Robert Challe

1690

Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales (tome 2)

Édition de Geneviève Artigas-Menant
Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales : par une escadre de six vaisseaux commandez par Mr. Du Quesne, depuis le 24 février 1690, jusqu’au 20 août 1691, par ordre de la Compagnie des Indes Orientales, Rouen : J.-B. Machuel le Jeune, 1721, 3 vol., 410 + 388 + 410 p. Oxford University Library
Ont participé à cette édition électronique : Geneviève Artigas-Menant (Édition du texte) et James Gawley (Édition TEI).

[Juin 1690] §

A MONSIEUR *** §

Du jeudi I juin 1690.

L’été est à présent en France, ou peu s’en faut ; et nous sommes dans l’hiver. Nous avons vu toute la journée les terres d’Afrique. Le vent est bon et bien froid. Nous courons le Nord-Est, pour attraper l’île de Madagascar, ou de Bourbon, par la pointe du Sud. Si ce vent-ci continue, nous y serons dans huit jours.

Il semble que Bouchetière veut en effet changer : il a fait aujourd’hui civilité à tout le monde. Il a même fait plus : {p. 2} il a été voir le soldat qu’il a blessé, et lui a fait présent d’un pot de noix confites. Cette action, qui a d’abord été sue, lui a attiré les applaudissements de tout le monde ; dont il ne se sent pas de joie. Cela lui a attiré, en soupant, un discours fort pathétique, de la part de Monsieur Charmot, lequel, sans faire semblant de parler à lui, a fait fort bien la différence de l’union, et de la discorde, et de ce que devait penser de sa propre conduite un homme qui se faisait universellement haïr, lorsqu’il voyait la douceur dans laquelle vivait un homme qui se faisait aimer. Il a fort bien pris la chose : et, connaissant que la morale n’avait que lui pour objet, il a naïvement avoué qu’il avait tort.

Du vendredi 2 juin 1690. §

Les honnêtetés de Bouchetière continuent. Il a apporté ce matin, avant la prière, un flacon de fenouillette de Ré, et nous est venu quérir, Monsieur de La Chassée et moi pour en boire. Nous avons accepté le parti, et en avons bu deux coups chacun : Monsieur Le Vasseur nous tenait compagnie. Le com- {p. 3} mandeur, qui ne boit point de liqueur forte, en a pris un simple travers de doigt. Il en a fait boire aux pilotes et aux passagers, et voulait achever son flacon ; mais, il était de trop gros volume, et la messe qu’on a sonnée a mis fin à cette séance. Lorsqu’elle a été dite, Messieurs Charmot et Guisain, notre aumônier, et le chirurgien, en ont bu : nous autres premiers conviés en avons bu sur nouveaux frais. Conclusion, son flacon de cinq chopines a sauté, et il l’a remporté vide. Il nous a à tous fort amiablement demandé notre amitié, et nous l’en avons tous assuré, et l’avons tous embrassé de bon cœur. Dieu veuille que cela continue. Le commandeur est ravi de le voir revenu de ses égarements ; mais, comme il dit, il faudrait qu’un homme fût pire qu’un diable pour ne pas se convertir, après tant de pénitences, de chagrins, de mortifications, et de peur.

Nous ne primes point hier hauteur, parce que nous savions où nous étions ; et aujourd’hui, nous n’avons pas pu la prendre, parce que le soleil a toujours été couvert. Nous présentons à l’Est-Nord-Est assez bon train. Le froid me paraît fort diminué. {p. 4}

Du samedi 3 juin 1690. §

Il semble que le vent veut calmer. Ce n’est cependant pas l’ordinaire dans ces mers-ci, où les vents sont toujours extrêmement violents ; à ce que disent tous les navigateurs. On a pris hauteur. Nous étions à midi à trente-deux degrés huit minutes de latitude Sud, et quarante-huit degrés quatre minutes de longitude.

Du dimanche 4 juin 1690. §

Il a fait calme presque tout plat toute la journée : nous n’avons que très peu avancé. Les gentilshommes du vaisseau, qui sont nos cochons de lait, sont excellents, et si forts qu’un seul a suffi pour donner à souper à toute la table : et quatorze personnes à la mer ne sont pas faciles à rassasier, surtout lorsqu’elles ont notre appétit.

Du lundi 5 juin 1690. §

Ne voulant plus faire couvrir nos truies, on avait fait couper leur verrat : nos matelots l’ont mangé aujourd’hui à leurs deux repas. La hauteur d’aujourd’hui qui est de trente-un degrés cinquante-cinq minutes de latitude Sud, et de quarante-neuf degrés de longitude, nous a fait prendre la route à l’Est quart de Nord-Est. La chaleur revient.

Du mardi 6 juin 1690. §

Nos pilotes se font à trois degrés Sud de Madagascar, ou de l’île Bourbon. Nous n’avons point pris de hauteur, parce que le soleil a toujours été couvert ; mais, comme le vent est bon, et assez faible, nous porterons toute la nuit au Nord-Nord-Est.

Du mercredi 7 juin 1690. §

Il a plu toute la nuit comme je crois qu’il pleuvait au Déluge : le temps est encore couvert ; et point de vent.

Du jeudi 8 juin 1690. §

Le vent est revenu bon, et bon frais ; c’est du Sud-Ouest : nous irons toute cette nuit à petites voiles. La hauteur {p. 6} nous mettait à midi par vingt-huit degrés, seize minutes de latitude Sud, et cinquante-trois degrés, douze minutes, de longitude.

Du vendredi 9 juin 1690. §

La chaleur commence à être forte, et peu de vent. Je ne parle point du peu de poissons que nous pêchons. Il est bon ; mais, il ne vaut pas notre bonite, toute marinée qu’elle est. On entamera demain le dernier baril.

Du samedi 10 juin 1690. §

Bien petit vent, mais bon : le ciel embrumé ; ce qui nous empêche de voir Madagascar. Nous avons pris sur nos vergues des oiseaux de terre ; signe certain que nous sommes proches. Ils étaient si las, et si fatigués, qu’ils se sont laissés prendre à la main. Il y en a un emplumé comme un pivois avec sa coiffe noire, et un autre comme un bréhan, et de la même grosseur. Les deux autres qui ne sont pas plus gros sont d’un gris blanc, comme le ventre d’une tourterelle, ou si on l’aime mieux gris de {p. 7} perle. Je ne les connais point, n’en ayant jamais vu de pareils. On leur a fait une cage ; je leur donnerai, peut-être, quelques grains de millet, pourvu que mes chardonnerets ne courent pas risque d’en manquer.

Du dimanche 11 juin 1690. §

Nous avons vu ce soir la pointe de l’île de Madagascar, du côté de Sud, et comme nous la côtoierons demain, je remets aussi à demain à en parler. Elle me paraît couverte de montagnes.

Du lundi 12 juin 1690. §

L’île de Madagascar est une des plus grandes que l’Océan renferme dans son sein. Elle est plus grande que l’Angleterre seule, et détachée de l’Écosse, et de l’Irlande. Elle est surnommée de Bourbon, parce que sous les auspices du cardinal de Richelieu, et du maréchal de La Meilleraye, auquel Louis XIII en donna la propriété, les Français s’y établirent en 1635, sous le gouvernement de Mr. de Flavacourt, sous le nom duquel a été donnée au public une rela- {p. 8} tion très circonstanciée des mœurs, des coutumes, et du génie des habitants de cette île. Ainsi, je n’en ferai aucune description ; d’autant moins que, n’y ayant point été, je ne peux la connaître que par ce qu’on m’en a dit, ou par la lecture : et je n’en parlerais point du tout, n’était que je crois pouvoir hasarder mes conjectures, comme Monsieur l’abbé de Choisy, qui n’y a point été non plus, a hasardé les siennes.

Cette île peut avoir trois cent vingt lieues de long, sur soixante-dix de large. Sa pointe dans le Sud, est par vingt-six degrés, trente minutes, de latitude Sud : et son extrémité dans le Nord-Est, est à onze degrés ; ce qui, à raison de vingt lieues par degré, lui donne cette longueur de trois cent vingt lieues. Sa largeur du côté de l’Ouest commence, suivant ma carte, à soixante-onze degrés, trente minutes, de longitude du méridien, et finit dans l’Est au quatre-vingtième degré de la même longitude ; ce qui lui donnerait une largeur de cent quatre-vingt-dix lieues : mais, comme elle est située Nord-Est, et Sud-Ouest, quatre fois plus longue que large, je ne lui donne que la largeur de son terrain , {p. 9} et non pas celle des degrés, où ces deux extrémités sont situées ; et les trois degrés et demi que je lui donne de large dans toute sa longueur reviennent à cette largeur de soixante-dix lieues, à la même raison de vingt lieues par degré. Si on multiplie sa longueur par sa largeur, on trouvera qu’elle contient vingt-deux mille quatre cents lieues carrées, de quoi l’Angleterre n’approche pas. Je ne donne pas cette dimension pour juste : il faudrait pour cela que je l’eusse mesurée par les règles de géométrie.

Il y a dans cette île plusieurs havres, bons et sûrs, tant dans l’Est, que dans l’Ouest. Le meilleur n’est pas celui où les Français s’étaient établis : ils étaient dans le Sud-Est de l’île ; et le bon est dans le Sud-Ouest. Toute la mer qui borde cette île est pleine de poissons de toutes sortes. Les rivières qui s’y déchargent en sont remplies : le saumon, la truite, le brochet, la carpe, la tanche, la perche, l’anguille d’eau douce et de mer, l’alose, et d’autres que les Européens ne connaissent pas, y sont communs et bons. Les eaux des rivières y sont salubres, et quantité de sources y forment des étangs naturels {p. 10} remplis de poissons, et des prairies toujours vertes fournissent largement le pacage à une infinité de bœufs ou taureaux, vaches, chevaux, ânes, et autres animaux sauvages, mais non malfaisants.

Les bois y sont tels que ceux d’Europe, mais plus durs : ils sont liants, et flexibles. Il y en a quantité qui rendent de la poix, et de la rousine : ainsi, on y peut facilement construire des vaisseaux, et même les armer, puisqu’il y a des mines de fer et d’autres métaux. Les fruits de toutes sortes qui y viennent en abondance, et sans culture, y croissent meilleurs qu’en Europe. Ces bois sont remplis de toutes sortes de gibier, et de bêtes fauves, toutes bonnes à manger. Il n’y croît aucun animal malfaisant, ni lions, ni tigres, ni loups, ni ours, pas même des serpents, ni des lézards. Un printemps, un été, et un automne perpétuels règnent ici : l’hiver seul y est inconnu. Ils ne sont sujets pendant toute l’année qu’à un vent impétueux, qui dure trois ou quatre jours, et qu’on nomme ouragan*ouragan : p.56 et tome III p.202-203. Ce vent a son temps fixé ; c’est toujours à la fin de février, ou au commencement de {p. 11} mars : le reste de l’année est tranquille, et il n’y souffle de vent qu’autant qu’il en faut pour tempérer l’ardeur et la chaleur du soleil.

Ils ne cultivent que du maïs, qui est ce que nous appelons en France blé de Turquie : le reste ne leur coûte que la peine de le ramasser à terre, ou de le cueillir aux arbres, où ils montent comme les chats. C’est de cette île d’où vient la tubéreuse, inconnue en France il n’y a pas plus de cinquante ans. La chasse, et la pêche, y sont abondantes. Ainsi, ils ont tout à souhait, et mènent suivant la nature une vie toute heureuse.

Après avoir dit ce qu’il y a de bon sur cette île, il faut dire aussi ce qu’il y a de mauvais. On peut en dire ce que les Italiens disent du royaume de Naples, que c’est le paradis terrestre ; mais, qu’il est habité par des diables. Ce pays est sans contredit un des plus heureux que le soleil éclaire ; mais, les habitants sont les plus perfides, les plus traîtres et les plus cruels de tous les hommes ; supposé que le nom d’homme puisse et doive se donner à qui n’a rien d’humain que la figure. La charité, et {p. 12} l’hospitalité leur sont absolument inconnues ; ne connaissant pas même l’humanité, se tuant de sang-froid pour rien. Leur plus grand plaisir est l’effusion du sang : aussi, en voit-on très peu mourir d’une mort naturelle.

La justice, l’ombre même de la justice y est méprisée. Plus des trois quarts des Français et d’autres Européens qui y étaient passés, ont été assassinés en trahison par ces peuples féroces : et le reste a été obligé de se retirer dans l’île de Mascarey, à deux cents lieues d’ici dans l’Est, pour éviter leur totale destruction ; ces peuples ne leur permettant ni de semer, ni de recueillir, et tuant à la flèche ceux qui sortaient hors du fort, où ils étaient comme incessamment assiégés. Ils tracent dans les bois, comme les bêtes fauves, et grimpaient aux arbres comme des écureuils sitôt qu’on allait à eux ; de sorte que, de l’aveu des Français, ils les ont forcés de tout abandonner, sans qu’on ait jamais tué qu’un seul homme : et, quelque paix qu’on ait faite avec eux, et quelque serment qu’ils eussent fait de l’entretenir, on n’a jamais pu fixer ni leur cruauté, ni leur mauvaise foi.

L’abbé de Choisy croit que ces peu- {p. 13} ples viennent de quelque vaisseau turc, qui se sera perdu au voyage de La Mecque ; et, pour faire échouer ce vaisseau sur cette île, il lui trace un chemin par la mer d’Ormus, et la mer Rouge, en homme savant dans la mappemonde, et très peu instruit des peuples qui habitent les bords de ces mers. Comme son sentiment n’est fondé que sur ses conjectures, et qu’il ne me paraît pas un docteur irréfragable, je crois pouvoir aussi donner les miennes suivant mon sentiment très contraire au sien.

Je ne parle point des bestiaux qui ont multiplié dans l’île, les vaisseaux qui y ont abordé pouvaient en avoir aussi bien que nous qui venons de bien plus loin. Je parle seulement des habitants pris in globo. Si ce sont gens qui viennent de la secte de Mahomet, ils n’ont pas pu y apporter l’usage des sacrifices sanglants, ni de victimes humaines, qui certainement sont abhorrés parmi les sectateurs de Mahomet, d’Ali, d’Omar, ou des autres qui ont interprété son Alcoran. Bien loin que ces sacrifices de victimes humaines soient établis dans cet Alcoran, ils y sont détestés ; et je ne me souviens pas que jamais Mahomet, {p. 14} dont j’ai lu la vie, aussi bien que son Alcoran, ait sacrifié qu’un mouton sur la même montagne où les Arabes tiennent par tradition qu’Abraham voulut sacrifier Isaac. Ainsi, de ce côté-là, ce ne peuvent point être des mahométans qui ont les premiers habité cette île.

De plus, d’où seraient venus ces vaisseaux ? Ce ne peut point être d’Afrique. Toute la côte de Mozambique, celle d’Ajan, ne connaissent aucune religion. L’Abyssinie n’est point mahométane. Seraient-ils venus du sein persique, ou de l’Arabie heureuse ? Ils se seraient éloignés de La Mecque. Seraient-ils venus de Turquie ? Les Turcs n’ont jamais rien possédé, et ne possèdent rien encore sur l’Océan. Seraient-ils venus de Perse ? Nullement : puisque les pèlerins de Perse à La Mecque viennent par les caravanes, et traversent les déserts de la Mésopotamie et de l’Arabie. Le Mogol, le Pégu, le royaume de Siam, celui de Tonkin et la Chine, sont idolâtres, et ne connaissent de Mahomet que son nom. Ainsi, ce ne peut point avoir été des vaisseaux mahométans qui sont venus à Madagascar, dont les habitants ne connaissent nullement Ma- {p. 15} homet, quoiqu’ils professent une espèce de religion qui semble tenir du mahométan ; mais le fondement de cette religion leur est absolument inconnu. D’où viennent donc ces premiers habitants ? Je ne sais : et si la navigation avait jamais été en usage dans le Mozambique, c’est-à-dire depuis l’empire de Monomotapa jusques au Zanguébar compris, je croirais que ces peuples viendraient de là, et en auraient apporté la férocité ; mais, le trajet de l’un à l’autre est trop long pour avoir cette idée. J’en ai une autre que j’expliquerai bientôt.

Il me suffit de faire voir, contre le sentiment de M. de Choisy, que très certainement ce ne sont point des vaisseaux mahométans qui ont fondé la peuplade. J’ajouterai encore qu’il n’est pas vraisemblable que, depuis sept cents ans au plus que les mahométans vont de si loin en pèlerinage à La Mecque, leur faux prophète n’étant mort que vers le milieu du septième siècle, et les pèlerinages n’ayant commencé que vers le douze, le peu de femmes qu’ils avaient avec eux, aient assez multiplié pour faire un peuple si nombreux : {p. 16} quand même on voudrait supposer, pour gagner du temps, que les vaisseaux qui ont abordé à cette île ont été les premiers, qui, dès le commencement de cette fureur de dévotion, se sont mis à la mer pour aller à La Mecque par un chemin plus prompt et plus aisé, que celui des déserts. Les habitants de cette île sont en effet si nombreux, malgré leurs fréquents sacrifices humains, et les enfants qu’ils laissent et font périr volontairement, comme je le dirai bientôt que tous ceux qui y ont été, dont il y a deux à bord, et les Français qui en sont sortis pour se retirer à Mascarey, et M. de Flavacourt, ou Le Noir pour lui, assurent tous que ce nombre passe l’imagination.

Si, après ce que je viens de dire au sujet de M. de Choisy, je peux ajouter mes conjectures sur l’origine de ces insulaires, ne pourrait-ce pas être un essaim de ces Amalécites, qui après avoir été vaincus par le peuple d’Israël, furent obligés d’accepter la circoncision, et qui s’étant plusieurs fois révoltés, furent enfin contraints d’abandonner leur pays et de se disperser par toute la terre, comme les Juifs le font au- {p. 17} jourd’hui ? Et qui se joignant aux Arabes, certainement descendus d’Ismaël, et maîtres de la Mer Rouge, auront voulu chercher sur cet élément des retraites et des asiles plus tranquilles que leur pays natal ?

Ne pourrait-ce pas être encore quelqu’un de ces vaisseaux que Salomon envoyait lui chercher ce précieux or d’Ophir, qu’il destinait à la décoration, et à l’enrichissement du temple qu’il édifiait à Jérusalem à l’honneur de Dieu, suivant le commandement de David son père ? Lequel or notre armurier, et un marchand natif de Lyon, versé dans la monnaie, et qui passe avec nous, croient être le même métal dont le roi de Siam a envoyé de si beaux vases au Roi. Ne se peut-il pas que quelqu’un de ces vaisseaux, parti d’Egypte par la mer Rouge, ait été pris vers l’île de Zocotora par un vent de Nord-Est, et qu’il ait été poussé sur celle de Madagascar, où il aura fait naufrage ? Ne se peut-il pas qu’il y ait eu sur ces vaisseaux des Amalécites secrets et cachés, comme il y a présentement en France une infinité de calvinistes qui paraissent suivre la religion dominante, quoique dans le cœur ils en soient {p. 18} très éloignés ? Ne se peut-il pas que ces Amalécites fussent de même, et qu’ils se soient replongés dans leur idolâtrie, lorsqu’ils se seront vus assez forts pour ne plus craindre les Juifs ? Ne se peut-il pas que la nécessité de vivre ensemble, et le besoin d’un secours mutuel, les aura obligés de se tolérer les uns les autres ? Ne se peut-il pas que leurs enfants, par une éducation commune et inculte, aient en même temps sucé les deux religions, et que par la suite des temps ils ne s’en soient fait qu’une ; (si je puis nommer religion un amas confus d’erreurs qu’ils n’entendent, ni les uns, ni les autres) ; qu’ainsi, ils aient retenu la circoncision des Juifs, l’idolâtrie et les sacrifices sanglants des Amalécites, et la perfidie, la cruauté, l’avarice, et l’impureté des deux nations : vices qui leur sont familiers, et qui le sont encore en Syrie, en Palestine, et en Judée, qui sont les pays d’où leurs ancêtres seraient venus ? Je consens à n’être point cru sur la Judée. Je m’en rapporte à ce qu’en diront ceux des Cordeliers français, qui ont été à Jérusalem. C’est leur ordre qui y a la garde du St. Sépulcre. J’y ai été, et sais ce qui en est.

{p. 19} Au sujet des sacrifices sanglants, il ne faut pas m’objecter qu’ils étaient en usage parmi les Juifs : à l’égard des bêtes, j’en conviens ; mais, je nie les victimes humaines. On ne doit pas tirer à conséquence l’exemple de Saül, qui voulut faire mourir Jonathas son fils, pour avoir mangé un rayon de miel ; ou celui de Jephté, qui sacrifia sa fille. Les Juifs ne voulurent point consentir au sacrifice de Jonathas, et ils ne s’y seraient pas opposés, si ç’avait été un point de leur religion. On sait que de tous les peuples du monde, les Juifs ont été, et sont encore, les plus attachés à leurs cérémonies. Saint Paul le dit : c’est assez pour n’en point douter. Ainsi, en s’opposant à Saül, ils empêchaient un filicide, méprisaient un vœu indiscret et ne faisaient rien de contraire à leur religion. À l’égard de Jephté, ils ne l’empêchèrent point de sacrifier sa fille ; non par un principe de religion, mais parce qu’ils ne regardaient point dans cette fille l’héritier présomptif de la couronne, Jepthé n’étant pas roi, comme ils le regardèrent depuis dans Jonathas, fils de leur roi. Ils le laissèrent sacrifier, et regardèrent ce sacrifice {p. 20} comme l’effet d’un vœu indiscret d’un père particulier, qui n’intéressait que lui et sa famille, et nullement la religion et la conscience de la nation. Jephté ne fut pas même pressé de l’accomplir : il ne faut que lire le texte sacré.

J’ignore dans quel endroit de l’Écriture les descendants d’Aaron ont trouvé qu’il leur était permis de prêter leur ministère à de semblables sacrifices, quand Dieu ne les demandait pas par la bouche de ses prophètes. Je n’en trouve aucun vestige, ni dans l’Exode, ni dans le Deutéronome : je crois, cependant, que c’est là que cette permission devrait se trouver. Moïse n’y aurait pas omis cet article, s’il avait été de la Loi : il est entré dans le détail d’une infinité de faits bien moins graves.

Ce ne peut donc pas être des Juifs, non plus que des Mahométans, que ces insulaires ont eu l’usage de ces sacrifices humains, puisqu’ils ne sont point de la Loi ni de l’Alcoran, qu’ils ne les ont jamais pratiqués, et ne les pratiquent point encore. Les Juifs dirent-ils pas à Pilate, qui voulait leur remettre le Sauveur, pour le juger suivant {p. 21} leur Loi, Nobis non licet interficere quemquam, en saint Jean c. 18 v. 31 ? Ce ne peut donc être que des Amalécites, chez lesquels ces sacrifices étaient fréquents, surtout de leurs ennemis et de leurs propres enfants. Ces Amalécites pouvaient avoir avec eux de leurs sacrificateurs, aussi bien que les Juifs, comme nous avons des aumôniers ; et chacun aura voulu continuer son ministère. Gens de telle Église, de telle religion, et de tel culte que ce soit, n’ont jamais su se rien céder. Les prêtres amalécites auront voulu continuer leurs sacrifices d’enfants : chacun des pères aura voulu, au commencement, dans un peuple si peu nombreux, sauver le sien ; et le mélange des deux cultes s’étant insensiblement fait le diable, qui pousse toujours du mal au pis, leur aura persuadé à tous, que ces sacrifices d’enfants sont méritoires devant Dieu : et leurs prêtres leur en auront si bien fait un point fondamental de religion, qu’insensiblement ils se seront accoutumés, non seulement à souffrir ces exécrables sacrifices, mais encore à porter leurs enfants eux-mêmes, pour être sacrifiés sur les lieux hauts, n’ayant vé- {p. 22} ritablement ni temples ni idoles.

De là vient ce nombre prodigieux d’enfants qui meurent en sortant des entrailles de leur mère. Encore, s’il n’y avait que ces sacrifices qui fissent périr ces innocents, on pourrait trouver à leurs pères et à leurs mères une espèce d’excuse sur leur faux zèle et leur aveuglement ; mais, où en trouver à ce que je vais ajouter ? C’est que les filles se font publiquement avorter.

On voit partout de ces malheureuses, et on en a toujours vu. L’infidélité, la bassesse d’un amant, la honte, la peur de perdre sa réputation, et mille autres raisons humaines, les précipitent dans le désespoir et les portent à ces crimes horribles. Ces raisons n’ont ici aucun lieu. La théologie dit que, Nemo malus quo ad malum, en effet, personne ne se porte au mal, que pour l’utilité, ou pour le plaisir, qu’il y trouve. Les filles de Madagascar n’y trouvent ni l’un, ni l’autre. Un amant ne leur fait point de honte : au contraire, plus une fille a eu à faire à d’hommes différents, plus elle est estimée, et plus tôt elle trouve un épouseur. (Ceci est encore une preuve qu’ils ne descendent point des {p. 23} Mahométans, jaloux au suprême degré). Le nombre d’amants, auxquels ces filles se sont prostituées, se connaît par celui des houppes ou glands de coton qui pendent au bas d’un jupon qui ne va que jusques au genou ; et, la première fois qu’un garçon se joint à elle, il lui en donne un qu’elle met en vue : ils sont tous de différentes couleurs ou façons, afin que chacun puisse reconnaître le sien. Lorsqu’un homme leur plaît, elles le convient ; et, plaise ou non, on n’en est jamais refusé. Les hommes mariés en approchent peu ; mais ils ont plusieurs femmes : lequel vaut le mieux ? Ces malheureuses, comme j’ai dit se font avorter. Ce n’est ni la honte, ni l’infidélité d’un amant, qui en est la cause. Ce n’est point la peur d’être obligées de nourrir, et d’élever leurs enfants : un peu de mousse fait leur lit, et la nourriture ne coûte rien.

Quae prima institua teneros avellere foetus

Digna fuit meretrix arte perire sua.

Ovide a raison : j’en dis autant. Ce ne sont pas les seules filles, qui se défont de leurs enfants : les femmes mariées en {p. 24} font autant, mais d’une autre manière. Quand ces innocents sont nés, elles les portent à leurs prêtres, qui en tirent l’horoscope ; et le sort de ces innocents dépend de leur ignorance ou de leur caprice. Si cet horoscope est heureux, la mère garde son enfant ; s’il est sinistre, elle le met au pied d’un arbre, et l’abandonne à la voracité des corbeaux ou d’autres animaux carnassiers, par qui ces innocents sont déchirés tout vivants. D’autres, plus pitoyables, les jettent à la rivière ou dans un étang : ils y souffrent moins ; mais, aussi bien que les autres, ils servent de pâture aux bêtes.

Ce n’est certainement point des Juifs, qu’ils ont pris cette damnable coutume de faire mourir leurs enfants, et de consulter les devins. Au premier cas, une femme passait pour maudite, lorsqu’elle n’avait point d’enfants, ou que cet enfant mourait au berceau. Si cela avait été autrement, la postérité serait privée de ce fameux jugement que Salomon rendit entre deux femmes qui se disputaient un enfant vivant à la place d’un autre, que sa mère avait innocemment étouffé. Ces deux femmes avaient donné des preuves de leur fécondité ; leur {p. 25} honneur de ce côté-là était hors d’atteinte : mais c’était qu’une femme était déshonorée, quand son enfant ne vivait pas. Je me souviens d’avoir lu un commentaire fait par un rabbin, sur le Livre des Rois, et traduit en latin, dans lequel le procès de ces deux femmes est rapporté dans le sens que je viens de le dire : et roulait, non sur la mort de l’enfant, quoiqu’il s’agissait de découvrir celle qui avait étouffé le sien ; mais sur le déshonneur qu’une mère souffrait par la mort, dans un sujet si jeune, et le mépris qu’on avait pour elle.

Puisque sans dessein je suis tombé sur ce rabbi, je ne puis m’empêcher de dire que son traducteur fait une remarque sur ce jugement, qui est que Salomon n’est louable que de l’invention qu’il trouva de discerner la véritable mère : que du reste, il ne fallait qu’un peu d’humanité pour adjuger cet enfant à celle qui voulait qu’on lui conservât la vie, préférablement à celle qui voulait qu’on le coupât en deux. J’en ai assez dit pour prouver que cette coutume ne vient ni des Juifs, ni des Mahométans.

Celle de consulter les devins n’en {p. 26} peut pas venir non plus : les Turcs les abhorrent ; et la ferme croyance qu’ils ont dans la prédestination rend chez eux inutiles toutes les sciences qui regardent l’avenir. Ils ont toujours rejeté et rejettent encore toutes sortes de divinations, et même l’astrologie. Mahomet leur défend d’entreprendre de pénétrer le futur : ainsi, ces devins ne viennent point des Mahométans.

Ils ne viennent point des Juifs, quoiqu’ils en puissent venir, étant certain qu’il y en avait plusieurs en Judée, lesquels Saül dispersa si bien qu’il eut beaucoup de peine à en trouver lui-même pour évoquer l’ombre du prophète Samuel. Je n’entrerai point dans la discussion de savoir si ce fut véritablement à l’ombre de Samuel ou à un démon, que Saül parla : il en a été fait plusieurs traités, aussi pieux que savants. Il ne s’agit point ici du pouvoir des sorciers : il s’agit qu’en supposant le temps du règne de Salomon pour époque du naufrage de ces vaisseaux à Madagascar, et que ces vaisseaux s’y soient effectivement perdus, les Juifs n’ont pas apporté avec eux ni des sorciers, ni la maudite coutume de {p. 27} les consulter ; d’autant moins qu’ils avaient encore devant les yeux la mort funeste et récente de leur roi Saül, qui avait été rejeté de Dieu, uniquement pour avoir osé, par le ministère d’une pythonienne, évoquer du tombeau l’âme de Samuel.

Il se peut que les Amalécites qui étaient avec eux, et dont j’ai parlé, fussent adonnés à la vanité de ces sciences (les païens, les gentils, et les idolâtres, les ont toujours cultivées, et les cultivent encore), et que les Juifs se confondant avec ces idolâtres amalécites, leurs descendants à tous s’y soient adonnés par un penchant naturel au mal.

Je n’ai dit tout ce que je viens de dire que sur de simples possibilités, et sur de simples et faibles conjectures : ainsi, on en croira tout ce qu’on voudra. Je ne le donne pas pour vrai. D’ailleurs, l’origine de ces peuples m’est trop indifférente, pour en parler davantage.

C’est dans cette île que règne utraque Venus, qui, bien loin d’être réprimée, est augmentée par les pères et les mères, qui se font un plaisir de voir {p. 28} leurs enfants de sept à huit ans se joindre ensemble, sans distinction de frère à frère, ou de frère à sœur ; pas plus qu’ils en font de père à fille, et de fils à mère ; et, pour douter de ceci, il faudrait donner le démenti à tous les Européens qui ont été dans cette île, et à tous ceux qui en ont écrit, et entre autres aux mémoires de Mr. de Flavacourt.

Nous allons bien, avec bon vent de Sud-Ouest, nous portons au Nord-Nord-Est, pour attraper les îles d’Amzuam.

Du mardi 13 juin 1690. §

Nous avons dîné aujourd’hui à l’Amiral, le commandeur, M. de La Chassée, et moi. On ne peut pas plus rire, et plus boire. Il fait bien chaud ; mais nous avons beau temps. Nous étions à midi par vingt-trois degrés huit minutes : ainsi, le tropique du Capricorne est passé.

Du mercredi 14 juin 1690. §

Toujours beau temps et bon vent : {p. 29} nous allons bien ; point de hauteur.

Du jeudi 15 juin 1690. §

Le vent calma un peu hier au soir, et nous a donné une petite pluie, qui a duré la nuit et ce matin. Le temps s’est éclairci sur les onze heures, et le vent est revenu, dont nous n’avons pas perdu un souffle, parce que nos voiles mouillées l’ont retenu. Nous avons pris hauteur : nous étions à midi par vingt-un degrés douze minutes latitude Sud, et quatre-vingts degrés vingt minutes de longitude.

Du vendredi 16 juin 1690. §

Toujours vent bon : nous allons bien. Nous étions à midi par vingt degrés huit minutes de latitude Sud.

Du samedi 17 juin 1690. §

Le vent a un peu calmé : le soleil caché, et de la pluie, et chaleur. {p. 30}

Du dimanche 18 juin 1690. §

Il a plu beaucoup hier, et aujourd’hui jusques vers les neuf heures du matin que le temps s’est éclairci : le vent s’est jeté au Nord-Est, directement contraire à notre route. La hauteur nous mettait à midi à dix-huit degrés cinq minutes de latitude Sud.

Du lundi 19 juin 1690. §

Calme tout plat. Le vaisseau a roulé et roule encore d’une force épouvantable ; parce que la mer est fort agitée, et qu’il ne fait pas un souffle de vent pour nous soutenir ; outre cela, nous avons reculé au lieu d’avancer. Nous étions hier à dix-huit degrés, cinq minutes latitude Sud. Je ne parle point de la longitude, parce qu’elle est toujours incertaine ; et aujourd’hui la hauteur nous renvoie à dix-neuf degrés, ce qui fait une différence de plus de dix-huit lieues. Les pilotes en rejettent la faute sur les courants, qui, disent-ils, nous ont été contraires. Je ne peux rien dire contre une prévention invétérée : ils me se- {p. 31} raient favorables ici, pour mon opinion sur la forme du monde ; mais les pilotes les mettent à trop d’usages, pour me persuader qu’ils soient tels qu’ils les entendent partout. Nous allons du côté de la Ligne, ou du sommet du monde : par conséquent nous montons. Le vent ne nous pousse pas vers cette Ligne, ou ce sommet : il n’a pas même la force de nous soutenir, et nous redescendons ; c’est que nous obéissons à la pente, et que toutes choses cherchent le centre.

Du mardi 20 juin 1690. §

Le vent est revenu Sud-Ouest vers les six heures du matin, assez frais pour nous avancer ; mais le ciel toujours pommelé n’a pas permis de prendre hauteur. Nos vaisseaux sont si proches, qu’on se parle à la voix.

Du mercredi 21 juin 1690. §

Nous avons porté fort peu de voiles cette nuit, de crainte de donner sur les îles d’Amzuam, ou de Jean de Nove, dont on se croit proche. Il fait parfaitement beau, et le vent est bon ; mais, {p. 32} ne voulant pas trouver ce que nous ne cherchons pas, nous n’en avons point profité, et avons été doucement.

Autre sottise des pilotes ; c’est une île flottante ! Plusieurs vaisseaux se sont perdus dessus, y ayant été donner debout au corps, faute de s’en méfier ! C’est ce qu’ils disent :

Et moi j’enrage,

Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.

Se peut-il qu’il y ait au monde une île flottante, seulement connue par des naufrages ? Je n’en crois, et je n’en croirai jamais rien, à moins qu’on ne me donne la même preuve convaincante que je demande sur San-Porandon des îles des Canaries, page 108 du premier volume. Cependant, comme il ne se faut rien reprocher, et que des vaisseaux tels que les nôtres ne doivent point être hasardés de gaieté de cœur, nous avons comme j’ai dit fait peu de voiles la nuit passée, et en ferons encore moins celle-ci.

On défère à l’avis et aux ridicules préventions des pilotes sur leurs îles flottantes ; et j’y trouve, moi, si peu de {p. 33} vraisemblance, ou plutôt un si grand ridicule, que je suis étonné comment des gens de bon sens, et qui se piquent d’esprit, peuvent donner dans des visions si romanesques, et si enfantines. Je conviens qu’il y a des îles flottantes, supposé que ce qu’on va lire en soit.

La mer, par ses brisements, son flot et jusant, ou si l’on veut son flux et reflux, peut caver et miner sous terre des endroits dont le dessus ou la superficie est couverte d’arbres, qui, étant liés ensemble par leurs racines réciproques, peuvent être ensemble détachés de la terre, et entraînés au large par les vents, qui, comme dans des voiles, s’engouffrent dans les branches et les feuilles de leur cime, et être poussés par un vent, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Cela peut arriver, et arrive en effet très souvent dans le nord-est du Canada, surtout à l’embouchure du fleuve de Saint-Laurent. J’en ai une fois trouvé sur le grand Banc, à plus de six-vingt lieues de terre : mais, ces prétendues îles flottantes ne conservent leur consistance que jusques à ce que la mer ait dissous et séparé la terre qui ralliait ces arbres dans leurs racines ; et, à me- {p. 34} sure que cette terre se délie, les arbres, sans contrepoids au pied qui entretienne leur liaison, tombent comme des quilles : et ce qui paraissait une île n’est rien moins.

Cependant, cette île prétendue aura été aperçue le soir par tous les gens d’un vaisseau qui aura, à cause d’elle, retardé sa marche. La solution de cette île se sera faite la nuit ; et ainsi, ne paraîtra plus le lendemain. La voilà baptisée île flottante : le pilote également timide et ignorant aura jeté sa ridicule vision sur son journal ; et ceux qui seront venus après lui auront sur la foi de ce journal et le rapport des matelots, pris pour une vérité ce qui n’était qu’une chimère, et se seront figuré un corps réel au lieu d’un fantôme.

Les hommes la plupart sont étrangement faits !

Dans un juste milieu l’on ne les voit jamais :

La raison a pour eux des bornes trop petites...

En effet, l’homme cherche partout du merveilleux : il lui en faut ; et tel est l’orgueil de l’esprit qu’il croit s’élever au-dessus de la nature, dans le temps même qu’il s’abaisse à des puérilités, sans {p. 35} s’en apercevoir ! C’est ainsi que les erreurs se pullulent.

Fama loquax quae veris addere falsa

Gaudet, et e minimo sua per mendacia crescit.

Je ne trouve personne qui ait vu cette île, non plus que l’autre ; et tout le monde veut qu’elles existent. J’ai tâché de faire comprendre l’impossibilité de cette existence. Je trouve pour objection la puissance de Dieu ; point qui sauve les ânes, et leur ignorance. Je n’ai pas fait vœu de désabuser des gens d’une erreur qu’ils idolâtrent.

Du jeudi 22 juin 1690. §

Le Dragon, qui était allé à la découverte, a fait signal de terre sur les trois heures, et nous avons vu Moali, à soleil couchant. Son atterrage et l’entrée étant pleins de roches, nous n’y entrerons que demain. Notre premier pilote, qui seul a été à cette baie, et seul sur qui on puisse faire fond, est allé coucher au Gaillard, et conduira toute l’escadre, qui le suivra le beaupré sur l’arcasse. {p. 36}

Du vendredi 23 juin 1690. §

Nous sommes entrés ce matin à Moali. Je vas à terre faire préparer une tente pour nos malades, au nombre de seize, presque tous attaqués du scorbut. Je n’écrirai plus que sous les voiles.

[Juillet 1690] §

Du samedi I juillet 1690. §

Nous sommes tous rembarqués avec ample provision de bœufs, cabris, poules, fruits, légumes, bois, et eau. Plus de malades : il n’y est mort aucun homme de l’escadre ; signe évident, que l’air de cette île est très pur, et très salubre. On n’a remporté qu’un seul malade : c’est le premier enseigne de Mr. du Quesne, nommé Mr. de La Ville-aux-Clercs. On le fait fils naturel de Mr. le duc de Lédiguière : cela ne peut être, puisqu’il est plus vieux que lui. Pour son frère, passe ; car, Mr. de Lédiguière, mort en 1682, a été sur l’article un maître sire. Quoi qu’il en soit, celui-ci est très mal, attaqué {p. 37} d’une dysenterie depuis Saint-Yago, et qui provient, dit-on, d’avoir eu à Brest une maîtresse tigresse, moins pitoyable et moins humaine que sa mère. Il faut qu’un homme soit diablement fou pour se livrer jusques à intéresser sa santé. Le marquis du Misanthrope a raison.

Oh ! Ma foi, tel que soit le mérite des belles,

Je suis persuadé qu’on vaut son prix comme elles.

Ces sortes d’amour à la Céladon me choquent comme le diable ; parce que je crois qu’un homme d’esprit ne doit regarder les dames que comme un simple amusement, et que c’est pure folie de s’y attacher jusques à en perdre le repos.

On ne doit regarder les belles,

Que comme on voit d’aimables fleurs.

J’aime les roses nouvelles :

J’aime à les voir s’embellir.

Sans leurs épines cruelles,

J’aimerais à les cueillir.

Quels écarts je fais ! J’en rougis. Nous comptons de mettre demain ma {p. 38} tin à la voile ; et je remets à demain ce que je sais de Moali.

Du dimanche 2 juillet 1690. §

Nous avons mis à la voile à la pointe du jour. L’île de Moali est une de celles qu’on nomme îles de Jean de Nove, ou d’Amzuam : elle est éloignée de celle-ci de dix à douze lieues dans le Sud. Elle a dans l’Est à environ sept ou huit lieues une autre île, nommée Gommore ; et ces îles sont toutes également saines et fertiles. Moali, qui est celle dont nous sortons, a environ neuf à dix lieues de tour, et contient beaucoup de peuple pour sa grandeur. Les géographes la mettent par quatre-vingt-six degrés trente minutes de longitude, et à huit degrés quarante-cinq minutes latitude Sud.

Les habitants en sont bien faits, et presque tous d’une taille au-dessus de la moyenne. Leur noir est olivâtre. Ils ont les cheveux noirs et longs ; plusieurs les ont ondés et annelés ; peu les ont plats : et je n’en ai vu aucun qui les ait en tonsure de mouton, comme les nègres de Guinée, qui ne sont pas rares à {p. 39} Paris. Madame de Lédiguière, la douairière, en a huit, qui lui servent de valets de pied.

Le havre ou mouillage est dans le sud-ouest de l’île, d’une très bonne tenue, sur un sable rempli de coquillages. On mouille par vingt-deux à vingt-quatre brasses d’eau. Ce havre est d’une entrée très difficile, d’une mer unie ; et du vent d’Ouest, tel qu’il en soufflait lorsque nous y entrâmes, il y eut vendredi huit jours, il n’offre à la vue qu’un passage, et qu’un atterrage aisé. Cependant, ce n’est du côté du Nord que des rochers et des battures à fleur d’eau, qui ont fait périr bien des vaisseaux : et dans le Sud, c’est une barre de pareilles roches, aussi à fleur d’eau, qui continue près d’une lieue sans paraître, étant couverte de la mer à quatre ou cinq pieds de profondeur ; et un vaisseau, qui aurait le malheur de donner dessus, ne s’en relèverait assurément jamais. La véritable entrée est entre ces deux barres, et ne paraît pas avoir, à ce que dit Lénard, plus d’une bonne portée de fusil de large. C’est la difficulté de ce canal, ou entrée, qui empêche plu- {p. 40} sieurs vaisseaux d’y aller prendre des rafraîchissements, quoiqu’ils y soient à beaucoup meilleur compte qu’à Amzuam, où ils vont ordinairement, parce que l’entrée et la sortie du havre sont ouvertes et sans aucun risque.

Quand on a paré ces deux barres, on découvre une grande place de terre, grave, ou pelouse, dans le sud-est de l’entrée sur le bord de la mer : elle est bordée de bois, et son enfoncement paraît une forêt très épaisse. C’est sur cette grave, que nous avons campé fort commodément. Le chirurgien et moi y avons toujours resté et couché, aussi bien que les autres écrivains et chirurgiens des vaisseaux, dont les capitaines ne sont que trois ou quatre fois descendus à terre ; restant à bord, pour faire embarquer l’eau, le bois, les bestiaux, et les autres rafraîchissements qu’on y envoyait, et aussi pour être à portée de sortir, si quelque vaisseau ennemi avait paru.

L’endroit pour faire de l’eau est extrêmement difficile, parce que c’est une eau de source, qu’il faut aller chercher dans le bois, comme à Saint-Yago, pas si loin effectivement, par un chemin in- {p. 41} finiment plus rude, puisqu’il faut faire passer les barriques sur des roches brutes. On en vient pourtant à bout ; mais ce n’est pas sans bien de la peine. Certainement les matelots y fatiguent beaucoup ; mais, comme on les change à chaque chaloupée, c’est-à-dire à chaque voyage, leur fatigue est d’autant plus supportable qu’ils sont parfaitement bien nourris, ne manquant ni de viandes fraîches, à telle sauce qu’ils veulent les mettre, ni de légumes, de fruits, et d’autres rafraîchissements.

Le travail du bois est celui des soldats, qui sont également nourris, et qui n’ont d’autre fatigue, que d’abattre et d’apporter ce qu’ils ont abattu jusque sur le bord de la mer, où les matelots l’embarquent. Comme le bois borde la mer, ces soldats n’ont au plus que vingt pas à apporter. Y ayant plusieurs de ces soldats qui tirent bien, ils allaient à la chasse pour les autres ; et, outre ce qu’ils réservaient pour leur plat, ils fournissaient les tables des navires. Je fournissais la mienne ; et Monsieur de La Chassée, qui avait soin de ne me pas laisser manquer de vin, y a fait plusieurs bons repas : le commissaire, le chevalier de {p. 42} Bouchetière, et presque tous les autres officiers des vaisseaux, les ont trouvés bons. Landais, et le soldat de Monsieur de La Chassée, étaient nos cuisiniers ; et le premier, effronté comme un comédien, disait à tous ceux qui venaient d’apporter chacun leur bouteille, et les avait mis sur ce pied, et avait taxé les écrivains du roi à deux bouteilles chacun : sans cela, point d’assiettes, ni de serviettes. J’avais du vin plus qu’il ne m’en fallait ; mais, c’était ce qu’il ne disait point. Le dedans de la terre est rempli de toutes sortes de gibier à plume. Ils leur donnent des noms qui me sont inconnus, mais tous excellents. Ceux que je connais sont la cigogne, le faisan, la poule pintade et de bruyère, la perdrix rouge, le pigeon ramier, la tourterelle, le perroquet d’une infinité de sortes, le becfigue qui est une espèce d’ortolan, la grive, et quantité d’autres, qui y sont très communs, et qui ne coûtent que le plaisir de les tirer. Je n’y ai point vu, ni entendu dire, qu’il y eût du gibier à poil : le pays est trop humide pour en produire ; et tout ce que j’y ai vu qui vienne de terre, ce sont deux hérissons, pareils à ceux qu’on trouve dans {p. 43} les montagnes d’Auvergne. J’en ai envoyé un à bord, et mangé l’autre dans ma tente, avec d’autres, qui, comme moi, l’ont trouvé très délicat. Il est vrai que pour en dissiper le sauvageon, j’avais fait laver le dedans du corps avec du vinaigre, aussi bien que la fressure, qui devait lui servir de farce, et l’avais fait saler et poivrer du jour au lendemain.

La mer fourmille de poisson de toutes espèces ; on en a pris à rompre les filets : la dorade remporte sur tout.

Il y a des chauves-souris, qui méritent leur article. Elles sont faites comme les nôtres, et sont grosses comme un gros pigeon de volière. Elles ne perchent point, ne se fourrent pas dans des trous, et ne descendent point à terre. Sitôt que le soleil est couché, elles vont chercher leur pâture par le vide de l’air ; savoir ce qu’elles y trouvent, et de quoi elles se nourrissent, c’est ce que je ne sais point. Elles volent toute la nuit ; et le matin, environ un quart d’heure avant que le soleil se lève, elles se suspendent par la queue à des branches d’arbres : et, pendant la journée, quiconque les voit peut facilement croire, {p. 44} comme je l’ai cru d’abord, que ce sont de gros fruits prêts à tomber de l’arbre. Ces animaux sont si communs qu’on en voit par vingtaine sur la même branche. Je me suis assez souvent fait un plaisir de lâcher un coup de fusil sur la file. Celles qui n’étaient point blessées restaient où elles étaient ; celles qui étaient mortes tombaient ; et celles qui étaient seulement blessées, après quelques vols incertains dans l’air, tombaient aussi. Lorsqu’elles étaient à terre, elles se jetaient de tous côtés à l’aventure ; de sorte que je suis convaincu qu’elles sont aveugles pendant le jour, et voient clair dans la nuit.

Je voudrais bien trouver un naturaliste, qui me donnât une raison solide et convaincante, pourquoi toutes les bêtes à quatre pieds : chevaux, ânes, bœufs, chiens, chats, rats, souris, lièvres, lapins, et tous les autres, voient clair la nuit aussi bien que le jour ? Pourquoi il y en a d’autres qui ne voient clair que le jour, et point la nuit ; tels sont les oiseaux : d’autres, qui ne voient clair que la nuit, et point le jour, chauves-souris, chats-huants, chouettes, etc. , le tout par un attribut que la nature a attaché à leur {p. 45} espèce sans aucun secours étranger, et hors d’eux-mêmes : et pourquoi aussi il y en a, tel est l’homme, qui ne voient jamais clair par eux-mêmes, et ont besoin d’un secours étranger, du soleil, de la lune, des étoiles, ou d’un flambeau ? Preuve encore de la sotte vanité de l’homme, et du peu de préférence que la nature lui donne sur les autres animaux, auxquels elle est sans doute plus libérale qu’à lui. Trouvez-le-moi, ce naturaliste : il me ferait plaisir, et me tirerait de mon incertitude ; et je n’admirerais plus le sonnet de M. de Saint-Évremond, que j’ai rapporté à la page 105 du premier volume. Je laisse là la morale : je m’y abîme assez seul, sans vouloir faire entrer personne dans mes idées, qui n’opéreront jamais rien parce que l’homme ne s’étudie pas soi-même avec assez d’attention, et qu’entraîné par son ridicule amour-propre, il s’adjuge la prééminence sur toutes les autres espèces, et s’en tient servilement à son jugement, sans vouloir approfondir que les animaux qu’il nomme brutes ont droit d’en appeler au tribunal de leur commun Créateur. Quid prosunt haec scripta, lecta, et intellecta, dit saint Bernard, {p. 46} nisi temetipsum legas, et intelligas ? Da ergo operam, ut cognoscas te ipsum.

Outre le gibier, qui est ici très commun parce qu’il n’est point chassé, ils ont des bœufs en très grande quantité. Ces animaux sont bons, et d’un bon suc. Ils ont entre les épaules une loupe, ou espèce de loupe, que les matelots nomment graisse, mais qui n’est rien moins : elle donne à la soupe un fort bon goût, et c’est tout ; car du reste, elle est dure et coriace : et, toute cuite qu’elle puisse être, il n’y a que les matelots capables de la manger ; et de quoi ne mangeraient-ils pas ? Les chauves-souris dont j’ai parlé leur sont-elles échappées ? N’en ai-je pas fait jeter ? Je crois que le diable rôti, bouilli, grillé, traîné par les cendres, laisserait ses grègues sous leurs dents.

Les insulaires ont, outre cela, des cabris, qui valent beaucoup mieux que ceux de Saint-Yago, quantité de poules et de canes ; et c’est ce qu’ils vendent aux Européens pour de l’argent d’Espagne ; car celui de France n’a point de cours ici. Ils ne le trouvent pas de bon aloi : aussi n’en est-il pas. Ceux qui veulent sauver l’honneur de nos mon- {p. 47} naies, et couvrir les mauvaises matières qu’on met dans le métal, ou plutôt qu’on y mêle, et qui en diminuent le carat, disent, tel est le Lyonnais dont j’ai parlé, que notre argent est uniquement refusé parce qu’il porte le portrait d’un homme, et que toute représentation d’homme est en horreur en Orient. Cela est faux : les louis de cinq sols, fabriqués par Varrin, étaient ce qu’on pouvait porter de plus courant en Turquie et en Perse. Et ici, ils prenaient de nos écus français à un tiers de perte, c’est-à-dire trois pièces de trente sols pour une piastre : et ils m’ont rendu à moi-même ces trois pièces de trente sols pour une piastre. C’est qu’ils fondent toutes les espèces, et en font des lingots et qu’ils trouvent un tiers de perte sur les nôtres. À l’égard de l’altération de nos monnaies, je m’en rapporte à trois témoins irréprochables : aux Hollandais, à nos orfèvres, et à la confrontation des espèces fabriquées du temps de Louis XIII avec celles qu’on a fabriquées depuis.

Ce que ces insulaires prennent encore volontiers en paiement, c’est le fer, et surtout du papier à écrire, qu’ils ne {p. 48} prodiguent pas. Il n’y a point de matelot, qui n’ait eu à notre arrivée une poule pour une feuille, et un cabri pour six, et les légumes à proportion ; mais, les Français allant toujours à l’enchère l’un sur l’autre, le tout avait triplé de prix à notre départ. Toutes ces viandes sont bonnes ; mais il faut les manger sitôt qu’elles sont abattues, ou au plus tard dans le midi du lendemain, parce qu’elles sont bientôt corrompues, étant nourries dans un pays extrêmement humide, et ne mangeant que des herbages spongieux. Elles y contractent beaucoup d’humeurs, qui véritablement en augmentent le suc et le goût, mais aussi, qui y causent une prompte corruption par la chaleur du climat. Ils ne vendent aucune vache, je dirai la raison qui m’en a paru, lorsque je parlerai de leur religion.

Ce pays a cela de commun avec Madagascar, et les autres îles et terres qui sont entre les tropiques, que l’hiver seul y est inconnu, et que les trois autres saisons y règnent. Il abonde en toutes sortes de fruits et de légumes que nous avons en Europe, et en produit une infinité d’autres que nous ne {p. 49} connaissons pas. L’orange, le citron, la grenade, la pomme, la poire, l’abricot, la pêche, le pavie, les prunes, en un mot tout ce que nous connaissons, mais moins bons, n’étant ni entés, ni éclaircis, ni cultivés : la figue, comme en Italie et en Provence, plus grosse et de meilleur goût ; il y en a peu, les insulaires ne sachant pas les accommoder. Les olives y viennent aussi grosses qu’en Portugal : il yen a peu par la même raison. Leur raisin peu commun monte à la cime des arbres : la tige n’est ni taillée ni cultivée. Les grains en sont gros comme le pouce et sont couverts d’une peau tirant sur le violet et l’amarante. Ce raisin vaut du moins notre muscat : le grain est plus long que rond. Ils ont entre autres un fruit que les matelots nomment figue, mais qui n’en est pas : ce fruit vient sur un arbuste par grappes ou par régimes, comme nos groseilles rouges. Chaque fruit est gros comme le haut du pouce, et long comme le doigt, séparé l’un de l’autre d’un travers de doigt, l’un d’un côté l’autre de l’autre, et chaque grappe en porte depuis douze jusqu’à vingt. On ne le mange que mûr ; car, lorsqu’il {p. 50} est vert, il est aigre et âcre : cependant, on le cueille vert, et on pend la grappe. Les grains se mûrissent comme sur la tige, cependant moins délicats : on connaît qu’ils sont en maturité lorsque la peau est jaune. Cette peau est comme une petite écorce, aussi fine que celle d’une pêche un peu trop mûre : elle s’enlève de même, et laisse le fruit seul, propre et sans eau. C’est un des plus délicats mangers qui croissent dans tout le monde : et, si je n’avais pas mangé de l’ananas, dont je parlerai bientôt, je dirais que ce fruit, l’un des plus savoureux qu’on puisse manger, l’emporte sur tous les autres ; mais, à mon goût, l’ananas l’emporte sur lui. Je ne puis mieux comparer ces figues qu’à la pâte d’abricot : celui-ci n’approche qu’imparfaitement du goût naturel et de la délicatesse des autres.

Les melons de terre et d’eau ne leur manquent point. Les fraises et les framboises sont, je crois, les mauvaises ronces du pays ; mais il faut aller dans le bois pour les trouver : les insulaires n’en apportent point au camp. Si leur raisin était propre à faire du vin, et qu’ils en eussent une assez grande quan- {p. 51} tité, je dirais que ces îles seraient un petit paradis terrestre. Les palmiers qui y sont communs leur fournissent une espèce de vin, qu’ils appellent tari : il est de la couleur du petit-lait, et jaunit en vieillissant et en s’éventant. Son goût est piquant et agréable ; mais, ce qu’il a de meilleur, c’est qu’il est très sain et très rafraîchissant, et excellent pour remettre des soldats et des matelots, dont le corps doit être bien échauffé par les salaisons et l’eau-de-vie, dont il a été nourri depuis longtemps. On tient qu’il est souverain contre le scorbut de mer. Nous n’avons effectivement plus de malades, et tout le monde de l’escadre s’en est bien trouvé, sans distinction d’officiers, matelots ou soldats.

Le coco mérite un moment d’attention. C’est le père nourricier de l’homme frugal, qui peut y trouver, et qui y trouve en effet, de quoi boire et de quoi manger, et de quoi se mettre à couvert des injures du temps par les cordes et la toile qu’il peut faire de l’écorce de l’arbre et du fruit. Je n’ai point vu de cocotier plus haut que quatorze ou quinze pieds : il yen a pourtant, à {p. 52} ce qu’on dit, qui en ont plus de vingt. Le fruit et les feuilles forment ensemble un bouquet au haut de l’arbre. Quand ce fruit tombe de lui-même, il est meilleur que lorsqu’on l’abat, parce qu’il est en parfaite maturité : lorsqu’on veut l’avoir, il ne faut que secouer l’arbre, ou y jeter une pierre. On coupe la queue du fruit, et on le perce à deux des trois trous, qui ne sont bouchés que par une écorce fort tendre. L’un des deux sert à passer le vent, et l’autre à boire à même la liqueur qui y est renfermée. Elle est très bonne, et a un petit goût d’aigreur très agréable, comme de citron, mais moins âcre. Le dedans de ce fruit (ordinairement gros du contour des deux mains ; puisqu’il tient ordinairement, et en maturité trois demi-setiers de liqueur, mesure de Paris) est rempli d’une pâte qui tient à son bois, et qui est épaisse de la moitié du petit doigt. Cette pâte est blanche, et a le goût de nos noisettes : elle est bonne et nourrissante, et je ne crois pas qu’un homme puisse en manger à un repas plus qu’un coco en contient. Ainsi, ce fruit assure la vie d’un homme frugal.

{p. 53} Cet homme peut trouver dans ce qui couvre le fruit une espèce de filasse, qu’il peut façonner pour son usage corporel. Cette filasse est véritablement bien moins fine que notre chanvre : et je ne doute point, sur le travail que j’en ai fait moi-même par curiosité, que ce qu’on nommait haires et cilices dans les anciens, anachorètes ou ermites de la Thébaïde, n’ait été des tuniques fabriquées et tissées de ces filaments ; et je le crois d’autant plus que, suivant les relations des voyageurs, les cocos sont encore très communs dans la Thébaïde. L’écorce de l’arbre en fournit de plus grossiers, qui peuvent servir à faire des lits et des cordes pour les suspendre ; et le tronc de l’arbre peut fournir les côtés et les quatre piliers.

Avant que de quitter l’article des arbres et des arbustes, il est juste que je parle de l’ananas. C’est sans contredit le roi des fruits : aussi, la nature l’a-t-elle couronné. Il vient seul sur une tige, le gros en bas : sa figure est celle d’un œuf, ou plutôt d’une pomme de pin. De sa pointe, qui est en haut, sort une autre petite tige, qu’on coupe et qu’on remet en terre où elle prend racine, et produit un autre ananas : ainsi successi- {p. 54} vement ce fruit renaît de lui-même. Cette petite tige, qui sort du fruit, est ornée de petites feuilles qui s’élèvent peu à peu comme celles d’une tulipe ; et du pied de chaque feuille sort une petite tige, qui porte une tulipe effective, mais bien moins grande que les communes. Elles sont au nombre de sept ou huit, au niveau l’une de l’autre, et tombant toutes en dehors, elles forment au fruit une couronne toute belle par la variété des couleurs des tulipes ; et cette couronne est surmontée d’une autre tulipe jaune-violet, plus grande que les autres, sur une tige droite qui, comme j’ai dit, s’élève du centre. Cela fait un très bel objet, et contraint les spéculatifs de dire avec le prophète royal, Mirabilis in operibus suis Dominus. Ce fruit est armé de petites feuilles pointues peu piquantes. On le pèle tout autour, et on le coupe par tranches. Il faut bien essuyer le couteau, et même le laver avec du vin, après qu’on s’en est servi parce que ce fruit est tellement corrosif qu’il mange le fer et l’acier : mais, quand on corrige cette voracité avec un peu de vin et de sucre, (je n’y mettais qu’un peu d’eau-de-vie), on ne peut rien manger de meilleur et de plus sain. Qu’on se figure tout ce {p. 55} que les plus habiles confiseurs pourraient faire de plus exquis de tous les fruits les plus délicats ramassés ensemble, et on ne se formera qu’une idée très légère du goût de l’ananas.

Les légumes sont en très grande quantité et fort tendres, et n’ont point d’autre défaut que celui d’être bientôt fanés et flétris ; défaut universel dans les climats chauds : c’est pourquoi, on n’en prend qu’au jour la journée. Les melons de terre et d’eau y sont communs. Ce dernier est le meilleur : il a la figure d’un concombre, et la chair d’un blanc verdâtre. Il a un sucre très agréable, et très rafraîchissant : il vient sans culture sur le bord de la mer dont sa racine est abreuvée et lui presque couvert.

Les citrouilles, les potirons ou giromons, les concombres, les raves de plusieurs espèces, aussi bien que les navets, les salsifis, et quantité d’autres racines, la chicorée des deux espèces, la laitue, le pourpier, les épinards, la vinette ou l’oseille, et d’autres dont j’ignore les noms, y croissent sans culture. Le gingembre y est très bon et très commun : plusieurs officiers, entre autres notre aumônier, en ont confit ou fait {p. 56} confire. Le riz y vient ; mais les insulaires n’en recueillent pas assez pour en vendre beaucoup. Les œufs de poules et de canes s’y donnent presque pour rien. Ils n’ont pas l’odorat fade, comme ceux d’Europe ; mais, il faut les manger frais, et ne s’en pas fier sur les noirs : autrement, on court risque de n’acheter qu’un poulet en coque. Les nègres disent qu’ils y sont trompés les premiers : je n’ai point de peine à le croire, à cause de la chaleur du climat. On sent dans le bois un peu de fraîcheur, le matin et le soir ; mais, pendant le jour, l’épaisseur des feuilles ne garantit point de l’ardeur du soleil. Cette chaleur est un peu tempérée sur le bord de la mer, par un petit vent d’Ouest-Sud-Ouest, qui y règne toujours. Cette île est sujette au même ouragan qui agite Madagascar, et dans le même temps. Revoyez la page 10 de ce présent, et le commencement du troisième volume , où cet ouragan est décrit.

Après avoir parlé de l’île, et de ce qu’elle produit, il faut parler de ceux qui l’habitent. J’ai déjà dit que les hommes y sont bien faits, et n’ont rien de hideux. Pour les femmes, je n’en ai vu aucune au visage, parce qu’ils ne souffrent point qu’on les voie. Le {p. 57} hasard m’en a fait rencontrer six, qui allaient ensemble quérir de l’eau. J’étais à la chasse, accompagné du nègre qui est avec nous en qualité de kock, autrement de cuisinier de l’équipage. Il est venu ici trois fois, et en entend l’idiome : il est de Goa, marié au Port-Louis, avec une Bretonne qui était servante lorsqu’il l’a épousée. Elle est assez jolie ; et je connais quantité de femmes, même de qualité, qui ne sont point si heureuses qu’elle. Il était avec moi, et me servait de truchement. Dès que ces six femmes parurent, il me dit de leur tourner le dos, et que c’était le vrai moyen d’acquérir l’amitié de ces peuples. Il y avait avec nous plusieurs nègres, qui retournaient chez eux après avoir vendu au camp les bestiaux qu’ils y avaient conduits, et les autres rafraîchissements qu’ils y avaient apportés. Je suivis le conseil d’Alexandre mon nègre, et il me parut que ces gens m’en surent bon gré. Cela fut cause qu’ils me conduisirent dans un endroit où les perdrix et les poules pintades sont si épaisses, et en si grande quantité, que si le plomb ne m’avait pas manqué, j’en aurais tué {p. 58} tant que j’en aurais voulu, puisque j’en remportai seize en moins d’une demi-heure. Je ne vis donc point ces femmes au visage : je ne les vis que par le dos. Il me parut qu’elles n’avaient quoi que ce soit sur le corps, et qu’elles étaient également nues partout. Toujours suis-je certain, que leurs douze côtés, et leurs six derrières, étaient in puris naturalibus. Elles sont grandes et bien faites, de couleur olivâtre foncé, mais non pas noires. Leurs cheveux étaient retroussés au haut de leurs têtes, et formaient le bourrelet sur lequel leur pot était appuyé, le soutenant d’une main ; tout de même que dans les tapisseries sont représentées les filles de Laban, que Jacob défendit contre les bergers qui les empêchaient de puiser de l’eau.

Les hommes n’ont pour tout habillement qu’un morceau de toile de coton, de la largeur de deux aunes de notre mesure, et d’une aune et un tiers de long. Ils s’en ceignent le corps, depuis le nombril jusques aux genoux. II y en a quelques-uns qui ont des vestes des Indes. Je n’ai vu que le fils de leur roi, qui eût un turban d’une mousse- {p. 59} line blanche moyenne. Les autres vont tête nue : ce n’est pas par respect pour lui, puisque partout ailleurs ils vont tête découverte, malgré la chaleur excessive du soleil.

Ce fils du roi n’a rien de barbare : au contraire, il m’a paru très civil. Il est âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans. Je le rencontrai dans le bois : il venait au camp. Ce ne fut pas avec lui que m’arriva ce que je dirai par la suite. Je lui fis, et il me rendit, toutes les honnêtetés dont nous nous avisâmes.

J’ai dit qu’ils estiment fort le papier, et ne le prodiguent pas. Heureusement, j’en avais sur moi le quart d’une feuille à lettre. Je lui donnai, et le priai d’écrire à ses gens, pour me faire amener vingt bêtes à cornes dont j’avais besoin, et le priai de m’aider de son autorité. Il le fit fort gracieusement.

Je m’aperçus qu’il admirait la blancheur et la finesse de ce papier ; et Alexandre me dit qu’il disait que c’était profaner une chose si belle que l’employer à des bagatelles. Je suivis son conseil, et envoyai au plus vite Landais, qui m’avait suivi, m’en quérir deux mains dans la tente, avec ordre {p. 60} d’apporter en même temps une bouteille de vin. Nous n’étions qu’à trois cents pas au plus dans le bois. Mr. de La Chassée vint avec lui. Je donnai ce papier à ce prince, si je puis le nommer ainsi. Il le reçut de la meilleure grâce du monde, et fit présent à Landais, qui avait été le quérir, des deux plus beaux bœufs qui aient été embarqués. On peut voir par cet échantillon que cette nation n’est pas tout à fait barbare. Il nous conduisit, Mr. de La Chassée et moi dans un bourg, et nous y retint avec honnêteté, jusques à ce que ce que je lui avais demandé fût arrivé, et nous accompagna à la chasse pendant tout le temps que ses gens furent à revenir.

Après environ une heure et demie de chasse, nous retournâmes à ce bourg, et y fîmes collation des fruits du pays et de notre vin. Il ne voulut jamais ni boire ni manger ; et me fit prier par mon nègre de ne l’en pas presser, étant dans le Ramadan. Il avait vu que nous avions mangé avec plaisir de l’ananas : il envoya des noirs en chercher, et nous fit présent de trente de ces fruits, parfaitement mûrs. Il examina nos fu- {p. 61} sils, notre poudre, notre plomb : et tout ce que je lui avais demandé étant arrivé, nous le conduisîmes au camp, où il arriva comme en triomphe, et nous chargés de gibier ; et je trouvai en arrivant dans ma tente les ananas dont il nous avait fait présent, et qui y avaient été apportés par deux nègres.

Leur manière d’écrire est chaldéenne, arabesque, et hébraïque. Nous écrivons, par rapport au papier, de la droite à la gauche ; et eux écrivent de la gauche à la droite, fort vite, et autant que le plus stylé Paul Grifonnet, ou clerc de procureur de Paris. Leurs plumes sont un morceau de bois dur, taillé au couteau ; et leur encre n’est, à ce que je crois, que le noir du cul de leur pot, assez bien délayé pour s’en servir. J’en ai écrit un brouillon de ce que j’avais acheté pendant la journée, et je n’ai trouvé ni l’un ni l’autre de difficile usage. Au reste, ce fils du roi, pour n’y plus revenir, a les traits du visage fort beaux, de grands yeux noirs bien fendus à fleur de tête, les dents d’une blancheur d’albâtre, très bien fait de sa personne, et avec cela la physionomie d’un honnête homme. Ses actions ne {p. 62} démentent point sa physionomie, étant affable, généreux, et bienfaisant. Ce que je viens d’en dire ne doit en donner qu’une bonne impression. Reste à parler de leur religion et de leurs mœurs. Celles-ci sont une suite de la première : ainsi, l’honneur lui est dû. Voici ce que j’en sais.

La religion de ces peuples me paraît, et est en effet, composée du mahométisme arabe et de l’idolâtrie ; ou plutôt, comme je le crois, il y a des mahométans arabes, et en même temps des idolâtres. La suite me rendra plus intelligible. Ils admettent comme les Arabes la circoncision et le Ramadan : c’est-à-dire que pendant la treizième lune, dans quelque saison ou temps qu’elle vienne, ils ne mangent ni ne boivent depuis le soleil levant jusques à ce que les étoiles luisent au ciel ; et que dans cet intervalle de nuit, ils boivent et mangent de tout, excepté les viandes qu’ils croient impures : telles sont pour eux le cochon, le lapin, les bêtes mal saignées, le poisson sans écaille, comme l’anguille, la bonite, et autres, qui fourmillent sur leurs côtes ; en cela sévères observateurs des précep- {p. 63} tes de Moïse et de Mahomet. Voilà pour ce qui regarde le mahométisme et le judaïsme, qui sont conformes sur ces points.

Ils tiennent de l’idolâtrie leurs adorations et prières à des choses inanimées et ridicules. J’ai entré dans un de leurs oratoires : ils y sont, tantôt debout, tantôt assis sur leurs talons, et tantôt prosternés devant un squelette de tête de bœuf ou de vache. Ils étaient plus de deux cents ensemble, lorsque je vis cette cérémonie : je parlerai dans la suite du lieu où elle se fit. Cette tête était posée sur un cube isolé, à l’ouverture d’un grand creux, qui ressemble à nos [f]ours ; et je crois que c’en a été autrefois un. Il y a au pied de ce cube une coquille de pétoncle, plus grande que celles que les pèlerins de Saint-Jacques en Galice apportent en France à leur retour. Cette coquille était pleine d’eau ; et ce qui me parut de particulier, c’est que pendant leurs prières, les rats et les souris, qui vinrent en grand nombre se désaltérer à cette coquille, ne les dérangèrent point, non plus que les éclats de rire de plusieurs Français, et surtout de quatre jésuites, {p. 64} qui les regardaient. Car, puisqu’il faut le dire à ma honte, j’avais eu l’indiscrétion de dire à plusieurs Européens que j’avais déjà vu cette cérémonie, qui se fait de deux jours l’un ; et c’est ce qui y attira un si grand concours de monde : mais, je ne comptais pas qu’il serait si pétulant ni si scandaleux. En effet, leurs éclats de rire furent si forts, que j’en étais confus, et me repentis d’y avoir mené une troupe de gens si peu maîtres de leurs mouvements. Les rats, ni les souris, ni le bruit et le vacarme que les Français faisaient à la porte de leur temple ou chapelle, n’obligèrent jamais les noirs de tourner la tête. Ils restèrent dans un silence et un respect dont je fus en même temps très édifié et très mortifié. Je fus peut-être le seul des spectateurs qui prit les choses du bon côté.

Je fus mortifié de ce qu’une adoration si fervente et si attentive ne s’adressait pas au vrai Dieu, et avait un autre objet de lui, et un objet si méprisable ; mais, si cela m’inspira une vraie douleur, l’édification que ces peuples me donnèrent par leur ferveur et leur recueillement, m’en causa une bien plus vive, et {p. 65} me fit sérieusement réfléchir sur la manière dont vivent les chrétiens. Nous croyons, ou du moins nous faisons semblant de croire, que le Saint des Saints, le Créateur de toutes choses, en un mot Dieu lui-même, repose dans nos tabernacles ; et nous avons infiniment moins de respect pour sa présence réelle et effective, que des idolâtres plongés dans les ténèbres d’une ignorance crasse, et peut-être involontaire, n’en ont pour la tête d’un vil animal ! Nous ne croyons point cette présence réelle ; et nous nous trompons de croire que nous la croyons. Nous aurions plus de vénération pour cet auguste sacrement que nous n’en avons ; et sans doute ces peuples abîmés dans l’idolâtrie seront nos accusateurs au jour du Jugement. Que de sujets de méditation pour qui veut y réfléchir ! Je ne crois pas qu’aucun des spectateurs y fasse jamais d’attention ; et je le crois d’autant moins qu’un des jésuites qui passent sur l’Oiseau pour aller à la Chine en mission, nommé le père de Châteauneuf, a cassé, à coups de pierre, un grand pot de terre de Bordeaux qui était dans une niche au-dessus de la porte de cet oratoire. Les idolâtres n’ont point du tout trouvé cette action de leur goût. J’y étais : {p. 66} j’en peux répondre ; et le jésuite s’en serait assurément mal trouvé, si les Français n’avaient pas été en état de le défendre.

Aux zélés indiscrets tout paraît légitime

Et la fausse vertu se fait honneur du crime.

C’est, je crois, s’y prendre mal, pour convertir les idolâtres, que de les brusquer d’abord. Il faut commencer par s’insinuer dans leur esprit, gagner leur conscience, et leur faire connaître peu à peu le ridicule de leur religion, et comme insensiblement leur inspirer la bonne. Je crois que voilà le chemin qu’on doit suivre : du moins, c’est celui que la Société a suivi dans la Chine ; supposé qu’elle n’y porte pas trop loin sa complaisance. Ce n’est point ici le lieu de la mission de ce père de Châteauneuf ; il ne fait qu’y passer : qu’a donc opéré son zèle indiscret ?[lien avec Mémoires, f° 45 v°] Il a scandalisé les spectateurs, et inspiré de l’indignation aux Gentils, qui se seraient vengés dans l’instant, s’ils avaient osé. Voilà à quoi peut aboutir un zèle mal conduit. Il faut le dire : l’esprit de violence a toujours été celui de la Société, lorsqu’elle a eu la force en main : nos histoires en font foi ; semblable à Brontin du Lutrin de Boileau, {p. 67}

Qu’importe qu’Abeli me condamne, ou m’approuve ?

J’abats ce qui me nuit partout où je le trouve.

Je laisse cela, pour dire que ces peuples me paraissent très dociles sur la religion, et qu’outre le bruit qu’on faisait à la porte de leur oratoire, les huées des indiscrets ne leur firent jamais tourner la tête, ni changer de situation ; et que rien ne fut capable d’interrompre leurs prières. Voilà ce que je sais de leur religion.

Quand une femme est accouchée, elle est quarante-deux jours, c’est-à-dire jusques à ce que ses fleurs blanches soient passées, dans une maison séparée de celle de son mari, et n’a aucun commerce avec lui. Cela est conforme aux lois de Moïse, et s’observe encore aujourd’hui parmi les Juifs. Le mari ne doit point s’en soucier, ayant des femmes de rechange, la polygamie étant permise. Pendant qu’elle est ainsi recluse, son mari en a soin sans la voir, et lui envoie ce qui lui est nécessaire par d’autres femmes, dont il reste toujours quelqu’une avec elle. Aucun homme, garçon, ni fille, n’y entre. Si elle a eu une fille, elle la garde, et est encore réputée impure pendant quarante autres jours. Si c’est un garçon, il est circoncis le huitième. Tout cela est également conforme aux lois de Moïse et de Mahomet. Le quarante-deuxième jour, la mère est complimentée par toutes les femmes de sa connaissance auxquelles elle fait un régal, comme le père en a fait un aux hommes le jour que l’enfant a été circoncis. Après ce régal, ces femmes la reconduisent, en chantant et en dansant, à la maison de son mari, qui la reçoit comme une nouvelle épouse. Cela ne se pratique point à la naissance des filles, à laquelle on ne fait aucune cérémonie, la mère retournant seule avec son enfant au bout de quatre-vingt-deux jours, et le mari la recevant sans aucune fête.

Lorsque ces enfants sont en âge nubile, leurs parents leur cherchent parti ; et ce sont ordinairement les femmes qui en nouent l’intrigue, et qui la mènent à la conclusion. On n’y observe point d’autre cérémonie que de conduire le marié et la mariée, qui ne se sont jamais vus (les filles ne sortant point que le visage bien couvert) à un lit élevé de trois à quatre pieds de terre, couvert de cannes sèches, sur lesquelles il y a une natte {p. 69} fort fine, et plus belle que celles de Saint-Yago. J’en parlerai dans la suite. On les couche sur ce lit l’un auprès de l’autre : ils s’y voient pour la première fois, et se frottent le visage l’un à l’autre de quelque couleur pour se reconnaître. Ils se lèvent, sans avoir consommé le mariage, qui, étant une cérémonie nocturne, est remise à la nuit.

Le mari se lève le premier ; et, après avoir embrassé et salué les parents et parentes de sa femme, il retourne relever sa mariée, restée sur le lit pour lui faire connaître qu’une femme doit rester basse devant son mari, si lui-même ne la relève de l’abaissement où elle doit être en sa présence. C’est ce que dit notre pilote, et ce que je crois volontiers ; parce que cela cadre tout à fait au génie des Orientaux, qui ne prétendent point épouser, ni de compagnes, ni d’égales, et qui au contraire regardent leurs femmes comme leurs esclaves, et leurs servantes, et comme des animaux immondes qu’ils n’admettent point dans leur paradis. Peu de femmes, dans le nord de notre Europe, s’accommoderaient de ces maximes. J’avoue qu’elles ont raison de les avoir en horreur ; mais c’est l’usage du pays, comme le dit Mompan, {p. 70} ambassadeur de Siam, à Madame de Montespan. Vous savez cette réponse également fine et maligne.

J’ai promis de dire la raison pour laquelle ils ne vendent point de vaches [lien], c’est que leur origine est assurément arabesque, et qu’à l’exemple de cette nation vagabonde, ils tirent leur plus forte subsistance du lait de ces animaux. Ce qui me le persuade encore, c’est que, comme les Arabes, ils nomment leur roi ou chef, Chech ; nom qui indique chez ces peuples le pouvoir souverain : outre cela, ils sont, comme les Arabes, grands observateurs du cours des étoiles et des planètes, menteurs et dissimulés comme eux, et sont comme les Arabes de francs voleurs, et des fripons aussi subtils que l’univers puisse en produire.

Il est très certain que leurs mains ne sont pas sûres. Il y en a un entre autres qui est venu à la tente, pendant que j’y étais seul d’officier. Il m’a fait dire qu’il voulait venir en France avec nous, et qu’il me demandait passage. Il a poussé son effronterie jusques à me faire dire que, l’heure étant indue, il me priait de le faire embarquer aussi- {p. 71} tôt, parce que s’il était surpris dehors la nuit, les noirs, qui se douteraient de son dessein, ne manqueraient pas de le tuer comme déserteur, d’autant plus qu’il leur est expressément défendu de rester dehors après soleil couché, et qu’il avait exprès choisi ce temps-là, pour me parler sans témoin. J’avais avec moi Alexandre, qui me servait d’interprète : il m’avait déjà plusieurs fois averti de ne me fier à ces gens-là que de bonne sorte ; mais, quoiqu’il ne fît que rire des protestations d’un pareil fripon, je fis la sottise d’être plus crédule que lui, et fus la dupe d’une crainte et d’une sincérité apparente et fort bien étudiée. C’était un drôle de trente ans, bien fait, et qui me paraissait très propre à travailler : ainsi, je lui fis dire, que n’étant pas officier assez considérable pour le faire embarquer de ma seule autorité, tout ce que je pouvais faire était d’en écrire à notre capitaine ; que je ne doutais point d’avoir sa permission, et que jusques à ce qu’elle fût venue il pouvait rester dans la tente, et que je saurais fort bien empêcher que les autres noirs lui fissent insulte. C’était ce que le coquin demandait : il s’y accorda.

{p. 72} Le sieur Le Vasseur arriva un moment après. Il allait s’embarquer, et tomba dans mon sens quand il eut vu le personnage, et me promit d’en parler au commandeur. Autre bêtise de ma part, de ne le pas envoyer à bord dans le moment. Enfin, je pris, pour être volé, toutes les précautions qu’un autre, moins bête que moi, aurait prises pour ne l’être pas. En effet, le lendemain que la chaloupe retourna avec ordre de l’embarquer, le fripon ne se trouva plus ; et je fus convaincu que je n’étais qu’un sot de m’être fié à lui, malgré les avertissements de mon nègre : et je ne doutai plus que c’était un tour de souplesse, quand on me dit qu’on trouvait deux haches et trois couteaux de table à dire, et que moi-même j’avais perdu quelque chose dont il est inutile de parler, et que je ne puis douter qu’il ait emporté. Il faut savoir les railleries que cette aventure m’attire. Mr. de La Chassée me désole : je ne lui ferai point de quartier, si je puis avoir une fois ma bisque.

Une autre manière de friponner, dont ces coquins se servent, est plus visible, mais n’en est pas moins subtile. C’est {p. 73} que lorsqu’ils vendent du bétail, ils le vendent dans le bois proche du camp : et, lorsqu’on l’a payé, ils le conduisent eux-mêmes aux lieux qu’on leur montre, où ils l’attachent avec des cordes faites avec des filaments du coco, dont j’ai parlé ; et prennent ces cordes les plus faibles qu’ils peuvent, afin que ces animaux, extrêmement farouches, sauvages, et méchants, les cassent facilement, et retournent d’eux-mêmes à leurs pâturages, et qu’ainsi ils profitent de l’argent des acheteurs, et retrouvent leurs bœufs. Comme Alexandre m’avait instruit de cette subtilité, je n’ai point été leur dupe de ce côté-là : d’autres l’ont été et ont perdu, faute de les avoir bien fait lier, des bœufs fort beaux. Quoique je sois persuadé que ce journal-ci ne sera jamais public, du moins pendant ma vie, je ne puis m’empêcher de dire que ces insulaires ont tous généralement l’inclination portée au larcin, afin que moi mort, le secret m’étant pour lors indifférent, ceux entre les mains de qui mon journal pourra tomber, et qui pourront venir dans ces îles d’Amzuam, puissent se défier de tous côtés de la mauvaise foi {p. 74} de ceux qui les habitent, en ayant été avertis.

L’envie de voir leur ville me prit : c’est la demeure de leur roi ou check. Je me mis en chemin jeudi dernier, et n’emmenai avec moi que mon nègre, un caporal, et Landais. Cette ville n’est qu’à deux lieues du camp dans les terres. Je fis environ la moitié du chemin par un sentier battu et étroit, sans rencontrer personne. Enfin, je trouvai une troupe de noirs, qui me demandèrent où j’allais. Mon nègre leur répondit que j’allais à la ville, que mon dessein n’était pas de leur faire, ni tort, ni insulte, mais seulement d’acheter des bœufs et des poules dont j’avais besoin. Ils me firent dire que si j’y allais les noirs n’apporteraient plus rien au camp ; qu’ils déserteraient la ville comme ils avaient déserté le village proche du mouillage ; et qu’ils me priaient de retourner. Je suivis mon chemin. Un d’eux coupa à travers le bois, et un quart d’heure après revint accompagné de plus de quarante autres noirs armés de longs bâtons pour me boucher le passage. Le caporal qui était avec moi avait un fusil : et nous {p. 75} étions seuls qui en eussions ; Landais et le nègre portant seulement de quoi faire collation. Ce caporal aurait bien voulu passer outre : je l’aurais bien voulu aussi ; l’inégalité du nombre ne m’épouvantait pas. Je ne savais quel parti prendre, n’étant point d’humeur à céder à une poignée de gens de même, qui ne sont rien moins que braves, et que la moindre menace fait fuir comme des étourneaux. Je ne craignais que Mr. du Quesne, si j’en venais à la moindre violence contre des gens qui ne nous avaient nullement offensés.

Cependant, voyant qu’ils approchaient toujours de moi, avec leurs bâtons qu’ils élevaient en confusion, et baissaient de même sans ordre ni discipline, je couchai en joue le plus apparent de la troupe, et qui me paraissait animer les autres à me charger. Il se jeta au plus vite derrière un arbre. En un moment, tous les autres en firent autant, et disparurent avec tant de promptitude que je ne pus m’empêcher d’en rire. Ils crièrent à Alexandre qu’ils voulaient me parler. Il était de mon intérêt de les écouter.

Ils me représentèrent ce que les pre- {p. 76} miers m’avaient déjà dit, qui est que tous leurs gens se retiraient dans les bois, si je m’obstinais d’aller à leur ville ; et que si je voulais n’y point aller, ils m’amèneraient tout ce que je voudrais. Ainsi, ils me donnèrent le moyen de sortir honnêtement d’un mauvais pas, où ma simple curiosité m’avait mal à propos engagé. Je leur fis répondre que c’était tout ce que je demandais ; qu’ils ne pouvaient pas me faire un plus grand plaisir, que de m’épargner la peine d’aller plus loin : peine que je n’avais prise que parce que nous étions sur le point de nous rembarquer, et que j’avais en mon particulier besoin de bœufs et de poules, et que je les priais de m’en amener le plus qu’ils pourraient ; qu’en ce cas, je les assurais qu’aucun Français n’irait à leur ville, puisqu’ils ne le trouvaient pas bon ; mais qu’ils ne devaient point trouver mauvais non plus, s’ils me manquaient de parole, que j’y allasse le lendemain si bien accompagné que je serais en état d’emmener, malgré eux, ce qu’ils m’auraient refusé de bon gré ; qu’au surplus, je n’avais aucun dessein de les chagriner, n’étant pas du caractère des {p. 77} Français, de faire peine à personne, à moins qu’on ne les attaque.

Ils reçurent fort bien mon compliment. Quatre, les plus apparents, me touchèrent dans la main, en signe d’amitié. Plusieurs vinrent avec moi au camp, où ils apportaient des fruits et des légumes, et ceux qui étaient retournés me tinrent parole ; car, dès le soir même, ils m’amenèrent huit bœufs fort beaux, et six-vingts poules, qu’ils ne voulurent point vendre au commissaire. J’eus les premiers pour une piastre et demie, l’un portant l’autre, et toutes les poules pour trois quarts de piastre. Les autres en donnaient toujours un quart plus que moi ; aussi disaient-ils qu’ils ne savaient comment je m’y prenais : il est vrai qu’Alexandre m’était d’un grand secours.

On peut voir par là combien ces insulaires craignent les armes à feu. J’avais un fusil : et en revenant avec eux, ayant tiré trois coups justes, ils se faisaient un plaisir de me montrer du gibier ; ce qui me servit fort bien à dîner et à souper le vendredi, n’ayant point de poisson que très peu et fort petit, que les convalescents avaient pêché à la {p. 78} ligne, aucune chaloupe ni canot n’ayant été à la pêche. Ce fut à ce retour que le caporal et moi tuâmes les deux porcs-épics, ou hérissons, dont j’ai parlé, et dont les noirs, qui nous les montrèrent, ne voulurent pas plus approcher que le diable de l’eau bénite ; étant pour eux l’animal le plus exécrable et le plus immonde que la nature produise. Ils furent pourtant trouvés bons, l’un à bord, l’autre à ma table. Les chiens firent comme les nègres.

La raison pour laquelle on n’avait point envoyé à la pêche, c’est que Mr. du Quesne a eu nouvelle certaine qu’il y a un vaisseau anglais à Amzuam, à huit lieues d’ici ; car, ce matin, nous avons été obligés de revenir sur nos pas, à cause du vent contraire, et nous avons remis à l’ancre à quatre lieues, d’où nous sommes partis ce matin : et Mr. du Quesne, qui ne veut pas perdre ce navire, a fait employer au transport des vivres, du bois, de l’eau, des tentes et des matelots et soldats, qui étaient descendus malades à terre, et qui sont à présent en bonne santé, tous les canots et chaloupes de l’escadre, jusques au sien ; et n’a pas donné un mo- 579] ment de repos à qui que ce soit, ni le jeudi jour de la Saint-Pierre, grande fête des matelots, ni le vendredi, ni le samedi suivant : ainsi, point de pêche, et par conséquent point de poisson. Je ne sais si c’est à cause de l’honneur qu’il me fait d’avoir quelque confiance en moi, et en mon activité, mais, je sais bien que je me serais fort bien passé de cet honneur, qui m’a attiré une fatigue enragée. Il m’a cependant procuré la satisfaction intérieure de pouvoir me flatter d’avoir fait seul les rafraîchissements de l’Écueil, et les trois quarts des vivres ou bestiaux du Gaillard, et du Florissant. Les écrivains de ces vaisseaux m’ont rendu mes déboursés : j’en conviens ; mais, savoir si la Compagnie n’en payera pas davantage. Je crois que, si elle envoyait encore quelques vaisseaux en corps, elle ne ferait pas mal de charger un seul écrivain de l’achat de tout ; et que les autres lui servissent de contrôleurs : ce sont ses affaires. Je retourne à Moaly, achever ce qui m’en reste à dire.

Cette île a été autrefois habitée par des Européens. Ce qui me le persuade, ce sont les deux différents endroits {p. 80} où ils font leurs prières. Le premier, qui sert de mosquée aux Arabes mahométans, est une manière de temple assez mal bâti, mais pourtant de pierres plus dures que du moellon, jointes ensemble à chaux et à ciment, aussi bien que plusieurs masures qui sont répandues à l’entour, toutes bâties de même que ce prétendu temple, qui par dehors a tout l’air d’une grange ; car on n’entre point dedans, étant toujours fermé, tant pour les chrétiens, que pour les idolâtres, n’y ayant que les Arabes qui en ont l’accès libre. Il paraît au-dessus comme une espèce de tourelle ; mais, cela est tellement ruiné par les injures du temps qu’il est impossible de distinguer si c’était une cheminée, une tour, un clocher, ou un minaret.

À six-vingts pas de ces masures, les idolâtres vont faire leurs prières dans une espèce de chapelle, bâtie aussi à chaux et à ciment. Celle-ci est la même dont j’ai parlé au sujet de la tête de bœuf, ou de vache, que ces misérables y adorent ; et c’est celle aussi où l’indiscret et pétulant père de Châteauneuf cassa un pot à coups de pierre. Celle-ci n’est pas si détruite que l’autre, {p. 81} que je n’eus garde d’indiquer à des gens d’un génie si turbulent, et si entreprenant. Je me suis contenté d’y mener nos deux missionnaires, et notre aumônier et celui du Florissant, qui, d’un esprit plus tranquille et plus rassis, ont plaint l’aveuglement de ces peuples, mais ne les ont pas scandalisés ni brusqués. Cette dernière chapelle n’est rien moins qu’une chapelle. Ce n’est autre chose que le tombeau de quelque Anglais considérable, que l’ignorance et l’idolâtrie des insulaires ont sanctifié à peu de frais. C’est ce que je crois de cet endroit où les idolâtres s’assemblent, et où ils font leurs prières.

À l’égard de l’autre endroit, qui sert de mosquée aux Arabes, les restes de maisons ou masures, qui sont autour, me font croire que cet endroit a été une colonie ou habitation d’Anglais, et que ce vaste lieu, qui ressemble à une grange, n’était autre chose qu’un magasin, que les Arabes ont changé en mosquée, après que les Anglais ont quitté l’île. La structure du bâtiment, sa forme, ses petites fenêtres, et sa porte, me le persuadent ; et que l’élévation qu’on y voit est le reste {p. 82} d’une guérite. Si j’avais entré dedans, j’en dirais des nouvelles plus certaines. Je sais seulement que c’étaient des Anglais qui étaient à cette île, parce que je l’ai fait demander par mon nègre ; mais, je ne sais ni quand, ni comment, ils en sont sortis : les nègres n’ayant point voulu me le dire, mais seulement que ce sont les Anglais, et non eux, qui ont construit ces bâtiments.

Leurs logements ordinaires ne sont que des cabanes, faites de roseaux et de cannes de sucre, nattés ensemble fort adroitement et fort proprement. Ces cabanes contiennent plusieurs petites chambres assez commodes, et le tout est soutenu par des piliers de bois de coco, ou d’un autre bois à leur choix, embrassés ou croisés par les nattes. Tout cela n’offre rien de désagréable à la vue, ni par dehors, ni en dedans ; mais la maçonnerie n’y entre en rien. Nous avons parcouru, les missionnaires, les aumôniers, et moi, tout le village que ces insulaires avaient déserté à notre arrivée : qui en voit une cabane voit tout le reste, le tout étant de pareille architecture. Ce village est à un bon quart de lieue de la mer. Cependant, {p. 83} cela ne tient rien des Arabes, qui n’ont aucune demeure permanente, et qui changent de lieu, suivant les saisons et les pâturages. Ce que je puis dire sur cet article, c’est que cette île est trop étroite pour y pouvoir mener une vie vagabonde.

Ces gens-ci ne couchent point à terre comme les autres noirs de Saint-Yago, ni les sauvages du Canada ; leurs lits sont de bois, élevés d’un bon pied de terre, et couverts d’une natte très fine, et incomparablement plus belle et plus douce que celles de Saint-Yago : du moins, la mienne que j’y ai achetée pour une des plus délicatement travaillées, n’approche pas de celles que j’ai vues ici. Celle qui fait le fond et le ciel du lit, est un peu moins fine que celle qui le couvre ; mais elle est aussi douce que de grosse toile de chanvre à demi usée. Cela est propre et frais. Notre premier pilote en a acheté une fort belle et bien fine : je ne sais ce qu’elle lui coûte ; mais, si j’en avais trouvé une à vendre, je l’aurais achetée. Il n’a tenu qu’à moi d’en prendre dans ce village abandonné : peu d’autres auraient, comme moi, résisté à la tentation vio- {p. 84} lente qui m’y poussait ; mais, en honnête homme, je n’ai cru devoir mettre à profil la terreur panique du propriétaire : outre cela, le bien d’autrui n’est point à moi.

Leurs cabanes ne ferment qu’à un simple loquet de bois. On dit aussi, qu’ils ne se font point de tort les uns aux autres, et qu’ils ne prennent jamais rien sur les terres qui ne leur appartiennent pas. Si cela est, ils font bien ; mais, ils ont tort de ne pas observer cette loi de nature à l’égard des étrangers comme ils l’observent entre eux : étant certain que leurs mains sont bien subtiles, et dans un besoin iraient de pair avec celles des plus adroits filous qui courent le Pont-Neuf, et qui bornent leur course en Grève.

On dit que l’impureté ne règne pas ici comme dans le reste des Indes, et que surtout on n’entend jamais parler d’adultère. Voilà deux grands points pour une religion aussi chaste que la catholique. Cela indique déjà une nation dont les mœurs ne sont pas tout à fait corrompues, et qui sucerait facilement le lait de l’Évangile, s’il leur était annoncé par des gens qui n’eussent {p. 85} uniquement en vue, comme saint Paul, que Jésus-Christ, et icelui crucifié ; qui ne le représentassent pas sur le Tabor seulement, mais qui fissent éclater ses miséricordes sur le Calvaire. Quel fruit n’y ferait pas une mission de ce caractère ? Les âmes de ces insulaires sont-elles moins chères au Sauveur, pour n’avoir que ce qui contribue à la vie, que les âmes de ceux qui possèdent des dignités, de l’or, de l’argent et des pierreries, dont ils peuvent faire part ? La seule vue des richesses temporelles sera-t-elle toujours le premier motif des actions de tous les hommes, de quelque état qu’ils soient, et quelque vœu qu’ils aient fait d’y renoncer ? Que de choses encore à dire là-dessus à qui voudrait l’entendre !

Du lundi 3 juillet 1690. §

Nous remîmes hier à la voile sur les deux heures après midi ; c’est-à-dire deux heures après avoir remouillé à la pointe de Moaly. Le vent était bon, quoique bien faible ; mais il affraîchit. Nous faisions route pour Amzuam, où nous avions appris qu’il y avait des vais- {p. 86} seaux anglais. Nous arrivâmes au mouillage sur les cinq heures du soir, et aperçûmes un navire, qui ne nous parut pas gros, quoiqu’il le fût beaucoup ; mais, pour parler matelot, la terre le mangeait. Le vent cessait peu à peu, et calma presque tout plat. Notre Amiral mit pavillon hollandais au grand mât, et nous mîmes même pavillon à poupe, pour ne point épouvanter les oiseaux. Les quatre autres navires de l’escadre étaient à plus de deux grandes lieues de l’arrière de nous. Pendant que nous avancions, nous voyions aller et venir des chaloupes de terre au vaisseau, et du vaisseau à terre ; mais il était impossible de les joindre. Notre Amiral avait trop arrivé au vent, et nous l’avions tenu. Nous vînmes tomber au vent du vaisseau anglais ; car c’en était un, qui nous parut grand pour lors. Nous mouillâmes sur sa bouée d’ancre, et demandâmes d’où était le navire. Il nous répondit de Londres. Nous lui criâmes d’envoyer sa chaloupe à bord : il répondit qu’il allait l’envoyer ; mais n’en faisant rien, et voyant au contraire des feux courir dans son entre-deux-ponts, nous lui lâchâmes {p. 87} toute notre bordée de canon.

Nous n’étions pas à une portée de pistolet de distance l’un de l’autre : ainsi, on peut s’imaginer le fracas que nous lui fîmes. Tout son monde de l’entre-deux-ponts, et surtout ceux qui viraient au capestan de l’arrière, se mirent à crier miséricorde, et nous nous rendons. Nous criâmes Vive le Roi ; mais nous nous trompions : ni nous, ni son équipage n’avions consulté le capitaine qui commandait ce navire. En effet, si nous l’avions vivement attaqué, il nous répondit de même. La mousqueterie jouait cependant des deux côtés : on ne voyait que feu ; et l’on n’entendait dans l’air que le sifflage des boulets de canon et des balles de mousquet. Nous fîmes continuellement feu sur lui, et lui sur nous. Il ne faisait pas un souffle de vent : la mer était unie comme une feuille de papier ; et [à] tirer de si près, et toujours sur nos derrières, qui est le plus dangereux endroit d’un navire, il est certain que l’un de nous deux aurait coulé l’autre à fond sur son ancre, s’il n’avait pas coupé son câble.

Il passa tout proche de nous ; et notre feu et le sien continuaient toujours d’une égale {p. 88} vigueur, tant du canon, que de la mousqueterie : aussi ne pouvions-nous nous distinguer que par le feu que nous faisions mutuellement l’un sur l’autre. Ne voulant pas le quitter, nous coupâmes notre câble comme lui ; mais, ayant coupé le sien longtemps devant nous, nous ne pûmes pas le joindre sitôt, et il alla tomber sous le feu du Gaillard. Mr. du Quesne avait mis trois feux à poupe, et un sur son beaupré ou château d’avant ; et nous, pour nous faire connaître, en mîmes aussi un à poupe, et un autre au beaupré. Ils tirèrent fort vigoureusement l’un sur l’autre ; et, tandis que nous tâchions de rejoindre l’ennemi, nous entendîmes crier du côté de terre, à moi, Français, à moi !

M. de Porrières, sachant que c’était un Français qui s’échappait du bord de l’Anglais, et qui s’était jeté à la mer pour nous joindre à la nage, envoya au plus vite sa chaloupe au-devant de lui ; et on l’a sauvé à la voix. Nous avons appris de lui, lorsqu’il a été à bord, que ce vaisseau était anglais, parti de Londres depuis plus de six mois ; qu’il allait pour le prince d’Orange, porter des ordres et des soldats à Bombay ; {p. 89} qu’outre ces soldats, au nombre de cent trente, reste de cent cinquante qui s’étaient embarqués, il avait dans son vaisseau deux cent cinquante hommes d’équipage, outre plus de soixante malades, qui étaient à terre, et ceux qui étaient morts ; qu’il portait soixante canons, dont il y en avait cinquante-quatre de montés ; qu’il était chargé de draps d’écarlate, de fer, de clous, d’argent monnayé et en lingots, et de vin qu’il avait pris aux Canaries ; que le navire se nommait le Philip Harbert ; que c’était un homme fort résolu qui le commandait, dont il ignorait le nom, les Anglais n’appelant jamais leur capitaine par son nom propre, mais seulement Ser Capitan ; que ce capitaine avait dit que si nous étions français, il se ferait plutôt brûler et sauter que de se rendre. Voilà ce que nous avons appris.

Mr. Charmot, qui a été dans ce navire, dit que c’était un vaisseau de neuf cents tonneaux, et plus beau que le Florissant, qui est cependant un des plus beaux vaisseaux qui soient à la mer. Retournons trouver le Gaillard.

Ils se battaient, comme j’ai dit, fort vigoureusement à leur tour. Nous fûmes bientôt à eux. Je ne sais s’il nous craignait plus qu’il ne craignait les autres, ou si c’était à cause que nous l’avions attaqué le premier, qu’il nous en voulait : mais, sitôt que nous fûmes à portée, il tira sur nous, et nous sur lui, sans dessein de nous épargner l’un l’autre. Cette seconde charge-ci fut aussi vivement poussée et soutenue que la première, parce que nous l’avions approché à une petite portée de fusil. Se voyant attaqué de deux navires, il fit la manœuvre d’un habile matelot, qui fut de se mettre entre le Gaillard et le nôtre, afin de nous empêcher de tirer, crainte de nous offenser l’un l’autre ; et lui faire feu des deux côtés.

Cette manière de combattre, tantôt contre le Gaillard, et tantôt contre nous, qui dura environ deux heures, avec un peu plus d’une heure et demie, que nous avions été seul à seul, donna aux autres vaisseaux le temps de nous joindre : et le Florissant tomba sur lui avec beaucoup de résolution. Nous ne fûmes plus pour lors que spectateurs du combat, et entendions les boulets qui frappaient les navires de part et d’autre ; parce qu’ils se battaient de fort près, et {p. 91} que l’obscurité était si grande que nous ne pouvions distinguer le Florissant d’avec l’ennemi, qui avait eu la prudente malice de mettre comme nous un feu à poupe, et l’autre au beaupré. Tout le monde admirait l’opiniâtreté de cet homme, de ne se rendre pas à une force si supérieure à la sienne, et en même temps son bonheur de n’être pas coulé à fond, après avoir reçu tant de coups. Le vent était tout à fait calme : le Florissant, ni lui, ne perdaient pas un coup, tout portait. Enfin, après trois quarts d’heure de combat, qui nous parurent avoir été bien employés, les courants les séparèrent comme ils nous avaient séparés ; et l’ennemi tomba sous le feu du Lion, qui se battit fort bien, mais de loin, n’étant pas assez fort pour l’affronter de près.

L’Oiseau, le plus mauvais voilier de l’escadre, parut sur la scène ; et ne pouvant aller faute de vent, il se faisait mener en toue par sa chaloupe. À tout venant beau jeu. Il fut reçu aussi gaillardement que les autres. Jamais le canon ne fut plus promptement servi. Nous tâchions de rejoindre l’ennemi, et allions le plus vite qu’il nous {p. 92} était possible, lorsqu’il arriva une chaloupe de la part de M. du Quesne, pour nous dire de ne plus tirer ; que dans l’obscurité qu’il faisait, nous nous incommodions les uns les autres ; qu’il fallait remettre la partie à la pointe du jour, et cependant observer l’ennemi. On ne tira donc plus ; et on se contenta de le garder à vue. Ce repos qu’on lui donna fut terriblement employé par lui.

Sur les deux heures et demie après minuit, il se leva un petit vent de Sud, dont il fit son profit autant qu’il put. Il mit toutes voiles dehors, pour tâcher de nous échapper ; mais, M. de Porrières, qui voulait lui donner ce matin le premier l’aubade, comme il lui avait donné la sérénade hier, a fait aventer ; et, comme l’Écueil va parfaitement bien, nous l’avons eu joint en peu de temps. Nous avions déjà cargué nos voiles, pour faire jouer nos violons, et attacher avec lui un combat réglé, et seul à seul, sous les voiles et à la mer, lorsqu’il a tiré le premier sur nous, et nous sur lui. À peine notre bordée a été lâchée, que nous avons tout d’un coup entendu dans son entre-deux-ponts, un bruit de {p. 93} mousqueterie lâchée comme d’un salut sans intermission. C’était un coffre plein d’artifice, qu’on nomme ordinairement coffre à feu.

Ce vaisseau parut tout d’un coup en feu et en flamme. Le désespoir de pouvoir le défendre avait obligé ce capitaine anglais à mettre lui-même le feu à son navire. Nous avons bien vu éloigner la chaloupe dans laquelle il s’est sauvé ; mais nous l’avons bientôt perdu de vue. Nous nous sommes éloignés de ce navire le plus vite qu’il nous a été possible, crainte de quelque éclat qui aurait pu mettre le feu au nôtre.

Quelle horreur de voir un navire en feu ! En un moment ce ne fut que flamme. Quelle horreur, d’entendre les cris du reste de son équipage, que ce malheureux avait abandonné à une mort certaine ! Quelle horreur, d’entendre le mugissement des animaux, consumés tout en vie ! Ce navire fut plus d’une heure et demie, qu’il semblait un charbon ardent. Le feu qui sort de la fournaise n’est pas plus éclatant. Je ne crois pas qu’on puisse voir au monde pendant la nuit un spectacle plus horri- {p. 94} ble : surtout, lorsque le feu eut pris aux poudres, il semblait un enfer, qui vomissait feu et flamme contre le ciel. L’air en fut tout en feu pendant un demi-quart d’heure : ensuite, succéda une noire et épaisse fumée, qui fut une grosse demi-heure à se dissiper.

C’est ainsi qu’a péri le Philip Harbert, de Londres, l’un des plus beaux et des plus forts navires qui fussent à la mer, et cela, par l’intrépidité et l’inhumanité de son capitaine : digne assurément d’une meilleure fortune, s’il eût suivi le parti de son prince ; mais, homme à jamais condamnable, non seulement par cette raison, mais aussi par la cruauté qu’il a eue d’abandonner aux flammes, et à une mort également certaine et horrible les mêmes hommes qui avaient si opiniâtrement secondé son courage et son désespoir.

Quelque peine qu’il puisse souffrir à Amzuam, où il s’est retiré, il n’est point encore tant à plaindre que la femme d’un de ses officiers qui est à terre avec deux enfants, dont il y en a un à la mamelle, en étant accouchée à bord depuis leur départ de la Tamise ; femme d’environ dix-neuf à vingt ans, qui a eu assez de résolution pour vouloir, malgré sa grossesse, suivre son mari, qui a été tué à la première bordée, et qui allait à Bombay remplir un poste de capitaine.

Je ne compte plus les soldats et les matelots qui ont été tués ; mais, j’ai une vraie compassion de ceux qui ont été brûlés, ou du moins noyés, en voulant se sauver. Ceux qui sont à terre sont encore à plaindre. Quelle confiance peuvent-ils prendre dans un homme, assez barbare pour tout sacrifier à un honneur chimérique qu’il se fait à lui-même, et ceux mêmes auxquels il doit cet honneur qu’ils lui ont acquis par leur bravoure ? S’il s’était brûlé lui-même, son action aurait tenu de l’héroïsme : mais, il s’est sauvé ; et cela lui donne une autre face.

Cette perte pour les Anglais est très considérable, ce navire était tout neuf ; et ce n’était ici que son second voyage. Le corps seul du navire armé et agréé valait plus de deux cent mille écus, et il portait pour plus de dix-huit cent mille livres de marchandises, outre ses provisions. Quoique le Roi, ni la Compagnie ne profitent pas de sa per- {p. 96} te et qu’au contraire il nous ait fort maltraités ; c’est toujours un très grand profit pour nous, de nous être défait d’un si féroce et si rude ennemi, qui dans les Indes aurait pu nous faire bien du mal s’il avait été secondé ; mais aussi, de ce que les Anglais ne recevront par cette voie ni secours, ni nouvelles.

Si nous l’avons obligé de brûler son vaisseau, les coups que nous avons reçus de lui donnent à présent, et donneront plus de huit jours, de l’occupation à nos charpentiers et à nos calfats. Notre mât de civadière est percé de part en part : notre mât d’artimon est coupé au tiers. Toute notre mâture de rechange, qui était élongée par nos porte-haubans, est presque hors de service. Nous avons reçu six coups à fleur d’eau, qui ont donné et donnent encore bien de l’occupation à nos pompes, à nos charpentiers et à nos calfats. Nous avons soixante-quatre coups dans le seul arrière du vaisseau, entre les pompes et l’arcasse, et pas un dans la dunette ; ce qui nous paraît extraordinaire, puisque notre artimon est coupé. C’est dans ce derrière que nous {p. 97} sommes le plus endommagés : les boulets de vingt-quatre et de dix-huit livres de balle, qu’il nous a envoyés, nous ont percés de part en part. La chambre du commandeur, et celle du Conseil, autrement la grande chambre, sont toutes crevées. Nous avions mis dans celle-ci toutes nos provisions, bœufs, vaches, cabris, et moutons, au nombre de plus de six-vingts : la boucherie en a été horrible ; les entrailles crevées et percées ont envoyé le sang, et le fien[t], de tous côtés : c’était une puanteur à étouffer, et un spectacle affreux. Grâce à Dieu, nos seuls bestiaux ont payé de leur vie ; et c’est un bonheur tout particulier de ce que dans un feu aussi rude que celui que nous avons essuyé cette nuit, nous n’ayons eu personne de tué : bien est vrai que nous avons des blessés. Mr. de Bouchetière, notre lieutenant, a reçu trois balles dans la jambe gauche, dont l’os est découvert ; un éclat au genou, et un autre au col, et au visage : mais, ce ne sera rien. Le même caporal, qui est venu avec moi à Moali, a deux doigts coupés de la main droite. Voilà les plus blessés : les autres n’ont eu que {p. 98} quelques contusions d’éclats ; moi-même en ai reçu un au coude gauche. Tout le monde ici a fort bien fait son devoir. Mr. du Quesne nous a fait la grâce de dire à Mr. de Porrières qu’il était très content de nous ; et effectivement nous avons fait tout ce que nous pouvions humainement faire, et nous ne pouvions pas manquer en suivant les ordres du commandeur, à qui l’honneur est assurément dû : les autres ayant pour eux la ponctualité de l’exécution ; ce qui n’est pas peu.

La sincérité, dont j’ai toujours fait profession m’oblige de rendre justice à tout le monde. J’ai assez parlé de fois en termes méprisants du chevalier de Bouchetière ; et c’est avec bien du plaisir pour moi que je trouve l’occasion de lui rendre mon estime, et même très sincère, et très bien méritée. Je ne le croyais, ni brave, ni prévoyant. Je me trompais : il est certainement l’un et l’autre ; et je puis assurer comme témoin irréprochable et oculaire, qu’il a fait paraître pendant l’action autant de sagesse que de bravoure. Il s’est signalé par celle-ci ; parce que, tout blessé qu’il était à trois endroits dès le commence- {p. 99} ment, il n’a pas voulu quitter son poste, et a toujours continué, s’étant fait panser à trois reprises, et ayant plutôt obéi à la faiblesse que la perte de son sang lui causait qu’à la douleur qu’il ressentait et à la nécessité qu’il avait de remèdes. Il ne se peut pas montrer plus de courage et plus de cœur. Tous les officiers et tout l’équipage en sont également charmés : aussi, n’en attendait-on pas tant de lui.

Son intelligence a paru, en ce quêtant sur son lit, hors d’état de se lever, il a fait prier le commandeur d’entrer un moment dans sa chambre, et cela pendant le temps du relâche que l’ennemi a eu. Monsieur, lui a-t-il dit, le matelot qui s’est sauvé du bord de l’Anglais, ne vous a rien dit que de très vrai lorsqu’il vous a dit, qu’il se brûlerait plutôt que de se rendre. Je connais les Anglais : ce capitaine sacrifiera tout son monde, pourvu qu’il puisse se sauver ; mais, il ne se sacrifiera pas lui-même : et, pour lui en faire perdre toute espérance, vous devez vous mettre entre la terre et lui, pour l’empêcher de se brûler, ou pour couler à fond la chaloupe dans laquelle il vou- {p. 100} dra se sauver. Un coup de canon, chargé de grosses balles de plomb et de deux sacs de mitraille, en fera l’affaire ; c’est le seul parti que vous avez à prendre, et sans perdre de temps : à moins de cela, comptez que son vaisseau est perdu, aussi bien pour nous, que pour lui ; que son équipage périra, et qu’il se sauvera malgré toute l’escadre.

Mr. de Porrières a rapporté aux officiers, en présence des pilotes, ce que le chevalier de Bouchetière venait de lui dire. Cela a été trouvé de très bon sens, et les pilotes ayant assuré que la terre était saine, ce conseil allait être suivi ; mais l’Anglais n’en donna pas le temps. Un petit vent de Sud, qui se leva sur les deux heures, lui fit espérer de sauver son vaisseau : il mit, comme j’ai dit, toutes voiles dehors. Le commandeur crut qu’il ne songeait point à se brûler, puisqu’il tâchait d’échapper : il tomba sur lui, et ne suivit point le conseil du chevalier ; on a vu ce qui en est réussi. Il était effectivement trop tard pour empêcher l’Anglais d’exécuter son dessein ; il avait trop bien pris ses précautions : mais, si on avait fait cette manœuvre en cessant de tirer, c’eût été un coup de partie. {p. 101} Cependant, on ne peut que louer Monsieur de Bouchetière, d’avoir seul prévu ce qui allait arriver, et du moyen qu’il ouvrait pour l’empêcher.

Le jeune Le Mayer, fils de Mr. Le Mayer, directeur pour Messieurs de la Compagnie à l’Orient, dont j’ai parlé ci-dessus, qui n’a pas plus de douze ans et demi, n’a pas branlé de son poste, et a toujours tiré avec un fusil plus lourd que lui, sans s’étonner du sifflement des balles et boulets de fusil et de canon. C’est un enfant, qui témoigne beaucoup de cœur, et qui réussira sans doute, pourvu que la fortune le seconde : et, quelque chose que M. de Porrières, qui se faisait un scrupule d’exposer un enfant de cet âge, ait pu lui dire, il n’a jamais pu gagner sur lui d’aller se mettre en sûreté dans la fosse du chirurgien, et il a resté toujours auprès de lui sur la dunette.

On s’étonnera peut-être, de ce que je rapporte tant de particularités ; moi, dont le poste naturel était dans la soute aux poudres ; mais, n’ayant encore point vu de combat sur mer, qu’à ma propre défense, quand les Anglais me prirent à la Hève, côte de l’Acadie, qui n’était qu’un jeu, n’ayant point de canon mais {p. 102} seulement des pierriers, et étant naturellement curieux, j’avais prié M. de Porrières de souffrir que je lui tinsse compagnie. Il me l’avait accordé ; et Landais remplissait mon poste dans la distribution des gargousses : poste, qui ne lui plaisait guère, parce qu’il aurait bien voulu être à l’air. J’avais vu quelques actions à terre ; puisque j’étais au combat de Mont-Cassel, le jour de Pâques fleuries 11 avril 1677, et au siège de Saint-Omer [lien avec Mémoires ff 89-92]. J’avais vu encore quelque chose l’année passée, à la descente que M. du Quesne, qui est à présent notre général, fit en Irlande sous le commandement de M. le marquis de Cœuvres, fils de M. le maréchal d’Estrées ; mais, en vérité, tout cela n’était que des jeux de marionnettes, en comparaison de ce qui s’est passé cette nuit. Il faut que l’occasion ait été vigoureuse, puisque le commandeur, qui n’en est pas à son apprentissage, dit que nous nous sommes bien chauffés.

Le Gaillard a eu sept hommes de tués, trois mortellement blessés, et douze autres moins grièvement. Le contremaître du Florissant a été tué avec cinq autres, et il a plus de trente hommes bles- {p. 103} sés. C’est tout ce que je sais pour ce qui regarde les autres navires, et que M. du Quesne a été légèrement blessé au bras. Ces vaisseaux n’ont pourtant pas approché l’ennemi si proche que nous ; puisque les vergues de notre vaisseau et du sien se sont touchées lorsqu’il a coupé son câble ; et que si ces vergues ne s’étaient pas sitôt débarrassées, M. de La Chassée aurait sauté à l’abordage, où je l’aurais suivi. Si j’apprends quelque chose de nouveau, je le dirai.

Nous avons tâché de rattraper le mouillage, pour retirer notre ancre, dont nous avons coupé le câble, aussi bien que l’Anglais, pour le suivre ; mais, l’escadre étant à plus de trois lieues de nous sous le vent, nous avons mieux aimé abandonner notre ancre, que notre armée. Nous sommes en route, et allons chercher les îles Maldives. Le vent est Sud, et bon petit frais.

Du mardi 4 juillet 1690. §

Toujours même vent, et nous n’allons pas mal. On a pris quatre bonites : elles ne sont pas ici si bonnes, ni si fréquentes à beaucoup près, que dans les {p. 104} mers de l’ouest de l’Afrique. La chaleur commence à être bien forte. Nous courons l’Est, pour parer des îles qui sont dans le nord d’Amzuam. On n’a point pris de hauteur, sachant où on est.

Du mercredi 5 juillet 1690. §

Toujours vent du Sud, mais bien faible ; nous étions à midi par onze degrés au sud de la Ligne. Il est certain que ces îles d’Amzuam sont mal placées sur les cartes. La mienne la met par neuf degrés de latitude Sud ; et, suivant la route que nous avons tenue, et le chemin que nous avons fait, les cartes marines hollandaises ont raison de la mettre à douze degrés, ainsi soixante lieues plus Sud que ma carte ne la marque. Je le répète encore ; il faut que les jésuites mettent ici la main, et donnent au public leurs observations : ce ne sera pas la moindre des obligations que tous les pilotes et les navigateurs leur pourront avoir.

Je viens de relire l’article de notre combat d’avant-hier. J’y ai omis le nombre des coups que nous avons tirés ; c’est que {p. 105} je ne l’ai su que ce matin, par ma visite dans la soute aux poudres. Il monte à quatre cent quatre-vingts coups de canon de tous calibres : du moins, ce nombre de gargousses pleines manquent à nos poudres. C’est beaucoup de consommation : mais, nous avons été attachés avec l’ennemi plus de trois heures et demie à deux reprises ; et, pendant ce temps, le feu a été continuel.

Il faut que ce navire ait essuyé plus de mille coups de canon ; et je ne sais si l’avis du chevalier de Bouchetière donne lieu à l’opinion qu’on a : mais, on tient pour constant que, s’il n’avait pas été percé comme un crible, qu’il n’eût pas coulé bas d’eau, ou que le capitaine n’eût pas pu se sauver, il n’aurait jamais mis le feu à son vaisseau, et aurait mieux aimé se rendre que de périr lui-même. La fortune nous avait donné ce navire : le jour nous l’aurait conservé ; et la nuit nous l’a arraché.

Du jeudi 6 juillet 1690. §

Toujours même vent de Sud, bien petit, mais toujours toutes nos voiles portent, et nous n’allons pas mal. Nous {p. 106} courons l’Est-quart de Nord-Est, par la même raison que j’ai déjà dite. La hauteur était à midi, par dix degrés quarante-sept minutes latitude Sud, et par quatre-vingt-quatorze degrés trente-deux minutes de longitude.

Du vendredi 7 juillet 1690. §

Toujours bon petit vent. Le plus éloigné de nos vaisseaux n’est pas à une portée de fusil du nôtre. Nous nous parlons à la voix, et courons à présent le Nord-Est quart-d’Est. M. du Quesne, en passant proche de nous, a demandé des nouvelles de M. le chevalier de Bouchetière, et ordonné qu’on lui fît ses compliments. M. de La Chassée s’est chargé de la commission, et s’en est acquitté avec plaisir. Le chevalier ne se sentait pas de joie, et voulait se lever pour aller remercier le général : mais, on l’en a empêché ; et, effectivement, il n’est point en état de sortir de son lit. M. du Quesne a donné à dîner à tous les capitaines de l’escadre, qui sont retournés à leurs navires de bonne heure à cause du vent qui a rafraîchi, et qu’on craint qui ne redouble, parce que c’est aujourd’hui {p. 107} le premier de la lune. Il avait un taot et [ils] l’ont mangé.

M. de La Chassée, et moi, avons dîné dans la chambre du chevalier ; et nous sommes servis de sa potée : son lit nous a servi de table. Tel est le caractère de l’homme : il passe sans s’en apercevoir, d’une extrémité à l’autre. Autant nous le méprisions, autant nous l’aimons : ou bien, plutôt, comme dit M. de La Chassée, c’est que le Français n’a point de fiel ; et qu’une bonne action, le dernier de décembre, lui fait oublier tout le mal de l’année.

Nous avons appris, par le retour de M. Porrières, qu’il était mort à bord du Général deux hommes blessés à Amzuam, et qu’il garde le matelot, qui s’est sauvé du bord de l’Anglais. Il devrait être à nous, puisque c’est nous qui l’avons recueilli, et à qui il doit la vie ; mais, notre général a perdu trop d’hommes pour lui disputer celui-là : outre cela, il est le maître.

Nous avons appris aussi, que la chambre du père Tachard a été sacrée aux boulets : aucun n’y a donné. Il n’en est pas de même de celle de M. de Charmot, l’un de nos missionnaires : la sienne fait {p. 108} pitié ; tout y était crevé et délabré. Ses livres et ses papiers n’ont point été épargnés, non plus que quantité de lettres qu’il avait pour plusieurs personnes qui sont aux Indes. Je voudrais bien savoir, pourquoi il a été plutôt incommodé que le père Tachard. Ce n’est pas, à ce que je crois, le manque de sainteté, qui en est cause : c’est que Dieu éprouve les siens, et que le feu n’épargne rien. Point de soleil, point de hauteur.

Du samedi 8 juillet 1690. §

Toujours bon vent de Sud : grâce à Dieu, nous allons bien, nous courons vent largue le Nord-Est. Les autres vaisseaux ont toutes voiles à l’air : l’Écueil n’a point de perroquets, et porte ses deux pafis en berne. Nous étions à midi, par trois degrés cinquante minutes au sud de la Ligne, et à cent deux degrés douze minutes de longitude.

Du dimanche 9 juillet 1690. §

Toujours bon vent : nous allons trouver quelque Anglais, qui sera moins diable que celui d’Amzuam, et qui {p. 109} souffrira que les chrétiens lui mettent la main dessus. Nous n’étions à midi que par le premier degré et demi au sud de la Ligne, c’est-à-dire à trente lieues. C’est une affaire pour cette nuit, si le vent continue.

Du lundi 10 juillet 1690. §

Nous ne sommes plus dans le sud de la Ligne, nous l’avons passée pour la seconde fois ce matin, sur les cinq heures ; par cent quatre degrés de longitude, suivant l’estime des pilotes. Nous ne verrons plus guère le soleil à l’envers, puisque nous allons au-devant de lui, tout aussi vite qu’il se recule de l’Europe, pour venir à nous. Je ne dirai rien de la chaleur, sinon qu’elle étouffe, malgré le vent.

Lorsque nous avons passé la Ligne la première fois, la douleur que j’avais de l’état où je voyais M. Hurtain réduit, m’empêcha de faire une remarque de peu de conséquence pour d’honnêtes gens. C’est que les sueurs que cette chaleur excite, noie[nt] et f[on]t mourir absolument toute la vermine qui s’engendre dans le corps humain. En disant toute, je n’ex- {p. 110} cepte rien. Cela offre une trop basse idée, et un objet trop vilain, pour s’y arrêter plus longtemps.

Du mardi 11 juillet 1690. §

Toujours bon vent de Sud : nous portons plein Nord ; ainsi, vent arrière. Dans douze ou quinze jours, si ce vent continue, nous serons à Pondichéry, lieu de notre destination : à moins que nous ne trouvions sur la route de quoi jouer de la griffe ; bien résolus de nous venger du point-n’en-tâte d’Amzuam.

Du mercredi 12 juillet 1690. §

Toujours bon vent : nous étions à midi à soixante lieues de la Ligne vers Paris ; mais, il faudra retourner d’où nous venons, avant que de voir la rue aux Ou[r]s, ou celle de la Huchette : en tout cas, ce ne sera pas les mains vides, car, je viens d’apprendre à bord du Florissant, où j’ai dîné, que M. du Quesne est fort résolu de rester ici plutôt deux ans, que de s’en retourner sans proie. Tant mieux : chacun y aura part. {p. 111}

Du jeudi 13 juillet 1690. §

Nous sommes très heureux d’avoir toujours bon vent ; car, outre qu’il nous avance, il modère la chaleur, qui sans lui serait insupportable. Qui que ce soit ne peut revenir de l’Anglais d’Amzuam : tout l’équipage se met en tête, que c’est un vol public et pendable qu’il nous a fait, de ne s’être pas laissé prendre. Malheur à l’Anglais qui leur tombera entre les mains : il paiera pour tout.

Du vendredi 14 juillet 1690. §

Nous avons toujours bon vent : nous sommes à cinq degrés treize minutes au nord de la Ligne ; nous allons à merveille, et faisons l’Est-Nord-Est. On dit ici, et je crois que cela pourra être, que, chemin faisant, nous irons visiter les Comptoirs de nos bons amis hollandais qui sont à Ceylon. Il y aura quelque chapeau à vendre ; mais, ce ne sera pas une affaire, pourvu que je rapporte le mien, et que ceux qui iront en retournent riches et bien chargés. {p. 112}

{p. 5}

Du samedi 1 juillet 1690. §

Toujours vent arrière. Au roulis près, c’est un plaisir d’aller comme nous allons. Ce roulis achève de tuer nos bestiaux de Moaly, que l’Anglais avait épargnés, et qui ne sont point accoutumés à être bercés. Notre équipage ne s’en trouve pas plus mal ; parce qu’on est obligé d’abattre et de manger, plus tôt qu’on n’aurait fait, ceux qui s’estropient. Ces roulis font faire plus de contorsions que n’en font nos Précieuses Ridicules, que Molière a célébrées : ils donnent de la sauce à tel qui aurait bien voulu manger sec. M. de La Chassée en a été échaudé à dîner. Il lui est tombé plus de soupe et de bouillon dans ses grègues qu’il n’avait envie d’en mettre dans son ventre ; et, malheureusement pour lui, cette soupe sortait de la marmite. Il s’est mis à crier au feu, avec une mine qui nous a tous fait éclater de rire. Il a pris lui-même une potée d’eau, et en a rafraîchi l’endroit qui lui cuisait. Autre éclat de rire. Il en a ri aussi ; mais, du bout des dents, comme saint Médard. Je laisse à penser les plaisanteries qu’il a fallu qu’il ait essuyées : il les prend bien, et en hom- {p. 113} me qui entend raillerie. Cela ne nous a pas empêchés de nous laver le col cet après-midi : il m’a fait exhibition de pièces. Le chirurgien y a mis un grand cataplasme : mais, le moins qu’il puisse lui en coûter, c’est la perruque. Effectivement, il est brûlé dans un endroit bien sensible. Il ne me le pardonnerait jamais, s’il savait que j’en plaisante.

Du dimanche 16 juillet 1690. §

Nous étions à midi par six degrés cinquante-quatre minutes de latitude au nord de la Ligne, et par cent quatorze degrés de longitude ; c’est-à-dire que nous allons toujours bien. J’avais résolu de ne plus parler pilote ; mais, je ne m’en suis pas souvenu. En effet, que sert à ceux qui lisent des relations de savoir positivement à quel endroit de la terre, ou de la mer, étaient les navigateurs, un tel jour, après que le voyage est achevé ? J’en ai déjà parlé ci-dessus.

Du lundi 17 juillet 1690. §

Le vent est toujours bon : nous allons à souhait. Nous allons chercher le pas- {p. 114} sage des Maldives le plus au Nord. Il y en a un autre dans le Sud. Un navire seul pourrait hasarder d’y aller ; mais M. du Quesne n’est pas d’humeur à donner rien à la fortune. Il a raison. Nous allons sous ses auspices, et vivons en repos :

Nobis haec otia fecit.

Du mardi 18 juillet 1690. §

Toujours bon vent : la répétition m’en plaît. Nous roulons terriblement. M. de La Chassée est si bien échaudé qu’il lui en coûtera la peau : il entend raillerie ; et je ne l’épargne pas plus qu’il ne m’a épargné, sur mon fripon de Moaly. Il donnerait de tout son cœur quelque chose de bon pour rire à mes dépens ; car, nous ne nous faisons aucun quartier l’un à l’autre. C’est ordinairement la table qui nous sert de champ de bataille ; et, après y avoir bien querellé, et bien ri, un verre de vin d’Espagne fait notre paix : car, soit dit par parenthèse, nous en avons d’excellent.

C’est un vieux routier, qui en sait bien long, et qui pourrait faire de très curieuses anecdotes sur la guerre de {p. 115} 1672 contre la Hollande. Il m’en a plusieurs fois entretenu, et n’a jamais rien écrit : non pas qu’il manque de matière, ni de génie pour l’arranger ; mais c’est qu’il serait obligé de développer des mystères d’iniquité, qui lui attireraient des ennemis si puissants, qu’il s’en trouverait accablé : et si je n’en dis rien moi-même, c’est que je tomberais dans les mêmes inconvénients.

Mr. de Porrières, par bon conseil comique, avait ordonné au chirurgien de lui défendre l’usage du vin, et de l’empêcher d’en boire à dîner : il a pensé le battre, et nous a donné une nouvelle comédie. Je ne suis pas mal, si je donne matière à rire : tout le monde sera contre moi ; car je suis contre tout le monde. Effectivement, nous plaisantons les uns des autres : mais, sans choquer, et ne nous servons que des railleries innocentes qui font l’agrément de la table ; et qui que ce soit n’en est exempt.

Je me fais un plaisir par avance de manger des poulets à Pondichéry. On dit qu’ils y sont excellents ; surtout ceux dont la chair est noire. Je n’en ai jamais vu : je dirai ce que c’est quand j’en au- {p. 116} rai mangé. Je les trouverais bien meilleurs, si quelque Anglais, ou Hollandais, nous les donnait gratis.

Nous faisons ce que Molière tourne en ridicule : nous nous faisons saigner pour la maladie à venir ; c’est-à-dire que nous avons mis des gemelles à notre grand mât, qui à ce qu’on dit était encore ce matin dans le même état qu’il est sorti de Brest, lorsque Messieurs de la Compagnie des Indes l’ont acheté du Roi. Si cela est, c’est une consommation inutile : cependant, l’équipage en sera plus assuré et, dans une occasion, nous pourrons sans risque forcer de voiles, quelque vent qu’il fasse. Nous avons ce soir parlé à Mr. du Quesne, qui s’est encore informé de la santé du chevalier de Bouchetière, qui ne s’en sent pas de joie.

Du mercredi 19 juillet 1690. §

Même vent toujours bon. Il a plu toute la nuit, et le temps est encore nébuleux. {p. 117}

Du jeudi 20 juillet 1690. §

Même chose, excepté que le vent a un peu calmé, et que la pluie a augmenté. Ces pluies, en calmant le vent, nous livrent à des chaleurs qui nous étouffent. On ne peut presque pas respirer.

Du vendredi 21 juillet 1690. §

Il est mort cette nuit un de nos matelots. La chaleur tue ; et lorsque la fièvre s’en mêle, la maladie est courte.

Afin de n’être point tant incommodés à notre premier combat, que nous l’avons été à Amzuam ; et afin que l’entre-deux-ponts soit plus libre, on a fait jeter à bas les coffres des matelots. Il est inutile de leur prêcher l’obéissance qui s’observe dans les couvents ; elle n’est pas plus grande que celle qui s’observe à la mer. Nos matelots ont eux-mêmes, au premier commandement, mis la hache dans leurs coffres. Les pauvres sont toujours à plaindre ; la perte n’est jamais que pour eux : dans quelque état qu’on soit, quand on est {p. 118} riche, on se tire d’affaire. Cela me fait dire avec mon Ovide,

Pauper ubique jacet

En effet, ceux d’ici, qui pouvaient perdre avec le moins d’incommodité, se sont tirés d’intrigue : on n’en dit pas même un mot. Il est mort un de nos matelots cette nuit, je l’ai déjà dit : il en est tombé un ce matin de l’Amiral à la mer. Ils travaillent et fatiguent beaucoup nuit et jour, au hasard de leur vie : ils sont mal nourris, en comparaison de ce que les ouvriers mangent à terre ; peu soignés, et avec cela, quelquefois bien battus ! Sont-ils moins hommes que les autres ? Que ceux qui sont nés avec des biens de fortune ont de grâces à rendre à Dieu ! Non fecit taliter omni Nationi. Je regarde à présent la pauvreté, avec bien plus de compassion que jamais ; quoique je puisse dire, que je l’ai toujours regardée sans mépris.

Du samedi 22 juillet 1690. §

Il a encore calmé ce matin, et le vent est revenu à soleil couchant. L’ha- {p. 119} bitude est une seconde nature : je me fais à la chaleur ; je ne m’en trouve plus tant incommodé.

Du dimanche 23 juillet 1690. §

Mr. Joyeux a régalé aujourd’hui. Tout y a été magnifique et propre, surtout le dessert. Nous en sommes revenus très contents, et bien remplis.

J’y ai appris que j’ai assez bien tiré le caractère de Mr. le chevalier d’Aire, qui commande l’Oiseau : c’est page 4 du premier volume. On va voir que je ne me suis pas trompé, en le représentant comme un homme dur. L’Anglais, qui commandait le Philip Harbert, a mis le feu à son vaisseau, la nuit du 2 au 3 du courant. Cela est rapporté ci-dessus.

Plusieurs Anglais se jetèrent à la mer, espérant de trouver dans les Français plus d’humanité qu’ils n’en avaient trouvé dans leur capitaine, de même nation qu’eux. Ils nagèrent à l’Oiseau, qui était le vaisseau le plus proche, et crièrent leur Kom French-man. Leurat, maître d’équipage, ou capitaine des matelots, eut pitié d’eux, quoique provençal ; nation pourtant très peu pitoyable. Il dit à Mr. d’Aire que {p. 120} des Anglais appelaient à leur secours. As-tu de quoi leur donner à manger ? Lui demanda froidement Mr. d’Aire. Ils vivront avec l’équipage, et pourront être dispersés sur l’escadre, répondit Leurat. Tu n’es qu’une bête, lui dit Mr. d’Aire : il vaut mieux les laisser boire, puisqu’ils sont à même ; et n’en a sauvé aucun. Je ne dis rien là-dessus : les plus grands approbateurs de cette action sont les jésuites.

Du lundi 24 juillet 1690. §

Toujours en joie, point de chagrin : nous avons été dîner chez Mr. du Quesne, qui m’a donné deux ou trois tapes pour me remercier de lui avoir fait gagner quinze pistoles d’Espagne, en quatre parties de piquet qu’il a topé, massé, et paroli, tout de suite sur mon jeu ; pendant que je jouais hardiment une pièce de quatre sols. Il s’est moqué de Mr. de Quistillic, qui les a perdues, et l’a raillé sans pitié, et m’a rossé, moi, pour avoir, dit-il, violé les sacrés droits de l’hospitalité, en ne me laissant pas perdre. Je me suis sauvé dans sa chambre : je m’y suis enfermé ; et j’ai fait {p. 121} l’inventaire de sa bibliothèque. J’y ai volé les cinq tomes de l’Histoire des Juifs de la traduction de M. Arnaud d’Andilly. Je les lui ai montrés, après que j’ai été embarqué pour revenir à bord : il a crié au voleur ; mais d’une manière, qui me fait croire que ses livres ont changé de maître. Sa vue seule est un régal, ne montrant que de la joie.

Le vent étant bon, et faible, et faisant beau, nous ne sommes revenus que sur les cinq à six heures sans faim ni soif, surtout le seigneur de La Chassée, qui a défrayé la Compagnie aux dépens de sa brûlure, qu’on a rafraîchie le plus qu’on a pu. À peine avons-nous été à bord que nous avons vu six îlots ou petites îles : ce sont celles du nord des Maldives. Nous croyions en être fort loin dans l’Est ; mais apparemment les courants nous ont été contraires. Quoique nos pilotes soient aussi habiles qu’il puisse y en avoir au reste du monde, ils ont été surpris de ce revers qu’ils n’attendaient pas ; et, en effet, ils ont donné assez de preuves de leur savoir pour qu’on soit sûr que ce n’est pas une méprise faite par ignorance ni par négli- {p. 122} gence. Sur qui donc en rejeter la faute ? Il faut convenir que la navigation est établie sur des principes bien faux, ou du moins bien incertains ; puisque les plus expérimentés en sont les dupes. J’aimerais mieux dire que les cartes sont fausses. Ne verra-t-on jamais celles des jésuites ?

Du mardi 25 juillet 1690. §

Toujours bon petit vent, et autre diable à confesser. Nous avons encore vu une autre île ce matin : laquelle est-ce ? Les courants sont terribles, ou les cartes sont fausses ; car il est certain que suivant l’aire de vent où nous avons porté toute la nuit, qui est l’Est-Sud-Est, nous ne devions point en trouver sur le chemin que Ceylon, où nous allons, et dont nous nous croyons encore fort éloignés dans l’Ouest-Nord-Ouest. Où sommes-nous ? Dieu le sait. Les pilotes ne le savent pas ; leurs sentiments sont partagés : je ne le sais point non plus. Nous courons au Sud-Est, pour trouver la pointe de Ceylon, qui regarde le plus le Sud. {p. 123}

Du mercredi 26 juillet 1690. §

Nous allons toujours vent arrière, pendant le jour ; mais, bride en main, pendant la nuit, crainte de trouver ce que nous ne cherchons pas. Ç’a été effectivement un très grand bonheur pour nous, d’avoir vu de jour les Maldives, lundi avant-hier ; car, certainement, deux heures plus tard, par la route que nous tenions, et par le vent qu’il faisait, nous aurions donné dessus à pleines voiles, ou debout au corps, pour parler matelot.

Du jeudi 27 juillet 1690. §

Nous avons fort bien été toute la journée, et nous allons encore fort bien ; mais, cette nuit, nous n’irons pas si vite, par la même raison.

Du vendredi 28 juillet 1690. §

Notre premier pilote jurait ce matin contre les courants, et jurait en homme de mer, c’est-à-dire qu’il se donnait à plus de diables qu’il n’y a de pom- {p. 124} mes en Normandie, que sans les courants on verrait terre. Sa colère a tenu bon contre les pieuses remontrances de nos missionnaires, qu’il a envoyés dire leurs matines : c’était de l’huile sur du feu. Il avait tort de jurer ; mais, il avait raison de soutenir son sentiment : car, sur les huit heures du matin, l’Oiseau a mis pavillon français, ce qui est le signal de terre ; et un quart d’heure après, nous l’avons vue : le brouillard nous la cachait. C’est l’île de Ceylon. Il est venu de terre deux chaloupes pour nous reconnaître. On a serré les pavillons blancs, et on a arboré pavillon hollandais, pour les faire venir à bord. L’appât était trop grossier ; elles n’ont pas voulu y mordre : au contraire, elles sont retournées à voiles et à rame ; on leur a inutilement donné cache. Ils ont des signaux pour se reconnaître ; et, ne les sachant pas, nous passerons toujours pour ce que nous sommes.

On dit ordinairement qu’à quatre grandes lieues au large, on sent la cannelle, et le girofle, dont cette île est pleine. J’ai l’odorat fin : je ne suis point enrhumé ; et je puis assurer que je ne {p. 125} sens ni l’un ni l’autre. Les matelots le sentent, à ce qu’ils disent : je regarde cela comme un simple effet de leur prévention ; puisque nos missionnaires avouent aussi bien que moi qu’ils ne sentent rien moins.

En voici une autre, que je crois, parce que Monsieur du Quesne, qui a été dans cette île longtemps prisonnier des Hollandais, nous l’a assuré en dînant aujourd’hui ici. C’est que cette île produit une espèce de serpent, ayant de petites ailes, lequel s’élance de dessus un arbre sur un animal, bœuf, cheval, âne, et même éléphant ; qu’assez souvent même, il s’attaque aux hommes, femmes, et enfants ; et que tel animal que ce soit, lorsqu’il est piqué de cet insecte, meurt dans le moment ; et que le corps, la chair, le sang, les os, les entrailles, les nerfs, et le reste, se réduisent en poudre, en moins d’un Miserere ; et qu’il n’y a que la peau qui tombe à terre, sèche et aride. Je crois celui-là, parce que notre général l’assure. Il ajoute que ces serpents, fort longs, et pas si gros qu’un brin d’avoine en maturité proche du fruit, [sont] à peu près de la grosseur d’une moyen- {p. 126} ne aiguille. J’ai lu quelque chose d’approchant dans une relation de Guinée ; mais, j’avais cru, que c’était un voyageur qui voulait grossir les objets. Je sais bien que Lucain en parle dans sa Pharsale ; mais, j’avais regardé cela comme un enthousiasme de poète, qui voulait donner l’essor à son imagination, en exagérant les travaux des troupes de Caton et de Pompée dans la Libye. Je crois à présent que c’est une vérité ; mais, j’avoue qu’il me fallait un pareil garant, pour vaincre mon incrédulité.

On dit qu’on voit un navire bien loin : tant pis car on ne voit presque goutte. Il vaudrait mieux qu’il parût le matin : on aurait la journée à soi.

Du samedi 29 juillet 1690. §

Grande joie à bord dès le matin. Et moi, j’écris la rage dans le cœur, non seulement par rapport au gain que je devais faire, et que je n’ai point fait ; mais, plus que cela, parce que j’ai eu part à la plus basse lâcheté qui s’est jamais faite.

Dès la pointe du jour, nous avons aperçu le même navire que l’on vit hier {p. 127} au soir. Il ne se méfiait point de nous ; car il aurait pu s’échapper, étant resté toute la nuit sur nos ancres. Nous lui avons donné cache : il a été mouiller dans une anse, à une portée de fusil de terre. Il nous avait paru grand, et de défense ; mais, quand nous en avons été proches, nous avons vu que ce n’était qu’une grosse flûte sans défense. Monsieur de Porrières y a envoyé le canot, pour s’en emparer et amener le capitaine, ou pour empêcher sa chaloupe de gagner terre, en allant lui couper le chemin, pendant que je resterais à la flûte à remplir les fonctions de mon emploi. L’Écueil aurait eu tout le butin, si son intention avait été suivie ; mais, il avait confié l’exécution de ses ordres à un indigne officier, incapable de les exécuter, ni vigoureusement, ni prudemment. Son nom est trop précieux, pour le cacher : c’est le sieur Le Vasseur, natif de Dieppe, frère de Mr. Le Vasseur, avocat au Conseil.

Nous n’avons ni arrêté la chaloupe ni le canot de la flûte, ni été jusques à elle. Mr. de Bouchetière était trop incommodé de la jambe ; et, quoiqu’il se fût levé malgré Mr. de Porrières, et {p. 128} qu’il voulût y aller, il n’était pas de la prudence ni de la charité du commandeur, d’engager dans une grande fatigue un bon officier déjà fort blessé : ainsi, nous étions commandés par le second lieutenant. Le dirai-je ? Oui, il faut le dire : notre digne officier, et un quartier-maître aussi lâche que lui, se sont figurés qu’il paraissait plus de quarante hommes armés de mousquets et de grenades, qui nous attendaient pour no[u]s choisir ; et, sur ce beau prétexte, ont retourné. On ne m’accusera pas d’avoir eu part à cette lâcheté, quand on saura que je lui dis dans la rage qu’une si infâme poltronnerie me causait, Eh, morbieu, Monsieur, où diable voyez-vous ni mousquets ni grenades ? Je ne vois que de pauvres diables, assis sur le cul, la pipe à la gueule. Donnons dessus : nous les enlèverons comme des corps saints ; ou du moins exécutons nos ordres, et coupons chemin à la chaloupe qui fuit à terre. Eh, f..., Monsieur, mêlez-vous de vos écritures, ai-je eu pour toute réponse. Vous avez raison, ai-je repris, nous en vivrons plus longtemps. Ensuite je me suis tu, en enrageant dans l’ â- {p. 129} me. On leur a crié à plus d’une portée de fusil de venir à bord. Eh, comment diable y viendront-ils ? ai-je répondu : leur chaloupe et leur canot fuient à terre ; y viendront-ils à pied ? Un beau,  Mêlez-vous de vos affaires, a été la réponse. Je me suis appuyé sur le canot, dans un désespoir enragé, d’avoir eu part, en quelque sorte, à une lâcheté qui s’est faite à la vue de toute l’escadre.

Monsieur du Quesne, qui l’a vue, nous a fait signal d’aller à son bord. Comment, Monsieur ? Lui a-t-il dit. Monsieur de Porrières se moque-t-il de vous exposer à la gueule du canon ? Un bon officier, et un brave homme comme vous ? Suivez Monsieur d’Auberville, a-t-il poursuivi, et faites comme lui. La beauté du fait est que notre digne sous-lieutenant n’a pas distingué la raillerie ; qu’il a pris l’affirmative ; et, sur ce pied-là, voulait que j’applaudisse à son action. Mais, il s’est trompé. J’ai vu l’action, ai-je crié à Monsieur du Quesne ; mais, je n’y ai point de part. Tout le monde de l’Amiral s’est mis à rire. Il a pour lors commencé à ouvrir les yeux. Je dirai ce qui en a réussi. Nous {p. 130} avons suivi Monsieur d’Auberville et sommes allés à la flûte. Je dirai ce qui s’y est passé, après avoir dit ce qui était arrivé à notre chaloupe.

À peine avions-nous été partis de l’Écueil que le commandeur avait envoyé la chaloupe avec les mêmes ordres d’empêcher le canot et la chaloupe de la flûte de gagner terre. Elle était commandée par un brave homme, qui s’est fort bien acquitté de sa commission. C’est Monsieur de La Chassée. Il a vu que la chaloupe de cette flûte tirait à terre, aussi bien que le canot : il a sagement jugé que le capitaine ne la défendrait point, puisqu’il se privait lui-même de tout ce qui pouvait le mettre en sûreté ; que peut-être lui-même fuyait dans sa chaloupe ; et qu’elle et le canot emportaient ce qu’il y avait de plus riche ; et qu’ainsi le plus sûr était de gagner terre, et de les empêcher d’y aborder. Sur ce sage fondement, il a fait jouer l’aviron le plus qu’il a pu ; et ses matelots, qui comptaient sur un butin certain, tirant de toute leur force, et quinze soldats animés par la même raison tirant aussi, et aidant les matelots, il ne faut pas s’étonner si des gens {p. 131} si bien intentionnés ont réussi. Il a enlevé chaloupe et canot. Tous les Hollandais étaient fuis à terre, où ils espéraient mettre à couvert ce qu’ils emportaient ; mais, étant vivement poursuivis, ils avaient tout abandonné. Presque tout a été pillé : ils en sont revenus riches ; et moi je n’ai rien eu, par la lâcheté du seigneur Le Vasseur.

Entre ceux qui fuyaient à terre, il y avait une jeune Hollandaise fort jolie* à ce que Mr. de La Chassée m’a dit. Elle avait été aperçue par un Français, aussi amateur du beau sexe que de l’argent. J’en aurais peut-être fait autant.

Nec cor nec mores mutant qui trans mare currunt.

Celui-ci s’était mis à ses trousses ; et, comme c’est un égrillard qui va bien du pied et que cette fille chargée ne pouvait pas suivre les autres, qui fuyaient plus vite qu’elle, il l’a jointe à l’entrée du bois : il l’a déchargée de ses richesses, et lui a ôté jusques à un très beau fil de perles qu’elle avait au col, ses pendants d’oreilles, et ses bracelets de diamants, sans que cette fille plus mor- {p. 132} te que vive ait dit un mot. Si, après cela, il l’eût laissée aller, toutes ces richesses lui seraient restées ; mais, le diable, qui se fourre partout, lui a inspiré de la tentation : il a voulu la satisfaire. Cela se passait à l’entrée du bois ; et cette fille, qui n’avait pas soufflé pendant le vol, s’est défendue de toutes ses forces, et s’est mise à crier au meurtre et au viol, à pleine tête. Monsieur de La Chassée, qui entend le hollandais mieux que moi le français, y a couru : il a délivré cette fille de toute violence ; et le galant à sa seule vue avait lâché prise, et fuyait à son tour.

Notre père La Chassée est un sac à péchés mortels, fort ami de la joie et du beau sexe. Il a su d’elle ce qui s’était passé, et ce que le Français lui avait pris, qui valait plus de quinze cents pistoles. C’était un sac de deux cents coupans d’or, chaque coupan valant trente-sept livres dix sols de notre monnaie, un collier de perles de deux mille écus, et les pendants d’oreilles, les bracelets, la rose, et le reste à proportion. Il a cru devoir faire le généreux par une libéralité qui ne lui coûterait rien. Il a amené cette fille sur la rive. Il a re- {p. 133} tiré du matelot les bijoux : il les a rendus à cette fille, en lui disant que les Français sont trop honnêtes gens pour faire la guerre aux femmes et aux filles, surtout aux belles, pour lesquelles ils ont un fonds inépuisable de respect ; et ensuite l’a congédiée : et son monde étant rembarqué, il a pris le chemin du Général. Cela s’appelle-t-il des moineaux ? Vartigué ! Y sont pu gros que des marles ! Ho Dame, je sommes queuque fouas si galans, quoul nous en cuit ! Que cette aventure-ci, et sa brûlure, vont me donner beau jeu ! Je ne voudrais pas pour beaucoup que cela ne lui fût pas arrivé. Il a conduit à bord de l’Amiral et de l’Écueil, la chaloupe et le canot de la flûte, chargés de coffres et de barils : savoir ce qui était dedans ? Le tout ayant été promptement défoncé. Cela ne me regarde plus, quoique cela eût dû me regarder. J’ai rempli mes devoirs, autant que je l’ai pu : c’en est assez pour moi ; le reste m’est très fort indifférent.

Nous étions cependant à bord de la flûte, où chacun pillait dans l’entre-deux-ponts, à qui mieux mieux. On ne voyait que coffres brisés, porcelaines rompues, {p. 134} enfin toute la confusion et le désordre que l’avarice et l’avidité peuvent causer dans un bâtiment pris de force. Je ne parlerai point des autres : à mon égard, je me suis fait un plaisir de les regarder faire, et n’ai rien du tout emporté qu’un couteau et un miroir de la chambre de l’écrivain, qui pourtant m’aurait appartenu en entier, si j’y avais entré le premier, et que j’eusse apposé le cachet ; mais, par la lâcheté de Le Vasseur, l’écrivain du roi de l’Amiral, qui y était entré le premier, s’en était emparé. Il a donc fallu que je la lui cédasse ; mais, j’avoue que ç’a bien été malgré moi. J’ai pourtant fait les choses de bonne grâce, et ai passé pour très désintéressé ; j’étais seul à savoir ce qui se passait dans moi, où Nature souffrait d’une terrible manière : cependant, contre fortune bon cœur. Cet écrivain du roi, nommé Heros, n’a pas eu l’honnêteté de m’offrir rien du tout d’un butin qui aurait bien dû tout au moins nous être commun. Après cela, il est retourné à un nouveau pillage dans l’entre-deux-ponts ; et Le Vasseur, plus capable de piller que de toute autre chose, s’est jeté sur tout ce qu’il a pu, avec la {p. 135} férocité et l’avidité d’un Normand bien lâche et bon voleur.

Cette flûte est d’environ six cents tonneaux, et est armée de douze petites pièces de canon. Elle a été bâtie à Sardam, à une lieue d’Amsterdam, en Europe : elle n’a que cinq ans, ayant été faite en 1684. Elle était commandée par un Hollandais, nommé Jérôme Rikwart, qui avait quatre-vingt-dix hommes d’équipage, dont douze sont esclaves ; c’est-à-dire, aux fers pour toute leur vie, et qui ont gagné la corde en Europe ou aux Indes, et peut-être le feu avec les guenons du cap de Bonne-Espérance, comme je l’ai dit à la fin du premier volume, et qu’on ne punit pas de mort afin d’avoir toujours des gens pour servir les autres. Elle est nommée le Monfort de Batavia. Elle est chargée de riz, qui est la provision qu’elle portait aux comptoirs ou établissements que les Hollandais ont à cette île de Ceylon, à la vue de partie desquels elle a par conséquent été prise. Elle a des coffres pleins d’armes, beaucoup de médicaments pour les mêmes endroits, et de l’argent destiné à payer les ouvriers, commis, et autres, que la {p. 136} Compagnie des Indes y emploie.

Pendant que nous avons été à son bord, il a fallu essuyer mille railleries, et autant de grossières turlupinades. L’un demandait à quel dessein nous avions apporté des armes, puisque nous n’avions pas approché d’assez près pour nous en servir ? Un autre disait que le canot avait porté le gros canon à terre, pour nous y assommer ; et que nous avions très sagement fait de n’y avoir pas été. Un autre ajoutait que nous aurions échoué. Un enseigne de l’Amiral ajoutait que nous nous étions rendu justice, connaissant bien que nous ne méritions pas seuls une si belle prise, et qu’il était de notre probité d’en avoir cédé la meilleure part à d’autres. Le Vasseur entendait tout cela ; car, c’était pendant qu’il pillait, qu’on le lui disait. J’admirais la bassesse de sa tranquillité. Cela dans le fond me devait être indifférent, puisque ce n’était pas moi qui avais commandé ; et n’en aurais certainement pas branlé, si par une mauvaise plaisanterie le capitaine d’armes de Mr. du Quesne ne m’eût mis personnellement en jeu, en venant avec un air empressé me demander une plume, de l’encre, du {p. 137} papier, de la cire et un cachet, disant que j’en devais avoir de reste, puisque je ne m’en étais pas servi.

J’ai, outre cela, ce que vous ne savez pas, lui ai-je dit : c’est qu’il me reste de quoi payer un insolent et un mauvais plaisant ; et, en même temps, lui ai appliqué le coup de poing le plus rude, et le mieux placé que j’aie donné de ma vie. Ma main laisse quelquefois des marques : il a dit lui-même, qu’en plein jour je lui avais fait voir plus d’un million d’étoiles. Je n’en sais rien ; mais, je sais bien qu’il lui en coûte deux grosses dents de la mâchoire gauche, que je lui ai arrachées sans policant. J’ai retourné à la charge, et lui ai montré par sa propre expérience que tous les gens de l’Écueil ne sont pas également endurants. Monsieur d’Auberville me l’a ôté des mains. Cela a calmé une partie de mon chagrin ; mais, je craignais que cela ne me fît quelque mauvaise affaire avec Monsieur du Quesne, qui est venu à l’issue du dîner avec le commissaire. Il n’en est rien : son neveu l’avait instruit de tout à mon avantage. Il m’a seulement renvoyé à bord de l’Écueil, et m’a fait plaisir ; car, je n’avais ni bu ni man- {p. 138} gé de la journée, et il était près de trois heures.

À peine ai-je été arrivé, que j’ai été instruit de la générosité de Monsieur de La Chassée, pour la belle Hollandaise : Monsieur de Porrières, le Juif, et moi, avons pensé le désespérer, en lui prouvant par bonnes raisons, que sa sagesse n’était point un fruit de sa vertu, ni de la crainte de Dieu ; mais un effet de la brûlure, qui l’avait mis hors d’état de faire aucun péché ; que cette partie de lui-même, qui avait senti la chaleur du pot, n’était point en état de s’exposer à sentir celle de la chaudière des diables. Il a voulu faire exhibition de pièces. Autre matière à risée. Enfin, on lui en a tant dit qu’il a demandé quartier.

Nous allions nous mettre à table pour souper, lorsque Le Vasseur est venu. J’avais l’idée pleine de ce que je venais d’écrire : j’achevais ce qui regarde le capitaine d’armes de Monsieur du Quesne. Le front de cet indigne sous-lieutenant m’a remis tout de bon en colère ; il n’y a rien de désobligeant et d’outrageant que je ne lui aie dit, sur sa lâcheté, et sa tranquillité à souffrir les railleries qu’on lui en avait faites à sa barbe. Le {p. 139} commandeur a ajouté qu’il l’avait cru tout autre ; qu’ordinairement les gens de sa nation sont soldats ; qu’il ne devait pas se charger d’aucun ordre, s’il ne s’était pas senti assez de cœur pour l’exécuter ; qu’il ne savait point comment cela serait pris en France, mais qu’il n’avait que faire de lui demander de certificat de bravoure, n’étant pas d’humeur à mentir. À ces beaux compliments, le guerrier s’est levé, les yeux plus rouges qu’écarlate. J’ai voulu voir ce qu’il allait faire, avec son air furibond. Il est descendu bravement sur le pont, a pris par les cheveux et a gourmé le quartier-maître son conseiller. L’éclat de rire que j’ai fait a obligé tout le monde à regarder, et tout le monde en a ri de bon cœur aussi bien que moi ; et au diable qui y a mis le hola. Quand il a été bien las, il a enfoncé son chapeau dans sa tête, a remonté fièrement sur la dunette, et à grands pas s’est allé claquemurer dans sa chambre, d’où il n’a pas sorti depuis, et n’a point soupé. {p. 140}

Du dimanche 30 juillet 1690. §

Nous avons resté ici à l’ancre toute la journée : je n’ai point sorti de bord : dont je suis très aise. Le pillage a continué, et Monsieur du Quesne a dit à Le Vasseur, qui n’a pas perdu un voyage, qu’il le châtierait de tant prendre et de mériter si peu. Paroles très gracieuses.

Du lundi 31 juillet 1690. §

Nous avons appareillé ce matin, et emmenons la flûte à Pondichéry, qui est l’endroit où nous allons. Il n’y a que pour deux jours de chemin, si nous allions en droite route. Nous avons donné trois de nos matelots, pour faire partie de son équipage. Dieu nous donne d’autres prises : j’y profiterai assurément ; car, quand je devrais me perdre en n’obéissant pas, je n’irai de ma vie avec un homme qui m’a fait rougir.

Nous avons ici trois Hollandais, dont l’un servait de ministre ou de prédicant sur la flûte. Il ne sait que le jargon de sa nourrice, et pas un mot de {p. 141} latin. Cela me surprend les Hollandais étant naturellement studieux, surtout ceux qui se destinent à la prédication de l’Évangile de Calvin. Il me paraît aussi beaucoup ivrogne ; tant pis pour lui. Les deux autres sont bons matelots, qui gagneront bien leur vie. Nous avons aussi deux Lascaris, ou esclaves noirs, qui sont affreux. Ces malheureux se laisseraient plutôt mourir de faim, que de toucher à ce qu’un chrétien aurait touché. On leur a donné un pot et du riz : qu’ils s’accommodent.

[Août 1690] §

Du mardi 1er août 1690. §

Nous avons mouillé ce soir à deux portées de canon de terre.

Du mercredi 2 août 1690. §

Les courants nous sont contraires : nous avons mouillé ce soir.

Du jeudi 3 août 1690. §

Nous ne mouillerons plus, parce que ceci est plein de roches, ou de très {p. 142} mauvaise tenue. Les courants nous ont dérivés plus d’une lieue du reste de l’escadre ; et le Lion a perdu une ancre, son câble ayant été coupé par les roches. Nous ne quittons point de vue l’île de Ceylon. Ce pays-ci doit être bien malsain ; toujours embrumé, et couvert de nuages : ainsi, il y doit beaucoup pleuvoir, et la chaleur par conséquent doit y engendrer beaucoup de corruption et bien des insectes. Il a calmé toute la nuit, et une bonne partie de la journée ; et le vent n’est revenu que sur les deux heures après-midi.

Ce qui est bon à prendre est bon à rendre, dit le proverbe. Messieurs de Porrières et de La Chassée ont été dîner chez Mr. du Quesne. Ils y ont appris qu’il a ôté à Heros une partie de son pillage à la flûte. J’en suis ravi. Bien loin de piller, un écrivain du roi doit empêcher le pillage, et le désordre. Je ne voudrais pas pour tout mon sang avoir été l’objet d’un pareil réméré. J’en suis à couvert ; mais le général dit, que si je ne pille pas, je fais autre chose qui ne vaut pas mieux : il veut parler de son capitaine d’armes, qui a encore, comme dit Garreau, les badigoines {p. 143} écarbouillées. J’en suis fâché ; mais, je n’en suis pas cause : s’il avait été moins insolent, il ne porterait pas de mes marques.

Du vendredi 4 août 1690. §

Calme tout le jour, et un peu de vent sur le soir. Nous faisons très pauvre chère les jours maigres ; et, sans la bonite marinée, nous ferions encore pis : mais, ma foi, il n’en reste plus qu’un tiers de baril, et il est temps que nous arrivions.

Du samedi 5 août 1690. §

C’est l’ordinaire de ces endroits-ci de calmer le matin, et que le vent revienne l’après-midi ou sur le soir. C’est le temps qu’il a fait aujourd’hui, avec une chaleur épouvantable. Le ciel brille d’éclairs de tous côtés, et paraît tout en feu. Nous aurons de la pluie : tant mieux, pourvu qu’elle rafraîchisse un peu l’air étouffant que nous respirons.

Du dimanche 6 août 1690. §

Il a plu cette nuit pendant plus de {p. 144} six heures, d’une telle sorte

Qu’il semblait que le ciel qui fondait tout en eau

Voulait nous inonder d’un déluge nouveau.

Les éclairs éclataient de tous côtés, et quelques coups de tonnerre se sont fait entendre ; mais peu. Le vent était bon petit frais ; et je me suis baigné, étant exprès resté à la pluie. Je m’en étais déjà bien trouvé : je m’en trouve bien encore.

Nous avons vu dès le matin un navire, à plus de quatre lieues de nous. Nous l’avons cru gros ; mais, l’ayant approché, nous avons vu que ce n’était qu’un engin de trente-cinq tonneaux. Monsieur du Quesne lui a tiré un coup de canon : il a amené son pavillon hollandais ; et on l’a pris, sans coup férir. C’est un de ces petits bâtiments qui servent à aller de comptoir en comptoir, le long de la côte, porter et rapporter des marchandises nouvelles. Il venait de Trinquemalé à dix lieues d’ici à Capello, qui est justement l’endroit où nous l’avons pris, à deux lieues de terre, ou environ. Il venait chercher du riz et {p. 145} du bois, et est chargé de roches. Ils n’étaient que douze hommes dedans, deux desquels sont à présent ici ; et nous avons donné deux Français en leur place pour emmener cet engin avec nous. Il va bien à la voile ; et ces petits bâtiments-ci sont d’un très grand secours. J’écris ceci, plutôt pour la ponctualité, que pour la conséquence ; ne valant pas la peine qu’on en fasse mention. Ce qu’il y a de bon, c’est que nous avons appris que le long de la côte de Coromandel, où nous allons, et où nous sommes presque, il y a six gros navires, bien chargés. Tant mieux ; nous pourrons en naturaliser quelqu’un.

Voici le plus vilain pays du monde. Il pleut à l’heure que j’écris, d’une force, et d’une abondance toute extraordinaire ; et, suivant toute l’apparence, la pluie n’est pas prête à finir. Il vente beau frais ; mais le vent est bon.

Du lundi 7 août 1690. §

Nocte pluit tota : redeunt spectacula mane.

Il a fait toute la nuit un temps de diable ; mais, il s’est éclairci avec le jour. {p. 146} Les courants nous ont été absolument contraires : nous avons reculé, au lieu d’avancer ; et le vent n’étant pas assez fort pour résister à leur violence, nous avons été obligés de mouiller cette nuit, devant un endroit où l’on voit de loin un grand bâtiment, qui paraît neuf. On dit ici, que c’est une pagode, ou, si l’on veut, un temple d’idolâtres ; mais, après l’avoir observé, autant que la distance du lieu me l’a pu permettre, je crois que c’est un magasin, nouvellement bâti.

Du mardi 8 août 1690. §

Nous avons remis à la voile, deux heures avant soleil levé : nous avons été tout le jour à une lieue de terre, au plus, par le plus beau temps, et le meilleur vent du monde. Nous avons passé devant une forteresse hollandaise, nommée Trinquemalé : elle est, à ce qu’il m’a paru, bâtie dans une péninsule, ou langue de terre, qui s’avance, dans la mer. Elle borde toute la terre, qui forme cette péninsule et l’isthme, et bouche du côté de terre le chemin de la montagne, qui la couvre du côté de la terre et {p. 147} de la mer. Elle commande toute l’entrée du port, qui est étroite ; mais, bonne. L’ouvrage m’en paraît régulier, et neuf ; et, à ce que je puis en juger par mes longues vues, c’est un pentagone, bien flanqué, revêtu dans ses courtines, excepté du côté de l’entrée du port, où la courtine, qui lui est parallèle, paraît nue, défendue de plusieurs canons, et de ceux des bastions, qui en sont bien garnis. Il faut passer sous leur feu, pour aller au mouillage, qui est à l’embouchure de la rivière, qui vient de Candi, capitale de l’île de Ceylon, et la demeure du roi du pays. M. du Quesne dit que, s’il était dans ce mouillage, avec un seul vaisseau de cinquante canons, il en empêcherait l’entrée à une armée royale. Cela paraît effectivement bien fort. Il y a été, et moi non. Cependant, les Français, qui ont possédé cette terre, n’ont pas pu s’y conserver, et ont été obligés de l’abandonner, avec cinquante pièces de canon. Effectivement, j’ai toujours ouï dire, à la honte de la nation, qu’elle est propre et bonne à tout entreprendre ; mais, qu’elle est trop remuante pour rien achever.

Cette île est une des conquêtes {p. 148} que les Hollandais ont faites sur les Portugais dans les Indes. Les relations en sont entre les mains de tout le monde. Que ce que je vas ajouter ne paraisse pas un paradoxe.

Les anciens Romains tendirent à la conquête de tout le monde, par la force des armes. Ils réussirent, par leur union, et ne furent détruits que par leurs divisions, leurs partialités, et leurs guerres civiles, qui engendrèrent la monarchie. La République de Hollande tend à même fin : non, à tout gouverner ; mais, à donner le mouvement à tout : et suit un autre chemin, plus subtil ; c’est par le commerce universel. Il fleurit si bien chez cette nation, qu’elle est en état de se mesurer avec les têtes couronnées, dont elle a été autrefois sujette, ou auxquelles elle doit sa souveraineté. Qu’on la mette si bas qu’on voudra en Europe, on ne la détruira jamais, tant qu’elle restera unie : son commerce des Indes la soutiendra toujours. C’est par lui, qu’elle a rendu quantité de rois en Asie, ses tributaires, et ses vassaux. Elle s’étend peu à peu dans les pays ; et, sous prétexte du commerce, se rend grande terrienne. Qu’on relise, ce que j’ai dit, page {p. 149} 402 du premier volume, on verra comme elle s’y prend ; et c’est partout de mêmepartout de même : Tome I p.402.

Les souverains et les peuples d’Europe comptent pour rien les conquêtes et les établissements que cette nation fait ici. C’est qu’on n’est en Europe occupé que des objets qui frappent les yeux, et qu’on ne veut pas prendre garde au futur [lien avec les Mémoires]. Cependant, le passé devrait faire envisager l’avenir. Combien y a-t-il de choses, absolument nécessaires, ou dont on s’est fait des nécessités, que nous n’avons que par leur canal ? Et possédant tout le commerce, et par conséquent toutes les richesses du monde, manqueront-ils de quoi que ce soit ? Ne seront-ils pas en état d’avoir des souverains à leurs gages ? Cela ne s’est-il pas déjà vu ? Le traité de la Triple Alliance, n’est-il pas encore tout récent ? Par qui se soutenait-il, si ce n’était par l’argent de la Hollande ? Que les almanachs, le cocher de M. de Vertamont, et les autres qui font les sottes romances du Pont-Neuf, la traitent de banquière : ce nom, dans les esprits spéculatifs, lui fait honneur, et est une marque certaine de la sagesse de son gouvernement, et non pas un terme de mépris, comme le {p. 150} prétend la canaille, et la vile populace. Que qui voudra traite ceci de visionnaire et de chimérique, pour moi, je le crois très sérieux ; et, sur ce fondement, je ne ferai point de difficulté de dire, qu’en bonne politique, il est de l’intérêt de toute l’Europe d’avoir les yeux sur les démarches de cette nation en Asie.

Cette terre de Trinquemalé paraît belle, plaine, et unie. Elle est, à ce qu’on dit, fort saine : c’est tout ce que j’en sais.

Du mercredi 9 août 1690. §

Nous sommes fort bien intentionnés ; et, si nous n’attrapons rien, ce n’est pas notre faute. On dit qu’il y a une flûte à l’entrée de la côte de Coromandel ; et, comme M. du Quesne voudrait l’avoir, nous avons mouillé cette nuit, pour ne la pas passer. Nous avons fort bien été toute la journée. Nous sommes à la vue de la côte ; et, si le temps était fin, nous verrions, supposé qu’elle y soit, cette flûte, qui est cause que nous sommes à l’ancre.

M. du Quesne est venu ce soir à bord, sitôt que nous avons été sur le soir. J’ai {p. 151} dit ci-dessus, qu’il avait fait rendre gorge à Heros, son écrivain ; mais, je ne comptais pas avoir part à la restitution. Je l’ai eue, pourtant ; puisque notre général m’a fait présent de cent piastres, et le commandeur de vingt-cinq, pour me dédommager du profit que je devais faire à la flûte prise, et que je n’ai pas fait : ainsi, avec la réputation de n’être point pillard, j’ai part au pillage, par un endroit qui me fait honneur. Je ne me soucie nullement de présents : je ne suis point assez intéressé pour les regarder par eux-mêmes ; mais je suis charmé de la manière qu’ils m’ont été faits. Elle était si honnête qu’elle vaut plus que les présents ; du moins, je l’estime davantage.

Je ne sais si tout le monde, qui est dans l’Écueil est aussi content que moi de la visite de notre général. Je ne le crois pas, ayant ce soir vu à table un certain M. Le Vasseur, qui m’a paru faire de très mauvais sang, et avoir le gosier aussi étroit que ses yeux étaient rouges et gros. M. du Quesne et le commandeur l’ont fait descendre dans la chambre du Conseil ; d’où, au bout d’un quart d’heure, il est remonté seul dans {p. 152} sa chambre, et en a emporté une poche de cuir, qui n’était pas vide : et cette poche est entrée, avec eux, sans lui, dans la chambre du chevalier de Bouchetière, où je crois qu’elle est bien restée. Y aurait-il eu quelque partage forcé ? L’apparence le dit ; et je ne la crois point trompeuse : je le saurai ; car je ne crois pas que M. de Porrières me le cache*. Effectivement, cette flûte était bien riche, et a été cruellement pillée. Il y a des matelots, qui y ont fait fortune, dans leur état, s’ils savent se borner. Il est inutile de dire, que j’ai salué la santé de mes bienfaiteurs. J’ai donné au commandeur le second cabas de figues, que j’avais eu de M. du Quesne, et dont je lui avais donné un. Il m’en a bien remercié, et m’a dit sans façon que s’il avait cru que je l’eusse eu encore, il me l’aurait déjà demandé ; mais, qu’il avait cru, que j’avais fait comme lui, c’est-à-dire, que je l’avais mangé en trahison, sans en faire part à personne.

Du jeudi 10 août 1690. §

Nous avons remis à la voile de grand {p. 153} matin ; et, au lever du soleil, nous avons vu sept navires. Nous avons donné dessus, et espérions bien en prendre quelqu’un ; mais, non. En voici la raison. Ces navires sont mouillés devant Négapatan, premier fort que les Hollandais ont sur la côte de Coromandel où nous sommes, en sûreté sous son canon, excepté une flûte, qui s’y est allée mettre, sitôt qu’elle a vu que nous tâchions de l’approcher. Nous avons cru, qu’elle s’était échouée ; mais, un quart d’heure après, elle a reparu un moment : elle avait simplement touché.

M. du Quesne a mis pavillon de Conseil : les capitaines y ont été. Le résultat a été de poursuivre la route, par plusieurs bonnes raisons : entre autres, que nous n’avons point de pilotes qui connaissent le havre, ni son entrée ; que ces navires sont sous le feu du fort, qui nous choisirait, si nous approchions de la portée de son canon, dont il a soixante-dix pièces ; et, qu’enfin, pour y aller, il fallait passer sur des basses, où nous pourrions toucher, aussi bien que la flûte ; que si cela arrivait, nous ne pourrions pas nous en relever {p. 154} comme elle, parce que nos navires, beaucoup plus forts et plus lourds, tirent beaucoup plus d’eau : outre que nous ne pourrions que difficilement manœuvrer, parce que les ennemis, nous voyant dans l’embarras, ne manqueraient pas de nous fatiguer. En effet, la terre est ici tellement basse, que, quoique nous fussions fort éloignés, nous n’avions sous nous que quatre brasses et demie d’eau. Ce fort des Hollandais nous paraît un carré régulier, bien situé, dont deux bastions commandent le port.

Nous avons vu autour de là plusieurs barques de noirs, qui rôdent et trafiquent le long de la côte ; mais, n’étant point à eux, que nous en voulions, on ne leur en a rien dit. Nous avons donc poursuivi notre route ; et, à cinq lieues de là, nous avons passé devant une autre forteresse, belle et grande, qui se nomme Trinquebar, qui appartient aux Danois : il y avait trois de leurs navires mouillés devant. Nous ne nous sommes point arrêtés ; n’ayant rien à démêler avec eux. Ce fort me paraît un pentagone régulier. De nos matelots, qui y ont été, disent que les Danois y ont plus de cent pièces de canon montées {p. 155} et toujours huit cents hommes de garnison.

Sur les cinq heures du soir, nous avons vu à terre un pavillon blanc, qui nous a fait connaître qu’il y avait là des Français établis. Pour lors, nous avons serré le pavillon anglais, que nous avons eu au vent toute la journée, et avons mis même pavillon. Il est venu à bord un Français, nommé M. Cordier, qui nous a dit, que l’endroit où il est, et où nous sommes présentement mouillés, se nomme Gigeripatan; que c’est un nouvel établissement, fait par M. Martin ; et qu’il n’y a plus que seize lieues d’ici à Pondichéry. Nous avons appris aussi, que tous les Français, qui étaient à Siam, sont revenus à Pondichéry, où il y a présentement beaucoup de monde : que l’opra Pitrachard, qui avait usurpé le royaume, et avait fait mourir le roi notre allié, a été poignardé par Monpan, le même qui est venu ambassadeur en France, et qui s’est mis la couronne sur la têtecouronne sur la tête : p.168.

Cette nouvelle nous réjouit tous, parce que ce nouveau roi, qui a reçu en France plus d’honneur qu’il n’en était légitimement dû à son caractère, doit {p. 156} traiter favorablement tous les Français. On ajoute, que dès le commencement de son règne, il a fait mettre en liberté tous les ecclésiastiques, et les Français, qui avaient été mis aux fers, et dont les prisons étaient pleines. Si, sur ce pied, Dieu lui accorde un long et heureux règne, on peut probablement espérer que la religion, et les Français y auront le même établissement qui leur avait été promis.

Si les révolutions se succédaient et se terminaient aussi promptement partout que dans le royaume de Siam, la chrétienté, et toute l’Europe, jouiraient d’une paix profonde ; et le monde ne serait pas divisé, comme il l’a été du temps de César et de Pompée, sur les intérêts du beau-père et du gendre. Mais, du moins, si cette guerre est funeste à la chrétienté, elle doit lui ouvrir les yeux sur l’infaillibilité que les docteurs ultramontains attribuent au pape. Si Innocent XI avait eu cette infaillibilité, qui ne se trouve qu’en Dieu, et nullement dans un homme mortel, pécheur comme un autre, il n’aurait pas fourni de l’argent au prince d’Orange, qu’il devait regarder comme un hérétique, avec qui, par conséquent, il ne devait {p. 157} avoir aucun commerce ; parce que cette divine infaillibilité lui aurait fait connaître qu’il s’en servait pour détrôner son beau-père, prince catholique, s’il en fut jamais. Eh ! Où m’égaré-je ? J’avoue que cette infaillibilitéinfailliblilité : Tome I, p. 109-110
Tome III, p. 35
et cette sainteté attribuées à un mortel, qui trop souvent n’est rien moins que saint et infaillible, me choquent, et que je n’y vois ni rime, ni raison, ni ombre de bon sens.

Nous avons encore appris, que les Hollandais n’ont pas en tout deux cents Européens, sur tous les navires qu’ils ont dans ces mers. Tant mieux : nous en aurons meilleur marché.

Tempora vanescunt, tacilisque senescimus annis

Le temps insensiblement fuit,

Le nombre de nos ans augmente.

Malheureux que je suis ! J’en compte un avec trente,

Sans pouvoir en montrer le fruit.

C’est à pareil jour de Saint-Laurent, dimanche 10 août 1659, que je suis né, et que ma mère, à ce qu’elle m’a {p. 158} dit, souffrit beaucoup, pour rien qui vaille*. J’y étais ; mais j’ai beau rappeler mes idées, je ne m’en souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais valu grand-chose. Cor mundum crea in me Deus, et spiritu principali confirma me etc. sont une bonne partie de mes prières.

Du vendredi 11 août 1690. §

Nous avons remis ce matin à la voile ; et, à midi, nous avons passé à la vue d’un endroit où il y a quatre pagodes, proche l’une de l’autre. Nous avons vu Porte-Nove, où les Portugais ont un fort. Il y avait trois navires, qui ont arboré pavillon danois. Nous avons continué notre chemin, sans leur faire plus au long décliner leur nom. Peut-être, sont-ce des Anglais, ou des Hollandais. Quoi qu’il en soit, il n’y a guère d’apparence qu’ils osassent, à la vue des Portugais, se dire Danois. Outre cela, nous avons ici assez d’ennemis, sans en faire d’autres, de gaîté de cœur ; {p. 159} étant une insulte aux Portugais, de prendre dans leur rade, des gens, qui s’y sont retirés.

Cette terre me paraît parfaitement belle, unie, plate et couverte de verdure. On ne voit de tous côtés que des pagodes, ou temples d’idoles. Ce peuple-ci est bien à plaindre ; et le diable y est bien puissant, puisqu’il se fait adorer en autant d’endroits, au moins, que l’est le vrai Dieu dans le pays où la véritable religion est établie. Nous avons encore mouillé ce soir ; parce que le vent a tout à fait calmé, et que la nuit approche. Nous voyons Pondichéry, et n’en sommes qu’à deux bonnes lieues.

PONDICHÉRY

Du samedi 12 août 1690. §

J’écris, sur les dix heures du matin, pour dire qu’après avoir bien chanté Noël, Noël est enfin venu ; c’est-à-dire que, nous sommes à l’ancre devant Pondichéry. L’endroit me paraît beau ; mais, je n’y vois point de fort. {p. 160} On dit pourtant qu’il y en a un. Quand j’aurai été à terre, je dirai comme il est fait. Car, si j’ai quelque temps à moi, de quoi je ne doute point, j’en lèverai le plan, j’irai voir les pagodes, et j’obéirai à ma curiosité le plus qu’il me sera possible.

On nous a salués de neuf coups de canon, et M. du Quesne a rendu coup pour coup. Nous avons chanté le Te Deum, à l’issue d’une grande messe. Dieu veuille que nous en fassions autant en France, avec autant de joie à notre retour, et en aussi bonne santé que nous sommes tous.

La mer est couverte de nègres, qui pêchent sur des rats-d’eau. Ce ne sont que trois bûches, jointes ensemble avec des cordes. Ils ont apporté des fruits, et apportent le poisson qu’ils prennent, et les matelots paient l’un et l’autre. Le premier, qui est venu à bord, avait amarré son rat à un anneau, et était monté en haut. Soit par la malice de quelqu’un, ou que la corde ne valût rien, elle a cassé, et le rat allait à vau-l’eau. Un Français aurait été déconcerté ; mais le nègre a dans le moment pris son parti. Il s’est jeté à la nage, la pipe allu- {p. 161} mée à la bouche. Il a rejoint son rat, et est revenu, sans que sa pipe fût éteinte. La manière dont il s’y est pris, me fait déjà connaître que ces gens-ci sont, aussi bien que les sauvages du Canada et de l’Acadie, des animaux amphibies, moitié chair, et moitié poisson.

J’irai à terre, sitôt que j’aurai déjeuné. Le Messer Gaster de Rabelais veut être servi et rempli ; et le mien est aussi vide qu’un tambour. Je ne sais quand je reprendrai la plume.

Du jeudi 24 août 1690. §

Je n’ai point écrit depuis le 12 du courant. Parce que j’ai presque toujours resté à terre, ou tellement occupé à bord, que je n’ai pas eu un moment à moi ; mais, à présent que nous sommes sous les voiles, je vais écrire, en un seul article, tout ce qui me paraît de Pondichéry, ayant mes mémoires tout prêts.

Premièrement, cette terre-ci est fort basse : les vaisseaux mouillent à près d’une demi-lieue ; et les chaloupes, ni les canots ne peuvent approcher de terre, qu’à une grande portée de fusil, {p. 162} parce que la mer brise tellement que ce serait vouloir absolument se perdre, que d’en approcher davantage. Les noirs du pays viennent prendre ceux qui y vont, les marchandises, et autres choses, dans de grands bateaux plats, qu’on appelle chelingues, dont les bords sont fort élevés. Ces bateaux sont faits de planches fort minces, non clouées, mais simplement cousues ensemble avec de la corde, sans bitume, goudron, rousine, poix, ni étoupe. Ainsi, l’eau y entre de toutes parts, en si grande quantité qu’on est toujours en risque d’être noyé, et que les marchandises sont toujours mouillées.

Je ne sais pas pourquoi la Compagnie n’y fait pas faire un quai : il épargnerait le coût de ces chelingues, et assurerait la vie et les marchandises ; ces bateaux étant si peu sûrs qu’il faut qu’il y ait toujours deux hommes occupés à jeter l’eau avec des seaux de cuir, un autre au gouvernail, et six à nager, c’est-à-dire à tirer l’aviron : ainsi, neuf hommes dans chacune, dont la dépense serait épargnée. C’est, dit-on, du sable mouvant ; et il est impossible de bâtir sur un fondement si peu solide. {p. 163}

Si licet exemplis, in parvo, grandibus uti*

la digue, que Louis XIII, et le cardinal de Richelieu, firent faire à La Rochelle, subsiste encore. On va dire, sans doute, que l’esprit m’a tourné, de mettre en parallèle la faible puissance d’une compagnie particulière, avec la richesse du plus puissant prince du monde. Ce n’est point mon intention de faire une pareille comparaison : je sais bien qu’elle serait ridicule, par la distance des objets. Je veux simplement dire que la chose n’est point impossible ; et que, très assurément on réussirait, si on l’entreprenait : et, avec la faible connaissance que j’ai des fortifications, et de la géométrie, je me chargerais volontiers de l’exécution, au péril de ma vie.

C’est sur le bord de la mer qu’on met les barriques pour faire de l’eau ; et ce sont des femmes qui les emplissent. Elles vont quérir cette eau à deux puits, qui sont à cent pas, ou environ, du bord de la mer, et l’apportent sur leurs têtes, dans des cruches de terre, à peu près comme {p. 164} les laitières apportent leur lait à Paris. Ces puits ont de tout temps été en usage par tout l’Orient ; et de tout temps aussi, les femmes, et les filles ont eu le soin d’y aller puiser, et d’apporter à leurs maisons l’eau qui leur était nécessaire. Jacob défendit les filles de Laban, qui y étaient occupées. Le Sauveur y convertit la Samaritaine. Cela est trop connu, pour s’y arrêter ; et j’en ai déjà parlé ci-dessus, au sujet de la femme de Moali.

Le fort est bâti à deux cents pas de la mer. Ce n’est qu’un carré barlong, très irrégulier, n’y ayant que trois mauvaises tours rondes ; et qui, par conséquent, n’est point flanqué, que du côté du jardin, où il y a un bastion régulier, ou qu’on a voulu rendre tel, la gorge en étant très mal prise et trop étroite. J’ignore quel est celui qui en a fourni le plan, et le nom de celui qui a conduit la construction ; mais, certainement, ni l’un ni l’autre n’entendait, ni les fortifications, ni l’ingénie. Il n’y a en tout que trente-deux petites pièces de canon, de quatre, de six, et de huit livres de calibre, et ainsi, n’est que de très peu de défense : mais, on dit qu’ils n’ont rien à craindre, ni du {p. 165} côté de la mer, les vaisseaux ne pouvant approcher ; ni du côté de terre, étant sous la protection du Mogol, et de Remraja, roi du pays, qui ont défendu aux Anglais et aux Hollandais de leur faire aucune insulte. Je parlerai de ces princes, et de la guerre qui est entre eux.

Ce fort paraît neuf, et l’est aussi : il est bâti de brique couverte d’une espèce de chaux, infiniment plus belle que celle que nous avons en France, et qui en vieillissant contracte une couleur, et un éclat uniforme qui la ferait prendre pour du marbre blanc ; ce que j’ai connu à des réservoirs, qui sont dans des maisons particulières que des Français habitent. Ce fort n’a en dehors, ni fossé, ni par conséquent aucun glacis. Ce n’est qu’une muraille tombante, sans talus ni cordon ; en un mot, un fort très indigne d’en porter le nom. Le jardin est derrière dans l’Ouest : il est bordé d’un marais et d’un petit ruisseau, courant avec lenteur, qui lui conserve son humidité. C’est proprement un potager, et une gueuserie pour nous.

Le directeur et autres officiers logent dans ce fort, dont tous les bâtiments ne sont pas achevés, particulière- {p. 166} ment l’église des capucins, qui y sont établis, et y font les cures parochiales. Il y a quelques maisons de Français en dehors du fort, assez proprement et commodément bâties, d’un seul étage, toutes enduites de la chaux dont j’ai parlé ; ce qui forme une vue assez agréable.

Les maisons ou cabanes des noirs sont éparses çà et là sans ordre ni alignement, et ne sont faites que de terre détrempée, et soutenue en elle-même par des morceaux de branches d’arbres qui y sont mêlés.

Les Français y sont environ deux cents personnes, compris les officiers et les soldats. Les trois quarts et demi de ceux-ci n’osent retourner en Europe : non, qu’il leur soit défendu de revenir dans leur patrie, mais, c’est que les filles suivantes de Vénus les ont si bien salés et poivrés, qu’ils crèveraient dans les froidures du cap de Bonne-Espérance, s’ils hasardaient de le repasser. Ils ne sont pas difficiles à distinguer. Ils sont si pâles, livides, maigres, et hideux que si je ne les avais pas vus l’épée au côté, je les aurais pris pour de nouveaux Lazares, ou du moins des {p. 167} moines de Notre-Dame de la Trappe. Ils ont si peu de force que d’un souffle de vent on les jetterait à terre. Voilà des gens bien capables de faire résistance aux ennemis ! Ils sont tels pourtant ; et je n’impose pas d’un mot. Il faut que ce mal soit bien cruel, puisque

Intactis vorat ossibus medullas.

Je me ferais eunuquiser plutôt que d’en être frappé. Je ne vaux pourtant pas mieux qu’un autre ; mais, quand j’ai vu ceux-ci, je me suis souvenu de mon Ovide, qui dit si bien,

Exemplo territus ejus

Palmite debueras abstinuisse, Caper.

Autant d’exemples pour moi. Qu’on revoie ce que j’ai dit au premier volume page 111 et suivantes, au sujet des Espagnols et des Portugais.

On fait garde perpétuelle dans ce fort, comme en Europe. Ils devraient y vivre chrétiennement, et surtout chastement, du moins pour leur santé. Ils ont devant les yeux quantité de bons exemples ; y ayant, outre les capucins, {p. 168} des missionnaires et des jésuites, qui y passent très souvent, et un frère cordelier, qui demeure avec les capucins ; en un mot, autant de pasteurs qu’il en faut pour un si petit troupeau. Tous les officiers que j’y ai vus, pourris ou non, me paraissent gens d’esprit, ponctuels, intelligents. C’est dommage des premiers.

C’est d’eux tous que nous avons appris, que ce que le sieur Cordier nous a dit de Siam, et que j’ai rapporté ci-devant, est fauxfaux : p.155 ; que ce bruit avait couru, mais que la vérité est que l’usurpateur Pitrachard est roi absolu ; que le roi de Siam, notre allié, est mort d’un genre de mort inconnu ; que Mr. Constance est mort dans les tourments huit jours après, et qu’on ne sait ce que sa femme et ses enfants, et la princesse de Siam sont devenus ; que les catholiques y sont toujours persécutés, particulièrement les missionnaires, qui sont toujours aux fers, et qui sont exposés à des supplices, que Busiris, ni Phalaris, son ingénieur d’exécrable mémoire, n’auraient jamais inventés ; surtout, un nommé Mr. Poquet, qui est forcé, toutes les nuits, de lécher plus {p. 169} de vingt fois, avec sa langue, les parties d’un infâme bourreau, que la bienséance défend de nommer. Les autres, au nombre de quatorze, ne sont pas plus favorablement traités. Mr. de Lestrille, qui commande l’Oriflamme, en a porté la relation en France. Elle y sera vue avant ce journal-ci : ainsi, je n’en ferai pas un plus ample détail ; mais, je me réserve d’en faire une autre, certain que celle-là ne sera pas sincère, y ayant trop de gens intéressés qui y mettront la main ; qui déguiseront les faits. Les Anglais n’ont pas mieux été traités à Siam que les Français, et ont été comme ceux-ci obligés de tout quitter.

Les seuls jésuites ont été à couvert de la persécution ; et leur fine politique y a si bien réussi, que bien loin d’avoir été vexés en quoi que ce soit, on leur a donné de l’argent pour s’en aller. On s’attend ici que suivant leur coutume de donner des soufflets à la vérité, ils donneront en Europe une histoire de la révolution de Siam, où ils chanteront les lamentations de Jérémie, et canoniseront de leur autorité les pères de leur Société qui y étaient, et les inscriront dans leur martyrologe. Croyez {p. 170} -moi, ne leur offrez point de bougies : la cire et le coton en seraient perdus.

On dit ici assez plaisamment sur cette différence de traitement, que ce nouveau roi de Siam ne connaît guère les gens, de prétendre congédier les missionnaires par les tourments, et les jésuites par de l’argent ; que c’est plutôt les vouloir attirer, puisque chacun trouvera ce qu’il cherche. Encore dit-on, qu’il pourrait réussir à l’égard des jésuites, si l’argent de Siam portait la croix et la faisait sentir, ou qu’il brûlât les mains de ceux qui le touchent : mais il ne représente que des diables sans chaleur ; et c’est justement ce que les jésuites recherchent, et dont ils veulent défaire les idolâtres.

On en fait une infinité de contes de pareille nature, meilleurs dans la conversation que sur le papier. Quoi qu’il en soit, le R. P. Tachard ne veut point demander à Pitrachard la confirmation du caractère d’ambassadeur, dont le feu roi de Siam l’avait revêtu, et son voyage de Siam est fait, et sa légation imparfaite si les choses ne changent de face.

{p. 171} Mr. Charmot revient avec nous : il espère passer à Siam, ou au Tonkin. Il est certain que la douleur d’abandonner de nouveaux convertis lui arrache tous les jours des larmes. Son zèle le portait à s’exposer à tout, pour la foi de Jésus-Christ : l’intérêt de la mission le rappelle en Europe ; et c’est à quoi il obéit.

Je retourne à Pondichéry. Il y a plusieurs Français mariés à des filles portugaises, qui ne sont pas noires, mais métisses ou mulâtres, et dont les enfants sont blonds et d’une peau aussi blanche que les Européens les plus délicats. Il ne me paraît pas qu’il croisse ici rien du tout qu’un peu de riz, et des herbes potagères. C’est l’endroit le plus stérile, et le plus mauvais, de la côte de Coromandel ; et je ne puis comprendre à quel dessein les premiers Français, qui sont venus ici, se sont fixés dans un endroit de si difficile accès du côté de la mer, si ouvert du côté de terre, et si incommode pour la vie. Je l’ai plusieurs fois demandé : on ne me l’a point dit, parce qu’on ne la sait pas ; et je ne puis la deviner.

Ils ont des oies, des canards, et des poules, comme ceux d’Europe : il y en {p. 172} a une espèce de ce dernier genre, dont le sang, les os, la moelle, la chair, et les yeux, sont noirs tout à fait, lorsqu’ils sont crus, et dont la chair redevient assez belle, lorsqu’ils cuisent. Ce sont celles qui sont de meilleur goût : les autres sont insipides, et couriaces.

Leurs canes ou canards sont assez bons et gras ; meilleurs à faire une soupe aux navets, qu’à la broche : ils ne sont pas mauvais en pâte.

Leurs cochons sont petits : on dit que c’est ce qu’ils ont de meilleur et de plus délicat. J’en suis persuadé, puisqu’il est ladre ; et c’est à cause de cela, que je m’en repose sur le goût d’autrui ; ayant naturellement horreur du grain dont ces animaux sont farcis. Ils le sont tous, sans aucune exception. Je n’y en ai point vu d’autres ; il n’y en a point non plus : la preuve est qu’on n’en mange point d’autres chez Mr. Martin, dont la table devrait être préférée.

Le mouton n’y vaut pas le diable ; il n’est pas même fait comme celui d’Europe, si ce n’est par la tête et les pieds. Le corps, au lieu d’une tonsure, est couvert d’un long poil, à peu près comme celui d’un bouc ou d’une chèvre. {p. 173} On en jette la tête, toujours pleine de vers, qui s’engendrent dans la cervelle de l’animal vivant ; la chair en est longue, mollasse, et sans goût.

J’ai vu des bœufs, mais je n’y en ai point mangé, pas même chez le général des Français. Je ne crois pas qu’on en abatte ; ou, du moins, c’est bien rarement. J’y ai vu de fort beaux chevaux, au nombre de quatre : ils appartiennent à la Compagnie. Ils sont aussi fins que les plus beaux chevaux d’Espagne. Je ne les crois pas propres à la fatigue : leurs jambes et leurs gaulis trop menus me le font croire.

J’ai vu des bœufs qui servent à traîner le char ou le carrosse du directeur, et en font l’attelage : ils sont de Surate. Leur hauteur est difficile à croire. Ils ont neuf pieds et demi du rez-de-chaussée à la croupe : leur tête est élevée de onze pieds et demi. Leurs cornes sont larges et plates ; et, pour bride, on leur passe une corde par les narines, et des noirs les gouvernent.

Ces sortes d’attelages sont communs dans les Indes : et quand le directeur, ou le général des Français (Mr. Martin est à présent l’un et l’autre,) va quel- {p. 174} que part en pompe, il s’en sert, et est suivi, outre les Français qui l’accompagnent, d’un nombreux cortège de pions ou valets noirs, qui lui servent d’estafiers ; et quand même il ne sortirait pas du fort, il y a toujours douze ou quinze noirs à sa suite, dont deux tiennent un parasol élevé sitôt qu’il se présente à l’air.

Le directeur seul n’a pas ce train : les autres officiers en ont aussi, à proportion de leur rang. Il y avait table ouverte à la maison de Mr. Martin, ou à la loge de la Compagnie : j’y ai plusieurs fois mangé ; on y est fort proprement servi, en vaisselle d’argent, et en linge bien propre. La frugalité y règne ; et m’étant rendu juif ici, j’aurais fait très mauvaise chère, aussi bien que Mr. de La Chassée, si Landais n’eût point eu de fusil. Nous avions pain, vin, et lard du vaisseau : du reste, il nous a nourris pendant que nous avons été à terre, et faisait notre cuisine chez un Français de confiance.

Le trafic consiste en toiles, poivre, coton, soieries, salpêtre, et autres marchandises, qui viennent de Bengale, où nous allons. Lorsque j’en serai mieux {p. 175} instruit, j’en parlerai plus amplement.

La côte est pleine de poisson, et c’était les jours maigres que je choisissais pour aller manger à la loge, parce qu’on n’y servait point de cochon ladre, ni rien qui en fût lardé.

La terre ne produit point ou peu de bêtes venimeuses ; mais bien des animaux inconnus en Europe. On avait depuis peu de jours apporté au fort un insecte, dont on n’avait jamais vu de pareil. Il était attaché au milieu de la cour en vie, et ne mangeait que du fruit et des herbes. Il avait la tête d’un lézard, et quatre pieds griffés, extrêmement courts. Sa grosseur depuis la tête jusques après ses pattes de derrière, était celle d’une anguille, et amenuisait peu à peu, finissant à la grosseur du petit doigt, terminée comme celle d’une écrevisse. Le corps couvert d’écailles grises, dures, larges de quatre lignes, et longues de huit ; plus faibles, plus petites, et blanches, sous le ventre. Lorsqu’il était ramassé dans lui, il ressemblait pour la figure à un limas cuit hors de sa coque. Sa longueur tout compris était de trois pieds huit pouces ; d’un naturel fort doux, et naturellement as- {p. 176} soupi. Étant le premier qu’on eût vu de cette espèce, on ne lui donnait point de nom.

Après avoir parlé du pays, et de ce qu’il produit, il faut parler de ceux qui l’habitent, et les distinguer en trois classes. La première, des Gentils, qui commandent aux autres : ceux-ci ne sont ni circoncis, ni juifs, ni mahométans ; ils sont idolâtres. La seconde, des Mores, qui sont en même temps mahométans, circoncis, et idolâtres ; ou plutôt qui professent une religion ridicule, à laquelle eux-mêmes n’entendent rien. Il faut parler de tous séparément, et ne pas oublier les Esclaves ou Lascaris, qui forment la troisième classe.

Pour ce qui est des Gentils, on ne fait point d’autre cérémonie, lorsqu’ils sont nés, que de les porter dans une pagode, et de les laver dans de l’eau, telle qu’on la trouve. Pour leurs mariages, les père et mère conduisent chacun de leur côté les prétendus mariés, qui ne se sont jamais vus ; les filles restant toujours renfermées dans le derrière des maisons, ou dans des endroits d’où elles ne peuvent voir, ni être vues, de qui que ce soit de dehors. Ils se {p. 177} touchent dans la main, se donnent mutuellement du riz ; et les parents et amis sont régalés pendant trois jours. Ces parents et amis sont tous de la même famille, qu’ils appellent castes ; ne leur étant pas permis de s’allier dans une autre ; et ainsi, ils sont distingués entre eux par familles, comme les Juifs le sont encore par tribus. Il ne leur est même pas permis de faire d’autre commerce, négoce, ou métier, que celui de leurs pères. Si cela était de même en Europe, et surtout en France, l’exécrable maltôte ne tirerait pas de la charrue une infinité de paltoquets, pour en faire de gros seigneurs ; et nous ne verrions pas tant de gens de qualité

Par un lâche contrat vendre tous leurs aïeux.

Le cours de la vie de ces Gentils est aisé et heureux, ne faisant rien que commander ; et c’est avec eux que les Européens ont leur plus fort commerce. Il y a des banians, ou marchands, tellement riches qu’ils ne renferment ni leur or, ni leur argent : ils le tiennent en monceau et en tas, comme nous le {p. 178} blé ; ne le comptent point, et se contentent de le peser. Qu’on ne croie pas que ceci soit une exagération : c’est une vérité très constante. C’est parmi eux, que se trouvent les neyres ou gentilshommes du pays. Ces gens-là ne travaillent point, ni banians, ni neyres, ni bramènes, dont je parlerai bientôt, parce qu’ils dégénéreraient : ils font seulement travailler les autres ; et c’est ce qui augmente tous les jours leurs trésors, qui d’ailleurs ne sont point altérés par la bonne chère, parce qu’ils croient tous la métempsycose de Pythagore, et croiraient manger l’âme, ou le vêtement de l’âme, de leurs parents ou amis, s’ils mangeaient quelque chose qui eût eu vie. On verra dans la suite le respect que tous ces peuples idolâtres ont pour tous les animaux vivants, et jusqu’où va leur zèle et leur superstition sur ce sujet, qui se répand sur les insectes les plus vils, les plus immondes, et les plus méprisables, dont ils ne tuent aucun, et auxquels ils ont soin d’assurer la subsistance.

C’est cette caste qui fournit de bramènes ou prêtres de leurs idoles. Le démon de l’ambition suit partout sa mê- {p. 179} me politique. Qu’un homme de qualité en Europe ait plusieurs enfants, l’aîné soutient la dignité de la famille : le second est destiné à l’épée, c’est un chevalier de Malte ; et le troisième est monsieur l’abbé. Qu’un banian ici ait plusieurs enfants, l’aîné soutient le négoce et le trafic du père : le second se met parmi les neyres ou gens de guerre ; et un autre se rend bramène, ou prêtre des idoles. Quand tous ces idolâtres meurent, on les brûle. J’ai vu à cinq ou six cents pas du fort un corps brûlé. Il y avait deux pots de terre du côté de la tête, l’un plein de riz cuit, et l’autre d’eau. Je les cassai tous deux ; mais, je ne scandalisai point les idolâtres, puisque nous n’étions que trois Français, dont un était notre conducteur. Ces misérables s’imaginent que les morts y viennent manger et boire, pendant quarante jours ; et c’est pour cela qu’ils y laissent cette provision, et que pendant cet espace de temps, ils y en apportent tous les jours de nouvelle. Le corps était tout à fait consommé : il n’y avait plus qu’un reste du crâne, qui ne l’était pas ; et le feu était dans une fosse {p. 180} d’un bon pied de profondeur.

Je prie le lecteur de remarquer en passant, que ce terme de quarante jours a toujours été consacré aux mânes ou esprits des morts, tant par les juifs que les païens. Il l’est encore parmi nous, malgré le précepte de Jésus-Christ, qui dit, Sinite mortuos sepelire mortuos suos. Nous conservons encore dans les gens de qualité cette cérémonie de l’ancien paganisme des Gaules. Croyons-nous, comme nos ancêtres païens le croyaient, que l’âme séparée de nos corps soit quarante jours errante ? Jésus-Christ nous enseigne que sitôt cette séparation faite, notre âme prend possession d’une éternité heureuse, ou est précipitée dans les enfers. Pourquoi ne pas abolir un pareil abus, dont le commun peuple est revenu ? Je n’entends point, par ce que je dis, parler ni du purgatoire ni des suffrages de l’Église pour les morts : je n’entends parler que de ce qui a du rapport au paganisme, et que l’Église primitive a jugé à propos de tolérer, pour ne pas scandaliser les nouveaux chrétiens qui y étaient accoutumés ; mais qu’on pourrait présentement abolir sans aucun risque.

{p. 181} Pour ce qui est de leurs femmes ou filles, à tous, il est impossible d’en parler avec assurance, parce qu’on ne les voit point ; et toutes les inventions et stratagèmes des Français, pour avoir commerce avec quelqu’une, ont échoué à leur confusion. Les femmes des banians ou marchands, celles des neyres ou gentilshommes, peuvent comme celles des Mores, et des esclaves ou Lascaris, se remarier, ou rester veuves après la mort de leurs maris ; mais cette indulgence ne s’étend point sur les veuves des bramènes.

Que la femme meure la première, le monsieur bramène cherche parti ailleurs, et trouve dans les bras d’une épouse toute neuve de quoi se consoler de la mort de la première. Il n’en est pas ainsi d’elle ; qui, à moins que de vouloir perdre sa réputation, est obligée de se brûler dans le même feu qui consume le cadavre. Je n’ai point vu celui-là ; mais, m’ayant été assuré par plusieurs Français dignes de foi, qui l’ont vu, je ne fais nulle difficulté de le donner pour vrai. Voici la manière dont cela se pratique.

Premièrement, il ne faut pas que la {p. 182} veuve pleure ; car, si elle jetait une larme, elle serait réputée indigne d’aller se rejoindre à un esprit bienheureux. Secondement, il faut que dès le moment de la mort de son mari, elle déclare qu’elle veut se brûler avec lui, et qu’elle en avertisse tel ancien bramène que bon lui semble, qui est celui qu’elle destine à faire la cérémonie. Si elle mettait un intervalle d’un quart d’heure, entre la mort de son mari, et sa déclaration, elle n’y serait plus reçue ; parce que cette déclaration serait regardée comme un fruit de ses réflexions, et non pas comme un effet d’un amour tendre et désintéressé, qui n’a pour objet que ce qu’il aime. Troisièmement, il faut qu’elle persévère ; lui étant toujours permis de se dédire, jusques à ce qu’elle soit liée au cadavre, comme on va voir. Je sais ces trois circonstances pour m’en être informé comme je le dirai par la suite. Pour le reste, je vas rapporter mot pour mot, la relation qui m’en a été faite par deux officiers français qui en ont été spectateurs, aussi bien que ceux qui étaient à leur suite.

Il y a environ quatre mois, m’ont- {p. 183} ils dit, que quatre officiers, que nous étions, arrivâmes dans un village, où nous apprîmes qu’il y avait un bramène mort, qui devait être brûlé le jour même, et que sa femme devait se brûler avec lui. Nous voulûmes en voir la cérémonie ; et voici comme elle se fit. L’on porta le corps dans un champ, à quelque deux cents pas de la maison où il était mort. Il était comme assis dans une chaise : on lui fit faire trois fois le tour d’un foyer ou amas de bois dressé en lit, élevé environ de deux pieds de terre, et d’un pied de profondeur ; on le coucha dessus. Les bramènes firent trois autres tours, en jetant des cris et des hurlements effroyables, et se rangèrent autour du corps à droite et à gauche.

La femme parut ensuite, vêtue de ses plus beaux ornements, pleine de colliers et de bracelets, et enfin parée comme si elle avait été à sa noce. Elle avait le visage riant, la démarche assurée, et rien ne témoignait dans sa personne, que la mort cruelle qu’elle allait souffrir lui fît aucune horreur. Elle était environnée de femmes et de filles et de plusieurs bramènes, qui tous {p. 184} l’exhortaient, et la félicitaient, d’aller se rejoindre à un homme au bonheur duquel elle devait participer. On lui fit faire trois fois le tour du foyer, sur lequel le cadavre était étendu ; on lui demanda autant de fois si elle voulait effectivement être brûlée avec lui. Elle répondit toujours oui, avec beaucoup de résolution. Nous (je fais parler les Français) à qui un pareil spectacle faisait horreur, lui dîmes que si c’était la pauvreté qui la poussait à mourir, nous lui promettions de l’en mettre à couvert, et dans un état à ne rien désirer pour sa vie, et à ne rien craindre pour sa réputation. Nous fîmes enfin notre possible pour lui faire changer de résolution. Véritablement, elle nous faisait pitié : elle était aimable, parfaitement bien faite, et toute jeune, n’ayant au plus que dix-sept à dix-huit ans.

Notre peine fut inutile : elle parut cependant nous en témoigner de la reconnaissance, par des regards gracieux qu’elle jeta sur nous, en nous saluant en riant. Sa constance alla jusques au bout. Elle monta résolument sur le bûcher toute seule, baisa et embrassa {p. 185} le cadavre, se releva, jeta aux femmes et aux filles qui l’avaient accompagnée, ses vêtements, ses colliers, ses bracelets, et enfin tout ce qu’elle avait sur elle, ne se réservant qu’une pagne ou pièce de toile de coton, qui en forme de ceinture la couvrait depuis le dessus des hanches jusqu’aux genoux. Elle s’assit au chevet du mort, et lui mit la tête sur son estomac à elle.

Jusques ici, il lui a été permis de se dédire ; mais, elle ne le peut plus, sitôt que le bramène funeste exécuteur d’une si terrible résolution, qui est monté avec elle sur le bûcher, lui a lié le bras droit avec celui du mort. Ce bramène se retire promptement, et promptement aussi les autres bramènes mettent le feu au bûcher de tous côtés. On y jette du bois, et d’autres matières combustibles : et, pendant ce temps, les bramènes, les femmes, et les assistants font un bruit et des cris de tous les diables ; sans doute pour empêcher de distinguer ceux de la patiente. Mais, ce qu’il y eut d’étonnant dans celle-ci, c’est que quoique le feu fût plus d’un Miserere avant que d’être assez fort pour l’étouffer, et qu’elle restât tout ce temps dans des dou- {p. 186}leurs plus faciles à imaginer qu’à décrire, elle ne donna aucune marque d’impatience, et ne changea point de situation.

Voilà ce qui m’a été bien assuré et certifié : et si on obligeait en Europe les femmes à se brûler après la mort de leurs maris, les morts subites ne seraient pas si fréquentes ; et notre France n’aurait pas produit de mon temps des monstres, tels qu’une Constantin, une Gorgibus, une Voisin, une Philbert, et une infinité d’autres dont la Chambre ardente nous a rendu justice.

Ce que disent plusieurs relations est certainement faux. Leurs auteurs assurent que les hommes mouraient si fréquemment que les empereurs du Mogol ordonnèrent que leurs veuves seraient brûlées dans le même feu ; et cela fondé sur ce qu’ils croyaient que ces hommes avaient été empoisonnés. Cela est absolument faux : en voici une raison qui ne souffre point de contradictoire. C’est que les autres hommes mouraient aussi dru que les bramènes (si je puis me servir de ce terme de dru). Ainsi, cette loi aurait été universelle pour toutes les femmes, de {p. 187} quelque qualité qu’eussent été leurs maris, pendant leurs vies ; et qu’il n’y a que les seules femmes des bramènes qui s’en font une loi et un honneur, non seulement dans l’empire du Mogol, mais dans tous les autres lieux des Indes où les bramènes sont établis, sous quelque domination que ce soit.

Ainsi, ce n’est que par un honneur ridicule, et une vaine ostentation, que ces femmes se font mourir ; mais, la volonté du prince n’a aucune part à leur mort, et il n’y a jamais eu de loi à ce sujet. Leur mort est le fruit d’un zèle mal conduit ; mais cette mort est volontaire, puisqu’il ne dépend que de ces femmes de mourir ou de ne mourir pas. Aussi, ne se brûlent-elles pas toutes : il n’y a que celles qui sont assez bêtes pour croire qu’elles vont jouir, avec un saint, d’un bonheur éternel, après avoir partagé avec lui les peines d’une vie mortelle. Il est cependant bien difficile que ces malheureuses veuves s’en dispensent, étant poussées par une infinité de bigotes (il n’y a point de religion qui n’ait les siennes) et par les fripons de bramènes, dont ces sacrifices volontaires de soi-même relèvent la préten- {p. 188} due sainteté, et flattent l’amour-propre.

Tantum Relligio potuit suadere malorum*…

Que le lecteur accorde, s’il peut, ce brûlement avec la métempsycose dans toutes sortes d’animaux, que les bramènes font profession de croire, et qu’ils enseignent aux autres : pour moi, j’avoue que je n’y comprends rien. J’espère cependant que le lecteur me rendra la justice d’ajouter foi à ce que j’écris lorsqu’il saura par qui j’ai été informé, non seulement de ce que je viens de dire, mais encore d’autre chose bien plus grave et incroyable, qui regarde encore les veuves et les filles de ces bramènes. Je citerai mon auteur, ou plutôt mes auteurs, lorsqu’il en sera temps.

Pour ce qui est des Mores, ils suivent la religion de Mahomet ; et, autant que j’en ai pu savoir, c’est la secte de Hali. Ils retiennent beaucoup de choses des Juifs : ils brûlent les morts comme les idolâtres. Leur religion est tellement confuse qu’ils ne peuvent ni {p. 189} la débrouiller, ni l’expliquer. Le capucin qui est à Pondichéry comme curé m’a dit qu’il y avait apporté toute son application, et que tout ce qu’il avait pu y comprendre était qu’ils ne s’entendaient pas eux-mêmes, et étaient divisés en une infinité d’opinions différentes, dont il avait déjà découvert jusques à soixante-quinze sur la Création, l’état de l’âme après et devant la mort, et l’éternité. Il fait ses remarques : s’il les donne au public, ce sera certainement un présent très curieux ; parce que la vérité et la simplicité en seront les fondements et les ornements. Il croit que ces Mores sont une de ces races vagabondes de juifs, qui se sont dispersés par toute la terre, après la destruction de Jérusalem par Tite. Il croit que leur religion a été insensiblement confondue avec la mahométane et l’idolâtre. Pour moi, je n’en sais rien davantage.

Pour ce qui est des esclaves, leur nom porte leur condition. Il n’y a qui que ce soit au monde plus malheureux et plus misérable qu’eux. Ils obéissent aux autres avec un abaissement et une humiliation qui tient plus du {p. 190}  chien que de l’homme, et qui est inexprimable. Ce sont eux, qu’on nomme ici lascaris. Ils servent de pions ou de valets tant aux Européens qu’aux Gentils et Mores. Pour une roupie, qui vaut vingt-huit sols de notre monnaie, on en a un qui se nourrit, s’entretient, et sert avec une fidélité exacte. Ceux qui travaillent au fort sont payés les uns plus et les autres moins : les plus chers sont à trois doudous. Il y en a qui n’en gagnent qu’un, et le doudou ne vaut qu’un liard de notre monnaie ; et si, avec ce doudou, ou ces trois deniers par jour, il s’entretient, lui, sa femme, et ses enfants. Il est vrai que leur nourriture ne coûte presque rien. Ils font cuire du riz à l’eau ; ils en avalent le cangé, ou le bouillon : voilà leur dîner, et à leur souper ils mangent ce riz qui s’est grossi, et qui en froidissant forme une manière de pain qui est sain et rafraîchissant. Il m’a paru bon, mais je n’en voudrais pas faire ma nourriture ordinaire. Il est très facile de s’imaginer que des gens si frugalement nourris ne peuvent pas être ni forts ni robustes ; aussi ne le sont-ils pas : il en faut quatre, et quelquefois six, pour traîner {p. 191} avec peine un fardeau qu’un Européen seul porte avec facilité. Leurs charges ordinaires n’excèdent pas seize livres pesant. Il faut remarquer aussi que les maux infâmes, dont les trois quarts au moins sont infectés, achèvent de les énerver. Ils sont cependant fort lubriques.

Leurs femmes sont communes à tous les Gentils et Mores ; et c’est dans leur ordre, que se prennent les filles de mauvaise vie. Par toute l’Europe, ce sont ordinairement des femmes qui sont marchandes en gros et en détail de filles faciles. Ici, ce sont les hommes, qui font cet infâme commerce ; et il n’y en a aucun qui, pour une roupie, ne vende sa sœur, sa fille, ou sa femme, qui de leur côté s’abandonnent volontiers aux blancs ou Européens. Qu’on ne s’étonne pas que je parle si savamment et si affirmativement sur ce sujet : qu’on ne fasse point non plus de jugement téméraire ; on aurait certainement tort. J’y ai été, mes yeux ont vu, mes mains ont touché : j’ai satisfait ma curiosité ; et c’est tout. Si je n’avais pas craint les suites, peut-être n’aurais-je pas été si sage. Je le dis naturellement, {p. 192} ce n’a point été la crainte de Dieu, qui m’a retenu ; ç’a été, comme en Espagne, celle des chirurgiens. Belle confession ! Digne pourtant d’absolution, puisqu’elle est également intègre et sincère. On ne peut pas s’imaginer jusques où va ici cette prostitution : la plus âgée de huit, qu’on nous amena à quatre Français que nous étions, n’avait pas douze ans ; et les deux sur lesquelles je mis la main n’en avaient pas dix, et étaient toutes deux imberbes.

Il y a plusieurs Européens qui en entretiennent, lesquelles pour cela ne leur sont guère plus fidèles. La dépense est comme celle des valets ou pions, une roupie par mois en fait l’affaire : et, quand l’amant va voir la nymphe, il faut qu’elle le régale d’une poule au riz ; et, malgré cette dépense, si elle n’a pas une pagne neuve à la fin du mois, il est en droit de lui demander ce qu’elle a fait de son argent. En un mot, ces noirs de l’un et de l’autre sexe sont encore plus malheureux qu’on ne le peut dire ; et ce sont eux, qui véritablement se ressentent de la malédiction que Noé lança sur Cham, l’un de ses enfants, duquel on tient par tradition qu’ils des- {p. 193} cendent. Ils n’ont pour tout vêtement qu’une corde, qui leur ceint le corps au-dessus des hanches, où est attaché un méchant morceau de toile de coton, qui couvre simplement ce que la pudeur veut qu’on cache. Et les filles, que les Européens vont voir, n’ont rien du tout sur le corps, et sont in puris naturalibus, excepté quelques bracelets aux bras, et aux jambes.

La religion de ces esclaves est la même que celle des Gentils, excepté la circoncision, que les esclaves ont prise des Mores, et que les Gentils n’ont pas : ou, plutôt, ces esclaves n’ont aucune religion fixe, et s’accommodent de tout ce qu’ils voient pratiquer par ceux qui leur commandent. Leur mariage se fait de même que celui des Gentils, si ce n’est que les lascaris, après avoir donné du riz à leurs épousées, leur en versent trois fois sur la tête, et en jettent sur le chemin par lequel ils doivent passer, en sortant de la pagode pour retourner chez eux ; mais, tous ensemble, Gentils, Mores, et lascaris, ont cela de commun, qu’ils ne mangent rien qui ait eu vie.

L’adultère est puni de mort parmi {p. 194} les Gentils et les Mores ; mais, on n’en tient aucun compte parmi les noirs. La fornication chez les premiers est suivie du mariage, et passe chez les noirs pour une simple bagatelle. Cependant, l’adultère et la fornication sont très rares chez les Gentils et les Mores : non par la vertu ni par la chasteté de leurs femmes et de leurs filles ; mais par l’étroite clôture où ils ont très grand soin de les retenir.

Une femme, qui après la mort de son mari, Gentil ou More, en prend un autre, passe pour une dénaturée, et se perd de réputation ; mais, elle ne la perd pas, pour avoir un amant. On donne cette apparence de veuvage à la vénération qui est due à la mémoire du défunt, et on accorde le reste aux nécessités de la nature. Ainsi, on voit très peu de secondes noces ; parce que ces femmes, jouissant de la liberté par la mort de leur mari, n’ont garde de se rejeter dans l’esclavage.

Cette coutume n’étend point son indulgence jusques sur les veuves des bramènes, qui le plus souvent sont promises dès l’âge de deux ou trois ans, et dont le mariage se consomme lorsque l’un et  {p. 195} l’autre sont en âge de se joindre : c’est-à-dire, lui à onze ou douze ans, et elle à huit ou neuf ; car, la nature est ici précoce. Que la femme meure devant où après la consommation, le mari cherche parti ailleurs ; je l’ai déjà dit. Si c’est lui qui meurt le premier, et que le mariage ait été consommé, elle est obligée, comme je l’ai dit, de se brûler avec lui : à moins que de vouloir passer pour une infâme, et user le reste de ses jours dans un célibat dont les femmes d’ici s’accommodent encore moins que celles d’ailleurs ; car, tout commerce avec un mâle leur est interdit. Les Européens ne souffrent ces adustions qu’avec peine. On a mis les bramènes sur le pied d’en demander la permission : les Hollandais n’ont jamais voulu l’accorder dans les endroits où ils sont les maîtres ; les autres nations les ont imités, à l’exception des Anglais et des Portugais, qui l’accordent encore quelquefois, où plutôt qui la vendent.

Que si le mariage n’a point été consommé à cause de la jeunesse de l’épouse, elle est encore obligée de vivre dans un perpétuel célibat ; la fréquentation d’un homme, ou d’un garçon, de quel- {p. 196} que âge qu’il puisse être, lui étant absolument défendue. Ordinairement, on la met au rang des filles des bramènes, qui ne sont pas mariées à l’âge de dix-huit ans. C’est ici le comble de l’idolâtrie, et de l’impureté. Préparez-vous à lire quelque chose qui va vous étonner, par l’horreur et l’indignation qu’elle inspirera au lecteur. Il faut, avant que de l’expliquer, parler des pagodes, et des idoles qu’elles renferment : cela donnera une intelligence plus facile de ce que j’ai à dire.

J’avais envie d’en voir une. Je me mis pour cela en chemin avec trois autres Français, dont un, qui nous conduisait, nous trompa, et nous lit inutilement marcher toute la nuit. Quelque raillerie qu’il en ait faite, il devait être aussi las que nous, puisqu’il est boiteux. C’est Monsieur de Saint-Paul de la Héronne, frère de Monsieur de Saint-Paul, contrôleur général de la Monnaie à Paris. La raison qui l’empêcha de nous y conduire, c’est qu’il n’aurait pas eu le crédit de nous y faire entrer ; les idolâtres ne le souffrant point. Celle, qu’il en donne, est que nous n’aurions pas voulu y entrer, par- {p. 197} ce qu’il aurait fallu nous mettre pieds nus ; ce qu’en bons chrétiens nous aurions refusé de faire. J’aurais laissé faire les autres comme ils auraient voulu ; mais, pour moi, ne me piquant pas d’une dévotion scrupuleuse ni superstitieuse, j’aurais, pour satisfaire ma curiosité, ôté, non seulement mes souliers, mais mes habits, et ma chemise aussi. En un mot, j’y serais très volontiers entré

En état de pure nature,

justement comme on peint nos deux premiers parents :

Excepté, qu’au lieu d’une pomme,

J’aurais peut-être pris en main

Ce qui servit au premier homme

À conserver le genre humain ;

et même, par cette démarche, je n’aurais pas prétendu avoir rien fait qui fût contraire à ma religion : et j’aurais, avec plaisir, suivi l’exemple de Messieurs Crusius et Brugman, ambassadeurs de Monsieur le duc de Holstein en Perse, qui ne firent nulle difficulté {p. 198} de se déchausser pour entrer dans le tombeau de Schah Séphi, que la nation persane regarde comme un saint. C’est ce qu’en dit la relation d’Oléarius, secrétaire de cette ambassade.

Quoique je n’aie point eu d’accès dans aucune de ces pagodes, je ne laisserai pas de dire ce qui en est, le tenant de bonne main. Il ne faut faire que la description d’une, pour les connaître toutes ; parce que toutes sont de pareille architecture. Celle qui est à Villenove, est la plus proche du fort, et un grand bâtiment de belles pierres granites, et pourtant bien unies, et bien jointes. Il est fort élevé, bâti en rond, et finit en pointe par le haut, comme un pain de sucre. Elle est décorée, et renferme une idole que ces peuples y adorent. Elle a le corps d’un homme, assis comme les tailleurs sont en France, sur un piédestal qui a environ deux toises en carré. Le corps de l’idole en a environ quatre de haut. Elle a deux bras, et deux mains, la tête d’un éléphant, et sur la poitrine une figure de diable en relief, pareille à celles que les peintres et les sculpteurs représentent, pour faire peur aux femmes, et  {p. 199} aux petits enfants. Elle a à côté d’elle quatre-vingts figures semblables, de la hauteur d’un homme chacune ; et ce sont comme ses garde-corps. C’est devant cette idole que les Gentils et idolâtres se prosternent ; et c’est cette figure que je voudrais bien avoir vue.

La raison que les idolâtres donnent de ce que cette idole-ci a une tête d’éléphant (car, toutes leurs idoles en ont de différentes, les unes d’hommes, et les autres de bêtes), c’est, disent-ils, que Coinda et Mado étant tous deux vivants sur terre, Coinda, revenant de la chasse et rentrant chez lui, trouva Mado aux prises avec sa femme, travaillant à faire un troisième ; sur quoi le dépit lui prit de voir qu’un autre faisait sa besogne : il lui coupa la tête, et alla la jeter dans la rivière. Sa colère étant passée, et sa vengeance assouvie, il revint chez lui, sans montrer de colère à sa femme. Elle le voyant dans un esprit tranquille et rassis, lui remontra qu’il avait tort d’avoir tué un dieu comme lui. Coinda, à cette parole, sortit, et trouva un éléphant, à qui il coupa la tête, et la mit sur le corps de Mado, qui l’a conservée depuis ; la {p. 200} sienne n’ayant pu être retrouvée où Coinda l’avait jetée. Voilà leur croyance sur cette idole, et qui est très sûre, me l’étant fait expliquer, comme j’ai déjà dit que je le dirai dans la suite. C’est le même Coinda, qui a bâti cette pagode à l’honneur de Mado.

Accordez cela, si vous pouvez, avec leur coutume de punir de mort une femme adultère ; et voyez la patience de Coinda, de n’avoir pas puni sa femme, aussi bien que son amant, et sa prompte réconciliation avec elle : car, pour moi, je n’y vois goutte, et je l’avoue. Leur religion est pleine de pareilles sottises, et ils donnent à leurs idoles des histoires toutes différentes. Rendons-leur pourtant justice. Il est très vrai, qu’ils ne regardent point leurs idoles comme un dieu, premier être de tout et que ce sont seulement des hommes d’une vertu éminente, qu’ils prétendent avoir été déifiés par leurs belles actions ; et positivement ce que dit Virgile,

Quos ardens evexit ad Æthera virtus :

de même que les anciens Romains pla- {p. 201} çaient dans le ciel Romulus leur fondateur, et ensuite leurs empereurs. Sur quoi la réflexion de Sévère dans Polyeucte me paraît bien juste :

Nos aïeux, à leur gré, faisaient un dieu d’un homme ;

Et le sang parmi nous conservant leurs erreurs,

Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs.

L’oserais-je dire sans impiété ? Il me paraît que leurs idoles sont parmi eux ce que les saints sont parmi nous. En effet, ne sanctifions-nous pas ceux dont la vie nous paraît avoir été toute sainte ? Le pape ne les met-il pas dans le ciel sur les procès-verbaux de leurs vies, dont bien souvent on ne voit que le dehors ; Dieu s’étant réservé le secret des cœurs ? Ne nous est-il pas ordonné de les révérer comme saints ? Ne les regardons-nous pas comme tels, et ne leur rendons-nous pas un culte tout religieux sur la foi de miracles quelquefois douteux, et souvent mal avérés ? Je n’entre point dans le détail des abus, qui s’y sont glissés, qui ont {p. 202} donné lieu à ce dictum, qu’on dit être de saint Augustin, mais que je n’y ai point trouvé :

Multorum corpora veneramur in terris, quorum animæ cruciantur in infernis.

Les mêmes, que la cour de Rome a canonisés, sont-ils regardés partout comme saints ? Le moine Hildebrand, et Mathilde, comtesse de Toscane, sont reconnus à Rome pour des saints : ils y ont été canonisés, celle-ci sous son nom, et celui-là sous le nom de Grégoire VII ; et l’Allemagne les regarde, lui comme un ambitieux et un fourbe complet, et elle comme sa garce et une putain. Je me contente de poursuivre avec Sévère :

Mais, à parler sans fard de tant d’apothéoses,

L’effet est bien douteux de ces métamorphoses.

Si je n’étais pas né catholique, apostolique, et romain, si je n’étais pas connu pour aussi zélé pour ma religion que je le suis par la grâce de {p. 203} Dieu, on pourrait dire que ceci sent le libertinage, ou du moins le calvinisme ; mais ce n’est qu’une simple comparaison que je fais, sans tirer à d’autre conséquence, que puisque nous, qui sommes éclairés sur la religion et la divinité plus que peuple du monde, reconnaissons dans le ciel des esprits bienheureux qui ont été hommes comme nous, nous ne devons pas nous étonner que des peuples abîmés dans les ténèbres de l’ignorance adorent des figures d’hommes, qu’ils disent avoir été parmi leurs ancêtres d’une vertu toute héroïque. Bien est vrai que parmi nous la moindre faute apparente empêche la canonisation, et que sur ce pied l’adultère de Mado nous ferait détester sa mémoire, surtout mourant flagrante delicto ; mais, ce qui est à présent un crime sans pardon parmi ceux-ci peut n’avoir été parmi leurs ancêtres qu’une simple action blâmable, mais tolérable.

Je viens présentement à ce comble d’impureté et d’idolâtrie, dont j’ai parlé. J’ai dit que les veuves des bramènes dont le mariage n’était point consommé étaient mises au rang de leurs filles, qui à l’âge de dix-huit ans n’é- {p. 204} taient point mariées. Mado, dont je viens de parler au sujet de sa tête d’éléphant, a une représentation de nature d’homme, d’une grosseur et d’une longueur plus qu’humaine : et c’est à cela, que ces malheureuses sont obligées de s’attacher jusques à pollution, et servent ainsi au divertissement de l’idole, que ces idolâtres croient trouver dans l’attouchement de ces femmes un plaisir digne d’un dieu ; et ces véritables victimes du démon sont obligées de s’y joindre, malgré la douleur, que doivent leur causer l’ouverture, la profondeur, et le mouvement de leur corps, l’idole étant immobile tant de fois par jour, par semaine, ou par mois, selon leur âge : et c’est là toute l’occupation de leur vie. Il y a présentement plus de cinquante de ces misérables, dans la seule pagode de Villenove.

Il y a plus, c’est que d’abord que les Gentils ou esclaves sont mariés, avant que de toucher à leurs épousées, ils les obligent d’aller sacrifier leur pucelage à ces idoles : ainsi, aucun n’a celui de sa femme. J’ai lieu de soupçonner qu’en cette occasion c’est un bramène qui prend la place de l’idole : {p. 205} du moins, l’idolâtre que j’interrogeais, et le Portugais mon truchement, rirent de la demande que je fis, si cette nouvelle mariée restait seule avec l’idole. Voilà en partie ce que j’ai appris, et qu’on peut croire, étant vrai, comme on le verra par la suite ; et voici ce que j’ai vu, que je ne sais comment exprimer.

C’est qu’au coin d’un étang, qui n’est pas à deux portées de canon du fort, il y a entre plusieurs arbres un morceau de bois élevé de huit pouces, qui représente au naturel la racine du genre humain. Il est posé sur un cube de deux pieds de hauteur, et s’en enlève avec la main ; et, puisqu’il faut le dire, c’est ce que les libertins nomment godemichi. Il est nu, et non pas couvert de satin ni d’autre chose douce à la friction, comme on dit que sont ceux dont se servent les filles et veuves chastes à contrecœur, et surtout les religieuses. Celui-ci est de bois, et rien dessus. Il est enchaîné à son cube, et est posé sur ses testicules, qui lui servent de base. C’est à ce Priape, que ces peuples obligent leurs femmes qui sont stériles de se frotter certain endroit du corps, que je ne nomme pas, parce qu’on le comprend assez ; par- {p. 206} ce que, disent-ils, cela les rend fécondes. Nos Européennes ont plus d’esprit : l’original vaut toujours mieux que la copie.

Ce ne sont point les femmes seules, qui vont rendre hommage à cette copie ; on y mène les bestiaux, pour les faire multiplier. J’ai vu ce digne instrument : j’aurais bien voulu aussi voir quelque femme le mettre en œuvre ; je suis persuadé que les figures de l’Arétin n’ont rien de plus infâme.

Je me serais bien dispensé d’écrire toutes ces saletés, qui me font horreur à moi-même ; mais j’ai résolu d’écrire tout ce que j’apprendrais de certain. Si on dit qu’on n’a jamais entendu parler de choses si étonnantes, je répondrai ce qu’on m’a répondu, qui est que cela ne paraissant pas vraisemblable, personne ne s’est donné la peine de l’écrire, crainte de passer pour imposteur. Mais nous, qui nous plaignons de n’avoir des pays étrangers que des relations mensongères ou imparfaites, savons-nous ce qui se passe sous nos yeux ? Savons-nous que ces peuples, dont nous nous moquons avec justice, auraient raison de se moquer de nous, s’ils savaient ce que cette bizarre superstition fait chez nous ? Je {p. 207} suis certain que le lecteur ne prévoit point où j’en veux venir. Le voici : et si on en doute, on peut s’en éclaircir ; il n’y a pas si loin à Nantes en Bretagne.

Il y avait aux Cordeliers, entre plusieurs autres saints de bois et de pierre,  un saint René de pierre, que les femmes allaient réclamer pour devenir grosses. Leur zèle de fécondité les porta jusques à se figurer que leurs prières seraient plus efficacement exaucées, si elles pouvaient manger ou avaler quelque morceau du saint. Il était trop dur pour leurs dents : elles se retranchèrent à le gratter, et à en avaler la poudre dans du vin blanc. Cela dura très longtemps, et jusques à ce que M. de La Beaume Le Blanc, oncle de Mademoiselle de La Vallière, évêque de Nantes, fît ôter le bon saint du couvent, au très grand regret et préjudice des bons pères, qui commençaient à le vendre en détail. On m’a dit celui-là ; et j’ai vu le saint aux Chartreux de Nantes. Il n’a rien qui sente le mâle, que la barbe : le bas du ventre est tout mangé, et bien plat. Le voit qui veut ; mais une grille de fer bien serrée, et éloignée du saint, le met à couvert des ongles du beau sexe. Quel est le Ca- {p. 208} ton, qui ne rirait p as d’une pareille impertinence ? Que le lecteur en fasse l’application. Testificata loquor.

Il faut absolument que ces peuples aient eu autrefois quelque teinture du christianisme, et de la naissance de Jésus-Christ ; et c’est sans doute saint Thomas l’apôtre, qui est venu, et qui est mort dans les Indes. Ils tiennent par tradition qu’il est enterré dans un endroit qui s’appelle encore aujourd’hui Saint-Thomé, à huit lieues de Pondichéry, sur la côte, dans le Nord-Nord-Est. Cet apôtre leur avait donné connaissance du Messie, en y prêchant l’Évangile, ou plutôt les vérités évangéliques ; car, l’Évangile n’était point encore écrit lorsqu’il partit pour sa mission ; et les quatre évangélistes n’ont même écrit que longtemps depuis. Quoi qu’il en soit, il ne leur reste plus qu’une idée très confuse des prédications de cet apôtre. Je fonde cela sur ce que vers Surate, côte de Malabar, ils adorent une autre idole, sous le nom de Cita-Maria, qui tient un enfant dans ses bras, qu’ils nomment Christon. Il faut noter que ce mot de Cita, dans leur idiome, signifie une pucelle. Voici ce qu’ils en disent. {p. 209} Que Cita-Maria accoucha d’un enfant, qu’on disait devoir être Roi des Rois. Que les rois en prirent l’alarme ; qu’ils firent mourir beaucoup d’enfants ; et que, pour sauver le sien, Cita-Maria fut obligée de sortir de son pays, et de l’emporter. La conformité des noms et des circonstances m’oblige de reconnaître dans cette Cita-Maria la Sainte Vierge, et sa fuite en Égypte, pour sauver Jésus-Christ du massacre des Innocents par Hérode, ainsi que l’Ange l’avait ordonné à saint Joseph. J’aurais bien voulu en savoir davantage ; mais le noir que je faisais interroger par un Portugais, qui m’expliquait tout en latin, n’en savait pas plus ; n’étant pas de cette côte de Malabar, mais de celle de Coromandel, où nous sommes : et comme c’est le même qui m’a instruit de l’histoire de Mado et de Coinda, des bramènes, de leurs veuves, tant femmes que pucelles, de leurs filles non mariées, et du reste, je ne fais aucune difficulté de croire son rapport en ses réponses, parce qu’étant idolâtre lui-même, il doit être instruit de l’idolâtrie. Quoi qu’il en soit, je ne regrette, ni le temps, ni l’argent qu’il m’en a coûté. {p. 210} Ne puis-je pas dire, au sujet de cette idole qui tient un enfant, que ces peuples ne seraient pas difficiles à convertir, si l’objet de leur culte était bien expliqué ?tome III p.49 Au reste, on peut dire

Sunt Indi qui Varia colunt et corde sinistro

Religiosa sibi sculpunt simulacra, suumque

Factorem fugiunt, et quae fecere verentur.

Ces gens sont adonnés à leurs superstitions. L’idolâtrie n’a jamais été sans de prétendus sorciers. Ce sont ici des scélérats de bramènes qui abusent de leur faiblesse, et à qui le démon, par la permission de Dieu, donne le pouvoir de faire des choses surnaturelles. Voici ce que deux Français ont vu à Pondichéry.

Il y avait fort longtemps qu’il n’avait plu : les Mores et les Gentils avaient besoin d’eau, pour leur riz et leurs légumes. Les bramènes les firent assembler. Messieurs Chalandra, garde-magasin, et du Sault, capitaine d’infanterie, de qui je tiens ceci, s’y trouvèrent par hasard. Leur présence n’empêcha point les bramènes de poursuivre leur cérémonie. Ils prirent un poulet noir en {p. 211} vie, de ceux dont j’ai parlé, qui ont les yeux, le sang, la chair, et le reste comme encre. Ils arrachèrent la tête du corps, jetèrent le corps, et mirent la tête sur une pierre au pied d’un arbre. Ils se prosternèrent tous devant cette tête ; et, après une demi-heure de prières, de supplications, ou d’imprécations, pour lui demander de la pluie, ils la prièrent de leur faire signe qu’elle leur en enverrait. La tête remua trois fois, fit trois tours, et trois bonds ou sauts ; et le lendemain, il plut avec abondance. Il serait ridicule de me dire que c’étaient les esprits vitaux qui se dissipaient : un si long espace de temps devait les avoir assoupis ; et pour moi, je n’en puis rien dire, sinon que le diable s’en mêlait, ou que du moins la démonomachie y avait part.

Généralement parlant, tous les peuples de l’Orient sont très charitables ; et, sur cet article, font honte aux chrétiens. Ils entretiennent sur les chemins des hôpitaux, qu’ils appellent chandri, où les passants, pèlerins originaires ou étrangers, trouvent indifféremment ce qui leur est nécessaire, suivant l’esprit des fondateurs : c’est- {p. 212} à-dire qu’il y en a qui donnent du riz, d’autres du bois, d’autres de l’eau, d’autres des poules, d’autres des œufs, et d’autres le couvert, et les pots et plats nécessaires ; et que, dans tous ces chandri, qui, à proprement parler, n’en font qu’un, n’étant qu’un même bâtiment, la provision est bientôt faite, tant pour les hommes que pour les bêtes, qui y trouvent aussi leur subsistance, et le couvert.

Ce ne sont pas les hommes seuls qui profitent de la charité de ces peuples. Les insectes les plus immondes s’en ressentent aussi. Ceci va encore être traité de vision, quoique ce soit une vérité très constante. Il n’y a point d’homme, si propre soit-il, qui ne trouve sur lui quelquefois de la vermine : on la tue partout ; mais ici, on ne tue rien, crainte de tuer l’âme de père, mère, ou autre. Ils ont sur eux des boîtes faites exprès, où ils renferment toute cette vermine, et le deuxième jour au plus tard, ils la portent dans une espèce de grange fort basse ; et, par des trous qui sont en haut, et qui se bouchent par de petites planches qui servent de chute, ils y vident ce qu’ils {p. 213} ont renfermé dans leurs boîtes. Ces animaux sont encore vivants: ils leur assurent leur subsistance par l’exposition d’un lascari, qui se fait lui-même un point de religion, et de dévotion, de s’en laisser dévorer. Il entre le soir par un trou : il y passe la nuit ; et il en sort le matin, grossi, bouffi, ne voyant goutte, n’entendant rien, et ne pouvant se soutenir, en un mot, sans figure humaine : et, comme il reste quelquefois plus d’un mois sans pouvoir travailler, on lui donne une roupie pour récompenser sa charité. La curiosité m’a poussé à en aller voir un, qui avait été dans ce gouffre, il y avait seize jours. Je sortis bien vite de sa cabane : je ne crois pas que le diable d’enfer soit plus hideux. Qu’est-ce que c’est donc que l’esprit de l’homme ? N’est-il pas plus abject que celui d’une bête, quand il n’a que lui-même pour guide ? Que n’a-t-il point déifié ? Les Égyptiens ont adoré jusques à leurs légumes. Le vers railleur de Juvénal convient ici :

O sanctas gentes, quibus haec nascuntur in hortis

Numina !

{p. 214} Les noirs, ou esclaves, qui travaillent, ne sont pas fort industrieux, ni inventifs ; mais, ils imitent fort bien. Ils sont adroits, surtout en couture, et font des habits aussi justes pour la personne que le plus habile tailleur de la cour. La France est pleine de leurs toiles et de leurs étoffes ; nos tisserands, et nos ferrandiniers, ne réussissent pas mieux. Ils font tout, jusques aux ouvrages les plus délicats. J’ai une garniture de boutons de filigrane d’argent de leur façon, que nos meilleurs orfèvres n’imiteraient qu’avec peine. Il y a huit douzaines de boutons, tant gros que petits, et tout pour le prix et somme de vingt-huit sols, ou une roupie, de façon ; et j’ai vu, entre les mains de M. de Saint-Paul, un vase, ou boîte, de pareil filigrane, qu’il destine pour présent, qui est le mieux et le plus délicatement travaillé que j’ai vu de ma vie, et si j’en ai vu de très beaux.

Ce pays-ci appartenait autrefois au Mogol, et a été usurpé sur lui, par un de ses généraux, nommé Sombagi, ou Sévahi, dont le fils règne à présent, mais dont l’autorité est chancelante, à cause de sa jeunesse, et qu’il ne descend {p. 215} point d’une longue suite de rois, tant l’Antiquité est partout respectée. On m’a promis de me faire, au retour de notre hivernement, une relation de la guerre qui dure encore entre le Mogol et Remraja : celui-ci, pour conserver les conquêtes de son père ; et l’autre, pour l’en chasser. Je dirai à notre retour ce qui en sera.

Les princes de ces pays obligent assez souvent les Européens à faire des dépenses aussi fortes que ridicules ; mais, dont ils ne peuvent se dispenser, quand ce ne serait que l’honneur de la nation qui les y engage. M. de Saint-Paul, l’un des principaux officiers de la Compagnie, m’a dit que son devoir, et l’intérêt du commerce, l’ayant obligé d’aller à la cour du roi de Golconde, il y était arrivé, dans le temps qu’il y était, deux agents ou facteurs des compagnies anglaise et hollandaise : que ce prince leur avait donné à dîner, à sa table, où lui-même fut convié : qu’à la fin du repas, ce roi les avait piqués d’honneur sur les richesses de l’une et l’autre nation, et leur avait enfin dit, qu’il en jugerait par un achat qu’il voulait leur faire faire, et voir ce- {p. 216}lui qui y mettrait le plus d’argent. Sur quoi, il avait fait entrer une fille, fort jeune, blanche, et parfaitement belle ; et leur avait déclaré que la marchandise, qu’il voulait leur faire acheter, était le pucelage de l’aimable enfant qu’ils voyaient.

L’endroit était tentatif : il fallait s’en tirer. L’Anglais offrit mille écus, le Hollandais deux mille ; et ils se piquèrent si bien l’un l’autre, que le pucelage fut vendu à l’encan sept mille écus. Le Hollandais demeura adjudicataire, l’Anglais ayant quitté la partie ; mais le Hollandais, sage et prudent, craignant d’être blâmé de ses maîtres, si son plaisir leur coûtait si cher, se contenta de donner l’argent : et, comme le pucelage en question était à lui, l’ayant payé tout ce qu’il pouvait valoir, il remit la belle entre les mains d’un commis qu’il avait avec lui. Le commis ne fut pas scrupuleux, et la charmante gagna au change, étant un égrillard de vingt-trois à vingt-quatre ans, au lieu que le facteur en avait plus de cinquante. Ce commis avait raison de profiter de l’aventure : elle est rare, et je trouve que c’est pure sottise de la laisser échapper, {p. 217} lorsqu’elle se présente de si bonne grâce, et sans risque, avec une jeune Persane telle qu’était celle-ci. Ceci est un peu d’un roi barbare. Ce sont cependant des fossés qu’il faut sauter de bonne grâce, quand on a le malheur de les trouver sur son chemin.

J’ai écrit ceci pour faire connaître le génie des nations orientales, et de leurs rois, qui ne se font pas une affaire de passer pour accoupleurs. On m’a dit, et même fortement assuré, qu’à cinq ou six lieues de la mer, en dedans des terres, les Mores et Gentils sont aussi blancs que les Européens, et que j’en trouverais à Bengale. Je suis déjà certain, par mes yeux, que ceux qu’on appelle lascaris ou esclaves, qui sont à Pondichéry, sont noirs comme noir à noircir, tel qu’est le noir de fumée ; et que les Mores et Gentils sont seulement fort basanés, mais ont les traits réguliers, et les yeux bien fendus, plusieurs même ont le nez aquilin ; et que les lascaris ont tous les lèvres grosses, le nez plat et camus, les yeux ronds, et le front petit, étroit, rond, et avancé. Ainsi, le lecteur peut voir que quand on dit un More, on n’entend pas abso- {p. 218} lument un homme de couleur noire, ni un nègre de Guinée, tel qu’un Éthiopien ni un Cafre.

Voilà tout ce que je sais, et que j’ai appris des Indes à Pondichéry. À nouvelle connaissance, nouvelle écriture. Nous avons remis à la voile sur le midi, par un petit vent de Sud, qui est bon. On m’a dit ce matin, en déjeunant au fort, que nous allons à Madras, trouver des Hollandais qui y sont, et que nous y tirerons du canon, sous les auspices de saint Louis, et du Roi, dont c’est demain la fête. Dieu le veuille, pourvu que ce soit ad majorem gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram.

Du vendredi 25 août 1690. §

L’on nous dit hier, que nous tirerions du canon aujourd’hui : on ne m’a pas trompé. Nous sommes arrivés à la vue de Madras, dès le matin ; mais, le vent étant extrêmement faible, nous n’avons pu en approcher que sur le midi. Nous y avons compté quatorze navires, tant gros que petits, dont cinq anglais, et neuf hollandais, tous mouillés sous le {p. 219} canon de la forteresse, qui est la plus belle et la plus forte que les Anglais aient aux Indes. Elle a six-vingts pièces de canon, de trente-six et quarante-huit livres de balle ; ce que nous avons connu par la suite. La forteresse est un heptagone régulier, qui commande de face et de revers, la mer, le canal pour entrer au mouillage, ce mouillage ou havre, et la terre : et, n’y ayant que douze lieues de cet endroit à Pondichéry, on sait de certitude qu’il y a huit cents hommes de garnison. On appelle cela assurer son commerce : c’est qu’ils l’entendent, et que la France ne veut pas s’en donner la peine.

M. du Quesne, les voyant si avantageusement postés, a mis pavillon de Conseil. Il y a proposé que, si nous allions attaquer ces vaisseaux par le petit vent de Sud qu’il faisait, nous nous mettrions en proie au feu du fort, qui nous incommoderait beaucoup : outre que nous ne pourrions prendre ces navires, que par leur travers ; et qu’étant aussi grands que nous, et en plus grand nombre, ils nous donneraient autant de peine, que nous à eux, sans compter le feu de la forteresse : et que, pour obvier {p. 220} à tout cela, son sentiment était d’attendre le vent de mer, qui nous serait favorable, pour les prendre par leur derrière ; qu’ainsi, ils ne pourraient pas faire feu sur nous, ou que s’ils voulaient en faire, ils seraient obligés de couper leurs câbles et de mettre à la voile ; qu’en ce cas, le vent les chasserait à terre, où ils échoueraient, et où on pourrait les brûler ; et qu’ils s’incommoderaient l’un l’autre par la quantité qu’ils étaient ; et qu’ainsi, c’était un coup sûr de les couler à fond sur les ancres par un vent de mer, ou de les faire échouer sous les voiles, et y mettre le feu, et de prendre ceux qui voudraient gagner le large.

Il n’y avait rien de si sage et de si prudent, que cet avis ; et si on l’avait suivi, il est certain que ces navires étaient perdus : pour les ennemis : mais, la bravoure des Français, jointe à leur impétuosité naturelle, les empêchera toujours de profiter de leur avantage. Un capitaine, c’est M. le chevalier d’Aire, à qui les mains démangeaient, et qui aurait déjà voulu être aux coups, a opiné autrement, et a dit qu’en attendant ce {p. 221} vent de mer, nous leur donnerions le temps de se touer et de se mettre en état de nous recevoir également de tous côtés ; que ces navires, n’étant que vaisseaux marchands, n’avaient que peu de canons, et peu d’hommes d’équipage, ainsi que nous l’avaient dit les Hollandais que nous avions ; que par conséquent, le nombre, non plus que la grosseur de ces navires, n’était pas considérable ; qu’à l’égard du feu de la forteresse, nous serions si peu de temps à nous approcher de ces navires, qu’il ne pourrait pas nous faire grand tort sur la route ; et que quand nous serions aux prises avec eux, il ne pourrait nous en faire aucun, lui étant impossible de pointer son canon la gueule en bas ; et qu’enfin, si on ne voulait pas y aller en corps, il offrait d’y aller seul, qu’il avait vu d’autres périls en sa vie, et que celui-là ne l’épouvantait pas.

Ni moi non plus, a repris Monsieur du Quesne, en se levant : je ne crains pas plus pour ma peau qu’un autre. Allons, au nom de Dieu, et de saint Louis, a-t-il poursuivi : mon sentiment me paraissait le plus sage ; mais, le vôtre est le plus brave : suivons-le. Et, là-dessus, il {p. 222} a été résolu, que nous irions à eux à l’issue du dîner, et que le Lion et le Dragon iraient les premiers pour attacher la partie. La résolution était française, pour ne la pas baptiser autrement. Voici comme nous en sommes sortis.

Le Dragon a été le premier, le plus proche de terre qu’il a pu ; le Lion l’a suivi, un peu plus au large ; et, pendant qu’ils ont été sous les voiles, on leur a tiré du fort quantité de volées, dont les boulets portaient plus loin que nous, et ne les touchaient pas, parce que les navires étant dans un perpétuel mouvement, les canons ne pouvaient pas être braqués assez juste, par des gens qui nous ont paru n’être rien moins que bons canonniers. Ces deux navires n’ont point tiré sur les ennemis, qu’ils n’en aient été fort proche, et mouillés. L’Écueil allait cependant à petites voiles ; et la première chose qu’a faite le commandeur a été de défendre à nos canonniers de faire aucun feu sur les ennemis, que nous n’en fussions tout proche, et à demi-portée, pour ne perdre pas un coup.

C’est une maxime ordinaire, de faire {p. 223} feu sur les plus gros vaisseaux, afin d’en venir à bout les premiers ; parce qu’après cela on a bon marché des autres. Le fort, ni les vaisseaux, ne l’ont point oubliée. Nous avons essuyé tout leur feu, sitôt que l’Écueil a été à leur portée. Nous sommes restés pacifiques, tant que nous avons été sur les voiles ; mais, sitôt que nous avons été sur une ancre, nous les avons chauffés le mieux que nous avons pu. Le Florissant nous a suivis, et pendant quelque temps s’est assez bien battu : le Gaillard est venu ensuite, et l’Oiseau a tenu la queue. Nous sommes restés ainsi une heure et un quart à nous canonner très vivement ; et, comme nous nous sommes aperçus que le courant nous avait jetés sur le Lion, et que nous le prenions par son derrière, nous avons filé de notre grélin, afin qu’il ne servît point de plastron aux ennemis, et qu’il n’empêchât pas notre feu ; et, dans le même moment, le Florissant a fait une manœuvre toute contraire. Il s’est halé sur son câble, de sorte qu’il nous a pris tout à fait par notre travers, et nous a mis justement entre lui, et les ennemis ; ainsi, nous le couvrions : et,  {p. 224} malgré cela, tirant sur les ennemis à coup perdu, et par nos entre-mâts, il nous a beaucoup incommodés, surtout dans nos manœuvres courantes ; de sorte que nous avons été obligés de lui crier de ne tirer plus. Il s’est remis le mieux qu’il a pu, mais non dans son vrai rang ; car, il ne l’a point du tout observé. Nous avons été ainsi entre le Florissant et les ennemis environ une heure, et en sommes encore bien restés deux autres à nous canonner. Ils avaient sept gros vaisseaux, et un autre plus petit, qui faisaient un feu tout extraordinaire ; en sorte qu’un coup n’attendait pas l’autre, particulièrement l’Amiral hollandais, qui semblait en feu, tant son canon était bien servi.

Pendant que nous étions dans le plus grand feu, M. du Quesne a fait signal au brûlot d’aller s’attacher à cet Amiral hollandais. C’était le même petit bâtiment, que nous avions pris le six du courant, et qui avait été accommodé en brûlot à Pondichéry. M. d’Auberville, lieutenant de M. du Quesne, le commandait, et vient de faire une action aussi intrépide qu’on puisse en faire à la mer. Il a avancé au signal ; et, {p. 225} malgré les coups de canon qui lui ont été lâchés sur sa route, il a abordé le hollandais, et n’a point mis le feu à son brûlot, qu’il n’ait été bord à bord. C’est l’ordinaire de tirer sur un brûlot, sitôt qu’on le voit avancer, préférablement aux autres navires, afin de le couler à fond, avant qu’il puisse faire son effet : ainsi, on faisait feu sur lui de tous les côtés. Mais, cela ne l’a point empêché d’aborder l’ennemi ; et le brûlot aurait assurément brûlé le hollandais, si les grappins qu’il avait au bout de ses vergues eussent été des grappins d’abordage, qui auraient eu de la tenue : mais, ce n’étaient que des simples cercles de fer de barriques, qu’on avait ajustés ensemble le mieux qu’on avait pu. Ils ont largué, et le brûlot a été inutilement consumé. Il serait à souhaiter pour M. d’Auberville d’avoir fait cette belle action à la vue d’une armée royale : elle serait bientôt récompensée. Tout le monde ici l’a admirée ; et M. du Quesne est bon pour en porter témoignage, et lui procurer la justice qui lui est due.

Après quatre heures et plus de combat, M. du Quesne, voyant qu’il n’y a- {p. 226} vait rien à gagner avec ces gens-ci, qui nous rendaient pois pour pois, et même avec usure, a fait signal de cesser le combat, et de se retirer ; et en même temps s’est retiré lui-même. Nous étions tellement acharnés, que nous ne nous sommes aperçus de ce signal que lorsqu’il a été sous les voiles, et même assez éloigné. Nous l’avons suivi ; le Florissant a fait dans le même moment la même chose : le Lion, et le Dragon, sont venus ensuite, et l’Oiseau a quitté la partie le dernier. Les ennemis nous ont reconduits tant qu’ils ont pu ; et, sitôt que nous avons été hors de la portée de leur canon, ils ont tous mis à la voile. Je croyais qu’à leur tour ils venaient nous trouver : je me trompais ; ils se sont seulement retirés plus proche de terre qu’ils n’étaient, et se sont mis encore plus qu’ils n’étaient à couvert sous le feu de leur forteresse. Nous sommes mouillés à un quart de lieue d’eux, chacun sous son pavillon.

Voilà le combat que nous venons de rendre, dont certainement tout l’avantage nous serait resté, si l’intention de M. du Quesne avait été suivie. Nous avons pourtant battu les ennemis : preu- {p. 227} ve de cela, c’est la retraite qu’ils ont faite sous le canon de leur fort, crainte que nous ne retournions les visiter. Tout le monde dit qu’on ne s’est jamais si opiniâtrement battu.

Nous étions trop éloignés l’un de l’autre, pour en venir à la mousqueterie : ainsi, j’étais simple spectateur ; et, n’étant occupé en rien, cette inutilité m’a donné le temps de regarder le péril dans toute son étendue. J’étais bien sur la dunette ; mais, je ne m’en cache pas, les boulets passaient si fréquemment au-dessus de ma tête, et à côté de moi, que je me suis recommandé à Dieu d’aussi bon cœur que j’aie fait de ma vie. Cependant, je puis dire que la peur que j’avais a été celle d’un honnête homme, et d’un bon chrétien qui ne regarde point la mort avec brutalité. Cette peur n’a été connue qu’à moi ; et je n’en ai changé, ni de couleur, ni de place : dont bien m’a pris ; car, l’endroit de la dunette, où j’étais, a presque été le seul qui n’a point été incommodé. Elle ne m’a pas même fait perdre, ni l’appétit, ni la soif ; puisque j’ai bu quatre coups pendant le combat, et que ç’a été pendant le plus grand feu que le {p. 228} commandeur a été blessé d’un éclat à la joue et à l’épaule droite, dans le temps que je lui donnais un verre de vin et d’eau. Je rappellerai bientôt cet endroit-ci. Je suis persuadé que qui que ce soit au monde ne pourrait se voir dans une pareille occasion, sans songer qu’il est mortel ; et que tout ce que la plus belle générosité puisse faire, dans de pareils moments, est de cacher aux yeux des autres ce que le cœur en pense : surtout, après avoir vu devant soi ce qu’on va lire, et que j’ai promis de rappeler.

Nous avions entre nos matelots un nommé Jacques Le Roux : il était un de ceux qui servaient le canon sur la dunette avec les pilotes. Je ne buvais point que le commandeur ne bût aussi. Dans le temps que je lui en avais versé, et que j’attendais qu’il eût bu pour reprendre le verre qu’il portait à sa bouche, est venu tout d’un coup un boulet, qui n’a fait qu’un article de la tête de Jacques Le Roux, et n’a laissé que le tronc, qui est tombé sur ma jambe gauche. Le sang et la cervelle se sont répandus de tous côtés : le visage de Mr. de Porrières en a été couvert. Dans l’in- {p. 229} stant que je reprenais le verre de sa main, pour le jeter à la mer suivant ses ordres, il s’est senti frappé à la joue et à l’épaule, par un éclat de la lisse ; et le boulet, qui venait de briser cette lisse, est passé entre lui et moi à la hauteur de l’estomac, sans nous faire d’autre mal. Pendant qu’il s’essuyait, j’ai été chercher un autre verre : je l’ai rincé, et il a bu, et moi après lui ; et m’a dit que celui-là avait passé bien près. Le salpêtre échauffe et altère d’une si grande force qu’on voudrait toujours boire. Nos verres tiennent plus de chopine, mesure de Paris ; et nous les vidions à rasade. La peur, comme on voit, ne m’avait pas démonté ; et la manière dont j’écris, et mon style, ne témoignent pas, je crois, que la passion m’ait beaucoup préoccupé. Il n’y a pourtant pas deux heures que nous sommes hors du feu.

J’ai vu dans ce combat, non seulement une fois, mais plusieurs, une chose dont j’ai une infinité de fois entendu soutenir le contraire. On dit qu’avant que le coup de canon éclate, le boulet est rendu où la violence de la poudre le chasse. Cela est très faux. {p. 230} J’ai vu des balles passer au-dessus de ma tête, dont il y a eu une qui a frisé mon chapeau, et emporté un peu de la forme et du bord, et dont le coup avait éclaté avant qu’elles fussent à nous ; et j’ai fait cette observation, dans le temps qu’il n’y avait que la forteresse qui tirât sur nous, parce que nous étions encore trop éloignés des ennemis pour que les canons des vaisseaux pussent porter jusques à nous ; au lieu que ceux de la forteresse, qui sont canons de chasse, portaient beaucoup plus loin.

Mr. de Porrières est, comme j’ai dit, blessé à la joue et à l’épaule, mais légèrement : nous n’avons eu que trois matelots tués. L’un nommé Jacques Le Roux, qui a eu la tête emportée, je l’ai dit ; Olivier Le Quartier, qui a eu un boulet dans l’estomac ; et Pierre Roué, qui a été tué d’un éclat qui lui a coupé le ventre, et du boulet qui lui a brisé la cuisse. C’était une horreur de voir les entrailles sortir de ces deux corps. Nous avons trente-deux blessés de ces éclats ; mais, grâce à Dieu, légèrement. Mr. le chevalier d’Aire a eu un coup bien favorable. Un boulet a donné dans la manche droite de son {p. 231} justaucorps ; il étendait le bras pour donner quelque ordre : sa manche a été crevée, la violence du coup l’a jeté à bas, et il en a été quitte pour se relever.

Notre navire nous fait pitié : toutes nos manœuvres courantes sont coupées, nos haubans s’en ressentent, les galhaubans presque détachés, nos voiles et nos pavillons percés comme des cribles, et le pis de tout c’est notre mâture hachée. Nous avons quarante coups portant dans le corps du vaisseau et la mâture, sans ceux qui donnent dans les cordages, les pavillons, et les voiles ; mais, nous n’en avons aucun à l’eau, ni au-dessous de la préceinte. Mr. d’Auberville a eu la main brûlée dans son brûlot, et plusieurs matelots des autres navires ont été tués et blessés.

Toute l’escadre a fait son devoir, à la fausse manœuvre près du Florissant ; et tous conviennent que l’Écueil a été en proie au plus grand feu des ennemis : parce qu’excepté le Lion et le Dragon, nous en avons été seul le plus proche pendant plus de trois quarts d’heure, et que les ennemis ne faisaient pas feu sur eux, mais oui bien sur un {p. 232} gros navire comme l’Écueil.

Qui que ce soit ne pouvait concevoir comment des navires marchands, et qu’on disait n’avoir que peu d’équipage pouvaient faire un feu si beau et si prompt : mais, on a cessé de s’étonner quand on a su, par Mr. d’Auberville, et les matelots de son brûlot, qu’ils avaient tous leurs canons à bâbord, y ayant transporté toute la batterie de stribord ; et que, pour être promptement servis, ils avaient pris sur leurs vaisseaux des soldats du fort.

Nous sommes à présent à l’ancre, où nous enverguons un jet de voiles neuves, à la place de celles qui sont crevées, et qu’on raccommodera. Nous avustons aussi nos manœuvres coupées, nos haubans, et nos galhaubans ; ne sachant encore ce que nous deviendrons, c’est-à-dire si nous recommencerons demain le branle, ou si nous continuerons notre route.

Le fort nous a beaucoup incommodés, et je ne vois pas beaucoup d’apparence que nous retournions l’affronter de plus près. Nous voyons d’ici un navire, justement sur le chemin que nous devons tenir. Il a été tiré {p. 233} aujourd’hui, tant de notre côté, que de celui des ennemis, plus de sept mille coups de canon, à ne mettre tous les navires qu’à quatre cent cinquante coups chacun l’un portant l’autre, ce qui est assurément le moins qu’il en ait été tiré. Pour nous, nous n’en avons tiré que trois cent quatre-vingt-dix-huit, parce que dès le commencement du combat, nous avons eu deux canons mis hors de service par celui du fort.

Du samedi 26 août 1690. §

Nous avons resté toute la nuit à l’ancre ; et ce matin, le Conseil s’est tenu à bord de l’Amiral, où il a été résolu que nous poursuivrions notre route, parce que ces navires sont hors de prise, qu’il faudrait que nous approchassions encore de plus près qu’hier, que le fort nous donnerait trop d’embarras, et que pendant la nuit il pouvait avoir bordé la rive de canon.

Il est certain, que les ennemis furent hier bien battus : ce qui nous le prouve, c’est qu’ils ont souffert sans branler, que nous ayons pris à leur vue le navire que j’ai dit que nous vîmes hier, {p. 234} et qui était encore sur notre route ce matin. C’est un anglais, dans lequel on n’a trouvé personne du tout. Tout le monde a fui à terre ; et ils ont eu toute la nuit, pour y sauver les marchandises. J’y ai été, et puis me flatter d’avoir sauvé la vie à trente-deux hommes que nous étions, dans la chaloupe de l’Amiral, et la nôtre. En entrant dans l’entre-deux-ponts, j’ai senti le brûlé. Monsieur d’Auberville et moi avons suivi l’odeur, qui sortait de la soute aux poudres. J’y suis promptement descendu, malgré le risque, et ai ôté d’un baril plein de poudre un bout de mèche allumée, que les Anglais y avaient mis à dessein de faire sauter le navire, et en même temps tous les Français qui s’y seraient trouvés. Ce baril est de deux cents livres pesant de poudre bien fine et de chasse. C’est tout ce qui y a été trouvé, outre huit petits canons, et quatre pierriers, et pas un diable avec : ainsi, rien du tout à jouer de la griffe. Cette action, qui passe pour être assez hardie, m’a attiré quelques compliments de Monsieur du Quesne, et du commandeur. Je ne l’aurais pas rapportée, si {p. 235} elle avait fait moins de bruit sur l’escadre.

Du dimanche 27 août 1690. §

Toujours bon vent, nous allons bien. Le navire anglais, que nous prîmes hier, et qui était de quelque trois cents tonneaux, aurait été métamorphosé en brûlot, s’il avait été voilier ; mais, n’allant point du tout, on y a mis le feu aujourd’hui. La flamme n’a rien d’affreux le jour :

C’est dans l’obscurité, que la lumière est belle.

Du lundi 28 août 1690. §

Toujours bon vent, et nous allons bien. Le maître charpentier, qui travaille avec les autres à raccommoder le désordre que nous avons de Madras, m’a fait appeler, et m’a fait voir dans le corps du navire un boulet à deux têtes, et deux boulets ronds qui y sont engravés, et qui servent d’emplâtre aux trous qu’ils ont faits en nous frappant. Le boulet à deux têtes est par le travers des pom- {p. 236} pes, les deux autres sous le château d’avant, et tous trois dans les balestons, ou solives, pour plus d’intelligence.

Du mardi 29 août 1690. §

Toujours bon vent : nous avançons. Le lecteur doit compter que n’y ayant aucun moyen de comparer dans les Indes le temps que nous avons mis à venir du tropique du Capricorne à la Ligne, et à aller du point de cette Ligne au tropique du Cancer, à cause des tours et détours, des séjours que nous avons faits, et des fréquents mouillages, n’ayant pas été et n’allant point encore le droit chemin ; que même nous ne passerons pas le tropique du Cancer, parce qu’il donne sur la terre ferme de notre continent. Je ne parlerai plus du tout pilote, qu’après avoir repassé le cap de Bonne-Espérance, et que nous serons dans les mers d’Afrique.

Du mercredi 30 août 1690. §

Nous avons vu ce matin un navire, et avons donné dessus : il a été impossi- {p. 237} ble de le joindre ; il a donné à terre, et s’est échoué. Il y a dans le même endroit trois autres bâtiments échoués aussi ; mais, étant sur la grave, je crois que ce sont des bâtiments mores, et non des anglais, comme on le dit.

Du jeudi 31 et dernier août 1690. §

Nous avons assez bien été toute la journée. Nous sommes à l’ancre, pour voir demain quel est un navire, à qui nous avons donné cache ce soir, et qui s’est rallié à terre.

[Septembre 1690] §

Du vendredi I septembre 1690. §

Nous ne sommes point heureux de n’avoir pas pris le navire que nous vîmes hier, et que nous voyons encore. On a envoyé les chaloupes armées pour le prendre. Qui que ce soit n’a paru ; mais, la mer brise tellement, et le fond est si bas que les chaloupes n’ont pu aller jusques à lui. Il s’en est sauvé trois lascaris, qui ont été menés à bord de l’Amiral, et conduits au Lion, où j’étais lorsqu’ils y sont arrivés. Ils ont dit que ce navire appartient à un An- {p. 238} glais, marchand particulier : qu’il est chargé d’argent en saumon, de cuivre, et de draps : qu’il a mis toute la nuit à terre le plus de ballots qu’il a pu, s’étant servi de ses vergues pour faire des rats ; et que les noirs de la Côte avaient pillé et pillaient encore le tout. Ces trois lascaris sont aussi magnifiquement vêtus que ceux de Pondichéry ; et la première chose qu’ils ont demandée en portugais, et que Mr. de Pressac, lieutenant du Lion expliquait, c’est qu’ils suppliaient que personne ne touchât à leur manger ni à leurs plats. Ces misérables nous tiennent impurs, et se laisseraient mourir de faim, plutôt que de manger de ce qu’un chrétien aurait touché. Ils ne font pourtant point de difficulté de nous louer leurs femmes et leurs filles. Ne s’en servent-ils plus ?

…Quid non mortalia pectora cogit

Auri sacra fames ?

Ils ne vivent que de légumes, et jamais de viande. Nous en avons deux à bord, qui nous viennent de la flûte. On leur donne du riz et de l’eau. Natura paucis contenta. {p. 239}

Du samedi 2 septembre 1690. §

Nous remîmes à la voile dès hier au soir, et avons remouillé aujourd’hui, parce que les courants nous ont reculés, quoique le vent fût bon.

Du dimanche 3 septembre 1690. §

Nous avons remis à la voile ce matin, et avons assez bien été pendant la journée. Nous avons encore vu le navire d’avant-hier.

Du lundi 4 septembre 1690. §

Nous avons vu un navire ce matin : on lui a donné cache, et on l’a joint ; mais, il n’est pas de prise. Son gabarit, ou sa façon, est portugaise ; et il appartient au Grand Mogol, avec lequel nous n’avons rien à démêler. Il poursuit sa route, et nous la nôtre.

Du mardi 5 septembre 1690. §

Nous avançons : douze heures de bon vent et de beau temps nous met- {p. 240} tront à Bengale ; mais, la brume nous a obligés de mouiller ce soir. Ce pays-ci est bien vilain, et bien désagréable : ce sont presque toujours des pluies et des brouillards ; et notre navire est tellement ébranlé par les coups qu’il a reçus et qu’il a tirés, qu’il fait de l’eau par tout son haut. Nos charpentiers et nos calfats ne manquent point d’occupation.

Du mercredi 6 septembre 1690. §

Nous avons resté toute la journée à l’ancre, à cause de la brume et du vent contraire.

Du jeudi 7 septembre 1690. §

Nous avons remis ce matin à la voile, et avons mouillé ce soir devant Balassor, qui est la première terre de Bengale, à l’embouchure du Gange, où les Français ont un établissement. Quoiqu’il y ait des montagnes sur cette côte, elle est encore plus basse que celle de Coromandel, qui est une terre unie. Nous sommes à plus de six grandes lieues au large : cependant, nous n’avons sous nous que six brasses d’eau, {p. 241} c’est-à-dire trente pieds. Monsieur du Quesne a tiré trois coups de canon à un Miserere l’un de l’autre ; ce qui est apparemment un signal dont il est convenu pour faire venir des Français à bord. Nous sommes déjà mangés de maringouins, ou mouches de pré, qui font élever la chair qu’ils piquent de la grosseur d’une fève blanche, et y causent une démangeaison à s’écorcher soi-même. D’où diable viennent-ils de si loin, pour nous dévorer, ou du moins nous défigurer ? Nous sommes accablés de chaleur : pas un souffle de vent ; et le ciel toujours couvert. Il ne nous manquait plus que ces insectes.

Du vendredi 8 septembre 1690. §

Mr. du Quesne vient d’envoyer sa chaloupe à terre : celles des autres navires l’ont suivie, excepté la nôtre. D’où vient ? Craint-il que je ne lui rende ce qu’il nous a prêté à Pondichéry, et que je ne lui dise à mon tour que le proverbe de Primo mihi n’a rien d’infâme à la mer ? {p. 242}

Du samedi 9 septembre 1690. §

Toujours mouillés en attendant la bénédiction du Seigneur.

Du dimanche 10 septembre 1690. §

Toujours même temps de brume, de chaleur, de maringouins, et autres circonstances qui nous désolent.

Du lundi 11 septembre 1690. §

Le sieur Pelé, directeur pour la Compagnie à Balassor, est arrivé ici à midi avec les chaloupes, et nous a apporté quelques légumes, comme concombres, citrouilles, potirons, ou giromons, et limons, qui sont fort petits, mais fort bons. Les bestiaux sont dans une barque et un bot, restés à deux grandes lieues d’ici ; n’ayant pu venir, à cause du vent et des courants contraires.

Du mardi 12 septembre 1690. §

Nous avons appareillé ce matin, et {p. 243} avons été joindre la barque et le bot. Nous y avons eu des bestiaux, entre autres des vaches, qui disent par leur poil blanc, et leurs tétines pendantes, quelles pourraient bien compter chacune cinq cents animaux de leur espèce, provenant de leur estoc.

Du mercredi 13 septembre 1690. §

Nous avons aujourd’hui déchargé toute la marchandise qui nous restait à bord, et nous sommes présentement en vaisseau de guerre. Nous resterons à la mer deux mois plus que Messieurs de la Compagnie n’ont compté : du moins, par ordre de Mr. du Quesne, le commissaire a donné un état des vivres nécessaires à toute l’escadre pendant ce temps-là ; et le sieur Pelé a promis de les fournir. Soit dit par parenthèse, ce Mr. Pelé est un vilain pelé, et un aussi laid mâtin que le chien de votre cocher, que Madame trouve beau, parce qu’il est épouvantable.

Il ne faut point compter ici sur des bœufs ; on n’en donne aucun : les autres navires n’ont eu que des vaches, non plus que nous. Est-ce par épargne ? {p. 244} Je n’en sais rien. Le sieur Pelé retourne à Balassor ; et nous, nous venons d’appareiller pour aller attendre au passage quatre navires hollandais qui viennent de Batavia, et qui doivent arriver de jour en jour.

Du jeudi 14 août [septembre] 1690. §

Nous avons inutilement été sous les voiles toute la journée : il n’a pas fait un souffle de vent. J’ai été souper à bord du Général : j’y ai appris,que nous irons à Mergui. Avant que de continuer, il est bon qu’on sache ce que c’est que ce Mergui. C’est une place du royaume de Siam où les Français étaient établis, et où, sous la protection du roi notre allié, et de M. Constance son premier ministre, ils avaient bâti un fort, dont M. du Bruant était gouverneur, brave homme, exact et fidèle. Pour aller de Bengale à Mergui, il ne faut point passer par le détroit de la Sonde, ni par celui qui est entre l’île de Sumatra et la péninsule de Malacca, parce que, quoique Mergui soit et fasse partie du royaume de Siam, il est bâti sur les terres qui {p. 245} font partie de cette presqu’île de Malacca, tout à fait dans l’ouest des terres et dans l’est de Bengale, par dix-sept degrés de latitude Nord. C’est de là, que M. du Bruant est sorti le dernier des Français ; et où, avant que d’être forcé d’en sortir, il a montré autant qu’il a pu, qu’il ne participait point aux lâchetés que notre nation a faites à Louvo, par tout le royaume, et surtout à Bangkok, la principale de nos forteresses : lâchetés si grandes, que le nom français en est en horreur. Je n’en dirai pas davantage ici : les principaux acteurs doivent être présentement en France. On en saura plus d’eux, que je n’en pourrais dire, supposé qu’ils disent la vérité ; ce que je ne crois pas : elle ne leur ferait aucun honneur, et pourrait leur ôter un gros profit.

Je reviens à l’article de Mergui, où on dit que nous allons. Tout le monde ici le souhaite, tant pour venger les Français qui y ont été maltraités, que pour y rétablir l’honneur de la nation, et pour piller leurs temples ou leurs pagodes, et remettre leurs idoles dans leur état naturel. On a dit en France que ces idoles sont d’or. C’est une {p. 246} pure vanité, et une flatteuse menterie. Elles en sont simplement incrustées, ou couvertes d’une épaisseur inégale, dont la plus forte n’excède pas celle de nos pièces de trente sols, et la plus faible nos pièces de quatre. C’est toujours beaucoup. Nous jetterons les idoles au diable ; et, à bons coups de hache, nous leur ôterons leur habit. Leurs talapoins ou prêtres, gens lâches et efféminés, ne sont pas pour nous résister ; et tous les Siamois en général ne sont que de vile canaille, sans cœur. Je connais déjà plus de trente Français sur le Gaillard, qui, tout aussi bien que moi, voudraient être en besogne*.

Du vendredi 15 septembre 1690. §

Nous avons encore remouillé, faute de vent, et sommes à l’ancre à cause des courants.

Du samedi 16 septembre 1690. §

Nous avons resté à l’ancre toute la journée: il ne fait pas un souffle de vent ; et la mer est aussi unie qu’une feuille de papier, et très beau soleil : ainsi, {p. 247} chaleur épouvantable. À force de tuer, nous sommes défaits des maringouins ; et nous sommes trop au large, pour qu’il en revienne d’autres. Nous faisons maigre ; et, par conséquent, très mauvaise chère. Il y a, autour de notre vaisseau, une très grande quantité de poisson, dont nous ne prenons aucun, parce qu’il ne mord point à l’hameçon, et que messieurs de Madras ont cassé nos foucsues [fouesnes] et nos harpons. Nous ne ressemblons pas mal à Tantale, de quo Ovidius,

In medio Tantalus amne sitit :

Fructus, quos nullo tempore tangat, habet.

Du dimanche 17 septembre 1690. §

Même chose : point de vent, et chaleur excessive. Ce malheureux pays-ci chagrine tout le monde.

Du lundi 18 septembre 1690. §

Nous avons remis cette nuit à la voile. In vanum laboraverunt gentes. Populi meditati sunt inania.

Point de vent. {p. 248} Nous voyons encore la maudite terre de Balassor.

Du mardi 19 septembre 1690. §

Nous mouillâmes hier au soir, parce qu’il n’y avait point de vent. La lune était dans son plein : elle a souffert une éclipse, jusques à la moitié de son disque ; et cette éclipse a duré depuis son lever sur notre horizon, jusques à ce qu’elle ait été dans le Sud-Est-quart de Sud, c’est-à-dire un peu plus de trois heures. Cela ne peut point avoir paru en France, parce que par la supputation des degrés de longitude, il ne pouvait être que onze heures et demie ou midi, au plus, de la journée d’hier. Je ne sais si elle est cause du mauvais temps que nous avons eu. Nous étions, et sommes encore, à l’ancre. Il a fait toute la journée tourmente de vent. L’Oiseau a fait voile sur le midi, parce qu’il dérivait : le Gaillard a fait la même chose, parce que son câble a cassé. Nous avons fait notre possible pour les suivre ; mais, le vent et la marée sont trop forts : il nous a été impossible de lever notre ancre. Il fait beaucoup {p. 249} de vent d’Est-Nord-Est, une pluie très grande, et nos matelots mouillés comme des barbets ne peuvent plus travailler ; et le pis de tout, c’est que le temps est si sombre que nous ne voyons pas à un quart de lieue de nous, et que le vent nous est tout à fait contraire pour attraper Mergui. Il nous pousse sur les côtes du Mogol, contiguës au Pégu, dont nous sommes fort proches. En un mot, nous sommes très mal : Dieu veuille nous en tirer.

Du mercredi 20 septembre 1690. §

Toujours même temps et même vent. Nous avons mis à la voile à minuit, que le vent avait un peu calmé comme on l’espérait, et nous avons été toute la journée la sonde à la main. Nous sommes partis de France six vaisseaux de compagnie : nous ne nous étions encore point quittés, et nous ne sommes à présent que deux, le Florissant et nous. Nous savons le rendez-vous, en cas de séparation ; mais, entre ci et là, nous pourrions bien trouver des loups qui dévorassent le troupeau dispersé. Ce ne serait pas sans coup férir ; mais, nous {p. 250} n’en serions pas mieux. Le vent est toujours directement contraire, et nous ne voyons pas devant nous : ajoutez à cela que peut-être les courants nous dérivent du côté que nous ne voulons point aller, n’y ayant que faire ; que la chaleur est si étouffante que nous ne pouvons presque pas respirer, et le lecteur avouera que nous n’avons pas quinte et quatorze en main le point bon.

Du jeudi 21 septembre 1690. §

Le vent a calmé, le temps toujours sombre et pluvieux. Nous ne voyons point encore d’autres navires que le Florissant. Nous lui avons parlé ce soir. Le vent est toujours contraire pour aller à Mergui, et il pleut à présent bien fort. Si cette pluie faisait éclairer le temps, elle nous ferait bien plaisir ; car, sans doute nous verrions le Gaillard et l’Oiseau, qui ne peuvent pas être fort éloignés.

Du vendredi 22 septembre 1690. §

Le vent nous a toujours été contraire {p. 251} jusques à ce matin dix heures qu’il a changé, mais inconstant. Le ciel est toujours couvert, et il pleut de temps en temps. Le mauvais temps et les calmes, qui ont causé un roulis très fort, nous a coûté du vin à tous, c’est-à-dire, au commandeur, à Mr. de La Chassée, et à moi ; et, en mon particulier, de très belles dames-jeannes de Perse, qui ont été brisées par un quartaut de vin d’Espagne, qu’un roulis a jeté dessus. On ne s’est aperçu qu’aujourd’hui de cette perte, parce qu’on n’a pas descendu plus tôt dans notre soute de réserve. C’est Landais qui en a la clef : c’est là où nos petites provisions secrètes sont renfermées. J’ai voulu le rosser ; mais, le commandeur et M. de La Chassée m’en ont empêché, et il n’a eu qu’un horion : et, pour toute consolation, ils m’ont dit qu’il en était plus fâché que moi ; c’est de quoi je ne doute point. Mais cela ne me rend ni ma fenouillette, ni mon vin de réserve. Je n’en jeûnerai pas seul ; ils y auront bonne part tous trois, ou le diable s’en mêlera. Franchement, je ne suis point content.

J’ai aussi trouvé dans une autre soute du pain gâté et moisi. J’y ai fait des- {p. 252} cendre les officiers, et des gens de confiance travaillent à séparer le mauvais d’avec le bon. Cela ne mérite pas un procès-verbal, qui pourrait effaroucher l’équipage ; mais c’est un advertatur. Les calfats sont à travailler : on ne peut faire autre chose.

{p. 23}

Du samedi 21 septembre 1690. §

Le vent s’est encore remis contraire pour notre route à Mergui : nous tirons avec lui au court bâton. Notre vin aigrit, notre eau est pleine de petits vers, et les vaches que nous avons eues à Bengale, qui sont assurément les doyennes du pays, sont plus dures que nos dents. On les donne aux matelots : c’est un plaisir de les voir tirer après. La chair de ces animaux fait ce qu’elle peut pour n’être pas dévorée, et se défend durement, mais inutilement : ils l’engloutissent par morceaux, ne leur étant pas permis de faire entrer leurs mâchoires dans un plus ample détail. Je l’ai, je crois, déjà dit : le diable bouilli, roussi, rôti, grillé, traîné par les cendres, laisserait ses grègues entre leurs dents, quand la peau serait assez bien {p. 253} corroyée pour faire des semelles de bottes.

Je me souviens d’avoir entendu une pauvre femme se plaindre à ma mère du trop d’appétit de son mari. Madame, lui disait-elle, le malheureux h[e]ume le pain comme le vent : il ne fait d’un gros morceau qu’une becquée. Je me sers de ses propres termes. Il en est de même de nos matelots : ils avalent en morceaux ce que leurs dents ne peuvent pas broyer.

Du dimanche 24 septembre 1690. §

Landais m’a réveillé cette nuit sur les onze heures, pour me dire qu’on voyait deux navires ; mais ayant appris qu’on se contentait de les suivre, et qu’on les garderait jusques au jour, je me suis tranquillement recouché et rendormi. J’ai su ce matin que vers les deux heures après minuit le Florissant a viré de bord pour nous joindre, et nous a demandé si nous voyions deux vaisseaux sous le vent : on lui a civilement répondu que la lune était trop belle pour ne les voir pas. Poursuivez votre route, a-t-il dit, je vais revirer de bord, {p. 254} et vous suivre. C’est à présent le commandant. L’Écueil a obéi, et suivi sa route, qui portait sur ces deux navires. Pour lui, il s’en est éloigné de plus d’une grande demi-lieue ; et, à tout hasard, a laissé l’Écueil seul à démêler la fusée. Nous avons donc porté sur ces deux navires ; qui après s’être parlé, l’un à l’autre, se sont séparés, dans le dessein de nous mettre entre deux feux. On en voyait passer dans leurs entre-deux-ponts ; grand signe qu’ils se préparaient au combat : et Mr. de Porrières, qui ne voulait pas que l’action se passât sans que je la visse, a eu la bonté de me faire lever. Nous voyions deux navires, qui ne paraissaient point craindre le choc, et qui au contraire semblaient nous inviter, ayant mis vent devant pour nous attendre ; et avec cela le Florissant nous abandonnait : c’en était assez pour faire penser à soi.

Le commandeur n’en a point été étonné : il a fait tout préparer pour le combat, et s’est allé vigoureusement jeter entre les deux, bien résolu de montrer au Florissant de quelle manière il fallait s’y prendre : (c’est dans ce moment qu’il m’a fait lever). Il est certain {p. 255} que nous nous serions battus en braves gens, si ç’eût été des ennemis, et que l’Écueil était prêt à leur répondre en même temps bâbord et stribord ; mais, en ayant approché de la voix, et demandé d’où est le navire ? Le Dragon a répondu, de Rouen, et nous, de Versailles : ainsi, on a rengainé. Ces deux navires sont le Lion et le Dragon, que nous avons rejoints, grâce à Dieu. Plaise à sa bonté que nous rejoignions bientôt le Gaillard et l’Oiseau.

Tout le monde est très scandalisé du procédé du Florissant. On croyait que la fausse manœuvre, qu’il avait faite à Madras avait été un effet du hasard ; mais, son éloignement cette nuit l’a fait baptiser d’un autre nom. Mr. de Porrières, le voyant s’éloigner d’une si forte distance, et par conséquent, sinon se tirer des coups, du moins échapper aux premiers, qui sont toujours le plus à craindre, nous a dit en plaisantant à Mr. de La Chassée et à moi, j’ai envie d’aller sur lui à mon tour, et de lui crier, dans le porte-voix, que j’ai revu ces deux navires : et il est très certain qu’il est homme à lui avoir joué le coup, s’il avait su que ces deux navi {p. 256} res eussent été des nôtres ; mais les croyant ennemis, et outre cela ne voulant pas qu’on puisse donner à ses actions un autre sens que celui que l’apparence montre, il a poursuivi sa route, et a donné au Lion et au Dragon, quoique seul, autant de peur que s’il avait été bien accompagné. Après la reconnaissance faite, Mr. de La Chassée a crié au Dragon, qu’ils paraissaient bien méchants la nuit, puisqu’ils faisaient fuir le Florissant. J’ai été dîner à ce navire, où on m’a dit que l’air résolu et hardi, dont l’Écueil avait été cette nuit se jeter entre le Lion et lui, leur avait donné bien à penser. S’il y a eu de la crainte de côté ou d’autre, elle n’est pas parvenue jusques à moi, qui dormais fort tranquillement. Mr. de La Chassée en a fait coûter un bordage d’artimon à la Compagnie, et à moi un bon grand flacon de fenouillette : il a le diable au corps sur la lampée. Il n’a pas plu d’aujourd’hui : miracle !

Du lundi 25 septembre 1690. §

Pendant le jour beau temps, peu de vent, et fort chaud. Nous avons vu {p. 257} ce soir de très beaux poissons, taons, marsouins, dorades, et autres, sans en prendre un seul ; et cela, toujours par l’incivilité de messieurs de Madras. Notre armurier prétend bien que ce ne sera pas demain la même chose. Il ne plut point hier : le ciel vient de doubler les intérêts depuis sept heures du matin jusques à sept du soir ; ç’a été une pluie continuelle et très forte. Cette pluie nous a fait plaisir, car elle a fait changer le vent, qui est présentement Ouest-Nord-Ouest, très bon, mais bien faible.

Du mardi 26 septembre 1690. §

Bon petit vent, toute la nuit et toute la journée. Le commandeur a été seul dîner au Lion. L’aumônier de ce vaisseau est venu dîner ici : il a amené avec lui un missionnaire, nommé Mr. de Quermener, et sont venus ensemble voir Mr. Charmot. Ils se sont parlé dans la grande chambre pendant fort longtemps, et n’en sont sortis que lorsqu’on leur a été dire qu’on avait servi. Ce qu’ils se sont dit m’inquiète fort peu. Ce sont leurs affaires, de très grande conséquence {p. 258} pour eux, et sottise pour moi. Ce M. de Quermener me paraît fort pieux et homme d’esprit et d’étude. On peut lui donner ces six vers de M. Scarron :

Il porte une barbe en crépine :

Dieu la préserve de vermine ;

Car si vermine s’y fourrait,

Trop souvent il se gratterait :

Dont pourrait souffrir du dommage

La gravité du personnage.

Effectivement, il porte une barbe toute crépue, qui lui descend jusqu’à l’estomac ; et, quelque chose de vénérable qu’ait pour moi la barbe, je la trouve un objet très peu ragoûtant, à moins qu’elle ne soit aussi blanche que celle de feu M. L’Empereur, que je me souviens d’avoir vu à Paris longtemps y a, plus connu au Marais par sa barbe que Barrabas dans la Passion. Ce n’est pas que barbe, telle soit-elle, barbe même de capucin, ne soit vénérable, malgré la vermine qui s’y promène, à ce qu’on dit ; mais, chacun a son goût, et la barbe n’est pas du mien. Et dans quelle diable de digression la barbe m’a-t-elle jeté ? C’est que la mienne est de cinq jours. Je vas la raire : {p. 259} il ne me faut, ni jour ni chandelle.

Du mercredi 27 septembre 1690. §

J’avais clos l’article d’hier ; mais, je n’avais pas songé que l’heure de la pluie n’était pas passée. D’où peuvent provenir ces pluies si grosses, et si fréquentes ? Je n’en puis dire autre chose que ce que j’en ai déjà dit ci-dessus [lien]. Il a fait calme tout plat, ou, du moins, très peu de vent ; et, quoiqu’il ait été bon, nous n’avons guère avancé. Les diables, ou les idoles de Mergui, sont bien difficiles à déshabiller !

M. Joyeux a envoyé ce soir son lieutenant à bord, pour convier le commandeur d’aller demain dîner chez lui ; mais M. de Quistillic, chez qui nous avons dîné aujourd’hui, et M. de Chamoreau, devant venir demain dîner ici, il l’a remercié, et lui a fait dire que s’il voulait s’y trouver, il serait le bienvenu. Cette invitation a été faite d’un certain air qui nous fait connaître qu’il se ressouvient de la nuit de samedi à dimanche. Il est certain qu’il a raison ; mais, il n’est pas de la prudence du lieutenant, de le dire de même à son capitaine.

Du jeudi 28 septembre 1690. §

Calme tout plat. Tous ces messieurs sont venus dîner ici, où tout a bien été. Ils doivent aller dîner dimanche au Florissant. J’y ai été dîner. Il faut que la discorde ait soufflé de son venin dans ce navire ; car ils sont toujours en guerre intestine. Je ne veux pas dire que ce soit par la nonchalance ou la faiblesse du capitaine ; mais, il est constant qu’un homme qui sait bien se faire obéir tient tous ses gens dans le respect et l’union.

Si licet exemplis in parvo grandibus uti,

(voilà, pour la seconde fois, que je me sers de ce vers d’Ovide ; mais, il me paraît mieux convenir ici que ci-devant) [lien] la France serait-elle montée à ce point de grandeur où elle est, si le Roi n’eût eu la fermeté de se faire obéir par tout le monde, sans distinction ? Un capitaine sur un navire ne le représente-t-il pas ? Ne doit-il pas l’imiter, suivant que sa sphère d’activité a d’étendue ? J’en ai dit mon sentiment à M. Blondel notre {p. 261} commissaire, qui est partie souffrante, plaignante, et à plaindre. Il est très constant que, si j’occupais un poste comme le sien, je ne me contenterais pas d’en remplir les fonctions, et les devoirs ; mais, je saurais bien aussi me faire porter l’honneur et le respect qui me seraient dus, et j’exécuterais à la lettre le précepte de Sénèque, Age quod agis. Il m’a paru me savoir bon gré de ce que je lui ai dit, et a ajouté qu’il avait à vivre avec des esprits bien difficiles à gouverner. Je lui ai répondu, que c’était à cause de cela, qu’il devait se raidir contre, et montrer sa fermeté dans toute son étendue ; qu’il devait prévoir d’abord à quoi sa complaisance pouvait le conduire, et se ressouvenir de ce vers trivial,

Quidquid agas, prudenter agas, et respice finem ;

que mon exemple en était une preuve, en ce que je n’aurais jamais réduit le chevalier de Bouchetière à la raison, si je ne lui avais pas montré les grosses dents, dès sa première entreprise ; que j’avais pris tout d’un coup mon parti, prévoyant qu’avec un esprit impérieux comme lui, ma condescendance hors- {p. 262} d’œuvre m’en aurait fait plus tard un ennemi ; au lieu qu’en ne lui cédant rien, j’en avais fait un ami sincère, et qu’il était lui-même le premier à avouer qu’il m’avait l’obligation de lui avoir appris à vivre ; qu’avec de certaines gens, il fallait de nécessité prendre d’abord son parti, et se souvenir de ce qu’exprime cet autre vers,

Principiis obsta, sero medicina paratur.

Vous avez raison, m’a-t-il dit ; mais vous étiez appuyé, et je ne le suis pas. Mon emploi, lui ai-je répondu, est si bas, et si abject, auprès du vôtre, qu’il est vrai que j’avais besoin d’appui ; mais vous n’en avez que faire : c’est à vous d’en servir aux autres. Menacez seulement de votre plume ceux qui vous chagrinent : ils la craindront plus que l’épée des ennemis. Il est bien fâcheux pour un homme de bon sens d’avoir à vivre avec des brutaux, des fous, et des bigots.

Du vendredi 29 septembre 1690. §

Vent tout à fait contraire ; mais bien {p. 263}faible. Nous louvoyons, pour tâcher de ne nous point éloigner de la route de Mergui. Cela vaut autant que si nous croisions exprès, parce que s’il nous tombait quelque navire entre les mains, nous lui ferions décliner son nom. Nous en voyons deux fort éloignés : on a reviré de bord, pour aller à eux ; mais, le vent est trop faible, et les voiles baisent le mât.

Du samedi 30 et dernier septembre 1690 §

Toujours calme, ou si peu de vent qu’il ne peut servir à rien ; et, outre cela, notre premier pilote, qui est venu trois fois ici, dit que les courants y sont très violents, et portent tantôt d’un côté, et tantôt de l’autre. Nous voyons encore ces deux navires ; mais il nous est impossible d’aller à eux, et à eux de venir à nous. Il paraît par mes longues-vues qu’ils nous présentent le cap : ce sont des matelots qui les ont regardés de la hune. Il est bien vrai que ce sont deux navires ; et c’est tout ce que j’en sais. {p. 264}

[Octobre 1690] §

Du dimanche 1er octobre 1690. §

Toujours même temps de chaleur, et pas un souffle de vent. Au diable le dessert du Florissant : c’est toujours ce qu’il y a chez lui de plus magnifique ; on s’y est pourtant assez bien diverti à dîner. Le démon protège les idoles de Siam, et ne veut pas qu’elles tombent entre nos mains. Nous n’avons point revu les deux navires que nous vîmes hier et avant-hier : nous en sommes d’autant plus fâchés que nous croyons, avec grande apparence de raison, que ce sont le Gaillard et l’Oiseau.

Du lundi 2 octobre 1690. §

Le vent continuant toujours contraire pour aller à Mergui, et les vaisseaux commençant à manquer d’eau (ce n’est pas le nôtre, toute la table ne boit que de l’eau de pluie, et s’en trouve bien) et ne voyant nulle apparence de pouvoir arriver de longtemps, par la contrariété des vents, on a tenu conseil à bord du Florissant, où tout bien pesé, et la nécessité de rejoindre le Gaillard et l’Oi- {p. 265} seau, et autres bonnes et notables raisons, entre lesquelles tient son rang in petto le peu de plaisir qu’il y a d’obéir à M. Joyeux, dont les résolutions n’ont point de tenue (terme matelot fort expressif), il a été résolu d’aller à la terre la plus proche, et cette terre est l’île de Négrades, à soixante lieues dans le Nord-Est. C’est le rendez-vous, en cas que nous ne puissions pas attraper Mergui. Le vent est contraire pour le dernier, et assez bon pour l’autre. La guerre civile est allumée plus que jamais dans le Florissant. Pour nous, grâces à Dieu, et au bon ordre établi et maintenu par le commandeur, nous vivons dans une paix profonde : chacun, n’ayant à faire qu’à lui, fait ce qu’il doit faire.

Du mardi 3 octobre 1690. §

Calme tout plat, beau soleil : miracle ! Chaleur à brûler.

Du mercredi 4 octobre 1690. §

Encore calme tout plat, et chaleur très forte. Il a plu ce soir. Cette pluie nous avait amené un petit vent de Nord- {p. 266} Est, qui nous était bon pour aller à Mergui, mais qui n’a pas duré.

J’ai donné dès le matin matière à une dispute, qui n’est pas prête à finir ; car personne ne veut faire céder son sentiment à celui d’autrui. Voici le fait. Notre aumônier s’appelle François : je le savais bien ; mais, je ne savais pas que ce fût aujourd’hui sa fête : je ne regarde mon almanach, que comme calendrier, et non, comme martyrologe. M. Charmot, qui dit tous les jours son bréviaire, et qui par conséquent en était informé, m’a vu sortir avant soleil levé de la chambre de M. de La Chassée, où j’avais bu un coup d’eau-de-vie avec le chevalier de Bouchetière ; car, nous sommes à présent les meilleurs amis du monde. Il m’a demandé si j’avais préparé un bouquet. Pour qui ? lui ai-je demandé. Pour l’aumônier, m’a-t-il répondu. Il s’appelle François, ai-je repris : est-ce aujourd’hui ? Comment vis-tu donc, animal ? m’a-t-il dit, en ouvrant mes propres Heures : tiens, regarde. Oh ! Ma foi, il est trop tard, ai-je dit. M. Saint François n’aura point de bougie. Il m’a turlupiné, et m’a si bien poussé, que j’ai voulu parier d’en faire {p. 267} un, avant que notre aumônier dît sa messe. Il a parié, et a payé, qui plus est. Une bouteille de vin d’Espagne, en a fait l’affaire. Je suis entré dans ma chambre ; et voici ce que j’ai fait sans brouillon

Admodum Reverendissimo Patri

Francisco Querduff,

Aelemosinario nostro navigatori,

Sertum.

Virtus Franciscos jam evexit ad Aethera

quinque :

Progredere, exiguo tempore sextus eris.

Offerebat, etc.

Je suis ressorti tout aussitôt de ma chambre. Il m’a demandé si j’avais déjà fait. Je lui ai répondu que de la journée je ne ferais aucun vers, ni latin, ni français. Notre aumônier est monté pour s’habiller, et célébrer : je lui ai donné mon bouquet ; il l’a lu en riant, et m’a remercié. M. Charmot le lui a demandé : il le lui a donné, et celui-ci m’a fait jurer que je l’avais fait le matin même, depuis que je lui avais parlé. Comme c’était la vérité, {p. 268} j’ai juré sans difficulté : il a promis de s’acquitter après la messe ; et, ne pouvant démentir le fait, il s’est attaché à le critiquer, et à me tourner en ridicule. Il a prétendu que cette épithète exiguo était un terme outrageant pour un homme vivant, et que c’était lui souhaiter la mort. Voilà le sujet de la dispute, et ce qui a partagé tout ce qu’il y a de rhéteurs, de grammairiens, et d’humanistes sur le vaisseau, dont le nombre n’est pas petit. On a contrarié M. Charmot, et soutenu que ce terme était juste par rapport à la brièveté de la vie d’un homme, quelque longue qu’elle pût être, en comparaison d’une éternité de bonheur, que ce mot semblait lui prophétiser : ce qui était lui souhaiter en même temps la fin des troubles, dont la vie mortelle est agitée, et le commencement d’une félicité, qui ne doit jamais finir ; et qu’en ce sens l’épithète exiguo, par rapport à tempore, était la plus juste qui pût être employée, surtout pour un religieux.

Je laisse la dispute pour revenir à son vin d’Espagne, que nous avons bu. Notre aumônier a été sommé de payer la fête. Il a prétendu s’en excuser, sur {p. 269} sa pauvreté religieuse : mais M. de La Chassée ne s’est pas contenté de cette raison, et lui a dit sans façon que les gens de sa robe n’allaient jamais les mains vides ; et l’a menacé d’ouvrir son coffre, et d’en faire l’inventaire, si lui-même ne l’ouvrait pas de bonne grâce. Il a descendu avec lui, et un moment après est remonté seul criant vivat, et tenant à sa main un grand pot de noix confites de Rouen, d’un bon sucre, lardées de citrons, et d’un sirop de couleur d’ambre. Chacun en a mangé une, excepté moi, qui ne mange point de chatterie. Parbleu ! a dit M. de Porrières, celui qui a fait le bouquet n’en profite pas : j’en prends sa part ; et, comme cela n’est pas propre à déjeuner, je prends aussi celle de l’aumônier, et vas vous envoyer autre chose ; et en même temps a emporté le pot, et a donné ordre qu’on nous apportât ce qu’il y avait de prêt. Heureusement, un [coq] dinde à la daube s’est trouvé : il a fait figure. Le commandeur a raillé M. de La Chassée, d’avoir pillé pour les voleurs : il lui a été répondu sur le même ton. M. Charmot s’en est mêlé ; et tout le monde s’y est fourré. M. de Porrières est nanti et content ; et, suivant {p. 270} toutes les apparences, il n’y a que notre aumônier, qui voudrait que le bouquet fût encore à faire, et retenir ses noix confites.

Du jeudi 5 octobre 1690. §

Nous avons eu calme tout plat presque toute la journée ; et ce soir, il s’est levé un petit vent de Sud, qui est bien faible.

Du vendredi 6 octobre 1690. §

Ce matin, à la pointe du jour, nous avons vu à deux portées de canon, un petit navire ; et le Florissant ne faisant aucun signal de lui donner cache, nous avons fort longtemps poursuivi notre route. Cela lui a donné le temps de se tirer de nos mains. Enfin, le Florissant a donné dessus ; mais, trop tard. Nous nous sommes remis en route. Ce petit navire est revenu sur nous. On croit avec toute sorte d’apparence que le général des Hollandais à Batavia est instruit de notre arrivée aux Indes, et a envoyé ce petit bâtiment pour découvrir notre route, savoir où nous sommes, {p. 271} et où nous allons. Il est certain, qu’on l’aurait facilement pris, si on avait donné dessus dès que nous l’avons vu : il était au milieu, ou au centre des quatre. L’obscurité de la nuit nous l’avait donné, et notre négligence nous l’a ôté. On est tout scandalisé des manières de M. Joyeux. On regrette fort amèrement le Gaillard, et l’Oiseau, qui l’auraient assurément enlevé, s’ils avaient été ici. Le commandeur ne dit pas ce qu’il en pense ; mais, il n’est pas fort difficile de le deviner : et nous sommes tous persuadés, que s’il en eût été le maître, et que M. Joyeux ne fût pas commandant, ce navire aurait décliné son nom. Je ne veux point dire qu’il fasse ces sortes de contretemps de lui-même : j’aime mieux en rejeter la faute sur le peu de concorde qu’il y a dans son vaisseau ; cependant, il devrait y être absolu, comme M. de Porrières l’est ici. Outre cela, quoique tout le monde sache qu’il fait ce voyage-ci malgré lui, puisqu’il ne s’en est point caché, et qu’au contraire il l’a hautement dit au Port-Louis, je n’hésiterai point de dire qu’il ne devait point le faire, ou qu’il devrait agir comme s’il le faisait de bon cœur. Car {p. 272} enfin tout ceci le perd de réputation ; et il ne se lavera jamais des accusations qu’on peut lui faire, ou d’une négligence affectée, ou d’une lâcheté dont il n’a jamais été et n’est pas encore soupçonné.

Du samedi 7 octobre 1690. §

Toujours temps couvert, et mauvais vent. Il a plu beaucoup ce soir, et le vent est venu bon ; mais, comme nos pilotes croient être proches des îles qui avoisinent Mergui, nous ne ferons point de voiles cette nuit.

Du dimanche 8 octobre 1690. §

Nous avons été toute la nuit passée à la cape, c’est-à-dire que nous n’avons point été du tout, quoique le vent fût bon, crainte de trouver ce que nous ne cherchons pas. Le vent s’est remis ce matin à son trou ordinaire bien près. Il pleut presque toujours : nous allons à Mergui où est le rendez-vous. Dieu veuille que nous y trouvions le Gaillard et l’Oiseau. {p. 273}

Du lundi 9 octobre 1690. §

Toujours même vent bien près. Nous ne voyons pas au plus qu’un quart de lieue devant nous, tant le temps est couvert et sombre : il pleut presque toujours. Le temps ne s’éclaircit point : ce sont les ténèbres d’Égypte.

Du mardi 10 octobre 1690. §

Le temps s’est éclairci, vers les trois heures du matin : cependant, pas un souffle de vent, pas une nuée en l’air, et un soleil brûlant et vorace. C’en est trop à la fois : cela pourrit nos manœuvres et nos voiles, ce qui est le pis de l’aventure.

Du mercredi 11 octobre 1690. §

Le ciel s’est recouvert hier au soir : il a plu toute la nuit et la journée jusques à trois heures après midi, que le temps s’est éclairci. Nous n’avons point vu terre ; cependant, nous en sommes très proches. Le temps a été si sombre et si couvert que des oiseaux qui a- {p. 274} vaient quitté la terre n’ont pu la retrouver, et sont venus se percher sur nos mâts, nos vergues, et nos manœuvres. Nos matelots en ont pris plusieurs à la main, entre autres de petits, faits et coiffés comme nos térins (n.612), excepté qu’ils ont le bec fait comme celui d’une fauvette, et jaune comme celui d’un merle ; un[e] autre, semblable à une bergeronnette : une tourterelle semblable à celles de France, et une bécasse. Ces deux dernières étaient bonnes ; j’en viens de manger ma petite part. Bien des gens qui sont venus ici disent que cela est extraordinaire pour la bécasse, et la tourterelle, mais non pour les autres oiseaux. Il est certain que quand on est proche de terre, et qu’il a fait de la brume, on trouve très souvent à la mer des oiseaux égarés, tellement fatigués, qu’ils ne peuvent se soutenir, et se laissent facilement prendre à la main. J’en ai très souvent vu, et nous en avons vu dans ce voyage-ci, avant que de voir Madagascar, comme je l’ai dit ci-dessus. Cela est un signe de la proximité de la terre, et on s’en défie. Il a calmé ce soir, et le temps est beau. {p. 275}

Du jeudi 12 octobre 1690. §

Il a venté cette nuit un petit vent qui nous a servi. Le temps était embrumé et couvert : heureusement, il a éclairci. Je dis heureusement, car nous allions donner à pleines voiles sur une île, nommée Priparis, qui est sur les côtes de Siam, de laquelle on se croyait fort éloigné dans l’Est ; tous les pilotes se faisant proches de Mergui. À qui en est la faute ? On dit que les courants nous ont été contraires : ces courants ont bon dos ! Toujours ma chanson : la science est bonne sur mer ; mais la prudence la vaut bien.

Cette île de Priparis est mal marquée sur les cartes hollandaises qui la placent à seize degrés. Les cartes françaises, qui ne la mettent qu’à quinze, sont plus justes. Nous avons bien des grâces à rendre à Dieu, de nous l’avoir fait voir : on ne s’en défiait nullement ; et nous y aurions borné notre voyage.

Attendu que les navires n’ont plus ni eau ni bois, que les gonds de notre gouvernail chassent, que le vent ne vaut rien pour aller à Mergui, et est bon {p. 276} pour Négrades dont nous ne sommes qu’à vingt lieues ; nous faisons route pour cette dernière.

Du vendredi 13 octobre 1690. §

Nous avons vu terre, ce matin, sur les dix heures. Nous en avons fait le signal : le Florissant n’y a point répondu, et a poursuivi son chemin jusques à midi, qu’on lui a fait un second signal. Il était à plus de deux lieues au vent et derrière nous. Enfin, il a arrivé, et nous lui avons parlé. Mr. de Porrières lui a dit que notre gouvernail étant en pitoyable état, c’était son sentiment d’aller à Négrades pour le raccommoder ; qu’en deux jours de travail, il serait en état d’aller à Mergui joindre Mr. du Quesne, qui pourtant pouvait être à Négrades aussi bien qu’à Mergui. Mr. Joyeux lui a dit d’aller ; que pour lui, il allait encore croiser deux jours ; et qu’il viendrait nous rejoindre s’il ne trouvait point Mr. du Quesne à la mer. Nous avons donc fait voile pour Négrades, mais, contre notre attente ; le Florissant nous a suivis ; et, lorsque nous avons été tout proche de Négrades, et  {p. 277} que nous nous disposions à entrer dans le canal pour y mouiller, il a reviré de bord, et ne nous faisant aucun signe de rester, l’Écueil a été obligé de le suivre. D’où viennent tant de changements de volontés coup sur coup ? Aurait-il dans son vaisseau quelque Le Vasseur pour lui grossir les objets sur le péril ? Il ne faut qu’un lâche en autorité, pour faire perdre cœur à mille braves gens.

Cette île de Négrades est la plus orientale, et à la pointe du sud du royaume de Pégu : nous reprenons la route de Mergui.

Du samedi 14 octobre 1690. §

Nous fîmes hier très mal de ne mouiller pas, nous serions à l’abri des terres, où nous pourrions en même temps faire de l’eau et du bois, et raccommoder notre gouvernail ; au lieu que nous sommes à présent très mal. Un vent d’Est-Sud-Est qui a soufflé épouvantablement toute la nuit nous a rejetés au large. Il était accompagné d’une très grosse pluie, et redoublait par des grains si forts que nous n’osions porter que nos pafis, {p. 278} encore avec les ris pris ; et ce même vent qui souffle encore très bon frais nous met hors d’état de pouvoir attraper ni Mergui ni Négrades. Le vent nous a tellement ballottés toute la nuit, que nous avons été obligés de rester ce matin deux heures et demie à la cape, pour attendre les autres.

C’est une peste qu’un voleur à la mer. On en avait découvert deux, depuis quinze jours : on les avait mis aux fers, où ils sont restés jusques à aujourd’hui. On a fait cette matinée justice d’un, qui est à présent libre : à demain l’autre. Ce sont deux soldats qui ont cru que tout devait être commun dans ce monde, et qui sur ce fondement se sont emparés de l’argent de deux matelots. Ces coquins ont joué cet argent, et n’en ont rendu que la cinquième partie, encore a-ce été malgré eux : ainsi, le reste est perdu pour ceux à qui il appartient, mais qui en sont payés par leurs mains. On n’a point fait d’autre cérémonie, que d’en amarrer ou lier un le ventre sur le canon, et dans cet état de l’abandonner à la merci de celui qu’il avait volé ; lequel d’une corde goudronnée, grosse de la moitié du bras, lui a chatouillé le {p. 279} corps, à trois reprises à perte d’haleine, et l’a tapé en matelot volé et perdant. C’est un fripon, dont le dos portera en écrit plus de six semaines la vengeance de la mauvaise action de ses mains et de son malheur aux cartes. C’est un plaisir qu’une pareille exécution : s’il y a à bord d’autres gens capables de jouer de la griffe, l’exemple est pathétique et palpable.

Du dimanche 15 octobre 1690. §

Toujours vent contraire, et il pleut de temps en temps. Ce matin à l’issue de la messe l’autre soldat a passé en revue. Il avait affaire, très malheureusement pour lui, à un matelot qui sait mieux frapper, et qui est bien plus vigoureux que celui d’hier ; et qui, outre cela, a fait une bien plus grande perte : aussi, l’a-t-il accommodé en chien renfermé. Je ne conçois pas comment, sans être écrasé, le corps d’un homme peut soutenir tant de coups, si bien et si vigoureusement appliqués. Il s’en sentira plus de deux mois. Cela me fait souvenir de ce que dit l’Intimité déguisé en sergent, dans Les Plaideurs de Mr. Racine.

Ai-je bien d’un sergent et l’air et la figure ?

Il me semble que oui : je ne sais, mais enfin,

Je me trouve le dos plus dur que ce matin.

Il faut assurément, que le corps d’un fripon soit plus dur que celui d’un honnête homme : quoi qu’il en soit, le matelot, qui a épousseté celui-ci, a si bien fait son devoir à ma fantaisie, moi qui aime les voleurs de tout mon cœur, que je me suis cru obligé de lui donner un grand coup d’eau-de-vie, pour le remettre de la fatigue qu’il venait de prendre. Ce sont de rudes frappeurs que les matelots, surtout lorsqu’ils sont piqués au jeu, et qu’ils se vengent. Ceux-ci sont honnêtes gens pourtant. Ils connaissaient les deux soldats qui les avaient volés ; et ne se sont plaints qu’après que ces deux soldats leur ont nié le fait pendant plus de huit jours, que ce fait a été découvert malgré eux, et qu’ils ont déclaré qu’ils ne voulaient rien rendre du tout. {p. 281}

Du lundi 16 octobre 1690. §

Le vent n’est plus si fort, mais il est toujours contraire, et nous commençons à manquer d’eau ; celle de pluie étant mauvaise, et sentant la fumée et le soufre.

Du mardi 17 octobre 1690. §

Il a fait calme tout le jour, ainsi une chaleur excessive. Le vent est venu ce soir du Nord-Ouest, bon pour rattraper Négrades. Les idoles de Siam garderont leur surtout d’or : j’enrage, et ne suis pas le seul ; mais, le chagrin des autres ne diminue pas le mien, ni le mien le leur. Il faut entendre là-dessus les exclamations d’un des plus bouffons personnages du monde : on s’en tient les côtes de rire, d’autant plus qu’il ne passe pas pour avoir plus de religion qu’il y a de moelle dans la jambe d’une pie. C’est lui que les matelots ont nommé le ressac du Diable : j’en ai parlé dans le premier volume.

Du mercredi 18 octobre 1690. §

Toujours bon vent : nous avons fort bien été toute la journée, et nous avons mouillé ce soir à la proximité de Négrades, où on n’a pas hasardé d’entrer à cause des courants qui sont ici extrêmement violents et forts. Demain, Dieu aidant, nous y entrerons. Le Florissant est mouillé tout proche de nous : quelque rat pourrait peut-être le reprendre encore, suivant sa bonne et sainte coutume. Il fera tout comme il voudra : pour nous, nous entrerons. Il en est averti : qu’il prenne son parti ; le nôtre est pris.

Du jeudi 19 octobre 1690. §

Nous sommes aujourd’hui entrés à Négrades, que notre navire a salué en touchant, parce que nous avons évité de tomber sur le Florissant, qui a fait une mauvaise manœuvre, et qui nous a obligés d’en faire une aussi, crainte de nous incommoder l’un l’autre. Nous en étions tout proche, et nous y avons entendu un bruit de tous les diables. Toutes les harengères de la halle jointes {p. 282} ensemble, en s’arrachant le tignon, en feraient assurément moins. C’était cent fois pis ici qu’à notre arrivée à Saint-Yago.

[Novembre 1690] §

Du mardi 14 novembre 1690. §

Nous sommes sortis de Négrades ce soir ; et, n’ayant rien à écrire jour par jour, j’ai remis à dire ce que c’est que cette île, ce qui m’en a paru, et ce que j’y ai appris, lorsque nous serions sous les voiles. À demain la partie ; il est aujourd’hui trop tard pour commencer : je dirai toujours par avance qu’il y a très peu de chose à dire sur un pays inhabité.

Du mercredi 15 novembre 1690. §

Nous sortîmes hier au soir de Négrades par un assez bon vent, qui s’est rendu contraire dès cette nuit, et qui continue. Tant pis.

Grâce à Dieu, nous sommes tous réunis. Le Gaillard et l’Oiseau arrivèrent ensemble à Négrades, le mercredi 25 du mois passé, et le lendemain mouillèrent proche de nous. Ils étaient {p. 284} accompagnés d’un petit navire portugais, qui était parti de Madras le 28 août dernier, trois jours après notre combat, qui fut le même jour que Mr. du Quesne envoya les chaloupes armées pour prendre un Anglais qui était à deux lieues de nous. Elles revinrent le trente, sans avoir pris ce navire ; qui s’était échoué. Je l’ai dit à l’article du I septembre, page 237.

Le mercredi 8 du courant, il parut au large un autre navire. Le Lion a donné dessus, et le Dragon sortit le dix : ils revinrent le douze avec un autre petit vaisseau portugais, qui était aussi à Madras lors de notre combat, et qui n’en est parti que douze jours après. Nous avons su de lui que les ennemis ont perdu bien du monde, dont ils ne veulent pas dire le nombre ; que l’amiral hollandais avait eu la tête emportée d’un boulet de canon ; que l’amiral anglais a eu le nez coupé d’un éclat ; que ces messieurs font courir le bruit que nous avons perdu plus de cent hommes, dont on avait trouvé partie des corps sur le bord de la mer ; et que nous avions été à Saint-Thomé, à deux lieues de là, faire enterrer le reste, entre autres, M. du Quesne, qu’ils assurent avoir été tué, et qui pourtant est en état de leur faire connaître qu’il est en vie.

Ce portugais assure qu’on a trouvé sur la côte plusieurs cadavres que la mer y a jetés. Je ne fais aucune difficulté de le croire ; mais, je crois aussi que ce sont les gens de ce bâtiment anglais que nous prîmes le lendemain de notre combat, dans la soute duquel je descendis, et ôtai une mèche allumée d’un baril plein de poudre : j’en ai parlé page 234. Je crois, dis-je, que l’équipage de ce bâtiment, ayant voulu se sauver la nuit, et ne conservant pas dans leur fuite toute la présence d’esprit nécessaire, auront donné sur quelque roche, où leur chaloupe se sera brisée, ou même ont été abîmés par les brisants qui sont là tels qu’ils sont à Pondichéry ; et qu’ayant été ainsi noyés, leurs corps auront été poussés à terre par la mer, qui charrie toujours sur ses bords tout ce qu’elle trouve d’impur et de mobile dans son sein. Il se peut encore, que parmi ces cadavres aient été compris quelques gens de l’équipage de cet autre navire anglais, dont j’ai parlé à l’article du 1er septembre, page 237, {p. 286} qui s’était échoué le jour précédent, auquel nos chaloupes allèrent vainement, et dont elles amenèrent simplement deux Lascaris : il se peut, dis-je, que quelques-uns de ces gens aient couru même risque que les autres, et qu’ils ne s’en soient pas mieux tirés.

Cette pensée me paraît si vraisemblable, et même si juste, que je m’y arrête, avec d’autant plus de raison que la quantité de cadavres que le portugais dit qui ont été trouvés sur la côte, ne convient point au peu de monde que nous avons perdu, ayant tous été bien plus endommagés dans nos navires et nos manœuvres, que dans les hommes, Dieu merci.

Négrades ou Négerades est située par seize degrés de latitude Nord : à l’égard de sa longitude, elle est tellement incertaine qu’il y a des cartes qui la mettent à cent seize degrés, d’autres à cent vingt-quatre, et la mienne à cent trente-deux d’éloignement du méridien dans l’Est ; ce qui ferait une différence entre les premières cartes et la mienne de seize degrés, qui seraient, à vingt lieues par degré, trois cent vingt lieues. On peut {p. 287} voir par ce seul exemple l’incertitude de cette longitude. Je le répète encore, il faut que les RR. PP. jésuites aient la charité de donner au public leurs observations astronomiques et d’hydrographie : tous les navigateurs les en croiront, parce que leur habileté sur ces sciences est connue de toutes les nations.

Cette île, qui peut avoir deux à trois lieues de tour, est contiguë au royaume du Pégu, duquel elle n’est séparée que par un bras de mer, qui n’a pas un quart de lieue de large, et qui est si bas qu’on le passe à pied sec de marée basse. Je prie le lecteur de remarquer en passant que, sur ce que l’examen m’a montré, ce que les pilotes nomment ici courants n’est autre chose que le flot et jusant, ou flux et reflux ; mais, comme ils ne connaissent pas ici les œuvres de marée comme ils les connaissent en Europe, et qu’ils n’ont point étudié l’heure du flot, ni celle du jusant, ils sont obligés de nommer courants ce qui, à ce que je crois, n’est en effet que l’arrivée ou le retour de la mer, qui monte peu dans son flux, et perd peu dans son jusant, en comparaison de ce qu’elle monte ou qu’elle baisse en Europe. C’est ce qui m’a paru ici.

{p. 288} Je ne parle que de la petite île de Négrades seulement, dans laquelle nous avons campé, à cause de nos malades ; car, pour l’autre, qui est grande, à ce qu’on dit, et qui me paraît l’être en effet, je n’y ai été que deux fois. On mouille entre ces deux îles par quatorze, quinze, ou seize brasses d’eau, d’une bonne tenue puisque les vaisseaux n’ont point dérivé, quoique les courants y soient très violents. Ce sont les dernières terres du Pégu, du côté de la bande du Sud.

Ce pays est inhabité, très malsain, couvert de bois, et très humide, par la grande quantité de pluies qu’il y fait, qui sont si fortes et si fréquentes que quoique le soleil darde ici des rayons brûlants, et que la chaleur y soit excessive, la terre n’y est jamais sèche. Cette île est pleine d’étangs, qui nourrissent quelque poisson, et beaucoup de canage [canards ?] sauvage[s]. Ils nourrissent aussi quantité d’insectes et de monstres, inconnus dans notre Europe ; qui sont, à ce qu’on dit, produits ici par la corruption et l’humidité de la terre, fermentée par l’ardeur du soleil. J’avoue que, sans être nullement naturaliste, je ne {p. 289} crois point celui-là, étant persuadé que tous les animaux, tels soient-ils, viennent par la voie de la génération, et par l’accouplement du mâle et de la femelle de même espèce ; et que ce que le vulgaire appelle monstre n’est autre chose que la production de la conjonction monstrueuse d’une espèce avec une autre. L’île est pleine de couleuvres, qui frayent avec les anguilles ; du moins j’en ai vu se jeter à l’eau dans les étangs. Elle fourmille de serpents, qui ne sont point malfaisants, puisque tout aussitôt que paraît un homme, ils fuient et se cachent dans les trous, ou dans les buissons.

Les eaux sont pleines de caïmans, qui est un furieux animal, long de dix pieds, fait tout de même qu’un crocodile, excepté qu’il n’a point de petites cornes aux côtés de la tête comme le crocodile en a. Il a la queue coupée par intervalles comme une crémaillère, et le crocodile a la sienne ronde, qui finit en s’amenuisant. La langue du caïman est coupée en fer de lance, et celle du crocodile est large et plate. Ces deux animaux n’ont du reste aucune différence essentielle. Ils sont tous {p. 290} deux très beaux à voir, mais très dangereux à approcher de près. Ils sont l’un et l’autre amphibies ; c’est-à-dire qu’ils vivent et se nourrissent sur terre et dans l’eau : où cependant le caïman vient bien moins fréquemment que le crocodile. Ils remuent tous deux la mâchoire supérieure, aussi bien que l’inférieure, comme le perroquet ; et si ces deux animaux ne se faisaient pas une guerre perpétuelle*, on les prendrait pour être de la même espèce.

Ils ont tous deux le corps couvert d’écailles, larges d’un pouce environ en carré, relevées comme un diamant à facettes : ces écailles sont marquetées de blanc, de jaune, de rouge, de bleu, avec un peu de noir, taillées par échelons en octogones, aussi polis et luisants que le cristal, et d’un éclat si vif que l’œil n’en peut soutenir la réverbération, lorsque le soleil donne dessus. Lorsque cet animal dort, on le prendrait au soleil pour une continuité de diamants, d’émeraude et de topazes. C’est dommage que cet éclat ternisse, lorsque l’animal est mort, et que par la suite du temps ces écailles et ces peaux deviennent telles qu’on les voit chez les apothicai- {p. 291}res, ardents rechercheurs de sottises.

Leur tête est faite comme celle d’un lézard : ils ont tous deux trente-deux dents en bas, et trente-six en haut, fortes, plates, longues et pointues ; quatre pattes griffées, dont ils nagent dans l’eau, et dont ils rampent lentement à terre ; ce qui fait qu’on les évite avec facilité. On dit ordinairement que les crocodiles du Nil contrefont le cri d’un enfant : ceux d’ici sont aussi muets qu’une carpe. Nous avions de très bons poissons de mer, et plus qu’il n’en fallait, puisqu’on en pêchait tous les jours, et la viande ne nous manquait point : ainsi, ce n’était pas par nécessité que nos matelots avaient écorché un caïman, qu’ils l’avaient fait cuire, et l’allaient manger, si je n’en avais pas averti le commandeur, qui vint promptement, et le fit jeter. Je crois que toute la mateloterie a le diable dans les dents. J’en dirais volontiers ce que le Poema Maccaronicum dit des reîtres,

Nil illis troppo calidum frigidumve diablis.

J’étais à chasser avec quatre autres Fran- {p. 292} çais de notre bord. Nous trouvâmes un avec la : n’appréhendant pas sa course, qui n’est pas plus vite que celle d’un enfant qui sort de la lisière, nous l’approchâmes, et le tirâmes tous cinq à balle seule de dix pas, et tous dans le même endroit du corps. Nous fîmes trois décharges sur lui : ce sont quinze balles, qui ne l’endommagèrent pas plus que quinze pommes cuites endommageraient un bloc de marbre. Je crois qu’un boulet de canon de quatre livres n’entamerait pas sa peau. J’équarris une balle de calibre, et lui lâchai mon coup dans le gosier, dans le temps qu’il avait la gueule ouverte. Il fit une infinité de bonds, et enfin la perte de son sang le fit tomber sur le dos. De nos matelots l’emportèrent, et c’était lui qu’ils voulaient manger.

Je me souviens d’avoir lu quelque part que le lion fait fuir le tigre, et que ces deux espèces d’animaux ne se trouvent point dans le même lieu. Cela est assurément très faux : il y en a ici quantité des uns et des autres. Nos chasseurs, et tous ceux qui ont été dans le bois, en ont vu ; mais, ces animaux ne font de mal à personne, et il avait {p. 293} été défendu de leur en faire.

On dit qu’on y a vu des éléphants : cela se peut, y en ayant dans la grande terre contiguë à l’île. Pour moi, je n’y en ai point vu, mais oui bien des buffles faits comme ceux d’Italie, et qui m’ont paru tout aussi féroces. J’ai été une fois à la chasse avec un matelot seul : je n’y allais ordinairement qu’en compagnie. Cette fois-là, j’allais sur une pelouse où j’avais vu des paons ; et, pour ne les pas effaroucher, je coupais par le bois. Je rencontrai une troupe de plus de trente buffles. Le matelot, qui était avec moi, voulait que je tirasse dessus. Je n’en fis rien, bien persuadé qu’étant bâtis comme ceux d’Italie ils ne seraient pas plus civils. Si le matelot avait eu un fusil, il nous serait arrivé malheur. Je les laissai passer, et fis bien, puisque deux jours après, un seul de ces animaux a terrassé le capitaine des matelots et le capitaine d’armes de l’Oiseau, deux grands hommes robustes et forts, dont le dernier, qui avait tiré son coup, a le ventre crevé d’un coup de corne et très en danger de la vie ; le moins qui lui en peut arriver étant de rester eunuque le reste de ses {p. 294} jours : l’autre en a été quitte pour une cabriole en l’air et un bras démis en tombant. Nos chasseurs en ayant tué, et en ayant mangé, je puis assurer qu’il ne diffère en rien de celui de Ferrare, même goût et même couleur ; ainsi, qu’il est parfaitement bon à quelque sauce qu’on le mette, bouilli, rôti, ou en pâté ; qu’il fait un potage excellent ; et qu’accommodé en bœuf à la mode, il vaut mieux selon moi qu’à toutes autres sauces.

L’île est pleine de sangliers, de cerfs, et de biches : on les trouve par troupes de cent et deux cents. Nos chasseurs en ont fait une boucherie très grande, et en fournissaient une très grande quantité, tant à nous qu’à nos malades, auxquels on en faisait de la soupe et du bouillon parfaitement bon, avec des légumes que je ne connais point, et que les chirurgiens disent qu’ils connaissent, et auxquelles ils donnent des noms qui me guériraient de la fièvre tierce. On y ajoutait aussi du gibier à plume, tué dans le bois, tel qu’on l’avait.

Le sanglier n’est pas à beaucoup près si gros que celui de France : le plus fort {p. 295} qu’on y a tué ne pesait que cent quatorze livres. Il est assez bon, un peu fade lorsqu’il est frais tué, mais fort appétissant lorsqu’on le met au pot ou à la broche du jour au lendemain, et qu’il a été un peu salé la veille. J’en ai fait saler deux petits barils tout de poitrines.

Le cerf et la biche sont assez délicats, mais maigres. C’est une viande, dont on est dégoûté en peu de jours. Nous en avons mangé à toutes sauces, au pot, à la broche, en ragoût, et au four ; mais, au bout de quatre ou cinq jours, cela ne convient plus qu’au pot, parce qu’on en est bientôt rebuté autrement. Ces animaux sont d’un très grand secours pour un équipage, et surtout pour des malades, quand ce ne serait qu’à cause du bouillon. Nos chasseurs ne nous en laissaient pas manquer ; et pendant vingt-quatre jours que nous sommes restés à Négrades, notre seul vaisseau a eu plus de deux cents, tant sangliers que cerfs et biches. La hure des premiers est bonne, fraîche à la broche ; mais elle vaut infiniment mieux au pot, lorsqu’elle a passé douze heures dans le sel.

{p. 296} Cette viande veut être promptement mangée, parce qu’elle se corrompt d’un jour à l’autre : peut-être, à ce qu’on dit, à cause que, ne perdant pas tout son sang par les trous des balles, ce qui en reste dans le corps est facile à s’empuantir ; peut-être aussi que la chaleur qu’il fait ici en est cause. Je crois que tout cela y contribue : cependant, j’ai remarqué que les bestiaux de Moali, qui étaient bien saignés, ne se conservaient pas plus longtemps et qu’un mouton de France, qui fut tué il y a trois jours, parce qu’il s’était cassé une jambe, s’est conservé jusques à aujourd’hui, si pur et si sain qu’on ne le mangera que demain. J’en reviens à ce que j’en ai déjà dit ci-devant au sujet des bestiaux de Moali, que c’est l’humidité de leur nourriture, dans un pays toujours mouillé, qui en est cause.

Il y a dans une île, à une lieue de celle où nous étions mouillés, une quantité prodigieuse de tortues. Ce ne sont point de celles dont les écailles servent à faire des tabatières, des peignes et d’autres ouvrages, lorsque nos artisans les mettent en œuvre. C’est une autre espèce de tortue, qu’on {p. 297} nomme caret, et dont la maison qui n’est que d’une seule pièce n’est propre à rien. Il y en a qui pèsent quatre cent cinquante et cinq cents livres.

Le corps est adhérent à la maison, et en fait partie. Ce ne sont que les femelles qui viennent à terre, le mâle restant toujours à l’eau. Cet animal ne fait que se traîner fort lentement, parce que ses pattes ou ses nageoires sont extrêmement faibles et ne peuvent porter un si grand faix. Lorsqu’il est une fois tourné sur le dos, il est impossible qu’il se retourne sur le ventre, et par conséquent qu’il marche. Il ne vient à terre que pour se décharger de ses œufs, qu’il porte en très grande quantité, jusqu’au nombre d’un millier, dont il se décharge à plusieurs fois. Ces œufs sont parfaitement ronds et comme une bille à jouer au billard et de la même grosseur. Ils sont renfermés à la suite l’un de l’autre dans une espèce de boyau, à peu près comme le crottin de brebis dans le corps de l’animal, avant l’expulsion. Ils ne valent rien à manger, quoique les matelots les mangent ; mais que ne mangent-ils pas ? Ces œufs sont couverts, non d’une co- {p. 298} que, mais seulement d’une pellicule fort blanche et fort mince, tendre comme du parchemin mouillé : en sorte qu’on peut les laisser tomber sans appréhender qu’ils se cassent, la peau obéissant sans se crever.

Il semble que Dieu ou la nature (l’un n’est pas ici autre chose que l’autre) ait donné à cet animal la connaissance de l’impossibilité où il est par lui-même de faire éclore ces œufs, et qu’il connaisse qu’outre qu’un fardeau aussi pesant que son corps écraserait ces œufs, s’il portait dessus la chaleur qu’il pourrait leur communiquer à travers sa maison ou son plastron ne serait pas assez forte pour les faire éclore, et que pour ne point tromper l’ardeur de cet animal dans la propagation de son espèce, la nature lui a donné l’instinct de faire un trou dans le sable où la mer ne monte point, et de s’y décharger de ces œufs à plusieurs fois au nombre de mille au moins, qu’il confie à la chaleur bénigne du soleil, qui les fait éclore et leur donne la vie : et à peine sont-ils éclos qu’ils cherchent naturellement l’eau et leur mère, qui les y attend pour les défendre d’autres monstres de mer, {p. 299} qui les attendent aussi pour les dévorer ; en sorte que d’une portée si nombreuse à peine en réchappe-t-il la vingtième partie, quelque défense que puisse faire la mère, dont le bec crochu plus que celui d’un perroquet, et gros à proportion de son corps, coupe tout ce qu’on lui présente, même le fer.

C’est lorsque cet animal vient à terre pour y faire sa ponte que les matelots le prennent et le mettent sur le dos, d’où, comme j’ai dit, il lui est impossible de se retourner sur le ventre. Il a une propriété ; c’est qu’il reste en vie tourné sur le dos pendant vingt ou vingt-cinq jours, en lui jetant tous les matins pour tout aliment quatre ou cinq seaux d’eau sur la tête. Sa chair est d’assez bon goût ; elle fait d’assez bonne soupe et de bonnes fricassées : elle est à mon sens trop purgative, car, pour en avoir seulement mangé deux fois de suite, je me suis trouvé très affaibli par le cours de ventre qui me tient encore. Ajoutez à cela que les Portugais qui étaient à Négrades n’en ont point mangé du tout : cela me fait soupçonner que cette tortue n’est pas fort saine. Je la regarde à présent comme je regarde le {p. 300} cabri et le marsouin : il n’en entrera jamais dans mon corps, ou du moins rarement. Je la crois bonne et saine, pour une fois en six mois, mais pas plus.

Il y a quantité de paons, mais tellement sauvages qu’il est presque impossible d’en approcher. Nos dindes en France ne sont que leurs avortons bâtards ; les paons sont deux fois aussi gros. J’en ai pesé un sans plume, mais non vidé : il pesait vingt-sept livres un quarteron. C’est un plaisir de les voir se paonnader au soleil sur un pré, où ils viennent pacager. Une queue de paon sauvage est un des plus beaux spectacles que la nature puisse faire voir : on pourrait dire que c’est son chef-d’œuvre ; mais les yeux sont en admiration d’en voir devant eux une trentaine à la fois se mirer dans la queue l’un de l’autre et étaler leur orgueil en se promenant, avec autant de morgue et de gravité qu’un hidalgue parmi des passants espagnols, pendant que les poules et les jeunes paons paissent l’herbe. Cet animal est extrêmement méfiant : il y en a toujours trois en sentinelle, un en tête, un en flanc, et l’autre à la queue du troupeau ; et, au cri qu’ils {p. 301} font en s’élevant de terre, les autres avertis par le signal, prennent leur vol d’une rapidité surprenante et vont se percher sur les arbres les plus élevés. Il faut être bien subtil et bien patient pour en tuer et les tirer par le derrière, parce que quand on les tire par devant le plomb coule sur la plume sans les blesser. Leur goût est exquis ; et nos dindes, qui en ont une partie, n’en approchent pas. Leur nid est élevé à la cime des arbres et si bien suspendu que, quelque vent qu’il fasse, il n’en est point ébranlé. Aucun matelot n’a osé y monter, non plus que moi, crainte de se casser le cou.

Les autres animaux à plumes y sont les mêmes qu’à Moali, mais les perroquets de toutes couleurs, rouges, gris, verts, jaunes, et mélangés, sont meilleurs et les plus exquis de tous : leur chair est tendre, courte, et fond dans la bouche. Comme il y en a de toutes couleurs, il y en a aussi de toutes grosseurs, depuis la perruche, très commune en France, jusques à la poularde : tous bons, pourvu qu’ils ne soient pas vieux ; car, pour lors, leur goût est plat et insipide, ne valant qu’à faire du bouillon, {p. 302} et si durs qu’il n’y a que les dents des matelots qui puissent y mordre, et plutôt l’arracher.

On m’a dit qu’on y a vu des singes : je n’y en ai point vu ; mais je suis sûr qu’il y en a, puisqu’il y a des guenons. Un de nos chasseurs avait tiré sur une guenon d’un ordre ou d’un genre de singe, qui se nomme sapajoux. Ils sont d’une couleur verte, et ne sont ni si mauvais ni si larrons que les autres singes.

Cette bête tenait son faon et lui donnait à téter lorsqu’elle avait été tirée. La violence du coup la fit tomber de la hauteur d’une seconde chambre. Celui qui l’avait blessée alla à elle, et resta surpris que loin qu’elle lui montrât les dents elle lui tendit la main, et lui montra son petit tombé à trois pas d’elle : il alla le ramasser et le lui rendit ; elle l’embrassa, et le mit sur son bras. Le chasseur les apporta à bord l’une et l’autre : cette bête se laissa emporter sans faire ni mal ni difficulté. Mr. de Porrières, touché des caresses que cet animal faisait à son faon, pria La Fargue notre chirurgien, de voir l’endroit où elle était blessée, {p. 303} et de tâcher de la guérir. Il la sonda. Elle se laissa faire sans branler. Il lui tira trois grosses dragées : elle en parut soulagée et lui montra elle-même avec un doigt de sa main un endroit au-dessous de sa tétine gauche, et semblait lui demander un nouveau secours. Il la sonda de nouveau ; et, pendant cinq jours que cette bête vêquit, toutes les fois qu’il la pansait elle lui montrait toujours le même endroit au-dessous de sa tétine gauche : et du reste, se laissa trois fois saigner au bras avec une docilité toute raisonnable, et prenait un peu du bouillon qu’on lui présentait.

Son faon mourut le troisième jour entre ses bras, faute de nourriture, le lait de sa mère étant pourri. Tout mort qu’il était, elle l’embrassa et le baisa, et le mit à côté d’elle, et non plus sur sa cuisse ou sur son bras, comme elle avait fait pendant qu’il avait été en vie. On la vit effectivement pleurer, et on entendit dans son estomac comme des espèces de soupirs. Environ une heure après, Mr. de Porrières lui fit ôter son petit. Elle tendit les bras au matelot qui le prenait : elle le prit, le baisa de nouveau et le rendit. On lui vit encore les yeux pleins de larmes.

{p. 304} La Fargue vint un moment après pour la panser : elle lui baisa la main, lui montra encore avec son doigt le dessous de sa mamelle gauche ; et le regarda d’un air à attendrir tous les spectateurs. Je ne sais ce que Mr. de Porrières et d’autres n’auraient point donné pour sauver cette bête. La Fargue la sonda de nouveau, tout aussi inutilement que les autres fois. Enfin, elle mourut le matin du sixième jour de ses blessures entrant sur le sept. Elle avait été blessée le samedi quatre du courant sur les cinq heures du soir, et mourut le samedi à six heures du matin, dans le moment que La Fargue qui la pansait toutes les douze heures venait pour la panser.

Il pria le commandeur de souffrir qu’il l’ouvrît. Cela lui fut permis ; et notre chirurgien eut le chagrin de voir sa bêtise, et son ignorance, éclater aux yeux de tout le monde, curieux de voir l’endroit que cette bête avait toujours montré sous sa tétine gauche. C’était une dragée restée dans la chair entre deux côtes, justement dans le pli que faisait son corps en se mouvant. C’était là ce qui faisait tant de douleur à cette bête lorsqu’elle se dressait, ou qu’elle se bais- {p. 305} sait ; ce qu’un habile homme aurait connu tout d’un coup. Notre chirurgien passe pour tel : mais, en voilà une vilaine preuve. Heureux les animaux de n’avoir ni médecins, ni chirurgiens de leur ordre ! et de ce que la nature, sans art, leur enseigne les simples qui conviennent à leur guérison, et de n’avoir point d’autre emplâtre que leur langue !

Que le lecteur raisonne là-dessus tant qu’il lui plaira : je laisse le champ libre à sa physique et à sa métaphysique. Qu’il mette d’accord s’il peut Aristote, Pline, Descartes, Rohault, Gassendi, La Chambre, et tous les autres qui ont donné sur les animaux leurs visions pour des vérités. Qu’il me donne, à moi, un système juste de leur instinct ; qu’il me montre une différence juste, sensible et palpable de cet instinct d’avec la raison de l’homme ; qu’il me prouve que les animaux ne sont que des êtres matériels et des machines ; qu’il me prouve qu’ils ne pensent pas, donc qu’ils ne sont pas ; en un mot, que le lecteur les définisse comme il lui plaira, je l’en laisse le maître ; mais, à mon égard, je n’en croirai ni plus ni moins que ce que j’en crois ; et je me contente de lui donner cet article de {p. 306} la guenon pour aussi vrai, dans toutes ses circonstances, qu’il est vrai que je suis chrétien baptisé, et qu’il faut que je meure un jour.

Que ce lecteur me trouve parmi les femmes, j’entends les plus raisonnables, une mère qui agisse avec plus de constance, plus de tendresse, et plus de fermeté pour son enfant, et en même temps plus de fermeté, plus de raison, et de docilité pour elle, et plus de reconnaissance pour ses bienfaiteurs. J’avoue que cela me passe ; et j’en suis d’autant plus touché que j’en ai toujours été témoin oculaire. Que le lecteur y réfléchisse à son tour.

J’étais à me promener sur le bord de la mer et lisais mon cher Ovide, et j’en étais à l’endroit des Fastes où il raconte en plaisantant pourquoi on immolait un âne à Silène : l’endroit est tout bouffon ; et j’y étais tellement attaché que je ne prenais pas garde où je mettais le pied. Je tombai dans un creux, que les eaux de la prairie se sont fait par leur écoulement. Je me déshabillai, pour laver mes hardes ; et, pendant qu’elles séchaient au soleil, j’entrai plus avant dans l’eau. Je trouvai des moules plus belles {p. 307} que celles de Charron, abbaye de filles proche de La Rochelle : la moindre était plus belle et plus longue que le doigt du milieu de ma main. Je vins quérir mon couteau et mon mouchoir ; et, voyant qu’elles étaient pleines, je l’en emplis. En avançant, je trouvai des huîtres, et entre autres plusieurs d’une grosseur si prodigieuse qu’à peine pouvais-je en porter une à chaque main. J’en ramassai environ une douzaine, que je mis dans le pré, et le lendemain au matin j’y menai Messieurs de Porrières, Charmot, Guisain, de La Chassée, et notre aumônier. Je retrouvai les huîtres où je les avais mises : ils en admirèrent comme moi la grosseur. J’avais eu la précaution de porter du poivre, et Landais portait du pain et du vin.

Toutes les haches ni les couteaux du monde n’auraient pas ouvert ces huîtres : on fit du feu, et elles s’ouvrirent d’elles-mêmes. Le poisson qui y était renfermé avait, étant cuit, quatre pouces de diamètre, peu plus, peu moins, épais à proportion : et c’était tout ce qu’un homme pouvait faire que d’en manger une à lui seul ; et, comme elles étaient d’une bonté achevée, et qu’on craignait, {p. 308} avec raison, que si les matelots en avaient connaissance, le fond n’en fût bientôt tari, il fut résolu que nous n’en parlerions que deux ou trois jours avant le départ, et que tous les jours nous irions leur rendre visite, ou du moins quelqu’un de notre part. Notre raisonnement était juste ; car, à peine les matelots surent qu’il y avait des huîtres, qu’ils firent si bien qu’ils les trouvèrent, et ils négligeaient toute autre nourriture.

Ces îles sont inhabitées : cependant, nous y avons trouvé des têtes et des os d’hommes morts exhumés, ou hors de terre. Il n’est pas croyable que ce soit des originaires du Pégu, qui brûlent leurs morts. Ce sont des gens des navires européens, qui y sont venus hiverner, comme nous, qui comme nous y auront enterré leurs morts ; et, que les bêtes féroces, lions, tigres, ou autres, ont déterrés. Les navires de l’escadre y ont laissé plusieurs de leurs gens, entre autres l’Oiseau y a laissé le même M. de La Ville aux Clercs, dont j’ai parlé ci-dessus page 36 . Je souhaite à son inexorable le sort de la malgracieuse et inexorable Anaxarète. Que le lecteur re- {p. 309} lise l’article. J’y dis qu’il était premier enseigne de M. du Quesne, et je dis ici qu’il est mort lieutenant de M. d’Aire. Cela ne se contredit point : c’est qu’il a changé de poste à Pondichéry, et a été élevé à celui où il est mort. Pour ne plus parler d’objets si funestes. L’Écueil est le seul des navires, qui n’y a laissé personne.

Avant que de quitter les terres du Pégu, il faut que je dise une chose que j’ai apprise de M. de Quermener, dont j’ai parlé ci-dessus page 257 etc. Il revient en France après avoir été fort longtemps dans toutes les Indes, et dix ans entiers dans le Pégu, en qualité de missionnaire apostolique. C’est que le grand-père du roi qui y règne à présent, voyant que le royaume se dépeuplait par le peu de commerce que les hommes avaient avec les femmes, qu’ils méprisaient pour le crime qui attira le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe, ordonna que, pour les inciter à un autre usage, les femmes iraient désormais nues, excepté une pagne qui les prend comme une écharpe de dessus l’épaule droite sous l’épaule gauche, et pour tout autre vêtement, qu’elles n’auraient qu’un linge, qui les {p. 310} couvrirait depuis le dessous du nombril, sur les hanches, jusques au milieu de la cuisse, à peu près comme les trousses de pages ; et que ce linge cacherait tout le derrière, et s’ouvrirait sur le devant au mouvement du corps, à peu près comme pourrait faire un tablier de cuisine si le derrière était mis devant. Cela se pratique encore aujourd’hui, n’y ayant que le roi, sa maison, ses officiers, et les autres gens de distinction auxquels il soit permis de se marier, et de renfermer leurs femmes, et de faire boucler leurs filles, comme on boucle une cavale.

Ainsi, les autres filles ou femmes y sont publiques : ce sont de véritables troncs ou égouts de lubricité, toujours prêts à recevoir l’offrande du premier venu. Depuis que cet ordre s’exécute, le pays se repeuple, et insensiblement le crime contre nature s’abolit. Cette prohibition de mariage, et l’utilité générale qui en provient, me font souvenir de ce que dit Corneille Tacite, au sujet de trois cents esclaves qu’on fit mourir parce qu’ils n’avaient pas assez bien gardé le sénateur Papirius leur maître, pour l’empêcher d’être assassiné. {p. 311}

Omnis justitia habet in se aliquid ex iniquo, quod utilitate publica rependitur.

À l’égard de cette communauté de femmes, elle ne doit point être étonnante puisqu’elle était autrefois établie dans une bonne partie des endroits septentrionaux de notre Europe, avant qu’ils aient été disciplinés par les lois et éclairés des lumières de l’Évangile. Il n’y a qu’à lire ce que disent les commentaires qu’on attribue à Jules César, d’une partie des Gaules, et de la Grande-Bretagne, dans laquelle il a le premier porté les lois romaines et la guerre ; et, sans remonter si haut dans l’Antiquité, les Irlandais ne prêtent-ils pas encore à présent leurs filles, et quelquefois leurs femmes, aux passants ? Tant de Français l’assurent, que je leur ferais tort d’en douter, et ceux qui y ont été ne sont pas rares.

Je ne finirais jamais, si je disais tout ce que je sais par ouï-dire de ces pays-ci. Je ne puis cependant passer sous silence la coutume du royaume d’Achem ; la chose me paraît trop singulière. Ces {p. 312} peuples ne souffrent point que le fils succède au père à moins que ce père ne l’ait eu du sang de leur reine, auquel cas le fils règne pendant sa vie ; mais ce ne sont point ses enfants qui lui succèdent, c’est sa sœur, ou le fils ou la fille de sa sœur, en un mot, c’est le sang féminin qu’ils suivent, et non la tige masculine, comme on la suit partout ailleurs ; et cela, afin d’être sûrs qu’ils obéissent toujours au même sang, qui, sans doute, se perpétue et se continue de mère en fille, tel qu’ait été le père, dont la tige et la race peuvent être interrompues par l’impudicité d’une femme adonnée à l’amour ; et ce que je trouve de tout étonnant dans cette coutume, c’est que le beau sexe ne doit la couronne qu’au peu de confiance que ses propres sujets ont en sa chasteté.

Que de coutumes différentes dans le monde ! Je le regarde comme un véritable théâtre : et bien malheureux, à mon sens, ceux qui s’y attachent autrement que comme à une comédie ! Si j’étais né ladre, c’est-à-dire si j’étais insensible à la douleur du corps, qui effectivement m’est insupportable, je regarderais tout le reste, sinon avec mé- {p. 313} pris, du moins avec indifférence.

Il y a un marchand aux îles de l’Amérique, nommé M. Roi, à présent riche de plus de deux millions. Il y était passé comme un trente-six mois, c’est-à-dire un engagé pour trois ans. Celui à qui il tomba, ne connaissant pas son prix, le donna pour un âne, et donna encore douze écus de retour. C’était un âne bien chèrement acheté par un autre. Son second maître, au lieu de le faire travailler au sucre, et à d’autres ouvrages pénibles, lui donna la direction des nègres ; et, peu à peu, connaissant sa bonne conduite, sa fidélité et son bon esprit, il en fit son facteur. M. Roi, ayant seul connaissance des affaires de son bon maître, a été assez heureux pour épouser sa veuve, jeune, belle, et riche, et elle de sa part a été et est encore fort heureuse, d’avoir fait la fortune d’un parfaitement honnête homme, qui ne lui a jamais donné lieu de se repentir de l’avoir préféré, quoiqu’il n’eût rien, à plusieurs autres fort riches, mais qui ne le valaient pas. Je sors de mon thème : j’y reviens.

Pendant que nous avons été à Négrades, il y a été fait un troc, à peu {p. 314} près dans les mêmes circonstances du troc de Mr. Roi ; mais, par une raison toute contraire. Il y a eu un capitaine d’infanterie qui a été troqué ; et, pour s’en défaire, on a encore donné avec sa personne une barrique de vin, qui n’est pas ici peu de chose, puisqu’elle vaudrait bien deux cents piastres : voici le fait.

J’ai dit ci-devant que la discorde était fort grande sur le Florissant. On dit que cela provenait d’un Mr. de La Ragoterie, capitaine d’infanterie, dont on dit que l’esprit, autant et plus ragotin que le corps, est incompatible avec qui que ce soit. Mr. Joyeux, désirant ôter de son bord cette pierre d’achoppement, si je peux me servir de ce terme, s’est accommodé avec Mr. d’Aire pour lui donner sur son navire ce Mr. de La Ragoterie, et prendre sur le Florissant Mr. du Mont, autre capitaine d’infanterie ; mais Mr. d’Aire, ayant perdu beaucoup de vin, n’a pas voulu faire le troc sans y gagner : il a demandé une barrique de vin de retour, et elle lui a été très volontiers accordée.

Cela ne fait aucun tort à Mr. du Mont, qui est un parfaitement honnête homme et bon officier ; mais bien à {p. 315} ce Mr. de La Ragoterie, qui voit qu’on n’a cherché qu’à se défaire de lui à quelque prix que ç’ait été. Mr. du Mont est plus honnêtement qu’il n’était, et qu’il n’aurait été : Mr. du Quesne a voulu l’avoir, et il est sur le Gaillard. On ajoute pourtant que ce Mr. de La Ragoterie ne manque ni de cœur, ni d’esprit ; et que, sans ses travers, son commerce serait assez agréable. Qu’il en soit ce qu’il voudra, il est avec un homme qui n’entend point raillerie, et qui pour sa réception lui a nettement dit qu’il lui conseillait d’être sage ; sinon, que la fosse au lion (c’est la prison d’un vaisseau) était aussi bien faite pour lui que pour les soldats. Ce troc-là nous a fait rire, et il y en a du sujet car, le Florissant perd en même temps un bon officier, et du vin : il est vrai qu’il a une bouche de moins qu’il n’avait.

Voilà tout ce que je sais de ce pays, et ce qui s’est passé à l’île de Négrades, pendant le séjour que nous y avons fait ; et j’ai à ajouter que le quartier d’hiver a été incomparablement plus rude et plus fatigant que la campagne, et que nos matelots y étaient presque tous sur {p. 316} les dents, tant par le travail continuel de l’eau et du bois, que du navire, où il y avait bien plus de travail à faire qu’on n’avait cru. Grâce à Dieu, nous en sommes dehors, et chaque pas que nous ferons désormais nous rapprochera de notre patrie.

Du jeudi 16 novembre 1690. §

Toujours vent près. Nous voyons les terres du royaume d’Aracan ; et le vent ne valant rien pour y aller, nous allons au large. Il est aujourd’hui tombé vingt-cinq de nos gens malades, tant matelots que soldats. Pluie et chaleur terrible. C’est ici le plus mauvais climat du monde, et le plus malsain. N’ayant eu aucun rafraîchissement à Négrades, nous tâcherons d’attraper une île qui n’est qu’à trente lieues d’ici, qui se nomme Chadube, et où le Portugais qui vient avec nous dit que nous trouverons bœufs, vaches, cabris, poules et le reste. Amen.

Du vendredi 17 novembre 1690. §

Nous faisons route pour Bengale. Le vent {p. 317} n’est ni bon ni mauvais, mais il est bien faible. Vingt-cinq de nos gens sont encore tombés malades : en deux jours, en voilà cinquante. Le capitaine Rickwart, qui est ici, dit que c’est l’ordinaire, et que ceux qui sont le plus accoutumés au climat où nous sommes évitent très rarement les fièvres, fort communes dans cette saison. Puisque l’occasion vient de parler de ce Hollandais, qui commandait la flûte que nous avons prise, et qui est sur notre vaisseau depuis Pondichéry, je ne puis m’empêcher de dire qu’il est homme d’esprit et bon navigateur. Mr.de La Chassée son interprète, lui, et moi, avalons souvent le petit coup de brandevin.

Du samedi 18 novembre 1690. §

Calme tout plat, point du tout de vent, le ciel beau, le soleil tout à découvert, et par conséquent chaleur excessive. Le chevalier de Bouchetière n’est point heureux. Il était de quart ce matin, et était à genoux à la messe : le racage du perroquet d’artimon a cassé, et une poulie est tombée sur sa jambe, justement au même endroit où il a été {p. 318} blessé, et dont il n’est pas parfaitement guéri. Le voilà encore au lit. Tout le monde en est fâché ; car, il est à présent autant aimé qu’il était autrefois haï. C’est beaucoup dire.

Du dimanche 19 novembre 1690. §

Toujours de même, et chaleur augmentée. La blessure du chevalier de Bouchetière ne sera rien : ce n’est qu’une contusion ; mais, il faut qu’il reste couché : c’est son plus grand mal.

Du lundi 20 novembre 1690. §

Il est venu cette nuit un petit vent de Nord-Est qui est bien près. Nous tirons avec lui au court bâton. Nous avons soixante-quatre malades, et presque tous de fièvres chaudes, qui font des contes, dans leurs accès, dont on ne peut s’empêcher de rire malgré la pitié qu’on en a.

Du mardi 21 novembre 1690. §

Il a fait fort peu de vent, mais il n’était pas mauvais. Nous tâchons d’at- {p. 319} traper cette île qu’on appelle Chadube, et qui sera pour nous l’île fortunée, si nous y trouvons les rafraîchissements que nous espérons y trouver ; car, en vérité, nous sommes très mal.

Du mercredi 22 novembre 1690. §

Nous avons vu terre ce matin, et c’est heureusement cette île de Chadube que nous cherchions. Mr. du Quesne y a envoyé trois chaloupes. Dieu veuille qu’elles en reviennent bien chargées ; car toute l’escadre a besoin de viandes fraîches : tous les vaisseaux ayant pour le moins autant de malades que nous. Je ne compte plus les morts ; mais, très assurément, il y a présentement sur l’escadre plus de quatre cents hommes hors de service. Notre navire ressemble plutôt à un hôpital qu’à un vaisseau de guerre. Lieutenant, sous-lieutenant, aumônier, missionnaire, maître-canonnier, premier pilote, tout est malade : nous n’avons pas la moitié de nos gens en bonne santé. Au diable le climat. Je consens d’y être pendu si j’y reviens. Je dis au pays ce qu’Ovide {p. 320} à Rome, mais dans un sens tout contraire :

Valete loca oculis nunquam visenda meis.

Du jeudi 23 novembre 1690. §

Les chaloupes sont revenues ce soir de Chadube : et, malgré le besoin que tout le monde a de rafraîchissements, elles n’ont rien apporté du tout ; et cela, par une bonté ridicule, dont les seuls Français sont capables.

Les habitants de cette île ont été maltraités des Anglais, nation terrible, lorsqu’elle est la plus forte. Ces pauvres insulaires ont craint que nous ne fussions de même humeur : ce qui a fait qu’à la vue de nos chaloupes ils se sont retirés dans les bois, et ont abandonné leurs maisonnettes ou cabanes dans lesquelles nos gens ont trouvé des bœufs, des cabris, des cochons, des poules, des canes, des oies, des œufs, des fruits, des légumes et tout ce que nous voudrions avoir. Plusieurs Français voulaient qu’on emportât ce qu’on pourrait, et qu’on laissât grassement la valeur en argent, et en {p. 321} bonne conscience : les gens de l’Amiral ont été d’un autre sentiment. Ils ont appréhendé d’être blâmés de Mr. du Quesne, s’ils prenaient rien que de gré à gré ; et le commissaire, mol comme tripe, a consenti que leur avis prévalût au sien : et, sur ce fondement, les trois chaloupes sont revenues aussi peu chargées qu’elles étaient en allant. Il y a bien des gens qui auraient fort souhaité que j’eusse été de la partie. En effet, j’aurais traité cette raison de vain scrupule : j’aurais pris sur moi le hasard du blâme, et aurais espéré m’en bien tirer ; l’état pitoyable où sont tous les navires aurait été pour moi une raison suffisante.

Du vendredi 24 novembre 1690. §

Il se leva hier au soir un petit vent bon pour aller à Bengale : nous y allons. J’ai eu quatre accès de fièvre ; et en étant plus que très content, j’ai suivi le conseil de Rikwart, et me suis servi de cangé : c’est un bouillon d’eau de pluie et de riz seulement. Notre chirurgien me vint voir avant-hier, très disposé à me saigner. Je le priai très honnêtement {p. 322} de rengainer son compliment et son étui, en lui disant que j’avais promis à ma famille, à mes amis, et à moi-même de retourner en Europe ; et que voulant tenir parole il voyait bien lui-même qu’il ne m’était pas permis de mourir si tôt, et que c’était cela seul qui m’empêchait de me mettre entre ses mains. Je laisse à penser ce que pensait lui-même un carabin de Saint Côme d’un homme tant de fois coupable du crime de lèse-faculté.

Que le lecteur traite ce qu’il va lire comme une vision qui m’est passée par l’esprit, dans un accès de fièvre chaude ; qu’il le traite, s’il veut, de mensonge ; qu’il n’y ajoute pas de foi ; qu’il le traite de conte ridicule et à dormir debout ; cela m’importera peu, et je ne dirai que ce que Sosie dit à Amphitryon :

C’est un fait à n’y rien connaître,

Un fait extravagant, ridicule, importun,

Un fait choquant le sens commun,

Qui pourtant ne laisse pas d’être.

À mon égard j’ajouterai avec le paysan de Poitou, Oh ! Dame, y croyïs qu’oul étoit vrai, parce qu’oul avis vû. Voici le fait.

{p. 323} Il y avait très longtemps que notre chirurgien accusait ses garçons de manger les œufs des malades : il avait beau les compter, il s’en trouvait toujours à dire le lendemain deux ou trois, et quelquefois quatre, quoiqu’il eût lui-même la clef du réduit qu’on lui avait fait dans le fond de cale en avant de l’eau, où il y a toujours une lampe allumée. Il alla jusqu’à les accuser d’avoir une fausse clef, et même en frappa un, qui ailleurs se serait défendu autrement que sur son innocence.

Celui-ci, peu accoutumé à de semblables caresses, s’est mis en tête de découvrir le voleur et en est venu à bout. Il a dit à La Fargue ce qu’il avait vu : et celui-ci a encore pensé le battre. Il ne s’est pas rebuté, et est revenu à la charge hier matin, comme nous déjeunions. Il a été traité de fou et de visionnaire : cependant, si son opiniâtreté ne nous a pas convaincus de la vérité de son rapport, elle nous a du moins inspiré l’envie de nous en éclaircir. Pour ce sujet, on a percé, avec une vrille de charpentier, à cinq endroits différents, la cloison de ce réduit du chirurgien ; et nous sommes descendus dans le fond de cale, à la fin du premier horloge du quart de la nuit, c’est-à-dire à minuit et demi. Le garçon chirurgien, qui avait toujours été en sentinelle, nous a fait signe que les voleurs n’étaient pas encore venus. Nous n’avons fait aucun bruit, et avons pris chacun possession de notre trou, au nombre de six spectateurs, qui sont, le commandeur, Mr. de La Chassée, Boüy capitaine des matelots, La Fargue, Bainville son garçon, et moi. Nous ne nous sommes point ennuyés : les voleurs sont venus presque aussitôt que nous. Que le lecteur, avant de poursuivre, tâche à deviner qui étaient ces voleurs : je veux devenir as de pique, et lui donner un merle blanc, s’il en vient à bout. Voici ce que nous avons vu.

Trois gros rats, qui sont arrivés en même temps, et qui se sont approchés du baril où étaient les œufs. Ce baril est à demi vide. L’un de ces rats est descendu dedans : un autre s’est mis sur le bord, et l’autre est resté en bas en dehors. Nous n’avons point vu ce que faisait celui qui était dans le baril, les bords en étaient trop hauts ; mais, un moment après, celui qui était au haut a paru tirer quelque chose en se retirant {p. 325} de dedans, où il s’était baissé. Celui qui était resté en dehors, en bas du baril, a monté sur les cercles, et appuyé sur ses pattes de derrière s’est élevé, et a pris dans sa gueule ce quelque chose que celui qui était sur le bord en haut tenait. Celui-ci, après lui avoir lâché prise, a replongé dans le baril, et a encore tiré à lui quelque chose, qui a été aussi repris par celui qui était sur les cercles en dehors. On a pour lors reconnu que c’était la queue d’un rat ; et à la troisième tirade, le rat voleur a paru, tenant entre ses quatre pattes un œuf, le dos appuyé contre le dedans du baril et la tête en bas. Ses deux camarades l’ont mis en équilibre sur le dos, appuyé sur le bord du baril. Celui qui était en bas l’a repris par la queue, et celui qui était en haut retenait le voleur par une oreille ; et l’un et l’autre le soutenant, et le conduisant par les deux extrémités, et descendant peu à peu, et de cercle en cercle, ils l’ont doucement mis à bas, lui toujours sur le dos, l’œuf comme j’ai dit posé sur son ventre entre ses quatre pattes. Ils l’ont ainsi traîné jusque sous un vide, entre la cloison et la doublure du vaisseau, où nous les avons perdus de vue.

{p. 326} Mr. de Porrières nous a fait signe de ne faire aucun bruit, et de rester. Les voleurs ont fait trois fois la même manœuvre, et ont ainsi emporté trois œufs, c’est chacun le sien. Ils n’ont pas été plus d’un bon quart d’heure à leur travail ; et, en ayant encore resté autant pour les attendre, et voyant qu’ils ne revenaient pas, nous nous sommes retirés fort contents de notre curiosité.

Voilà ce que j’ai vu la nuit dernière du jeudi 23 à aujourd’hui 24 novembre 1690. Qu’on nomme cela raison, instinct, ou mouvement nécessaire d’une machine ; qu’on dise que c’est une fable ; qu’on dise avec l’Italien, Non e vero, ma bene trovato ; je le répète encore, cela m’est très indifférent : il suffit pour moi que j’aie vu. Fides ex auditu, certitudo ex visu, dit l’ vangile. Je suis dans le cas : je l’ai vu ; par conséquent, je suis convaincu qu’il est vrai. Mais, si les bêtes ne pensent point, et par conséquent qu’elles ne soient rien, (j’avoue que Descartes me choque, avec sa définition : Je pense ; donc je suis : il est certain que, si les bêtes avaient pu avoir connaissance de ce ridicule syllogisme et qu’elles eussent pu se faire entendre, elles lui auraient pu répondre, Nous pensons, donc nous sommes :) si ces bêtes ne sont que des machines, sans raison, sans aucun langage entre elles pour s’expliquer leurs pensées l’une à l’autre, comment ont fait ces rats pour convenir entre eux de la manière de voler ces œufs, et de les emporter sans les casser ? Combien la justice humaine sacrifie-t-elle tous les jours de bandits et de voleurs, dont les vols ne sont ni si bien raisonnés, ni si bien concertés ? La justice ne les punit pourtant pas comme bêtes, ni comme machines. L’homme ne reconnaîtra-t-il jamais son ridicule orgueil, assez vain pour le pousser à vouloir connaître Dieu lui-même ? Malheureux que nous sommes, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, et plus malheureux encore, de ce que nous ne cherchons point à nous connaître.

Du samedi 25 novembre 1690. §

Toujours bon petit vent, qui nous approche de Bengale, dont nous ne sommes éloignés que de quatre-vingt-dix lieues ; et nous avons vu aujour- {p. 328} d’hui les dernières terres d’Aracan.

C’était peu d’avoir des malades, la mort s’en mêle : il nous est mort un de nos charpentiers, nommé Louis Le Cudon. Les fièvres chaudes les accablent, et sont accompagnées, en partie, de charbons de peste, qui m’en font plus penser que je n’ose en dire. Il y a des navires dans l’escadre (je ne veux pas nommer le Florissant, tant de sincérité ne convient point) qui n’ont plus du tout de rafraîchissements, et qui sont réduits aux emprunts. Grâce à Dieu, nous ne sommes point dans un pareil état, parce que le commandeur, qui est un véritable père des matelots, a mieux aimé faire depuis longtemps très pauvre chère, que d’exposer son équipage à manquer de rien ; et, depuis notre départ de Balassor, les malades n’ont point eu d’autre pot que celui de leur capitaine. Aussi lui, et ceux qui ont soin d’eux, en sont-ils bénis et aimés. En mon particulier, j’ai eu le malheur de tomber à la mer, en sortant du navire à Négrades : il n’y avait aucun péril ; mais je ne laissai pas de me voir secouru par plus de trente hommes, qui s’étaient jetés à l’eau. Cela me fit un plaisir d’au- {p. 329} tant plus grand, que deux autres, dans le même poste que moi, ont été fort heureux de savoir nager, pour gagner terre.

Les ennemis domestiques qui sont répandus sur l’escadre, qui sont les Hollandais venant des prises, souhaitent fort que leurs gens viennent, et se disent l’un à l’autre, Ils sont tous malades, on en aurait bon marché. J’assure pourtant qu’ils ne connaissent pas les Français, et que, dans une action, la vigueur du corps serait bientôt rappelée par celle du cœur.

L’aventure des rats voleurs ne nous a pas laissés manquer de conversation, ni hier, ni aujourd’hui. Le passager messin, que M. de La Chassée appelle Juif, s’est étendu sur cette matière, d’une manière qui prouve qu’il a autant d’érudition et de lecture que d’esprit. Il a si bien relevé l’avantage des brutes, et des connaissances infuses que la nature leur donne et qu’elle refuse à l’homme qui ne sait rien de lui-même, et a si bien exalté le bonheur des animaux de n’être point frappés des terreurs de la mort, terreurs si fortes et si pressantes qu’elles font souvent mou- {p. 330} rir dans le désespoir, un homme prêt d’aller rendre compte de ce que la raison lui a fait faire : il a si bien défini cette prétendue raison humaine et mondaine, qui ne sert qu’à nous rendre plus criminels, par la préférence que nous lui donnons, et la supériorité que nous lui laissons prendre, non seulement sur la morale naturelle, et la médiocrité que la nature nous inspire ; mais aussi, sur nos devoirs réciproques comme hommes, et sur les commandements du Sauveur, et de notre religion : il a si bien fait connaître l’abus que nous faisons de notre raison, qui ne sert qu’à nous rendre malheureux dans nous-mêmes, et à aggraver le malheur de ceux qui dépendent de nous ; au contraire des animaux, qui ne s’écartent jamais de l’instinct que la nature a attaché à leur espèce : en un mot, il a tellement relevé les animaux au-dessus de l’homme, par rapport à la vie présente, et tellement humilié et avili l’homme et sa prétendue raison par rapport à l’éternité, que j’en vois plusieurs ici qui voudraient être nés brutes, et qui disent comme le fameux Des Barreaux,  {p. 331}

Je me dégrade de raison,

Je veux devenir un oison,

Je renonce à toute science,

En buvant toujours du meilleur.

Celui, qui croît en connaissance,

Ne fait qu’accroître son malheur.

Franchement, ce vol des rats nous a menés bien loin : il a épuisé nos spéculations, et a donné lieu à rapporter les actions de quantité de bêtes, qui ont témoigné, dans une infinité d’occasions, plus de raison, plus de reconnaissance, et plus d’esprit que quantité d’hommes n’auraient fait, ni pu faire.

Chacun a appuyé ce qu’il disait de quelque aventure, qui lui était personnellement arrivée. J’y ai ajouté la mienne. Elle a des témoins très dignes de foi : ce sont Messieurs Colbert de Cinq-Mars, chef d’escadre ; de Sommery, neveu de M. de Sommery, gouverneur de Chambord, capitaine de vaisseau ; de Beau-Regard, autre capitaine ; quatre gardes de la marine : et leurs valets à tous. Nous venions tous de La Rochelle à Paris. Ces messieurs venaient sur leurs chevaux, et ne faisaient {p. 332} pas des journées plus longues que celles du messager, par la voiture duquel je m’étais mis. Nous arrivâmes au Port-de-Pile, vers onze heures avant midi. Les gens des gabelles vinrent à l’auberge de la Fontaine, pour visiter mes hardes à l’ordinaire, parce qu’on est là en Poitou, pays de franc-salé ; et que, passé une petite rivière, qu’on traverse dans un bac, on entre en Touraine, pays de gabelle. Le capitaine de ces gardes y vint : c’était un nommé Malroi, que j’avais vu capitaine de la patache à La Rochelle, avec qui j’avais fait une espèce d’amitié. Nous nous embrassâmes, et j’allai dîner chez lui. Il en convia fort honnêtement ces messieurs, qui le remercièrent. Je n’en fus pas fâché, parce que j’eus tout d’un coup à lui dire quelque chose, qui ne voulait point de témoin.

Nous dînâmes donc ensemble ; et, quoiqu’il n’attendît qui que ce fût, je vis sa table couverte d’une propreté si abondante que je suis convaincu que si les abbés commendataires et les moines sont, comme on le dit, les cochons du pape, les gens de la maltôte sont ceux du diable. Après que Malroi et  {p. 333} moi, eûmes dit ce que nous avions à nous dire, nous nous mîmes à table, et y restâmes fort longtemps. Le messager, que par sobriquet on nommait Dur-à-cuire, vint m’avertir qu’on allait partir ; Malroi lui dit de laisser mon cheval, et ne se mît pas en peine du reste, parce qu’il me conduirait plus de deux lieues. Il partit donc, et tous ces messieurs avec lui ; et moi je restai à boire tant de santés que la mienne en était fort endommagée. Enfin, je montai à cheval, et Malroi me conduisit avec deux gardes, comme il me l’avait promis.

Il faut savoir que cela se passa à la fin de novembre, qu’il faisait bien vilain, et que les quatre lieues qu’il y a du Port-de-Pile où dîne le messager, jusques au Mantelan où il couche, ne sont que landes sans chemin que ceux qu’on fait à travers à sa fantaisie. Malroi me quitta à moitié chemin, et me dit, que je n’avais qu’à laisser aller mon cheval. La nuit était si obscure que je n’en voyais pas la tête, bien loin de pouvoir distinguer où il mettait le pied. Cela, joint à la longueur du chemin, sans trouver ni maison, ni masure, sans {p. 334} voir aucun feu, ni lumière, et au vin qui s’était dissipé, me fit croire que je m’étais égaré. Je fus confirmé dans cette pensée en tâtant l’aiguille de ma montre, qui m’indiquait huit heures, et plus ; et, crainte d’aller me précipiter dans quelque fondrière, je me résolus de passer la nuit à la belle étoile. Bêtise à moi, qui devais savoir, que les chevaux des messagers savent leur chemin.

Je mis donc pied à terre, au pied d’un arbre. J’y attachai mon cheval par son licol ; et, ayant joint la bride au bout, je lui laissai la liberté de paître ; et moi, enveloppé dans mon capot de mer, et ma capuche sur ma tête, je m’assis sur l’herbe, et m’appuyai contre l’arbre.

J’avais un chien barbet noir, d’une beauté à faire plaisir à voir : on m’en avait fait présent au Port-Royal, capitale place de l’Acadie. Il me vint flairer, et sans savoir ce qu’il était devenu, je l’entendis japper de loin, et tout aussitôt il vint me tirailler par mon capot, et japper en s’élançant devant moi. J’eus beau l’appeler, il ne voulut jamais obéir, ni se laisser prendre ; et, en me tirant et jappant toujours, il s’élançait de l’autre {p. 335} côté de l’arbre. Cette obstination de mon chien, qui était très obéissant, me fit concevoir qu’il avait trouvé quelque chose : je me levai, je détachai mon cheval, et, passant la bride dans mon bras, je suivis mon chien, qui sautait devant moi en jappant et en me tirant à lui. Je ne fis pas plus de cent pas, que je vis les feux du Mantelan, où, si on l’aime mieux, les fenêtres éclairées de chandelles. Je remontai à cheval ; et, suivant toujours mon chien, j’arrivai à l’auberge, où tous ces messieurs étaient rassemblés.

Je fus grondé de m’être fait attendre ; et M. de Cinq-Mars me dit qu’il y aurait longtemps qu’ils se seraient mis à table, s’ils n’avaient pas vu Soliman, qui leur avait fait connaître que je n’étais pas loin, et qu’ils n’avaient pas voulu souper sans moi. Je leur dis à mon tour, que sans mon chien, j’aurais passé la nuit à l’air ; et leur racontai de quelle manière il m’était revenu quérir. Je fus raillé d’avoir moins d’esprit que lui ; et son attachement pour moi, et son industrie, furent admirés. Que le lecteur lui rende justice : quand Landais, qui était allé à Nantes, eût été {p. 336} avec moi, aurait-il pu faire autre chose ? Encore aurait-il fallu que je lui eusse dit. Mais, mon chien prend son parti de lui-même. Est-ce là une opération de machine, d’instinct, de raison, ou de prudence ?

Du dimanche 26 novembre 1690. §

Pour achever le nombre des malades, notre chirurgien l’est aussi. À mon égard, peu m’en chaut : Medice, cura te ipsum. C’est l’homme du navire qui m’est le moins nécessaire, et le monde ne finirait pas quand il ne serait pas inondé d’aucune semblable espèce de bourreaux. Il a fait toute la nuit brume fort épaisse, et on a mis à la cape, crainte d’aller donner sur quelqu’un des écueils qui sont proches. Il est mort encore ce matin un de nos charpentiers. Je crois que la mortalité est tombée sur eux. Il vaudrait bien mieux qu’elle se jetât sur les sectateurs d’Esculape.

Du lundi 27 novembre 1690. §

Le nombre de nos malades, et le genre de la maladie augmentant, et  {p. 337} notre aumônier et M. Charmot, étant si bien hors d’état d’agir qu’il y a trois semaines qu’ils n’ont point célébré, et que nous n’avons point entendu de messes, depuis le dimanche douze du courant, que nous y assistâmes à terre à Négrades, M. de Porrières m’a envoyé au Lion, pour en amener M. de Quermener, aumônier et missionnaire, dont j’ai parlé, afin de donner à nos malades le salut de l’âme, si on ne peut leur procurer la santé du corps. Sitôt qu’il a été à bord, il n’a point manqué d’occupation : la confession d’un côté, l’extrême-onction de l’autre, l’ont si bien employé qu’il y est encore. En vérité, on aurait pitié de nous, si on savait comme nous sommes. Nous n’avons plus l’air de vaisseau du Roi, ni de vaisseau de guerre, mais seulement d’hôpital.

Je ne sais sur quoi en rejeter la faute. Ce ne doit point être sur les vivres : ils sont très bons ; et, outre cela notre équipage n’a point encore manqué de viande fraîche, ni les malades de volaille, et l’artimon a souvent été bordé. Peut-être le climat en est cause : mais, {p. 338} la tortue de Négrades me revient en tête, avec d’autant plus de raison, ce me semble, que les Portugais n’en ont pris aucune, et n’ont point voulu en manger ; ayant mieux aimé se passer de riz et de poisson que d’user d’une viande, que vraisemblablement ils connaissent n’être pas saine. J’ai dit l’effet que cette nourriture a fait sur moi, qui n’en ai mangé que deux fois ; et que, malgré la bonté de mon tempérament, j’ai ressenti en effet plus de huit jours de suite. Mais, les matelots français mangent tout ; et, si on peut le dire sans insulter à leurs souffrances, les malheureux avalent leur mort, en se remplissant le ventre.

Du mardi 28 novembre 1690. §

Nous avons eu aujourd’hui beaucoup de communiants, malades, convalescents, et en bonne santé ; et M. de Quermener, qui ne nous a point quittés, a fait ici une petite mission, avec autant de zèle que de charité. Il nous est mort cette nuit un matelot, nommé René Dérien.

Le cangé est bon et très salubre ; et, {p. 339} pour parler médecin, c’est un véritable fébrifuge. Je me trouve fort bien de m’en être servi ; et, si la fièvre me reprenait encore, soit ici, soit ailleurs, je ne me servirais pas d’autre chose. Je me trouve à présent en très bonne santé. M. de La Chassée s’en est servi comme moi, pendant huit jours, et s’en trouve de même. Nous récompensons le temps perdu, et buvons gouttelette, de temps en temps avec Rikwart, notre médecin. Le vent est assez bon, mais nous n’allons que fort peu, parce que le ciel couvert ne permet pas de distinguer où l’on va. Il y a fort longtemps qu’on n’a pris hauteur : nous avons sondé ce soir, et avons trouvé fond par quarante-cinq brasses d’eau.

Du mercredi 29 novembre 1690. §

Nous avons été toute la nuit à la cape, à cause que nous craignons de donner sur des rochers, qui sont sur notre route. M. de Quermener est retourné au Lion, à l’issue du souper, après nous avoir beaucoup édifiés par sa piété et sa charité, depuis trois jours qu’il {p. 340} est avec nous. J’avais été le quérir : je l’ai reconduit.

Du jeudi 30 et dernier novembre 1690. §

Nous avons avancé un peu pendant toute la journée. Sur les deux heures cet après-midi, nous avons vu terre : c’est la pointe des Palmiers, si le temps était fin, nous verrions Balassor, qui n’est qu’à dix lieues d’ici ; mais, il fait de la brume, et le vent est tout à fait contraire pour y aller, n’étant que Nord. Nous avons cependant bon besoin d’y être. J’ai soupé au Florissant. Il n’y a plus de viande fraîche, officiers et malades sont réduits au bœuf salé et au lard. Ils se sont fait des mardis gras, et sont depuis longtemps au mercredi des Cendres. La demande que m’a faite M. Blondel m’en fait très mal augurer, et me fait croire qu’ils manquent de tout. Je lui ai donné rendez-vous à demain matin. Landais travaille actuellement pour acquitter ma parole. Je serai grondé, s’il est pris sur le fait. {p. 341}

[Décembre 1690] §

Du vendredi premier décembre 1690. §

La chaloupe du Florissant m’est venue quérir ce matin ; et, sans que personne s’en soit aperçu ici, j’ai porté au commissaire ce que je lui avais promis hier au soir, et que je n’ai pas cru devoir lui refuser dans le besoin qu’il en a, étant presque à terre, et à la veille d’en avoir d’autres. Il est mort trente-deux hommes sur ce navire, tant à Négrades, que depuis que nous en sommes partis.

Si le commandeur, qui n’aime guère ni M. Joyeux, ni les autres, s’était aperçu de ma manœuvre, j’aurais assurément été relancé. Il n’aurait pas manqué de me dire qu’outre que nos poules sont accoutumées à la cage, il n’avait prétendu jeûner que pour nous, et pour ses enfants. C’est ainsi qu’il appelle nos matelots ; aussi, en est-il adoré ; et, quoique bien loin d’avoir frappé, il n’en ait jamais menacé aucun, il en est si bien obéi que je crois qu’ils se jetteraient à la mer s’il le leur ordonnait. Nous mîmes hier au soir à l’ancre, et y avons été toute la journée, parce que le vent {p. 342} a toujours été contraire, et trop fort pour nous abandonner au courant, et nous laisser entraîner par lui ; surtout, étant proche de terre.

Du samedi 2 décembre 1690. §

Ce matin, à la pointe du jour, nous avons remis à la voile, pour nous laisser entraîner au flot ou à la marée montante : le vent était calme. Nous avons remouillé sur les onze heures, à cause du jusant ou reflux.

Du dimanche 3 décembre 1690. §

Même manœuvre qu’hier : à la voile, le matin ; et à l’ancre, à midi. Un lascaris est mort ce matin ; et cet après-midi, Henri Couriou, l’un de nos meilleurs matelots, l’a suivi. La chaloupe de l’Amiral est allée à Balassor, dont nous tâcherons de nous approcher.

Du lundi 4 décembre 1690. §

Nous sommes présentement mouillés en rade, ayant fait aujourd’hui la même chose qu’hier ; c’est-à-dire en nous {p. 343} laissant dériver, ou entraîner au courant, tant qu’il est favorable, et en mouillant, lorsqu’il devient contraire. Les pilotes appellent ceci des courants : c’est qu’ils ne connaissent pas les œuvres de marée dans les mers d’ici ; car, ce sont certainement flot, et jusant, comme je l’ai remarqué ci-dessus. Ce que j’ai vu depuis trois jours ne me laisse pas lieu d’en douter. Nous attendons des rafraîchissements, dont tous les vaisseaux ont très grand besoin.

Du mardi 5 décembre 1690. §

Il nous est venu aujourd’hui quelques rafraîchissements : peu de chose ; et le meilleur de tout, c’est l’ordre de mettre tous les malades à terre. Ils y seront mieux soignés, et y recouvreront leur santé bien plus promptement qu’à bord. Ajoutez à cela que l’air qu’on respire à terre guérit seul le scorbut qu’on gagne en mer, sans autre médicament que la viande fraîche, des saignées, et le régime de vivre. {p. 344}

Du mercredi 6 décembre 1690. §

Nous avons envoyé nos malades à terre, au nombre de cinquante-six, et comme il faudra absolument que j’y aille demain matin, tant pour leur faire donner ce qui leur sera nécessaire que pour recevoir et faire embarquer les marchandises, qui seront livrées au vaisseau pour reconduire en France, je n’écrirai plus que je ne sois de retour, et les vaisseaux sous les voiles, pour retourner à Pondichéry.

Du samedi 30 décembre 1690. §

Je n’ai point écrit depuis le six du courant, parce que j’ai toujours été extrêmement occupé, tant à terre qu’à bord : à terre, pour demander ce qui nous était nécessaire : et à bord, pour recevoir les marchandises que nous devons porter en France ; mais, ayant mis à la voile ce matin avant le jour, et ayant mes mémoires prêts sur mes tablettes, et du temps à moi, je vais dire ce que je sais, et que j’ai appris : après avoir dit qu’un emploi d’écrivain est très facile sous les voiles, où il ne faut {p. 345} que deux lignes par jour avec de la ponctualité ; mais, qu’à terre c’est l’emploi le plus tuant et le plus fatigant, qu’un homme puisse avoir lorsqu’il est d’humeur à s’en acquitter par lui-même sans s’en reposer du tout sur autrui.

Je commencerai par ce qui nous regarde, et qui regarde aussi tous les navigateurs : c’est le scorbut, maladie très dangereuse. Quoique je n’aime ni la médecine, ni la pharmacie, et encore moins à en parler, je ne puis m’empêcher d’entendre ce qu’on dit ; et, comme il y a ici quantité d’officiers qui ont longtemps servi à terre, dans les armées, voici ce que j’ai pu comprendre de leurs discours, et de ceux des chirurgiens auxquels ils parlaient. C’est qu’il y a de deux espèces, ou de deux genres de scorbut ; qui, quoique différents entre eux, ont pourtant tous deux la même source, qui est dans les aliments et la paresse.

Que le scorbut de mer provient des salaisons dont le corps est nourri ; ce qui fait que la guérison ne demande que des viandes rafraîchissantes, et des légumes, qui par leur douceur dissolvent les coagulations que le sel forme dans la {p. 346} masse du sang, fomentées par les sels volatils qui s’exhalent de la mer, et qu’on respire sur les vaisseaux : coagulations, qui rendent enfin le sang si épais, qu’il ne peut plus circuler, ni se raréfier par le cœur et le poumon ; ce qui fait que le corps d’un homme, qui en est attaqué devient comme un morceau de cire, dans lequel l’impression du doigt reste, et qui est partout si peu flexible, qu’on est obligé souvent d’avoir recours à des espèces de crics, pour lui ouvrir la bouche.

Que le scorbut de terre provient du mauvais pain, que le munitionnaire général donne aux soldats ; si vrai que tant qu’ils ont mangé de bon pain, c’est-à-dire, pendant tout le temps que feu M. de Louvois a été en état d’en faire les marchés, et de les faire exécuter, cette maladie de scorbut sur terre a été presque inconnue aux troupes du Roi. Joint à cela que les nourritures ordinaires de terre n’étant pas si bonnes, ni distribuées à des heures réglées, comme celles de mer, cette maladie s’invétérait si bien dans le corps, qu’elle devenait insensiblement incurable, et par conséquent plus à craindre, que le scorbut de mer.

{p. 347} Que l’un et l’autre scorbut étaient encore fomentés par la paresse où le soldat sans argent croupissait dans un camp, ou dans son branle sur un vaisseau : ce qui était si vrai que les scorbutiques, sur nos navires, étaient presque tous soldats ; cette maladie s’attaquant toujours à eux, et rarement aux matelots qui sont toujours dans le mouvement et l’agitation : ce qui avait donné lieu au proverbe, Vieux matelot, vieux ignorant ; et vieux soldat, vieux fainéant.

Notre second maître canonnier est mort le mardi 19. Il se nommait Pierre Hervé. Il a été enterré, ayant été mis à terre à cause de sa maladie. C’est dommage : nous perdons dans lui un brave homme, et de service ; il s’était trouvé dans plusieurs occasions. Je l’ai vu deux fois dans l’action, et je puis dire qu’il agissait avec autant de sang-froid et de tranquillité que s’il avait été simplement spectateur d’un orage de coups de poing.

M. Le Vasseur, notre sous-lieutenant, ne lui a survécu que de quatre jours, étant mort le samedi 23. J’avais reçu son testament, et j’ai fait son inven- {p. 348} taire, où je puis affirmer, en saine conscience, qu’il ne s’est pas trouvé la centième partie, de ce que tout le monde savait qu’il avait. Il avait confié ses clefs à un homme que son caractère devait retenir dans la droiture ; et qui, je crois, n’a pas tout à fait rempli la confiance que le défunt avait eue en lui. Il ne s’est trouvé ni or, ni argent, ni monnaie, ni perles. Il est pourtant très vrai qu’il avait de tout cela. Je lui avais donné moi-même quarante pistoles d’Espagne à Moali pour des piastres : il en avait encore d’autres. Je me suis enquis de ce qu’il en avait fait. L’aumônier m’a répondu qu’apparemment il avait tout laissé à Pondichéry pour lui acheter des marchandises. C’est ce que je ne crois point ; lui-même m’ayant dit que tout est à meilleur compte à Bengale. Et en effet, c’est de là qu’on envoie les marchandises à Pondichéry. Il y avait pris de très belles pièces de mousseline unies et brodées : il y avait pris des courtepointes, d’une finesse et d’une beauté exquises ; et on disait hautement qu’il avait eu le bonheur de trouver à la flûte, entre autres choses, une bourse pleine de perles, et de coupans d’or. Rick- {p. 349} wart m’a dit que, pour des coupans, cela se peut ; mais, qu’à l’égard des perles, il n’avait aucune connaissance qu’il y en eût d’autres que celles qui appartenaient à Mademoiselle Spelman. J’en ai parlé page 131 et suivantes. Quoi qu’il en soit, rien de tout cela ne s’est trouvé ; et, pour dire naturellement ce que j’en pense, c’est que notre aumônier a profité de tout.

Je n’avais pas pu me dispenser de recevoir le testament de Le Vasseur ; et, en faisant l’inventaire, j’ai fort bien connu que ce testament avait été exécuté, par la prise de possession, avant la mort du testateur. Je n’ai pu m’empêcher d’en dire ma pensée, assez crûment, à notre aumônier : il m’a paru déferré et confus. Je l’ai dit aussi à Messieurs de Porrières et de La Chassée. Le dernier m’a répondu pour tous deux, en me demandant d’où diable je venais de ne pas connaître ce qu’un moine peut faire, et encore un moine bas-breton. Nous jurerions, que tout est au Florissant, entre les mains de l’aumônier ou dans les soutes aux poudres de notre vaisseau, entre les mains du maître canonnier, et de ses deux frères ; et que toute {p. 350} cette manœuvre s’est faite à plusieurs fois, et toutes avant la mort de Le Vasseur.

J’étais de ses amis avant sa lâcheté du samedi 29 juillet, que j’ai rapportée page 127; mais, les reproches publics que je lui fis, et que j’ai rapportés aussi page 138, l’ont tellement frappé, joints à la restitution dont j’ai parlé, page 151, qu’il n’a pas porté de santé depuis. Si cela est, je suis en partie cause de sa mort. On me l’a dit en riant. J’ai répondu sur le même ton que je n’en croyais rien et qu’au contraire j’étais persuadé que sa vie et sa mort avaient été des prodiges de la nature, qui l’avait fait vivre sans cœur, et mourir sans rendre l’esprit.

C’était un assez bon garçon, rond de toute manière, à son avarice et à sa lâcheté près ; mais, cela n’était que de menus grains de sable sur son globe matériel, qui en relevaient avantageusement la circonférence. Il est mort fort chrétiennement, à ce qu’on dit ; du moins, il a fini sa vie par une bonne action, mais qui je crois sera oubliée par son exécuteur testamentaire ; c’est qu’il a donné aux pauvres, et pour faire prier {p. 351} Dieu pour lui, tout ce qu’il avait à bord à l’heure de son décès, et a nommé l’aumônier pour son exécuteur testamentaire : et ce qui s’est trouvé dans sa chambre, ne valant pas la peine d’être disputé, j’ai tout remis au père Querduff, qui m’en a donné ma décharge au pied de l’inventaire, et tous les officiers l’ont signée.

L’endroit où nous étions mouillés, et les terres dont il est environné font partie de l’ancien royaume de Bengale. C’est une grande anse, ou, si on l’aime mieux, un golfe, où se viennent perdre dans la mer plusieurs rivières, entre autres le fleuve du Gange, si fameux dans l’Antiquité, et si renommé dans ce temps-ci, par les vertus que les païens et les idolâtres ont toujours attribuées, et attribuent encore à ses eaux, qui se transportent encore aujourd’hui par toutes les terres du Mogol, et jusque bien avant dans la Perse ; mais, n’y ayant point été, il m’est impossible d’en rien dire de nouveau. Il y a une rivière, dont l’eau est douce à un quart de lieue de son embouchure, qui se nomme Balaçor, ou Balassor : c’est elle qui donne son nom à la ville, qui est à deux bon- {p. 352} nes lieues sur ses bords Nord et Sud. On ne peut y aller que pendant le flux ou marée montante, parce que le courant de cette rivière est trop fort et rapide pour pouvoir le vaincre à la rame, et qu’il est impossible de se servir de voiles, parce que cette rivière ne fait que serpenter par de forts petits contours. Elle est creuse, et peu large, et malsaine, et de mauvais goût.

Les navires de sept et huit cents tonneaux montent jusques auprès des loges dont je parlerai, et en deçà de la ville. Cette ville n’est qu’un assemblage confus de maisonnettes de nègres, bâties de terre délayée avec de la paille hachée, et enduite d’une autre terre glaise, ou argile, très fine et fort grasse ; et, comme ils ont soin de laver tous les jours cette terre, et de la mouiller souvent, cela rend ces maisonnettes fort propres et fort agréables à la vue. Le dedans est le ménage de Fanchon la Vermine, un pot égueulé, un autre sans anse, des selles à trois pieds comme celles des savetiers. Un morceau de planche sur des roches leur sert de table ; et deux bottes de paille à terre, avec un méchant morceau de grosse toile de coton dessus, {p. 353} leur servent de lit. Voilà ce qui m’a paru de la magnificence de leurs meubles.

À l’impureté près, ils vivent policés et civilisés par des lois, comme les Européens. La volonté du prince y est absolue. C’est un point des plus essentiels de leur religion, de ne point s’opposer à son autorité : ils en parlent pourtant avec toute sorte de liberté ; mais, n’en obéissent pas moins. Ceci est assez le caractère d’une bonne partie des Européens. Il semble que ces peuples aient pris de M. de Montaigne, ou que M. de Montaigne ait pris d’eux, cette belle et sage maxime : nous devons notre obéissance à nos princes : ils sont en droit de l’exiger, et il est de notre devoir de la leur accorder ; mais, pour notre estime, nous ne la devons qu’à leurs actions. C’est encore là le caractère de tous les Européens, surtout du côté du Nord.

La vertu est récompensée ici, et les criminels y sont punis, excepté les adultères, et même les incestes. On déserterait le pays si on les punissait de mort. Les lois les y condamnent ; mais, les magistrats coupables eux-mêmes de ces crimes, se bouchent les yeux sur les déportements des autres, et les laissent {p. 354} vivre là-dessus en pleine liberté, comme eux-mêmes y vivent.

Le trafic est ici très grand et très riche, y ayant par l’industrie des Bengalais tout ce que la nature produit à leur portée, et que l’art perfectionne ; et c’est d’ici qu’on envoie à Pondichéry, et par toute la côte de Coromandel, les marchandises les plus belles qui s’en transportent en Europe. L’or et l’argent n’y manquent point, et ils ont à souhait tout ce qu’il faut pour la vie.

Je n’y ai vu ni mangé, ni bœuf, ni veau : je ne sais ce que les Asiatiques d’ici en font ; mais enfin, je n’y en ai point vu, ni pu en savoir la raison. Leurs vaches sont dures, aussi bien que toute autre viande ; mais, sans mauvais goût. Leurs moutons sont à peu près faits comme ceux d’Europe, pas si bons, moins mauvais pourtant que ceux de Pondichéry ; les cabris, les oies, les poules, les canards, et les pigeons, y sont faits comme ceux d’Europe, et y sont en très grande quantité, et le tout à fort bon prix. Les vaches deux roupies, quinze poules une roupie, canards comme les poules, cinquante pigeons une roupie, huit oies une rou- {p. 355} pie, quatre cabris ou quatre moutons une roupie, et la roupie vingt-huit sols de notre monnaie. Je ne vois pas qu’ils doivent se plaindre de la valeur des viandes.

Leur blé n’est pas si nourrissant que le nôtre ; mais, il est plus léger : le pain en est assez bon, du moins sans dégoût. Leur riz est très bon, parce qu’il est nouveau, et n’est point transporté. Le mil, l’orge, les pois, les fèves, la graine de moutarde, et la navette y sont comme en France. La citrouille, le potiron, le concombre, l’oseille, la laitue, et toutes nos légumes y viennent en abondance : le melon même n’y est pas mauvais ; mais, il n’approche point de nos melons de Langeais. Ils ont tous les fruits à noyau que nous avons, meilleurs que les nôtres, mais point de fruits à pépin. En un mot, tout y est bon, et à bon prix ; et je ne vois pas qu’ils manquent de rien pour la vie.

J’ignore quelle est la boisson du peuple ; mais, ceux qui sont aisés boivent du vin, extrêmement cher, parce qu’il vient de loin ; mais, il n’est pas possible d’en boire de meilleur, parce que le {p. 356} monde n’en produit pas de plus exquis. J’en emporte environ deux cents pintes mesure de Paris. Il est dans de grosses bouteilles de Perse, claires comme notre cristal, qui tiennent trente-cinq pintes chacune ; dont de six je destine quatre à Versailles, et deux à Paris : en un mot, c’est du vin de Chiras en Perse, si renommé par toute la terre, et si peu connu en Europe.

J’emporte aussi un cent de bâtons d’encre de la Chine, tant pour faire des présents que pour moi.

La laque, dont on fait la cire à cacheter, n’y revient qu’à un sol la livre.

Ils ont quantité de cire et de miel qui fait, à ce qu’on dit, d’excellentes confitures. Je n’y ai point vu de gibier ; du moins, je n’en ai ni tué ni mangé.

J’ai dit, page 290 ci-dessus, que si le crocodile et le caïman ne se faisaient pas la guerre, on les prendrait pour animaux de même espèce. L’antipathie que la nature leur a inspirée est si forte que d’abord que l’un voit l’autre, il faut qu’il en coûte la vie au plus faible. Je me promenais sur le bord de la rivière de Balassor, lorsque {p. 357} je vis d’un coup s’élancer dans l’eau l’un de ces deux animaux : l’autre avait paru dans la rivière, et celui-ci se jeta à lui. Les deux commis du Comptoir, qui étaient avec moi, me dirent que le combat de ces deux furieuses bêtes était assez ordinaire, mais était curieux. Je les regardai, ils nagèrent quelque temps la tête hors de l’eau, comme pour s’animer ; et, tout d’un coup, se précipitèrent l’un à l’autre, et se prirent gueule à gueule, en se secouant avec fureur. La rivière fut bientôt rougie de leur sang. Après s’être tenu à la gueule un bon quart d’heure, ils se lâchèrent, et plongèrent, et ensuite s’élancèrent hors de l’eau l’un contre l’autre à plus de six pieds de haut. Il me parut, qu’ils voulaient tous deux prendre son ennemi par l’extrémité de la tête, entre le corps, ou par-dessous le ventre. Après une infinité de sauts, l’un alla d’un côté, et l’autre de l’autre, pour reprendre de nouvelles forces en se délassant, mais sans se quitter de vue. Ils recommencèrent trois fois leur combat, qui dura près d’une heure et demie ; et, à la troisième, le crocodile fut vaincu et tué, eut le ventre déchiré, {p. 358} et la tête écrasée. Ce combat est également furieux et curieux.

Quoique le terroir de Bengale soit heureux et fertile, et que les gouverneurs que le Mogol y envoie s’y enrichissent, ils ne le regardent pourtant que comme un honorable exil, parce que ce gouvernement est éloigné de plus de trois cents lieues d’Agra, demeure ordinaire du Mogol : tant il est vrai que, par toute terre, les gens de distinction aiment à être proches de leurs princes. Il n’y a pas longtemps qu’il y est arrivé un nouveau gouverneur, qui a envoyé son prédécesseur à Agra sous bonne garde, parce qu’il doit au Mogol plus de deux millions de piastres ; qu’il a fait plusieurs concussions ; qu’il est accusé de s’être entendu avec Sévagi, et de vouloir se lier avec lui par le mariage de sa fille, parfaitement belle, avec Remraja, fils de Sévagi. Beau sujet de roman pour de Visé, digne auteur du Mercure galant, et de la ridicule histoire de Cara Mustapha. Ce gouverneur de Bengale est toujours fort bien accompagné, et peut mettre sous les armes autant d’hommes que bon lui semble ou qu’il y a de sujets du Mogol capables de les porter.

{p. 359} Il y a dans cette ville, ou plutôt à ses extrémités, plusieurs belles maisons bâties par les Européens ; entre autres, une bâtie par les Anglais, qui ressemble plutôt à un palais qu’à un comptoir de compagnie marchande. Je ne crois pas me tromper de dire, que pour en bâtir la face, on a pris le modèle de celle de Luxembourg, que Marie de Médicis, veuve de Henri le Grand, a fait bâtir à Paris [lien avec gravure d’époque] : ces deux faces sont semblables. Le bâtiment des Anglais est fortifié d’un fossé à fond de cuve, et on y entrait par quatre ponts-levis. Il était muni de canon et fortifié par quelques ouvrages en dehors ; mais le Mogol, qui, avec raison, ne trouve pas bon que les Européens construisent chez lui des lieux assez forts pour lui résister, a fait jeter à bas à coups de canon ce comptoir, ce palais, ou cette citadelle, comme on voudra l’appeler, après une très vigoureuse défense de la part des Anglais, qui sont encore actuellement en guerre avec lui au sujet de ce fort. Ils demandent la paix avec instance, et offrent d’achever de raser ou de ruiner ce fort, ou de le lui céder. Ils l’ont abandonné, il y a cinq ou six ans ; et  {p. 360} il commence à tomber en ruine, faute d’être entretenu, à cause de cette guerre. Il est fort bien placé sur une hauteur, qui n’est commandée de rien ; et l’eau, qui remplit les fossés, est une eau de source qui sort de la montagne où il est bâti : ainsi, c’est une eau qui ne tarit point, qui est très bonne, et qui en sortant du fossé retombe à la rivière par son ancien chemin.

Le Mogol n’aurait jamais ruiné ce fort par ses propres forces seules. Ses sujets ne sont pas assez hardis pour en approcher ; mais, les Hollandais, dont la politique est de ne pas souffrir dans les Indes des Européens aussi puissants qu’eux, lui ont par-dessous main fait avoir des canonniers portugais et hollandais, lesquels ont si bien servi son canon de cent et six-vingts livres de balle, et qui tirait de bien plus loin que celui des Anglais ne pouvait porter, qu’enfin le fort a été détruit. On croit même que les Anglais n’obtiendront pas la paix, à moins qu’ils ne l’achètent bien cher ; parce qu’on croit que les Hollandais ne la souhaitent pas, quoiqu’ils fassent semblant de la désirer, et qu’ils s’y opposent par-dessous {p. 361} main, par présents secrets, et autres intrigues du cabinet.

Plus on pénétrera la politique de cette République, moins on verra qu’elle s’en écarte, et que je n’ai pas eu tort de dire page 393 etc. du premier volume, qu’elle tend au commerce universel. Ce tour, qu’elle a joué aux Anglais en fournissant des canonniers au Mogol, est le même qu’elle nous a joué depuis à Siam, en fournissant à Pitrachard des canonniers, pour chasser les Français de Bangkok ; mais, pas si secrètement, parce qu’elle a dans les Indes bien moins d’intérêt à nous ménager que toute autre nation d’Europe.

Les Bengalais sont assez affables, fort intéressés, mais pourtant d’assez bonne foi. Leur religion est généralement parlant idolâtre : c’est la dominante. II y a quelques juifs, et quelques mahométans ; mais ils n’ont ni temple ni mosquée. Les catholiques romains y ont une église assez propre, quoique pauvre. Elle est desservie par un religieux augustin, portugais de nation ; il se nomme Padre Bernard, ou Père Bernard. Je suis le plus trompé du monde si ce Padre Bernard n’est pas {p. 362} un ouvrier aussi subtil et aussi rusé que le froc en puisse couvrir, et faire éclore. Il n’arrive ici aucun vaisseau de sa nation, qui ne lui apporte, à ce qu’il dit, des reliques qui lui viennent en droiture de la propre main de Sa Sainteté, et qu’elle a la bonté de lui envoyer tous les ans.

Aussi, en a-t-il lui seul plus que tous les trésors de la chrétienté n’en ont ensemble. Que le lecteur ne prenne pas ce que je vas dire pour un conte fait à plaisir : je le donne pour une vérité ; et tous les Européens qui ont été à Bengale, peuvent m’en démentir. L’étoile des trois Rois ne lui a pas échappé : il en a du moins un rayon, qui, pour rendre le miracle plus étonnant, ne luit que pendant les nuits de Noël jusques à celle de l’Épiphanie comprise. C’est le temps que les Mages employèrent à venir de chez eux à Bethléem : ils voyaient clair le jour ; et, dans l’obscurité, l’étoile les éclairait et les conduisait. Ce rayon est enfermé dans une fiole de cristal, et n’est rien autre chose que de l’eau bien claire, qu’il fait luire par le moyen d’une bougie, qu’il met par-dessous, et hors de la vue des specta- {p. 363} teurs. Je lui en ai parlé ; et sa réponse a été en riant, Ad populum phaleras.

Outre ces reliques, le pape lui envoie encore des indulgences pour des temps très considérables. Cinquante ou soixante mille ans par-delà l’éternité n’en troublent point le calcul. Cela ne fait rien au Padre, pourvu qu’à la manière des Portugais, il les vende argent comptant ; vente dont il tire un gros profit, aussi bien que de l’eau du Gange, qu’il bénit, qu’il distribue pour de l’argent à son troupeau, presque tout bengalais, qui croit encore que l’âme est nettoyée de tout péché, quand le corps est lavé de cette eau.

O nimium faciles, qui tristia crimina caedis

Fluminea tolli posse putatis aqua !

C’est un païen, qui parle ; c’est Ovide : je ne le lui fais pas dire. Le pape souffrira-t-il longtemps que des fripons réveillent, pour leur utilité, les cérémonies ridicules des païens, dont un poète, tout païen qu’il était, se moque ?

Il y a quelques Portugais dans ce troupeau. Ils viennent tous à la messe dans cette église : j’y ai assisté. Ils me {p. 364} paraissent tous également ignorants et dévots, et tous fort superstitieux : et, si ce que Tacite dit est vrai, on n’en fera jamais de véritables catholiques. Gens Superstitioni obnoxia, Religionibus adversa. Mais, le moyen de les défaire de leurs superstitions ? Les ecclésiastiques, qui devraient les en retirer, sont les premiers à les y plonger ; parce qu’ils y trouvent leur profit temporel. Cet excès frappe et scandalise tous les chrétiens. Est-ce ainsi qu’ils devraient vendre les âmes ?

Tous ceux qui, comme moi, ont été en Portugal, savent que ce n’est plus la religion de Jésus-Christ qui y prime ; mais, seulement, celle des moines, qui la font consister en indulgences, en reliques, en images, en confréries, en cordons, en chapelets, et autres babioles condamnables par leur excès, qui étouffe la parole du Sauveur. C’est l’indigne et exécrable tribunal de l’Inquisition qui entretient, multiplie, et fomente ces abus. Il ne faut que lire ce qu’en écrit un savant capucin, qui a pensé y être grillé, et qui se plaint de l’ignorance des juges, aussi bien que Dellon. L’un et l’autre ont donné leurs {p. 365} relations au public : on peut y voir la source de ce qui défigure dans le Portugal et l’Espagne la véritable religion et l’Église de Jésus-Christ. J’ai vu à Lisbonne leur Atto dà Fè, ou leur Acte de Foi : les exécrables inquisiteurs y représentent Eaque, Rhadamanthe et Minos ; et les Portugais sont les diables qui perfectionnent la vive peinture de l’Enfer des païens.

Je reviens aux catholiques de Bengale. Leurs signes de croix, avec leurs deux mains par-dessus leurs têtes jusques à leurs pieds, semblent une bénédiction qu’ils donnent aux autres, et un reste de leur ancienne salutation aux idoles. Il est impossible de défaire tout d’un coup les païens, et les idolâtres de leurs coutumes : il faut de nécessité leur en souffrir quelqu’une de peu de conséquence pour gagner l’essentiel. Les apôtres ont toléré quelques cérémonies des juifs pour les attirer plus facilement au christianisme ; et qui prétendrait défaire tout d’un coup les peuples d’ici de leurs vaines superstitions, ne gagnerait rien sur eux : c’est leur génie, ainsi que Plutarque l’a remarqué ; Inclinant Natura ad Superstitionem Barbari. Mais, {p. 366} c’est assez de tolérer une partie, la moins blâmable, de ces superstitions : on ne doit pas leur en inspirer d’autres. Saint Paul ne prêchait que Jésus-Christ, et icelui crucifié. Il a réussi. Pourquoi leur prêcher autre chose ?

Le poisson de mer et d’eau douce est bon, et en quantité, et fait presque seul la nourriture des deux tiers des habitants. Leur boisson est une espèce d’eau-de-vie, qu’ils appellent raque ; liqueur très brûlante et très malsaine. On a voulu nous en donner ; mais, nous l’avons refusée. Les autres écrivains auraient bien voulu que j’en eusse pris, et m’ont demandé pourquoi je n’en prenais pas. Monsieur de La Chassée, qui n’a aucun intérêt à les ménager, leur a répondu platement, qu’il y avait assez d’eau-de-vie dans l’Écueil, parce qu’on n’en avait point vendu. Lui et moi avions goûté de cette raque à sept heures du matin. Nous n’en avions bu, à nous deux, que la moitié d’un demi-setier : nous en étions encore hébétés à midi ; et en restâmes le feu dans le corps deux jours de suite. C’est la fontaine d’Ovide : {p. 367}

Qui bibit inde furit. Procul hinc discedite queis est

Cura bonae mentis : qui bibit inde furit.

Il n’est pas permis ici de se baigner, à cause des crocodiles ; ni de se promener loin, à cause des tigres, des bufles, et des éléphants.

Les Français, Anglais, et Hollandais, ont des établissements, appelés loges ou comptoirs. Il y a plusieurs portugais habitués, qui sont pour leur compte. C’est par eux qu’on a du vin de Chiras. Ils ne trafiquent que très rarement avec d’autre nation que la leur : quelquefois avec les Français, et jamais avec les Anglais ni les Hollandais parce qu’ils ont la prévention de les regarder comme des excommuniés, et par conséquent des damnés. Innocent XI n’était pas si scrupuleux. La guerre d’Europe préjudicie bien fort au commerce des Français dans les Indes, parce que la Compagnie, qui, à beaucoup près, n’est pas si forte que les autres nations, ne trafique à présent que par terre, ou sous pavillon et passeport portugais par mer. Quelle humiliation pour une na- {p. 368} tion aussi brave que la nôtre, d’être obligée de céder le pas, et même de mendier l’assistance de gens qui sans nous languiraient encore dans les fers d’une nation étrangère et dure !

Je ne puis m’empêcher de faire ici une digression, et d’admirer les décrets de la providence. L’abattement, où Henri le Grand et Louis XIII son fils ont précipité la Maison d’Autriche (effet de la politique la plus fine et la mieux suivie qu’on ait jamais vue, et qui fait toute la gloire du père et du fils) se tourne contre Louis XIV, leur fils et petit-fils : il semble que ces princes n’ont travaillé qu’à lui préparer des ennemis. La Maison de Bragance, et les États Généraux, leur doivent leur souveraineté : Louis XIV y a contribué ; sans les troupes et l’argent de France, le Portugal et la Hollande appartiendraient encore à l’Espagne. Ces princes en ont fait des souverains, et n’en ont fait que des ingrats, et des ennemis d’autant plus nécessaires qu’ils connaissent parfaitement leurs véritables intérêts. Ajoutez à cela que notre nonchalance sur le commerce, et le peu d’intelligence de ceux qui en ont {p. 369} eu la direction, depuis la mort du grand Colbert [lien avec Mémoires f° 38v° sqq], et devant lui sous le cardinal Mazarin, a laissé prendre à la Hollande cette supériorité, dont elle est tellement jalouse qu’elle ne peut souffrir que personne la partage ; parce qu’elle sait bien, que c’est pour elle une source inépuisable de richesses qui l’égalera toujours aux plus fortes puissances, comme elle en fait déjà l’État du monde le plus riche.

Ce n’est pas seulement le commerce de la Hollande, qui a abattu le nôtre : c’est nous-mêmes, qui y avons le plus contribué, et y contribuons encore le plus, par l’indulgence que les juges ont pour les banqueroutiers, auxquels, aux dépens d’un honneur que ces scélérats ont foulé aux pieds, la justice en France conserve la vie.

Un voleur de grand chemin est moins à craindre dans le public, et y fait sans comparaison moins de tort, qu’un marchand de mauvaise foi. Le voleur ne trompe pas la bonne foi, parce que personne ne s’y fie : le marchand trompe la bonne foi, et ses amis les premiers. Il n’y a qu’un particulier qui se ressent du brigandage d’un vo- {p. 370} leur ; encore en est-il quitte pour ce qu’il a sur lui : tout le monde se ressent du brigandage du banqueroutier, qui très souvent entraîne après soi la perte de plusieurs malheureux, qui lui ont confié tout leur bien, qui sont de leur part dans la bonne foi, et véritablement honnêtes gens. Cependant, le voleur est mis sur la roue ; et l’autre, sans doute plus criminel, en est quitte pour le pilori : et on croit le châtier assez, en infligeant une honte publique à un fourbe, qui, comme dit le proverbe, a toute honte bue.

Ces banqueroutes [lien avec Mémoires f° 98 r° sqq] ne seraient pas si fréquentes, si on réveillait, et si on exécutait, les lois portées dans les capitulaires de Charlemagne, et de Louis le Débonnaire son fils, en ce qu’elles prononcent contre les banqueroutiers. Pasquier dit dans ses Recherches, que celle-là n’a jamais été exécutée. Je ne puis pas prouver l’affirmative ; mais je dis que, quand il serait vrai, qu’elle n’eût point été exécutée, c’est une nécessité, dans un siècle aussi perverti que le nôtre, de l’observer à la rigueur. Qu’on mette le banqueroutier entre les mains de ses créanciers indignement volés, et  {p. 371} que chacun pour son argent lui coupe un morceau de chair : telle est la loi. Que si personne n’en veut faire soi-même l’exécution, qu’on abandonne le scélérat, nu, et vivant, aux dents de dogues affamés : ils sauront, en le dévorant, le punir d’avoir dévoré les autres. Ces genres de mort sont cruels, j’en conviens : mais, ils rétabliront la bonne foi, ou du moins,

Oderunt peccare mali formidine poenae.

Ce que je viens de dire n’est point un épisode mendié : il faut le mettre en œuvre. La Compagnie des Indes orientales de France a trouvé pendant longtemps tout ce qu’elle voulait sur son seul crédit. Les banians lui ouvraient leurs coffres et leurs magasins. Ce qui était arrivé à l’Arménien Rupli, leur était un garant qui leur paraissait certain de la restitution de leur prêt par la justice du roi ; et, de quelque côté que nos vaisseaux abordassent, soit à Ormus, Surate, Mazulipatan, Bengale, ou autres endroits des Indes, ils y trouvaient leurs charges en telles marchandises qu’ils voulaient : tant ces peuples comptaient sur l’intégrité des Français et la justice du roi, et tant ils étaient fra- {p. 372} ppés de ce qui était arrivé à l’Arménien Rupli.

Comme peut-être on ne se souvient plus du procès qu’il eut à soutenir contre les fermiers généraux, j’en retracerai l’idée, avec d’autant plus de plaisir, que sa décision influe sur le commerce, et que le lecteur en pourra tirer les conséquences. Le factum en est entre les mains de tout le monde : mais je puis y ajouter quelques faits, qui n’y sont point imprimés, parce qu’ils se sont passés depuis son impression, ou pour parler plus juste, parce qu’on n’a pas voulu les rendre publics, et dont je puis parler savamment, étant pour lors clerc chez Mr. Monicault, avocat au Conseil, que je vas introduire.

Rupli était Arménien, natif d’Erzerum. Il avait lié amitié et commerce avec Tavernier, baron d’Aubonne, fameux voyageur [lien avec Mémoires, f°122r°). Le bien qu’il lui entendit dire de la nation, et la probité qu’il avait remarquée en lui, lui donnèrent envie de venir en France. Il prit beaucoup de pierreries, et son dessein étant de venir à la foire de Beaucaire, il débarqua à Marseille, et se rendit à Nîmes. Un nommé Marti- {p. 373} non, très ardent fripon, y était directeur pour les fermiers généraux. Il vit les diamants de Rupli, et les garda : heureusement, il y avait des témoins ; sans cela, il aurait payé de négative. Rupli redemanda ses diamants. Martinon offrit de partager. L’Arménien n’y voulut pas entendre ; et Martinon, pour d’un côté n’en avoir pas le démenti, et sachant, de l’autre, que les fermiers généraux appuieraient ses friponneries à cause du gain, fit une saisie de ces diamants, sous prétexte qu’ils n’avaient pas été déclarés : saisie mal faite, puisque ce qui enrichit le royaume n’y doit aucun droit d’entrée. Il ne put antidater cette saisie, à cause du contrôle des exploits, que Mr. Colbert avait sagement établi peu d’années auparavant : elle fut faite seize jours après la rétention ; cependant, elle fut confirmée à l’élection. Il ne faut pas s’en étonner, Mr. Colbert dit lui-même dans son Testament politique, que ces tribunaux sont pensionnaires des gens d’affaires. Appel de cette sentence à la Cour des Aides de Montpellier ; mais les fermiers, ne comptant pas beaucoup sur leur crédit dans le Languedoc, évo- {p. 374} quèrent l’affaire à Paris, où ils comptaient de l’emporter de haute lutte.

Rupli manquait d’argent, et outre cela, avait pour procureur un très affamé fripon : c’était Arouard, dont le fils était dans la dépendance et aux appointements des fermiers. Je l’ai vu receveur des douanes à La Rochelle en 1685, tout tel que son père, qui de sa part était, vraisemblablement, payé par les fermiers généraux, pour ne rien faire en faveur de Rupli, et le laisser condamner par défaut, ou forclusion : et l’Arménien l’aurait certainement été, si Dieu ne lui eût suscité une ressource à laquelle il ne s’attendait pas.

C’était M. Monicault, homme violent, savant, aimant la joie ; mais, vraiment chrétien, droit, de probité, et ennemi mortel des fourbes : en un mot, un génie gaulois de la vieille roche, actif et laborieux. Il entendit parler du procès, et fit en sorte de joindre Rupli au Palais. Il le mena déjeuner, et s’informa de son affaire. L’Arménien la lui expliqua le mieux qu’il put : à peine entendait-il le français, bien loin de le parler. Monicault lui demanda ses papiers. Ce fut ici qu’il fut instruit de {p. 375} la friponnerie : Rupli lui dit qu’il ne les avait pas, qu’il les avait remis à Arouard, qui refusait de les lui rendre, parce qu’il n’avait pas de quoi le payer de quelques écritures qu’il avait faites, à ce qu’il disait. Monicault, frappé d’horreur d’un tel brigandage sous les yeux de la justice, alla lui-même chez ce procureur, dont il ne retira les papiers qu’en le menaçant de M. de Harlay. Rupli lui jeta trente louis, et lui dit de se payer et de lui donner quittance. Arouard eut le front de lui demander où il avait pris cet argent. Monicault, qui n’entendait pas raillerie, lui demanda de quoi il se mêlait, le traita comme il méritait de l’être, prit les papiers, et sortit.

Il emmena son nouveau client dîner chez lui, et ayant examiné les papiers, il vit bien que Rupli était un homme perdu, si la Cour des Aides décidait de son sort : non, que les magistrats qui la composent ne soient très intègres ; mais, parce que, par la malice d’Arouard, très pendable en très bonne justice, la procédure était tellement vicieuse et insoutenable que la forme aurait emporté le fond. Monicault prit son parti : il fit en peu de mots, mais expressifs, un nar- {p. 376} ré de l’affaire ; et, pendant qu’un clerc le mettait au net, il mena Rupli chez M. le duc de Lesdiguières, en faveur duquel il avait, il n’y avait que trois mois, gagné un procès contre Messieurs de Créqui, l’un maréchal de France, et l’autre gouverneur de Paris.

Il lui conta l’affaire de l’Arménien, lui fit connaître l’injustice criante qu’on voulait lui faire ; et, en même temps, qu’il n’y avait que la seule autorité du Roi, qui pût empêcher un vol si grand, si volontaire et si bien prémédité et soutenu : et acheva, en le suppliant de présenter Rupli au Roi. M. de Lesdiguières le promit, et encore plus, puisqu’il promit de faire en sorte que M. de La Feuillade [lien avec Mémoires] se joignît à lui. Monicault connaissait trop l’aversion que ce maréchal avait pour les gens d’affaires, pour douter de son entremise. Le rendez-vous fut pris pour le lendemain matin, au lever du roi à Versailles, où M. de Lesdiguières, autant bienfaisant que la France en ait jamais produit, alla coucher, pour disposer en soupant M. de La Feuillade. Monicault, accompagné de Rupli, revint chez lui, où il dressa un placet pour être présenté au Roi, et le joindre au mémoire qu’il avait dressé.

{p. 378} À peine avait-il été sorti de chez Arouard le matin, que celui-ci avait été au bureau des Fermes, et avait instruit les fermiers généraux, que cet avocat au Conseil entreprenait pour Rupli. Ces messieurs le connaissaient d’autant mieux qu’il avait refusé d’être leur avocat, ne les regardant tous que comme des gens sans foi ni probité. Ils connaissaient sa vivacité et son ardeur, et tâchèrent d’écarter de leur chemin une pierre si dure. Ce fut Batonneau, l’un d’eux, qui se chargea de négocier avec lui, et de lui porter parole. Il vint le trouver l’après-midi sur les cinq heures, accompagné de trois de ses confrères : j’y étais présent. Je ne sais comment Monicault, rouge comme feu, se donna la patience d’écouter sa harangue ; mais, je sais bien que, pour toute réponse, il jeta dans la cour une bourse de cuir pleine de mille louis, ne pouvant les jeter dans la rue parce que son cabinet était sur le derrière ; et le poussa lui et les autres hors de son cabinet, en les donnant à plus de charretées de diables, que leurs louis ne valaient de deniers. Cet incident ne fut point oublié : le Roi en fut informé ; mais, il n’a point été mis dans le fac- {p. 378} tum, par des raisons faciles à deviner.

Dès la pointe du jour du lendemain, Monicault partit pour Versailles avec Rupli, bien instruit de ce qu’il devait faire. Ils trouvèrent Messieurs de Lesdiguières et de La Feuillade, dans le Salon des Peintures : celui-ci, capitaine des gardes, fit entrer l’Arménien et son avocat. Rupli se jeta aux pieds du Roi, et lui présenta le placet. Le Roi le lut : il n’était pas long ; en voici la substance. Il y félicitait le Roi de ses victoires, et de sa grandeur d’âme, et de la modération d’avoir mieux aimé accorder et prescrire la paix à ses ennemis que d’achever de les assujettir (la paix de Nimègue venait d’être faite) [lien avec Mémoires f° 9 r°-v°]. Il continuait par lui représenter que tout l’Orient était imbu de sa gloire, que tout en parlait, et que tout l’admirait ; mais, qu’on n’avait point encore entendu parler de sa justice, parce qu’il n’y avait que ses heureux sujets, qui en ressentissent les effets. Qu’un malheureux Arménien, prêt de retourner dans ces climats éloignés, était sûr de la faire éclater par lui-même, parce qu’il espérait que Sa Majesté voudrait bien être elle-même son juge d’un vol qu’on voulait lui faire, et des droits {p. 379} d’hospitalité violés dans lui ; que Sa Majesté partageait la gloire de ses exploits militaires avec ses généraux, et ses soldats ; mais qu’elle jouirait seule de celle que lui acquerrait sa justice ; et, que si sa sacrée bouche condamnait le suppliant, il offrait, pour réparation de sa témérité, sa vie, qui était le seul bien que les scélérats qui l’avaient volé lui avaient laissé.

Après que le Roi eut lu le placet, il s’informa de l’affaire, M. de Lesdiguières lut le mémoire en entier ; et Monicault, à qui le roi permit de parler, expliqua ce qui aurait rendu ce mémoire trop long : il n’oublia pas la visite des fermiers généraux, et la tourna d’une manière si bouffonne, que le Roi, malgré son sérieux, ne se put empêcher d’en rire. Sa Majesté mit le mémoire dans sa basque ; et, dès le jour même, il y eut arrêt, qui évoquait au Conseil la connaissance du procès, et l’interdisait à tous autres. Cet arrêt fut signé et expédié le même jour, et dès le lendemain signifié aux fermiers généraux, et au greffier de la Cour des Aides.

M. Colbert était chef du conseil des Finances : il fallut le solliciter. L’affaire, du {p. 380} côté de l’Arménien, fut bientôt mise en état d’être jugée ; mais, les fermiers généraux, qui avaient fait instance sur instance à la Cour des Aides, ralentirent leur ardeur au Conseil ; et c’est ce qui donna lieu à un autre incident digne d’être su.

Rupli n’allait jamais chez M. Colbert que Monicault ne l’accompagnât : c’était celui qui portait la parole ; et, pendant qu’il parlait, l’Arménien reconnut au doigt du ministre un des diamants qui lui avaient été volés. Il le dit après l’audience à Monicault, qui, prévoyant de quelle vertu serait le diamant, y reconduisit Rupli, avec ordre de bien l’examiner, et de bien prendre garde à ne se pas méprendre, parce que la perte ou le gain de son procès en dépendait. Rupli le fit, et fut convaincu que c’était en effet un des siens. Monicault ne demeurait qu’à un pas, puisque sa maison est à côté de celle de M. de Charost, rue Montmartre. Il y vint, et dicta un placet très court adressé au ministre, auquel il représentait que quiconque lui avait vendu le diamant qu’il portait au doigt, était un malheureux digne de la corde, puisqu’il lui avait vendu ce qui {p. 381} ne lui appartenait pas, étant un de ceux qui avaient été volés au suppliant Rupli ; que si c’était un présent qu’on lui eût fait, ce n’avait été qu’en vue de corrompre sa justice ; mais que lui, tout misérable qu’il était, lui en faisait un présent légitime, pour la solliciter d’agir dans toute sa rigueur.

Jamais Mr. Colbert n’avait été si surpris, qu’il le fut à la lecture de ce placet. Il avoua que c’était un présent : il l’ôta de son doigt et voulut le rendre ; et, sur le refus de l’Arménien de le reprendre, il le jeta à ses pieds. Monicault le ramassa. Rupli, qui avait le mot, dit que celui-là n’était qu’un des moindres de ceux qu’on lui avait volés. L’avocat le posa sur le bureau de Mr. Colbert, et à un clin d’œil ils sortirent promptement tous deux, et laissèrent le bijou. Cet incident alla encore au Roi, par le canal de Mr. de La Feuillade. Ce monarque en parla à Mr. Colbert dans des termes qui firent un effet admirable pour Rupli ; ce ministre rejetant tous ses ressentiments sur les fermiers généraux.

Ceux-ci firent parler d’accommodement à l’Arménien, qui fatigué, et  re- {p. 382}buté de tant de chicanes inconnues dans son pays, était en intention d’y prêter l’oreille : mais, Monicault lui fit comprendre qu’après avoir réclamé la justice du Roi, ce serait l’offenser, que de n’en pas attendre les effets ; et, faisant agir Messieurs de Lesdiguières et de La Feuillade, il y eut arrêt, qui ne donnait que huitaine aux fermiers généraux pour tout délai pour achever leurs écritures, lequel temps expiré il serait passé outre : et Mr. Ponce, rapporteur, eut ordre pour ce jour fixé, si le Roi se trouvait au Conseil ; sinon d’en différer le rapport jusques à ce qu’il y fût, voulant être présent au jugement.

Les fermiers généraux redoublèrent vainement leurs instances d’accommodement. Le procès fut jugé à jour fixé : l’arrêt est à la suite du factum. La restitution fut ordonnée à quatre cent cinquante mille livres à quoi Rupli avait apprécié ses diamants, cent vingt mille livres de dommages et intérêts ; les fermiers généraux condamnés aux dépens, et Martinon à une prison perpétuelle. Si le Conseil condamnait à mort, il aurait dansé en Grève. L’Arménien alla remercier le Roi d’un ju- {p. 383} gement si favorable, et Sa Majesté lui fît présent de son portrait.

Cet arrêt, qui fut traduit en toutes les langues orientales, y fit regarder le Roi comme un nouveau Salomon, et releva si bien le nom français, que la Compagnie pouvait se vanter que tout y était à sa discrétion. Les Orientaux se figuraient que si elle ne les payait point, ils n’auraient qu’à recourir à la justice du Roi : mais, ils ont bien changé de sentiment, parce que la Compagnie, ayant souffert des banqueroutes, a été obligée de reculer les paiements ; et les intérêts courant toujours, elle doit à présent à Surate environ six millions de livres, et y est tellement perdue de crédit, que qui que ce soit ne lui veut rien avancer : ce qui concerte avec l’intérêt qu’ont les Hollandais, les Anglais, et les autres nations d’Europe, de perdre la nôtre de réputation. Aussi, la nôtre y est regardée comme la plus fourbe et la plus indigne du monde ; et les lâchetés qui se sont faites à Siam, nous vont faire regarder par toutes les Indes comme la plus vile canaille de la terre.

Ceci n’est nullement concerté avec {p. 384} de Visé, auteur du Mercure galant, ni avec celui de la Gazette de France. Ils peuvent être payés pour mentir ; mais moi, je ne prétends dire que la vérité. Amicus patriae, magis amica veritas. Qu’on tire de ce que je viens de dire les inductions naturelles, on verra que la mauvaise foi qui règne en France influe ici ; et c’est où j’en voulais venir, pour faire finir à une potence tous les banqueroutiers, sans en excepter un seul, et du moins faire rouer vifs les frauduleux. C’est par là qu’il faut commencer pour rétablir le commerce intérieur du royaume ; et, à l’égard du commerce extérieur, que le Roi fasse ce qu’a fait Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et que j’ai rapporté page 402 du premier volume: j’y renvoie le lecteur.

Il y a dans la rivière, devant la loge des Français, un navire qui a été bâti à Siam, plus grand, plus fort, et plus beau qu’aucun de notre escadre. Il paraît de huit à neuf cents tonneaux, et on l’appelle le Siam : et on n’ose l’exposer à la mer, crainte d’accident. C’est certainement dommage, qu’un si beau vaisseau reste inutile et à pourrir. Les {p. 385} autres nations y ont aussi des vaisseaux ; et ont à présent autant de peur de nous, que dans un autre temps ils peuvent en donner à un navire seul. Leurs vaisseaux naviguent ; mais le Siam reste.

Les loges des Anglais et Hollandais sont proches de celle des Français. Pendant le temps de la paix d’Europe, ils étaient toujours ensemble bons amis, et se festinaient très souvent. À présent, chacun se tient clos dans sa chacunière. Ils voudraient bien se faire pièce l’un à l’autre, et ne manquent pas de bonne volonté ; mais, s’ils en venaient à quelque excès, ils ne s’en trouveraient pas bien ; car, outre que le Mogol donnerait congé à celle des nations qui aurait tort, et qui aurait commencé la noise, son commerce serait interrompu sur toutes les terres qui sont dans la dépendance de ce prince, lequel obligerait les infracteurs de la paix à restituer à ceux qui auraient été vexés, le centuple de ce qu’on leur aurait pris ; ce qui est déjà arrivé. L’intention très judicieuse de ce prince étant que les Européens ne venant ici que pour le commerce, ils observent exactement entre eux la paix et la tranquillité que {p. 386} le négoce demande, sans se faire entre eux aucun tort, ni violence.

Je n’ai point vu les loges des nations étrangères : j’ai seulement vu celle des Français, qui est aussi bien que les autres à un quart de lieue de la ville, où se tient le bazar ou marché. C’est un bâtiment carré, sans force, sans canon et sans garnison, et très assurément hors d’état de donner envie, ni jalousie. Six Français et des pions ou valets y sont, et c’est tout. J’ai passé devant les autres loges, qui ne m’ont pas paru plus magnifiques.

J’ai vu dans celle des Français un oiseau de ramage très mélodieux, et fort beau. Il n’est pas plus gros que nos térins, d’un plumage gris de maure, avec des plumes blanches mêlées, qui marquent les angles d’un carré. Ce qu’il a de plus particulier, c’est que le bec, fait comme celui d’une linotte, est d’un vermillon plus beau et plus vif que notre belle cire d’Espagne. J’en ai vu au Port-Louis ; et, j’en emporte douze avec du mil, pour leur nourriture.

Le principal comptoir de la Compagnie, est à Ougli, à soixante lieues plus haut sur le Gange : les Français y ont {p. 387} un très bel établissement. Celui de Balassor est tout nouveau. C’est un nommé M. Pelé, très vilain monsieur, mais aussi très honnête et très entendu, qui est directeur de Balassor. M. Bureau Des Landes, gendre de M. Martin, est directeur à Ougli, qui est, dit-on, le plus bel établissement que les Français ont sur les terres du Mogol. N’y ayant point été, je n’en parle que par ouï dire : il n’est point fortifié ; et, il serait inutile qu’il le fût, le Mogol, comme j’ai dit, ne trouvant pas bon que les Européens construisent des bâtiments capables de lui résister : ce que j’ai dit des Anglais en est une preuve.

Pendant que nous avons été à Balassor, il est venu un exprès de Pondichéry, qui parle fort du Mogol. Comme nous y retournons, je ne dirai rien ici sur la guerre de ce prince contre Remraja, on m’en a promis la relation ; et, étant sûr d’en savoir là plus que je n’en ai appris à Balassor, je me prépare à écrire d’un seul article tout ce que j’aurai pu en apprendre.

Je dirai cependant que cette guerre du Mogol ne me paraît pas faire l’uni- {p. 388} que motif de cet envoi d’un exprès : j’y soupçonne un autre sujet ; et cela, avec d’autant plus de raison que nous n’avons pas pris les vivres qui avaient été demandés pour deux mois d’augmentation de campagne. La suite me fera connaître si je me suis trompé ou si je suis juste ; mais, je crois ne me pas tromper.

Nous sommes à la voile dès le matin, comme j’ai dit ; mais, nous avons peu avancé, n’y ayant point eu de vent.

Du dimanche 31 et dernier décembre 1690. §

Il a fait beaucoup de brouillard ce matin : il est tombé, et à midi il faisait fort beau ; mais pas un souffle de vent.

Fin du II Tome.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche]La tempête, qui nous a pris le jeudi premier mars 1691, et que je rapporte ci-dess[o]us, était apparemment un ouragan.

* [Note de l’auteur dans la marge droite] Rikwart nous a dit longtemps après, que cette fille, qui n’a qu’environ dix-sept ans, est nièce de Monsieur Speelman général à Batavia, et qu’elle venait trouver le gouverneur de Trinquemalé, auquel elle était fiancée.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche] Oui, ils l’ont obligé de partager son butin ; mais, je n’ai pas pu savoir de combien il a rendu gorge.

* [Note de l’auteur dans la marge droite (l’astérisque d’appel manque)] Ceci est faux : le bruit en a couru ; mais, sans fondement. Voyez ci-après, p. 168.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche] Ceci est faux. Je suis né le dimanche 17 août 1659, à 4 heures 48 minutes du matin, la lune dans sa conjonction. Un vieux regître de feu mon père le dit ainsi. Je fus baptisé le lendemain ; et, en effet, mon baptistaire est du lundi 18, et dit que j’étais né le jour précédent (hier). Ainsi, ma mère, contre l’ordinaire des mères, se trompait de huit jours.

* [Note de l’auteur dans la marge droite] Ovide.

* Lucret[ius].

* [Note de l’auteur] Nous nous trompions tous. C’était pour remettre les Mandarins chez eux que nous prenions la route de Siam et non pour faire aucun tort aux Siamois. Voyez ci-dessous dans le troisième tome.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche] On verra ci-après le combat d’un crocodile et d’un caïman.

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