Louis Ganderax

1886

Revue dramatique : Les Fâcheux, Psyché (Revue des deux mondes)

2015
Source : Louis Ganderax, « Revue dramatique - 14 juillet 1886 », Revue des deux mondes, 3e période, tome 76, juillet-août 1886, p. 457-466.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Revue dramatique - 14 juillet 1886 §

Comédie-Française : les Fâcheux, Psyché ; la Sortie de Saint-Cyr, comédie en 1 acte, de M. Verconsin. — Odéon : l’Illusion comique.

{p. 457} Les classiques ont un malheur : c’est que leurs chefs-d’œuvre sont enseignés dans les classes. Pour les poètes dramatiques surtout, ce dommage est considérable : avant que nous allions au théâtre, la connaissance forcée que nous en avons faite au collège nous a dégoûtés de la meilleure part de leurs productions. Après dix années de fonds de culottes éclaircis sur les bancs, et quelques années encore succédant au baccalauréat, qui donc prend à Polyeucte, à Andromaque, au Misanthrope, ce vif et frais intérêt qu’il faut prendre à des drames ? On assiste à ces spectacles avec indifférence, comme on regarde, à l’occasion, la reliure d’une Imitation de Jésus-Christ : c’est « le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes, » on veut bien le croire, mais on l’a connu naguère, dans les intervalles du catéchisme, à titre de petit ouvrage de piété. — Ainsi donc ces fruits du génie, ayant perdu le duvet et la fleur, nous sont vainement offerts : si quelques autres, de même qualité environ, restent dans le fruitier, qui s’en aperçoit ? Qui s’avise que Rodogune, Bajazet, Don Juan ne sont plus jamais joués ? Un directeur en fait-il la remarque, il en a bientôt pris son parti. Le public n’y pense guère, ou, s’il y pense, ce n’est pas pour se plaindre ni réclamer ; et si, d’aventure, on lui proposait ce supplément de chefs-d’œuvre, il n’en ferait pas plus de cas, sans doute, que de ceux qu’on lui présente déjà.

Cependant les grands hommes sont les grands hommes : on se pique de les aimer, de les honorer, et de s’honorer soi-même par leur commerce. Ils ont laissé de certains ouvrages qui ne se sont pas perpétués {p. 458} sur la scène de la même façon que leurs chefs-d’œuvre, et qui ne sont pas devenus, comme ceux-ci, des textes quotidiens pour les écoliers ; la raison de la réserve où sont demeurés ces ouvrages, c’est apparemment qu’ils étaient moins beaux et attachés plus proprement à une époque ; n’importe : c’est eux qu’on va retirer de l’ombre pour célébrer leurs auteurs. On acquerra ainsi le brevet d’amateur de raretés ; d’ailleurs, en s’accordant le superflu, on donnera élégamment à entendre qu’on ne manque pas du nécessaire. Enfin, de bonne foi, on trouvera dans ces épreuves quelque peu de plaisir, et, comme on n’est guère habitué à en recevoir des classiques, on se contentera de ce peu-là. On découvrira, dans ces rencontres, que ces grands hommes sont des hommes, et on leur saura gré de leurs faiblesses : on sera bien aise de traiter avec eux plus familièrement qu’on ne faisait. On découvrira aussi que ce sont des hommes d’une certaine date : on s’amusera, par ce goût du bibelot qui est si vif aujourd’hui, des marques qu’ils en portent ; et, si quelques-unes de ces marques ont des analogues en d’autres siècles, voire de nos jours, on regardera en souriant ces analogies. Et voilà pourquoi, en un jour de fête, l’Odéon reprend les trois premiers actes de l’Illusion comique, et la Comédie-Française le troisième acte de Psyché ; voilà pourquoi la Comédie-Française nous donne aujourd’hui les Fâcheux, et nous promet, pour l’hiver prochain, Psyché tout entière.

De Racine il n’est pas question dans cette campagne : c’est qu’il est moins en faveur ; c’est aussi qu’il n’a pas cet arrière-magasin bien fourni dont Corneille et Molière offrent les ressources. A part la Thébaïde et Alexandre, on a cet ennui, chez Racine, de ne trouver que des chefs-d’œuvre. Mais Corneille, mais Molière est plus avantageux : les Fâcheux ! Psyché tout entière ! A l’aspect de ce régal, on cligne de l’œil, on se lèche délicatement les lèvres. Qu’est-ce donc que Psyché ? qu’est-ce que les Fâcheux ?

En ce temps-là, — c’est du temps où il vivait que je parle, — Molière n’était pas dieu. Il l’est, à présent, souverain dieu du théâtre, des lettres françaises, de la psychologie, de la morale. Mais j’avais mieux dit d’abord : il est dieu tout court ; il est Molière parce qu’il est Molière ; on ne pense pas qu’il ait de commencement ni de fin ; et où est-il ? Molière est partout. Quelquefois cependant, par un effort de réflexion, nous nous rappelons qu’il a eu, plutôt à une époque qu’à une autre, une existence terrestre. Alors, pour nous, Molière est un grand homme, sous lequel a régné Louis XIV ; le siècle de Louis XIV, ce considérable espace de la vie de l’humanité, Molière l’a rempli et comblé de sa gloire. Mais, tout de bon, reportons-nous à cette époque, et regardons les choses d’un peu plus près.

En ce temps-là, c’est-à-dire pendant une quinzaine d’années, {p. 459} Molière fut un comédien et un chef de troupe, heureux, avec toute la France, de servir le roi. C’était un roi de vingt ans, lorsque Molière donna la première représentation de l’Étourdi à Paris ; un roi de trente-cinq ans, lorsque Molière joua le Malade imaginaire et mourut ; et quel roi, depuis cette aurore jusqu’à ce midi de sa fortune ! Également magnifique dans l’exercice de son métier d’homme d’état ou de guerre et dans ses plaisirs ! Ce n’est pas dans les conseils ni sur les champs de bataille que Molière pouvait s’acquitter de son devoir de sujet : il contribua, selon les moyens de sa condition, au divertissement du monarque. Parmi ses récréations publiques, celle que Louis XIV aimait le plus était le ballet : Molière fit des ballets pour ses yeux, et quelquefois pour ses jambes ; aussi pour ses oreilles, sans doute, car ces ballets avaient des récits : c’est même tout ce qui nous en reste, et c’est la plus grande partie des œuvres de Molière.

Les Fâcheux, comédie-ballet, c’est justement le premier de ces ouvrages (1661) ; Psyché, tragédie-ballet, c’est justement le dernier (1671), si l’on néglige la Comtesse d’Escarbagnas et si l’on ne tient pas compte du dessein qu’avait formé l’auteur de composer le Malade imaginaire pour le même objet. Dans l’intervalle, admirez la série : le Mariage forcé, la Princesse d’Élide, l’Amour médecin, Mélicerte, Pastorale comique, le Sicilien, George Dandin, M. de Pourceaugnac, les Amans magnifiques, le Bourgeois gentilhomme… Dansés devant le roi, et quelques-uns par le roi, à Vaux, à Fontainebleau, au Louvre, à Versailles, à Saint-Germain, à Chambord, aux Tuileries, avant d’être donnés au public sur la scène du Palais-Royal, (et tous n’y parviennent pas), ce ne sont que ballets, encore ballets, toujours ballets ! Molière, en somme, fut maître de ballet sous Louis XIV ; voilà ce que nous voyons. Et c’est peut-être trop dire : maître, en effet, il ne le fut pas dans toutes ces réjouissances. Pour les Plaisirs de l’île enchantée, qui durèrent trois jours et dont la Princesse d’Élide forma seulement le milieu — entre une course de bagues et un ballet sans comédie, — le grand inventeur et ordonnateur de la fête fut M. le duc de Saint-Aignan. Et, dans la première journée, où parut le roi lui-même, armé « à la grecque » pour représenter le chevalier Roger, prisonnier de l’enchanteresse Alcine, si Molière prit part à la cérémonie, ce fut pour figurer le dieu Pan sur le haut d’une machine roulante et adresser un compliment de six petits vers à la reine. C’est qu’un tel divertissement n’était pas une solennité médiocre : c’était à la fois un carrousel, un bal costumé, un opéra, une féerie, un festin, que sais-je ? Molière, tout Molière qu’il fût, ne faisait que sa partie dans ce concert d’agrémens. La Princesse d’Élide a été imprimée pour la première fois dans un volume in-folio, dont voici le titre : les Plaisirs de l’île enchantée, course de bague, collation ornée de machines, comédie mêlée de danse et de musique, ballet du palais {p. 460}d’Alcine, feu d’artifice, etc. : la comédie ne tient là que sa modeste place, elle ne montre même pas son nom. Mélicerte, la Pastorale comique, le Sicilien ne sont que de petites pièces insérées dans le Ballet des Muses ; la Comtesse d’Escarbagnas n’est qu’un léger cadre pour le Ballet des ballets. Quoi d’étonnant ? Louis XIV est le dieu et le souverain pontife d’une religion qui a son culte mondain ; ces grandes journées en sont les jubilés ; il ressort de la nature des choses que la musique et le reste y doivent avoir plus d’importance que les paroles. A considérer l’ensemble de ces jeux, si ce n’est pas M. le duc de Saint-Aignan ou quelque autre gentilhomme de la chambre qu’on en reconnaît le maître, c’est Lulli. Aussi, vers la fin de la vie de Molière, le Florentin l’emportera-t-il en faveur sur le Parisien ; et, ayant inventé en France, avec Quinault, la tragédie chantée tout entière, c’est-à-dire l’opéra, il obtiendra que défense soit faite aux comédiens de se servir de plus de six « musiciens » et de plus de douze joueurs d’instrumens, et « d’aucuns des danseurs qui reçoivent pension de Sa Majesté. » Jusque-là, dans ces occasions, Molière, auteur des récits, se tient à peu près sur le même rang que Benserade, auteur des vers, — c’est-à-dire des complimens glissés dans le livre de ballet, ou programme distribué aux spectateurs, en l’honneur des principaux personnages qui assistent au spectacle où se mêlent de danser un pas.

Même en de moindres pompes, alors que Molière dispose lui-même toute la représentation, elle n’est qu’un accessoire de la fête, ou du moins son texte comique n’y est pas le principal. Songez que le roi lui-même joue un des Égyptiens du Mariage forcé ; qu’un des Espagnols est figuré par le gentilhomme basque Tartas, capable de se tenir debout sur les épaules de deux hommes, lesquels se tiennent eux-mêmes sur trois autres : jamais dans un cirque, les clowns fussent-ils des gens de qualité, fût-ce dans le cirque Molière, les paroles n’auront en plus de prix que les pirouettes. George Dandin n’est qu’un prétexte à musique et à ballet, entre deux collations et parmi beaucoup de jets d’eau, dans le parc de Versailles. Monsieur de Pourceaugnac remplit le même office, après la chasse, à Chambord ; le Bourgeois gentilhomme, à Chambord aussi, n’est que pour servir de lien à des intermèdes bouffons et d’avant-propos à la turquerie qui le termine. A parler net, c’est le dialogue, dans ces ballets, qui est adjoint comme intermède au chant et à la danse.

Aussi bien, ce dialogue est presque toujours improvisé. Ce n’est pas seulement un Impromptu de Versailles que Molière imagine, par l’ordre du roi et pour son délassement, mais plusieurs sous divers titres ; et, de même, des impromptus de Vaux, de Saint-Germain, de Chambord, du Louvre et des Tuileries. Pour la Princesse d’Elide, il n’a le temps de mettre en vers que le premier acte et les premières scènes {p. 461}du second, de sorte que la comédie, au dire d’un témoin, vient ici « donner des marques de son obéissance un pied chaussé et l’autre nu. » Pour Mélicerte, il n’en a pu faire que deux actes, où l’action est nouée à peine, et « Sa Majesté en ayant été satisfaite, » selon la déclaration des éditeurs, « il ne l’achève pas. » Elle ne sera jamais jouée à la ville, cette Mélicerte, non plus que la Pastorale comique qui la remplace bientôt dans la troisième entrée du Ballet des Muses. Les Amans magnifiques, où Louis XIV parait peut-être sous les costumes de Neptune et d’Apollon, ne seront pas joués à la ville du vivant de Molière ; et après 1711, on n’en trouvera plus trace sur aucune scène. La Princesse d’Élide (disparue du théâtre depuis 1757) ne réussit jamais à la ville aussi bien qu’à la cour ; le Mariage forcé, de même, eut son plus beau succès le premier. — C’est que de toutes ces pièces, même des meilleures, même de celles qui se passeraient le moins malaisément de secours étrangers, Molière eût dit volontiers ce qu’il disait de l’Amour médecin, dans son Avis au lecteur : « Il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le roi. »

Cependant, à ses moments perdus, ce fournisseur de Sa Majesté composait pour lui-même et pour le vulgaire quelques autres pièces, comme l’École des femmes, Don Juan, le Misanthrope, Tartufe (dont les trois premiers actes, il est vrai, furent d’abord essayés à Versailles quelques jours après le divertissement de l’île enchantée), enfin les Femmes savantes. Il arriva que, par le mérite de ces œuvres-ci, justement, il devint immortel. D’autre part, même dans ce genre-là, — c’est le ballet que je veux dire, — genre allégorique, mythologique, pseudo-pastoral et carnavalesque, il avait mis le plus de vérité possible : il y avait introduit, autant que les conjonctures le permettaient, des personnages réels, humains, citadins, vêtus comme le spectateur. Il advint que plusieurs de ces personnages continuèrent de parler et d’agir après qu’autour d’eux les chants et les danses avaient cessé. C’étaient, par exemple, M. de Pourceaugnac et ses médecins ; George Dandin, sa femme et ses beaux-parents ; le Bourgeois gentilhomme, MmeJourdain et Dorante. Les comédies jouées par ces gens-là n’étaient, à l’origine, que des broderies appliquées sur l’étoffe d’un ballet, soit ! L’étoffe tombée en poussière, ces morceaux subsistaient. C’étaient, si vous le préférez, des cadres, où des figures de danse avaient été enfermées : ces figures évanouies, les cadres demeuraient précieux ; il valait la peine de les exposer tout seuls. J’entends bien que, plus ces cadres seront nombreux, mieux les plaisirs du public seront assurés et la gloire de Molière entretenue. Peut-on ranger dans cette catégorie les Fâcheux et Psyché ? Voilà toute la question.

Les personnages des Fâcheux, jetés dans les intervalles d’un ballet {p. 462}réglé par le danseur Beauchamp, ne sont ni des allégories, ni des dieux, ni de faux bergers, ni des marquis : leurs originaux, en 1661, pouvaient se trouver dans la salle. Ballet et dialogue, d’ailleurs, comme le déclare Molière, ne sont ici que « plus ou moins heureusement a cousus » : ils peuvent donc se découdre. Voilà qui va bien. Mais, prenez-y garde : M. de Pourceaugnac, George Dandin, le Bourgeois gentilhomme, si promptement que Molière ait dû les inventer et les écrire, sont pourtant des comédies, et leur composition est celle de comédies. Les Fâcheux ne sont rien qu’une série de silhouettes qu’on fait défiler dans une fête pour divertir les invités : l’auteur, pour « lier ensemble » ces bonshommes, avertit qu’il s’est « servi du premier nœud qu’il a pu trouver ; » il les a, de la façon la plus simple, attachés en chapelet pour les égrener. Ce ne sont pas des caractères comiques en action, ils ne concourent pas à un effet dramatique ; ils passent un à un devant le compère de cette revue de salon, ils déroulent de la sorte et pourraient allonger à l’infini, pour peu qu’ils fissent des recrues, une sorte de charade sans énigme. Plusieurs sont assez plaisans ; la répétition de l’embarras qu’ils donnent tous, l’un après l’autre, au compère, en l’empêchant d’avoir un tête-à-tête avec sa belle, ce redoublement continuel d’un même accident est d’une drôlerie passable ; enfin ils s’expriment tous fort bien. Faut-il en demander davantage à un impromptu de société ? La qualité de celui-ci passe l’ordinaire. Nous concevons qu’il ait réussi dans une fête où chacun s’applaudissait d’être convié, parmi les magnificences du surintendant, à la lumière du roi-soleil, — alors dans son premier éclat, deux ans après la paix des Pyrénées, cinq mois après la mort de Mazarin, à l’heure même où l’on découvrait que ce prince (le châtelain de Vaux allait en faire l’épreuve) n’était pas « un monarque en peinture. » Ajoutez qu’on était disposé à la bienveillance par la bonne chère, et qu’il fallait passer le temps jusqu’au feu d’artifice. Direz-vous qu’à la ville, trois mois après, les Fâcheux surent se priver de ces agrémens ? Du moins l’ornement du ballet, jusque-là réservé à la cour, les recommandait au public.

Mais pour nous, point de ballet, — qui, d’ailleurs, ne serait plus une nouveauté, — point de bonne chère, point de feu d’artifice, point de roi ! A la fin, lorsque le valet annoncera :

Monsieur, ce sont des masques
Qui portent des crincrins et des tambours de basques,

il faudra nous payer de ces paroles, et le rideau tombera dans le silence. Encore moins, en fait de tambours, avons-nous chance d’entendre, à la sortie, ceux des mousquetaires, et de voir Sa Majesté, à la lueur des fusées et des torches, prendre sous la fouillée le chemin de {p. 463}Fontainebleau. Nous ouvrirons notre parapluie, en nous garant des omnibus. Eh bien ! dans ces conditions, les Fâcheux, il faut l’avouer, n’ont qu’un charme languissant ; les restes de ce divertissement de société, conservés sur un théâtre, nous divertissent mal.

Sans doute, cette vue est encore assez curieuse. Molière, qui, le plus souvent, nous montre en action et en conflit des types universels et éternels, nous donne ici la lanterne magique avec des fantoches qu’il a pris au passage ; si l’on découvre, à cette occasion, que le grand homme ne dédaigna pas d’être de son temps, on lui en sait gré ; on s’amuse de le surprendre dans cette occupation familière. On s’égaie doucement à examiner, parmi ces croquis du XVIIe siècle, telle figure qu’on croirait notre contemporaine : eh quoi ! il y avait alors des bohèmes, inventeurs d’affaires chimériques et emprunteurs de pièces blanches, comme cet Ormin ! Ou, réciproquement, tel ridicule qu’on croirait appartenir à ce temps-là, on s’aperçoit avec malice qu’il est encore de ce temps-ci : celui, par exemple, de l’homme qui fait ses embarras au spectacle. Et, tout bas, on se dit par où ces personnages se ressemblent, par où ils diffèrent : on improvise pour soi deux petites études de mœurs, et on les compare. On jouit aussi par l’oreille : le style de Molière, exprimant ici des réalités toutes proches, est plus concret et plus pittoresque, en deux, ou trois passages, qu’il n’est d’habitude, — sans compter qu’il a trouvé le temps, pour une scène au moins, d’être délicat : ce débat sur la jalousie et l’amour est un épisode précieux, mais d’une préciosité charmante, et non ridicule. — La description de certain carrosse, « comblé de laquais et devant et derrière, » et tout le récit de la chasse remplissent la salle comme la voix d’un Regnard qui aurait des poumons plus puissans et un gosier plus sonore. Ce dernier morceau surtout, cet air de bravoure est merveilleux : qu’elle passe à présent, cette fanfare, par la trompe d’un virtuose comme M. Coquelin, elle ragaillardit tout le public ! Mais, hors ce moment, et malgré les petits plaisirs que j’ai dits, la représentation est froide : ces plaisirs même sont plutôt des bénéfices de la réflexion que des agréments directs, tels qu’on doit en attendre d’une pièce de théâtre. C’est qu’en somme ce n’est point ici une pièce de théâtre, ou du moins ce n’est pas une pièce qu’il soit bon de représenter sur un théâtre ; et dans ces conditions.

Quant à Psyché, son affaire est plus nette. Un ouvrage mythologique à grand spectacle, une féerie, un opéra d’avant l’invention de l’opéra, voilà cette tragédie-ballet. — Tout beau ! se récrie quelqu’un, c’est l’œuvre commune de Corneille et de Molière : il faut donc que ce soit un chef-d’œuvre renforcé. — Mais comment ces deux poètes y ont-ils mis la main ? En 1671, trois ans après la paix d’Aix-la-Chapelle, Louis XIV, à son apogée, commande à l’auteur des Amans {p. 464}magnifiques, pour le carnaval, quelque nouvelle pompe du genre galant. Molière, pressé par le temps, n’écrit que le premier acte, la première scène du second, la première du troisième ; il trace le scénario du reste et prie Corneille d’en trouver les vers, tandis que les paroles à chanter sont demandées à Quinault et la musique à Lulli : dans tout ceci, rien n’a d’importance, sinon que « Sa Majesté soit servie dans le temps qu’elle l’a ordonné. » Elle l’est, en effet. On admire, dans la « salle des machines, » construite exprès aux Tuileries, « la magnificence des décorations, le nombre des changements, l’excellence des concerts. » Six mois après, Psyché est représentée sur la scène du Palais-Royal, à peu près avec « même éclat, mêmes agréments. » Qu’on nous la rende ainsi ornée, aujourd’hui que nous connaissons l’opéra, il est à craindre, selon la remarque de Voltaire, « que si la tragédie est belle et intéressante, les entr’actes de musique en deviennent froids ; et que, si les intermèdes sont brillants, l’oreille ait peine à revenir tout d’un coup du charme de la musique à la simple déclamation. » Avec de tels risques, la Comédie-Française va-t-elle se mettre en frais extraordinaires pour nous restituer cet appareil ? Verrons-nous, comme le naïf Robinet,

Les mers, les jardins, les déserts, Les palais, les deux, les enfers, Les mêmes dieux, mêmes déesses… Verrons-nous aussi tous les vols, Les aériens caracola ? ..

Verrons-nous se succéder les lieux champêtres, les riches vestibules, les arcs de triomphe, les berceaux de verdure « superbes et charmans ? » Verrons-nous « le palais de Jupiter descendre et laisser voir dans l’éloignement, par trois suites de perspectives, les autres palais des dieux du ciel les plus puissants ? » Vénus et les Grâces, du haut du ciel, viendront-elles dans des conques ? L’Amour partira-t-il « du bord du théâtre, et, après avoir fait un tour en volant, se perdra-t-il » dans les frises ? Zéphire suivra-t-il la même voie ? Trois cents divinités paraîtront-elles sur des nuages ? Psyché, seulement, passera-t-elle dans une barque ; et précédant des polichinelles et des matassins, deux satyres enlèveront-ils « Silène de dessus son âne, » qui leur servira pour « voltiger et former des jeux agréables et surprenans ? » Mais non, nous ne verrons rien de tout cela ; nous verrons Psyché désarmée de ses machines, défleurie de ses gentillesses. Nous verrons quelque architecture dans le goût de ces palais qu’on prête maintenant, pour les tragédies, à Pyrrhus et à Thésée ; nous verrons des costumes à l’avenant : le tout, d’après les données d’une archéologie de théâtre, {p. 465}experte aux mascarades pédantesques. De cette jolie mythologie à la française et de son luxe délicat il ne restera rien pour les yeux. La grâce des vers, en désaccord avec une mise en scène prétendue antique, devra nous suffire : on espère que Psyché, présentée de la sorte, nous sera un nouvel Amphitryon. Mais Amphitryon, même à l’origine, plut par autre chose que par deux « machines volantes, » abaissées pour le prologue et pour le dénouement. Psyché, en elle-même, a-t-elle autant de ressources ? Il s’en faut de beaucoup. Elle nous fait souvenir de ce modèle unique par le malicieux badinage de ce premier acte, où paraissent d’abord les sœurs de l’héroïne, véritables princesses de conte de fée, envieuses comme on l’est dans la Belle et la Bête ; ensuite, au troisième acte, par le spirituel entretien de l’Amour, ce Prince Charmant, et de son valet Zéphire : — voilà pour Molière ; — aussitôt après, par la déclaration tendrement ingénue de Psyché à l’Amour, et par la réplique tendrement jalouse de l’Amour à Psyché : — voilà pour Corneille ; — enfin, de-ci de-là, dans toute la pièce, par quelques traits d’enjouement et de sentiment, par la souplesse et la légèreté du langage, par le tour de tel couplet et par sa cadence. On prend plaisir, d’ailleurs, à voir le vieil auteur d’Horace manier ce frêle outil, le vers libre, et le manier si bien qu’on reconnaît à peine le moment où l’ouvrage passe des mains de Molière dans les siennes : en ce point, « barbare » rime avec « mystère, » voilà tout ; si M. Maubant déclamait le rôle de Psyché, on ne s’apercevrait pas du changement. — Mais ces menus agrémens, à travers cinq actes de mythologie héroïco-galante, est-ce de quoi nous tenir enchantés ? Après l’expérience qu’on a faite récemment d’un seul acte, — et c’était le troisième, — la réponse n’est pas douteuse. On a écouté ce morceau avec un respect à peine tiède ; on entendra presque tout, si vraiment ce tout est repris, avec une glaciale indifférence.

De l’Illusion comique je ne parle que pour mémoire : on a joué les trois premiers actes, une fois seulement, à l’Odéon, devant de rares spectateurs, qui, sans s’inquiéter de comprendre la pièce, riaient des grands bras et de l’accent gascon du capitan. On ne pense pas à remonter autrement l’ouvrage : on a raison. Ce n’est pas qu’on ne puisse être séduit par l’idée de nous offrir un Corneille inconnu, un Corneille antérieur au Cid, romanesque, plaisant, et déjà disposé à l’héroïsme. Faire tinter à nos oreilles le curieux récit des aventures de Clindor, menant la vie de bohème aux alentours du Pont-Neuf ; faire éclater les beaux vers burlesques et presque tragiques du rôle de Matamore ; lancer sur la scène la brave et pimpante Lyse, — patronne de Lisette, — qui, trois quarts de siècle à l’avance, mène un complot digne des Folies amoureuses ; montrer ce cavalier et sa belle, qui, deux siècles avant Marion Delorme, savent si bien s’évader de prison ; et ces comédiens {p. 466}enfin, qui, tant d’années avant MM. Got et Coquelin, savent s’attirer la considération et partager la recette, — en vérité, l’entreprise a quelques attraits. Mais le moyen de rendre clair l’artifice naïf et compliqué de cette comédie où une fantasmagorie est encadrée, — les personnages de celle-ci, à la fin, jouant une tragédie qui forme une troisième action dans la seconde ? Le moyen d’empêcher que cette tragédie ne soit fort ennuyeuse, ou de la remplacer par une autre sans meurtrir impertinemment l’ouvrage ? M. Porel y a renoncé, M. Claretie n’y songe pas ; en ceci, nous approuvons leur sagesse.

La bonne manière, à présent, de goûter ces moindres œuvres des classiques, c’est de s’en donner le spectacle dans un fauteuil. Etendez la main vers ces admirables éditions que publie la maison Hachette, vers cette collection des Grands Écrivains de la France : vous tenez là Corneille, Racine, Molière tout rafraîchis et tout vivants1. Alors, — passez-moi ce dicton populaire, — le roi n’est pas votre cousin ; ou plutôt, si ! justement, vous êtes le cousin du roi, et du grand roi ; vous êtes à sa cour : ces ballets eux-mêmes, qui en firent les délices principales, se donnent à nouveau pour votre plaisir. — Au demeurant, c’est peut-être aussi la meilleure façon de jouir des chefs-d’œuvre, à présent qu’on n’a plus guère d’occasions de les voir sur la scène, ni surtout de les voir bien joués, et du milieu d’un public assez chaud. Et, pour les chefs-d’œuvre, en voici de petites éditions, réduites de celles-là, discrètement annotées, et qui donnent pourtant aux grandes personnes comme aux écoliers l’hallucination du drame comique ou tragique2. Ah ! Corneille, Racine et Molière sont heureux en ce temps-ci, du moins ailleurs qu’au théâtre !

De mon fauteuil à ma bibliothèque, voilà donc le champ de mes « divertissements ». Je n’espère pas renouveler jamais les splendeurs de Vaux ni de Versailles. Si pourtant je possédais demain une bicoque à la campagne, j’y attirerais volontiers quelques voisins, je leur mettrais entre les mains l’Art de dire, de M. Leloir3, je les prierais de s’exercer d’après les conseils de ce jeune comédien ; et, pour le jour de ma fête, je leur distribuerais les rôles de la Sortie de Saint-Cyr, l’honnête et gentille petite pièce de M. Verconsin, par laquelle Mlle Reichenberg et M. Got nous ont annoncé l’approche des vacances.

Louis GANDERAX.