Jean-François Cailhava

1772

De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales]

2018
Jean-François Cailhava de L’Estandoux, De l’art de la comédie, ou Détail raisonné des diverses parties de la comédie et de ses différents genres, suivi d’un Traité de l’imitation où l’on compare à leurs originaux les Imitations de Moliere et celles des Modernes, t. II, Paris, Fr. Amb. Didot aîné, 1772. Source : Internet Archive. Errata intégré.
Ont participé à cette édition électronique : Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Wordpro (Numérisation et encodage TEI).
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CHAPITRE PREMIER.
Des différents Genres en général. §

Tous les genres sont bons : voilà le cri presque général ; voilà ce qu’on entend dire aux foyers, dans les cercles, aux cafés, aux toilettes des jolies femmes. Rien n’est plus vrai & n’est en même temps plus absurde.

Tous les genres sont bons pour la presse, d’accord ; & chacun d’eux peut illustrer l’Auteur qui le traite avec succès. Le siecle passé a rendu justice à tous ses faiseurs d’églogues, de satyres, d’épigrammes, de romans, de portraits, d’allégories : il les a tous admirés ; & leurs noms parvenus jusqu’à nous, sont certains de ne mourir {p. 2}jamais. Cependant, s’ils s’étoient avisés de mettre le titre de Comédie à la tête de leurs ouvrages, de les distribuer en scenes, & de les exposer sur le théâtre, le crédit des Auteurs & l’amour de la nouveauté auroient pu les y soutenir quelque temps ; mais ils en seroient bientôt tombés pour être ensevelis dans l’oubli ; ou pour ne devoir leur célébrité qu’à leur ridicule. Je le crois, s’écrieront les gens de bonne foi, & ils l’auroient bien mérité pour prix d’une extravagance qui ne sauroit entrer dans la tête d’un homme. Vous croyez que la chose est impossible ? Eh bien, pour vous détromper, lisez notre Théâtre ancien : vous y trouverez des églogues, des satyres, des portraits à la suite l’un de l’autre, sans aucune liaison, & des romans mis en action. Que dis-je ! parcourez notre Théâtre moderne, vous ne verrez que trop Fontenelle, Boileau, la Bruyere & Prévost sur la scene.

Plaute, Térence, Moliere, voilà, quoi qu’on en dise, nos seuls maîtres. Ceux qui se sont le plus éloignés de leur genre, ont disparu ; ceux qui ont suivi leurs traces de plus près, surnagent. Que le sort des uns nous fasse trembler ; que celui des autres pique notre émulation, nous ramene au vrai beau, & nous contienne dans les bornes prescrites à chaque genre.

La tournure de votre esprit ou quelque dépit amoureux vous attache-t-il sur les pas de la plaintive élegie ? plusieurs Académies de la province vous présentent des lauriers. Aimez-vous à peindre une Phriné qui, dans un boudoir voluptueusement orné, attire une foule de soupirants, & les enivre de ses faveurs ? une Prude qui, contente d’avoir le mot de décence & de vertu continuellement {p. 3}à la bouche, manque à l’une & à l’autre en prononçant leur nom ? une Beauté sensible, que les premiers soupirs du sentiment font évanouir ? Que vos romans se bornent aux honneurs de la presse, on les lira, on les jugera, on leur prodiguera des éloges s’ils en méritent ; peut-être même les Phriné, les Prudes, les Beautés sensibles vous récompenseront-elles plus particuliérement. Enfin donnons à nos productions les seuls titres, la seule forme qu’elles méritent : il est des palmes pour toutes ; mais gardons nous de prétendre à celles du Cid & du Tartufe, si nous ne sommes réellement avoués par Melpomene ou Thalie. Il faut savoir pleurer avec l’une & rire avec l’autre, point de milieu ; sans quoi on leur fait faire la grimace & aux connoisseurs aussi.

Le fanatisme exclut, le goût choisit, a dit un grand homme quelque part. Ceux qui voudroient admettre sur la scene la pluralité des genres, ceux qui y sont intéressés, ne cessent de citer cette sentence. C’est fort bien fait à eux : les belles choses ne sauroient être trop souvent répétées ; mais ils ne songent point qu’ils prononcent en ma faveur & contre eux. Je n’exclus aucun genre. Je veux, avec toutes les personnes raisonnables, que chacun d’eux se tienne dans le cercle que la raison lui a prescrit. En second lieu, puisque c’est au goût à choisir, n’est-il pas absurde, ridicule qu’on donne l’exclusion à un genre avoué par les nations & par les siecles les plus éclairés, en faveur d’un genre monstrueux qui a mille fois tenté de paroître au grand jour, & qui a mille fois été proscrit ? N’est-ce pas vouloir chasser un enfant {p. 4}légitime de la maison paternelle, pour substituer à sa place un fils naturel ?

Je suppose que vous soyez possesseur d’un petit terrein. Que feriez-vous si votre jardinier, tout en vous assurant qu’il faut de tout dans un jardin, arrachoit vos poiriers pour mettre à leur place des chênes, des marronniers d’Inde ? vous lui diriez assurément : « Mon ami, si mon parc étoit immense, je te permettrois d’y planter tout ce que tu voudrois, de le varier à l’infini, & de façon à contenter tous les goûts. Tu y pratiquerois des allées couvertes pour les amants langoureux, des lits de gazon parsemés de roses & de chevre-feuille pour les voluptueux, des bois touffus & bien sombres pour ceux qui voudroient y pleurer, y gémir, s’y empoisonner ou s’y pendre. Mais puisque je n’ai à moi qu’un petit espace, loin de vouloir arracher cinq ou six arbres fruitiers qui font mon seul bien, conserve, cultive avec soin leurs rejettons. La fleur qui les couvre dans le printemps, me réjouit la vue ; leur ombrage me garantit en été des rayons du soleil ; dans l’automne, je m’amuse à voir mûrir leur fruit, & je le mange pendant l’hiver, auprès du feu que le superflu de leurs branches me fournit ; je trouve en eux l’utile & l’agréable : ainsi, va te promener avec tes chênes, tes marronniers d’Inde, & vis de leur fruit ; il est digne de toi ».

Dufresny a dit : « Ce n’est pas étendre la carriere des Arts que d’admettre de nouveaux genres ; c’est gâter le goût ; c’est corrompre le jugement des hommes, qui se laisse aisément séduire par les nouveautés, & qui, mêlant ensuite {p. 5}le vrai avec le faux, se détourne bientôt, dans ses productions, de l’imitation de la nature, & s’appauvrit en peu de temps par la vaine ambition d’imaginer & de s’écarter des anciens modeles ». Dufresny a été prophete ; mais il lui étoit aisé de prédire à Thalie une infortune que la fatalité & l’amour du changement lui ont fait éprouver sur tous les théâtres. Du moment que l’abus des richesses, l’usage continu des plaisirs qu’elles enfantent, eurent énervé les Athéniens, leur caractere mou & efféminé se communiqua aux productions du génie. Les Arts prirent dès-lors plus d’élégance & de gentillesse, que de force & de vigueur. Voilà, dans peu de mots, l’histoire de la décadence de la comédie, & de sa chûte à Athenes, dans l’ancienne, dans la moderne Rome, & à Paris. C’est l’esprit qui a toujours porté les premiers coups au génie. Il profite fort peu de la leçon que Romagnesi & Riccoboni lui ont donnée jadis par la bouche du Sang-froid.

Le Sang-froid, au Génie.

Avec qui vivez-vous ! puis-je voir le Génie
Ne hanter que l’Esprit pour toute compagnie !
D’une telle amitié, quel peut être le fruit ?
Peut-on guider celui qu’un caprice conduit ?
Quel honneur peut vous faire un ami si frivole,
Sans aucune conduite, & dont l’audace folle
Insulte sans relâche, & livre des combats
A l’auguste Bon-sens, qu’elle ne comprend pas ?
Nous l’avons vu cent fois, cet Esprit indocile,
Allumer au Parnasse une guerre civile,
Et remplir les écrits de mille faux brillants,
Qui faisoient sous leur joug gémir les vrais talents.
{p. 6}

Ces vers ingénieux, pleins de sel, sont tirés d’une piece charmante, intitulée la Conspiration manquée, parodie en un acte, en vers, de Maximian, tragédie de la Chaussée. L’Esprit & Clinquant son confident conspirent contre le Génie & le Bon-sens. Ils veulent mettre l’Eloquence de leur parti ; mais ils ne peuvent y réussir. Ils projettent de faire assassiner leurs ennemis. Ils pensent que la conspiration a réussi & s’en félicitent, quand l’apparition subite de leurs prétendues victimes les confond. Le Bon-sens leur parle ainsi :

Mon aspect vous étonne :
Je n’étois surement attendu de personne ;
Mais, par un grand bonheur, c’est moi que vous voyez.
Méchants ! par cet arrêt soyez tous foudroyés.
Je veux que le Clinquant rentre dans la bassesse
D’où l’avoit su tirer le manque de justesse,
Et qu’il soit reconnu du public assemblé,
Pour un fils du Faux-goût, méprisable & sifflé.

Il faut que l’Esprit & Clinquant aient conspiré de nouveau contre le Génie & le Bon-sens, puisque ces derniers n’osent plus paroître. Je doute même qu’ils se montrent de long-temps. Leurs ennemis se sont ligués avec le comique larmoyant, le drame & plusieurs autres tyrans, qui tous ont usurpé un grand crédit.

Etudiez nos Auteurs, vous verrez que les ennemis de l’ancien genre, du bon comique, se déchaînent contre lui, parcequ’ils se sentent hors d’état de le traiter avec succès. On peut comparer la véritable Thalie à une femme charmante déchirée en secret par les soupirants qu’elle a rébutés.

La jeune Dorisée a de l’esprit sans affectation ; elle est sage sans étourderie ; elle sait railler {p. 7}sans mordre ; elle est prudente, réservée, sans afficher l’austérité : aussi tous ceux qui la voient sont-ils d’abord épris de ses charmes : ils lui adressent leurs vœux ; mais peu sont dignes de lui plaire : le plus grand nombre est bientôt congédié. Les uns vont dans le fond d’une terre se consoler avec une bergere à laquelle ils parlent chien, mouton & houlette ; les autres déchirent leur prochain avec la prude Arsinoé : ceux-ci pleurent aux pieds de l’insipide & langoureuse Fanni ; ceux-là se jettent dans les bras de ces femmes faciles, chez qui les grands airs, le jargon, le persifflage tiennent lieu de mérite ; & tous, pour encenser leur idole, jurent à ses pieds que Dorisée est une petite créature très maussade, très ennuyeuse, très peu faite pour figurer dans le monde. Doit-on les croire ? non sans doute. Le dépit, la rage de n’avoir pu se mettre bien avec elle, percent à travers le ton de suffisance avec lequel ils se déchaînent. L’application est facile.

On soutient encore que le genre avoué par Thalie est resserré dans un cercle fort étroit, & qu’il faut en sortir crainte d’amener la monotonie sur nos théâtres : c’est une autre erreur qu’il est bien aisé de combattre. Tout le monde a reconnu dans les bons Auteurs comiques trois especes de pieces, pieces à intrigue, pieces à caractere, pieces mixtes, c’est-à-dire, qui tiennent des deux premieres : mais tout le monde n’a peut-être pas senti que les pieces à intrigue, que les pieces à caractere, que les pieces mixtes sont variées à l’infini dans leur construction, dans leur marche ; que chacun de ces trois genres en a plusieurs autres, qui doivent être traités différemment, {p. 8}& qui l’ont été par les meilleurs maîtres de l’art chez toutes les nations. C’est ce que nous verrons dans ce volume, quand nous aurons dit en passant un mot des genres auxquels il est bon de ne pas se livrer : alors nous examinerons les différents genres des pieces à intrigue, ensuite ceux des pieces mixtes, & nous finirons par décomposer les différents genres des pieces à caractere.

CHAPITRE II.
Des Comédies Héroïques. §

Ce genre devoit nécessairement prendre naissance chez une nation fiere, romanesque, & qui regarde la noblesse comme le premier des mérites : aussi dans les comédies espagnoles, sur-tout dans celles de Calderon & de Lopez de Vega, voyons-nous souvent au rang des interlocuteurs el Conde, la Duquesa, el Principe, la Reyna, el Rey, le Comte, la Duchesse, le Prince, la Reine, le Roi. Mais ils ont senti qu’un ton de dignité constant rendroit indubitablement leurs comédies héroïques très ennuyeuses ; aussi les ont-ils égayées avec leurs criados, leurs villanos, leurs valets, leurs paysans, qu’ils ont soin de rendre aussi bouffons qu’ils le peuvent ; ce qui fait un contraste plaisamment ridicule.

Les Italiens, quoique moins entichés de noblesse que les Espagnols, ont cependant porté les comédies héroïques sur leur théâtre. Pourquoi cela ? parcequ’ils ont trouvé plus commode de {p. 9}traduire des pieces que d’en imaginer ; & sentant, avec leurs modeles, que la scene livrée entiérement à des propos, des amours, ou des actions constamment héroïques, deviendroit très froide & très ennuyeuse, ils ont substitué aux criados, aux villanos, leur arlequin, infiniment plus plaisant ; en sorte qu’en marquant d’une façon plus sensible la différence qu’il y a d’un bouffon à un Seigneur, un Roi, une Reine, ils ont rendu le contraste plus choquant & leurs drames plus monstrueux ; je le pense du moins : voyons si le lecteur sera de mon avis. Je vais faire l’extrait des deux plus belles pieces héroïques du Théâtre Italien, toutes les deux prises de l’Espagnol, toutes les deux traduites en François.

SAMSON,
Comédie héroïque en cinq actes, en vers.

Azael reproche à Samson l’indigne repos dans lequel il languit, au lieu de tourner contre les ennemis de Dieu ces traits qu’il n’emploie que contre des animaux. Samson s’endort sous un olivier. Pendant son sommeil il entend une voix qui chante les vers suivants :

  La gloire en d’autres lieux t’appelle,
Samson, brise ton arc, abandonne ces bois :
 Que, sans tarder, le Philistin rebelle
De ton bras triomphant éprouve tout le poids.
  Que ton cœur à ce bruit de guerre,
  A ces éclairs, à ce tonnerre,
  Du Ciel reconnoisse la voix,
  Et que cet olivier paisible
  Disparoisse à l’aspect terrible
 De ce laurier garant de tes exploits.
{p. 10}

Tout ce qui est annoncé dans ces vers arrive à mesure qu’on les chante. Samson, rempli de l’esprit de Dieu, jette son carquois comme un ornement indigne de lui. Il se prépare à venger les Hébreux & à les tirer d’esclavage.

Arlequin fuit devant un gros lion qui poursuit Dalila. Samson combat, étouffe le lion ; mais il en rapporte humblement la gloire au Ciel.

Le Ciel, dont la faveur secondoit mon courage,
A voulu conserver son plus parfait ouvrage.

Dalila.

Ceux que le Ciel choisit pour de pareils exploits
Doivent s’enorgueillir de l’honneur de son choix ;
Et j’avouerai, Seigneur, que ma reconnoissance
Se partage entre vous & la toute-puissance.

Elle reconnoît l’objet de son amour dans le héros qui lui sauve la vie. Samson ne peut à son tour être insensible à tant de beautés. Dalila lui oppose son devoir, sa religion, lui apprend qu’elle doit épouser Achab, Général des Philistins. Samson n’est pas effrayé de ces obstacles.

Arlequin revient, & dit qu’il fuyoit devant le lion pour l’attirer à lui : il le voit mort, & tremble. Comme il ne voit pas la Princesse, il la croit dans la panse velue du lion.

 Vous verrez que par punition
Le drôle sera mort d’une indigestion.

Il se glorifie d’avoir tué cet animal féroce ; il veut lui couper la tête, comme un garant de sa victoire ; il s’avance du lion, qui remue la patte ; Arlequin fuit en disant :

Je ne m’arrête pas deux fois au même ouvrage.
{p. 11}

Samson combat les Philistins. On amene à leur Roi, Emmanuel, pere de Samson : il est conduit en prison, & confié à la garde d’Arlequin. Peu de temps après Samson paroît chargé de chaînes, & Phanor remet son sort entre les mains d’Achab, son rival, Samson dit à part :

Pour punir mes tyrans, ma haine a profité
D’un stratagême heureux, qu’eux même ont inventé.
(haut.)
Traîtres, qui n’avez pu me vaincre à force ouverte,
Votre propre artifice avance votre perte,
Puisqu’il m’approche enfin de ces lâches soldats
Que la peur de mourir déroboit à mon bras.

Achab commande à ses soldats de lui donner la mort ; mais Samson leur dit que c’est à eux-mêmes de trembler. Achab le menace d’épouser Dalila en sa présence. Ce dernier outrage le pousse à bout. Il brise ses chaînes, & trouvant par hasard une mâchoire d’âne à ses pieds, il met en fuite les Philistins avec ce vil instrument. Les efforts qu’il vient de faire lui causent une soif si ardente qu’il croit toucher à son heure derniere. Il reconnoît alors que le bras de Dieu s’appesantit sur lui, & punit son amour pour Dalila.

Mon mal redouble, hélas ! mes sens s’évanouissent,
Mes yeux sont obscurcis & mes genoux fléchissent.
Je vois l’horrible mort errer autour de moi :
C’en est fait... Dieu puissant, j’espere encore en toi :
Sur les maux de Samson jette un regard propice ;
Ta clémence toujours balança ta justice.
Indigne des honneurs que tu m’as présentés,
Que je partage ici tes immenses bontés !
{p. 12}
Ah ! si le repentir fait descendre ta grace,
Je ne saurois périr, & mon crime s’efface.
Ce foudre, destructeur de tant de Philistins,
Produira, si tu veux, une source en mes mains.
C’est toi qui me l’offris contre ce peuple impie ;
Il lui donna la mort : qu’il me rende la vie :
Semblable à ce rocher dont Moïse autrefois
Vit jaillir un torrent sur ton peuple aux abois.

Une source d’eau sort de la mâchoire. Samson, après avoir étanché sa soif, court à la prison de son pere ; il demande les clefs : Arlequin les refuse. Le héros lui secoue si fort le bras, qu’il les cede bien vîte ; mais il enferme Samson à triple tour : celui-ci force les portes, & les met sur ses épaules avec son pere. Arlequin alarmé, tremblant de peur, lui crie de loin :

Hola, Seigneur Samson, pour faire un plus beau tour,
Vous deviez emporter en même temps la tour.

On alarme Dalila sur la fidélité de Samson. Le héros ne peut rassurer son amante qu’en lui confiant le secret de sa force : elle consiste dans ses cheveux. Dalila profite du sommeil de son amant pour faire l’épreuve de sa sincérité, & lui coupe les cheveux. Arlequin les greffe sur sa tête, & croit avoir une force extraordinaire. Pour l’éprouver, il brise des chaînes de papier qui lient ses bras.

Brisez-vous, fers honteux.

Il feint de prendre un fauteuil pour un rocher, & lui fait faire le moulinet.

Un dindon paroît. Arlequin fait mille lazzis autour de lui : A moi des griffons, dit-il ! voyons, il faut le combattre. Si je le prends par devant, il {p. 13}me pochera un œil ; si je le prends par derriere, c’est le prendre en poltron : il faut le prendre en flanc. Il se jette sur le prétendu griffon, il le met sur ses épaules pour le porter chez un rôtisseur, & répete le vers que Samson a dit en portant son pere :

Agréable fardeau, servez-moi de trophée.

Des soldats saisissent Samson, qui veut vainement se défendre. Il tombe de foiblesse, en reprochant à Dalila sa perfidie. Phanor ordonne qu’on lui creve les yeux sur-le-champ. Dalila désespérée se plonge un poignard dans le sein. Le théâtre change, & représente le Temple de Dagon. Le Roi & sa Cour y sont assemblés lorsqu’on y conduit Samson privé de la lumiere. Il prie le Seigneur de lui rendre sa premiere force, afin qu’il puisse employer ses derniers moments à délivrer les Hébreux de l’esclavage.

Samson.

Rends leur premiere force à mes bras désarmés :
Que ma mort soit utile aux Hébreux opprimés :
Anime de mes mains les secousses rapides,
Que je puisse ébranler ces colonnes solides,
Et que tes ennemis trouvent leurs monuments
Sous ces murs écroulés jusques aux fondements.

Samson est exaucé : il secoue les colonnes ; le Temple s’écroule ; il est lui-même écrasé sous les ruines avec tous les Philistins, & la piece finit par ce spectacle terrible.

Croit-on qu’Arlequin figure aussi bien à côté de Samson & de Dalila qu’auprès de son dindon ? & ne m’avouera-t-on pas qu’il se trouve dans cette piece en dépit du bon sens ? Voyons l’autre.

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LA VIE EST UN SONGE,
Comédie héroïque, en trois actes, en vers libres.

(La scene fait voir une tour au milieu d’un désert, sur des rochers escarpés.)

Bazile, Roi de Pologne, apprend à Ulric son confident, que cette tour renferme Sigismond son fils unique, qu’il y fait garder depuis son enfance, pour prévenir les malheurs que le destin a prédits, si jamais ce jeune Prince, d’un naturel farouche, regnoit sur ses peuples. Cependant Bazile, pressé par ses remords, craint d’avoir trop légérement condamné son fils à une captivité perpétuelle : il veut le tirer quelques instants de sa prison, afin d’essayer son caractere. Il se retire à l’écart, & Sigismond paroît enchaîné. Arlequin s’amuse à cabrioler sur les chaînes qui l’épouvantent. Sigismond apperçoit Clotalde son gardien : la présence de cet homme redouble ses maux ; il l’interroge, & veut savoir ce qu’il est.

Clotalde, je suis homme ; en cette qualité
 Je mérite de te connoître.

Clotalde.

Ah ! vous ne l’êtes plus par votre cruauté.

Sigismond.

Tes affreux traitements font ma férocité,
Et si je suis cruel, tu m’enseignes à l’être.
 Sur les parents qui m’ont fait naître
 Une éternelle obscurité,
 Des fers, une prison sauvage,
 Sans nul espoir de liberté ;
 Barbare, voilà mon partage,
 Et tes leçons d’humanité.
{p. 15}

Le Roi, touché des malheurs de son fils, mais plus alarmé par l’emportement de son caractere, imagine de lui faire prendre un breuvage somnifere, & de le faire porter, pendant son sommeil, au milieu de sa Cour, au risque de le faire reporter dans la tour par le même moyen, s’il abuse de son autorité.

Au second acte, le théâtre représente la chambre du Roi. Sigismond y paroît richement vêtu, & endormi sur son trône. Plusieurs Officiers sont prêts à le servir : il s’éveille ; il est étonné du changement prodigieux qui frappe sa vue. Ulric lui présente une épée. Il demande quel est cet ornement.

Ulric.

  Prince illustre, c’est votre épée ;
  C’est le soutien de votre Etat,
Et le foudre vengeur qu’en votre main terrible
  Les Immortels ont mis
 Pour vous rendre un Prince invincible
  Et pour punir vos ennemis.

Sigismond, avec transport.

Puisque ce fer brillant rend un Roi formidable,
 Puisque par lui je dois vaincre & punir,
De vos présents, grands Dieux ! c’est le plus agréable :
 Mon bras déja brûle de s’en servir.

Il voit Clotalde & veut le percer de sa propre main : Ulric l’arrête, & Sigismond, pour prix de cette témérité, ordonne à Arlequin de le jetter par la fenêtre. Le Roi arrive à propos pour empêcher l’exécution. Sigismond ne voit dans son pere que son tyran ; il lui jure une haine éternelle, & reste seul avec Arlequin, à qui il demande {p. 16}qui il est : celui-ci lui répond qu’il est un gentilhomme bouffon, ou bien un gentilhomme qui fait rire.

Sigismond, d’un air farouche.

Fais-moi rire.

Arlequin.

 Ahi ! ahi ! voilà pour m’interdire.

Sigismond.

Veux-tu me faire rire ?

Arlequin.

Il me le dit d’un ton
A me faire trembler. . . . . . .
. . . . . . . . .

Sigismond.

Fais-moi rire au plutôt, ou je te fais sauter
Du haut de ce balcon.

Arlequin, à part.

Il est homme à le faire.
C’est ainsi qu’à la Cour on se voit ballotté ;
J’étois tantôt jetteur, je vais être jetté.
(haut.)
Riez-vous aisément, dites-moi, je vous prie ?

Sigismond.

Non, je n’ai jamais ri depuis que je suis né.

Arlequin effrayé fait plusieurs lazzis qui ne font point rire le Prince : ne sachant plus comment s’y prendre, il le chatouille. Sigismond est furieux. Arlequin se jette à ses pieds ; il obtient sa grace, à condition qu’il nommera tous les Grands de l’Empire. Il tire un almanach de sa poche, & nomme enfin Sophronie, niece du Roi, en fait un portrait avantageux que cette {p. 17}Princesse confirme par sa présence. Sigismond est frappé de sa beauté, il s’écrie :

Elle a dans un instant changé mon caractere :
Le seul son de sa voix a dompté ma fureur ;
La douceur de ses yeux a passé dans mon cœur :
Elle vient de verser dans mon ame charmée
Le desir de la gloire & l’oubli de mes maux ;
Pour la seule vertu je la sens enflammée :
Et d’un tyran, en moi, l’amour fait un héros.

Mais la fureur reprend bientôt la place de ces sentiments si doux, sur-tout en présence de Frédéric son rival.

Au troisieme acte le théâtre représente la tour ; & Sigismond, chargé de sa premiere chaîne, paroît endormi devant la porte. Clotalde veut lui persuader que tout ce qui a frappé ses sens n’est que l’effet d’un songe.

Sigismond.

 Un feu nouveau qui circule en mes veines,
Qui charme en même temps & redouble mes peines,
De mon bonheur détruit prouve la vérité.
Je le sens cet amour dont je brûle pour elle,
Et pour la démentir ma flamme est trop réelle.

Il raconte à Clotalde tout ce qui a frappé ses yeux, & ce fidele sujet saisit cette occasion pour lui reprocher l’abus odieux qu’il a voulu faire de sa puissance ; il lui dit qu’un Roi ne doit jamais avoir, même en songe, des pensées qui puissent faire rougir sa vertu.

Sigismond.

. . . . . . . . .
 Mais tout l’éclat de ces richesses
 Dont j’ai cru jouir cette nuit ?
{p. 18}

Clotalde.

Est un ardent qui trompe & qui s’évanouit.

Sigismond.

Et ces grandeurs enchanteresses,
Dont les attraits m’avoient séduit ?

Clotalde.

Leur jouissance est un éclair qui fuit.

Sigismond.

Et la faveur avec la renommée ?

Clotalde.

Un vent qui change, une vaine fumée.

Sigismond.

Et l’espérance ?

Clotalde.

Un appât séducteur.

Sigismond.

Et la vie ?

Clotalde.

Et la vie est un songe trompeur :
La vertu seule est constante & réelle :
 Le vrai bonheur est dans le bien,
 Tout le reste est compté pour rien.

La Princesse, qui n’a pas été insensible à l’amour de Sigismond, vient le délivrer à la tête d’une armée. Roderic arrive le premier avec quelques soldats, en criant : Vive le Prince Sigismond ! Arlequin, qu’on avoit enfermé dans la tour, met la tête à une lucarne pour prendre l’air ; on lui demande s’il est le Prince Sigismond : il répond, comme le Sganarelle du Médecin malgré lui : oui & non, selon ce que vous lui voulez. On lui répond que l’illustre Sophronie, armée en sa faveur, {p. 19}vient le proclamer Souverain de l’Empire ; il répond :

En ce cas-là je suis le Prince Sigismond.

Les portes de la prison sont enfoncées, tous les soldats se prosternent aux pieds d’Arlequin : il est dans ce temps-là en petit casaquin, & il s’amuse à sauter après une puce.

Le véritable Sigismond paroît. Il se passe entre lui & la Princesse une scene où l’amour, la valeur & la générosité brillent également. Le Roi arrive enchaîné, & parle ainsi à son fils :

Fils coupable, assouvis toute ta cruauté ;
 Le sort te livre ta victime :
Acheve d’accomplir sur ton pere & ton Roi
Ce que les Cieux trop vrais lui prédirent de toi.

Sigismond.

Je vais, en dépit d’eux, me montrer magnanime,
Et convaincre mon pere, en un jour si fameux,
Que les astres malins n’ont sur nous de puissance
Qu’autant que notre cœur est d’accord avec eux,
Que notre volonté regle leur influence,
Et qu’on est à son gré cruel ou généreux.

Il se jette aux pieds du Roi, qui, vivement touché du repentir de son fils, s’accuse d’avoir trop légérement ajouté foi aux prédictions des astres que la vertu sait toujours démentir. Il cede le trône à Sigismond,

Et ne veut se livrer, dans sa douce vieillesse,
Qu’au bonheur d’être pere & d’avoir un tel fils.

On m’avouera encore qu’Arlequin est très déplacé à côté de Sigismond. « Eh bien, me dira-t-on peut-être, vos exemples ne prouvent pas {p. 20}que le genre héroïque soit mauvais ; ils font voir seulement que les Auteurs des deux pieces que vous venez de citer l’ont traité mal. Il n’y a qu’à supprimer les deux Arlequins, & pour lors les deux pieces purement héroïques, & sans mêlange de bouffonneries, seront charmantes. Les deux bouffons, qui ne tiennent presque point à l’intrigue, ne sont pas bien difficiles à retrancher ». Non, certainement : mais alors ces mêmes pieces, trop dénuées des incidents, des passions, ou de la vraisemblance qui caractérisent la bonne tragédie, trop peu naturelles, trop boursoufflées pour entrer dans la classe des comédies, n’en seront pas moins des monstres, & paroîtront beaucoup plus ennuyeuses. Malheur à tout drame ennuyeux ! le public est moins indulgent pour ce défaut, que pour tous les autres.

Les François ont fait des pieces purement héroïques. M. de Voltaire en nomme trois : l’Ambitieux de Destouches ; Laure tirée d’une comédie espagnole, intitulée Laura perseguida, Laure persécutée ; & Don Sanche d’Aragon, dont le sujet appartient aussi aux Espagnols ; ils l’ont traité dans une piece connue sous ce titre, el Palatio confuso. Jettons un coup d’œil sur celle qui jouit d’une plus grande réputation, & voyons si, par elle-même, ou par ses succès, elle a droit d’accréditer ce genre. Corneille va lui-même nous exposer son sujet.

Argument de Don Sanche d’Aragon.

Don Fernand, Roi d’Aragon, chassé de ses Etats par la révolte de Don Garcie d’Ayala, Comte de Fuensalida, n’avoit plus sous son obéissance {p. 21}que la ville de Catalaiud, & le territoire des environs, lorsque la Reine D. Léonor, sa femme, accoucha d’un fils qui fut nommé Don Sanche. Ce déplorable Prince, craignant que son fils ne demeurât exposé aux fureurs d’un rebelle, le fit aussi-tôt enlever par Don Raymond de Moncade, son confident, afin de le faire nourrir secrètement. Ce Cavalier, trouvant dans le village de Bubierça la femme d’un pêcheur nouvellement accouchée d’un enfant mort, lui donna celui-ci à nourrir, sans lui dire qui il étoit ; mais seulement qu’un jour le Roi & la Reine d’Aragon le feroient Grand, lorsqu’elle leur feroit présenter par lui un petit écrin, qu’en même temps il lui donna. Le mari de cette pauvre femme étoit pour lors à la guerre, si bien que revenant au bout d’un an, il prit aisément cet enfant pour le sien, & l’éleva comme s’il en eût été le pere. La Reine ne put jamais savoir du Roi où il avoit fait porter son fils ; & tout ce qu’elle en tira après beaucoup de prieres, ce fut qu’elle le reconnoîtroit un jour, quand on lui présenteroit cet écrin où il avoit mis leurs deux portraits avec un billet de sa main, & quelques autres pieces de remarque : mais voyant qu’elle continuoit toujours à en vouloir savoir davantage, il arrêta sa curiosité tout d’un coup, & lui dit qu’il étoit mort. Il soutint après cela cette malheureuse guerre encore trois ou quatre ans, ayant toujours quelque nouveau désavantage, & mourut enfin de déplaisir & de fatigue, laissant ses affaires désespérées, & la Reine grosse, à qui il conseilla d’abandonner tout-à-fait l’Aragon, & de se réfugier en Castille. Elle exécuta ses ordres & y accoucha {p. 22}d’une fille nommée D. Elvire, qu’elle y éleva jusqu’à l’âge de vingt ans.

Cependant le jeune Prince Don Sanche, qui se croyoit fils d’un pêcheur, dès qu’il eut atteint seize ans, se dérobe de ses parents, & se jette dans les armées du Roi de Castille, qui avoit de grandes guerres contre les Maures ; & de peur d’être connu pour ce qu’il pensoit être, il quitta le nom de Sanche qu’on lui avoit donné, & prit celui de Carlos. Sous ce nom il fait tant de merveilles qu’il entre en grande considération auprès du Roi Don Alphonse, à qui il sauva la vie en un jour de bataille : mais comme ce Monarque étoit prêt de le récompenser, il est surpris de la mort, & ne lui laisse autre chose que les favorables regards de la Reine D. Isabelle, sa sœur & son héritiere, & de la jeune Princesse d’Aragon D. Elvire. L’admiration des belles actions de Carlos les avoit portées toutes deux jusqu’à l’aimer, mais d’un amour étouffé par le souvenir de ce qu’elles devoient à la dignité de leur naissance. Lui-même avoit conçu aussi de la passion pour toutes deux sans oser prétendre à aucune, se croyant si fort indigne d’elles. Cependant, tous les Grands de Castille ne voyant pas de Rois voisins qui pussent épouser leur Reine, prétendant à l’envi l’un de l’autre à ce mariage, & étant prêts de former une guerre civile à ce sujet, les Etats du Royaume la supplient de choisir un mari pour éviter les malheurs qu’ils prévoient devoir naître. Elle s’en excuse comme ne connoissant pas assez particuliérement le mérite de ses prétendants, & leur commande de choisir eux-mêmes les trois qu’ils en jugent les plus dignes, {p. 23}les assurant que s’il se rencontre quelqu’un entre ces trois qu’elle puisse aimer, elle l’épousera. Ils obéissent, & lui nomment Don Manrique de Lare, Don Lope de Guzman, & Don Alvar de Lune, qui, bien que passionné pour la Princesse D. Elvire, eût cru faire une lâcheté & offenser sa Reine, s’il eût réjetté l’honneur qu’il recevoit de son pays par cette nomination.

D’un autre côté, les Aragonois, ennuyés de la tyrannie de Don Garcie & de Don Ramire son fils, les chassent de Saragosse ; & les ayant assiégés dans la forteresse de Jaca, envoient des Députés à leurs Princesses réfugiées en Castille, pour les prier de revenir prendre possession d’un Royaume qui leur appartenoit. Depuis leur départ ces deux tyrans ayant été tués à la prise de Jaca, Don Raymond, qu’ils y tenoient prisonnier depuis six ans, apprend à ces peuples que Don Sanche, leur Prince, étoit vivant, & part aussi-tôt pour le chercher à Bubierça, où il apprend que le pêcheur, qui le croyoit son fils, l’avoit perdu depuis huit ans, & l’étoit allé chercher en Castille, sur quelques nouvelles qu’il en avoit eues par un soldat qui avoit servi sous lui contre les Maures. Il pousse aussi-tôt de ce côté-là, & joint les Députés comme ils étoient près d’arriver : c’est par son arrivée que l’aventurier Carlos est reconnu pour le Prince Don Sanche, après quoi la Reine D. Isabelle lui donne la main, du consentement même des trois que ses Etats lui avoient nommés, & Don Alvare obtient la Princesse D. Elvire, qui, par cette reconnoissance, se trouve être sœur de Don Sanche.

Corneille, loin d’avoir gâté son sujet, & de {p. 24}n’avoir pas soutenu la gloire du genre héroïque, l’a embelli, de l’aveu de tous les connoisseurs. Il suffit, pour le prouver, de rapporter un ou deux morceaux de sa piece.

ACTE I. Scene III.

(Ici les trois Reines prennent chacune un fauteuil, & après que les trois Comtes & le reste des Grands qui sont présents, sont assis sur des bancs préparés exprès, Carlos y voyant une place vuide, veut s’y asseoir, & Don Manrique l’en empêche.)

D. Manrique.

Tout beau, tout beau, Carlos : d’où vous vient cette audace ?
Et quel titre en ce rang a pu vous établir ?

Carlos.

J’ai vu la place vuide, & cru la bien remplir.

D. Manrique.

Un soldat bien remplir une place de Comte !

Carlos.

Seigneur, ce que je suis ne me fait point de honte.
Depuis plus de six ans il ne s’est fait combat
Qui ne m’ait bien acquis ce grand nom de soldat.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Je ne vous parle point d’assez d’autres exploits
Qui n’ont pas pour témoins eu les yeux de mes Rois.
Tel me voit & m’entend, & me méprise encore,
Qui gémiroit, sans moi, dans les prisons du Maure.

D. Manrique.

Nous parlez-vous, Carlos, pour Don Lope & pour moi ?

Carlos.

Je parle seulement de ce qu’a vu le Roi,
{p. 25}
Seigneur ; & qui voudra, parle à sa conscience.
Voilà dont le feu Roi me promit récompense ;
Mais la mort le surprit comme il la résolvoit.
. . . . . . . . .

D. Isabelle.

. . . . . . . . .
Je prends sur moi la dette, & je vous la fais bonne.
Seyez-vous, & quittons ces petits différends.

D. Lope.

Souffrez qu’auparavant il nomme ses parents.
. . . . . . . . .

Carlos.

Se pare qui voudra du nom de ses aïeux ;
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux :
Je ne veux rien devoir à ceux qui m’ont fait naître,
Et suis assez connu sans les faire connoître.
Mais pour, en quelque sorte, obéir à vos loix,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits ;
Ma valeur est ma race, & mon bras est mon pere.

D. Lope.

Vous le voyez, Madame, & la preuve en est claire :
Sans doute il n’est pas noble.

D. Isabelle.

Hé bien, je l’ennoblis.
. . . . . . . . .
Soit que j’aime Carlos, soit que par simple estime
Je rende à ses vertus un honneur légitime,
Vous devez respecter, quels que soient mes desseins,
Ou le choix de mon cœur, ou l’œuvre de mes mains.
Je l’ai fait votre égal ; &, quoiqu’on s’en mutine,
Sachez qu’à plus encor ma faveur le destine.
Je veux qu’aujourd’hui même il puisse plus que moi :
J’en ai fait un Marquis, je veux qu’il fasse un Roi.
{p. 26}
S’il a tant de valeur que vous-même le dites,
Il sait quelle est la vôtre & connoît vos mérites,
Et jugera de vous avec plus de raison
Que moi qui n’en connois que la race & le nom.
Marquis, prenez ma bague, & la donnez pour marque
Au plus digne des trois que j’en fasse un Monarque.
Je vous laisse y penser tout le reste du jour.
Rivaux ambitieux, faites-lui votre cour :
Qui me rapportera l’anneau que je lui donne,
Recevra sur-le-champ ma main & ma couronne.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Scene IV.

D. MANRIQUE, D. LOPE, D. ALVAR, CARLOS.

D. Lope.

Hé bien, Seigneur Marquis, nous direz-vous, de grace,
Ce que pour vous gagner il est besoin qu’on fasse ?
Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.

Carlos.

Vous y pourriez peut-être assez mal réussir.
Quittez ces contretemps de froide raillerie.

D. Manrique.

Il n’en est pas saison, quand il faut qu’on vous prie.

Carlos.

Ne raillons, ni prions, & demeurons amis.
Je sais ce que la Reine en mes mains a remis ;
J’en userai fort bien, vous n’avez rien à craindre,
Et pas un de vous trois n’aura lieu de se plaindre.
Je n’entreprendrai point de juger entre vous
Qui mérite le mieux le nom de son époux ;
Je serois téméraire, & m’en sens incapable,
Et peut-être quelqu’un m’en tiendroit recusable.
{p. 27}
Je m’en recuse donc, afin de vous donner
Un juge que sans honte on ne peut soupçonner ;
Ce sera votre épée & votre bras lui-même.
Comtes, de cet anneau dépend le diadême.
Il vaut bien un combat : vous avez tous du cœur,
Et je le garde...

D. Lope.

A qui, Carlos ?

Carlos.

A mon vainqueur.
Qui pourra me l’ôter, l’ira rendre à la Reine :
Ce sera du plus digne une preuve certaine.
Prenez entre vous l’ordre & du temps & du lieu,
Je m’y rendrai sur l’heure, & vas l’attendre. Adieu.

Que de beautés ! que de traits sublimes dans ce que je viens de transcrire ! Il faut s’écrier à chaque instant, ah ! que cela est beau ! M. de Voltaire dit dans une de ses notes sur cette piece :

A qui, Carlos ? — A mon vainqueur. Cela est digne de la tragédie la plus sublime. Dès qu’il s’agit de grandeur, il y en a toujours dans les pieces espagnoles. Mais ces grands traits de lumiere qui percent l’ombre de temps en temps, ne suffisent pas ; il faut un grand intérêt ; nulle langueur ne doit l’interrompre : les raisonnements politiques, les froids discours d’amour ne doivent pas le glacer ; & les pensées recherchées, les tours de force ne doivent point l’affoiblir.

Les justes admirateurs de Corneille peuvent certainement ne pas souscrire à toutes les notes que M. de Voltaire a faites sur ce grand Homme : mais Corneille lui-même avoue que sa piece n’a pas eu de succès. Il s’en déguise un peu la cause {p. 28}en disant que le refus d’un illustre suffrage la fit reléguer dans les provinces. M. de Voltaire va lui répondre.

Corneille prétend que le refus d’un illustre suffrage fit tomber son Don Sanche. Le suffrage qui lui manqua fut celui du Grand Condé. Mais Corneille devoit se souvenir que les dégoûts & les critiques du Cardinal de Richelieu, homme plus accrédité dans la littérature que le Grand Condé, n’avoient pu nuire au Cid.

Si la piece de Corneille est froide, si elle a paru telle dans sa nouveauté, & toutes les fois qu’on a essayé de la reprendre ; si elle est cependant la meilleure de toutes les pieces héroïques ; si elle a été faite par l’Auteur le plus en état de traiter ce genre, devons-nous espérer de faire mieux ? Non, sans doute. Le genre est vicieux par lui-même : il ne peut se soutenir sans rentrer dans le genre comique ou tragique : s’il tient de l’un & de l’autre, on a raison de s’écrier, voilà le monstre.

Pourquoi parler si long-temps d’un genre oublié, me dira-t-on peut-être encore ? La mode est une divinité capricieuse qui se répete souvent, elle pourroit bien avoir la folie de remettre les comédies héroïques en vogue, & nous avons tout lieu de le craindre : nos faiseurs de drames n’y visent-ils pas en tapinois ? D’ailleurs, dans le moment où je relis ce chapitre, le 14 Juillet 1771, je viens de voir sur le bureau d’un homme de goût un manuscrit, au haut duquel il y a en très gros caractere *** Drame héroïque. Un drame héroïque, grands Dieux ! me suis-je écrié. Oui, m’a-t-on répondu en riant, c’est un drame héroïque qu’on m’a prié de lire pour voir s’il est digne de la Scene Françoise, comme si le poison nous {p. 29}manquoit. J’ignore si l’épigramme a été lâchée avec connoissance de cause, ou avant la lecture. L’Auteur aura peut-être mieux vu le genre, que M. de Voltaire & que tous ceux qui le trouvent mauvais ; il nous le prouvera en le traitant mieux que Corneille : jusqu’à ce temps-là je le croirai détestable.

Outre les pieces héroïques, dont nous sommes redevables aux Espagnols, nous leur devons encore les pieces à spectacles, & ce que nous appellons comédie-ballet. Mon dessein est de le prouver dans les deux Chapitres qui vont suivre celui-ci.

CHAPITRE III.
Des Pieces à spectacle. §

Les Espagnols, non moins partisans du merveilleux qu’entichés de leur noblesse, ont mis sur leur théâtre beaucoup de choses surnaturelles ; ce qui leur a été fort facile, graces aux diables, aux sorciers, même aux Saints & aux Anges qu’ils ont à commandement, & qui, d’un coup de baguette ou d’un signe, font des miracles dans tous les genres. On voit ressusciter plus de morts sur les théâtres d’Espagne, qu’on ne voit mourir de pieces sur les nôtres.

Les Auteurs Italiens, singes nés des Auteurs Espagnols, n’ont pas osé, à la vérité, mettre en jeu les Anges & les Saints, sous les yeux du Chef de la Religion ; mais ils ont bien pris leur revanche avec les diables, les démons, les sorciers. La facilité avec laquelle on amene des événements {p. 30}singuliers, quand on veut s’étayer d’un pareil secours, leur a fait enfanter une infinité de pieces en ce genre, qu’ils n’ont pas manqué de nous apporter, lorsque nos Princes les ont appellés pour contribuer à leurs plaisirs. Il est certain que des comédiens étrangers, transportés en France, & devant des personnes qui pour la plupart n’entendent point leur langage, doivent être bien plus amusants avec des pieces remplies de spectacles & embellies de tous les prestiges de la magie, qu’avec les pieces les plus ingénieusement intriguées. Nos Comédiens Italiens l’éprouvent encore tous les jours. On baille à leur Pantalon avare, à leur Cabinet, à leur Femme jalouse, &c. qui sont des pieces très bonnes, & l’on s’amuse aux représentations du Turban enchanté, d’Arlequin cru Prince, de Camille Magicienne, & du Prince de Salerne, qui ne parlent pas à l’esprit, mais qui amusent les yeux, les surprennent même, & qui malheureusement ne sont que trop faites pour en imposer au grand nombre. Il est bon de le prouver par l’extrait de l’une de ces rapsodies. Je donne la préférence à la derniere, parcequ’elle nous écarte moins du genre héroïque.

Extrait du Prince de Salerne, Canevas Italien avec spectacle & divertissement, par Véroneze1.

Le Prince Mario, pour se dérober aux poursuites {p. 31}d’Octave, usurpateur de ses Etats, se réfugie à Tarente. Le tyran veut contraindre Flaminia à lui donner la main ; cette Princesse, destinée à Mario qu’elle aime, refuse constamment l’usurpateur, & l’irrite au point qu’il la fait conduire dans une île déserte, où elle est exposée à des monstres qui doivent la dévorer. Arlequin, mari d’Argentine suivante de Flaminia, se rend à Tarente, où il instruit Mario de l’arrêt prononcé contre sa Princesse. Ils s’embarquent pour l’aller secourir ; mais une horrible tempête brise leur navire, & les jette l’un & l’autre dans l’île où est Flaminia. C’est ici que la piece commence. Le théâtre représente une mer agitée, au bord de laquelle on voit des rochers.

Flaminia raconte ses malheurs à sa chere Argentine. Mario paroît, porté sur un dauphin, reconnoît la Princesse, lui peint sa passion. Argentine lui demande des nouvelles d’Arlequin, il dit qu’il est noyé. Un Génie, monté sur un cheval marin, vient au secours des Amants & d’Argentine ; il enchante la robe de la Princesse ; tous ceux qui la mettront ressembleront à Flaminia : il promet à Argentine de lui faire revoir son mari : il les fait tous monter sur un rocher, auquel il ordonne de les transporter à la ville.

Arlequin arrive en nageant d’une main, & en portant une lanterne ou un parasol de l’autre. Il est en chemise ; un gros poisson en a festonné, dit-il, {p. 32}tout le bas en le poursuivant ; mais il lui a donné de bons coups de pied. Le Génie lui apparoît, lui donne un pouvoir magique, afin d’aller à Salerne combattre le tyran, & remettre la Princesse légitime sur le trône. Neptune, des Dieux marins, des Tritons, sortent des eaux & viennent, par leurs danses & par leurs chants, encourager Arlequin.

Au second acte, Argentine est habillée en Princesse. Elle voit Arlequin, & pour éprouver sa fidélité, elle lui fait une déclaration. Arlequin lui dit qu’il aime mieux Argentine que toutes les Princesses. Argentine se déshabille ; Arlequin, charmé de la revoir, lui parle de son pouvoir magique ; elle se moque de lui, ainsi que Scapin qui est présent. Il leur prouve sa puissance en leur volant alternativement leur figure. Le Docteur surprend Arlequin, le fait arrêter : on le condamne à être pendu ; il paroît au milieu des soldats, à qui il dit de se dépêcher, qu’on n’a qu’à le pendre bien vîte, parcequ’après cela il doit aller souper en ville. On l’attache à un arbre : ses membres tombent l’un après l’autre ; on les ramasse, on les met dans un coffre, & l’on a la cruauté de les montrer à Argentine lorsqu’elle demande à voir son mari : elle se désole. Arlequin se releve pour la consoler, & rosse tous ceux qui sont sur la scene.

Argentine & Arlequin s’éprouvent mutuellement en prenant tour-à-tour la robe de Flaminia. Arlequin est très comique en Princesse, sur-tout lorsqu’impatienté par Scapin, il veut gager douze sols ou une bouteille de vin qu’il le mettra à la porte. Le tyran fait arrêter Flaminia pour la conduire dans une tour qui est dans {p. 33}un bois. Arlequin la suit, fait disparoître la tour, & on voit les gardes pendus aux arbres des environs. Le tyran, au désespoir, veut mettre l’épée à la main pour punir Arlequin ; celui-ci l’enchante. Le Docteur vient pour parler au Prince, le touche, & demeure enchanté. Octave reprend ses sens & se retire. Lelio, Scapin, Argentine sont ainsi successivement enchantés. Enfin, un barbouilleur touche Argentine & prend sa place : Arlequin vient, rit de l’attitude du barbouilleur, & s’amuse à dessiner sur sa figure, avec du noir de fumée que le pauvre diable a dans un pot.

Le tyran est toujours furieux contre Flaminia. On la cherche par son ordre ; on trouve Argentine sous l’habit de la Princesse, on ne s’apperçoit pas de sa métamorphose, on la met en prison, on l’en retire pour lui présenter un verre de poison sur une soucoupe. Argentine pleure, se désespere ; elle a beau dire qu’elle n’est point Flaminia, l’on ne veut pas l’en croire. Au moment où elle porte sur ses levres le fatal breuvage, Arlequin paroît, donne un coup de baguette : une colombe descend des airs, emporte le verre & la soucoupe. Enfin, Octave s’est rendu maître de son ennemi : il l’a fait attacher à un bûcher, il ordonne qu’on y mette le feu ; mais dans l’instant même Arlequin dit au tyran qu’il est las d’essuyer ses ironies2. Il change le théâtre, & Mario se trouve assis sur un trône magnifique ; il épouse Flaminia, pardonne à son ennemi, & promet de grandes récompenses à son cher Arlequin, qui, selon moi, est un grand sot de ne pas {p. 34}faire sa fortune lui-même, puisqu’il est si puissant.

Je défie le Philosophe le plus grave, l’homme le plus ami du bon genre, de ne pas s’amuser aux représentations de cette comédie, toute monstrueuse qu’elle est ; il sourira du moins lorsque la plus grande partie des spectateurs sera dans l’admiration. Voilà ce qui séduisit nos peres, & ce qui fit enfanter toutes les pieces à machines qu’on représenta devant le fameux Cardinal, & la Circé de Thomas Corneille. Heureusement pour nous la dépense excessive en a délivré la Scene Françoise. Un Auteur auroit le plus grand tort s’il s’occupoit sérieusement d’un genre trop facile pour faire honneur. D’ailleurs, si l’on donne carriere à son imagination, les acteurs, grands ennemis de la dépense, ne veulent pas se charger de la piece : si l’Auteur, gêné par leurs mesquineries, resserre ses idées, il ne pourra pas soutenir l’admiration du spectateur ; & lorsqu’on cesse, dans ces pieces, de le surprendre, tout est perdu. Il veut continuellement être étonné, il a même droit de s’y attendre, puisqu’il n’est point difficile sur le choix des moyens, & qu’il suffit de se livrer au déréglement d’une imagination vive pour le promener de merveille en merveille. J’ai entendu dire à l’inimitable Carlin un mot bien précieux, que je rapporterai : c’étoit après la représentation d’une comédie à grand spectacle, dans laquelle il avoit joué le premier rôle. Il est nécessaire que mes Lecteurs aient une légere idée de cette piece.

L’Arbre enchanté.

Arlequin, valet d’un Officier qu’il a suivi à {p. 35}l’armée, veut abattre un arbre pour faire sa provision de bois : un Génie subalterne, enchanté dans ce même arbre, lui adresse la parole, & le prie, en chantant, de le délivrer, en ne coupant qu’une branche qu’il lui indique. Arlequin obéit, l’arbre se change en fontaine : Arlequin a soif, veut boire, la fontaine disparoît ; elle est remplacée par une chaudiere pleine de macarons. Arlequin, toujours fort friand de macarons, y court : un géant paroît, & l’épouvante. Le Génie qu’il a délivré lui donne, pour le consoler, une baguette par la vertu de laquelle il pourra faire tout ce qu’il voudra. Voici, à-peu-près, les merveilles qu’il opere.

Son maître est retenu par l’amour auprès d’une maîtresse qu’il adore ; pendant ce temps là son régiment est commandé pour aller à l’ennemi ; il apprend cette nouvelle, craint avec juste raison d’être déshonoré, & veut se tuer : Arlequin le transporte en un clin d’œil au milieu du camp, où l’on murmuroit déja de son absence. L’amante de ce même Officier se déguise en homme pour le suivre : il est accusé de rapt par les parents de la demoiselle ; il est cité devant un Tribunal qui va le condamner à perdre la vie, quand Arlequin change le Tribunal en moulin à vent : les quatre Juges paroissent attachés aux quatre voiles, & tournent avec elles. Après quelques autres traits moins merveilleux, Arlequin abat d’un coup de baguette une tour dans laquelle son maître est prisonnier, & lui fait prendre la forme d’une colline agréable, d’où descendent des Sauvages pour le défendre contre ses ennemis, & des danseurs pour l’amuser.

Après la premiere représentation de cette piece, {p. 36}je montai dans la loge de Carlin, & je lui demandai ce qu’il en pensoit. « Sangue di mi, me répondit-il, si j’avois réellement une baguette aussi puissante, je ferois des choses bien plus surprenantes ». Ces mots seuls m’éclairerent. Voilà, me dis-je tout de suite, la critique de la piece & de toutes celles qui feront tenir le même propos au spectateur.

Nous n’avons pas fait mention dans le Chapitre précédent de la Princesse d’Elide de Moliere, ni de sa Psyché, quoique ces deux pieces soient héroïques : nous n’en dirons rien dans celui-ci, quoique toutes les deux soient des pieces à spectacle : nous en parlerons dans le Chapitre suivant, parceque l’Auteur les a rangées dans la classe des Comédies-Ballets : ce qui prouve suffisamment que nos pieces à spectacle, nos Comédies-Ballets, ainsi que nos Comédies héroïques, ont toutes pris naissance, comme je l’ai dit, des Comédies héroïques des Espagnols.

CHAPITRE IV.
Des Comédies-Ballets. §

Les comédies-ballets ont été principalement à la mode sous le regne de Louis XIV. Ce Prince, grand, magnifique en tout, jusques dans ses jeux, vouloit voir briller dans les fêtes galantes qu’il donnoit à grands frais, tous les talents que ses largesses avoient fixés à sa Cour : aussi quelques-unes des comédies-ballets de Moliere n’ont-elles été composées que pour faire paroître des décorations magnifiques, des machines surprenantes ; {p. 37}que pour amener des morceaux de musique composés par les plus grands Maîtres, & chantés par des voix enchanteresses ; pour donner lieu à des ballets exécutés par les plus belles Dames de la Cour & les Seigneurs les mieux faits. Le Roi même ne dédaignoit pas de les embellir en y faisant admirer son port & ses graces3.

Il est sans contredit bien flatteur de contribuer aux plaisirs de son Roi, de son Maître, sur-tout quand il se déclare le protecteur des talents, qu’il encourage les Artistes en applaudissant à ceux qui se distinguent, & en laissant tomber sur eux de ces regards favorables qui font autant d’honneur au protecteur qu’au protégé. Il n’est aucun Poëte qui ne doive envier un tel bonheur ; mais il ne faut pas se dissimuler qu’il coûte cher, puisqu’on le paie de toute sa gloire. Regle générale, jamais un ouvrage fait exprès pour une fête ne méritera l’immortalité à son auteur. J’ose ajouter {p. 38}que mieux il sera fait, que plus il remplira les vues de ceux qui l’ont ordonné, que plus il aura l’espece de mérite qu’on aura voulu lui donner, plus il sera insipide pour le Public ; & sa réputation finira surement avec la fête. Voyons quel fut le succès des pieces que Moliere fit exprès pour la Cour. Consultons les personnes les plus dignes de foi sur cet article, l’Editeur des œuvres de Moliere, & M. de Voltaire, qui a fait des réflexions sur toutes les comédies de ce grand homme.

LA PRINCESSE D’ÉLIDE, OU LES PLAISIRS DE L’ISLE ENCHANTÉE,
Représentée le 7 Mai 1664 à Versailles, à la grande fête que le Roi donna aux Reines.

« Les fêtes que Louis XIV donna dans sa jeunesse méritent d’entrer dans l’histoire de ce Monarque, non seulement par ses magnificences singulieres, mais encore par le bonheur qu’il eut d’avoir des hommes célebres en tous genres, qui contribuerent en même temps à ses plaisirs, à la politesse, à la gloire de la Nation. Ce fut à cette fête, connue sous le nom de l’Isle enchantée, que Moliere fit jouer la Princesse d’Elide, comédie-ballet en cinq actes....

« Cette piece réussit dans une Cour qui ne respiroit que la joie, & qui au milieu de tant de plaisirs ne pouvoit critiquer avec sévérité un ouvrage fait pour embellir la fête.

« On a depuis représenté la Princesse d’Elide à Paris ; mais elle ne put avoir le même succès, {p. 39}dépouillée de tous ses ornements & des circonstances heureuses qui l’avoient soutenue....

« Rarement les ouvrages faits pour des fêtes réussissent-ils au théâtre de Paris. Ceux à qui la fête est donnée sont toujours indulgents ; mais le public libre est toujours sévere ».

Voilà comme parle M. de Voltaire. Ecoutons présentement l’Editeur des œuvres de Moliere.

« En 1664 le Roi donna aux Reines une fête aussi superbe que galante ; elle commença le 7 Mai, & dura plusieurs jours....

« La Cour ne traita pas avec sévérité un ouvrage fait pour la divertir. L’applaudissement du Prince, récompense aussi juste que flatteuse pour Moliere, les allusions vraies ou fausses qui pouvoient avoir quelque chose de mystérieux, les agréments de la musique, de la danse, & plus encore l’espece d’ivresse que produisent le mouvement & l’enchaînement des plaisirs, contribuerent au succès de la Princesse d’Elide. Paris en jugea moins favorablement ; il la vit séparée des ornements qui l’avoient embellie à la Cour : & comme le spectateur n’étoit ni au même point de vue ni dans la situation vive & agréable où s’étoient trouvés ceux pour qui elle étoit destinée, il ne tint compte à l’auteur que de la finesse avec laquelle il développe quelques sentiments du cœur, & l’art qu’il emploie pour peindre l’amour-propre & la vanité des femmes ».

LES AMANTS MAGNIFIQUES,
Comédie-Ballet en prose & en cinq actes, représentée devant le Roi à Saint-Germain, au mois de Février 1670.

Voici ce qu’en dit M. de Voltaire : « Louis XIV {p. 40}lui-même donna le sujet de cette piece à Moliere. Il voulut qu’on représentât deux Princes qui se disputeroient une maîtresse en lui donnant des fêtes magnifiques & galantes....

« Cette piece ne fut jouée qu’à la Cour, & ne pouvoit guere réussir que par le mérite du divertissement & par celui de l’à-propos. »

Ecoutons l’Editeur de Moliere : « Le Roi donna l’idée du sujet des Amants magnifiques. Deux Princes rivaux se disputent par des fêtes galantes le cœur d’une Princesse....

« L’Auteur, qui par de solides raisons & par sa propre expérience avoit appris à distinguer ce qui convenoit aux différents théâtres pour lesquels il travailloit, ne crut pas devoir hasarder cette comédie sur le théâtre de Paris ; il ne la fit pas même imprimer dans sa nouveauté, quoiqu’elle ne soit pas sans beauté pour ceux qui savent se transporter aux lieux, aux temps & aux circonstances dont ces sortes de divertissements tirent leur grand prix ».

Il n’est pas nécessaire de citer Psyché, tragédie-ballet du même Auteur, pour prouver ce que j’ai avancé, & faire voir que les pieces composées pour des fêtes ne réussissent jamais quand on les livre au public, ou qu’elles n’ont du moins qu’un succès momentané. « On voit pourtant tous les jours avec plaisir, me dira-t-on, les Fâcheux, le Mariage forcé, le Sicilien ou l’Amour Peintre, M. de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d’Escarbagnas, le Malade imaginaire, qui sont autant de comédies-ballets jouées à la Cour avant d’être représentées à Paris ». Cela est vrai : mais voilà précisément ce qui me confirme dans mon idée. Moliere {p. 41}voyant par sa propre expérience, ou persuadé par la justesse de son goût, que les pieces faites pour amener des danses, des chants, des machines, des décorations, & analogues à la façon de penser ou à la situation momentanée de quelques personnes, ne pouvoient avoir qu’un succès passager, n’a traité dans ce genre que celles dont son maître ou les circonstances lui indiquoient le sujet. Toutes les fois qu’il n’a pas été enchaîné par des motifs aussi puissants, les agréments ont été faits pour les pieces, & non les pieces pour les agréments : aussi peut-on à volonté les admettre ou les retrancher sans toucher aux beautés solides de la piece. Pour le prouver, il suffit de citer le Mariage forcé, l’Amour Peintre, & la Comtesse d’Escarbagnas, que nous voyons jouer tous les jours sans nous rappeller qu’elles ont été jouées à la Cour avec des ballets.

Loin que toutes les comédies-ballets de Moliere aient été composées exprès pour amener des divertissements, ces divertissements pour la plupart prouvent eux-mêmes qu’ils n’ont pas été fondus avec la piece, puisqu’ils lui sont tout-à-fait étrangers, & que souvent ils la déparent. Jettons les yeux sur ceux de Pourceaugnac, & voyons comme ils sont amenés.

ACTE I. Scene I.

Eraste, aux Musiciens.

Suivez les ordres que je vous ai donnés pour la sérénade. Pour moi, je me retire, & ne veux point paroître ici.

Scene II.

Une Musicienne, plusieurs Musiciens chantants, plusieurs autres Joueurs d’instruments, troupe de Danseurs.

{p. 42}

Dialogue d’une Musicienne & d’un Musicien. Je le supprime.

Premiere entrée de Ballet.

Danse de deux Maîtres à danser.

Deuxieme entrée de Ballet.

Danse de deux Pages.

Troisieme entrée de Ballet.

Quatre Curieux de spectacles, qui ont pris querelle ensemble pendant la danse des deux Pages, dansent en se battant l’épée à la main.

Quatrieme entrée de Ballet.

Deux Suisses séparent les quatre combattants, &, après les avoir mis d’accord, dansent avec eux.

Je n’ai jamais vu sur le théâtre rien de tout cela, & je ne le regrette point.

Scene XIII.

Deux Médecins grotesques chantent à Pourceaugnac :

Buon di, buon di, &c.

Scene XIV.
Entrée de Ballet.

Danse de Matassins autour de M. de Pourceaugnac.

Scene XVI.

Les deux Médecins grotesques & les Matassins avec leurs seringues poursuivent M. de Pourceaugnac.

J’ai vu cela, & j’ai vu en même temps que ce n’est pas le beau de la piece, & qu’on devroit le retrancher.

{p. 43}

ACTE II. Scene XIII.

Deux Avocats, deux Procureurs, deux Sergents. Les Avocats chantent à Pourceaugnac :
La polygamie est un cas,
 Est un cas pendable.

Entrée de Ballet.
Danse de deux Procureurs & de deux Sergents.

On a supprimé au théâtre les Procureurs & les Sergents : on devoit supprimer aussi les Avocats.

ACTE III. Scene derniere.

Une Egyptienne & un Egyptien chantent.

Premiere entrée de Ballet.

Danse de Sauvages.

Deuxieme entrée de Ballet.

Danse de Biscayens.

Veut-on absolument que les Apothicaires dansants, les Médecins chantants ne soient pas tout-à-fait déplacés dans les intermedes d’une piece aussi folle que Pourceaugnac ? on m’avouera du moins que les Procureurs, les Sergents y sont amenés de force, & que les Pages, les Curieux, les Maîtres à danser, les Suisses, les Egyptiens, les Sauvages, les Biscayens y sont tout-à-fait déplacés.

Il est des femmes qui ne paroissent belles qu’à la faveur d’une toilette très recherchée, & qu’il faut bien se garder de surprendre avant qu’une Marton savante dans l’art de Latour4 ait arrangé {p. 44}l’iris5 de leur teint. Nous en voyons qui, très jolies sans le secours de l’art, prennent cependant un air plus frippon en couronnant leur tête de quelques fleurs. Quantité d’autres font disparoître leurs charmes sous un fatras de pompons, de mouches, de rubans. On peut leur comparer les comédies-ballets de Moliere après les avoir séparées en trois classes.

Si nous n’avons point parlé des Fâcheux dans ce chapitre, c’est que nous destinons cette piece à servir d’exemple pour les comédies à scenes détachées.

CHAPITRE V.
Des Pieces à scenes détachées. §

Plusieurs personnes ont donné à ces pieces le titre de farces : j’ignore pourquoi. Nous avons dans ce genre mille comédies qui sont plus sérieuses, plus philosophiques, que nombre de pieces bien intriguées. Comme Riccoboni est un de ceux qui confondent plus volontiers les pieces à scenes détachées avec les farces, il est bon de voir ce qu’il en dit art. 4. Des farces ou petites pieces à scenes détachées.

« Une farce ou petite piece de scenes détachées est une fable dont les scenes n’ont aucune liaison entre elles, & dont l’action ne consiste que {p. 45}dans la démarche de plusieurs personnages qui par des motifs différents ou opposés viennent successivement ou plusieurs ensemble entretenir de leurs intérêts un homme ou une Divinité.

« Ces farces ou ces petites pieces n’ont & ne peuvent même avoir ni action, ni intrigue, ni dénouement, car elles finissent d’ordinaire avec l’audience de l’homme ou du Dieu consulté, soit qu’il ne leur plaise plus de la continuer, ou que personne ne se présente plus pour la demander ; & pour finir ces prétendues pieces d’une maniere enjouée, on y ajoute le plus souvent un ballet composé des personnages qui ont paru sur la scene.

« Le grand nombre de farces que nous avons dans ce genre ne permet pas de penser qu’il soit bien difficile à traiter. Je crois que pour y réussir il suffit d’avoir ce qu’on appelle l’esprit de saillies & de bons mots ; mais c’est à mon sens une chose des plus hardies que d’imaginer, comme a fait Moliere, une comédie en trois actes de scenes détachées, telle que les Fâcheux. On peut dire que ce Poëte est ici le modele des plus grands génies ».

Riccoboni a raison de mettre les Fâcheux de Moliere au-dessus de toutes les pieces à scenes détachées ; mais il a tort de dire que Moliere a eu seul la hardiesse d’en faire en trois actes. Riccoboni ne connoissoit donc pas le théâtre de Boursault : s’il avoit pris la peine de le parcourir, il y auroit vu le Mercure galant6 ou la comédie {p. 46}sans titre, en cinq actes en vers, dans laquelle la plupart des acteurs viennent uniquement pour faire parler d’eux dans le Journal du mois ; il y eût trouvé les Fables d’Esope, comédie en cinq actes en vers, dans laquelle les divers personnages qu’on y voit sont amenés par la curiosité de consulter Esope, qui les renvoie en leur récitant une fable analogue à leurs demandes ; il y auroit vu encore Esope à la Cour, comédie en cinq actes en vers dans le genre des Fables d’Esope, avec cette différence que le héros de la premiere donne ses audiences à la Ville, & l’autre à la Cour.

Une fois qu’on a décidé l’emploi du personnage auprès duquel l’on veut introduire les autres acteurs avec quelque ombre de vraisemblance, il n’est pas bien difficile d’augmenter le nombre des interlocuteurs, le nombre des scenes, &c. Ce n’est donc pas sur la quantité des actes que nous donnerons des éloges à Moliere, c’est sur l’art qu’il a mis dans sa piece, art inconnu jusqu’à lui dans toutes les pieces à scenes détachées, art que Boursault ignoroit totalement, comme nous le verrons en comparant le Mercure galant avec les Fâcheux. Malheur à qui ne sait pas voir dans la derniere de ces pieces une exposition, une intrigue, un dénouement.

{p. 47}

Extrait de la comédie sans titre ou du Mercure galant.

Un bon vieillard est si enthousiasmé du Mercure galant, qu’il ne veut donner sa fille qu’à l’Auteur de ce Journal. Heureusement pour la Demoiselle le jeune homme qu’elle aime est cousin du Journaliste. Il met son parent dans ses intérêts, le fait partir pour Saint-Germain, prend possession de sa maison, & fait sous son nom demander la main de sa belle : c’est ici que la piece commence. Le vieillard croit s’allier à la gloire en prenant pour gendre l’Auteur prétendu du Mercure ; lui-même lui présente sa fille, & quitte les amants pour visiter la maison. Plusieurs personnes viennent se faire inscrire pour occuper un chapitre dans le journal du mois. Le petit-fils d’un Mousquetaire à genoux, c’est-à-dire d’un Apothicaire, demande qu’on lui fasse des aïeux. Un Imprimeur veut faire annoncer des billets d’enterrement, mais si beaux, si bien ornés, qu’on aura du plaisir à se faire enterrer, & qu’il s’enrichira bientôt,

Si l’année est heureuse & fertile en trépas.

Survient un Gentilhomme campagnard qui ne veut pas se marier, parcequ’un limaçon lui a montré ses cornes, & qu’un coucou a chanté auprès de lui. Un soldat ivre se présente ; il croit avoir rendu le plus grand service à l’Etat ; il dit :

J’étois sur un vaisseau quand Ruiter fut tué,
Et j’ai même à sa mort beaucoup contribué ;
J’allai chercher le feu que l’on mit à l’amorce
Du canon qui lui fit cracher l’ame par force.

On voit ensuite deux bavardes qui prétendent {p. 48}avoir l’art de se taire, & qui, pour le prouver, babillent sans cesse ; M. Chicaneau & M. Sangsue, Procureurs, l’un au Châtelet, l’autre au Parlement, qui font l’énumération de leurs fripponneries ; un petit Abbé, grand compositeur d’énigmes, qui, avec toute la prétention possible, vient lire celle-ci, dont le mot est est un vent échappé par en bas :

Je suis un invisible corps,
Qui de bas lieu tire mon être,
Et je n’ose faire paroître
Ni qui je suis, ni d’où je sors.
Lorsqu’on m’ôte la liberté,
Pour m’échapper j’use d’adresse,
Et deviens femelle traîtresse
De mâle que j’aurois été.

Enfin le pere de Cécile, après avoir admiré la beauté des appartements & des meubles, donne son consentement.

Cette piece est totalement dénuée d’intrigue, puisque les divers acteurs arrivent & sortent, sans apporter le moindre changement aux affaires des amants : je ne dis pas à leur situation, parcequ’il n’y en a pas une seule dans la piece entiere. L’avant-scene en est ridicule, & la fable n’est pas dénouée. Nous ignorons ce que fera, ce que dira le pere de Cécile, en apprenant la supercherie qu’on lui a faite.

Passons à la comédie des Fâcheux, & nous y verrons les mêmes combinaisons que dans les pieces les plus régulieres.

Extrait des Fâcheux, acte I.

Eraste est l’amant aimé d’Orphise ; mais Damis, oncle & tuteur de la belle, s’oppose à leur {p. 49}bonheur. Ils sont obligés de se voir en secret. Eraste arrive au rendez-vous en pestant contre un fâcheux qui l’a retenu long-temps ; il craint d’avoir manqué l’heure indiquée, lorsqu’il voit Orphise accompagnée d’un inconnu : il la salue ; elle feint de ne pas le voir : il est piqué de cette marque de mépris ; il ordonne à la Montagne, son valet, de suivre l’infidelle ; il se livre seul à ses réflexions jalouses, quand Léandre vient fort mal-à-propos chanter & danser devant lui une courante de sa composition, & sur laquelle il est bien aise de savoir son avis.

La Montagne annonce à son maître qu’Orphise vient à lui. Elle arrive, elle calme aisément sa jalousie en lui apprenant qu’elle étoit avec un fâcheux dont elle ne pouvoit se défaire qu’en feignant de quitter la promenade. Eraste commence à se rassurer. Alcandre vient rompre brusquement le tête-à-tête, demande excuse à l’amante, de son indiscrétion, & prend l’amant à part pour lui dire qu’il est obligé de se battre, & pour le prier de lui servir de second. Eraste s’excuse, revient bien vîte sur ses pas. Orphise s’est retirée. Il ordonne à la Montagne de la chercher d’un côté, il va de l’autre en donnant au diable tous les fâcheux.

ACTE II.

Eraste revient sur la scene pour savoir si la Montagne a vu Orphise ; il se félicite d’être délivré des fâcheux : mais c’est à tort, un joueur mal-heureux lui détaille tous les coups qu’il a essuyés dans une partie. La Montagne arrive, lui apprend qu’Orphise le joindra dès qu’elle sera débarrassée de deux provinciaux qui l’impatientent. Eraste veut, en attendant Orphise, composer quelques {p. 50}vers sur un air qu’elle aime ; il est interrompu par deux femmes qui se disputent sur la cause & les effets de la jalousie, & le prient de décider. Orphise paroît dans ce moment, devient jalouse ; & lorsqu’Eraste va la joindre, elle lui dit de ne pas quitter sa compagnie, & se retire. Eraste la suit pour s’excuser ; un chasseur l’arrête, & lui raconte les plaisirs & les chagrins qu’il a éprouvés dans une partie de chasse. Eraste se débarrasse enfin de lui.

ACTE III.

Eraste a trouvé le secret d’appaiser Orphise ; mais l’oncle de la belle s’oppose plus que jamais à leur union. Orphise a permis à son amant d’aller la voir chez elle à l’insu de leur tyran ; il en prend la route ; il est successivement arrêté par un faux savant, un faiseur de projets, un Marquis qui veut l’accompagner par-tout, croyant qu’il a une querelle à vuider. Pendant ce temps-là le tuteur d’Orphise a découvert le rendez-vous des amants ; il veut donner la mort à Eraste avant que de lui donner sa niece. Quelques valets d’Eraste entendent les projets du tuteur, fondent sur lui : leur maître se trouve là très à propos pour sauver les jours de son ennemi, qui, vaincu de son côté par cette action généreuse, lui accorde la main d’Orphise.

Le dernier Editeur des œuvres de Moliere dit dans ses réflexions sur la piece des Fâcheux, que cette espece de comédie est presque sans nœud. Mes Lecteurs ne seront pas, je pense, de son avis : ils auront remarqué dans l’extrait non seulement une exposition simple autant qu’intéressante ; une intrigue bien graduée, & variée tantôt par la jalousie de l’amant, tantôt par celle de l’amante, {p. 51}tantôt par les contradictions de l’oncle ; un dénouement inattendu qui termine tout au gré des acteurs & des spectateurs : ils auront encore fait attention à l’adresse du nœud général ; il est ourdi de maniere que chaque fâcheux trouve l’amant dans une situation bien prononcée, à la portée de tous les cœurs, & qu’il sert à la rendre plus piquante.

Dans le Mercure galant le héros ou son valet s’amusent aux dépens des divers personnages qui se succedent sur la scene ; le spectateur n’y rit que de leurs ridicules : ici la chose est bien différente, chaque fâcheux empêche Eraste ou d’aller joindre une maîtresse adorée dont il est attendu avec impatience, ou de s’informer si elle lui est réellement infidelle, ou de s’excuser d’une perfidie dont on l’accuse. Le public s’amuse non seulement du ridicule des fâcheux, il rit encore de l’embarras où ils jettent celui à qui ils s’adressent, de l’impatience qu’ils lui causent, & des efforts qu’il fait pour se débarrasser d’eux. L’acteur persécuté & les importuns se prêtent mutuellement du comique & le doublent7.

A la suite d’un de ces repas tumultueux où {p. 52}chaque convive se croit obligé de faire preuve d’esprit, où l’on pense comme Scarron que

La digestion est meilleure
Lorsqu’on dispute un bon quart-d’heure,

j’ai entendu critiquer précisément ce que nous venons d’admirer : « Puisque Moliere, disoit-on, a fait rouler son action, son intrigue, son dénouement sur l’amour, il a tort de n’avoir pas filé dans chaque acte une ou deux scenes qui caractérisassent cette passion ». Il est impossible de raisonner plus mal. Quel a été le but de l’Auteur ? celui de peindre au public assemblé le ridicule des fâcheux qui inondoient alors la Cour & la Ville. Son titre annonce son projet. Des scenes tendres, des scenes de jalousie, des scenes de réconciliation bien filées sur la scene, auroient refroidi celles des fâcheux, & détourné le spectateur du but principal. Cette nouvelle disposition eût changé toute la piece, & l’Auteur auroit été fort embarrassé pour lui donner un titre. Moliere n’avoit donc pas d’autre parti à prendre que celui de presser les incidents de l’intrigue, de les indiquer seulement sur le théâtre, & de les faire développer derriere la toile quand ils demandoient des détails trop longs.

Après avoir loué Moliere d’avoir rendu sa piece intéressante par une intrigue qui met en situation même des personnages épisodiques, nous devons le louer encore davantage d’avoir fondu toute cette même intrigue dans un petit nombre de vers semés à propos dans la piece. Je vais les réunir pour faire mieux goûter l’adresse de l’Auteur.

{p. 53}

ACTE I. Scene I.

Eraste, à son valet.

Maudit soit le fâcheux, dont le zele obstiné
M’ôtoit au rendez-vous qui m’est ici donné !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Mais de tous mes fâcheux, le plus fâcheux encore,
C’est Damis, le tuteur de celle que j’adore,
Qui rompt ce qu’à mes vœux elle donne d’espoir,
Et, malgré ses bontés, lui défend de me voir.
Je crains d’avoir déja passé l’heure promise,
Et c’est dans cette allée où devoit être Orphise.

Scene II.

Mais vois-je pas Orphise ? Oui, c’est elle qui vient.
Où va-t-elle si vîte ? & quel homme la tient ?
(Il la salue comme elle passe, & elle détourne la tête.)

Scene III.

Quoi ! me voir en ces lieux devant elle paroître,
Et passer en feignant de ne me pas connoître !
Que croire ? qu’en dis-tu ? . . . . . .
. . . . . . Va-t’en suivre leurs pas ;
Vois ce qu’ils deviendront, & ne les quitte pas.

Scene VII.

La Montagne.

Monsieur, Orphise est seule, & vient de ce côté.

Eraste.

Ah ! d’un trouble bien grand je me sens agité !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
{p. 54}

Scene VIII.

Orphise.

Votre front à mes yeux montre peu d’alégresse.
Seroit-ce ma présence, Eraste, qui vous blesse ?
. . . . . . . . .

Eraste.

Quoi ! d’un esprit méchant n’est-ce pas un effet,
Que feindre d’ignorer ce que vous m’avez fait ?
Celui dont l’entretien vous a fait, à ma vue,
Passer...

Orphise.

C’est de cela que votre ame est émue ?

Eraste.

Insultez, inhumaine, encore à mon malheur :
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur.

Orphise.

L’homme dont vous parlez, loin qu’il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux, dont j’ai su me défaire.
J’ai feint de m’en aller pour cacher mon dessein,
Et jusqu’à mon carrosse il m’a prêté la main.
Je m’en suis promptement défaite de la sorte,
Et j’ai, pour vous trouver, rentré par l’autre porte.
(Un fâcheux l’interrompt, emmene Eraste : celui-ci s’en débarrasse, veut rejoindre Orphise & ne la trouve plus.)

Scene XI.

Eraste.

Adieu. Cinquante fois au diable le fâcheux !
Où donc s’est retiré cet objet de mes feux ?

La Montagne.

Je ne sais.

Eraste.

Pour savoir où la belle est allée,
Va-t’en chercher par-tout, j’attends dans cette allée.
{p. 55}

ACTE II. Scene III.

Eraste.

Ah ! que tu fais languir ma juste impatience !

La Montagne.

Monsieur, je n’ai pu faire une autre diligence.

Eraste.

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle enfin ?

La Montagne.

Sans doute ; & de l’objet qui fait votre destin,
J’ai par son ordre exprès quelque chose à vous dire.

Eraste.

Eh quoi ! déja mon cœur après ce mot soupire !
. . . . . . . . . .

La Montagne.

Son ordre est qu’en ce lieu vous devez vous tenir,
Assuré que dans peu vous l’y verrez venir.
. . . . . . . . . .

Eraste.

Laisse-moi méditer. J’ai dessein de lui faire
Quelques vers, sur un air où je la vois se plaire.
. . . . . . . . . .
(Deux fâcheuses viennent l’interrompre. Orphise arrive : elle est jalouse de le voir avec des femmes.)

Scene V.

Eraste, allant au-devant d’Orphise.

Que vous tardez, Madame ! & que j’éprouve bien !...

Orphise.

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
A tort vous m’accusez d’être trop tôt venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.
(Elle sort.)
. . . . . . . . .
{p. 56}

Eraste.

Ciel ! faut-il qu’aujourd’hui fâcheuses & fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !
. . . . . . . . .
Je pense qu’à la fin je perdrai patience.
Cherchons à m’excuser avecque diligence.

ACTE III. Scene I.

Il est vrai, d’un côté mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s’est adouci :
Mais d’un autre on m’accable ; & les astres séveres
Ont contre mon amour redoublé leurs coleres.
Oui, Damis son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s’oppose aux plus doux de mes vœux,
A son aimable niece a défendu ma vue,
Et veut d’un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grace à mon feu ;
Et j’ai fait consentir l’esprit de cette belle
A souffrir qu’en secret je la visse chez elle.
. . . . . . . . .
Je vars au rendez-vous ; c’en est l’heure à-peu-près :
Puis je veux m’y trouver plutôt avant qu’après.
. . . . . . . . .
(Plusieurs fâcheux viennent successivement l’arrêter.)

Scene IV.

 Quels malheurs suivent ma destinée !
Ils m’auront fait passer l’heure qu’on m’a donnée !

Scene V.

DAMIS, LÉPINE, ERASTE, LA RIVIERE & ses compagnons.

Damis, à part.

Quoi ! malgré moi, le traître espere l’obtenir !
Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.
{p. 57}

Eraste.

J’entrevois là quelqu’un sur la porte d’Orphise.
Quoi ! toujours quelque obstacle aux feux qu’elle autorise !

Damis, à Lépine.

Oui, j’ai su que ma niece, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Eraste sans témoins.

La Riviere, à ses compagnons.

Qu’entends-je à ces gens-là dire de notre maître ?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.

Damis, à Lépine.

Mais avant qu’il ait lieu d’achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Va-t’en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche aux lieux que je desire.

La Riviere, attaquant Damis avec ses compagnons

Avant qu’à tes fureurs on puisse l’immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.

Eraste.

Bien qu’il m’ait voulu perdre, un point d’honneur me presse
De secourir ici l’oncle de ma maîtresse.
Je suis à vous, Monsieur.
(Il met en fuite la Riviere & ses compagnons.)

Damis.

O Ciel ! par quel secours
D’un trépas assuré vois-je sauver mes jours !
A qui suis-je obligé d’un si rare service !

Eraste.

Je n’ai fait, vous servant, qu’un acte de justice.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
{p. 58}

Damis.

Quoi ! celui dont j’avois résolu le trépas,
Est celui qui pour moi vient d’employer son bras !
. . . . . . . . .
Je rougis de ma faute, & blâme mon caprice.
Ma haine trop long-temps vous a fait injustice ;
Et pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l’objet de vos vœux.

Scene VI.

Orphise, sortant avec un flambeau.

Monsieur, quelle aventure a d’un trouble effroyable...

Damis.

Ma niece, elle n’a rien que de très agréable,
Puisqu’après tant de vœux, que j’ai blâmés en vous,
C’est elle qui vous donne Eraste pour époux.
. . . . . . . . .

Eraste.

Mon cœur est si surpris d’une telle merveille,
Qu’en ce ravissement je doute si je veille.
. . . . . . . . .

Les différentes parties de cette intrigue ainsi rapprochées font voir que le sujet est clairement exposé, que les noms des principaux personnages sont annoncés, ainsi que leurs caracteres & les motifs qui les font agir. J’ai démontré que l’action nous conduit d’incident en incident, & par gradation, à un dénouement bien supérieur à celui du Mercure, & qu’il est dans toutes les regles, puisqu’il a le mérite de la précision, qu’il surprend, & qu’il satisfait tout le monde : j’ai donc confondu, aux yeux de mes Lecteurs judicieux, les personnes qui n’avoient pas apperçu le {p. 59}moindre nœud dans cette piece, ou qui ne vouloient pas en convenir : j’ai triomphé en même temps de celles qui ne concevoient pas la possibilité de resserrer une action parfaite dans un petit nombre de vers, & qui critiquoient Moliere de l’avoir fait. Mais ce n’est point assez ; je veux leur prouver présentement que Moliere, s’il l’eût jugé à propos, auroit pu précipiter davantage son intrigue, sans la priver d’aucune des parties qui lui sont essentielles, & que nous venons d’admirer en elle. On me soutiendra que la chose n’est pas faisable ; je prouverai le contraire par les vers mêmes de Moliere, puisqu’en les copiant j’en ai retranché la moitié sans toucher, comme l’on vient de le voir, aux ressorts nécessaires pour faire mouvoir une action complette, sans même déranger l’ordre des rimes.

Malgré le succès qu’ont eu dans leur nouveauté les pieces de Boursault, malgré toute notre admiration pour l’art que Moliere a mis dans les Fâcheux, je ne conseillerois point à un Auteur de se borner à des pieces dans le genre de celles que nous venons d’analyser, & de les étendre sur-tout au-delà d’un acte. Une petite bagatelle à scenes détachées peut échapper à un homme d’esprit, même à un homme de génie ; il la donne alors sans prétention ; c’est un enfant perdu qu’il livre au caprice du public : s’il fait plusieurs actes, l’ouvrage acquiert pour lors une certaine consistance qui le fait juger avec sévérité.

Dans la plus grande partie des pieces à scenes détachées, c’est, comme l’a remarqué Riccoboni, une Divinité personnifiée qui joue le premier rôle. Il confond les pieces de ce genre dans la classe des pieces dont nous venons de parler ; {p. 60}elles se ressemblent en effet par bien des côtés : il est cependant entre elles quelques différences qu’il est bon de faire remarquer.

CHAPITRE VI.
Des Pieces à scenes détachées, dans lesquelles une Divinité préside. §

Les comédies de ce genre sont premiérement moins naturelles, moins vraisemblables que les pieces dans lesquelles on n’admet aucun être surnaturel ; en second lieu l’Auteur ne sauroit que très difficilement y ménager une intrigue : si à force d’art il y réussit, cette intrigue doit, de toute nécessité, être défectueuse, puisqu’elle ne peut jamais rouler sur le principal personnage. Le Héros enchaîné par le decorum de la divinité est sur la scene pour donner des conseils, recevoir des plaintes, débiter des moralités ou des épigrammes, & point du tout pour être de moitié dans aucune espece de rivalité avec de simples mortels. Mais en revanche les petites bagatelles de cette espece peuvent avoir beaucoup plus de piquant, de comique & un plus grand nombre de saillies, parcequ’une Divinité entourée de simples mortels a sur eux une supériorité qu’un Auteur ingénieux sait partager, & qui le met très fort à son aise.

Il faut bien se garder encore de confondre toutes les pieces à scenes détachées dans lesquelles une Divinité préside. Il en est de plusieurs especes, qui toutes ont séparément & des beautés & {p. 61}des défauts inséparables de leur nature, & plus ou moins frappants, selon l’art de l’Auteur. Nous les rangerons dans trois classes différentes.

Celles qui font simplement la critique des ouvrages, & qui n’en veulent qu’à l’esprit.

Celles qui attaquent les ridicules, les travers, les vices, & qui développent à nos yeux le cœur humain pour nous en faire voir la fausseté.

Celles enfin qui font en même temps la satyre des mœurs & des arts, de l’esprit & du cœur.

Je vais mettre trois exemples différents sous les yeux de mes Lecteurs.

Premiere Classe.
LA BARRIERE DU PARNASSE,
en un acte & en prose. §

Apollon a fait mettre une barriere au sacré vallon ; il en confie la garde à la Muse chansonniere, avec ordre d’interdire l’entrée du Parnasse à tout ouvrage qui n’en sera pas digne. La Muse n’ignore pas la difficulté d’un pareil emploi ; mais elle se rassure en réfléchissant qu’elle peut se conformer au jugement du public.

Dardanus, tragédie lyrique de M. la Bruere, musique de Rameau, se présente avec sa parodie ; la Muse les congédie brusquement en leur disant :

Air : Réveillez-vous.

Dardanus & sa parodie
En naissant auroient dû périr :
Ils n’ont vécu que par magie,
Le sommeil les a fait mourir.

Le Marié sans le savoir de M. Fagan paroît ensuite, {p. 62}& dit que son papa l’estime fort. La Muse lui répond :

Air : Lon la.

 Cet Auteur, chez Apollon,
 Va toujours à reculon.
  Son esprit brillant,
  Qui promettoit tant,
 Refuse le service.
Menez donc le chétif enfant
 Loger à l’écrevisse,
  Lon la,
 Loger à l’écrevisse.

Edouard III, tragédie de M. Gresset, vient se plaindre de la Critique qui trouve dans son intrigue un double intérêt. La Critique a tort, répond la Muse, & l’intérêt ne peut être double où l’on n’en trouve point du tout. Edouard continue :

De plus, on blâme en moi des scenes applaudies,
Qui firent le succès de tant de tragédies.
Feuilletez avec soin tous nos Auteurs fameux ;
Mes traits les plus frappants sont tirés d’après eux.
Le Public, bonnement, dans son erreur extrême,
Pense que tous mes vers sont faits pour mon poëme.
Madame, en vérité, c’est juger de travers ;
Mon poëme n’est fait que pour coudre mes vers.

La Muse voit arriver une jeune fille qu’elle a bien de la peine à définir. Elle lui demande si elle est l’Agnès de l’Ecole des Femmes : Nenni, répond la jeune fille, je suis les Dehors trompeurs.

La Muse lui reproche son caractere niais & hors de saison : lorsqu’elle veut l’examiner de près, la jeune fille se recule. Oh dame, dit-elle, {p. 63}quand on me regarde de près, je parois moins jolie ; mais mon esprit plaît beaucoup.

La Muse.

A quoi sert-il ?

La Fille.

A rien.

La Muse.

Apollon vous refusera si vous n’êtes pas présentée par l’Esprit & conduite par le Bon-sens.

La Fille.

Oh ! l’Esprit a pris les devants.

La Muse.

Et le Bon-sens ?

La Fille.

Je l’ai laissé derriere. . . . . . . Au reste, a-t-on besoin de caractere ? Le Baron ou l’Homme du jour est-il plus décidé que moi ?

La Muse.

Cela répond mieux au titre des Dehors trompeurs.

Air.

Ce bel ouvrage d’esprit
 Bien écrit,
Où les plus beaux traits pétillent,
Est semblable au casaquin
 D’Arlequin,
Où toutes les couleurs brillent.

Dites à votre Héros,

Air : Branle de Metz.

Que plus d’un Censeur habile
Lui conseille prudemment
De renvoyer au Couvent
Sa grande sœur inutile,
Et de chasser pour son bien
Sa Soubrette bonne à rien.
{p. 64}

La Fille.

Bon ! faut-il écouter la Critique ? Ne dit-elle pas que mon pere arrive de Bretagne pour piller le dénouement de l’Ecole des Maris ; que la folle Comtesse est une échappée du Philosophe marié. Mais je plais, il suffit.

La Muse.

Croyez-moi, on affichera peut-être bientôt chez votre Libraire :

Ci gît au magasin la plus belle des pieces8,
Toute vive enterrée à côté des deux nieces.

La Fille.

Je me moque de vos prédictions. Je vais continuer mon chemin. . . . . (Elle franchit la barriere.)

La Muse.

Doucement ! La petite étourdie a franchi la barriere ; elle est si vive, qu’on ne peut l’arrêter.

Le Superstitieux, comédie de Messieurs Boissi & Romagnesi, veut profiter de ce moment pour passer ; mais il tombe très rudement.

La Muse.

Hola, quelqu’un.

Portez-moi ce corps fracassé
Tout droit aux Incurables,
 Lon la,
Tout droit aux Incurables.

Le Superstitieux.

Tout le monde m’a prédit ce malheur.

{p. 65}

Après plusieurs scenes dont je ne parle pas, Lucinde entre avec Charmant : la Muse quitte le ton critique pour faire l’éloge de la comédie de l’Oracle & de son auteur M. de Saint-Foix.

Cet exemple suffit pour faire voir que les pieces de son espece peuvent pétiller d’esprit & de gaieté si la critique est juste, si les épigrammes sont enfantées par une fine raillerie, & non par la noire malignité ; mais il ne faut pas se dissimuler qu’elles n’étendent pas bien loin la gloire de leur Auteur, puisqu’elles ne font que paroître & disparoître, puisqu’elles ne durent que pendant la nouveauté des pieces qu’elles critiquent.

Seconde Classe.
LA VÉRITÉ FABULISTE,
Comédie en un acte, jouée le 27 Décembre 1731, par M. de Launay. La scene est dans un bois consacré à la Vérité. §

La Vérité dit à Mercure qu’elle ne veut plus rester dans cette solitude depuis qu’elle est instruite des désordres où les hommes sont livrés ; qu’elle veut encore se présenter à leurs yeux pour tâcher de les ramener. Mercure lui fait observer la difficulté, & peut-être l’inutilité de cette démarche. La Vérité lui répond qu’elle ne se présentera pas aux humains nue comme autrefois, qu’elle saura s’envelopper d’un voile, à travers lequel elle pourra leur faire voir leurs erreurs. Elle prétend que de cette maniere on peut offrir la vérité aux Monarques même les plus absolus, ce qu’elle prouve par la fable suivante.

Le Sultan & le Visir.

Un Sultan furieux portoit par-tout la guerre,
Et n’étoit pas content si les lointains climats
{p. 66}
 Ne sentoient l’effort de son bras :
 Il ravageoit sa propre terre,
 Ruinoit ses propres Etats.
Son Visir déploroit le funeste ravage
 Sans oser lui rien témoigner ;
Et quand il l’auroit fait, qu’auroit-il pu gagner ?
 Il ne l’eût qu’aigri davantage.
 Il arriva pourtant un jour
 Que tous deux étant à la chasse,
 Et loin du reste de la Cour,
 Le Visir s’avisa d’un tour
 Qui sut colorer son audace.
Sire, je sais, dit-il, la langue des oiseaux,
 Rossignols, fauvettes, moineaux ;
 J’entends clairement leur langage :
Un habile Dervis, cabaliste & demi,
 Honnête homme & fort mon ami,
 M’a procuré cet avantage.
Si votre Majesté veut en voir des effets,
 Ses vœux vont être satisfaits.
 Le Sultan à cette merveille
 Prêtoit une attentive oreille.
Le soir en s’en allant ils virent deux hiboux
 Perchés sur un arbre en présence :
 Hé bien, Visir, nous direz-vous
De ces deux animaux quelle est la conférence ?
Le Visir s’approcha de l’arbre, & quelque temps
Fit semblant d’écouter ce qu’ils paroissoient dire,
 Puis rejoignant son maître : ah ! Sire,
Je ne redirai point ce que ces insolents
Sur votre Majesté viennent de faire entendre.
Parle, dit le Sultan, & ne me cache rien :
 Mot pour mot je veux tout apprendre.
{p. 67}
Hé bien, dit le Visir, voici leur entretien :
 Ils parlent d’unir leur famille :
L’un est pere d’un fils, & l’autre d’une fille,
 Qu’ils veulent ensemble établir,
Et voici ce que l’un disoit à l’autre pere :
 Ecoutez, je prétends, mon frere,
Que nos enfants soient bien, qu’ils ne puissent faillir ;
Et pour que leur état soit durable & tranquille,
Je n’accorderai rien si vous ne leur donnez
 Trente villages ruinés,
 Item, quelque petite ville.
Oh ! frere, a répondu l’autre hibou, d’accord,
Cinq cents si vous voulez ; allez, je vous proteste
Que si le Sultan vit, nous en aurons de reste ;
Il est pour les hiboux d’un merveilleux rapport :
Que son regne soit long, nous aurons pour asyles
 Tous les villages & les villes.
 Le Sultan avoit de l’esprit ;
Il sentit bien le trait, & le mit à profit.

Mercure se rend aux raisons de la Vérité, & lui promet d’aller apprendre aux Mortels qu’elle a banni sa rigueur, & qu’ils trouveront dans la douceur de ses conseils des moyens infaillibles pour devenir heureux. Un Gentilhomme de province qui passoit sa vie à tourmenter ses vassaux, un ambitieux, une capricieuse, un fastueux, un faux politique viennent tour à tour parler à la Vérité, qui leur donne des conseils excellents : nous nous contenterons de rapporter les fables qu’elle débite à l’ambitieux qui veut quitter ses terres pour aller à la Cour, & à la capricieuse qui ne cesse de tourmenter son amant, & qui craint cependant de le perdre.

{p. 68}

A l’Ambitieux.

La Vérité le compare à un oiseau qui après avoir passé des jours heureux & tranquilles dans un bois écarté, se laisse séduire par un esclavage brillant.

Le millet, le biscuit, rien ne fut épargné ;
Mais pour quelqu’un né libre, & qui même a regné,
 Qu’est-ce qu’une cage dorée ?
 Chaque esclave de la maison,
 Maint perroquet, mainte perruche
 Lui cherche querelle & l’épluche,
 Tous jaloux du nouveau mignon :
 Il eut même plus d’un lardon
 De la pie & de la guenuche.
 Est-ce tout ? un chat du complot,
 Un beau matin en fit pâture ;
A quoi le vieux matois donna telle tournure,
 Que le maître n’en sonna mot.
Êtes-vous curieux de pareille aventure ?

A la Capricieuse.

 Une corme brillante & fraîche
D’une jeune fillette avoit charmé les yeux ;
Mais ce fruit, qui sembloit un fruit délicieux,
 Au goût parut dur & revêche.
Quoi ! lui dit la fillette, un si beau coloris
 Cache une amertume effroyable,
 Et pour te trouver agréable,
Il faut que par le temps tes appas soient flétris !
 Que ton injustice est extrême,
Lui répondit la corme ! eh ! n’es-tu pas de même
 Par l’effet seul de ton humeur ?
{p. 69}
 Te voilà jeune, fraîche, belle ;
 Ton amant est tendre & fidele :
 Et loin d’avoir cette douceur
Qu’annonce de tes traits la grace naturelle,
 Tu n’as qu’amertume & qu’aigreur.
Crois-moi, n’attends pas que les rides
 Amortissent ton âpreté ;
Les injures du temps ne sont que trop rapides :
C’est un cruel moyen de perdre sa fierté.

Les pieces de cette espece sont beaucoup plus morales, plus philosophiques, & peuvent être plus long-temps à la mode que celles de la premiere classe, puisqu’elles font la satyre des mœurs, des caracteres vicieux, qu’elles y joignent des leçons excellentes, & que le cœur de l’homme varie bien moins que son esprit ; mais elles sont nécessairement plus froides, plus monotones. La justesse, la vérité, la morale, la philosophie ne sont pas incompatibles avec l’ennui.

Troisieme Classe. §

On doit y ranger toutes les pieces qui, comme la suivante, critiquent en même temps & le cœur & l’esprit, même les modes & les usages.

LES ÉTRENNES DE LA BAGATELLE,
Comédie en un acte & en vers libres, par M. de Boissi.
La Scene est dans la Galerie du Palais.

Janus ouvre la scene & invite la Bagatelle à profiter, ainsi que lui, des sottises des humains, & à leur bien vendre ses coquilles. Le Chevalier Colifichet aborde cette Déesse, l’embrasse, est reconnu pour un de ses plus chers favoris. Il lui débite {p. 70}beaucoup d’impertinences que son nom & son caractere autorisent, & après différents projets qu’il lui communique sur la parure des femmes & sur celle des hommes, il lui parle de cinq brochures qui portent les titres suivants :

Traité des riens, avec une Dissertation sur la babiole, dédié aux Dames. Par M. l’Abbé Bagatelle. Premier volume.

La Bagatelle.

Ce titre-là promet, la matiere est profonde.

Le Chevalier.

De tout ce qui se fait c’est la source féconde.
C’est un rien qui nous place, un rien qui nous détruit :
Un amant pour un rien révolte une maîtresse,
 Et par un rien un autre la séduit :
  Un rien fait tomber une piece,
  Un rien fait qu’elle réussit.

L’ABC du grand monde, ou l’art de soutenir la conversation à peu de frais. Second volume.

 Un bon jour dit de bonne grace,
 Deux ou trois compliments polis
 Qu’on se renvoie & qu’on repasse.
. . . . . . . . .
. . . . . . . .
  Mille tendres sornettes
Que l’on a soin d’orner de mots à double sens ;
 Parler éloquemment cornettes,
 Et prononcer sur des rubans ;
De tout ce qui paroît juger sans connoissance,
 Hors de propos prodiguer son encens,
 Et placer bien sa médisance :
 Voilà des aimables du temps
Ce qui fait le mérite & toute la science.
{p. 71}

La Bagatelle.

Et souvent l’entretien des plus honnêtes gens.

Le Chevalier continue à lire.

La nouvelle Toilette des Dames, avec une liste détaillée de tout ce qui la compose ; ouvrage immense & digne de la curiosité publique. Troisieme volume.

La Toilette des hommes, revue, corrigée & augmentée des trois quarts, & qui n’est pas moins curieuse que celle des Dames. Quatrieme volume.

La science de coeffer les uns & les autres. Livre très utile pour mes jeunes Confreres qui entrent dans le monde, &c.

Le Marquis, le Comte, le Baron arrivent ensemble, & après avoir embrassé le Chevalier, ils lisent dans le nouvel Almanach des Théâtres différentes prédictions. La premiere regarde l’Opéra.

  L’an qu’Isis au jour paroîtra,
 Tremble, frémis, malheureux Opéra ;
 Elle sera pour toi la fatale comete
  Qui t’annoncera ta défaite :
De ses climats glacés tout se ressentira :
Dans le rôle d’Io9, l’Amour s’enrhumera.
  Pour rendre ta perte complette,
 Un beau matin Zéphyr10 s’envolera.

Le Comte, qui protege l’Opéra, a souffert de l’article qu’on vient de lire ; mais il prend sa revanche {p. 72}sur la Comédie Italienne que le Baron chérit.

 L’an que chez toi Sigismond paroîtra11,
 Que je te plains, ô troupe d’Italie !
Jusqu’en ses fondements ton hôtel gèlera,
 Et dans ses doigts Arlequin soufflera
  Pour réchauffer la comédie.

Le Baron.

Ce pauvre Sigismond, j’en ai l’ame attendrie !
Qu’a-t-il donc fait aux Dieux pour être abandonné ?

Le Marquis.

Ils lui font expier le crime d’être né.

On lit ensuite une prédiction qui regarde le Théâtre François.

 L’an que Zaïre enchantera la terre,
O Théâtre François, quel sera ton bonheur !
  De sa voix le son séducteur12,
  Aidé du rare don de plaire,
 Attendrira Paris en sa faveur,
  Et fera passer sa douceur
  Jusqu’au fond de l’ame sévere
  Du plus inflexible censeur.

Le Marquis, grand partisan de la Comédie Françoise, l’interrompt pour laisser éclater sa joie ; mais les vers suivants la rabattent.

Le spectateur pour toi sera si débonnaire,
Que du froid complaisant13 respectant la fadeur,
{p. 73}
 Il entendra la piece entiere
 Sans exciter nulle rumeur,
 Et qu’il prendra son caractere.
 Le jeu brillant de chaque Acteur,
 A l’abri de quelque lueur,
Fera claquer sa morale ordinaire,
 Etonnera le connoisseur,
 Et le forcera de se taire,
 Et d’admirer, en dépit de son cœur,
 La complaisance du Parterre, &c.

On lit encore plusieurs autres critiques. Damon, vieux libertin, vient consulter le Chevalier sur des emplettes. Il veut acheter des almanachs, des curedents, des étuis pour un de ses anciens amis qui est fort pauvre, & qui ne lui est bon à rien ; mais il cherche un superbe cabinet de la Chine pour un homme nouvellement en faveur, sur la protection duquel il compte beaucoup. Il demande ensuite quelques éventails communs, des rubans unis pour sa femme, & les plus beaux bijoux pour une Actrice de l’Opéra qu’il entretient ; ce qui fait dire au Chevalier :

Du monde perverti tel est le caractere :
L’intérêt & l’orgueil prodiguent les écus,
Les plaisirs effrénés répandent encor plus ;
  Mais l’amitié ne donne guere.
 Elle ressemble à l’amour conjugal :
Le devoir est mesquin, la vertu ménagere,
  Le vice seul est libéral.

J’ai cité de préférence cette piece, non qu’elle soit parfaite dans son espece, puisque malgré le champ vaste qui se présentoit à l’Auteur, ses acteurs n’y font que lire des titres {p. 74}ou des almanachs, ce qui rend les épigrammes très monotones, & ennuyeuses par conséquent, puisque la Divinité qui est censée être l’héroïne de la piece, & qui pourroit dire les choses les plus fines, les plus ingénieuses, n’y dit rien ; puisqu’enfin la partie morale, qui devroit être excellente dans un siecle où les choses les plus sérieuses sont du ressort de la frivolité, se réduit à sept à huit vers, excellents à la vérité, mais ridicules dans la bouche du Chevalier avec le caractere duquel ils jurent. Comme M. de Boissi semble d’abord avoir voulu saisir tout ce que ce dernier genre a d’avantageux pour réunir l’utile à l’agréable, la morale la plus saine au comique le plus piquant & le plus varié, en critiquant alternativement les modes, les usages, l’esprit & le cœur ; comme, dis-je, l’Auteur semble n’avoir apperçu tous les ressorts de ce dernier genre que pour nous les indiquer & pour ne les employer que superficiellement ou avec gaucherie, sa piece aura pour nous le mérite d’un double exemple. Il faut bien qu’elle en ait un.

J’ai souvent entendu donner le titre de comédie allégorique à celles dans lesquelles une Divinité préside. Je ne suis pas du tout de cet avis : peut-être pourroit-on à la rigueur nommer ainsi celles où la Divinité répond par une allégorie ; encore la piece n’est-elle pour lors allégorique que par ses détails, & non par le fond. Essayons de donner une juste idée de la comédie vraiment allégorique.

{p. 75}

CHAPITRE VII.
Des Comédies Allégoriques. §

On peut, je crois, en style familier, définir l’allégorie un masque dont on couvre quelque chose qu’on ne veut montrer qu’à demi. Nous donnerons donc le titre de comédie allégorique aux pieces dans lesquelles l’Auteur, mettant continuellement sur la figure de Thalie le masque de l’allégorie, change le nom des choses, défigure même les personnes, & laisse au spectateur intelligent le soin de développer le sens caché.

Nos premiers Dramatiques cachoient dans leurs pieces allégoriques une moralité ; ils s’y érigeoient en médecins spirituels ; quelques-uns bornoient leurs charitables soins à la santé du corps : peu à peu devenus moins pieux, moins zélés pour le bien de leur prochain, ils ont fait servir l’allégorie à couvrir des images ou des propos indécents. Enfin ils l’ont employée à déguiser la médisance, souvent la calomnie la plus affreuse ; encore ont-ils substitué à son masque une gaze très légere. Quatre exemples vont successivement venir à l’appui de ce que j’avance.

LE LACS D’AMOUR DIVIN,
Moralité en deux parties & à huit personnages.

Premiere Partie.

Charité invite Jesus à épouser l’Ame. Jesus y consent, & charge Charité d’aller la prévenir, & de lui recommander de se préparer par la Pénitence {p. 76}& par d’autres vertus à le recevoir. Charité s’acquitte de cette commission. Justice veut s’opposer à cette union qui lui semble dégrader la Majesté divine. Charité remporte la victoire, & Jesus déclare à l’Ame qu’il va s’unir avec elle.

Seconde Partie.

L’Ame désolée de ne pas voir Jesus, en demande des nouvelles aux filles de Sion, qui lui apprennent les tourments qu’il endure pour elle, qu’il a été conduit chez Pilate, qu’on le flagelle, &c. . . . .

L’Ame impatiente vole vers son bien-aimé, & veut le dissuader de mourir. Les pécheurs interrompent cette conversation, & demandent l’époux pour le crucifier. L’Ame fait de longues & malheureuses complaintes sur la Passion du Sauveur ; elle veut pénétrer jusqu’à lui, & trouve toutes les issues fermées. Enfin Charité la conduit à Jesus, qui la reçoit, & s’unit pour toujours avec elle.

LA CONDAMNATION DES BANQUETS,
A la louange de Diete & de Sobriété, pour le profit du corps humain. Moralité à trente-huit personnages, par Nicole de la Chesnaye.

On fait en forme juridique le procès de Banquet & de Souper. Il est instruit devant Expérience, qui est le principal juge. On accuse devant elle Banquet & Souper d’avoir fait mourir quatre personnes à force de manger. Expérience condamne Banquet à être pendu : c’est Diete qui se charge de l’office de bourreau. Banquet demande à se confesser : on lui amene le beau pere {p. 77}Confesseur ; il fait sa confession publiquement ; il marque le plus grand repentir de sa vie passée, & dit son Confiteor. Le beau pere Confesseur l’absout ; & Diete, après lui avoir mis la corde au cou, le jette de l’échelle & l’étrangle. Souper n’est condamné qu’à porter des poignets de plomb pour l’empêcher de mettre trop de plats sur la table : il lui est défendu aussi d’approcher du Dîner plus près que de six lieues sous peine d’être pendu. Souper est fort content de n’avoir été condamné qu’à cette punition, & jure d’observer la sentence avec la plus grande exactitude.

FAIRE VAUT MIEUX QUE DIRE,
Par Pierre Gringore14, Héraut d’armes du Duc de Lorraine.

Doublette, femme de Raoullet, Vigneron fort vieux, se plaint de ce que sa vigne demeure en friche, faute d’être façonnée ; son mari se met en colere d’un pareil reproche, & dit :

  Qui la voudroit
Servir à son gré, il faudroit
Houer15 la vigne jour & nuit.

Il sort. Alors Doublette appelle un Ouvrier nommé Dire ; mais, comme tout son mérite consiste dans le babil, & qu’il n’effectue rien de ce qu’il promet, elle le renvoie, & en fait venir un autre appellé Faire, qui tient tout ce qu’il a promis, ce qui satisfait fort Doublette. Son mari {p. 78}revient, la gronde beaucoup de se servir de cet homme qu’il n’aime pas ; & malgré les représentations de son valet Mausecret, qui veut éviter tout éclat entre le mari & la femme, il va porter ses plaintes au Seigneur de Valletreu, qui, ayant écouté les raisons de Raoullet & de Doublette, prononce en faveur de la derniere. Elle est aussi satisfaite que son époux est affligé.

Parmi les exemples dont le Théâtre ancien fourmille, j’ai choisi ceux qui pourroient divertir mes Lecteurs. Il y en a une infinité d’autres où l’on verroit avec le dernier mépris jusqu’à quel point les anciens Auteurs ont porté la licence & la malignité de l’allégorie satyrique. Nous ne citerons point la Farce du Pape malade, quoiqu’elle soit très propre à prouver aux jeunes gens tentés de suivre cette carriere, qu’en attaquant des choses ou des personnes respectables par elles-mêmes, l’on ne diminue rien de la vénération qui leur est due, & qu’on encourt l’indignation publique.

Des exemples que je viens de rapporter, le premier n’est que déplacé sur le théâtre, le second minutieux, le troisieme trop libre ; mais le quatrieme, que je n’ai fait que citer, est scandaleux : c’est pourtant celui que les Modernes, ont imité le plus souvent. La liste de leurs pieces allégori-satyriques est très longue. Il en est une infinité dont je n’ose pas même rapporter le titre. « La plus grande partie, me dira-t-on, n’a été jouée que sur des théâtres particuliers, ou dans le pays étranger ». Il faut donc en citer une qui l’ait été sur le théâtre de Paris ; quoique remplie de moins d’impertinences & d’injures moins grossieres que les autres, elle n’en est pas moins insultante {p. 79}& moins audacieuse, puisqu’elle attaque une Puissance.

LA HOLLANDE MALADE,
Comédie en vers & en un acte, par Poisson. La Scene est à Amsterdam.

Scene I.

GOULEMER, Matelot. FRELINGUE, Hollandoise. MARILLE, Servante de la Hollande. BADZIN, Hollandois.

Goulemer.

Beuvons ce pot à vous.

Frelingue.

C’est ce que je demande.

Goulemer.

Comment va la santé de Madame Hollande ?

Frelingue.

Chacun dit que son mal prend un fort mauvais cours.

Goulemer.

Comment ?

Frelingue.

C’est qu’on le voit empirer tous les jours.

Goulemer.

Elle a le mal de mer, & la fievre la serre.

Frelingue.

Elle a le mal de mer ; elle a le mal de terre ;
Elle a.... que sais-je enfin ? elle n’est pas trop bien :
Cent drogues qu’on lui fait ne lui servent de rien.
Si l’on la peut sauver, la cure sera belle.
. . . . . . . . .
{p. 80}

Marille.

Chacun la tient fort mal.

Badzin.

Oui, je la viens de voir.

Marille.

Elle doit prendre encore un lavement ce soir :
On la fera mourir.

Badzin.

Je pense qu’on y tâche :
Pourquoi ce lavement ? on dit qu’elle est si lâche
Qu’elle laisse aller tout.

Marille.

De moment en moment
Elle en prend, mais c’est bien contre son sentiment.
Ces lavements sont faits d’une poudre étonnante
Qui lui fait rendre tout.

Badzin.

Elle est fort violente :
Entre-t-il pas dedans du salpêtre & du plomb ?

Marille.

Je ne sais, l’on diroit de la poudre à canon.

Badzin.

C’est cela. Ce mal la prit avec violence.

Marille.

C’est un air empesté qui vient, dit-on, de France.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
On dit bien quand on vit la comete paroistre
Que les François un jour nous feroient du bissestre.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
{p. 81}

Badzin.

Madame Hollande étoit & grasse & potelée.

Marille.

Elle en a pour sa graisse ; elle s’en est allée.

Badzin.

Mais maigrir tout d’un coup !

Marille.

Il n’est rien de pareil ;
Elle a fondu d’abord comme beurre au soleil ;
Elle est toujours debout.

Frelingue.

Debout ! Doit-on permettre.....

Marille.

A peine trouve-t-elle une place à se mettre ;
Son mal la prend par-tout.

Badzin.

Qu’on change en peu de temps !
Elle n’est plus d’humeur à brocarder les gens.

Marille.

Oui, c’étoit sa coutume ; elle la paye bonne.

Badzin.

C’est qu’il ne faut jamais se railler de personne.
Les gens ne disent rien quand on les a piqués :
Mais après, comme on voit, les moqueurs sont moqués.

Marille.

Fût-ce Nostradamus, auroit-il pu comprendre
Que des maux si fâcheux dussent jamais la prendre
Dans le meilleur état qu’elle eût jamais été ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
{p. 82}

Scene III.

LA HOLLANDE, BELINE, MARILLE.

La Hollande, menée par-dessous les bras, & mise dans une chaise.

Ah ! Beline, mon mal pénetre jusqu’aux os !

Beline.

Si vous pouviez un peu demeurer en repos.....

La Hollande.

Demeurer en repos ! le puis-je, misérable,
Lorsque j’ai des voisins qui font un bruit de diable ?

Beline.

Vos forces sont encor grandes.

La Hollande.

Je le sais bien ;
Mais ces forces pourtant ne me servent de rien.

Beline.

En ces sortes de maux les forces sont utiles.

La Hollande.

Elles agissent peu, les membres sont débiles ;
Et je puis bien, hélas ! dire avecque douleur
Que j’ai des forces, mais que je manque de cœur.

Beline.

Vous sautiez bien tantôt.

La Hollande.

Ha ! que l’on me soutienne !
Je sauterai bien mieux avant que l’hiver vienne.
N’a-t-on rien qui me pût fortifier le cœur ?

Marille.

Oui, Madame, il vous faut prendre quelque liqueur.
{p. 83}

La Hollande.

Un peu de vin d’Espagne ; il m’est bon.

Beline.

Ce breuvage
Est le seul qui vous peut donner quelque courage.

La Hollande.

Oui, s’il n’est point aigri ni gâté, j’en boirai ;
Il me fortifiera, je crois ; j’en userai.
Ah ! ah ! ce vin d’Espagne. Attend-on que je meure ?

Marille.

On vous le va querir, Madame, tout-à-l’heure.

La Hollande.

Quand mon mal commença, j’en prenois tous les jours ;
Il n’a pu cependant en arrêter le cours.

Beline.

Mais le tonnerre ici s’est toujours fait entendre,
Il peut être tourné.

La Hollande.

Je n’en pourrois pas prendre.

Marille.

Hé bien, s’il est gâté, prenez-le par en bas.

La Hollande.

Qu’entends-tu par en bas ?

Marille.

Oui.

La Hollande.

Je ne t’entends pas :
Est-ce le vin d’Espagne ?

Marille.

Oui, prenez-le en clystere.
{p. 84}

La Hollande.

Eh bien, fais-le porter chez mon Apothicaire.
Qu’il l’apporte au plutôt. Mais, Marille, il faut bien
Qu’il me prête un canon, car j’ai perdu le mien.
Qu’il étoit doux, Marille, & que j’en crains un autre !

Marille.

Jamais canon ne fit moins de mal que le vôtre.

Madame Flandres rend visite à Madame Hollande ; elle prend beaucoup de part à son mal : elle en a été attaquée, elle en connoît toute la malignité, dit-elle.

Je l’ai bien eu sté mal, c’est ly plus grand dy tous.
Gy ly fus pourtant pas malad si tant que vous.
. . . . . . . . .
Dans l’an soixanty-sep gy l’en fus attaquée.
. . . . . . . . .
Il est michant sti mal, jel save bien, mon foi ;
Il m’emporte d’un coup quatre lenfants dy moi.

La Hollande attend quatre Médecins : l’un est Espagnol, l’autre Anglois, le troisieme Allemand, le dernier François. Madame Flandres lui conseille de renvoyer des Médecins qui sont ses ennemis, & d’appeller un Notaire pour faire son testament.

Toute ces Médecins ly sont bourreaux, mon Dame ;
Il vont fair mourir vous. Dieu prenne vous votre ame.

La Hollande reproche à deux Bourguemestres qu’elle est réduite à cet état déplorable par leurs conseils. Le Médecin François & le Médecin Anglois arrivent. Les Bourguemestres veulent prendre un ton imposant avec eux ; mais les deux étrangers leur imposent plaisamment silence.

{p. 85}

Scene VIII.

Le Médecin Anglois, à la Hollande.

Vos transports sont extrêmes.

La Hollande.

Hé ! qui peut le savoir, Messieurs, mieux que vous-mêmes ?

Premier Bourguemestre.

Pouvons-nous bien souffrir ces Nations chez nous ?

Second Bourguemestre.

S’ils nous pouvoient crever.....

L’Anglois.

Taisez-vous.

Le François.

Taisez-vous.

Premier Bourguemestre.

Nous parler de la sorte ! Apprenez à connoître
Un Bourguemestre ici : sachez qu’il est le maître ;
Qu’il a le plein pouvoir, & que l’étant, tous deux
Vous ne sauriez avoir trop de respect pour eux ;
Qu’ils vous renverseroient de leur vent, de leur souffle.
Voyez, Madame, & puis.....

Le François.

Taisez-vous, gros maroufle.

Premier Bourguemestre.

Une telle insolence excite mon courroux :
Vous m’appellez maroufle, insolent !

Le François, lui donnant un soufflet.

Taisez-vous.

Second Bourguemestre.

Un soufflet devant moi ! devant Madame Hollande !
Madame, peut-on voir hardiesse plus grande ?
Ici le plus huppé tremble en parlant à nous.
Hé !.....
{p. 86}

L’Anglois.

Taisez-vous, gros âne.

Second Bourguemestre.

Insolent !

L’Anglois, lui donnant un soufflet.

Taisez-vous.
(Les deux Bourguemestres sortent en saluant Madame la Hollande tristement, la main sur leur joue.)

La Hollande demande aux Médecins si les remedes qu’ils lui donneront seront aussi violents. Ils veulent la faire promener : elle est si foible, qu’elle demande à s’asseoir bien vîte. Le Médecin François tire la chaise, & Madame la Hollande tombe. L’Espagnol accourt pour la relever ; mais elle retombe d’un autre côté. Les trois Médecins font une consultation. Le François parle ainsi :

Les plus nobles parties
N’agissent presque plus, n’ont plus ces sympathies
Ni cette égalité dedans leurs fonctions,
Et cela cause en vous ces agitations.
Tous vos membres étant des provinces unies,
Mais qui ne l’étant plus, toutes ces harmonies
Ne font plus qu’un chaos : enfin tout est péri ;
D’un concert que c’étoit, c’est un charivari :
Les esprits y manquant, la gangrene succede ;
Il faut pour lors courir au périlleux remede ;
Il faut, dis-je, extirper, & jouer des couteaux.
. . . . . . . . .

La Hollande compte beaucoup sur les secours du Médecin Allemand : par malheur il a la goutte ; il vient trop tard. Enfin, les Médecins concluent à faire danser Madame la Hollande.

{p. 87}

L’Anglois.

Votre mal n’étant pas un mal fort ordinaire,
Il vous faut un remede aussi hors du commun.

La Hollande.

Il n’en est point pour moi.

Le François.

Bon ! nous en avons un
Qui contre votre mal est souverain, Madame.
Vous avez, dites-vous, quelque chagrin dans l’ame ?
Vous êtes triste ?

La Hollande.

Hélas ! plus qu’on ne peut penser.

Le François.

Monsieur l’Anglois & moi nous vous ferons danser.

La Hollande.

Danser !

L’Anglois.

C’est le remede à votre maladie.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

La Hollande.

Que mes violons donc viennent dans le sallon.

Le François.

Hé ! nous vous ferons bien danser sans violon.

La Hollande.

Vous vous moquez.

L’Anglois.

Point, point : êtes-vous la premiere
Que Monsieur le François traite de la maniere ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

La Hollande.

Je ne saurois danser, ma foiblesse est trop grande.
{p. 88}

Le François.

Vous danserez pourtant, Madame la Hollande ;
C’est l’unique moyen de vous guérir.

La Hollande.

Hé bien !
Puisque vous le voulez, éprouvons ce moyen :
Mon cœur pour ce remede a de la répugnance ;
Et c’est, à dire vrai, malgré moi que je danse.
. . . . . . . . .
(Après avoir dansé.)
Ah ! mes membres sont morts.

Le François.

Les sentez-vous pas tous ?

La Hollande.

Je ne les sens non plus que s’ils étoient à vous.
Messieurs, je n’en puis plus ; soutenez-moi la tête.
Je ne me suis jamais trouvée à telle fête.
Avant que de danser, Messieurs, je chancelois :
Cependant j’ai dansé plus que je ne voulois.
Ma langue s’épaissit.

Le François.

Voilà l’esquinancie.

L’Anglois.

L’art de la médecine & de la pharmacie
Ne la peuvent sauver.

Le François.

Le mal augmentera.

L’Espagnol.

Pour moi, je ne sais plus ce que l’on en fera.

L’Anglois.

Ma foi, ni moi non plus.

L’Espagnol.

Ses maux sont déplorables.
{p. 89}

Le François.

Que l’on la fasse donc porter aux incurables, &c.

Je pense que nous devons abandonner les allégories de la premiere espece à nos bons aïeux ; celles de la seconde, au théâtre de Nicolet & des spectacles qui rivalisent avec les guinguettes ; celles de la troisieme, à l’Opéra Comique, lorsque tout-à-fait gelé, morfondu par des sentences qu’on veut bien appeller philosophiques, il sera obligé de se réchauffer16 en redevenant licencieux ; celles enfin de la quatrieme espece, aux Auteurs de Londres, qui, sur la scene, représentent tranquillement l’Etat sous l’allégorie d’une charrue ou d’une charrette bien ou mal conduite, selon les Ministres qu’ils y attelent.

{p. 90}

La piece de la Hollande malade ne passeroit pas présentement. La politesse & la générosité françoises disent à tout le monde en général qu’on doit respecter toute espece de puissance, à plus forte raison celle dont on triomphe & qu’on opprime. Un vieux proverbe dit aux Auteurs en particulier, qu’entre l’abre & l’écorce il ne faut pas mettre le doigt. Il est trivial, mais il est sage & il va à mon sujet.

Nous avons quelques petites pieces parsemées de traits allégoriques, si fins, si délicats qu’elles rentrent dans le genre gracieux dont nous allons parler.

{p. 91}

CHAPITRE VIII.
Du Genre gracieux. §

Ce genre, accrédité par les Graces17 & par Zénéide18, qui sont en effet deux petits chefs-d’œuvre dans leur espece ; ce genre, dis-je, a pris naissance de la pastorale, non telle qu’elle étoit du temps des soties, des mysteres, mais telle qu’on la traita quand le goût, commençant à s’affranchir des liens de la grossiéreté & de la barbarie, les Auteurs mirent l’Amour au rang de leurs interlocuteurs, firent succéder la galanterie à la dévotion, les détails agréables aux grossiéretés, les tableaux tendres & voluptueux aux situations les plus indécentes. Je vais faire connoître le genre pastoral, son enfance & ses progrès.

Nos premiers Peres crurent faire une œuvre pie en renouvellant sous les yeux du spectateur la Nativité de notre Seigneur19. Ils introduisirent sur la scene les Bergers de Bethléem, & leur firent débiter, devant Jésus, Marie & Joseph, nombre de sottises que nous ne rapporterons point.

{p. 92}
Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
Fut long-temps dans la France un plaisir ignoré.
De pélerins, dit-on, une troupe grossiere,
En public à Paris, y monta la premiere,
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge, & Dieu, par charité.
Boileau, Art Poétique.

Bientôt après, les Auteurs dramatiques rirent de la simplicité de leurs prédécesseurs. Ils sentirent que les mysteres les plus sacrés, les plus saints, figuroient mal sur la scene : ils s’aviserent de travestir Virgile, firent chanter leurs protecteurs par de nouveaux Tityres, & s’en servirent pour célébrer sur le théâtre les événements heureux ou malheureux de leur siecle. Le lecteur verra surement avec plaisir l’extrait d’une des premieres pastorales qu’on ait faites dans ce genre.

CHARLOT,
Eglogue pastorale à onze personnages, sur les miseres de la France, & sur la très heureuse délivrance de très magnanime & très illustre Prince Monseigneur le Duc de Guise, imprimée en 1592.

Deux Bergers se rappellent successivement le bonheur dont ils jouissoient sous les Guises, & les malheurs que certainement leur mort va occasionner, sur-tout aux habitants infortunés des campagnes. L’un d’eux parle ainsi :

Le jour qu’on n’entendoit rien que hautbois sonner,
Et les sons des flageols par les bois résonner,
Le pâtre sauter d’aise avecque sa maîtresse,
Folâtrer, baisotter, il faut que je confesse
Que je ne cessai point d’accoller ma catin,
{p. 93}
Jusques à serre-nuit dès le fin grand matin.
Lors Mopse me voyant, Mopse qui par augure
Connoissoit les secrets plus secrets de nature,
Qui la chose à venir à chacun prédisoit,
Par le vol des oiseaux lesquels il avisoit,
A dextre ou à senestre, en pair ou impair nombre ;
Il entendoit encor des corbeaux, des vautours,
Des corneilles le chant, leurs tours & leurs retours :
Bref, Mopse savoit tout. Il me souvient qu’à l’heure,
Une corneille après croassa plus d’une heure.
Sur un tronc mi-mangé, il me disoit pleurant :
Las ! pauvre ami Bellin, que tu es ignorant,
Qui n’entends ce que dit cette noire éventée !
Elle a de quelque Dieu la parole empruntée,
Qui t’avertit pour vrai que bientôt les malheurs
Changeront tes chansons en tristesses & pleurs :
Le temps vient, le temps vient, (Dieu ! faites, je vous prie,
Que ce que je prévois soit pure menterie !)
Le temps est jà venu, que (ô malheur !) l’étranger,
Possesseur de nos champs, nous fera déloger.
(Vous n’eûtes de cela, pauvres pasteurs, onc crainte.)
De nos clos bien fermés nous sortis par contrainte,
Il dira : vous avez trop été dans ce lieu :
C’est à nous ces troupeaux : fuyez vîtes. Adieu.
Las ! ces terres hélas ! or tant bien cultivées,
Seront par un méchant barbare déblavées !
Cette riche moisson sera donc le butin
D’un soudar cazanier, jureur, traître, mutin !
Voilà où conduira nos bourgeois misérables
La discorde ! Voilà (ô choses déplorables !)
Pour qui les laboureurs, avec les fers tranchants,
Les ayant cultivés, ont semencé nos champs !
{p. 94}

Ils apperçoivent alors des Nymphes qui dansent & chantent des chansons agréables : étonnés de leur gaieté dans ce moment de malheurs, ils conçoivent quelque espérance d’un heureux changement ; & dès qu’elles sont parties, ils abordent le Berger Emonet qui étoit avec ces Nymphes, & lui demandent la raison de cette alégresse. Celui-ci leur apprend que Charles de Lorraine s’est sauvé de prison, qu’il viendra bientôt, à la tête de ses amis, délivrer le royaume des tyrans qui l’oppriment, & fera renaître l’abondance dans les campagnes. Tous les Bergers se réjouissent de cet événement.

Cette pastorale est de Simon Beliard, grand partisan des Guises, comme on le voit : elle parut en 1592. On conviendra que pour le temps elle est très bien écrite, que la poésie en est facile, & le sujet intéressant. L’Auteur peut se flatter d’avoir heureusement imité Virgile20. Mais une églogue, quelque excellente qu’elle soit d’ailleurs, devient froide, fade, langoureuse, insipide, lorsqu’elle est transplantée sur le théâtre, & divisée, sur-tout, en plusieurs scenes, à plus forte raison en plusieurs actes. Aussi les Poëtes {p. 95}se lasserent-il bientôt d’affoiblir les chants du Cygne de Mantoue. Ils imaginerent eux-mêmes des sujets ; & pour se rendre plus agréables, plus intéressants, plus variés, ils appellerent l’amour à leur secours, le personnifierent, & l’introduisirent sur la scene. Nous allons prendre un exemple dans un temps bien reculé.

MYLAS,
Pastorale en cinq actes, en vers, par Claude Bassecourt, imprimée en 1594.

PROLOGUE.
L’Amour déguisé en berger vante son pouvoir.

ACTE I.

Les Bergeres Daphné & Mylas s’entretiennent ensemble sur les charmes & les dangers de l’amour. Malgré les avis de Daphné, Mylas persiste à ne vouloir pas écouter les vœux de Cloris, qui est passionnément amoureux d’elle, & à ne se livrer qu’aux plaisirs de la chasse. Ces deux Bergeres se retirent ; & Cloris, qui arrive avec son ami Tyrse, lui raconte tout ce qu’il souffre des rigueurs de Mylas, & proteste qu’il mourra s’il ne parvient pas à la toucher. Tyrse lui promet son secours & celui de Daphné.

ACTE II.

Un Satyre, qui est aussi amoureux de Mylas, persuadé qu’il ne pourra la rendre sensible, cherche les moyens de lui faire violence. Il se cache auprès d’une fontaine où la Bergere vient quelquefois se baigner. Tyrse & Daphné viennent sur la scene, & parlent ensemble de l’amour de Cloris. Daphné dit qu’elle va conseiller à Mylas d’aller {p. 96}se baigner à la fontaine, & que Cloris ira lui parler lorsqu’elle sera dans le bain.

ACTE III.

Mylas dépouillée de tous ses vêtements, est prête à entrer dans l’eau : le Satyre se jette sur elle, & ne pouvant la vaincre, il l’attache toute nue contre une arbre. Il alloit la violer lorsque Cloris arrive aux cris de la Bergere ; il fond sur le Satyre, le blesse, & le met en fuite : il approche ensuite en tremblant de Mylas, la contemple dans cet état, lui dit les choses les plus tendres, & brise les liens qui l’attachoient. La Bergere, au lieu de lui marquer sa reconnoissance, s’enfuit dans les bois, & se dérobe à sa vue. Cloris, au désespoir, veut se tuer ; & Daphné l’en empêche. Une Nymphe arrive & dit que Mylas a été dévorée par un loup : Cloris s’échappe pour aller se donner la mort.

ACTE IV.

Mylas reparoît, & raconte comment elle s’est sauvée de la fureur du loup. On lui dit quel a été le désespoir de Cloris & la résolution qu’il a prise de mourir ; elle s’attendrit sur le sort de ce Berger, & se reproche sa cruauté. Un Pasteur accourt & dit que Cloris s’est précipité du haut d’un rocher pour ne pas survivre à Mylas : cette nouvelle lui fait verser des larmes : elle va avec Daphné chercher le corps de son amant.

ACTE V.

Cloris avoit été retenu par des broussailles, & n’étoit pas mort. Mylas le trouve respirant encore : par ses caresses & ses baisers elle le rappelle {p. 97}à la vie, & s’unit à lui par les nœuds de l’hymen21.

On a du remarquer dans cette piece des situations & des tableaux agréables, mais un peu trop voluptueux, sur-tout dans le moment où Mylas dépouillée de ses vêtements, & liée à un arbre par le Satyre qui va la violer, est délivrée par un amant délicat qui se contente de lui dire les choses les plus tendres, & brise ses liens. Mon Lecteur verra avant la fin de cet article la raison pour laquelle je lui rappelle ce trait. Quant à présent il nous suffit de sentir que cette piece, où l’Amour personnifié joue un rôle, nous rapproche un peu du genre gracieux, & du chef-d’œuvre de M. de Saint-Foix, où ce Dieu malin fait aussi un personnage très essentiel. Moyennant nos recherches, j’espere que nous ne perdrons pas de vue la chaîne qui lie les Auteurs les plus anciens aux Auteurs les plus modernes. Continuons, & lisons l’extrait suivant qui nous fera bientôt trouver en pays de connoissance.

LA BERGERIE,
Pastorale de Montchrestien22, en prose & à vingt-un personnages, jouée vers l’an 1618.

Cupidon, fatigué de ses grandes occupations, {p. 98}s’échappe d’auprès de Vénus, & vient habiter parmi des Bergers. Fortunian est un des premiers sur qui tombent les traits de ce Dieu ; mais malheureusement ce Berger s’est attaché à la Nymphe Dorine, qui est dévouée au culte de Diane, & qui ne veut pas répondre à sa tendresse. L’Amour, piqué de l’indifférence de Dorine, & de la préférence qu’elle donne à la Déesse, fait serment de s’en venger. En même temps l’on dévoile le sens d’un oracle qui destinoit ces deux amants l’un à l’autre, & ils s’épousent. Fortunian a même l’avantage de conserver par-là les jours à sa maîtresse, qui, soupçonnée d’avoir écouté l’Amour, alloit être immolée à Diane.

On est forcé de convenir que cette pastorale, quoiqu’éloignée de la perfection des Graces, lui ressemble cependant beaucoup. L’Amour, fugitif dans les deux pieces, s’amuse à séduire les Nymphes de Diane. Voilà donc la pastorale qui, peu-à-peu & par degrés, se trouve placée à côté de ce que nous appellons aujourd’hui genre gracieux, {p. 99}& que M. de Saint-Foix a considérablement embelli, s’il ne l’a pas créé, & même perfectionné. Il en a marqué les limites, & il fera le désespoir de tous ceux qui oseront tenter la même carriere, sur-tout de ceux qui, moins prudents que lui, ne voudront pas se borner à un petit acte. Les pieces dans ce goût ne doivent être que des miniatures. Les meilleurs Peintres ont toujours peint en petit les Graces & l’Amour.

Nous avons vu comment ce genre s’étoit élevé peu-à-peu jusqu’à la perfection. Prouvons présentement qu’il a dégénéré, & que si les Auteurs n’y prennent garde, ils pourront bien le replonger insensiblement dans la barbarie dont nous l’avons vu sortir.

L’Auteur ingénieux d’Heureusement, de la Matinée à la mode, du Tour du Carnaval, donna il y a trois ans une piece dans le genre gracieux, intitulée Hilas & Silvie. L’Amour y forme le dessein de séduire les Nymphes de Diane ; il s’introduit parmi elles sous la forme d’une jeune Amazone qui veut se vouer au culte de la Déesse : il s’attache à Silvie, la plus innocente des Nymphes, la surprend endormie, l’enchaîne avec des fleurs, & la livre à Hilas, qui a la délicatesse de la débarrasser de ses liens, sans profiter des faveurs du Dieu libertin. Voilà le genre gracieux qui dégénere en revenant sur ses pas, en empruntant les situations trop voluptueuses des pastorales. Celle que nous avons remarquée dans Mylas est ici la même à quelque chose près. L’héroïne n’y est point nue, un Satyre n’est pas prêt à la violer ; mais il y a dans le dialogue des détails très lestes, sur-tout lorsque l’Amour, en {p. 100}faisant l’exercice, bande son arc, & qu’il attend, dit-il, d’être dans le bois pour lâcher son trait.

M. Sedaine, si avantageusement connu par le Philosophe sans le savoir, & par plusieurs Opéra comiques, mit l’année derniere sur le théâtre de la Comédie Italienne, la fameuse églogue de Fontenelle23, intitulée Thémire. Ses vers les plus heureux étoient même fondus dans les {p. 101}ariettes. Nous voilà donc rapprochés de ce temps de fadeur, où Simon Beliard faisoit chanter les vers de Virgile sur le théâtre. Je me garde bien de dire que le genre gracieux ait beaucoup dégénéré dans les mains de MM. Rochon & Sedaine ; mais j’ai prouvé que l’un lui a fait faire un pas en arriere, l’autre deux : & comme en toutes choses {p. 102}le premier pas est le seul qui coûte, gare que nous ne revoyons bientôt sur les planches les Bergers de Bethléem. Quant au bœuf & à l’âne, c’est une autre affaire.

Je me suis étudié à suivre le genre gracieux dans ses différents âges, parcequ’il est le moins connu. Je pourrois aisément traiter tous les autres avec la même exactitude ; si je n’étois sûr de rendre par-là mon ouvrage trop monotone, il me seroit très aisé de démasquer la véritable origine de tous les genres, & de prouver, par des exemples frappants, que ceux à qui l’on veut donner un air de nouveauté, ne paroissent tels aux yeux de l’ignorance, qu’en s’éloignant des bons modeles, en se parant de toutes les vieilles rapsodies auxquelles l’enfance de l’art a donné naissance, & que le goût avoit fait oublier. Le genre larmoyant est sur-tout dans ce cas-là : je n’ai pas eu besoin de faire de grandes recherches pour trouver la plupart de ses prétendus chefs-d’œuvre dans les fatras dont nos Ancêtres ou les étrangers rougissent ; mais je serai discret.

CHAPITRE IX.
Du Genre larmoyant. §

« Ah ! grace pour le comique larmoyant, vont s’écrier ses partisans, puisqu’il est certain qu’on ne veut plus rire ». On ne veut plus rire ? Erreur accréditée par les Auteurs & les Acteurs, qui, privés des dons rares & précieux qu’il faut {p. 103}avoir reçus de la nature pour la peindre gaiement, & pour exciter la joie du public, n’osent avouer leur insuffisance, veulent jouer un rôle dans le monde, & feignent de suivre par raison une carriere où leur foiblesse seule les conduit.

« Voyez, dira-t-on, voyez le vuide affreux qui regne au théâtre lorsqu’on joue Moliere. Voulez-vous une raison plus convaincante, & qui prouve mieux qu’on ne veut plus de ces pieces à l’antique » ? Voilà une preuve qu’un homme de goût n’admettra point. C’est le caprice & l’amour de la nouveauté qui conduit la multitude, & non le bon goût. Les Comédiens de bois attirent journellement la foule ; conclurons-nous de là qu’ils doivent avoir la préférence sur nos élégants acteurs, sur nos actrices charmantes ? Le privilege qu’ils ont de n’être pas sujets aux fluxions de poitrine, comme le dit leur Polichinel, leur mérite-t-il cet honneur ?

« Du moins, ajoutera-t-on, vous ne pouvez pas disconvenir que ce qu’on dit, que ce qu’on fait dans les pieces larmoyantes & dans les drames ne soit dans la Nature ». — Eh bien, que prouve cela ? — « Cela prouve que ces pieces sont faites pour figurer avec grace sur la scene, puisque le théâtre est un cadre sous lequel les Auteurs ont droit de nous peindre la Nature dans toutes ses attitudes ». — Mais, en partant de ce principe, Melpomene pourra nous représenter ses héros dans l’alcove de leur maîtresse une minute avant de livrer bataille, & Thalie nous conduisant jusques dans le boudoir de Laïs, nous la fera voir entre son amant & son canapé. Tout cela est on ne peut pas mieux dans la {p. 104}Nature. Quelle pitoyable raison ! Le Poëte tragique, le Poëte comique doivent peindre la Nature, il est vrai ; mais l’art du premier consiste à la saisir dans ses instants de mauvaise humeur : l’art du second, dans ses instants de gaieté, & jamais dans ceux que la décence doit couvrir d’un voile.

« Pourquoi, dira-t-on encore, la foule ne court-elle pas aux pieces de Moliere » ? Parceque depuis un siecle on les représente journellement. On propose à une femme d’aller à une représentation du Tartufe ; elle dit, d’après Lucinde, dans l’Oracle : Ah ! ma Bonne, j’ai tant vu le Soleil ! & fait, sans y penser, l’éloge de Moliere. Qu’on ne joue ses pieces que deux fois l’année : qu’on ne les donne pas les petits jours, c’est-à-dire ceux où la plus extravagante des étiquettes interdit le spectacle françois au beau monde : que les premiers acteurs ne dédaignent pas d’y jouer, & n’abandonnent pas leurs rôles à leurs subalternes, je leur garantis des chambrées complettes. Le Malade imaginaire, le Bourgeois Gentilhomme, ne sont certainement pas les meilleures productions de leur Auteur ; cependant, lorsque les comédiens ont repris ces deux pieces, après les avoir oubliées quelque temps, ne leur ont-elles pas rapporté beaucoup d’argent ? n’ont-elles pas été courues plusieurs jours de suite ? Il est donc faux qu’on ne veuille plus que du larmoyant & des drames. Je dis plus, je soutiendrai que leurs plus grands partisans en apparence, sont plus justes dans le fond du cœur. Un Auteur aura beau vous soutenir dans une préface que le genre prétendu nouveau & philosophique mérite la préférence sur celui de {p. 105}Plaute, de Térence, de Moliere ; croyez qu’il ne le pense pas, & dites-lui avec Dorine24 :

Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira pas.

S’il persiste, continuez :

Eh bien ! on vous croit donc, & c’est tant pis pour vous.
Quoi ! se peut-il, Monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez....

prévenu, assez aveuglé pour croire votre genre nouveau ? Qu’a donc fait la Chaussée, ce poëte prédicateur, ce modele que vous ne parviendrez jamais à imiter, tout défectueux, tout froid qu’il est en plusieurs endroits ? Plaute même n’a-t-il pas avant vous entrepris de faire répandre des larmes aux Romains, & n’y a-t-il pas réussi ? Il suffit pour vous le prouver de mettre sous vos yeux l’extrait de sa piece favorite.

LES CAPTIFS.

Hégion, vieillard Athénien, est le pere de Philopoleme & de Pegnie. Un esclave dérobe Pegnie, âgé seulement de quatre ans, prend la fuite avec lui, & le vend en Elide à Théodoromede, qui le nomme Tindare, & le donne à Philocrate son fils, âgé aussi d’environ quatre ans. Tindare & Philocrate sont élevés ensemble, deviennent inséparables, vont à l’armée. Le hasard veut que Philopoleme soit fait prisonnier par les troupes d’Elide, & que son frere Tindare, accompagné {p. 106}de Philocrate, tombe au pouvoir des Etoliens.

Hégion n’a pas plutôt appris l’esclavage de Philopoleme en Elide, qu’il projette d’acheter quelque esclave Elien, qu’il puisse échanger avec son fils. Le Questeur ou le Trésorier de l’épargne, chargé de vendre les prisonniers de guerre, lui propose un Elien très riche & son esclave, qui sont Philocrate & Tindare. Le Vieillard ne peut reconnoître le dernier pour son fils, puisqu’il l’a perdu dans sa plus tendre enfance, & qu’il ne songe plus à lui. Il s’empresse de les acheter, dans l’espoir de faire bien vîte l’échange qu’il médite, de mettre Philopoleme en liberté, & de le revoir auprès de lui. Il l’aime d’autant plus qu’il le croit son fils unique. Voilà l’avant-scene.

Tindare sait pourquoi Hégion les achete ; il veut lui persuader d’envoyer l’un d’eux en Elide, pour négocier l’échange projetté. Il se doute bien que le Vieillard aimera mieux risquer l’esclave que le maître ; & voulant se sacrifier pour son jeune patron, il lui conseille de prendre le nom de Tindare & de passer pour son esclave : le stratagême réussit. On sera charmé de voir toute la finesse & en même temps toute la simplicité que l’esclave & le maître, prêts à se quitter, mettent dans les conventions qu’ils font en présence de leur patron.

ACTE II. Scene III.

Tindare.

Tu ne manqueras point de dire à mon pere que je le supplie instamment de racheter du Médecin Ménarque, Philopoleme le fils de notre maître commun, & de le renvoyer au plutôt, afin que moi & toi nous recouvrions {p. 107}notre liberté. . . . . . . . Ajoute aussi, sans crainte de mentir, que nous nous sommes très bien accordés ; que tu n’as rien fait qui ait pu me chagriner ; que de mon côté j’ai fait tout ce que tu as voulu ; que tu m’as servi avec le même respect, avec la même fidélité malgré ma funeste révolution, & que de ma part je n’ai jamais négligé de te secourir autant que la chose étoit possible dans un état aussi triste, aussi pitoyable que le nôtre. Quand mon pere saura, Tindare, que tu as marqué tant d’affection pour son fils & pour lui-même, il ne sera pas assez peu reconnoissant pour ne te pas affranchir gratuitement. Pour moi, si j’ai le bonheur de retourner dans mon pays, j’emploierai tout le pouvoir que j’ai sur l’esprit paternel pour le porter à se faire un plaisir de te tirer d’esclavage. N’est-ce point par ton adresse, par ton humanité, par ta sagesse, que j’espere revoir ma chere patrie, mes parents ? Tu as brisé les fers de ton maître.

Philocrate.

J’ai fait tout ce que vous venez de dire, & j’ai bien de la joie que vous vouliez vous en souvenir. Vous n’avez reçu de moi que ce que vous avez tout-à-fait mérité. Si je voulois, Philocrate, rapporter ici tout le bien que vous m’avez fait, je ne finirois pas avant la nuit. Quand vous auriez été mon esclave, vous n’auriez pu agir avec plus de complaisance.

Hégion.

Grands dieux, soyez tous témoins de ce que je vois. Oh ! les deux excellents naturels ! oh ! la bonne trempe d’hommes ! en vérité ils me font pleurer !

Les Auteurs du genre prétendu moderne & philosophique voient que les Romains savoient amener des situations attendrissantes sur la scene, & plaçoient déja dans la bouche des acteurs ces exclamations {p. 108}bruyantes, qui sont du moins sures d’étourdir les oreilles quand elles ne vont pas au cœur : je veux dire ces oh ! mais ils en étoient moins prodigues que nous. Plaute auroit dû ajouter à ses deux oh, une demi-douzaine de ah, & ils auroient merveilleusement orné la scene.

Tindare.

. . . . . . . . . .

Je te conjure de te souvenir que tu as été apprécié ; que je suis ta caution, & qu’ainsi ma vie est engagée pour ta personne. Ne va pas faire comme tant d’autres, qui oublient les gens dès qu’ils ne les voient plus . . . . Conserve précieusement un ami qui ne te manquera de sa vie . . . . Encore une fois, je t’en conjure par cette main droite que je mets dans la mienne, & que je serre du fond de mon cœur, ne me manque pas plus de fidélité que j’ai dessein de t’en manquer. Conduis bien nos affaires. Tu es à présent mon maître, mon patron, tu es mon pere ; je te recommande mes espérances, mon bonheur & ma vie...... Adieu, mon ami ; bon voyage.

Philocrate.

Et vous, mon maître, ayez bien soin de votre santé.

Les Auteurs du genre prétendu moderne & philosophique voient encore que les Romains mettoient déja sur leur scene des situations généreuses, magnanimes. Y a-t-il rien de plus grand que le dévouement de cet esclave qui risque sa vie pour avancer de quelques jours la liberté de son maître ? Y a-t-il rien de plus touchant que leurs adieux ? Mais ils sont trop simples. Ils auroient dû s’écrier : Oh mon ami ! oh amitié ! oh générosité ! oh grandeur d’ame ! oh magnanimité ! Il faut plaindre Plaute de n’être pas né {p. 109}dans un siecle aussi savant que le nôtre sur l’art dramatique. Continuons.

Philocrate part. Hégion visitant ses esclaves en trouve un nommé Aristophonte, qui est d’Elide. Il lui demande s’il connoît Philocrate. Aristophonte assure qu’il est son meilleur ami & son compagnon d’armes. Il se prépare à serrer dans ses bras son camarade d’infortune. Quelle surprise pour lui, quand il ne voit que l’esclave de Philocrate ! Tindare ne se déconcerte point ; il soutient hardiment devant Hégion qu’il est Philocrate. Sa fermeté rend Aristophonte furieux. Tindare en profite pour persuader au vieillard que son accusateur est attaqué de phrénésie, & que pendant son accès il ne sait ce qu’il fait, ni ce qu’il dit25. Le bon-homme Hégion se laisse quelque temps persuader par Tindare ; mais Aristophonte, aidé de cet air d’assurance que donne la vérité, triomphe enfin. Hégion désespéré ne songe plus qu’à se venger : il ordonne qu’on lie Tindare, qu’on lui mettre les fers aux pieds & aux mains, & qu’on l’envoie aux carrieres.

Tindare ne marque aucune foiblesse, & cédant aux rigueurs du sort, il supporte courageusement sa disgrace. Aristophonte réfléchit sur la généreuse fidélité de Tindare, & voyant à quoi il s’est exposé pour son maître, il est fâché de n’avoir pas été informé de la ruse, & d’avoir causé le malheur d’un domestique si zélé. Il tâche de réparer sa faute en lui procurant un meilleur sort. Il prie Hégion de voir l’action de Tindare {p. 110}du bon côté, & de lui pardonner : il lui en fait remarquer toute la magnanimité, mais il ne peut rien obtenir ; le vieillard est infléxible, la nature ne lui dit rien en faveur de son fils : la sentence qu’il a portée est exécutée : Tindare, chargé de chaînes, est jetté dans les carrieres.

Je pense, n’en déplaise à nos dramatiques larmoyants, que voilà des choses dignes de figurer avec les situations dont ils remplissent leurs drames.

Tindare est livré aux tourments les plus affreux, quand un événement imprévu fait changer la scene, & la rend aussi gaie qu’elle étoit triste. Philocrate, Philopomene, & Stalagme, cet esclave fugitif qui avoit vendu son petit maître, arrivent : on apprend que Tindare doit le jour à Hégion. Il fait rompre bien vîte les fers de son fils, qui passe des horreurs de la misere au comble de la joie.

ACTE V. Scene derniere.

Tindare.

J’ai vu souvent plusieurs tableaux où les souffrances des damnés étoient représentées d’une maniere à faire horreur ; mais je ne crois pas qu’il y ait dans le Tartare des tourments semblables à ceux que j’ai éprouvés dans les abominables carrieres dont je sors. Enfin, voulez-vous savoir en deux mots ce qu’est une carriere ? C’est un endroit où l’on souffre toute la lassitude, toute la fatigue, tout l’épuisement dont le corps & les membres sont capables......

Hégion.

Eh ! bon jour, mon cher fils.

Tindare.

Qu’entens-je ! quoi ! vous m’appellez votre fils ! Ah ! {p. 111}vraiment je devine pourquoi, c’est parceque vous me faites jouir en ce moment de la lumiere du jour..... Mais dites-moi, je vous prie, est-il bien vrai que vous soyez mon pere ?

Hégion.

Oui, mon cher fils, c’est moi qui suis ton pere.

Tindare.

Effectivement, quand je fais réflexion, je me souviens, mais confusément, & comme si un nuage m’avoit passé par l’esprit, oui, je me souviens d’avoir oui dire que mon pere s’appelloit Hégion, &c.

En voilà suffisamment, je pense, pour prouver aux Auteurs du genre larmoyant que les Anciens faisoient des pieces dans lesquelles ils mettoient des situations attendrissantes, des actions généreuses, des exclamations pathétiques, des reconnoissances gauches. Qu’ont donc imaginé les Modernes, pour se flatter d’avoir créé un nouveau genre ? Ils ont, à la vérité, imaginé d’exprimer le sentiment par des lignes entieres de points. Peut-être même les acteurs qui jouent nos drames les embellissent encore en y faisant les beaux bras & en contrefaisant les zélés convulsionnaires de St. Médard. Mais embellir n’est point créer26.

D’après ce que vous venez de lire, Auteurs tragi-comiques, ne vous flattez plus d’avoir créé {p. 112}un nouveau genre, & d’être de bons originaux. Les Desmarets, les Scuderi, si prônés autrefois, si bien sifflés maintenant, ont avant vous allié, dans des productions monstrueuses, le comique le plus bas au tragique le plus dégoûtant. Cessez sur-tout de donner à votre genre le titre fastueux de genre philosophique, parceque je vous prouverai, lorsque vous le voudrez, qu’il y a plus de philosophie dans la moindre des farces de Moliere (ces productions si méprisées par vous), que dans toutes les pieces qui ont paru depuis la {p. 113}mort de ce grand Homme. Ne soutenez plus une opinion flatteuse pour vous, à la vérité, mais qu’il est si facile de pulvériser Dorine va vous dire encore :

Je n’en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Oui, votre honneur m’est cher, & je ne puis souffrir
Qu’aux brocards de chacun vous alliez vous offrir.

« Enfin, me répondra-t-on encore, pourquoi applaudit-on les pieces que vous n’approuvez pas » ? Je l’ai déja dit : par la même raison qu’on applaudissoit les tragi-comédies de Scarron, ces pieces dans lesquelles il a mêlé, à ce qu’il disoit très plaisamment lui-même, la crême avec la moutarde ; parceque toutes les nouveautés sont dans ce genre, & que le public s’amuse de ce qu’on lui présente.

« Mais pourquoi ne nous donne-t-on plus de nouveautés dans le goût des pieces que vous prônez si fort » ? Parcequ’il est très difficile d’en faire, & que les comédiens rejettent souvent celles qui paroissent. Il en est un très petit nombre en état de sentir la bonne comédie. Les uns, condamnés à ne jouer qu’un genre bâtard, se gardent bien de recevoir des pieces où ils ne seront point applaudis, & qui feront briller leurs rivaux. Les autres, accoutumés à ne voir que des détails, ne savent pas juger l’ensemble d’un ouvrage. Les Anciens ont beau leur dire : « Messieurs, non contents de corrompre le goût, vous vous perdez vous-mêmes. Les pieces que vous protégez avec tant de fureur, parcequ’elles sont plus faciles à jouer, ne sont qu’une affaire {p. 114}de mode qui ne peut durer long-temps : on a bientôt épuisé les situations romanesques, les reconnoissances, les oh, les ah, & tous les cris prétendus pathétiques : on a bientôt peint les hommes comme ils devroient être ; il faudra tôt ou tard revenir à votre pere nourricier, au genre que vous dédaignez, que vous ne jouez plus bien, & dans lequel vous serez bientôt détestables. Tremblez d’avoir le sort des Comédiens Italiens vos confreres. Ils ont négligé le genre de Marivaux pour l’Opéra comique : quand ils ont voulu le reprendre ils y ont été vomitifs. Ils n’ont pas fait venir de bons acteurs Italiens à mesure qu’ils en ont eu besoin ; ils ont abandonné leur meilleur canevas, aussi font-ils dix écus de recette tous les mardis & les vendredis. Des Comédiens excellents, & qui auroient pu faire les délices de Paris en conservant leur ancienne maniere, auront le chagrin de se voir chassés par l’ingratitude d’un enfant adoptif, ou de partager sa chûte ! Que leur exemple vous rende sages ». Ainsi parlent les dignes successeurs des camarades de Moliere ; mais ils ne sont pas les plus forts. Que trois ou quatre d’entre eux se retirent, & nous rirons de pitié : on jouera la comédie sur le ton des fureurs d’Oreste, & tous les scélérats de Londres viendront expirer sur la scene françoise.

Jeunes comiques, je vous le répete, & je ne cesserai de vous le répéter ; quand on vous dira qu’on ne veut plus rire au spectacle, n’en croyez rien. L’homme livré à mille peines inséparables de l’humanité, sait toujours gré aux Auteurs qui lui font perdre un instant ses chagrins de vue. N’a-t-on pas ri aux représentations de la Matinée {p. 115}à la mode de M. Rochon, des Fausses infidélités de M. Barthe, des Mœurs du temps de M. Saurin ? &c. Pourquoi ? parcequ’il y a dans toutes ces pieces, des scenes avouées par Thalie, cette Muse si décriée, mais seulement par ceux qui, comme je l’ai dit, désesperent de marcher sur ses traces avec succès. Si mes avis vous paroissent suspects ou peu dignes d’être suivis, écoutez du moins ceux que vous donnent deux excellents Critiques, & le génie le plus étonnant de notre siecle :

« Le comique, ennemi des soupirs & des pleurs,
N’admet point dans ses vers de tragiques douleurs. »
Boileau, Art poét.

« C’est la foiblesse, l’impuissance, la stérilité de nos Auteurs, dit l’Abbé Desfontaines, qui ont fait inventer les comédies larmoyantes, parcequ’il ne faut pour cela ni esprit ni génie. On prend dans un roman une historiette déja toute disposée dans son nœud & dans son dénouement : avec peu de changements on l’ajuste à la scene, & voilà une comédie à la mode. La Muse mercenaire croit avoir égalé ou surpassé celle de Moliere & de Regnard ; elle mesure ses talents sur ses profits.

« Un Académicien de la Rochelle (M. de Chassiron) publia, dit M. de Voltaire, une Dissertation ingénieuse & profonde sur cette question : savoir, s’il est permis de faire des comédies attendrissantes ? Il paraît se déclarer fortement contre ce genre, dont la petite comédie de Nanine tient beaucoup en quelques endroits. Il condamne avec raison tout ce qui aurait l’air d’une tragédie bourgeoise. En effet, {p. 116}que serait-ce qu’une intrigue tragique entre des hommes du commun ? ce serait seulement avilir le cothurne ; ce serait manquer à-la-fois l’objet de la tragédie & de la comédie ; ce serait une espece bâtarde, un monstre né de l’impuissance de faire une comédie & une tragédie véritable......

« Peut-être les comédies héroïques sont-elles préférables à ce qu’on appelle Tragédie Bourgeoise ou Comédie larmoyante. En effet, cette comédie larmoyante, absolument privée de comique, n’est, au fond, qu’un monstre né de l’impuissance d’être ou plaisant ou tragique ».

Le jugement que ces trois Auteurs portent sur le comique larmoyant, ne doit pas être suspect, puisque les deux premiers n’ont jamais prétendu aux honneurs de la scene, & que le dernier a fait plusieurs comédies larmoyantes. Que de grandeur d’ame, que de générosité dans un pareil aveu ! Loin de diminuer par-là le nombre de ses lauriers, il leur donne un nouvel éclat. La franchise & la sincérité sont si rares, sur-tout quand il est question de se juger soi-même !

Moliere, l’Auteur le moins larmoyant, sans contredit, est celui qui a introduit dans quelques-unes de ses pieces les situations les plus faites pour attrister, même pour faire fondre en larmes, s’il n’eût connu parfaitement les limites que le goût & la raison ont posées entre la comédie & la tragédie, & si après avoir attendri le spectateur, il n’avoit eu l’adresse de le ramener malgré lui-même aux ris. Il n’est pas possible de dévoiler au lecteur toute la finesse de cet art inconcevable que le pere de la comédie employoit en pareille occasion ; on ne peut que mettre sous {p. 117}les yeux les scenes où il l’a fait avec le plus d’adresse. Deux exemples suffiront : nous les prendrons dans les Femmes Savantes & le Tartufe.

LES FEMMES SAVANTES.

ACTE V. Scene I.

Ariste.

J’ai regret de troubler un mystere joyeux,
Par le chagrin qu’il faut que j’apporte en ces lieux.
Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles
Dont j’ai senti pour vous les atteintes cruelles.
(A Philaminte.)
L’une pour vous me vient de votre Procureur.
(A Chrisale.)
L’autre pour vous me vient de Lyon.

Philaminte.

Quel malheur
Digne de nous troubler, pourroit-on nous écrire ?

Ariste.

Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

Philaminte lit.

« Madame, j’ai prié Monsieur votre frere de vous rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n’ai osé vous aller dire. La grande négligence que vous avez pour vos affaires a été cause que le clerc de votre Rapporteur ne m’a point averti, & vous avez perdu absolument votre procès que vous deviez gagner.... »

Chrisale.

Votre procès perdu ! . . . . . . . . . . . . . .

Philaminte lit.

« Le peu de soin que vous avez, vous coûte quarante {p. 118}mille écus ; & c’est à payer cette somme, avec les dépens, que vous êtes condamnée par Arrêt de la Cour. »

Nous voyons d’honnêtes gens ruinés par la négligence d’une femme. Une pareille situation ne peut que jetter des idées tristes dans l’ame du spectateur. L’Auteur n’a plus qu’un pas à faire, & la gaieté est totalement bannie de la scene, quand elle y est ramenée par la personne même qui cause le malheur dont nous sommes affectés. Ecoutons-la parler, & nous rirons en voyant ce qui la choque dans l’arrêt.

Philaminte.

Condamnée ! ah ! ce mot est choquant, & n’est fait
Que pour les criminels.

Ariste.

Il a tort en effet,
Et vous vous êtes là justement récriée.
Il devoit avoir mis que vous êtes priée
Par arrêt de la Cour de payer au plutôt
Quarante mille écus, & les dépens qu’il faut.

LE TARTUFE.

Orgon a fait donation de tous ses biens en faveur de Tartufe. Il est sur le point d’être mis à la porte par ce scélérat. Ce n’est pas tout, il craint un plus grand malheur, qui lui arrive en effet, le monstre s’est emparé d’une cassette de la plus grande importance.

ACTE V. Scene I.

CLÉANTE, ORGON.

Cléante.

Où voulez-vous courir ?
{p. 119}

Orgon.

Las ! que sais-je !

Cléante.

Il me semble
Que l’on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu’on peut faire en cet événement.

Orgon.

Cette cassette-là me trouble entiérement ;
Plus que le reste encore elle me désespere.

Cléante.

Cette cassette est donc un important mystere ?

Orgon.

C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,
Lui-même, en grand secret, m’a mis entre les mains.
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire,
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie & ses biens se trouvent attachés.
. . . . . . . . . .

Cléante.

Vous voilà mal, au moins si j’en crois l’apparence ;
Et la donation & cette confidence
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légérement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages.

Nous sentons en effet que Tartufe, muni de la fatale cassette, va perdre Orgon ; & cette idée n’est rien moins que réjouissante : elle commence à nous affliger beaucoup, quand Madame Pernelle, sans nous faire perdre de vue le malheur d’Orgon, nous force cependant à rire.

Scene III.

Mad. Pernelle.

Qu’est-ce ? j’apprends ici de terribles mysteres.
{p. 120}

Orgon.

Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
. . . . . . . . .
. . . . . . . Le perfide, l’infame
Tente le noir dessein de suborner ma femme !
. . . . . . . . .

Dorine.

Le pauvre homme !

Mad. Pernelle.

Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon.

Comment !

Mad. Pernelle.

Les gens de bien sont enviés toujours.

Orgon.

Que voulez-vous donc dire avec votre discours ?
. . . . . . . . .
Je vous ai déja dit que j’ai tout vu moi-même.

Mad. Pernelle.

Des esprits médisants la malice est extrême.

Orgon.

Vous me feriez damner, ma mere ; je vous dis
Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Mad. Pernelle.

Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n’est ici bas qui s’en puisse défendre.

Orgon.

C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu : faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, & crier comme quatre ?
{p. 121}

Mad. Pernelle.

Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit ;
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.
. . . . . . . . .
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon.

Hé ! diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?
Je devois donc, ma mere, attendre qu’à mes yeux
Il eût.... Vous me feriez dire quelque sottise.

Un huissier vient signifier à Orgon la saisie de tous ses biens. Valere lui annonce qu’on a donné des ordres pour s’assurer de sa personne : il est entouré d’une épouse, d’une mere, d’un frere, d’un fils, d’une fille, d’un ami, qui déplorent son malheur, qui l’exhortent à prendre la fuite, quand Tartufe, accompagné d’un Exempt, paroît pour l’arrêter. Que va-t-il devenir ? que va devenir toute sa famille éplorée ? Est-il de situation plus triste ? Nous en sommes pénétrés. L’Exempt parle, & soudain nous ressentons la plus grande joie.

Scene VII.

L’Exempt.

Remettez-vous, Monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude.
. . . . . . . . .
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrete
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite :
Et c’est le prix qu’il donne au zele qu’autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits :
{p. 122}
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que, mieux que du mal, il se souvient du bien.

Voilà comment il faut amener les situations touchantes ; voilà comme il faut les traiter, comme il faut les mêler à des nuances comiques pour les faire ressortir, & ne pas leur donner le temps d’amener la tristesse & les larmes27 ; voilà comme il faut les dénouer. Passons présentement aux genres reconnus pour bons par les personnes de goût, de tous les siecles & de toutes les nations.

{p. 123}

CHAPITRE X.
Des Pieces d’intrigue en général. §

Rien de plus plaisant que le souverain mépris qu’on affecte pour les pieces d’intrigue. Vous, que la nature a doué d’un génie souple, adroit, capable de se replier en cent façons différentes, d’un esprit assez preste pour bouleverser les affaires les mieux établies en apparence, & pour les renouer quand elles paroissent désespérées, dédaignez les clabauderies des ennemis de ce genre. La peine inutile que les uns prennent pour arranger cinq à six scenes sans suite & sans dénouement, l’estime, la vénération que les autres ont pour ces ouvrages décousus, prouvent assez que l’envie fait parler les premiers, & que leurs admirateurs ne connoissent ni les difficultés ni le mérite du genre qu’ils méprisent.

Il est sans doute plus beau, plus grand de faire une piece à caractere ; mais elle est défectueuse si l’intrigue n’en lie les différents portraits, & ne les place dans une situation frappante. Je vous prédis donc que vous ne réussirez jamais à faire une bonne piece à caractere, si vous ne commencez par vous exercer dans les sentiers compliqués d’une intrigue adroite & vigoureuse. C’est une espece de dédale dans lequel Thalie éprouve la patience, la vivacité & la force de tête de ses nourrissons. C’est dans ses détours que Plaute, Térence, Moliere, Regnard se sont habitués à {p. 124}voir, à sentir tout d’un coup ce qui doit être au commencement, au milieu, à la fin d’une piece ; à s’emparer de l’attention du public, à la captiver, en lui présentant des incidents qui se croisent en apparence, & qui le conduisent cependant au point qu’il a desiré. C’est avec l’intrigue qu’ils ont fait leurs premieres armes, qu’ils se sont familiarisés avec les difficultés les plus insurmontables, & qu’ils sont parvenus quelquefois à la sublimité de leur art. L’exemple est bon à suivre ; imitez-les, & commencez par donner l’essor à votre imagination. Les têtes trop foiblement organisées vous croiront perdu, parcequ’elles vous perdront bientôt de vue ; mais les autres, assez fortes, assez clairvoyantes pour vous suivre dans votre vol, diront : Il a commencé comme ses maîtres, c’est beaucoup : voyons présentement quels seront ses progrès, & comment il finira.

CHAPITRE XI.
Des Pieces intriguées par un Valet. §

Les pieces de ce genre sur-tout ont beaucoup d’ennemis, & leur nombre accroît chaque jour. Un Poëte charmant vient encore de se déchaîner contre ce genre, dans une préface qui précede un drame28. L’Auteur, après avoir desiré de voir naître un poëte comique, s’exprime ainsi :

« Ce philosophe s’assujettiroit sans doute aux {p. 125}conventions de son temps, au ton général qu’il trouveroit établi : les changements arrivés dans les usages lui indiqueroient ce qu’il faut saisir, ce qu’il faut éviter : il ne s’aviseroit pas d’évoquer les manes burlesques29 des frippons d’Athenes & des Merlins, personnages fameux sur nos anciens treteaux. Il sauroit que nos jeunes gens mêmes ne se fient plus à nos intriguants subalternes, pour tromper les oncles & les tuteurs de leurs maîtresses ; que les modernes amours ont des courtiers plus décents, quoiqu’ils fassent la même chose ; qu’un état ne doit pas empiéter sur l’autre ; que les valets, en un mot, n’ont plus de crédit que chez les vieux garçons ».

Il faut être vrai : tout ce que l’Auteur dit dans sa sortie contre les pieces intriguées par des valets, n’est pas bien vu ; mais le commencement décele la connoissance la plus étendue du théâtre de l’antiquité, & les réflexions les plus profondes sur l’art comique. Reprenons ses leçons l’une après l’autre.

« Ce philosophe s’assujettiroit sans doute aux conventions de son temps, au ton général qu’il trouveroit établi : les changements arrivés dans les usages lui indiqueroient ce qu’il faut saisir, ce qu’il faut éviter : il ne s’aviseroit pas d’évoquer les manes burlesques des frippons d’Athenes ».

{p. 126}

Rien de mieux conçu. L’Auteur auroit peut-être pu nous indiquer ce que nous devons saisir, ce que nous devons éviter, & en quoi les frippons d’Athenes étoient répréhensibles : mais il a sans doute trouvé sa préface assez longue. Je vais donc tâcher de deviner ce qu’il nous auroit dit s’il l’eût jugé à propos.

Les frippons d’Athenes, de Rome, & leurs imitateurs, que nous allons confondre ensemble, avoient des défauts que nos intriguants doivent éviter avec le plus grand soin. Premiérement, ils employoient toute leur adresse pour servir les amours d’un jeune étourdi avec une chanteuse, une joueuse d’instruments, une fille prostituée par un Marchand d’esclaves, ce qui ne pouvoit intéresser que les libertins. Voyons l’Epidique de Plaute.

Stratippocle aime éperdument une courtisanne joueuse d’instruments ; mais n’ayant pas de quoi l’acheter, il conjure, en partant pour l’armée, son esclave Epidique d’employer tous les ressorts de son esprit, aussi fourbe qu’inventif, pour lui procurer la jouissance de la musicienne. Dans ce temps-là Périphane, pere de Stratippocle, apprend qu’Acropélistide, sa fille naturelle, & qu’il n’a jamais vue, est prisonniere. Il met pour sa rançon quarante mines bien comptées, entre les mains d’Epidique. Que fait mon drôle ? Au lieu d’amener au vieillard sa chere fille, il lui présente la maîtresse de son jeune patron, qu’il a rachetée. Pendant cette jolie manœuvre, le jeune guerrier voit à Thebes, parmi les prisonnieres, une jeune personne qui cache son nom. Il oublie son ancienne maîtresse, achete l’esclave pour le prix de quarante mines : comme il n’a point cette {p. 127}somme, il implore le secours d’un charitable usurier, qui prête les quarante mines, à condition qu’on lui paiera un gros intérêt, & qu’il sera nanti de l’esclave jusqu’au parfait paiement. Enfin, l’esclave, après avoir passé par les mains de son frere, de l’usurier, &c. est reconnue pour fille de Périphane, & la musicienne reste à Stratippocle.

Secondement, les moyens que les frippons d’Athenes ou de Rome employoient, étoient bas, crapuleux, & dictés par la scélératesse même. Nous en avons dans Plaute, qui se marient pour céder leur femme à leur patron.

La Cassine.

Un esclave allant par la ville au point du jour, rencontre une femme qui exposoit une jeune enfant ; il prie qu’on la lui donne, & la porte à Cléostrate, épouse de Stalinon, son maître. Cette bonne femme donne à la petite fille le nom de Cassine, & l’éleve avec grand soin. Aussi embellit-elle tous les jours. A peine elle a seize ans que Stalinon & Cuthinic son fils en deviennent passionnément amoureux. Tous les deux se connoissent pour rivaux, & font en secret mille efforts pour se supplanter. Cependant la sage Cléostrate, comme mere, comme épouse, veilloit soigneusement sur Cassine ; ce qui n’étoit pas une petite occupation, puisque nos amants ne songeoient jour & nuit qu’aux moyens de tromper la vigilance de la gardienne, & à surprendre la candeur de la brebis innocente.

Le pere engage Olimpion, son métayer, à demander Cassine en mariage, lui promettant de {p. 128}l’affranchir si la premiere nuit de ses noces il veut lui céder son poste. D’un autre côté, le fils ayant découvert la ruse du pere, fait la même proposition à Chalin, son écuyer, conclut le même marché avec lui, & découvre à sa mere la manœuvre du vieillard. La bonne femme est furieuse : elle veut que le sort décide entre les deux amants de Cassine ; & tirant elle-même les instruments du hasard, elle voit avec le plus grand dépit triompher l’agent de son mari : elle est au désespoir, son fils & l’écuyer aussi. Le dernier se charge de la vengeance ; il prend les ajustements de la mariée, il rosse dans l’obscurité le métayer & son maître. Enfin, Cassine se trouve fille de Mirrine, voisine de Cléostrate. Cuthinic l’épouse.

Les frippons d’Athenes & de Rome ne servoient quelquefois les amours de leur jeune patron avec des concubines, qu’en mettant dans leur parti le pere de ce même jeune homme, & en lui promettant qu’il aura les faveurs de la belle. Plaute va nous en fournir un exemple.

L’Asinaire.

Demonete & Artemone ont un fils unique nommé Argyrippe, qui aime éperdument Philénie, jeune courtisanne, éleve & disciple de la M... Cléérete. Tant qu’Argyrippe a de l’argent il entre chez la matrone, & jouit de sa maîtresse ; dès que son trésor est épuisé on lui refuse la porte. Il fait confidence de ses amours & de ses malheurs à son pere. Celui-ci ne peut procurer à son fils vingt mines, parcequ’il est pauvre & que sa femme jouit de tout le bien ; mais il lui conseille de voler l’argent qu’on doit porter à sa {p. 129}mere pour quelques ânes que son esclave Dotal on son économe a vendus. Liban se charge de faire réussir la fripponnerie ; & l’on promet au vieillard qu’il aura sa part de la concubine. Sa femme, avertie secrètement, le surprend sur le lit de la courtisanne, l’accable de reproches, & l’oblige à prendre la fuite.

Troisièmement, les frippons d’Athenes & de Rome agissoient quelquefois pour leur propre compte ; & le public ne partage bien leurs succès ou leurs malheurs, que lorsqu’ils décident du sort de quelques personnages honnêtes. Une des pieces de Plaute a bien complettement ce défaut.

La Persane.

Trimarchide, soldat Athénien, s’est engagé dans le service de Perse. Il est au siege d’Eleusipolis en Arabie, lorsque Toxile, son esclave, qu’il a laissé dans Athenes, devient éperdument amoureux de Lemniselene, courtisanne qui loge chez Dordale, fameux M......

Toxile a beau brûler pour la belle, il faut que pour en jouir il paie comptant six cents nummes, somme très considérable pour un esclave. Un de ses amis, nommé Sagarestion, qui est esclave chez un riche Athénien, entreprend de la lui procurer. Il dit à son maître qu’il y a en Cretrie un attelage de bœufs très beaux à vendre pour le prix de six cents nummes : le vieillard donne dans le panneau, compte l’argent, recommande à son esclave de revenir dans sept jours avec les bœufs. Le frippon court chez son ami, & la concubine est achetée.

Tout va bien pendant quelque temps ; mais le jour qui doit ramener Sagarestion chez son maître {p. 130}avec des bœufs, approche. Toxile a trop d’honneur & de conscience pour exposer son ami aux plus affreux châtiments : il va trouver un Parasite, l’engage, moyennant un bon repas qu’il lui promet, à lui confier sa fille, pour la conduire chez le M... en qualité d’esclave Persane. Le M... croyant tirer grand parti des charmes de cette beauté, en donne soixante mines. Un instant après le Parasite vient réclamer sa fille, fait grand bruit, menace de la Justice le M... qui est trop content d’en être quitte pour son argent. Sagarestion achete des bœufs, & Toxile garde Lemniselene sans qu’il lui en coûte rien.

Les Italiens ont nombre de pieces dans ce goût. On voit très souvent la maison de Pantalon entiérement bouleversée par les amours de son valet Arlequin & de sa servante Argentine.

Quatrièmement, les fourberies des frippons d’Athenes & de Rome ne tiennent pas l’une à l’autre, & ne servent presque jamais à rien, puisqu’elles ont besoin que le hasard amene un dénouement qu’elles auroient dû faire. Telles sont celles de Dave dans l’Andrienne de Térence ; telles sont celles de presque toutes les pieces anciennes que nous avons citées.

Cinquièmement, les frippons d’Athenes, & tous leurs imitateurs, trop fiers des services qu’ils rendent, deviennent impertinents à l’excès, & ravalent trop leurs maîtres. Nous en avons un exemple frappant dans les Fourberies de Scapin, de Moliere. Le héros de la piece a le front de laisser son maître à ses pieds, & d’exiger qu’il lui permette une vengeance sanglante contre son pere, auquel il a l’audace de donner une volée de coups de bâton.

{p. 131}

Voilà à-peu-près les défauts de tous les fourbes qui ont animé les comédies de nos prédécesseurs. Un intriguant qui les imiteroit sur notre scene seroit sifflé, & mériteroit de l’être ; mais un valet qui serviroit une passion honnête, qui trouveroit le secret de se tirer des embarras les plus grands sans blesser les bienséances théâtrales, qui ne donneroit pas des coups de bâton à son patron, mais qui le tromperoit en lui faisant de fausses confidences, & qui, aussi fin que les Daves, les Mascarilles, les Scapins, mettroit le sceau à son adresse en procurant un sort heureux aux amants qu’il protege ; un tel intriguant, dis-je, seroit certainement applaudi. Voilà, je crois, ce que l’Auteur dont nous analysons les idées a voulu dire en nous conseillant de ne pas évoquer les manes burlesques des frippons d’Athenes.

Après avoir admiré la science profonde qu’il a du théâtre, après lui avoir rendu justice sur la bonté du conseil qu’il nous a donné, nous pouvons nous permettre de lui dire que les autres ne sont pas vus avec la même justesse.

« Il n’évoqueroit pas les manes burlesques des Merlins, personnages fameux sur nos premiers treteaux ».

L’Auteur se trompe. Nos premiers treteaux n’ont pas vu briller les Merlins. Merlin l’enchanteur a été fameux sur le théâtre de la Foire & sur celui des Italiens ; mais Merlin, intriguant & valet, n’a commencé à figurer que dans le Retour imprévu30, les trois Freres rivaux31, &c. Si l’Auteur {p. 132}juge ces pieces dignes de nos premiers treteaux, nous n’avons pas le plus petit mot à lui répondre.

« Il sauroit que nos jeunes gens même ne se fient plus à nos intriguants subalternes pour tromper les oncles & les tuteurs de leurs maîtresses ».

L’Auteur a voulu dire, sans doute, que les comiques venus après Moliere & Regnard, ayant perdu de vue cette gaieté naturelle avec laquelle on doit faire parler les valets, cet esprit souple, délié avec lequel on doit les faire agir, n’ont plus osé en introduire sur la scene ; mais il est ridicule de dire, parceque l’impuissance des Auteurs les a bannis du théâtre, qu’ils ne jouent plus le même personnage dans le monde. Il est clair qu’il faut des courtiers aux amants assez malheureux pour ne pouvoir faire l’amour de plain-pied : à qui s’adresseront-ils donc, si ce n’est aux personnes qui les entourent ? La petite bourgeoise intéresse sa servante ; la femme de condition, la plus chérie de ses femmes ; le Duc, son valet-de-chambre ; le Prince, celui qui porte le titre de son ami : alors ces intriguants en chef font agir les baigneurs, les marchandes de modes, les maîtres à chanter, à danser, &c.

« Que les modernes amours ont des courtiers plus décents, quoiqu’ils fassent la même chose. Qu’un état ne doit point empiéter sur un autre ».

Pour moi j’ignore comment on peut allier la décence avec le métier de Mercure, & je soutiens qu’il seroit encore plus indécent à nos yeux si nous le faisions exercer sur notre théâtre par des personnages distingués. Les ressorts de l’art seroient {p. 133}révoltants dans leurs mains ; ils font rire dans celles d’un valet.

« Que les valets en un mot n’ont plus de crédit que chez les vieux garçons ».

Voilà qui est très singulier. Je ne savois pas qu’une des graces du mariage fût de mettre les hommes à l’abri des fourberies, & sur-tout à Paris. Depuis quand la mode a-t-elle donc si fort changé ? Marions-nous au plus vîte sur la parole de l’Auteur. Mais non : interrogeons avant les maris, ou plutôt leurs voisins.

Croyons l’Auteur lorsqu’il nous exhorte à ne pas marcher sur les traces des frippons d’Athenes. Croyons-le encore lorsqu’il nous dit dans sa même préface : « Est-il si minces coteries qui ne soient hérissées d’ombrages, de prétentions, & n’affectent de poser les limites d’un art dont ils n’ont pas les premieres idées ? Ces petits inquisiteurs, ces tyrans désœuvrés se remuent chacun dans leur coin ». Mais gardons nous d’ajouter foi à ses paroles quand il veut exclure de la scene les intriguants à livrée : tout le monde n’est pas en état d’employer des intriguants à talons rouges.

Loin de convenir que nos mœurs ne veulent plus qu’on mette des domestiques intriguants sur la scene, je soutiens que jamais siecle ne le permit, ne l’exigea même davantage. Dans quels temps les valets ont-ils été plus éduqués, plus fins, plus civilisés, plus élégants, plus familiarisés avec leurs maîtres que dans celui-ci ? Les Merlins du siecle ne sont-ils pas de toutes les parties fines de leur patron, ne les arrangent-ils pas, n’y conduisent-ils pas les prêtresses qui doivent y sacrifier, ne sont-ils pas quelquefois les premiers sacrificateurs ? Puisqu’ils sont les témoins, les confidents, {p. 134}les intendants des plaisirs de leur maître, n’est-ce pas à eux de tromper les peres ou les tuteurs qui voudroient les croiser ? D’ailleurs, s’ils sont découverts, le pere ou le tuteur dupé ne peut que les mettre à la porte, & la peur du châtiment doit bien moins les intimider que les misérables esclaves sur qui les patrons avoient un pouvoir absolu, & qui pour prix de leurs fourberies pouvoient les envoyer au supplice. Je conclus de tout cela qu’il faut laisser à notre théâtre un personnage qui peut être amusant, & aux laquais, aux femmes de chambre un métier qui peut leur être avantageux. On pourra me nier cette vérité ;

                                            Mais en tout cas,
Les exemples fameux ne me manqueront pas.

Nous avons dit en passant que les Anciens avoient le défaut de ne pas faire dénouer leurs pieces d’intrigue par l’intriguant même ; nous ne pouvons nous déguiser que nos pieces dans ce genre ont le même vice. Combien de comédies où l’acteur qui est l’ame de la machine, celui qui a tout mis en mouvement pendant quatre actes, se trouve n’avoir rien fait à la fin, puisque les différents ressorts qu’il a employés ne concourent pas au dénouement ! Moliere lui-même n’est pas exempt d’un pareil reproche. Je suis fâché, pour la gloire de son Scapin, que ses fourberies redoublées ne contribuent pas au bonheur des amants qu’il protege. Une nourrice & un bracelet lui enlevent cet honneur. La nourrice apprend à Géronte que la belle Hyacinthe est sa fille, & le bracelet prouve que Zerbinette doit le jour au seigneur Argante.

{p. 135}

CHAPITRE XII.
Des Pieces intriguées par une Soubrette. §

Bien des personnes se figurent peut-être qu’une Soubrette intriguante peut employer les mêmes ressorts qu’un valet : elles se trompent. J’ose dire que l’un & l’autre tendent au même but par un art tout-à-fait différent.

Un valet fourbe doit faire éclater, dans tous les embarras qu’un sort contraire lui oppose, ces tours vigoureux qu’une tête profonde peut seule concevoir, & qui étonnent le spectateur. Une Soubrette qui se mêle d’intriguer ne doit employer que ces petits traits fins, adroits, déliés, auxquels les femmes sont si bien stylées ; ces faussetés, ces perfidies qu’elles savent si bien couvrir du masque de l’ingénuité : aussi est-il plus difficile de faire filer une intrigue à une Soubrette qu’à un valet. Voilà sans doute la raison pour laquelle nous avons un très petit nombre de pieces dans ce genre. Je ne vois que dans Quinault un exemple digne de nous servir de modele. C’est dans la Mere coquette, ou les Amants brouillés.

Extrait de la Mere Coquette, ou les Amants brouillés, Comédie en vers, en cinq actes.

Le mari d’Ismene s’est embarqué pour ses affaires ; il est pris par les Turcs. Sa femme, très coquette, loin de soupirer après le retour de son mari, le fait passer pour mort, & prend le deuil {p. 136}d’avance. Crémente, vieux ami du mari d’Ismene, est plus humain qu’elle ; il fait partir son valet Champagne pour la Turquie, avec ordre de racheter son ami s’il peut en avoir des nouvelles. Mon drôle qui, sans doute, craignoit l’air de la Turquie, s’arrête à Malthe, y boit de bon vin grec, fait connoissance avec un vieux Parisien qui a été esclave chez les Turcs, se fait instruire de leurs mœurs, & revient en état de pouvoir soutenir qu’il a fait les plus grandes perquisitions dans le voyage qu’on lui a ordonné.

Ismene est devenue éprise de l’amant de sa fille ; elle craint le retour de Champagne ; elle ouvre son cœur à Laurette sa suivante, qui se charge de faire soutenir à Champagne que le mari d’Ismene est mort. Champagne refuse de dire une chose dont il n’est pas certain. La fine Soubrette sait à propos lui montrer un diamant, & lui en vanter le prix ; ce qui le détermine.

Il est ensuite question de brouiller les deux jeunes amants, sans quoi Accante, espérant de s’unir à la fille, ne voudroit certainement pas épouser la mere. Laurette se charge encore de les désunir. Elle dit d’abord à Isabelle qu’Accante aime une autre beauté ; elle aigrit sa douleur. Isabelle veut que son perfide lui avoue lui-même sa légéreté. Laurette lui représente que l’honneur du sexe & la fierté ne lui permettent pas de parler à son amant après son indigne procédé. Isabelle veut du moins lui écrire. Laurette craignant qu’une autre personne ne se charge du billet, promet de le remettre.

Laurette tenant le billet destiné pour Accante, voit venir Champagne son valet : elle cache la lettre, mais de façon à la laisser entrevoir ; puis {p. 137}feignant d’être surprise, elle dit que c’est un billet d’Isabelle pour le Marquis qu’elle aime. Accante arrive, Champagne l’instruit de la prétendue infidélité de sa maîtresse, malgré les signes redoublés de Laurette, qui feint de vouloir l’empêcher de parler, qui nie d’avoir reçu un billet, & qui en faisant semblant de le cacher dans son corset, le place de maniere que Champagne peut l’en arracher & le remettre à son maître. Il est sans dessus, & conçu en ces termes :

Je voudrois vous parler, & nous voir seuls tous deux :
Je ne conçois pas bien pourquoi je le desire.
 Je ne sais ce que je vous veux :
 Mais n’auriez-vous rien à me dire ?

Accante est furieux. Laurette augmente sa rage en lui disant que sa jeune maîtresse aime le Marquis à l’excès. Il veut aller lui reprocher sa perfidie. Laurette, qui craint leur entrevue, lui conseille de mépriser son ingrate, & de ne pas lui parler. Comme il persiste dans la résolution de la voir, Laurette sort pour l’avertir, dit-elle, mais bien plutôt pour l’empêcher de paroître ; quand le hasard la conduit. Laurette anime si bien Accante, qu’il n’est plus le maître de son dépit, & qu’il sort en déchirant le billet qu’il croit adressé au Marquis. Laurette profite de l’occasion pour prouver à sa jeune maîtresse qu’Accante la méprise à l’excès, puisqu’il fait si peu de cas de sa lettre. Isabelle se repent de l’avoir écrite. Laurette saisit ce moment de dépit, lui conseille de nier que le billet fût pour Accante, & de dire qu’il s’adressoit à un autre, au Marquis par exemple. Isabelle s’abandonne entiérement à elle.

Laurette fait une fausse confidence à Champagne. {p. 138}Elle lui dit que le Marquis doit être introduit pendant la nuit chez sa maîtresse : ce qu’il y a de bon, c’est qu’elle ne ment pas. Elle a supposé le projet d’un combat entre le Marquis & Accante. Isabelle, toute piquée qu’elle est contre Accante, craint encore pour ses jours. Laurette lui persuade, pour éviter, dit-elle, le malheur qu’elle redoute, de retenir le Marquis chez elle, tandis qu’on ira avertir les parents des deux champions. Isabelle y consent : tout est si bien disposé par la fine Soubrette, qu’Accante voit entrer le Marquis dans l’appartement de sa maîtresse. Elle paroît malgré Laurette, qui craint toujours une explication. Accante la raille sur son rendez-vous avec le Marquis. Isabelle piquée lui dit que le Marquis auroit pu s’y rendre s’il n’eût pas déchiré le billet qu’elle lui avoit écrit.

Enfin les amants se trouvent seuls, s’expliquent, se raccommodent, & se promettent de bien gronder Laurette, quand elle les appaise en leur apprenant que le vieil esclave ramené de Malthe par Champagne est le mari d’Ismene, pere d’Isabelle, & qu’il la marie avec Accante.

Lorsque j’ai conseillé de prendre l’intrigue de cette piece pour modele, j’ai voulu faire remarquer les ressorts que Laurette met en usage. Ils sont fins, souples, déliés, dignes enfin de son sexe. Mais sachons distinguer une faute qui ne peut qu’empêcher le spectateur de s’intéresser à leur réussite. Laurette les emploie en faveur d’une vieille coquette dont l’amour nous doit faire rire de pitié : contre qui encore ? contre deux amants jeunes, aimables, de bonne foi, pour qui tous les vœux des spectateurs se réunissent.

Remarquons encore que cette faute en entraîne {p. 139}nécessairement une autre. Si les fourberies qu’on oppose au bonheur de deux amants intéressants réussissent, & que le dénouement ne leur soit pas favorable, le spectateur s’indigne avec raison. Si une catastrophe heureuse comble les vœux des amants & les unit, toutes les fourberies qui les ont croisés ont le défaut que nous avons reproché aux Anciens ; elles se trouvent inutiles à la fin de la piece, & n’y ont été mises en jeu que pour l’alonger.

Revenons à la différence qu’il y a d’un intriguant à une intriguante. Les fourberies du Dave de Térence seroient trop fortes chez la Laurette de Quinault32 ; celles de Laurette seroient petites, {p. 140}employées par Dave ou quelque autre fourbe de cette espece. Opposons deux exemples.

LA MERE COQUETTE,

ACTE III. Scene II.

CHAMPAGNE, LAURETTE.

C’est ici que Laurette voulant brouiller les deux amants, & voyant Champagne, feint de cacher le billet tendre & sans dessus qu’Isabelle lui a remis pour son cher Accante.

. . . . . . . . . .

Champagne.

Qu’as-tu là ?

Laurette.

Moi ? qu’aurois-je ?

Champagne.

Un billet que tu caches.

Laurette.

Mon Dieu ! que tu vois clair !

Champagne.

Je suis dépaysé,
Vois-tu ; j’ai de bons yeux, & suis un peu rusé :
J’ai vu, comme j’entrois, retirer Isabelle,
Et je gagerois bien que ce billet est d’elle ;
Qu’au rival de mon maître. . .

Laurette.

Oh !

Champagne.

Gageons, si tu veux.

Laurette.

Ah ! que les gens si fins sont quelquefois fâcheux !
{p. 141}

Champagne.

Ce poulet va sans doute au Marquis ?

Laurette.

Tu devines.

Champagne.

Nous démêlons un peu les ruses les plus fines.
Les voyages font bien les gens !

Laurette.

Sans contredit.

Champagne.

Mais sur-tout le vin grec ouvre bien un esprit.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene III.

ACCANTE, CHAMPAGNE, LAURETTE.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Laurette.

Hé ! Monsieur, croyez-moi, parlez-nous sans finesse ;
Vous cherchez Isabelle, & non pas ma maîtresse :
Avouez sans façon ce qu’aisément je vois.

Accante.

Ah ! si je l’avouois, que dirois-tu de moi ?

Laurette.

Moi ? qu’aurois-je à vous dire ? Il ne m’importe guere :
Chacun peut en ce monde aimer à sa maniere ;
Et je n’ai pas dessein, par mes raisonnements,
De vouloir réformer les erreurs des amants.

Accante.

Sont-ce là les conseils que Laurente me donne ?

Laurette.

Je ne me mêle point de conseiller personne :
{p. 142}
Les plus sages conseils, les meilleures leçons,
A gens bien amoureux, Monsieur, sont des chansons.

Champagne.

Si vous saviez quel est votre rival indigne. . .

Accante.

Qui seroit-ce, dis donc ?

Champagne.

Laurette me fait signe.

Laurette.

Il parle sans savoir.

Champagne.

Je sais tout, & fort bien ;
Mais elle ne veut pas que je vous dise rien.

Accante.

Souffre au moins qu’il acheve.

Laurette.

Eh ! Monsieur, il se raille.

Accante.

Tu lui fais signe encor.

Laurette.

Qui ? moi ? c’est que je bâille.

Champagne.

Pourquoi ne veux-tu pas me laisser découvrir
Ce qui pourroit aider Monsieur à le guérir ?
N’aura-t-il pas sujet de haïr Isabelle,
S’il sait que le Marquis tient sa place auprès d’elle ?

Accante.

C’est mon cousin, dis-tu ?

Laurette.

Que sait-il ce qu’il dit ?
Il s’est mis malgré moi cette erreur dans l’esprit.
Croyez, sur mon honneur. . .
{p. 143}

Champagne.

Penses-tu qu’on te croie ?
Et certain billet doux qu’au Marquis elle envoie,
Que tu portois toi-même, est-ce erreur que cela ?

Laurette.

J’aurois pour le Marquis un billet !

Champagne, tirant le billet du sein de Laurette.

Le voilà.

Accante.

Donne.

Laurette.

Eh ! que voulez-vous ?

Champagne.

Il ne veut rien que lire.
Laisse faire Monsieur.

Laurette.

Comment. . .

Champagne.

Laissez-la dire.

Accante.

Laurette à mon rival porte donc ce poulet ?

Laurette.

Tu me trahis ainsi !

Champagne.

Le grand tort qu’on te fait !

Laurette.

Ne croyez pas, Monsieur, que jamais je permette. . .

Champagne.

Hé ! pour l’amour de moi, si tu m’aimes, Laurette. . .
(A Accante.)
Elle consent, Monsieur, puisqu’elle ne dit rien.

Laurette.

Je ne suis que trop sotte, & tu le sais trop bien.
. . . . . . . . .
{p. 144}

On rit des petites mines que fait Laurette en cachant à demi sa lettre, en tâchant de la faire appercevoir, en se défendant foiblement lorsque Champagne veut la prendre. Toutes ces simagrées vont à son sexe ; aussi sont-elles applaudies : mais des coups de force pareils à celui que je vais citer, seroient ridicules si une soubrette les faisoit.

Je présenterai, pour modele & pour exemple, un trait de fourberie pris dans une de mes pieces. Je vois déja mes lecteurs me traiter d’orgueilleux, de téméraire. N’importe, je leur soutiendrai encore que le trait dont je parle est sublime, & qu’il n’y en a pas un aussi vigoureux, aussi réfléchi dans tous les Théâtres connus. Mais c’est assez long-temps m’exposer à passer pour un présomptueux, ou tout au moins pour un homme très mal-adroit. Je m’empresse d’avouer que l’idée de la scene que je vais citer appartient à Plaute33 : c’est {p. 145}pour cela que j’en fais si bien les honneurs. Je remercie Moliere, Regnard, & leurs successeurs, de me l’avoir laissée.

LE MARIAGE INTERROMPU,

ACTE II. Scene VII.

DAMIS, FRONTIN.

Damis revenant de Bourdeaux, où il a été voir sa sœur, devient amoureux de Julie, jeune veuve qui voyage avec lui. A leur arrivée à Paris, Julie prie Damis de lui indiquer un hôtel garni. Celui-ci la conduit dans une maison qui appartient à M. Argante, son pere. Le bon-homme est à sa campagne ; mais apprenant que son fils loge des femmes chez lui, il arrive sans se faire annoncer, {p. 146}& cause le plus grand des embarras, puisque Damis, qui s’est dit maître de son sort, vient de signer avec Julie le contrat qui doit les unir à jamais.

Frontin, valet de Damis, est le premier à qui le vieillard s’adresse. Le fourbe lui persuade que Julie est Constance, cette fille chérie qu’il n’a point vue depuis sa plus tendre enfance. Il lui dit que Damis l’a conduite à Paris sans l’en prévenir, pour lui causer une agréable surprise. La colere du vieillard se change en joie. Julie, pressée par son amant & l’amour, consent à se prêter au stratagême de Frontin. Argante lui fait mille caresses, en croyant embrasser sa fille : il est enchanté qu’elle ait quitté Bourdeaux ; &, pour la fixer à Paris, il veut absolument l’y marier : de sorte que Damis est obligé de lui révéler le stratagême de son valet. Il espere que son aveu lui {p. 147}vaudra un consentement favorable à ses desirs. Point du tout. Argante, inexorable, veut chasser Julie, & jure de faire casser le contrat que son aveu n’a pas rendu valable. C’est alors que Damis a recours à Frontin.

Damis.

Ah ! te voilà, Frontin !

Frontin.

Oui ; Frontin écoutoit.

Damis.

Tu connois mes malheurs ?

Frontin.

Je suis très bien au fait.

Damis.

Comment revoir Julie ? & sur-tout comment faire
Pour lui signifier les ordres de mon pere ?

Frontin.

Je ne veux point payer, comme il a dit, pour tous.
Adieu, Monsieur Damis, je prends congé de vous.

Damis.

Je suis au désespoir, & Frontin m’abandonne !

Frontin.

C’est que, sans me charger des dettes de personne,
Je dois assez pour moi. Serviteur.

Damis, l’arrêtant.

Quoi ! Frontin,
Tu n’auras point pitié de mon affreux destin !

Frontin.

Puis-je guérir le mal qu’a fait votre imprudence ?
. . . . . . . . . .
. . . . . .

Damis.

Frontin !
{p. 148}

Frontin.

Monsieur.

Damis.

Je te croyois touché de mon chagrin.

Frontin.

Vous m’avez trop bien peint au bon Monsieur Argante.

Damis.

Sers-moi, je te promets cent pistoles.

Frontin.

De rente ?

Damis.

De rente si tu veux.

Frontin, avec enthousiasme.

Silence ! attention !
Ah ! comme l’or agit !... La belle invention !
Elle va m’illustrer !... Dites-moi, je vous prie,
Si pendant douze jours j’arrête ici Julie,
Si je gagne ce temps, serez-vous satisfait ?

Damis.

Oh ! beaucoup. Mais comment ?

Frontin.

Motus : c’est un secret.
Approchons cette table... Allons, mon secrétaire,
Il faut bien vîte écrire à Monsieur votre pere.
Je dicterai.

Damis.

Voyons.

Frontin se jette dans un fauteuil, & se caresse en riant.

Pas mal !...

Damis.

Dépêche-toi.

Frontin.

Oh ! tout beau, s’il vous plaît... Convenez avec moi
Que ce que j’entreprends est assez difficile.
{p. 149}

Damis.

Oui.

Frontin dicte.

« Mon pere, après avoir eu le malheur de vous déplaire, je n’ose paroître à vos yeux ; mais je crois devoir vous avertir de ne pas ajouter foi à ce que Frontin pourra vous dire...

Damis, surpris.

Tu veux...

Frontin.

Ecrivez.
(Il dicte.)

« Non content de vous avoir déja trompé, il veut s’excuser auprès de vous en vous trompant encore...

Damis.

Mais...

Frontin.

Suis-je un imbécille ?..
Je sais bien ce qu’il faut.
(Il continue de dicter.)

« C’est un fourbe, un scélérat, un traître ».

Damis.

Oh ! pour le coup, Frontin,
C’en est trop.

Frontin, s’impatientant.

Vous plaît-il, mon secrétaire, enfin
Faire mes volontés ? Ne suis-je pas le maître
De m’appeller un fourbe, un scélérat, un traître ?
Vous prenez bien ce droit, & même trop souvent.

Damis.

Soit, écrivons.

Frontin lit le billet.

Lisons : un fourbe, fort bien ! un scélérat, un traître, c’est excellent !

{p. 150}
Qu’on rende ce poulet à Monsieur votre pere.

Damis.

Et tu crois me servir ?

Frontin.

Sortons : c’est mon affaire.
En vain le sort cruel veut me pousser à bout :
Un homme vraiment grand sait triompher de tout.
(Avec enthousiasme.)
Reine du monde entier, divine fourberie,
C’est à toi d’éclairer, d’échauffer mon génie ;
Et que sur mes hauts faits l’univers m’admirant...
Silence, mon orgueil : réussissons avant.

Frontin emploie cette même lettre pour faire croire à M. Argante que son fils lui a menti, que Julie est réellement sa fille : & pour l’engager à la retenir chez lui . . . Je résisterai à la tentation de rapporter la scene, parcequ’elle est de moi. La précédente suffit pour prouver que l’enthousiasme de Frontin seroit aussi ridicule dans Laurette, que les petites grimaces de Laurette seroient minutieuses chez Frontin. Le spectateur, témoin des ruses d’un valet, doit s’écrier avec étonnement : Ah ! le fourbe ! Celles d’une soubrette doivent lui faire dire en souriant : La fripponne ! comme elle est rusée !

{p. 151}

CHAPITRE XIII.
Des Pieces intriguées par les Maîtres. §

Nous avons des comédies dans lesquelles les maîtres imaginent quelques ressorts, &, de dessein prémédité, les font agir eux-mêmes ; mais nous en voyons peu dans lesquelles ils prennent sur eux de les combiner tous, de les faire tous mouvoir, de faire enfin marcher toute la machine.

« Mais ! mais ! pourquoi cela, disent les personnes du bon ton34 ? voilà qui est du dernier singulier. N’avons-nous pas autant d’esprit que nos gens ? » — Oh ! beaucoup plus ! — « Ne sommes-nous pas aussi intrigants qu’eux ? » — Infiniment davantage ! Je le sais très bien ; mais les gens du bel air voudroient qu’un comique les plaçât sur la scene, moins tels qu’ils sont, que tels qu’ils veulent paroître ; qu’il ne s’attachât qu’aux mines, aux grimaces, & ne dévoilât pas le fond du cœur ; qu’il peignît ces travers, ces ridicules qu’on a érigés en agrément ; & non ces vices que l’éducation, que la politesse masquent, mais qu’elles ne cachent pas à un observateur profond.

Il est essentiel de prouver la vérité de ce que j’avance ; & je demande : Y a-t-il dans le grand monde de jeunes Demoiselles qui trompent leurs tuteurs, qui imaginent mille stratagêmes pour {p. 152}secouer leur tyrannie ? Sans doute, me dira-t-on ; il en est qui font pis, puisqu’elles trompent leur pere même, se font enlever, se jettent dans les bras de leur amant, & tout ce qui s’ensuit. Je suppose présentement que nous ne connoissions pas l’Ecole des Maris, & qu’on la joue pour la premiere fois ; gageons que nos femmes les plus décidées, mais très exactes sur les bienséances, trouveront les fourberies qu’Isabelle fait à son tuteur indécentes chez une Demoiselle bien née. Sans doute, va-t-on me dire encore, & ces femmes auront raison : notre siecle, devenu délicat, ne souffre plus des indécences pareilles. Eh bien ! accordez-vous donc ; & lorsqu’il y a des fourberies à mettre sur la scene, permettez qu’on les fasse faire par ceux qu’elles ne dégradent point, par vos valets, par vos soubrettes ; laissez-les profiter du privilege qu’ils ont de paroître fourbes sans se dégrader, & n’en soyez pas jaloux.

Je demande la permission de citer un exemple plus fort, & je dis : Voit-on aujourd’hui des jeunes gens de famille déshonorer leur rang en excroquant de riches dupes, en leur faisant bassement la cour, pour emprunter de l’argent qu’ils ne rendront jamais ? Hélas ! vont s’écrier en chœur les victimes de ces petits ou de ces grands Messieurs, & de leur adresse, il n’en est que trop pour notre malheur ! Hé bien ! qu’on nous représente, comme Moliere dans son Bourgeois Gentilhomme, un Monsieur le Comte faisant agir tous les ressorts de son esprit intrigant pour excroquer de l’argent à M. Jourdain, lui voler une bague & lui faire régaler sa maîtresse, se souciant fort peu de passer pour le Mercure du bourgeois : qu’on mette, dis-je, aujourd’hui un pareil intrigant {p. 153}dans une piece, & les gens du bel air vont lapider l’Auteur. Ils veulent cependant occuper la scene sans partage. Eh ! Messieurs, si vous voulez absolument remplir le théâtre, & figurer seuls sur un lieu destiné à tous les états, souffrez qu’on vous y fasse voir tels que vous êtes, tels même qu’il le faut pour faire aller la machine dont vous voulez seuls faire mouvoir les ressorts.

Thomas Corneille est de tous les Auteurs celui qui a fait imaginer par des maîtres l’intrigue la plus fine, la plus agréable ; mais cette même intrigue, toute fine, toute agréable qu’elle est, nous prouvera que les ressorts imaginés par des personnages distingués ne peuvent pas conduire la machine bien loin, avec ce ton, cette décence, ces égards quelquefois ridicules, que les gens du monde exigent aujourd’hui, & ne sauroient suffire à une grande piece. Analysons l’intrigue du Baron d’Albikrac.

Une vieille femme se croit encore jeune, a l’ambition de plaire à tout le monde, & s’en flatte aisément. Une jeune niece, qui loge chez elle, l’embarrasse beaucoup, parcequ’elle craint de se voir enlever quelques hommages. Ses craintes augmentent quand elle surprend Angélique écoutant les douceurs d’Oronte. On détourne adroitement les apparences & les soupçons, en lui persuadant qu’Oronte est épris d’elle, & que n’osant déclarer son amour, il prioit Angélique de parler pour lui à sa tante. Oronte est obligé, malgré lui, de soutenir le mensonge qui le jette dans un grand embarras, sur-tout lorsque la vieille, écartant tout le monde, se trouve tête à tête avec lui.

{p. 154}

ACTE III. Scene IV.

LA TANTE, ORONTE.

La Tante, après avoir renvoyé sa Niece, Léandre & Lisette.

Je crois que vous devez avoir l’ame contente ;
Du moins, pour vous marquer une tendre amitié,
Je fais assez pour vous.

Oronte.

C’est trop de la moitié.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

La Tante.

Je vous aime, &, pour prix d’un zele si discret,
Je vous puis aisément épouser en secret.

Oronte, à part.

M’épouser en secret ! Me voilà bien. Courage.

La Tante.

Ce soir nous signerons ; demain le mariage.
Chez moi je suis maîtresse, & l’hymen contracté,
Lisette étant pour nous, tout est en sureté.
Quoi ! vous en soupirez !

Oronte.

Ah ! douceurs imparfaites !
Que ne me parliez-vous tantôt comme vous faites ?
Mon amour n’eût alors fait scrupule de rien,
Et Léandre jamais ne m’eût parlé du sien.

La Tante.

Léandre m’aimeroit !

Oronte.

D’une amour éperdue.

La Tante.

Cet aveu me surprend.
{p. 155}

Oronte.

Ah ! Madame, il me tue.

La Tante.

Depuis quand savez-vous que j’ai touché son cœur ?

Oronte.

Trop tard pour mon repos, trop tôt pour mon malheur.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

La Tante.

Je saurai son secret.

Oronte.

Il voudra le cacher ;
Je le connois, en vain vous croirez l’arracher.
Tandis qu’il languira d’ennuis, d’inquiétude
A démentir sa peine il mettra son étude :
Feignant d’être content. . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Cette scene est extrêmement comique ; on ne sauroit le nier. Celle que la tante va faire avec Léandre doit nécessairement l’être davantage, parceque les choses sont très bien préparées pour cela.

Scene VI.

LA TANTE, LÉANDRE.

La Tante, retenant Léandre.

Léandre, me laisser pour une promenade !
. . . . . . . . .
Vous êtes bien discret !

Léandre.

Moi ?

La Tante.

Cela vous surprend ?
{p. 156}

Léandre.

J’écoute le reproche, & n’en suis point la cause.

La Tante.

Hé ! j’en avois déja soupçonné quelque chose ;
Mais mon sexe. . . . .

Léandre.

De quoi me voulez-vous parler ?

La Tante.

Un homme, quand il veut, sait bien dissimuler !
Vous ne m’aimez donc pas ?

Léandre.

Moi, Madame ?

La Tante.

Vous-même.

Léandre.

Si, sans en rien savoir, il se peut que l’on aime. . . .

La Tante.

Que vous êtes injuste ! On me l’avoit bien dit
Qu’à feindre on n’eut jamais tant d’adresse & d’esprit.

Léandre.

Mais qui donc vous a fait ce rapport de ma flamme ?

La Tante.

Celui qui comme vous voit au fond de votre ame,
Votre ami.

Léandre.

Quoi ! ces feux, ces amours prétendus,
Vous les savez d’Oronte ?

La Tante.

Oui, de lui. Mais bien plus,
Il m’a dit qu’ayant su combien je lui suis chere,
Vous prétendiez pour lui renoncer à me plaire,
Mourir plutôt cent fois d’un désespoir jaloux...
. . . . . . . . .
{p. 157}

Léandre, bas.

Si quelque adroit détour ne m’aide à m’en tirer,
(Haut.)
Elle m’accablera. . . . . Madame, quand Oronte
De mon amour pour vous vous a fait le beau compte,
Ne lui parliez-vous point de l’épouser ?

La Tante.

Demain,
S’il l’eût pu consentir.

Léandre.

Vous l’offrirez en vain.
Je ne m’étonne plus s’il a joué d’adresse.

La Tante.

Seroit-il marié ?

Léandre.

Non pas ; mais. . . .

La Tante.

Hé bien, qu’est-ce ?

Léandre.

Ce seroit le trahir que vous en dire plus.

La Tante.

De grace. . . . . . . .
. . . . . . . . .

Léandre.

Vous vouliez récompenser son feu :
La chose est impossible, il est votre neveu.
. . . . . . . . .
. . . . . Oronte est fils de votre frere,
Qui, laissant ce pays pour l’Angleterre, aima
La Comtesse d’Uspek qu’à son tour il charma :
De leurs amours secrets ce fruit serra la chaîne.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
{p. 158}

Léandre croit avoir délivré son ami des persécutions de la Tante ; mais il ne l’instruit pas du mensonge qu’il a fait : ce qui jette Oronte dans un plaisant embarras.

ACTE IV. Scene II.

LA TANTE, LISETTE, ORONTE.

La Tante.

Jugez si ma joie est la vôtre
Quand je fausse pour vous compagnie à toute autre.
Du jardin tout exprès j’ai su me dérober.

Oronte.

Aussi Lisette sait. . . . .

La Tante.

Que vous savez fourber.
. . . . . . . . .
On fait l’amour à Londre aussi bien qu’à Paris.

Oronte.

Qu’il s’y fasse ! qu’aura cet amour qui me touche ?

La Tante.

Je ne veux qu’un seul mot pour vous fermer la bouche.
La Comtesse d’Uspek... Vous êtes interdit !

Oronte, bas.

Léandre m’a joué : qu’est-ce qu’il aura dit ?
N’étant instruit de rien, je ne sais que répondre.

La Tante.

Hé bien, sais-je la carte, & ce qu’on fait à Londre ?

Oronte.

Madame...

La Tante.

Elle étoit belle.

Oronte.

Il ne m’est pas permis...
{p. 159}

La Tante.

Parlez, cela sied bien dans la bouche d’un fils.
. . . . . . . . .

Oronte, bas.

Le tour est d’habile homme, il le faut appuyer.
(Haut.)
Puisque vous savez tout, je n’ai rien à nier.
Pour vous cacher mon sort, j’avois feint que Léandre...

La Tante.

Je le sais. Mais d’aimer doit-on pas se défendre
Quand on voit que le sang nous en fait une loi ?
. . . . . . . . .

La Tante embrasse son prétendu neveu. Angélique, instruite par Léandre, vient aussi embrasser son cher cousin. Les amants sont au comble de la joie, quand la scene change encore de face.

Scene IV.

LA TANTE, ORONTE, LISETTE.

Oronte.

Lorsque l’amour est fort, hélas ! peut-il se taire ?
Ah ! pourquoi suis-je né le fils de votre frere ?
Qu’il m’en coûte à la fois de gloire & de bonheur !

La Tante.

Vous vous en faites donc un sensible malheur ?

Oronte.

Tel qu’il passe du ciel tout ce que peut la haine.

La Tante.

C’est trop ; je ne vous puis plus long-temps voir en peine.
Consolez-vous.
{p. 160}

Oronte.

De quoi ?

La Tante.

Ce frere prétendu . . .
. . . . . . . . .

Oronte.

Je tremble.

La Tante.

Il ne m’est rien.

Oronte, à part.

Ah ! me voilà perdu !
. . . . . . . . . .

La Tante.

Non. Quand l’hymen joignit & son pere & ma mere,
Nous étions déja nés chacun d’un premier lit.
Dès l’enfance par-là l’amitié nous unit :
Les noms de frere & sœur l’ont depuis confirmée.

Cette intrigue est très ingénieusement imaginée. Elle promene le spectateur & la plupart des acteurs de surprise en surprise, d’incident en incident, d’embarras en embarras. Je conçois aisément que n’étant exécutée que par des personnages comme il faut, elle pourroit amuser davantage les personnes du beau monde, si ce que je viens d’en mettre sous les yeux du lecteur n’étoit pas préparé & mêlé avec des choses qui blessent la décence, ou les conventions de ce même beau monde si chatouilleux sur les bienséances.

Premiérement, lorsque la vieille surprend Oronte disant des douceurs à sa niece, & qu’on lui persuade qu’Oronte est épris de ses antiques charmes, la niece elle-même invente le mensonge, {p. 161}le débite & le soutient, pour tromper sa chere & honorée tante.

Angélique.

Voyez, il faut pour vous, Monsieur, que l’on me gronde !
Je vous l’avois bien dit, renvoyant vos amours,
Que ma tante vouloit rester veuve toujours :
Elle en a fait bon vœu. . . . .

Oronte.

Je n’y dois plus songer :
Et puisque je connois que c’est vous offenser. . . .

La Tante.

Laissez, par le récit que je veux qu’elle en fasse,
J’aurai lieu de juger s’il faut vous faire grace :
Ce doit être sa peine après ce qu’elle a fait.

Oronte.

Vous haïssez la cause, épargnez-vous l’effet.

Angélique.

Ayez donc. . . . .
. . . . . . . . .
Enfin donc il venoit vous chercher ;
Et m’ayant apperçue, il m’a fait la peinture
De je ne sais quels maux que pour vous il endure ;
Que depuis qu’il vous voit il languit nuit & jour, &c.

Il n’est pas décent, je pense, qu’une Demoiselle du beau monde manque ainsi aux égards dus à sa tante, & qu’elle s’en moque à ce point. Voilà donc l’intrigue qui peche par ses fondements, & qu’il eût fallu laisser construire à des intrigants subalternes.

Lorsqu’on veut interrompre le tête-à-tête d’Oronte & de la vieille, Angélique se charge encore de ce soin. Voyons si les moyens qu’elle met en usage sont dignes d’elle.

{p. 162}

Angélique, à sa Tante.

Voici qu’on vous apporte
De ces petits tableaux.

Oronte, bas.

Bon.

Angélique.

L’homme est à la porte,
Le ferai-je entrer ?

La Tante.

Non : qu’il revienne. Est-ce fait ?
L’étourdie ! Est-il temps . . . .

Oronte.

C’est pour un cabinet.
Voyons-les.

Angélique.

Il en a des plus jolis du monde.

La Tante.

Quelle stupide ! Encor ? . . .
. . . . . . . .

Angélique.

S’il les vouloit laisser ?
Il peut les vendre ailleurs.

Si nous ne connoissions pas déja Angélique, loin de la croire la niece de la vieille, ne la prendrions-nous pas pour sa servante ? La commission dont elle se charge, le ton qu’elle prend, celui avec lequel on lui répond, tout nous confirmeroit dans cette idée. Les personnes indulgentes pourront peut-être dire qu’Angélique est une petite espiegle, à qui l’on doit tout passer. Cela est vrai : mais ses espiégleries doivent se sentir de son éducation. Voyons si Oronte conserve mieux le ton qui lui convient.

{p. 163}

Oronte, à la Niece.

Pour plus de sureté d’une éternelle flamme,
Souffrez que devant lui je vous donne ma foi,
Qu’il en soit le garant.

Lisette, à Angélique.

Donnez.

Angélique, donnant la main à Oronte.

Je la reçois ;
Et pourvu que toujours, & sincere & constante,
Elle soutienne en vous. . . . .

Léandre.

Prenez garde, la tante. . .

Angélique.

Ah, Dieux !

Oronte, bas.

Ne craignez rien, & me laissez parler.
(Haut, en regardant dans la main d’Angélique.)
Avant qu’un an ou deux se puissent écouler,
Vous aurez une grande & longue maladie.

Angélique.

Quel présage !

Oronte.

S’il faut encor que je le die,
Cet angle qui se ferme à traits presque tirés,
Est la mort d’un parent dont vous hériterez.

Angélique.

Bon cela !

Oronte.

De ce bien vous ne jouirez guere ;
Car cette ligne jointe à ce triangulaire,
Est pour vous tôt après la marque d’un Couvent.

Angélique.

Ma tante, pour le moins, m’en parle fort souvent :
Je le croirois, selon que j’aime peu le monde.
{p. 164}

Léandre.

Pensez-vous qu’au Couvent cette ligne réponde ?

Oronte.

Celle-ci qui s’étend le dénote encor mieux.

La Tante.

Que lui prédisiez-vous ici de curieux ?
Du destin qui l’attend veut-elle être éclaircie ?

Oronte.

J’ai pris jadis leçon sur la chiromancie,
Et je la débitois sans doute en écolier.

Dans l’Etourdi de Moliere, lorsque Trufaldin surprend Mascarille avec Célie, ils ont recours à la même ruse ; mais Mascarille est un valet, & non un homme du bon ton ; mais Célie est une esclave égyptienne, qu’on peut croire instruite, comme toutes ses pareilles, dans l’art de la magie ; mais enfin l’action de l’Étourdi se passe dans ces temps reculés où l’on ajoutoit foi aux magiciens. Jettons un coup d’œil sur le rôle de Léandre, notre troisieme intrigant, & voyons s’il répond bien galamment à la déclaration amoureuse de la Tante.

La Tante.

Quand d’Oronte aujourd’hui je n’aurois pas appris
Combien d’amour pour moi vous vous sentez épris,
Vous m’en avez tant dit, ce matin même encore,
J’ai tant vu dans vos yeux que votre cœur m’adore,
Que le mien de vos feux jamais ne doutera.

Léandre.

J’ai dit, vous avez vu tout ce qu’il vous plaira ;
Mais je ne vous aimai cependant de ma vie.

La Tante.

Vous ne m’aimez pas ?

Léandre.

Non, & n’en ai point d’envie.
{p. 165}

La Tante.

Le terme est un peu fier, & même injurieux :
Mais j’en sais le motif & vous en aime mieux.
. . . . . . . . .

Léandre.

Est-ce en dépit des gens, que, selon son envie. . .

La Tante.

Non, mais en dépit d’eux on prend soin de leur vie.
Et souffrir votre mort, pouvant vous secourir.....

Léandre.

Et faites-moi l’honneur de me laisser mourir.

La Tante a raison. Les termes que Léandre emploie sont injurieux, & un homme éduqué, un François sur-tout, ne peut tenir de pareils propos à une femme, quelque ridicule qu’elle soit d’ailleurs, sans se faire siffler. De sorte que des trois intrigants du bel air, que Thomas Corneille emploie, Angélique agit en servante, Oronte en valet, & Léandre parle comme un homme du commun. Ce n’étoit pas la peine de leur faire prendre la place de leurs gens. Remarquez qu’ils ne font rien, puisqu’ils ne peuvent dénouer cette fameuse intrigue, qu’en appellant à leur secours un valet, auquel ils font prendre le nom & l’équipage du Baron d’Albikrac.

L’on pourra m’objecter, peut-être, que du temps de Thomas Corneille, le beau monde étant moins difficile sur les bienséances, l’Auteur devoit le peindre tel qu’il étoit ; que s’il eût travaillé dans ce temps-ci, son intrigue auroit été préparée & filée avec toute la décence, toutes les bienséances dignes du rang de ses intrigants, & d’un siecle aussi délicat, aussi civilisé que le nôtre. J’ose soutenir le contraire ; & je défierois {p. 166}là-dessus, non seulement Thomas Corneille, mais Moliere lui-même ; parceque toute intrigue préméditée dénote nécessairement dans celui qui l’imagine un esprit de fourberie & de fausseté qui ne sauroit s’allier à la décence qu’on exige, sur le théâtre, des personnes bien éduquées ; & qu’il est impossible de filer, de soutenir quelque temps une intrigue comique, sans employer quelques-uns des ressorts que la bienséance interdit aux personnes d’une certaine façon, & qu’elle permet aux intrigants subalternes.

Prenons un exemple plus moderne que le Baron d’Albikrac. Je donnerai la préférence aux Fausses Infidélités, comédie en un acte & en vers, de M. Barthe : cette piece en est digne à tous égards, puisque l’Auteur est, de nos jeunes Comiques, celui qui fait voir un talent plus décidé ; puisque son ouvrage est resté au théâtre, qu’il a eu le plus grand succès & qu’il le mérite ; puisqu’on y voit des scenes que les maîtres de l’art ne désavoueroient pas ; puisqu’enfin l’Auteur vise à la gloire de faire regner dans ses pieces le ton de la bonne compagnie. La piece dont il s’agit est si connue, qu’il nous suffit d’en donner une légere idée.

Un Petit-Maître de quarante ans, très ridicule par conséquent, envoie un billet circulaire à deux femmes qu’il veut mettre au nombre de ses conquêtes, & qui, malheureusement pour lui, se montrent les poulets qu’elles reçoivent. L’une imagine de se venger en écrivant une lettre tendre à Mondor, c’est le nom du fat : elle engage son amie à le traiter de même. Mondor fait trophée des deux lettres. L’un de ses rivaux est furieux, l’autre se doute que les infidélités de leurs belles ne sont que feintes : ils projettent de paroître {p. 167}infideles à leur tour. Les quatre amants se réunissent enfin contre Mondor qu’on accable de railleries.

Je demande présentement si parmi le monde comme il faut, & dans la bonne compagnie, il est reçu qu’une femme écrive de sa propre main un billet doux à un fat qu’elle méprise ; s’il est décent qu’elle engage une jeune personne honnête, franche, naïve, à faire la même sottise ; & qu’elles laissent ensuite toutes deux leurs lettres entre les mains d’un homme qu’elles poussent à bout, d’un homme qui doit dans peu, dit-on, faire imprimer ses lettres, d’un homme enfin qu’elles savent très capable de les déshonorer pour prix de leurs railleries outrées. Une telle intrigue n’annonce certainement pas une femme exacte sur les bienséances qu’exigent son rang & le beau monde ; Dorimene auroit aussi bien fait de ne pas l’imaginer. Tout cela prouve, comme je l’ai dit, que la politesse françoise, que le ton, l’éducation, les manieres du monde qu’on appelle comme il faut, sont incompatibles avec les ressorts d’une intrigue, & d’une intrigue plaisante sur-tout.

Je suis donc d’avis que nous laissions les intrigants à talons rouges, & que nous donnions la préférence aux intrigants à livrée. Ce n’est pas, je le répete, que le grand monde n’ait ses intrigues : ses héros, sans parler de ceux qui déshonorent leur rang, s’ingénient continuellement, les uns pour supplanter un rival en faveur auprès du maître, les autres pour se souffler des amants ou des maîtresses ; ceux-ci pour se mystifier, ceux-là pour se faire des noirceurs atroces. Confiez-leur les principaux fils de votre ouvrage : les premiers en feront une comédie héroïque, un drame, ou bien {p. 168}une piece que l’on ne pourroit permettre : les seconds fileront une intrigue indécente, ou fade, ou remplie de persifflage : les troisiemes mystifieront le public en n’amenant que des mystifications sur la scene ; & les quatriemes révolteront. Choisissez présentement.

CHAPITRE XIV.
Des Pieces intriguées par plusieurs Personnages. §

On ne peut pas dire que dans une piece bien faite d’ailleurs, mais intriguée de dessein prémédité par plusieurs personnes, l’intérêt soit pour cela partagé, parceque les intrigants, en grand ou en petit nombre, n’y agissent que pour mener le spectateur au but qui seul l’intéresse. Cependant, comme ce même intérêt que le public prend à la chose rejaillit sur les personnes qui se chargent de la faire réussir, j’ai remarqué qu’il aime à ne suivre que la marche d’un seul personnage, & à ne pas partager entre plusieurs l’obligation du succès. Plus les obstacles sont grands, plus l’acteur chargé lui seul de les détruire, devient attachant.

Je crois donc qu’il ne faut confier les principaux fils d’un intrigue qu’à un seul intrigant. Jettons les yeux sur le Légataire universel de Regnard. Crispin entreprend lui seul de dégoûter Géronte des parents auxquels il veut laisser une partie de son bien, de rendre son maître unique légataire, & de lui faire par ce moyen épouser celle qu’il aime : lui seul imagine & agit. Il joue alternativement {p. 169}le rôle de Campagnard, de Veuve, de Géronte lui-même ; aussi devient-il un personnage conséquent dans l’esprit du public : le gré qu’on lui sait de sa peine rejaillit sur la piece & sur l’Auteur. Si Regnard, moins adroit, avoit employé trois intrigants, dont l’un eût imaginé de faire le neveu, l’autre la niece, un autre le testament, leurs efforts réunis auroient produit le même effet : cependant le public moins content n’auroit peut-être pas écouté la piece.

Je dois faire remarquer qu’il y a un grand défaut dans la piece que je viens de citer, & que ce défaut est très ordinaire aux pieces dans lesquelles un seul intrigant paroît sous plusieurs travestissements. Il est ridicule que Géronte ayant vu de très près Crispin sous l’habit de campagnard, ne le reconnoisse pas sous celui de Veuve. Rien n’est moins naturel, comme je crois l’avoir dit dans l’article de la vraisemblance. Alors un Auteur adroit, souple, ingénieux, sait prendre une tournure qui pare à cet inconvénient, sans enlever presque rien à la gloire de son fourbe. Je prendrai un exemple dans Moliere.

Sbrigani, chargé de rompre le mariage de M. de Pourceaugnac, & de le renvoyer à Limoges, se présente au prétendu beau-pere avec l’habit & le jargon d’un Flamand. Il lui dit que son gendre doit beaucoup à plusieurs marchands de son pays, & qu’il a promis de les payer avec la dot qu’il touchera. Comme il a besoin encore de plusieurs autres personnages, & qu’il ne peut pas les jouer lui-même, crainte d’être reconnu, il fait agir une Languedocienne & une Picarde, qui feignent d’avoir été épousées par M. de Pourceaugnac ; un déluge d’enfants qui {p. 170}le suivent par-tout en l’appellant papa, papa ; des Avocats qui lui disent que la polygamie est un cas pendable ; des Suisses qui lui proposent d’aller en greve voir pendre un Limousin nommé M. de Pourceaugnac ; un Exempt qui feint de l’avoir reconnu, de vouloir le mener en prison, & qui s’assure de lui, jusqu’à ce qu’il soit bien loin de Paris. Moliere ne pouvoit, dis-je, faire remplir tous ces rôles par Sbrigani que Pourceaugnac ou le beau-pere auroit reconnu ; d’un autre côté, il a voulu le rendre attachant. Quel parti a-t-il pris ? Il lui conserve toujours le mérite de l’invention ; & les diverses personnes qu’il emploie, tout-à-fait subordonnées à son principal personnage, ne sont que les instruments de ses fourberies.

On pourra me répondre que le Crispin rival, de Le Sage, est un petit chef-d’œuvre, que cependant on y voit deux intrigants, qui, chacun à leur tour, imaginent & agissent. Je réponds à cela que Crispin rival n’a qu’un acte. Si la piece étoit plus longue, le plaisant qui résulte d’abord de l’association de deux maîtres fourbes, auroit bientôt cessé de l’être en amenant la monotonie. Je réponds encore que dans une piece plus longue la Branche auroit nécessairement écrasé Crispin, ou Crispin la Branche, & que le personnage sacrifié auroit gâté toute l’intrigue.

Après avoir prouvé qu’une piece intriguée par un seul intrigant est meilleure & mérite plus de gloire à l’Auteur que celle où il y en a deux, on désapprouvera surement ces comédies compliquées, dans lesquelles les maîtres & les valets entremêlent leurs fourberies. Le spectateur ne sait jamais à quel intrigant il a l’obligation du {p. 171}succès ; & l’Auteur, embarrassé pour nuancer leurs rôles, ou ne met aucune différence entre eux, on ne différencie celui du valet que par un jargon bas & affecté, tout-à-fait ridicule. Le Baron d’Albikrac, que nous venons d’analyser, nous le prouve. Angélique, Léandre, Oronte, la Montagne, ont tous le même caractere d’intrigue : leurs ruses ont la même tournure ; & il n’y auroit aucune différence entre les maîtres & les valets, sans les termes burlesques & les fades équivoques que Thomas Corneille met dans la bouche de la Montagne.

La Montagne.

                      Quoi ! vous seriez la tante ?

La Tante.

Moi-même.

La Montagne.

Je ne sais si le diable me tente,
Mais je sais qu’il me fait vouloir que cela fût.
Ah ! quel plaisir alors de s’aimer but à but !
Car, ne pouvant causer qu’un mal de cœur extrême,
Tel qu’on l’auroit pour vous, vous l’auriez tout de même.
Mal de cœur, en amour, est un drôle de mal.
Mais qui de notre tante est donc l’original ?

Lisette.

Le beau jeune Seigneur ! qu’il est bien fait !

La Montagne.

Ma mere
A pris aussi, dit-on, grand plaisir à me faire,
Et je m’en suis senti, car certain air gaillard,
Que j’ai d’elle hérité, me rend tout égrillard ;
Je vous divertirai. . . . . .
. . . . Je vous trouve inquiete :
{p. 172}
Est-ce que vous craignez de me sembler mal-faite ?
Ma foi, quand, tout exprès pour me rôtir d’amour,
L’ouvrier qui vous fit vous auroit faite au tour,
Qu’il auroit compassé, pour me rendre tout vôtre,
Chaque connexité d’un membre avecque l’autre,
Vous ne me plairiez pas davantage : & déja
J’enrage d’être au point dont mon pere enragea ;
Car on tient que deux jours après son mariage
Il s’en mordit les doigts.

Angélique.

Lisette, il n’est pas sage.

L’Auteur l’étoit bien moins, lorsqu’il fit parler ainsi son la Montagne, & sur-tout lorsqu’il imagina d’employer cinq à six intrigants de différents états, de différents sexes, pour filer une intrigue qui se dénoue très mal. Si un seul personnage en eût été chargé, on lui sauroit plus gré des bonnes choses qui s’y trouvent, & l’on seroit moins sévere sur les défauts.

Après avoir prouvé que plusieurs intrigants nuisent à une piece lorsque leurs ruses tendent toutes au même but, tâchons présentement de faire voir que deux intrigants rendroient au contraire les pieces plus piquantes, si, loin de travailler pour parvenir à la même fin, ils se croisoient au contraire de dessein prémédité, & agissoient pour se nuire. Les coups qu’ils se porteroient mutuellement tour à tour donneroient un plaisir plus varié au spectateur. Nous n’avons pas sur notre théâtre une seule piece qui mérite de nous servir d’exemple : j’en prendrai un chez les Italiens, encore ne peut-il qu’indiquer le genre d’intrigue dont je veux parler.

{p. 173}

ARLEQUIN, DUPE VENGÉE.

Arlequin, nouvellement marié avec Argentine, aime fort de manger en ville pour épargner. Il doit aller dîner chez un voisin, & dit à sa femme d’aller manger la soupe chez sa Chemere. Argentine n’est pas trop de cet avis, aussi son mari craint-il qu’elle ne rentre quand il sera sorti ; & pour être sûr de son fait, il l’oblige à laisser la double clef de la maison qu’elle a dans sa poche. Il lui promet d’aller la joindre chez ses parents à l’entrée de la nuit.

Dès qu’Argentine est partie, Scapin vient annoncer à Arlequin que M. Pantalon, suivi de toute sa famille, va dans le moment arriver pour lui demander sa soupe. Arlequin s’excuse, en disant qu’il est invité ailleurs. Scapin, piqué de son avarice, projette de lui jouer d’un tour. Il s’empare d’une des clefs de la maison d’Arlequin qui sont sur la table, met à la place celle de sa chambre, & sort pour un instant. Arlequin met dans sa poche la clef de sa porte & celle de la chambre de Scapin, sans s’appercevoir de l’échange, & part. Il est bientôt remplacé par Scapin, qui envoie chercher un Rôtisseur, ordonne un repas magnifique au nom du maître de la maison ; & lorsque Pantalon arrive avec sa compagnie, il lui dit qu’Arlequin & sa femme, obligés d’aller en ville pour une affaire de la derniere conséquence, l’ont chargé de faire les honneurs pour eux. On mange beaucoup : on boit encore mieux à la santé d’Arlequin & de sa femme, & l’on se retire.

Au second acte Arlequin rentre avec sa femme ; tous les deux respirent une odeur qui les surprend, {p. 174}quand le Rôtisseur arrive, demande à Arlequin s’il est content du dîner qu’il a mangé. Arlequin croit qu’on lui parle de celui que son ami lui a donné, il en fait l’éloge. Le Rôtisseur part de là pour lui demander sa pratique, & sur-tout le paiement du repas qu’il a fait servir chez lui, à douze francs par tête. Argentine croit que son mari l’a obligée d’aller chez sa mere pour être plus libre & régaler des femmes. Arlequin, d’un autre côté, se persuade que sa femme a profité de son absence pour dîner chez elle avec quelque amant. Il se confirme dans cette idée, lorsqu’après avoir visité les clefs, il en trouve une qu’il ne reconnoît pas. Grand train, grand tapage. Il découvre enfin que Scapin a ordonné le repas : il se doute que la clef inconnue est celle de la chambre du fourbe ; il va l’essayer, ouvre la porte, entre, trouve une montre d’or, la vend, & invite ensuite Pantalon avec toute sa famille à souper. Scapin, ne pouvant rattraper sa clef, fait ouvrir sa chambre par un Serrurier, ne trouve plus sa montre, en demande des nouvelles : Arlequin lui apprend qu’il l’a vendue dix louis ; il lui en rend six, & en retient quatre, deux pour payer le dîner qu’il a commandé lui-même, deux pour le souper qu’ils vont manger.

On conçoit aisément, par l’extrait de cette piece, combien deux intrigants, imaginant & agissant tous deux avec la même vigueur, & à-peu-près le même zele, se portant tour à tour plusieurs coup redoublés, & faisant pour ainsi dire assaut de fourberie ; on conçoit, dis-je, combien de pareils champions pourroient amener de situations plaisantes, variées, & même attachantes, s’ils travailloient pour une affaire {p. 175}plus intéressante qu’un dîner & une montre. Pour rendre leurs scenes encore plus plaisantes, il faudroit que l’un d’eux feignît d’être un homme simple, & qu’il croisât les projets & les grands mouvements de son adversaire comme par pur hasard.

CHAPITRE XV.
Pieces intriguées par une ressemblance. §

Quoique les pieces intriguées par une ressemblance ne soient pas les meilleures, on a cependant grand tort de vouloir les bannir de la scene. Le comique qu’une ressemblance bien annoncée & bien ménagée fournit à un Auteur ingénieux, mérite quelque indulgence. D’ailleurs nous pouvons journellement nous convaincre qu’il est des personnes qui se ressemblent parfaitement. Puisque la Nature se plaît à faire des ressemblances parfaites, pourquoi ne nous amuserions-nous pas de ses jeux ? pourquoi ne les admettrions-nous pas sur le théâtre ? cependant avec des ménagements & des précautions.

Un Auteur doit s’appliquer à prouver au spectateur que la ressemblance qu’il va mettre en jeu pour l’amuser, peut être possible. Il est plus naturel, par exemple, que les Ménechmes se ressemblent, puisqu’ils sont jumeaux, qu’il ne l’est, dans le Mariage fait & rompu, que le frere de l’Hôtesse ressemble à Damis, dont il n’est seulement point parent. Aussi le public se prêteroit-il bien moins à l’illusion dans la derniere piece que dans la premiere, si Dufresny, en homme d’esprit, {p. 176}n’avoit supposé le véritable Damis mort. Il a tout réparé par ce coup d’adresse. Le public ne pouvant juger les deux personnages par comparaison, n’a pas besoin de monter son imagination pour trouver de la ressemblance entre deux acteurs, dont l’un est quelquefois petit & laid, l’autre grand, bien fait & beau.

J’entends dire depuis long-temps qu’il y auroit une façon très simple d’admettre deux personnages tout-à-fait ressemblants dans une piece, sans blesser les yeux du spectateur ; & l’expédient divin qu’on voudroit employer pour cela, seroit de faire représenter les deux rôles par le même acteur. On a souvent voulu engager le fameux Préville à jouer le rôle des deux Ménechmes dans la piece de Regnard. On n’auroit pu le faire sans changer le dénouement, puisque les deux jumeaux sont ensemble sur la scene.

ACTE V. Scene derniere.

LE CHEVALIER, MÉNECHME, DÉMOPHON, ARAMINTE, ISABELLE, ROBERTIN, VALENTIN, FINETTE.

Le Chevalier.

Ma présence, je crois, est ici nécessaire,
Pour découvrir le fond d’un surprenant mystere.

Démophon.

Qu’est-ce donc que je vois ?

Robertin.

Quel prodige en ces lieux !

Araminte.

Quelle aventure, ô Ciel ! Dois-je en croire mes yeux ?

Finette.

Madame, je ne sais si j’ai le regard trouble,
Si c’est quelque vapeur : mais enfin je vois double.
{p. 177}

Ménechme.

Quel objet se présente, & que me fait-on voir ?
C’est mon portrait qui marche, ou bien c’est mon miroir.

Le Chevalier.

Pourquoi prendre, Monsieur, mon nom & ma figure ?
Je m’appelle Ménechme, & c’est me faire injure.

Ménechme, à part.

Voilà, sur ma parole, encor quelque frippon !
(Haut.)
Et de quel droit, Monsieur, me volez-vous mon nom ?
Je ne m’avise point d’aller prendre le vôtre.

Le Chevalier.

Pour moi, dès le berceau, je n’en ai point eu d’autre.

Ménechme.

Mon pere, en son vivant, se fit nommer ainsi.

Le Chevalier.

Le mien, tant qu’il vécut, porta ce nom aussi.

Ménechme.

En accouchant de moi l’on vit mourir ma mere.

Le Chevalier.

La mienne est morte aussi de la même maniere.

Ménechme.

Je suis de Picardie.

Le Chevalier.

Et moi pareillement.

Ménechme.

J’avois un certain frere, un mauvais garnement,
Et dont, depuis quinze ans, je n’ai nouvelle aucune.

Le Chevalier.

Du mien, depuis ce temps, j’ignore la fortune.

Ménechme.

Ce frere, étant jumeau, dans tout me ressembloit.
{p. 178}

Le Chevalier.

Le mien est mon image ; & qui me voit, le voit.

Ménechme.

Mais vous qui me parlez, n’êtes vous point ce frere ?

Le Chevalier.

C’est vous qui l’avez dit : voilà tout le mystere.

Ménechme.

Est-il possible ? ô Ciel !

Le Chevalier.

Que cet embrassement
Vous témoigne ma joie & mon ravissement.
Mon frere, est-ce bien vous ? Quelle heureuse rencontre !

Ménechme.

Mon frere, en vérité... je m’en réjouis fort ;
Mais j’avois cependant compté sur votre mort.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

En voilà suffisamment pour faire voir que le Ménechme civilisé & le Ménechme brutal doivent, de toute nécessité, se trouver ensemble ; sans quoi la piece ne peut se dénouer, à moins qu’on ne change toute la derniere scene.

J’ai toujours tâché d’aller à la source de toutes les nouveautés que je vois introduire sur le théâtre, ou qu’on voudroit y admettre ; j’ai cherché d’où pouvoit naître celle-ci, & je crois l’avoir deviné. On aura vu jouer à Carlin deux rôles dans une piece Italienne, intitulée gli due Gemelli, les deux Jumeaux, on sera parti de là pour dire : « D’où vient que Préville ne joue point les deux Ménechmes aux François ? il seroit bien plaisant ». Je ne doute pas qu’il n’y fût, en effet, très comique ; mais la premiere personne qui a {p. 179}fait cette belle découverte, n’a pas certainement pris la peine de réfléchir, de voir si l’exécution en seroit facile sur notre Théâtre, & en second lieu, si elle contribueroit à sa gloire, ou à sa chûte. Nous allons opposer les deux Jumeaux Italiens aux deux Jumeaux François ; prouver que l’Auteur Italien, en composant sa piece, a pris soin de tramer l’intrigue, de la dénouer, & d’arranger les incidents de façon que les deux freres ne fussent jamais ensemble sur la scene, & qu’un seul pût remplir les deux rôles ; ensuite il nous sera facile de faire remarquer que ce qui est une beauté sur le théâtre Italien, seroit un défaut sur le nôtre.

LES DEUX JUMEAUX,
Comédie en cinq actes.

ACTE I.

Arlequin, que nous nommerons le Napolitain, s’est absenté pendant quinze jours de Naples pour aller voir un frere jumeau qui réside à Barcelone ; mais il ne le trouve point. A son retour, Pantalon le presse d’épouser sa fille Rosaura. Camille, amoureuse d’Arlequin, entend ce que Pantalon dit, & querelle son amant. Celio les remplace ; il est à la poursuite d’un coquin nommé Arlequin, qui, étant à son service, lui a volé un habit & de l’argent ; il va le faire chercher dans la ville. Arlequin l’étranger paroît avec l’habit volé sur le corps. Il prie Nicolo de le vendre, & de lui apporter l’argent dans un cabaret qu’il lui indique. Camille prend Arlequin l’étranger pour son perfide, l’accable de reproches. Silvio, amoureux de Rosaura, le menace de le tuer s’il ne lui cede {p. 180}sa maîtresse. Arlequin l’étranger les traite tous de fous, ne comprend rien à ce qu’on veut lui dire, & s’enferme dans le cabaret.

ACTE II.

Arlequin le Napolitain est fâché d’épouser Rosaura ; il aimeroit mieux s’unir à Camille. Pantalon arrive de la ville avec un habit magnifique qu’il vient d’acheter ; il en fait présent à son gendre prétendu, afin qu’il se présente plus décemment devant la future. Il lui dit d’aller l’attendre dans sa maison. Arlequin obéit, & se met à la fenêtre. Celio survient, voit l’habit qu’on lui a volé, croit reconnoître le voleur, l’accable de reproches, & quitte la scene pour aller chercher main-forte. Un instant après, Arlequin l’étranger se met à la fenêtre du cabaret ; Pantalon lui demande ce qu’il a fait de son bel habit. Il répond qu’il l’a envoyé vendre. Pantalon lui présente sa fille ; il n’en veut point. Camille lui dit qu’il fait bien, parcequ’il ne peut avoir deux femmes. Enfin on l’impatiente si fort, qu’il jette des pierres à ces importuns. Le Docteur qui passe, en reçoit une sur la tête.

ACTE III.

Pantalon surprend Arlequin l’étranger hors du cabaret, & le menace de le faire mettre en prison, puisqu’il ne veut pas épouser sa fille. Le Docteur & Celio lui font la même menace ; l’un, pour le punir de lui avoir cassé la tête ; l’autre, de l’avoir volé. Il se sauve ; on court après lui. Arlequin le Napolitain est pris à sa place par ordre de Celio. Pantalon lui promet de le faire sortir s’il veut épouser Rosaura. Arlequin donne sa parole. {p. 181}Un instant après, Celio, qui est subitement devenu amoureux de Rosaura, lui fait la même promesse, à condition qu’il n’épousera pas Rosaura. Arlequin donne encore sa parole.

ACTE IV.

Silvio, toujours amoureux de Rosaura, poursuit Arlequin l’étranger, & le menace de le tuer s’il persiste à vouloir épouser Rosaura. Arlequin lui répond que Pantalon le veut absolument. Silvio lui conseille d’accepter la main de Rosaura, pour la lui céder ensuite. Camille, armée d’un pistolet, vient pour tuer celui qu’elle croit son perfide : heureusement le pistolet ne prend pas. Pantalon accourt, & somme Arlequin l’étranger de tenir la parole qu’il lui a donnée en sortant de prison ; il lui présente Rosaura, qui se trouve mal : on l’emporte dans la maison. Arlequin le Napolitain paroît en se félicitant de n’être plus en prison. Pantalon sort de sa maison pour lui dire que Rosaura est revenue à elle, & qu’il peut l’épouser. Il fait le possédé, & tout le monde prend la fuite.

ACTE V.

Arlequin l’étranger est désespéré de n’avoir point de nouvelles de son habit. Pantalon le voit, a peur, & ne veut plus lui donner sa fille, parcequ’il est, dit-il, possédé. Arlequin rit, fait des grimaces ; Pantalon veut le conjurer : dans ce temps-là Camille l’embrasse, & l’emmene chez elle.

Arlequin le Napolitain arrive ; Pantalon se rassure en le voyant plus tranquille, & lui confie Rosaura pour la conduire chez elle.

{p. 182}

Arlequin l’étranger sort de chez Camille. On lui reproche d’être chez cette femme, tandis qu’il devoit ne pas quitter sa future. Camille le ramene chez elle, en disant qu’il est son époux.

Pantalon est outré contre Arlequin ; il frappe : Arlequin le Napolitain ouvre la porte. Pantalon, surpris, lui demande comment il peut être en même temps là & chez Camille. On découvre qu’il y a deux Arlequins. Dans le temps qu’Arlequin le Napolitain a quitté la scene pour aller embrasser son frere, Arlequin l’étranger arrive, poursuivi par Celio. Camille promet de payer pour lui. On abandonne le théâtre pour aller réunir les deux freres, & marier l’un à Camille, l’autre à Rosaura.

On voit clairement, à travers tout le fatras de cette piece, qu’elle a été composée pour faire briller un seul acteur, & que cet acteur, pour jouer deux rôles, n’a qu’à passer bien vîte d’une coulisse à l’autre. De telles comédies sont fort bonnes sur un théâtre où tout est sacrifié au personnage burlesque, qui seul attire le monde, où les lazzis & les tours de passe-passe sont comptés pour autant de beautés : mais sur un théâtre où les bons Auteurs ne cherchent pas à faire briller un personnage aux dépens des autres, où il faut des choses & non des mines, des situations bien marquées & non des grimaces ; sur un tel théâtre, dis-je, toute comédie, dans laquelle un seul acteur jouera, sans nécessité, deux rôles, sera jugée très mauvaise, à moins qu’on ne lui fasse la grace de la regarder comme une farce, ou bien comme une comédie épisodique.

Je suppose pour un moment qu’on détermine Préville à jouer les deux Ménechmes, qu’on fasse, {p. 183}avec adresse, à la piece les changements nécessaires pour cela, & que l’acteur, se livrant à tout l’art dont il est capable, nuance supérieurement les deux rôles : quel bien en résultera-t-il ? Les yeux du spectateur seront plus satisfaits, à la vérité, parceque Préville ne peut que ressembler parfaitement à Préville ; mais son esprit le sera moins, parcequ’il ne pourra point se faire illusion aussi facilement, & qu’il ne s’interessera plus aux embarras que Préville pourra causer à Préville. Il est même à parier que si la piece est nouvelle, l’auditeur confondra malgré lui le personnage qui veut profiter de la ressemblance avec celui qui doit en être la victime, & que la piece tombera. C’est ici qu’un exemple me devient très nécessaire. Heureusement, je l’ai tout prêt. M. Palissot35 donna le 7 Juin 1762 une comédie {p. 184}intitulée le Rival par ressemblance, ou les Méprises. « Le héros est un provincial, tout prêt à reprendre le chemin de sa petite ville. Il se promene au Palais Royal ; plusieurs personnes l’abordent d’un air familier, quoiqu’il ne les connoisse pas. Il reçoit un message amoureux sous un autre nom que le sien ; il conclut de là qu’il ressemble à quelque heureux mortel. Il projette de mettre à profit la méprise, lorsque son rival arrive ». Tout alloit bien jusques-là, quand Bellecour, chargé de représenter les deux rivaux, troqua un habit rouge avec un verd, & sa bourse avec une cadenette. Le spectateur crut toujours voir le même personnage qui s’étoit mis en habit de voyage pour regagner sa province ; on ne suivit plus l’intrigue, & la piece tomba. Les mauvais plaisants soutinrent que l’Auteur avoit bien rempli le titre de sa piece, puisqu’en {p. 185}la composant il avoit fait une rude Méprise. Pour moi, qui n’oserois me permettre la moindre raillerie, sur-tout contre le redoutable Auteur de la Dunciade, je me contenterai de dire que les méprises continuelles du Public sur les deux Rivaux causerent seules la chûte de l’ouvrage.

Le Théâtre Italien a quantité de pieces intriguées par une ressemblance, dans lesquelles un seul acteur ne joue pas deux rôles : dans les deux Arlequins, piece calquée sur les Ménechmes de Plaute, il faut nécessairement deux Arlequins. Alors leurs pieces peuvent encore être beaucoup plus séduisantes que les nôtres, parceque le masque d’Arlequin a le même avantage que les masques des Anciens, & que sans rendre la ressemblance des deux personnages trop parfaite, il peut cependant les faire ressembler assez pour favoriser l’illusion. Mais quand les Italiens ne mettent pas la ressemblance sur le compte de leurs personnages masqués, leurs pieces ont le même défaut, la même invraisemblance que les Françoises, & leurs spectateurs ont autant besoin de bonne volonté que les nôtres pour se prêter à la fiction. Je vais donner en peu de mots l’extrait d’une piece Italienne qui est dans ce dernier cas, & qui paroît avoir fourni à M. Palissot l’idée de son Rival par ressemblance ou de ses Méprises.

L’IMPOSTEUR PAR RESSEMBLANCE.

Lélio s’est battu à Genes avec un jeune homme qu’il a surpris dans l’appartement de sa sœur. Pour éviter les suites de ce combat, il se retire à Milan, où il devient amoureux de Flaminia. Cassandre le voit, le prend pour son fils Mario, {p. 186}& veut le forcer à loger chez lui. Arlequin, valet de Lélio, est désespéré que son maître ne seconde pas une méprise d’autant plus favorable qu’ils manquent d’argent : il fait croire à Cassandre qu’une maladie a totalement fait perdre la mémoire à son fils. Lélio apprend que Flaminia est fille de Cassandre, alors il se félicite de la méprise de Cassandre, & prend un appartement chez lui, où il joue moins le rôle de frere de Flaminia, que celui de son amant. Il s’oppose à tous les mariages qu’on propose à Flaminia, & la demande pour lui-même. Ses extravagances sont mises par Arlequin sur le compte du manque de mémoire, ce qui amene des situations très comiques. Le véritable Mario revient à Milan avec la sœur de Lélio qui la lui accorde, à condition qu’il épousera Flaminia ; & leur querelle de Genes ne sert qu’à les rendre meilleurs amis.

On conçoit aisément que le spectateur voyant Lélio & Mario l’un à côté de l’autre, & pouvant comparer leurs traits, leur taille, il lui est très difficile de les trouver ressemblants, au point surtout de faire méprendre un pere & une sœur. Tout cela prouve que les pieces intriguées par une ressemblance demandent le plus grand art. Le meilleur moyen pour tirer parti d’une ressemblance sur le théâtre, est de faire comme Plaute dans son Soldat fanfaron.

Le soldat Pirgopolinia a une concubine nommée Philocomasie. Un rival favorisé voit très souvent la belle par le secours d’une fausse porte qui conduit de l’appartement de Philocomasie dans une maison voisine. Sceledre, esclave du soldat, cherche un singe sur les toits & voit la maîtresse de son patron en tête-à-tête amoureux dans {p. 187}le jardin voisin ; il raconte ce qu’il a vu à Palestrion son compagnon de servitude, & confident des amants, qui, comptant sur la fausse porte, invente sur-le-champ un stratagême adroit pour persuader à son camarade qu’il s’est trompé.

ACTE II. Scene III.

. . . . . . . . . .

Palestrion.

Tu veux donc absolument que la concubine de notre maître soit dans cette maison-là ?

Sceledre.

Je le veux, & je l’affirme sans en démordre ; je l’ai vue embrassant un homme.

. . . . . . . . .

Palestrion.

Eh bien, si Philocomasie est au logis, & que je te la fasse voir sortant de notre porte, n’est-il pas vrai que tu mérites d’être traité à coups de verge ou de bâton ?

Sceledre.

En ce cas-là je m’y soumets.

Palestrion.

Fixe donc bien les yeux sur cette porte, crainte que Philicomasie, voyant que tu n’es pas sur tes gardes, ne sorte tout doucement de la maison voisine.

Sceledre.

C’est précisément mon dessein.

. . . . . . . . . .

Scene IV.

Palestrion, à Philocomasie qui sort par la fausse porte.

Faites votre possible pour ne rien oublier de ce que je vous ai dit.

{p. 188}

Sceledre, surpris.

Cela est tout-à-fait surprenant. Par où a-t-elle pu sortir de la maison voisine & rentrer dans la nôtre ? Il n’y a point de terrasse, toutes nos fenêtres sont grillées. Je vous ai pourtant vue chez le voisin ; j’en suis aussi certain que je suis assuré d’être moi quand je me tâte.

Palestrion.

Quoi ! scélérat ! tu continues encore à l’accuser !

Philocomasie.

Par Castor ! mon songe de la nuit derniere pourroit bien se vérifier.

Palestrion.

Qu’avez-vous rêvé ?

Philocomasie.

Il m’a semblé en dormant que ma sœur jumelle étoit venue d’Athenes à Ephese avec un amant, & qu’ils étoient logés chez notre plus proche voisin. . . .

. . . . . . . . .

Palestrion.

Dis-moi, Sceledre, n’admires-tu pas le rapport qu’il y a entre le songe qu’elle nous a rapporté & ce que tu crois avoir vu ?

. . . . . . . . .

Scene V.

Philocomasie, sortant par la porte de la maison voisine.

Qu’on ait soin de mettre du feu sur l’Autel, afin qu’après le bain je sacrifie à la grande Diane des Ephésiens ; que j’embaume sa Divinité des plus doux parfums de l’Arabie. Je ne puis marquer assez de reconnoissance pour cette bonne Déesse ; c’est elle qui m’a conservée sur l’Empire de Neptune où j’ai été furieusement tourmentée par les flots & les tempêtes.

{p. 189}

Sceledre.

Palestrion ! hola, Palestrion !

Palestrion.

Sceledre ! hola, Sceledre ! que veux-tu ?

Sceledre.

Cette femme qui sort de cette maison-là, est-ce Philocomasie la Courtisanne de mon Maître, ou ne l’est-ce pas ?

Palestrion.

Je crois, ma foi, que c’est elle ; du moins cela me paroît de même. Mais cela est admirable ! par où a-t-elle pu passer ? supposé pourtant que ce soit elle.

Sceledre.

Est-ce que tu peux en douter ?

Palestrion.

Il me paroît que c’est elle : que veux-tu que je te dise ? Abordons-la, & parlons-lui.

Sceledre.

Oh ! oh ! qu’est-ce donc, belle Philocomasie ? Vous est-il dû quelque chose dans cette maison ? quelle affaire vous y amene si souvent ? Mais pourquoi ne répondez-vous point ? êtes-vous devenue muette ? C’est à vous que je parle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Philocomasie.

Qui es-tu ? ou quelle affaire avons-nous ensemble ?

Sceledre.

Quoi ! vous pouvez me demander qui je suis ?

Philocomasie.

Est-ce donc un crime de demander ce qu’on ne sait point ? . . . . . . . . . .

Palestrion.

Vous cherchez quelque malheur. C’est à vous que je parle ; entendez-vous, Philocomasie ?

{p. 190}

Philocomasie.

De quelle fureur es-tu possédé, toi qui me donnes faussement un nom si entortillé ?

Palestrion.

Oh ! oh ! quel est donc votre nom, ne vous en déplaise ?

Philocomasie.

Mon nom est Glycere.

Sceledre.

Cela n’est point raisonnable. Vous voulez, Philocomasie, qu’on vous appelle d’un autre nom que le vôtre ; la bienséance ne le permet pas : d’ailleurs, c’est faire affront à mon maître.

Philocomasie.

Moi ! je fais un affront à ton maître ?

Sceledre.

Vous-même.

Philocomasie.

Moi, qui ne suis arrivée d’Athenes à Ephese que d’hier au soir, & cela en la compagnie de mon amant, qui est un jeune Athénien ?

Palestrion.

Permettez-moi de vous demander ce qui vous amene à Ephese ; &, si je ne suis pas trop curieux, y avez-vous quelque affaire ?

Philocomasie.

Ayant appris que ma sœur jumelle étoit ici, je suis venue tout exprès pour la chercher. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin Philocomasie rentre chez le voisin, passe par la fausse porte, va se jetter sur son lit, où Sceledre la trouve. Cela acheve de le confondre, & il croit réellement s’être trompé.

Lorsque les ressemblances sont préparées, ménagées {p. 191}comme celle de Philocomasie & de Glycere, le public ne s’avise point de chicaner sur la ressemblance, puisqu’il ne peut voir si elle est imparfaite, & il n’a pas besoin de la moindre complaisance pour se prêter à l’illusion. Le public sachant encore que Philocomasie va profiter de la fausse porte pour jouer deux rôles, ne risque plus de faire une méprise, & rit à son aise du tour qu’elle joue à Sceledre : d’ailleurs on n’a pas besoin du secours d’aucun masque. On peut même, je crois, tirer d’une ressemblance ainsi annoncée, un meilleur parti que Plaute. Il n’y a qu’à supposer entre les deux jumeaux, ou les deux personnes qui se ressemblent, un son de voix différent, une démarche, une façon de se mettre, un caractere même tout-à-fait opposé ; de cette façon l’Acteur qui joue les deux rôles peut les varier, y mettre infiniment plus de comique, & jouer sa dupe avec beaucoup plus de vraisemblance36.

{p. 192}

CHAPITRE XVI.
Pieces intriguées par un événement ignoré de la plupart des Acteurs. §

Pour que les pieces de ce genre soient bonnes, il faut que l’événement sur lequel l’Auteur veut bâtir son intrigue soit premiérement très naturel, très vraisemblable ; qu’il soit ensuite connu par un très petit nombre d’acteurs ; & qu’un mot, en dévoilant tout le mystere, puisse amener un dénouement prompt & facile.

Aristote prétend qu’il est permis au poëte de supposer quelque chose contre la vraisemblance, pourvu que ce soit dans les choses qui se sont faites avant l’ouverture du théâtre, & qui doivent être racontées dans l’exposition.

N’en déplaise au Seigneur Aristote, je ne suis pas de son avis. Les choses arrivées avant l’ouverture du théâtre sont aussi bien du fond du sujet que celles qui se passent sur la scene. Le spectateur doit connoître les unes aussi bien que les autres. Les premieres doivent donc être aussi vraisemblables que les secondes, puisqu’elles leur servent de fondement. Nous avons une comédie que l’on joue très souvent sur la scene françoise, & qu’on y voit avec plaisir : mais tout le monde s’écrie aux représentations : C’est dommage que le fond de cette piece n’ait pas le sens commun ! elle est jolie. Il est bon de s’épargner des éloges aussi cruellement mitigés, & j’offre cette même piece {p. 193}comme un modele qu’il faut bien se garder d’imiter.

L’ÉPOUX PAR SUPERCHERIE,
Comédie en deux actes, en vers, de Boissy.

Un Marquis François est en Angleterre ; son valet va le chercher de la part de son pere pour le ramener en Provence, où l’on veut le marier. Le Marquis lui dit qu’il est déja lié à Emilie, sans qu’elle en sache rien. Ecoutons-le raconter lui-même son incroyable histoire.

ACTE I. Scene I.

LE MARQUIS, LA FLEUR.

La Fleur.

J’ai tremblé pour vos jours ; & mon ame est ravie
De vous voir échappé de votre maladie.
Votre santé, Monsieur, va reprendre son cours.

Le Marquis.

Je me porte assez bien depuis sept ou huit jours,
A quelques vapeurs près qui me livrent la guerre.

La Fleur.

C’est l’effet du brouillard qui regne en Angleterre.
J’en ai senti l’atteinte en arrivant ici :
Une de ses vapeurs ce matin m’a saisi.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Le Marquis.

Dis, quel sujet t’amene ?

La Fleur.

Un de grande importance,
Qui demande, Monsieur, votre convalescence.
{p. 194}
Votre pere, n’ayant que vous seul d’héritier,
Vous rappelle.

Le Marquis.

Hé ! pourquoi ?

La Fleur.

C’est pour vous marier.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Le Marquis.

On m’attendra long-temps. Quel contretemps horrible !

La Fleur.

Cet hymen cependant...

Le Marquis.

Est l’hymen impossible.

La Fleur.

Impossible, Monsieur ! Ce discours me surprend.
N’êtes-vous pas garçon ? libre par conséquent ?

Le Marquis.

Non, je ne le suis plus, puisqu’il faut te le dire.
Mon embarras est tel qu’il ne peut se décrire.

La Fleur.

J’étois d’abord surpris ; je deviens effrayé.
Vous êtes donc...

Le Marquis.

Je suis secrètement lié.

La Fleur.

J’entends : Monsieur a fait le choix d’une compagne,
Sans l’aveu de son pere ?

Le Marquis.

Oui, dans cette campagne ;
Et depuis quatre jours j’ai contracté ces nœuds.
{p. 195}

La Fleur.

Si je n’appréhendois d’être trop curieux,
Je vous demanderois son nom.

Le Marquis.

C’est Emilie.

La Fleur.

L’épouse du Milord ? C’est par plaisanterie.

Le Marquis.

Point. Je suis son mari, quoiqu’un autre ait ce nom.

La Fleur.

Est-ce une vapeur, là, qui vous offusque ?

Le Marquis.

Non.
J’ai l’esprit sans nuage ; & pour preuve sincere,
Je vais te dévoiler le fond de ce mystere.
La cruelle langueur dont j’ai pensé mourir,
Qu’aucun art ne pouvoit connoître ni guérir,
L’amour en étoit seul l’origine secrete ;
Et de lui dépendoit ma guérison parfaite.
Que dis-je ! je la dois aux bontés de Belfort.
Je ne puis rappeller ce trait qu’avec transport.
S’il se dit mon ami, c’est bien à juste titre.
Apprends que de mes jours il étoit seul l’arbitre.
Ses soins, pour les sauver, ont tout sacrifié.
Si je respire encor, c’est grace à l’amitié.

La Fleur.

Déja, par ce début, mon ame est attendrie.

Le Marquis.

Dans le temps que Belfort recherchoit Emilie,
Je la vis ; mais à peine un regard me frappa,
Qu’elle embrasa mon cœur, & qu’il l’idolâtra.
Mon ardeur, en naissant, condamnée au silence,
S’accrut par la contrainte ; & cette violence
{p. 196}
Me conduisit bientôt aux portes du trépas.
Mon ami désolé me serre dans ses bras,
Me conjure instamment de parler & de vivre,
Me dit que si je meurs, il est prêt de me suivre.
Ses yeux, plus éclairés que ceux du Médecin,
Pénetrent que mon mal vient d’un feu clandestin ;
Et sa vive amitié tourne si bien mon ame,
Qu’il arrache l’aveu de ma secrete flamme.
« Vivez, s’écria-t-il, vivez, mon cher Marquis ;
Je vous cede l’objet dont vous êtes épris.
L’amitié, sans effort, vous fait ce sacrifice.
Emilie est aimable, & je lui rends justice :
Mais j’admire ses traits, sans en être touché ».
Du tombeau, par ces mots, je me vis arraché.

La Fleur.

Voilà ce qu’on appelle un ami véritable.

Le Marquis.

Un obstacle cruel, & presque insurmontable,
Arrête cependant son dessein généreux.
Prêts à l’exécuter, nous sentons tous les deux
Qu’aux mains d’un étranger la mere d’Emilie
Ne livrera jamais une fille chérie,
L’objet de tous ses soins, & son unique espoir,
Elle qui met sa joie au plaisir de la voir.
Que fait Belfort ? Le jour que l’hymen se prépare,
Son esprit imagine un moyen fou, bizarre,
Mais le seul qui pouvoit causer ma guérison.
Il gagne le Notaire, &, sous mon propre nom,
Fait dresser le contrat ; &, par ce stratagême,
Feignant d’être témoin, je signe pour moi-même.

La Fleur.

Voilà qui va fort bien. Le trait est sans égal.
{p. 197}
Mais il n’a pas suffi pour guérir votre mal.
Le soir...

Le Marquis.

Tout succéda parfaitement. La fuite...

La Fleur.

Je crois la deviner ; & je vous félicite.
Ah ! le joli roman ! Pour le rendre parfait,
N’est-il pas vrai ? Milord, en confident discret,
Se retire sans bruit, trompant le domestique,
Après s’être saisi de la lumiere unique
Qu’il avoit fait laisser dans son appartement :
Crac, vous prenez, Monsieur, sa place doucement ;
Et, sous le voile heureux de la nuit favorable,
Vous devenez l’époux de cette Dame aimable.
Hem ! n’est-ce pas ainsi que le tout s’arrangea ?

Le Marquis.

Oui : comme tu le dis, la chose se passa.

La Fleur.

Mais avec de l’esprit on compose une histoire.

Le Marquis.

C’est une vérité.

La Fleur.

Que je ne saurois croire.

Le Marquis.

Faut-il te l’attester par le plus fort serment ?

La Fleur.

Madame est du secret, Monsieur, apparemment ?

Le Marquis.

Ma femme n’en sait rien : je n’ose l’en instruire.

La Fleur, à part.

Je pense, pour le coup, qu’il est dans le délire.
{p. 198}

Le Marquis.

Que la foudre, à tes yeux, m’écrase, si je mens !

La Fleur, à part.

Oh ! voilà les vapeurs qui troublent son bon sens.
Par les discours qu’il tient, la chose est avérée ;
Et je n’en doute plus, à sa vue égarée.

L’événement qui sert de fondement à l’intrigue de cette piece a deux qualités très nécessaires. Il est ignoré de la plus grande partie des acteurs, & il est tel par sa nature, qu’en cessant d’être ignoré, il amene naturellement le dénouement ; mais il peche par l’endroit le plus essentiel, il n’est point vraisemblable. Le public ne peut se persuader qu’Emilie ait constamment pris dans ses tête-à-tête le Marquis pour Belfort. Le Marquis a beau nous le protester, nous trouvons que la Fleur n’a pas tort de l’accuser de folie. Aristote a pensé, a dit ce qu’il a voulu ; mais un jardinier qui voudroit enter un rosier naturel sur une tige artificielle, me paroîtroit un grand extravagant.

Loin d’excuser un poëte qui manque à la vraisemblance dans ses avant-scenes, je le crois plus blâmable que celui qui la choque pendant l’action : il est bien plus le maître de ne pas choisir un sujet défectueux par lui-même, que d’en arranger à sa fantaisie les incidents, quand l’ouvrage est une fois en train.

{p. 199}

CHAPITRE XVII.
Pieces intriguées par une chose inanimée. §

Je nomme pieces intriguées par une chose inanimée, celles, par exemple, auxquelles une lettre, un ou plusieurs portraits, servent de fondement. Il en est de deux especes. Dans l’une, la chose inanimée ne fait simplement que donner lieu à l’intrigue ; dans l’autre, la chose inanimée sert non seulement de base à la piece, mais elle paroît encore continuellement sur la scene ; elle soutient & ranime par là l’intrigue dont elle est inséparable. Nous prendrons pour exemple de la premiere espece, le Jodelet Maître & Valet de Scarron.

Le maître de Jodelet doit partir incessamment pour aller épouser une femme qui ne l’a jamais vu. Avant que de se mettre en route, il veut lui envoyer son portrait ; il charge son valet de ce soin : celui-ci emballe le sien au lieu de celui de son patron, & il lui avoue sa méprise lorsqu’ils sont arrivés dans la ville où la future fait son séjour. Le maître veut profiter de cette étourderie pour connoître à fond le caractere de la belle qu’on lui destine : en conséquence il ordonne à Jodelet de prendre ses habits & son nom, & de jouer son personnage, tandis qu’il jouera celui de valet. Voilà donc le portrait qui ne fait que donner lieu à une intrigue bien inférieure, par cette raison seule, à celle que nous allons offrir pour modele. Nous la devons au célebre Goldoni. Comme {p. 200}la piece est charmante, l’extrait que je vais en faire sera plus étendu que celui de Jodelet Maître & Valet.

LE PORTRAIT D’ARLEQUIN,
Canevas en trois actes.

Celio, maître d’Arlequin, est depuis quelque temps dans la maison de Pantalon qui a deux filles : il se prépare à partir, quand un peintre, à qui il a ordonné deux copies de son portrait, lui envoie la premiere par son éleve. L’éleve a trouvé la figure d’Arlequin plaisante, il s’est amusé à le peindre ; il lui fait présent de son portrait qu’on laisse sur une table. Celio prie Argentine de remettre à la fille aînée de Pantalon le portrait qu’on lui a porté. Argentine s’en charge : un moment après elle trouve sur la table celui de l’objet qu’elle aime en secret, celui de son cher Arlequin ; elle l’admire, elle le baise, lorsque Scapin la surprend : il est jaloux, fait grand bruit, a cru voir le portrait d’Arlequin ; mais Argentine lui persuade le contraire en lui montrant celui de Celio qu’elle a ordre d’apporter à sa maîtresse. Elle lui demande le secret ; Scapin le lui promet, & part pour aller tout dire à Pantalon. L’amante de Celio entre sur la scene ; Argentine lui annonce le portrait de son amant au moment où Pantalon, instruit par Scapin, envoie chercher Argentine. Elle n’a que le temps de fouiller bien vîte dans sa poche, & de glisser le portrait en cachette. Aurora adresse des douceurs à ce portrait, l’ouvre enfin, & voit avec surprise que c’est celui d’Arlequin. La sœur cadette paroît, surprend son aînée un portrait à la main, & comme elle aime aussi {p. 201}Celio en secret, elle lui reproche son attachement pour l’original dont elle tient la copie : Aurora lui jure le contraire, &, pour le lui prouver, lui abandonne cette miniature qui cause sa jalousie : la sœur cadette l’accepte avec transport, l’ouvre bien vîte, & voit avec étonnement la figure d’Arlequin.

Pantalon survient ; il demande à sa fille aînée, d’un air courroucé, le portrait qu’Argentine lui a remis : elle lui dit qu’elle l’a cédé à sa sœur : celle-ci le remet à son pere, qui, s’attendant à voir la figure de Celio, selon le rapport de Scapin, est bien surpris devoir celle de son valet. Scapin se félicite d’avoir instruit Pantalon ; il vient lui vanter son zele : mais son maître, loin de l’en remercier, l’accable de reproches sur son étourderie, & sur ce qu’il l’a exposé à quereller à tort & sa fille & Celio. Scapin lui soutient qu’il a bien reconnu le portrait de Celio : Pantalon lui ferme la bouche en lui remettant celui d’Arlequin, & sort en colere. Scapin se venge en accablant d’injures le portrait de son rival. Arlequin vient à petit bruit ; il reconnoît son portrait ; il entend toutes les épithetes qu’on lui adresse ; il s’en saisit, & prend le parti de sa copie : il menace Scapin qui lui répond par un soufflet. Arlequin, étourdi du coup, ne sait s’il a reçu un soufflet ou un coup de poing, & ignore par conséquent s’il doit s’en venger. Voilà le premier acte ; on m’avouera qu’il est riche.

Arlequin & Argentine ouvrent le second acte : l’un a envie de donner son portrait & n’ose l’offrir, l’autre brûle de l’avoir. Arlequin demande à Argentine si elle aime la peinture ; elle lui répond qu’oui : Arlequin lui fait voir son portrait ; Argentine met à la place celui de Celio qu’elle a encore, {p. 202}& le rend à Arlequin qui le met dans sa poche, fort piqué qu’on n’ait pas voulu le garder. L’éleve apporte la seconde copie de Celio : Arlequin l’examine ; la sœur aînée vient & la lui enleve. Arlequin veut encore voir ce portrait qu’on lui a rendu avec tant de mépris ; il voit, avec tout l’étonnement possible, la figure de Celio au lieu de la sienne ; il prétend que le peintre est un sorcier. La fille cadette de Pantalon reconnoît le portrait de ce qu’elle aime, l’arrache des mains d’Arlequin, & sort en le couvrant de baisers. Un moment après les deux sœurs se rencontrent, se raillent mutuellement : chacune triomphe, &, pour mortifier sa rivale, veut lui montrer le portrait de Celio. Pantalon, qui paroît entre elles, saisit les deux portraits, & devient furieux de la double perfidie de Celio qui a trahi tous les droits de l’hospitalité.

Dans le troisieme acte, Arlequin ne sait plus ce qu’est devenu son portrait, quand il le reçoit par la petite poste dans un paquet avec dix louis, & une lettre anonyme. Il ne sait pas lire, & prie Scapin de lui faire lecture de l’épître ; celui-ci reconnoît l’écriture d’Argentine, & substitue aux déclarations amoureuses, les choses les plus insultantes. Argentine y dit que, fâchée de ne pas tenir le portrait des mains de l’original, elle le renvoie ; Scapin lit qu’on ne veut plus de la copie, parcequ’elle est aussi vilaine que l’original. On déchire la lettre. Arlequin, quoique très piqué, plaisante sur l’humeur de cette femme qui lui paie toutes les sottises qu’elle lui écrit. Scapin sort, Argentine le remplace. Arlequin lui fait part de son aventure, & des injures qu’on lui a écrites ; Argentine ramasse les morceaux de {p. 203}la lettre, prouve qu’elle est très tendre, & se découvre enfin. Arlequin l’épouse, & Celio se marie avec la fille aînée de Pantalon.

On peut décider aisément de l’effet que produit dans ces deux pieces la chose inanimée. J’exhorte cependant mes lecteurs à ne point se laisser éblouir par les beautés de la derniere piece, au point de ne pas y voir un défaut essentiel. Les portraits d’Arlequin & de Celio font naître l’intrigue, la soutiennent, la raniment continuellement, mais ne la dénouent point. L’Auteur est obligé de faire venir un valet-de-chambre qui annonce la mort d’un oncle, & d’amener la jalousie d’un rival qui ne veut plus épouser Aurora.

Je ne citerai aucun exemple des pieces intriguées par une lettre ; tout le monde sait qu’un Auteur pourroit sans peine faire dix actes par le secours d’un billet sans dessus.

CHAPITRE XVIII.
Des Pieces intriguées par des noms. §

Il est très facile de tirer des scenes & des situations plaisantes du nom des personnages ; mais le comique qui en résulte, me paroît tout-à-fait indigne de la grande comédie : je vais le prouver par deux exemples, l’un pris chez les Italiens, & l’autre chez les Grecs. Commençons par nos voisins.

Dans Arlequin Larron, Prevôt & Juge, canevas en cinq actes, Arlequin, banni de la ville, se retire dans une forêt, & devient le chef d’une bande {p. 204}de voleurs. Il ouvre la scene à la tête de sa troupe. Plusieurs braves gens viennent de s’y enrôler : il veut savoir leur nom de guerre & leur nom de famille pour les enregistrer ; il les fait approcher l’un après l’autre. Arlequin demande au premier comment il s’appelle ; son soldat lui répond Parla : Arlequin croit qu’il n’entend pas bien du côté où il est, & passe de l’autre : il interroge de nouveau, on lui répond Parla ; il repasse de l’autre côté, & après bien des lazzis, il découvre que le nom de guerre de son drôle est Parla. Il rit, & demande à M. Parla le nom de sa famille : M. Parla lui répond Demain. Arlequin se fâche, veut savoir le nom dans le moment même ; il s’appaise enfin, en apprenant que M. Parla s’appelle aussi M. Demain.

Arlequin interroge son nouveau sergent qui s’appelle Sauve qui peut, Ventre à terre. Ces deux noms persuadent à tous ses braves camarades que la maréchaussée est à leurs trousses, ils se jettent à terre de frayeur ; Arlequin sur-tout meurt presque de peur, & fait des singeries très plaisantes qui ne sont, comme je l’ai dit, amenées que par des ressorts très indignes de la bonne comédie. Passons présentement chez les Grecs.

LES CYCLOPES,
d’Euripide.

Ulysse a été jetté avec ses compagnons dans l’isle des Cyclopes ; ils rencontrent Polypheme qui est affamé de chair humaine, parcequ’il n’en a pas mangé depuis long-temps. Il ordonne qu’on aiguise les glaives avec lesquels il doit égorger les Grecs, & qu’on allume du feu pour les faire cuire ; il offre à ses hôtes, par dérision, un bassin {p. 205}que ses peres lui ont laissé & dans lequel il doit mettre les Grecs par morceaux. Ulysse, à qui il demande comment il s’appelle, lui répond que son nom est Personne : il lui fait présent de quelques bouteilles de liqueurs, & toute la faveur qu’il en obtient est d’être mangé le dernier. Mais le Cyclope qui a bu un peu trop, s’endort ; Ulysse profite de son sommeil pour l’aveugler avec un tison allumé. Polypheme fait retentir la caverne de ses cris. C’est après toutes ces horreurs que commence une scene plaisante, amenée par le faux nom qu’Ulysse s’est donné : en voici une partie.

ACTE V. Scene III.

LE CYCLOPE aveuglé & réveillé, LE CHŒUR.

Le Cyclope.

Ah ! misérable ! on m’a brûlé l’œil.

Le Chœur, à part.

La charmante musique ! Chante à présent, monstre.

Le Cyclope.

Ah ! quelle douleur ! quel outrage ! Mais vous n’échapperez pas de mon antre, troupe vile & méprisable. Plaçons-nous à l’entrée de la caverne. Vous passerez tous sous cette main.

Le Chœur.

Hélas ! qu’avez-vous ? pourquoi ces cris ?

Le Cyclope.

Je suis perdu.

Le Chœur.

Ah ! que vous êtes défiguré !

Le Cyclope.

Et que je suis malheureux !

{p. 206}

Le Chœur.

L’ivresse vous a-t-elle fait tomber dans le brasier ? Qui vous a donc si cruellement traité ?

Le Cyclope.

Personne.

Le Chœur.

Quoi ! personne ! Hé ! de qui donc vous plaignez-vous ?

Le Cyclope.

De Personne.

Le Chœur.

Vous avez donc tort de vous plaindre, & vous n’êtes pas aveuglé.

Le Cyclope.

Le puissiez-vous être de même, scélérats !

Le Chœur.

Je ne comprends rien à cette énigme. Comment ce qui n’existe pas a-t-il pu vous nuire ?

Le Cyclope.

Vous m’insultez, misérables ! Répondez : où est-il ?

Le Chœur.

Qui ?

Le Cyclope.

Personne.

Le Chœur.

Nulle part.

Le comique qu’Euripide a mêlé à son espece de Conte d’Ogre, ne fera pas, je crois, un grand nombre d’admirateurs, & me servira à prouver avec l’exemple précédent que le plaisant qui résulte des noms est digne tout au plus de la farce. « Mais, me dira-t-on, il s’agit ici des pieces intriguées par des noms, & vous ne nous citez que des bouts de scenes amenées par des noms ». {p. 207}Je vous attendois à cette objection, & je dis : si les noms ont de la peine à fournir du vrai comique dans une seule scene, comment en feront-ils naître assez pour remplir toute une piece ?

Je vais présentement remplir mes engagements avec la derniere exactitude, & je donnerai pour exemple une piece dans laquelle les noms seuls de quelques parures font naître l’intrigue, la filent, & la dénouent : Boursault, l’ennemi juré de Moliere, en est le pere.

LES MOTS A LA MODE,
Comédie en un acte, en vers.

M. Josse, orfevre jadis, noble présentement, trouve dans la cassette de sa femme un mémoire où sont détaillées les dépenses qu’elle a faites en galanteries : il est sur-tout question d’une culbute avec un mousquetaire. Les sueurs montent au front de M. Josse. Il veut se séparer d’une femme qui fait des culbutes avec un mousquetaire : il appelle M. Griffet, commissaire, fait venir la famille de son épouse, son jardinier & sa jardiniere qu’il croit les complices des déréglements de sa femme : il veut prouver à ses filles mêmes les torts de leur mere : enfin le fatal écrit est lu publiquement. Voici une partie de la derniere scene.

Scene XV.

NICODEME, ADRIENNE, M. JOSSE, Mad. JOSSE, Mad. BRICE, M. BRICE, M. GRIFFET, NANNETTE, BABET, NICOLE.

M. Josse.

Approche, gros coquin.
{p. 208}

Nicodeme.

C’est fort bien dit. Peut-être
Que j’en dirois autant si j’étois votre maître.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Mad. Josse.

Vous le méritez bien, Monsieur Josse.

M. Josse.

Tout doux ;
Je sais ce qui se passe entre eux, quelque autre & vous.

Mad. Josse.

Et que se passe-t-il qui ne soit à ma gloire ?

M. Josse.

Monsieur le Commissaire, apportez son mémoire.
C’est trop avoir d’égards pour son manque de foi.
Ne la ménagez plus. Parlez.

M. Griffet.

De par le Roi,
Dites-moi, sans mensonge & sans être interdite,
Si vous reconnoissez ce mémoire.

M. Josse.

Elle hésite.
Plus elle a de chagrin, plus je suis réjoui.

Mad. Josse.

Oui, Monsieur, ce mémoire est de moi.

M. Josse.

De vous ?

Mad. Josse.

Oui.
Je ne sais ce que c’est que dire une imposture.

M. Josse.

Il s’agit maintenant d’en faire la lecture.
Vous allez, j’en suis sûr, être scandalisés.
{p. 209}

Mad. Josse.

De quoi ?

M. Josse.

Prêtez l’oreille ; & vous, Monsieur, lisez.

M. Griffet lit.

Mémoire de la dépense que j’ai faite en galanteries.

M. Josse.

Voyons par quel endroit ce mémoire débute.

M. Griffet.

« Premiérement, vingt francs pour une culebute....

Mad. Brice.

Pour une culebute ! Oh bon Dieu ! qu’est-ce là ?

M. Josse.

Bon, ce n’est rien : le reste est bien pis que cela.
Poursuivez seulement, Monsieur le Commissaire.

M. Griffet.

« Pour une culebute avec un mousquetaire.

M. Brice.

Avec un Mousquetaire ! en effet, c’est bien pis.
Malheureuse ! est-ce là ce qu’on t’avoit appris ?
Faire un si grand affront à la race des Brices !

M. Josse.

Monsieur, de pareils coups laissent des cicatrices....

Nicodeme, bas.

La peste ! un Mousquetaire est assez bien choisi !

M. Griffet.

« Plus, pour un boute-en-train & pour un tâtez-y,
« Huit cents francs.

M. Josse.

Dites-moi, vous, à qui je me fie,
Qu’est-ce qu’en bon françois tâtez-y signifie ?

Mad. Brice.

Que signifieroit-il que ce qu’on entend bien ?
{p. 210}

M. Brice.

Qu’avez-vous à répondre à cela, ma sœur ?

Mad. Josse.

Rien.
C’est un extravagant, qui de Paris à Rome
Auroit peine à trouver son égal.

Mad. Brice.

Le pauvre homme !
Il est bien mal-aisé qu’il ait l’esprit serein
Quand il sait qu’à sa femme il faut un boute-en-train.

M. Griffet.

« Plus, pour la jardiniere & pour des engageantes
« Dont mes filles & moi nous fûmes bien contentes,
« Trois cents livres.

M. Josse.

Voilà ce qui m’outre le plus.
Donner à ses enfants des leçons là-dessus !
A quoi lui servois-tu ?

Adrienne.

Qui ? moi, Monsieur ?

M. Josse.

Oui, chienne.

Mad. Brice.

Je te tordrai le cou, suborneuse !

Nicodeme.

Adrienne,
Dis-moi, sans barguigner, ce que c’est que cela,
Et quelle manigance on débagoule là.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

M. Josse, à son Jardinier.

Ah ! frippon !
Tu ne t’amuses pas à voler des vétilles.
{p. 211}

M. Griffet.

« Plus, pour des papillons, des guêpes, des chenilles,
« Huit cents écus.

M. Josse.

Maraud, qui fais l’homme de bien,
Te voilà si confus que tu ne dis plus rien !
Tu ne présumois pas que l’on sût ton négoce.
Vendre des papillons une somme si grosse !
Je prétends qu’aujourd’hui cet argent soit rendu.

M. Griffet.

Ou qu’il soit dans trois jours bien & duement pendu.
Pour un vol domestique on ne fait pas long gîte.

Mad. Brice.

On ne peut d’un voleur se défaire trop vîte.
Pendez, pendez.

M. Josse.

Crois-moi, de peur d’être étranglé,
Rends-moi ce que ta femme & toi m’avez volé.
Voilà neuf cents écus marqués en deux articles.

Adrienne.

Volé ! nous ?

Nicodeme.

Testedié, boutez mieux vos besicles.
. . . . . . . . .

M. Brice.

Vous m’impatientez, ma sœur. Répondez donc.
Tout parle en sa faveur, & tout vous est contraire.

M. Griffet.

« Plus, quatre louis d’or pour un laisse-tout-faire.

M. Josse.

Cela n’est point obscur, & chacun l’entend bien :
Quand on laisse tout faire, on ne réserve rien.
Mettez-vous en ma place. Est-ce à tort que je gronde ?
{p. 212}

Mad. Brice.

Que ne l’ai-je étouffée en la mettant au monde !
Je n’aurois pas l’affront de voir ce que je vois.

Mad. Josse.

Je ris de vous voir tous déchaînés contre moi.
Vous me charmez !

Mad. Brice.

L’infame ! Et toi, tu m’assassines !

M. Griffet.

« Plus, pour une effrontée & pour deux gourgandines,
« Quinze louis.

Mad. Brice.

Comment ! tu connois ces gens-là !
Des gourgandines ! Ciel ! quelle peste voilà !
Il n’est pas sur la terre une plus méchante ame.
Le dangereux bétail qu’une pareille femme !

M. Griffet.

« Plus, pour une innocente, onze louis....
. . . . . . . . .

M. Griffet, à Mad. Josse.

Qu’avez-vous à répondre à tout ce que j’ai dit ?

Mad. Josse.

Que mes filles, Monsieur, ont sur elles les pieces
Que contient ce mémoire especes par especes.
De me justifier je leur laisse le soin.
Défendez mon honneur.

M. Josse.

Je crois qu’il est bien loin.

Nannette.

Ce qui dans cet écrit vous paroît des injures,
Sont des noms que l’on donne aux nouvelles parures.
{p. 213}
Une robe-de-chambre étalée amplement,
Qui n’a point de ceinture, & va nonchalamment,
Par certain air d’enfant qu’elle donne au visage,
Est nommée innocente, & c’est du bel usage.
Ce manteau de ma sœur, si bien épanoui,
En est une.

M. Josse.

Cela est une innocente ?

Babet.

Oui.
Sont-ce là des sujets pour vous mettre en colere ?

Nannette.

Voilà la culebute, & là le mousquetaire.

Babet.

Un beau nœud de brillants dont le sein est saisi,
S’appelle un boute-en-train, ou bien un tatez-y ;
Et les habiles gens en étymologie
Trouvent que ces deux mots ont beaucoup d’énergie.

Nannette.

Une longue cornette, ainsi qu’on nous en voit,
D’une dentelle fine, & d’environ un doigt,
Est une jardiniere : & ces manches galantes,
Laissant voir de beaux bras, ont le nom d’engageantes.

Babet.

Ce qu’on nomme aujourd’hui guêpes & papillons,
Ce sont les diamants du bout de nos poinçons,
Qui remuant toujours, & jettant mille flammes,
Paroissent voltiger dans les cheveux des Dames.

Nannette.

L’homme le plus grossier & l’esprit le plus lourd
Sait qu’un laisse-tout-faire est un tablier fort court.
J’en porte un par hasard, qui, sans aucune glose,
Exprime de soi-même ingénument la chose.
{p. 214}

Babet.

La coeffure en arriere, & que l’on fait exprès
Pour laisser de l’oreille entrevoir les attraits,
Sentant la jeune folle & la tête éventée,
Est ce que par le monde on appelle effrontée.

Nannette.

Enfin la gourgandine est un riche corset,
Entr’ouvert pardevant à l’aide d’un lacet :
Et comme il rend la taille & moins belle & moins fine,
On a cru lui devoir le nom de gourgandine.
Vous avez pris l’alarme avec trop de chaleur.

M. Josse.

A ce compte, mon mal n’étoit donc qu’une peur ;
Et mon front avoit tort de croire son cas sale.
. . . . . . . . . .

Mad. Brice.

Il ne sera point dit que je souffre cela.

M. Josse.

Que pouvois-je penser de ce mémoire-là ?
Tatez-y, boute-en-train, culebute, engageantes,
Tout cela pour le front sont des armes parlantes ;
Et je sens que le mien me démange toujours.
Voilà de vilains noms pour de si beaux atours.

M. Brice.

Il a raison.

Mad. Josse.

Lui ?

M. Brice.

Lui. N’est-ce pas une honte
De voir de la pudeur faire si peu de compte ?
Donnez, puisqu’il vous plaît d’avoir ces ornements,
De plus honnêtes noms à vos ajustements.
. . . . . . . . .
{p. 215}

Mad. Brice.

Franchement, ces mots-là sont un peu saugrenus.
J’ai sué de frayeur de son laisse-tout-faire,
Et de sa culebute avec un mousquetaire.
En un mot, ce jargon n’est point édifiant.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Je supprime le reste de cette scene, assez longue déja. La piece n’est pas sans mérite : c’est une folie, une bagatelle qui eut du succès dans le temps : mais ce qui fait réussir une folie, une bagatelle, est ordinairement ce qui nuit à une comédie dans le grand genre.

Il est des pieces dans lesquelles les acteurs, à l’aide d’un nom changé, jouent un personnage qui n’est pas le leur : mais il n’est pas question dans cet article de cette espece de comédie, parceque c’est du personnage qu’ils jouent, & non du faux nom, que naissent les situations & les plaisanteries : ces pieces doivent se ranger dans la classe de celles qu’un déguisement intrigue ; il étoit essentiel de faire en passant cette remarque.

CHAPITRE XIX.
Des Pieces intriguées par un déguisement. §

Nous pouvons avoir quelques comédies assez bonnes dans ce genre, mais les Auteurs qui les ont faites se sont tous répétés. Les divers déguisements qu’ils ont introduits dans leurs pieces pour y servir de base à l’édifice entier, ont tous la {p. 216}même cause, le même but, & le public sait trop bien que tous ne servent qu’à éprouver l’humeur, le caractere, la fidélité d’une personne qu’on veut épouser, ou à parvenir à lui parler ou à lui remettre une lettre.

Nos comiques ont, me dira-t-on, varié les déguisements. Oui par la forme, & jamais par le fond : je puis aisément le prouver par les plus fameuses de nos pieces fondées sur un déguisement.

L’ÉPREUVE,
Comédie en prose, en un acte, de Marivaux.

Un jeune Seigneur de Paroisse aime la fille de la Concierge de son château : il craint de ne pas lui plaire ; & pour éprouver son cœur, il feint de vouloir l’unir à un homme fort riche : c’est son valet qu’il charge de ce personnage.

L’ÉPREUVE RÉCIPROQUE,
Comédie en un acte, en prose, de le Grand.

Un jeune homme qui veut éprouver le cœur de sa maîtresse, fait déguiser son valet en financier. D’un autre côté la maîtresse fait déguiser sa soubrette en dame, pour connoître à fond le cœur de son amant.

LES JEUX DE L’AMOUR & DU HASARD,
Comédie en un acte, en prose, de Marivaux.

On veut unir deux amants qui ne se connoissent pas. L’amant forme le dessein de démêler le caractere de sa future avant de l’épouser : celle-ci a la même intention. Le premier donne ses {p. 217}habits à son domestique & prend les siens ; la future fait le même échange avec sa soubrette37.

Nous avons encore un très grand nombre de pieces dans lesquelles une femme se déguise en homme, un homme en femme, en jardiniere, en soubrette : ces déguisements sont dignes pour la plupart de figurer avec ceux d’Arlequin statue, enfant, perroquet, ramonneur, fauteuil, petit More, squelette, &c. &c. &c. Tous prouvent que la seule différence gît dans la qualité ou dans la quantité des personnes qui se déguisent, & dans les habits qu’elles prennent.

Il y a dans un très grand nombre de pieces intriguées par des déguisements, un vice que nos prédécesseurs tiennent de nos voisins : il a été toléré dans la renaissance des Lettres en France, mais il feroit certainement siffler aujourd’hui un Auteur. Gardons-nous donc de bâtir une fable, à l’instar de nos premiers comiques, sur un déguisement dénué de toute vraisemblance, & dont les personnes les moins clair-voyantes ne peuvent être les dupes. La Chaussée va nous fournir l’exemple le plus récent.

L’AMOUR CASTILLAN,
Comédie en trois actes, & en vers.

Aurore est promise à Dom Lope : un rival s’oppose à leur bonheur ; Dom Lope le tue, il est obligé de partir. Aurore le suit déguisée en homme, vit familiérement avec lui sous le {p. 218}nom de Mendoce, sans en être reconnue. Elle laisse tomber son portrait : Dom Lope voit que c’est celui de sa maîtresse, & ne voit pas que c’est celui du faux cavalier. Aurore chante sans se montrer ; Dom Lope reconnoît la voix de celle qu’il aime, & n’a pas reconnu le son de voix du faux Mendoce : enfin, cet amant est si peu clair-voyant, qu’Aurore est forcée de lui découvrir son stratagême.

Je ne sais quel fut le succès de la piece espagnole : la françoise n’eut que cinq représentations, &, selon moi, la moitié d’une suffisoit. C’est prendre tous les spectateurs pour des imbécilles que de vouloir les amuser des méprises que la sottise seule peut faire.

On trouve dans Gilblas une histoire qui a beaucoup de rapport avec le sujet de cette comédie : mais telle singularité est bonne dans un roman, qui devient détestable transplantée sur la scene. Dans un roman, l’esprit seul juge ; sur le théâtre, les yeux se mêlent de la partie, & ils ne sont pas des juges indulgents.

Le meilleur modele que je puisse offrir, est une piece italienne. Je vais la faire connoître.

ARLECHINO CAVALIERE PER ACCIDENTE,
OU
ARLEQUIN GENTILHOMME PAR HASARD,
Canevas en deux actes.

Avant-Scene.

Pantalon, Gouverneur de la ville où l’action se passe, a une fille nommée Rosaura : le Docteur, Juge de la même ville, a un fils nommé Silvio : les deux vieillards ont projetté d’unir leurs enfants. {p. 219}Aurora en est au désespoir ; elle fait avertir Celio qu’elle aime, & promet de fuir avec lui.

ACTE I.

La scene représente une rue : il est nuit. Celio masqué, sort de la maison de Pantalon avec Rosaura ; il lui dit que son cabriolet est tout prêt dans le bois voisin. Silvio les surprend, met l’épée à la main, s’écrie qu’il est blessé. Rosaura rentre chez elle, Celio prend la fuite ; le Docteur & Pantalon accourent, s’affligent du malheur arrivé à Silvio. Le Docteur prie Pantalon de faire courir après l’adversaire. Scapin est chargé de ce soin. Le Docteur fait emporter son fils & le suit ; Pantalon rentre chez lui pour questionner sa fille.

Bois.

Arlequin arrive avec son âne, pour faire du bois ; il quitte son habit de paysan, le met sur un tronc, attache l’âne à un arbre, & le charge de bien garder ses effets. Celio a laissé son cabriolet pour se cacher mieux dans l’épaisseur du bois ; il voit l’habit de paysan, le prend, met le sien à la place, bien sûr de se sauver plus aisément à l’aide de ce déguisement, & part. Arlequin, après avoir fait deux fagots, veut en charger son âne ; il est surpris de trouver au lieu de sa souquenille un habit magnifique, une perruque, un masque, un chapeau bordé : il demande à son âne s’il sait comment tout cela a été changé ; il s’en pare, en disant qu’il en vendra mieux son bois à la ville, quand Scapin, qui vient à la tête de quelques soldats, reconnoît l’habit de l’homme qui a blessé Silvio, fouille dans ses poches, trouve une lettre {p. 220}de Rosaura, se confirme dans l’idée qu’il arrête Celio, & emmene Arlequin. Celio, qui a tout vu de loin, plaint Arlequin, forme la résolution de prendre son âne & d’aller à la ville ; de cette façon, il ne sera pas connu, il pourra apprendre des nouvelles de Rosaura, & rendre service au malheureux qu’on a pris pour lui.

Chambre.

Le Docteur dit à Pantalon que la blessure de Silvio est très légere ; ils s’en réjouissent. Scapin annonce qu’il conduit Celio ; on lui dit de le faire entrer. Arlequin fait des lazzis très peu nobles : on l’interroge, il nie tout. On lui montre la lettre de Rosaura, il ne sait pas lire. On le confronte avec Rosaura, qui est surprise en voyant l’habit de Celio, mais qui, se remettant bien vîte, feint de parler à Celio lui-même. On l’envoie en prison.

ACTE II.
La ville, avec la porte de la prison.

Celio, toujours déguisé en paysan, voudroit apprendre d’Arlequin ce qui s’est passé depuis qu’on l’a arrêté. Il frappe à la porte de la prison. Argentine, sœur du geolier, paroît ; il lui persuade qu’il est l’intendant du Monsieur qu’on a arrêté dans la matinée. Argentine lui raconte que ce Gentilhomme feint d’être un paysan, & qu’il lui fait la cour. Celio lui dit que son maître est d’une humeur singuliere, & qu’il pourroit bien l’épouser ; elle se recommande à l’intendant, quand le geolier arrive, est fâché de trouver sa sœur dans la rue avec un inconnu, fait grand {p. 221}bruit, sur-tout lorsque Celio lui propose de l’introduire auprès de son nouveau prisonnier ; mais il s’appaise bien vîte en voyant une bourse que Celio lui offre, & qu’il accepte.

L’intérieur de la prison.

Arlequin se promene, il s’ennuie, il desire une compagnie. Argentine se présente, appelle Arlequin Monseigneur, ce qui l’amuse quelque temps & lui déplaît ensuite. Argentine dit que tout est découvert, que son intendant a tout dit : Arlequin ne connoît pas d’autre intendant que son âne. Argentine lui soutient qu’il a des chevaux, des carrosses, des terres, des châteaux, & lui demande ce qu’il veut manger. Le Lecteur se doute bien qu’il donne la préférence aux macarons. Celio entre d’un air respectueux ; Arlequin le traite de voleur en reconnoissant son habit. Celio prie Argentine de se retirer, & lui promet d’avancer son mariage. Dès qu’il est seul avec Arlequin, il lui raconte la vérité de toute l’aventure, le prie de feindre encore, & lui promet de le récompenser. Le Geolier vient prendre son prisonnier pour le conduire devant les Juges.

Le Tribunal.

Le Docteur & Pantalon, assis auprès d’un bureau, décident qu’il faut obliger Celio à s’unir avec Rosaura. Arlequin, devenu hardi, fait tapage, & dit qu’il n’est pas honnête de conduire à pied devant un tribunal, un Seigneur qui a des chevaux & des carrosses. Les Juges lui demandent pourquoi il enlevoit Rosaura. — Parcequ’il en est amoureux. On lui dit que pour avoir sa liberté il faut l’épouser ; il ne demande pas {p. 222}mieux. Rosaura frémit à cette nouvelle, nie que ce soit Celio. On lui répond qu’elle a déja avoué le contraire. Son désespoir augmente lorsque Celio, entendant à quoi l’on borne la punition, se présente, épouse Rosaura, & donne à Arlequin de quoi se marier avec Argentine.

Il faudroit avoir de l’humeur pour ne pas avouer que la fable de cette piece est plus comique, plus naturelle, plus vraisemblable que celle de toutes nos comédies intriguées par des déguisements. Elle deviendroit excellente si quelqu’un avoit l’adresse de l’ajuster aux bienséances de notre scene ; mais avant que de l’entreprendre, il seroit bon de voir el Alcade de si mismo, ou une comédie de Scarron, connue sous le titre de Gardien de soi-même, ce qui est la traduction du titre espagnol. Ces deux ouvrages ressemblent beaucoup à celui que je viens d’extraire.

CHAPITRE XX.
Des Pieces intriguées par le hasard. §

Il faut bien se garder de confondre les pieces intriguées réellement par le hasard, ou celles qui paroissent intriguées par le hasard. Avant que d’aller plus avant, voyons ce qu’en dit Riccoboni ; il nous fournira matiere à disserter.

« Dans les pieces intriguées par le hasard, aucun des personnages n’a dessein de traverser l’action, qui semble aller d’elle-même à sa fin, {p. 223}mais qui néanmoins se trouve interrompue par des événements que le pur hasard semble avoir amenés.

« Cette sorte d’intrigue est, je crois, celle qui a le plus de mérite, & qui doit produire un plus grand effet ; parceque le spectateur, indépendamment de ses réflexions sur l’art du poëte, est bien plus flatté d’imputer les obstacles qui surviennent, aux caprices du hasard, qu’à la malignité des maîtres ou des valets ; & qu’au fond une comédie intriguée de la sorte, étant un image plus fidelle de ce que l’on voit arriver tous les jours, elle porte aussi davantage le caractere de la vraisemblance.

« Nous n’avons parmi les ouvrages des Anciens que deux modeles en ce genre, l’Amphitrion & les Ménechmes. Moliere, en choisissant le plus parfait de ces originaux pour l’objet de son imitation, a bien montré quel étoit son discernement. L’Amphitrion qu’il a imité, ou plutôt qu’il a presque traduit, offre une action que les personnages n’ont aucun dessein de traverser. C’est le hasard seul qui fait arriver Sosie dans un moment où Mercure ne le peut laisser entrer chez Amphitrion. Le déguisement à la faveur duquel Jupiter cherche à satisfaire son amour produit une brouillerie entre Amphitrion & Alcmene, qui fonde également leurs plaintes réciproques. Jupiter, qui ne veut point que cette brouillerie révolte Alcmene contre son mari, revient une seconde fois sous la forme d’Amphitrion, pour se raccommoder avec elle : il faut pendant ce temps-là que Mercure défende à Amphitrion, qui survient, l’entrée de sa maison. Comme il a pris la figure de {p. 224}Sosie, c’est sur ce malheureux esclave que tombe toute la vengeance d’Amphitrion ; cependant les chefs de l’armée, que Jupiter, pour se défaire de Sosie, a fait inviter à dîner, voyant deux Amphitrions, ne savent de quel parti se ranger. Alors l’action est conduite à sa fin par l’éclat que doit faire nécessairement la tromperie de Jupiter ; & ce Dieu est obligé de se découvrir aux dépens mêmes de l’honneur d’Alcmene. Ainsi, rien n’arrive dans cette piece de dessein formé, & le hasard en produit seul tous les incidents.

« Mais il manque à la perfection de cette comédie la simplicité dans le principe de l’action, parceque la ressemblance surnaturelle d’où naît tout le mouvement, est une machine qui diminue de beaucoup le mérite de ces intrigues de la premiere espece, & que le naturel ou le simple ne doit jamais être altéré par le merveilleux ou le surnaturel.

« Comme la comédie des Ménechmes est encore plus vicieuse de ce côté-là, & qu’elle a aussi moins d’intérêt, je n’en parlerai point. Je dirai seulement que je ne connois point de comédie françoise d’intrigue, dont les incidents ne soient pas prévus par les personnages, & qu’excepté Amphitrion, c’est le seul genre que Moliere n’ait point traité. Les Espagnols ont un assez grand nombre d’intrigues de la premiere espece : telle est, entre autres, l’intrigue d’une piece de Calderon, qui a pour titre, La Maison à deux portes, & que l’on peut regarder comme un modele en ce genre ».

Riccoboni s’est trompé : on ne peut absolument pas compter l’Amphitrion parmi les pieces intriguées {p. 225}par le hasard ; le hasard n’y préside ni au principe de l’action, ni aux incidents, ni au dénouement, & il s’en faut bien que les personnages n’aient aucun dessein de traverser l’action. Les déguisements de Jupiter & de Mercure ne sont certainement pas faits par hasard. Ce n’est point par hasard que Mercure se trouve sur le passage de Sosie, & qu’il l’empêche d’entrer chez Alcmene : ce n’est point par hasard qu’Amphitrion se querelle avec sa femme : c’est encore moins par hasard que Jupiter veut goûter le plaisir de se raccommoder avec Alcmene, & que pendant les douceurs de la réconciliation Mercure empêche l’époux de troubler la fête : enfin, ce n’est nullement par hasard que le Souverain des Dieux vient, au bruit du tonnerre, avouer sa supercherie amoureuse, & dénouer la piece.

Quant à la comédie des Ménechmes, elle est, quoi qu’en dise Riccoboni, plus dans le genre dont il s’agit ici que l’Amphitrion. C’est le hasard qui fait rencontrer à Valentin la valise du Ménechme brutal, plutôt que celle du Chevalier, & c’est en partie ce qui forme l’intrigue : en second lieu la ressemblance des deux freres jumeaux n’est pas surnaturelle comme celle de Jupiter avec Amphitrion, & de Mercure avec Sosie ; on ne peut pourtant pas la citer pour exemple, parceque c’est de dessein prémédité que le Chevalier profite de l’avantage qu’il a de ressembler à son frere, qu’il s’empare de ses papiers, qu’il s’approprie les soixante mille écus, qu’il en cede ensuite la moitié pour se débarrasser d’Araminte, & pour épouser tranquillement celle qu’il aime.

La troisieme piece que Riccoboni cite comme {p. 226}un exemple très digne d’être suivi, me paroît aussi peu intriguée par le hasard que les deux premieres. Je puis me tromper : je vais mettre le lecteur à portée d’en juger, & de prononcer contre Riccoboni ou contre moi. La piece mérite d’être connue à fond.

LA GRAND COMEDIA.
Casa con dos puertas mala es de guardar.
Por Dom Pedro Calderon de la Barca.
LA GRANDE COMÉDIE.
Une maison à deux portes est difficile à garder.
Par Pierre Calderon de la Barca.

Personas que hablan en ella.

Acteurs.

Dom Félix, amant.

Lisardo, amant.

Fabio, vieillard.

Calabacas, laquais.

Herrera, Ecuyer.

Laura.

Marcella.

Silvia, servante.

Célia, servante.

Lélio, valet.

Primera Jornada, premiere Journée.

Scene I.

Lisardo est logé chez Dom Félix. Ce dernier a une sœur qu’il cache aux regards de son hôte, je ne sais pourquoi ; mais ce n’est certainement point par hasard qu’il a cette fantaisie. Cette sœur, appellée Marcella, voit Lisardo, apprend qu’il va très souvent à la Cour, l’attend sur le chemin, lui fait une déclaration amoureuse, lui donne rendez-vous pour un autre jour, & lui défend toujours {p. 227}de l’accompagner jusqu’à sa rue, parcequ’elle veut cacher sa demeure. Elle promet enfin de se faire bientôt connoître.

Scene II.

Dom Félix sort. Il est surpris de voir son ami dans la rue ; il lui conte que sa maîtresse est jalouse d’une certaine Nice qu’il a aimée autrefois. Lisardo lui fait part à son tour de son aventure avec la dame inconnue.

Scene III.

Marcella & sa suivante qui écoutent, sont alarmées ; heureusement l’on vient interrompre les Cavaliers. Marcella projette de faire savoir à son amant qu’il ne doit pas ainsi raconter ses bonnes fortunes.

Scene IV.

Célia, suivante de Laura amante de Dom Félix, vient lui dire que sa maîtresse est fort en colere contre lui, mais que pour lui fournir le moyen de se racommoder, elle laissera sa porte entre-ouverte dès que son vieux maître sera parti pour la campagne, & qu’il pourra entrer dans la maison.

Scene V.

Fabio, pere de Laura, lui demande le sujet de sa tristesse ; elle se garde bien de lui dire que la jalousie en est cause. Fabio part très chagrin de voir sa fille sécher sur pied.

Scene VI.

Célia dit à Laura qu’elle a fait entrer Dom Félix en secret, & comme si c’étoit sans l’aveu de sa maîtresse.

{p. 228}

Scene VII.

Célia querelle Dom Félix de ce qu’il est entré dans la maison. Laura feint de deviner que sa suivante est d’intelligence avec son amant, & se fâche beaucoup ; peu à peu elle veut bien écouter ce que Félix pourra lui dire pour calmer ses soupçons jaloux. Dans ce temps-là le pere de Laura arrive par une porte ; on fait sortir Félix par l’autre, en s’écriant qu’une maison à deux portes est bien commode. L’acte finit.

Dans cet acte, pendant lequel la scene change si souvent que l’on ne sait jamais où l’on est, dans cet acte, dis-je, je ne vois rien qui annonce une piece intriguée par le hasard : ce n’est point par hasard que Lisardo parle à la sœur de Dom Félix, puisque la belle a soin de se trouver exprès sur son passage : ce n’est point par hasard que Laura est jalouse, puisque Dom Félix a réellement aimé Nice, & que cette Nice s’est étudiée à donner de la jalousie à sa rivale : c’est encore moins par hasard que Dom Félix vient chez Laura, puisque Célia l’y conduit, par l’ordre secret de sa maîtresse. Comment une piece, dont rien ne s’est fait par hasard dans l’avant-scene, dans l’exposition, même dans tout le premier acte, peut-elle être intriguée par le hasard ? Pour moi je l’ignore. Voyons ; continuons.

Seconde Journée.

Scene I.

Marcella vient avouer à Laura qu’elle a un amant à l’insu de son frere, & la prie de lui prêter {p. 229}son appartement pour lui parler : Laura y consent avec peine.

Scene II.

Silvia, suivante de Marcella, annonce qu’elle a trouvé l’amant, qu’il accepte le rendez-vous avec transport, & qu’il marche sur ses pas. Laura sort, en se plaignant de l’étourderie de son amie.

Scene III.

Silvia introduit Lisardo, en lui faisant croire qu’il est dans l’appartement de celle qu’il aime. Marcella le gronde, parcequ’il a commencé à raconter l’histoire de ses amours à Dom Félix, & lui défend de l’achever.

Scene IV.

Célia, suivante de Laura, accourt pour dire que son vieux maître va paroître : on fait cacher Lisardo dans un cabinet.

Scene V.

Laura reproche à Marcella les chagrins que son étourderie lui cause.

Scene VI.

Fabio, pere de Laura, est fâché qu’on ait laissé la porte de derriere ouverte : on lui dit que c’est pour épargner des pas à Marcella qui est venue voir son amie. Fabio demande excuse à Marcella de ce qu’il ne l’a pas apperçue d’abord.

Scene VII.

L’Ecuyer de Marcella vient l’avertir qu’il est huit heures & demie, qu’il est temps qu’elle se retire. Fabio lui offre la main pour la conduire ; elle l’accepte, afin de donner le temps à Lisardo de sortir.

{p. 230}

Scene VIII.

Laura & Célia sa suivante restent sur la scene & se préparent à faire sortir Lisardo lorsqu’elles entendent du bruit.

Scene IX.

C’est Dom Félix, qui, ayant vu sortir le pere de Laura avec sa sœur, profite de ce moment pour parler à Laura. Elle tâche de le renvoyer, en disant que son pere va revenir, & en lui promettant de le faire appeller lorsque le vieillard sera couché.

Scene X.

Fabio revient & appelle de loin pour qu’on l’éclaire. Dom Félix veut se cacher dans le cabinet ; Laura l’en empêche, en lui disant que son pere s’y retire tous les soirs pour écrire : mais Dom Félix a vu un homme, il est furieux, il est prêt à éclater, quand il est contenu par la présence de Fabio.

Scene XI.

Fabio est surpris de voir Dom Félix dans sa maison. Celui-ci lui dit qu’il venoit chercher sa sœur : le vieillard lui répond qu’il l’a remenée : il congédie Dom Félix.

Scene XII.

Fabio ordonne à Laura de le suivre dans son appartement, parcequ’il veut lui parler en particulier. Laura craint que son pere ne soit instruit de ses amours.

Scene XIII.

Célia reste sur la scene, éteint la lumiere, & fait sortir Lisardo.

{p. 231}

Scene XIV.

Dom Félix arrive, dit qu’au lieu de sortir il s’est caché dans l’escalier, veut savoir quel est l’homme qu’il a vu dans le cabinet, feint d’être un domestique de la maison chargé du soin de le faire sortir. Voyant qu’on ne répond point, il entre dans le cabinet.

Scene XV.

Laura revient, annonce que son pere vouloit lui apprendre seulement qu’il seroit obligé d’aller en campagne le lendemain. Elle va vers la porte du cabinet, croyant que Lisardo y est encore ; elle lui dit de sortir.

Scene XVI.

Dom Félix paroît aux yeux de Laura avec la rage dans le cœur. Laura est troublée, elle lui dit pour s’excuser qu’il a sans doute vu un domestique dans le cabinet ; il commence à le croire.

Scene XVII.

Célia, qui ne voit pas Dom Félix, vient dire à sa maîtresse que le Cavalier est sorti. Dom Félix reprend toute sa rage ; il sort sans vouloir écouter son amante.

Scene XVIII.

La scene est sans doute dans la rue. Lisardo dit à son domestique de tenir ses malles prêtes, parcequ’il veut partir ; il craint d’être aimé de la maîtresse de son ami.

Scene XIX.

Marcella défend à Lisardo de partir : dans le temps qu’elle lui parle, on voit Dom Félix dans la salle voisine. [La scene a donc changé ; elle est {p. 232}apparemment chez Dom Félix.] Marcella se trouble : elle dit à Lisardo que son secret & sa vie sont dans ses mains, ce qui confirme Lisardo dans l’idée où il étoit que la maîtresse de son ami a du goût pour lui. Marcella se cache.

Scene XX.

Dom Félix raconte ses chagrins à Lisardo, & sur-tout ceux que lui a causé un homme caché dans le cabinet de sa maîtresse. Voilà Lisardo toujours plus persuadé qu’il est la cause des malheurs de son ami.

Scene XXI.

Calabacas annonce qu’une dame demande à parler à Dom Félix ; il se doute que c’est son infidelle, & ne veut pas l’écouter. Lisardo l’exhorte à voir si en effet c’est elle.

Scene XXII.

Laura paroît : Lisardo voit clairement que ce n’est point la beauté à qui il a parlé ; il laisse les amants seuls.

Scene XXIII.

Laura jure à son amant qu’il n’a pas lieu d’être jaloux de l’homme qu’il a vu chez elle, & s’obstine à ne pas lui dire la raison pour laquelle il s’y trouvoit. Dom Félix exige un aveu sans partage ; Laura est prête à le faire, quand Marcella, qui étoit cachée sous un rideau, dit qu’elle y va mettre bon ordre : elle se couvre de son voile, & passe devant Dom Félix en feignant de le quereller tout bas.

Scene XXIV.

Dom Félix veut courir après la dame voilée {p. 233}pour tâcher de la reconnoître : Laura l’arrête en lui disant qu’il la connoît assez. Elle se persuade que c’est cette Nice qui lui a déja donné de la jalousie : elle est furieuse de la voir dans l’appartement de Dom Félix. Celui-ci veut s’excuser ; Laura ne croit rien de ce qu’il peut lui dire : les deux amants sortent en se souhaitant toute sorte de malheurs, & en s’écriant amen, amen.

Pour peu qu’on ait de goût, on admirera la richesse de cet acte ; mais l’on se gardera bien de dire que le hasard seul en a rapproché tous les incidents. Quelques-uns peuvent à la vérité avoir été amenés sans dessein prémédité de la part des personnages ; mais pourra-t-on attribuer la derniere jalousie de Laura au hasard ? Non sans doute : nous la devons trop visiblement à la malicieuse Marcella. Voyons la suite.

Troisieme Journée.

Scene I.

Marcella s’applaudit d’avoir excité la jalousie de Laura, & de l’avoir empêchée par-là de révéler son secret à son frere : ce n’est donc point par hasard qu’elle l’a fait, comme nous l’avons déja dit.

Scene II.

Dom Félix raconte à sa sœur qu’il a vu un homme chez sa maîtresse, & qu’il en est jaloux : Marcella se garde bien de le rassurer, & ce n’est surement point par hasard. Dom Félix la prie d’aller chez Laura, de lui dire qu’elle s’est brouillée avec son frere, & qu’elle vient passer quelques jours dans sa maison : il espere que sa sœur découvrira quel est le rival qu’on lui préfere.

{p. 234}

Scene III.

Laura, persécutée par sa jalousie, vient prier Marcella de lui céder son appartement pour pouvoir épier la conduite de Dom Félix, & voir si la Dame qu’elle a déja vue chez lui y revient. Marcella ne lui dit pas que c’est elle, & ce n’est surement pas le hasard qui lui ferme la bouche : elle part pour aller occuper l’appartement de son amie ; la chose est d’autant plus facile, que le pere de Laura est à la campagne pour plusieurs jours.

Scene IV.

Calabacas présente un papier à son maître, lui dit que c’est son mémoire, lui demande son congé ; il ne veut plus servir un maître qui a des secrets pour lui. Scene inutile.

Scene V.

Silvia vient dire à Lisardo que sa belle l’attend dans la maison où il l’a déja vue.

Scene VI.

Dom Félix est chagrin. Lisardo, content de savoir qu’il n’ont pas la même maîtresse, l’entraîne hors du théâtre pour lui apprendre qu’il a un rendez-vous.

Scene VII.

Le pere de Laura est tombé de dessus sa mule, n’a pu continuer son voyage, & rentre sans vouloir qu’on éveille sa fille.

Scene VIII.

Lisardo revient avec Dom Félix qui le félicite de sa bonne fortune.

{p. 235}

Scene IX.

Scene inutile du valet que Lisardo & Dom Félix prennent pour un espion.

Scene X.

Lisardo dit qu’il est dans la rue & devant la maison de sa maîtresse : Dom Félix est surpris, on fait le signal : la femme-de-chambre de Laura, qui sert Marcella, demande si c’est Lisardo, & lui ouvre la porte : Dom Félix, désespéré, veut entrer avec son ami, on lui ferme la porte au nez.

Scene XI.

Dom Félix gémit devant la porte.

Scene XII.

On entend du bruit dans la maison ; c’est le vieux Fabio qui a vu Lisardo, qui a cru qu’il venoit pour sa fille, & qui veut le tuer. Lisardo a pris Marcella dans ses bras, rencontre Dom Félix dans l’obscurité, & lui recommande de garder avec soin la beauté qu’il lui remet jusqu’à ce qu’il ait écarté le vieillard qui le poursuit.

Scene XIII.

Grand chagrin de Marcella qui se voit dans les mains de son frere : grande joie de Dom Félix qui croit tenir sa perfide : ils quittent la scene, je ne sais pourquoi.

Scene XIV.

Fabio sort avec ses gens pour courir après le ravisseur de celle qu’il croit sa fille. Ils quittent le théâtre.

Scene XV.

Dom Félix fait de tendres reproches à Marcella qu’il prend pour Laura. De l’autre côté Laura entendant {p. 236}Dom Félix qui parle à une femme, se persuade qu’il est avec Nice, elle s’approche : Marcella qui l’entend, s’évade. Dom Félix veut courir après elle, trouve Laura, continue à lui faire des reproches ; Laura croyant que c’est un moyen pour le confondre, n’a garde de l’instruire de son erreur.

Scene XVI.

On apporte de la lumiere : Dom Félix & Laura s’accablent de reproches ; Dom Félix se récrie surtout sur le rendez-vous qu’on a donné à Lisardo : Laura avoue, pour s’excuser, qu’elle étoit dans l’appartement de Marcella.

Scene XVII.

Dom Félix appelle Marcella pour savoir si Laura lui dit vrai, elle nie tout : remarquez que ce n’est point par hasard qu’elle le fait.

Scene XVIII.

Lisardo paroît : Dom Félix lui fait voir les deux Dames ; il lui demande à laquelle il a parlé : Lisardo montre Marcella. Dom Félix veut poignarder sa sœur ; mais Lisardo promet de l’épouser, & le frere s’appaise.

Scene derniere.

Fabio revient furieux de n’avoir pu joindre le suborneur de celle qu’il croit sa fille : Dom Félix dit qu’il est prêt à donner la main à Laura, & tout finit par un double mariage.

On voit que dans le courant de cet acte Marcella dit encore de dessein prémédité des choses qui ne sont point, ou en cele qui sont véritables, & ranime par-là l’intrigue : par conséquent ce n’est point le hasard qui forme l’action, n’en {p. 237}déplaise à Riccoboni. Pour que cette piece fût intriguée par le hasard, il faudroit en retrancher entiérement le principal ressort qui est le rôle de la maligne Marcella, & pour lors plus de comédie.

Après avoir prouvé que les pieces citées par Riccoboni ne sont nullement intriguées par le hasard, ajoutons que les pieces dans lesquelles le hasard présideroit seul au principe, à l’intrigue & au dénouement, seroient aujourd’hui très peu estimées, & le mériteroient.

Le faux pas qui sert de principe à l’intrigue du Menteur, n’a certainement pas coûté beaucoup à l’Auteur, & tout le monde convient que si la piece n’avoit pas d’autres beautés, elle ne seroit pas à beaucoup près aussi estimée.

Les Italiens représentent très souvent une piece dans laquelle Arlequin éprouve vingt-six infortunes, & c’est au hasard qu’il les doit toutes : il demande l’aumône à un cabaretier qui se trouve un frippon ; le hasard ne produit rien là de fort merveilleux : il traverse un bois, il rencontre, par hasard, des voleurs qui le déshabillent & lui volent sa bourse : il se couche dans une écurie, il se place par hasard auprès d’un cheval qui rue : il s’enveloppe dans une botte de paille au milieu du chemin, des voleurs y mettent le feu pour se chauffer : il veut entrer dans une maison par la fenêtre, le hasard veut que le balcon tombe précisément dans ce moment, &c. &c.

Arlequin éprouvoit autrefois trente-six infortunes, on les a réduites à vingt-six, j’en ignore la raison. Un Auteur qui ne donne d’autre fondement à ses événements que le caprice du hasard, a les coudées franches : je suis surpris qu’on n’ait {p. 238}pas fait essuyer au malheureux Arlequin mille & une infortunes, rien n’étoit plus facile.

Nous avons une piece imitée de l’Espagnol, dans laquelle le hasard seul fait mouvoir la machine. Le héros y est poursuivi, comme Arlequin, par un destin contraire. Il trouve enfin un protecteur qui écrit au Roi pour lui vanter les services de l’infortuné : il parvient aux pieds du Trône ; son maître prend le papier, commence à le lire : le héros croit ses malheurs finis ; point du tout : le hasard veut que le Roi s’endorme dans ce moment. Vous m’avouerez que lorsqu’on veut employer de tels ressorts on a bien peu de mérite à faire cinq actes, & qu’on risque même d’en faire cinq de trop.

Plaute s’est encore avisé de faire sa Cistelaire sur des événements dus au hasard. On va le voir.

Précis de la Cistelaire.

Démiphon, jeune marchand de Lemnos, vient à Sicyone pour les affaires de son commerce. On y célébroit dans ce temps-là les jeux établis en l’honneur de Bacchus. Il s’enivre, trouve par hasard dans la rue, pendant la nuit, une jeune Sicyonienne nommée Phanostrate, la viole, part pour son pays, s’y marie, & devient pere d’une fille. La jeune Phanostrate n’a pas été violée impunément ; elle devient enceinte, accouche d’une fille, met dans son secret un esclave nommé Lampadisque, qui va exposer l’enfant nouveau né avec des joujous dans un panier. Une vieille matrone passe par hasard dans ce moment. Lampadisque se cache, & voit la vieille qui, touchée du sort de l’enfant exposé, l’emporte. {p. 239}Cependant Démiphon devient veuf, revient à Sicyone, voit par hasard Phanostrate, & l’épouse sans la reconnoître pour la personne qu’il a jadis violée. Il le découvre par hasard quelque temps après son mariage, & voudroit avoir l’enfant provenu du viol : mais où le prendre ? Lampadisque rencontre par hasard la vieille matrone ; il apprend que la fille en question vit avec un jeune homme nommé Mélénide, qu’elle est persécutée dans ses amours, parceque les parents de son amant veulent lui donner une autre épouse, qui se trouve par hasard la seconde fille de Démiphon. On apporte les joujous d’enfant, pour les faire reconnoître par la mere de la fille exposée. Le hasard veut qu’ils soient perdus en route par la servante qui en étoit chargée. Le hasard veut encore que le fidele Lampadisque les retrouve, & tout se termine à l’amiable.

Les coups du hasard, quoique nombreux, sont mieux ménagés dans la Cistelaire que dans les deux premieres pieces. Je me garderai pourtant bien de la proposer en cela pour modele. Le public peut aimer à voir troubler une intrigue par un ou deux caprices du sort ; mais voilà tout : encore faut-il qu’ils servent à jetter les acteurs dans de grands embarras.

Je me suis appesanti sur cet article, pour prévenir la mauvaise interprétation qu’on pourroit donner aux idées de Riccoboni, un peu louches à la vérité dans les premieres phrases. J’ai passé légérement sur elles, afin de ne pas jetter de la confusion dans mes réflexions ; mais je me suis réservé tacitement le droit de revenir sur mes pas. Je vais donc répéter ce qui m’a paru le moins clair.

{p. 240}

« Cette sorte d’intrigue est, je crois, celle qui a le plus de mérite, & qui doit produire un plus grand effet ; parceque le spectateur, indépendamment de ses réflexions sur l’art du Poëte, est bien plus flatté d’imputer les obstacles qui surviennent, aux caprices du hasard, qu’à la malignité des maîtres ou des valets ; & qu’au fond une comédie intriguée de la sorte étant une image plus fidelle de ce qu’on voit arriver tous les jours, elle porte aussi davantage le caractere de la vraisemblance ».

Riccoboni semble dire que le spectateur est flatté de voir des incidents amenés par le hasard, parceque le hasard est la divinité qui préside à tous les événements de la vie ; mais Riccoboni avoit trop de goût pour avoir une pareille idée. Il a certainement voulu dire que le Public aime, dans une intrigue, à voir naître & agir tous les ressorts avec cette facilité qui laisse croire que le hasard seul les fait mouvoir. Qu’on relise Riccoboni avec attention, on sera surement de mon avis. Puissent mes réflexions, jointes aux siennes, engager les Auteurs à ne pas confier une machine de laquelle ils attendent leur gloire, à une divinité aveugle & trop facile !

{p. 241}

CHAPITRE XXI.
Du Genre mixte. §

Les Auteurs qui ont écrit sur l’Art de la Comédie n’ont point parlé du genre mixte, ou l’ont mal connu. Ils mettent au rang des comédies mixtes celles qui offrent en même temps un caractere & une intrigue. Il s’en suivroit de là que toutes les pieces à caractere seroient des pieces mixtes, puisqu’on n’en voit pas une où il n’y ait une espece d’intrigue bien ou mal filée. On ne pourroit en excepter que les pieces à scenes détachées, encore en avons-nous où il y a une exposition, une intrigue, un dénouement. Les Fâcheux nous ont servi d’exemple.

Pour distinguer les pieces mixtes d’avec les pieces à caractere, nous donnerons le premier titre à celles où le spectateur remarque en même temps un ou plusieurs caracteres avec une intrigue filée & mise en action par les ruses préméditées d’un autre personnage ; aux pieces enfin où l’intrigant agit autant que l’acteur à caractere. Nous rangerons dans la classe des pieces à caractere celles où aucun personnage ne s’ingénie pour faire mouvoir les ressorts de la machine, & dans lesquelles l’intrigue, les situations & le dénouement naissent tout naturellement du caractere principal.

Les pieces mixtes peuvent être fort agréables, parcequ’il est très possible que le caractere & l’intrigant se rendent mutuellement plus piquants, & qu’ils redoublent tous les deux la vivacité de la machine ; mais il faut que l’Auteur, guidé par {p. 242}beaucoup d’adresse, prenne les plus grandes précautions pour cela. Choisissons dans notre théâtre quelques pieces mixtes ; voyons quelles sont leurs qualités, & en quoi elles pechent. La Mere Coquette, ou les Amants brouillés, de Quinault ; le Grondeur, de Palaprat ; l’Etourdi ou les Contre-temps, & l’Ecole des Maris, de Moliere, vont nous servir d’exemple. Nous pourrions nous étendre beaucoup sur le genre mixte, & prouver qu’il se divise en plusieurs classes ; mais parlons seulement des deux qui sont les plus ordinaires, & dans lesquelles toutes les autres rentrent. Dans l’une, nous rangerons les pieces mixtes où le caractere & l’intrigant sont d’intelligence & visent au même but ; dans l’autre, les pieces mixtes où l’intrigant & le caractere, intéressés à se croiser, ont des desseins tout-à-fait opposés.

Pieces mixtes de la premiere espece. §

Les pieces mixtes de cette espece sont très difficiles, parceque deux personnages qui sont d’intelligence & qui ont le même objet en vue, ne peuvent qu’employer à-peu-près les mêmes moyens, ce qui enfante nécessairement la monotonie. S’ils se partagent les ressorts à eux deux, l’intérêt que le spectateur partage aussi entre les deux personnages, risque d’affoiblir l’intérêt qu’il prend à l’action. Si un seul personnage se charge de faire tout mouvoir, il écrase l’autre, & le rend presque inutile : c’est ce qui arrive dans la Mere Coquette ou les Amants brouillés, piece que nous avons analysée, il n’y a pas long-temps. Ismene, vieille coquette, est amoureuse d’Accante, amant d’Isabelle sa fille ; elle voudroit l’épouser, & fait confidence de ses amours à Laurette, {p. 243}sa femme-de-chambre : celle-ci promet de la servir. Voilà le caractere & l’intrigant d’intelligence, & qui visent au même but ; mais Laurette, en se chargeant de brouiller les amants, prend tout sur son compte, & ne laisse plus rien à faire à Ismene. Dès ce moment, voilà l’intrigue qui absorbe le caractere, & qui domine si fort dans la piece qu’on est obligé de l’annoncer dans le titre, en intitulant la comédie, la Mere Coquette ou les Amants brouillés. Que dis-je ? l’intrigue écrase si bien le caractere, qu’on est surpris de le voir annoncé, & tout le monde convient que la piece devroit seulement porter le dernier de ses titres.

Comment faire, dira-t-on ? Décomposer les grands maîtres, & puiser des leçons jusques dans leurs plus mauvaises pieces ; témoin l’Etourdi ou les Contre-temps, de Moliere. Lélie est amoureux de Célie ; son valet Mascarille favorise sa passion : tous deux veulent enlever la belle esclave des mains de Trufaldin. Voilà donc l’intrigant & le personnage qui sont d’intelligence pour parvenir à la même fin ; mais la piece est conçue de façon qu’il est très difficile de décider si Mascarille intrigue la piece ou si c’est Lélie. Suivons quelques-uns des ressorts qui font aller la machine ; examinons d’où ils partent, nous verrons que Lélie en fait mouvoir autant que Mascarille.

ACTE I. Scene IV.

Mascarille entreprend de parler à Célie des amours de son maître, même en présence de Trufaldin. Il feint de connoître à cette belle du talent pour la magie blanche, & la consulte sur {p. 244}le sort que doit attendre un amant persécuté par un Argus sévere. Elle va indiquer le moyen dont l’amant doit se servir pour devenir heureux, quand l’Etourdi détruit tout l’effet de la ruse.

Lélie, les joignant.

Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter ;
C’est par mon ordre seul qu’il vient vous visiter ;
Et je vous l’envoyois, ce serviteur fidele,
Vous offrir mon service & vous parler pour elle.

Trufaldin.

. . . . Oh ! oh ! qui des deux croire ?
Ce discours au premier est fort contradictoire.
. . . . . . . . .
. . . . . Je sais ce que je sais.
J’ai crainte ici dessous de quelque manigance.
(A Célie.)
Rentrez, & ne prenez jamais cette licence.
Et vous, filous fieffés, ou je me trompe fort,
Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d’accord.

Le stratagême de Mascarille avançoit les affaires, l’étourderie de Lélie les remet au même point, les gâte même, en rendant Trufaldin plus méfiant. Par conséquent, Lélie sert autant à l’intrigue que Mascarille, puisque dans une comédie les incidents qui éloignent le dénouement échauffent l’intrigue, animent la grande machine autant & peut-être davantage que ceux qui le rapprochent.

Scene VI.

Mascarille vole la bourse d’Anselme & la jette à quelques pas de lui, pour n’être pas découvert. Son dessein, en faisant ce vol, est de mettre son {p. 245}patron en état d’acheter Célie. L’Etourdi vient encore détruire ce qu’on a fait pour lui.

Scene VII.

Lélie, ramassant la bourse.

A qui la bourse ?

Anselme.

Ah, Dieux ! elle m’étoit tombée,
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m’épargne un grand trouble, & me rend mon argent.
Je vais m’en décharger au logis tout-à-l’heure.

Le reste de la piece est intrigué de cette façon. Mascarille bâtit, Lélie détruit. L’un imagine toutes ses fourberies avec tant de jugement, que la premiere suffiroit pour arriver à ses fins, s’il n’étoit croisé par les étourderies de son maître ; & l’Etourdi, guidé par son caractere seul, détruit si bien ce que fait Mascarille, qu’une seule de ses étourderies dérangeroit totalement & couperoit le fil de l’intrigue sans l’adresse de Mascarille qui renoue tout. Voilà donc une comédie véritablement dans le genre mixte, puisque l’intrigue & le caractere concourent également à faire aller la machine, & qu’on ne peut dire lequel des deux est le premier mobile.

Pieces mixtes de la seconde espece. §

Nous sommes convenus d’appeller comédies mixtes de la seconde espece, celles où l’intrigant & le personnage distingué par un caractere, ont un dessein tout-à-fait opposé. Il faut éviter avec soin dans les pieces de cette derniere espece, ainsi que dans celles de la premiere, que {p. 246}le caractere n’écrase pas l’intrigant, ou que l’intrigant n’écrase pas le caractere. L’un & l’autre de ces défauts, sont mortels pour les pieces. Si le caractere étouffe l’intrigant, le mal est moindre sans contredit : mais pourquoi lui associer un personnage dont il ne se sert presque point ? Si au contraire l’intrigant étouffe le caractere, le défaut est impardonnable, sur-tout quand le titre annonce le caractere sans annoncer l’intrigue.

Dans le Grondeur, de Palaprat, M. Grichard, Médecin par état, grondeur par humeur, veut épouser Clarice. Toute sa famille desire que ce mariage ne se fasse point. L’Olive, valet de M. Grichard, entreprend de le rompre ; & dès ce moment la piece que le titre nous annonce comme une comédie purement de caractere, devient une piece mixte, puisqu’un intrigant & un personnage à caractere vont être en opposition. Mais l’intrigant prend si bien le dessus sur le caractere, d’abord après le premier acte, que la comédie devient une piece d’intrigue ; ce n’est pas tout, la piece est gâtée par le caractere même qui devoit l’embellir. Ne nous contentons pas d’indiquer le vice, tâchons de faire remarquer d’où il part.

Nous avons vu dans l’Etourdi ou les Contre-temps, que Lélie & Mascarille raniment continuellement la machine. Pourquoi cela ? parceque l’Auteur a eu l’adresse de faire imaginer à son intrigant des fourberies qu’une étourderie du caractere peut détruire : d’un autre côté, les étourderies du caractere sont imaginées de façon que, quoique difficiles à réparer, elles peuvent cependant l’être par l’adresse d’un bon intrigant. Voilà ce qui produit ce combat si plaisant {p. 247}entre le lutin fourbe de Mascarille & le lutin étourdi de Lélie : voilà ce qui met entre eux un équilibre qui intéresse le spectateur & soutient sa curiosité avec son attention. Mais dans le Grondeur, où les fourberies du valet n’ont aucun rapport avec la mauvaise humeur du maître, ou la mauvaise humeur du maître n’a pas le moindre rapport avec les fourberies du valet, je défie qu’ils puissent se faire valoir mutuellement : tout au contraire. Pour le prouver, mettons aux prises les deux héros une fois seulement.

ACTE II. Scene XVII.

L’OLIVE en Maître à danser, M. GRICHARD.

. . . . . . . . . .

L’Olive, faisant de grandes révérences.

Monsieur, on m’appelle Rigaudon, à vous rendre mes très humbles services. . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Grichard.

Hé bien, Monsieur Rigaudon, que voulez-vous ?

L’Olive.

Vous donner cette lettre de la part de Mademoiselle Clarice.

M. Grichard.

Donnez. . . . . . . . .

« Tout le monde dit que je me marie avec le plus bourru de tous les hommes. Je veux désabuser les gens, & pour cet effet il faut que ce soir vous & moi nous commencions le bal. . . . Vous m’avez dit que vous ne savez pas danser, mais je vous envoie le premier homme du monde. . . . Il vous en montrera en moins d’une heure autant qu’il en faut pour vous tirer d’affaire {p. 248}. . . . & si vous m’aimez, vous apprendrez de lui la bourrée ».

La bourrée ! moi, la bourrée ! Monsieur le premier homme du monde, savez-vous bien que vous risquez beaucoup ici ?

L’Olive.

Allons, Monsieur, dans un quart-d’heure vous la danserez à miracle.

M. Grichard, redoublant de colere.

M. Rigaudon, je vous ferai jetter par les fenêtres. . . . . . . . . . . . . .

L’Olive, faisant signe à son Prévôt de jouer du violon.

Allons, gai : ce petit prélude vous mettra en humeur. Faut-il vous tenir par la main, ou si vous avez quelque principe ?

M. Grichard, portant sa colere à l’extrémité.

Si vous ne faites enfermer ce maudit violon, je vous arracherai les yeux.

L’Olive.

Parbleu, Monsieur, puisque vous le prenez sur ce ton-là, vous danserez tout-à-l’heure.

M. Grichard.

Je danserai, traître !

L’Olive.

Oui, morbleu, vous danserez. J’ai ordre de Clarice de vous faire danser : elle m’a payé pour cela, &, ventrebleu, vous danserez. Empêche, toi, qu’il ne sorte. (Il tire son épée, qu’il met sous son bras.)

M. Grichard.

Ah ! je suis mort ! Quel enragé d’homme m’a envoyé cette folle ! . . . . . . . . . . . . .

{p. 249}

L’Olive.

Je veux qu’il danse.

M. Grichard.

Ah ! le bourreau ! le bourreau !

L’Olive.

Je veux qu’il danse. . . . Je veux qu’il danse. . . . Je veux qu’il danse. . . . Voulez-vous les menuets ?

M. Grichard.

Les menuets ?... Non.

L’Olive.

La gavotte ?

M. Grichard.

La gavotte ?... Non.

L’Olive.

Le passe-pied ?

M. Grichard.

Le passe-pied ?... Non.

L’Olive.

Et quoi donc ? Tracanas, tricotés, rigaudons ? En voilà à choisir.

M. Grichard.

Non, non, non : je ne vois rien là qui m’accommode. . . . . . . . . . . .

L’Olive.

Vous vous moquez de moi, Monsieur : vous danserez la bourrée, puisque Clarice le veut, & tout-à-l’heure, ventrebleu.

Dans le troisieme acte, l’Olive feint d’engager Térignand, fils de M. Grichard, & veut l’emmener lui-même par force à Madagascar. Il lui fait cette honnête proposition déguisé en Sergent & le pistolet à la main. Il est clair qu’en employant de telles fourberies, l’intrigant, loin de {p. 250}faire ressortir le caractere, le fait disparoître, puisque M. Grichard qui a la bonté de souffrir de telles violences, ou qui est un homme à qui l’on peut en imposer avec des machines si grossieres, n’est plus un grondeur, mais la plus douce, la plus patiente, la plus brute des bêtes possibles, & la plus insipide pour le spectateur. Ce n’est pas tout ; l’intrigant cesse d’être intéressant par la même raison qu’il attaque le caractere avec des armes contre lesquelles il ne peut riposter. Opposons à la mal-adresse de Palaprat l’adresse de Moliere, & prouvons qu’il est un moyen sûr pour éviter les défauts reprochés avec juste raison à l’Auteur du Grondeur. L’exemple me rendra plus intelligible.

Dans l’Ecole des Maris, Sganarelle veut épouser Isabelle : Isabelle ne craint rien tant que ce mariage, parcequ’elle a un amant à qui elle aimeroit mieux donner la main. Le tuteur & la pupille tendent à un but tout-à-fait opposé : nous nous attendons à un combat intéressant ; il l’est en effet, de l’aveu de tous les Connoisseurs : nous allons voir pourquoi, après nous être rappellé que le caractere de Sganarelle est de se croire aimé de sa pupille, de se persuader que la sévérité avec laquelle il l’a élevée, l’a rendu farouche pour tous les hommes, excepté pour lui.

ACTE II. Scene V.

Isabelle veut écrire à son amant des choses très essentielles pour leur bonheur commun ; mais elle n’a personne à qui elle puisse confier son secret : elle projette de faire remettre sa lettre à celui qu’elle aime par Sganarelle lui-même.

{p. 251}

Isabelle.

Vous n’avez pas été plutôt hors du logis,
Qu’ayant, pour prendre l’air, la tête à ma fenêtre,
J’ai vu dans ce détour un jeune homme paroître,
Qui d’abord, de la part de cet impertinent,
Est venu me donner un bonjour surprenant,
Et m’a droit dans ma chambre, une boîte jettée,
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.
J’ai voulu, sans tarder, lui rejetter le tout,
Mais ses pas de la rue avoient gagné le bout,
Et je m’en sens le cœur tout gros de fâcherie.

Sganarelle.

Voyez un peu la ruse & la fripponnerie !

Isabelle.

Il est de mon devoir de faire promptement
Reporter boîte & lettre à ce maudit amant ;
Et j’aurois pour cela besoin d’une personne...
Car, d’oser à vous-même...

Sganarelle.

Au contraire, mignonne,
C’est me faire mieux voir ton amour & ta foi ;
Et mon cœur avec joie accepte cet emploi.
Tu m’obliges par-là plus que je ne puis dire.

Isabelle.

Tenez donc.

Sganarelle.

Bon ! voyons ce qu’il a pu t’écrire.
. . . . . . . . .

Pourquoi la ruse de l’intrigante nous paroît-elle si fine ? Pourquoi trouvons-nous si sublimes les cinq à six mots qu’emploie le caractere pour combattre la ruse de l’intrigante ? Pourquoi voyons-nous encore dans ce bout de scene une {p. 252}espece de combat entre le caractere & l’intrigante qui vivifie la scene ? Parcequ’Isabelle a imaginé son stratagême d’après l’idée où est Sganarelle, que, sensible pour lui seul, elle est farouche pour les autres hommes, ce qui rend son mensonge très vraisemblable ; parcequ’Isabelle, en tirant parti du caractere de son adversaire, n’a pas employé la violence contre lui, & que Sganarelle a pu répliquer. Si la pupille fût venue, comme l’Olive, un pistolet à la main, forcer son tuteur à faire son message, l’intrigante cessoit d’être intéressante, le caractere étoit détruit, la scene devenoit gauche & la piece mauvaise38. Dans le reste de l’ouvrage l’intrigante & le caractere se font valoir mutuellement avec la même adresse.

Voilà comme dans les pieces mixtes de la seconde espece, l’intrigant & le caractere doivent se combattre, mais avec des armes qui ne leur soient pas étrangeres, qui les fassent briller tour-à-tour, & qui, en balançant quelque temps la victoire, augmentent la gloire de celui qui triomphe & le plaisir du spectateur.

Il est inutile de s’arrêter davantage sur le genre mixte, parceque l’une de ses parties rentre dans le genre d’intrigue dont nous avons déja parlé, & l’autre dans le genre à caractere que nous allons entreprendre.

{p. 253}

CHAPITRE XXII.
Des Pieces à caractere. §

Nous sommes convenus d’appeller pieces à caractere celles où, sans le secours d’aucun intrigant, un caractere quelconque fait agir tous les ressorts de la machine. De telles comédies seront sans contredit infiniment plus estimées que les pieces d’intrigue ou les pieces mixtes. Une comédie d’intrigue amuse ; une comédie mixte peut joindre l’utile à l’agréable, en amusant & en instruisant le spectateur, mais moins parfaitement que celle où le principal personnage, mettant tout en mouvement, nous trace par ses actions un portrait frappant des travers, des ridicules, des vices dont nous sommes blessés journellement. Voilà ce qui a fait donner la préférence, dans tous les pays & dans tous les siecles, aux pieces à caractere.

Les personnes qui attribuent aux François la gloire d’avoir inventé les pieces à caractere se sont déja, je gage, écriées : ah ! l’ignorant ! Je suis trop honnête & trop rempli d’égards pour mes Lecteurs, pour leur répondre sur ce ton ; mais ils me permettront de leur dire que je suis fondé dans mon opinion par les titres qui nous restent de quelques pieces de Ménandre. Tels sont le Superstitieux, Courage de lion, Celui qui hait les femmes. Ces titres annoncent certainement des pieces à caractere. La comédie de Plaute, intitulée Aulularia, n’est-elle pas une piece à caractere ? {p. 254}Peut-on sans humeur ne pas ranger dans la même classe le Menteur des Espagnols, leur Prince jaloux, & plusieurs autres ? Les Italiens n’avoient-ils pas en 1545 il Geloso, del Signor Hercole Bentivoglio : le Jaloux, par Hercule Bentivoglio.

On peut m’objecter que si les pieces de Ménandre étoient parvenues jusqu’à nous, les connoisseurs verroient qu’elles ne tiennent rien, ou que bien peu de chose, de ce que leur titre promet. On peut ajouter que le Menteur, le Prince jaloux & l’Aulularia sont bien loin de ce que nous les voyons dans notre langue. J’en conviens : mais je ne conviendrai pas que les pieces dont j’ai parlé ne méritent point d’être appellées pieces à caractere, & cela parcequ’elles sont moins parfaites que les nôtres. Encore est-ce une question à décider, si parmi les comédies qu’on joue & qu’on gratifie du titre de pieces à caractere, il n’en est point qui méritent moins cet honneur, que la plupart de celles qui ont précédé nos chefs-d’œuvre. Je crois le contraire, & je vais tâcher d’entraîner le sentiment de quelques-uns de mes Lecteurs, en leur donnant l’extrait d’une piece espagnole très ancienne.

EL ZELOSO ESTREMEÑO, de Don Juan Perez de Montalva.

LE JALOUX DU PAYS DE L’ESTRAMADOURE, Par Jean Perès de Montalva.

Don Juan partage ses soins entre Dona Luisa & Dona Léonor ; il feint d’être amoureux de la premiere qui est très riche, parcequ’il veut arranger ses affaires en l’épousant ; il est réellement épris de l’autre dont il n’a vu que le portrait. {p. 255}Elle est continuellement renfermée dans la maison de Don Talgo, son tuteur, jaloux comme il n’en fut jamais. Don Juan imagine de parler à sa maîtresse à travers un tour que le jaloux a fait mettre à sa porte, comme on en voit dans nos Couvents. Il y réussit, il est écouté favorablement : il fait une seconde tentative ; mais au lieu de Léonor, c’est sa gouvernante Maria qui se trouve au tour, écoute les propos amoureux du galant, croit qu’ils s’adressent réellement à elle, & y répond avec la plus grande bonté.

Don Juan, encouragé par ses succès, veut introduire son valet chez le Jaloux sous l’habit d’une femme. Le valet déguisé & le maître rodent autour de la maison pour trouver un instant favorable à leur dessein. Le jaloux les surprend : grand embarras. Don Juan veut persuader qu’il est avec sa maîtresse, une demoiselle du quartier, qu’il ne peut pas lui nommer. Le Jaloux craint quelque surprise, & pour l’éviter, sa jalousie lui dicte d’enfermer la prétendue Demoiselle chez lui, se réservant par-là le moyen de pouvoir la questionner quand il se sera battu avec Don Juan.

Tandis que les deux rivaux sont sur le pré, le valet sert son maître auprès de Léonor, malgré Dona Maria, qui le croit là pour lui porter des nouvelles de Don Juan. D’un autre côté, Dona Luisa a découvert que Don Juan rend des soins à Léonor, elle en est jalouse, elle entre chez cette derniere pour lui faire des reproches.

Don Juan, qui respecte la vieillesse de son rival, & qui n’a voulu, en se battant, que donner le temps à son valet de parler à Léonor, se laisse désarmer, fait une fausse confidence au Jaloux, lui dit en secret, & comme malgré {p. 256}lui, que la dame enfermée dans sa maison est Dona Luisa. Le Jaloux est fâché d’avoir fait cet affront à une demoiselle respectable ; il l’appelle par son nom. Dona Luisa sort en effet. Le Vieillard lui demande mille pardons. Grande surprise de Don Juan. Le valet déguisé reste caché dans la maison. Son maître en est en peine, quand le Jaloux, à qui la gouvernante a fait confidence du prétendu penchant que Don Juan a pour elle, vient le trouver, très enchanté de n’avoir plus en lui un rival, lui dit de mettre bas toute feinte, que sa belle lui a tout avoué, qu’il approuve sa tendresse, & qu’il va l’introduire auprès d’elle pour qu’ils puissent se parler tête à tête. Il le conduit dans l’appartement des femmes. Graces à une lumiere qui s’éteint, la gouvernante fait la conversation avec le valet qu’elle prend pour le maître : le Jaloux fait sentinelle à leur porte, & croit être bien sûr de son fait, parcequ’il entend la voix d’un homme qu’il prend toujours pour Don Juan ; mais celui-ci profite de ce temps-là pour enlever sa maîtresse.

Le lecteur peut voir sans peine que tout ce qui se passe dans cette piece naît du caractere jaloux de Talgo, que lui seul se fait tout le mal, & que cette piece, malgré ses irrégularités, figure beaucoup mieux parmi les pieces à caractere, que plusieurs des nôtres, où le principal personnage ne produit aucune situation.

Il est non seulement vrai que les Anciens ont fait des pieces à caractere ; mais l’on pourroit encore soutenir que le théâtre d’Athenes, dès qu’il commença à briller, vit des comédies à caractere long-temps avant les pieces d’intrigue ; & voici ce qui me fait penser de la sorte. On {p. 257}sépare la comédie grecque en trois classes : Comédie ancienne, Comédie moyenne, Comédie moderne. Qu’entend-on par Comédie ancienne ? Celle où les Poëtes se permettoient de jouer les personnages les plus considérables de la République. Ils poussoient la licence jusqu’à les nommer : mais comme le nom d’un personnage quel qu’il soit n’a rien d’assez piquant pour fournir le comique nécessaire à une comédie, il est indubitable que les Auteurs après avoir nommé leurs héros, représentoient leurs vices, ce qu’ils ne pouvoient faire sans peindre leur caractere.

Dans la Comédie moyenne, les Auteurs n’ayant plus la permission de nommer leurs victimes, prirent des masques qui représentoient les traits de leurs visages. Ce que j’ai dit de la Comédie ancienne me servira pour la moyenne. Les traits d’un homme ne pouvant pas fournir au plaisant nécessaire pour toute une piece, il est probable que les Auteurs, en offrant au public la figure d’un personnage connu, ne manquoient pas d’étaler ses travers & ses défauts, ce qu’ils ne pouvoient faire encore sans tracer le portrait de son caractere.

Les Magistrats, indignés avec raison de l’extrême licence des Poëtes, leur ôterent non seulement la liberté de nommer ceux qu’ils vouloient jouer, & de spécifier leurs qualités ; ils défendirent encore aux acteurs de prendre des masques & des habits qui fissent reconnoître les personnages que le poëte avoit en vue. La comédie alors prit le titre de Comédie moderne. N’est-il pas à présumer que les Auteurs, gênés par les ordres rigoureux des Magistrats, & obligés d’abandonner les caracteres particuliers, se jetterent {p. 258}dans l’intrigue, & composerent les pieces imitées depuis par les Romains, & qui ne leur sont parvenues que parcequ’elles étoient plus modernes.

Soyons donc justes. Enorgueillissons-nous, si nous le voulons absolument, d’avoir poussé plus loin que les Anciens l’art dans les pieces à caractere ; mais ne nous flattons pas d’avoir créé ce genre, comme si nous ignorions que nous devons aux Espagnols le premier caractere qui ait paru sur notre scene. Soyons aussi modestes que l’Auteur du Menteur François, le grand Corneille ; il en convient de bonne foi.

CHAPITRE XXIII.
De ce que nous entendons par caractere. §

Avant d’entrer en matiere, je prie le Lecteur de voir avec moi ce qu’un Auteur qui a traité de l’Art de la Comédie, dit sur le mot caractere.

« Les anciens employoient un seul & même terme pour exprimer ce que nous entendons par mœurs & caracteres ; c’est de quoi on peut se convaincre en lisant les poétiques d’Aristote & d’Horace, & même les caracteres de Théophraste : en effet, bien que ce traité porte dans la langue originale le titre de caracteres, l’Auteur n’a point employé ce terme dans l’ouvrage même ; il se sert d’un mot qui semble mieux répondre à celui de mœurs en françois ».

« Ce n’est pas que les anciens aient confondu ces deux idées ; on ne sauroit se persuader au contraire qu’ils ne les aient pas distinguées : {p. 259}mais on peut du moins avancer, à la gloire des modernes, qu’ils ont mieux profité de cette distinction ; cependant c’est un des préceptes d’Aristote qui m’a fait sentir la raison qu’ils ont eue de l’établir ».

« Selon Aristote, les mœurs dans la tragédie, qui est une imitation des meilleurs, doivent être plus nobles & plus élevées que l’original ; & dans la comédie, qui est une imitation des plus méchants, les portraits doivent être plus chargés que les modeles, en sorte (dit ce grand maître) qu’elles nous donnent un exemple de la difformité qui fait rire. Or, n’est-ce pas là dire que dans la comédie il faut distinguer les mœurs ou caracteres, d’avec les mœurs ou passions générales, & que ces mœurs ou caracteres y doivent prédominer ? Et lorsqu’il ajoute qu’elles doivent être plus difformes que les originaux, ne nous fait-il pas entendre clairement qu’il faut charger les passions par des traits marqués, ainsi que les modernes l’ont pratiqué ? Voilà pourquoi il nous a fallu distinguer les passions d’avec les caracteres, par une dénomination particuliere ».

Riccoboni, Observations sur la Comédie, art. 3. du Caractere.

Je l’avoue, à ma honte peut-être, j’ai cherché pendant long-temps ce que signifioit la tirade que nous venons de citer ; à la fin je pense l’avoir deviné. L’Auteur a voulu dire, je crois, que nos modernes ont très bien fait de distinguer les mœurs, des caracteres & des passions, pour étudier les nuances qui les différencient, & les peindre avec plus ou moins de force sur nos théâtres.

Si les modernes méritent des louanges à raison des distinctions qu’ils ont faites, nous allons ne {p. 260}pas tarir sur leur éloge, puisqu’ils ont encore distingué des caracteres ou des mœurs, les vices du cœur, les vices de l’esprit, la coutume d’une nation, les travers, les foiblesses, les ridicules de l’homme. J’admire certainement beaucoup toutes ces subtilités, mais elles nous meneroient trop loin. Il nous restera d’ailleurs assez de distinctions à faire, ainsi nous appellerons tout uniment pieces à caractere, celles ou les mœurs, les passions, les coutumes, les vices, les ridicules, les travers, &c. &c. joueront le principal rôle. Un Auteur peut-il peindre les mœurs ou les coutumes d’une nation sans en peindre le caractere ? Celui qui aura tracé un portrait des travers, des ridicules, des foiblesses, des vices du cœur ou de l’esprit d’un homme, nous aura peint nécessairement le caractere de cet homme, du moins en partie. Quant aux coups de pinceau plus ou moins vigoureux qu’il faut employer en traçant des caracteres plus ou moins odieux, nous en parlerons quand il en sera temps.

CHAPITRE XXIV.
Du choix des Caracteres. §

Nous avons dit, en parlant du choix d’un sujet, qu’il y avoit encore des caracteres à traiter, mais qu’il étoit très difficile d’en trouver de bien propres à jouer un grand rôle sur notre théâtre. C’est ce que ne peuvent pas se figurer les personnes qui n’approfondissent rien. Trouvent-elles dans le monde quelque original subalterne qui les {p. 261}frappe en passant, voilà, disent-elles, un plaisant caractere, il figureroit bien sur la scene ! Elles partent de là pour assurer sur leur honneur que les Auteurs vivants sont des sots, des animaux qui ne savent rien voir. « Je n’ai pas l’avantage d’être Auteur continue, M. le Marquis un tel ; mais, parbleu, si quelqu’un de ces matins il me prend fantaisie d’écrire, je trouverai vingt caracteres pour un ». Voilà comme parlent les gens du bel air : mais ces personnes si clairvoyantes, entraînées continuellement par le tourbillon du monde, ont-elles examiné si les prétendus caracteres qui les frappent sont propres pour la scene ? D’ailleurs, comment auroient-elles pu faire cet examen ? connoissent-elles les qualités & les défauts qui peuvent rendre un caractere plus ou moins théâtral ? Elles voient une nuance, elles cherchent un titre ; & quand leur imagination a arrangé deux ou trois mauvaises scenes à peine propres à faire un proverbe39, elles pensent avoir enfanté un chef-d’œuvre.

Si les petites choses qui enthousiasment si fort nos élégants beaux esprits, suffisoient pour fournir les matériaux nécessaires à une piece, je conseillerois à nos Auteurs de prendre bien vîte un de ces Messieurs pour héros : mais comme leur caractere est accessoire & tient à mille autres, qu’il n’offre que des superficies de quelque côté qu’on le tourne, qu’il seroit minutieux sur la {p. 262}scene, qu’il n’intéresseroit qu’un très petit nombre de spectateurs, qu’il a été traité en détail dans plusieurs pieces différentes, je n’exhorterai personne à les prendre pour modele. Hélas ! ils sont condamnés à ne pouvoir être même de bons originaux.

Il est des caracteres de plusieurs especes, & qui sont plus ou moins propres à la scene selon leur qualité.

Caracteres généraux ou propres à tous les pays.

Caracteres nationaux ou propres à une seule nation.

Caracteres principaux ou qui ne doivent rien de leurs grands traits à un autre.

Caracteres accessoires ou qui dérivent d’un caractere principal.

Caracteres simples.

Caracteres composés.

Caracteres propres à tous les états.

Caracteres pris chez les hommes d’un seul état.

Caracteres des professions.

Caracteres éternels.

Caracteres du moment.

Caracteres propres aux personnes d’un certain rang seulement, &c. &c. &c.

Il est essentiel que nous analysions ces especes diverses ; que nous voyions combien il y a de différence de l’une à l’autre, & que nous sachions apprécier les richesses que chacune en particulier peut nous fournir, afin de ne pas décider en aveugles, si nous sommes assez heureux pour avoir un choix à faire.

{p. 263}

CHAPITRE XXV.
Des Caracteres généraux. §

Une ambition excessive est permise aux Poëtes ; ils ne restent que trop souvent au-dessous de leurs projets. Ils devroient donc tous ambitionner de traiter un caractere propre à toutes les nations. Le but de la comédie étant de plaire aux hommes & de les rendre meilleurs en leur présentant leurs défauts, il est bien plus flatteur de rendre ce double service non seulement à ses patriotes, mais encore aux étrangers. D’ailleurs la gloire d’un comique y gagne considérablement. Si l’ouvrage peint l’homme de toutes les nations, on le traduit dans toutes les langues ; il franchit ainsi les bornes du royaume & porte le nom de l’Auteur avec lui : s’il ne peint qu’un François, un Italien, un Espagnol, il sera seulement connu en France, en Italie, en Espagne, & le nom de l’Auteur ne s’étendra pas plus loin, à moins qu’il ne doive cet honneur à quelque autre piece.

La comédie des Femmes savantes est bien meilleure sans contredit que celle du Malade imaginaire ; cependant le dernier ouvrage est certain de plaire chez un plus grand nombre de nations que le premier, parcequ’il est par-tout des hommes à qui l’amour de la vie inspire la crainte de la perdre, & un desir trop violent de la conserver ; au lieu qu’il n’y a peut-être qu’en France des femmes qui méritent cette apostrophe de Chrisale.

{p. 264}

ACTE II. Scene VII.

Chrisale, à Bélise.

C’est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect m’importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, & pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie & sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude & sa philosophie.
Nos peres sur ce point étoient gens bien sensés,
Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connoître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien :
Leurs ménages étoient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil & des aiguilles,
Dont elles travailloient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à-présent sont bien loin de ces mœurs :
Elles veulent écrire & devenir auteurs :
Nulle science n’est pour elles trop profonde ;
Et céans, beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde,
{p. 265}
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir ;
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, saturne & mars, dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute ma maison ;
Et le raisonnement en bannit la raison.
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire :
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, & ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’étoit restée,
Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas.

Ajoutons qu’il n’y a qu’en France des hommes assez fous pour laisser faire de pareils écarts à leurs femmes, ou pour leur persuader à force de flatteries qu’elles sont savantes, parcequ’elles ont quelques notions aussi confuses que superficielles sur les sciences. Est-ce par complaisance qu’on leur permet d’avoir cette haute opinion d’elles-mêmes, ou ceux qui contribuent à la leur faire prendre seroient-ils assez ignorants pour leur donner ce titre de bonne foi ? Voilà une question à décider.

Il ne s’ensuit pas de ce que j’ai dit, qu’il vaille mieux avoir fait le Malade imaginaire que les Femmes savantes ; mais je soutiens que si l’Auteur s’étoit donné autant de soins pour la premiere de {p. 266}ces pieces que pour la derniere, elle lui auroit fait plus d’honneur, & qu’à mérite égal le choix du sujet lui auroit valu la préférence.

Il y a deux especes de caracteres nationaux, parcequ’il faut distinguer parmi les caracteres propres à toutes les nations, ceux qui sont si bien articulés, si bien prononcés, qu’il n’y a qu’une seule maniere pour les peindre à tous les yeux, & ceux qui demandent à être présentés avec des couleurs différentes selon les divers pays où l’on fait leur portrait. Je défie par exemple que, dans quelque pays que ce soit, l’on puisse peindre un Malade imaginaire & corriger ses pareils, si l’on ne le livre aux personnes qui, par ignorance ou par charlatanisme, l’entretiennent dans sa manie, & le rendent enfin victime de leur art. Mais un fat peint à Paris, ne ressemblera pas du tout à un fat de Londres ; cependant la fatuité, quoique plus rare chez certains peuples que parmi nous, est connue de toutes les nations policées.

Je rangerois le Tartufe dans cette derniere classe, si nos Ecrivains les plus illustres n’avoient pas dit que « cette piece étoit seulement propre à notre nation, & qu’elle ne sortiroit jamais du royaume ». Cependant si j’osois risquer mon avis après celui de personnes aussi respectables, je dirois que dans tous les pays, chez tous les peuples, les hommes ont un culte ; qu’on y voit des dévots & des indévots, des crédules à l’excès, & des incrédules ; que les derniers, cherchant à profiter de la crédulité des autres, se couvrent du manteau révéré. La fausse dévotion a donc partout le même fond de caractere : il n’y a que des nuances différentes qui puissent marquer les différents {p. 267}lieux où on la peint. Les Tartufes François poussent des soupirs dans une église ; ailleurs c’est dans une mosquée, devant une pagode, un oignon, un crocodile, une citrouille, &c. &c. Mais aucun ne perd de vue le manteau de l’affectation, sous lequel il peut convoiter plus surement le bien & la femme de son prochain. Le Roi de Portugal a fait traduire notre Tartufe, l’a fait représenter à Lisbonne, & la piece a eu le plus grand succès.

J’exhorte les Auteurs, lorsqu’ils ne trouveront pas des caracteres propres à toutes les nations par le fond & les nuances, à s’emparer bien vîte de ceux qui le sont par le fond seulement : on ne traduira pas leur ouvrage, mais on leur fera l’honneur de l’imiter ; c’est beaucoup.

CHAPITRE XXVI.
Des Caracteres nationaux. §

Si nous n’avons pas le bonheur de rencontrer un caractere commun à toutes les nations, prenons un caractere propre à une nation seule. Mais nous, François, n’allons pas nous amuser à peindre sur notre théâtre les mœurs ou le caractere d’une nation étrangere. Les Auteurs qui ont précédé Moliere, Thomas Corneille sur-tout, & Scarron, avoient la fureur de nous présenter sans cesse des Espagnols. Moliere lui-même, au commencement de sa carriere, a suivi le torrent, s’est laissé entraîner par l’usage, & nous a peint les mœurs les plus anciennes, en introduisant {p. 268}dans ses premieres pieces quelques personnages tels que ses Marchands d’Esclaves & ses Filles dans l’esclavage. Il s’est bien gardé de prendre les caracteres principaux de ses chefs-d’œuvre dans les siecles les plus reculés & loin de nous. Il eût en effet manqué son but, s’il ne nous eût jamais offert que des portraits dans lesquels il nous eût été impossible de nous reconnoître.

L’Abbé Dubos dit des choses excellentes qui peuvent très bien figurer dans ce Chapitre, & dont nous allons profiter sans lui en ravir la gloire.

. . . . . . . . . .

« La comédie veut, en nous faisant rire aux dépens des personnages ridicules, nous corriger des défauts qu’elle joue, afin que nous devenions meilleurs pour la société. La comédie ne sauroit donc rendre le ridicule de ses personnages trop sensible aux spectateurs. Les spectateurs, en démêlant sans peine le ridicule des personnages, auront encore assez de peine à y reconnoître le ridicule qui peut être en eux.

« Or, nous ne pouvons pas reconnoître aussi facilement la nature quand elle paroît revêtue de mœurs, de manieres, d’usages & d’habits étrangers, que lorsqu’elle est mise, pour ainsi dire, à notre façon. Les bienséances d’Espagne, par exemple, ne nous étant pas aussi connues que celles de France, nous ne sommes pas choqués du ridicule de celui qui les blesse, comme nous le serions si ce personnage blessoit les bienséances en usage dans notre patrie & dans notre temps. Nous ne serions pas aussi frappés que nous le sommes de tous les traits qui peignent {p. 269}l’Avare, si Harpagon exerçoit sa lésine sur la dépense d’une maison réglée suivant l’économie des maisons d’Italie.

« Nous reconnoissons toujours les hommes dans les héros des tragédies, soit que la scene soit à Rome ou à Lacédémone, parceque la tragédie nous dépeint les grands vices & les grandes vertus. Or, les hommes de tous les pays & de tous les siecles sont plus semblables les uns aux autres dans les grands vices & dans les grandes vertus, qu’ils ne le sont dans les coutumes, dans les usages ordinaires, en un mot, dans les vices & les vertus, que la comédie peut copier : ainsi les personnages de comédie doivent être taillés, pour ainsi dire, à la mode du pays pour lequel la comédie est faite.

« Plaute & Térence, dira-t-on, ont mis la scene de la plupart de leurs pieces dans un pays étranger par rapport aux Romains, pour qui ces comédies étoient composées : l’intrigue de leurs pieces suppose les loix & les mœurs grecques. Mais si cette raison fait une objection contre mon sentiment, elle ne suffit point pour prouver le sentiment opposé à celui que j’expose ; d’ailleurs, je répondrai à l’objection, que Plaute & Térence ont pu se tromper. Quand ils composerent leurs pieces, la comédie étoit à Rome un poëme d’un genre nouveau, & les Grecs avoient déja fait d’excellentes comédies. Plaute & Térence qui n’avoient rien dans la langue latine qui pût leur servir de guide, imiterent trop servilement les comédies de Ménandre & d’autres Poëtes Grecs, & ils jouerent des Grecs devant les Romains. Ceux qui transplantent quelque art que ce soit d’un pays {p. 270}étranger dans leur patrie, en suivent d’abord la pratique de trop près, & ils font la méprise d’imiter chez eux les mêmes originaux que cet art est en habitude d’imiter dans les lieux où ils l’ont appris : mais l’expérience apprend bientôt à changer l’objet de l’imitation ; aussi les Poëtes Romains ne furent pas long-temps à connoître que leurs comédies plairoient davantage s’ils en mettoient la scene dans Rome, & s’ils y jouoient le peuple même qui devoit en juger. Ces Poëtes le firent ; & la comédie, composée dans les mœurs romaines, se divisa même en plusieurs especes : on fit aussi des tragédies dans les mœurs romaines. Horace, le plus judicieux des Poëtes, sait beaucoup de gré à ceux de ses compatriotes qui, les premiers, introduisirent dans leurs comédies des personnages romains, & qui délivrerent ainsi la scene latine d’une espece de tyrannie que des personnages étrangers y venoient exercer ».

Tome I, Section XXI, page 157.
Nil intentatum nostri liquêre poetæ,
Nec minimum meruêre decus, vestigia græca
Ausi deserere, & celebrare domestica facta,
Vel qui prætextas, vel qui docuêre togatas.

Les Auteurs Comiques de toutes les nations ont un privilege dont il ne faut pas abuser ; c’est celui de tourner en ridicule dans la capitale, les habitants des provinces. Les Espagnols jouent sur le théâtre de Madrid, la jalousie des hommes nés dans le pays de l’Estramadoure : les Anglois se moquent à Londres un peu vivement des Irlandois : nous avons souvent mis sur notre scene la bêtise des Champenois, les exagérations {p. 271}des Gascons, l’humeur chicaneuse des Normands, &c. Mais remarquons que de pareils portraits ne peuvent figurer que dans de petites pieces telles que le Procureur arbitre40, ou la Coupe enchantée41. S’ils entrent dans une grande piece, c’est seulement pour remplir une scene épisodique comme celle de Toutabas, dans le Joueur ; du Marquis Gascon, dans les Ménechmes.

On pourra m’opposer la Réconciliation Normande, comédie en cinq actes de Dufresny. Je répondrai qu’une sœur & un frere qui se détestent, peuvent être non seulement de toutes les provinces, mais encore de toutes les nations ; que la haine du frere & de la sœur forme la base de la piece, & que l’envie qu’ils ont de se ruiner mutuellement par la voie de la chicane n’est qu’accessoire. Il est aisé de le prouver par l’extrait de la piece.

LA RÉCONCILIATION NORMANDE,
Comédie en cinq actes, de Dufresny.

Un Comte Normand déteste très cordialement la Marquise sa sœur. La Dame, en qualité de femme, pousse contre lui la haine au dernier point : aussi Nérine, sa suivante, lui dit-elle, pour lui faire sa cour :

Oui, oui, la haine seule est digne d’un grand cœur ;
Aussi bien que l’amour, la haine a sa douceur.
Un fiel bien ménagé coule de veine en veine,
Part du cœur, y retourne, ou fait filer la haine
{p. 272}
A longs traits, avec art, comme l’amour enfin,
Chez les femmes sur-tout, où le plaisir malin
Prend racine, s’étend : la terre en est si bonne !
Cette maligne haine, outre qu’elle y foisonne,
Y dure beaucoup plus que le goût d’un amant.
C’est en passant qu’on aime ; on hait plus constamment.
Le plaisir d’aimer fuit, passe avec la jeunesse,
Et celui de haïr croît avec la vieillesse.
D’ailleurs, d’avoir aimé femme sage a regret ;
Mais sans aucun remords la vertueuse hait.
Que de gêne en amour ! précaution, mystere :
Il est souvent trompeur ; la haine est plus sincere.
Tel vous aime, dit-il : n’en croyez rien ; il ment.
Vous dit-on qu’on vous hait, croyez-le aveuglément.
En aimant, le plaisir c’est d’être aimé de même.
Eh ! qui peut s’assurer d’être aimé quand il aime ?
Peu d’amours mutuels, encor moins de constants :
Mais qui hait est plus sûr d’être haï long-temps.

Tu me fais appétit de haïr, répond la Marquise. Elle & son frere ont un procès pour une terre qu’ils se disputent ; elle imagine, pour chagriner ce frere si bien haï, de marier Angélique, sa niece, à un fameux chicaneur, & de lui donner cette terre pour dot. Le Comte forme le même dessein. Pour mieux réussir, ils feignent de se réconcilier, & font une scene plaisante qui donne le titre à la piece, & dont nous allons voir une partie.

ACTE II. Scene VI.

LE COMTE, ANGÉLIQUE, LA MARQUISE.

Angélique.

Cette entrevue aura parfaite réussite.
Ah ! ma tante, à la paix mon oncle vous invite !
{p. 273}

La Marquise, bas.

Pour te faire plaisir, je le vois de bon cœur.

Angélique, courant à l’oncle.

Ma tante vient à vous.

Le Comte, bas.

Pour faire ton bonheur.
Je vais l’embrasser.

Angélique, à part.

Bon ! ils vont s’aimer, je pense.

Le Comte, à part.

Quel effort je me fais !

La Marquise, à part.

Ah ! quelle violence !
(Haut.)
Eh ! bon jour, mon cher frere !

Le Comte.

Embrassez-moi, ma sœur.

La Marquise.

C’est avec grand plaisir...

Le Comte.

Ah ! c’est de tout mon cœur...

La Marquise.

Qu’entre mon frere & moi ce jour-ci renouvelle,
Pour soixante ans au moins, l’amitié fraternelle.

Le Comte.

Que plus long-temps encor, secondant mes desirs,
Le Ciel comble ma sœur de biens & de plaisirs !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Ils conviennent entre eux de donner à leur niece la terre qui fait le sujet de leur dispute : ils ont été facilement d’accord sur ce point ; ils sont surpris d’avoir pu s’accorder si-tôt.

{p. 274}

Le Comte.

Nous voilà de tous points d’accord sur cette affaire.
Nous le serons toujours.

La Marquise.

Assurément, mon frere :
Car le choix du mari vous est indifférent.
. . . . . . . . .

Le Comte.

La chose étant ainsi,
Je vous épargnerai l’embarras, le souci
De chercher un mari pour elle.

La Marquise.

Non, mon frere :
Moi, qui reste à Paris, je ferai cette affaire.

Le Comte.

Je prendrai volontiers le soin de la pourvoir.

La Marquise.

Donnez-moi seulement par écrit un pouvoir.

Le Comte.

Non, donnez-le-moi, vous ; je fuis prudent & sage.
. . . . . . . . .

La Marquise.

Je reconnois mon frere : inquiet, soupçonneux....

Angélique.

Eh, ma tante !

Le Comte.

Ma sœur sera toujours maligne.

Angélique.

Eh, mon oncle !

La Marquise.

Ce trait de mon frere est indigne.
. . . . . . . . . .
Ah ! c’est une rupture à n’en pas revenir !
{p. 275}

Angélique.

Mais faut-il sur un rien...

Le Comte.

Oui, ventrebleu, j’en jure...

La Marquise.

Oui, j’en fais serment...

Angélique.

Mais, pourquoi cette rupture ?

La Marquise.

Ma niece aura celui qui plus vous déplaira.

Le Comte.

Je la donne à celui qui plus vous haïra.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

En se quittant, ils ne font que s’affermir dans des sentiments aussi louables. Falaise, l’envoyé du prétendu, les ménage tous les deux, & leur assure à chacun en particulier qu’ils ont fait un digne choix.

Qui ? mon maître,
Le pere des procès, n’en pourroit faire naître !
Quand j’ai, car moi c’est lui, le moindre échantillon,
Tenant le bout du fil du moindre procillon,
Un quartier de terrein dans toute une province,
Je m’accrois, je m’étends, j’anticipe, j’évince,
J’envahis, & le tout avec formalité.
Procédure est chez nous la regle d’équité.
Sur le terrein des sots j’arrondis l’héritage,
Par droit de bienséance & droit de voisinage.
En gagnant par justice, on a rarement tort :
Mais supposé qu’on l’eût, tout est sujet au sort.
Il est juste qu’on gagne une mauvaise cause,
Puisqu’à perdre la bonne en plaidant on s’expose.
{p. 276}
Car enfin, après tout, qui sait, en pareil cas,
Si la terre d’autrui ne m’appartiendra pas,
Par quelque nullité, vice de procédure ?
Peut-être, à mon profit, dans une affaire obscure,
Un Juge bien payé verra plus clair que moi.

On découvre que Falaise s’entend avec les deux parties adverses : elles se méfient de lui, & cherchent une autre batterie pour se nuire. En attendant, on persuade à la Marquise que sa niece est amoureuse du Chevalier que le Comte déteste. D’un autre côté, l’on apprend au Comte que Dorante, dont sa sœur est éprise, aime en secret sa niece, & qu’il en est aimé. Tous deux, pour se faire piece, conviennent de laisser à leur niece la liberté de se choisir un époux, & ils remettent entre les mains d’un tiers leurs donations. La sœur espere voir son frere furieux en apprenant le choix d’Angélique ; le frere attend avec la même impatience le même plaisir : il le goûte en effet. La seule consolation de la Marquise est de tourner en haine l’amour qu’elle ressentoit pour Dorante. Elle finit la piece par un vers bien digne d’elle :

Oui, je vais me livrer toute entiere à la haine.

En relisant cette comédie, je vois encore mieux que la haine du Comte & de la Marquise sert de base à la piece, & que la chicane, vice reproché aux Normands, n’est qu’accessoire. Le Comte & la Marquise ne se détestent point parcequ’ils plaident ; ils plaident parcequ’ils se détestent. Ils feignent de se raccommoder pour se donner de plus grandes preuves de leur haine : dès qu’ils croient avoir trouvé {p. 277}un moyen plus sûr que les procès, ils l’embrassent bien vîte. La piece ne prouve donc point qu’un caractere propre à une province puisse fournir assez de matiere pour une grande piece ; d’ailleurs, si nous admirons avec juste raison plusieurs scenes de la Réconciliation Normande, nous devons cependant nous garder de prendre pour modele la piece entiere.

Moliere, loin de bâtir l’intrigue d’une seule de ses pieces sur le vice ou le ridicule attribué à quelques-unes de nos provinces, n’a seulement pas daigné en faire des scenes détachées. M. de Pourceaugnac est Limousin, d’accord ; mais rien en lui ne caractérise sa province, que l’appétit avec lequel il mangeoit son pain42 lorsque Sbrigani le vit pour la premiere fois. Ce même Pourceaugnac est persécuté par une Languedocienne & une Picarde qui se disent ses femmes, & se disputent le plaisir de le faire pendre ; mais leur patois & leurs habits nous indiquent seulement leurs provinces43.

Les successeurs de Moliere ont cru s’enrichir en s’emparant d’un fonds négligé par ce grand Homme. Toute leur découverte n’a produit que quelques scenes de Gascon assez plaisantes, graces à la vivacité des reparties, & à la gaieté des habitants de la Garonne. On les a si bien tournées & retournées en cent façons différentes, {p. 278}qu’il ne nous reste rien de piquant à dire là-dessus.

Les Auteurs qui ont dit, Nous pouvons exposer dans notre capitale les divers caracteres de nos provinciaux, sont partis de là pour étendre leurs privileges, & mêler à nos originaux ceux d’une nation voisine. Ce sont des especes d’incursions permises, à la vérité, mais indépendamment du vice inséparable des pieces qui nous offrent des mœurs étrangeres, comme nous l’a prouvé dans ce même article M. l’Abbé Dubos :

« Il y a encore deux choses à craindre : la premiere que le poëte n’imite ces peintres qui peignent une belle femme d’idée, sur le rapport qu’on leur aura fait de sa beauté, ou après ne l’avoir vue qu’en passant. Le portrait, à coup sûr, n’est point ressemblant : tels sont ceux des Petits-Maîtres François qu’on voit sur les théâtres de Londres & d’Italie. L’air léger, leste, élégant des originaux y est remplacé par la maussaderie la plus outrée ».

La seconde faute qu’un Auteur court grand risque de faire, est de se laisser entraîner par un esprit de prévention, quelquefois par un esprit de haine, & de se permettre des injures lorsqu’il ne devroit point passer les bornes d’une raillerie très modérée.

Jusqu’ici les Anglois ne peuvent certainement pas nous faire ce reproche. Boissi, qui, dans son François à Londres, a mis les deux nations en opposition, donne la préférence à l’étrangere. Le Marquis François est, sur-tout, cruellement traité par Jacques Rosbif.

{p. 279}

Scene X.

LE MARQUIS, ROSBIF.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Marquis.

Monsieur, peut-on vous demander qui est-ce qui me procure de votre part l’honneur d’une attention si particuliere ?

Rosbif.

La curiosité.

Le Marquis.

Mais encore, ne puis-je savoir à quoi je vous suis bon ?

Rosbif.

A me dire au vrai si vous êtes le Marquis de Polinville.

Le Marquis.

Oui, c’est moi-même.

Rosbif.

Cela étant, je m’en vais m’asseoir pour vous voir plus à mon aise.

Le Marquis.

Vous êtes sans façon, Monsieur, à ce qu’il me paroît.

Rosbif, d’un ton phlegmatique.

Allons, courage ; donnez-vous des airs, ayez des façons, dites-nous de jolies choses. Je vous regarde, je vous écoute.

Le Marquis.

Comment, Jacques Rosbif, mon ami, vous raillez, je pense ; vous tirez sur moi ! . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rosbif se leve brusquement, après l’avoir écouté très long-temps.

Il vaut mieux se taire que de dire des fadaises, & se retirer que d’en écouter. Adieu. Je vous ai donné le temps {p. 280}de déployer toute votre impertinence, & j’ai voulu voir si vous étiez aussi ridicule qu’on me l’avoit dit. Il faut vous rendre justice, vous passez votre renommée. Vous avez tort de vous laisser voir pour rien : vous êtes un fort joli bouffon, & vous valez bien un schelling.

Boissi est très louable d’avoir fait les honneurs de son pays. Les Anglois ont jugé à propos de riposter à la piece de Boissi par une autre intitulée, l’Anglois à Paris, où ils ne nous traitent pas aussi poliment, bien s’en faut. Mais, là, de bonne foi, avons-nous sujet de nous en plaindre, tandis qu’ils se permettent de tourner en ridicule sur les planches, les choses & les personnes dont nous osons à peine parler dans nos foyers, tant elles sont respectables44 ?

M. Favart nous a vengés, en homme de génie, des injures qu’on nous dit sur le théâtre de Londres. Les plus honnêtes gens voudroient ressembler aux Anglois qu’il introduit dans son Anglois à Bourdeaux. Voici comment parle Sudmer en reconnoissant son bienfaiteur.

Scene XIV.

Le premier des devoirs est la reconnoissance.
Le sort en ce moment a rempli mon espoir.
. . . . . . . . .
{p. 281}
(En montrant son cœur.)
Voilà le livre où sont écrits tous les bienfaits.
Vous êtes mon ami, du moins je suis le vôtre :
C’est par vos procédés que vous m’avez lié.
 Je m’en souviens, vous l’avez oublié.
Nous faisons notre charge en cela l’un & l’autre.

Darmant.

Mais vous vous méprenez, Monsieur.

Sudmer.

Moi ? point du tout : moi, jamais me méprendre,
Quand la reconnoissance en moi se fait entendre,
  Et m’offre mon libérateur !
 Le sentiment me donne des lumieres.
  Pour reconnoître un bienfaiteur,
  Les yeux ne sont point nécessaires :
 Je suis toujours averti par mon cœur.

Scene XVII.

Sudmer.

Je suis dans un courroux extrême.
Comment ! quelqu’un a pris mon nom
Pour faire une bonne action,
Que j’aurois pu faire moi-même !
Morbleu, c’est une trahison
Dont je prétends avoir raison.

Après avoir admiré les couleurs favorables avec lesquelles M. Favart peint le cœur d’un Anglois, il est juste de voir la critique qu’il fait de la nation entiere.

Scene VIII.

La Marquise.

Oui, milord hypocondre,
Je pourrois censurer les usages de Londre,
{p. 282}
  Comme vous attaquez nos goûts :
Mais je ris simplement & de vous & de nous.
 Que les Anglois soient tristes, misanthropes,
  Toujours avec nous contrastés,
Cela ne me fait rien. Leurs sombres enveloppes
N’offusquent pas d’ailleurs leurs bonnes qualités.
Ils sont francs, généreux, braves : je les estime.

Le Milord.

Quoi ! vous estimez les Anglois ?

La Marquise.

Assurément. Ils ont une ame magnanime,
De l’honneur, des vertus, & je sais de leurs traits...

Ne nous laissons jamais séduire par le mauvais exemple que les Poëtes étrangers nous donnent. Imitons MM. Boissi & Favart ; donnons plutôt des louanges outrées à nos voisins, avant de relever avec trop d’aigreur leurs défauts. Le poëte, & le poëte comique sur-tout, doit-il être l’esclave né d’un préjugé national ? Les hommes de tous les pays, ne sont-ils pas pour lui des hommes ? Il ne doit voir dans tout l’Univers que deux peuples, les hommes bons & les hommes méchants ; donner les vertus des uns pour exemple, faire la guerre aux vices des autres, mais toujours sans égard à la distance des lieux & aux circonstances qui les séparent de lui. Les Auteurs comiques seroient bien surpris, si je leur disois que Sudmer leur a déja donné cette excellente leçon : ils n’ont qu’à prendre pour eux ce qu’il adresse à Milord.

 Esclave né d’un goût national,
 Vous êtes toujours partial.
N’admettez plus des maximes contraires ;
{p. 283}
 Et, comme moi, voyez d’un œil égal,
  Tous les hommes, qui sont vos freres.
J’ai détesté toujours un préjugé fatal.
Quoi ! parcequ’on habite un autre coin de terre,
Il faut se déchirer & se faire la guerre !
  Tendons tous au bien général.
 Crois-moi, Milord, j’ai parcouru le monde :
 Je ne connois sur la machine ronde
  Rien que deux peuples différents :
Savoir, les hommes bons & les hommes méchants.

CHAPITRE XXVII.
Du Caractere des Professions. §

Chaque profession a, comme chaque homme, son vice, son ridicule, son caractere enfin, plus ou moins prononcé. Un Auteur fameux a laissé entrevoir que les Comiques pourroient tirer un parti considérable des professions, s’ils les mettoient sur la scene. Il est fâcheux pour moi de me trouver très souvent en contradiction avec les Ecrivains les plus célebres de notre siecle : mais je crois, sans avoir la témérité de heurter de front le sentiment d’un homme célebre, je crois, dis-je, que notre scene ne doit pas faire un grand fonds sur ces prétendues richesses.

D’abord les professions n’ont plus de ridicules saillants comme autrefois. On ne distingue plus dans la société les différents états que par des cheveux plus ou moins longs, un habit plus ou moins brillant, une mine minaudiere, une contenance fiere, & quelques termes favoris ; {p. 284}mais toutes ces nuances ne peuvent fournir qu’en passant au comique d’une scene, tout au plus.

Il faut donc aller au vif, & peindre le vice des professions : mais si la Muse de l’Opéra Comique rougit quelquefois de n’avoir pas laissé sur les boulevarts & aux foires les trois quarts de ses héros, faut-il envoyer Thalie choisir les siens dans les plus viles boutiques ? non, sans doute. Voilà qui nous enleve tout d’un coup une bonne partie de nos sujets, & peut-être les plus comiques.

Si nous nous avisons de mettre sur le théâtre les professions recommandables, ou par la richesse, ou par la noblesse, ou par leur crédit, croit-on, de bonne foi, qu’on nous laissera le droit de dire des vérités frappantes, les seules qui doivent être admises au théâtre ? Non sans doute. La licence pourroit aller trop loin, & nous ne sommes point à Athenes.

Pouvons-nous peindre un homme qui fait un commerce de sa faveur, ou qui enrichit une Vestale des Chœurs de l’Opéra, en lui abandonnant son crédit ?

Nous ne pourrons peindre ce Ministre de Thémis n’accordant à une jeune beauté les secours qu’il lui doit qu’en la forçant de manquer à l’honneur ; & cet autre plongeant une famille honnête dans la misere la plus affreuse pour augmenter la fortune d’un client qui n’aura pas craint de le faire rougir en marchandant son suffrage.

Nous n’oserons pas mettre sur la scene ce Conseiller garde-note, prenant sur son compte l’argent qu’il feint de placer, le prêtant au plus fort intérêt, faisant enfin banqueroute : non, sans doute. Tel finit ses jours dans les fers de la Justice, {p. 285}& que la Muse comique seroit forcée de respecter.

Il est encore un autre inconvénient. S’il est vrai qu’on doive mettre les caracteres à la portée de tout le monde, comment veut-on que les travers, les ridicules, les vices d’une profession, connus seulement par ceux qui sont initiés dans les mysteres, puissent frapper le grand nombre ? la chose n’est pas possible, & la piece en souffre. Les Plaideurs de Racine ne réussirent pas d’abord. Pourquoi cela ? Parceque le public n’est pas instruit de la façon dont un Avocat doit parler ; parcequ’il faut avoir plaidé, ou avoir souvent fréquenté le Barreau pour sentir toute la finesse des critiques renfermées dans les plaidoyers de Petit Jean & de l’Intimé. Il en est des vices d’une profession comme de ses ridicules, ils sont très souvent inconnus à ceux même qui en sont les victimes.

Je vais plus loin. Supposons pour un moment qu’on nous livre les vices de toutes les professions : supposons que leurs travers, leurs ridicules ne soient pas trop bas pour la bonne comédie : supposons qu’ils soient à la portée de tout le monde : supposons que ceux de chaque profession puissent fournir le comique nécessaire pour une comédie : ce grand fonds, ce fonds immense, se bornera à une comédie par profession, encore faudra-t-il ne pas compter toutes celles qui ont déja été livrées aux coups de la Muse comique. « Pourquoi cela, me dira-t-on ? il n’y a qu’à traiter de nouveau le même sujet : les choses changent de face tous les cinquante ans ; & l’on peut les présenter sous un nouvel aspect ». Tout beau ! J’attendois là mon Lecteur : sa réplique nous menera loin ; elle mérite d’être approfondie.

{p. 286}

Toutes les choses changent de face, j’en conviens : mais le fond des choses varie-t-il ? non sans doute : & je demande s’il faut peindre sur le théâtre l’intérieur ou les superficies. L’intérieur, me dira-t-on. Fort bien ! Parcourons quelques-unes des comédies anciennes dans lesquelles on a joué des professions, & voyons si, à présent que les choses ont si bien changé, on pourroit remettre avec succès le même sujet sur la scene.

Je suppose qu’un Auteur ait envie de mettre sur le théâtre les Procureurs de nos jours. S’ils sont devenus honnêtes, humains, compatissants ; s’ils ne s’entendent plus avec des Greffiers, des Sergents, pour se procurer de fausses pieces ; s’ils ne donnent pas un carrosse brillant à leurs femmes aux dépens des parties, & avec le produit du tour de bâton, pourquoi les mettre sur la scene ? S’ils ont encore les vices qu’on a jadis reprochés à leur profession, pourquoi entreprendre de leur répéter ce que l’Auteur d’Arlequin Grapignant leur a si bien dit ?

ARLEQUIN GRAPIGNANT,

Scene de l’Étude.

ARLEQUIN en Procureur, nommé GRAPIGNANT, dans son Etude, dictant à ses Clercs.

Grapignant.

Et pour faire connoître la chicane de la demanderesse... de la demanderesse, produit lesdites quatre pieces sous la cote G ; lesquelles... lesquelles...

Un Clerc, répétant le dernier mot.

Cote G.

Grapignant.

Vous écrivez bien doucement.

{p. 287}

Le Clerc.

Nous n’écrivons pas doucement, Monsieur ; mais vous dictez si vîte, qu’on ne peut pas vous suivre.

Grapignant.

On ne peut pas me suivre ! Ho, ho, ne vous y trompez pas : je ne veux point de Clercs céans qui ne fassent quatre-vingts rôles de grosse par jour. On ne peut pas me suivre ! Voyons un peu comment vous vous y prenez. Comment, diable ! Je ne m’étonne pas si vous allez si doucement. Vous mettez quatre mots à une ligne ! Voilà le moyen de faire une bonne maison, ma foi ! Que cela ne vous arrive plus. Je ne veux pas qu’on mette plus de deux mots & une virgule à chaque ligne. Tuchou ! de ce train-là vous enverriez bientôt le Procureur à l’hôpital ! Quatre mots à une ligne ! c’est se moquer. A-t-on envoyé enlever les meubles de ce maître à danser ?

Un Clerc.

Non, Monsieur.

Grapignant.

Est-ce qu’il prétend payer son terme en gambades ?

L’Auteur voudra sans doute nous montrer les Procureurs se chargeant sans distinction de la cause des honnêtes gens & des frippons ; mais le fera-t-il avec plus de succès qu’Arlequin Grapignant ?

Scene IV.

(Un Voleur de grand chemin entre.)

Le Voleur.

Monsieur Grapignant est-il là ?

Un Clerc.

Oui, Monsieur, le voilà.

Le Voleur, à Grapignant.

Monsieur, je suis votre serviteur.

{p. 288}

Grapignant.

Monsieur, je suis le vôtre.

Le Voleur.

Comme vous êtes le plus honnête homme de tous les Procureurs, je viens vous prier de m’aider de votre bon conseil dans une petite affaire qui m’est arrivée.

Grapignant.

De quoi est-il question ?

Le Voleur.

Je marchois sur le grand chemin, quand un marchand, monté sur une mazette, m’a heurté fort rudement en passant. Je lui ai dit : A qui en a cet homme-là avec sa rosse ? Lui, prenant le parti de son cheval, met pied à terre, & dit que son cheval n’étoit pas une rosse. Nous nous gourmons ; &, comme il n’étoit pas le plus fort, je le terrasse. Il se leve, & prend la fuite. Il est vrai qu’en nous roulant à terre, il laissa tomber de sa poche vingt-cinq ou trente pistoles....

Grapignant.

Ho, ho !

Le Voleur.

Que je ramassai : & voyant qu’il avoit gagné au pied, je montai sur son cheval, & je m’en revins comme si de rien n’étoit. Présentement je viens d’apprendre que ce coquin-là, Monsieur, fait informer contre moi, comme contre un voleur de grand chemin. Voyez s’il y a la moindre apparence ! Je vous prie de me dire à-peu-près où peut bien aller cette affaire.

Grapignant.

Ma foi, si cette affaire-là étoit menée un peu chaudement, elle pourroit bien aller tout droit à la Greve. Mais il vous faut tirer de là. Quelqu’un a-t-il vu l’action ?

{p. 289}

Le Voleur.

Non, Monsieur.

Grapignant.

Tant mieux. Il faut commencer par faire mettre le cheval sous la clef : car si ce marchand venoit à le découvrir, n’ayant pas d’autres témoins, il ne manqueroit pas de le faire interroger sur faits & articles, & vous seriez un homme perdu.

Le Voleur.

Il n’y a rien à craindre, Monsieur : c’est une rosse qui ne peut pas desserrer les dents.

Grapignant.

Ne vous y fiez pas : nous voyons tous les jours des témoins muets faire bravement rouer leur homme.

Le Voleur.

Diable !

Grapignant.

Çà, çà, sans perdre plus de temps, il faut commencer par faire informer les premiers, & avoir des témoins, à quelque prix que ce soit.

Le Voleur.

Mais il n’y avoit personne sur le grand chemin dans ce temps-là.

Grapignant.

Allez, allez, nous y en ferons bien trouver... Je songe à deux Bas-Normands qui travaillent ordinairement pour moi ; mais ils ne se rembarqueront qu’à bonnes enseignes, car ils sortent d’une affaire où sans moi... vous m’entendez bien. (Il met la main à son col, faisant connoître qu’ils auroient été pendus.) Ainsi les témoins seront terriblement chers cette année. . . . . . . . . . . . . . . . . .

{p. 290}

Grapignant.

Allez, laissez-moi faire. Ce sera un grand hasard si, avec mes deux témoins, je n’envoie votre marchand aux galeres.

L’Auteur voudra, sans contredit, nous montrer son héros s’entendant avec les deux parties adverses, & rendant un procès éternel moyennant une pension ; mais il se trouvera encore prévenu dans la même piece.

Le Chapelier entre

Bon jour, Monsieur Grapignant. Mon affaire est-elle jugée ?

Grapignant, le regardant brusquement.

Non. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Votre affaire ne vaut pas le diable... ce qu’on appelle pas le diable, & je n’y veux pas travailler.

Le Chapelier.

Et que deviendra le chapeau de castor que j’ai donné au secrétaire de mon Rapporteur ?

Grapignant.

Un chapeau de castor ? vrai castor ?

Le Chapelier.

Des meilleurs qui se fassent. En voici le pareil que je rapporte chez moi.

Grapignant prend le chapeau, &, après l’avoir bien manié, dit :

A propos de votre affaire : n’est-ce pas un pâtissier avec qui vous avez eu du bruit dans la rue ?

Le Chapelier.

Oui, Monsieur. . . . . . . . . . . . . . . . . .

{p. 291}

Grapignant, mettant le castor sur sa tête.

Je me remets votre affaire. Votre affaire est bonne, & je la gagnerai.

Le Chapelier.

Que je vous aurai d’obligation !

Grapignant.

Présentement que je l’ai en tête, je vous assure que je la gagnerai. . . . . . . . .

Le Chapelier, voulant reprendre son castor de dessus la tête de Grapignant.

Monsieur, le chapeau ?

Grapignant, l’empêchant & le repoussant hors de son Etude.

Allez-vous-en, dis-je.

Le Chapelier.

Mais, le chapeau ?

Grapignant.

Demeurez en repos.

Le Chapelier.

Il est de commande, & il faut que je l’aille porter.

Grapignant.

Ne vous embarrassez point. Allez. Je m’en vais lui faire fermer sa boutique à perpétuité.

Le Chapelier.

Il est pour un homme qui...

Grapignant.

Je vous dis encore un coup que j’ai votre affaire en tête, & qu’elle n’en sortira point. . . . . . . . . . . . . . . . .

Un Patissierentre.

Grapignant, voyant un garçon qui porte quelque chose, lui dit :

Approche, mon ami, approche. (Au Pâtissier.) Çà, Monsieur, qu’y a-t-il ?

{p. 292}

Le Patissier.

On m’a dit, Monsieur, que vous étiez procureur contre moi dans une petite affaire qui m’est arrivée.

Grapignant.

Qui est votre partie ?

Le Patissier.

C’est un Chapelier.

Grapignant.

Tenez, il ne fait que de sortir d’ici. . . . . . . . . . . . . . .

Le Patissier.

Il se vante par-tout qu’il me fera faire amende honorable.

Grapignant.

Il fera bien pis, si je le laisse faire. Mais je ne veux pas qu’il pousse à bout un honnête homme comme vous.

Le Patissier.

Je viens vous prier de retenir un peu vos poursuites. (A son garçon, qui tient quelque chose de couvert.) Approche, Champagne. (A Grapignant.) C’est, Monsieur, un petit plat de mon métier que je vous apporte.

Grapignant, regardant le pâté.

C’est toujours quelque chose. Mais, mon ami, le Criminel va diablement vîte, & il y a déja bien du papier de brouillé. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Patissier, lui présentant sa bourse.

Tenez, Monsieur, prenez par où il vous plaira.

Grapignant.

Ah ! vous me comblez ! Et puisque vous agissez si honnêtement, je ne prendrai que vingt écus. Vous voyez que ce n’est pas le papier.

{p. 293}

Le Patissier.

Monsieur, je ne regarde point après vous. Je vous prie seulement de tirer mon affaire en longueur.

Grapignant.

Laissez-moi faire ; je vais vous mettre avec mes pensionnaires.

Le Patissier.

Qui sont-ils vos pensionnaires, Monsieur ?

Grapignant.

Ce sont d’honnêtes gens comme vous, qui me lient les mains, en me donnant tous les ans quelque chose pour les laisser en repos. Les uns cent pistoles, les autres quatre cents livres ; qui, cent écus, plus ou moins, selon les affaires. Voyez-vous ce gros sac-là ? c’est contre un homme de la premiere qualité, que je laisse jouir en paix de tout son bien à la barbe de ses créanciers. Ce seroit une terrible chose si nous faisions tout le mal que nous pouvons faire. Il faut être humain en certaines occasions, & ne pas pousser à bout des gens qui s’aident, & qui viennent au-devant de vous. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin le Poëte moderne ne remplira pas son objet à notre gré, si M. le Procureur ne fait pas une fripponnerie d’éclat qui le brouille avec la Justice. Arlequin Grapignant, mis au théâtre le 12 Mai 1682, nous fait voir tout cela, en dépit des personnes obstinées à nous soutenir que tout change de face dans moins de cinquante ans.

On me dira sans doute qu’il est deux façons de représenter sur le théâtre les vices d’une profession, & qu’un Auteur moderne pourroit introduire sur la scene un Procureur honnête qui fît la critique de ses confreres, en tenant une conduite tout-à-fait {p. 294}opposée à la leur. J’aurois à batailler en demandant si cette façon de présenter les vices changeroit leur nature, ou les rendroit plus comiques & plus moraux : mais j’aime mieux aller au fait dont il est question dans cet article, & prouver que l’Auteur qui suivroit cette route se trouveroit encore devancé par Poisson.

LE PROCUREUR ARBITRE,
Comédie en un acte, & envers, par Poisson.

Scene II.

ARISTE, LISETTE.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Ariste.

J’ai voulu voir si sous ce vêtement
Un homme ne pouvoit aller droit un moment ;
Si cette robe étoit d’essence corruptible,
Si l’honneur avec elle étoit incompatible.

Lisette.

Elle vient de l’aïeul du pere du défunt,
Insigne grapignant, ou frippon, c’est tout un.
Ensuite elle passa, la chose est bien sincere,
A son fils, qui devint plus frippon que son pere :
Et le dernier enfin qui s’en vit possesseur,
Fut encor plus frippon que son prédécesseur.
Que vous allez par elle acquérir de science !
Depuis que vous l’avez, dites, en conscience,
Ne vous a-t-elle pas déja bien inspiré ?

Ariste.

D’abord elle a voulu me tourner à son gré :
Et dans mes bras, Lisette, à peine je l’eus mise,
Que de l’ardeur du gain mon ame fut éprise :
{p. 295}
La chicane m’offrit tous ses détours affreux ;
Je me sentis atteint de desirs ruineux :
Mais ma vertu pour lors en moi fit un prodige.
Vous en aurez menti, maudite robe, dis-je :
Vous ne pourrez jamais me porter dans le cœur
Rien de votre poison, ni de votre noirceur.
Pour soleil d’équité je veux qu’on me renomme,
Et qu’on voie une fois sous vous un honnête homme.

Lisette.

Avec ces sentiments, comment va le profit ?

Ariste.

Je vis avec aisance, & cela me suffit.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Il est vrai quelquefois que le diable me tente,
Que l’ardeur de piller, m’agite, me tourmente.
. . . . . . . . .

Lisette.

Vous ne traînez donc pas des procès en longueur ?

Ariste.

Moi, traîner des procès ! Ils me sont en horreur.
Pour avoir du renom, n’est-il que ce remede ?
Tout au contraire, moi, j’empêche que l’on plaide.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Lisette.

Et vous pourrez toujours conserver constamment
Cette même droiture ?

Ariste.

Oui, très certainement.

Lisette.

Vous vous relâcherez, quoi que vous puissiez dire.
Au son de l’or, souvent on se laisse séduire.
{p. 296}

Ariste.

Non, non.

Lisette.

Quelqu’un viendra vous dire avec ardeur :
Voilà trois cents louis ; jugez en ma faveur.

Ariste.

Non : je suis là-dessus un homme impitoyable.

Lisette.

L’on vous fera parler par quelque objet aimable,
Dont les charmes naissants, les graces, les appas...

Ariste.

Dont les charmes naissants... Je ne me rendrai pas.
Je veux être au-dessus de l’humaine foiblesse.

Lisette.

Vous serez donc, Monsieur, unique en votre espece.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene X.

Ariste, seul, à qui l’on a confié un trésor pour en disposer à sa fantaisie.

L’emploi de ce trésor m’inquiete, m’agite.
Il faut y réfléchir, & cela le mérite.
En dispersant ce bien à tous les malheureux,
Par ma foi, ce sera peu de chose pour eux :
Ils n’auront pas chacun une obole, peut-être ;
Et c’est cent mille francs jettés par la fenêtre.
Cet argent répandu sur tant & tant de gens,
Loin de les enrichir, feroit mille indigents :
Et que toutes ces parts soient réduites en une,
D’un seul homme à l’instant elle fait la fortune,
Même sans se donner le moindre mouvement.
Cette réflexion me plaît infiniment,
{p. 297}
Et coule dans mes sens... Mais quelle erreur extrême !
Que dis-je ? malheureux ! Ne suis-je plus le même ?
Qui me fait tout-à-coup à ce point m’oublier ?
C’est la maudite robe. Elle fait son métier.
Ces inspirations ne me viennent que d’elle.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene XV.

ARISTE, LA BARONNE.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Ariste, à la Baronne.

Oh ! je n’y puis tenir, Madame : dussiez-vous
Vous armer contre moi de tout votre courroux,
Me battre, me tuer, il faut que je vous dise
Que je ne puis en rien aider votre entreprise.
Ce n’est point pour plaider qu’ici l’on doit venir.
J’arrête les procès, loin de les soutenir.
Je suis pour que l’on vive en bonne intelligence,
Et ne fais jamais rien contre la conscience.

La Baronne.

Quoi ! vous n’êtes donc pas Procureur ?

Ariste.

Non, vraiment.

La Baronne, avec fureur.

Il falloit donc le dire. . . . . . .
. . . . . . . . .

On me reprochera, je gage, d’avoir choisi entre tous les états ou toutes les professions, celui qui a le moins changé, & qui, grace à la cupidité qui lui a donné naissance & qui l’entretient, a dû moins varier qu’une infinité d’autres. Pour me {p. 298}justifier, faisons choix d’un état qui, de l’aveu de tout le monde, ait éprouvé les plus heureux changements.

L’état de Financier s’offre à mon imagination le premier, parceque j’entends journellement dire à tout le monde que nos Financiers sont totalement opposés à ceux du siecle passé. D’après cela, supposons que nous voulions mettre un homme de finance sur notre théâtre : si nous ne le présentons que par le bon côté, c’est-à-dire faisant, comme plusieurs de nos Financiers, tout le bien possible, protégeant réellement les talents, soulageant les misérables de leurs terres, nous ne peindrons que l’honnête homme riche ; nous aurons l’air de solliciter un emploi, ou un couvert à une bonne table, & nous ne ferons pas une comédie. Il est question de peindre les vices de la finance moderne pour corriger ceux d’entre ses membres qui les ont adoptés, ou les tourner en ridicule pour préserver les autres de la contagion. Avec cette intention louable nous ne donnerons pas à notre héros une grande perruque, un air bas ; nous ne le ferons pas commencer sa carriere par la conciergerie de la porte de Guibrai ; il n’aura pas été laquais comme M. Turcaret. Mais croirons nous de bonne foi que l’ingénieux le Sage ne nous ait pas fait des larcins considérables, lorsque son M. Turcaret se pique du fol orgueil d’avoir pour maîtresse une femme de condition qui le joue, le hait, le méprise, le pille, & le trompe pour un chevalier ; lorsqu’il envoie un billet au porteur, excellent, & de fort mauvais vers à sa maîtresse ; lorsqu’il veut faire jetter sa maison trente fois à bas pour la faire construire de façon qu’il n’y manque pas un Iota, & qu’il ne soit pas {p. 299}sifflé de ses confreres ; lorsqu’il prétend être connoisseur en musique parcequ’il est abonné à l’Opéra ; lorsqu’il admet à sa table un Poëte qui ne dit rien, mais qui mange & pense beaucoup ; lorsqu’il vend des emplois ; lorsqu’il en donne aux rivaux qui l’embarrassent ; lorsqu’à la priere de sa maîtresse il fait un commis de ce laquais naïf qui prie la dame de se servir toujours du même rouge, afin de plaire à son protecteur, & ne pas le mettre dans le cas d’être révoqué ; lorsqu’il refuse de payer à sa femme une modique pension & qu’il se ruine pour une fripponne à laquelle il donne pour dix mille francs de porcelaines, un carrosse, une maison de campagne, &c. lorsqu’il finit enfin, à force de dépenses folles, par déranger ses affaires ?

Qu’on dise tout ce qu’on voudra, je défie qu’on puisse faire un nouveau Financier sans rentrer dans la piece de le Sage. Le héros, au lieu d’être né laquais, sera, si l’on veut, très bon gentilhomme ; au lieu d’avoir été concierge, peut-être aura-t-il eu un régiment : mais voilà toute la différence qu’il y aura de lui à M. Turcaret, & il lui ressemblera par sa conduite, pour peu qu’il donne prise à la Muse comique. Ceux qui, comme je l’ai dit plus haut, sont des exemples de probité, de générosité, de modestie, de vraie grandeur, ne sont pas de son ressort.

L’illustre M. Diderot dit, dans ses réflexions sur la Poésie dramatique, page 11 : « Que quelqu’un se propose de mettre sur la scene la condition de Juge ; qu’il intrigue son sujet d’une maniere aussi intéressante qu’il le comporte & que je le conçois ; que l’homme y soit forcé par les fonctions de son état, ou de manquer à la dignité & à la sainteté de son ministere, & de {p. 300}se déshonorer aux yeux des autres & des siens, ou de s’immoler lui-même dans ses passions, ses goûts, sa fortune, sa naissance, sa femme, ses enfants ; & l’on prononcera après, si l’on veut, que le Drame honnête & sérieux est sans chaleur, sans couleur & sans force ». Je ne discuterai point s’il ne vaut pas mieux faire de l’honnête gai que de l’honnête sérieux : je le pourrois d’autant plus aisément, & sans crainte de passer pour un téméraire, que M. Diderot, juste, impartial comme tous les grands hommes, dit encore dans sa Poétique, page 31 :

« Que j’aie un plan à former : sans que je m’en apperçoive, je chercherai des situations qui quadreront à mon talent & à mon caractere. Ce plan sera-t-il meilleur ? Il me le paroîtra sans doute. Mais aux autres ? C’est une autre question ».

M. Diderot ne semble-t-il pas avouer par-là qu’un homme moins gai qu’un autre peut donner la préférence au genre sérieux, par la seule raison qu’il est sérieux lui-même, & qu’il n’a pas cette gaieté nécessaire dans l’imagination & l’esprit pour faire une comédie. J’ai déja dit ce que je pensois là-dessus en parlant du genre larmoyant. Ce n’est point de quoi il est question présentement. Je veux faire remarquer que M. Diderot ne nous dit point positivement de mettre un Juge sur la scene : c’est un exemple qu’il propose, & non un conseil qu’il donne ; il connoît trop bien tous les théâtres pour ignorer que toutes les situations brillantes dans lesquelles on pourroit mettre son héros, sont épuisées.

Le devoir de sa charge l’obligeroit-il à prononcer contre son sang ? Les Italiens jouent un canevas {p. 301}intitulé le Docteur Avocat des Pauvres, dans lequel le fils de Pantalon, après avoir tué à son corps défendant le fils du Docteur, est prêt à perdre la vie. Pantalon compte sur la probité du Docteur, lui remet sa cause : le Docteur la plaide & la gagne.

Le héros aura-t-il à balancer entre l’équité & l’amour ? L’Avocat Vénitien, de Goldoni, plaide contre celle qu’il doit épouser, lui fait perdre tout son bien, & lui donne la main.

Il y a grande différence, me dira-t-on peut-être, entre plaider & juger contre son intérêt : j’en conviens ; mais elle est toute à l’avantage de l’Avocat, puisqu’il peut se récuser plus facilement que le Juge que M. Diderot suppose obligé de prononcer, puisqu’il peut encore feindre de combattre vigoureusement, n’alléguer pourtant que des raisons foibles, & voir augmenter sa gloire sans rien perdre de ses intérêts. Veut-on absolument me voir citer un Juge ? Dans la Gouvernante de La Chaussée, un Président, trompé par son Secrétaire, fait perdre injustement un procès considérable à une famille qu’il plonge par-là dans la derniere misere. Au bout de quelques années il s’apperçoit de sa faute, & des malheurs qui en ont été la suite ; tout son bien suffit à peine pour remplacer celui qu’il a fait perdre aux victimes de sa crédulité : il voudroit cependant le leur abandonner ; mais il a un fils qui n’est pas son complice & qu’il va ruiner en faisant son devoir ; il le consulte, & tous deux s’exécutent. Tout cela prouve qu’en remettant les états, les professions sur la scene, on risque de se trouver volé par ses prédécesseurs, & de ne pouvoir pas faire même un bon Drame.

{p. 302}

Il en est des caracteres du cœur humain, comme du caractere des états ou des professions ; ils n’ont pas varié davantage : nous tâcherons de le prouver dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XXVIII.
Les Caracteres des hommes n’ont pas plus changé que ceux des professions. §

Un de nos plus célebres Ecrivains45 a dit : les mœurs ont changé depuis Moliere, mais le nouveau Peintre n’a point encore paru. Les jeunes gens partent de là pour se persuader que tous les caracteres peuvent se remettre avec succès sur notre théâtre. Leur imagination, prompte à s’échauffer, ne voit pas qu’un Auteur dans un de ces moments d’enthousiasme qui lui dicte une belle phrase, une phrase sonore, jette sur le papier, sans scrupule & sans réflexion, une pensée qu’il ne risqueroit point ou qu’il détailleroit s’il traitoit à fond de l’art dont il ne parle qu’en passant.

Nous avons, grace au Ciel & à Moliere, peu de femmes savantes : mais hélas ! il en est encore. Je suppose qu’un Comique entreprenne de les peindre sous prétexte que les mœurs ont changé depuis Moliere. Quelle différence mettra-t-il entre son héroïne & Philaminte, Armande & Belise46 ? Elle recevra de beaux esprits à sa toilette, dans un sallon élégant, & sur-tout dans sa salle à manger, {p. 303}au lieu de les recevoir dans un cabinet rempli d’instruments de mathématique. Elle ne dira pas comme Armande,

Nous serons par nos loix les juges des ouvrages :
Par nos loix prose & vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous & nos amis.
Nous chercherons par-tout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire47.

mais elle le pensera : elle aura, comme les femmes savantes, un bureau de bel esprit chez elle, où l’on jugera en dernier ressort tous les ouvrages nouveaux ; où elle ne manquera pas de critiquer la piece d’un Auteur, par la seule raison qu’il ne va pas chez elle, & qu’il dédaigne son faux savoir, autant que sa maison de campagne, & son cuisinier ; où elle ne manquera pas de faire élever aux nues les productions d’un moderne Trissotin, par la seule raison encore qu’il lui présente de petits vers dans lesquels il la nomme, avec autant d’effronterie que de bassesse, une dixieme Muse.

La nouvelle Philaminte n’avouera pas qu’elle chasse un domestique parce

Qu’il a, d’une insolence à nulle autre pareille,
Après trente leçons, insulté son oreille
Par l’impropriété d’un mot sauvage & bas
Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas48 ;
. . . . . . . . .
{p. 304}
 Qu’il a toujours, malgré ses remontrances,
Heurté le fondement de toutes les Sciences,
La Grammaire, qui sait régenter jusqu’aux Rois,
Et les fait, la main haute, obéir à ses loix49.

Mais elle gardera de préférence à un laquais actif, vigilant, fidele, un mauvais sujet qu’elle aura trouvé quelquefois dans son antichambre avec une brochure, sur-tout si elle est de sa composition, ou de celle de ce précepteur mielleux à qui elle permet de négliger l’éducation de son fils, pourvu qu’il sache faire une ariette, & qu’il concoure dans les académies de province, dût-il être mis constamment sous le tapis.

{p. 305}

Elle ne mariera pas Henriette avec Trissotin,

Parcequ’il a l’honneur de rimer à latin.

Elle ne dira pas à son mari d’un ton despotique :

Ce Monsieur Trissotin, dont on nous fait un crime,
Et qui n’a pas l’honneur d’être dans votre estime,
Est celui que je prends pour l’époux qu’il lui faut ;
Et je sais mieux que vous juger de ce qu’il vaut.
La contestation est ici superflue,
Et de tout point chez moi l’affaire est résolue50.

Mais elle aura des vapeurs si son époux ne donne pas sa fille ou sa niece à un prétendu philosophe, qui sera parvenu à glisser un chétif article dans l’Encyclopédie51, & l’on fera enfin une femme savante déguisée sous le vernis d’une petite-maîtresse : cependant tout le monde sera frappé de sa ressemblance avec les héroïnes de Moliere.

Ne nous bornons pas à un seul exemple, & voyons si l’on pourroit mettre sur le théâtre, avec plus de succès, un autre caractere déja traité : il est encore des Tartufes, heureusement pour les Béates qu’ils font vivre dans l’aisance, & malheureusement pour les honnêtes gens dont ils pressurent les bourses sous prétexte de faire des œuvres pies. Un Auteur moderne ne fera point pousser des soupirs, de grands élancements à son héros : il ne lui fera pas baiser humblement la terre à tous moments : il ne lui fera pas dire à sa maîtresse {p. 306}qu’il a pour elle une dévotion à nulle autre pareille ; mais il manquera son coup s’il ne le peint pas convoitant la femme, la fille52, & le bien de son bienfaiteur. S’il suit cette route, la seule qu’il ait à prendre, je ne sais pas à quel propos il nous donneroit une copie du Tartufe : l’original nous suffit, il est si beau !

Il est singulier qu’un des caracteres le mieux traité, le plus approfondi par Moliere, soit précisément {p. 307}celui que nos Auteurs modernes sont plus tentés de refaire. J’ai connu trois personnes qui refaisoient l’Avare53. J’ai même entendu soutenir par un grand nombre de beaux esprits, « que ce caractere pourroit se remettre avec éclat sur la scene, parceque nos avares sont tout-à-fait différents de ceux du siecle passé ». Oui, rien n’est plus certain, leur ai-je répondu quelquefois en plaisantant ; il est vrai qu’ils laissent manquer leurs femmes & leurs enfants du nécessaire ; qu’ils prêtent à usure ; qu’ils sacrifient devoir, tendresse, honneur à l’argent, comme Harpagon : mais en revanche ils ne portent pas une calotte ; ils n’ont ni fraise, ni aiguillettes, ni petite moustache, & la différence est grande : oh ! très grande ! elle est visible ; elle frappe.

La raillerie échauffoit mes adversaires ; ils ramassoient leurs forces & pensoient me laisser sans réplique, en me disant « que si nos avares ressembloient intérieurement à Harpagon, ils lui étoient tout-à-fait opposés par l’extérieur, puisqu’ils cachoient leur avarice sous un faux air de magnificence, qui, contrastant toujours avec leur passion, pouvoit les rendre très plaisants, sur-tout si un Auteur avoit l’adresse de les mettre dans une situation où ils fussent contraints à faire beaucoup de dépense pour ne pas démentir leur masque ».

J’avoue que ce raisonnement prononcé avec vivacité, appuyé sur-tout d’un air leste & décidé, est éblouissant, & qu’il peut jetter de la poudre {p. 308}aux yeux ; peut-être a-t-il déja séduit quelqu’un de mes lecteurs : mais il ne lui faudra pas beaucoup de réflexion pour sentir que lorsqu’un peintre se borne à changer seulement le vernis d’un tableau, il ne fait pas un ouvrage bien estimable. D’ailleurs Harpagon, forcé de donner un repas, Harpagon contraint à laisser un diamant de prix dans les mains de sa maîtresse, ne se trouve-t-il pas, sur-tout dans la derniere scene, dans la situation où l’on desireroit l’Avare moderne ? Je prends à témoin quiconque sait lire, tant la chose est frappante.

L’AVARE.

ACTE III. Scene XII.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cléante.

Avez-vous vu, Madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon pere a au doigt ?

Marianne.

Il est vrai qu’il brille beaucoup.

Cléante, ôtant le diamant du doigt de son pere & le donnant à Marianne.

Il faut que vous le voyiez de près.

Marianne.

Il est fort beau sans doute, & jette quantité de feux.

Cléante, se mettant au-devant de Marianne, qui veut rendre le diamant.

Non, Madame, il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon pere vous fait.

Harpagon.

Moi !

{p. 309}

Cléante.

N’est-il pas vrai, mon pere, que vous voulez que Madame le garde pour l’amour de vous ?

Harpagon, bas à son fils.

Comment !

Cléante, à Marianne.

Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.

Marianne.

Je ne veux point...

Cléante, à Marianne.

Vous moquez-vous ? Il n’a garde de le reprendre.

Harpagon, à part.

J’enrage !

Marianne.

Ce seroit...

Cléante, empêchant toujours Marianne de rendre le diamant.

Non, vous dis-je ; c’est l’offenser.

Marianne.

De grace...

Cléante.

Point du tout.

Harpagon, à part.

Peste soit...

Cléante.

Le voilà qui se désespere de votre refus.

Harpagon, bas à son fils.

Ah, traître !

Cléante, à Marianne.

Vous voyez qu’il se désespere.

Harpagon, bas à son fils, en le menaçant.

Pendard !

{p. 310}

Cléante.

Vous êtes cause, Madame, que mon pere me querelle.

Harpagon, bas à son fils, avec les mêmes gestes.

Le coquin !

Cléante, à Marianne.

Vous le ferez tomber malade. De grace, Madame, ne résistez pas davantage.

Frosine, à Marianne.

Mon Dieu, que de façons ! Gardez la bague, puisque Monsieur le veut.

Marianne, à Harpagon.

Pour ne vous point mettre en colere, je la garde donc, &c. . . . . . . . . . . .

Je le répete, croit-on qu’Harpagon, contraint par son fils à laisser un diamant dans les mains de sa maîtresse, ne présente pas la situation où l’on desireroit l’Avare moderne ? Croit-on qu’en lui donnant l’adresse de bien feindre dans ces moments fâcheux pour lui, il en sera plus comique ? Pense-t-on qu’en le mettant pendant toute la piece dans la nécessité de se composer, ses situations ne deviendront pas monotones ? On se trompe : le masque ne servira qu’à dérober aux yeux des spectateurs la force de la passion qui le domine, à diminuer son expression, à lui donner une uniformité ennuyeuse. Tel est notre siecle, il s’attache à l’écorce, il ne voit que l’écorce, il n’aime que l’écorce, il y attache la plus grande importance ; il s’ensuit de là malheureusement qu’il n’offre aussi que des superficies à qui veut le peindre.

Etudions les nuances qui distinguent notre siecle du précédent : il le faut absolument ; mais que ce soit seulement pour peindre avec des couleurs {p. 311}propres au temps, les caracteres échappés à nos prédécesseurs, ou ceux qu’ils ont manqués, jamais pour revêtir leurs chefs-d’œuvre. Un peintre qui retoucheroit une Sabine peinte par un grand maître, & qui, sous prétexte de lui donner un air de nouveauté, lui mettroit un caraco, du rouge, & des mouches, ne seroit pas plus ridicule.

Comment a fait Moliere, me dira-t-on, quand de l’Avare de Plaute & de plusieurs autres ébauchés dans dix pieces différentes, il a composé le sien ? Oh ! oh ! comment a-t-il fait ? il a pris une route tout-à fait opposée à la vôtre. Vous voudriez déguiser des masses sous des nuances : il a pris des nuances chez le Poëte Latin, chez les Italiens, chez ses contemporains ; il les a fondues ; il en a fait des masses, & voilà pourquoi ses portraits sont frappants.

Au reste, je ne prétends pas exclure de la scene cette espece de caractere mitigé, s’il m’est permis d’employer cette expression, dont nous venons de parler ; il peut très bien figurer dans de petites pieces, dans des scenes épisodiques, ou chez des personnages subalternes, pour faire opposition avec des caracteres principaux qui sont très rares, quoi qu’on en dise, du moins ceux qui peuvent figurer dans une piece à grande prétention.

{p. 312}

CHAPITRE XXIX.
Des Caracteres propres aux personnes d’un certain rang seulement. §

J’ai dit ailleurs que nombre d’Auteurs, entraînés par la vanité de prouver ou de faire croire qu’ils vivent dans le grand monde, craindroient de passer pour des roturiers s’ils ne puisoient leurs sujets & leurs caracteres chez nos demi-Dieux. Quelquefois même pénetrent-ils jusqu’au fond de l’Olympe : témoin le Favori de Madame de Villedieu, & l’Ambitieux de Destouches. Comment veulent-ils, ces Auteurs si enorgueillis de la qualité de leurs personnages, comment veulent-ils qu’un marchand, un procureur, un notaire, une petite-maîtresse subalterne, puissent s’intéresser à une intrigue de Cour, qu’ils s’amusent du caractere d’un courtisan placé si loin du leur, dont ils n’ont aucune connoissance ? On raconte qu’un savetier chantoit un jour ce refrain qu’il répétoit sans cesse, Un jour le Roi dit à la Reine, un jour la Reine dit au Roi, & que sa femme impatientée lui demanda avec humeur : Eh bien, enfin, que dit ce Roi à cette Reine, & cette Reine à ce Roi ? Alors le savetier indigné imposa silence à sa femme en lui donnant quelques coups de tire-pied, & en lui disant gravement, Impertinente, c’est bien à vous à vous mêler des affaires de la Cour ! Un bourgeois sensé qui vient à la comédie pour se délasser en y riant du ridicule de ses semblables, & à qui l’on donne une piece qui roule sur {p. 313}les intrigues des grands, ne seroit-il pas tenté de répéter à l’Auteur ce que le savetier disoit à sa femme ?

« Destouches, me dira-t-on, connoissoit la Cour ; il avoit été chargé des affaires du Roi, chez des Princes étrangers ». Je le sais bien ; mais il auroit dû garder la science & l’air de dignité qu’il avoit puisés dans ses négociations pour ses opérations politiques seulement, & se montrer moins digne, moins froid, moins guindé, dans ses pieces ; il n’auroit tenu qu’à lui : il suffit de voir son triple Mariage pour s’en convaincre. Cependant la fureur que nous lui reprochons de titrer tous ses personnages, est plus excusable chez lui que chez mille Auteurs qui connoissent les grands par leur nom seulement, & pensent avoir assez vu la Cour quand ils ont assisté au grand couvert.

Je me garde bien de penser qu’il faille avilir notre scene par la peinture des mœurs de la vile canaille ; mettre sur notre théâtre, comme sur celui d’Italie, tous les caracteres sur le compte d’un personnage bas, & nous amuser ou croire nous amuser, pendant cinq actes, avec les fripponneries de deux coquins, comme dans une de leurs pieces intitulée les grands Voleurs. Ces farces dont le sujet éternel est le train de vie des gens de mauvaises mœurs, sont autant contre les regles que contre les bienséances. Il n’est qu’un certain nombre de personnes qui aient assez fréquenté les originaux dont on expose les copies, pour juger si les caracteres & les événements sont traités dans la vraisemblance. On se lasse de la mauvaise compagnie sur le théâtre comme dans le monde, {p. 314}& l’on dit des Auteurs qui font de pareilles pieces, ce que Despréaux dit du satyrique Regnier.

Heureux ! si ses discours, craints du chaste lecteur,
Ne se sentoient des lieux où fréquentoit l’Auteur54.

Il y a entre la crapule de la canaille & les nobles travers des grands, des ridicules roturiers dignes de l’œil du philosophe, & qui méritent d’occuper le premier rang dans une piece. Il en est même de fort dangereux, & un comique rend de très grands services à un Etat s’il parvient à l’en purger.

Il est, par exemple, dans tous les pays, des gens de rien, de petits artisans, qui n’ont pas reçu la moindre éducation, qui n’ont pas la moindre notion des choses les plus ordinaires, & qui se mêlent cependant de faire les politiques ; qui négligent totalement leurs affaires domestiques pour songer à celles de tous les Princes du monde : des sots qui n’approuvent jamais ce que font les ministres, & qui puisent dans leur ignorance la vanité de croire que les affaires prendroient entre leurs mains une meilleure tournure. Les clabauderies perpétuelles de ces politiques subalternes, leurs impertinentes réflexions, peuvent s’accréditer peu-à-peu dans l’esprit du peuple, & devenir dangereuses. Qu’on propose un pareil ridicule à nos {p. 315}comiques de la bonne compagnie, ils croiroient déroger en le traitant. Louis Halberg, Auteur de plusieurs Pieces Danoises, ne l’a pas trouvé indigne de ses soins ; il en a fait une piece très plaisante, très morale, très philosophique, dans laquelle il verse non seulement des flots de ridicule sur les originaux qu’il attaque ; il y prouve encore aux gens en place, que, loin de s’affecter sérieusement des propos de leurs imbécilles censeurs & d’avoir recours à des châtiments qui peuvent faire crier à la tyrannie, il doivent rire de leur extravagance & les livrer à tout le ridicule qu’ils méritent ; c’est le châtiment des sots. Le Lecteur sera surement bien aise de connoître la piece Danoise55.

{p. 316}

LE POTIER D’ÉTAIN POLITIQUE,
OU
L’HOMME D’ÉTAT IMAGINAIRE.

Principaux Personnages.

Me. Herman de Breme, Potier d’étain.

Madelaine, sa femme.

Angélique, leur fille.

Me. Antoine, amant d’Angélique.

Crispin, valet de Me. Herman.

Annette, servante de Me. Herman.

Le College Politique.

Abraham, Echevin de la ville.

Sanderus, autre Echevin.

La Scene est à Hambourg.

ACTE I. Scene I.

Maître Antoine est amoureux d’Angélique, fille du potier ; il va la lui demander en mariage ; il rencontre Crispin, valet de Maître Herman, qui est le potier : ils ont la scene suivante.

Scene II.

CRISPIN, ANTOINE.

Crispin, mordant dans une beurrée.

Serviteur, Maître Antoine. A qui en voulez-vous ?

Antoine.

Je souhaiterois parler à Maître Herman, s’il étoit seul.

Crispin.

Il est bien seul ; mais il est occupé à la lecture.

Antoine.

Il est donc plus dévot que moi.

{p. 317}

Crispin.

S’il venoit une ordonnance qui fît de l’Hercule56 un livre évangélique, je crois que mon maître pourroit devenir un grand prédicateur.

Antoine.

Son travail lui laisse-t-il assez de loisir pour lire de pareils livres ?

Crispin.

Oh ! il faut savoir que mon maître a deux professions. Il est en même temps potier d’étain & politique.

Antoine.

Ces deux professions ne s’accordent pourtant guere.

Crispin.

L’expérience ne nous l’a que trop appris ; car lorsqu’il fait tant que de travailler, ce qui lui arrive assez rarement, son ouvrage sent si fort la politique, que nous sommes obligés de le refondre. Cependant si vous voulez lui parler, vous n’avez qu’à passer dans la chambre commune.

Antoine.

Il faut que tu saches, Crispin, que je dois l’entretenir d’une affaire de conséquence. J’ai envie de lui demander sa fille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y va effectivement. Maître Herman & lui reviennent sur la scene.

Scene IV.

Me. HERMAN DE BREME, ANTOINE.

Herman.

Je vous ai beaucoup d’obligation, Monsieur Antoine. {p. 318}Votre proposition me fait honneur. Vous êtes un joli & honnête garçon. Je crois que ma fille ne seroit pas mal avec vous. Mais je desirerois fort avoir pour gendre un homme qui auroit fait son cours de Politique.

Antoine.

Eh ! Maître Herman de Breme, peut-on entretenir une femme & des enfants avec cela ?

Herman.

Pourquoi non ? Vous imaginez-vous que j’aie envie de mourir potier d’étain ? Vous le verrez avant qu’il soit six mois. Je me flatte qu’après que j’aurai parcouru le Héraut de l’Europe57, on me forcera d’accepter une place dans la Magistrature. Pour le Politique après le repas58, je le sais déja sur le bout du doigt : je vous le prêterai. . . . . . . . . . . . . . .

Antoine.

Fort bien, Monsieur : mais si je me donne à la lecture, je négligerai mon ouvrage.... d’ailleurs je suis trop grand pour retourner à l’école.

Herman.

Vous n’êtes donc pas fait pour être mon gendre.

Maître Herman sort ; Antoine raconte son malheur à Madelaine, femme du potier : ils pestent ensemble contre la politique. La bonne femme est occupée à calmer les pratiques que son mari néglige pour ses affaires politiques.

Scene V.

Madelaine demande à Crispin où est son maître. {p. 319}Crispin lui demande le secret à son tour, & lui dit que son mari est sorti pour assembler le College politique, qui doit se tenir chez lui, & qui est composé de douze personnes.

Madelaine.

Connois-tu quelqu’un d’entre eux ?

Crispin.

Oh que oui : je les connois tous. Attendez : mon maître & le cabaretier sont deux ; François, le perruquier.... Christophe, le peintre... Gilbert, le tapissier... Cristian, le teinturier... Girard, le pelletier... Jérôme, le brasseur... Léandre, le visiteur de la Douane... Nicolas, le maître d’écriture... David, le maître d’école... Richard, le faiseur de vergettes... Ils détrônent les Empereurs, les Rois, les Electeurs : ils en mettent ensuite d’autres à leur place... Ne me décelez pas. Qui diantre voudroit avoir affaire avec des gens qui dépossedent les Rois, les Princes & même les Bourg-mestres ? . . . . . .

Madelaine.

Mon mari t’a-t-il apperçu ? . . . . . .

Crispin.

Dès qu’un homme devient membre de quelque College, il lui tombe une taie sur les yeux, de sorte qu’il ne reconnoît plus même ses meilleurs amis. . . . .

ACTE II. Scene I.

Le College politique s’assemble : après mille projets extravagants & autant de déclamations contre ceux qui gouvernent, l’un des membres voudroit faire assiéger Paris par mer. Un autre soutient que Paris ne fut jamais une ville maritime. On fait apporter une carte.

{p. 320}

Herman.

Voici où est l’Allemagne.

Léandre.

Cela est juste. Je le puis connoître par le Danube qui court là. (En appuyant sur la table, il renverse une cruche à biere59.)

Le Cabaretier.

Ce Danube coule un peu trop fort.

Scene II.

Madelaine vient troubler le College, dire des injures aux membres, & sur-tout à son mari ; mais il a lu dans un livre de politique qu’on doit compter jusqu’à vingt lorsqu’on se sent en colere ; & il fait offrir un verre de biere à sa femme.

Madelaine.

Ah ! méchant que tu es ! penses-tu que je sois venue ici pour boire ?

Herman.

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13. Ma colere est présentement passée. Ecoute, ma petite femme, tu ne dois pas parler si rudement à ton mari ; cela a l’air trop commun.

Madelaine.

Est-ce donc du grand air de mendier son pain ? Chaque femme n’a-t-elle pas sujet de crier lorsqu’elle a un mari qui perd son temps, qui néglige sa maison, & qui laisse souffrir sa femme & ses enfants ?

Herman.

Crispin, donne à ma femme un verre de brandevin, car elle est altérée de s’être mise en colere.

{p. 321}

Madelaine.

Crispin, donne à mon mari, à ce méchant homme, une paire de soufflets.

Crispin.

Cela vous regarde, Madame : je vous remercie de la commission.

Madelaine.

Je le ferai donc moi-même.

Elle les donne en effet : son mari compte gravement jusqu’à vingt. On met Madelaine à la porte : elle vomit mille injures à travers la serrure. . . . . . . .

ACTE III.

Les Echevins de la ville paroissent, disent entre eux qu’on vouloit d’abord punir sévérement Maître Herman ; mais on a décidé qu’en arrêtant un pareil fou, on exciteroit des troubles parmi la populace, & qu’on rendroit sa folie plus illustre. On a résolu de se moquer de lui, de lui envoyer des Députés pour le féliciter de sa nomination à la charge de Bourg-mestre, & de lui faire voir par lui-même quelle différence il y a entre raisonner d’une charge ou l’exercer. Les Echevins font effectivement leur députation d’un air fort grave. Le Potier en est la dupe, se rengorge, appelle sa femme pour l’instruire de son bonheur ; il l’exhorte à prendre un ton conforme à sa nouvelle dignité, à porter sur-tout un chien sous le bras. Il raisonne avec Crispin sur les ennemis que sa charge va lui attirer, & sur la harangue qu’il doit faire au Sénat.

ACTE IV.

Crispin réfléchit sur les raisons qui ont pu déterminer {p. 322}le Sénat à nommer son maître Bourg-mestre.

La fille du Potier, qui craint que sa qualité ne l’empêche d’épouser Antoine, pleure. Les femmes des Echevins viennent complimenter l’épouse du nouveau Bourg-mestre, se moquent tout bas de son embarras & de son air gauche. La femme d’un Serrurier qui étoit bonne amie de Madelaine, & qui lui avoit souvent prêté de l’argent, arrive pour la féliciter ; Madelaine ne la reconnoît plus & la fait mettre à la porte.

ACTE V.

Crispin s’arrange pour tirer parti de sa nouvelle dignité, il fait financer deux Avocats qui veulent parler à son maître : les Avocats plaident leurs causes devant le nouveau Bourg-mestre qui ne sait que répondre, & qui déja est fort ennuyé de sa charge, comme on le verra dans la scene suivante.

Scene III.

BREMENFELD, CRISPIN.

Bremenfeld.

Crispin, tu seras battu si tu fais entrer dorénavant des vieilles femmes ou des avocats ; car chacun d’eux me tue à sa mode. S’il se présente d’autres personnes qui veuillent me parler, tu leur diras qu’elles doivent prendre garde à ne point parler latin, parceque, pour certaines raisons, j’ai juré de ne point écouter cette langue.

Crispin.

J’ai aussi fait un semblable serment pour la même raison.

{p. 323}

Bremenfeld.

Tu pourrois dire que je ne veux parler que grec.

(On frappe derechef ; Crispin va à la porte, & revient avec un gros paquet de papiers.)

Crispin.

Voici, Monsieur, une grande quantité de papiers que le Syndic vous envoie, pour que vous les examiniez, & que vous donniez votre sentiment dessus.

Bremenfeld s’assied près d’une table & feuillete les papiers.

Être Bourg-mestre, Crispin, n’est pas une chose aussi aisée que je me l’étois imaginé. J’ai reçu ici quelques affaires à examiner, & le diable, je pense, ne s’en débarrasseroit pas. (Il commence à écrire ; il se leve aussi-tôt, essuie la sueur de son visage, se remet sur son siege, efface ce qu’il avoit écrit, & dit :) Crispin.

Crispin.

Seigneur Bourg-mestre ?

Bremenfeld.

Quel bruit fais-tu là ? Ne veux-tu pas te tenir en repos ?

Crispin.

Eh ! je ne branle pas de ma place, Seigneur Bourg-mestre.

Bremenfeld se releve, essuie la sueur de son visage & jette sa perruque par terre, pour pouvoir mieux méditer avec la tête nue. En se promenant il marche sur sa perruque, & la pousse à côté. Enfin il se remet sur son siege pour écrire, & crie :

Crispin.

Crispin.

Seigneur Bourg-mestre ?

Bremenfeld.

Tu as le diable au corps. Ne peux-tu pas te tenir tranquille ? {p. 324}C’est la seconde fois que tu m’interromps dans mes pensées.

Crispin.

Je ne fais, ma foi, rien autre chose qu’accommoder ma chemise, & mesurer à mes jambes de combien mon habit de livrée m’est trop long.

Bremenfeld se releve encore, & frappe sur son front avec la main, afin de mieux concevoir ce qu’il médite, & crie :

Crispin.

Crispin.

Seigneur Bourg-mestre ?

Bremenfeld.

Sors, & dis à ces femmes qui crient des huîtres, qu’elles ne doivent pas crier dans la rue où je demeure, parceque cela me trouble dans mes affaires.

Crispin crie par trois fois à la porte.

Ecoutez, vous, vendeuses d’huîtres ! vous, canailles ! vous, carognes ! vous, femmes de mauvaise vie ! vous, prostituées à des gens mariés ! c’est une honte d’oser ainsi crier dans la rue d’un Bourg-mestre, & de l’interrompre lorsqu’il travaille.

Bremenfeld.

Crispin.

Crispin.

Seigneur Bourg-mestre ?

Bremenfeld.

Tais-toi donc derechef, grosse bête !

Crispin.

Cela ne sert aussi de rien que je crie davantage ; car la ville est remplie de semblables gens. Dès que l’une est passée, une autre lui succede. Car si...

{p. 325}

Bremenfeld.

Ne souffle pas : demeure en repos, & retiens ta langue. (Il s’assied encore, efface ce qu’il avoit écrit, récrit de nouveau, se releve ensuite, frappe le pavé, & appelle :) Crispin.

Crispin.

Seigneur Bourg-mestre ?

Bremenfeld.

Je serois ravi que cette charge de Bourg-mestre fût au diable. Veux-tu être Bourg-mestre en ma place ?

Crispin.

Le diable emporte celui qui le veut, (A part.) & celui qui le demande.

Bremenfeld veut s’asseoir pour écrire derechef ; mais, par distraction, il manque la chaise, tombe par terre, & crie :

Crispin.

Crispin.

Seigneur Bourg-mestre ?

Bremenfeld.

Je suis sur le pavé.

Crispin.

Je le vois bien.

Bremenfeld.

Approche, & aide-moi à me relever.

Crispin.

Mais, Seigneur Bourg-mestre, vous m’avez défendu de branler de ma place.

Bremenfeld.

Voilà un impertinent garçon !

Un Résident d’une Puissance étrangere demande à parler au Bourg-mestre ; celui-ci qui a la tête cassée, qui ne sait plus où il en est, lui fait {p. 326}refuser la porte. Les Echevins qui sont venus le nommer Bourg-mestre, reviennent pour se plaindre de ce qu’il a eu la témérité de renvoyer le Résident, & vont au Sénat pour savoir ce qu’il décidera de lui après une faute qui met la ville dans un grand danger. Le Boug-mestre maudit sa charge, les livres où il a puisé sa manie ; & ne sachant plus où donner de la tête, il va se pendre, quand Antoine vient lui annoncer qu’on n’a feint de l’élire Bourg-mestre que pour se moquer de lui : il en est enchanté, & reconnoît sa folie.

Le héros de la piece Danoise est un très petit Monsieur : opposons-le à quelqu’un des nobles personnages qui embellissent notre scene, à l’Ambitieux de Destouches, par exemple.

Don Fernand, sujet du Roi de Castille, non content d’être le favori de son maître, de voir son frere premier Ministre, d’avoir obtenu pour son pere la dignité de Grand de la premiere classe, forme encore le projet téméraire de s’allier à son Souverain, de partager avec lui l’autorité, de tenir sa grandeur moins de ses faveurs que de la nécessité, & de se préparer par là des moyens surs de pouvoir être ingrat sans danger.

Les premiers personnages de la piece Danoise sont des Artisans, ceux de la seconde sont de grands Seigneurs : il reste à savoir lequel des deux Drames est plus utile à l’humanité. Que le Lecteur décide ; mais qu’il songe auparavant, qu’il y a dans tous les pays dix mille fous qui s’avisent de crier à tort & à travers contre les Ministres, & qu’il n’y a pas dans toutes les Cours du monde deux sujets qui soient assez extravagants pour vouloir s’allier à leur maître.

C’est le fond & non l’écorce qu’un Poëte comique {p. 327}doit peindre. Par conséquent que ses regards ne s’arrêtent presque point sur les superficies, & qu’il ne leur donne point la préférence : qu’il soit indifféremment de tous les états ; qu’il vive dans tous ; sur-tout, qu’il ne se fasse point illusion sur la différence des avantages qu’il en retirera.

Il puisera dans le grand monde un goût fin, beaucoup de délicatesse, une façon aisée d’exprimer ses idées ; mais comme tous ceux qui le composent ont à-peu-près reçu la même éducation, que cette éducation leur apprend à paroître tout ce qu’ils ne sont pas, ils ne lui laisseront entrevoir que des nuances. S’il peut saisir quelques-uns de leurs ridicules, les portraits qu’il en fera ne produiront aucun effet dans un siecle où ils sont érigés en agréments. Si à travers les nuages épais de la dissimulation il parvient à découvrir des vices, on ne lui permettra pas de les peindre au naturel.

Vive la Bourgeoisie ! la nature s’y découvre toute nue & sans fard aux regards de ses Peintres. Moliere étudioit la Cour, mais il ne négligeoit pas la Ville.

CHAPITRE XXX.
Des Caracteres propres à tous les rangs. §

Les caracteres dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, sont tels par leur nature, que Destouches ne pouvoit choisir pour son héros qu’un des premiers Seigneurs de la Cour, & Louis Halberg qu’un Artisan : l’ambition du premier {p. 328}seroit devenue une vertu, du moins par rapport à nos mœurs, s’il n’eût ambitionné que la place d’un sujet plus en faveur que lui ; & les raisonnements politiques de maître Herman de Breme pourroient être à leur place dans un homme instruit & en place. Mais il est des vices, des ridicules, des travers qui vont à tous les hommes.

Quand on a le bonheur de rencontrer un de ces caracteres, il faut placer le personnage qu’on prend pour son héros, dans un rang qui le mette à la portée de tous les autres : il faut enfin prendre pour modele Moliere dans son Bourgeois Gentilhomme.

La folie qu’ont tous les hommes de vouloir paroître plus qu’ils ne sont, a frappé Moliere : il a senti tout l’avantage qu’il pouvoit tirer d’un ridicule général, puisque les Princes prennent le titre de Rois, que les grands Seigneurs veulent être des Princes, qu’un simple Gentilhomme se fait appeller Monseigneur par son Laquais & par le Barbier de son village : ainsi des autres. La Fontaine a dit :

Tout Prince a des Ambassadeurs,
Tout Marquis veut avoir des Pages.

Moliere s’est gardé de prendre pour son héros un Prince ou un homme élevé à la Cour : ce n’est point que le ridicule qu’il vouloit peindre ne se trouve aussi complettement chez eux que chez leurs inférieurs ; mais il n’auroit pas été aussi frappant, grace à l’adresse qu’ont les Grands, dit M. de Voltaire, de couvrir toutes leurs sottises du même air & du même langage.

Moliere n’a eu garde encore de prendre son {p. 329}principal personnage dans le rang le plus bas, parceque ses sottises auroient été grossieres & maussades. L’Auteur, guidé par son bon goût, & par cet esprit de justesse admirable qu’on voit dans tous ses ouvrages, a senti toutes les ressources qu’il se ménageoit en donnant la préférence à un Bourgeois. Premiérement le plaisant qui naît de l’extrême disproportion qu’il y a entre les manieres ou le langage d’un homme, avec les airs & les discours qu’il veut affecter, auroit disparu chez un homme au-dessus de la Bourgeoisie, parcequ’après un certain état, l’uniformité d’éducation ne met plus de nuances entre les propos & les manieres des hommes : d’un autre côté, ce même contraste auroit été dégoûtant dans un homme au-dessous de M. Jourdain, parcequ’on peut souffrir des manieres & des propos grossiers dans un bout de scene, mais non pas durant toute une piece en cinq actes.

Secondement, il s’est ménagé le comique que produisent la morgue, la bassesse, & la dispute des différents maîtres. Leur morgue n’en auroit pas imposé chez un grand ; leur bassesse n’y auroit eu rien d’extraordinaire, ou bien y auroit passé pour une maniere honnête de faire la cour ; & ils n’eussent point osé s’y battre. Chez un homme de la lie du peuple, un Maître en fait d’armes, un Chanteur, un Danseur, un Philosophe, auroient été tout-à-fait déplacés.

Il s’est ménagé encore le plaisant qui naît de la bassesse de ce Courtisan intéressé qui ne rougit pas de passer dans l’esprit de Jourdain pour son Mercure, pourvu que le Bourgeois lui prête de l’argent & régale sa maîtresse. Qu’on place Dorante chez un homme de sa condition, il ne pourra {p. 330}plus être escroc ; chez un homme de rien, il ne lui persuadera pas qu’il est aimé d’une belle Marquise.

Enfin Moliere a préparé par le seul état de son héros, toutes les richesses comiques amenées par le bon sens de Madame Jourdain, l’ingénuité de Nicole, le bon esprit de Lucile, la noble franchise de Cléonte, la subtilité de Covielle, ils se trouvent très bien en opposition avec le caractere principal, & font ressortir le ridicule de M. Jourdain qui rejaillit ensuite de lui sur tous les états de la vie.

Il est des caracteres si bons, si vrais, & qui tiennent si bien au cœur humain, qu’ils conviennent non seulement à tous les états, mais qu’ils frappent encore également les hommes dans quelque rang qu’on place le héros de la piece. La jalousie est au rang des passions qui ont cet avantage. Moliere l’a senti quand il a mis sur la scene le Prince jaloux, le Cocu imaginaire, George Dandin : on y voit trois jaloux d’un rang tout-à-fait opposé ; l’un est Prince, l’autre un bon Bourgeois, & le troisieme un Paysan : tous les trois frapperoient également les hommes de tous les états, si les pieces étoient également bien faites.

{p. 331}

CHAPITRE XXXI.
Des Caracteres de tous les siecles, & de ceux du moment. §

Entre les caracteres dont nous avons parlé, il faut distinguer encore les caracteres qui sont de tous les siecles, & ceux qui ne sont que du moment. Il y aura toujours des avares, des misanthropes, des jaloux, des fâcheux ; mais les précieuses ont disparu, pour ne pas reparoître, à moins que ce ne soit sous un nouveau masque.

Les caracteres de tous les temps sont préferables aux autres pour deux raisons : la premiere, parceque si l’Auteur réussit à les peindre comme il faut, sa gloire est plus durable ; il n’est pas douteux que le spectateur ne prenne plus de plaisir à voir jouer sur le théâtre des travers, des ridicules ou des vices qui le frappent tous les jours dans la société, que s’il ne les connoissoit que par tradition : de telles pieces bien faites réunissent le double avantage de frapper toujours les connoisseurs & le commun des hommes : elles ont sans cesse les graces de la nouveauté60.

{p. 332}

Secondement un caractere de ce genre est plus facile à traiter qu’un caractere du moment, parcequ’étant presque toujours un vice du cœur, il est plus frappant ; il a jetté un plus grand nombre de branches & de racines qu’on peut lier au corps pour le rendre plus fort : un plus grand nombre de personnes peuvent en raisonner & vous communiquer leurs lumieres ; on a même un plus grand nombre d’originaux entre lesquels on peut choisir : indépendamment de cela les Auteurs qui nous ont précédés chez l’étranger ou dans notre patrie, n’ont pas manqué de voir un caractere qui a toujours existé, & de le traiter soit en grand, soit en détail. Nous pouvons ramasser ces différentes idées & nous en enrichir. Nous verrons, quand nous parlerons de l’Art de l’Imitation, que Moliere, pour composer la plus grande partie de ses pieces, & principalement son Avare, a pris des traits chez une infinité d’Auteurs qui avoient peint avant lui l’avarice.

Un Auteur qui veut traiter un caractere permanent, peut même essayer ses forces & la bonté de son sujet dans une esquisse, avant que d’entreprendre le portrait en grand. Qui nous dira si Moliere, avant que de travailler au Tartufe, n’a pas voulu sonder le goût du Public dans cette tirade du Festin de Pierre, acte V, scene II. Le Lecteur aimera peut-être mieux la voir en vers par Thomas Corneille, elle est exactement rimée sur celle de Moliere.

Don Juan.

Il n’est rien si commode,
Vois-tu ? l’hypocrisie est un vice à la mode,
Et quand de ses couleurs un vice est revêtu,
Sous l’appui de la mode il passe pour vertu.
{p. 333}
Sur tout ce qu’à jouer il est de personnages,
Celui d’homme de bien a de grands avantages.
C’est un art grimacier, dont les détours flatteurs
Cachent, sous un beau voile, un amas d’imposteurs.
On a beau découvrir que ce n’est que faux zele,
L’imposture est reçue, on ne peut rien contre elle :
La censure voudroit y mordre vainement.
Contre tout autre vice on parle hautement :
Chacun a liberté d’en faire voir le piege.
Mais pour l’hypocrisie, elle a son privilege,
Qui, sous le masque adroit d’un visage emprunté,
Lui fait tout entreprendre avec impunité.
Flattant ceux du parti, plus qu’aucun redoutable,
On se fait d’un grand corps le membre inséparable.
C’est alors qu’on est sûr de ne succomber pas.
Quiconque en blesse l’un, les a tous sur ses bras :
Et ceux même qu’on sait que le Ciel seul occupe,
Des singes de leurs mœurs sont l’ordinaire dupe.
A quoi que leur malice ait pu se dispenser,
Leur appui leur est sûr, ils ont vu grimacer.
Ah ! combien j’en connois qui, par ce stratagême,
Après avoir vécu dans un désordre extrême,
S’armant du bouclier de la Religion,
Ont r’habillé sans bruit leur dépravation,
Et pris droit, au milieu de tout ce que nous sommes,
D’être, sous ce manteau, les plus méchants des hommes !
On a beau les connoître & savoir ce qu’ils sont,
Trouver lieu de scandale aux intrigues qu’ils ont :
Toujours même crédit. Un maintien doux, honnête,
Quelques roulements d’yeux, des baissements de tête,
Trois ou quatre soupirs mêlés dans un discours,
Sont pour tout rajuster d’un merveilleux secours.
C’est sous un tel abri qu’assurant mes affaires,
{p. 334}
Je veux de mes censeurs duper les plus séveres.
Je ne quitterai point mes pratiques d’amour ;
J’aurai soin seulement d’éviter le grand jour,
Et saurai, ne voyant en public que des prudes,
Garder à petit bruit mes douces habitudes.
Si je suis découvert dans mes plaisirs secrets,
Tout le corps en chaleur prendra mes intérêts ;
Et, sans me remuer, je verrai la cabale
Me mettre hautement à couvert du scandale.
C’est là le vrai moyen d’oser impunément
Permettre à mes desirs un plein emportement.
Des actions d’autrui je ferai la critique,
Médirai saintement, & d’un ton pacifique ;
Applaudissant à tout ce qui sera blâmé,
Ne croirai que moi seul digne d’être estimé.
S’il faut que d’intérêt quelque affaire se passe,
Fût-ce veuve, orphelin : point d’accord, point de grace ;
Et, pour peu qu’on me choque, ardent à me venger,
Jamais rien au pardon ne pourra m’obliger.
J’aurai tout doucement le zele charitable
De nourrir une haine irréconciliable :
Et, quand on me viendra porter à la douceur,
Des intérêts du Ciel je ferai le vengeur ;
Le prenant pour garant du soin de sa querelle,
J’appuierai de nouveau la malice infidelle ;
Et, selon qu’on m’aura plus ou moins respecté,
Je damnerai les gens de mon autorité.
C’est ainsi que l’on peut, dans le siecle où nous sommes,
Profiter sagement des foiblesses des hommes,
Et qu’un esprit bien fait, s’il craint les mécontents,
Se doit accommoder aux vices de son temps.

Cette tirade fut certainement applaudie dans sa nouveauté comme elle l’est encore, & je ne {p. 335}doute point que Moliere n’ait senti dès-lors qu’après avoir mis sur la scene la fausse dévotion en récit, il pouvoit l’y mettre en action.

Les caracteres du moment sont donc plus difficiles à traiter que les autres, & plus ingrats : ils sont plus difficiles, parcequ’un Auteur n’a pas avec eux tous les avantages dont nous venons de parler, qu’il a besoin de prendre le ridicule sur le fait, de saisir ses traits au moment où ils sont à peine formés, de peindre sa laideur dès qu’elle commence à se faire remarquer, & de rendre cependant le portrait frappant.

Ils sont plus ingrats, parceque si vous réussissez à peindre si bien la laideur de votre modele, que les originaux disparoissent, votre ouvrage ressemble aux portraits qui n’ont plus de valeur dès que la personne qu’ils représentoient est morte, à moins que le Peintre n’ait réuni au mérite de la ressemblance celui du dessein, du coloris, & des autres parties de son art, & qu’il ne captive par-là le suffrage des connoisseurs : c’est ce qui fait survivre, comme nous venons de le dire, les Précieuses de Moliere aux héroïnes de la piece. Mais hélas ! tout Auteur n’est pas un Moliere.

Je ne veux pas décourager les jeunes Auteurs qui entreprendroient de faire la guerre aux ridicules, aux travers, même aux vices naissants : au contraire, je leur ai fait voir les difficultés qu’il y a dans le succès, non pour ralentir leur zele, mais pour les engager à redoubler leurs efforts : je leur dirai même, pour les encourager, que si ces sortes de pieces procurent une gloire souvent moins durable, elle est ordinairement plus éclatante. Il a fallu un temps assez considérable pour constater le mérite de l’Ecole des Femmes, {p. 336}de l’Avare, du Misanthrope : ces trois chefs-d’œuvre n’ont pas réussi dans leur nouveauté. Les Précieuses paroissent ; un vieillard s’écrie du milieu du parterre : Courage, Moliere, voilà la bonne Comédie. Ménage dit à Chapelain : « Nous adorions vous & moi toutes les sottises qui viennent d’être si bien critiquées, croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré ». Enfin les Comédiens doublent le prix des places, & malgré cela la piece est jouée quatre mois de suite.

CHAPITRE XXXII.
Des Caracteres principaux ou simples, des Caracteres accessoires, des Caracteres composés. §

Soit que nous prenions un caractere propre à plusieurs nations ou à une nation seulement, il y a encore un choix à faire : tous ne sont pas également fertiles pour la scene. Les caracteres principaux méritent la préférence sur les caracteres accessoires. Nous avons appellé caracteres principaux ou simples, si l’on l’aime mieux, ceux qui n’empruntent rien d’un autre ; & caracteres accessoires ceux qui émanent d’un caractere principal.

Les Auteurs doivent toujours, par préférence, faire choix des caracteres principaux, parcequ’ils sont plus frappants & bien plus propres à fournir l’action nécessaire à une Comédie que les caracteres accessoires, puisque ceux-ci ne sont {p. 337}qu’un diminutif des autres dont ils émanent : la chose est bien facile à prouver. Deux caracteres s’offrent à mon imagination, le jaloux & le soupçonneux : le premier est un caractere principal ; le second un caractere accessoire. Si l’Auteur se détermine à peindre le soupçonneux, il n’aura que des soupçons à mettre en action : s’il choisit je jaloux, il pourra mettre non seulement sur la scene tous les transports dont la jalousie est capable ; mais il pourra y placer encore toutes les craintes, toutes les fausses alarmes qui naissent dans la tête d’un soupçonneux, parcequ’un jaloux est toujours soupçonneux, & qu’un soupçonneux peut n’être pas jaloux.

Imitons Moliere : tous les héros de ses pieces à caractere ont des caracteres principaux, témoins son Misanthrope, son Imposteur, son Avare, ses Femmes savantes, son Prince jaloux même ; aucun héros de ces différentes comédies n’est caractérisé par des demi-teintes, & des nuances seulement.

D’après ce que je viens de dire sur la préférence qu’on doit accorder aux caracteres principaux, bien des personnes se persuaderont peut-être qu’en réunissant sur un seul personnage deux caracteres principaux, mais opposés, le caractere composé qu’elles lui donneront leur fournira plus de richesses comiques, & doublera leur fonds. Il n’est point de plus grande erreur. Un homme n’a jamais deux caracteres fortement prononcés : si vous les lui donnez, vous blessez la nature : si les deux caracteres ne sont pas à-peu-près de la même force, ils ne peuvent pas se contrarier, & le spectateur demande à propos de quoi vous avez inséré dans votre piece le second caractere. Les partisans des caracteres composés ne peuvent {p. 338}m’opposer qu’une seule piece dans ce genre, qui se joue avec succès, c’est le Sage étourdi de Boissy : ce titre nous annonce un personnage qui a deux caracteres tout-à-fait opposés, il faut voir l’effet qu’ils produisent.

LE SAGE ÉTOURDI,
Comédie en vers, en trois actes.

Léandre, jeune homme de vingt ans, est sur le point de se marier avec Lucinde ; mais il frémit en songeant qu’il va s’unir à une personne aussi jeune que lui : il devient épris d’Eliante, jeune veuve, tante de sa prétendue : il commence par engager Lucinde à ne pas précipiter leur union ; il se charge d’obtenir de la tante un délai de trois mois, il le lui demande.

ACTE II. Scene I.

Éliante.

Rassurez votre esprit : dites, qui vous engage
A reculer l’instant de votre mariage ?
Auriez-vous, de ma niece, à vous plaindre, entre nous ?

Léandre.

Non, mon cœur ne peut plus déguiser avec vous :
Pour une autre, en secret, Madame, je soupire.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Éliante.

Mais quel est donc l’objet de votre attachement ?
Trouvez bon, s’il vous plaît, que je vous interroge
Sur un sujet pareil.

Léandre.

Son nom fait son éloge.
{p. 339}

Éliante.

Ce discours ne dit rien. Cet objet si vanté
Surpasse-t-il Lucinde en esprit, en beauté ?
Sa personne en vertus est-elle plus brillante ?

Léandre.

Oui, cent fois.

Éliante.

Nommez-la.

Léandre.

C’est...

Éliante.

Eh bien ! c’est ?...

Léandre.

Sa tante.

Éliante.

Je n’ai pas entendu. Comment avez-vous dit ?

Léandre.

C’est vous que j’aime.

Éliante.

Moi ?

Léandre.

Vous-même.

Éliante.

Votre esprit
S’égare...

Léandre.

Non : faut-il vous le redire encore ?
C’est, Madame, c’est vous, vous seule que j’adore.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Éliante.

Vous êtes bien hardi de me le déclarer.
{p. 340}

Léandre.

Madame, sur ce point mon cœur n’est plus son maître.
Après les sentiments qu’il vous a fait connoître,
Fâchez-vous, éclatez autant qu’il vous plaira,
Il vous dira toujours, & vous répétera
Que son amour pour vous est fondé sur l’estime ;
Que la raison l’éclaire & la vertu l’anime ;
Qu’elles l’ont affermi dans son culte secret,
Et qu’il adore en vous un mérite parfait ;
Qu’il l’avouera tout haut, qu’il s’en fait une gloire ;
Qu’il fuit tout autre nœud ; que vous devez l’en croire ;
Qu’il met à vous fléchir son bonheur le plus doux,
Et qu’il sera constant, fût-il haï de vous.

Éliante.

Monsieur...

Léandre.

J’entends d’ici votre austere langage :
Vous allez commencer par m’opposer votre âge.
Je vous arrête là : vous avez vingt-six ans ;
C’est l’été de vos jours, par conséquent le temps
D’inspirer, d’éprouver une flamme constante :
Car l’âge de penser d’une façon prudente,
De sentir fortement est aussi la saison.
Il faut, pour bien aimer, il faut de la raison.

Éliante.

D’aimer, en ce cas-là, vous êtes peu capable.

Léandre.

Mais je suis assez vieux pour être raisonnable.
Notre âge est assorti mieux que vous ne pensez.
Madame, savez-vous que j’ai vingt ans passés ?
Il suffit de mon choix pour prouver ma sagesse ;
Mes feux sont raisonnés. Je veux une maîtresse
{p. 341}
Qui m’aide à me conduire, & non à m’égarer ;
Dont l’utile amitié, faite pour m’éclairer,
Doucement vers le bien me tourne avec adresse :
Et voilà ce qu’en vous rencontre ma tendresse.
De pareils sentiments sont-ils d’un étourdi ?
Et quand je me dis sage, hem ! vous ai-je menti ?
Rendez-moi donc justice, & convenez vous-même
Que ma flamme est sensée autant qu’elle est extrême ;
Que la prudence seule a décidé mon choix,
Et que votre raison doit lui donner sa voix.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Léandre fait plus ; il s’apperçoit qu’Eraste a du penchant pour Lucinde, il l’engage à l’épouser, & il combat l’antipathie que son ami a pour le mariage.

ACTE II. Scene III.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Léandre.

Et moi, moi, pour ton bien, je veux te marier.
A prendre ce parti c’est l’honneur qui t’invite.
Malgré toi je veux faire éclater ton mérite.
Avec de la naissance, à l’âge où tu te vois,
Propre & fait pour remplir les plus brillants emplois,
Dis, ne rougis-tu point d’être un grand inutile,
Et de grossir l’essaim des oisifs de la ville ?
Du destin qui t’attend, il faut remplir l’éclat ;
Il faut prendre une femme, il faut prendre un état :
C’est là le seul parti qu’il te convient de suivre.
Qui ne vit que pour soi, n’est pas digne de vivre.
{p. 342}
Tu dois à tes amis, tu dois à tes parents,
A ton pays, à toi, compte de tes moments :
Tu dois les employer pour leur bien, pour ta gloire.

Éraste.

Va, mon cher, je n’ai pas la vanité de croire
Que mes instants pour eux soient d’un aussi grand prix ;
Et je puis les couler dans un repos permis.
Trop d’ennuis, trop de soins, suivent le mariage.

Léandre.

L’ennui, de l’indolence est plutôt le partage :
C’est un vuide du cœur, né de l’inaction.
Il faut du mouvement, de l’occupation,
Des charges, des emplois qui remplissent ce vuide ;
Des devoirs dont la voix nous excite & nous guide.
A s’en bien acquitter on trouve un bien plus sûr,
Et, pour un cœur bien fait, le plaisir le plus pur.
Le bonheur le plus grand, & plus digne d’envie,
Est celui d’être utile & cher à sa patrie.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Léandre, non content de prouver qu’on doit se marier & prendre un état, s’emporte contre le valet de son ami qui est d’un autre avis & qui vante les charmes de la douce paresse.

ACTE III. Scene III.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Léandre.

Va, coquin ; c’est le lot des gens de ton espece.

Frontin.

Il est aussi celui des plus honnêtes gens.
{p. 343}

Léandre.

On y laisse ramper des faquins sans talents,
Sans esprit, comme toi, nés pour la nuit profonde.
Mais, pour ton maître, en tout fait pour orner le monde,
C’est un meurtre ; & je dois, par raison, arracher
Son mérite au repos qui semble le cacher.
On doit m’en tenir compte, on doit m’en rendre grace :
C’est créer les talents, que de les mettre en place.

Enfin Léandre parvient à marier Eraste à Lucinde, il obtient la main de son aimable veuve, & son pere s’écrie :

Jamais je n’aurois cru que mon fils fût si sage.

Je demande présentement si Léandre a les deux caracteres que le titre de la piece nous promet. Non sans doute : il est sage ; mais il n’est étourdi ni dans ses actions, ni dans ses propos : il peut en avoir l’air, voilà tout, & l’air ne fut jamais un caractere. Ne nous laissons point corrompre par le titre & le succès de la piece : mettons-nous sur-tout bien dans la tête que si Léandre eût été aussi souvent étourdi que sage dans le courant de la piece, elle eût été détestable : j’en ai déja dit la raison ; il n’est pas naturel qu’un homme ait en même temps deux caracteres fortement prononcés, surtout quand ils sont tout-à-fait opposés.

Après avoir parlé des caracteres qu’on compose dans la fausse idée de doubler leur force, il seroit à propos, je crois, de dire quelque chose sur ceux qu’on décompose en les resserrant, & en se resserrant soi-même, dans des bornes plus étroites que celles qu’ils présentent d’abord : tel est le caractere du Philosophe marié.

Le titre de Philosophe m’annonce beaucoup ; {p. 344}le mot marié qu’on y ajoute, met tout de suite mon imagination à l’étroit. L’Auteur, me dira-t-on, a voulu peindre un Philosophe seulement dans la situation qu’il vous indique. A la bonne heure : mais je n’aime pas un Auteur qui se réserre, qui s’emprisonne volontairement ; rien ne marque mieux la sécheresse de son imagination. Il faut voir un caractere en grand, saisir toutes les situations qu’il peut amener, & ne pas se borner à une seule, sur-tout quand on a l’ambition de faire cinq actes. Moliere ne s’est pas borné à peindre dans son Avare, l’Avare amoureux, l’Avare mauvais pere, l’Avare usurier ; son Harpagon est tout cela : il ne s’est pas contenté de saisir une seule branche de l’avarice, il les a embrassées toutes.

Comme je ne veux point être accusé de ne présenter que le côté favorable à mon opinion, je vais prendre pour un moment les armes contre moi, & mettre en usage les plus fortes. J’opposerai à mon raisonnement le Jaloux honteux, de Dufresny, & l’on sera forcé de convenir que mes adversaires mêmes n’auroient pas mieux choisi. Dans cette piece le Président est jaloux de sa femme, mais il est jaloux honteux : les efforts qu’il fait pour cacher la jalousie qui le dévore, ont fourni à l’Auteur des scenes inimitables ; voici une des meilleures.

LE JALOUX HONTEUX,
Comédie en prose, & en cinq actes.

ACTE II. Scene VII.

LE PRÉSIDENT, LA PRÉSIDENTE.

Le Président.

Oh ! permettez-moi de rire, Madame, je vous prie. Je {p. 345}suis en humeur aujourd’hui de me réjouir ; & l’heureux accommodement que je viens de terminer, nous doit inspirer à tous de la gaieté. Permettez-moi donc de rire un peu de la conversation que nous venons d’avoir ensemble.

La Présidente.

Je ne trouve rien de risible dans notre conversation. Depuis le moment de votre arrivée, vous m’avez fait un détail de la mort subite d’une vieille plaideuse, & de la maniere dont les Juges veulent accommoder deux familles par un mariage : que trouvez-vous de plaisant à tout cela ?

Le Président.

Le plaisant que j’y trouve, Madame, c’est que pendant tout ce long détail, vous ne m’avez questionné que sur un seul article. J’ai pris plaisir à vous voir, sur cet article seul, une curiosité excessive retenue par la crainte de paroître trop curieuse. Chaque fois que j’ai parlé d’un héritier que nos arbitres veulent marier à Lucie, vous m’avez demandé d’un ton curieux & retenu : Cet héritier, Monsieur, quel homme est-ce ? puis un moment après : Monsieur, cet héritier a-t-il du mérite ? Moi, prenant plaisir à continuer d’autres détails, sans répondre à vos questions sur l’héritier, & vous, les y faisant tomber à tous propos : l’héritier est-il jeune ou vieux ? l’héritier est-il bien fait ? l’héritier est-il aimable ? & toujours tremblante de peur que votre curiosité ne me donnât de l’ombrage : j’avoue que cette curiosité vive & timide m’a paru très plaisante.

La Présidente.

Oh ! permettez que je rie un peu à mon tour de vous voir rire avec tant d’affectation de ma curiosité, pour me cacher l’inquiétude qu’elle vous donne.

Le Président.

Vous voilà dans vos plaisanteries ordinaires.

{p. 346}

La Présidente.

Si je plaisante quelquefois avec vous des petites inquiétudes que je vous vois, ce n’est qu’entre nous autres, au moins. Je craindrois que, hors votre niece & moi, quelqu’un s’en apperçût.

Le Président.

Oh ! ne craignez point qu’il vienne jamais dans l’idée de personne que je sois un mari inquiet : il n’y a que vous & ma niece qui vous mettiez ces visions en tête ; & je blâme fort les précautions que vous prenez là-dessus. Pourquoi, par exemple, vouloir vous renfermer dans un château ? Encore si vous receviez des compagnies de plaisir ; si vous attiriez ici les jeunes gens de la ville de Rennes...

La Présidente.

C’est à vous à les y amener, si cela vous fait plaisir.

Le Président.

Bon ! j’irai vous amener des gens qui ne vous conviendront point ! J’aime mieux vous en laisser le choix.

La Présidente.

Parceque vous savez que nous ne choisirons personne.

Le Président.

Quoi ! toujours des soupçons ! toujours des injustices ! Me soupçonner d’un vice que je déteste, que j’ai en horreur ! Je vous le dis sans cesse : oui, de toutes les passions, la jalousie est celle qui me paroît la plus honteuse & la plus déshonorante.

La Présidente.

Quoi qu’il en soit, vous ne sauriez blâmer notre goût pour la solitude : & pour mettre en repos l’esprit d’un mari qu’on aime, on ne sauroit prendre trop de précautions.

{p. 347}

Le Président, riant.

La possibilité y est toujours.

La Présidente.

Oh ! par plaisir, imaginez-vous un peu par quel moyen.

Le Président, riant.

Pour imaginer des moyens de tromper, il faut être femme. Pour moi, je ne m’imagine rien.

La Présidente.

Faites un effort d’esprit.

Le Président.

J’ai l’esprit bouché sur le manege des femmes.

La Présidente.

Mais encore.

Le Président.

Je suis un enfant là-dessus.

La Présidente.

Vous savez qu’aucune autre domestique ne m’approche, qu’une simple jardiniere.

Le Président, riant.

La fille la plus simple a de l’esprit de reste pour conduire une intrigue.

La Présidente.

Il faut passer par votre chambre pour entrer dans la mienne ; car j’ai fait condamner toutes les portes de dégagement.

Le Président, riant.

N’y a-t-il pas des fenêtres ?

La Présidente.

Pour recevoir une visite par les fenêtres, il faudroit que je fusse un moment sans vous.

Le Président.

Mais, je dors quelquefois.

{p. 348}

La Présidente.

Rarement. Mais, en cas de surprise, où cacher un galant ? Tout est ouvert pour vous, cabinets, armoires, coffres.

Le Président, riant.

J’ai connu un petit homme qui se cacha un jour dans un étui de ces grosses basses de violon. Pour moi, je ne m’aviserois jamais d’aller chercher là.

La Présidente.

Vous vous avisez d’y penser pourtant. Vous me dérangez mes tiroirs, mes boîtes ; vos mains sont plus souvent dans mes poches que dans les vôtres : où pourrois-je seulement cacher un billet ?

Le Président.

Un billet ? on l’avale.

La Présidente.

Vous n’imaginez rien ! vous avez l’esprit bouché ! vous n’êtes qu’un enfant !

Le Président.

Ce sont des plaisanteries que je vous dis. Ne voyez-vous pas que je suis en humeur de plaisanter sur tout ? Mais parlons sérieusement ; je vais satisfaire votre curiosité. Ma niece, ma niece.

Cette scene est de la plus grande beauté, & elle ne doit, ainsi que plusieurs autres, tout son mérite qu’à la contrainte où se trouve le jaloux, qui n’ose le paroître : je conviens de tout cela ; mais le Lecteur intelligent doit convenir aussi que Dufresny s’est mis volontairement des entraves qui l’ont forcé de donner le même ton à-peu-près à toutes les scenes de son héros, au lieu que s’il eût tout uniment fait le Jaloux, il auroit pu mettre le Président tantôt dans une situation qui {p. 349}lui auroit permis de laisser voir son caractere à découvert, tantôt dans une autre qui l’auroit forcé de se déguiser comme Harpagon, l’inimitable Harpagon, qui dans un moment dévoile toute son avarice aux yeux de ses enfants, de son intendant, de Maître Jacques, & la déguise ensuite de son mieux en présence de sa maîtresse, lorsque son fils le poignarde en lui arrachant la bague qu’il a au doigt pour la donner à l’objet qu’il aime. Si Dufresny eût agi comme Moliere, sa piece eût été moins froide, moins monotone ; & M. Collé, si connu par des comédies charmantes, n’auroit pas été forcé de la réduire en trois actes pour en conserver les beautés.

CHAPITRE XXXIII.
Examen de quelques Caracteres. §

Nous venons de voir dans les derniers Chapitres quelles sont les qualités d’un caractere, quels sont ses défauts, ce qui le rend plus ou moins propre à la scene, & plus ou moins facile à traiter : ne nous laissons donc pas éblouir par des titres pompeux, & avant que de mettre un caractere au théâtre, sachons voir d’un coup d’œil le parti que nous pourrons en tirer. Tel frappe d’abord en grand, qui n’est propre bien souvent qu’à figurer dans une petite scene ; & tel n’en impose point au premier aspect, qui peut fournir une longue carriere.

Nous avons promis, en parlant du choix d’un sujet, d’analyser six caracteres que M. de Marmontel, dans sa Poétique, a indiqués aux Auteurs {p. 350}Comiques. Ces six caracteres sont, le Misanthrope par air, le Fat modeste, le Faux Magnifique, le Petit Seigneur, l’Ami de Cour, le Défiant. Voilà de quoi faire six pieces excellentes, divines, s’écrient d’abord les enthousiastes. Ils pensent qu’il n’y a plus qu’à prendre la plume, comme si M. de Marmontel leur eût assuré, leur eût prouvé que chacun des fonds qu’il leur donne peut fournir cinq actes. Il ne nous a pas dit cela ; il a trop d’esprit, de jugement ; il connoît trop bien le théâtre. Six caracteres se sont présentés à son imagination, il nous les propose ; c’est à nous à les décomposer, à voir le parti que nous en pourrons tirer. Tous sont bons, tous peuvent figurer sur la scene ; mais tous n’amenent pas des richesses aussi grandes, tous n’ont pas un fonds aussi fécond. Nous devons cependant des remerciements à l’Académicien célebre qui nous les a indiqués, parceque si nous savons peser leur juste valeur & les placer comme il faut, nous tirerons parti de tous.

LE MISANTHROPE PAR AIR.

Ce titre annonce un homme qui, frappé des paroles du Duc de Montausier (je voudrois bien ressembler au Misanthrope de Moliere), voudroit avoir l’air de lui ressembler aussi, & affecteroit de haïr les hommes qu’il aime dans le fond, & dont il approuve intérieurement toutes les foiblesses.

Nous avons assez parlé des caracteres composés pour connoître que celui-ci est du nombre. Ils sont plus ou moins bons, selon que le caractere simple, qui en est la principale branche, a été bien ou mal traité par un autre Auteur. On va s’écrier qu’en ce cas-là le Misanthrope par air ne peut être {p. 351}que mauvais, parceque le Misanthrope de Moliere passe pour le chef-d’œuvre de tous les théâtres. Je soutiendrai au contraire que de tous les caracteres composés, celui que M. de Marmontel indique ici est peut-être le plus riche, graces à Moliere, qui, encore novice dans l’art de mettre de grands caracteres sur la scene, a rétreci son sujet, en faisant de son Homme au ruban verd un personnage qui hait les hommes plus par humeur que par raison, en le resserrant dans un cercle fort étroit, & en ne le mettant aux prises qu’avec un bel esprit, des petits-maîtres, une fausse prude & sa maîtresse. Il a laissé par-là à l’Auteur qui traiteroit le Misanthrope par air, les grandes beautés que le caractere présente d’abord, & que les autres nations n’ont pas dédaignées quand elles ont peint leur Misanthrope haïssant le genre humain parcequ’il en avoit éprouvé des noirceurs, & distribuant un trésor à deux armées ennemies pour leur fournir le moyen de s’égorger61.

Il est cependant un écueil que je suis obligé de faire remarquer à ceux qui voudroient mettre le Misanthrope par air sur la scene. Les petites simagrées & les affectations d’un pareil original figureroient, je crois, très mal à côté des traits mâles & vigoureux que Moliere leur a abandonnés.

LE FAT MODESTE.

Voilà encore un titre qui annonce un caractere composé, & promet en même temps une piece dont le héros seroit intérieurement pêtri de fatuité & auroit l’extérieur d’un homme qui {p. 352}ne connoîtroit pas son mérite. Un tel caractere n’a malheureusement que trop d’originaux ; mais plus malheureusement encore l’Auteur, qui ne pourroit pas toujours montrer au spectateur le masque de son héros, qui seroit obligé de lui en peindre l’intérieur & la fatuité, trouveroit la matiere épuisée par ses prédécesseurs qui n’ont cessé de mettre la fatuité sur la scene. La fausse modestie du personnage la changeroit bien quant à la superficie, mais le fond seroit toujours égal ; &, comme nous l’avons déja dit plusieurs fois dans le cours de cet Ouvrage, ce ne sont point les superficies qui doivent frapper sur la scene.

LE FAUX MAGNIFIQUE.

Autre caractere composé. Je croyois d’abord renvoyer mes Lecteurs à l’article où nous avons discuté si l’on pourroit faire un nouvel Avare, en donnant à son héros un extérieur de magnificence ; mais un peu de réflexion m’a fait voir qu’il y a une différence assez grande entre un Avare qui veut passer pour magnifique, & un Faux Magnifique. L’un veut déguiser son avarice sous un extérieur de magnificence ; l’autre aspire à la gloire de passer pour magnifique, sans dépenser plus qu’un homme qui ne seroit ni avare ni prodigue. Il reste à savoir lequel de ces deux sujets seroit plus fécond. Est-ce le premier ? est-ce le dernier ? Hippocrate dit oui ; mais Galien dit non ; & la chose me paroît difficile à décider.

Si j’avois à peindre un avare qui voulût passer pour prodigue, le contraste qu’il y a entre le fond du caractere & le masque, pourroit me faire espérer du comique ; mais j’aurois à glaner sur les {p. 353}pas de Moliere, le moissonneur le plus cruel pour tous ceux qui viendront après lui.

Si d’un autre côté je voulois mettre sur le théâtre le Faux Magnifique62, j’aurois, à la vérité, l’avantage de ne pas trouver le fond du caractere épuisé, parcequ’on a mis rarement la magnificence en action63 : mais la matiere est-elle bien comique, bien morale ? Les Auteurs doivent peser toutes ces choses.

LE PETIT SEIGNEUR.

Le peu de connoissance que les personnes superficielles ont du théâtre, est ce qui leur persuade {p. 354}qu’il y a encore une infinité de caracteres excellents à mettre sur la scene. Elles sont abonnées, ou elles ont une loge à l’année ; & parcequ’elles ont vu épuiser deux ou trois fois le répertoire borné que se sont fait les comédiens, elles pensent connoître tous les théâtres possibles. Il n’est pas douteux que si les Auteurs sont aussi peu instruits qu’elles, ils croiront bien souvent avoir trouvé un sujet neuf & fertile, tandis que leurs prédécesseurs auront, sous un autre titre, épuisé la matiere, ou n’en auront laissé que pour faire un acte tout au plus. Je ne sais pas comment M. de Marmontel a envisagé son Petit Seigneur, & s’il a cru faire présent aux jeunes comiques d’un caractere propre à fournir une petite ou une grande piece ; par conséquent je puis risquer mon sentiment.

Un jeune homme qui consacre ses veilles à la Muse Comique, lit la Poétique de M. de Marmontel, dévore les principes excellents dont l’article Comédie est plein, parvient à l’endroit qui nous occupe présentement : ce titre le frappe : le Petit Seigneur ! Le sujet le séduit d’autant plus aisément qu’il a un air de grand monde & de noblesse qui éblouit tous les jeunes gens. Il cherche des originaux ; il voit avec plaisir que la Cour & Paris en fourmillent. Il ramasse des matériaux exquis ; il commence d’abord à se représenter son héros dans cet âge où l’ambition dévore les hommes ; il lui donne une fortune très bornée & un grand desir d’en acquérir une plus grande ; il lui fait employer toutes sortes de ressorts pour cela, sur-tout auprès d’une riche héritiere, dans l’espoir d’obtenir son bien avec sa main. Il n’en fait qu’un bon Gentilhomme ; mais il lui donne la fatuité {p. 355}de vouloir passer pour le rejetton d’une maison titrée : enfin, son héros feint d’être un homme essentiel à la Cour, de disposer des Ministres ; c’est lui, si on veut l’en croire, qui fait donner tous les emplois, tous les bénéfices, qui envoie nos Résidents dans les Cours étrangeres, qui fait nommer tous les Colonels. Pour soutenir les grands airs qu’il prend & qui ne vont pas avec sa fortune, il érige son valet-de-chambre en Ecuyer ; il emprunte de tous côtés, & calme ses créanciers en leur promettant de faire bientôt un riche mariage. Il imite tous les travers des véritables Seigneurs, & ne possede aucune de leurs qualités : il finit par être démasqué ignominieusement.

Voilà, je crois, quel est l’aspect sous lequel tout homme raisonnable peut se peindre le Petit Seigneur. Aussi l’Auteur, content d’avoir ramassé ces différents traits, qui sont en même temps comiques & moraux, qui peuvent lui fournir cinq grands actes, s’empresse de les mettre à leur place. Il fait son plan en conséquence, travaille nuit & jour, finit sa piece, la lit à quelques amis qui l’admirent : l’Auteur triomphe ; mais, hélas ! il n’a pas long-temps à jouir. Les Comédiens François annoncent l’Important de Cour : il ne le connoît pas, il va le voir, & s’apperçoit avec chagrin que le héros de cette piece est exactement son Petit Seigneur. Pour le prouver, réunissons quelques morceaux de l’Important64, & comparons-les {p. 356}aux matériaux que nous avons ramassés pour composer le Petit Seigneur.

L’IMPORTANT DE COUR,
Comédie en cinq actes, & en prose, de Brueys, attribuée à Palaprat.

ACTE I. Scene II.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. de Cornichon.

Mais, dis-moi : tu as donc fait fortune, à ce que je vois ?

La Branche.

Pardonnez-moi, Monsieur, je suis toujours au service de Monsieur votre neveu.

M. de Cornichon.

Il est donc devenu grand Seigneur ?

La Branche.

Pardonnez-moi, Monsieur.

{p. 357}

M. de Cornichon.

Quoi ! un homme de sa condition habiller ainsi son valet !

La Branche.

Oh ! Monsieur, ce n’est plus comme de votre temps. Les gens des plus petits soi-disants gentilshommes sont aujourd’hui plus dorés que les Ducs & Pairs du temps passé. D’ailleurs, Monsieur, on portoit autrefois l’or & l’argent dans la bourse ; la mode a changé, on le porte sur les habits.

M. de Cornichon.

Cependant la terre de Clincan ne sauroit fournir à mon neveu...

La Branche.

Parlez bas, Monsieur, s’il vous plaît.

M. de Cornichon.

Eh ! pourquoi ?

La Branche.

Nous sommes ici dans l’appartement d’une Marquise, qui est à Paris pour un grand procès. Elle a une fille fort belle & fort riche... Mon maître songe à la croquer à cause de sa richesse ; car pour sa beauté, ce n’est pas ce qui le touche. Il ne seroit pas à propos qu’on entendît ce que vous venez de dire ici de lui.

M. de Cornichon.

Je comprends. C’est-à-dire que mon neveu fait le grand Seigneur auprès de la mere pour se faire donner la fille.

La Branche.

Vous l’avez dit, Monsieur. Depuis quelques mois il a érigé, de sa propre autorité, sa terre de Clincan en Comté, & il est Monsieur le Comte tout court.

{p. 358}

Où sera donc né le Petit Seigneur, si ce n’est dans cet état intermédiaire entre le roturier & l’homme de qualité, qui lui permet de se faufiler dans le monde ? S’il est moins qu’un petit Gentilhomme, il n’en imposera pas long-temps ; s’il est davantage, il n’en impose plus.

Quelle fortune aura donc le Petit Seigneur, si ce n’est une petite terre qu’il puisse ériger en Comté, en Marquisat ? S’il est tout-à-fait sans bien, s’il usurpe un titre sans avoir de quoi l’étayer un peu, & bâtir une fable au moins vraisemblable, il est un escroc du plus bas étage.

Quel moyen de s’enrichir pourra-t-on faire tenter au Petit-Seigneur, s’il ne vise à un grand mariage ? Il est au dessous de lui de solliciter un emploi dans les Finances, il ne peut courir après un bénéfice ; les postes dans le militaire ne se donnent qu’à l’ancienneté ou bien au mérite ; il faut avoir réellement de l’argent pour acheter des charges ; il faut se procurer cet argent par quelque moyen : un riche établissement est le meilleur ; c’est le seul commerce où l’on puisse impunément être faux & frippon.

La Branche.

Pour moi, je suis, à Versailles, son secrétaire ; à l’auberge, son valet-de-chambre ; & céans, son écuyer. . .

. . . . . . . . . . .

M. de Cornichon.

Sur ce que tu viens de me dire, il doit être bien endetté.

La Branche.

Passablement, Monsieur : un certain Banquier à qui nous devons deux mille pistoles, nous talonne d’assez près.

{p. 359}

M. de Cornichon.

Mais aussi, que fait-il depuis si long-temps à Paris ?

La Branche.

Rien, Monsieur. Il va souvent à Versailles.

M. de Cornichon.

A-t-il une charge chez le Roi ?

La Branche.

Non, Monsieur.

M. de Cornichon.

Est-il dans le Service ?

La Branche.

Non, Monsieur.

M. de Cornichon.

Est-il dans la Robe ?

La Branche.

Non, Monsieur... Il est... Vous m’embarrassez... Il est ce qu’on appelle... à la suite de la Cour.

M. de Cornichon.

Et que fait-il à la suite de la Cour, n’étant pas en place ?

La Branche.

Oh ! Monsieur, cela n’est pas nécessaire. Mais il faut vous expliquer ceci. Tenez, Monsieur, il y a dans ce pays une espece de gens qui, voyant qu’on ne leur fait pas l’honneur de les élever dans les charges & dans les emplois de distinction, trouvent le moyen, par leur propre industrie, de se faire valoir eux-mêmes.

M. de Cornichon.

Et comment cela ?

La Branche.

Ils vont à la Cour, chez les Princes, chez les Ministres : ils s’intriguent dans les Bureaux. Ils n’y ont pas véritablement grand crédit ; mais ils trouvent des gens à qui ils persuadent qu’ils en ont beaucoup. Cela leur {p. 360}donne un grand relief dans le monde ; & Monsieur votre neveu a embrassé cette profession-là.

M. de Cornichon.

Voilà une belle profession ! . . . . . . . . . . . . . . .

La Branche.

La profession amene quelquefois à de gros mariages : par exemple, la Dame de céans, qui songe à manquer de parole à Dorante pour donner sa fille à mon maître. . . . Vous n’êtes pas assez proprement mis pour vous dire l’oncle de M. le Comte, &c. . . . . . . . . . . . . . . .

De quoi sera composé le domestique du Petit Seigneur, si ce n’est d’un la Branche, très proprement vêtu, & qui sera le valet-de-chambre, le secrétaire & l’écuyer ?

Quel parti prendra le Petit Seigneur pour se donner un air de considération, & pour éblouir la famille avec laquelle il veut s’unir, s’il ne feint d’être bien chez les Princes, les Ministres, & d’avoir du crédit dans les Bureaux ? Continuons.

ACTE II. Scene II.

LE COMTE, LA BRANCHE, LA MARQUISE, UN LAQUAIS.

Le Comte, rêvant à part.

Est-ce là tout ? je pense qu’oui. Y a-t-il encore là quelqu’un ?

Le Laquais.

Il n’y a, Monsieur, que le commis du Banquier qui veut être...

{p. 361}

Le Comte.

A demain, à demain.

Le Laquais.

Il dit, Monsieur. . . .

Le Comte.

Allez, allez ; je ne vois plus personne d’aujourd’hui. Madame, je suis votre serviteur. . . . . . Je quitte tout, Madame, pour me rendre chez vous.

La Marquise.

Que je vous suis obligée, Monsieur !

Le Comte, à la Branche.

Allez rendre ces dépêches... Enfin, Madame... N’oubliez pas de les donner en main propre.

La Branche.

Sans doute, Monsieur.

Le Comte.

Enfin, Madame, vous êtes aujourd’hui... Elles sont de conséquence.

La Branche.

Je le sais, Monsieur.

Le Comte.

Vous êtes aujourd’hui de noce ?

La Marquise.

Monsieur, je ne suis pas encore...

Le Comte, rappellant la Branche.

A propos, Monsieur... Mille pardons, Madame ; vous voulez bien que, pour être plus libre...

La Marquise.

Oh ! Monsieur...

Le Comte.

A-t-on donné ce brevet à ce petit Marquis ?

{p. 362}

La Branche.

Oui, Monsieur, votre valet-de-chambre le lui donna hier dans votre appartement.

Le Comte.

Ces provisions à cet homme de Robe ?

La Branche.

Votre secrétaire l’expédia à Versailles.

Le Comte.

A Versailles ! Et la lettre de cachet ?

La Branche.

Votre écu... Je l’ai rendue, Monsieur, ce matin...

Le Comte.

Ce matin ! Voilà qui est bien. Allez à présent, & que d’aujourd’hui on ne me rompe plus la tête d’aucune affaire. Allez. Non, non, demeurez, Monsieur ; Madame le veut bien. Vous savez, Madame, que c’est un homme de condition. . . .

La Branche.

Oh ! Monsieur...

Le Comte.

Qui a bien voulu se donner à moi. . . . . . . . . . . . . . .

Si le Petit Seigneur n’a pas des dettes, comme l’Important de Cour, l’Auteur ne peindra ni un petit ni un grand Seigneur du siecle.

Si le Petit Seigneur n’érige pas son prétendu Ecuyer en homme de condition, & s’il ne feint pas de faire donner des emplois, expédier des brevets & des lettres de cachet, l’Auteur ne connoîtra pas le monde. Passons à la maniere dont l’Important tâche d’amener son mariage.

Le Comte.

Vous êtes donc de noce aujourd’hui, Madame ?

{p. 363}

La Marquise.

En vérité, Monsieur, je ne sais pas encore trop bien ce que je dois faire..... Vous savez, Monsieur, qu’on veut me faire donner ma fille à Dorante..... C’est un riche gentilhomme.

Le Comte.

Et vous n’avez jamais porté vos vues plus haut qu’un simple gentilhomme ?

La Branche.

Ah ! ah !

La Marquise.

Monsieur, je ne manque pas d’ambition. Ma fille a de l’esprit, de la beauté..... Elle portera à son époux plus de vingt mille livres de rente en bonnes terres, outre deux cents mille livres d’argent comptant qu’on me garde ici pour sa dot.

Le Comte.

C’est quelque chose.

La Marquise.

Et je lui ferai encore de plus grands avantages, pourvu que je gagne mon procès.

Le Comte.

Oh ! pour cela, Madame, on peut, on peut, je crois, vous en répondre.

La Marquise.

Ainsi, Monsieur, vous croyez que je pourrois prétendre à quelque chose de mieux ?

Le Comte.

Oui, Madame.

La Marquise.

Cependant Monsieur de Vieusancour, le pere de Dorante, est Résident chez un Prince d’Italie.

Le Comte.

Vieusancour ! Ah ! il m’en souvient. Résident en Italie ! {p. 364}Il y est encore, n’est-ce pas ?... Monsieur, n’ai-je pas fait donner cette résidence ?

La Branche.

N’étoit-ce pas une ambassade, Monsieur ?

Le Comte.

Non, non... à cet homme-là... Diable ! Non... non : une résidence.

La Branche.

Ah ! oui, oui, Monsieur : c’étoit au moins quelque nom comme cela, qui finissoit en cour65. . . . . . . . . . . . . . .

La Marquise.

Quand on est, Monsieur, d’une aussi grosse considération...

Le Comte.

Oh ! oui, oui, Madame, grosse considération ! Voilà qui est bien, grosse considération ! Mais, parbleu ! cela est accablant ; on ne dit pas cela pour vous, Madame.... J’ai fait mettre votre Chevalier aux Cadets : j’ai un Régiment tout prêt pour votre aîné, & nous n’en demeurerons pas là.

La Marquise.

Ah ! Monsieur !

Le Comte.

Mais tout le monde se rue sur moi : une charge à l’un, un emploi à l’autre, une pension à celui-ci, un gouvernement à celui-là.... A la fin je quitterai tout & m’irai confiner dans quelqu’une de mes terres. Que j’envie, Madame, le sort d’un petit Gentilhomme de dix à douze mille livres de rente, qui vit tranquillement chez lui ! il est cent fois plus heureux que moi. . . . .

{p. 365}

Si le Petit Seigneur ne file pas l’histoire de son mariage précisément comme l’Important, il se trouvera surement au-dessous de lui. Voyons comme il va se débarrasser d’un créancier qui pourroit nuire à son établissement.

Scene III.

LE COMMIS DU BANQUIER, les précédents.

Le Comte.

Pardon, Madame.... Qu’est-ce, mon petit ami ? Qu’est-ce ? Ne pouviez-vous pas bien m’attendre chez moi ? Parlez bas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Commis.

En un mot, si les deux mille pistoles ne sont dans deux heures....

Le Comte.

Mais, mais, parlez donc plus bas : on ne rompt pas ainsi la tête à des gens de qualité pour ces bagatelles.

La Marquise.

Qu’est-ce donc, M. le Comte ?

Le Comte, bas.

C’est un maraud (Haut.) de Banquier (Bas.) qui me doit (Haut.) deux mille pistoles, (Bas.) & qui me fait demander (Haut.) deux heures. Entends-tu au moins ? dans deux heures.

Le Commis.

Il viendra lui-même, ou envoyez-y. (Il sort.) . . . . . . . . . . . . . .

Scene IV.

Le Comte, quand le Commis est sorti.

Il fera fort bien de n’y manquer pas : j’attends ce gueux-là depuis six mois ; mais la patience échappe, à la fin.

{p. 366}

La Marquise.

Sans doute, Monsieur. . . . . . . . . . . . . . . .

Le Comte.

Ces deux mille pistoles me font souvenir que j’ai oublié de me trouver ce matin au petit lever.

La Marquise.

Au petit lever !

Le Comte.

Oui, Madame : je vais réparer cela ; vous le voulez bien. . . . (Bas.) Va-t’en dire à ce Banquier, bs, bs, bs.

La Branche.

Comment dites-vous, Monsieur ?

Le Comte, haut.

Va-t-en dire au Duc, (Bas.) au Banquier, bs, bs, bs.

La Marquise, à part.

Au Duc !... Si je pouvois lui donner ma fille !

La Branche.

Je n’entends pas.

Le Comte, bas.

J’enrage ! (Haut.) Si le Duc fait difficulté... (A l’oreille.) Le Banquier, bourreau ! le Banquier, bs, bs, bs.

La Marquise, à part.

Quelle différence de lui à Dorante !

La Branche.

Que diantre me dit-il ?

Le Comte, bas.

Ah ! le butor ! (Haut.) Vous irez trouver le Prince de... (A l’oreille.) bs, bs, bs.

La Marquise.

Le Prince !... Il faut que j’aille rompre le mariage de ma fille avec Dorante. . . . . . . . . . . . . . . . . .

{p. 367}

Si le Petit Seigneur ne renvoie pas ses créanciers, & ne fait pas desirer son alliance avec autant d’adresse que l’Important, il aura eu tort de venir après ; & malheur à lui si on les compare. Il faut sans doute aussi que le Petit Seigneur ne réussisse pas dans ses projets. Voyons en partie la derniere scene de l’Important.

La Marquise, à un Banquier.

. . . . . . . . . .

Je veux être payée tout-à-l’heure : c’est pour la dot de ma fille. Je veux donner ce soir même cette somme à Monsieur.

Le Banquier.

Monsieur aura donc la bonté, Madame, de prendre des billets endossés par les gens de Paris les plus solvables ; sans cela je ne m’en serois pas chargé.

Le Comte.

Un homme comme moi n’a que faire d’aller courir après ces gens-là.

La Marquise.

Monsieur, allez querir de l’argent, puisque M. le Comte de Clincan...

Le Banquier.

Monsieur de Clincan ! Ah ! parbleu, Madame, cela ne pouvoit mieux venir ! Monsieur, vous ne refuserez pas de les prendre, quand vous saurez qu’il y en a pour plus de vingt mille écus des vôtres.

La Marquise.

Pour plus de vingt mille écus !

Le Comte.

Eh ! bon ! bon ! Madame, ce n’a été que pour faire plaisir à des gens qui... Il ne sait ce qu’il dit.

{p. 368}

Le Banquier, en colere.

Monsieur votre oncle, dont je suis connu, sait si je dis la vérité : & puisque l’on me force de parler ; sachez, Madame, que Monsieur, à qui je vois que l’on donne la qualité de Comte, est à peine gentilhomme, & très mal dans ses affaires.

La Marquise.

Comment ! l’homme d’importance !

Le Comte, en reculant.

Oh ! çà, çà, Madame, point d’explication, s’il vous plaît ; je ne prétends pas vous donner davantage ici la comédie. Puisque vous prenez mal les choses, tant pis pour vous. Renouez, renouez avec vos gens. Je retire... ma parole... (En revenant.) Ne comptez pas sur moi ; je retire ma parole. Adieu, adieu.

Voilà quatre scenes qui doivent certainement mettre à l’étroit tout homme qui voudra faire une piece en cinq ou en trois actes du Petit Seigneur. Tous les traits avec lesquels nous l’avons caractérisé avant que d’extraire l’Important, servent encore dans la piece de Brueys.

L’on me dira qu’un Auteur moderne pourra peindre son héros avec plus de noblesse. Je ne vois pas s’il feroit mieux : n’avons-nous pas dans Paris bien des Comtes, des Barons, des Marquis qui ne sont pas Gentilshommes, & qui n’ont pas une Terre comme M. de Clincant ? N’avons-nous pas d’un autre côté bien des Nobles réels, qui, pour raccommoder leurs affaires, n’aspirent pas à une Marquise, & se bornent à tromper une simple roturiere ? Mais prêtons-nous aux idées nobles & relevées de l’Auteur. Alors son héros, au lieu d’en imposer à une Marquise de province, en imposera à une Femme de la Cour encore {p. 369}mieux titrée. Dès ce moment l’Auteur s’éloigne de la vraisemblance.

On me dira encore que le Petit Seigneur peut se croire de bonne foi un homme d’importance, & n’être pas un frippon comme M. de Clincant. En ce cas-là le héros ressemblera au Glorieux par la haute idée qu’il aura de lui, & il sera un modele du côté de la probité. Adieu ridicule, adieu plaisant ; par conséquent, adieu les ris, adieu la comédie.

Je conçois qu’on peut envisager le Petit Seigneur d’un autre côté, & c’est peut-être celui que le Lecteur oppose tout bas à mes raisonnements. On pourroit peindre ces têtes folles qui, jouissant dans leur province d’une fortune & d’un rang distingués, viennent se ruiner dans la capitale, pour se confondre parmi les Grands, & y mener leur train pendant quelques années. Ils font en effet les petits Seigneurs ; mais si l’on veut mettre sur la scene leurs travers, leurs ridicules, leurs folles dépenses, leurs prétentions, on refera le Bourgeois Gentilhomme, au seul titre près.

L’AMI DE COUR.

J’ai entendu disputer très souvent sur la différence qu’il y a entre un homme de Cour, & un homme de la Cour. J’ai vu prononcer qu’un homme de Cour est celui qui veut se donner l’air de tenir à la Cour ou d’y être nécessaire ; & un homme de la Cour, celui qui, par son rang, y tient réellement.

Je ne décide pas si la signification est bien ou mal déterminée. Dans le premier sens, l’Ami de {p. 370}Cour présenteroit le même sujet que l’Important de Cour, beaucoup plus encore que le Petit Seigneur : dans le dernier sens, l’Ami de Cour offre un caractere plus grand, plus magnifique à traiter. Mais songeons, avant que de l’entreprendre, qu’il n’est pas à la portée de tout le monde, & que le parterre, avec les trois quarts & demi du spectacle, sont composés de personnes qui fréquentent peu la Cour.

On peut, me dira-t-on, rabaisser ce sujet au niveau de tout le monde & de tous les états, par les accessoires, par les personnages subalternes. Oui, si la piece étoit seulement intitulée l’Homme de Cour ; mais l’Ami de Cour ne doit être entouré que de personnes assez assorties à sa qualité pour qu’il puisse se dire leur ami, & qu’elles puissent le croire avec quelque ombre de vraisemblance. D’ailleurs, les intrigues de la Cour ne sont plus du ressort de la comédie, pour peu qu’elles deviennent graves & mystérieuses. Moliere a bravé les partis des Beaux-Esprits, des Prudes, des Femmes Savantes, des Tartufes, tous réunis contre lui : il les a attaqués & combattus avec une noble audace, dont on ne sauroit assez le louer ; mais il se fût perdu s’il eût été au-delà du ridicule des Marquis. Thalie doit attaquer seulement les ennemis qu’elle peut terrasser, & non ceux qui ont droit de lui imposer silence. Tel Auteur qui n’osera pas se permettre une raillerie contre un Comédien qui l’aura fait attendre deux heures dans son antichambre, contre un Journaliste dont il craint la critique, contre le plus mince Bureau du bel esprit, croira follement se faire un nom en prenant le vol le plus {p. 371}audacieux. Heureusement pour lui ses ailes, semblables en tout à celles d’Icare, sont fondues avant qu’il puisse tomber de fort haut.

LE DÉFIANT.

Un homme qui se défie de tous les autres est certainement un original très propre à mettre sur la scene. Il peut fournir autant de comique que de moral : il a le mérite d’être à la portée de tous les rangs, de tous les états, de tous les âges, de toutes les nations ; cependant je ne craindrai point de dire que ce sujet est extrêmement difficile à traiter : premiérement, parceque le Défiant est un caractere qu’on peut lier à une infinité d’autres ; un jaloux est défiant ; une mere qui veut conserver l’honneur & la réputation de sa fille est défiante ; un philosophe qui connoît les hommes est défiant ; un méchant est défiant, parcequ’il redoute dans les autres les méchancetés qu’il est capable de faire, &c. &c.

J’entends la plupart de mes Lecteurs s’écrier « que ce que je dis pour persuader que le Défiant est très difficile à traiter, prouve tout le contraire, puisqu’on peut l’associer à une infinité de caracteres qui le rendront plus théâtral en redoublant ses forces ». C’est très bien raisonner ; mais comme nos prédécesseurs ont senti cet avantage avant nous, ils en ont profité ; ils nous ont prévenus, & voilà précisément pourquoi ce caractere si fécond à la premiere inspection, le devient moins à mesure qu’on veut l’approfondir.

Veut-on peindre la défiance d’un jaloux ? Destouches a pris les devants dans son Curieux impertinent, comédie en cinq actes & en vers, qu’il {p. 372}a prise de Don Quichotte. A-t-on envie de représenter la défiance d’un pere tendre qui craint de voir sa fille, son gendre, & leurs enfants ne pas répondre à ses soins paternels ? M. Collé l’a déja fait avec le plus grand succès. Voyons s’il nous a laissé quelque chose à dire après lui.

DUPUIS ET DESRONAIS,
Comédie en trois actes, & en vers libres.

ACTE I. Scene III.

Desronais.

Oui, je connois sa défiance...

Clénard.

  Mais bien ? la connoissez-vous bien ?
Jamais les jeunes gens n’approfondissent rien...
  Avez-vous eu la patience
De la bien observer ?...D’abord dans son maintien
Rien ne l’annonce... Il est d’une humeur libre & gaie,
  Mais je dis d’une gaieté vraie ;
Malin, railleur, aimant les traits plaisants.
  C’est sous ces dehors séduisants,
 C’est sous un air ouvert en apparence,
  Qu’il cache cette défiance...
L’espece de la sienne, à ce qu’il me paroît,
  Ne porte point sur l’intérêt,
Mais sur les sentiments... J’ai cru voir & je pense
D’abord... qu’il ne croit point à la reconnoissance...
 Et puis d’ailleurs, inquiet comme il est...

Desronais.

Quoi ! l’est-il sur les gens qu’il aime ?

Clénard.

 Précisément ; & c’est son ami même
 Qu’à soupçonner son cœur est toujours prêt...
{p. 373}
 Je lui connois une ame si sensible,
 Si délicate, à tel point susceptible
  Sur l’article de l’amitié,
  Qu’il ne seroit pas impossible
Qu’il eût cru, de ses jours, n’être aimé qu’à moitié,
Ou point du tout... Aussi dit-il qu’il désespere
D’être jamais aimé comme il aime.

Desronais.

Eh ! Monsieur,
Doute-t-il que je l’aime & le respecte en pere ?
 La défiance dans un cœur
Peut-elle aller si loin ? & d’où peut-elle naître ?

Clénard.

 Bon ! il la pousse encor plus loin peut-être ;
Et je n’en serois point surpris... car les noirceurs
Qu’il essuya jadis de la part de ses sœurs,
De tous ses obligés l’ingratitude extrême,
  De ses ennemis les fureurs,
  La perfidie & les horreurs
 De ses amis... j’entends des gens qu’on aime,
Enfin des trahisons de toutes les couleurs...
  De sa défunte femme même,
Peuvent servir de reste à le justifier
De craindre les humains, & de s’en défier.

Desronais.

 Quoi ! vous pensez qu’il se défie
De moi-même, de moi ! . . . . .
. . . . . . . . .
Et sur quoi, je vous prie...
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Clénard.

Cette galanterie
{p. 374}
Que d’un œil indulgent il a vue en autrui,
 Peut très bien, sans pédanterie,
Dans son gendre futur le blesser aujourd’hui.
Son esprit défiant, son humeur soupçonneuse
Doit la croire en hymen beaucoup plus dangereuse
 Que vous ne vous l’imaginez...
Par elle il voit d’abord vos cœurs aliénés,
Le mari dérangé, la femme malheureuse,
 Et peut-être moins vertueuse...
Il voit tous vos devoirs ensuite abandonnés,
 Une conduite scandaleuse,
 L’exemple affreux que vous donnez
 A des enfants infortunés,
Et n’apperçoit pour tous qu’une fin douloureuse,
En les voyant, après, eux & vous ruinés
Et du mépris public couverts & consternés.
Voilà, Monsieur, voilà la peinture fidelle
Qu’il peut se faire, lui, des plaisirs effrénés,
Des vices qu’il traitoit presque de bagatelle,
Quand leurs tristes effets, quand leur suite cruelle
Contre lui-même encor ne s’étoient point tournés.

Voilà certainement plusieurs traits qui caractérisent bien la défiance, & qu’un Auteur ne pourroit que copier pour en faire un second portrait bien ressemblant. Voyons encore Dupuis peindre lui-même son caractere défiant.

Scene IX.

Dupuis, seul.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
 A cet hymen si je donnois les mains,
  Abandonné dans ma vieillesse,
{p. 375}
Réduit à cet état dont j’ai cent fois frémi,
 Je vivrois seul, & mourrois de tristesse,
De perdre en même temps ma fille & mon ami...
  C’est cette juste défiance
  Que je renferme dans mon sein,
Dont j’épargne à leurs cœurs la triste connoissance,
 Qui ne feroit qu’augmenter leur chagrin...
  Et pour donner en apparence
  Quelques motifs à mes délais,
Sur ses exploits galants j’attaque Desronais.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Ma fille & Desronais
Auront beau m’accuser d’une injustice extrême,
 Je ne dois point, aux dépens de mon cœur,
  Pour faire plutôt leur bonheur,
  Me rendre malheureux moi-même66.

En voilà suffisamment pour prouver qu’un Auteur seroit extrêmement gêné en traitant le Défiant. Qu’on ne m’accuse pas d’opiniâtreté, en me voyant insister sur les larcins que nous ont fait nos predécesseurs : je le dois pour montrer aux personnes superficielles qu’il est moins facile qu’elles le pensent de faire aujourd’hui une bonne comédie à caractere, & pour engager les Auteurs {p. 376}à se familiariser avec tous les théâtres67 ; non pour les piller, à moins qu’ils ne soient d’une nation étrangere ; mais pour ne pas se rencontrer avec eux, soit dans les traits principaux qu’on veut donner à son héros, soit dans les ressorts qu’on a dessein d’employer pour le corriger ou pour le punir.

En second lieu, le Défiant est plus difficile qu’on ne pense à mettre sur la scene, parcequ’on doit nécessairement le rendre la dupe de son caractere ; ce qui n’est pas aisé, puisqu’on ne sauroit le faire trahir par un de ses confidents, comme l’on a fait dans mille autres pieces. Comment donc amener un dénouement ? Peu de temps après que M. de Marmontel eut donné sa Poétique, on lut aux François cinq Défiants, qui tous furent refusés, & le méritoient, parceque le héros qui, {p. 377}à la vérité, se méfioit de plusieurs personnes, se confioit à celles qu’il auroit dû redouter davantage, & qui le trahissoient, de sorte que le Défiant se trouvoit la victime de sa confiance. Le Défiant a beau se défier de cent personnes, s’il fait part de ses secrets à une seule, le caractere est manqué.

Malgré ce que je viens de dire, le Défiant seroit le caractere que je choisirois de préférence à tous ceux que nous avons analysés dans ce Chapitre : j’en ai dit la raison. Depuis le sceptre jusqu’à la houlette, tout homme à vingt ans, à cinquante, à quatre-vingts, peut être défiant ; & l’on a de grandes ressources avec des caracteres aussi généraux. Quant aux autres, quoiqu’ils ne soient pas autant à la portée de tout le monde, nous n’en sommes pas moins redevables, je le répete, à celui qui nous les a indiqués. Ceux qui par leur nature ne sauroient remplir une grande piece, ou y occuper la premiere place, peuvent cependant jouer un rôle essentiel entre les mains d’un habile homme. Moliere n’a traité que deux ou trois caracteres généraux ; toutes ses pieces fourmillent pourtant de caracteres. Apprenons de lui l’art d’en faire usage & de les placer selon leur juste valeur. Nous n’avons pour cela qu’à décomposer quelques-unes de ses comédies.

{p. 378}

CHAPITRE XXXIV.
On peut faire usage de tous les caracteres. §

Soit que Moliere ait arrangé ses fables d’après les caracteres qu’il avoit dessein de traiter, soit qu’il ait décidé le choix des caracteres d’après les plans que la Cour lui prescrivoit quelquefois, nous voyons qu’il a tiré le plus grand parti de ses divers caracteres. Les principaux, les accessoires, les simples, les composés, tous lui servent. Ne nous bornons pas à prouver par-là que le plus petit caractere peut jouer un rôle dans les mains d’un habile homme ; tâchons d’indiquer le moyen d’en faire un bon usage, & de les placer dans leur jour le plus favorable. Le meilleur, à mon avis, est de nous familiariser avec les pieces de Moliere, de les analyser, de les méditer ; nous y apprendrons l’art si difficile de mettre en œuvre tous les caracteres, d’apprécier au juste ce que chacun d’eux peut produire, de l’isoler ou de l’associer à un, deux, trois, ou plusieurs autres personnages en conséquence de leur valeur précise, afin que tous puissent produire l’effet dont ils sont capables, sans se nuire mutuellement.

Examinons d’abord l’Avare, nous ne verrons qu’un seul caractere frappant dans cette piece. Pourquoi cela ? parceque l’avarice, qui est un vice de tous les pays, de tous les états, forme un caractere si bien marqué par lui-même, qu’il n’a pas besoin d’être placé à côté d’un autre pour ressortir ; parcequ’il est encore si fécond, que, sans {p. 379}le secours de tout autre, il peut fournir une longue carriere : par conséquent il eût été mal-adroit de lui donner un compagnon qui l’auroit éclipsé de temps en temps, qui l’auroit empêché d’agir, ou qui ne lui auroit été d’aucune utilité.

Dans les Fâcheux, Moliere devoit peindre nécessairement plusieurs importuns, & soutenir l’attention du public par la variété autant que par la vérité de ses images ; il eût manqué son but si l’un de ses portraits eût été assez fort pour dominer sur les autres d’une façon sensible : aussi tous les caracteres qu’il introduit dans cette piece ont-ils à-peu-près la même force, la même valeur ; ce qui devoit être nécessairement, puisque l’Auteur les destine tous à la même chose : l’un ne doit pas faire plus qu’un autre, les coups qu’ils portent doivent donc être également frappés.

Ergaste obtient un rendez-vous d’Orphise qu’il aime ; il est question de le lui faire manquer, en lui suscitant des importuns qui viennent l’un après l’autre l’arrêter. L’homme qui l’entretient de ses chevaux, de ses bonnes fortunes, de sa caleche ; celui qui le consulte sur l’air & les pas d’un ballet qu’il vient de composer ; Alcandre qui le prie de lui servir de second, & de porter un cartel pour lui à son ennemi ; Alcippe qui lui raconte ses malheurs dans une partie de piquet ; Oronte & Climene qui le prient de décider si un amant jaloux est préférable à celui qui ne l’est point ; le Chasseur qui lui fait part d’une chasse malheureuse ; l’Homme aux projets, qui veut enrichir la France en l’entourant de ports de mer ; le Savant, qui sollicite la charge de Contrôleur, Intendant, Correcteur, Reviseur & Restaurateur général des enseignes de Paris ; enfin, les divers {p. 380}caracteres de ces fâcheux devant également impatienter Ergaste en l’arrêtant, aucun d’eux ne devoit écraser les autres par une force trop supérieure. Si l’un d’eux eût suffi pour déranger tout-à-fait les projets d’Eraste, les autres seroient devenus inutiles.

On ne manquera pas de répondre « que la comédie des Fâcheux est épisodique ; qu’il seroit bien désagréable, lorsqu’on a plusieurs petits caracteres à placer, de ne pouvoir faire que des pieces à scenes détachées ». Cela est vrai, aussi n’y est-on pas forcé. Moliere va nous servir encore de guide dans une autre carriere. Ne craignons point de nous égarer sur ses pas.

Dans la Comtesse d’Escarbagnas, le Vicomte, M. Tibaudier, M. Harpin, M. Bobinet ont tous un caractere aussi marqué, ou peu s’en faut, que celui de l’héroïne. Le Comte a la manie des gens d’esprit : il meurt d’envie de lire ses Ouvrages, & la satisfait tout en plaisantant ses pareils.

Scene I.

Le Vicomte.

Il est cruel, belle Julie, que ma feinte tendresse pour Madame d’Escarbagnas dérobe à mon amour un temps qu’il voudroit employer à vous expliquer son ardeur ; & cette nuit j’ai fait là-dessus quelques vers que je ne puis m’empêcher de vous réciter sans que vous me le demandiez, tant la démangeaison de lire ses ouvrages est un vice attaché à la qualité de poëte.

SONNET.

C’est trop long-temps, Iris, me mettre à la torture ;
Et si je suis vos loix, je les blâme tout bas
De me forcer à taire un tourment que j’endure,
Pour déclarer un mal que je ne ressens pas.
{p. 381}
Faut-il que vos beaux yeux, à qui je rends les armes,
Veuillent me divertir de mes tristes soupirs ?
Et n’est-ce pas assez de souffrir pour vos charmes,
Sans me faire souffrir encor pour vos plaisirs ?
C’en est trop à la fois que ce double martyre ;
Et ce qu’il me faut taire, & ce qu’il me faut dire,
Exerce sur mon cœur pareille cruauté.
L’amour le met en feu, la contrainte le tue ;
Et si par la pitié vous n’êtes combattue,
Je meurs & de la feinte & de la vérité.

M. Harpin est un brutal de Financier, qui, sur la foi de son coffre-fort, croit que les femmes sont obligées de lui être fidelles, & prend brusquement congé de la Comtesse, en lui reprochant grossiérement ses bienfaits.

Scene XXI.

Harpin.

Hé ! ventrebleu, Madame, quittons la faribole..... Je ne trouve point étrange que vous vous rendiez au mérite de Monsieur le Vicomte : vous n’êtes pas la premiere femme qui joue dans le monde de ces sortes de caracteres, & qui ait auprès d’elle un Monsieur le Receveur, dont on lui voit trahir & la passion & la bourse, pour le premier venu qui lui donnera dans la vue. Mais ne trouvez pas étrange aussi que je ne sois pas la dupe d’une infidélité si ordinaire aux coquettes du temps, & que je vienne vous assurer, devant bonne compagnie, que je romps commerce avec vous, & que Monsieur le Receveur ne sera plus pour vous Monsieur le donneur.

M. Bobinet est un pédant de Précepteur qui ne sait point parler naturellement comme le reste des hommes, & qui ne voit rien au-delà de ses Auteurs classiques.

{p. 382}

Scene XVII.

Bobinet.

Je donne le bon vêpre à toute l’honorable compagnie. Que desire Madame la Comtesse d’Escarbagnas de son très humble serviteur Bobinet ?

La Comtesse.

A quelle heure, Monsieur Bobinet, êtes-vous parti d’Escarbagnas avec mon fils le Comte ?

Bobinet.

A huit heures trois quarts, Madame, comme votre commandement me l’avoit ordonné.

La Comtesse.

Comment se portent mes deux autres fils, le Marquis & le Commandeur ?

Bobinet.

Ils sont, Dieu graces, Madame, en parfaite santé.

La Comtesse.

Où est le Comte ?

Bobinet.

Dans votre chambre à alcove, Madame... Il compose un thême que je viens de lui dicter sur une Épître de Cicéron.

La Comtesse.

Faites-le venir, Monsieur Bobinet.

Bobinet.

Soit fait ainsi que vous le commandez. . . . . . . . . . . . .

Scene XIX.

Bobinet.

Allons, Monsieur le Comte, faites voir que vous profitez {p. 383}des bons documents que je vous donne. La révérence à toute l’honorable assemblée. . . . . . . . . . . . .

La Comtesse.

Monsieur Bobinet, faites-lui un peu dire quelque petite galanterie de ce que vous lui apprenez.

Bobinet.

Allons, Monsieur le Comte, récitez votre leçon d’hier au matin.

Le Comte.

Omne viro soli quod convenit esto virile.
Omne vi... . . . . . . .

M. Tibaudier est un Conseiller précieux, un personnage autant alambiqué dans sa prose que dans ses vers. Lisons la lettre qu’il adresse à la Comtesse, en lui envoyant des poires.

Madame, je n’aurois pas pu vous faire le présent que je vous envoie, si je ne recueillois pas plus de fruit de mon jardin que j’en recueille de mon amour : les poires ne sont pas encore bien mures ; mais elles en quadrent mieux avec la dureté de votre ame qui, par ses continuels dédains, ne me promet pas poires molles. Trouvez bon, Madame, que sans m’engager dans une énumération de vos perfections & charmes qui me jetteroit dans un progrès à l’infini, je conclue ce mot en vous faisant considérer que je suis d’un aussi franc chrétien que les poires que je vous envoie, puisque je rends le bien pour le mal ; c’est-à-dire, Madame, pour m’expliquer plus intelligiblement, puisque je vous présente des poires de bon chrétien pour des poires d’angoisse que vos cruautés me font avaler tous les jours.

{p. 384}

La Comtesse d’Escarbagnas joint au ridicule de titrer avec emphase Messieurs ses fils, celui de parler avec affectation de ses chandeliers d’argent, de sa bougie qui n’est que de suif, de son garde-meuble qui est son grenier. Elle marie des manieres campagnardes à son faux air de grandeur ; elle veut faire payer un verre que sa servante casse par mégarde. Son caractere n’est pas mieux frappé que les quatre autres : tous ont une portion de ridicule à-peu-près aussi forte ; ils fournissent presque autant de comique l’un que l’autre. Mais Moliere voulant filer une petite intrigue, a choisi le caractere de la Comtesse pour en faire le principe de l’action : & quoiqu’il le fasse agir de préférence, il ne lui donne jamais assez de supériorité sur les autres pour qu’il puisse les rendre subalternes, & devenir principal.

Le Misanthrope est, dans le sérieux, ce que la Comtesse d’Escarbagnas est dans le bouffon. Cette comédie peut encore nous enseigner l’art de faire entrer plusieurs caracteres dans une même piece. Alceste, n’ayant pas un de ces caracteres communs, dont le genre humain présente des modeles à chaque pas, dont les traits marqués rendent la peinture plus facile & diminuent le travail du peintre, Moliere ne pouvoit par conséquent se flatter d’en faire l’unique objet d’une comédie en cinq actes. D’un autre côté, le caractere étoit trop beau pour le confondre tout-à-fait avec plusieurs autres. Quel parti prend l’Auteur ? Il fait du Misanthrope le principal mobile de son ouvrage ; il y joint en même temps les caracteres de la prude Arsinoé, du bel esprit & des petits-maîtres de Cour, de l’indulgent Philinte ; il y joint enfin le {p. 385}caractere de la coquette Célimene, non pour faire l’intrigue de la piece, puisqu’il n’y en a point, mais pour les mettre en opposition avec le caractere d’Alceste, & lui donner occasion de se développer, pour le faire briller davantage, sans cependant marquer eux-mêmes trop de foiblesse, parcequ’ils ont la portion de force & de comique qui leur est nécessaire pour briller durant le peu de temps qu’ils sont sur la scene.

J’ai cherché pendant long-temps la cause de cette supériorité que Moliere a sur ses prédécesseurs & sur ses successeurs dans l’art de faire briller plusieurs caracteres par le secours l’un de l’autre ; & j’ai trouvé qu’il la doit à l’adresse avec laquelle il met ses caracteres en opposition. Remarquez, de grace, comme je m’exprime ; je parle de mettre en opposition, & non de faire contraster. Bien des personnes se figurent que c’est à-peu-près la même chose ; ils verront le contraire dans les Chapitres suivants.

CHAPITRE XXXV.
Du contraste des Caracteres. §

On prétend dans le monde qu’on ne peut rendre les traits d’un caractere bien saillants, sans les faire contraster avec ceux d’un autre. Quelle erreur, grands dieux ! On vient de voir que dans l’Avare, Harpagon seul a un caractere décidé ; aucun des autres personnages ne peut donc avoir un caractere qui contraste avec le sien : cependant Harpagon n’est-il pas une image frappante de {p. 386}l’avarice, & le portrait laisse-t-il quelque chose à desirer ? Que dis-je ! Harpagon n’est-il pas l’avarice même personnifiée ?

« Le caractere de Cléante, disent les gens superficiels, contraste avec celui de son pere, puisque l’un emprunte de l’argent à gros intérêt, & que l’autre prête à usure ».

L’objection paroît d’abord convaincante ; mais Harpagon prête à usure par raffinement d’avarice : nous allons voir quel motif engage Cléante à faire des dettes. Si c’est par prodigalité, on a raison, & j’ai tort.

ACTE I. Scene II.

Elise.

Oui, je conçois, mon frere, quel est votre chagrin.

Cléante.

Ah ! ma sœur, il est plus grand qu’on ne peut croire ! car enfin, peut-on voir rien de plus cruel, que cette rigoureuse épargne qu’on exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l’on nous fait languir ? Hé ! que nous sert d’avoir du bien s’il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d’en jouir, & si, pour m’entretenir même, il faut que maintenant je m’engage de tous côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours les secours des Marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables ? Enfin j’ai voulu vous parler pour m’aider à sonder mon pere sur les sentiments où je suis ; &, si je l’y trouve contraire, j’ai résolu d’aller en d’autres lieux avec cette aimable personne, jouir de la fortune que le Ciel voudra nous offrir. Je fais chercher par-tout, pour ce dessein, de l’argent à emprunter ; &, si vos affaires, ma sœur, sont semblables aux miennes, & qu’il faille que notre pere s’oppose à nos desirs, nous le {p. 387}quitterons là tous deux, & nous nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient, depuis si long-temps, son avarice insupportable.

ACTE II. Scene I.

La Fleche.

Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché, & mangeant son bled en herbe.

Cléante.

Que veux-tu que j’y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des peres. Et l’on s’étonne après cela que les fils souhaitent qu’ils meurent !

Scene III.

Harpagon.

Ote-toi de mes yeux, coquin ! ôte-toi de mes yeux !

Cléante.

Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achete un argent dont il a besoin, ou celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?

Loin que Cléante emprunte par esprit de prodigalité, il ne cherche à faire des dettes que pour fournir au nécessaire que son pere lui refuse, & pour s’affranchir de la tyrannie. Son caractere ne contraste donc point avec celui d’Harpagon ; aussi rend-il la piece bien plus morale, aussi sert-il bien mieux à nous inspirer de l’horreur pour l’avarice.

Loin de croire que le contraste des caracteres soit nécessaire dans la comédie, je l’y crois un grand défaut ; & tout homme qui connoîtra l’art {p. 388}dramatique, sera certainement de cet avis. Voyons ce que dit là-dessus M. Diderot.

« Je veux que les caracteres soient différents ; mais je vous avoue que le contraste m’en déplaît. Ecoutez mes raisons, & jugez.

« Je remarque d’abord que le contraste est mauvais dans le style. Voulez-vous que des idées grandes, nobles & simples se réduisent à rien, faites-les contraster entre elles & dans l’expression.

« Voulez-vous qu’une piece de musique soit sans expression & sans génie, jettez-y du contraste, & vous n’aurez qu’une suite alternative de doux & de fort, de grave & d’aigu.

« Voulez-vous qu’un tableau soit d’une composition désagréable & forcée, méprisez la sagesse de Raphaël, strapassez, faites contraster vos figures.

« L’architecture aime la grandeur & la simplicité. Je ne dirai point qu’elle rejette le contraste ; elle ne l’admet point.

« Dites-moi comment il se fait que le contraste soit une si pauvre chose dans tous les genres d’imitation, excepté dans le dramatique.

« Mais un moyen sûr de gâter un drame & de le rendre insoutenable à tout homme de goût, ce seroit d’y multiplier les contrastes.

« Je ne sais quel jugement on portera du Pere de famille ; mais s’il n’est que mauvais, je l’aurois rendu détestable en mettant le Commandeur en contraste avec le Pere de famille, Germénil avec Cécile, Saint-Albin avec Sophie, & la Femme-de-chambre avec un des Valets. Voyez ce qui résulteroit de ces antitheses, &c... »

Je ne me connois pas assez en musique, en {p. 389}peinture, en architecture, pour juger d’après moi si ces trois arts admettent ou rejettent les contrastes, & j’en crois M. Diderot sur sa parole ; mais je sens bien vivement le bonheur de me trouver de son sentiment à l’égard des pieces de théâtre. On peut, on doit même y mettre des oppositions & des nuances différentes qui leur donnent l’agrément de la variété ; jamais de contrastes qui, loin de se faire ressortir, s’écrasent mutuellement. M. Diderot continue :

« Mais n’est-ce pas assez du vernis romanesque malheureusement attaché au genre dramatique par la nécessité de n’imiter l’ordre général des choses que dans le cas où il s’est plu à combiner des incidents extraordinaires, sans ajouter encore à ce vernis si opposé à l’illusion un choix de caracteres qui ne se trouvent presque jamais rassemblés ? Quel est l’état commun des sociétés ? Est-ce celui où les caracteres sont différents, ou celui où ils sont contrastés ? Pour une circonstance de la vie où le contraste des caracteres se montre aussi tranché qu’on le demande au Poëte, il y en a cent mille où ils ne sont que différents ».

Tant pis pour les Auteurs dramatiques qui ne savent pas choisir un Roman propre à faire illusion, c’est la faute de l’Auteur & non celle du genre. Quant aux contrastes parfaits, je veux croire qu’il en est peu dans les sociétés, mais ce ne seroit pas une raison suffisante pour les exclure de la scene. M. Diderot va les combattre avec de meilleures armes.

« Pourquoi a-t-on imaginé de faire contraster un caractere avec un autre ? c’est sans doute afin de rendre l’un des deux plus sortant : mais on {p. 390}n’obtiendra cet effet qu’autant que ces caracteres paroîtront ensemble. De là, quelle monotonie pour le dialogue ? quelle gêne pour la conduite ? Comment réussirai-je à enchaîner naturellement les événements, & à établir entre les scenes la succession convenable, si je suis occupé de la nécessité de rapprocher tel personnage de tel autre ? Combien de fois n’arrivera-t-il point que le contraste demande une scene, & que la vérité de la Fable en demande une autre ?

« D’ailleurs, si les deux personnages contrastants étoient dessinés avec la même force, ils rendroient le sujet du drame équivoque ».

Voilà la raison triomphante à laquelle on ne peut rien opposer. Si les deux personnages contrastants sont de la même force, le titre de la piece doit annoncer leurs deux caracteres ; & le sujet n’a plus le mérite de l’unité. Si l’un des caracteres contrastants est sacrifié à l’autre, on attribue sa foiblesse à l’Auteur.

« Je suppose que le Misanthrope n’eût point été affiché, & qu’on l’eût joué sans annonce. Que seroit-il arrivé si Philinte eût eu son caractere comme Alceste a le sien ? Le Spectateur n’auroit-il pas été dans le cas de demander, du moins à la premiere scene où rien ne distingue encore le personnage principal, lequel des deux on jouoit, du Philanthrope ou du Misanthrope ? Et comment évite-t-on cet inconvénient ? On sacrifie l’un des deux caracteres. On met dans la bouche du premier tout ce qui est pour lui, & l’on fait du second un sot ou un mal-adroit. Mais le Spectateur ne sent-il pas ce défaut, sur-tout lorsque le caractere vicieux est {p. 391}principal, comme dans l’exemple que je viens de citer.

« La premiere scene du Misanthrope est cependant un chef-d’œuvre.

« Oui : mais qu’un homme de génie s’en empare, qu’il donne à Philinte autant de sang froid, de fermeté, d’éloquence, d’honnêteté, d’amour pour les hommes, d’indulgence pour leur foiblesse, qu’un ami véritable du genre humain en doit avoir ; & tout-à-coup, sans toucher au discours d’Alceste, vous verrez le sujet de la piece devenir incertain. Pourquoi donc ne l’est-il pas ? est-ce qu’Alceste a raison ? est-ce que Philinte a tort ? Non ; c’est que l’un plaide bien sa cause, & que l’autre défend mal la sienne ».

Après avoir admiré M. Diderot sur plusieurs choses excellentes qu’il a dites en parlant des contrastes, voudra-t-il nous permettre de lui demander s’il ne s’est point trompé lorsqu’il a voulu nous faire entendre que le caractere de Philinte contraste avec celui d’Alceste, & que celui du dernier ne domine que parceque sa cause est mieux plaidée que celle du premier. Je suis vrai, & j’avouerai que je ne suis pas de ce sentiment. J’ose penser que si le public ne croit pas dans la premiere scene voir autant le Philanthrope que le Misanthrope, ce n’est ni au titre ni à l’annonce que l’Auteur en a l’obligation : c’est encore moins à la précaution de mettre dans la bouche d’Alceste des raisons triomphantes & de faire de Philinte un sot ; de bien plaider la cause du Misanthrope, de mal plaider celle du prétendu Philanthrope ; mais à l’adresse de différencier les deux rôles sans les faire contraster, puisqu’Alceste est l’ennemi déclaré {p. 392}du genre humain, & que Philinte, loin d’être l’ami déclaré des hommes, les plaint sans les aimer, souffre leurs défauts uniquement par la nécessité de vivre avec eux, & l’impossibilité de les rendre meilleurs. Rapprochons quelques-uns de leurs traits.

ACTE I. Scene I.

ALCESTE, PHILINTE.

Philinte.

Vous voulez un grand mal à la nature humaine !

Alceste.

Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.

Philinte.

Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien dans le siecle où nous sommes....

Alceste.

Non, elle est générale & je hais tous les hommes ;
Les uns parcequ’ils sont méchants & malfaisants,
Et les autres pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses,
Que doit donner le vice aux ames vertueuses.
. . . . . . . . .
Et par fois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.

Philinte.

Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grace à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut parmi le monde une vertu traitable ;
A force de sagesse on peut être blâmable :
{p. 393}
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siecle & les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection.
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe comme vous cent choses tous les jours
Qui pourroient mieux aller prenant un autre cours ;
Mais, quoi qu’à chaque pas je puisse voir paroître,
En courroux, comme vous, on ne me voit pas être :
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont :
J’accoutume mon ame à souffrir ce qu’ils font ;
Et je crois qu’à la Cour, de même qu’à la ville,
Mon phlegme est philosophe autant que votre bile.

Alceste.

Mais ce phlegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,
Ce phlegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Et, s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
Que pour avoir vos biens on dresse un artifice,
Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

Philinte.

Oui, je vois ces défauts dont votre ame murmure,
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants & des loups pleins de rage.

Un homme qui ne voit les hommes, qui ne les aime, que comme des vautours affamés de carnage, des singes malfaisants, & des loups pleins {p. 394}de rage, ne contraste certainement point avec un Misanthrope. Tous deux détestent presque également les humains : ils ne sont différents que par la maniere dont ils haïssent. La haine du dernier est beaucoup plus bruyante, voilà tout. Les vers que nous venons de lire me confirment dans mon idée, & me font croire que tout homme de génie, loin de s’emparer de cette scene pour la retoucher, la respecteroit au contraire, parcequ’il verroit qu’elle est traitée comme elle doit l’être. L’éloquence, la fermeté, ou la vigueur qu’on y ajouteroit, éblouiroit peut-être tout-de-suite, mais seroit réellement un défaut aux yeux des Connoisseurs, puisqu’elle défigureroit le caractere de Philinte, du moins si je l’ai bien vu. Je me garderai de prononcer.

« Concluons, ajoute M. Diderot, qu’il n’y a qu’une raison pour contraster les caracteres, & qu’il y en a plusieurs pour les montrer différents.

« Mais qu’on lise les Poétiques, on n’y trouvera pas un mot de ces contrastes. Il me paroît donc qu’il en est de cette regle comme de beaucoup d’autres, qu’elle a été faite d’après quelques productions de génie, où l’on aura remarqué un grand effet de contraste, & qu’on aura dit : le contraste fait bien ici ; donc on ne peut bien faire sans contraste. Voilà la logique de la plupart de ceux qui ont osé donner des bornes à un art dans lequel ils ne se sont jamais exercés. C’est aussi celle des Critiques qui nous jugent d’après ces autorités ».

Il n’est pas possible de parler avec plus de justesse, & je me pénetre de la solidité de ce raisonnement. Chaque succès, bien ou mal mérité, {p. 395}fait établir de nouvelles regles sur la scene. Une piece d’un nouveau genre paroît, elle est soutenue par une cabale puissante, un acteur en impose à la multitude en y extravagant ; on part de là pour dire que toutes les pieces doivent être faites & représentées comme celle-là : elle a réussi, il n’importe comment. Voilà comme les monstres dramatiques s’accréditent & se multiplient.

« Térence, dit encore M. Diderot, contraste peu : Plaute contraste moins encore, Moliere plus souvent. Mais si le contraste fut quelquefois pour Moliere le moyen d’un homme de génie, est-ce une raison pour le prescrire aux autres Poëtes ? N’en seroit-ce pas une au contraire pour le leur interdire » ?

Non, sans doute, ce ne seroit pas une raison pour prescrire des contrastes aux Auteurs : mais en seroit-ce une pour les leur interdire ? D’ailleurs, loin de penser que Moliere soit l’ami des contrastes, je l’en crois l’ennemi capital ; du moins ai-je de la peine à trouver un contraste parfait dans une seule de ses pieces à caractere. Dans l’Etourdi, où est l’homme prudent ? Dans les Femmes Savantes, où sont les femmes vraiment instruites de ce qu’elles doivent savoir sans aller au-delà des sciences prescrites à leur sexe ? Dans les Précieuses, je ne vois pas leur contraste. Dans le Cocu imaginaire, qui fait tant de bruit pour rien, je vois aussi peu le cocu réel qui prend son mal en patience. Dans le Malade imaginaire, trouvons-nous un homme vraiment infirme ? On ne peut en mettre sur la scene comique, me dira-t-on. Pourquoi cela ? Le Géronte du Légataire universel n’est-il pas malade tout de bon ? Si vous n’en {p. 396}croyez pas ses léthargies, croyez-en Lisette ; elle est digne de foi. C’est elle qui prend soin

De ses bouillons de bouche, & des postérieurs68.

ACTE I. Scene I.

Lisette.

Un remede par moi lui vient d’être donné,
Tel que l’Apothicaire en avoit ordonné :
J’ai cru que ce seroit le dernier de sa vie ;
Il est tombé sur moi deux fois en léthargie.
. . . . . . . . .

Scene II.

Ah ! Monsieur, depuis hier il est encor déchu ;
J’ai cru que cette nuit seroit sa nuit derniere,
Et que je fermerois pour jamais sa paupiere.
Les lettres de répit qu’il prend contre la mort
Ne lui serviront guere, ou je me trompe fort.
. . . . . . . . .

Je ne parle pas de l’Ecole des Femmes & de l’Ecole des Maris, parceque les héros de ces pieces n’ont pas de caracteres décidés ; ils n’ont que des nuances de plusieurs autres caracteres, du Jaloux, du Bourru, &c. Quant au Tartufe, c’est une autre affaire. La franchise, l’honnêteté, la crédulité y sont continuellement en contraste avec la scélératesse & l’imposture ; mais ce même contraste qu’on oppose au héros, est partagé entre plusieurs personnages ; aussi aucun d’eux n’écrase-t-il le principal. Je m’étendrai davantage là-dessus quand il sera question de l’art d’épuiser un sujet.

{p. 397}

« Enfin, s’écrie M. Diderot, le véritable contraste est celui des caracteres avec les situations, & celui des intérêts avec les intérêts. Si vous rendez Alceste amoureux, que ce soit d’une coquette ; Harpagon, d’une fille pauvre ».

Nous ne pouvons que nous écrier aussi, Voilà qui est bien vu ! Toutes les pieces de Moliere fourmillent de pareils contrastes. Pour le prouver, jettons les yeux sur une des plus mauvaises, sur l’Etourdi. Ici, Lélie, divisé d’intérêt avec Trufaldin qui ne veut lui céder l’esclave dont il est amoureux, qu’à beaux deniers comptants, & avec un rival assez riche pour faire cet achat, se trouve toujours dans des situations dont un homme prudent tireroit avantage, & qu’il tourne contre lui ; mais, qu’est-ce en comparaison de Tartufe surpris par Damis lorsqu’il fait la déclaration de son amour à Elmire ? de Damis accusé d’imposture par Tartufe qu’il croyoit confondre ? de ce même Tartufe embrassant Orgon au lieu d’Elmire ? d’Orgon chassé de sa maison par le scélérat qu’il veut en bannir ? Qu’est-ce encore en comparaison d’Harpagon obligé de donner un repas, de céder une bague à sa maîtresse ? d’Harpagon privé de sa chere cassette, & réduit à se pendre, s’il ne la trouve pas ? d’Harpagon enfin forcé d’abandonner celle qu’il aime pour ravoir son trésor ? &c. Voilà les contrastes qu’un Auteur doit rechercher. Finissons ce Chapitre en répétant, d’après M. Diderot : le véritable contraste est celui des caracteres avec les situations, & des intérêts avec les intérêts. C’est une vérité que nous devons avoir toujours présente en composant.

{p. 398}

CHAPITRE XXXVI.
De l’opposition des Caracteres. §

Pourquoi les Maîtres de l’art ont-ils admis plus volontiers les oppositions que les contrastes entre les premiers personnages d’une piece ? Nous en avons dit quelque chose dans le Chapitre précédent, parceque deux personnages également contrastants, sont exactement de la même force entre les mains d’un habile homme ; qu’étant de la même force, ils exigent un double titre, ou rendent le sujet équivoque ; que ce qui peut leur arriver de plus heureux, si l’un d’eux n’est pas écrasé tout-de-suite, est de briller alternativement l’un aux dépens de l’autre ; de se nuire par conséquent, & de partager à eux deux par égale portion l’intérêt que le public auroit réuni sur un seul. Au lieu qu’un caractere opposé simplement à un caractere principal, n’étant pas obligé d’être aussi grand, aussi vigoureux que lui, est dispensé, pour figurer dignement à ses côtés, de l’éclipser, ou de se faire écraser lui-même. Le public ne les juge plus alors par comparaison.

Lorsque je trouve dans une comédie deux caracteres également renforcés & parfaitement contrastants, je crois voir deux maîtres d’armes l’épée à la main : les coups qu’ils se portent mutuellement sont tous dangereux : quelquefois ils se tuent tous deux, ou bien celui qui triomphe n’a ce triste avantage qu’après avoir été considérablement affoibli par son adversaire. Mais {p. 399}dans une piece où les principaux personnages ne sont qu’en opposition, je crois considérer avec la plus grande satisfaction un maître d’escrime qui fait assaut avec le plus leste, le plus délié, le plus adroit de ses éleves. Ce ne sont plus deux furieux qui cherchent à terminer bien vîte leur combat par des coups mortels, ce sont au contraire deux athletes qui, placés dans la position la plus favorable pour faire admirer la souplesse, la grace & la vivacité de leurs mouvements divers, se fournissent tour-à-tour les moyens de les développer aux yeux du spectateur charmé. L’un est sans contredit bien inférieur à l’autre ; cela doit être ainsi, le public s’y attend, mais la résistance qu’il oppose à sa défaite vaut la victoire que l’autre remporte : elle lui fait autant d’honneur69.

On a dit que Destouches faisoit toujours contraster les deux premiers personnages de ses pieces ; c’est à tort, du moins dans celles de ses pieces qui sont restées au théâtre. Voyons d’abord le Philosophe marié, ou le Mari honteux de l’être. Quel doit être le principal personnage ? Celui du {p. 400}Philosophe, puisque le titre l’annonce. Que promet-il tel qu’il est annoncé ? Un homme qui, après s’être marié, en rougit & n’ose l’avouer. Supposons quelques personnes à qui la piece soit inconnue, & demandons-leur ce qu’elles mettroient en contraste avec ce personnage. « Un Philosophe marié, me répondront-elles surement, qui soutiendra qu’on ne doit pas rougir de s’allier à la vertu, à la sagesse, & que de pareils préjugés, indignes de la philosophie, sont le partage de la seule fatuité ». Alors les deux Philosophes contrasteroient en effet ; mais le second personnage de la piece, la folle, la capricieuse Céliante qui, dans tout son rôle, ne combat pas d’un mot la manie du héros, n’est tout au plus qu’en opposition avec lui.

Quels sont, dans le Dissipateur ou l’Honnête Fripponne, les deux personnages principaux ? Ceux que le titre annonce. L’héroïne emploie l’argent que le héros lui donne, à faire emplette sous main des terres que vend ce dernier. Elle tâche de ramasser les débris de sa fortune pour lui en faire part après sa ruine totale. On peut dire que ce personnage est en opposition avec celui du Dissipateur ; mais il est faux qu’ils contrastent. C’est le caractere de l’oncle avare qui est le contraste bien parfait du caractere principal. Aussi les scenes qu’ils font ensemble ont-elles bien complettement le défaut que les contrastes amenent nécessairement, celui de faire briller un des personnages aux dépens de l’autre70.

Quels sont encore dans le Glorieux les deux {p. 401}premiers personnages ? le Comte de Tufiere & Lisimon. Le premier, vain de sa naissance, croit faire beaucoup d’honneur au Financier en s’alliant à lui ; le second, fier de sa richesse, croit faire beaucoup de grace au Comte en lui donnant sa fille. Ces deux caracteres contrastent encore moins que ceux du Dissipateur & de l’Honnête Fripponne ; ils ne sont qu’opposés. C’est le caractere du timide, du modeste Philinte, qui contraste bien avec celui du héros71. Aussi dans leur scene Philinte ressort-il davantage que le {p. 402}Comte. Que seroit-ce, s’ils eussent souvent été en action ?

Après avoir prouvé que Destouches connoissoit la supériorité des oppositions sur les contrastes, puisque dans ses meilleures pieces ses principaux personnages ne sont qu’opposés, & ne contrastent jamais, voyons s’il a tiré tout le parti possible des oppositions, & s’il s’en est servi pour faire briller ses héros. Hélas ! nous serons forcés d’avouer le contraire, du moins dans quelques-unes de ses pieces. Dans le Dissipateur ou l’Honnête Fripponne, par exemple, l’héroïne fait-elle briller le héros avec lequel elle est en opposition ? Non, certainement. Ils ne se trouvent presque jamais ensemble sur le théâtre, & les scenes qu’ils y font, si vous en exceptez la derniere, sont les plus froides, les plus insipides, les plus mauvaises de la piece. Ne nous contentons pas d’indiquer le défaut. Il est nécessaire, pour mettre à profit nos remarques, d’aller à la source du vice : je crois l’avoir découverte.

Nous avons dit dans le Chapitre précédent que les véritables contrastes étoient ceux des situations avec les caracteres, & des intérêts avec les intérêts. Mettons-nous bien cette vérité dans la tête ; tâchons de l’approfondir ; suivons-la : nos réflexions nous meneront peu à peu à voir clairement que lorsque le personnage opposé au principal ne fait pas avec lui des scenes où ils soient divisés d’intérêt, il ne peut le mettre dans des situations qui contrastent avec son caractere, & ne sauroit par conséquent aider à le faire ressortir. Jettons un coup d’œil sur les principales scenes que le Dissipateur & l’Honnête Fripponne font ensemble.

{p. 403}

ACTE II. Scene II.

Cléon a vendu une terre dont l’Honnête Fripponne a fait emplette sous un nom supposé, cependant elle menace son amant d’avertir le Baron de sa dissipation. Cléon demande le secret ; on le lui promet aux conditions suivantes.

Finette.

Doucement, nous pouvons ajuster cette affaire.
Je ne vois qu’un moyen qui nous force à nous taire :
Combien pour cette terre avez vous eu d’argent ?

Cléon.

Deux cents mille écus.

Finette.

Bon ! est-ce en argent comptant ?

Julie.

Oui, j’en suis sure.

Finette.

Ho ça ! combien lui donnez-vous
Pour enchaîner sa langue & calmer son courroux ?

Cléon.

Tout ce qu’elle voudra.

Finette.

Cent mille francs. La faute
Mériteroit sans doute une amende plus haute :
C’est marché donné ; mais nous avons le cœur bon.

Cléon.

Je reviens à l’instant.

Dans la scene IV Cléon porte en effet la somme qu’on lui a demandée, & la donne avec cent louis qu’il y ajoute pour enchaîner la langue de Finette. Ainsi Julie, loin d’entraîner Cléon dans des situations qui contrastent avec son caractere, {p. 404}le met au contraire tout-de-suite à son aise, en l’engageant à faire de la dépense. Les personnages qui entourent l’Avare le mettent dans des situations qui finissent toutes par lui faire développer son caractere ; mais c’est en le contrariant : aucun personnage ne l’engage à faire des traits d’avarice : au contraire, c’est en dépit de tout le monde qu’il les fait.

ACTE IV. Scene II.

Cléon est surpris que son oncle lui permette de se livrer à ses folles dépenses. Il croit que le bon homme a voulu plaisanter ; Julie lui assure le contraire.

Julie.

Non, Cléon, je vous parle ici de bonne foi :
Votre oncle vous blâmoit, il reconnoît sa faute ;
Vous aviez un tyran, & c’est moi qui vous l’ôte.
J’ai corrigé son ton. Sans aigreur, sans courroux,
Votre oncle va vous voir vous livrer à vos goûts :
Je l’en ai tant prié qu’à la fin il m’a crue.
Moi-même, qui sur vous voulois être absolue,
J’ai suivi son exemple, & mon cœur désormais
Veut se montrer par-là sensible à vos bienfaits.

Je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit de la scene précédente. Point de contraste d’intérêt à intérêt, point de contraste de situation avec le caractere ; par conséquent point de comique, point de trait saillant.

ACTE V. Scene V.

Julie a ruiné Cléon au jeu, il vient l’accabler de reproches.

{p. 405}

Cléon, du côté par où il entre d’un air furieux.

Non, ne me suivez pas ;
Je veux lui parler seul. . . . . . .
. . . . . . . . .
Un moment d’audience.
Eh quoi ! d’un malheureux vous fuyez la présence !
Barbare ! ingrate ! Eh bien ! me voilà ruiné !
De votre propre main je suis assassiné !
Vous triomphez !

Julie.

Le sort...

Cléon.

Vous triomphez, ingrate !
Oui, malgré vous je sens que ma fureur vous flatte ;
Ce qui me désespere est un charme pour vous ;
J’écoute mon respect, il retient mon courroux.
Mais je veux une fois vous dire ma pensée.
Vous n’avez jamais eu qu’une ame intéressée :
Vous n’aimiez pas Cléon, vous adoriez son bien ;
Son malheur vous l’assure, & Cléon n’est plus rien.
Je vais à mes amis demander un asyle,
En vous laissant chez moi triomphante & tranquille.
Tandis que mes malheurs combleront vos souhaits,
Je ferai mon bonheur de ne vous voir jamais ;
Dans mon désastre affreux c’est ce qui me console,
Et j’espere. . . . . . .

Julie lui fait une grande révérence, & se retire sans dire un mot. Elle a enfin mis, tant bien que mal, son héros dans une situation qui contrarie son caractere, puisqu’il ne pourra plus faire de la dépense ; mais ses plaintes ne nous touchent ni ne nous intéressent. Nous savons trop bien que les intérêts de Julie sont ceux de Cléon. Il n’y a {p. 406}donc point dans cette scene, ainsi que dans les deux rôles, durant toute la piece, le moindre contraste d’intérêt, pas même celui que l’amour fait naître dans les pieces les plus médiocres. Julie ne craint jamais ses rivales, & Cléon n’est jamais réellement amoureux que de Julie.

Les Auteurs Comiques tombent quelquefois dans une faute bien plus grande que celle de ne pas faire briller un principal caractere par le secours du second personnage qui lui est opposé. Je connois plusieurs pieces dans lesquelles le personnage mis en opposition avec le premier brille plus que lui, l’écrase si bien qu’il s’empare de toute l’attention des spectateurs, & passe aux yeux de la plupart pour le héros de la piece. Je vais encore citer Destouches. Les beautés ou les défauts d’un grand homme sont toujours des exemples plus frappants, & plus propres par conséquent à nous instruire.

Dans le Philosophe marié, le caractere vif, plaisant, & bien dessiné de la capricieuse Céliante éclipse, de l’aveu de tout le monde, celui du froid Ariste. Quand le Philosophe n’est pas sur la scene, on ne le desire point ; & quand il y est, on lui fait l’affront d’attendre avec impatience sa belle-sœur. Pourquoi cela ? la raison en est toute simple. Si, comme nous venons de le voir, les caracteres ne se développent que par le secours des oppositions qui amenent les contrastes des intérêts avec les intérêts, & des situations avec le caractere, comment veut-on que Céliante ne brille point de préférence au Philosophe, elle que l’Auteur entoure, au préjudice du héros, d’une infinité de personnages uniquement occupés à la faire ressortir par des oppositions bien ménagées.

{p. 407}

Céliante est en opposition avec la tranquille Mélite, sa sœur, qu’elle boude ou embrasse tour-à-tour, selon son caprice : elle est en opposition avec le flegmatique Damon, qu’elle a résolu de désespérer, & qui, par un caractere opposé au sien, releve les agréments de sa vivacité, & met en jeu son humeur capricieuse.

ACTE II. Scene II.

CÉLIANTE, DAMON.

Damon.

Vous voulez être seule, à ce que je puis voir ?

Céliante.

Vous auriez dû d’abord vous en appercevoir ;
Mais vous ne sentez rien !

Damon.

Quoique je vous ennuie,
Je ne puis me résoudre...

Céliante.

A moins qu’on ne vous fuie,
On ne sauroit jamais se défaire de vous.

Damon, à part.

Elle est dans ses grands airs, il me faut filer doux.
(Il s’assied dans un coin.)

Céliante.

Je veux que vous sortiez. . . .
. . . . . . . . .

Damon.

Eh bien ! tout de ce pas,
Je vais me retirer.

Céliante, le retenant.

Non, non, je me ravise.
. . . . . . . . .
{p. 408}

Ils se brouillent, ils se raccommodent : Céliante s’attendrit jusqu’au larmes, fait à Damon les protestations les plus tendres : ils finissent par se dire des vérités dures.

Damon.

J’ai donc bien des défauts dont votre esprit murmure ?

Céliante.

Des défauts ! des défauts ! je ne finirois point,
Si je voulois à fond examiner ce point.

Damon.

Cette discussion n’est pas fort nécessaire.

Céliante.

Premiérement, Monsieur, sous un air très sincere,
Vous êtes faux, malin, rusé comme un démon.

Damon.

Je pense...

Céliante.

Ecoutez-moi, ceci vaut un sermon.
De plus, vous vous croyez un mérite suprême,
Et vous n’estimez rien à l’égal de vous-même :
Vous vous raillez sous main de vos meilleurs amis,
Quoique toujours près d’eux complaisant & soumis :
Votre intérêt vous guide & seul vous détermine :
Chez vous en grand secret l’amour-propre domine :
Quand vous n’êtes point vu vous courez au miroir,
Et vous vous régalez du plaisir de vous voir.
Ce portrait-là n’est pas fort à votre avantage ;
Mais malgré vos défauts je vous aime à la rage.

Damon.

Quoique vous m’accusiez ici de fausseté,
Oserois-je imiter votre sincérité ?

Céliante.

Fort bien ! . . . . . . .
{p. 409}

Damon.

Vous êtes belle, aimable, généreuse ;
Mais vous êtes hautaine, inquiete, orgueilleuse :
Le bonheur du prochain vous cause de l’ennui,
Et vous amaigrissez de l’embonpoint d’autrui.
Vous avez de l’esprit ; mais souvent il s’égare,
Il vous rend d’une humeur inconstante, bizarre.
Toute femme qui plaît vous trouve en son chemin,
Et vos yeux font la guerre à tout le genre humain.
Votre sincérité, dont vous faites parade,
N’est jamais que l’effet d’une brusque incartade.
Sans choix, tout est pour vous matiere à discourir ;
Et le moindre secret vous fatigue à mourir.
Ce portrait-là n’est pas fort à votre avantage ;
Mais malgré vos défauts je vous aime à la rage.

Céliante.

Vous m’aimez !

Damon.

Que le Ciel m’écrase en ce moment,
S’il fut jamais, Madame, un plus fidele amant !
Bien que quelques défauts obscurcissent vos charmes,
Mon cœur trop prévenu n’en conçoit pas d’alarmes.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Céliante.

Puis-je compter sur votre complaisance ?

Damon.

Sans doute.

Céliante.

Pour jamais évitez ma présence.

Damon.

Vous raillez.
{p. 410}

Céliante.

Point du tout : partez dès ce moment,
Ou je ne réponds pas de mon emportement.

Cette scene, dont je n’ai rapporté qu’une foible partie, est charmante d’un bout à l’autre. Pourquoi cela ? parceque Céliante & Damon y sont très bien en opposition. Mais plus leur scene a de beautés tout-à-fait étrangeres au principal personnage, plus elle entraîne loin de lui l’attention du public, plus elle fait donner la préférence aux acteurs subalternes sur le premier.

ACTE III. Scene VII.

Céliante entreprend la conquête du Marquis pour se venger de Damon qui écoute ; & le Marquis veut faire celle de Céliante pour piquer Mélite.

Le Marquis.

Je crains de m’exposer au pouvoir de vos charmes.

Céliante.

Ils sont trop peu brillants pour causer tant d’alarmes.

Le Marquis.

Déja depuis long-temps, je l’avoue à regret,
Mon cœur vous rend, Madame, un hommage secret.

Céliante, à part.

(Haut.)
Oh ! je m’en doutois bien. Un penchant légitime
Pour vous depuis long-temps m’inspire de l’estime.

Le Marquis.

Votre estime, Madame, est-elle le seul prix
Qui dût récompenser un cœur vraiment épris ?

Céliante.

Vous vous piquez, Marquis, de tant d’indifférence,
Que, lorsqu’on vous estime, on fait beaucoup, je pense.
{p. 411}

Le Marquis.

Mais si je me rendois à vos divins appas,
Si je vous l’avouois...

Céliante.

Je ne le croirois pas.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Céliante, minaudant.

Eh ! de grace, Marquis, finissez ce langage :
Vous feignez de m’aimer, & n’êtes qu’un volage.

Le Marquis.

Je vous aime, & je veux vous aimer constamment.
(A part.)
On ne peut pas mentir plus intrépidement.

Céliante.

Je n’ose vous promettre une égale tendresse ;
Mais je sens que pour vous mon cœur parle & s’empresse.
Il me dit...

Le Marquis.

Que dit-il ?

Céliante, à part.

Il dit que j’ai menti.

Le Marquis, à part.

Par ma foi, je la tiens.

Céliante, à part.

Le voilà converti.

Le Marquis, à part.

Qu’une femme coquette est facile & crédule !

Céliante, à part.

Oh ! qu’un amant novice est fade & ridicule !

Le Marquis.

Vous venez de tomber dans les réflexions.
{p. 412}

Céliante.

Je méditois à part sur vos perfections.

Le Marquis.

Et je me récriois en secret sur les vôtres.

Damon, se jettant tout d’un coup entre eux.

Je croyois vos deux cœurs plus braves que les autres :
Mais dès le premier choc ils se rendent tous deux !

Céliante.

Bon ! le voilà jaloux, & c’est ce que je veux.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Damon.

Non, je ne donne point dans cette frénésie.

Céliante.

Vous n’êtes pas jaloux ?

Damon.

Moi, jaloux ! Et pourquoi ?

Céliante.

L’impudent !

Damon.

Je n’ai point compté sur votre foi.

Céliante.

Ah ! le traître !

Damon.

Et tout homme aura peu de cervelle.
S’il ose se flatter de vous rendre fidelle.
Rien n’est plus naturel que votre changement :
Je le vois sans douleur & sans étonnement.

Céliante.

Oh ! je l’étranglerois ! . . . . .
. . . . . . . . .

Enfin Céliante, au cinquieme acte, est en opposition avec presque tous les acteurs, lorsqu’il est {p. 413}question d’obtenir le consentement de Lisimon & de Géronte, tous deux irrités du mariage secret qu’a fait le Philosophe. Elle est entraînée par sa vivacité ; elle dit des injures au Financier dans un moment encore où l’oncle & le pere la prennent pour l’épouse du Philosophe, pour Mélite, dont on leur a vanté la douceur, la modestie.

ACTE V. Scene VII.

LISIMON, GÉRONTE, DAMON, CÉLIANTE, FINETTE.

Géronte, à part.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Mais je crois que voici justement la personne
Dont la beauté maudite a séduit mon neveu.

Finette.

Madame, il vient à vous.

Céliante.

Vous allez voir beau jeu.

Damon.

Gardez-vous de l’aigrir.

Céliante.

Mon Dieu ! laissez-moi faire :
Je m’en vais, en deux mots, accommoder l’affaire.

Damon.

Ou plutôt la gâter.

Géronte.

Ah ! ma belle, est-ce vous
Dont mon sot de neveu prétend être l’époux ?

Céliante.

Et quand cela seroit, qu’y trouvez-vous à dire ?
{p. 414}

Finette, à part.

L’entretien sera vif, & je m’apprête à rire.

Géronte.

Mais je n’y trouve, moi, qu’une difficulté :
Le mariage est nul, de toute nullité.

Céliante.

Je soutiens qu’il est bon, & bon par excellence,
Et qu’il n’y manque pas la moindre circonstance.

Finette.

On n’a rien oublié.

Géronte.

Que mon consentement,
Et celui de mon frere.

Céliante.

On s’en passe aisément,
Comme vous le voyez.

Géronte, à Lisimon.

Tubleu, quelle commere !

Céliante, à Lisimon.

Apparemment, Monsieur, vous êtes le beau-pere ?

Lisimon.

Je suis pere d’Ariste.

Céliante.

Ayez la fermeté
De vous servir ici de votre autorité.
Si j’en crois votre fils, vous êtes homme sage,
Qui, loin de chicaner sur un bon mariage,
Signerez au contrat sans vous faire prier.
(A Géronte.)
Pour vous, il vous sied bien, mon petit Financier,
Fier d’un bien mal acquis, de blâmer l’alliance
D’une fille d’honneur & d’illustre naissance !
{p. 415}
Oh bien ! tenez de moi pour un fait assuré,
Que vous vous en devez croire fort honoré ;
Que c’est risquer beaucoup qu’insulter ma famille,
Et qu’on vaut mieux cent fois que votre belle-fille.

Géronte, à Lisimon.

C’est donc là cet esprit sage, modeste & doux,
Qui devoit tout d’abord désarmer mon courroux ?

Lisimon.

Mon fils me l’avoit dit. Mais quelle est ma surprise !
Je crois que notre sage a fait une sottise.

Géronte.

Et vous me retiendrez encore après cela !

Lisimon.

Madame, il vous sied mal de prendre ce ton-là ;
Et l’air dont vous venez de parler à mon frere,
Me fait mal augurer de votre caractere.

Céliante.

Tant pis pour vous, Monsieur.

Lisimon.

Dans cette occasion,
Votre unique parti, c’est la soumission.

Géronte.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Je n’écoute plus rien, tant je suis en colere !
J’aurois été peut-être aussi sot que mon frere :
Mais, puisqu’on m’ose encor traiter de la façon,
Un bon procès, morbleu, va me faire raison.
Allons, malgré ce fils, que vous croyez si sage,
Je prétends qu’un arrêt casse le mariage.

Il seroit bien difficile qu’un caractere si bien opposé à tout ce qui l’entoure, dont les intérêts, {p. 416}quoique petits, contrastent si bien avec les intérêts des autres personnages, tous amenés adroitement pour la mettre dans des situations qui font valoir ses caprices ; il seroit bien difficile, dis-je, qu’un pareil personnage n’en éclipsât pas un autre, en faveur duquel l’Auteur n’a pas pris les mêmes précautions. En sorte que nous ne devons point reprocher à Destouches de ne pas savoir faire des oppositions, mais de les mal placer.

Les scenes que Destouches ménage à sa capricieuse, & dont il l’établit l’héroïne, sont autant de larcins qu’il fait au Philosophe. Plus ces scenes sont brillantes, plus elles font oublier le véritable héros, lui pour qui le spectateur vient sur la foi du titre, qu’il veut voir briller de préférence, qu’il veut sur-tout voir toujours en action, ou duquel il veut du moins être entretenu quand il ne le voit pas. Dans la piece dont nous venons de parler, il n’est seulement pas question de lui durant les trois quarts de l’ouvrage, & c’est un grand défaut. Dans les pieces à caractere, le titre doit annoncer le caractere du héros ; l’exposition doit l’ébaucher ; toutes les scenes, même la plus petite, doivent le peindre, & le dénouement doit lui donner le dernier coup de pinceau. Nous raisonnerons là-dessus dans les quatre Chapitres suivants.

{p. 417}

CHAPITRE XXXVII.
Du titre des Pieces à caractere. §

Les Auteurs frémiroient de la négligence qu’ils affectent pour les titres de leurs pieces, si, réfléchissant sur l’Histoire du Théâtre, si, étudiant la cause de la réussite ou de la chûte des pieces, ils daignoient voir que plusieurs bonnes comédies sont tombées, ou n’ont pas eu un grand succès, par la faute seule du titre. Tous les théâtres fourmillent d’exemples ; je n’en citerai qu’un, parceque nous avons déja traité cette matiere dans le premier volume, Chapitre IV, du choix d’un titre.

La piece que je présente pour exemple est l’Orpheline léguée, comédie en trois actes & en vers libres par M. Saurin72, de l’Académie Françoise. L’Auteur laisse entrevoir dans sa Préface, qu’il auroit intitulé sa comédie l’Anglomane s’il n’avoit craint de lui donner un titre trop ambitieux. On voit peu d’Auteurs pécher faute d’être fastueux, & M. Saurin a sacrifié son succès au plaisir de faire par sa modestie la critique de presque tous ses confreres. Mes Lecteurs seront de mon avis après avoir lu la premiere scene & une courte analyse de l’Orpheline léguée ou de l’Anglomane : je les exhorte à retenir {p. 418}& à rapprocher ce qui convient à chacun de ces titres.

ACTE I. Scene I.

DAMIS, en habit à l’Angloise, avec une petite perruque ronde ; FINETTE, avec un petit chapeau à l’Angloise.

Finette, avec surprise.

C’est vous, Monsieur Damis ?

Damis.

Chut ! Blacmore est mon nom.
De plus, Anglois : souviens-t’en.

Finette.

Bon !
De ce déguisement que faut-il que j’augure ?

Damis.

 Tu le sauras. Mais par quelle aventure
  Te rencontré-je en ce logis ?
  Lorsque je quittai ce pays
  Pour faire un tour en Angleterre,
  Chez la Marquise d’Enneterre
Tu servois.

Finette.

Il est vrai. Mais avec de gros biens,
Prodigue par caprice, avare par nature,
 Elle est impérieuse & dure,
Ne hait que son époux, & n’aime que ses chiens.
Que sans cesse pour eux il fût maltraité ; passe,
C’est un mari : mais moi, j’en devins bientôt lasse.
Un beau jour je quittai Madame & ses gredins.
Enfin, je sers ici.

Damis.

Tant mieux. Pour mes desseins
{p. 419}
Je t’y trouve à propos. J’espere que Finette
N’aura pas oublié que je suis libéral.

Finette.

Ma mémoire, Monsieur, n’est pas toujours bien nette :
C’est là, je l’avouerai, mon défaut capital.

Damis, lui présentant une bague.

Voici, pour t’en guérir, une sure recette.

Finette, avec une révérence.

On ne refuse point le remede à son mal.
Çà, pour bien m’acquitter, parlez : que faut-il faire ?

Damis.

Me mettre au fait d’Eraste & de son caractere :
 Je ne suis instruit qu’à demi.

Finette.

Lisimon cependant est son meilleur ami :
C’est votre oncle.

Damis.

S’il faut qu’Eraste lui ressemble,
 C’est un Philosophe parfait.
Mais lorsque l’amitié les a liés ensemble,
J’étois absent.

Finette.

Votre oncle est un sage en effet ;
(S’il est pourtant permis à quelque homme de l’être.)
Eraste l’est bien moins qu’il ne le veut paroître.
Lisimon a sur lui le plus fort ascendant,
Et l’a déja sauvé de plus d’une méprise.
Il condamne sur-tout, & sans ménagement,
La singularité dont son ame est éprise.

Damis.

Apprends-moi donc...

Finette.

Voyez d’abord le beau côté :
{p. 420}
Eraste a le cœur noble & plein d’humanité.
 Nous l’aimons tous tant que nous sommes :
  Car, malgré l’inégalité,
  Ses valets sont pour lui des hommes.
Une chose sur-tout l’honore infiniment.

Damis.

Eh ! quelle est cette chose ?

Finette.

Un trait rare.

Damis.

Comment ?

Finette.

Sophie... (Elle s’arrête en regardant Damis.)

Damis, vivement.

Eh bien ! acheve donc. Sophie...

Finette.

Oh ! oh ! quel feu ! Je gagerois ma vie...

Damis.

Ne gage point, & finis promptement.
Tu disois donc que Sophie...

Finette.

Un moment.
Je disois que Sophie eut pour pere Pirante ;
 Que par le sang & l’amitié
Il fut avec Eraste étroitement lié ;
 Que d’une fortune brillante
 Dépouillé par un coup du sort,
 La douleur lui donna la mort.
 Sophie étoit lors en bas âge ;
 Et son pere, pour héritage,
N’avoit à lui laisser qu’un fonds très décrié,
L’amitié d’un parent. Qui s’y seroit fié ?
 Pirante osa compter sur elle ;
{p. 421}
Et par un testament d’espece fort nouvelle
 Il fit l’honneur à ce parent,
Non de recommander à ses soins son enfant,
Mais de le subroger en sa place de pere :
En un mot, comme un don, imposant ce devoir,
De sa fille à nourrir, élever & pourvoir,
 Il fit Eraste légataire.

Damis.

 Qu’un tel acte est noble & touchant !
Il n’est qu’un cœur véritablement grand
 Qui soit capable de le faire.

Finette.

Eraste en étoit digne. A peine encor majeur,
Il accepta son legs comme un très grand honneur,
 Sans pourtant y mettre de faste.
Un couvent fut l’asyle où des soins assidus
 Ont formé Sophie aux vertus.
Elle comptoit seize ans, quand une sœur d’Eraste...

Ces deux couplets semblent vouloir tenir ce que promet le titre d’Orpheline léguée ; mais ce sont les seuls. Continuons.

Damis.

Quelle est cette sœur ?

Finette.

Entre nous,
C’est un composé rare, & qui par fois allie
Un bon sens étonnant à beaucoup de folie.
Veuve, graces au Ciel, de son troisieme époux,
Elle vint demeurer au logis de son frere :
Notre orpheline alors quitta son monastere.
 Un an depuis s’est écoulé ;
 En sorte que, tout calculé,
{p. 422}
 La pauvre enfant se trouve âgée
 De dix-sept ans, & partagée
 De trésors qui s’en vont croissant
 Chaque jour, & l’embellissant.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
 Vous l’aimez, Monsieur, tout est dit...
Comme sa propre fille Eraste la chérit ;
Et c’est à cet égard un homme incomparable.

Damis.

Je le trouve très respectable.

Finette.

 Voyez à présent les revers :
Il s’est fait singulier, pour être Philosophe.
 C’est la source de cent travers,
Qui de tout le public lui valent l’apostrophe
 Du plus grand fou de l’univers.
 Placé dans la Magistrature,
Où l’on vante, à bon droit, son savoir, sa droiture,
Il faut bien qu’à la ville il en porte l’habit :
Mais, dans cette campagne où d’ordinaire il vit,
On s’habille, on se coeffe & l’on toste à l’Angloise.
(J’estropiai long-temps ce mot encor nouveau.)
A son œil prévenu, sans un petit chapeau,
 Il n’est point de femme qui plaise.

Damis.

Je trouve qu’en effet il te sied assez bien :
Mais je crois qu’à Sophie...

Finette.

Oh ! sans doute... Il n’est rien
 Qui d’Eraste obtienne l’estime,
Si, venu d’Angleterre, il n’en porte le sceau.
{p. 423}
 Chez ce peuple tout est sublime ;
Et chez nous il n’est rien d’utile ni de beau.

Damis.

Que cette nation libre, noble, éclairée,
 Par Eraste soit admirée,
 Est-ce donc un cas si nouveau ?
 Elle est respectable.

Finette.

Sans doute :
Mais exclusivement la vouloir estimer !
Tout admirer chez elle, & chez nous tout blâmer !
Soutenir qu’autre part personne ne voit goutte !...

Damis.

 Il a grand tort, à mon avis.
Tout peuple a ses défauts, & tout peuple a son prix.
Mais à des préjugés s’il faut que l’on se livre,
 Par préférence, un citoyen doit suivre
Ceux qui lui font aimer son Prince & son pays.

Finette.

Fort bien ! Mais c’est là sa manie.
Il prétend même que Sophie
Apprenne incessamment l’Anglois.

Damis.

Tu vois son maître.

Finette.

Vous ?

Damis.

Te voilà bien surprise.

Finette.

Aux belles, je le sais, vous parlez bon françois :
 Mais savez-vous l’anglois ?

Damis.

Sottise !
{p. 424}
 Enseigner ce qu’on ne sait pas,
Est-ce chose, dis-moi, si rare dans le monde ?
Que de gens à Paris, bien vêtus, gros & gras,
Dont, sur ce beau secret, la cuisine se fonde !
 Des Anglois Eraste fait cas :
Mais, pour lui, m’a-t-on dit, leur langue est de l’arabe.
 Il n’en sait pas une syllabe.
Moi, j’en puis écorcher quelques mots au besoin.
O di dou, Miss ? Kiss-mi.

Finette.

Ce mot a de quoi plaire.

Damis, voulant l’embrasser.

Il faut te l’expliquer.

Finette.

Epargnez-vous ce soin.

Damis.

 Je suis muni d’une grammaire.
 Londres fut un temps mon séjour ;
Et puis j’aurai pour moi la fortune & l’amour.

Finette.

L’amour ! Vraiment, Eraste en condamne l’usage.
Avec ce regard tendre & ce joli visage,
 (Jugez combien cet homme est fou !)
De sa jeune pupille il prétend faire un sage,
 Qui, renonçant au mariage,
 Dans sa retraite de hibou,
Perde, à philosopher, le plus beau de son âge,
Et prenne, au lieu d’amour, de l’ennui tout son soul.

Damis.

Il faut m’aider à rompre un projet si blâmable.

Finette.

Mais Sophie à vos vœux est-elle favorable ?
{p. 425}

Damis.

 Mon amour n’a point éclaté :
Mes regards seuls ont pu lui déclarer ma flamme.
Je croirois cependant avoir touché son ame,
 Si ses yeux ne m’ont pas flatté.

Finette.

 De son cœur ils sont la peinture.
La naïve Sophie, en sa simplicité,
 Est une glace encore pure,
  Qui réfléchit la nature
  Dans toute sa vérité.

Damis.

 Mais j’ai pu me tromper moi-même.
Sophie ignore encore à quel excès je l’aime ;
 Et cet amour fait tout mon prix.

Finette.

Si modeste à vingt ans ! tandis qu’en cheveux gris,
 Il est tant de fats honoraires !
Vous êtes un phénix ; & l’on ne voit plus gueres...
 Mais Eraste s’avance... Adieu.
Il est très important de prévenir Sophie :
Je m’en charge.

Damis.

A tes soins mon amour se confie.

Tout, dans cette exposition, ne promet-il pas la peinture d’un homme qui ne se contente pas d’admirer ce que les Anglois ont d’estimable, mais qui chérit jusqu’à leurs défauts, & qui a la manie de les estimer en tout. Il y a, à la vérité, comme nous l’avons remarqué, un couplet où il est question de Sophie léguée à Eraste ; mais ce n’est qu’en passant. Continuons.

{p. 426}

Scene II.

Eraste marque, dans cette scene, à Damis qu’il croit un maître Anglois, son enthousiasme pour l’Angleterre & pour tout ce qui lui appartient. Il dit avec vivacité : Ah ! si dans ce pays j’avois un coin de terre ! Il cite avec vénération Locke. Pas un mot qui ait rapport au legs de l’Orpheline.

Scene III.

Eraste présente à Sophie le prétendu maître. Il exhorte Bélise à apprendre l’anglois ; il vante la coutume où il est de prendre tous les matins du thé à l’angloise, & il n’est pas question du legs.

Scene IV.

L’Olive porte une lettre de Milord Cobbam, écrite en anglois. Comme Eraste n’entend pas cette langue, il la donne à lire au prétendu maître, qui l’entend aussi peu qu’Eraste, & qui, par conséquent, est très embarrassé. Après bien des quiproquo très plaisants, il imagine de lire que celui qui écrit va marier son fils. Eraste, satisfait, jure de par Newton qu’il voyagera en Angleterre, & qu’il verra Londres, la patrie de tous les Précepteurs du monde. Pas la plus petite mention du legs.

Scene V.

L’Olive revient pour annoncer l’arrivée d’un cheval anglois. Voilà Eraste enchanté ; il ne se possede pas de joie ; il vole pour voir ce précieux cheval, & voudroit emmener tout le monde avec lui.

{p. 427}

ACTE II.

Sophie & Damis font une scene amoureuse ; Eraste surprend Damis aux genoux de sa pupille : grand trouble des amants ! la manie du tuteur les aide à sortir d’embarras. On sera charmé de voir la scene.

Scene VII.

SOPHIE, DAMIS, ERASTE au fond du théâtre, FINETTE.

Finette, à Damis.

Prenez garde : on vient de ce côté.
Eraste... Il pourroit vous entendre.

Damis, bas.

(Haut, à Sophie.)
Laisse-moi faire. Eh bien ! jugez, par cet essai,
Si nos Auteurs n’ont pas cette expression tendre...
(A Eraste, qui s’avance.)
Je lui disois, Monsieur, un beau morceau d’Othouai.
 Mademoiselle s’imagine
 Qu’il n’a rien d’égal à Racine.

Eraste.

Oh !

Sophie.

Mais exprime-t-il un sentiment bien vrai ?
Je crains.

Damis.

C’est la nature même.
Mon Auteur est sans art, & ne sait que sentir.

Eraste.

Avant tout autre, il en est un que j’aime ;
C’est Shakespear.

Damis.

Nous prononçons Chespir.
{p. 428}

Eraste.

Chespir, soit. Mais en tout j’admire sa maniere.
J’aime des fossoyeurs, qui, dans un cimetiere,
Moralisent gaiement sur des têtes de morts.
Nous n’avons rien chez nous de si philosophique :
Nos esprits pour cela ne sont pas assez forts...
  Othouai, dit-on, est pathétique.
 Je voudrois bien entendre ce morceau
Que tout-à-l’heure...

Damis.

Oui... Mais...

Eraste.

Quoi donc ?

Damis.

Seroit-il beau
 Qu’un sage, en matiere pareille ?...
C’est de l’amour... L’amour offense votre oreille.

Eraste.

C’est de l’amour anglois... Je saurai me prêter.
Voyons.

Damis.

Il faut vous contenter.

Eraste.

A quoi rêvez-vous donc ?

Damis.

Je cherche à vous bien rendre
Ce que l’Auteur fait dire à l’amant le plus tendre.
 « Abjurez une triste erreur :
 « Le Ciel à l’humaine nature
 « Donna la beauté pour parure,
 « Et l’amour pour consolateur.
 « Dans le calice de la vie,
 « C’est une goutte d’ambroisie
{p. 429}
 « Qu’y versa la bonté des Dieux.
« On vous a peint l’amour de rayons odieux.
« Voyez-le tel qu’il est : il s’est peint dans mes yeux :
 « Ils vous disent : Je vous adore :
 « Mon cœur vous le dit encor mieux... »

Eraste.

  Savez-vous bien, Monsieur Blacmore,
 Que vous seriez comédien parfait ?
  Ma foi, si je n’étois au fait,
Je croirois voir en vous un amant véritable.

Damis.

Et le morceau ?

Eraste.

Charmant, grace à nos traducteurs,
 Je connois un peu vos Auteurs.
Les nôtres n’ont plus rien qui me soit supportable.
Avons-nous un poëte à Pope comparable ?
Depuis qu’il a prouvé qu’ici-bas tout est bien,
 Je verrois tout aller au diable,
 Que je croirois qu’il n’en est rien.
 Tout en sortant de sa lecture,
J’eus la goutte ; mon corps étoit à la torture...

Finette.

 Eh ! mais, Monsieur, je m’en souviens :
Vous poussiez de grand cris.

Eraste.

Je criois... Tout est bien.

Finette.

Par ma foi, vous faisiez une laide figure.

Eraste, à Sophie.

 Sentez-vous bien votre bonheur ?
 Incessamment vous pourrez lire
 En original cet Auteur.
{p. 430}
Oh ! çà, Monsieur, daignez me dire :
Lui trouvez-vous des dispositions ?
Sera-t-elle bientôt habile ?

Damis.

Il le faut espérer, pourvu qu’à mes leçons
 Mademoiselle soit docile.

Eraste.

 Comptez là-dessus, j’en réponds...
 Comment ! vous nous quittez, Sophie !

Sophie.

Oui, je vais au jardin.

Finette.

Nous avons à rêver :
Ce qu’enseigne Monsieur, il faut qu’on l’étudie.

Eraste.

Fort bien ! dans votre esprit tâchez de le graver.
Mon cher Blacmore, allez, faites-leur compagnie :
Tout en se promenant elle prendra leçon.
(A Sophie.)
Ne le voulez-vous pas ?

Finette.

Oui, Monsieur a raison :
Ce qu’on apprend ainsi, s’apprend toujours sans peine.

Eraste, à Damis.

 Si cependant cela vous gêne...
Vous pourriez aimer mieux causer avec moi.

Damis.

Non.
Franchement, je préfere à tout mes écolieres.

Eraste est enchanté des leçons du jeune maître ; il est bien certain que Sophie profitera entre ses mains : il proteste qu’il seroit impossible de trouver dans un jeune François toutes les {p. 431}connoissances que le faux Anglois réunit. Il parle de son amour pour sa pupille, & ne sait trop s’il doit l’épouser, parceque Newton ne s’est pas marié.

Bélise, sœur d’Eraste, paroît la larme à l’œil & le désespoir dans le cœur ; un homme qui venoit l’épouser est arrêté en route par une maladie très dangereuse. Eraste, toujours plein de cette philosophie qui aide à caractériser sa manie, dit qu’il ne faut s’affliger de rien. Dans le temps qu’il prêche cette belle morale, on vient lui annoncer que son cheval anglois s’est noyé ; il en est furieux, & veut étrangler le valet qui, par son imprudence, l’a privé d’un coureur dont la race jadis, à New-Market, gagna plus d’un pari.

ACTE III.

Eraste veut vendre sa charge pour se livrer à la philosophie. Lisimon son ami, homme sensé, l’en dissuade, & l’exhorte à se marier. Eraste avoue qu’il a projetté d’épouser sa pupille ; Lisimon approuve ce mariage, quoiqu’il fût venu dans le dessein de lui demander Sophie pour son neveu. Eraste dit à son ami qu’il a reçu une lettre de Milord Cobbam, qui lui apprend le mariage de son fils. Lisimon surpris lui dit qu’il a reçu une lettre du même, qui lui marque la mort de ce fils. Comme il sait l’anglois, il prend la lettre des mains d’Eraste, & lit.

« Mon cher ami, c’est le plus malheureux des peres qui vous écrit ; j’ai perdu mon fils en deux jours. Sa mort, &c. »Eraste voit qu’il est la dupe du prétendu maître ; il le fait appeller. Damis paroît & reconnoît son oncle Lisimon : il avoue son amour. Le tuteur voit que Damis est aimé, & lui donne sa pupille.

{p. 432}

Le public, qui, avant la réflexion, juge toujours d’après ce qu’on lui promet, & non d’après ce qu’on auroit dû lui promettre, n’écouta pas sans murmurer, à la premiere réprésentation, des scenes, une action, un dialogue où il ne trouvoit rien de ce qu’il avoit espéré. J’ose parier que si le titre lui eût promis un Anglomane, il auroit été aussi satisfait qu’il étoit mécontent : il me l’a prouvé lui-même. Voici comment.

Le premier jour on condamne la piece ; on raisonne ensuite sur le drame ; on est surpris que certaines scenes, certaines situations aient déplu ; on en cherche la cause, on la trouve ; on revient à cette même piece dans l’idée qu’elle doit être intitulée l’Anglomane : on écarte le premier titre pour ne se souvenir que du second ; la piece, malgré les premiers coups, qui sont toujours mortels, se releve, & a plusieurs représentations. Ai-je tort de dire que le public a prouvé ce que j’ai avancé, & que le sort d’une piece dépend souvent du titre ?

CHAPITRE XXXVIII.
De l’exposition des Caracteres. §

Dans le premier volume de cet ouvrage, nous avons déja consacré un Chapitre aux diverses expositions nécessaires dans une piece : exposition du lieu de la scene, exposition des événements arrivés avant l’action, &c. &c. Si nous avons suffisamment fait voir l’utilité de ces différentes expositions, on concevra facilement {p. 433}combien il est nécessaire qu’un caractere sur lequel roulera toute la machine, soit annoncé précisément pour ce qu’il doit être, & avec toutes les précautions nécessaires.

Si le héros ouvre seul la scene, il faut qu’il expose lui-même son caractere ; ce qui n’est pas facile, parcequ’un homme, ne connoissant point ordinairement ses défauts, ses ridicules, ses vices, ou les voyant d’un œil indulgent, risque de ne pas se peindre avec toute la fidélité nécessaire en pareil cas, ou, ce qui est encore pis, de ne toucher presque point à son portrait qui est essentiel, & de faire celui de tout ce qui l’entoure, & qui nous intéresse moins. Destouches va nous fournir un exemple qu’il faut bien se garder de suivre.

LE PHILOSOPHE MARIÉ,
OU
LE MARI HONTEUX DE L’ÊTRE.

ACTE I. Scene I.

(Le théâtre représente un cabinet de livres. Ariste est assis vis-à-vis d’une table sur laquelle il y a une écritoire & des plumes, des livres, des instruments de mathématique, & une sphere.)

Ariste, seul, en robe de chambre.

Oui, tout m’attache ici : j’y goûte avec plaisir
Les charmes peu connus d’un innocent loisir :
J’y vis tranquille, heureux, à l’abri de l’envie.
La folle ambition n’y trouble point ma vie.
Content d’une fortune égale à mes souhaits,
J’y sens tous mes desirs pleinement satisfaits.
Je suis seul en ce lieu sans être solitaire,
Et toujours occupé sans avoir rien à faire.
{p. 434}
D’un travail sérieux veux-je me délasser,
Les Muses aussi-tôt viennent me caresser.
Je ne contracte point, grace à leur badinage,
D’un savant orgueilleux l’air farouche & sauvage.
J’ai mille courtisans rangés autour de moi :
Ma retraite est mon Louvre, & j’y commande en roi.
Mais je n’use qu’ici de mon pouvoir suprême ;
Hors de mon cabinet, je ne suis plus le même.
Dans l’autre appartement toujours contrarié,
Ici, je suis garçon ; là, je suis marié.
Marié ! C’est en vain que l’on se fortifie,
Par le grave secours de la Philosophie,
Contre un sexe charmant que l’on voudroit braver ;
Au sein de la sagesse il sait nous captiver :
J’en ai fait, malgré moi, l’épreuve malheureuse.
Mais ma femme, après tout, est sage, vertueuse :
Plus amant que mari je possede son cœur :
Elle fait son plaisir de faire mon bonheur.
Pourquoi contre l’hymen est-ce que je déclame ?
Ma femme est toute aimable. Oui, mais elle est ma femme :
En elle j’apperçois des défauts chaque jour,
Qu’elle avoit avec art cachés à mon amour.
Sexe aimable & trompeur, c’est avec cette adresse
Que vous savez des cœurs surprendre la tendresse !
Insensé que j’étois ! ai-je dû présumer
Que le Ciel pour moi seul eût pris soin de former,
Ce qu’on ne vit jamais, une femme accomplie ?
Je l’ai cru cependant, & j’ai fait la folie.
C’est à moi, si je puis, d’éviter tous débats,
De prendre patience, & d’enrager tout bas.

Que nous apprend Ariste dans cette longue tirade ? Qu’il a un cabinet & des livres, qu’il {p. 435}cultive les Muses. Que nous importe, puisque son cabinet, ses livres, & les Muses, ne seront pour rien dans la piece ? Il nous parle de son mariage, mais d’une façon à nous persuader que les défauts de sa femme l’ont dégoûté de son hymen, tandis que, dans le courant de l’ouvrage, Mélite ne montre pas l’ombre d’une imperfection. Elle desire, à la vérité, d’être publiquement reconnue pour l’épouse d’Ariste, afin de ne pas compromettre sa réputation, & d’être délivrée des soupirants qui la recherchent ; mais elle ne commet pas la moindre indiscrétion sur le secret que son mari a la folie de vouloir garder. Enfin le Philosophe, non content de nous peindre ce qui est inutile, de nous faire un faux portrait de ce qui l’entoure, ne nous dit rien de positif sur son caractere. Il nous satisfera, dit-on, dans la seconde scene. C’est bien tard ! N’importe, voyons.

Scene II.

ARISTE, DAMON.

Ariste se met à lire, le coude appuyé sur la table, ensuite il dit par réflexion :

Me voilà justement : c’est la vive peinture
D’un sage désarmé, dompté par la nature.

N’ai-je point eu raison de dire qu’on se flatte toujours lorsqu’on se peint soi-même ? Un Sage que la nature a désarmé aussi honnêtement, n’a pas la sottise d’en rougir, & d’en être honteux. En vain notre prétendu Philosophe feint, durant toute la piece, de vouloir cacher son mariage par rapport à son pere, à son oncle ; il nous trompe & se trompe lui-même : c’est une mauvaise honte qui le guide. Comparons l’exposition qu’il fait de {p. 436}son caractere avec celle que le Malade imaginaire fait du sien.

ACTE I. Scene I.

Argan assis, ayant une table devant lui, comptant avec des jettons les parties de son Apothicaire.

Trois & deux font cinq & cinq font dix & dix font vingt.

« Plus, du vingt-quatrieme, un petit clystere insinuatif, préparatif & émollient, pour amollir, humecter & rafraîchir les entrailles de Monsieur ».

Ce qui me plaît de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles. Les entrailles de Monsieur, trente sous. Oui ; mais, Monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil, il faut être aussi raisonnable, & ne pas écorcher les malades. Trente sous un lavement ! je suis votre serviteur. Je vous l’ai déja dit, vous ne me les avez mis dans les autres parties qu’à vingt sous, & vingt sous en langage d’apothicaire, c’est-à-dire dix sous ; les voilà, dix sous.

« Plus, dudit jour, un bon clystere détersif, composé avec catholicum double, rhubarbe, miel rosat & autres, suivant l’ordonnance, pour balayer, laver & nettoyer le bas-ventre de Monsieur, trente sous ».

Je ne me plains pas de celui-là, car il me fit dormir. Dix, quinze, seize, & dix-sept sous six deniers.

« Plus, du vingt-cinquieme, une bonne médecine purgative & corroborative, composée de casse récente, avec séné levantin, & autres, suivant l’ordonnance de Monsieur Purgon, pour expulser & évacuer la bile de Monsieur, quatre livres ».

Ah ! Monsieur Fleurant, c’est se moquer ; il faut vivre {p. 437}avec les malades : mais Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de mettre quatre livres. . . . . . Ah ! Monsieur Fleurant, tout doux s’il vous plaît : si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade.... . . . . . . . . . .

On ne voudra plus être malade ! voilà des mots très heureux & qui valent, à mon sentiment, la tirade du Philosophe marié.

Si bien donc que ce mois j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit médecines & douze lavements ; & l’autre mois il y avoit douze médecines & vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela. . . . . . .

Je ne rappellerai ni les beautés, ni les défauts des deux scenes ; si l’on retranche la premiere, il n’y paroîtra pas aux représentations de la piece. En feroit-on autant de celle-ci sans gâter l’ouvrage ? Toutes les expositions dans lesquelles le héros fait son portrait de dessein prémédité, sont mauvaises : il faut qu’il se peigne sans le vouloir.

Une exposition est beaucoup plus facile lorsque le premier personnage n’ouvre pas la scene tout seul. Si l’amour-propre, commun à tous les hommes, l’engage à se flatter, l’autre interlocuteur le redresse, & nous le peint au naturel. Ce que nous avons vu de la premiere scene du Misanthrope, en parlant des contrastes, peut nous servir ici de modele ; Alceste y veut ériger sa misanthropie en vertu, & Philinte lui prouve qu’il se rend ridicule en la poussant à l’excès.

Lorsque le héros ne paroît pas le premier, {p. 438}toutes les scenes qui précedent son arrivée doivent nécessairement nous le peindre, ou du moins nous entretenir de lui ; ce qui n’est pas fort aisé, sur-tout lorsque le héros ne paroît qu’au troisieme acte, comme dans le Tartufe : aussi fait-on quelques reproches à Moliere sur cet article. Voyons s’ils sont fondés.

ACTE I. Scene I. Madame Pernelle, après avoir apostrophé Elmire, Marianne, Cléante, Damis & Dorine, parle de Tartufe avec la plus grande vénération. C’est un homme de bien, dit-elle, qu’il faut que l’on écoute. Elle s’emporte contre Damis qui ose le quereller. Damis annonce qu’il en viendra à quelque éclat avec lui, parcequ’il ne peut souffrir qu’un cagot de critique usurpe un souverain pouvoir dans la maison. Dorine ajoute qu’on est scandalisé avec raison de voir un inconnu, un gueux, qui n’avoit pas de souliers lorsqu’il vint dans la maison, s’y impatroniser jusqu’au point d’y faire le maître. Elle le soupçonne d’être amoureux d’Elmire. Madame Pernelle prend feu, & le défend avec le plus grand zele. Je pense qu’il est assez question de lui dans cette scene.

Scene II. Dorine peint à Cléante le foible qu’Orgon a pour Tartufe.

Scene III. Scene de dix vers dans lesquels on dit à Cléante qu’il est bien heureux de n’avoir pas entendu les discours que Madame Pernelle a tenus à la porte.

Scene IV. Damis soupçonne que Tartufe s’oppose au mariage de Marianne avec Valere, & prie Cléante de parler à son pere de cet hymen.

Scene V. Orgon s’informe, en arrivant de la campagne, de ce qu’on fait dans sa maison. Dorine {p. 439}lui annonce que Madame a été malade ; il l’interrompt pour lui dire : Et Tartufe ? Dorine lui répond qu’il se porte bien, & veut continuer à parler de la maladie d’Elmire ; mais Orgon l’interrompt encore à plusieurs reprises, en lui disant : Et Tartufe ?

Scene VI. Cléante reproche au trop crédule Orgon la foiblesse qu’il a de préférer Tartufe à tout. Orgon fait l’éloge de Tartufe, de ses vertus, raconte la maniere dont il fit sa connoissance, vante les sentiments que ce dévot personnage lui inspire tous les jours, & se félicite de l’avoir retiré chez lui, parceque tout semble y prospérer depuis ce temps-là.

ACTE II. Scene I. Orgon demande à Marianne ce qu’elle pense de Tartufe, & lui dit de bien prendre garde à ce qu’elle répondra.

Scene II. O