ont donné le temps de se preparer à la finir en veritable Chrétien. Il descendoit en droite ligne de Jean de Segur, marié avec Jeanne de Grailly, au commencement du quatorziéme Siecle. La Maison de Segur vient originairement des anciens Vicomtes de Limoges. On voit dans l’Histoire du Roy Jean, que les Seigneurs de Segur, de Duras, de Musidant, & de Montferrant, suivirent Edoüard, Prince de Galles, en Angleterre. Le bisayeul de Mr le Marquis de Segur, Gouverneur de Foix, estoit fort consideré d’Henry IV. & cette Famille garde plus de cent Lettres de Sa Majesté, presque toutes écrites de sa main, comme des marques glorieuses de l’amitié de ce Monarque pour le Seigneur de Segur-Pardaillan, qui n’estoit pas moins considerable que le pere de celuy qui vient de mourir.

Quant à la Maison de Taillefer, qui descend des Comtes d’Angoulesme, elle a eu une Reine d’Angleterre & un Cardinal. La mere de Mr de Segur, qui vient de mourir, étoit de cette Maison.

Mre Estienne Hendelot, Seigneur Baron de Pressigny, est mort, âgé de 83 ans : Il étoit né Calviniste, & il estoit fort attaché à sa Religion ; mais Mr de Massol, Avocat General de la Chambre des Comptes de Paris, son amy & son voisin, ayant travaillé depuis prés de quinze ans à le persuader des veritez de la Religion Catholique, & ayant redoublé ses soins pendant sa derniere maladie, ainsi que Me de Sainte Colombe sa parente, & quelques autres de ses amis, ils l’avoient enfin engagé de conferer sur quelques doutes qui luy restoient avec Mr Chardon, ancien Avocat, qui est parfaitement réüny à l’Eglise, & qui a levé ces doutes, de maniere que Mr de Pressigny entra dans la veritable Eglise, huit jours avant sa mort, en donnant toutes les marques qu’on pouvoit souhaiter, que sa foy estoit aussi vive que sincere ; & il reçût les Sacremens d’une maniere tout-à-fait édifiante.

Mre Leonor-Antoine Langevin, Prestre & Docteur de Sorbonne, est mort dans un âge peu avancé, & dans de grands sentimens de pieté. Il avoit beaucoup travaillé dans la Paroisse de S. Severin, sous feu Mr Lizot, dernier Curé de cette Paroisse, & dont la memoire y est en benediction ; & depuis la mort de ce Pasteur, il s’estoit attaché à celle de S. Benoist, dans laquelle il est mort, aprés y avoir donné de grands exemples de vertu, soit dans la pratique des choses qui regardoient son estat, soit par le zele, qu’il a temoigné toute sa vie pour le salut de ses freres, & pour l’établissement de la verité. Il l’avoit toujours eu uniquement en vûë, & rien n’étoit capable de le détourner de l’attention que ce zele luy inspiroit ; & l’on peut dire qu’il a fait profession, toute sa vie, de s’élever contre tout ce qui y pouvoit donner la moindre atteinte. Il avoit esté choisi pour élever Mr l’Evêque de Strasbourg ; il fut un de ceux qui travaillerent à luy donner les principes de la Theologie ; & ayant accompagné ce Prince dans un des voïages qu’il fit à Strasbourg, lorsqu’il n’en estoit encore que Coadjuteur, il eut occasion d’y conferer plusieurs fois, avec des personnes de la Religion Protestante, & à qui il eut le bonheur de leur persuader les veritez de la Religion Catholique. Il vit dans la même Ville un petit Livre de Mr Masius, Ministre & Professeur en Theologie à Coppenhague, qui avoit pour titre : Deffense de la Religion Lutherienne, contre les Docteurs de l’Eglise Romaine ; où on fait voir, en même-temps, leurs erreurs fondamentales, pour l’usage de ceux de la veritable Religion, qui sejournent en France, imprimé à Francfort, en 1685. & dedié à Madame de Meyercron, femme de feu Mr de Meyercron, Envoyé de Dannemark en France. Mr Langevin, pour répondre à ce livre, composa celuy qui est intitulé : L’Infaillibilité de l’Eglise, dans tous les articles de sa Doctrine, touchant la Foy & les Mœurs, pour servir de Réponse au Livre de Monsieur Masius, &c. Ce Livre fut publié à Paris en 1701. & dedié à Mr le Cardinal de Noailles, & il fut reçû avec de grands applaudissemens de tous les Sçavans, & de tous ceux qui font profession d’estre attachez à la saine Doctrine. L’Auteur fait dans la Preface de ce Livre, une Histoire succinte du Lutheranisme, qui contient ce qui s’est passé depuis la naissance de Luther, jusqu’à la fin du Concile de Trente. Ce Livre est fort necessaire à ceux qui entrent dans une Licence de Theologie.

Mr Langevin estoit de Normandie & du Diocese d’Avranches.

Mre Pierre de Rouxelin, Chevalier Seigneur de Chastelin, Montcourt, la Boische, Cormainville, &c. Grand Maistre des Eaux & Forests de France, au Département de Touraine, Anjou, Maine, &c. est mort dans un âge tres-peu avancé, sans laisser d’enfans de Dame N.… de Bullion, fille de feu Mr le Marquis d’Attilly, & de Dame N… de Beauveau-le-Riveau, sœur de Mr l’Evêque de Tournay, & remariée à Mr de Barville, Commandant pour le Roy au Fort de Barreaux en Dauphiné, qui y vient de mourir. Mr de Moncourt estoit fils de feu N… de Rouxelin, Secretaire du Roy. Il a donné en mourant des marques d’une parfaite soûmission aux ordres de Dieu ; & quoy qu’il dust tenir beaucoup à la vie dans un âge aussi florissant que le sien, & qu’il ne dust quitter qu’avec regret une épouse aussi aimable que Madame de Moncourt, & d’aussi grands biens que ceux dont il joüissoit, il n’est pas mort avec moins de resignation aux volontez de Dieu, & il a marqué jusqu’au dernier soupir une parfaite tranquillité. Ceux qui avoient quelque relation avec luy avoüent tous qu’ils avoient toûjours remarqué en luy tous les sentimens d’un Chrestien tres-convaincu des veritez de la Religion, & que les maximes de la Morale qu’il faisoit gloire de suivre estoient tres-conformes à ces sentimens.

Mr l’Abbé de la Morezan est aussi decedé. Il estoit fils de feu Mr de la Morezan, Intendant de Pignerol ; & sa mere est sœur de Me du Fresnoy, qui vit encore, & qui est veuve de Mr du Fresnoy, premier Commis de feu Mr de Louvois ; Cette Dame estoit aussi sœur de Me de Saint-Mars, femme de Mr de Saint Mars, cy-devant Gouverneur de la Citadelle de Pignerol, & qui l’est à present de la Bastille. Mr d’Artagnan parle de ces trois Dames dans ses Memoires, & il leur rend toute la justice qui leur est dûë. Mr de la Morezan estoit Abbé de Nostre-Dame de la Grande à Poitiers, & Prieur d’Essone prés de Paris. Ce Prieuré a esté donné à Mr l’Abbé de Boisfranc, dont je vous ay déja parlé. L’Abbaye qui est une dignité Chef d’un Chapitre, a esté donnée par Mr l’Evêque de Poitiers, qui en est le Collateur, à Mr l’Abbé de Lucinge son parent, & son grand Vicaire. Les Seigneurs de Lucinge en Foucigny & d’Arenthon en Genevois, sont de cette même Maison, qui a produit de grands hommes. Estienne de Lucinge fut l’un des 200. Gentilshommes & Chefs-d’Hostel, qui jurérent en 1455. pour Loüis Duc de Savoye, le Traité qu’il avoit fait en 1457. avec le Roy Charles VII. Humbert de Lucinge son fils, fut Ambassadeur à Rome, d’Amé Duc de Savoye. Bertrand son Petit-fils fut Chambellan du même Prince, & Capitaine des Gentilshommes de sa Maison. Charles de Lucinge fut un des plus vaillans hommes de son siecle. Il voulut surprendre Lyon en 1557. pour le Duc Emanuel-Philbert son Prince naturel. René de Lucinge son fils, fut Conseiller d’Etat, premier Maistre-d’Hôtel du Duc de Savoye, & son Ambassadeur ordinaire en France. Les Alliances de la Maison de Lucinge répondent à son ancienneté & à son illustration ; les Seigneurs de Lucinge en ont pris dans celles du Saix, des Alymes, de Gavre (maison de Flandres) de Cardouse (de Portugal) de Lyobard-Brion, de Montrosat, de Dupuis, &c. & il en ont donné à celles d’Aglié des Comtes de Saint-Martin en Canaveys, de Montferrand, de la Tour d’Avon, de Velieres, de la Dague, de Rochefort d’Ailly, & de Saint-Point. Dans le 15e. siecle, Etienne de Lucinge estoit Protonotaire Apostolique, & il estoit fort estimé à la Cour de Rome. Cette Maison donna dans le seiziéme siecle des Chevaliers aux Ordres de S. Maurice & de S. Lazare, & de Malte ; Philippes de Lucinge estoit Chevalier du premier Ordre, & Philibert l’estoit du second. Sur la fin du même siecle, Emanuel de Lucinge fut Chevalier de Malte, & Commandeur des Echelles & de Sainte Anne.

Mr l’Abbé de Lucinge qui donne lieu à cet Article, est issu de Loüis de Lucinge, Seigneur de la Motte, qui s’est beaucoup distingué pendant la minorité du Roy, à la teste du Regiment de Conty ; François de Lucinge son frere aîné, qui portoit le titre de Vicomte des Comptes, mort en 1645. à S. Jean de Losne des blessures qu’il avoit reçuës à la bataille de Nortlinguen, où il s’estoit beaucoup distingué à la teste du Regiment de Conty, estoient neveux de ces fameux Seigneurs de la Buysse & du Belier, dont l’Histoire parle si avantageusement.

Messire Charles Amedée de Broglio, Comte de Revel, Lieutenant General des Armées du Roy, Chevalier de ses Ordres, & Gouverneur de Condé, mourut il y a deux mois. Il avoit épousé depuis peu Mademoiselle de Gesvres, sœur de Mr le Duc de Tresmes, & à l’occasion de ce mariage, je vous parlay de la naissance & de la valeur de Mr le Comte de Revel, qui lui avoient procuré les dernieres dignitez dont il estoit revestu. Je dois ajoûter icy quelques circonstances que je ne vous dis pas en ce temps-là. La Maison de Broglio, qui est une de plus anciennes & des plus qualifiées de Piemont, est originaire de Quiers dans le même pays, où elle a toûjours tenu un des premiers rangs. Feu Mr le Comte de Broglio, pere de Mr le Comte de Revel, vint s’établir en France, où il mourut comblé des bienfaits du Roy, avec la qualité de Lieutenant General des Armées de Sa Majesté ; il eut de son mariage avec une Demoiselle d’une des plus grandes Maisons du Royaume, & qui estoit aussi originaire du Piemont. 1. Mr le Comte de Broglio Lieutenant General des Armées du Roy, & au Gouvernement de Languedoc, qui a eu de Dame N… de Lamoignon fille du Premier President de ce nom, Mr le Marquis de Broglio, Colonel du Regiment de l’Isle de France, Brigadier & Inspecteur des Armées du Roy. 2. Mr le Comte de Revel, qui vient de mourir, & Mr l’Abbé de Broglio encore plus distingué par son merite & par sa vertu que par sa naissance. Lors que feu Mr le Comte de Broglio vint s’établir en France, il amena avec luy Mr le Comte Charles de Broglio son frere, qui fut Lieutenant General des Armées du Roy, Gouverneur de la Bassée, & ensuite d’Avêne, & qui épousa Dame Loüise d’Aumont, fille d’Antoine Maréchal d’Aumont & de Catherine Scarron de Vavres ; cette Dame étoit sœur de feu Mr le Duc d’Aumont dernier mort, & de Messire Charles d’Aumont Abbé d’Uzerche en Limosin & de Longuillier. Elle a eu une fille de ce mariage, qui a épousé Mr le Marquis de Moy, qui a cy-devant commandé la Gendarmerie, & qui est fils de feu Mr le Prince de Ligne, qui a esté Viceroy de Sicile. La Maison de Broglio, ou Broglia, ainsi qu’on le prononce en Piemont, est alliée à celles Descaglia-verruë, Tournon Lescheraine, Bernex, Seyssel, d’Arestel, & de la Pierre.

François Placide de Baudry de Piencourt, Religieux de l’Ordre de S. Benoist, Docteur de Sorbonne, Evêque de Mende, Comte de la Province de Gevaudan, est mort dans son Diocese, âgé de soixante-dix-huit ans. Il avoit esté Abbé Regulier de l’Abbaye de la Croix-S. Leufroy en Normandie, & il abdiqua cette Abbaye, pour se faciliter le chemin de l’Episcopat. Sa niéce, heritiere de Piencourt en Normandie, a épousé Mr le Marquis de la Roche-Aymon, Lieutenant de Roy de la Marche Limosine, frere de Mr l’Evêque du Puy, cy-devant Grand-Vicaire de Mende. Les Prelats de cette Ville sont Comtes du Gevaudan, en pariage avec nos Rois, depuis une Transaction qui fut passée sur ce sujet en 1306. entre Philippes le Bel, & Guillaume Durand le Jeune, Evêque de Mende. Cette Ville est agreable, quoy qu’elle soit entourée de montagnes. Le Palais Episcopal y est assez beau, & les Evêques ont séance aux Estats de Languedoc.

La Maison de Baudry de Piencourt est de Normandie, & elle est alliée aux plus anciennes & aux plus considerables de cette Province. Mr l’Abbé de la Chapelle, Docteur de Sorbonne, Grand Archidiacre & Grand-Vicaire de Mende, est neveu, à la mode de Bretagne, du Prelat dont je vous apprens la mort. Mr l’Evêque du Puy n’étant qu’Abbé de la Roche-Aymon, en avoit aussi fait long-temps les fonctions avec beaucoup d’édification.

Mr l’Evêque de Mende, qui vient de mourir, avoit eu d’illustres Prédecesseurs, du nombre desquels estoient Mre Sylvestre de Marsillac ; Mre Serroni, de l’Ordre de S. Dominique, qui fut d’abord Evêque de Mende, à la recommandation de Mr le Cardinal Mazarin, & que ce Cardinal fit ensuite passer sur le Siege d’Alby, qui fut quelque temps aprés érigé en Archevêché, à sa consideration. Feu Mr de la Mothe, frere de Mr le Maréchal de la Mothe-Houdancourt, & oncle des trois Duchesses d’Aumont, de la Ferté, & de Ventadour, a aussi esté Evêque de Mende, où sa memoire est en benediction. Il a fait de grands biens à cette Eglise. Mr de Piencourt y en a aussi fait beaucoup. Son Testament contient beaucoup de Fondations considerables, & il a donné en mourant des preuves de la charité, qui avoit toûjours esté sa vertu favorite, en faisant de grandes largesses aux pauvres de son Diocese.

Messire Frederic-Maurice, de la Tour d’Auvergne, Comte d’Auvergne, mourut en cette Ville le 23. du mois dernier, âgé de soixante-six ans. Il estoit Gouverneur du haut & bas Limosin, & Lieutenant General des Armées du Roy. Il avoit esté pendant plusieurs années Colonel general de la Cavalerie Legere de France. Il estoit entré dans l’exercice de cette Charge en l’année 1675. aprés la mort de Mr le Vicomte de Turenne, qui en estoit revêtu, & il l’a exercée pendant trente années, ne s’en estant défait qu’en 1705. que Sa Majesté en pourveut Mr le Comte d’Evreux, son neveu. Mr le Comte d’Auvergne s’est trouvé dans les actions les plus memorables de son temps. Il donna des preuves de sa valeur au passage du Rhin, & à la prise du Fort de Tolhuis, où il courut risque d’estre tué, Mr le Marquis de Guetri, Grand-Maître de la Garderobbe, ayant esté tué auprés de luy. Il servoit dans l’armée de Mr le Vicomte de Turenne, son oncle, lors que ce grand General fut tué. Il se trouva à la Bataille de Cassel, où il receut plusieurs coups dans ses habits, & il se trouva enfin dans les actions les plus memorables de la derniere guerre, dans lesquelles il donna des preuves signalées de son courage & de sa conduite. Il avoit épousé en secondes nopces la Princesse Henriette de Hohenzolern, qui estoit de la branche aînée de la Maison de Brandebourg, & établie dans les Provinces Unies, où elle possedoit la Principauté de Berg Opzom. Cette Princesse estoit fille & heritiere de Frederic Prince de Hohenzolern, & d’Elizabeth, dite Marie de Bergh. C’est par cette Elizabeth de Berg que Mr le Comte d’Auvergne étoit assez proche parent de sa femme, ainsi qu’on le verra dans la suite. Il a eu de cette Princesse plusieurs enfans, dont Mr l’Abbé d’Auvergne, Coadjuteur de l’Abbaye de Cluny est l’aîné & Mr le Prince Frederic, qui a pris le Party de l’Eglise, & une fille qui est Carmelite dans le grand Convent de cette Ville, où elle donne de grands exemples de vertu. Mr le Comte d’Auvergne avoit épousé en premieres nôces Dame Elizabeth de Wassenaert une des plus grandes Maisons des Pays bas, & dont je vous parlay avec beaucoup d’étenduë à la mort de cette Dame. Je dois seulement ajoûter icy, qu’elle estoit proche parente du Comte de Staremberg, qui deffendit en 1683. la ville de Vienne contre les Turcs. Mr le Comte d’Auvergne estoit second fils de Frederic Maurice de la Tour, Duc de Boüillon Prince Souverain de Sedan, &c. & de Leonore-Catherine Febronie de Bergh, fille de Frederic Comte de Bergh, Gouverneur de Frise, & de Françoise de Ravenel ; & il estoit frere de Mr le Duc de Boüillon, de Mr le Cardinal de Boüillon, de feu Mr le Chevalier de Boüillon, qui porta d’abord le titre de Comte d’Evreux, de feuë Madame la Duchesse d’Elbeuf, des Dames de Boüillon Carmelites au grand Convent de la ruë S. Jacques, & de feuë Madame la Duchesse de Baviere.

Mre Jacques Nicolas Colbert Archevêque de Roüen, Primat de la Province de Normandie, Abbé Commendataire de l’Abbaye du Bec-Helloüin, Prieur Commendataire, Seigneur Spirituel & Temporel de la Charité sur Loire, &c. Docteur de Sorbonne, & l’un des quarante de l’Academie Françoise, mourut à Paris le onze de ce mois, aprés un longue maladie. Il estoit Archevêque de Roüen, depuis l’année 1691. en laquelle mourut François Rouxel de Grancey de Medavy, Archevêque de Roüen, dont il avoit esté long-temps Coadjuteur, sous le titre d’Archevêque de Carthage. Il protegeoit les Sçavans & les belles Lettres. Il avoit associé aux travaux de l’Episcopat, plusieurs personnes de qualité & de merite, qui signaloient leur zele pour la conservation de la bonne Doctrine, & il se les estoit attachées par des establissemens considerables qu’il leur avoit procurez dans son Diocese. Ce Prelat estoit second fils du fameux Jean-Baptiste Colbert, Ministre & Secretaire d’Estat, & de Marie Charon, fille de Jacques Charon de Menars, & de Marie Begon son Epouse, & sœur de Mr le President de Menars. Il estoit frere de feu Mr le Marquis de Seignelay, Jean-Baptiste Colbert Ministre & Secretaire d’Etat ; d’Antoine Martin Bailly Colbert, Colonel du Regiment de Champagne, Brigadier d’Infanterie, mort en 1689. des blessures qu’il avoit reçûës à Valcourt ; de Jules Armand, Marquis de Blainville, Surintendant des Bastimens, puis Grand Maistre des Ceremonies de France, Colonel du Regiment de Champagne, Lieutenant General des Armées du Roy, qui se signala dans la deffense de Keiserwert, en 1702. & qui fut blessé mortellement à la Journée d’Hochestet, & mourut à Ulm, âgé de 40. ans, des blessures qu’il avoit reçûës dans ce combat, regretté universellement ; de Loüis Colbert cy-devant Abbé de Bonport, Bibliothecaire du Roy, aujourd’hui Comte de Linieres, cy-devant Capitaine Lieutenant des Gendarmes Flamans ; de Charles Edoüard Colbert, Comte de Sceaux, Colonel du Regiment de Champagne, à la tête duquel ayant esté blessé à Fleurus en 1690. il mourut de ses blessures. Cet Archevêque estoit aussi frere des trois illustres Duchesses de Chevreuse, de Beauvillier, & de Mortemart. Il estoit neveu de feu Mr Colbert, Evêque de Luçon, puis d’Auxerre, mort en 1676. aprés avoir édifié ces deux Dioceses, par la sainteté de sa vie ; de Charles Colbert, Marquis de Croissy, President à Mortier au Parlement de Paris, Ministre & Secretaire d’Etat, & Grand Tresorier des Ordres du Roy, & d’Edoüard-François Colbert, Comte de Maulevrier, Chevalier de l’Ordre du Saint Esprit, & Lieutenant General des Armées de sa Majesté.

La famille de Colbert, est originaire de Champagne, & on l’a vû divisée en plusieurs branches differentes, dont le Chef estoit Charles Colbert du Terron, cousin-germain du Grand Colbert. Il fut Intendant de Marine, & Conseiller d’Etat, & ne laissa que quatre filles ; sçavoir, Françoise Colbert, Epouse du Prince Carpegna ; Madelene Colbert, Epouse de Mr de Gassion, President au Parlement de Pau, Eutrope-Emilie Colbert, Epouse du Comte de Matha-Bourdeille, de Marie-Anne Colbert, Epouse du Marquis de Barbançon. Nicolas Colbert Seigneur de Vandiers, estoit le Chef de l’autre branche, & fut pere, par Marie Pussort, du Grand Colbert & de ses freres. Oudart Colbert Seigneur de S. Poüanges, Secretaire du Roy, estoit le Chef d’une autre branche. Il eut de Marie Fouret Dame de Villacerf, cinq fils, sçavoir, Oudart Colbert, pere de Michel Colbert, qui ne laissa que deux filles, l’une mariée à Mre Vincent Hotman Intendant de Justice à Paris, & l’autre a épousé en premieres nôces N. de la Cour-des-Bois President de la Chambre des Comptes, & en secondes, Loüis Saladin d’Anglure de Bourlemont Duc d’Atry. Le second frere d’Oudart fut Jean-Baptiste Colbert Seigneur de S. Poüanges & de Villacerf, Maistre des Comptes, Conseiller d’Etat, Intendant de Justice en Lorraine, qui de Claude le Tellier, sœur de Michel Chancelier de France, laissa Edoüard Marquis de Villacerf, Premier Maître-d’hôtel de la Reine Marie-Therese d’Autriche, & Surintendant des Bastimens ; Michel Colbert, Agent general du Clergé, Evêque de Mâcon ; Gabriel Colbert, Chevalier de Malthe ; Jean-Baptiste Michel Colbert, Archevêque de Toulouse ; Gilbert Colbert Marquis de S. Poüanges ; Claude Colbert veuve de Jacques Olier de Verneüil Conseiller au Parement ; les deux autres freres d’Oudart Colbert estoient Simon Colbert Conseiller au Parlement, & Aumônier du Roy, & Nicolas Colbert de Turgis Maistre des Comptes.

Il y a une autre branche de la Maison Colbert, qui a produit Messire André Colbert, Docteur de Sorbonne, dernier Evêque d’Auxerre, mort en 1704. & Messire Michel Colbert, cousin de ce Prelat, dernier Abbé & General de l’Ordre de Premontré, mort en l’année 1702.

[Reception de Mr le Marquis de Mimeure à l’Academie Françoise] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 425-454.

Mr le Marquis de Mimeure, ayant esté nommé il y a plusieurs mois pour remplir la place que feu Mr le President Cousin avoit à l’Academie Françoise, la reception de ce Marquis fut differée jusqu’au Jeudi premier jour de Decembre, parce que le Commandement qu’il a dans les Troupes, ne luy permettoit pas de se rendre à l’Academie pour y donner des marques de son esprit dans le temps qu’il devoit en donner de sa valeur, en exposant sa vie pour le service du Roy & de l’Etat. Le jour marqué pour sa reception l’Assemblée fut aussi illustre que nombreuse, & ce Marquis ayant pris sa place dans le lieu où se mettent ordinairement ceux qui sont reçus, dit, aprés avoir salué la Compagnie d’un air martial, & aussi honneste que soumis.

MESSIEURS,

Voicy donc le jour heureux, & malgré moy si long-temps differé, où je puis enfin vous rendre grace de vos suffrages, & commencer à joüir de l’honneur où ils m’élevent.

Un prompt départ a suspendu pendant plus de six mois les témoignages publics que je vous devois de ma sensible reconnoissance ; mon devoir m’appelloit loin de vous, & me pressoit d’aller servir vostre auguste Protecteur. Mais mon zele, je l’avouë, tout ardent qu’il est pour son service, n’étouffoit pas en moy un secret murmure de l’amour propre. Dans l’incertitude de ce que les hazards de la guerre pouvoient me reserver, je partis plein de regret de n’estre pas encore initié à vos mysteres. Si vostre choix, Messieurs, sembloit me promettre de participer un jour à vostre gloire, il ne rassuroit pourtant pas assez mes esperances, puisque mon nom n’étoit pas encore écrit parmy ceux de tant de personnes illustres dont vostre Compagnie a toûjours esté composée.

Tous les hommes, plus portez à s’aimer eux-mêmes qu’à se connoistre, & sensiblement touchez que la mesure de la vie soit renfermée dans des bornes si étroites, se flattent d’en prolonger en quelque sorte la durée aprés la mort, par la réputation qu’ils ambitionnent de s’établir ; & soit chimere, ou raison, c’est un sentiment naturel qu’il seroit difficile & même dangereux de détruire, & de leur oster.

En effet, Messieurs, le desir de vivre même au-delà du tombeau, est le ressort puissant qui dans tous les âges a fait agir les grands hommes, a formé les Conquerants, les Politiques, & les plus celebres gens de Lettres.

C’est une verité qui s’est fait sentir vivement dans la conduite du fameux Cardinal de Richelieu. Ce grand Homme de qui le genie sublime, superieur à sa haute fortune, & de qui les actions à jamais memorables sont si souvent presentes à nostre souvenir, aprés avoir par la force & la sagesse de ses conseils opposé les premiers obstacles aux vastes desseins de la Maison d’Autriche ; aprés avoir attaqué l’heresie jusques dans son azile, & soûmis les flots de l’Ocean aux loix de son Maistre : ce grand homme, dis-je, ne crut pas que sa réputation fust assez durable, s’il ne procuroit l’établissement de vostre illustre Compagnie. Cet établissement digne objet de son ambition, fut le chef-d’œuvre de sa prudence & de ses lumieres ; il prévoyoit bien, Messieurs, que vos ouvrages paroissoient dans tous les siecles, & que vostre reconnoissance seroit à sa memoire le gage le plus certain de l’immoralité.

Mr le Marquis de Mimeure fit ensuite l’Eloge de Monsieur le Chancelier Seguier, suivant l’usage de tous les Academiciens qui sont reçus, de donner quelques coups d’encensoir à ceux qui ont esté Protecteurs de l’Academie, & à qui cet illustre & sçavant Corps est obligé de donner des marques de sa reconnoissance Mr de Mimeure avoit une belle matiere de parler de ce Chancelier, puisqu’il est le premier de ses Protecteurs qui l’ait receu chez luy, & que nonobstant les grands soins qui doivent occuper le Chef de toute la Justice de France, ce grand homme se faisoit un plaisir d’assister à ces Assemblées, & à ses déliberations.

Le nouvel Academien parla ensuite avantageusement, selon la coûtume, de feu Mr le President Cousin, dont il remplissoit la place. Il dit que l’esperance de faire passer son nom à la posterité l’avoit engagé aux veilles & au travail qu’il avoit continué avec succés pendant sa vie. Il parla de ses assiduitez aux Assemblées de l’Academie ; de ses Traductions, & du Journal des Sçavans, sans le nommer néanmoins, & auquel ce sçavant homme a travaillé pendant plusieurs années. Il parla aussi du don precieux que Mr le President Cousin a fait au Public, en luy abandonnant sa Bibliotheque.

Mr de Mimeure dit ensuite, qu’il se reconnoissoit bien indigne de succeder à un si excellent homme ; & que lors qu’il cherchoit ce qui avoit obligé l’Academie à tourner ses yeux sur luy, pour remplir sa place, il n’y voyoit point d’autre fondement que l’honneur qu’il avoit eu dés ses plus tendres années, d’estre tiré du fond de sa Province, pour s’attacher à la personne du fils du plus grand des Rois ; ce qui luy donna lieu de dire, qu’ayant esté un témoin fidelle des commencemens de la vie de Monseigneur le Dauphin, l’Academie l’avoit sans doute choisi, comme estant plus propre qu’un autre à l’informer des sentimens d’humanité nobles & pleins de grandeur, qu’on a connus à ce Prince dés son enfance, & de la vigilante attention qu’il a toûjours euë à se former sur les exemples de son auguste Pere. Il ajoûta, que c’estoit sur ce modele qu’on l’avoit veu avec un courage intrépide, mais simple & sans ostentation, soûmettre le Palatinat entier, en moins de deux mois, malgré la rigueur d’une saison contraire, & faire tomber devant luy les Remparts d’une Place superbe, qui est encore regardée aujourd’huy comme la clef de l’Empire ; & que si dés sa premiere Campagne il avoit sçû s’attirer & l’estime & l’amour des Troupes, il n’estoit pas moins dans nos Villes les delices des peuples. Il passa de-là aux troubles & à l’inquietude que ces mêmes peuples eurent lorsqu’ils craignirent qu’une maladie cruelle ne mit en peril une vie qui leur estoit si precieuse ; & il parla ensuite des transports de leur joye au retour de sa santé.

Il dit, aprés avoir finy l’Eloge de Monseigneur le Dauphin, que s’il avoit lieu de penser encore, que s’il falloit aussi rendre compte à l’Academie, des deux Campagnes où Monseigneur le Duc de Bourgogne avoit commandé les Armées du Roy, l’honneur qu’il avoit eu d’y porter ses ordres, pourroit donner quelque credit au recit qu’il en feroit. Il ajoûta, que sa memoire estoit fidelle sur la haute idée qu’on y prit de luy, & sur le courage & l’intelligence qu’il y fit paroître. Il parla de son exactitude dans la discipline ; il dit que ce Prince estoit un exemple de pieté & de regularité, & il fit des vœux pour que le Prince que le Ciel luy a donné, devienne un jour comme son Pere & comme son Ayeul, le digne imitateur des vertus de Loüis le Grand.

Mr le Marquis de Mimeure trouva le moyen de passer tres-spirituellement de l’Eloge de ces Princes, à celuy de Mr le Duc de Montausier, & il parut qu’il le fit entrer naturellement dans un Discours, où il paroissoit que ce Duc ne dût avoir aucune part. Cependant son caractere ayant toûjours esté regardé comme celuy d’un parfaitement honneste homme, & ennemy declaré de la médisance, de la satyre, & de la flatterie, doit faire plaisir à tous ceux qui en entendent parler, en quelque lieu que l’on en fasse la peinture.

Le nouvel Academicien entra ensuite dans l’Eloge que tous ceux qui sont receus dans l’Academie, doivent faire du Protecteur de ce sçavant & illustre Corps : & comme il a l’avantage d’avoir le Roy à sa teste en cette qualité, voicy de quelle maniere il en parla.

Quel regne jamais fut marqué de tant de Victoires ? nos Legions sous les ordres de ce grand Roy, n’ont-elles pas esté toûjours invincibles ? En vain loin de ses yeux la fortune a-t-elle donné quelques marques de son inconstance naturelle ; son caprice n’a servi qu’à nous frapper d’une nouvelle surprise pour une fermeté heroïque, que des succés presque jamais interrompus avoient dérobée à nostre connoissance. Il faut des temps difficiles pour mettre à l’épreuve les ressources d’un courage ferme. L’ame de LOUIS superieure aux évenemens réünit son activité, sans paroître occupée ; elle étend sa prévoyance, elle embrasse tout elle repare tout, son courage nous ranime ; & sans porter la vûë au-delà de l’année même où je vous parle, (car pourquoy rappellerois-je inutilement icy, & des conquestes, & des vertus que tant d’autres avant moy ont déja plus dignement celebrée ?) quelle moisson de gloire pour Louis le Grand dans le seul cours de cette Campagne ! La Flandre a vû reprimer l’audace d’un Ennemy superbe qui menaçoit de percer nos Frontieres ; ce torrent impetueux qui sembloit vouloir tout innonder, a esté arresté dans la premiere rapidité de sa course. L’Allemagne a éprouvé de nouveau la terreur de nos armes, nous avons porté le ravage jusques dans son sein. Les rivages de la Mediterranée ont vû la retraite honteuse d’une flotte ennemie, & d’une armée temeraire qui leur preparoient des chaînes. L’Espagne a vû ses champs baignez du sang de ceux qui venoient l’envahir ; une victoire complette y a ouvert la Campagne ; elle s’y termine par la prise des Places les plus seditieuses, & par le triomphe d’un Prince du Sang dont il est sorty. La mer vient de voir ou pris ou brûlez ou dispersez les Vaisseaux de ceux qui s’arrogent sur elle un empire illegitime. Enfin malgré tous les efforts de l’Europe unie & conjurée, lorsqu’il a fallu attaquer, il semble que le Dieu de la guerre nous ait prêté son épée ; quand il a fallu seulement se deffendre, il semble que Pallas nous ait confié son Ægide.

Aprés tant d’avantages, que ne devons-nous pas attendre du desir sincere que Louis le Grand conserve de rétablir & d’assurer la tranquillité des Nations ? Nous le sçavons grand Roy, si vous veillez avec succés à deffendre vos Etats contre la conspiration generale des Puissances qui nous environnent ; Vous aspirez encore davantage à donner la Paix, & à soulager les peuples que le Ciel vous a soûmis. Que si vos Ennemis toûjours unis par des sentimens de crainte & de jalousie, ou séduits par une confiance mal-fondée, osoient se flatter de lasser nôtre patience & d’épuiser nos forces ; qu’ils sçachent qu’aussi bien que vostre gloire, nostre zele n’a point de limites ; que nous sacrifierons à jamais pour elle & nos biens & nos vies, & qu’ils reconnoissent enfin à leur honte combien il y a de courage dans une Nation fidelle, gouvernée par un Maistre à qui il est si glorieux d’obéïr, & qu’il est si juste d’aimer.

Alors, Messieurs, poursuivit Mr de Mimeure, quand aprés une Paix desirable & glorieuse mon devoir me permettra de me trouver soigneusement à vos Assemblées, je tâcheray par vostre commerce de me rendre plus digne du choix dont vous m’avez honoré ; j’écouteray long-temps comme un disciple attentif & appliqué à s’instruire : & si ma foiblesse ne me permet pas de vous atteindre, content de vous applaudir, si je ne puis vous imiter, je me flatte du moins que mes empressemens, & mes soins assidus seront assez heureux pour vous plaire, & que ma veneration pour cette illustre Compagnie m’attirera quelque part à l’honneur de vostre bienveillance.

Mr le Marquis de Mimeure, ayant achevé son discours, Mr de Sacy, Chancelier de l’Academie, prit la parole ; & aprés avoir dit à ce Marquis, que les vœux du Public avoient devancé les suffrages de l’Academie, il fit une peinture de sa modestie, sur ce qu’il n’avoit voulu devoir qu’à lui-même, le choix que l’Academie avoit fait de lui, pour remplir la place de feu Mr le President Cousin. Il fit voir que personne n’estoit plus en estat, que ce Marquis, d’employer des protections respectables, & des sollicitations dangereuses ; mais qu’estant persuadé que ces secours ne faisant dans cette occasion assez d’honneur, ni à celui qui s’en sert, ni ceux auprés de qui on les employe, il avoit donné un exemple digne de servir de regle à tous ceux qui entreroient aprés lui dans la même carriere ; il lui dit qu’il n’avoit fait parler pour lui que la Renommée ; mais qu’il pouvoit bien se reposer sur elle ; qu’il n’auroit point trouvé d’amis qui l’eussent mieux servi ; qu’il ne parloit qu’à peine elle parloit déja de lui ; & que les merveilles qu’elle publioit de la finesse & de la vivacité de son esprit, de la justesse & de la force de son raisonnement ; de la douceur & de la bonté de ses mœurs, exciterent la curiosité de la Cour, qui le regarda comme un prodige. Il parla ensuite de l’employ qu’il avoit auprés de Monseigneur le Dauphin ; aprés quoy il fit l’éloge de feu Mr le Duc de Montausier, Gouverneur de ce Prince ; celuy de Mr l’Evêque de Meaux, Precepteur, & de Mr Huet, ancien Evêque d’Avranches, Sous-Precepteur. Ces éloges furent trouvez parfaitement beaux, & il seroit difficile de pousser plus loin les portraits qu’il en fit ; puis en s’adressant à Mr de Mimeure, il luy dit que pendant que ces Grands hommes n’oublioient rien pour former le Prince qui leur avoit été confié, il avoit le bonheur, que plus il apportoit d’assiduité à le servir, & plus il se mettoit en estat de meriter son estime, il prenoit sans cesse, dans tout ce qui échapoit à ses inclinations heroïques, l’amour de la vertu, & dans les leçons délicates qu’ils luy donnoient, le goût des plus excellentes choses. Il dit encore qu’il en avoit si bien sçû profiter, qu’il fut jugé aussi digne de le servir dans les nobles travaux, ou bien tost aprés la gloire l’appella, qu’il avoit paru propre à l’amuser dans les jeux & dans les exercices de son enfance, & qu’on le vit marcher aprés luy, d’un pas ferme, dans tous les perils où son grand cœur le precipita ; mais que témoin de son humanité pour les Soldats, de son affabilité pour les Officiers, de sa liberalité envers les Troupes, de sa prevoyance dans les contre-temps, de sa patience dans les fatigues, il comprit combien il est vray, que la valeur seule ne forme point le Heros.

Mr de Sacy, aprés s’estre estendu sur la mesme matiere, donna beaucoup de loüanges aux Poësies latines & françoises de Mr de Mimeure, & il parla ensuite de feu Mr le President Cousin, dont le nouvel Academicien remplissoit la place. Je ne vous dis rien de cet éloge, qui parut si beau à toute l’assemblée, & qui est si digne des applaudissemens qu’il reçût, de crainte de l’affoiblir, si je ne le raportois pas tout entier. Mr de Sacy finit ensuite son discours par les termes suivans. Nous ne travaillons sans cesse qu’à perfectionner une Langue, destinée à immortaliser les merveilles du Regne de nostre auguste Protecteur. Quel délassement plus glorieux pour vous, Monsieur ; aprés avoir, sous ces auspices, cueilly des lauriers dans les champs de Mars, de venir, avec nous, luy en faire des couronnes dans ce Palais, où sa magnificence ouvre un azile aux Muses : vous nous y verrez disputer à l’envy cet honneur ; mais, malgré tout vostre empressement à celebrer ses vertus, nous vous entendrez (ce qui est de toutes les loüanges la plus touchante) faire plus de vœux encore pour sa vie, que d’éloges pour sa gloire.

[Abrégé de l’Histoire des Sçavans Anciens & Modernes] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 454-458.

Il paroît depuis quelques jours un Livre qu’on attendoit il y a long-temps, & qui aprés divers orages a enfin vû le jour, il a pour titre : Abregé de l’Histoire des Sçavans anciens & modernes, avec un Catalogue des Livres qui ont servi à cet Abregé de l’histoire des Sçavans. Cet ouvrage, qui fait déja beaucoup de bruit, se vend chez le Gras, au Palais, chez le Clerc dans la ruë S. Jacques, & chez Edoüard, ruë Neuve N. Dame prés l’Hôtel Dieu : Il ne reste plus à sçavoir que le nom de l’Auteur, ce qui n’est pas facile, puisque l’on a pris de grandes précautions pour le cacher ; cependant des gens assez bien instruits de ce qui se passe dans la Republique des Lettres, veulent que ce soit le sçavant Auteur de La distinction du bien & du mal, &c. qui parût contre Mr Bayle il a trois ou quatre ans. L’article d’Urceus, qu’on trouve à la 174e page, est fort curieux. Il y a à la fin de l’ouvrage une fort belle Addition à l’article de Sciopius. On a mis dans l’article qui regarde ce Sçavant, une circonstance assez singuliere, & qui fait bien voir qu’on peut faire entrer toutes sortes de matieres dans un Ouvrage de diversité, tel que celui-cy. La circonstance dont je parle, regarde l’envie que Sciopius portoit aux moineaux. La Table des matieres est d’un goût singulier, mais elle est tres commode pour un Lecteur avide, & qui veut prendre tout d’un coup l’idée d’un Livre. Le Catalogue des Auteurs dont on s’est servi pour composer cet Ouvrage, & qu’on a mis au commencement, est fait avec beaucoup d’exactitude, & ce n’est pas un des moindres endroits de ce Livre. Il faudroit plus de temps pour vous parler de la premiere partie qui regarde les anciens Auteurs ; il y a plusieurs endroits qui demanderoient des dissertations particulieres, & qui regardent les plus sublimes matieres de la Philosophie. L’Auteur avertit dans sa Préface, que les materiaux des Tomes suivans sont tous prests ; on doit souhaitter que l’Auteur tienne sa parole ; ce Livre est trop utile à la République des Lettres, pour que l’on n’en souhaitte pas la continuation. On doit regarder le Plan de cet Ouvrage, comme un Plan qui n’a point encore esté mis en œuvre, & on doit remarquer que l’Auteur ne s’attache qu’aux actions les plus considerables & les plus singulieres des Auteurs dont il parle, ou à celles qui ont échappé aux recherches des Sçavans, & que ce n’est point leur vie qu’il donne.

[Lettres touchant l’Histoire de Toulon, à la fin de laquelle on voit une resolution prise, qui fait voir la continuation du zele des Provençaux pour tout ce qui regarde le Roy & le bien de l’Etat] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 458-535.

Vous serez sans doute surprise de trouver icy un Ouvrage qui me regarde en quelque maniere, sçachant que je n’ay jamais voulu rien mettre dans mes Lettres qui pût estre regardé comme des loüanges qui tomberoient sur moy ; cependant je n’ay pû résister aux pressantes sollicitations qui m’ont esté faites par des personnes ausquelles je dois obéïr, d’inserer icy ce que vous y allez lire touchant l’Histoire du Siege de Toulon. Mais aprés l’avoir bien examiné, j’ay trouvé qu’il étoit beaucoup moins à mon avantage qu’à celuy des personnes qui m’ont envoyé les Relations qui, aprés avoir esté mises en corps, ont formé cette Histoire. Je ne dois estre regardé en cette occasion que comme une Bouquetiere, qui aprés avoir cueilli de tous côtez les plus belles fleurs qu’elle ait pû trouver, & en avoir fait de tres-beaux bouquets, ne peut être loüée que du grand amas, & du beau choix qu’elle a fait de toutes ces fleurs ; de l’arrangement où elle les a mises, & de les avoir liées ensemble. L’Auteur de la Lettre, que vous allez lire, est un de ces hommes universels qui sçavent un peu de tout, & qui sont répandus dans le monde, où ils sont souhaittez, dans toutes les Compagnies. Vous trouverez dans la Lettre suivante, qui lui a esté envoyée par une Dame de Poitou, ce qui l’a obligé d’écrire sur l’Histoire de Toulon.

On n’entend parler dans cette Province que de l’Histoire du Siege de Toulon, & ceux qui l’estiment le plus, sont surpris qu’un Ouvrage, qui ne regarde que la guerre, soit lû avec le même empressement de l’un & de l’autre Sexe, & de toutes les personnes de differentes professions. Je ne l’ay point encore lû ; mais je vous avouë qu’il faut que cet Ouvrage ait un charme secret que je ne comprend pas, pour produire également dans tous les esprits, un effet si peu vray semblable. Ainsi vous me ferez un plaisir sensible de l’examiner, & de me mander tout ce que vous en pensez. Des raisons particulieres m’obligent à vous faire cette priere, & à vous demander même de faire imprimer dans le Mercure ce que vous m’écrirez sur ce sujet. Vous m’avez dit plusieurs fois que vous ne me refuseriez rien de tout ce que je vous demanderois, quand je voudrois me servir de toute l’autorité que vous dites que j’ay sur vous. Je m’en sers donc, puisque vous le voulez, & ce qui doit paroître nouveau, je vous demande excuse dans le même temps que je vous commande ; mais je vois bien que sans me servir de ce dernier mot, je ne pourrois obtenir ce que je souhaitte.

Voicy la réponse qui a esté faite à cette Dame, & qui merite asseurément beaucoup d’attention, puisque l’Auteur, en croyant n’y faire que la peinture de ce que j’ay dit en beaucoup d’endroits, rencherit beaucoup sur cette peinture, & surtout, lorsqu’il s’agit de politique. Je m’arrête, car si je continuois de vous entretenir plus long-temps sur cette matiere, ce que je dirois pourroit passer pour une troisiéme histoire du Siege de Toulon.

À MADAME DU V…

« Enfin, Madame, vous voulez que je sois imprimé, du moins une fois en ma vie, & je crois que les détours que vous prenez, ne sont que pour m’amener au but que vous avez toujours souhaité. Cependant, il y va de ma reputation, & vous deviez faire reflexion que le monde est remply d’une infinité de gens qui se démêlent tres-bien des conversations où ils se trouvent, & qu’il y en a même beaucoup dont l’esprit y brille infiniment, & qui cependant perdent toute leur réputation, dés qu’ils se mêlent d’écrire. Aussi ont ils grand soin de ne rien laisser échaper qui soit sorty de leur plume. Comme je ne suis pas du nombre de ceux qui brillent beaucoup, lorsqu’il ne s’agit que de parler, je dois, encore plus qu’un autre, éviter la demangeaison d’écrire, si naturelle à la plûpart des hommes. Ainsi, supposé que j’aye acquis quelque reputation dans le monde, je vais vous en faire un sacrifice, en obeïssant à vos ordres ; mais j’auray du moins l’avantage qu’en perdant beaucoup d’un costé, ma complaisance me tiendra, de l’autre, lieu de merite auprés de vous. Je vais donc vous satisfaire.

Si l’Histoire du Siege de Toulon ne regardoit que le Journal de ce qui s’est passé à ce Siege, on auroit lieu d’estre surpris, qu’un Ouvrage qui ne parleroit que de guerre, & qui ne ressembleroit qu’aux Journaux que l’on a donnez jusqu’à present l’un grand nombre de Sieges, fût lû, avec autant de plaisir que d’empressement, par des personnes, que les ouvrages de cette nature doivent peu divertir ; mais il n’en est pas de même de l’Histoire du Siege de Toulon, qui fait la moindre partie de cet Ouvrage ; ce qui l’a devancé ; ce qui l’a suivy, & ce qui s’est passé dans toute la Provence, pendant ce Siege, estant infiniment plus considerable que le Journal qui le regarde, qui ne comprend que peu de jours. Mais quoique tout ce que je viens de vous marquer comprenne beaucoup de choses curieuses, ce n’est encore rien, si on le compare à ce que l’on doit proprement appeller l’Histoire de ce Siege, aux raisons politiques qui l’ont fait entreprendre par quatre grandes Puissances, & au caractere des Generaux, qui ont commandé à ce Siege, & pendant toute la campagne de Provence. L’Auteur a tres-bien fait voir dans son Ouvrage, tout ce que l’on peut dire sur toutes ces choses.

Les quatre Puissances qui avoient entrepris d’inonder la France, aprés la prise de Toulon, sont l’Empereur, l’Usurpatrice du Royaume d’Angleterre, Mr le Duc de Savoye, & la Republique de Hollande. Toutes les Troupes qui ont fait la campagne de Provence, & qui n’estoient pas nées sujettes de ces quatre Puissances, ne devant estre regardées que comme des Troupes dont les Souverains n’avoient point de part à l’affaire dont il s’agissoit, & qui n’estant point personnellement en guerre, donnent leurs Troupes à loüage, pendant chaque Campagne, & tirent de l’argent du sang de leurs Sujets, qui ne devroit estre versé que pour la gloire, pour l’accroissement, ou pour la deffense de leurs Etats, qu’ils affoiblissent par le sang que versent inutilement tant de Sujets, qui loin de le prodiguer pour leur Patrie, ne le voyent couler que pour satisfaire à l’avarice de leurs Souverains, ce qui fait diminuer considerablement le nombre de leurs Sujets, par les hommes qu’ils envoyent tous les ans, pour remplacer ceux qui ont pery pendant la Campagne, depuis que cet usage, qui n’a guere plus d’un demy siecle, s’est estably. Dés que deux Souverains sont en guerre, toute l’Europe est en armes, & l’on en voit une partie combattre contre l’autre, sans que les Souverains de ces Troupes ayent aucun démêlé ensemble ; de maniere qu’il n’y a point à douter qu’ils ne doivent repondre un jour du Sang de leurs Sujets, qu’ils font souvent enlever par force de leurs Etats, pour estre transportez, & perir dans des Païs Ennemis, sans que rien les doive animer au combat que la deffense de leur vie, qu’on les force d’exposer, sans aucun sujet. La diversité des Troupes qui composoient l’Armée des Alliez en Provence, & qui appartenoient à diverses Puissances, m’ont donné lieu de m’étendre sur ce que vous venez de lire, quoique je n’en eusse pas formé le dessein, lorsque j’ay mis la main à la plume, pour satisfaire à ce que vous m’avez ordonné.

Je reviens à ce qui regarde les quatre Puissances, qui avoient resolu d’envahir la France, & qui comptoient que rien ne leur seroit impossible, aprés la prise de Toulon. Elles avoient neanmoins chacune des vûës particulieres, qu’elles tenoient secrettes, & qu’il estoit cependant aisé de découvrir, lorsque l’on faisoit reflexion sur les interests qu’elles pouvoient avoir chacune en particulier.

L’Empereur comptoit que la conquête de la Provence accomoderoit extrêmement ses affaires de tous costez ; qu’elle assureroit à sa Maison, la possession des places, dont ses Troupes venoient des’emparer en Italie, & qu’il doit craindre, tous les jours, de voir repasser entre les mains de leur legitime Souverain, puis qu’outre que ce que l’on acquiert par des revolutions & par des trahisons, n’est pas souvent long-temps sans retourner à son veritable Maître ; les Autrichiens ne doivent jamais compter de posseder les cœurs des Italiens, leur gouvernement estant trop cruel, & cherchant à tirer jusqu’au dernier sol des Peuples, tant pour accomoder leurs affaires, les revenus des Païs hereditaires de l’Empereur ne montant pas presentement à quinze millions, que pour affoiblir d’abord les Peuples d’Italie, afin de leur oster la force de secoüer le joug, qui dans la suite des temps leur paroîtra encore plus onereux & plus cruel.

L’Empereur consideroit encore que la prise de Toulon, & la destruction de la Marine de France dans la Mediterranée empêcheroit que l’on n’envoyast par mer, des secours en Catalogne, & qu’enfin, qu’avec ceux des Anglois, il estoit impossible que toute l’Espagne ne fust pas bientost forcée de se soumettre à la domination Autrichienne, & que par ce moyen il pourroit prétendre à la Monarchie universelle, & en effet, si toute l’Italie, toutes les Espagnes, & toutes les Indes entroient dans la Maison d’Autriche, l’Empereur, qui outre les Etats hereditaires qu’il possede, gouverne arbitrairement tout l’Empire, à cause de l’alliance qu’il a faite avec quelques-uns de ses Princes, & par la crainte qu’il inspire à ceux qui se croyent trop foibles pour oser luy resister ; si, dis je, l’Empereur, à qui il ne manque plus que l’Espagne & les Indes, s’en voyoit un jour en possession, il ne manqueroit pas d’attaquer la Hollande, comme un Etat rebelle qui s’est soustrait de la Domination Espagnole, & ainsi les Hollandois qui n’ont allumé la guerre presente que pour éviter d’estre réünis à l’Espagne, se verroient obligez de rentrer bientost sous sa Puissance, de maniere qu’ils connoistroient alors qu’ils ont eu tort de ne se pas fier à la parole des deux Rois, & l’on peut dire que pour ne l’avoir pas fait, ils ont mis le feu dans toute l’Europe, & qu’ils se sont mis dans la cruelle situation où ils sont, la pluspart de leurs Villes ne pouvant plus subvenir aux frais de la guerre. Ce sont des faits constans, & qui sont souvent rendus publics, lorsque les Etats Generaux se tiennent.

Le Prince Eugene joüoit un grand Rolle dans la Campagne de Provence, & l’on peut dire que les interests des quatre Puissances liguées, & qui en faisoient mouvoir beaucoup d’autres, luy étoient cheres. Il agissoit pour l’Empereur, & si suivant le Proverbe qui dit, que la Patrie est où est le bien, il devoit regarder l’Allemagne comme sa Patrie, & se sacrifier pour ses interests ; mais il auroit esté assez heureux, si les Alliez avoient réüssi dans leurs entreprises, pour tirer des avantages de toutes les parties, puisque l’on avoit déja deliberé en Angleterre sur ce que l’on feroit pour le combler de biens & d’honneurs, & qu’il avoit aussi une correspondance secrette avec les Hollandois, qui esperoient beaucoup en luy, & qui luy faisoient de grandes promesses.

Quant à ce qui regardoit Mr le Duc de Savoye, il suffisoit au Prince Eugene qu’il fust de la Maison de ce Prince pour qu’il luy fust avantageux d’avoir travaillé au recouvrement du reste de ses Etats.

À l’égard de la Reine Anne, elle avoit des vûes bien plus bornées sur l’affaire de Toulon, & ces vûes étoient plus contraires qu’avantageuses à la Nation. Elle cherchoit à l’ébloüir par la gloire qui en seroit revenuë aux Anglois, & par quelques avantages qu’ils en auroient tirez & qui leur auroient esté communs avec les Hollandois ; mais dans le fond, elle n’avoit que deux chefs pour but. L’une de l’affoiblir toujours, soit par les pertes, soit par les dépenses qu’elles feroit afin qu’elle ne fust point en estat de se soulever contre elle, & qu’ébloüie par la gloire dont cette Princesse se seroit couverte par la part qu’elle auroit euë à la conqueste de Toulon, cette même Nation la remerciast de ce qu’elle faisoit pour l’affoiblir en cherchant à s’élever afin de la pouvoir gouverner avec plus d’empire, & de l’empêcher d’examiner que cette guerre l’avoit appauvrie & endettée sans luy avoir esté utile en la moindre chose, n’ayant servy qu’à luy en faire tirer de l’argent pour enrichir ceux qui la maintenoient sur le Trône, & pour entretenir une guerre qui luy donnoit moyen de se faire des creatures & des amis de ceux à qui elle conferoit les Emplois.

Passons aux vuës que l’entreprise sur Toulon & sur la Provence avoit fait concevoir à Mr le Duc de Savoye. On peut dire que ce Prince qui est un des plus grands Politiques de ce temps, & qui sacrifie tout à sa Politique, avoit de tres-vastes vuës, & qu’il n’y avoit rien qu’elles n’embrassassent. Il comptoit que la prise de Toulon entraîneroit celle de toute la Provence, & que la perte de la Provence luy feroit recouvrer le reste de ses Etats sans donner un seul coup. Il se regardoit déja comme maître de la Provence, & par consequent comme Conquerant d’une Province dont plusieurs de ses Ancêtres, aprés en avoir inutilement tenté la conqueste, avoient esté obligez de se retirer honteusement ; & de cette conqueste il portoit ses vuës aussi loin que son ambition pouvoit s’étendre ; c’est-à-dire, qu’il ne leur donnoit point de bornes ; mais aussi l’on peut dire en même tems que les mouvemens qu’il s’est donné aprés estre entré en Provence, ont esté extraordinaires, & qu’il y a joüé en même temps toutes sortes de personnages. On l’a veu paroistre en même temps Agneau & Lion, Devot & tout ce qui est opposé à ce caractere ; Protecteur & Destructeur des Autels en même temps. Enfin pendant tout le temps qu’il a demeuré en Provence, il y a paru comme un Prothée qui prend toutes sortes de formes, & toutes ces choses estant marquées, & prouvées par des faits constans dans l’Histoire du Siege de Toulon, ainsi que je vous feray remarquer aprés que je vous auray dit un mot des vuës que les Hollandois avoient en contribuant à ce qui pouvoit regarder la prise de Toulon. Tout cela, dis-je, se trouvant dans l’Histoire de ce Siege, par les faits qui y sont rapportez, on ne doit pas s’étonner de l’empressement que l’on a eu pour voir un ouvrage si singulier, & si la lecture de cet ouvrage a causé tant de plaisir.

Je passe aux veuës que les Hollandois ont euës en faisant entreprendre le Siege de Toulon, afin de ne rien omettre de ce que pensoient les quatre Puissances liguées, lors qu’elles sont entrées en Provence. L’Empereur pensoit, ainsi que l’on vient de voir par toutes les choses qui ont esté rapportées, que cette conqueste pourroit le conduire à la Monarchie Universelle. La Reine Anne se persuadoit qu’elle l’affermiroit pour long temps sur le Trône, qu’elle l’empêcheroit d’en descendre, & qu’elle serviroit à engager les Anglois dans la continuation de la guerre, Monsieur de Savoye donnoit l’essort à son imagination, qui n’avoit point de bornes ; & l’on peut dire qu’il comptoit sur la conqueste d’une partie de la France.

Quant aux Hollandois, ils sont si las de la guerre, & leurs peuples sont si épuisez, qu’ils prétendoient que la conqueste de Toulon pourroit avancer la Paix, le dessein de cette Republique n’étant plus que de se la procurer de quelque maniere que ce puisse estre, & jugeant bien que si la guerre dure, elle ne peut luy estre que fatale, puisque si les Imperiaux deviennent les maîtres absolus de toutes les Espagnes, ils voudront, comme il vient d’estre remarqué, la faire rentrer sous le pouvoir de l’Espagne. Si au contraire, les deux Rois ont l’avantage, ils se trouveront en estat de la soûmettre, & ne seront plus obligez de luy garder la parole qu’ils luy avoient donnée ; & si les choses tournent de maniere, que les Anglois remportent de grands avantages dans la suite de cette guerre, les Hollandois ont lieu de tout apprehender. Les Anglois ont esté de tout temps jaloux de leur Commerce ; & ils ont de tout temps resolu de le traverser, & même de le ruiner, lorsqu’ils en trouveront une occasion favorable. Ainsi les Hollandois ne peuvent trouver de salut que dans la Paix, & il n’y a que les deux Rois dont ils se puissent fier à la parole ; ce qui donne lieu de croire que s’ils se repentoient d’avoir allumé la guerre presente, ils leur accorderoient encore les mêmes graces qu’ils leur avoient offertes.

Je vais ; pour satisfaire à tout ce que vous souhaitez de moy, parcourir l’Ouvrage sur lequel vous desirez que je vous envoye des Remarques, afin d’examiner les endroits qui peuvent luy avoir fait meriter les applaudissemens de tout le Public ; mais quand cet Ouvrage ne contiendroit que les choses dont je viens de vous faire une peinture beaucoup au-dessous de celle qui se trouve dans les deux Volumes de ce Siege Historique de Toulon, il n’en faudroit pas davantage pour luy faire meriter le succés qui luy estoit si justement deu. Je commence par l’Epître, que l’on trouve à la teste de cet Ouvrage, qui est dédié au Roy.

On y a remarqué une chose aussi rare que curieuse. C’est qu’elle roule entierement sur ce qui fait le sujet des deux Volumes dont elle est à la teste, & que l’on y voit même des choses dont le détail ne paroist ny si beau ny aussi bien expliqué dans le corps de l’Ouvrage : & ce qui est encore plus surprenant dans cette Epître, est que l’Auteur ne s’est formé qu’un seul point de veuë, qu’il a toûjours suivy, & duquel il ne s’est écarté en aucune maniere, quoy que l’Epître soit d’une grandeur raisonnable. L’Auteur n’a eu pour objet dans cette Epître, que d’y faire voir que l’abandonnement de Toulon, aprés en avoir retiré tout ce qui en remplit les Magazins, avoit esté resolu ; mais que Sa Majesté s’estant attachée à examiner cette affaire avec toute l’attention que demandoit une chose si importante à la gloire de la France, & au bien de ses Sujets : que Sa Majesté, dis-je, aprés avoir examiné le fond, les dépendances, les consequences, & tout ce qui pouvoit arriver, soit en abandonnant Toulon, soit en cherchant tous les moyens de le sauver ; la superiorité de son genie, qui luy avoit fait choisir le meilleur party, ainsi que l’ont fait voir les glorieuses suites de la resolution qu’Elle avoit crû devoir prendre. Tout cela est mis dans cette Epître, dans un jour qui fait plaisir aux Lecteurs, & elle est remplie de plusieurs traits delicats, qui ne sont pas moins applaudis. J’ay sçû que lors qu’on en a parlé à l’Auteur, il a répondu, que la matiere estoit si riche & si nouvelle, qu’elle auroit pû briller davantage, si elle avoit esté mise en œuvre par d’autres mains que les siennes.

La Preface qui suit cette Epître peut estre regardée comme un beau Portique, qui excite un ardent & curieux desir dans le cœur de ceux qui le voyent, de passer plus avant, afin de chercher dans ce Bastiment toutes les beautez que les dehors semblent en promettre. En effet, cette Preface fait voir que tout l’Ouvrage qui le suit doit estre remply de tant de choses curieuses, & de si grands détails, qu’il est impossible que ceux qui s’attachent rarement à la lecture, ne s’y sentent portez par le desir d’apprendre toutes les choses que cette Preface promet.

Il est temps de passer au corps de l’Ouvrage, dont je me contenteray seulement de vous donner une idée ; puisque si j’entrois dans quelques détails, je m’engagerois si avant, que vous ne trouveriez peut-estre plus rien de nouveau dans la lecture de l’Ouvrage sur lequel vous m’avez ordonné de vous écrire.

Ensuite d’un Prélude, dont la lecture doit faire plaisir, l’Auteur passe à une description de la Provence, & parle succintement de toutes les Puissances qui l’ont attaquée inutilement, & il s’attache particulierement à faire la description de toutes les choses qui sont dans tous les Magazins & Arcenaux de Toulon, dont l’étenduë & la beauté de plusieurs, peut leur faire donner le nom de Magnifique. On est saisi d’étonnement, lorsque l’on fait reflexion sur l’amas prodigieux de toutes les choses necessaires à l’armement & à la construction des Vaisseaux ; & la connoissance que cette Description donne de tout ce que l’on a risqué de perdre, attire des benedictions sur le Monarque qui a voulu que l’on entreprist la défense de Toulon, & qui en a luy même donné les moyens. Enfin la joye dont on a esté penetré en apprenant la nouvelle de la levée du Siege de Toulon, sembla recevoir de l’augmentation, quelque grande qu’elle fust déja, lors que l’on fit reflexion sur toutes les choses que l’on auroit perduës, si cette Place avoit esté prise.

L’Auteur, aprés toutes ces Descriptions, qui font un plaisir extrême, & qui font voir que l’établissement des Magazins de Toulon, est un des prodiges du Regne du Roy, passe à tout ce qui a regardé la politique des Puissances, qui, suivant les projets qu’elles avoient formez, avoient fait assieger Toulon. Ce morceau d’Histoire est un de ceux qu’il faut lire, parce qu’ils ne peuvent estre décrits ; & il renferme quantité de choses, qui jusqu’icy n’avoient point esté sçuës, ou qui du moins n’avoient esté connuës que de peu de personnes.

L’Auteur commence ensuite à parler des premiers mouvemens des Alliez, qui cependant ne pouvoient encore faire connoître de quel costé ils avoient resolu de tourner leurs pas, & peut-estre qu’ils ne le sçavoient pas encore bien eux-mêmes ; & il fait voir toutes les précautions dont on se servit pour rendre leurs projets inutiles, quelque but qu’ils pûssent avoir.

Il donne ensuite une Relation, qu’il declare n’estre pas de luy, dans laquelle on trouve une tres-belle peinture de tous les mouvemens que Mr le Maréchal de Tessé fit, & ordonna de faire dés qu’il n’eut plus lieu de douter que les Alliez en vouloient à Toulon ; & il se trouve obligé de faire en cet endroit, un Sommaire de toute la Campagne, qui ne l’empêche pas de donner ensuite le Journal qu’il a promis d’abord, ce qu’il ne fait neanmoins qu’aprés avoir donné d’autres Relations, faites par les Lieutenans Generaux, qui ont eu le plus de part au salut de la Provence.

Les mouvemens faits par Mr le Comte de Medavy pendant que les choses, dont il est parlé dans les Relations précedentes, se passoient, se trouvent décrits de la maniere qu’ils ont veritablement esté faits.

Toutes ces Relations sont suivies d’un détail curieux de tout ce que fit la ville d’Aix, pour donner des marques de sa fidelité, & pour contribuer au salut de la Provence : & l’on trouve dans ce détail une Lettre tres-curieuse qui regarde les moyens dont Mr le Bret s’est servi pour trouver promptement de l’argent, & cette Lettre luy fait beaucoup d’honneur, de mesme qu’à environ cent quarante habitans de Marseille, qui ouvrirent genereusement leur bourse en cette occasion, & donnerent par-là de fortes & d’éclatantes marques de leur fidelité & de leur zele pour leur Patrie, & pour le service du Roy & de l’Etat.

On voit ensuite de cette Lettre tout ce que les Habitans de Marseille ont fait pour le mesme sujet.

Ces endroits sont suivis d’une peinture tres-curieuse : de ce que la Marine fit de son costé pour empêcher la perte de Toulon, & cette peinture luy est fort glorieuse. On y voit tout ce que les Officiers de Marine ont fait pendant un mois, pour mettre Toulon en état de deffense ; la situation où cette Place se trouvoit, ce qu’elle avoit de munitions, & les Emplois que remplissoient tous les Officiers de Marine.

On trouve, aprés ce qui regarde la Marine de Toulon, un détail de tout ce que la Flotte des Alliez a fait sur les Costes de Provence, pendant tout le temps que cette Flotte a demeuré dans cette Province, & ce détail contient des choses assez divertissantes, & peu glorieuses aux troupes qui estoient sur cette mesme Flotte.

L’Etat general de toutes les troupes qui estoient tant dans la Ville que dans les dehors de Toulon, & le nombre des canons & des mortiers placez sur les Bastions sont en suite des petites expeditions de la Flotte ennemie ; ces Etats sont suivis de trois Lettres dignes de la curiosité du public, & dans lesquelles on voit des détails de tous les soins que prenoient ceux qui estoient chargez de diverses manieres, du soin de défendre la Provence ; on voit aussi aprés ces trois Lettres, tout ce que Mr de S. Pater, qui commandoit dans Toulon pendant le Siege, a fait pour la défense de cette Place, ainsi que les noms des Corps qui y estoient enfermez, avec les noms des Officiers qui composoient l’Etat Major.

Aprés toutes ces choses, on trouve le journal de la Marche des Alliez en Provence, & ce que faisoit leur Flotte pour les aider dans ce qu’ils auroient besoin d’elle.

Vous voyez par tout ce que je vous ay marqué depuis le commencement de ma Lettre, que le Journal du Siege de Toulon, n’étant pas encore commencé, ni même celuy de la marche des Ennemis, l’Histoire de ce Siege contient une infinité d’autres choses tres-curieuses qui ne concernent pas ce Journal, & que par consequent cet Ouvrage contenant infiniment plus que le Journal d’une marche & d’un siege, on ne doit pas s’étonner de l’empressement avec lequel il est recherché, & sur tout lorsque l’on considerera qu’il interesse une infinité d’Officiers de terre & de mer ; un Parlement & des Intendans, ainsi qu’un grand nombre de Villes, & même des peuples entiers, s’il m’est permis de parler ainsi.

L’Auteur de l’Histoire de Toulon suivant dans son Ouvrage Mr de Savoye dans sa marche, y fait remarquer ce qui s’y passe de plus considerable, ce qui peut servir à faire voir le caractere de ce Prince, & que ce caractere est tel que celuy qui a esté marqué cy-dessus. Il le fait voir à S. Laurent, où il reçoit les Députez de la ville de Grasse, ausquels il dit, aprés leur avoir parlé fort gracieusement, qu’il n’en vouloit point aux peuples, & que ses troupes ne feroient aucun dommage. Cependant l’Auteur fait remarquer qu’aussi-tôt aprés que ce Prince eut prononcé ces paroles, il fit piller & saccager Saint Laurent presque sous ses yeux, & que dans le temps mesme qu’il parloit d’une maniere fort douce aux Députez de Grasse, on faisoit les mesmes desordres à Cargue & à Villeneuve, qui sont à une lieuë de S. Laurent ; que Mrs de Garidel & Bellessime, Prieurs de ces deux Villages, furent dépoüillez & battus à outrance ; que les Eglises furent pillées ; qu’on y fit une profanation épouventable, qu’on brûla les Images, qu’on tira des coups de fusils au Crucifix, qu’on foula aux pieds les saintes Hosties, aprés avoir pris tous les Vases sacrez qu’on y trouva ; que les femmes furent violées, & que la fureur des Soldats n’épargna pas une femme aveugle & âgée de prés de 60. ans.

On lit ensuite une conversation que Mr de Savoye voulut avoir avec Mr le Baron de Chasteauneuf, pour pressentir s’il pourroit attirer quelques Gentilshommes dans son Party. Cette conversation est tres-curieuse, & Mr de Savoye y paroît fort doux & fort honneste, afin de parvenir à son but, & il allegue les raisons par lesquelles il prétend que la Provence se devroit soulever ; mais voyant qu’elles sont fortement combattuës par Mr de Chasteauneuf, & que ce Baron lui fait voir que la Provence n’a aucuns sujets de se plaindre ; qu’elle veut demeurer fidelle, & qu’elle est tres-contente de tout ce que le Roy fait, Mr de Savoye change de ton, & suivant sa politique, qui le faisoit parler tantôt d’une maniere & tantôt d’une autre, loüe le zele de Mr de Châteauneuf.

On remarque ensuite que ce Prince continuant sa marche, fit piller & brûler entierement le Canet ; que le Vicaire de cette Paroisse fut blessé à mort, & que l’on y tua un grand nombre d’Habitans.

On voit dans le même Ouvrage, ensuite de ces cruautez qui démentoient la douceur que Mr de Savoye faisoit paroître dans les tems qu’il croyoit qu’elle pouvoit luy estre utile ; on voit, dis-je, aprés une peinture des cruautez, dont je viens de parler, un beau détail de la deffense de l’Isle de Sainte Marguerite, dont la Garnison oblige ce Prince à se retirer, aprés avoir fort maltraité ses Troupes.

Ce détail est suivy de ce qui s’est passé à Frejus, à l’arrivée de Monsieur de Savoye, & pendant le sejour que ce Prince y a fait ; ce qui est d’autant plus curieux, & merite d’autant plus d’attention, qu’il y paroît tout different de ce qu’il avoit paru à S. Laurent, peu auparavant ; & l’on peut dire de luy qu’il portoit le fer d’une main, & le rameau d’olivier de l’autre.

Le Journal de la Marche de Monsieur de Savoye, depuis Frejus jusqu’à Toulon, qu’on lit ensuite, est remply de plusieurs faits curieux, & qui attachent & divertissent les Lecteurs, & l’Auteur de l’Histoire du Siege de Toulon, dont je ne parleray plus, qu’en disant seulement l’Auteur, aprés avoir fait arriver toute l’Armée des Alliez devant Toulon, fait voir jour par jour, tout ce qui s’y passa, jusqu’au 15e Aoust ; ensuite dequoy il décrit cette fameuse Journée, aprés laquelle les Alliez ne penserent plus qu’à retourner en Piémont. Il donne trois Relations differentes des memorables actions qui rendront cette grande Journée fameuse à la posterité. Ces trois Relations sont tres-curieuses ; & l’Auteur fait connoître les raisons qu’il a euës de les donner, & celles qui doivent engager le Public d’y ajouter foy. Elles sont suivies d’un assez grand détail, qui fait connoistre la part que la Marine a euë à ce qui s’est passé le même jour 15e.

L’Auteur donne ensuite le Journal de ce qui s’est fait depuis le 15 jusqu’à la nuit du 21 au 22, que les Alliez leverent le Siege ; quoi qu’il ne soit parlé dans cette suite de Journal, que de ce qui s’est passé pendant six jours, il renferme neanmoins une infinité de faits, dignes d’une éternelle memoire, parce que les Ennemis firent des efforts extraordinaires, pendant ces six jours, tant pour faire croire qu’ils n’avoient pas dessein de se retirer, que pour ne pas quitter Toulon, sans avoir du moins fait quelque chose d’éclatant. Ils bombarderent la Ville & les dehors, & les forts qui sont auprés de cette Ville, ainsi que le Port. Ils attaquerent aussi ces Forts ; & enfin ils jouerent de leur reste, s’il m’est permis de me servir de ces termes ; & l’on peut dire qu’il se fit pendant ces six jours, beaucoup d’actions de vigueur, qui comblerent de gloire les Commandans des Forts, & qui firent voir que Toulon ne pourroit estre pris ni par le fer, ni par le feu ; qui loin d’étonner les Habitans de Toulon, sembla faire redoubler leur zele, ainsi que leur amour, & leur fidelité pour le Roy.

Comme aprés tant d’efforts inutiles, Mr de Savoye fut obligé de se retirer, l’Auteur donne un Journal de la Marche des Alliez, jusqu’au Var ; mais avant que d’entrer dans cette marche, il rapporte tout ce qui s’estoit passé dans une conversation de Mr de Savoye & du Prince Eugene, & dans laquelle ce dernier fait voir, que si ses avis, que l’Auteur rapporte aussi, avoient esté suivis, les Alliez n’auroient pas esté obligez d’abandonner honteusement une entreprise, pour laquelle on avoit pris beaucoup de mesures, & fait de grandes dépenses.

Cette conversation me fait souvenir que j’ay oublié à vous parler d’un Conseil de guerre que l’Auteur rapporte tout entier, & que ce morceau d’Histoire fait connoître bien des choses, qui sont sçûës de peu de personnes.

Rien n’est plus exact que le détail que l’Auteur donne de la marche des Alliez depuis Toulon jusques au Var, & il rapporte tout ce qui s’est passé jour par jour dans cette marche, sans en oublier aucune circonstance ; la défense que fait la Ville de Grasse, y est mise dans un beau jour, & il en parle en deux endroits differens d’une maniere à faire plaisir. Il y a des choses tres-curieuses dans les Remarques qu’il fait, & il ne s’est peut-estre jamais rien vû de si singulier que les propositions faites par les Ennemis, aux Habitans de la même Ville.

Il parle aussi de la maniere dont le Village d’Auribeau se défendit contre plus de trois mille hommes. Cette action merite de n’estre pas oubliée, & la lecture en doit faire beaucoup de plaisir.

Tout cela est suivy d’une Lettre tres-curieuse, écrite par une personne qui s’estoit renduë dans le Camp de Monsieur de Savoye, aussitost aprés que ce Prince en fut sorty pour regagner ses Etats. Cette Lettre est remplie de faits qui n’avoient pas encore esté connus, & l’on y apprend beaucoup de particularitez de tout ce qui s’estoit passé dans le Quartier de Monsieur de Savoye, pendant tout le temps que ce Prince avoit demeuré devant Toulon, & sur tout le chagrin qu’il avoit fait voir depuis les avantages que les François avoient remportez le 15. d’Aoust, ne s’estant point couché depuis ce tems-là jusqu’aprés son départ.

Les Villes d’Arles & de Marseille, & particulierement Mr le Marquis de Forville, Gouverneur de cette derniere, ayant distingué leur zele de plusieurs manieres, & ayant fait tout ce que l’on pouvoit attendre des Sujets les plus empressez à servir le Roy & l’Etat, & n’ayant rien épargné pour cet effet, l’Auteur le fait connoistre par les détails qu’il en donne.

Tout cela est suivy d’une Liste, où l’on voit les noms, & la destination de deux cens quarante Officiers de Marine, pendant le Siege.

Il y est ensuite parlé de plusieurs Officiers de distinction, morts pendant le Siege ; & ce grand Ouvrage, à la teste duquel on voit un tres-beau Plan de Toulon, & tres-fidelle, finit par un Recueil de plusieurs Chansons, qui ont esté faites aprés la levée du Siege, dans une partie desquelles les Provençaux se sont fort égayez en parlant de la retraite précipitée de ceux qui avoient crû pouvoir facilement envahir la Provence.

Vous devez juger aprés ce que vous venez de lire, qui ne contient que les sujets d’une partie des principaux Articles qui forment l’Histoire du Siege de Toulon, que les faits divers qu’elle renferme, sont en tres-grand nombre, & que comme la diversité plaist beaucoup, on ne doit pas s’étonner si le nombre de ceux qui prennent plaisir à la lecture de cet ouvrage, est si grand. Enfin il contient un nombre infini de choses remarquables qui auroient esté perduës si l’Auteur n’avoit pris soin de les ramasser, de maniere que tous ceux qui se sont distinguez dans la Campagne de Provence, & même toutes leurs familles doivent luy avoir obligation, ainsi que tous les Provençaux, dont cet ouvrage doit immortaliser le zele & la fidelité.

Ce qu’ils ont fait depuis l’ouverture des Etats de Provence, répond bien à ce qu’ils ont fait pendant qu’ils estoient de tous costez environnez d’ennemis. Comme ils connoissent le bontez du Roy pour tous ses Sujets, & les égards qu’il a pour ceux qui ont souffert quelque perte, sans attendre même qu’on luy fasse de tres-humbles remontrances, d’avoir la bonté d’y entrer. Les Provençaux, dis-je, apprehendant que les bontez du Roy n’éclatassent avant qu’ils eussent fait connoistre à Sa Majesté la resolution qu’ils avoient prise pour luy marquer leur zele pour son service, & pour le bien de l’Etat, firent partir deux Courriers de suite pour se rendre à Versailles avec toute la diligence qui leur seroit possible de faire, afin de l’informer que les Etats avoient resolu de luy donner cette année la même somme qu’ils luy donnent depuis un grand nombre d’années, & que l’on avoit arresté dans les mêmes Etats, de supplier Sa Majesté de ne leur faire aucun rabais en consideration de ce que la Province venoit de souffrir, sur les sommes que les Etats devoient luy donner.

J’ay crû que je ne pouvois mieux finir que par cet Article, ce que vous avez exigé de moy touchant l’Histoire du Siege de Toulon, que vous pouvez mettre au rang de vos Mercures, puisqu’elle est du même Auteur, qui a déja fait plusieurs Volumes séparez de Sieges & de Batailles, & dont les secondes Editions qui en ont esté faites, prouvent assez que leur succés doit avoir esté grand. Je suis, &c. »

Je crois estre assez connu de vous pour estre persuadé que vous vous imaginez bien que je me suis fait beaucoup de violence en vous envoyant cette Lettre. J’aurois quantité de choses à vous dire là-dessus ; mais je vous diray seulement que je n’ay pû m’empêcher d’obéïr, & que l’on a souhaité que cette Lettre parust pour des raisons qu’il ne m’est pas permis de dire.

[Madame de Soubize est benite Abbesse de Joüarre] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 544-548.

La Ceremonie du Sacre de Mr l’Evêque de Philadelphie fut suivie d’une autre qui fut tres-éclatante, & qui fut faite dans la Maison Professe des Jesuites de la ruë Saint Antoine. Mr l’Evêque de Strasbourg y benit le même jour & aprés le sacre de Mr l’Evêque de Philadelphie, Me de Soubize, sa sœur, Abbesse de Joüarre. Cette nouvelle Abbesse estoit accompagnée des Abbesses de Farmoutier & de Nostre-Dame de Soissons, dont la premiere est sœur de Mr de Beringhen, & la seconde de Mr le Comte de Fiesque. Ces trois Abbesses étoient accompagnées d’un grand nombre de Religieuses de leurs Monasteres, qui toutes à la fin de la Messe, & pendant que l’on chanta le Te Deum en Musique, furent admises au baiser de paix de la nouvelle Abbesse. Mr l’Evêque de Strasbourg fut servi par ses Aumôniers & par le Pere Laborier Prestre de S. Magloire, qui luy servoit de Maistre des Ceremonies, & dont le talent pour conduire & pour regler ces sortes de fonctions, est connu de tout le monde.

L’Assemblée qui se trouva à cette Ceremonie ne pouvoit estre ny plus nombreuse ny plus éclatante. On y vit tout ce qu’il y a de plus illustre dans l’Eglise & à la Cour. Mr le Cardinal de Noailles accompagné de deux Evêques qui l’avoient assisté au Sacre de Mr l’Evêque de Philadelphie, s’y trouva avec le nouvel Evêque, & Mrs les Evêques de Condom, l’ancien, de Digne, de Meaux, de Grenoble, & plusieurs autres, & Mrs les Abbez de Luzancy, de Tavannes, de Thomassin Poudenx, de Roquette & de Besse.

Mr le Prince de Soubize & Mr le Prince de Rohan firent les honneurs de cette Ceremonie ; Mr le Prince de Guemené, Mr le Duc de Ventadour, Mr le Duc de Lauzun, Mr le Maréchal d’Estrées & Mr l’Abbé d’Estrées son frere s’y trouverent, ainsi que plusieurs Duchesses & plusieurs Dames de la premiere qualité. Mr le Comte de la Puebla petit-fils de Mr le Prince de Soubize, Seigneur Portugais, qui est icy prisonnier depuis la Bataille d’Almanza, où il faisoit la fonction de Maréchal de Camp, y assista.

Enigme. §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 563-566.

Le mot de l’Enigme du mois d’Octobre est le Ver-à-Soye. Ceux qui l’ont trouvé sont, Mrs l’Abbé de Lourdat ; Villards le fils ; du Pont, le Phisicien ; le Pere Charlemont, de la Vicomté de Roüen ; Amat & Perrot, du Fauxbourg Saint Germain ; de la Tuillerie, de la ruë S. Antoine ; de Maison-Neuve, du Marais ; d’Esclainville de Roüen ; le Seigneur de la Chambre aux Cœurs ; Tegor de la ruë de la Cerizaye ; Tamiriste ; D.… de la Gentilhommiere, de Marie en Medoc ; le Petit Chevalier des Quatre Nations ; le Solitaire du Marais ; le nouveau Seigneur de Feüillée, & son Ami le Fortuné ; Mesdemoilles des Jardins de la ruë S. Martin ; de la Tournelle, & de la Motte de la ruë S. Denis ; la plus jeune des belles Dames de la ruë des Bernardins ; Manon, de la ruë des cinq Diamans ; de la Forest ; Doublet ; de S. Amour, & Jeannette ; la Bergere Climene & son Berger Tircis ; la Solitaire de la ruë aux Feves, & l’aimable fille de C.R. du Cloître des Bernardins.

Je vous envoye une Enigme nouvelle. Elle est de Mr Villards le fils. J’ay cru qu’elle estoit assez belle pour vous estre envoyée, malgré la fausse rime qui est échapée à l’Auteur ; mais c’est dequoy il s’agit le moins dans une Enigme.

ENIGME.

De mes cruels enfans, Mere trop charitable.
Je les fournis abondamment
De vivres & de vestement,
Par un amour pour eux à nul autre semblable ;
Mais ces Dénaturez, loin de me respecter,
Oubliant mes bienfaits, avec ingratitude,
Ne mettent toute leur étude
  Qu’à m’insulter.
Sans songer que c’est moy dont ils ont pris naissance,
Ils me foulent aux pieds,
Violant, avec insolence,
Les droits les plus sacrez.
Ainsi, rendant peu de justice.
Aux soins que j’ay pris d’eux, même dés leur berceau,
Aprés avoir esté leur mere & leur nourrice,
Je deviens leur tombeau.

Air nouveau §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 566-568.

Je vous envoye une chanson nouvelle, dont l'air & les paroles sont de Mlle de Saint Quentin, qui a composé le Traité de la Possibilité de l'Immortalité Corporelle, dont je vous ay parlé dans mes Lettres de Novembre 1692. & de Janvier 1693. Cette Dame fait à present son sejour à Alby. Les Rossignols repondent par les paroles que je vous envoye, à la Chanson qui les regarde, & qui se trouve dans ma Lettre du mois de Septembre dernier.

Vous prétendez entendre nos mysteres, Avis pour placer les Figures : l’Air,Vous pretendez, page 567.
Et vous nous croyez tous heureux,
Aussi-tost aimez qu'amoureux ;
Détrompez-vous, chacun a ses affaires.
images/1707-12_566.JPG

[Détail des rejouissances faites en divers endroits à l’occasion de la prise du Chasteau de Lerida] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 584-651.

L’Article de Lerida qui se trouve dans ma derniere Lettre, finit par la prise de la Ville, de maniere qu’il ne me reste plus à vous parler que du Siege & de la prise du Chasteau ; mais avant que de commencer cet Article, j’ay cru devoir vous faire part de ce qui suit.

Lerida, que les Latins nomment Irleda & Ilerda, est une Ville de Catalogne, avec Evêché Suffragant de Terragone. La situation de cette Place la rend une des plus importantes de la Monarchie d’Espagne. Outre son assiette avantageuse qui la fait regarder comme le rempart de la Catalogne, les Ingenieurs Anglois & Hollandois commencerent à la fortifier de nouveau en 1705. & on n’a presque pas discontinué d’y travailler depuis ce temps-là. Cette Ville a resisté aux armes de Cesar & de Pompée ; ce fut sous ses murailles que le premier défit Afranius & Petreius, qui estoient du party de Pompée, & qui en faisoit presque alors l’unique ressource. Dans les derniers temps elle a vû combattre des armées sous ses murailles, & sur tout dans les années 1644. 1646. & 1647. Mr le Comte d’Harcourt, un des Heros du dernier siecle, assiegea inutilement cette Ville en 1646. qui ne put estre prise dans la suite par les plus grands Capitaines du siecle. Il y a une Academie à Lerida, & une Université que les grands hommes qu’elle a produits ont renduë celebre. Le Pape Calixte III. & S. Vincent Ferrier y ont esté élevez. Le premier y prit des degrez en Droit Canonique, & le second y fut reçu Docteur en Theologie.

Lucain parle de Lerida dans son 4e Livre.

En l’année 514. huit Evêques s’assemblerent à Lerida, & il en reste 15 canons & quelques fragmens. Ce Concile fut celebré sous le regne de Theodoric Roy des Ostrogots en Italie, & tuteur d’Amalaric Roy des Visigots.

Toutes ces choses font connoistre que Lerida a passé dés les premiers siecles pour une Place des plus considerables, ce qui releve beaucoup la gloire du Prince qui vient d’en faire la Conqueste, & l’on peut dire qu’elle est duë à son entiere application, à ses soins continuels, à sa grande activité, & à sa vigilance, dont on a peu vû jusqu’ici de pareille. Ce Prince, qui à la fin d’une longue & pénible Campagne, qui avoit esté ouverte dés le commencement du mois d’Avril, & qui avant que d’arriver à l’Armée avoit beaucoup fatigué depuis Paris jusqu’à Madrid, ayant trouvé de tres-de mauvais chemins sur sa route, & presque impraticables. Ce Prince, dis-je, qui depuis son départ de Paris sur la fin de l’hiver jusqu’au milieu de l’Automne qu’il se trouva devant Lerida aprés avoir chassé les Rebelles de presque tout le Royaume de Valence, & de tout le Royaume d’Arragon. Ce Prince, dis-je encore une fois, qui n’avoit pris aucun repos pendant presque une année entiere, & qui pouvoit finir la Campagne qui estoit déja finie en beaucoup d’endroits, n’écoutant que les transports de son humeur martiale, voulut demeurer en Catalogne, afin d’y harceler les Ennemis, pendant qu’il feroit preparer toutes choses pour le Siege de Lerida, ce qui n’estoit pas facile, & il falloit que sa genereuse impatience s’accordât avec la lenteur avec laquelle on estoit obligé de faire marcher tout ce qui étoit necessaire pour une conqueste qui ne pouvoit estre renduë complette qu’en faisant deux sieges ; c’est-à-dire celuy de la Ville de Lerida, & celuy de son Chasteau. Il falloit du temps pour faire arriver le canon, dont une partie estoit fort éloignée, & les chemins estoient mal propres pour faire avancer promptement un metal si pesant. D’ailleurs on doit considerer qu’aprés une longue campagne, une grande bataille donnée, & la conqueste presque entiere de deux Royaumes, les provisions & les munitions de guerre doivent estre épuisées ; que les Troupes doivent estre beaucoup diminuées, & que ce qu’il en reste doit estre fort fatigué, & ne souhaiter que le repos, duquel elles joüissent ordinairement à la fin de toutes les campagnes. Son Altesse Royale résolut de remedier à tout cela ; de donner des ordres, & d’écrire de tous côtez pour avoir les choses qui lui estoient necessaires, & d’attendre cependant à la teste de ses Troupes, & dans une mauvaise saison, que toutes les choses, dont elle avoit besoin, fussent arrivées, afin de travailler seurement à l’execution de ses projets. Je dis seurement, parce qu’elle avoit résolu de ne rien entreprendre dont le succés pût estre incertain, & qu’elle sçavoit que l’on ne souhaitoit pas qu’elle entreprît rien dont le succés pût estre douteux, & sans qu’elle eût tout ce qui pourroit estre necessaire pour finir glorieusement toutes les entreprises qu’elle jugeroit à propos de faire. Pendant que tout se preparoit, & que le mauvais temps empêchoit que tout ce qu’elle attendoit arrivast aussi-tost que son impatience le luy faisoit souhaitter, d’autant plus qu’elle avoit à son gré déja laissé respirer trop long-temps les Ennemis ; pendant, dis-je, qu’ils joüissoient d’un repos qu’ils craignoient de voir bientost troubler, ce Prince n’épargnoit rien pour mettre son armée en bon estat. Il caressoit les Troupes, il tenoit tous les jours plusieurs tables, & l’on y a vû plus de cinq cens Officiers manger en un seul jour, ainsi que je l’ay déja marqué ailleurs, & aprés avoir long-temps attendu, tout ce qui estoit necessaire pour le siege de la Ville de Lerida, il se trouva en estat de le faire & ce siege réüssit ainsi qu’il l’avoit prévu. Il fut question de faire ensuite celuy du Chasteau, ce qui meritoit beaucoup d’attention, puisque l’on commençoit à manquer de quantité de choses, qui avoient esté épuisées pendant le siege, & que ce Chasteau sembloit ne pouvoir estre pris sans faire crever beaucoup de canon. D’ailleurs on estoit obligé d’aller chercher de la terre fort loin pour se couvrir dans la tranchée, & pour les épaulemens. Cependant S.A.R. aprés avoir pris de justes précautions sur tout ce qui pourroit arriver, & avoir examiné les fortifications du Château, situé sur une hauteur escarpée presque de tous côtez, & les endroits par où l’on pourroit l’attaquer, resolut de faire ouvrir la tranchée le 16. d’Octobre au soir, du costé de la campagne, parce que le costé de la Ville estoit trop commandé, & que les Troupes auroient esté trop exposées au feu des Assiegez. Elle se contenta de laisser quelques Troupes dans la Ville, où Elle fit placer huit mortiers pour tirer dans le Château.

Je devrois icy, suivant la maniere accoûtumée de faire les Relations des Sieges, nommer tous ceux qui ont chaque jour monté la tranchée ; mais comme ce Siege ne s’est pas trouvé de la nature de ceux des grandes Villes qui sont situées en raze Campagne, & pendant lesquelles les Garnisons font tous les jours des sorties, qui sont autant d’especes de Batailles ; que l’on n’en a pas fait une seule du Château de Lerida ; qu’il ne s’est agy que de Sappeurs, de Mineurs, de Canon, & de Bombes, il est inutile de repeter icy vingt fois les noms de tous ceux qui ont monté & descendu les tranchées, puisque je n’aurois rien à vous en dire, que leurs noms. Ce n’est pas que tous ces Braves n’ayent esté exposez. Cependant ils ont presque tous esté assez heureux pour se tirer d’affaire ; & ce Siege, quoy que des plus tonnans, dont on ait jusqu’icy entendu parler, a esté un des moins meurtriers. Le canon, ainsi que je vous l’ay dit, y avoit la meilleure part, & il estoit necessaire qu’il fust bien servy, puisqu’il y avoit à ce Château une muraille faite du temps de Jules Cesar, & que les trous que les boulets y faisoient ne la pouvoient ébranler ; & la muraille du Donjon estoit si dure, que les boulets n’y faisoient aucun effet, & retournoient souvent dans la tranchée. On peut connoître par là que Monsieur le Duc d’Orleans avoit de fortes raisons, lorsqu’il témoignoit un grand empressement pour avoir du canon, & toutes les choses dont son artillerie pourroit avoir besoin, pour faire l’effet qu’il en attendoit : aussi peut-on dire que le canon & les bombes ont pris cette Place, les Ennemis n’ayant esté battus que par là, puisqu’ils n’ont point pery dans les sorties, dont ils n’ont fait aucune, & qu’ils n’ont point soûtenu d’assauts ; ainsi on ne peut faire de Relation de ce Siege dans les formes ordinaires, puisqu’il n’y a point eu de coups de main. On a remarqué que Monsieur le Duc d’Orleans n’a presque point quitté la tranchée, qu’il a toûjours donné ses ordres, & qu’il a sans cesse esté l’ame de tout ce qui se passoit, sans qu’un Rhume tres-grand, & des indispositions qu’il a souvent cachées, l’ayent empêché un moment d’écouter son zele & sa valeur ; d’animer tous les travailleurs, de donner des recompenses à tous ceux qui en meritoient, & d’estre toûjours present à tout ce qui se passoit. Dans le même temps que son activité ne luy laissoit pas un moment de relâche, & que ce Prince apprenoit par ses propres yeux tout ce qui se passoit, il ne laissoit pas de prendre ses precautions sur tout ce qui pouvoit arriver au dehors, & contre tout ce que les Ennemis pouvoient faire. Ce Prince ayant appris par plusieurs Deserteurs, que les Ennemis avoient décampé, pour s’approcher de son Camp, & qu’ils estoient venus camper à Las Borjas, à trois lieuës de Lerida ; qu’ils avoient assemblé toutes leurs Troupes, & retiré toutes leurs Garnisons ; & que leur armée estoit composée de soixante-douze Escadrons & de dix-neuf Bataillons, dont six avoient esté nouvellement levez en Catalogne ; ce Prince, dis-je, envoya le 31. Octobre Mr de Zerezeda, Maréchal de Camp, Colonel du nouveau Regiment de Roussillon, & recommandable par plusieurs belles actions, avec trois cens chevaux, pour reconnoître la marche des Ennemis, que l’on disoit vouloir gagner le bas de la Segre ; il vit le lendemain matin quinze Escadrons, qui le poursuivirent ; il remarqua, en se retirant, que trois de ces plus gros Escadrons s’estoient détachez des autres, pour le suivre de plus prés ; il les attendit derriere un rideau, où il se mit en bataille ; & à leur approche il les chargea l’épée à la main, avec tant de vigueur, qu’il les défit entierement : il en tua prés de 100. sur la place, & il ramena beaucoup de Prisonniers, n’ayant perdu que peu de Cavaliers. S.A.R. continuant de faire toutes les dispositions necessaires, pour recevoir les Ennemis, en cas qu’ils s’approchassent, soit qu’ils voulussent introduire du secours dans la Place, ce qui leur auroit esté bien difficile, soit qu’ils eussent dessein de l’inquieter sur le haut ou sur le bas de la Segre, destina 28. Bataillons & 60. Escadrons, pour former l’Armée d’observation ; & ce Prince laissa au Siege, pour le continuer, 13. Escadrons, & 23. Bataillons, dont 8. entrerent dans la Ville le premier de Novembre, sous les ordres de Mr le Chevalier de Damas.

S.A.R. toujours attentive à tout ce qui pouvoit favoriser ses desseins, ou leur estre contraire, voyant que si le débordement de la Segre, qui croissoit de jour en jour, venoit à s’augmenter encore davantage, il y avoit à craindre que ses Troupes, qui estoient partagées des deux costez de cette riviere, ne pûssent se rejoindre, s’il arrivoit qu’elles en eussent besoin, fit repasser du costé de la Ville, les Troupes qui estoient au-delà de ce Fleuve.

Milord Galloüay, estant venu pour reconnoître, avec 14. Escadrons, on ne luy en laissa pas le temps, Monsieur le Duc d’Orleans ayant détaché le Regiment d’Houssards, qu’il fit soutenir par trois Escadrons. Ces Troupes eurent à peine passé la Segre, que Milord Galloüay se retira avec precipitation, & regagna son Camp. Je ne vous ay rien dit des Deserteurs, qui venoient souvent en assez grand nombre, & l’on remarquoit que c’estoit toujours dans des temps où l’Armée des Ennemis sembloit avoir quelque chose à craindre ; sçavoir aprés l’affaire de Mr de Zerezeda ; aprés le détachement de l’Armée de S.A.R. pour marcher à Milord Galloüay, en cas de besoin, & aprés le détachement du Regiment des Houssards, soutenu par trois Escadrons. On pretend qu’en ces trois temps, il en est venu plus de 400. Les Assiegez commençant à se trouver fort pressez, & d’ailleurs souffrant extrêmement dans ce Château, pour les raisons que l’on verra cy aprés, jetterent six fusées ; ce qui donna lieu de croire qu’ils estoient persuadez qu’ils ne pourroient tenir plus de six jours. Le 8e Novembre, trois hommes, envoyez par Milord Galloüay, voulurent se jetter dans le Fort de Garden ; le premier vint à bout de son dessein ; le second, se voyant reconnu, & craignant d’estre arrêté, se sauva à la faveur d’un broüillard, & le troisiéme, ayant esté pris, fut pendu le soir même, à la vûë du Château, d’où l’on tira en même-tems une bombe, qu’un Officier du Fort de Garden ramassa ; & un moment aprés, on fit plusieurs signaux, avec un Drapeau rouge. Le 11. S.A.R. voyant qu’il y avoit plusieurs breches au Château ; & que la mine qu’Elle avoit ordonné de faire sous la fausse braye, estoit en estat, il fut resolu de la faire joüer le soir, & de donner, en même-temps l’assaut : on commanda, pour cet effet, 32. Compagnies de Grenadiers, & les Travailleurs necessaires, qui se mirent tous sur le ventre à la teste des tranchées, & le saussisson estoit déja allumé, lorsque les preparatifs qu’ils s’apperçurent que l’on faisoit dans la tranchée, & le silence du Mineur, leur donnerent lieu de croire que l’on se preparoit à donner l’assaut ; de sorte, que sur les six à sept heures du soir, dans le temps que S.A.R. faisoit retirer les Soldats des boyaux qui estoient proche de la mine, ils battirent la Chamade. Toute la tranchée s’écria aussi-tost : Vive Philipes V. Ils envoyerent ensuite un Major & un autre Officier, qui dirent à S.A.R. que le Prince de Darmstadt envoyeroit le lendemain matin un Brigadier, pour faire ses propositions ; S.A.R. leur repondit, qu’ayant fait preparer toutes choses pour le soir, Elle n’estoit pas d’avis de remettre l’affaire an lendemain matin, & qu’Elle recevroit également les propositions de ces deux Officiers que celles du Brigadier, & qu’il estoit besoin de sçavoir, sur l’heure, s’ils vouloient traiter pour le Fort de Garden, ainsi que pour le Château, quoy que ce Fort n’eût pas encore esté attaqué, sans quoy Elle avoit resolu de les faire Prisonniers de Guerre, sans écouter d’autres propositions. Ce Prince ajouta, qu’en cette consideration, & à cause de la qualité de Mr le Prince de Darmstadt, il leur accorderoit une Capitulation honorable ; qu’il ne leur donnoit qu’une heure pour faire leur réponse, & que cependant, toutes choses demeureroient dans le même estat. Cette proposition ayant esté portée au Prince de Darmstadt, il fit dire à S.A.R. que le Brigadier qui commandoit dans le Fort de Garden estoit malade ; & sous ce pretexte, il demanda qu’on remit au lendemain à convenir de la Capitulation, à quoi Elle repondit, qu’Elle n’avoit pas resolu d’attendre au lendemain ; qu’il falloit se déterminer sur l’heure, touchant le Fort de Garden ; qu’autrement Elle iroit son chemin ; qu’Elle feroit joüer la mine ; qu’Elle donneroit l’assaut, & que le sort decideroit du reste.

Le Prince de Darmstadt connoissant la fermeté de S.A.R. & jugeant bien qu’il luy seroit impossible d’empêcher que ce Prince n’executast la resolution à laquelle il paroissoit si fortement attaché, prit le party de rendre le Fort de Garden, comme le seul moyen qui luy pouvoit faire obtenir une Capitulation honorable. Cette Capitulation fut, qu’il sortiroit par la bréche tambour battant, méche allumée, balle en bouche, Enseignes déployées, avec deux pieces de canon ; & quoy que ce Prince soit sorty avec quatre & un mortier ; sçavoir, deux canons de six livres de balle, & deux de douze, ce ne fut que parce que S.A.R. en consideration de sa naissance, voulut bien luy accorder le surplus. Elle luy accorda aussi d’emmener avec luy cent cinquante Chariots couverts, & une escorte de cent chevaux, pour les conduire jusqu’à l’armée de Milord Galloüay, qui estoit à trois lieuës de là. S.A.R. ne voulut rien accorder aux Miquelets, & aux habitans Ecclesiastiques & Seculiers, sinon qu’ils se remettroient à la clemence de Sa Majesté Catholique. Les Otages furent ensuite donnez ; sçavoir, un Colonel Anglois, & un Hollandois, de la part des Ennemis, & S.A.R. envoya Mr le Chevalier de Tessé, Colonel du Regiment de la Couronne, & Mr de la Motte, Major du même Regiment. Tous ces Articles estant reglez, on livra une porte du Château, & une du Fort de Garden, le 12. à neuf heures du matin. On doit remarquer que le Prince de Darmstadt avoit beaucoup insisté sur ce qu’il avoit demandé qu’il fust permis aux Miquelets & aux Bourgeois de le suivre ; de disposer de leurs effets à leur gré pendant six mois, & de se déterminer aprés ce terme à rester ou à sortir ; mais toutes ces propositions furent rejettées, & Monsieur le Duc d’Orleans voulut absolument que tous ceux qui ne voudroient pas se soûmettre à la clemence du Roy, & qui demandoient six mois pour se déterminer, sortissent de la Ville. Ceux qui demeurerent obstinez dans leur demande, furent obligez de sortir de la Ville. Le 14. la Garnison sortit par la bréche ; elle consistoit en cinq Bataillons, dont deux estoient Anglois, deux Hollandois, & un Portugais, qui ne montoient qu’à cinq à six cens hommes, & à un nombre presque pareil de malades & de Miquelets ; mais dans un état si pitoyable, qu’il marquoit ce qu’ils avoient souffert pendant le Siege. Ils n’avoient pas souffert seuls, puisque de six Cisternes qui étoient dans le Château, il y en avoit cinq d’épuisées ; que l’eau de la sixiéme estoit tres-mauvaise, & que le peu de vin qui leur restoit, estoit tout-à-fait aigre.

On a trouvé dans le Château trente-trois pieces de canon, plusieurs mortiers, trente mille boulets, soixante & dix milliers de poudre, & quantité de bombes & de grenades.

Aussi-tost aprés la prise du Chasteau, on envoya deux mille chevaux dans la Catalogne sous le Commandement de Mr de Joffreville, qui ont penetré fort avant, & qui aprés y avoir établi les contributions, se sont retirez, sans avoir esté inquietez, les peuples des environs s’estant empressez à venir prester l’obeïssance. On détacha aussi Mr d’Arenes avec douze Bataillons, & quinze Escadrons, pour aller joindre Mr d’Asfeld dans le Royaume de Valence, qui avec huit mille hommes devoit faire le siege de Morella, à sept lieuës de Tortose, & occupée par les Miquelets. Enfin à peine Lerida fut-il soûmis que la pluspart des habitans des montagnes reconnurent Philippe V. pour leur legitime Souverain.

J’ay oublié de marquer que lorsque la Garnison sortit, le Prince de Darmstadt, qui étoit à la teste, salua de l’épée S.A.R. & qu’aprés avoir marché dix pas toûjours à la teste des Troupes, il les quitta, & alla joindre ce Prince pour luy rendre ses respects, & il en reçut beaucoup d’honnestetez. L’ordre estoit donné d’arrester Mr Wilchs, Maréchal de Camp, par represailles du mauvais procedé qu’on avoit eu à l’égard du Brigadier Don Joseph de Chaves. Mr le Maréchal de Berwick, voulant faire honneur à Son Altesse Royale, s’étoit chargé de cette commission. Ce Prisonnier vint le lendemain matin representer à S.A.R. le tort que son absence pourroit luy faire, parce que ses Ennemis en pourroient profiter. Ce Prince le renvoya, en luy disant qu’il ne l’avoit fait arrester que pour marquer à Milord Galloüay, que les mauvais procedez ne luy convenoient pas.

Le 15. on commença par ordre de S.A.R. à combler les travaux, & à nettoyer le Château, qui estoit dans un état effroyable & si infecté, que l’on n’y pouvoit demeurer sans souffrir beaucoup. Les Assiegez n’y avoient enterré ni hommes ni chevaux, & l’on y trouvoit par tout des monceaux de cadavres.

Il parut aprés la prise de Lerida, que le Prince de Darmstadt avoit beaucoup aliené l’esprit des peuples, & qu’ils avoient de la peine à luy pardonner de les avoir sacrifiez.

Son Altesse Royale avoit nommé, quelque temps avant la prise du Chasteau, Mr le Chevalier de Maulevrier, Maréchal de Camp, pour en apporter la nouvelle au Roy, & Don Antonio de Senmanat, fils de Mr le Marquis de Casteldos-Rios, cy-devant Ambassadeur en France, pour la faire sçavoir à S.M.C. Il est aisé de s’imaginer qu’ils firent toute la diligence possible pour porter une si bonne nouvelle aux Rois leurs Maîtres.

Je ne vous dis rien de ce qui se qui se passa à Madrid lors que l’on y eut appris une nouvelle que l’on y attendoit avec d’autant plus d’impatience, que le succés de ce siege avoit paru fort douteux, & que tout en auroit esté à craindre sans la perseverance de Monsieur le Duc d’Orleans, qui aprés la Campagne finie n’avoit point perdu de vûë une Place que ce Prince avoit resolu de faire rentrer sous l’obéïssance de son legitime Souverain.

Quant à ce qui se passa à la Cour de France, il faudroit avoir le secret de lire dans tous les cœurs pour en faire une veritable peinture. Le sang dont sort ce Prince, la valeur qui luy est naturelle, ses grandes qualitez, & ses manieres affables, faisoient que la joye que l’on ressentoit, ne venoit pas seulement de la prise de Lerida ; mais aussi de ce qu’une Place qui avoit jusques icy paru imprenable, estoit l’ouvrage d’un jeune Prince qui devoit moins ressembler à Mars qu’à l’Amour.

Le Roy ayant fait chanter le Te Deum dans sa Chapelle de Versailles, Sa Majesté écrivit à Monsieur le Cardinal de Noailles, afin que S.E. le fist aussi chanter dans l’Eglise de Nôtre-Dame. Voicy ce que contenoit la Lettre de Sa Majesté.

Mon Cousin, Tout ce qui s’est passé en Espagne depuis la Victoire d’Almanza, prouve évidemment que les suites en sont aussi avantageuses que je l’avois esperé. La reduction des Royaumes de Valence & d’Arragon en a esté le premier fruit ; & la prise de Lerida acheve non-seulement d’en assurer la paisible possession, mais semble promettre un pareil succés en Catalogne. C’est à mon Neveu le Duc d’Orleans que sont dûs tant d’heureux évenemens. Aprés avoir fait rentrer deux Royaumes sous l’obéïssance de leur légitime Souverain, il a entrepris le Siege de cette importante Place : La force de ses Remparts, une nombreuse Garnison, les Rivieres débordées, l’approche des Ennemis qui venoient au secours, estoient autant d’obstacles, qu’il a surmontez par son intrepidité, par sa vigilance, & par la valeur des Troupes Françoises & Espagnoles qui sont sous ses ordres. Ces avantages joints à ceux qui ont esté remportez dans cette même Campagne sur les Frontieres de Portugal, où les Ennemis ont perdu trois Places considerables & toutes les Troupes qui les deffendoient, m’obligent de rendre à Dieu les justes actions de graces, qui luy sont dûës pour tant de bienfaits. Ainsi je vous écris cette Lettre, pour vous dire que mon intention est que vous fassiez chanter le Te Deum dans l’Eglise Metropolitaine de ma bonne Ville de Paris, au jour & à l’heure que le Grand Maistre ou le Maistre des Ceremonies vous dira de ma part. Je luy ordonne en même temps de convier à cette Ceremonie mes Cours, & ceux qui ont accoûtumé d’y assister. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait, mon Cousin, en sa sainte & digne garde. Ecrit à Versailles le 22. Novembre 1707. Signé, LOUIS, & plus bas, Phelypeaux.

Le soir du même jour on alluma des feux dans toutes les ruës de Paris. Je n’entreprendray point de vous parler de tous ceux qui se distinguerent en cette occasion. J’aurois trop de choses à vous dire, & vous en pouvez juger par la consequence de la conqueste, & par le zele de tout le Public pour le Vainqueur. Je ne vous dis rien non plus des Réjoüissances qui furent faites dans le Palais de Mr l’Ambassadeur d’Espagne. Sa magnificence & la vivacité, avec laquelle il embrasse toutes les occasions de faire briller la gloire du Roy son Maître, doivent assez vous persuader qu’il n’épargna rien de tout ce qui pouvoit faire éclater sa joye.

Celle de Mr de Terrat, Chancelier, Garde des Sceaux, Chef du Conseil, & Surintendant des Maison, Domaines & Finances de S.A.R. Monsieur le Duc d’Orleans, se fit aussi voir dans toute son estenduë ; ce qui parut un jour avant que l’on chantât le Te Deum ; de maniere que les Réjoüissances qu’il fit ne furent point confonduës avec celles de tout le Public. Il donna ce jour là une feste à S.A.R. Mademoiselle, qui se rendit à son Hostel, environ sur les six heures du soir, accompagnée de Madame la Grand-Duchesse. Mr & Me de Terrat les reçûrent dans la court à la portiere de leurs carosses. Cette court qui est fort spacieuse, estoit toute illuminée, avec des lampes & des lamperons, & ils les conduisirent dans un tres bel appartement, dans lequel on voit un magnifique cabinet de glaces. Ces Princesses se mirent au jeu peu de temps, aprés avoir examiné cet appartement, & elles ne le quitterent qu’environ sur les neuf heures, aprés que l’on eut servy un superbe souper. Il y eut trois tables ; la premiere estoit de seize couverts, à laquelle se mirent Mademoiselle, Madame la Grand-Duchesse, Madame la Princesse de Rohan, Me la Duchesse de Foix, Me la Maréchale de Villars, & plusieurs Dames du premier rang, ainsi que quelques Dames de la suite des Princesses.

La seconde table estoit de dix couverts ; Me de Terrat en fit les honneurs ; elle fut aussi remplie de plusieurs Dames de qualité, & du reste de celles de la suite des Princesses.

La troisiéme table estoit dans une Chambre séparée ; elle estoit de douze couverts, & il n’y eut que des hommes à cette table.

Ces trois tables furent servies en même temps. Je ne vous dis rien de la beauté des services, de la bonté des mets, ny de la somptuosité du dessert, puisqu’il est aisé de se l’imaginer. Mr de Terrat ne se mit point à table, & l’on peut dire qu’il faisoit les honneurs de toutes ces tables, passant souvent de l’une à l’autre pour voir si elles estoient bien servies. Le bruit des boëttes commença à se faire entendre sur les onze heures, & peu de temps aprés on sortit de table, & on alla prendre place aux fenestres d’où l’on pouvoit voir le feu qui estoit dressé dans la grande court, & comme toute cette court estoit illuminée ainsi que toute la façade de la maison, on fut d’abord frappé par l’éclat de toutes ces lumieres qui produisoient un effet d’autant plus merveilleux, que leur arrangement avoit quelque chose de nouveau & de singulier.

Le Theatre sur lequel le Feu estoit dressé, avoit quatre faces, sur lesquelles il y avoit quatre Devises qui convenoient fort bien au sujet.

On avoit peint sur la premiere face, pour marquer que Lerida n’avoit jamais esté pris, une Hydre, qui est le hyerogliphe de la Rebellion, & un Hercule, qui d’un seul coup luy abat la teste ; les mots suivans servoient d’ame à cette Devise.

Vni succubuit.

Ce qui marque que Son Altesse Royale a seule pû prendre cette Ville, surnommée jusqu’icy la Pucelle.

La Devise de la seconde face, estoit un Aigle, qui representoit le même Prince. L’Aigle portoit les foudres de Jupiter, par tout où ce Dieu luy ordonnoit d’aller. Cette Devise avoit pour ame :

Quò ferre jubebit Jupiter.

Ce Dieu representant le Roy, cette Devise fait voir que Son Altesse Royale estoit preste de porter la foudre par tout où Sa Majesté luy ordonneroit d’aller.

La troisiéme Devise representoit une fléche sur un Arc, preste à estre décochée : elle avoit pour ame, ces mots tirez du Psalmiste :

In corda inimicorum Regis.

On entend par cette Devise que cette fleche estoit lancée dans les cœurs des Ennemis des deux Rois.

La Devise de la quatriéme face, faisoit voir un homme desolé & gemissant, dont le Bouclier estoit à terre, & qui sembloit en le regardant, se plaindre de ce qu’on le luy avoit arraché. Le Corps de cette Devise estoit accompagné de ces mots :

Erepto molestus clypeo.

On a voulu dire par cette Devise, que Lerida estant pris, Barcelone, dont cette Ville estoit le Bouclier, gemit voyant qu’on le luy a arraché.

Plusieurs Soleils, & plusieurs Gerbes de feu semblerent produire un nouveau jour dans un lieu qui estoit déja des plus brillans. Les fusées parurent des plus belles, & elles s’élancerent jusqu’au plus haut des airs. Enfin tout ce qui regardoit l’Artifice de ce Feu, donna beaucoup de plaisir, & fut admiré. Ce divertissement dura jusqu’à minuit, & reçut de grands applaudissemens. Les Princesses aprés avoir témoigné à Mr de Terrat qu’elles estoient fort satisfaites, tant du magnifique repas qu’il leur avoit donné, que du divertissement qu’elles venoient de prendre, estoient sur le point de se retirer, lorsque Mr Bezuchet, Secretaire ordinaire de Mr de Terrat, presenta à Mademoiselle, le Sonnet qui suit. Cette Princesse le reçut tres-agreablement, & le lut dans le même temps.

À SON ALTESSE ROYALE MADEMOISELLE.
SONNET.

Lerida, ce Rampart qu’on croyoit imprenable,
Est tombé sous les coups d’un Prince glorieux ;
Des augustes Bourbons le sang victorieux,
Fait voir qu’à sa valeur rien n’est insurmontable.
***
Fille de ce Heros, Princesse incomparable,
Qui charmez à la fois nôtre esprit & nos yeux,
Joüissez du bonheur de voir comment les Cieux
Comblent de leurs bienfaits ce Conquerant aimable.
***
Charmez de ses vertus, que nos cœurs à loisir
Dans ce jour fortuné goûtent tout le plaisir
Que peut nous inspirer cette grande Victoire.
***
Sous ses pieds j’apperçois le Rebelle étouffé,
Sa chûte luy promet une immortelle gloire,
Triomphant où jamais mortel n’a triomphé.

Le Dimanche 27. Mademoiselle fit chanter sur les quatre heures aprés Midy dans la Chapelle du Palais Royal, un Te Deum en Musique, de la composition de Mr Baptistin, où Monsieur le Duc de Chartres, les Princesses ses Sœurs, & plusieurs Personnes de distinction assisterent. La Musique fut trouvée tres-belle, & ceux qui chanterent à ce Te Deum, reçurent de grands applaudissemens.

Les Princesses allerent ensuite à l’Opera, où Madame la Grand Duchesse se trouva. Ce divertissement estant fini, les Princesses allerent dans l’appartement de Me de Maré, où l’on joüa jusques à l’heure du souper.

Pendant que l’on joüa, Mr Pesié, pour marquer son zele pour tout ce qui regarde S.A.R. Monsieur le Duc d’Orleans, fit illuminer tous les lieux qui pouvoient estre vûs de l’appartement, où l’on devoit manger ; & cette illumination fut accompagnée d’une grande Symphonie qui se fit entendre pendant le soupé, & de quantité de boëtes, qui furent tirées dans le Jardin du Palais Royal.

Sur les dix heures, on passa dans l’Appartement, où le soupé, auquel Mademoiselle avoit invité Madame la Grand’ Duchesse, estoit servy. Mademoiselle, Mademoiselle de Chartres, Mademoiselle de Valois, & Madame la Grand’ Duchesse se mirent à table, accompagnées de Mesdames les Duchesses de Foix, d’Aumont, & d’Humieres. Plusieurs Dames de qualité eurent aussi l’honneur de manger à cette table, qui estoit de trente Couverts. Le premier service estoit de quarante plats, avec un tres-beau Sur-tout, qui occupoit le milieu de la table. Ce service estoit composé de huit potages, & de trente-deux entrées. Le second service estoit de dix-huit plats de rost, de seize entremêts, & de huit salades ; le tout accompagné d’assiettes d’oranges, &c. Trente corbeilles de fruit, & de tout ce qui l’accompagne ordinairement, se firent admirer dans le troisiéme service, & elles furent accompagnées de vingt-quatre compotes. On distribua, pendant le souper, plusieurs pieces de vin, dans la Cour du Palais Royal. On ne sortit de table qu’à minuit, & l’on dança jusqu’à deux heures du matin. Toute la Compagnie s’en retourna moins satisfaite, encore de la chere qui luy avoit esté faite, quoi qu’elle fût tres-grande, que des manieres honnestes & prévenantes de Mademoiselle.

Le Madrigal qui suit, & qui a esté fait par Mr Baraton, parut peu aprés la prise de Lerida.

À SON ALTESSE ROYALE.
Madrigal.

Lerida cette Place où deux grands Capitaines
Ont autrefois échoüé
Grand Prince, contre Toy, a vû ses forces vaines ;
Son orgueil qui bravoit les Puissances humaines
À la Revolte devoüé,
Malgré ses fiers rempars, ses murailles hautaines
Soumis par ta valeur, & tombé dans tes chaînes,
T’a pour son Vainqueur avoüé.

Le 8 de ce mois, on chanta dans l’Eglise Cathedrale de Bayonne, le Te Deum en Musique, en actions de graces de la Prise de Lerida. La Reine Doüairiere d’Espagne assista à cette Ceremonie. Le soir du même jour, le Palais de cette Princesse fut éclairé par un grand nombre de flambeaux de cire blanche, on tira beaucoup d’artifice devant la porte de ce Palais ; tous les Apartemens de cette Princesse furent illuminez, & il y eut de grands concers de Musique.

[Relations de ce qui s’est passé au Baptême du Prince des Asturies] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 651-672.

Pendant que toute la France & toute l’Espagne donnoient des marques de la joye que la Prise de Lerida leur causoit, S.A.R. Monsieur le Duc d’Orleans s’avançoit vers Madrid, où le peu de sejour qu’il y avoit fait, avoit laissé une si grande idée de sa Personne, & de tout ce qui rend ce Prince recommandable, qu’il y estoit attendu, avec un empressement, qu’il est impossible de bien exprimer. Si l’on avoit souhaité à Madrid d’y voir ce Prince de retour, avant qu’il eût exposé sa vie pour le service du Roy d’Espagne, & de toute la Monarchie Espagnole, il est aisé de s’imaginer qu’il y estoit encore souhaité, avec une plus vive ardeur, aprés avoir soumis presque tout le Royaume de Valence ; tout celuy d’Aragon, & sur tout aprés la Prise de la Ville & du Château de Lerida, que l’on avoit eu lieu, jusqu’alors, de croire imprenables. Ce Prince arriva à Madrid le 30. Novembre, aux acclamations de tout le Peuple. Je remets au mois prochain à vous parler de ce qui se passa à sa premiere entrevûë, avec Leurs Majestez Catholiques, n’en estant pas encore informé assez precisément, pour risquer à vous en parler, & craignant d’ajouter quelques circonstances, qui dans la suite ne seroient pas trouvées veritables, ou d’en oublier d’essentielles ; je vous diray seulement que S.A.R. fut logée au Palais du Duc d’Uceda, que le Roy d’Espagne avoit fait meubler magnifiquement. S.A.R. y a tenu une table digne de son rang, & de la magnificence qui luy est ordinaire, & à laquelle tous les Grands d’Espagne sont venus manger, pendant tout le temps que ce Prince a resté à Madrid, où il reçût d’abord des complimens de la part des Dames du premier rang, sur son heureuse arrivée. S.A.R. leur rendit visite à toutes, ayant voulu les remercier chez elles.

Le 7. de Decembre on donna à Son Altesse Royale une representation de la magnifique Feste que la Ville de Madrid avoit déja donnée à Leurs Majestez. Voicy ce qui avoit donné lieu à cette Feste. Aprés les heureuses Couches de la Reine, la Ville de Madrid, resolut de donner à Leurs Majestez, une Feste de Taureaux : on doit remarquer que ce spectacle est un des plus grands que l’on puisse donner en Europe, mais comme les frais en sont fort grands, Sa Majesté Catholique voulut les épargner à la Ville de Madrid. Cependant cette Ville, aussi zelée que fidelle, ne voulut pas demeurer sans donner des marques de sa joye, par quelque Feste qui fust considerable. En effet, elle y réüssit en donnant une Piece de Theatre accompagnée de tous les ornemens, & de toute la magnificence que son zele pût luy inspirer. On donna donc pour divertissement, ce grand spectacle à Son Altesse Royale auquelI on crut devoir ajoûter quelques nouvelles Decorations afin qu’il parust quelque chose de nouveau dans ce spectacle, en consideration du Prince à qui on le donnoit. J’espere vous donner le mois prochain, un détail de ce spectacle, où il y eut Musique.

Le soir du même jour, les illuminations commencerent, & elles durerent jusqu’au lendemain, qui estoit le jour marqué pour la Ceremonie du Baptême. Ces illuminations étoient accompagnées de feux de joye qui se faisoient remarquer de distance en distance, & qui sembloient se renouveller sans cesse.

Le Prince des Asturies ayant esté ondoyé dés le jour de sa naissance par le Patriarche des Indes, titre qui est attaché au grand Aumônier d’Espagne. Ce Prince avoit esté nommé LOUIS, suivant l’usage du Royaume, de donner le nom aux Enfans en les ondoyant. Le reste de la Ceremonie se fit donc ce jour-là huitiéme Decembre, jour de la Conception de la Vierge, à trois heures aprés midy. Toutes les cours, les terrasses, & les galleries du Palais étoient tenduës des plus belles tapisseries. Les Gardes du Roy étoient habillez de neuf, & leurs habits estoient fort riches, & l’affluence se trouva si grande, que l’on eut besoin de prendre beaucoup de précautions, afin qu’il n’entrât au Palais que ceux qui avoient droit de se trouver à cette grande Ceremonie ; mais l’ordre, que l’on y apporta, fut si bon, que malgré le concours extraordinaire qui s’y trouva de toutes sortes de personnes, de tous âges, & de toutes conditions, il n’y eut pas le moindre desordre. Ce qui restoit à faire des Ceremonies du Baptême, ayant esté réservé à Monsieur le Cardinal Portocarero, suivant que S.E. l’avoit souhaité, il y avoit longtemps qu’Elle faisoit préparer toutes choses pour cette auguste & sainte fonction ; de maniere que l’on n’a jusques icy peu vû d’entrées de Prince, ou d’Ambassadeur plus magnifique, que le fut ce jour-là dans le Palais, l’Entrée de Son Eminence. Il seroit difficile de rien ajoûter à cette Pompe, aussi, le zele de ce grand homme s’est-il toûjours soûtenu, & distingué par tout. Il sortit à deux heures aprés midy de son Palais Archiepiscopal, accompagné des quatre Dignitez de son Eglise Primatiale ; de Mr le Comte de Palma, & de Mr le Marquis de Almenera, fils aîné de ce Comte. Un Guidon, qui est la marque de sa haute Dignité, precedoit six Carosses des plus riches qui ayent paru à Madrid, & qui avoient esté faits exprés pour cette Ceremonie. Vingt-quatre Valets de pied marchoient à la teste. Ils estoient suivis de huit Pages. Les habits des uns & des autres estoient de velours cramoisi ; mais differens, en ce que ceux des Valets de pied estoient couverts d’un tres gros galon d’or avec des franges ; ceux des Cochers & des Postillons, estoient de même. À l’égard de ceux des Pages, ils estoient brodez d’or, & cette broderie faisoit voir autant de bon goust que de richesse. À peine tout ce grand & magnifique Cortege fut-il arrivé auprés du Palais que toute la Garde du Roy, par ordre exprés de Sa Majesté rendit à Son Eminence tous les honneurs militaires, ce Monarque ayant voulu qu’on luy rendist ces honneurs.

Monsieur le Cardinal Portocarero alla droit à la Chapelle Royale, où tous ceux qui devoient assister à la Ceremonie, estoient déja placez selon leur rang & leurs Charges. Les principaux estoient les Presidens des Conseils, deux Ministres de chacun, & un Secretaire des plus anciens, & ainsi de tous les autres Corps. Peu de temps aprés Son Altesse Royale arriva dans les Carosses du Roy, qui avoient esté le prendre à son Palais. Ce Prince avoit une suite proportionnée à sa naissance, & à la place qu’il alloit tenir dans une pareille Ceremonie. Peu de temps aprés son arrivée, la marche commença par les Galleries. Quatre Massiers avec leurs Masses, & quatre Heraults d’Armes precedoient Son Altesse Royale, ainsi que tous les Prevosts de l’Hostel ; les Pages ; les Officiers de la Maison du Roy ; les Gentilshommes de sa Maison & de sa bouche ; les Ecuyers ; les Mayordomes du Roy & de la Reine ; & plusieurs Grands d’Espagne, du nombre desquels estoient Mr le Duc de Medina-Céli ; Mr le Duc de Montalto ; Mr le Duc d’Ossone ; Mr le Duc de Gandia ; Mr le Marquis d’Astorga, Mr le Marquis d’Aguilar del Campo, & toutes les regles du Ceremonial furent observées dans cette marche, où tous les Grands estoient en habits somptueux, & portoient toutes les choses necessaires pour cette Ceremonie.

Le Princes des Asturies paroissoit ensuite dans une chaise à Porteurs d’une tres-grande magnificence. Cette Chaise estoit portée par les Valets de Chambre-Tapissiers, & soûtenuë par les Valets de Chambre du Roy. Madame la Princesse des Ursins qui devoit tenir le Prince au nom de Madame la Duchesse de Bourgogne, de même que Monsieur le Duc d’Orleans au nom du Roy, estoit dans cette Chaise, & elle avoit le jeune Prince entre ses bras.

Outre les 4. Dignitez de l’Eglise de Tolede, Mr le Cardinal Portocarero avoit pour Assistant Mr l’Evêque de Siguença & Mr l’Evêque d’Urgel. Leurs Majestez Catholiques virent cette Ceremonie à travers une grande fenestre qui donne dans cette Chapelle. À peine Monsieur le Cardinal Portocarero fut-il de retour chez luy, qu’il envoya au Palais dans une riche Corbeille, par Mr Goyeneche, Tresorier de la Reine, quantité de presens. On trouva au dessus de la Corbeille, ceux qui estoient destinez pour les Dames de la Reine, chaque present avoit une adresse. Ils consistoient chacun en un Manchon ; deux paires de gands ; une Tabatiere d’or, & en une Bague. Tout estoit égal, excepté les Bagues, qui estoient de plus ou de moins de valeur, selon le rang & la qualité de chacune de celles pour qui elles estoient. Me la Nourrice du Prince des Asturies, estoit comprise parmi le nombre de ces Dames. On trouva dans le fond de cette Corbeille une Agraphe de Diamans, de la valeur de sept mille pistoles qui estoit pour la Reine ; une autre pour Madame la Princesse des Ursins, estimée 3000. pistoles, & une Croix de Diamans avec une chaîne d’or de plus de 8000. pistoles pour le Prince des Asturies.

Les Dignitez, dont j’ay parlé, & qui assisterent à la Ceremonie du Baptême, reçûrent aussi, de S.E. de riches presens, & qui leur convenoit. Les Gardes Espagnoles & Valonnes, se ressentirent aussi des liberalitez de S.E. & l’on distribua de sa part, cent pistoles à chacun de ces Corps ; & les Halebardiers eurent aussi lieu d’être satisfaits de la somme qui leur fut distribuée.

Pendant que tous ces Corps marquoient la joye qu’ils ressentoient des liberalitez de Monsieur le Cardinal Portocarero, la Reine chargeoit Mr de Goyeneche, de rendre à S. E. tous les presens qui estoient pour Elle & pour Madame la Princesse des Ursins ; mais S.M. accepta la Croix qui estoit pour le Prince des Asturies ; & elle permit aux Dames de prendre ceux qui leur estoient destinez. S.M. chargea en même-temps Mr de Goyeneche, d’un Compliment tel que le merite la generosité de S.E. & Elle ajouta qu’Elles la prioient, en consideration des besoins de l’Etat, de trouver bon qu’elles ne reçussent pas ses presens. Son Eminence supplia en même temps le Roy d’agréer cinq mille pistoles pour contribuer aux frais de la guerre. Elle se prepare encore à envoyer de grands secours à Oran.

Le soir du Baptême, les illuminations & les feux parurent par toute la Ville, & la Noblesse & le peuple, donnerent à l’envy, des marques de leur joye.

Quant à Son Altesse Royale, elle a plus donné que personne, puisqu’elle a sacrifié son repos & son sang, pour la gloire de l’Espagne, & qu’elle n’a rien épargné de tout ce qui a pû dépendre d’elle, & de tout ce que les pressans besoins ont demandé qu’elle fist à ses dépens pour gagner un temps qui est pretieux quand les occasions sont pressantes.

[Lettre de Madrid, contenant un détail de ce [qui] s’y est passé depuis le 30. Novembre jusqu’au 12. Décembre, tant à l’égard du Baptéme du Prince des Asturies, que de S.A.R. Monsieur le Duc d’Orleans] §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 673-687.

Quoique la Relation, que vous venez de lire, de ce qui s’est passé depuis le 30e de Novembre, que Mr le Duc d’Orleans est arrivé à Madrid, jusqu’au 12e de Decembre, soit remplie d’un grand nombre de particularitez, toutes plus curieuses les unes que les autres, & que je n’aye épargné aucun soin pour ramasser toutes les choses qui se sont passées pendant ces 13. jours, la Lettre, que je viens de recevoir de Madrid, & que je crois devoir ajoûter icy, est neanmoins remplie de quantité de faits nouveaux, & l’on pourroit mesme dire qu’elle n’est composée que de ceux qui n’estoient pas venus à ma connoissance. Ainsi il y a lieu de croire que ces deux Relations doivent renfermer tout ce qui s’est passé à l’occasion du retour de S.A.R. à Madrid, & du Baptême du Prince des Asturies.

À Madrid 12 Decembre.

Vous sçavez, Mr, tout ce qui s’est passé à Sarragosse, à l’entrée de S.A.R. & vous ne serez pas sans doute moins content de la Ville de Madrid. Dés que l’on eut sçû que ce Prince approchoit, plus de deux cent carosses sortirent de Madrid, & ils furent suivis de tout le Peuple. La beauté de ce spectacle fut neanmoins diminuée, parce que S.A.R. arriva fort tard, & que le froid estoit fort grand ce jour là. Peu de jours aprés, le Roy & la Reine menerent ce Prince dans leur carosse, au Buen-Retiro, faveur tres-particuliere, & qui n’a que peu ou point d’exemples, pour voir la Representation d’un Opera, dont la dépense a esté faite par la Ville de Madrid. La Salle est belle ; les decorations estoient magnifiques ; elles changeoient presque à toutes les Scenes ; il y avoit beaucoup de machines, & l’Orchestre estoit bon. Le Roy, la Reine, & S.A.R. estoient sous un Dais, dans le Parterre, & assis dans des fauteüils. Le Mayordome estoit d’un costé, assis sur un tabouret, & Madame la Princesse des Ursins de l’autre, assise de la même maniere. Les Grands estoient à la droite, & à la gauche, les Officiers Domestiques du Roy. Les Dames de la Reine étoient assises sur des carreaux, & les Officiers des Gardes du Corps & du Regiment des Gardes estoient dans l’Amphitheâtre. Il y avoit des Jalousies à toutes les Loges. Ainsi je ne puis vous dire par qui elles estoient remplies. Le Roy trouva au retour, toutes les ruës illuminées, & remplies de feux.

Le 8 du même mois, jour de la Conception de la Vierge, on fit la Ceremonie du Baptême. Le Premier Gentilhomme de la Chambre de S.A.R. avoit esté nommé seul pour assister à cette Ceremonie, & l’on en avoit exclus le Premier Aumônier & le Capitaine des Gardes ; mais Mr l’Abbé de Tressant, qui a la Charge de Premier Aumônier, fit si bien connoître à S.A.R. que les Infants, avant luy, n’avoient pas eu de Premier Aumônier, ni de Capitaine des Gardes, que l’affaire fut decidée en leur faveur. S.A.R. partit sur les deux heures du Palais d’Uceda.

La marche commençoit par un carosse, dont les portieres de velours cramoisi, estoient chamarées d’or. Ce carosse estoit attelé de six beaux chevaux ; il n’y avoit personne dedans, & il est appellé, Carosse de respect.

Le Carrosse de Son Altesse Royale suivoit : il estoit attelé de six chevaux parfaitement beaux, & environné des Ecuyers du Roy à cheval, & de ses Pages à pied. Il estoit aussi de velours cramoisi, & chamaré d’or. S.A.R. y estoit seule dans le fond. Son habit estoit magnifique, & couvert d’une infinité de pierreries. Mrs de Chastillon & d’Etampes, premier Gentilhomme de sa Chambre & Capitaine des Gardes ; Mr l’Abbé de Tressant son premier Aumônier, & Mr d’Armentieres son Chambellan, avoient l’honneur d’estre dans ce Carrosse, qui estoit suivi de deux autres Carosses attelez de six mules chacun, & dans lesquels estoient les autres Officiers de S.A.R.

Aprés que l’on eut demeuré quelque temps au Palais, la marche commença pour se rendre à la Chapelle Royale : les Massiers marchoient les premiers ; les Grands les suivoient deux à deux ; les Heraults d’Armes paroissoient ensuite, suivis de six Grands, nommez par le Roy, portant dans des Bassins les choses necessaires pour la Ceremonie du Baptême.

Son Altesse Royale les suivoit ayant son premier Aumônier à sa droite, Mr de Chastillon premier Gentilhomme de sa Chambre, à sa gauche ; & Mr d’Etampes Capitaine des Gardes, suivoit le premier Aumônier.

La Chaise dans laquelle Madame la Princesse des Ursins portoit le Prince des Asturies, suivoit immediatement Son Altesse Royale.

Madame la Princesse des Ursins fit un signal en sortant de la Salle, & le Roy ayant dit aux Grands de se couvrir, ils se couvrirent.

On traversa dans cet ordre, toutes les Galleries du Palais, qui estoient tendues de tres-belles Tapisseries ; le Roy & la Reine y estoient incognito pour voir la marche.

Tout le Cortege entra dans la Chapelle qui est de plein pied du premier étage du Palais ; les Grands ; douze Députez du Conseil de Castille, & les trois Officiers de S.A.R. y entrerent seuls.

Son Eminence Monsieur le Cardinal Portocarero, Archevêque Diocesain, assisté de deux Evêques, fit la Ceremonie. Jamais personne n’a fait paroistre plus de joye que l’on en remarqua sur le visage de ce grand Prelat, & on luy entendit dire qu’il n’auroit plus de regret de mourir. Il a dépensé plus de cent mille écus, tant en presens qu’en équipages, & il a même refusé de recevoir les vases d’or & d’argent, qui suivant l’usage d’Espagne, appellé l’Etiquette, luy appartenoient. Aussi peut-on dire que le Roy luy fit un tres-grand honneur en ordonnant que les Gardes luy rendissent les honneurs Militaires, sans que cela pust jamais tirer à consequence pour quelque personne que ce fust, & sous quelque pretexte que ce pust estre, le Roy ayant ajoûté que c’estoit un honneur que l’on rendoit à sa personne, à cause de ses grands & importans services.

La Ceremonie du Baptême fut faite sur les mêmes Fonts, sur lesquels saint Dominique fut baptisé, & lorsqu’elle fut finie, & que S.A.R. sortit, les Gardes prirent les armes, & rapporterent. Ce Prince retourna au Palais d’Uceda avec le mesme Cortege qui l’avoit accompagné, lorsqu’il en étoit parti ; mais ce ne fut pas sans peine qu’il y arriva, puisqu’il rencontra une si grande quantité de peuple & de carosses, dont le nombre me parut de plus de quatre cens, qu’il demeura plus de trois quarts d’heure à traverser un tres-court espace de chemin. Vous aurez sans doute beaucoup de plaisir d’apprendre que S.A.R. faisoit voir un air de grandeur qui charmoit tout le monde. Aussi étoit-il comblé de mille benedictions par le peuple & par toute la Noblesse ; & comme les femmes étoient de la partie, on peut dire que l’applaudissement fut general.

Le soir de la Ceremonie, tout Madrid fut illuminé, ainsi que tout le Palais, dans la court duquel il y eut un tres-beau feu. On courut les testes deux jours aprés, & S.A.R. remporta le prix de ces courses. Il y eut le soir du même jour un feu d’artifice au Palais d’Uceda, dont le spectacle fut trouvé des plus brillans. Son Altesse Royale s’attire les cœurs de tout le Monde. Ce Prince leur fait non-seulement une tres-grande chere ; mais les discours, qu’il leur tient, sont si gracieux, qu’ils oublient la bonne chere pour l’entendre parler. Son Altesse Royale a esté rendre visite à toutes les femmes des Grands. Le Roy & la Reine paroissent tres-contens de ce Prince, & tout le monde l’est du Roy. Trouvez bon que je remette à mon retour à vous parler de la Reine ; puisqu’un Volume ne suffiroit pas pour la loüer.

J’ay oublié de vous dire que le jour de la Course des Testes le peuple crioit, en regardant la bonne grace avec laquelle S.A.R. courroit : Voyez de quelle maniere les Princes de la Maison de France, sont bien élevez. Je suis Monsieur, &c.

Le Libraire au Lecteur §

Mercure galant, novembre et décembre 1707 [tome 13], p. 690-691.

Le Libraire au Lecteur.

N’ayant pû donner aussi promptement que je l’aurois souhaité, l’Histoire du Siege de Toulon à quelques Personnes qui en demandoient, parce que les Relieurs avoient manqué de m’en fournir, le bruit s’est répandu que l’Impression de cette Histoire estoit entierement venduë, ce qui m’oblige d’avertir le Public qu’il m’en reste encore assez pour satisfaire la curiosité des plus empressez.

Quoique les frais de ce volume, qui contient les Nouvelles de Nov. & de Dec. soient doubles, & que par consequent il dût estre vendu 3. l. 16. s. l’Auteur a souhaité qu’on le donnât au Public pour 55. s. en veau ; en parchemin 52. s. & en feüilles 50. sols.

Le Mercure de Janvier se debitera le 3. de Février.