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Études littéraires et calcul numérique

07 Juin 2017

Études littéraires et calcul numérique

Didier Alexandre (dir.), « Études littéraires et calcul numérique », Revue d’histoire littéraire de la France, no 3, juillet – septembre 2016.

La Revue d’histoire littéraire de la France consacre dans sa dernière livraison un dossier aux humanités numériques. L’intérêt de ce numéro est d’offrir, grâce à la diversité des approches proposées (linguistique, philologie, historiographie, génétique, stylistique, sociologie de la littérature), des méthodes de fouille (textométrie, stylométrie), techniques (encodage TEI, alignement, concordances) et outils de visualisation (graphes, diagrammes, tableaux) utilisés, un panorama des recherches associant disciplines littéraires et numérique.

Le numéro s’ouvre sur l’article de Franco Moretti qui rompt avec l’analyse traditionnelle, en relevant la gageure de rendre un diagramme sur la stylistique de phrases romanesques du XIXe s aussi passionnant qu’une page de littérature, sans jamais revenir aux textes. Du diagramme représentant les principaux groupes sémantiques associés aux propositions principales et à leurs subordonnées à l’identification dans la structure subordonnée-principale du motif « espace-émotion » et à l’influence de la transformation de la perception de l’espace et de l’expression des émotions sur l’écriture narrative au XIXe s., F. Moretti ne quitte jamais le domaine de l’abstraction. Avec le changement d’échelle, l’objet d’étude est modifié, non seulement parce que la configuration abstraite remplace le texte, mais aussi parce que la quantité de données souligne plus que jamais la prépondérance du désordre (les discordances) sur l’ordre (les motifs récurrents). Dès lors que la question du sens n’est plus au cœur de la démarche herméneutique, en raison de la manipulation, non de textes, mais de corpus, le désordre peut devenir un « objet de connaissance à part entière ».

Même si le contact avec le texte n’est jamais perdu, il est également question de changer de perspective dans « Apollinaire numérique ». Olivier Gallet, Laure Michel, Michel Murat et Christophe Pradeau montrent que la numérisation des œuvres de Guillaume Apollinaire induit une reconfiguration de l’œuvre. Donner à lire les textes successivement, dans l’ordre de leur(s) publication(s) préoriginales(s), et non plus ordonnés à la seule date de publication du recueil dans lequel ils s’insèrent, et corollairement, leur donner une « égale dignité » engagent l’interprétation et la compréhension même de l’œuvre. Les liens hypertextuels qui rendent possibles différents parcours de lecture, les outils de comptage lexical et de fouille textuelle qui font apparaître des cooccurrences parfois inattendues, enfin l’élaboration d’une ontologie visant à modéliser le jugement critique d’Apollinaire sont autant de façons nouvelles de percevoir l’œuvre et son créateur.

Dans « Graphologies de Claudel autour de La Jeune Fille Violaine et de L’Annonce faite à Marie », Didier Alexandre, Marc Douguet et Frédéric Glorieux font l’hypothèse que la vision abstraite de la dramaturgie, à travers des tableaux d’occupation scénique et des graphes d’interlocution entre les personnages, peut mettre au jour ce qui est commun aux différentes versions des deux pièces. Ces représentations abstraites éclairent l’art dramatique de Claudel, en attirant l’attention sur l’espace et l’unité minimale de la construction dramatique qu’est la scène. Par ailleurs, si comme le note D. Alexandre dans la préface, « aucune frontière conceptuelle ne sépare la comparaison, construite crayon à la main, des structures dramatiques de quatre drames de Claudel, d’une comparaison des graphes et tableaux abstraits des mêmes drames », l’analyse numérique des scènes et des répliques, produite à partir du quantitatif, permet d’étudier des corpus plus importants et d’envisager une interprétation, fondée sur un savoir littéraire et historique, sans rapport immédiat au texte.

Rudolf Mahrer s’intéresse aussi à la comparaison des différents états de l’œuvre après sa première publication, mais il s’agit cette fois de comparer les contenus textuels. Les données fournies par les logiciels d’alignement diffèrent de celles que l’on obtient à la main : les premières doivent être manipulées avec prudence, mais elles sont complètes et quantifiables, les secondes sont sûres, mais relatives à des phénomènes ponctuels. La transformation des données modifie les phénomènes étudiés et, partant, l’analyse de la genèse post-éditoriale.

Par-delà la continuité entre la première concordance biblique élaborée par les Dominicains et le logiciel de concordances Philologic ou entre L’Encyclopédie et les ontologies, l’article de Robert Morrissey, Glenn Roe et Clovis Gladstone fait valoir le changement d’échelle. Une recherche à très grande échelle implique une modification du point de vue. L’étude des réemplois dans des grands corpus est, à cet égard, probante : un système culturel et non plus un groupe d’individus restreint est alors mis en lumière. Encore une fois, l’objet d’étude s’en trouve transformé. Les auteurs soulignent aussi la valeur heuristique de la confrontation entre les données générées grâce aux algorithmes et celles qui sont obtenues par l’analyse traditionnelle. L’écart entre les résultats de ces deux approches produit du sens.

De même que les ontologies invitent à repenser les systèmes de structuration des connaissances proposés antérieurement, de même le calcul statistique de la textométrie, qui permet de quantifier les unités textuelles et de repérer des récurrences de formes et de patrons, constitue une nouvelle voie d’accès à un concept de la stylistique « traditionnelle », la saillance. Après avoir rappelé les réticences que suscite l’essor de la dimension quantitative de l’analyse stylistique, Clémence Jacquot montre comment le quantitatif et le qualitatif peuvent s’articuler dans l’étude de la saillance, et ce avant même l’étape d’examen des résultats. En effet, l’enrichissement du texte numérique par des métadonnées, qui gouvernent notamment sa structuration, met au jour les choix interprétatifs qui orientent l’exploration automatique et construisent l’objet d’étude.

Les deux études suivantes abordent un autre versant du numérique : le web 2.0. Sylvie Ducas montre que les pratiques contribuant à construire l’image de l’auteur acquièrent sur Internet une visibilité qu’elles n’avaient jamais connue auparavant (réseaux de sociabilité, réseaux professionnels, réseaux du texte et des lecteurs) ou se manifestent différemment (mise en scène du sujet biographique). Mais le grand changement se situe du côté du public : à un « auteur en régime numérique », répond un lecteur qui sort de l’ombre, dit qui il est et comment il lit. Le dialogue entre auteurs et lecteurs, renouvelé par le web 2.0, est également au cœur de l’article de Marc Jahjah, qui étudie une querelle au sujet d’un réseau social littéraire Goodreads. Il analyse les ressorts de cette controverse qui met au jour la porosité entre les statuts d’auteur et de lecteur dans ce réseau, brouillage qui bouscule les représentations symboliques.

La réunion de ces articles est une nouvelle occasion d’interroger les techniques et les méthodes numériques, la portée et les prétentions de ce savoir. On retiendra de ce numéro le déplacement du point de vue, le changement d’échelle, l’émergence d’objets d’étude, la réévaluation des textes et des catégories du littéraire, autant de perspectives stimulantes qui nourrissent la pratique du laboratoire OBVIL.

Élodie Bénard

Post-doctorante (Université Paris-Sorbonne, Labex OBVIL)