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Entretien avec Mercedes Blanco

18 Décembre 2015

Entretien avec Mercedes Blanco

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À l’occasion du colloque « L’édition numérique de la querelle autour de Góngora », La Lettre de l’OBVIL s’entretient avec Mercedes Blanco, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, qui dirige au sein de l’OBVIL un projet consacré à la querelle suscitée par l’œuvre du célèbre poète espagnol (1561-1627). Elle nous explique la place originale qu’occupe dans la littérature cet auteur, tantôt condamné pour son obscurité, tantôt salué comme l’initiateur d’une véritable révolution poétique.

Vous avez consacré deux ouvrages (Góngora y la invención de una lengua et Góngora heroico. Las « Soledades » y la tradición épica) et plus d’une dizaine d’articles à Góngora. Qu’est-ce qui vous a poussée à étudier ce poète ?

C’est un poète qui me fascine. Et je ne suis pas la seule ! Il y a chez les gens de langue espagnole une entrée plus facile dans son œuvre, qui est difficile à traduire et très obscur, mais qui, malgré son obscurité, peut plaire, même pour ceux qui n’y comprennent rien à première vue. La comparaison avec Mallarmé a été faite des milliards de fois, et elle égare un peu, comme toutes les analogies de ce type, mais, pour moi, il existe des points communs. Il y a chez lui une espèce de beauté de la langue et de richesse de la syntaxe qui font que, même sans une compréhension exacte de ce qu’il dit, les gens peuvent être accrochés. C’est un poète qui non seulement a eu un très fort impact de son vivant, mais qui l’a gardé, surtout au XXe siècle. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il a été rejeté, peu lu, absolument incompris, considéré comme une aberration, comme une sorte de monstre qui entachait la littérature espagnole. C’était le point de vue courant au XIXe siècle. Mais à la fin du XIXe siècle, à l’époque des avant-gardes, il a repris une place très importante, et il a été considéré comme extrêmement moderne par beaucoup de poètes et même de romanciers. Malgré son obscurité apparente, c’est un poète dont la pensée est très claire, dont les concetti, les idées, sont très saisissables, très logiques. C’est une obscurité qui est déchiffrable, et qui invite au déchiffrage.

Une obscurité délibérée ?

Un autre point intéressant concernant ce poète, c’est qu’il ne s’est jamais expliqué, sauf dans une lettre dont on ne sait même pas si elle est de lui. Il y a eu énormément de discours sur lui, mais lui ne discourait pas sur son œuvre. Disons que son obscurité est délibérée, certainement, mais par désir de densité, par désir d’éclat. Son but n’est pas d’être obscur, c’est d’être comme les poètes classiques. Il est très latinisant, mais pas de manière ridicule. Il réussit à inventer une langue qui est de l’espagnol, ou plutôt un idiolecte de l’espagnol, très inspiré du latin (et un peu de l’italien) sans être du latin, et qui respecte quand même des tendances profondes de la langue espagnole. Pour ses défenseurs, c’est une sorte de Virgile. C’est quelqu’un qui a une expression extraordinairement frappante. Une expression indirecte, oblique, mais toujours pour dire quelque chose d’assez spirituel et pénétrant, pour fabriquer un sens.

Góngora ne s’est jamais exprimé sur sa propre poésie, mais lui-même a suscité de son vivant une importante polémique. Pourriez-vous revenir sur les acteurs de cette querelle, ses enjeux, ses étapes ?

La querelle a éclaté en 1613, après que Góngora a fait circulé deux poèmes beaucoup plus longs, beaucoup plus difficiles et beaucoup plus nouveaux, plus étranges que tout ce qu’il avait fait jusque là. Jusque là il passait pour un des poètes les plus doués d’Espagne, il était très admiré, mais surtout pour ses sonnets, ses chansons – des poèmes courts. Góngora, qui était à Cordoue, envoie donc à plusieurs correspondants, à Madrid et ailleurs, une fable mythologique, La Fable de Polyphème et Galatée, et un poème narratif, Les Solitudes, très longs tous les deux. Ces deux textes vont circuler, et, très vite, ils vont provoquer des réactions très violentes. Il y a eu les réactions de ses amis érudits et humanistes, auxquels Góngora avait demandé leur avis. Ils ont écrit des Pareceres, des « opinions », qui sont en général très laudatifs, mais avec des réserves. Et un pamphlet qui s’intitule Antidote contre la poésie pestilentielle des Solitudes, qui non seulement attaque le poème, mais l’attaque en détail, en faisant une sorte de commentaire humaniste à l’envers, de manière assez structurée, avec tous les aspects du poème, inventio, organisation, détails de la langue, détails du style, etc. L’auteur de cet Antidote est un autre poète andalou, Jáuregui, plus jeune d’une vingtaine d’années, très ambitieux, qui, à ce moment-là, était encore à Séville, mais qui voulait venir à la cour, et qui était le protégé d’Olivarez (le ministre du roi et l’homme le plus puissant d’Espagne).  Il écrit ce texte sans le signer, bien sûr, parce qu’il n’était pas permis de signer ce genre de libelle. Cela provoque une énorme levée de boucliers. Tout le monde prend parti. Cette nouvelle poésie (on se met à l’appeler « nouvelle poésie ») est-elle un modèle à suivre ? Est-ce dans cette voie que la poésie espagnole doit s’engager ? Góngora est-il vraiment le prince des poètes ? Ou est-il au contraire une sorte de « prince des ténèbres », comme le dit l’un de ses détracteurs ? N’y a-t-il pas d’autres modèles meilleurs – en particulier Lope de Vega ? Presque tous les principaux écrivains du temps (notamment Lope de Vega et Francisco Quevedo) prennent parti. À la mort de Góngora, en 1627, la querelle a continué : ses défenseurs ont voulu montrer que son obscurité n’était pas une vraie obscurité, mais qu’elle était une difficulté légitime et qu’on pouvait parfaitement expliquer chaque mot de ce qu’il avait écrit. Ils ont écrit des commentaires et des paraphrases de son œuvre sur le modèles des commentaires de Virgile, avec des annotations, etc.

Outre cette obscurité, que reprochait-on à Góngora ?

L’affaire de l’obscurité, c’est ce qui revient le plus souvent. Mais on lui reprochait aussi une pauvreté du contenu, un manque de sens morale, parfois aussi un côté lascif et dissolu et un certain nombre de manquements aux bienséances. Et on lui reprochait un attentat contre la langue, c’est-à-dire qu’on l’accusait d’inventer un jargon, qui a d’ailleurs été immédiatement copié et qui a laissé des traces un peu partout. Un jargon qui n’élevait pas la langue, comme le prétendaient ses défenseurs, mais au contraire la détruisait.

Le style de Góngora a donc fait l’objet de parodies ?

Bien sûr. Il y a parmi les textes qu’on se propose d’éditer des textes satiriques, où l’on trouve le personnage du culto, qui est un personnage comique de poète pédant et qui s’exprime de la même manière. Et Lope de Vega lui-même en a fait des parodies.

Vous dirigez, au sein du labex OBVIL, une édition numérique des textes de la polémique gongorine. Comment avez-vous travaillé ? Quels choix avez-vous opérés ?

Beaucoup de textes qui se rapportent de près ou de loin à cette querelle (et j’y inclus les commentaires) sont assez difficiles. C’est la langue du XVIIe siècle, et, chez certains auteurs, c’est une langue très riche, très littéraire, avec beaucoup d’allusions, beaucoup de mots d’esprit. En plus, ce sont des textes qui sont saturés de références à des autorités rhétoriques ou poétiques et de citations en latin. Il m’a donc semblé que, pour que cela puisse être vraiment accessible, il fallait des éditions annotées, et très bien annotées. Un des intérêts de l’édition digitale est que les questions d’économie de papier ne se posent pas. On peut donc envisager une annotation beaucoup plus fine et beaucoup plus précise, et c’est que j’ai essayé de faire. Le nombre de textes à éditer m’a amenée à réunir une équipe nombreuse et internationale, composée de 45 personnes en Espagne, aux États-Unis, en Argentine, en Italie, etc. On a également deux personnes de Séville qui sont spécialistes de paléographie et qui interviennent pour relire les textes qui sont basés sur un manuscrit. Certains manuscrits ont été copiés un nombre de fois assez considérable, comme cet Antidote, dont il reste des témoignages multiples et différents, et qui demandent un important travail philologique de critique textuelle. Par ailleurs, nous avons intégré dans notre base de données une version numérique de l’édition papier des poésies de Góngora par Antonio Carreira, qui date de 2000 et qui fait désormais autorité. Non seulement Antonio Carreira a accepté que nous utilisions son édition, mais il a souhaité, pour l’occasion, en donner une version revue et corrigée.

Quelle proportion du corpus avez-vous déjà traitée ?

Du fait du travail collectif, nous nous sommes mis à avoir des exigences de plus en plus grandes concernant la qualité des annotations, des introductions et du texte lui-même. Il y a un va-et-vient constant entre les éditeurs, le comité scientifique que nous avons nommé, les paléographes et moi-même. Il y a actuellement 5 textes en ligne. Nous en avons 8 ou 9 qui vont sortir dans les deux prochains mois. Il y en aura au moins 60 au total.

La numérisation et l’encodage des textes ouvrent des perspectives nouvelles en terme d’extraction et de visualisation de données. Quelles méthodes avez-vous employées ? Quel bilan en tirez-vous ? Quelles nouvelles perspectives a ouvertes le travail accompli jusqu’à présent ?

Il y a tout d’abord quelque chose qui n’est pas directement lié à la querelle, mais qui concerne la poésie de Góngora. Pour créer l’affiche du colloque, nous avons généré sous Iramuteq un nuage de mots à partir du lexique que celui-ci utilise. Iramuteq est un logiciel qui connaît plusieurs langues, dont l’espagnol, et qui est capable de distinguer adjectifs, noms, verbes, etc. Nous avons puisé dans ce corpus les noms et les adjectifs, car ce sont les mots les plus significatifs du point de vue sémantique. Les mots ressortent plus ou moins selon qu’ils sont plus ou moins fréquents (c’est-à-dire que la taille de la police est fonction du nombre d’occurrences), les différentes formes d’un même mot (masculin, féminin, singulier et pluriel) étant considérées comme un seul mot. Par ailleurs, le programme crée automatiquement des familles de mots qui apparaissent souvent dans le même contexte, et qui se traduisent ici par des variations de couleur. Nous voudrions continuer dans ce sens et définir une ontologie de la poésie de Góngora, extraite à partir d’un traitement automatique du lexique.

Concernant la querelle, nous avons demandé aux éditeurs de marquer les citations, les auteurs cités (car ce sont souvent des textes érudits qui font une large part aux citations) et les titres d’ouvrages. Il s’agirait d’extraire tout cela pour pouvoir tenir un discours général sur chacun de ces termes, sur la bibliothèque de ces polémistes, sur leur culture, sur leurs auteurs de prédilection, sur les citations qui reviennent le plus, etc.

Une autre chose que l’on a demandée aux éditeurs, c’est d’essayer de fixer, lorsqu’un auteur cite un ouvrage, quelles sont les versions et les éditions que celui-ci a utilisées. Par exemple, en éditant le Discours poétique de Jáuregui, qui date de 1624, je me suis rendu compte que l’auteur cite énormément les Dialogues Lucien. Et il les cite en latin. Or tout au long du XVIe siècle, pour les dialogues que cite Jáuregui, il y a une seule traduction latine, qui date d’environ 1550, et qui est due à un humaniste allemand. Mais ce n’est pas celle-là que cite Jáuregui. Cela m’a permis de découvrir qu’il cite en fait une édition complète de Lucien de 1619, française, publiée à Saumur par un calviniste et dédiée à un calviniste. Malgré l’espèce de confessionnalisation, malgré la méfiance vis-à-vis de tout ce qui provient du monde protestant, surtout quand il s’agit d’un auteur comme Lucien, qui est réputé athée et qui sent le soufre, il y a quand même une connaissance des nouveautés qui se publient dans une université huguenote. Il serait donc extrêmement intéressant d’opérer un traitement global de toutes ces références.

Quels sont désormais les objectifs que vous vous fixez pour le projet Góngora ?

Je voudrais écrire, d’ici deux ans, une histoire de la querelle. Un livre qui fasse vraiment le point dessus, sur ses étapes, sur sa signification. Et j’aimerais bien que, dans ce travail, il y ait une part d’exploitation numérique des données. J’ai aussi un projet qui est plus banal et qui est aussi plus difficile à réaliser : mettre cette querelle en relation avec d’autres querelles, contemporaines ou pas, en Espagne et hors d’Espagne. Lope de Vega, par exemple, est un personnage extrêmement polémique, qui est très attaqué et très défendu et qui, comme Góngora, divise vraiment le champ littéraire, mais autrement. Ces deux querelles ont beaucoup de points de rencontre ou d’interférence. Avant, il y avait eu aussi une mini-querelle, vingt ou trente ans plus tôt, autour d’un poète important de la fin du XVIe siècle, qui s’appelle Herrera. Du côté de l’Italie, il y a la querelle entre Le Tasse et L’Arioste à la fin du XVIe siècle, et il y a celle autour de Marino. Au moins avec l’Italie, il y a des liens très forts : au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, on ne peut pas vraiment séparer l’Espagne et l’Italie du point de vue du champ littéraire, parce que les deux langues sont assez transparentes l’une à l’autre. Il y a peut-être aussi des liens avec la France : il faudrait introduire des éléments de comparaisons avec la querelle autour de Ronsard, de Malherbe et peut-être même avec la querelle d’Homère. Góngora cherche à être un Homère. Bien qu’il soit un poète très alexandrin, très précieux, il a pour idéal la poésie homérique. La querelle d’Homère à la fin du XVIIe siècle est assez révélatrice d’un certain nombre de choses. Góngora regarde beaucoup vers les Anciens. Il imite non seulement les poètes latins, mais aussi les poètes grecs, un peu comme Ronsard. Mais en même temps il est considéré comme moderne et presque comme révolutionnaire. L’idée serait de voir ce que signifie cette querelle dans le contexte plus large du passage d’une littérature humaniste à un système qui est celui du siècle des Lumières.

Propos recueillis le 14 décembre 2015 par Marc Douguet.