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Entretien avec François Lecercle et Clotilde Thouret

12 Février 2017

Entretien avec François Lecercle et Clotilde Thouret

François Lecercle et Clotilde Thouret co-dirigent le projet « La Haine du théâtre » du labex OBVIL, dont l'objectif est d'analyser les controverses sur le théâtre en Europe. À l'occasion du prochain colloque Théâtre et scandale, ils nous expliquent les enjeux d'une question qui est toujours d'actualité, et nous exposent les découvertes qu'ils ont faites en explorant un vaste corpus de textes polémiques allant du XVIe au XIXe siècle.

Pourriez-vous tout d'abord nous rappeler les origines et les objectifs du projet « La Haine du théâtre » ?

François Lecercle : L’idée nous est venue lors des grands scandales de l’automne 2012 autour de Romeo Castellucci et de Rodrigo García, qui ont fait la une des médias pendant quinze jours. On entendait, dans la bouche de gens qui n’avaient pas la moindre idée de ce dont ils parlaient, des propos qui dataient de quelques siècles. Nous nous sommes dit que le meilleur moyen de réagir, face à ces activistes, était de rétorquer en universitaires, c’est-à-dire de faire progresser la réflexion et le savoir sur les raisons pour lesquelles le théâtre a pu, pendant plusieurs siècles, déchaîner des réactions extrêmement violentes, allant d'ailleurs jusqu’à l’interdiction pure et simple. Nous nous sommes mis à réfléchir à un projet et à rassembler des forces très diverses. L’OBVIL est né à peu près à ce moment-là, et nous avons eu l'idée de nous y rattacher, ce qui nous a permis, au lieu de simplement constituer des bases de données et de mettre en ligne des textes, de pouvoir collaborer avec des informaticiens pour exploiter ce corpus.

Clotilde Thouret : Il valait en effet la peine d’explorer à nouveau le corpus des controverses sur le théâtre depuis la fin du XVIe siècle jusqu’au milieu du XIXe. Cette exploration, nous l'avons envisagée dans deux directions : d'une part à travers la mise en ligne de textes et la constitution de bibliographies et de corpus numériques ; d’autre part à travers une série de séminaires et de colloques qui permettaient d’étudier ce corpus en changeant de méthodes et de perspectives de recherche. Un changement en termes d’échelle tout d’abord : les controverses ont surtout fait l’objet d’études nationales, alors que le phénomène gagne à être envisagé d’un côté, à l’échelle européenne, et de l’autre, à une échelle très réduite, celle des épisodes circonscrits et locaux. Un changement en termes d’objets ensuite : l’étude ne se restreint pas à l’histoire des idées mais relève plutôt de l’histoire culturelle avec ses fondements politiques, sociaux et religieux, et ses prolongements littéraires. Un changement en termes de corpus enfin : une grande part de la polémique a lieu aussi sur la scène et il convient d’intégrer à l’analyse tout un ensemble de textes dramatiques.

François Lecercle : Nous avons maintenant deux branches ou deux objectifs. Le premier, le plus important, c’est de travailler sur trois siècles de polémiques théâtrales. Mais comme l'idée initiale du projet était venue des scandales actuels, et que nous avons par ailleurs été contactés par des collègues contemporanéistes qui étaient très intéressés par le sujet, nous avons aussi initié un second chantier, qui est corrélé au premier. Il porte sur les scandales de théâtre et embrasse toute l’histoire du théâtre en Occident, de l'Antiquité à nos jours : nous organisons un colloque sur ce sujet le mois prochain. Les deux sujets sont liés : même si les conflits actuels sur le théâtre ne se présentent pas comme les discours théâtrophobes d’il y a quelques siècles, on retrouve, selon des modalités diverses, les mêmes questions.

Pour éditer et analyser votre corpus, vous avez réuni une vaste équipe. Comment vous êtes-vous réparti le travail ?

Clotilde Thouret : Tout le monde ne contribue pas de la même manière. Il y a trois cercles : un premier cercle constitué de nous deux et de deux post-doctorants qui se sont succédés dans le projet, Chiara Mainardi et Thomas Soury. Nous sommes en première ligne pour la mise en ligne, la fouille de données, etc. Un deuxième cercle réunit des collègues et des doctorants qui sont intervenus et qui continuent à intervenir pour la constitution du corpus et l’édition des textes. Enfin, de nombreux collègues participent à cette recherche en tant que contributeurs ponctuels.

François Lecercle : En tout, nous avons réuni près de quatre-vingts participants, mais nous essayons également d’établir des partenariats plus institutionnels, ce qui nous a amenés à organiser un colloque à Bologne il y a un peu plus d’un an, et deux journées d’étude avec l'Université de Chicago, avec laquelle nous entretenons des liens étroits et pérennes. Nous espérons aussi pouvoir un jour organiser un colloque au Japon.

Vous avez notamment eu recours à des outils numériques afin d'analyser les textes polémiques. Qu'ont-ils permis de faire apparaître?

François Lecercle : Pour le moment, notre corpus est encore trop peu développé pour produire des résultats fracassants. Mais déjà, grâce aux logiciels qui ont été développés par les ingénieurs du labex et surtout l’équipe de Jean-Gabriel Ganascia à l'UPMC, nous avons trouvé des choses très intéressantes. Ce sont des logiciels qui permettent non pas simplement de repérer des réutilisations à l’identique de phrases ou de segments de phrases, mais aussi des réutilisations altérées, des reprises paraphrastiques. Or notre corpus est extrêmement citationnel : nous avons affaire à des textes qui ne cessent de se recopier les uns les autres. En outre, il s'agit d'une époque où la pratique de la citation n’est pas du tout normalisée comme elle l'est de nos jours. Elle prend des formes extrêmement variées et parfois assez floues. Il est donc très utile de disposer d'instruments qui permettent de retrouver des discours repris et ressassés sous des formes diverses. Par ailleurs, nous avons développé une ontologie qui permet d’analyser la répartition des types de discours et des types d’arguments dans les textes, d'avoir une idée de la manière dont ces arguments ou ces thèmes sont diffusés dans le temps et dans l’espace, etc. – de produire, en quelque sorte, une cartographie argumentative et thématique des textes.

Clotilde Thouret : La critique computationnelle est un véritable adjuvant de la critique traditionnelle, elle fonctionne en complémentarité avec elle. Le simple fait de pouvoir, par la simple recherche « plein texte », repérer des occurrences et des citations d’autorités est déjà très utile, tout comme le calcul de la fréquence relative d'un mot dans un texte et dans un corpus. Nous l'avons fait par exemple pour le terme de « plaisir », ce qui nous a permis d’identifier des textes dont on ne soupçonnait pas qu'ils étaient à ce point atypiques. Nous disposons également d'outils qui permettent de prolonger cette première analyse et d'étudier les termes proches afin d'étudier la présence non seulement de termes précis, mais de concepts généraux. Grâce à MEDITE, nous avons aussi pu repérer une reprise presque intégrale d’un texte de Nicole dans un texte de Voisin qui fait plus de mille pages et qui est tout à fait important dans ce corpus. Quant à l'ontologie, c’est surtout Chiara Mainardi qui l'a développée avec l’aide de Frédéric Glorieux, de Vincent Jolivet et de Zied Sellami. Il s'agit d'un lexique structuré qui répertorie l’ensemble des dimensions de la controverse sur le théâtre (la religion, l’économie, les femmes, les émotions, etc.). Ce « filet sémantique » permet de repérer les passages abordant telle ou telle topique, et de quantifier son degré de présence dans les textes. Par un travail minutieux de repérage et de sélection des termes pertinents, chaque texte est « marqué » pour ces thématiques : il s’agit d’une annotation très dense, avec un fort potentiel interprétatif, dont on commence à peine à recueillir les résultats.

Votre corpus embrasse une vaste période, du XVIe siècle au XIXe siècle et couvre plusieurs pays : quelles évolutions observe-t-on ?

François Lecercle : Il y a des phénomènes absolument frappants. La dispute, au départ, se présente sous des allures essentiellement théologiques et morales. En réalité, dès qu’on creuse un peu, on s’aperçoit qu’il y a des tensions politiques et économiques qui sont extrêmement fortes et qui ont jusqu’alors été très largement négligées par la critique. Au XVIIIe siècle les choses changent, et les questions politiques prennent vraiment le pas sur les questions religieuses.

Clotilde Thouret : L’ontologie nous a aussi permis de repérer et de quantifier une évolution du rôle dévolu aux femmes dans l’argumentation. Cette thématique était, dans un premier temps, assez en retrait et était surtout associée à la question du déguisement et du travestissement. Dans un second temps, c’est devenu un argumentaire beaucoup plus présent.

Quelles autres découvertes marquantes avez-vous faites ? Avez-vous eu des surprises par rapport à ce que vous vous attendiez à trouver initialement ?

François Lecercle : Une première surprise concerne les débuts de la polémique antithéâtrale en France. On a toujours dit que la polémique avait commencé en Angleterre dans les années 1570, bien plus tôt que dans les autres pays, puis qu'elle était apparue en Espagne et en Italie, et nettement plus tard en France. On ne connaissait pas, en France, de traité relatif à cette question avant 1639. Or nous en avons trouvé un qui date de 1603, et qui visiblement répond à un traité antérieur, que nous avons finalement identifié, paru en 1600. Il est rarissime, il n'y en a que deux exemplaires actuellement connus au monde. La polémique antithéâtrale a, en fait, commencé en France près d'un siècle avant la date du premier traité autrefois connu, mais sous une forme essentiellement orale. Nous sommes remontés jusqu’à un procès au parlement de Paris dans les années 1541-1542, au cours duquel on retrouve déjà tous les arguments qui seront par la suite retenus contre le théâtre, à l’exception d’un seul, l’immoralité des acteurs et des troupes d’acteurs – et ce pour la simple raison que les troupes d’acteurs professionnels n’existaient pas encore à cette époque. La dispute a donc été infiniment plus précoce en France qu’on ne le pensait : simplement, elle prenait des formes plus dissimulées, plus discrètes.

Clotilde Thouret : L’étude des apologies a été source d’étonnement ; elles ont été relativement négligées par la critique qui y voit souvent le même discours répétitif sur l’utilité et la moralité du théâtre. Mais si on prend garde au contexte et qu’on cherche à lire à travers l’écran des topoi, on s’aperçoit que la façon de revendiquer une place pour le théâtre dans la société change ; on s’aperçoit aussi qu’il y a des textes assez ironiques qui dissimulent des positions plus hétérodoxes.

Nous avons eu également une surprise en travaillant avec Chiara Mainardi sur Molière dans la controverse ces derniers mois. Nous nous attendions à ce que Molière soit (en tant qu’il est convoqué et cité dans les textes polémiques) très présent dans le camp des ennemis du théâtre. En réalité, nous avons constaté qu'il « change » de camp. En fréquence relative, il est progressivement plus mobilisé par ceux qui s’attachent à défendre le théâtre que par ceux qui l’attaquent. Mais au delà de ces découvertes, on peut aussi rappeler, comme le fait Franco Moretti, que l'utilisation des outils numériques est intéressante non seulement quand elle permet de découvrir des choses nouvelles, mais aussi quand elle corrobore ce qu'on savait déjà : c’est, d'une part, un moyen de vérifier l'exactitude de ces outils ; d'autre part, ceux-ci font souvent bien plus que corroborer nos hypothèses, et nous invitent à poursuivre de nouvelles pistes de recherche.

François Lecercle : Nous avons aussi découvert que, dans beaucoup de cas, le théâtre apparaît moins comme un objet détestable que comme un prétexte. Beaucoup de débats s’attaquent au théâtre pour des objectifs qui n’ont absolument aucun rapport avec le théâtre. Un des exemples les plus éclatants, c’est le scandale au Théâtre de la Ville à l’automne 2012 autour du spectacle de Castellucci. Ce scandale a été provoqué par un petit groupe d’intégristes, qui ont pris prétexte de ce spectacle, qu’ils accusaient de christianophobie, pour se faire connaître sur la place politique. Cela a abouti à la création, trois années et demie plus tard, d’un parti politique groupusculaire. Ils protestaient véhémentement contre un crime très contestable, pour ne pas dire imaginaire, non pas tant parce qu’ils voulaient obtenir la cessation de ce scandale que pour bénéficier d'une plateforme publicitaire. L’opération a d’ailleurs été très réussie, puisqu’ils avaient essayé exactement la même chose un an et demi auparavant à Avignon en fracassant des photos du très célèbre photographe Andres Serrano, mais leur intervention n'avait fait parler d’eux que très brièvement dans la presse. Au contraire, l’opération théâtrale les a fait connaître du jour au lendemain et leur a donné une très grande visibilité. On a fait ce même constat sur des cas beaucoup plus anciens. Il y a des querelles de théâtre où l’enjeu n’est pas théâtral, mais repose sur un conflit entre des groupes rivaux, souvent des petits groupes, qui n’ont en fait rien à voir avec le théâtre.

Une autre surprise que nous avons eue, c’est l’importance de la dimension politique de ces conflits, qui se présentent pourtant, en apparence, comme essentiellement moraux ou religieux. C’est un phénomène absolument récurrent à travers les siècles et les décennies. Je ne dis pas que tous les scandales et tous les conflits de théâtre soient essentiellement politiques, mais la politique occupe une grande place. Il en va de même pour la dimension économique. Quand le théâtre se professionnalise (à des dates variables, entre les années 1540 et la première moitié du XVIIe siècle), il devient une activité économique. Des conflits économiques apparaissent alors entre les troupes et certains milieux ecclésiastiques. Au XVIIe siècle, ils sont toujours secondaires ou dissimulés. Au XVIIIe siècle, ils sont plus visibles. Les acteurs protestent : « Comment se fait-il que nous soyons si maltraités par une Église à laquelle nous contribuons plus que d’autres ? » En effet, dès les origines, le théâtre a souvent été taxé car il était notamment accusé de provoquer une baisse notable des aumônes, et donc d’être responsable du démantèlement des institutions de charité publique.

Vous organisez en mars un colloque intitulé Théâtre et scandale. Comment s'articulent cette notion de scandale et la question plus large de la « haine du théâtre » ?

Clotilde Thouret : Elles s’articulent doublement. Il y a tout d'abord une articulation qu’on pourrait qualifier d'étymologique et donc de sémantique. La qualification du théâtre comme « scandale », comme « pierre qui fait trébucher et tomber dans le péché » était quelque chose de récurrent. Le fait même d’aller et d’être vu au théâtre, notamment pour les ecclésiastiques, et parfois pour les femmes, pouvait être considéré comme scandaleux. Ensuite, le scandale est aussi un phénomène circonscrit, qui existait dès la naissance du théâtre et qui revient de façon récurrente au cours de son histoire. Il cristallise, à date précise et dans des périodes restreintes, la controverse dans son ensemble.

François Lecercle : Oui, les deux sont totalement liés puisque le scandale prouve la capacité du théâtre à cristalliser sur un spectacle particulier des antagonismes violents mais très ciblés. La haine du théâtre, c’est une sorte de généralisation de cette hostilité, qui prend une forme absolue, avec des degrés de violence très variables, qui vont jusqu’à réclamer l’interdiction totale ou définitive du théâtre. Le scandale de théâtre, de la même façon, consiste à protester contre tel aspect d’une représentation mais peut aussi aller jusqu’à réclamer l’interdiction de ce spectacle.

Propos recueillis le 9 février 2017 par Marc Douguet

Image : ©Marc Douguet