Robert Challe

1690

Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales (tome 3)

Édition de Geneviève Artigas-Menant
Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales : par une escadre de six vaisseaux commandez par Mr. Du Quesne, depuis le 24 février 1690, jusqu’au 20 août 1691, par ordre de la Compagnie des Indes Orientales, Rouen : J.-B. Machuel le Jeune, 1721, 3 vol., 410 + 388 + 410 p. Oxford University Library
Ont participé à cette édition électronique : Geneviève Artigas-Menant (Édition du texte) et James Gawley (Édition TEI).

[Janvier 1961] §

Du lundi I janvier 1691. §

Je viens d’assister à la messe, et après avoir donné à Dieu les premiers moments de l’année, je donne les seconds à mes bienfaiteurs, à ma famille. Je voudrais que tous se portassent aussi bien que moi : personne n’y manquerait de bon appétit : et, marque que je suis en parfaite santé, c’est que je vas déjeuner, et envoyer in petto à Paris bien des santés, à des gens que je souhaite qui jouissent d’une parfaite. C’est notre cuisinier, qui nous donne nos étrennes, pour avoir les siennes. {p. 2} Il a fait à Balassor un plat de son métier : qui que ce soit ne sait ce que c’est ; nous allons le voir.

C’était un pâté d’un dinde, farci de poulets désossés, appuyé de six pigeonneaux, et d’autant de poulets, avec des ris de vaches entre deux : le tout couvert d’huîtres marinées, et de lard par-dessus, et une croûte bien fine et très délicate en surtout. Il était bon ; je ne suis pas le seul qui l’ait trouvé de même.

Il n’a point du tout fait de vent d’aujourd’hui. Le calme nous a pris. Très mauvais commencement d’année.

Du mardi 2 janvier 1691. §

Toujours même temps : calme tout plat.

Du mercredi 3 janvier 1691. §

Même chose : toujours calme.

Du jeudi 4 janvier 1691. §

Même temps : ce calme-ci commence à nous ennuyer. {p. 3}

Du vendredi 5 janvier 1691. §

Même chose : tant pis.

Du samedi 6 janvier 1691. §

Le vent est venu cette nuit assez frais et bon : mais, nous ne portons pas toutes nos voiles ; parce qu’il vient avec nous un bot, qui porte à Pondichéry des canons et des boulets du désarmement de Siam. Nous lui servons d’escorte, et il ne pourrait pas nous suivre, si nous forcions de voiles. Cela a donné le temps à l’Oiseau de nous rejoindre. Ce navire est le plus mauvais voilier de l’escadre. Il était encore tellement derrière nous hier au soir, qu’à peine pouvions-nous l’apercevoir.

Du dimanche 7 janvier 1691. §

Le vent a un peu calmé ; mais il est toujours bon. {p. 4}

Du lundi 8 janvier 1691. §

Toujours bon vent : nous allons parfaitement bien ; et si l’Écueil était seul, nous serions à présent à Pondichéry.

Du mardi 9 janvier 1691. §

Toujours bon vent : il a même rafraîchi ; et nous n’en allons pas plus vite à cause du bot et des autres, qu’il faut attendre : ce qui ne nous permet pas de nous servir de toutes nos voiles.

Du mercredi 10 janvier 1691. §

Même vent et bien bon frais. Nous venons ce soir de mettre à la cape, afin de ne point tant avancer ; parce que nous ne sommes pas à quarante lieues de Pondichéry, et qu’il vaut beaucoup mieux rester à la mer d’un gros vent, que d’être à l’ancre dans un lieu où il n’y a aucun abri, et où le vent pourrait nous forcer à dérader, et à prendre le large. {p. 5}

Du jeudi 11 janvier 1691. §

Nous avons ce matin remis en route, et avons passé devant la forteresse de Madras, où nous livrâmes combat le vingt-cinq août dernier, que j’ai rapporté page 18 et suivantes du tome II. Nous leur avons montré nos pavillons : ils nous ont montré les leurs. Nous avons continué notre chemin, sans nous faire d’autre mal les uns aux autres, que sans doute nous donner mutuellement à tous les diables. Si le diable prenait tout ce qu’on lui donne, que de femmes et d’hommes de toutes espèces ne feraient plus damner les autres !

Nous avons vu un navire sous le vent à nous : nous lui avons donné chasse toutes voiles dehors : bonnettes en étui, ralingues, perroquets, tout en était. C’était un anglais, lequel voyant qu’il ne pouvait pas nous échapper, parce que l’Écueil, qui va fort bien, était prêt de le joindre, est allé à notre barbe mouiller dans un port nommé Sadraspatan, entre Madras et Pondichéry. L’Écueil lui bouchait le chemin de la mer, et le Dragon et le {p. 6} Lion qui le suivaient en queue tâchaient de se jeter entre la terre et lui : et eux et nous n’étions pas à deux portées de canon de lui, lorsqu’il nous a joué le tour.

Nous dévorions déjà des yeux ce navire et sa charge, et comptions dessus comme sur un acquêt certain et de bonne prise ; mais, il a fallu le laisser là, parce que Monsieur du Quesne, qui a apparemment des ordres qui ne sont connus qu’aux seuls capitaines, et qu’il croit inconnus et secrets à tout le reste, n’a point fait de signal de donner dessus.

Cette manœuvre convertit en certitude dans mon esprit les soupçons que j’ai formés dès Balassor, de l’envoi de cet exprès par terre de Pondichéry, et de l’augmentation de vivres pour deux mois, que nous n’avons pas pris ; et assurément, nous n’avons pas pris ce navire, par la seule crainte d’offenser le Mogol, qui aurait pu se scandaliser et se venger sur Pondichéry, si à la vue de ses troupes, qui bordent la terre, on lui avait fait l’insulte de prendre un navire qui se serait retiré dans un de ses ports. Ainsi, nous aurions pu le prendre à la mer, et sous les voiles ; {p. 7} mais à terre et sur les ancres, non.

Autant que nos matelots étaient joyeux d’une prise qu’ils croyaient certaine, autant sont-ils étonnés de ne l’avoir pas faite. C’est un plaisir de les voir se regarder l’un l’autre, les yeux fixes sans se rien dire. Les pauvres diables mâchent à vide et cela me fait rire. Nous sommes à l’ancre, pour ne point arriver de nuit.

Du vendredi 12 janvier 1691. §

Nous avons remis ce matin à la voile, et à midi avons mouillé devant Pondichéry. Il paraît un monde très grand sur la rive. Je dirai ce que c’est à mon retour.

Du mercredi 24 janvier 1691 §

Nous venons de mettre à la voile, pour notre retour en France. Le bon Dieu nous l’accorde bon. Il est environ huit heures du matin, le vent est bon, mais bien faible.

Avant que de dire ce que j’ai appris de nouveau de ce pays, je ne puis passer sous silence que le procès-verbal de la {p. 8} prise [du] Monfort, qui est cette flûte dont j’ai tant de fois parlé, et l’adjudication, n’étaient ni l’un ni l’autre dans l’ordre ; que ceux qui les avaient dressés n’ont certainement aucune connaissance ni notion des ordonnances de la Marine à ce sujet. Signe évident qu’il ne se fait ici aucune prise sur les ennemis ; puisqu’ils sont tous également ignorants sur la matière. Monsieur du Quesne a reconnu le premier le vice de ces écritures ; ce qui n’a point fait, ni d’honneur, ni de plaisir au commissaire. Il était écrit que je m’en mêlerais. Ainsi, par l’ordre de Messieurs du Quesne et Martin, j’ai refait le tout ; c’est-à-dire, le procès-verbal de prise, l’inventaire, l’adjudication, et le reste : ce qui n’a nullement flatté ni l’amour-propre, ni la vanité, de Mr. Blondel. L’inventaire, refait par moi, lui a surtout plus donné de chagrin que le reste, parce qu’il se doutait bien que je m’apercevrais facilement qu’il s’était payé par ses mains avec excès de ses droits de présence. Je n’en ai pourtant rien dit à personne, et me suis contenté de lui faire connaître à lui-même, en riant, que cela ne m’était point échappé. En {p. 9} effet, qu’est-ce qu’une plus grande explication aurait opéré, sinon m’en faire un ennemi ? Je n’en ai pas plus d’estime pour lui ; et c’est où je me borne. Je n’ai pris que les dates dont ils s’étaient servis, tout le reste est différent. Ce que j’ai fait a été transcrit et signé : c’est au greffier à faire le reste. Il me semble que ce ne serait pas un argent perdu pour la Compagnie que les appointements qu’elle donnerait à un légiste, quand ce ne serait que pour mettre les jugements en forme. Encore mieux, s’il avait séance au Conseil : du moins l’ignorance ne paraîtrait pas tant ; et on ne serait pas obligé d’avoir recours à des gens auxquels ce travail est aussi ingrat qu’indifférent.

Je ne puis taire non plus que ces écritures refaites ont donné lieu à plusieurs entretiens sur mon chapitre, dans lesquels M.  a appris que je faisais un journal, d’une écriture menue, et qui pourtant paraissait assez gros, pour un voyage chargé d’aussi peu d’événements que le nôtre. Il a voulu voir ce journal, et me l’a demandé avec tant d’honnêteté et d’instance, que je n’ai pu me dispenser de les lui prêter tous trois, {p. 10} sous le secret. Il en avait bien d’autres à me dire : je les rapporterai dans le récit de la conversation que nous eûmes ensemble, seul à seul, mardi dernier, jour d’hier, à l’issue de laquelle il me les a rendus tous trois. Il m’a paru bon Français de la vieille roche, et très bon sujet de la Compagnie. Je dirai demain sur quoi roulait notre conversation ; et dirai, pour aujourd’hui, au sujet de M. Martin, qu’il n’aurait jamais eu ni l’un ni l’autre de mes journaux, s’ils avaient été chargés de sa propre histoire, que je donne ici pour très vraie.

Le long temps que j’ai été à Pondichéry, m’a donné celui de m’informer de lui. Le nom de Martin est très commun : j’ignore s’ils sont parents ; mais, j’ai trouvé des Martin partout : et, comme ma famille est alliée à plusieurs Messieurs Martin, qui ne se sont de rien l’un à l’autre, j’ai tâché de savoir si ce M. Martin, général des Français aux Indes, touche à quelqu’un d’eux. Je n’en ai pu rien apprendre de certain à mon premier passage ; mais, à celui-ci, M. de Saint Paul de La Héronne, qui a été, et serait encore, s’il voulait, conseiller au Conseil souverain de Pondiché- {p. 11} ry, et qui revient en France avec nous, n’ayant plus d’intérêt à garder le secret, m’a appris ce que je voulais savoir, et que voici.

M. Martin est parisien, fils naturel d’un gros marchand épicier de la Halle. Son père, puissamment riche, lui a donné une très bonne éducation dans la marchandise, et voulait en faire un marchand ; mais la mort subite dont il fut prévenu ne lui laissa pas le temps de faire aucun testament, ni de lui faire aucun bien ; et son frère de père, seul enfant légitime de l’épicier, ayant, même du vivant de leur père commun, acheté une charge de trésorier de l’Ordinaire des Guerres, le mit à la porte ; ne se trouvant pas dans la volonté de lui faire aucune part d’une très grosse succession : quoique peut-être moins légitime que lui ; sa mère ayant eu de très mauvais bruits sur son compte, et l’on disait publiquement à la Halle, qu’on chassait le fils du père, pour faire hériter le bâtard de la mère. Si Mme S… avait quelqu’un qui charitablement la remît sur les traces de son origine, peut-être rabaisserait-elle le vent de sa vanité. C’est moi qui affirme celui-ci, et non {p. 12} M. de La Héronne ; qui n’en savait rien. Je reviens au bâtard, qui est celui dont je parle.

La mort de son père lui ôta toute espérance d’être établi, et ne lui laissa, pour tout héritage, que le nom de Martin, qui lui appartenait, et, qu’il partageait avec un autre à qui peut-être il n’appartenait pas. Quoi qu’il en soit, ne sachant que faire, et dénué de tout, ayant toujours été trop fidèle à son père, et trop honnête homme pour faire sa main, il fut réduit à se mettre garçon de boutique chez un autre épicier ; et y était encore âgé de vingt-huit à vingt-neuf ans, lorsqu’il se maria, douze ans après la mort de son père.

Il s’était amouraché de la fille d’une maîtresse harengère, autrement marchande de poisson, qui de sa part s’était amourachée de lui. L’affaire alla bon train, le cotillon enfla, il l’épousa ; et sa mère à elle, le mariage fait, ne voulut plus entendre parler ni de sa fille, ni de son gendre, et les mit tous deux à la porte ; et, d’un autre côté, le marchand chez lequel il était, ne voulant point de garçon de boutique marié, le congédia. Il vécut ainsi deux ans et plus {p. 13} avec sa femme, dans une union parfaite, mais, dans une très grande nécessité de toutes choses ; d’autant plus que les gains qu’elle pouvait faire étaient forts petits, faute d’avance, et non d’esprit ; qu’il ne faisait rien ; qu’il ne gagnait rien ; qu’il n’y avait qu’elle, qui tirât la charrue ; et que la famille augmentait tous les jours.

Enfin, réduit au désespoir, et ne pouvant s’accommoder d’une vie si triste, il se présenta à messieurs de la Compagnie d’Orient ; et, comme il a autant d’esprit qu’un homme en peut avoir, et qu’il entend parfaitement le change et rechange, les calculs et les livres de marchandises, il fut retenu pour les tenir à parties doubles. Ce fut ainsi qu’il passa aux Indes. Les fameux Marcara et Caron, se servirent utilement de son habileté à Surate, à Mazulipatan, à Bengale, et dans tous les autres endroits des Indes, où pour lors le commerce de la Compagnie florissait et était établi sous les auspices de feu Jean-Baptiste Colbert, qui, comme je crois l’avoir déjà dit, était l’homme de France, qui connaissait le mieux de quelle utilité le commerce était au royaume[lien avec Mémoires].

Les différents voyages que M. Martin {p. 14} fut obligé de faire par mer, et les actions où il s’est trouvé, firent autant briller sa bravoure, et son intrépidité, que sa bonne conduite éclatait dans ses livres, et dans le négoce. La Compagnie, très contente de ses services, l’a élevé par degrés ; et, enfin, le voilà général des Français dans les Indes. Mr. du Quesne lui en a donné les patentes, et il fut reconnu et salué pour tel au bruit du canon et de la mousqueterie le jeudi 17 août de l’année passée. Cette qualité de général n’a point augmenté son autorité, y ayant longtemps qu’il est chef de la nation dans toute la péninsule. Il ne serait pourtant encore que simple directeur, si la mort du roi de Siam, notre allié, n’avait retenu le marquis d’Éragny en France.

Mr. Martin a plusieurs fois demandé à messieurs de la Compagnie, un successeur et son rappel ; mais, lui étant trop nécessaire, il n’avait pu obtenir ni l’un ni l’autre. Il avait honte de découvrir sa naissance et son mariage ; mais enfin, l’amour qu’il conservait et qu’il conserve encore pour son épouse ; et la tendresse d’un bon père pour ses enfants, l’ont forcé d’en venir à cet éclaircisse- {p. 15} ment. Il espérait revenir dans sa patrie, et dans le sein de sa famille, jouir du fruit de ses travaux dans les Indes ; mais, voyant que c’était une chose impossible, il a lui-même écrit son histoire à la Compagnie, et demandé l’alternative : ou de lui permettre de retourner en Europe, ou de lui envoyer sa femme et ses enfants.

Qu’on donne à cette démarche tel nom qu’on voudra. Pour moi, je lui donne celui d’action vraiment héroïque et vraiment chrétienne. La Compagnie a préféré le dernier parti au premier, mais, ce n’a pas été sans peine qu’elle a réussi.

Il y avait vingt-deux ans et plus, qu’il était parti sans dire adieu à sa femme et sans lui dire où il allait, en un mot, qu’il l’avait abandonnée ; et, depuis ce temps, ils n’avaient eu aucune nouvelle l’un de l’autre. Il ne savait si elle était morte ou vive : il ne pouvait même indiquer aucune marque qui pût la faire reconnaître, que la rue, et la maison, où elle demeurait à son départ ; mais, dans un si long espace de temps, la maison avait changé de propriétaire, et de tant de différents lo- {p. 16} cataires, qu’on n’avait d’elle aucune idée : toutes les traces de ce qu’elle pouvait être devenue étaient perdues. Ceux même, qu’une grosse récompense attachait à cette perquisition, étaient rebutés de six semaines qu’ils y avaient inutilement employées, et étaient prêts de renoncer à l’entreprise, lorsque le seul hasard leur fit trouver dans un moment ce qu’ils cherchaient inutilement depuis longtemps.

En passant dans une rue proche de la Halle, ils entendirent appeler  Madame Martin. Ils se retournèrent, et virent que cette Madame Martin, qu’on appelait, avait un [é]ventaire devant elle, dans lequel elle portait des carpes et des anguilles, comme ces petites revendeuses de poisson qui courent Paris. Les instructions qu’on leur avait données ne les laissèrent point douter que ce ne fût elle. Ils lui laissèrent faire son marché avec la marchande qui l’avait appelée, et achetèrent tout ce qu’elle avait, à condition de l’apporter dans un cabaret tout proche. Ils n’avaient pas jugé à propos de lui rien dire en pleine rue ; mais, dans le cabaret où elle les avait suivis, lui ayant demandé le nom {p. 17} de son mari, où il était, et ce qu’il faisait ; et elle, ne leur répondant que les larmes aux yeux, et par là les convainquant qu’ils ne se trompaient pas ; elle apprit enfin avec une joie inexprimable la fortune de son mari, et ce qu’il était, et la tendresse qu’il lui avait conservée. Celui des deux qui avait une lettre pour elle, qui n’était point cachetée, la tira de sa basque comme un papier indifférent, et en cachant l’adresse ; mais, à peine vit-elle le caractère, qu’elle sauta dessus en criant, voilà son écriture, et fut agréablement surprise de voir, que c’était à elle-même que cette lettre était écrite.

Tant de témoins étaient croyables. Ils la prièrent d’envoyer chercher ses enfants. Autres pleurs : elle dit qu’il ne lui restait qu’une fille, et que ses deux autres enfants étaient morts ; que sa fille travaillait à nettoyer de la morue et à aller chercher de l’eau pour la faire dessaler. Elle est, à ce qu’on m’a dit, fort aimable : je ne l’ai point vue, étant à Ougly avec Mr. Bureau Des Landes son époux. J’ai vu la mère, qui est à Pondichéry avec Mr. Martin, femme d’environ cinquante ans, qui a {p. 18} des restes d’une fort belle personne, et qui ne ressent en rien la crasse et la crapule de la Halle, où elle a si longtemps roulé.

Ceux qui l’avaient trouvée lui donnèrent mille francs pour se faire habiller elle, et Mademoiselle sa fille, afin de pouvoir se présenter avec décence à la Compagnie, au premier jour qu’elle s’assemblerait, qu’ils lui indiquèrent. Elle ne manqua ni à l’un ni à l’autre, et mena sa fille avec elle. Elle y reçut tout ce qu’on la força de prendre, et qu’elle refusait, parce qu’elle ne se croyait pas si grande dame. Aujourd’hui, ce n’est plus cela : elle soutient fort bien son rang, et les perles et les diamants la couvrent avec plus d’éclat que les écailles n’en avaient sur les carpes qu’elle revendait. La mère et la fille partirent par les premiers vaisseaux, avec un train de princesses. Elles sont heureusement arrivées, il n’y a pas plus de cinq à six ans. La mère a beaucoup d’esprit, et ne parle nullement le jargon des harengères. On l’appelle ici Madame tout court ; ou on y joint la générale : et la fille est très avantageusement mariée, et est très heureuse.

{p. 19} C’est ainsi que Mr. Martin est parvenu, et que Dieu a récompensé son bon cœur, sa probité, et son bon naturel. Au contraire, son frère dénaturé a vu son ample succession mangée et dissipée par sa faute, et sa mauvaise conduite au jeu, et celle de sa femme. J’en puis, je crois, parler savamment, puisque ce Mr. Martin, trésorier de l’Ordinaire des Guerres, Monsieur R…, receveur général des Finances, et Mr. de Quirckpatrik, premier commis de Mr. de Louvois, ont épousé les trois sœurs, et que par conséquent ils étaient tous beaux-frères. C’est assez sur Mr. Martin.

Les conjectures que j’ai tirées de l’envoi d’un exprès de Pondichéry à Balassor sont justes, et j’en suis à présent certain. Les Anglais, et les Hollandais, épouvantés des deux combats d’Amzuam et Madras, ont eu recours au Mogol, et à force de présents, ont fait en sorte que ce prince a envoyé ordre à son général de les prendre sous sa protection contre nous, si nous les attaquions sur ses terres et dans ses ports ; et de déclarer à Mr. Martin, qu’il traiterait les Français qui sont à Bengale, {p. 20} comme nous les traiterions, et ferait brûler tout ce qui appartenait à la nation à Ougly ; et qu’en effet, c’était afin que Mr. du Quesne n’entreprît rien contre eux qu’à la mer, qu’il lui avait envoyé cet exprès par terre à Balassor ; et que j’avais eu raison de soupçonner que c’était la cause qui nous avait empêchés de prendre ce navire anglais, qui, comme je l’ai dit, s’est retiré à Sadraspatan le jeudi onze du courant, veille de notre arrivée à Pondichéry. J’en dirai davantage par la suite, en rapportant la conversation que j’ai eue avec Mr. Martin, dont j’ai le Mémoire sur mes tablettes, et dont par conséquent je n’oublierai pas un article. Je viens à la guerre du Mogol.

Il a voulu rentrer dans ses droits, et reprendre sur Remraja ce que Sévagi a usurpé sur lui. Dans ce dessein, sitôt que Sévagi a été mort, il a envoyé dans ce pays-ci une armée de cinquante mille hommes d’infanterie et de trente mille chevaux, avec soixante grosses pièces de canon et tout l’attirail et les munitions de guerre nécessaires pour une expédition considérable. Il semblait au commencement, que Remraja allait suc- {p. 21} comber sous une puissance si grande ; d’autant plus, qu’étant jeune et sans expérience, il ne pouvait pas avoir gagné la confiance ni l’affection des peuples. Cependant, quoiqu’il n’ait que dix-sept à dix-huit ans, il a soutenu et soutient encore avec beaucoup de constance et de vigueur tous les efforts du Mogol. Il lui a livré plusieurs combats, qui n’ont rien décidé, parce que la fortune a été chancelante. Mais, afin que l’armée du Mogol se ruinât d’elle-même dans sa marche, si elle voulait pénétrer jusque dans les terres que Sévagi a fait révolter, il a fait faire à plus de trente lieues de chez lui un dégât général dans les pays restés fidèles au Mogol, depuis la côte de Malabar jusques à la côte de Coromandel, à travers toute la péninsule ; et ce dégât est de plus de soixante lieues de large. Il y a fait tuer tous les bestiaux. (Il faut que le lecteur remarque ici en passant que Remraja n’est point de la secte de Pythagore, ou, que s’il en est, comme il en est en effet, étant idolâtre, il s’imagine, aussi bien que quantité d’autres Grands, que la religion doit céder à l’intérêt. Que de princes chrétiens, que {p. 22} de papes même, ont été de ce sentiment ! ). Il a fait couper et brûler le riz : et enfin, a fait gâter et ruiner tout ce qui pouvait servir à son ennemi ; et a fait couvrir la campagne d’un très grand nombre de partis, tant pour être instruits des mouvements de l’année du Mogol, que pour résister aux partis que le général de cette armée envoie de tous côtés.

Les deux armées ont été fort longtemps en présence l’une de l’autre, au passage d’une petite rivière, sur les confins du royaume de Visapour. Remraja, quoique le plus faible, a passé à la vue de son ennemi, et les deux armées en sont enfin venues aux mains, il n’y a que six semaines, et n’ont encore rien décidé, ayant toutes deux décampé en même temps, et pris différentes routes. Celle du Mogol est allée se jeter devant Gingi, qu’elle tient encore assiégée. C’est une ville assez bien fortifiée pour le pays, et assez bien munie. Elle est bâtie sur le penchant d’une montagne : en un mot, elle est de défense contre des Asiatiques, mais une gueuserie pour l’Europe, et qui ne tiendrait pas contre trois cents pierrots, quoique {p. 23} tout le régiment ne soit bon qu’à faire peur aux vaches, aux poules, ou tout au plus aux petits enfants. Cependant, Remraja l’a défendue et la défend encore avec vigueur, quoique l’armée de son ennemi soit formidable, en comparaison de la sienne, qui n’est composée que d’environ vingt mille hommes. Le général du Mogol a plus de quatre-vingts canons de fonte de cent et six vingts livres de balle : et, malgré cette supériorité de forces et d’artillerie, Remraja l’a forcé d’abandonner ses lignes et ses retranchements ; et, suivant toutes les apparences, le contraindra d’abandonner le siège et de le lever tout à fait avec honte, et peut-être le battra dans sa retraite. On disait à Balassor que le Mogol était lui-même à son armée, et qu’il la commandait en personne. Cela est faux : c’est un de ses généraux qui la commande, et qui n’y gagnera pas beaucoup d’honneur.

Le dégât que Remraja a fait faire a fait extrêmement renchérir les vivres à Pondichéry [line avec p.66]. Les partis, dont le général du Mogol et lui ont couvert la campagne rendent les chemins mal surs ; et leurs neyres ou cavaliers viennent jus- {p. 24} ques aux portes de Pondichéry, et traitent assez mal tout ce qu’ils rencontrent. C’est la raison qu’on m’a donnée, et qui m’a empêché cette fois-ci d’aller à la pagode de Ville-Nove, que j’avais bien envie de voir ; crainte de tomber entre les mains de l’un, ou de l’autre.

Pondichéry étant dans la terre, qui fait partie de l’usurpation de Sévagi, les Français ont été obligés de suivre le parti de Remraja, son fils, et d’obtenir la neutralité de l’un et de l’autre ; mais, parce que les neyres du Mogol venaient jusques aux portes du fort, et massacraient, et pillaient les banians ou marchands, et les noirs qui en sont proches, Monsieur Martin s’est servi de la conjoncture de l’ordre du Mogol en faveur des Anglais et des Hollandais, et a obtenu du général de ce prince, que les banians, et les noirs, qui sont autour du fort, et ceux qui s’y retireraient à une certaine distance, jouiraient de la même neutralité, et seraient à couvert des insultes des troupes du Mogol ; ce qu’il a obtenu, non sans peine après plusieurs négociations. Cependant, comme ces banians, et ces noirs, sont extrêmement craintifs, ils {p. 25} se sont tous retirés le plus près qu’ils ont pu du fort ; et c’est la cause pour laquelle en arrivant ici nous avons vu tant de peuple sur la rive.

Il serait étonnant en Europe qu’une armée de quatre-vingt mille hommes, et de tant de canons, fût obligée de lever honteusement le siège de devant une bicoque, et une vilenie plutôt qu’une ville, selon que des Français qui ont été à Gingy me l’ont représentée ; et, qu’outre cela, elle ne fit rien de considérable pendant toute une campagne : mais, il faut aussi savoir que les Asiatiques ou les Indiens ne se battent pas comme les Européens. Sitôt qu’ils voient un des leurs tué ou blessé, c’est-à-dire du sang, ils prennent la fuite, et ne savent ce que c’est que de se battre de pied ferme. On tient cependant pour une chose constante qu’ils sont capables de discipline, et que s’ils étaient bien commandés, et que les officiers ne quittassent pas la partie les premiers en leur montrant l’exemple de fuir, ils ne la quitteraient pas non plus. Cette chose, qu’on tient pour constante, me parait très incertaine ; puisque je puis {p. 26} assurer que les Asiatiques ne sont nullement braves : et, si leurs ancêtres ne l’étaient pas plus qu’eux, Alexandre roi de Macédoine, si chanté par Quinte-Curce, et surnommé le Grand, n’a pas eu beaucoup de peine, ni de périls à courir, pour se faire une réputation qui ne finira jamais.

Je n’ai point étudié la géographie ancienne : ainsi, je ne sais pas où était positivement situé le royaume de Porus, à qui Racine fait dire, en parlant d’Alexandre et des Perses, ou Persans, comme il les nomme pour la rime :

Un seul rocher ici lui coûte plus de temps,

Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.

Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,

L’or, qui naît sous nos pieds, ne corrompt point nos âmes

Ces vers-là sont harmonieux, quoique très mauvais. Je n’entreprends pas d’en faire la critique, mais, j’ai assez entendu parler de la bravoure des peuples d’Orient, pour assurer qu’ils ne sont pas difficiles à vaincre, et qu’ils sont abâ- {p. 27} tardis par leur propre mollesse, et par une bassesse servile, qui ne se ressent nullement de leur origine, supposé que leurs ancêtres aient été braves.

Fortes creantur fortibus...

Nec imbellem feroces

Progenerant aquilae columbam**

Je me suis un peu écarté de mon chemin ; et j’ai cru devoir le faire, parce que les Indiens sont moins que des poules. Je reviens aux gens de guerre du Mogol. Un de ses partis était venu tout proche du fort de Pondichéry, et se retirait emmenant avec lui des hommes, des femmes, et des enfants, et beaucoup de bestiaux. Les noirs coururent se plaindre à Mr. Martin, qui les avait pris sous sa protection. Il envoya au plus tôt un lieutenant avec douze soldats français courir après les fuyards : lesquels, d’abord qu’ils les virent, se mirent à fuir à toute bride, sans oser les attendre, quoique incomparablement plus forts en nombre, puisqu’ils étaient plus de soixante neyres ou cavaliers : et ce lieutenant, nommé La Touche, qui {p. 28} repasse avec nous en France, eut l’honneur de ramener les hommes, les femmes, les enfants, et les bestiaux, sans que les ennemis osassent leur tenir tête, ni défendre leur proie, quoiqu’ils fussent en état d’attaquer ; puisque outre leur nombre, ils sont armés tous de sabres, de zagaies ou flèches, et quelques-uns de mousquets ou fusils. Voilà tout ce que je sais de la guerre du Mogol et du jeune Remraja.

Sévagi son père, pour ne se point rendre à charge aux peuples qui appuyaient sa révolte, ou qui se révoltaient avec lui ; et trouver le moyen de faire subsister ses troupes, et les enrichir les uns et les autres ; avait trois fois pillé Surate, la plus riche ville des États du Mogol, parce que c’est le centre de presque tout le commerce des Indes. Il prenait son temps que le Mogol n’était point en état de le secourir, soit pour être trop éloigné, soit pour avoir été battu ; et prenait si bien son moment, et ses mesures, qu’il n’a jamais été surpris, et a toujours surpris les autres, en arrivant lorsqu’il était le moins attendu. Il ne disait rien du tout aux Européens : au contraire, leurs maisons, {p. 29} leurs magasins, leurs marchandises, leurs personnes, et tout ce qui leur appartenait étaient pour lui des choses sacrées ; il leur vendait même les marchandises qu’il avait pillées aux sujets du Mogol ; et, n’ayant point de temps à perdre, et ne voulant que de l’argent comptant, il les donnait à bas prix. Il obligeait ces sujets du Mogol de lui montrer leur or, leur argent, et leurs marchandises. Quand ils agissaient avec lui de bonne foi, il n’en prenait que la moitié, et leur laissait le reste pour entretenir leur négoce ; et, quand on le trompait, il faisait rafle de dix-huit. Il était toujours bien instruit par ses espions : ainsi, après avoir pillé et volé d’ordre, et s’être rafraîchi lui et ses troupes pendant sept ou huit jours, il sortait de Surate, n’en emportant que de l’argent, et laissant aux marchands, sujets du Mogol, le temps de se remettre de son pillage pour en venir faire un autre. Par ce moyen, il consommait les denrées de ses nouveaux sujets et alliés, les enrichissait en payant ces denrées, enrichissait ses troupes, s’en faisait aimer, et n’était à charge qu’à son ennemi et à ses sujets, {p. 30} aux dépens desquels il subsistait, sans vexer les siens ; et Surate était sa ressource. On prétend qu’il était de concert avec le gouverneur de Bengale ; ce qui n’a pas peu contribué à la perte de celui-ci. J’en ai déjà parlé.

Je ne sais si Sévagi avait connaissance de la vie de Georges Castriot, dit Scanderberg, ce fameux ennemi des Turcs, et dernier bouclier de la chrétienté ; mais, il y a beaucoup de conformité dans leur manière de faire la guerre. Après ces pillages, Sévagi se retirait, et revenait assez souvent sur ses pas tomber sur les troupes du Mogol, qu’il surprenait toujours, et qui le croyaient bien éloigné. Il les a toujours battues : son nom seul les faisait trembler ; et les courses fatigantes, qu’il taisait faire aux siennes, les tenant toujours dans le mouvement, en ont fait les meilleurs soldats de la péninsule des Indes. Ce sont encore celles qui accompagnent Remraja son fils. Ces troupes sont formidables à celles du Mogol ; et il n’y a point d’apparence que ce prince rentre dans son ancienne possession, et ruine Remraja ; si, comme on le croit, il est encore appuyé par-dessous main d’une nation {p. 31} européenne. Je dirai qui elle est, en rapportant la conversation que j’ai eue avec Mr. Martin : je dirai seulement ici, que Raja, dans l’empire du Mogol, est une qualité qui répond à celle de nos ducs-pairs, et non à nos ducs-pairs par brevet : ce n’est qu’une qualité passagère dans la personne de ceux-ci ; mais, celle de ducs-pairs, et de raja, sont adhérentes et attachées au sang. Le Mogol peut en créer de nouveaux ; mais, il ne peut pas en dépouiller les anciens. Ainsi, Raja Sévagi, ou Sévagi Raja ; et Rem Raja, ou Raja Rem. Rem est son nom, et Raja sa qualité : c’est ce que Mr. Martin m’a dit.

Il m’a dit encore, que Sévagi, en se révoltant, n’avait point été poussé par un esprit d’ambition, mais oui bien de vengeance, en ce que Aureng-Zeb, au lieu de le récompenser d’une guerre heureuse qu’il avait faite pour lui, avait violé sa sœur, et enlevé une jeune Circassienne qu’il aimait et qu’il voulait épouser ; qu’Aureng-Zeb avait forcé le palais, où l’une et l’autre étaient renfermées ; et que Sévagi, pour se venger, avait fait le même outrage à la sœur du Mogol, et avait fait révolter contre lui les {p. 32} mêmes troupes qu’il avait commandées. Je le répète encore, ceci est un beau sujet de roman pour de Visé, ou tout au moins pour ses sots imitateurs.

Un peu avant que nous partissions de Pondichéry, on y avait reçu des nouvelles de Surate par terre, par lesquelles on a appris que ce qui s’est passé à Amzuam avait jeté les Anglais dans une très grande consternation, et que le combat de Madras avait causé partout une telle épouvante que des marchands arméniens, et autres, qui voulaient passer de Surate et de Bombay en Perse avec leurs marchandises, avaient tout fait débarquer de dessus les navires anglais et hollandais, et n’avaient pas osé s’exposer au trajet sur ces vaisseaux, ne les voyant pas en état de résister à six vaisseaux français, qu’on fait passer là pour six diables.

Il est constant que nous avons jeté la terreur et l’épouvante, et que si nous restions seulement aux Indes pendant deux ans, nous ruinerions absolument le commerce et la réputation des Anglais et des Hollandais. On a encore appris qu’ils vont équiper quatorze na- {p. 33} vires pour venir nous trouver. Si cela est, nous le saurons, et nous nous verrons de près. Ils ont eu le temps de s’équiper et de nous attendre au passage ; mais, on ne le croit pas : on ne doute point qu’ils n’en fassent courir le bruit uniquement pour conserver leur réputation.

On a aussi reçu des nouvelles de Siam par la voie des Portugais, qui disent que Pitrachard, à présent roi, est devenu plus traitable envers les ecclésiastiques. C’est tout ce que j’en ai appris. En tout cas, il faut que M. Charmot en ait appris des nouvelles bien certaines, puisqu’il reste à Pondichéry, en attendant l’occasion de passer dans ce royaume ; car, il n’est assurément pas homme à s’exposer au martyre par un zèle indiscret. Mais, pourquoi cacher ces nouvelles, qui nous auraient tous réjouis ? Les gens d’Église sont toujours mystérieux. Le Père Tachard, très digne jésuite, reste aussi. Quel est leur dessein à tous ? Peut-être de se barrer, et de se faire de la peine les uns aux autres. Quoi qu’il en soit, ils restent, et je ne vois âme qui vive qui les regrette. Messieurs Charmot et Guisain {p. 34} sont sortis de l’Écueil sans cérémonies ; mais, il n’en a pas été ainsi du très révérend Père Tachard : en partant du Gaillard pour rester à terre, son Excellence a été saluée de cinq coups de canon. Je veux pieusement croire que son humilité ne s’attendait point à cet honneur : que, même, il aurait empêché qu’on le lui rendît, s’il avait prévu qu’on le lui rendrait ; car, dès son baptême, il a renoncé aux pompes du monde. Hélas ! Sa modestie a été trompée ! [lien avec Mémoires, f° 45v°]Pour rendre compte de tous nos acteurs, notre Messin, ou Juif, est resté aussi à Pondichéry : nous en sommes fâchés, à cause de son mérite ; et les mandarins siamois sont restés à Bengale. Je ne l’ai su qu’à Pondichéry : sans cela, je l’aurais dit plus tôt.

J’y ai encore appris, que Mr. Godeau dit vrai dans son troisième tome de l’Histoire de l’Église, quand il dit au sujet de la dispute de saint Cyprien, et du pape saint Étienne, que les saints qui sont encore sur terre sont hommes, et que le zèle fait souvent faillir les plus sages.

Par occasion, ou parenthèse, saint Étienne était pape. Il voulait que les {p. 35} hérétiques fussent rebaptisés : saint Cyprien soutenait le contraire ; et un concile décida en faveur du sentiment de saint Cyprien. Donc les saints sur terre sont encore hommes, et peuvent se tromper. Le pape est homme : par conséquent, il peut se tromper ; ergo, le pape n’est nullement infaillible. J’avoue que j’agis ici avec passion ; mais aussi j’ai pour moi, qu’on ne peut pas me prouver, ni à moi, ni à qui que ce soit qui ait l’ombre du sens commun, cette ridicule infaillibilité.infaillibilité : Tome I, pp. 109-110
Tome II, pp. 156-157
J’ai assez lu l’Histoire de l’Église, pour savoir, de certitude, que l’Église a donné seize démentis au pape ; et j’en conclus avec raison, je crois, que l’Église n’a jamais cru le pape infaillible. J’ajoute même qu’elle ne croit point encore qu’il le soit, et qu’il n’y a qu’une poignée de canaille, qu’on appelle les docteurs ultramontains, qui soient assez effrontés pour donner en public des sentiments qu’ils démentent dans eux-mêmes. Ce sont des moines : c’est tout dire. Dans ce nom de moines, je ne comprends pas la Société de Jésus ; car, à son égard, tantôt le pape est infaillible, et tantôt c’est un vieux pécheur : c’est leur intérêt {p. 36} qui règle ses qualités et ses attributs, et point du tout sa dignité.

J’en reviens à mon thème de la brouillerie des plus saints les uns contre les autres. L’amour de Dieu et leur zèle pour la foi, à ce qu’ils disent, font brouiller ensemble Messieurs des Missions étrangères, et les jésuites. Les conquêtes que les uns font sur l’ennemi du genre humain, en convertissant des idolâtres, déplaisant aux autres, chacun voudrait se réserver tout pour soi, et être le seul métayer dans une si ample moisson : plus délicats en cela que saint Paul, dont ils devraient en toutes choses suivre l’exemple, puisque comme lui, ils vont, à ce qu’ils disent, uniquement pour convertir les Gentils et les idolâtres. Ce grand apôtre ne cherchait que la gloire de Jésus-Christ, et la propagation de la foi : il ne s’embarrassait point par qui le Sauveur fût annoncé, pourvu qu’il le fût ; Quid enim, écrit-il aux Philippiens, ch. I, v. 18, dum omni modo, sive per occasionem, sive per veritatem, Christus annuncietur, et in hoc gaudeo, sed et gaudebo.

Ces motifs d’occasion ou de vérité ouvrent aux missionnaires et aux jésui- {p. 37} tes les prétextes du monde les plus spécieux, pour se déchirer les uns les autres avec charité ; et le tout, dans un esprit de fraternité, et de christianisme. Ils sont sur ce sujet dans une mésintelligence perpétuelle. Les jésuites ont fait chasser les missionnaires de la Chine : ceux-ci ont fait chasser les autres du Tonkin ; et les jésuites, qui ne sont à Siam que depuis les missionnaires, ont si bien fait, et leur politique y a si bien prévalu que bien loin d’être persécutés, leur maison a été un lieu d’asile et de refuge, et qu’on leur a donné de l’argent dans le temps même qu’on persécutait les autres. Cette cruelle distinction n’est nullement du goût des missionnaires : ils sont trop politiques, et trop concertés, pour dire naturellement ce qu’ils en pensent ; mais, on le connaît assez, pour peu qu’on sache lire dans les yeux, et l’altération du visage, les secrets du cœur.

Ce n’est pas depuis peu que cette brouillerie subsiste ; et voici ce que M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur à Siam, en dit dans sa Relation, page 110.

Dans une audience que le roi (de {p. 38} Siam) me donna, je lui dis que j’avais amené avec moi six pères jésuites, qui s’en allaient à la Chine faire des observations de mathématique ; et qu’ils avaient été choisis par le Roi mon maître, comme les plus capables en cette science. Il me dit qu’il les verrait, et qu’il était bien aise qu’ils se fussent accommodés avec M. l’évêque de Métellopolis. Il m’a parlé plus d’une fois sur cette matière.

Un accommodement suppose nécessairement une brouillerie précédente, et il est fâcheux qu’un roi idolâtre, qu’on veut éclairer des lumières d’un Évangile qui n’est que douceur, et qui ordonne, non seulement de pardonner à ses ennemis ; mais encore, d’aller les rechercher, quand même on n’aurait rien contre eux sur le cœur, soit informé des mésintelligences et des disputes qui sont entre les prédicateurs de ce même Évangile. Il est même à craindre, qu’il ne soit mal édifié, et n’augure mal du reste de ce même Évangile, en en voyant les ministres exécuter et observer si mal entre eux ce qu’ils ordonnent et enseignent aux autres.

Il serait à souhaiter, pour lever tout {p. 39} sujet de dispute entre eux, et tout sujet de scandale aux idolâtres, qu’ils eussent chacun leur département, et qu’ils n’allassent plus sur les brisées les uns des autres ; car, certainement leurs brouilleries font un très mauvais effet, non seulement auprès des Gentils, mais scandalisent aussi les chrétiens, et font lâcher à tous, sans en excepter les plus dévots catholiques, des railleries piquantes, qui donnent lieu de croire que l’intérêt temporel a tout au moins autant de part à leurs travaux, que le zèle de la Foi.

En effet, il est certain que le salut de l’âme d’un simple particulier est aussi précieux, devant Dieu, que celui d’un gros seigneur : tous deux sont égaux devant lui ; c’est une vérité, dont qui que ce soit ne doute. Cela étant, d’où vient qu’ils portent les uns et les autres leur zèle, dans le Japon, la Chine, le Tonkin, le Pégu, et d’autres pays où l’or, l’argent, et les autres richesses mondaines abondent ? Pourquoi laissent-ils sans instruction toutes ces nations incultes et idolâtres, qui sont sur leur chemin ? Pourquoi ne s’attachent-ils pas à Moali, peuples qui paraissent dociles, {p. 40} et parmi lesquels l’Évangile ferait un très grand progrès, s’il y était cultivé ? Pourquoi les brusquent-ils, au lieu de les instruire ? Revoyez les pages 63 et 64 du tome II. Pourquoi passent-ils Pondichéry, où l’idolâtrie règne si fort, et où il leur serait si facile de la détruire, puisqu’ils en connaissent parfaitement l’état, et qu’ils savent si bien, pour la plupart, l’idiome des idolâtres, qu’il ne leur faudrait aucun truchement, et où, par conséquent, leurs convictions seraient sans retour ? Tous ces aveugles sont-ils indignes de leurs soins ? Ils ne pourraient, il est vrai, les combler ni de richesses ni de dignités ; mais aussi, le zèle de ces nouveaux apôtres ne serait plus soupçonné d’avoir une autre vue que Jésus-Christ, et icelui crucifié : ce saint zèle éclaterait dans toute sa pureté, et ils auraient en même temps pour témoins de leurs travaux évangéliques, et pour admirateurs, leurs compatriotes, desquels ils pourraient tirer tous les secours nécessaires à un si saint œuvre.

Malgré le tort que les Anglais m’ont fait, je leur rends avec plaisir la justice qui leur est due. Pendant que j’ai été leur prisonnier dans la Nouvelle Angle- {p. 41} terre, j’ai trouvé des sauvages fort bien instruits des vérités catholiques. Ils ont des ministres, qui ne s’occupent qu’à leur instruction. Ce n’est certainement point en vue d’aucun gain, car ces sauvages ne possèdent quoi que ce soit au monde. Ces ministres s’y appliquent pourtant, et réussissent infiniment mieux que ne font les missionnaires, les pères de l’Oratoire, les jésuites, les Récollets et les autres, dans le Canada, qui est contigu. D’où vient cela ? Oserais-je le dire ? Oui. C’est que leur zèle est pur, ou que du moins il est dénué de l’esprit de primatie et de commandement, et surtout d’ avarice et de luxure. Que les jésuites le prennent comme ils voudront : c’est un fait certain que j’avance, et qui sera prouvé par la même histoire que j’ai déjà promise, et que je rapporterai dans la conférence avec M. Martin : elle en fait partie et on la trouvera ci-dessous.

Je reviens à ces ministres qui instruisent les sauvages. Ils ne leur donnent, il est vrai, qu’une instruction hérétique ; mais, ils ne peuvent leur donner pour des vérités de foi ce qu’ils ne croient {p. 42} pas eux-mêmes. Ils leur donnent ce qu’ils ont : ils ne peuvent pas plus ; et leur intention n’en est pas moins remplie de charité.

Jésus-Christ ne dédaigna pas d’instruire la Samaritaine, qui, suivant toutes les apparences, était aussi gueuse que pécheresse, puisqu’elle était réduite à venir elle-même tirer de l’eau à un puits [lien avec t. I ou II ???]. C’est que le Sauveur était venu pour tout le monde, sans acception de qualité ; et que les apôtres d’aujourd’hui ne sont venus, ou du moins semblent n’être venus, que pour les riches, et négligent de suivre son exemple, quoiqu’il le leur ait expressément commandé. Que ne dirais-je point sur ce sujet, si j’y abandonnais ma plume ?

Les missionnaires donnent rarement des relations des progrès de leurs missions. On y voit du moins briller la vérité ; ils ne s’étudient point à surprendre la bonne foi ni la religion du public. Je leur rends la justice qui leur est due, en affirmant que je n’y ai jamais rien lu qui ne soit conforme à la vérité. Leur style est simple et naturel, et semble avoir tout à fait renoncé aux embellissements de la rhétorique.

{p. 43} Les jésuites en donnent très souvent. Elles sont écrites d’un style brillant, amusant, et même persuasif tant il est insinuant ; mais, pourquoi y déguisent-ils la vérité ? Pourquoi écrivent-ils pour l’Europe tout le contraire de ce qu’on sait de certitude dans les Indes ? Pourquoi nous donnent-ils pour de saints martyrs les jésuites qui ont été punis dans le Japon, comme boutefeux de rébellion et de révolte contre la nature et contre le souverain ? Pourquoi écrivent-ils l’histoire de cette révolte comme un effet de leur zèle pour la religion, dans le même temps que tous les Européens qui sont aux Indes, Français, Anglais, Portugais, Danois, Hollandais, savent que cette révolte n’est que le fruit de leur avarice, et de l’envie qu’ils avaient de s’emparer d’un bien très considérable et d’une succession qui ne leur appartenait pas ?

Selon eux le vrai zèle a-t-il quelque maxime,

Qui tende à dépouiller l’héritier légitime ?

Croient-ils qu’il suffit pour eux de {p. 44} donner en France un démenti à Tavernier pour que dans les Indes on donne un démenti à ce qu’on sait ? Croient-ils que leurs relations ne repassent pas la Ligne ? Que personne [ne] les envoyera ici, ou ne les y apportera pas ? Que qui que ce soit ne s’informera de la vérité des faits ? Espèrent-ils que tout le monde les en croira sur leur seule parole ? Et qu’il ne se trouvera personne assez sincère, pour assurer que ce démenti, qu’ils donnent avec tant de confiance à Tavernier, est un véritable mensonge, digne des deux mots du père Valérien, Mentiris impudentissime ? À quoi s’expose leur orgueil, tant de fois réprimé ?

Rien ne les force à déclarer la vérité, puisqu’elle leur est contraire ; mais, du moins, qu’ils se taisent plutôt que de mentir. Par exemple, on ne veut pas ; et on ne peut pas exiger de leur sincérité, l’aveu qu’ils sont cause que le sacré nom de Jésus-Christ est en horreur dans le Japon, et que sa sainte religion y est en exécration. On leur passera volontiers que les Japonais disent que ce Jésus-Christ a un frère. On leur passera même, s’ils le veulent, que ce que ces Japonais croient et disent de ces {p. 45} deux frères, les aliène du christianisme. On avouera même, que c’est une des principales causes de leur éloignement.

Mais, qu’à leur tour, ils avouent que, malgré cette prévention des Japonais, le nom de Jésus-Christ, et l’Évangile, y étaient annoncés, et y faisaient de très grands progrès. S’ils le nient, pourquoi l’ont-ils avancé dans leurs relations imprimées, et qui sont encore entre les mains de tout le monde ? S’ils l’avouent, on en conviendra, parce que cela était ainsi. Or, qui a troublé ce progrès, si ce ne sont les révoltes des sujets contre le souverain ? Qui a soufflé et fomenté ces révoltes, si ce ne sont eux, pour s’assurer par la force la possession de ce que le droit leur refusait ? C’est là-dessus que le nom de Jésus-Christ a été proscrit, que la religion chrétienne a été absolument bannie, et si bien anéantie qu’on ne croit pas, humainement parlant, qu’elle s’en relève jamais. Les jésuites y sont en exécration, leur seul habit y porte leur arrêt de mort : ceux qui y étaient y ont été suppliciés, non comme chrétiens, la religion n’y entrait en rien, mais seulement et uni- {p. 46} quement comme perturbateurs de l’État. Leurs confrères en font des saints et des martyrs. Il n’y a rien de si touchant que leur style : c’est Rachel Plorans filios suos, pour inspirer de la compassion au pieux et pitoyable lecteur ; mais, de bonne foi, sont-ce des martyrs de Jésus-Christ, ou de l’avarice et de la cupidité ? Je le répète encore, la religion n’y entrait en rien. Sont-ce des innocents persécutés, ou des criminels punis ? Combattaient-ils pour l’héritage de Dieu, ou pour l’héritage d’un Japonais ? On ne va point en paradis par la révolte, ou bien l’Évangile est faux. Quel chemin ont-ils donc pris, et quel chemin prendront aussi leurs imitateurs, leurs apologistes, et leurs apothéotistes ?

Voilà pourtant, à ce qu’affirment universellement et unanimement toutes les nations européennes, la véritable cause de la persécution qu’y souffrent tous les chrétiens, tant romains que calvinistes. Voilà pourquoi qui que ce soit n’est reçu dans cette belle île que, pour montrer qu’il n’est pas chrétien, il n’ait jeté à terre le crucifix, qu’il n’ait craché dessus, et ne lui ait donné un coup de pied. C’est cette horrible {p. 47} profanation, qui fait que les Hollandais seuls sont reçus dans l’empire du Japon, et qu’ils ont une facturie à Nangasaki, port le plus fréquenté de l’île. Ils font cette cérémonie ; et, lorsqu’on leur demande de quelle religion ils sont, ils répondent qu’ils sont hollandais. Je ne sais si cela est pardonnable à une nation dont le commerce est en effet l’unique divinité ; mais, je crois que cela n’est pas supportable dans les jésuites, qui, ne pouvant se résoudre à lâcher prise, passent sur leurs vaisseaux, font la même cérémonie de jeter à terre un crucifix, de cracher dessus, et de lui donner un coup de pied ; et prétendent ne faire insulte qu’au métal, sans manquer ni s’écarter du respect dû à son prototype.

Hé quoi ! Me voilà bien lourdement trompé ! Les disputes des missionnaires contre la Société m’avaient fait connaître que la fine direction d’intention, et la maudite restriction mentale, avaient passé dans la Chine ; mais, je croyais qu’elles y avaient borné leurs courses, et je les trouve dans le Japon ! Ces bons pères ont-ils beaucoup d’auteurs graves pour rendre cette opinion {p. 48} probable ? Malheureux par rapport au commerce, tous les autres peuples chrétiens, et surtout les Portugais et les Anglais, tout hérétiques que sont ceux-ci, qui ont mieux aimé abandonner leur négoce et les établissements qu’ils avaient dans ce riche et vaste empire que de se soumettre à cette maudite cérémonie, et ne la pas trouver archi-damnable, aussi bien que digne du tonnerre !

J’ai cru, que ceci était une imposture, qui n’existait que dans l’imagination de[s] quelque ennemi de la Société, et n’ai pas voulu y ajouter foi sans avoir des témoins ; et, comme les jésuites n’en croiront rien non plus, ou plutôt feront semblant de ne le pas croire, pour empêcher tout le monde d’y ajouter foi, il est juste de leur donner les mêmes témoins qui m’ont assuré un fait si épouvantable. C’est tous les Européens qui sont aux Indes depuis quelques temps, soit Français, soit Hollandais. C’est le signor Antonio portugais, demeurant à Pondichéry chez son beau-frère : c’est le même qui m’a servi d’interprète, lorsqu’à notre premier passage j’interrogeai un noir, comme je l’ai rapporté ci- {p. 49} dessus page 209 du tome II. C’est M. de Pressac, lieutenant du Lion, auquel les Portugais qui sont venus à Négrades l’ont certifié, l’ayant prié de le leur demander. Et c’est enfin Rickwart, qui revient en Europe avec nous, qui a assuré à table, en dînant, non seulement en présence de tous les officiers qui mangeons ensemble, mais aussi de ceux qui nous servent et des pilotes, qu’il avait lui-même passé l’année dernière quatre jésuites à Nangasaki, qui s’étaient conformés à la coutume sans difficulté. Et Jean Lénard, notre pilote, voyant que j’étais étonné d’une si horrible impiété, m’a assuré, que cela n’était ignoré dans aucun port des Indes. À qui est-ce donc, que l’Inquisition destine son bois ? A-t-elle jamais fait rien brûler qui sentît plus le fagot que cette cérémonie ?

Je suis encore surpris de deux choses. La première, c’est de ce que les missionnaires, en un mot tous les thomistes, qui les ont déférés à Rome à Sa Sainteté et à la congrégation de Propaganda, n’aient pas compris dans leurs délations un fait si grave, et qu’on dit être si public ? La seconde, c’est de [ {p. 50} ce que, suivant les mêmes relations des jésuites dont j’ai parlé, les pères de leur Compagnie qui passent dans les Indes y mènent tous, à ce que disent ces relations, une vie angélique, dépouillée de tous vices, et de toute faiblesse humaine ; enfin, à chacun desquels en particulier, on peut sans impiété adapter ces paroles de Jésus-Christ, Euge serve bone et fidelis, et celles-ci aussi, Nulla culpa inventa est in illo. En un mot, ces relations en font des saints faits, parfaits et à miracles. Cependant, les Européens ne s’aperçoivent point de cette sainteté, et ne voient dans eux que des hommes très communs, et assez souvent valant moins que le commun des autres hommes. Est-ce en entrant sur les terres de leur mission qu’ils prennent cette sainteté ? car on ne s’aperçoit pas qu’ils en apportent beaucoup d’Europe ; et, certainement, ils n’en amassent guère sur les vaisseaux. Et, en sortant des lieux de leur mission, laissent-ils dormir, dans un petit coin, cette même dévotion, jusques à ce qu’ils la reprennent et la réveillent à leur retour ? Car, on m’a assuré qu’ils n’en rapportent point en Europe.

{p. 51}J’ai aussi appris qu’il se contracte à Siam des mariages fort aisés et très commodes. C’est que le père ni la mère ne donnent point de dot à leurs filles : au contraire, ils les vendent à qui il leur plaît, pour un prix dont on convient ; et ces filles, autorisées de la volonté de leurs parents, se tiennent bien mariées, et gardent la fidélité : et, si elles n’étaient pas sages, elles ne seraient plus les femmes, mais seulement les esclaves, de ceux qui les auraient achetées, et, outre cela, [c]es parents seraient obligés de rendre à leur prétendu gendre l’argent qu’ils en auraient reçu, ou de lui donner encore une autre fille pour être sa femme : et un homme ainsi marié peut, en laissant son argent, rendre sa femme à ses parents, qui la reprennent sans difficulté. S’il y a des enfants, lors de la séparation, les garçons restent au père, et les filles à la mère, qui ne manque pas de leur donner une éducation conforme à leur naissance.

Mère facile

Ne fit jamais cruelle fille.

C’est La Fontaine qui le dit, en quoi {p. 52} il a grandement raison. Je connais pourtant des filles et des femmes très sages, dont les mères ne l’étaient guère ; mais, Rara avis in terris.

Ce n’est pas le simple peuple, qui fait de ces sortes de mariages, et qui vend ses filles ; ce sont aussi les plus considérables du royaume. Ceci est du génie universel des Orientaux : les plaisirs de l’amour priment sur tout ; c’est leur passion dominante et favorite. Mahomet le connaissait bien ce génie. S’il eût fait de son jardin d’Éden un paradis pur, et un lieu inaccessible à toutes passions, il aurait échoué et n’aurait assurément trouvé aucun sectateur ; mais, le faisant consister dans le plaisir des sens, il a entraîné tout l’Orient. Il ne m’importe, je trouve la manière de ces mariages à la siamoise très agréable et très facile ; et si la mode en était établie en France, je me marierais, et épouserais le lendemain de mon arrivée, et dès le jour même, si je pouvais ; car, je crois qu’une femme est un meuble qui ressemble au poisson d’étang, excellent lorsqu’il est frais, rassasiant le second jour, et dégoûtant le troisième.

Puisque je suis sur le sujet du maria- {p. 53} ge, je n’en sortirai point qu’après avoir raconté l’histoire d’un Parisien, que j’ai trouvé à Pondichéry à ma seconde arrivée, et que j’y ai laissé. Il est parfaitement honnête homme, fort bien fait, ayant de la science et du bien ; et, pourtant, plus cocu que Vulcain. Cela n’est pas rare ; et, celui-ci étant peu connu dans le monde, son nom doit être indifférent au lecteur. J’ai fait mes études avec lui, du moins jusques à la physique, qu’il alla faire au collège de Beauvais, sous M. Guenon ; et moi je restai au collège de La Marche, sous M. Le Barbier. Nous nous fréquentions très souvent. Il embrassa une profession, où il se serait assurément enrichi, s’y faisant déjà distinguer, si un mariage mal à propos fait, et dont il se repent encore, n’avait pas fait évanouir toute sorte d’espérance.

On lui offrit à Paris plusieurs partis : il les refusa, et fit mal. Il possédait un bien considérable : ce n’était pas cependant ce qui faisait le plus souhaiter son alliance ; les filles qu’on lui proposait en avaient autant que lui à proportion. Ce qui le faisait rechercher était un esprit toujours égal, tranquille, et ferme : il {p. 54} en a eu besoin. Il avait de la complaisance sans bassesse, de la science sans orgueil : en un mot, il possède toutes sortes de bonnes qualités personnelles. Il y a certainement de la destinée dans le mariage. Son malheur voulut qu’il fût obligé d’aller en Normandie, où il avait une très belle terre. Il y vit une fille de très vile extraction ; mais, véritablement parfaite, si elle avait eu autant de sagesse et de vertu, que de beauté et d’esprit. La voir, l’admirer, en être charmé, l’aimer, se déclarer, avoir son consentement, la demander, l’obtenir, passer un contrat, et l’épouser sur une dispense, fut une affaire terminée le quinzième jour de son départ de Paris, où on apprit plus tôt son mariage, qu’on ne sut qu’il avait une maîtresse. C’est faire bien vite une sottise.

Ses parents ne furent nullement contents d’une alliance si prompte, et encore moins d’une si basse parenté ; mais, comme il ne dépendait que de lui, qu’il était le plus riche et comme le chef de sa famille, ils se crurent obligés de l’en féliciter. Elle véquit assez bien pendant trois mois ; du moins, son libertinage ne parut pas pendant cet intervalle de {p. 55} temps. Elle donna enfin connaissance de sa mauvaise conduite; et, lui-même la surprit sur le fait trois fois en moins de six semaines, et toutes les trois fois avec des acteurs différents. Il ne jugeait pas à propos d’éclater, crainte de passer pour la fable de tout le monde, et surtout donner sujet de rire à sa propre famille ; mais, un des amants de sa femme, n’ayant pas gardé le secret, il lui fit querelle, et le blessa ; et les informations ayant découvert la source de la querelle, tout devint public. Il ne voulut pas la faire enfermer, comme on le lui conseillait ; et fut assez bon pour se fier aux serments qu’elle lui fit de mieux vivre. Un homme si vigoureux écarta un peu les soupirants, mais ne détruisit pas les caquets. Il n’en aurait pourtant pas été autre chose, et il se serait contenté de l’emmener en province, si en un même jour, il ne lui avait pas vu commettre un adultère nouveau, et un sacrilège.

Il avait pour voisin un jeune homme qu’on destinait à l’Église, et dont les mœurs ne convenaient nullement à la sainteté de l’état dont il portait l’habit. Mon ami s’était aperçu de quelque minauderie entre sa femme et lui, et {p. 56} voulut s’en éclaircir. Pour en venir à bout, il perça le mur qui répondait de son cabinet à la chambre où couchait sa Messaline ; et, le soir en soupant, il lui dit qu’il monterait à cheval le lendemain à trois heures du matin. Il laissa sa femme sur sa bonne foi, tout le temps qu’il fut à aller chercher des chevaux. Elle l’employa à avertir l’abbé de ne pas manquer de venir sitôt qu’il serait parti. Il revint chez lui, se coucha, et se leva à deux heures et demie. Les chevaux vinrent précisément à trois heures : il fit semblant de monter sur un, et donna son manteau à un homme aposté, qui partit avec les chevaux et ferma la porte, qui fit enfin tout ce qu’il aurait dû faire lui-même.

Il remonta doucement dans son cabinet, dont il avait laissé la porte ouverte. Sa femme était déjà à la fenêtre, qui donnait à son amant le passe-partout de la maison, attaché au bout d’une corde. L’abbé monta doucement, sans que deux servantes et le laquais en vissent rien. Il prit la place que le mari venait de quitter : le reste est facile à s’imaginer. Mon ami. Qu’on me permette de l’appeler ainsi, son cocuage n’y fait {p. 57} rien : il n’ôte rien à sa probité ; et je ne puis concevoir pourquoi on prétend que le front d’un honnête homme soit chargé des sottises de sa femme. Je suis là-dessus comme le paysan de Montfleury :

Je m’en soucie autant que de mon vieux pourpoint.

Notre honneur dépend-il de ceux qui n’en ont point ?

Mon ami donc malgré son cocuage, content de ce qu’il avait vu, sortit sans bruit, alla rejoindre les chevaux, et alla effectivement à deux ou trois lieues de Paris, où il avait à faire ; et laissa en paix à sa gueuse, et à l’abbé, tout le temps qu’il leur fallait, pour lui forger et polir duo cornua fronti.

J’avoue qu’il y a dans cette conduite quelque chose d’étonnant, et que quoique le Parisien ne soit pas naturellement, ni sanguinaire, ni jaloux, il y en a peu qui poussassent la patience si loin. Il le fit pourtant : mais, la vérité est, qu’il avait résolu sa vengeance ; et que, pour y parvenir, il avait besoin de se boucher les yeux.

{p. 58} Il revint chez lui sur les neuf heures. Elle sortit peu après: il la suivit ; et, n’ayant point entendu la messe, il entra dans le même couvent, où il l’avait vue entrer. Un prêtre ne se trouva pas prêt si tôt : il alla se promener dans le cloître. Enfin, on en dit une : il y assista ; mais, quelle fut sa surprise quand il vit sa libertine communier à la fin de cette messe ! Il entra dans le cloître, pour cacher son trouble, dont il fut assez de temps à se remettre, et revint chez lui en apparence tranquille : et, voulant voir jusques à quelle extrémité sa femme pousserait la scélératesse, il lui dit en dînant, qu’il l’avait vue à la Sainte Table.

Quot scelerata gerit fœmina mente dolos !

Elle eut l’effronterie de lui dire qu’elle avait fait assez de mauvaises actions dans sa vie, pour en demander éternellement pardon à Dieu, et à lui. La perfide disait cela les larmes aux yeux, et d’un ton si contrit, qu’il fallait que son mari fût aussi bien instruit qu’il l’était pour n’être pas sa dupe davantage : et comme elle fourbait avec lui, il se réso- {p. 59} lut de la fourber aussi, et de la punir en même temps de son damnable sacrilège et de sa lasciveté.

Il la traita pendant quinze jours en femme bien-aimée et en maîtresse favorite ; et ce fut le temps qu’il employa à préparer tout pour sa vengeance. Il lui dit qu’il voulait acheter une charge, pour se retirer en province, qu’il lui fallait encore beaucoup de comptant ; que malgré cela, il avait donné sa parole de payer en espèces, bien persuadé qu’elle-même lui faciliterait le moyen d’en trouver, en consentant qu’il vendît la terre qu’il avait en Normandie, une autre dans le Maine, quatre maisons qu’il avait à Paris, et ses rentes sur l’Hôtel de Ville ; qu’il trouvait des acheteurs, mais qu’ils voulaient tous qu’elle signât les contrats de vente, afin qu’elle ne pût leur faire aucun procès en restitution de dot, et autres conventions matrimoniales ; qu’ils exigeaient tous cette précaution, parce qu’ils savaient qu’il l’avait fort avantagée, quoiqu’ils sussent bien aussi qu’elle ne lui avait rien apporté.

Dans le dessein où elle était de quitter Paris, où elle était trop connue ; et {p. 60} peut-être pour faire de nouveaux amants, les siens étant, ou usés, ou rebutés ; elle promit de signer, et en effet signa tout ce qu’il voulut. Il fit de fausses ventes, et ayant mis tout son bien et ses effets à couvert, il jugea à propos d’y mettre aussi ses meubles, et sa vaisselle d’argent, qui valaient considérablement. Il vendit la vaisselle au même orfèvre de qui il l’avait achetée, s’accommoda du reste avec un fripier, et leur donna parole au lendemain matin pour tout enlever ; et, afin que rien ne fût su ni soupçonné de sa femme, et qu’elle se doutât moins du tour, il avait fait apporter chez lui tout l’argent qu’il avait pu ramasser, et lui avait dit, que c’était ce qui lui restait de la vente de ses effets, sa charge payée, et les frais acquittés.

Il la fit monter en carrosse à cinq heures du matin, sous prétexte d’aller dire adieu à une sœur qu’il avait, religieuse à dix lieues ; et, à deux lieues de Paris, il feignit d’avoir oublié dans son cabinet un petit paquet, qu’il voulait, disait-il, donner à sa sœur en main propre. Il prit la poste, et laissa ordre à sa femme d’aller l’attendre à dîner à trois lieues par- {p. 61} delà ; ce quelle fit. Pour lui, il revint à Paris, livra tout à l’orfèvre et au fripier, mit son argent en sûreté, remonta en poste, et alla retrouver sa digne créature, qui l’attendait. Il était cette fois-là en véritables bottes de fatigue, n’ayant pas dessein de rentrer dans Paris ; comme en effet il n’y rentra pas. Il dîna avec elle, et lui dit qu’il avait changé de pensée ; qu’il ferait ses adieux à sa sœur, aussi bien par écrit, que de vive voix ; que même il s’exempterait par là d’entendre mille pauvretés qu’elle pourrait lui dire ; qu’ainsi, il était résolu de retourner à Paris. Elle trouva qu’il avait raison, et consentit avec plaisir à tout. Ils revinrent donc.

Il la fit mettre pied à terre à un quart de lieue, sous prétexte de gagner de l’appétit pour souper, et envoya le carrosse l’attendre à la tête du faubourg. Deux chevaux de main parurent : il monta sur celui qui était à vide ; et celui, qui montait l’autre, piqua par un sentier détourné. Étant seul avec elle, et assez tard, il lui reprocha la vie infâme et débordée, qu’elle avait menée avec lui, son sacrilège digne du feu, et finit par lui dire qu’il la quittait pour jamais, {p. 62} bien certain qu’elle ne manquerait de rien, si tous ses amants favorisés avaient la charité de lui donner seulement chacun un sol par jour ; qu’après tout, il était juste que les cavaliers nourrissent leur voiture ; qu’il la recommandait à elle-même, bien persuadé qu’elle aurait soin par sa mauvaise conduite de le venger plus grièvement. Après ce compliment, il la quitta à toutes jambes, et ne l’a point vue depuis.

Il prit le chemin de La Rochelle, d’où il passa aux îles de l’Amérique, où il porta beaucoup de marchandises sous le même nom qu’il porte à Pondichéry. Étant repassé de la Martini[que] à La Rochelle sur un des vaisseaux de la Compagnie des Indes, l’envie de voir ces Indes et l’Asie lui prit ; et, ayant devant lui beaucoup de temps, il retourna incognito à Paris, dans le dessein d’apprendre le sort de sa Messaline. Il s’y cacha à tout le monde, excepté à un seul ami, sur la discrétion et le secret duquel il avait toujours compté, et qui en effet ne l’a point trahi.

Il apprit de lui, que le désespoir de cette infâme avait été inexprimable à la vue du déménagement de sa {p. 63} maison, où elle avait passé la nuit sur le carreau ; que qui que ce soit d’honnêtes gens n’avait voulu ni la recevoir ni entretenir commerce avec elle ; qu’elle avait nettement refusé d’entrer dans un couvent, où ses parents à lui s’étaient offert de l’entretenir pour sauver leur nom de l’infamie, où elle le précipitait ; qu’ils avaient voulu agir d’autorité, et par assemblée de parents ; mais, qu’ils n’avaient pas pu réussir, parce que, le mari ne s’étant pas plaint, ils n’avaient aucun droit de le faire, et qu’il leur en avait coûté des dommages et intérêts ; que sa beauté lui avait suscité des protecteurs, et qu’elle était actuellement publiquement entretenue par un homme tellement élevé, qu’il doutait qu’il osât lui-même la redemander quand il serait assez fou et assez ridicule pour vouloir la reprendre et lui pardonner, après l’éclat que son affaire avait fait dans tout Paris.

Il me dit, qu’il comptait de partir de Pondichéry avec le gendre de Mr. Martin, qui devait y venir peu de temps après que notre escadre serait repartie pour l’Europe ; qu’il l’accompagnerait jusqu’à Ougly ; que de là, il achève- {p. 64} rait de voir les États du Mogol, ayant dessein de voir Agra ; qu’il en sortirait par la Perse, qu’il traverserait, voulant voir Ispahan, Tauris, Tiflis, et ce qu’il y avait de plus curieux ; qu’il sortirait de Perse pour traverser le Pont-Euxin, et se rendre à Constantinople ; que de Constantinople il viendrait à Smyrne ; qu’après avoir vu la Palestine et la Judée, et visité tous les lieux saints, si Dieu lui donnait assez de vie, il retournerait à Smyrne, où il s’embarquerait pour Marseille ou pour Venise ; d’où il écrirait à son ami, sur la réponse duquel il réglerait le reste de sa vie ; que, cependant, il me priait de me charger d’un paquet de plusieurs lettres, tant pour ses parents que pour cet ami. Je l’ai fait : j’ai ce paquet ; et si je retourne à Paris après le voyage fini, comme je n’en doute point, si Dieu me conserve, je rendrai le tout en main propre, particulièrement à cet ami, parce que c’est encore une de mes connaissances de classe. Dans quelles cruelles extrémités une mauvaise femme ne précipite-t-elle pas un mari ! Plus il est honnête homme, plus il est à plaindre. J’en connais tant, qui ne sont malheu- {p. 65} reux qu’à cause de leurs femmes, que si ce qu’en dit Martial n’était trop outré, je dirais comme lui :

Fœmina nulla bona est, vel si bona contigit ulla,

Nescio quo fato, res mala facta bona est.

Puisque je suis sur les femmes, le moyen de s’en retirer si tôt ? J’ai dit qu’il y a plusieurs Français ici, qui ont épousé des filles de Portugais. Il y en a de très jolies, et peu cruelles. Je n’en sais rien que par ouï-dire : je sais seulement que le code dit, nulle terre sans seigneur, et que la glose ajoute, et sans cocus. Je sais encore que ces échappées de Portugais, que leur mariage a francisées, sont de très dégoûtantes madames. L’arrek et le bétel, qu’elles ont toujours dans la bouche, leur font une salive plus rouge que du sang, qui leur coule tout le long du menton et sur les lèvres. Tout cela n’offre ensemble, dans leurs personnes, que des salopes qui se sont à coups de poing cassé la gueule l’une à l’autre.

Autre incident, encore sur les femmes. J’avais apporté de France deux chardon- {p. 66} nerets : c’est à mon goût le plus beau de tous les petits oiseaux, et dont le ramage est fort agréable. Je les avais laissés à la garde d’un Français et d’une Portugaise sa femme, pour ne les pas exposer dans le climat du Pégu, d’où nous sortons, et où ils seraient infailliblement morts : on me l’avait fait craindre, et je n’en doute pas. La guerre du Mogol et de Remraja, a, comme je l’ai dit, attiré proche et dedans Pondichéry une infinité de gens qui s’y sont retirés, entre autres un banian, qui vit ces chardonnerets, et entendit leur ramage. Il résolut de les avoir, à quelque prix que ce fût ; si bien, qu’à notre retour de Balassor, il vint me joindre, et me demanda si mes deux petits oiseaux étaient à vendre. Le Parisien vulcanisé, dont je viens de parler, était avec lui, et nous servait d’interprète : il me parla latin, et me dit en deux mots ce que je devais faire. Il lui répondit, de concert avec moi, que mes chardonnerets n’étaient point à vendre ; que je les destinais à un parfaitement honnête homme, que j’estimais infiniment, et dont l’amitié m’était plus précieuse que tout l’or du monde ; et que j’étais certain que lui- {p. 67} même en conviendrait, lorsqu’il saurait qui était cet homme. Il me parut mortifié de ma réponse, qui sentait son refus ; mais, à son retour chez lui, il fut très agréablement surpris de les trouver dans sa maison, où je les avais envoyés par Landais. Il m’envoya dès le lendemain un présent qui valait tous les chardonnerets de France, quand on y comprendrait ceux de Picardie, qui sont les plus beaux et les meilleurs.

Le cocu était incessamment avec ce banian, et m’avertit d’un régal qui devait se faire chez lui avec le commissaire et l’écrivain du roi du Florissant. Il me dit, que lui et moi y étions conviés, et me demanda ma parole pour le lendemain midi, qui était l’heure prise. Je la lui donnai avec plaisir : il m’instruisit de ce que c’était que ces régals, et je résolus de profiter de ses avis. Messieurs Blondel, et Le Mercier, avaient pourvu à tout ; c’est-à-dire qu’ils y avaient envoyé un cuisinier et du vin. La viande, le gibier, le poisson et leur accommodage, tout cela fut aux dépens du banian, qui avait eu la précaution d’envoyer des Français à la chasse, et des noirs à la pêche. Nous {p. 68} fîmes le repas le plus propre que j’aie fait de ma vie. À tout moment, des plats et des assiettes neuves, d’une très belle porcelaine, et des serviettes d’une si belle et si fine toile de coton que quoiqu’elles aient plus de cinq quartiers de large, elles passent avec facilité à travers une bague à mettre au petit doigt.

Le banian ne se mit point à table : car, outre que ces gens ne mangent rien qui ait eu vie, c’est la coutume par tout l’Orient, que celui qui régale n’ait point de part au festin, et ait seulement le soin de faire servir ses hôtes. Après chair et poisson, parut le dessert, d’une propreté toute appétissante, et d’un goût si exquis, à ce que disent les autres, que nos plus habiles confiseurs devraient aller apprendre leur métier dans la péninsule.

Au milieu de ce dessert parurent huit filles fort blanches, belles bien faites, couvertes de pagnes fort légères, ayant le col, les bras, et les jambes chargés de carcans, bracelets, et chaînes d’or, et aux oreilles et aux doigts des bagues fort larges, enrichies de pierreries. Pour faire honneur au maître du logis, chacun de nous en devait prendre une à son {p. 69} choix, et en faire ce qu’Adam fit d’Ève, lorsqu’il planta le genre humain. Jusques à ce qu’on se soit déterminé, ces filles dansent d’une manière à n’inspirer que..., ayant à leurs mains de petits tambours de basque et des castagnettes, dont elles jouent fort agréablement. Le commissaire sauta le fossé le premier : l’honneur lui était dû ; c’était à lui à montrer l’exemple de bien ou mal faire. Il se détermina en faveur d’une blonde, fort bien faite, et fort aimable. Elle le conduisit dans un salon, à côté de la salle ou nous mangions. Ils restèrent ensemble seuls près d’une demi-heure : il n’est pas difficile de deviner à quoi ils employèrent leur temps.

Mercier suivit son exemple, et s’empara d’une brune très aimable ; et moi je restai sage, malgré les tentations. Je n’en ai jamais guère senti de plus fortes : et de vérité je n’avais jamais tant vu à la fois de si belles et de si jeunes personnes à ma discrétion ; car, la plus âgée ne pouvait avoir au plus que seize à dix-sept ans. Le commissaire et Mercier me poussaient à les imiter ; mais, j’avais pris ma résolution, fondé sur ce que mon cocu m’avait assuré, que lui et  {p. 70} moi y reviendrions seuls, quand je voudrais ; et sur le conseil qu’il m’avait donné d’être sage en présence des autres, quand ce ne serait que pour ma réputation : ne devant point douter que ceci ne fut su, y ayant trop de témoins pour n’y avoir point d’indiscret. Je résistai donc à leurs beaux discours, et à la nature, qui certainement n’avait jamais été mise à une épreuve si forte.

Il ne me parut pas que le banian fût content de mon indifférence ; mais, je le payai d’une maladie de commande, dont il parut se contenter, puisqu’il me regarda en souriant, après que le cocu lui eut expliqué les causes de ma froideur. Les belles se retirèrent : j’achevai la bouteille, que je m’étais retenue pour mon dessert ; et mon cocu, et moi, en sortîmes aussi sages que nous y étions entrés, dont par la suite je me suis fort bien trouvé : non, par rapport au corps ; car ces filles, toutes persanes de naissance, sont saines et nettes ; mais, par rapport à la réputation. Le lecteur n’admire-t-il pas où se terminent ici les régals ? M. Martin m’a dit lui-même, que cette coutume était répandue parmi tout ce qu’il y a de gens aisés dans l’O- {p. 71} rient, qui tous ont comme des sérails pour les étrangers ; et que c’était faire insulte à un homme que de ne s’y pas conformer, et de ne faire aucun usage des belles qu’il offre. Le lecteur n’admire-t-il pas encore de quelle manière Mahomet s’est subtilement servi de ce génie universel des Orientaux, pour y faire recevoir les impostures de son Alcoran ?

Dès le lendemain, mon cocu et moi retournâmes chez ce banian, où nous fûmes fort bien reçus, et où nous ne fûmes pas si sages que la veille. Il me tomba une petite brunette toute jeune, dont je fus tellement content, que pendant que nous sommes restés à Pondichéry, il ne s’est passé aucun jour, que je n’aie été la voir ; et, si je suis content d’elle, je ne crois pas qu’elle se plaigne de moi : en tout cas, je crois que mon départ lui coûte quelques larmes à présent ; car, elle en versa, qui me parurent sincères, lorsqu’elle apprit que j’allais partir. Celle-ci, qui est mahométane, mangeait de la viande avec moi, et buvait aussi de mon vin et de mon eau-de-vie.

Après le dessert, et quand nous fû- {p. 72} mes prêts de nous retirer de chez le banian, il nous dit de prendre tout ce qui nous avait servi à dîner. Ces gens croiraient être impurs, s’ils se servaient de ce qui nous a servi. Sachant celui-là, je n’hésitai point d’être du partage. Nous avons eu chacun huit assiettes de porcelaine, douze nappes ou serviettes, et six tasses à thé : le cocu m’a fait présent de sa part. Les valets que nous avions menés, ont eu tout le reste, pots à cuire, plats, thétière, bouilli, grande nappe, et le surplus du service. Quoiqu’on leur eût ordonné de garder le secret, tant à eux qu’au cuisinier, l’un des quatre a jasé, et tout a été su ; ce qui a attiré au commissaire et à Mercier une petite exultation à la turquoise, comme dit Gareau, qui ne m’aurait nullement plu, de la part de Messieurs du Quesne, et Martin ; et à moi des compliments, que je prends pour des railleries, d’une pudeur, et d’une continence de Joseph : vertus, dont je ne me suis jamais piqué, et dont certainement je ne me pique point encore.

J’aurais bien pu les désabuser, si j’avais voulu ; mais je n’ai pas jugé à propos de le faire : au contraire, je les ai {p. 73} confirmés dans leur bonne opinion de ma sagesse autant que je l’ai pu, bien persuadé que mes actions ne seront seulement pas soupçonnées aux îles de l’Amérique, où j’ai quantité de petites connaissances libidineuses. Si ce n’est pas là faire le Tartuffe, je n’y entends goutte. C’est lui qui dit que

Le scandale du monde est ce qui fait l’offense ;

Que ce n’est pas pécher, que pécher en silence.

Belle et chrétienne morale ! Au reste, pour ne plus parler de ces filles, ce sont des enfants qui sont arrachés des bras de leurs pères et mères, pendant la guerre, ou par les Arabes : les juifs les achètent, et les revendent soit en Turquie, soit ailleurs ; et il n’y a que cette maudite race qui fasse cet infâme commerce de chair humaine. Il y a des banians à Surate, qui en ont quantité, dont ils ne se servent point, à cause de la différence de religion ; car, elles sont infiniment plus belles que les Mogolaises, et d’un sang plus pur et plus beau. La moins belle passerait dans notre Europe pour une beauté parfaite, tant {p. 74} pour le visage que pour la taille. Nos Languedociennes tiennent un peu de leur manière de porter leur corps droit ; mais, n’approchent point de leur agilité, ni de leur beauté. Le plus beau teint d’Angleterre, et de Hollande, paraîtrait fade auprès du leur.

Les habillements des banians sont uniformes pour la façon : il n’y a que la couleur qui diffère. Je ne puis mieux les peindre, qu’ils le sont dans les tableaux qui sont à Notre-Dame et ailleurs, et dans les tapisseries où les apôtres sont représentés [lien avec images]. Deux grandes simarres l’une sur l’autre, qui leur tombent depuis le col jusqu’aux pieds, et qui relèvent la hauteur de leur corps, font leur habillement. Un turban fort gros et fort beau, de mousseline très fine et très blanche, avec une barbe bien longue, mais bien coupée et bien parfumée, font l’ornement de leur tête. Un sabre large et court, dont le fourreau est couvert de plaques d’or, et la poignée enrichie de diamants, pare leur côté, où il est soutenu par une grosse chaîne d’or à deux endroits, à peu près comme les housards. Leurs souliers sont plats, pleins de courroies au talon et sur le {p. 75} coup du pied, et sur le devant un bouton d’or, qui passe entre le gros et le second doigt les tient ferme. Tout cela est encore représenté dans les tapisseries. Cette manière de vêtement paraît d’abord étrange ; mais, plus on s’y accoutume, plus elle paraît majestueuse.

J’allai le mardi seize du courant au marché ou bazar, qui se tient tous les mardis derrière le fort : j’y vis plus de dix mille noirs tout d’un coup. On trouve abondamment dans ce marché de tout ce que le pays produit, et même de ce qui vient d’ailleurs ; ils vendent et achètent les uns des autres, et l’or et l’argent courent comme dans nos foires et nos marchés. Ceux qui vendent à crédit savent écrire. Je ne parlerai point de leur papier : ce ne sont que des feuilles de cannes sèches, qu’ils attachent à une corde qui passe à travers, et les enfile toutes, comme si on enfilait un jeu de cartes par une extrémité seulement. Leur manière d’écrire est pareille à celle des insulaires de Moali de gauche à droite ; mais, au lieu de plumes et d’encre, c’est un morceau de fer, gros comme une plume, qui se termine en pointe, et qui grave sur ces {p. 76} feuilles plutôt qu’il n’y écrit. Ce fer est long de demi-pied : ils le manient de la main droite, et il est appuyé sur l’ongle du pouce gauche, et les feuilles sont élongées sur le second doigt de la même main. Il n’y a point d’Européen, qui puisse les imiter : il faut y être élevé.

Quand j’aurai rapporté le brûlement d’un noir, que j’ai vu à Pondichéry, le lecteur saura tout ce que je sais moi-même du pays dont je sors. Il était mort environ sur les huit heures du soir précédent. Pendant toute la nuit ce n’avait été que pleurs et heurlements effroyables. J’y allai le vendredi dix-neuf du courant sur les dix heures du matin. Je vis dans une cabane un corps couché sur le dos tout de son long, sur une natte assez fine, couvert, à l’exception du visage, d’une toile de coton fort fine et fort blanche ; il me parut âgé de quelque cinquante-cinq ans. Sa veuve était au chevet, ses enfants à ses pieds, et ses parents à ses côtés, sans proférer une seule parole, et dans un triste et lugubre silence, qu’ils observaient depuis le lever du soleil. Un bon quart d’heure après que je fus arrivé, la femme se leva la première, les enfants en- {p. 77} suite, et les parents après ; car, ils étaient tous assis sur leurs talons, comme nos vieilles dans les églises, en marmottant leurs patenôtres. Ils firent tous leurs harangues l’un après l’autre : voici comme on me les a expliquées. Celle de la femme était telle en substance :

Pourquoi m’as-tu quittée, mon cher mari ? Ai-je pas fait pour te plaire tout ce qui m a été possible ? Te plains-tu de ma complaisance ? Qu’est-ce qui te manquait ? Ton négoce n’allait-il pas bien ? Avais-tu pas assez de riz pour vivre ? Et une infinité d’autres questions de pareille nature, après quoi elle sortit. Le fils aîné lui fit sa harangue à son tour ; et, après presque les mêmes demandes, il le pria de lui dire dans quel corps son âme était passée, et si elle avait quitté sa famille ou sa caste. Ceci est une preuve convaincante et certaine que ces peuples croient la métempsycose de Pythagore. Après quantité de ridicules demandes, ce fils se laissa tomber, et resta avec les parents, qui étaient debout dans un silence et un repos si profond que je les aurais plutôt pris pour des momies en différentes attitudes, ou pour des figures de {p. 78} Mores représentés en sculpture sur une épitaphe, que pour des hommes vivants, si je n’avais pas été bien sûr qu’ils n’étaient pas morts. Ils restèrent dans cet état lugubre, qui m’inspirait une espèce d’horreur, environ un gros quart d’heure. Après cet espace de temps, un des vieux parents, portant la parole au fils, lui dit, ton père ne répond point ni à toi, ni à ta mère, ni à nous, c’est qu’il est fâché que ce reste impur de lui-même n’est pas réduit en matière plus subtile et plus épurée, pour aller rejoindre son âme. Brûlons ce reste impur, afin qu’il ne soit plus fâché, et que tout jouisse dans lui du même bonheur.

Ce conseil, très essentiel à la cérémonie, fut aussitôt suivi ; et voici comme ils l’exécutèrent : mais, un moment de réflexion. Le lecteur ne découvre-t-il pas là-dedans une infinité d’absurdités, et des contrariétés, qui se détruisent l’une l’autre ? Si l’âme est passée dans un nouveau corps, qu’a-t-elle besoin des restes subtils de celui qu’elle a laissé ? Ces restes subtils, sortant de la matière, sont de la matière aussi : comment donc s’incorporent-ils à l’âme, qui, selon eux aussi bien que selon nous, {p. 79} n’est qu’un esprit et un souffle ? J’ai dit dès notre première arrivée ici, pag. 189 du II tome , que le capucin qui est ici curé a découvert jusques à soixante-quinze opinions que ces Asiatiques ont sur l’âme. Cela ne mériterait-il pas bien l’attention des missionnaires, et des jésuites, si le seul zèle du salut des âmes les amenait dans ces régions éloignées ? [lien avec Mémoires, f° 45v° Que le lecteur se ressouvienne de ce qu’il vient de lire dans les pages 36 et suivantes de ce volume. Si j’avais omis ce qui y est, je le mettrais ici. Je retourne au brûlement du noir.

Pendant les pleurs et les heurlements de la nuit et du matin, les femmes préparent une manière de brancard, qui est apporté à la porte de la cabane du mort, par huit hommes, deux devant, deux derrière, et deux à chaque côte. Il y a au milieu de ce brancard une niche, qui ressemble parfaitement, je ne veux pas dire aux reposoirs des saints de villages ; mais à ce qu’on appelle à Paris un soufflet, ou à une brouette qu’un homme tire, ou aux chaises à porteurs, excepté que cette niche est beaucoup moins profonde. Elle est couverte en dehors, et revêtue en dedans, de fort belle toile {p. 80} de coton, de pagnes de toutes couleurs, et de rameaux verts, et finit en dôme, ou en arcade : la vue n’en est point désagréable. Ils mettent le corps dedans, assis comme sont leurs idoles, et nos tailleurs en France. Les membres de ces corps sont flexibles : les uns disent que la chaleur du climat en est cause, parce qu’elle empêche que ces corps ou leurs nerfs se raidissent en froidissant : d’autres disent, que c’est la vérole, dont ils sont bien farcis, qui les a pourris avant leur mort. Quoi qu’il en soit, les jointures des membres de ces corps sont flexibles. Pendant qu’on mit ce corps dans cette niche, un vieillard tout vêtu de blanc, et la tête nue, apparemment un bramène, me parut marmotter quelque chose tout bas, avec assez de recueillement et de modestie. Cela dura environ un bon gros quart d’heure ; après quoi chacun se mit à son rang, et on marcha.

Premièrement, deux hommes portant des clairons, ou espèces de trompettes droites, et longues de quatorze pieds, dont ils firent un très grand bruit, non continuel, mais de temps en temps. J’ignore de quoi sont ces clairons : je sais {p. 81} seulement qu’ils sont fort légers, et qu’ils ressemblent parfaitement aux trompettes que Michel-Ange représente dans son Jugement, et qu’il met à la bouche des anges, qui en sonnent le Venite ad Judicium [lien avec reproduction]. Après ces deux-ci, en vinrent six autres, qui faisaient un charivari de diable avec des tambours de basque, et d’autres instruments. Les parents suivirent, et ensuite vint le corps, porté, comme j’ai dit, par huit hommes, et suivi du vieillard qui préside à la cérémonie ; et, après le vieillard, un bramène, une troupe de femmes et d’enfants, qui marchent sans garder d’ordre.

Tout le convoi marcha ainsi jusques à quelque trente pas du bûcher, le corps ayant le visage vers le chemin. Après quelque temps de pose, qui donne au bramène celui de réciter quelques prières, et de jeter du riz autour du corps, à terre, et sur le chemin, on fait faire volte-face, ou demi-tour à gauche, au brancard ; et pour lors le corps marche à reculons, et est précédé par le bramène, au lieu qu’il en était suivi. Lorsqu’ils furent arrivés au bûcher, ils posèrent le corps à terre, et le couvrirent des mêmes toiles de coton, et des pagnes, qui avaient orné le brancard. Pen - {p. 82} dant le temps qui y fut employé, le bramène continua ses imprécations, ou ses prières, toujours à voix basse. Après cela, il fit fort posément trois tours autour du corps couché à terre ; à chaque tour, il jeta un peu de riz dessus, et recommença ses prières, étant aux pieds du corps, et tourné vers lui : cela dura environ deux Miserere. Après cela, on releva le corps de terre, on le posa sur le bûcher, étendu sur le dos, tout de son long : on l’y couvrit de toile blanche sans couleur. Le bramène fait encore trois autres tours, en continuant toujours sa prière.

On apporte deux pots de terre, sans pieds, du reste faits comme nos marmites, l’un plein de riz cru et l’autre d’eau, ces deux pots sont posés à terre ; et un noir qui sert tout le monde prend avec ses deux mains à trois reprises de l’eau, qu’il fait ou laisse tomber à trois fois aussi sur celles du bramène. Ce vieillard, ayant les mains lavées, prend sans les essuyer, avec les trois premiers doigts de chaque main, du riz, à trois reprises, qu’il jette à trois reprises aussi sur le mort, justement sur la bouche, un linge bien blanc entre deux, en {p. 83} sorte que le riz reste sur le linge.

Tous les assistants, jusques aux enfants, font la même cérémonie, et sont tous servis par le même noir qui a servi le bramène ; et le dernier qui vient jeter le riz, sert à son tour le noir, qui a servi tous les autres. Lorsque cela est fini, ils ôtent de dessus le corps le linge qui lui couvrait la tête et la bouche, et qui a retenu le riz qui a été jeté dessus. Ce riz est porté à la veuve du défunt, ou à sa plus proche parente, qui le fait cuire, et le renvoie ou l’apporte après soleil couché, avec un autre pot plein d’eau, qui sont mis tous deux proche du bûcher, après que le corps est consommé ; et cela se continue pendant quarante jours, afin que l’âme du défunt y vienne prendre sa réfection. J’ai dit que j’en avais cassé, et j’y ajoute une remarque, que je prie le lecteur de relire : elle est à la page 180 du II tome .

Je le prie de me permettre d’en faire encore deux ici. La première, c’est que cette nourriture, portée proche d’un cadavre mort, ne convient point chez des gens qui croient la métempsycose, parce qu’il faut qu’ils croient que l’âme soit matérielle, et qu’il lui faille des ali- {p. 84} ments pendant quarante jours, le corps où elle a passé ne lui en fournissant pas assez. N’est-ce point de là que nos ridicules médecins d’aujourd’hui ont pris des premiers qui ont écrit de la médecine, et qui peut-être étaient imbus ou du moins avaient notion du pythagorisme, que l’embryon n’est animé que le quarantième jour de sa formation ; et que l’âme, qui devait l’animer, était pendant cet espace de temps vagabonde, et pourtant vivant toujours aux dépens des parents du dernier corps, dont elle était sortie ? L’un me parait tout aussi absurde que l’autre.

Après que ce linge et ce riz sont emportés de dessus le corps, ils le retournent sur le ventre, ils lui élongent les deux bras le long du corps, et lui accommodent les cuisses, et les jambes, tout de même que nos pâtissiers accommodent celles d’un lièvre qu’ils mettent en pâte. Ils couvrent le corps de toiles et de pagnes ; ils y jettent des bois aromatiques : quelques-uns même y jettent de l’or, et de l’argent. Ils couvrent le tout de bousées sèches de vaches, et font sur le tout un lit de terre glaise toute mouillée qu’ils unissent avec la main, {p. 85} qu’ils trempent dans l’eau de temps en temps, afin que cette terre obéisse mieux, et ne s’attache pas à leurs mains. Ainsi, on peut dire que le corps est véritablement comme un pâté.

Pendant tout ce temps-là, qui est assez long, le bramène continue toujours ses imprécations, et ses prières. Enfin, on lui apporte du feu : ce sont trois bâtons allumés, qui brûlent comme des chandelles ; mais, dont la flamme est bien plus vive, et bien plus étincelante. Sitôt qu’il les a en main, le plus proche parent prend le pot, dans lequel l’eau avait été apportée : il y fait trois trous, avec un caillou fort pointu, en versant cette eau comme par trois robinets, ou trois fontaines. Il fait à grands pas trois fois le tour du bûcher : après quoi, il élève au-dessus de sa tête les deux pots de riz, et d’eau, et les jette à terre de toute sa force, où ils se brisent ; et lui, et les autres du convoi, achèvent de les écraser, en marchant dessus, et en les trépignant et broyant à coups de pieds. Ils les ont nus ; et, par conséquent, il faut qu’ils les aient bien durs, ou qu’ils soient insensibles. Je n’en ai vu aucun dont le pied saignât : ces morceaux de {p. 86} pots étaient pourtant bien pointus, et me paraissaient forts coupants. Pendant que cela se fait, plusieurs assistants fourrent dans le bois du bûcher des morceaux de bois de senteur, tels qu’ils les ont.

Après cela, le bramène, tenant de la main gauche ses trois petits bâtons allumés, en met un de la main droite au milieu du bûcher, du côté des pieds, et les deux autres aux deux coins. Dès que le feu est pris, ce qui est en moins d’un Ave, chacun tâche de l’augmenter, en y jetant du bois sec ; et, quand le feu a gagné jusques aux genoux, c’est-à-dire un moment après qu’il est pris, ils se jettent tous dans les bras les uns des autres, les larmes aux yeux, comme gens accablés de la dernière douleur ; et, après un bon gros quart d’heure de lamentations, chacun retourne chez soi, ou à ses affaires ; mais, tous disparaissent par différents chemins. Il y avait quelques femmes ; mais, je ne me suis point aperçu qu’elles se soient mêlées de quoi que ce soit, que de regarder.

Si ces gens sont si sensibles pour les morts, ils le sont bien peu pour les vivants ; et pas plus pour leur propre sang, que pour celui d’autrui : ils vendent sans {p. 87} difficulté leurs enfants, sans espérance de les revoir jamais. M. de Porrières a acheté une petite fille de sept ans. Il l’a fait baptiser : elle a été nommée Séraphine. Elle a de l’esprit, et est active. Le père et la mère de cette enfant la lui ont vendue. Il l’a eue pour quatre piastres. Dieu permet sans doute cette insensibilité pour leurs enfants, afin que ces innocents, passant au christianisme, puissent n’être pas la proie du démon après leur mort, ni les tristes victimes de l’impureté pendant leur vie. Ce sont là les secrets de la Providence, qui d’un même limon forme des vases d’honneur, et d’autres d’opprobre.

J’ai dit qu’il venait avec nous un bot, qui apportait de Balassor du canon à Pondichéry. M. Martin en a fait faire une batterie de dix-huit pièces, qui battent la mer. Je ne l’ai point approuvée : j’en ai naturellement dit ma pensée à M. Martin, qui ne m’en a point su mauvais gré. J’ignore quel est celui qui se dit ingénieur dans le fort ; mais, je sais bien, qu’il n’y entendait quoi que ce soit. J’écrirai demain là-dessus : cela fait partie de notre conversation.

Il m’a fait présent de douze gargou- {p. 88} lettes : c’est un présent de six liards pièce : on ne les paie pas plus au bazar. Ce sont des pots d’une terre sigillée et grasse, extrêmement fine et rouge. Ils sont de différentes capacités : les miens ne tiennent qu’un peu plus de pinte, mesure de Paris. Cette terre transpire, et par son ferment, et son nitre, attire toute la mauvaise odeur de la liqueur qu’on lui confie, et en même temps la purifie et l’éclaircit. Ainsi, cela est bon pour mettre rafraîchir de l’eau. Les autres ne sont pas plus chères, mais je leur préfère celles-ci, parce que les noirs, qui les achètent pour M. Martin, s’y connaissent mieux que les Européens. Elles m’ont pourtant coûté plus cher qu’au marché ; mais j’ai eu un autre présent qui m’a dédommagé, tant du prix de ces gargoulettes que d’un présent que je voulais faire de mon dédommagement : je dirai dans son temps ce que c’est.

Le lecteur va me blâmer : je mérite de l’être. Je n’écris point ceci, pour m’attirer des louanges ; mais pour faire voir jusques où peut aller la force d’un homme, quand la colère l’anime. M. de Chalonge, ou Chalendra, garde-magasin, vint hier matin à bord, pour {p. 89} me faire signer la facture des marchandises que nous portons en France. Nous avons chacun sur son état noté les ballots, lui, ceux qu’il a envoyés, moi, ceux que j’ai reçus, tous suivant leur numéro. Nous nous sommes trouvés justes à un ballot près, qu’il dit m’avoir envoyé, et que je n’ai certainement point reçu. Il voulait pourtant m’en faire signer la facture telle qu’il l’avait dressée : je n’ai pas cru devoir étendre ma complaisance pour lui jusque-là. J’étais certain de ne m’être point trompé : je recevais les ballots qui venaient du magasin, je les voyais embarquer dans les chelingues, et j’envoyais dans chaque chelingue l’état par numéro des ballots dont elle était chargée. Mr.de Bouchetière, ou Mr. de La Chassée, et toujours Landais qui écrit mieux que moi, les recevaient à bord sur ces états ; et Mr. de Porrières en prenait, ou en faisait prendre, le nota du nombre des ballots sans entrer dans le détail du numéro : ainsi, c’était trois receveurs pour un ; et nous nous trouvions conformes.

Mr. de Porrières était présent à notre dispute. Comptez, messieurs, a-t-il dit, combien il y a ici de ballots ; je {p. 90} suis sûr qu’il y en est entré six cent treize, et pas plus. Landais et moi avons trouvé le même nombre de six cent treize ; et le garde-magasin soutenait et voulait que nous en eussions six cent quatorze. Il fut lâché quelques paroles qui ne faisaient pas plaisir : nature pâtissait chez Chalonge et chez moi ; et si nous avions été à terre, la dispute aurait été écrite en rouge. Mr. de Porrières n’était pas content, Mr. de La Chassée encore moins, Landais rageait, et je n’étais pas mieux. Le commandeur dit au garde-magasin de se retirer sans se le faire redire ; que lui et moi allions trouver Mr. Martin ; et qu’il ferait plutôt décharger le vaisseau, que d’en avoir le démenti.

Cet officier en se retirant avait laissé son portefeuille sur la table de la dunette. Un maraud de Lascaris qu’il avait amené venait le prendre, et un mot de gavadcho qu’il lâcha ne me plut pas. Je le pris par son brayer, et le jetai à la mer par-dessus la lice, avec autant de facilité que j’aurais jeté un bâton de cotret. Ce seul coup de force me fait regarder comme l’homme du monde le plus robuste. Il est vrai {p. 91} que je suis dans toute ma force : mais, si la colère ne m’avait point animé, le maraud se serait brisé le corps sur un canon ou sur le vaisseau ; mais, je l’avais jeté plus loin, et il en a été quitte pour nager. Au surplus, l’affaire a été décidée en ma faveur.

Nous sommes, comme j’ai dit, à la voile dès ce matin. Il ne fait que peu ou point de vent : il n’importe, le plus fort est fait, et nous ne respirons plus que la France. Nous n’avons aucun besoin de trouver les ennemis, n’étant point en état de nous battre, chargés de marchandises comme des coches, à toute notre batterie de bas hors de service, par la quantité de ballots qui sont dans l’entre-deux-ponts et la sainte-barbe. {p. 92}

Du jeudi 25 janvier 1691. §

CONFÉRENCE AVEC Mr. MARTIN

Monsieur Martin m’a paru content de mon journal, et encore plus de s’être aperçu que j’ai quelque accès auprès de Mr. de Seignelay [lien avec Mémoires, f° 130r°]; et moi je me suis aperçu que c’est à ce seul accès que je dois l’empressement qu’il a eu d’avoir avec moi une conférence.

Il l’a commencée par me dire qu’il était ravi de voir qu’il se trouvait parmi les navigateurs des gens assez appliqués pour pénétrer, et même développer, dès leur premier voyage aux Indes, la politique que les Hollandais y observent ; qu’il était vrai que cette politique frappait, et qu’il ne fallait pas être fort pénétrant pour la connaître ; mais, qu’il était étonnant que les puissances de l’Europe les laissassent jouir avec tant de tranquillité du fruit de cette politique {p. 93} si généralement connue [lien avec Mémoires]. Que les Hollandais ne prenaient aucun soin de la cacher, pas même celui de la déguiser, aux Européens ; depuis que, par la supériorité de leurs forces et de leurs richesses dans les Indes, ils s’étaient mis à couvert des obstacles que toute l’Europe y pourrait former, à moins que tous les souverains ne joignissent ensemble leurs forces maritimes pour abaisser dans les Indes celles de cette république, et l’obliger de rendre aux souverains dans l’Asie les États qu’elle leur a enlevés : tels que les royaumes de Ceylon, de Java, de Sumatra, et une infinité d’autres, dont elle s’est emparée, et dont elle s’empare encore tous les jours.

Que cette idée avait cela de commun avec la République de Platon, que c’était un très beau projet dans la spéculation, mais absolument impossible de réduire en pratique : non seulement, parce qu’une union si grande des souverains était impossible ; mais aussi, parce que ce qui se passe dans les Indes est trop éloigné d’eux pour les frapper aussi vivement que les objets présents, et parce que l’argent des Hollandais leur fera toujours trouver des souverains dans {p. 94} l’Europe, auxquels leurs établissements dans les Indes étaient tout à fait indifférents : par rapport à leurs États ; tels que sont l’Empereur, les ducs de Savoie, de Brandebourg, de Lorraine et d’autres, toujours prêts à se vendre, et qui tirant des Hollandais les sommes immenses que cette république seule était en état de leur fournir, seraient toujours prêts, moyennant cet argent, de faire en sa faveur des diversions en Europe, comme ils l’avaient déjà fait ; non seulement, pour empêcher sa ruine en Europe, mais pour empêcher aussi que ses établissements et son commerce dans les Indes soient troublés, bien loin de contribuer à leur anéantissement : et qu’ainsi, les Hollandais n’avaient rien à craindre, parce qu’à cet égard, ils seraient toujours en état de dire,

Sæpe premente Deo, fert Deus alter opem.

Que j’avais eu raison de remarquer que la Hollande voulait par son Commerce, et sans effusion de sang, faire plus finement ce que Rome avait fait sous ses consuls : que la Hollande avait {p. 95} déjà plusieurs rois tributaires, qu’elle tenait plus bas, et plus humiliés, que n’avait fait l’ancienne république romaine, ne leur laissant qu’un vain titre de roi, qu’ils traînaient plutôt qu’ils ne le portaient : que véritablement ils avaient droit de vie et de mort sur quelques-uns de leurs sujets, mais n’en avaient aucun sur ceux qui appartenaient aux Hollandais, ni sur ceux qui leur étaient alliés, pas même sur ceux qui se mettaient sous leur protection ; ce qui faisait que ces princes étaient abandonnés de ceux de leurs sujets qu’ils croyaient les plus fidèles et les plus attachés à leurs personnes, et qui relevait si hautement l’autorité de cette république, que ces princes ne pouvaient faire aucun traité de paix, ni aucune déclaration de guerre, qu’autant qu’il plaisait aux Hollandais, qui, comme médiateurs, en réglaient toujours les articles conformément à leurs intérêts, sans égard à celui de ces princes.

Que ces princes connaissent fort bien, qu’ils sont véritablement esclaves, que plusieurs avaient voulu secouer le joug, et que tous voudraient bien pouvoir le secouer ; mais, qu’il leur était impossible d’en venir à bout par eux-mêmes, {p. 96} et qu’ils avaient perdu toute espérance de secours, depuis que les Portugais avaient été honteusement chassés de Ceylon. Il est vrai, que leur orgueil, leur dureté insupportable, et leurs débordements impurs et bestiaux, ont obligé le roi de Ceylon d’appeler les Hollandais à son secours, pour chasser une nation si perverse, et si corrompue ; mais, il en est devenu plus esclave : et, par rapport au commerce, qui ne se ressent en rien des crimes de ceux qui l’exercent, il serait à souhaiter que les Portugais fussent encore à Trinquemalé, et que les Hollandais ne fussent jamais venus à Ceylon.

Que les Hollandais ôtaient à ces princes la volonté de secouer le joug qu’ils leur imposaient, en les plongeant dans des guerres intestines les uns contre les autres, et en suscitant des révoltes dans les états les mieux affermis, afin de les affaiblir et de s’établir sur leurs débris et leurs ruines. Qu’on croyait avec beaucoup de vraisemblance qu’ils avaient fomenté et nourri la révolte de Sévagi. Que du moins les banians, ou marchands, croyaient que c’était eux qui l’avertissaient du temps propre à ve- {p. 97} nir piller Surate ; que c’était par leur moyen qu’il savait quelles marchandises les banians avaient achetées ou vendues, à qui, combien, en quelles espèces ils avaient été payés, et ce qui leur en restait : et qu’enfin c’était eux qui avaient plus des trois quarts des marchandises que Sévagi avait prises aux sujets du Mogol ; que c’était eux encore qui soutenaient Remraja son fils contre toutes les forces du Mogol, en lui envoyant en cachette de bons canonniers déguisés, qu’ils disaient au Mogol être des déserteurs, qui s’étaient fuis d’entre eux pour échapper au châtiment de leurs crimes ; que ces canonniers hollandais infiniment plus habiles, plus adroits et plus braves que les Asiatiques du Mogol, ruinaient toutes leurs batteries, et les empêchaient de les approcher assez pour faire aucun effet ; et que c’était ce qui donnait lieu de croire que le Mogol ne ruinerait jamais Remraja.

Que les Hollandais trouvaient doublement leur intérêt à soutenir cette révolte, en ce qu’elle mettait le Mogol hors d’état d’empêcher les fortifications qu’ils faisaient dans son empire sur les bords de la mer de la presqu’île, tant {p. 98} dans l’Est, que dans l’Ouest : fortifications, qu’ils sauront bien défendre contre lui, si Remraja succombe, et qui serviront aussi à tenir Remraja en bride, et dans leur dépendance, et l’empêcheraient de rien entreprendre contre eux, supposé que le Mogol fût enfin obligé de lui céder en propre la péninsule : fortifications, qu’ils poussaient à leur perfection avec tant d’ardeur et d’assiduité, qu’il y avait actuellement huit places en état de se défendre, et de se soutenir, contre une armée royale venant d’Europe : et fortifications enfin, si utiles à la république, que non seulement elles mettaient son commerce en sûreté dans les Indes, mais aussi mettraient un jour également le Mogol, et Remraja, dans leur absolue dépendance, dans toute la grande péninsule des Indes, depuis Surate dans l’Ouest, et Bengale dans l’Est, jusques à la pointe la plus méridionale de l’île de Ceylon.

Que sur ce fondement, et l’apparence, il ne doutait point qu’avant peu de temps, les Français, les Anglais, les Danois, peut-être même les Portugais, et les autres nations européennes ne soient forcés d’abandonner leurs établis- {p. 99} sements. Qu’il ne savait aucun moyen de prévenir ce rude coup qu’en prenant les intérêts du Mogol, et en les chassant les premiers ; ce qu’il ne prévoyait pas devoir jamais arriver, pour plusieurs raisons, telles que les forces maritimes, la quantité de soldats à terre, les différences des mœurs, des vivres, des climats, de la religion, et surtout l’impatience des Français, trop grande pour achever une entreprise de longue haleine : que cependant, si on l’entreprenait, on pourrait faire fond sur tous les princes de l’Orient, n’y en ayant aucun qui ne gémisse dans les fers de cette avare et avide république, ou qui du moins ne craigne d’y être un jour assujetti.

Que la protection que le Mogol leur a accordée pour leurs vaisseaux retirés dans ses ports est un effet de deux causes : la première, de la crainte qu’il a qu’ils ne prennent hautement et sans ménagement les intérêts de Remraja contre lui, ne l’ayant jusques ici servi qu’à plat couvert, et en cachette : et la seconde, des présents, qu’eux et les Anglais ont faits aux gens du Conseil du Mogol, et à ceux qui approchent de sa {p. 100} personne ; n’y ayant rien de plus facile à corrompre que les Asiatiques, qui sont tellement avares et avides de présents, qu’ils les demandent, sans honte, ni pudeur : étant chez eux un compliment très usité. Quand j’irai te voir, que me donneras-tu ? Et quand tu viendras me voir, que m’apporteras-tu ?

Que les princes orientaux, aussi bien que leurs sujets, étaient tous sans exception frappés de cet esprit d’intérêt sordide ; et qu’il n’y avait rien qui leur parût infâme, pourvu qu’ils y trouvassent leur profit. Que j’avais bien pu le voir, par l’endroit que j’avais rapporté moi-même du roi de Golconde, et des sept mille écus qu’il avait tirés d’un Hollandais, pour un pucelage peut-être déjà vendu et revendu. Cette histoire est rapportée à la page 216 du II tome . Et qu’à l’égard de leurs sujets, j’avais bien pu reconnaître leur génie dans le pillage d’un navire anglais, peu après notre combat de Madras. Ceci est mis au premier septembre, page 234 du II tome .

Que ma remarque était juste sur le fort de Pondichéry, qu’il en avait plusieurs fois écrit au ministre et à la Compagnie*, qu’il me priait de les en {p. 101} faire souvenir ; qu’il leur avait toujours représenté que ce fort n’était point du tout en état de défense ; que tous les officiers s’étaient joints à lui, et avaient tous écrit la même chose, tant en commun, qu’en particulier, et avaient détaillé les défauts qui sont à ce fort ; qu’ils avaient envoyé un nouveau plan du terrain, et un modèle de fort qu’ils avaient dressé le mieux qu’ils avaient pu ; qu’ils avaient instamment, et plusieurs fois, demandé un ingénieur entendu, et versé dans les fortifications, pour dresser sur les lieux le plan d’un nouveau fort régulier, qui fût de défense, tant du côté de terre, que de mer, et qu’il amenât avec lui des gens entendus, pour conduire l’ouvrage sous lui, se trouvant sur les lieux tous les ouvriers dont on aurait besoin, et les matériaux nécessaires. Qu’il ne savait pas pourquoi, ni le ministre, ni la Compagnie, n’avaient eu aucun égard à tant de remontrances, ni à tant d’instances ; qu’il savait seulement qu’on ne leur avait répondu que par des remises sans effet, avec ordre de continuer le fort commencé ; qu’il avait été obligé d’obéir bien malgré lui ; et que ce fort ne pouvait pas être bien, {p. 102} puisque celui qui en avait fait le plan et la construction n’avait point d’autre notion des fortifications que celle qu’il avait pu tirer de Manesson Mallet, qui a longtemps servi en Espagne pour le Portugal, et qui a donné au public son Art militaire en trois tomes [lien avec portrait d’Alain Manesson Mallet et page ou planche des Travaux de Mars ou l’art de la guerre éd. 1684-85] : ce qui ne pouvait fournir qu’une idée imparfaite de ce dont on avait besoin ; parce que cet ingénieur, habile pour son temps, ne donne que quelques plans de lieux irréguliers, qu’il a mis en état de quelque défense : ce qui est ce dont il ne s’agissait pas, puisque c’était ici un terrain vide, vague, et inculte, sur lequel on pouvait élever telle fortification qu’on eût voulu, et dans tel endroit qu’on eût choisi, pour avoir une bonne place, tant du côté de la terre, que de la mer.

Qu’il n’espérait pas non plus un grand secours des dix-huit canons, que nous avions amenés de Balassor, et dont il avait fait une batterie sur le bord de la mer, plutôt par ostentation que pour aucune utilité qu’il en prévît ; que j’avais moi-même bien remarqué que cette batterie était inutile, et même plus capable de faire du mal que du bien, {p. 103} et que je lui en avais dit les raisons ; que je n’en avais pourtant pas les gants, puisqu’il y avait deux ans qu’il les avait écrites à M. de Seignelay, et à la Compagnie, et qu’il me priait de les en faire souvenir.

Que cette batterie sur le bord de la mer serait plus dommageable au fort qu’avantageuse ; en ce que, pour la servir, il faudrait dégarnir le fort d’autant d’hommes qu’il en faudrait pour la mettre en action, et la défendre ; que ces hommes pourraient être utiles dans le fort, et ne serviraient de rien sur la rive, dont l’abordage était naturellement défendu par les brisants de la mer, seuls capables d’abîmer et de faire noyer ceux des ennemis, qui seraient assez téméraires pour s’exposer à gagner la terre.

Que s’ils l’entreprenaient, quatre embuscades de douze hommes chacune, le ventre à terre, ou cachés derrière un rideau, ou une simple petite muraille, avec deux pierriers à mitraille, les obligeraient de se rembarquer plus vite qu’ils ne seraient descendus, ou les empêcheraient de descendre. Qu’il ne fallait pour cela que de bons fusiliers, dont on ne manquait point dans le fort, pour les mi- {p. 104} rer et les choisir à leur descente.

Que si les ennemis se contentaient de faire feu de leurs vaisseaux au large, ils ne feraient pas grand mal, puisque, le fort étant caché, ils ne pourraient tirer qu’à coup perdu ; qu’on pourrait même leur répondre avec utilité, et qu’une simple batterie élevée sur une plate-forme, en dedans du fort, les forcerait à se retirer.

Que tout cela était si palpable et si visible qu’il osait répondre sur sa vie que le fort ne courait aucun risque du côté de la mer : que par conséquent cette batterie de dix-huit pièces de canon qu’il avait fait élever, était tout à fait inutile où elle était placée, et que c’était un ouvrage qu’il avait fait faire à contrecœur, et un pur effet de son obéissance.

Qu’il leur avait encore représenté que ce n’était que du côté de terre, qu’il appréhendait les ennemis, auquel cas il était certain que, quelque vigoureuse défense qu’on pût faire, le fort ne pourrait pas résister longtemps. Que les Hollandais venant par terre, le long de la Côte, se joindraient aux Anglais, qui ne respiraient que vengeance. Que {p. 105} ces deux nations jointes ensemble pourraient conduire du canon, ou surprendre si bien les Français, que ceux qui seraient à la garde de cette batterie de dix-huit pièces n’auraient pas le temps de la retirer dans le fort ; et qu’ainsi les ennemis trouveraient une batterie toute dressée, dont ils se serviraient utilement pour foudroyer le fort, qui, n’étant ni flanqué ni couvert, en un mot hors d’état de défense, serait réduit et forcé à succomber sous les armes, que lui-même aurait préparées pour sa perte. Qu’à l’égard de cette surprise, il ne voyait pas comment la parer, dans un pays dont presque tous les peuples n’avaient pour principale divinité que l’argent ; et que j’avais moi-même reconnu ce génie sordide, dans ce que je disais de leurs prostitutions de leurs filles, de leurs femmes, et de leurs sœurs, et dans la vente de leurs enfants : Monsieur de Porrières en ayant acheté une, il n’y avait que quatre jours ; et qu’ils vendraient tous les autres s’ils pouvaient.

Qu’il semblait que la Compagnie se reposait sur la foi des promesses du Mogol, et sur l’alliance que les Français {p. 106} avaient contractée avec Remraja, dont ils avaient pris le parti. Que si la Compagnie dormait en repos sur cette confiance, elle pourrait bien être la dupe de sa bonne foi ; qu’elle connaissait bien peu le génie et le caractère des princes orientaux, qui ne respectent jamais leurs serments, qu’autant qu’ils sont conformes à leurs intérêts présents ou futurs ; mais que dans leur esprit le présent prévalait toujours sur l’avenir, et que pour n’être point trompé par leurs serments, c’est qu’il ne faut jamais s’y lier.

Les Anglais et les Hollandais, a poursuivi Mr. Martin, feront comprendre au Mogol que les vaisseaux français lui ont manqué de respect, en allant attaquer Madras, qui est un port de sa dépendance ; ils offriront de le venger en nous attaquant à leur tour : ils lui feront entendre qu’il ne doit rien craindre du ressentiment de la France, si faible et si abattue que, pour se défendre en Europe l’année dernière, c’est-à-dire en 1689, elle a été obligée d’abandonner l’Asie, et de joindre à ses forces de mer celles de la Compagnie ; que ce que nous avons fait n’est qu’un feu de paille sans suite, et un témoin des forces mou- [107 ]rantes de la France, qui a voulu jouer de son reste sans rien risquer, en surprenant ses ennemis ; ce qui est si vrai que les six navires, qui sont venus comme de simples aventuriers, s’en sont fuis comme des poules, au simple bruit d’un armement qu’on faisait contre eux à Surate. Voilà, m’a dit Mr. Martin, de quelle manière ils feront entendre votre course dans ces mers, et votre départ ; et leurs présents, dont ils ne sont point avares dans les occasions, achèveront de les faire croire, et persuaderont : ils auront un désistement de protection, et la Compagnie, et les Français qui restent ici, seront les tristes victimes de sa confiance en elle, et de la vengeance des ennemis. C’est ainsi que je prévois que les choses tourneront du côté du Mogol : à l’égard de Remraja, ils lui feront entendre les mêmes choses ; et l’offre qu’ils lui feront de partager avec lui nos dépouilles, et ce qu’ils prendront dans le fort, le persuadera mieux que tous les plus beaux discours du monde.

Vous voyez bien par là qu’il vaudrait mieux que vous ne fussiez point venus ici, que de n’y pas rester. Vous l’avez fort bien remarqué vous-même, quand {p. 108} vous avez dit qu’il était facile de ruiner le commerce des Hollandais. Oui, sans doute, il est facile, et je pose en fait (c’est toujours Mr. Martin qui parle) la vérité de ce que j’en ai plusieurs fois écrit à feu Mr. Colbert, à Mr. de Seignelay, et à la Compagnie ; que dans un temps de guerre six vaisseaux armés, et rôdant en armateurs et en corsaires dans ces mers des Indes, rétabliront en même temps la réputation de la France, la feront craindre et respecter de toutes les nations orientales, et feront plus de tort aux Hollandais et aux Anglais dans leur commerce, en moins de quatre ans, que trente années de guerre en Europe, et soixante vaisseaux dans les mers de l’Europe ne sauraient faire. J’ai encore envoyé un mémoire exact et étendu sur ce sujet. J’y marque les endroits de rafraîchissement et d’hivernement, où on pourrait faire des entrepôts et des magasins utiles et nécessaires, et en empêcher l’accès aux Hollandais, comme ils nous bouchent celui du cap de Bonne-Espérance.

Je pose en fait certain que ces endroits étant fortifiés, et les armateurs pouvant s’y retirer en tout temps, les {p. 109} prises qu’ils feraient sur les ennemis les enrichiraient, par la part qu’ils y auraient, et qu’il faudrait leur donner, s’ils étaient équipés par la Compagnie : et si la Compagnie n’était pas assez puissante pour faire des armements si considérables, il faudrait permettre à tous les corsaires français de venir en course dans les Indes ; auquel cas la Compagnie pourrait prendre des arrangements avec eux pour ses intérêts : mais du moins les prises que ces corsaires feraient des vaisseaux anglais et hollandais empêcheraient la France d’être obligée d’avoir recours à ces nations, pour en tirer les épiceries et les autres marchandises des Indes, dont elle ne peut se passer, et qui font sortir du royaume un nombre infini d’espèces.

Car, Monsieur, il faut que je vous fasse une observation qui me paraît assez juste. Que la France batte les Hollandais dans les mers d’Europe, qu’elle leur coule à fond tant de vaisseaux qu’elle voudra : je suppose qu’elle le puisse, qu’y gagnera-t-elle ? Et les Hollandais, qu’y perdront-ils ? La France y gagnera de l’honneur sans profit, et c’est tout. Et les Hollandais n’y perdront pas grand-chose ; {p. 110} parce qu’outre que cette république a un nombre infini de vaisseaux, les richesses qu’elle tire des Indes lui donneront toujours le moyen de remettre de nouvelles flottes à la mer. Hannibal disait qu’on ne vaincrait jamais les Romains que dans Rome ; la suite des temps a montré la vérité de cette prédiction : et moi j’ose dire qu’on ne vaincra jamais la Hollande qu’à Batavia, c’est-à-dire dans les Indes, en y ruinant son commerce, à quoi les armateurs réussiront mieux que des armées réglées ; et, sur ce fondement, qui est vrai et indubitable, j’ose assurer qu’en quatre ans de pareille guerre, cette république ne serait plus en état d acheter des protecteurs, ni de se vouloir égaler aux souverains.

Je voudrais de bien bon cœur avoir les brouillons des mémoires que j’ai envoyés, qui contiennent tout au long ce que je viens de vous dire. Je vous en donnerais copie, pour l’emporter avec vous ; mais, je les ai confiés à mon gendre, qui ne doit me les rapporter qu’à son retour ici. Quoi qu’il en soit, vous me faites un sensible plaisir de prendre sur vos tablettes les notes de ce que je {p. 111} vous confie. Je vous sais bon gré de votre application, qui m’est un garant certain que vous êtes assez instruit pour entretenir Monsieur de Seignelay de tout ce que je viens de vous dire. Donnez-lui-en même un mémoire, et l’appuyez de vive voix : je m’en repose sur vos soins ; mais, je vous prie, avant que de le présenter, de le communiquer à Messieurs de Lagny, Soullet, et Gouault. Je n’attends pas beaucoup de secours du premier : non qu’il ne soit très honnête homme, et parfaitement bien intentionné ; mais, c’est qu’il est intendant du commerce, et qu’étant intéressé dans la Compagnie, s’il parlait avec feu en sa faveur, il pourrait être soupçonné d’agir pour ses intérêts particuliers. À l’égard de Messieurs Soullet et Gouault, ce sont ceux qui me paraissent prendre le plus à cœur les intérêts de la Compagnie et du royaume, qui certainement sont ici confondus ensemble.

Je répète tout cela dans les dépêches que Mr. du Quesne emporte : j’écris aussi à Mr. de Seignelay ; et je vous prie de ne pas oublier de lui faire connaître la nécessité qu’il y a de soutenir, par un {p. 112} nouvel armement, ce que celui de cette campagne a fait. Faute de quoi, il peut compter, aussi bien que la Compagnie, que les Anglais et les Hollandais se vengeront et se payeront, aux dépens des Français, du tort que vous avez fait aux premiers, et de la prise que vous avez faite sur ceux-ci. Je suis certain, que Mr. de Seignelay vous donnera une audience favorable : non seulement, par la confiance qu’il a en vous ; mais aussi, parce que la matière le mérite, et qu’il aime le commerce : persuadé, aussi bien que feu M. Colbert son père, que l’argent ne vient en France que par cette porte, et qu’il n’y a que ce seul canal qui y fasse entrer les richesses [lien avec Mémoires, f°13v°].

Vous pouvez recueillir de notre conférence, qu’il est également de l’intérêt de la France de rétablir sa réputation dans les Indes ; et de celui des Hollandais, d’achever de perdre ce qui lui en reste : surtout, auprès des souverains d’ici, qui, mal informés de l’état véritable de la supériorité de la France en Europe, n’en jugent ici que sur ce que leur montre l’apparence : et, comme ils voient que les Hollandais priment sur {p. 113} nous par leur faste, qui même surpasse celui de ces princes, presque partout, par la beauté, la richesse, et les ornements de leurs loges ou comptoirs ; par la somptuosité du palais de leur général à Batavia, où vont leurs ambassadeurs ; par leur dépense ; par le nombre de leurs valets ; par celui de leurs soldats, tous toujours bien vêtus ; par la magnificence de leurs forts ; par la quantité de leurs établissements ; tous bien munitionnés, et défendus par des soldats et des officiers braves et expérimentés, réglés dans leurs mœurs, et d’une discipline uniforme ; par la quantité de leurs vaisseaux, et de leurs magasins, toujours remplis ; en un mot, qu’ils l’emportent sur nous en tout et partout dans ces climats : ils croient avec facilité, que les Hollandais sont en effet aussi puissants en Europe à notre égard qu’ils le sont en Asie, et qu’ainsi nous sommes obligés de leur céder partout.

Je n’ai jamais écrit qu’une faible partie de ce que je vas vous dire, me dit-il en poursuivant ; mais, ce que vous dites sur la brusquerie d’un jésuite à Moali fait que je vas vous confier quelques secrets dont je n’ai parlé qu’à peu de {p. 114} gens, et écrit fort sobrement à peu d’autres : mais, je me fie sur votre discrétion, pour l’usage que vous en pourrez faire, sans vous commettre ni vous ni moi ; parce que la vengeance des gens dont je vas vous parler est implacable, que leur colère est terrible, et qu’ils ne savent ce que c’est que de pardonner ni aux vivants, ni aux morts. Je ne pus m’empêcher de sourire à ce prélude. Vous riez me dit-il, en s’en apercevant : quel en est le sujet ? Poursuivez, monsieur, lui répondis-je : votre pinceau me fait reconnaître les jésuites [lien avec Mémoires, f° 45v°]; et je suis fort trompé, si ce ne sont pas eux que vous avez voulu peindre, et dont vous voulez parler : vous les caractérisez trop bien pour les méconnaître. Il est vrai, me répliqua-t-il ; mais, puis-je achever sans crainte ? Non seulement vous le pouvez, lui repartis-je ; mais même je vous en conjure, et vous assure de tout le secret d’un homme de probité et d’honneur, qui n’a jamais trahi la confiance de qui que ce soit ; et qui, peut-être, vous rendra secret pour secret. Cela étant, dit-il, je poursuis.

Je ne sais, dit-il, par quel charme ils ont surpris et surprennent encore tant {p. 115} de monde, sous le faux prétexte d’une dévotion et d’un zèle, dont ils ne sont nullement animés, et qui ne leur sert que de manteau, et non pas d’objet. Ils font seuls autant de tort pour le moins au commerce de la Compagnie des Indes que toutes les nations européennes ensemble. Joignez-y les missionnaires ; et vous trouverez, dans ces deux espèces d’hommes, la vraie source et l’origine de la haine et du mépris des Asiatiques pour les Français. Parlons des deux séparément : je les ramènerai ensuite ensemble ; et, comme je les ai étudiés avec attention, je ne crois pas m’y être trompé.

Il est constant, qu’après les Hollandais, je ne connais que les jésuites qui fassent le plus fort commerce des Indes, et le plus riche : il surpasse celui des Anglais, des Danois et des autres nations ; et je ne sais s’il ne l’emporte point aussi sur celui des Portugais, qui les y ont les premiers amenés. J’avoue qu’il y en peut avoir quelques-uns parmi eux qui viennent dans l’Orient, uniquement guidés par l’esprit et l’étoile de l’Évangile : c’est à ceux-là que la Société laisse le soin des conversions ; mais le nombre en est très rare, et ce {p. 116} ne sont pas ceux qui connaissent le secret de la Société : ce sont ceux qui sont véritablement jésuites séculiers, et qui ne paraissent pas l’être, parce qu’ils n’en portent pas l’habit ; et qui sont pris à Surate, à Goa, à Agra, et partout ailleurs où ils sont établis, pour ce que l’apparence montre, c’est-à-dire, pour marchands de la nation, dont ils sont : car il est de fait qu’il y en a de toutes sortes de nations, même des Arméniens et des Turcs, et de toute autre qui peut être nécessaire à l’intérêt de la Société.

Ces jésuites déguisés s’intriguent partout, et savent chez quel marchand et banian il y a le plus de telle ou telle marchandise. La secrète correspondance et la relation qu’ils entretiennent entre eux, et qui n’est point interrompue, parce que le secret y est étroitement gardé, les instruit mutuellement des marchandises qu’ils doivent acheter ou vendre, et à quelle nation, pour y faire un plus gros gain ; en sorte que ces jésuites cachés font un profit immense à la Société, et ne sont responsables qu’à elle, dans la personne des autres véritables jésuites, qui courent le monde sous un vénérable habit de saint- {p. 117} Ignace, qui ont la confidence, le secret et l’ordre des supérieurs d’Europe, révérends Pères des trois vœux, qui leur prescrivent ce qu’ils doivent faire ; et leur ordre est exécuté sans aucune contrariété, parce que ces jésuites déguisés, outre leur vœu d’obéissance aveugle, ont encore serment de garder le secret, et de contribuer en tout et partout à l’avancement et à l’intérêt temporel de la Société.

Ces jésuites déguisés, et dispersés par toute la terre, et qui se connaissent tous par des marques et des signaux circulaires, agissent tous sur le même plan. Ainsi, c’est chez eux que n’a point lieu le proverbe qui dit : autant d’hommes autant de sentiments : car, l’esprit des jésuites est toujours le même, et ne change point, surtout pour le commerce.

Outre le gain qu’ils font dans les Indes, ils en font encore un autre sur les marchandises qu’ils en font passer en Europe, toujours sous le faux prétexte de leurs missions, dans lesquelles ils sont soutenus par les princes, et les compagnies de la communion romaine ; ou desquelles ils payent les frais dans les É- {p. 118} tats luthériens et calvinistes ; et, qu’ils envoient en droiture à d’autres jésuites déguisés, qui y font un gros profit pour la Société, les ayant de la première main. Que cependant ce commerce, tout considérable qu’il était, était tellement caché, ou paraissait si peu de chose par l’adresse des jésuites, que personne ne s’en était encore publiquement plaint en Europe ; parce que personne ne s’était vu en état de le prouver en France, à qui seul ce commerce faisait tort. Les autres nations, qui en tiraient du profit par le fret, se souciant fort peu du dommage qu’il causait à la compagnie française.

Qu’il avait plusieurs fois écrit et prouvé ce qu’il venait de me dire*. Que les mémoires qu’il en avait envoyés, étaient également sincères et circonstanciés : que c’était tout ce qu’il avait pu faire là-dessus ; mais que, bien loin que la Compagnie se fût mise en devoir d’empêcher des abus qui lui étaient si préjudiciables, il avait reçu d’elle des ordres très précis, et souvent réitérés, d’accorder, et d’avancer à ces pères tout ce qu’ils lui demanderaient. Ce qu’ils avaient porté à un tel excès que le seul père Tachard, {p. 119} qui est venu de France avec nous, et qui reste à Pondichéry, doit actuellement à la Compagnie plus de cent cinquante mille piastres, qui, à trois livres chacune, monnaie de France, valent quatre cent cinquante mille livres, sans autre assurance de paiement que des comptes arrêtés.

Que j’avais bien pu voir par mes yeux à mon embarquement en Europe, et à notre débarquement ici, que les cinquante-huit ballots, dont le moindre était plus gros qu’aucun de ceux de la Compagnie, et qui avaient été distribués sur toute l’escadre, n’étaient pas remplis de reliquaires, de chapelets, d’Agnus Dei, ni d’autres armes de mission apostolique. Que c’était belles et bonnes marchandises d’Europe, qu’il m’en assurait, et qu’il en était de même à tous les armements, à proportion du nombre des navires. Qu’il en avait pris droit pour prouver le commerce indu que ces pères faisaient dans les Indes, et l’abus qu’ils faisaient de la condescendance et de la bonté de la Compagnie, qui ne voyait jamais, ou très rarement, et bien peu, le retour de la valeur de tant de marchandises, par- {p. 120} ce qu’ils se servaient d’autres canaux, pour les faire passer en Europe. Qu’après tant de mémoires, et de remontrances inutilement envoyées, il s’était trouvé réduit à laisser les choses aller leur courant, ne pouvant les faire remonter à leur source.

Ceux des jésuites qui courent au diable de Vauvert (ce sont les propres mots de M. Martin), c’est-à-dire ceux qui vont avec les banians, et d’autres, à la recherche des diamants, et des perles, ne sont pas ceux qui font le moins de tort à la Compagnie française, et sont ceux qui ternissent le plus le nom chrétien, quoique pourtant ils ne fassent pas sur le théâtre du monde une figure si éclatante que les autres. Ils s’habillent comme les banians, parlent leur idiome aussi bien qu’eux, vivent et mangent avec eux, et comme eux, font leurs mêmes cérémonies : en un mot, ceux qui ne les connaissent pas les prennent pour de vrais banians ; et toujours sous le faux mais spécieux prétexte de convertir ces banians, ils les suivent partout, et font avec eux un commerce d’autant plus riche qu’il est sourd : et, preuve que ce n’est nullement {p. 121} le zèle de la foi qui les conduit, c’est qu’on n’en a jamais vu aucun converti par leurs soins : et que le banian qui vous a donné à dîner m’a personnellement assuré que la religion était ce dont ils avaient parlé le moins, dans trois courses qu’ils avaient faites ensemble. Les jésuites, dont j’entends vous parler, sont venus ici de Porte-Nove, et en ont emporté avec eux trente ballots de cinquante-huit que l’escadre a apportés de France ; et, après plusieurs entretiens particuliers avec le Père Tachard, sont partis avec les ballots pour aller à Madras, où ils sont encore. Cela seul ne prouve-t-il pas leur commerce, et en même temps leur criminelle intelligence avec les ennemis de la France ? J’avoue pourtant, que ces deux jésuites sont portugais ; mais, pourquoi le Père Tachard leur a-t-il donné ces ballots ? Et eux, pourquoi les portent-ils dans une forteresse anglaise ? Tout cela ne crève-t-il pas les yeux ?

Ce sont ceux-ci, qui vont à la recherche des diamants, et d’autres joyaux de grande valeur, et de peu de volume, ou ceux qui ordonnent les achats des marchandises indiquées et demandées par les jésuites déguisés, qui dispo- {p. 122} sent des marchandises qui viennent d’Europe, et qui les retirent des mains des autres, qui leur servent de facteurs, et qui sont répandus par toutes les Indes, afin de payer les raretés qu’ils ont achetées, soit en marchandises, soit en argent, aux choix des vendeurs : et ceux qui, comme le Père Tachard, vont et viennent d’Europe, sont comme les directeurs, et les receveurs généraux ambulants de la banque et du trafic. Cependant, ils cachent ce trafic le plus qu’ils peuvent, parce qu’il est directement contraire aux préceptes de Jésus-Christ sur les missions,  qu’il est encore expressément opposé à l’esprit de leur institut ; et qu’outre cela, qui ne serait rien pour eux, l’honneur de leur Société en serait terni, qui est tout ce qu’ils craignent, préférant leur réputation temporelle au salut de l’âme.

Ils ont trouvé, pour dérober à tout le monde la connaissance de ce commerce de diamants, un secret sur lequel je crois que le diable lui-même, tout subtil qu’il est, aurait été pris pour dupe, ou aurait pris le change. Si ce secret n’avait pas été mal à propos découvert par un de leurs prosélytes, très dévot {p. 123} serviteur de la Société en général, et très humble admirateur de chacun de ses membres en particulier, qui certainement n’y entendait ni finesse, ni malice, je ne vous le révélerais peut-être pas, quoique l’histoire en soit toute risible. J’étais à Surate lorsqu’elle arriva.

Vous avez à vos pieds des souliers du pays. Nos nègres de Pondichéry travaillent aussi bien, et aussi délicatement que les cordonniers de l’Europe, et de Paris même, qui est le centre du bon goût. Les talons en sont de bois, et ce bois est recouvert de cuir noir, ou d’autre couleur, au choix de celui qui se fait chausser. Les talons sont aussi de telle hauteur, grosseur, et largeur qu’on les demande à l’ouvrier. Cette sorte de chaussure est commune par toutes les Indes : ce sont les Portugais, qui en ont apporté la mode de leur pays ; et c’est pour cela, qu’on les nomme souliers à la portugaise. (Par parenthèse, moi qui écris en ai vu et porté de semblables à Paris ; et, n’y ayant pas longtemps, ils n’y sont pas encore oubliés).

C’est sur ces talons, a poursuivi M. Martin, que ces bons et inventifs pè- {p. 124} res ont tablé. Ils ont ôté de ces souliers les talons de bois hauts et larges, qu’ils y avaient fait mettre, et ont substitué à leur place des talons ou petits coffrets de fer, qu’ils avaient fait faire en Europe sur des modèles qu’ils avaient donnés apparemment à quelque serrurier ; et c’était dans ces coffres ou talons de fer, bien recouverts du même cuir noir qui avait été mis sur le bois, qu’ils renfermaient les diamants et autres joyaux riches, qu’ils avaient achetés. Eh bien ! Ai-je tort de dire que le diable aurait pris le change ? Se serait-il imaginé que les jésuites eussent été savetiers dans les Indes, et qu’ils se fussent humiliés, jusques à raccommoder des souliers ? Si c’est ainsi qu’ils l’entendent, lorsqu’ils affirment avec tant de confiance aux chrétiens d’Europe, et à leurs crédules dévots qu’ils foulent aux pieds les richesses des Indes, ils ont certainement raison ; et on ne peut pas mieux pratiquer leur morale pratique. Ô sainte restriction mentale ! Bienheureux est le jésuite Escobar, qui vous a inventée ! C’est par votre moyen que les plus grands imposteurs ont le droit de se donner pour saints, et de tromper les chrétiens, sans faire que ce {p. 125} qui leur vient en tête ; et qui plus est, sans commettre aucun péché.

Je ne sais s’ils se servent encore de ce secret : je sais seulement qu’il fut découvert, lorsqu’eux mêmes y songeaient le moins. Un de leurs nouveaux convertis, qui les regardait comme des saints, s’humilia à Surate, jusques à vouloir décrotter leurs souliers. La peine n’était pas grande ; on s’y crotte peu : n’importe, c’est toujours une humiliation pour un superstitieux. Celui-ci craignit que ces bons pères lui refusassent cette grâce. Il prit subtilement dans leur chambre deux paires de souliers, et s’éloigna, crainte d’être pris sur le fait. Il commença son ouvrage, et sentit remuer quelque chose dans le talon du soulier qu’il tenait.

Vanos sollicitis incitat umbra metus.

La peur le prit : il crut avoir fait un grand crime, et que le diable allait le saisir au collet, pour le punir d’avoir mis ses mains profanes sur les hardes de ces saints apôtres, qu’il ne devait regarder que comme des reliques. Il se mit à crier à son secours, comme si le diable {p. 126} l’avait en effet saisi. Par hasard, un Portugais passait : je dis par hasard, parce que l’endroit où cela se passait est peu fréquenté, étant fort éloigné. Il alla au cri, et demanda au More ce qu’il avait à crier. Celui-ci lui conta son aventure, avec autant de gémissements que s’il y avait eu matière à Inquisition. Le Portugais, moins scrupuleux, ouvrit le talon, et y trouva six gros diamants bruts : il ouvrit les autres ; et, y ayant trouvé la même chose, il emporta toutes ces pierreries, et empêcha le More de les jeter comme il voulait le faire, croyant que ce n’était que des cailloux, que le mauvais esprit y avait mis.

Il est impossible de s’imaginer à quel excès de fureur ces pacifiques pères se portèrent contre ce More, et son humilité mal placée. Ils restèrent tout le reste du jour, et le lendemain, à se résoudre à perdre leurs diamants, pour sauver leur réputation, ou à perdre leur réputation, pour sauver leurs pierreries. Ils se déterminèrent pourtant, et l’utile l’emporta sur l’honnête : {p. 127}

Gemmas impia gens Numinis instar habet.

Ils allèrent trouver le Portugais ; et, lui offrant d’une part un présent et leur appui, et de l’autre le menaçant de toute leur colère, et de leur ressentiment, et même de l’Inquisition de Goa, aussi terrible que celle de Lisbonne, ils retirèrent de ses mains les vingt-quatre diamants bruts, avec promesse du secret. Il le leur a gardé, n’ayant jamais rien dit de l’aventure ; mais le More, s’étant hautement plaint des mauvais traitements des révérends pères, au sujet de vingt-quatre petits cailloux, qu’il avait trouvés dans les talons de leurs souliers, qui étaient autrement faits que les autres, étant de fer creux, on s’est douté de ce que c’était ; et leurs démarches envers le Portugais, jointes à un ballot d’écarlate, qui avait été porté de chez eux chez lui, ont changé en certitude les soupçons qu’on avait conçus.

Que ces jésuites vagabonds meurent pendant leurs courses, ce sont toujours pour la crédule populace d’Europe, et les dévots de leur Société, des saints {p. 128} auxquels les travaux évangéliques ont coûté la vie. Qu’ils soient assommés, ou qu’ils meurent d’un autre genre de mort violente, ce sont des martyrs. Mais le malheur est pour tout le monde en général que, pour l’honneur de la Société, il ne meurt dans ces pays éloignés que les saints de la Compagnie ; et que ceux qui en reviennent sont tous, sans exception, gens capables de faire enrager leur prochain, et ceux qui malheureusement ont affaire à eux, par leur avidité du gain temporel, et à déshonorer leur société, si on osait leur rendre justice. À l’égard de ceux qui viennent d’Europe ici, pour aller en mission, à ce qu’ils disent, ils imposent à ceux qui ne les connaissent pas ; car, si l’amour de Jésus-Christ était véritablement gravé dans leur cœur, ils ne feraient pas damner les chrétiens pendant le voyage, en se mêlant de tout, en suscitant des querelles, pour se donner le mérite de la réconciliation, et en jetant le divorce et la confusion partout ; étant très vrai que la paix, et un jésuite, sont aussi peu compatibles ensemble que le diable et l’eau bénite. Je ne veux pour témoin de ceci que tous les navi- {p. 129} gateurs, sans exception, qui ont eu le malheur d’avoir un jésuite dans leur compagnie. Tous les officiers de la Compagnie s’en sont plaints à moi, et ceux de votre escadre ne s’en louent point. Aussi, s’il y avait eu des jésuites du temps de Juvénal, je croirais qu’il aurait voulu parler d’eux, dans ces deux vers de différents endroits de ses œuvres :

Impiger extremos currit mercator ad Indos...

Quis metus aut pudor est unquam properantis avari ?

Cela ne fait rien au corps de la république des indignes enfants de saint Ignace. Ce corps ne prend aucune part aux fautes des particuliers, qui sont peccadilles personnelles, et sujettes à désaveu. La masse de la Société prise in globo se contente de s’approprier le fruit de ces fautes, et de s’enrichir ; et il se trouve que ceux qu’elle charge du ménagement, et de la direction de ses intérêts, se livrent à tous les diables avec plaisir, pour faire son utilité, et vérifient par leur vie, leur conduite, et leur mort, qu’une {p. 130} communauté n’est jamais riche à moins que les pères temporels, ou les procureurs, n’en soient les âmes damnées.

On m’a dit là-dessus à Goa une chose très particulière. Je suis en état de prouver qu’on me l’a dite, et que ç’a été un très bon religieux dominicain, officier de l’Inquisition, qui me l’a assurée. C’est que ceux qui vont à la recherche des pierreries, ceux qui sont déguisés en séculiers, et les autres qui, par leur travail, ou leur industrie, contribuent au profit de la Compagnie de Jésus, ne craignent ni enfer, ni diables, pas même le purgatoire, parce que les supérieurs les arment d’indulgences et d’absolutions bien signées et scellées, par lesquelles tous leurs péchés généralement, de quelque nature qu’ils soient, tant commis qu’à commettre, leur sont remis, et qu’au bas de ces indulgences et absolutions il y a un ordre de la glorieuse Vierge Mère de Dieu, adressé à saint Pierre, de les recevoir en paradis sans aucune information de vie, ni de mœurs, attendu qu’ils sont morts au service, et pour l’utilité de la sacro-sainte Compagnie de Jésus.

{p. 131} Je vous le répète encore, a poursuivi Mr. Martin, je ne vous donne pas celui-ci pour un fait véritablement certain, n’ayant jamais vu de ces sortes de pancartes qui sentent la superstition moscovite ; mais, je puis vous assurer qu’un dominicain, officier de l’Inquisition de Goa, me l’a assuré à moi-même ; que ce religieux, parfaitement honnête homme, n’avait ni sujet ni raison de me faire croire une fausseté ; et que je crois en mon particulier ce qu’il m’a dit, d’autant plutôt que la conduite de ces pères paraît cadrer, et même se fonder sur ces indulgences et ces absolutions. Mais, monsieur, êtes-vous pas saisi d’horreur de l’effroyable impiété de la Société, d’oser, si cela est, comme je n’en doute point, mêler dans ses horribles blasphèmes le nom auguste de la Sacrée Vierge ? Peut-on accorder cela, et leur entrée dans le Japon, avec la moindre ombre de christianisme ? J’ignore lequel est le plus criminel.

Il n’y a rien que ces pères ne soient prêts à faire et à entreprendre, lorsqu’il s’agit de l’intérêt temporel de leur Compagnie. C’est un capucin, qui remplit ici les fonctions curiales, très bon re- {p. 132} ligieux, et très honnête homme ; vous le connaissez, et je vous ai vu parler avec lui. Outre la chapelle, qu’il a dans le fort, il en a fait bâtir une autre sur un fonds qu’un banian lui a laissé, destiné à cet usage par ce banian, et, pour la faire construire, il s’est servi de l’argent que ce même banian lui avait mis en main avant sa mort, et qu’il avait aussi destiné à cette construction. Ce banian avait été converti par notre capucin, et c’était une espèce de reconnaissance qu’il faisait à Notre-Dame de sa conversion. Cette chapelle lui est en effet dédiée.

Le bon père Félix y a apporté tous ses soins ; et, pour qu’elle ne soit point profanée par les idolâtres, il l’a fait entourer d’une muraille : elle est située hors du fort. Le capucin y a fait transporter le corps du banian fondateur, qu’il avait empêché qu’on brûlât à la manière des idolâtres, et il garde les clefs des deux portes de la muraille et de la chapelle.

Cette chapelle est petite, mais elle est fort proprement bâtie, et il y a derrière et à côté une belle et grande pièce de terre qui en dépend, faisant partie {p. 133} de l’achat du fonds sur lequel la chapelle est construite. Les jésuites ont cru que cette chapelle pouvait leur être utile, et pourrait par la suite du temps leur procurer quelque établissement considérable. Ainsi, comme tout leur convient, jusques à un chapeau de paille, dont ils se servent à la farce, s’ils ne peuvent s’en servir à la tragédie ; que le bâtiment de la chapelle était fait ; que cette chapelle est ornée et garnie ; que la distance de cette chapelle au mur qui l’enferme leur offrait assez de terrain pour y construire une maison pour eux, et y faire deux jardins, ils crurent pouvoir en chasser le capucin et s’en emparer.

Dans ce dessein, ils le flattèrent sur sa dévotion à la Sainte Vierge, qui, disent-ils, est la première protectrice de leur sainte Société auprès de Jésus-Christ son fils ; et enfin, lui demandèrent les clefs de cette chapelle pour y célébrer une neuvaine. Le pauvre père Félix, qui n’y entendait aucune finesse, les leur donna avec plaisir, et leur mit entre les mains les vases sacrés, toute l’argenterie et les ornements d’église pour célébrer. La neuvaine étant expi- {p. 134} rée, il leur redemanda les clefs, qu’ils ne voulurent pas rendre. Il fut plus de deux mois à ne se servir que de voix priantes ; mais, voyant qu’il n’avançait rien par la douceur, la patience lui échappa. Il prit un jour de dimanche, que tous les Français officiers du Conseil, et autres commis et soldats, étions à sa messe. Il se tourna devers nous avant que de dire le dernier Évangile, et nous pria de ne point sortir, ayant quelque chose de conséquence à nous dire. Tout le monde resta, et, sitôt qu’il eut ôté sa chasuble et son étole, il se retourna vers nous, revêtu de son aube  et, après nous avoir fait une récapitulation de sa chapelle de Notre-Dame, que nous savions aussi bien que lui, il la termina par dire qu’il avait été assez simple pour en prêter les clefs aux pères tel et tel, qu’il nomma ; mais que c’était assurément des fripons, puisqu’ils refusaient de les lui rendre.

Vous riez, me dit-il en s’interrompant. Hé parbleu ! Oui, je ris, lui dis-je. Eh ! De quoi ? me demanda-t-il. De ce que, répondis-je, les pères jésuites ne sont pas plus heureux ici en capucins, qu’ils l’ont été en Europe il y a trente-cinq {p. 135} ans. Votre bon père Félix les traite de fripons en Asie ; et le bon père Valerian les a traités d’imposteurs en Allemagne, à ce que disent les Lettres au Provincial. Ne plaisantons point, dit-il, en m’interrompant. Nous lui pardonnâmes le terme, poursuivit-il ; bien persuadés que c’était plutôt un effet de son zèle, que de sa mauvaise volonté. Il nous pria tous d’interposer nos offices pour les lui faire rendre par douceur ; sinon, d’user de l’autorité que le Roi et la Compagnie nous avaient donnée.

Nous nous concertâmes en Conseil. La demande avait été faite devant trop de monde, et était trop juste, pour n’y point avoir d’égard. Nous en parlâmes aux quatre jésuites, qui ne nous payèrent que de défaites. On eut beau leur représenter le scandale que causait une semblable invasion du bien d’autrui, il est constant que toutes nos raisons n’avançaient rien, et n’auraient peut-être rien du tout opéré si les soldats, qui prenaient le parti du père Félix, ne leur avaient pas fait mille insultes ; ce qui me faisant craindre une espèce de soulèvement, je les envoyai quérir tous quatre, et, en présence des officiers, qui {p. 136} leur faisaient une infinité de reproches, je leur dis affirmativement, que je n’empêcherais point les effets du zèle des soldats, et que les officiers ne s’y opposeraient point non plus ; que le père Félix voulait mettre ces soldats en œuvre, pour repousser la force par la force ; qu’ils le regardaient tous comme leur pasteur, et que qui que ce soit n’entreprendrait de les arrêter de le suivre, et de lui obéir. J’y ajoutai qu’outre que peut-être quelqu’un d’eux y serait assommé, dont je ne répondais pas, cela faisait croire que ce qu’on disait du Japon, de la Chine, et de Siam, était vrai, et qu’ils portaient partout leur esprit de rapine.

Ils me remirent donc ces clefs. Je les rendis à notre capucin, qui courut au plus vite à sa chapelle pour voir si on n’en avait rien emporté. Il trouva tout ce qu’il y avait laissé, et avec cela les deux côtés de la chapelle labourés ou bêchés et semés de fèves ; signe, que les jésuites ne voulaient pas déguerpir. Il a fait changer les gardes des serrures ; et, depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis cinq à six mois, il n’a point voulu du tout qu’aucun jésuite y entrât, pas plus qu’un idolâtre.

{p. 137} Après vous avoir parlé des jésuites en particulier, joignons-y les missionnairesmissionaires : p.33, p.36, p.42, p.142. Il est juste de vous instruire de tout, puisque vous faites un journal exact pour Mr. de Seignelay. Ces missionnaires ne sont certainement point si scandaleux que les jésuites. La doctrine de ceux-ci s’accommode avec tout le monde : à peine ont-ils baptisé un idolâtre, qu’ils l’admettent à la participation des saints mystères, en un mot, à la Sainte Table ; et c’est par cet endroit que tous ces idolâtres imparfaitement convertis forment en Europe le nombre prodigieux des âmes qu’ils se vantent d’avoir gagnées à Dieu dans les Indes. Si ceci vient à leur connaissance, et qu’ils le trouvent mauvais, je leur donne le conseil de Monsieur Pascal : qu’ils n’écrivent plus que pour leurs dévots, s’ils veulent être crus, ou bien qu’ils empêchent qu’on leur réponde. À l’égard de ceci, les bons et véritables catholiques en sont scandalisés, parce qu’ils sont persuadés que c’est profaner le Saint des Saints, que d’en faire participants des gens, qui certainement n’ont rempli, ni pu remplir les versets 27, 28, et 29 du chap. XI de la première aux Corin- {p. 138} thiens, comme cela va vous être prouvé tout à l’heure : 27. Itaque qui cumque manducaverit panem hunc, vel biberit Calicem Domini indigne, Reus erit corporis et sanguinis Domini.

28. Probet autem seipsum homo, et sic de Pane illo edat, et de Calice bibat.

29. Qui enim manducat bibit indigne, judicium sibi manducat et bibit, non dijudicans Corpus Domini.

Les missionnaires, bien moins faciles, et plus attachés à l’Évangile, ne font pas à beaucoup près tant de prosélytes, parce que leur morale est véritablement chrétienne, et ainsi bien plus resserrée ; qu’ils prêchent un Dieu, mort en croix avec ignominie ; et non un Jésus-Christ sur le Tabor, rayonnant de gloire et de splendeur. Il semble que, dans leurs sermons et leurs exhortations, ils bornent toute leur science à prêcher avec saint Paul un Jésus-Christ, à icelui crucifié. Leurs prosélytes ne sont pas si nombreux ; mais en récompense, ils sont bien plus constants dans la foi, parce qu’ils sont mieux et plus précisément instruits. Cette différence s’est remarquée dans la révolution de Siam, arrivée en 1688, il y a un peu plus de deux ans. Tous les {p. 139} officiers et soldats qui sont venus ici en sortant de ce royaume, ont tous dit que Mr. Poquet, missionnaire, n’avait été, non plus que les autres persécutés, abandonné d’aucun Siamois converti par leurs soins : que le clergé avait redoublé son zèle, à mesure que la persécution avait augmenté : que le clergé très nombreux, quoique caché, avait secouru par ses aumônes et celles des fidèles Siamois, non seulement Mr. Poquet, mais aussi tous les nouveaux chrétiens persécutés ; qu’ils avaient tous ensemble, tant ecclésiastiques que séculiers, et tous Siamois, puissamment assisté Madame Constance et sa mère, auxquelles ils avaient donné tous les secours humains qu’ils avaient pu, non seulement par rapport à la vie présente, mais aussi par rapport à l’éternité : qu’ils lui avaient abondamment fourni en espèces de quoi apaiser la fureur des bourreaux qui persécutaient sa mère et elle, et lui avaient même fourni de quoi les corrompre, jusques au point de souffrir son évasion de la prison où elle était retenue, d’emporter son fils avec elle, et de se retirer à Bangkok.

Vous savez comme elle y fut reçue, {p. 140} et avec quelle lâcheté elle et son fils furent rendus à l’opra Pitrachard. Il est certain que le clergé de Siam, presque tout siamois, et les nouveaux chrétiens, y ont souffert avec une constance égale à celle des saints martyrs de la primitive Église, et sans se démentir, toute la fureur que peut inspirer dans des âmes barbares le zèle d’une idolâtrie inspirée par le père de l’erreur, soutenu et animé par la révolte, la rébellion, l’ambition, et l’avarice : le tout fomenté par les talapoins, prêtres de leurs idoles, dont la fureur n’a rien épargné ; car, Monsieur, il faut vous figurer à vous-même et vous convaincre que les plus affreuses cruautés n’ont rien d’horrible pour les gens qui se dévouent aux autels, de quelque culte que ce soit, pourvu qu’ils ne soient pas eux-mêmes les victimes de cette cruauté. Ils la condamnent dans les autres, lorsqu’ils y sont exposés, et qu’ils ne peuvent s’en sauver ; mais, ils l’exercent eux-mêmes, lorsqu’ils ont la force à la main. Nos histoires, tant anciennes que modernes, en sont des garants qu’on ne peut pas ni démentir ni récuser*. Je me suis écarté de Siam ; le génie des talapoins m’a em- {p. 141} porté : retournons trouver les missionnaires et les jésuites.

Il est très vrai que les jésuites n’ont pris aucune part aux tourments des autres chrétiens leurs frères. Il est très vrai qu’au lieu d’être persécutés ni maltraités à Siam, le parricide usurpateur Pitrachard leur a fait des présents très considérables, tant à eux tous en général, qu’à chacun d’eux en particulier. Il est très vrai que qui que ce soit ne s’est ressenti de ces libéralités ; que les officiers et soldats français, réduits à la dernière misère, n’en ont tiré aucun secours, quoique tous en eussent besoin, puisque plus des deux tiers y sont morts, et qu’ils fussent tous à la portée des jésuites qui pouvaient les secourir. Il est encore très vrai que tous leurs nouveaux convertis, sans en excepter un seul, ont abandonné la religion de Jésus-Christ, dès que la persécution a commencé ; signe évident du peu d’instruction que ces indignes enfants de Jésus leur avaient donné. Qu’ils en citent un seul qui ait résisté, qu’ils le prouvent, que les Français qui ont été à Siam en conviennent ; et je conviendrai que tous les officiers, Mr. des Farges, {p. 142} ses enfants, et les autres, qui leur ont soutenu le contraire en ma présence et à ma table, sont des imposteurs, et que j’en suis un moi-même d’ajouter foi à des témoignages unanimes qui ont confondu leur orgueil et leur hardiesse sans les faire rougir ; quoiqu’on parlât à eux-mêmes, et qu’on leur ait lâché le mot d’imposteurs et de visionnaires. Tous les Français qui sont retournés en France sur l’Oriflamme, il y a environ un an, m’ont assuré ce que je viens de vous dire ; et qu’il n’y a eu que les Siamois instruits par les missionnaires, qui conservent et professent le christianisme en cachette pour les mystères, et publiquement pour la foi, sans commerce avec les idoles, c’est-à-dire, sans mettre le pied dans leurs temples.

Voilà tout le bien qu’on peut dire des missionnaires ; ce qui n’est pas peu : et je le dis avec plaisir, parce qu’en effet c’est la pure vérité. Je rends justice à leur zèle, que je nommerais zèle vraiment apostolique, si, comme les apôtres, ils se contentaient, suivant l’ordre du Sauveur, de secouer la poudre de leurs pieds contre les villes, qui ne les auraient pas bien reçus, et de les aban- {p. 143} donner à la malédiction que le même Sauveur prononce contre elles dans le dixième chapitre de saint Matthieu. Mais, ils s’y attachent trop ; et n’obéissant qu’à leur zèle, que dans plusieurs occasions on pourrait nommer indiscret, ce dont ils ne conviennent point et dont ils ne conviendront jamais, il semble qu’il leur suffit de trouver des obstacles, pour leur inspirer une envie et une obstination nécessaire de les surmonter.Voir les pp. 33, 36, 42, 137

Ces obstacles viennent toujours, à ce qu’on dit, de la part des pères jésuites, qui les leur suscitent directement ou sourdement. Les missionnaires s’y opposent de tout leur pouvoir, mais bien faible en comparaison du pouvoir des jésuites : et, n’étant pas à beaucoup près si politiques que leurs antagonistes, et ne possédant pas comme eux un accès libre auprès des souverains, ils sont très souvent, ou bien plutôt ils sont toujours, obligés de céder et de quitter le pays en entier, quelques établissements qu’ils y aient, et quelques saints fondements qu’ils y aient jetés du christianisme et de la foi ; et cela, parce qu’ils ne veulent point avoir les jésuites pour maîtres, leur morale étant trop cor- {p. 144} rompue, et que les jésuites de leur part ne veulent point d’égaux.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que d’une cause qui certainement n’a eu que le point d’honneur, et peut-être quelque intérêt temporel, pour objet dans son principe, ils en ont fait une cause de religion, qui intéresse tout le monde chrétien. Les missionnaires n’ont pas osé attaquer les jésuites dans leur trafic, ou dans leur commerce : la Société est trop puissante et trop riche pour appréhender leurs atteintes de ce côté-là ; ils n’en ont pas même parlé ici, et il ne me paraît pas qu’ils s’en soient non plus ouvertement plaints en Europe. Deux raisons les en ont empêchés : ils disent eux-mêmes la première, et le bon sens dicte l’autre.

C’est, disent-ils, que ce serait donner un vrai sujet de scandale aux hérétiques, aussi bien qu’aux chrétiens, si des missionnaires, qui se dévouent à l’apostolat, montraient et prouvaient à jeu découvert l’abus que les jésuites, qui paraissent comme eux dévoués à la propagation de l’Evangile, font de leur sacré ministère, et en même temps l’indigne sacrifice qu’ils en font à un vil {p. 145} intérêt sordide et temporel, que c’est ce qui les empêche de lever et découvrir le manteau de la charité, dont ils ont toujours couvert et caché la honte et la turpitude de la Société.

Je veux pieusement croire qu’ils agissent dans cette vue, qui est certainement toute louable et toute chrétienne ; mais, leur silence ne serait-il pas fondé sur une autre cause, qui est la seconde raison, que j’ai dit que le bon sens dictait ? Le commerce des jésuites est certain : on en connaît une bonne partie ; les missionnaires sont les seuls qui connaissent et puissent faire connaître le reste. Ne craignent-ils point que, s’ils instruisaient le public de cette découverte, et de l’usage qu’ils font si utilement dans les Indes du contrat Mohatra, et surtout à Siam, les jésuites, pour se venger, ne découvrissent le leur, et ne leur rendissent la pareille ? Pour moi, je crois que c’est l’unique cause de leur silence sur ce chapitre, tant cette vindicative Société a trouvé le secret de se faire craindre ?

Le commerce des missionnaires est très caché, supposé qu’ils en fassent : c’est ce que je n’assurerai point, n’en étant, ni {p. 146} instruit, ni informé ; mais, je ne puis me persuader qu’ils n’en fassent point. Les fiacres ou carrosses de louage à Paris, sur lesquels on m’a dit qu’ils ont un droit fixé, ne sont point assez nombreux, pour leur faire un revenu assez considérable, et si fort qu’il puisse seul nourrir et entretenir tant de bouches, et subvenir aux dépenses qu’ils sont indispensablement obligés de faire pour l’intérêt spirituel de tant de missions, pour acheter des protections auprès des souverains d’Asie, et pour soutenir les accusations qu’ils intentent journellement contre les jésuites, devant les tribunaux de Rome, principalement à celui nommé la Congrégation de Propaganda Fide : tribunaux où l’on ne fait rien pour rien, et où, à ce que disent presque tous ceux qui y ont eu affaire, la brigue, ou l’argent, donnent gain de cause ; et où, à la honte du nom chrétien, la forme emporte le fond. Je n’ai jamais été à Rome : outre cela, mon dessein n’étant pas d’en contrôler les usages qui me sont inconnus, j’en reviens aux missionnaires, qui peut-être appréhendent, que s’ils parlaient du commerce des jésuites, ceux-ci ne parlassent du leur, et  {p. 147} que grossissant les objets, suivant leur coutume, ils ne leur rendissent fèves pour pois ?

Mais, Monsieur, n’admirez-vous pas le pieux usage de ce vil impôt sur les carrosses de louage ? On est si convaincu de l’usage ordinaire de ces voitures, que de mon temps on les nommait des bordels ambulants. Cependant, en voilà le produit sanctifié. Sont-ce là des offrandes à faire à un Dieu tout pur ? Elles pourraient convenir aux idoles d’ici : mais je ne conviendrai jamais que cela puisse convenir, ni à la pureté de Jésus-Christ, ni à la sainteté de ses apôtres ; parce que ce Divin Sauveur leur a ordonné, et qu’eux-mêmes ont ordonné aux chrétiens, dans le premier concile*, de s’abstenir de ce qui avait été immolé aux idoles ; que la meilleure part de cet argent provenant des carrosses de louage a été sacrifiée, non seulement à des idoles, mais au démon de l’impureté lui-même ; que c’est un fruit du crime et du péché, et dont par conséquent l’usage ne peut attirer après soi la bénédiction de Dieu, parce qu’il ne lui peut pas plaire, ni être transfor- {p. 148} mé en encens digne d’être brûlé devant sa face.

Les missionnaires, hors d’état de surmonter les jésuites en richesses en Asie, se sont retranchés à attaquer, ou plutôt se sont réduits à poursuivre l’accusation formée contre eux dès il y a longtemps d’être idolâtres dans la Chine ; et, par leurs écrits, ont chrétiennement et pieusement, mais à mon sens peu charitablement, prouvé à tout le monde chrétien, et aux jésuites eux-mêmes, s’ils étaient gens capables de se rendre à la vérité, qu’ils sont vraiment idolâtres. De très bonnes et de très savantes plumes s’en sont mêlées. À ces idolâtries bien prouvées, a été jointe la morale relâchée, mais très accommodante, de la Société, tant en Europe qu’ici. Bauni, Escobar, Sanchez, Jouvenci, et les autres casuistes de la Compagnie de Jésus, tous gens brûlables en bonne justice, ont été remis sur les rangs. Leurs saints favoris, qui sont, dit-on, saint Jacques Clément, saint Jean Châtel, saint Ravaillac, et d’autres scélérats de même farine, y ont reparu sur le théâtre du monde. En un mot, {p. 149} rien n’est échappé à ces esprits zélés, selon moi un peu inquiets.

Les jésuites ont toujours suivi leur même plan à l’égard de leurs saints ; c’est-à-dire qu’ils ont déclaré, et déclareront toujours, en France, que ces saints étaient d’exécrables scélérats, aux actions desquels la sainte Compagnie de Jésus ne prend aucune part, pas plus qu’au pendard Jean d’Alba. Ils mentent pourtant, puisque ces saints sont compris dans le martyrologe imprimé à Rome, et par leurs soins, et pour eux. Ils placent là ces trois saints maudits dans le paradis. J’ignore, n’en ayant point vu, si leurs bréviaires imprimés à Rome ne leur donnent pas une fête, ou un office double à neuf leçons, et s’ils ne leur accordent pas une place de distinction dans la gloire éternelle. En France, ils mettent ces saints de Rome avec Judas Iscariote, c’est-à-dire, qu’ils les abandonnent publiquement à tous les diables. Ainsi, ils chantent la Palinodie, et par là se déclarent indignes de monter sur la Sainte Montagne, où n’est reçu que celui qui ne prête sa langue ni à tromperie, ni à mensonge*. Quoi qu’il en soit, ils ont chanté, et chantent enco- {p. 150} re, et chanteront toujours, la Palinodie. Ces pères ont cela de bon : ils sont de tout pays ; Italiens, à Rome ; Français, en France ; chrétiens, avec les chrétiens ; mathématiciens, marchands, et soldats, partout ; et idolâtres, avec les idolâtres.

À l’égard de leurs casuistes, et des idolâtries des Chinois, et des leurs dans la Chine, ne pouvant démentir des faits si graves, et si bien prouvés, ils se sont mis sur le pied de vouloir les justifier. Cependant, malgré leurs équivoques, leur restriction mentale, et leur direction d’intention, ils ont été provisionnellement condamnés à Rome, où l’on dit que les missionnaires poursuivent encore actuellement une condamnation décisive de tous les points qu’ils ont dénoncés dans leurs accusations.

Je suppose qu’ils l’obtiendront : du moins, qui que ce soit ne voit ce qui pourrait les empêcher de l’obtenir ; mais à quoi servira-t-elle dans les Indes, à la Chine, et ailleurs ? À rien. Les jésuites ne sont pas gens assez dociles pour céder ; et, quoiqu’ils disent et soutiennent à Rome que le pape est infaillible, ils ne feront ici aucun état de sa {p. 151} décision, et diront à leur ordinaire que le pape a été mal informé, ou que c’est un vieux fou qui ne fait que radoter. J’ai une infinité de livres, pour et contre cette accusation. Ces livres sont assez publics, puisque je les ai. Je conviens que presque tous ceux qui soutiennent l’accusation intentée contre les jésuites, sont imprimés en Hollande : mais, certainement, ils ont été composés par des Français, qui sont assez bien et pertinemment instruits de ce qui se passe dans les Indes, où il est très vrai que les jésuites traitent le pape de fou, d’insensé, de radoteur, d’hébété, et d’autres termes infâmes, pour peu qu’il leur soit contraire ; au lieu qu’ils en font un saint, et un très digne successeur de saint Pierre, lorsqu’il décide conformément à leurs intentions. Ce que je vous dis est une chose si publiquement connue que tous les chrétiens orthodoxes, qui sont aux Indes, sont scandalisés et étonnés de l’effronterie de ces pères, et de ce que l’Inquisition de Goa ne venge pas Sa Sainteté, et les archevêques et évêques, que ces jésuites n’épargnent pas plus, et dont ils méprisent également la sagesse, les remontrances, {p. 152} le caractère, et l’autorité.

De quoi servira donc, dans la Chine et ailleurs, où les jésuites priment, cette condamnation prononcée à Rome ? Je l’ai déjà dit. Elle ne servira de rien du tout, qu’à animer d’autant plus et de nouveau le ressentiment de la Société contre les missionnaires, et les jansénistes, qu’ils mettent dans la même classe, et qu’ils haïssent à la jésuite, je ne peux pas dire plus ; parce que les jansénistes, ou ceux qu’ils regardent comme tels, ont osé attaquer les premiers les relâchements de leurs casuistes et le poison de leur morale, et que les missionnaires prouvent à jeu découvert que la conduite de la Société est conforme dans les Indes aux erreurs de leurs casuistes, et à la corruption de leur morale impie. Je vous avoue, que quoique j’aie lu et relu vingt fois les Lettres au Provincial, les Remontrances des curés de Paris et de Normandie, Vendrok qui en est le Commentaire, la Morale des jésuites et leur Morale pratique, je ne puis m’empêcher de les relire, et que j’y trouve toujours quelque chose de nouveau et d’attachant, et rempli d’un certain sel qui charme et enlève, et qui agite et remue en {p. 153} même temps la mémoire, l’esprit, et la conscience.

C’est ce peu de concorde qui règne entre les missionnaires et les jésuites, et les disputes éternelles qu’on voit entre eux, qui achèvent de perdre dans les Indes la réputation du nom français, et qui même l’y rend odieux. Les Hollandais, ardents à nuire de toute manière à notre nation, et à notre commerce, nous rendent suspects à tous les souverains d’ici, comme gens qui ne peuvent vivre en repos avec qui que ce soit, et qui aiment mieux se faire la guerre les uns aux autres que de rester en paix. Ils nous représentent, comme gens partagés en une infinité de religions, que nous n’entendons pas nous-mêmes, et que nous voulons forcer les autres d’entendre. Là-dessus, l’Histoire de la Révocation de l’édit de Nantes est citée avec tout le fiel que Jurieu a pu mêler dans les libelles manuscrits, qui ont couru sur ce sujet, et dans ceux qui ont été imprimés en anglais, en allemand, et en flamand, translatés du français, et que les Hollandais ont grand soin de porter par toute la terre, et surtout aux Indes. Ils les dis {p. 154} tribuent à propos ; et cela donne très mauvaise impression de la douceur de notre nation.

Cette mauvaise impression est augmentée par l’acharnement que les missionnaires et les jésuites ont les uns contre les autres, et qu’ils portent et font éclater jusques aux extrémités de la terre. Cela aliène encore l’esprit des Indiens en général de notre religion, parce que naturellement l’homme aime à être prêché d’exemple, et qu’ils ne remarquent point dans la conduite, ni des uns, ni des autres, cette charité fraternelle, et cette mutuelle dilection, qu’ils leur prêchent. Sur ce fondement, les souverains, et les gens élevés regardent la religion comme une mômerie, et s’en rient ; et le peuple la méprise.

Pour donner encore plus d’horreur de notre nation, les Hollandais la font regarder comme la plus turbulente qui soit sous le soleil, uniquement propre à fomenter, à persuader, et à entretenir les révoltes des sujets contre leurs souverains, dans tous les lieux où elle est établie. Ils la font passer pour une nation sanguinaire, et tellement attachée à {p. 15} ses intérêts, et si portée à la violence, qu’elle est toujours prête à sacrifier à une légère apparence de gain, l’honneur, la vertu, le sang, la bonne foi, en un mot tous les devoirs les plus sacrés, et que les peuples les plus féroces et les plus barbares respectent. Là-dessus, ce que la Compagnie doit à Surate, et ailleurs, est cité ; et les Hollandais ne manquent pas de lui donner l’air de banqueroute, et de brigandage. Les révoltes dans le Japon ne sont pas oubliées, et servent de témoins irréprochables d’avidité et de violence, parce qu’elles sont connues dans tout l’Orient jusques à la moindre circonstance. Les Hollandais se donnent bien de garde de dire que les jésuites seuls ont eu part à ces révoltes : ils se servent du nom copulatif de Français, sans faire même mention des jésuites portugais qui étaient dans le Japon, afin de rendre notre nation généralement odieuse, partout où elle pourrait s’établir dans les Indes, et faire tort à leur commerce, qu’ils portent partout.

Après tout, a continué M. Martin, voilà l’obligation que la France, et son commerce ont aux jésuites ; mais, n’en {p. 156} déplaise aux missionnaires, ils me paraissent avoir tort de les pousser avec tant de violence, et de les donner à tout le genre humain pour des idolâtres. Je ne suis point théologien, ce n’est point mon fait, je me contente d’être chrétien, le reste est au-dessus de moi pour ce qui regarde la religion. Je suis même certain, suivant les livres que j’ai, qu’aucun théologien thomiste ne m’octroiera la condescendance que je voudrais que les missionnaires eussent pour les jésuites, et réciproquement les jésuites pour les missionnaires : c’est-à-dire que pour vivre ensemble en paix, et ne plus scandaliser, ni les chrétiens ni les idolâtres, ils se pardonnassent mutuellement les uns aux autres leur manière d’instruire les peuples, sans être à l’affût pour se contrôler, avec une assiduité qui ne se ressent point de la charité que l’Évangile ordonne.

Je crois, que la manière des jésuites s’accommode trop au goût des souverains et des peuples : j’avouerai même qu’elle me paraît trop mondaine, et trop flatter les sens et la cupidité. Sur ce pied, je conviendrai que la manière des missionnaires est la plus pure, la plus {p. 157} sainte, et la plus conforme à l’esprit de l’Église, et à la sévérité des anciens canons : mais, la nature est à présent tellement corrompue que ce serait vouloir absolument perdre son temps et sa peine, d’entreprendre de ranimer les hommes à la discipline et à la pureté de l’Église primitive ; à plus forte raison, des idolâtres imbus de maximes toutes contraires.

Que les jésuites fassent de fausses conversions, que cela fait-il aux missionnaires ? Qu’ils s’en lavent les mains, et qu’ils les laissent. Qui que ce soit, je crois, ne les a établis leurs contrôleurs ni leurs pédagogues. Ils ont donné leurs délations des abus des jésuites. Qu’ils s’en tiennent là : que les jésuites agissent à leur guise, et eux à la leur. Ils répondront à Dieu de leurs actions, mais non de celles des jésuites, desquels ils peuvent ignorer les motifs. Ils devraient se souvenir, pour justifier leur silence là-dessus, que la Sainte Écriture dit que Dieu seul connaît le secret des cœurs ; et se souvenir aussi de ce que dit L’Imitation de Jésus-Christ, que l’homme ne considère que les actions, mais que Dieu pèse les intentions*. S’ils en agis- {p. 158} saient ainsi, ils vivraient en repos, et toute la terre ne serait pas abreuvée de leurs dissensions sur des sujets qui certainement sont capables de jeter le trouble dans les consciences délicates et timorées ; d’autant plus qu’une plainte en attire une autre, et que toutes ensemble, tant en accusations qu’en justifications, dégénèrent dans une aigreur et une animosité très souvent personnelles, et toujours contraires à l’esprit de douceur, d’union et de paix, que Jésus-Christ a tant recommandé. L’Évangile n’est qu’un ; cependant chacun prétend l’avoir de son côté : ce qui peut enfin entraîner après soi des conséquences funestes, et dont l’État pourrait se ressentir.

L’Alcoran n’est qu’un informe composé d’absurdités ridicules et impertinentes : cependant, quoiqu’une partie de ses sectateurs en connaissent la vanité, ils se tiennent dans le silence, et ne causent aucun trouble par leurs controverses. Les Constantinopolitains, et les autres Grecs, dont l’esprit toujours porté aux disputes et aux ergoteries de l’École a engendré toutes ces erreurs et ces hérésies, qui ont déchiré la robe de Jésus-Christ, et ont presque causé la per- {p. 159} te de l’Église naissante, sont obligés de se soumettre aux rêveries de l’Alcoran. Pourquoi cela ? C’est que Mahomet, qui voyait bien que les disputes qui approfondiraient son système le ruineraient de fond en comble, et confondraient son indigne doctrine, a trouvé d’abord le secret de fixer les esprits inquiets, en défendant de disputer des points de son Alcoran, autrement qu’à coups de sabre.

Il savait bien que les faiseurs de livres ne s’accommoderaient pas de cette manière de disputer ; et, en effet, lorsqu’ils ont été subjugués, ils ont tous mieux aimé croire, ou faire semblant de croire, des impostures, que de s’exposer à une dispute que la force terminait, et non pas la raison. La religion n’en vaut rien ; mais, la manière de la soutenir est admirable : et, quand Mahomet n’aurait fait que ce seul coup de tête, je le prendrais pour un très habile et très fin politique ; et cela, parce qu’il a mis les peuples en repos du côté de la conscience et de la religion, ce qui est le plus puissant lien de la société civile. En effet, toutes les hérésies qui ont déchiré l’Occident, et ont tant fait {p. 160} verser de sang, seraient-elles arrivées, ou auraient-elles osé paraître, sans les disputes à la plume, et de la langue ? La maxime de Mahomet les aurait d’abord éteintes dans le sang des hérésiarques ; et c’eût été sagement fait.

Le passage de L’Imitation, que je viens de citer, me donne une pensée qu’il faut que je vous dise. Il n’est pas à croire qu’il y ait personne au monde qui volontairement et de gaîté de cœur veuille se damner. Mahomet n’avait aucune légation : il s’en est attribué une ; et par la force et la violence d’un côté, et par des promesses d’un paradis conforme au génie des peuples, de l’autre il a établi ses impostures. Malheur à lui, et à ses sectateurs. Il n’en est pas de même de nous. Le Sauveur avait reçu sa mission de Dieu son père : il l’a transmise à ses disciples ; et, de la main à la main, elle a été par eux transmise jusques à nous dans la personne du pape, des évêques, et des curés, qui sont à présent nos apôtres, nos pasteurs, et nos docteurs, dans lesquels nous devons reconnaître Jésus-Christ, notre premier législateur. C’est à nous à croire ce qu’ils nous enseignent, et à {p. 161} régler nos mœurs, en conformité de la doctrine qu’ils nous prêchent : et, pourvu que nos actions soient innocentes, et notre foi vive, Dieu sans doute, du moins je le crois ainsi, jugera de notre croyance sur notre intention de nous sauver ; et ce sera sur ce plan qu’il examinera nos actions. Ainsi, les pasteurs ont le droit d’instruire les peuples, et les peuples ont le mérite de la foi. Il n’en faut pas davantage pour notre salut : par conséquent, les disputes de l’École sur Jansénius, et sur les idolâtries chinoises nous doivent être indifférentes.

Pourquoi donc les missionnaires d’un côté, et les jésuites de l’autre, viennent-ils par leurs disputes éternelles nous inspirer des scrupules qui nous inquiètent, et qui ne nous servent de rien, puisque nous n’avons aucun droit d’y prendre part ; et que même il est de l’intérêt de notre conscience que nous n’y en prenions point ? Qu’ils disputent tant qu’ils voudront ; mais qu’il n’y ait qu’eux, et ceux qui peuvent les mettre d’accord, soit par voie d’accommodement, soit par autorité, qui connaissent qu’ils disputent, et qui sachent le sujet de cette dispute. Mais, que {p. 162} les missionnaires et les jésuites s’épargnent la peine d’écrire tant de livres, qui nous instruisent seulement qu’ils disputent, puisque nous ne pouvons pas mettre ordre à leurs disputes : la matière de ces disputes étant au-dessus de notre portée, et n’étant point de notre compétence, n’y voulant rien comprendre, et n’y comprenant rien, si ce n’est que nous sommes vraiment scandalisés de les voir se déchirer les uns les autres, sans aucun respect du public ni d’eux-mêmes ; et le tout, à ce qu’ils disent, pour l’amour de Dieu.

Si les missionnaires veulent rendre les jésuites suspects et odieux en Europe, comme gens convaincus d’une mauvaise doctrine, et d’une morale parfaitement relâchée, et même fort corrompue, ils le peuvent : les jésuites leur en ont ouvert un champ très vaste et très fertile ; mais, pour les perdre dans l’esprit des princes de l’Orient, c’est à quoi très certainement ils perdront absolument leur temps et leurs peines, par trois raisons, qui m’ont toujours paru, et me paraissent encore convaincantes.

La première, c’est que les souverains des Indes ne prennent aucune part à la {p. 163} religion chrétienne, et qu’ils la laissent librement faire son chemin, pourvu qu’elle ne se porte pas aux excès qu’elle s’est permis dans le Japon, ou, pour parler plus juste, que les jésuites ont exercés sous son nom. Ainsi, ne considérant le christianisme que comme une pure fable, ils ne prennent dans les disputes d’entre les missionnaires et les jésuites que ce qui peut contribuer à leur divertissement ; et, ne faisant aucune attention à ces disputes, ni à leur sujet, ce ne sera jamais cela qui les obligera d’éloigner les jésuites.

La seconde raison, c’est qu’eux et les grands de leurs cours, mandarins, opras, et autres, qui approchent ces princes, reçoivent très souvent de la main des jésuites des présents d’ouvrages très curieux, que ces pères font venir ou apportent d’Europe ; ce que la pauvreté des missionnaires ne leur permet pas de faire.

La troisième enfin, c’est que les jésuites ne se présentent pas dans les cours des princes de l’Orient comme missionnaires, ni prédicateurs, mais simplement comme gens entendus et versés dans les mathématiques et dans {p. 164} les autres sciences qui en dépendent ; c’est-à-dire, dans toutes les sciences profanes dont on peut faire usage, et dont les princes d’ici sont très curieux : et c’est par le moyen de ces sciences qu’ils se sont introduits auprès des empereurs de la Chine et du Japon, et auprès du feu roi de Siam. Il faut leur rendre la justice de dire qu’ils y excellent : aussi, sont-ils très considérés ; et on en a vu qui se sont élevés jusqu’au mandarinat du premier ordre, ce qui est la première dignité de cet empire. Ainsi, ce serait inutilement que les missionnaires prétendraient les en faire chasser sur des disputes très indifférentes à ces princes ; et ce serait tout aussi inutilement qu’ils espéreraient que les jésuites s’en retirassent, quand même cinquante mille conciles œcuméniques le leur ordonneraient. Ils s’y tiendront malgré ciel et terre : en effet, ils auraient tort d’en sortir, puisqu’ils s’y trouvent bien.

Ils ne s’abaissent point à la conversation, ni par conséquent à la conversion du peuple ; c’est un objet trop bas et trop vil pour mériter leurs soins ; ils ne couchent en joue que les gros seigneurs et les riches veuves. Celles-ci, à ce {p. 165} qu’on dit, leur fournissent un peu plus que le nécessaire pour leur vie, leur logement, et leur entretien. Il n’importe, le superflu trouve la place ; car, ces pères économes font si bien qu’il n’y a rien de perdu.

La dame Hiu, dont leurs relations font une sainte, leur a laissé des biens immenses dans la Chine ; ainsi, des trésors dignes d’un prince souverain en Europe. Ils l’y feraient bien canoniser, si ce qu’ils en disent est vrai : tout le monde n’en convient pas ; mais, il n’importe, cet obstacle serait bientôt surmonté, s’ils y voulaient employer seulement la sixième partie de ce qu’ils en ont eu. Ces bons pères ne sont pas cartésiens en tout : cependant, ils abhorrent le vide dans leurs coffres ; et la dépense de la canonisation y en mettrait un, qui ne leur plairait pas. Ils font ici des saints à tas et à pile pour l’Europe, pourvu qu’il ne leur en coûte que l’écriture, et beaucoup d’amplification ; mais, quand il y va de débourser de l’argent, ils laissent les saints pour ce qu’ils sont. Quoi qu’il en soit, bien des gens chrétiens européens n’ont pas tout à fait approuvé cette donation de Madame Hiu, {p. 166} ni l’ascendant que ces pères avaient pris sur son esprit, et dans sa maison ; mais, les jésuites se sont moqués de ce que eux et les parents de la défunte, qui espéraient être ses héritiers, en ont pu dire. Ils avaient si bien étudié les lois de l’Empire, et le testament était si bien dressé et si bien revêtu de toutes les formalités, qu’ils ont tout eu. Ils lui ont donné la vie éternelle, et elle leur a donné ses biens temporels. Le change est légitime : Sancta Sanctis, Profana Profanis.

Mista fuit flamma[e], flamma profana piae.

C’est dans cette maison, qu’ils ont parfaitement exécuté l’ordre que le Sauveur donne à ses apôtres, en les envoyant en mission, rapporté par saint Luc vers. 7. du 10. chapitre. In eadem autem domo manete, edentes et bibentes quae apud illos sunt, dignus est enim operarius me[r]cede sua. Nolite transire de domo in domum. Ils s’y sont fort bien trouvés ; ils n’en ont point déguerpi.

À l’égard du peuple et des pauvres, qui ne leur paraissent pas dignes de leurs soins, ils en laissent la conversion à ceux {p. 167} qui veulent s’en donner la peine, tels que sont les moineaux (c’est l’honnête soubriquet que ces humbles pères ont donné aux dominicains, aux cordeliers, aux capucins, et aux autres religieux réguliers de quelque ordre que ce soit), qui passent aux Indes, pour y vaquer à la conversion des idolâtres, qui tous y mènent une vie véritablement apostolique, et tout autre que celle des jésuites ; qui comptent que, quand une fois ils auront attiré les grosses têtes, et les chefs du troupeau, le reste viendra de lui-même se rendre au bercail du Bon Pasteur, sans qu’on se donne la peine d’aller lui chercher ses brebis égarées.

Que les missionnaires fassent de même, qu’ils portent des présents plus rares et plus riches que ceux des jésuites, qu’ils les distribuent à propos, ils s’attireront des protecteurs : qu’ils soient comme eux de tous états, de tous métiers, et de toutes professions. Saint Pierre n’était-il pas marinier ou pêcheur, saint Paul était-il pas tisserand, saint Yves était-il pas avocat, saint Matthieu était-il pas maltôtier, saint Éloi maréchal, saints Côme et Damien mé- {p. 168} decins, et saint Crépin et saint Crépinian savetiers ou cordonniers ? Ont-ils peur de s’égarer sur leurs traces ? Qu’ils contribuent, comme les jésuites, au divertissement du prince et des grands ; qu’ils se rendent nécessaires, comme eux, aux plaisirs et au cabinet ; qu’ils étudient bien comme les jésuites les almanachs, pour prévoir dans les Indes en prophètes une éclipse, dont les almanachs de deux liards leur indiqueront le moment, l’évolution, et la fin ; qu’ils apprennent comme les jésuites la science des artifices, qui plongent cinq ou six fois dans l’eau sans s’éteindre ; qu’ils sachent l’usage du camphre et de quelle manière on représente toutes sortes d’animaux dans l’artifice en feu : cette science est de très grand mérite dans la Chine : elle élève aux dignités, les jésuites l’y ont cultivée, et y excellent. Que les missionnaires les surpassent dans cette science, elle est si digne de prédicateurs du nom de Jésus-Christ, et si sérieuse, qu’elle paraît mériter leurs soins, aussi bien que ceux des jésuites.

Que comme les jésuites, ils ne parlent de la religion, que par manière de conversation, jusques à ce que la matiè- {p. 169} re soit bien préparée. Qu’ils parlent avec respect de Confucius ; qu’ils le traitent même de saint, dont la morale est conforme à celle de Jésus-Christ. Ceci est un peu impie, et digne du fagot en Europe : n’importe, il passera. Qu’ils lui offrent des sacrifices, avec un petit crucifix sur eux bien caché ; qu’ils souffrent du moins que leurs prosélytes le fassent, et par direction d’intention, qu’ils offrent au crucifix les prières et les cérémonies faites en l’honneur de ce saint Confucius. Qu’il en soit de même pour les sacrifices que font les Chinois aux esprits ou aux génies des fleuves, des montagnes, et des rivières : que comme les jésuites, ils ne paraissent pas s’embarrasser du Créateur, en invoquant ses viles créatures ; et, par restriction mentale, qu’ils adressent toujours en cachette leurs adorations au Créateur. Je sais bien que tout cela est contraire au précepte et même au commandement de Jésus-Christ, qui dit qu’il reniera devant son Père ceux qui l’auront nié pendant leur vie : je sais bien que, dans le IV chap. des Actes des Apôtres, les apôtres demandèrent à Dieu la grâce de pouvoir annoncer sa parole avec confiance, {p. 170} que la maison trembla, et que cette grâce leur fut accordée par le Saint-Esprit. Mais, que tout cela fait-il aux missionnaires ? Qu’ils fassent comme les jésuites : je les leur offre pour garants, que tout cela passera partout, malgré l’Évangile, la Sorbonne, et la Congrégation de Propaganda ; et que même on ne voudra pas prendre garde à ces minuties, qui pourtant révoltent tellement d’abord une âme chrétienne qu’elle trouve ces impiétés horribles et dignes du feu.

Que les missionnaires ne se brouillent point avec les morts, nation autant terrible que respectable, dans la Chine : qu’ils leur fassent des révérences, et des encensements au prorata de leur antiquité ; et surtout, qu’ils ne se faufilent point avec ce que les jésuites appellent vile crapule, et canaille ignorante. En un mot, qu’ils imitent les jésuites, et même les surpassent, si faire se peut, par des casuistes et une morale plus relâchée que la leur : et j’assure qu’ils réussiront, qu’ils feront, comme eux, quantité de petits saints ; et, qui plus est, j’assure qu’ils deviendront bons amis, les jésuites étant prêts de s’accommoder avec eux, pourvu qu’ils veuillent suivre leur exemple, {p. 171} et leur doctrine. Mais, tant qu’ils se mettront sur le pied de suivre l’Évangile à la lettre, d’imiter exactement saint Paul et les autres, qu’ils ne se dispenseront point de la sévérité de leur morale, et qu’ils n’auront pas de casuistes faciles pour leurs guides, ou qu’ils ne voudront pas se servir des vingt-quatre vieillards de la Société, ou du moins de Caramuel leur bon ami, j’entends des pères jésuites, j’assure, qu’ils resteront toujours tels qu’ils sont dans les Indes.

Je parle, comme vous voyez, Monsieur, en homme instruit, et porté pour le commerce, et en très ignorant théologien. Aussi, la théologie n’est-elle pas mon fait : je n’en sais que ce que j’en ai lu dans des livres, qui accusent les jésuites de n’en savoir pas beaucoup. Ils savent à mon sens la science du monde et du commerce. Ils connaissent parfaitement l’un et l’autre, et mettent leur science à profit. Ils ont passé dans l’alambic, la science du monde, et celle du commerce, et en ont tiré la quintessence. En voici la preuve.

Ils ont gardé fort longtemps en France les mandarins, qui sont revenus par {p. 172} votre escadre. Puisqu’ils ne pouvaient pas les emmener à Siam avec eux, il me semble qu’ils devaient les ramener à Pondichéry, et les y laisser : je leur aurais fait tout l’honneur, et le bon traitement qu’il m’aurait été possible, jusques à ce que j’eusse trouvé quelque vaisseau portugais, pour les reconduire à Siam. J’aurais, ou plutôt la Compagnie aurait eu l’honneur de les faire conduire chez eux : je m’en serais fait des amis ; et peut-être aurais-je lié avec eux quelque intelligence, pour réveiller le commerce à Siam. Du moins, j’y aurais fait mes efforts, et cette intelligence aurait pu par la suite être utile à la Compagnie, et à notre nation ; ce qui est l’unique but où je tends : et les jésuites, qui devraient me prêter la main dans cette intention, et me seconder, sont les premiers à me barrer. Est-ce là la reconnaissance qu’ils devraient avoir pour le Roi, pour l’État et pour la Compagnie ? Ce n’est point là leur caractère. Ils ont laissé ces mandarins à Balassor, dans le dessein de leur rendre service, à eux jésuites en particulier, lorsqu’ils seront arrivés à Siam, et d’achever d’y perdre la réputation du nom {p. 173} français. Comme je sais leur politique sur le bout du doigt, pour l’avoir attentivement étudiée, voici ce qu’ils vont faire.

Ils ont intérêt de se ménager avec les Hollandais, et les Anglais, parce que c’est sur leurs vaisseaux qu’ils passent souvent d’Europe en Asie, ou d’Asie en Europe. Les missionnaires se servent aussi de cette voie, mais moins fréquemment ; et c’est toujours par l’une de ces deux nations, que les jésuites font passer d’Asie en Europe les marchandises, que leurs facteurs, ou les jésuites déguisés ont trafiquées dans les Indes : ainsi, ils n’ont garde de se brouiller avec. Tout au contraire, ils leur font leur cour et leur rendent service en toutes occasions, particulièrement lorsqu’elles concertent avec leur profit.

Le passage de ces mandarins leur en offre une, et ils n’ont garde de la manquer. Ils leur ont confié ces mandarins à Balassor ; et, sans parler en aucune manière des efforts que votre escadre a faits pour attraper Mergui, afin de les remettre chez eux avec honneur*, ils leur auront dit qu’ils ne devaient point s’attendre à retourner à Siam, par les vaisseaux français ; et auront ajouté, qu’en {p. 174} les remettant entre les mains des Hollandais, ils leur assuraient leur retour prompt et certain, soit à Mergui, soit à Bangkok, soit même à Louvau. Les Hollandais s’en chargeront avec plaisir : ils les reconduiront chez eux en triomphe ; et les autres diront que la peur des Hollandais aura fait fuir les navires de France. Sur ce pied, les mandarins croiront avoir obligation aux Hollandais de leur retour dans leur patrie, et aux jésuites celle de les avoir sauvés de nouveaux périls. Ils en redoubleront leur reconnaissance pour les uns, et pour les autres ; et les discours uniformes de ces mandarins, et des Hollandais, achèveront de perdre la réputation des Français, à laquelle l’abandonnement de Madame Constance, et de son fils, la reddition infâme et lâche de Bangkok, la sortie forcée de Mergui et du royaume après la mort tragique du roi de Siam, et celle de M. Constance, qu’il n’a tenu qu’aux Français de sauver, ont déjà donné une cruelle atteinte. Ce qui me force à vous répéter qu’il vaudrait infiniment mieux que vous ne fussiez point venus ici, que de n’y pas rester ; et qu’il serait très avantageux de toutes {p. 175} manières que les jésuites n’y fussent jamais venus, et n’y vinssent jamais ; puisque très assurément on peut les compter au nombre de nos plus mortels ennemis, ou du moins de nos plus dangereux espions et commerçants sans risque de se tromper.

Les missionnaires, le père Tachard, et les autres jésuites restent ici : qu’y vont-ils faire ? Je n’en sais rien. Je ne sais certainement point le dessein, ni des uns ni des autres. Ils observent entre eux une civilité et une paix apparente, qui les ferait prendre pour les meilleurs amis du monde, si on ne les connaissait pas. Quoi qu’il en soit, ils restent à Pondichéry : peut-être y vont-ils rêver et songer aux moyens de se faire mutuellement de la peine en Europe, où je voudrais de bien bon cœur qu’ils restassent tous ; et surtout les jésuites, qui sont ici haïs comme le diable, et cependant respectés de tout le monde, parce que tout le monde les craint.

Voilà, Monsieur, lui dis-je, voyant qu’il avait fini, leur caractère universel par toute la terre. Haïs, craints, et respectés : c’est leur définition ; mais, ce ne sont pas les seuls particu- {p. 176} liers qui les regardent de ce point de vue : ce sont aussi les plus puissants princes du monde ; et, lorsque vous m’avez vu rire au commencement de votre discours, et que je vous ai promis de vous rendre secret pour secret, c’est que j’ai bien vu que vous m’alliez parler des jésuites : et cela m’a fait souvenir d’une chose, qui va sans doute vous surprendre, et que je tiens de Monsieur de Seignelay lui-même, et en particulier.

J’étais à Montréal en Canada en 1682, lorsque Monsieur de La Barre, vice-roi, fit la paix avec les IroquoisVoir les pp.264 et 350. Le P. Bechefer, supérieur des jésuites, y était aussi. Un sauvage, que les Français à cause de la longueur de sa bouche avaient surnommé Grand-Gula, et dont le nom sauvage était Aroüim-Tesche, portait la parole pour toutes les nations iroquoises. J’appris, ce jour-là, quantité de choses, qui regardaient la Société de Jésus, qui faisaient enrager le père Bechefer, et rire tous les auditeurs ; car le sauvage y parla en sauvage, c’est-à-dire sans flatterie ni déguisement. Les jésuites étaient démontés de l’effronterie de sa haran- {p. 177} gue, et perdirent tout à fait patience à la conclusion de leur article, qui fut que tous les sauvages ne voulaient plus de jésuites chez eux. On lui en demanda la raison ; et il répondit aussi brutalement qu’il avait commencé, que ces jaquettes noires n’iraient pas, s’ils n’y trouvaient, ni femmes, ni castors.

Le père Bechefer prétendit que l’interprète de M. de La Barre se trompait. Celui-ci, voyant sa bonne foi suspecte, fit répéter la même chose, en illinois, en algonquin, en huron, et en tous les autres idiomes iroquois, que tous les Français présents entendaient parfaitement, aussi bien que les jésuites, auxquels la confusion en demeura en entier, en présence de plus de deux cent cinquante Français, outre tous les pères de l’Oratoire, qui ont à Montréal un établissement très beau. Je les prends tous pour témoins, et cet interprète, qui se nomme M. Denizy, à présent médecin à Compiègne, très recherché. Il avait été douze [ans] entiers avec les sauvages quand nous revînmes ensemble du Canada ; et, en 1713, je le trouvai à Compiègne, où j’étais allé voir une sœur religieuse, et lui parlai de cette aventure- {p. 178} , qu’il répéta en présence de quantité de monde à moi inconnu, excepté un nommé M. Auvrai directeur des Aides.

(Cette histoire est celle que j’avais promise page 391 du premier volume , et qui m’a convaincu, que les jésuites ne sont conduits dans le Canada, et ailleurs, que par le commerce et le plaisir des sens, et nullement par le zèle de la propagation de l’Évangile.)

Je contai cette histoire à M. de Seignelay, poursuivis-je en continuant de parler à M. Martin : il me dit qu’il la savait bien. Enfin, sur le point de partir au mois de janvier 1688, pour venir ici, j’allai prendre congé de lui. Je vis des jésuites sortir de son cabinet : je lui demandai s’il en passait aux Indes. Il me dit qu’il en venait six ; et m’ordonna de lui faire un journal avec des remarques sur tout ce que j’apprendrais. Je le fais. Vous en avez vu une bonne partie : notre conversation sera comprise dans le reste. Je lui reparlai encore des jésuites : et, donnant carrière à la raillerie, je ramenai l’histoire de ceux du Canada, et ajoutai {p. 179} brusquement que l’argent du Roi était bien mal employé pour ces gens-là, plutôt capables de perdre la France de réputation chez les étrangers, que de l’y mettre en bonne odeur.

Ceux qui ont connu M. de Seignelay savent que c’était le meilleur cœur d’homme qui fût au monde [liens avec Seignelay] ; mais, d’une vivacité et d’une promptitude inexprimables, et qui, dans son premier feu, rimait richement en Dieu. Il se mit en colère à son tour, et me dit, bien plus vivement que je ne lui avais parlé, et en jurant Mort-D..., nous savons tout cela mieux que toi, et nous en savons encore cent fois plus. Nous les haïssons plus que le diable : trouve le secret de mettre la vie du Roi en sûreté contre le poison et le poignard, et je te jure sur ma damnation qu’avant deux mois il n’y en aura pas un en France. Quoi ! lui dis-je, Monsieur, il semble que vous voulez me faire entendre que le Roi les craint ? Oui, il les craint, ajouta-t-il : il n’a que cette seule faiblesse. Il les hait au fond du cœur, et ne les estime point : cependant lui, qui fait trembler tout le monde, tremble sous cette exécrable So- {p. 180} ciété, toujours fertile en Cléments, en Châtels et en Ravaillacs. Il tremble aux morts d’Henri III, et d’Henri IV ; et n’en veut point courir les risques. C’est la crainte qu’il a d’eux, qui est la source de tous les biens qu’il leur fait, et qui est cause qu’il leur accorde tout ce qu’ils ont le front de lui demander, quelque injuste qu’il soit ; parce qu’il ne veut pas s’exposer au ressentiment que cette cruelle Compagnie aurait de ses refus : étant lui-même convaincu, par des lettres interceptées, que le plus grand et le plus juste prince du monde devient pour cette sanguinaire Société un homme commun et digne de mort, sitôt qu’il s’oppose à ses desseins. Table là-dessus ; tu ne te tromperas pas [lien avec Louis XIV ici et dans Mémoires].

Je suis ravi, Monsieur, me dit Monsieur Martin, que vous ayez tant d’accès auprès de Mr. de Seignelay, et que cela aille jusques à une espèce de familiarité qui tire après soi une pareille confidence. J’ai bien vu, par la lecture du commencement de votre journal pour lui, que vous n’êtes pas mal dans son esprit (Voir page 10) et c’est ce qui m’a obligé à m’expliquer nettement avec vous, afin qu’en cas que l’occasion s’en présente, {p. 181} comme j’espère que vous voudrez bien la rechercher, ainsi que je vous en prie, vous puissiez l’instruire à fond de tout ce qui se passe ici. Feu Mr. Colbert, son père, était celui du commerce : et, s’il avait les mêmes inclinations, il aurait la satisfaction d’empêcher de sortir du royaume une quantité prodigieuse d’argent dont les Anglais et les Hollandais, nos ennemis, profitent. J’en écris dans ce sens, à lui, et à messieurs de la Compagnie : Mr. du Quesne est chargé de mes paquets, et je lui ai parlé de ce qu’il devait dire, pour appuyer ce que j’écris : mais, comme il m’a paru un peu jésuite, je ne lui ai rien dit qui regarde ces pères ; et vous êtes le seul, à qui j’ai parlé sans réserve, espérant beaucoup plus du succès de votre conversation particulière avec Mr. de Seignelay, que de ce qu’il pourra lui dire. On ne vous a fait aucun remerciement de votre peine d’avoir refait les écritures qui regardent la Flûte ; voici un présent que je vous fais, tant pour cet article, que pour le mémoire que je vous ai prié et vous prie encore de faire pour Mr. de Seignelay : et, en achevant, il m’a donné la plus belle pièce de mousseline {p. 182} brodée que j’aie encore vue ; et nous nous sommes quittés très satisfaits l’un de l’autre.

Voilà le résultat de la conversation que j’ai eue avec Mr. Martin, sur laquelle le lecteur peut faire ses réflexions ; lui assurant de ma part que je n’y ai ajouté quoi que ce soit de mon invention, si ce n’est le latin, que Mr. Martin n’entend pas : mais, en cette occasion, je n’ai été que traducteur, et nullement inventeur ; n’ayant fait que rendre le sens de Mr. Martin, encore bien faiblement, ne possédant pas cette délicate ironie dont j’ai été charmé dans lui.

Comme il était encore assez bonne heure lorsque je le quittai, je crus devoir aller voir pour la dernière fois le banian et mon aimable Persane, et leur porter des marques de ma reconnaissance. J’y allai, et y fus reçu à mon ordinaire, et ni l’un ni l’autre ne voulut rien prendre de moi. J’en sortis assez tard, charmé de leur générosité, et très convaincu que, si je quittais avec peine la Persane, elle ne me vit pas partir sans chagrin. Je soupai avec le cocu, et ne les ai pas vus depuis ni les uns ni les autres.

{p. 183} Il a fait calme tout plat toute la journée, et il ne fait pas encore un souffle de vent : mauvais commencement de voyage. J’ai dit que nous sommes chargés comme de roches ; j’ajoute que notre pont est une véritable basse-cour. Dieu nous préserve de trouver des ennemis, n’étant point en état d’attaquer, et assez mal pour nous défendre.

Du vendredi 26 janvier 1691. §

Calme encore tout plat : tant pis ; le voyage devant être long, avant que de prendre terre à l’île de l’Ascension, où est notre rendez-vous en cas de séparation, et où il y a plus de deux mille cinq cents lieues d’ici. On a réglé l’eau aujourd’hui, tant pour les hommes que pour les bestiaux, dont nous avons une quantité prodigieuse. Quand je n’en aurais pas les clefs, cela ne m’embarrasserait nullement, bien sûr que j’aurai plus d’eau de pluie que je n’ai envie d’en boire.

Du samedi 27 janvier 1691. §

Le vent est revenu, bien faible ; mais il est bon. {p. 184}

Du dimanche 28 janvier 1691. §

Le vent s’est rafraîchi, et nous allons à merveille. Le petit sanglier, que j’ai fait saler à Négrades, est excellent : je ne suis pas le seul qui le trouve de même. Nous n’avons plus avec nous ni missionnaires, ni marchands, ni passagers, ni autre bâtard du vaisseau. Nous sommes tous enfants légitimes, c’est-à-dire, que nous n’avons plus que notre équipage, dont Monsieur de La Touche, le même dont j’ai parlé ci-dessus, fait partie, remplissant la place de feu Le Vasseur. Nous portons au Sud-Est, pour parer les terres du royaume de Bisnagar dans la péninsule. On dit que nous passerons dans l’est de Madagascar fort au large, et que nous pourrons bien aller à Mascarey : je le souhaite ; mais, comme cela dépendra du vent, c’est une chose très incertaine.

Du lundi 29 janvier 1691. §

Nous avons aujourd’hui mangé la dernière vache de celles que nous avons apportées de France. C’est la même qui {p. 185} a donné du lait pendant toute la traversée. Son lait s’est tari, sa mort a été jurée : belle récompense, ou plutôt belle marque de l’ingratitude de l’homme !

Du mardi 30 janvier 1691. §

Toujours bon vent, et nous allons bien.

Du mercredi 31 et dernier janvier 1691. §

Toujours bon vent ; nous commençons à retrouver les pluies de la Ligne.

[Février 1691] §

Du jeudi I février 1691. §

Toujours bon vent : et fort beau temps. Quinze jours de même, je me compte à Mascarey. Le Père La Chassée et moi sommes également très fort mortifiés : nous n’avons plus du tout de vin de Cahors, ni de celui de Saint-Yago. Il n’en est pas content, ni moi non plus. Nous buvons de temps en temps bouteille du vin d’Espagne que nous avons acheté en commun en Europe ; mais, comme il nous coûte notre argent, {p. 186} il ne nous paraît pas si bon. Notre vin de Bordeaux ou de Grave, et de Tursan, n’est point mauvais ; mais, comme à force d’avoir été battus, l’un et l’autre tirent sur l’aigre, et qu’il y faut mettre de l’eau, ce qui n’est nullement son goût ni le mien, il me désespère sur le vin de Chiras, que j’ai acheté à Bengale : il me prédit qu’il se gâtera, à moins que je ne lui donne vent. Je ne trouve point bon ni sa prophétie, ni son gourmétage. Ma réponse est tirée du Poëma maccaronicum :

Ite, Ite, ad Rheni fontes sitibunda propago :

Ite, nec in nostrum tam dulce recurrite vinum.

Son obstination et ses récidives me font rire, et mes refus le font enrager.

Du vendredi 2 février 1691. §

Le vent est toujours bon, et nous commençons à ressentir les chaleurs étouffantes de la Ligne.

C’est aujourd’hui le jour de la Purification, ou de la Chandeleur. Notre aumônier a prêché ce matin, et a pris son {p. 187} texte du premier verset de l’Évangile d’aujourd’hui, qui est le 22 du second chapitre de saint Luc. Je lui ai malicieusement dit en soupant que c’était pour tous les hommes une leçon de se purifier ; et lui ai demandé si la succession de Le Vasseur ne lui tenait pas un peu au cœur, et s’il ne s’en purifierait pas, du moins pour nous édifier. Monsieur de La Chassée, qui ne lui passe rien, s’est mis de la partie, autant a fait Mr. de Porrières : et, tout en riant, nous avons prêché le prédicateur : mais, c’est un moine, et moine bas-breton. Une pomme cuite s’attacherait à du marbre ; et ici, il ne reste ni impression, ni vestige des Advertatur.

Du samedi 3 février 1691. §

Toujours fort bon vent, et nous portons au Sud, avec moins de voiles que les autres ; car, quoique nous soyons chargés à morte charge, nous allons toujours mieux que les autres beaucoup moins chargés que nous. Il a plu toute la journée, et la pluie redouble. Je ne sais si je m’accoutume à la chaleur ; mais, celle-ci me paraît plus supportable que celle de l’année passée. {p. 188}

Du dimanche 4 février 1691. §

Il a calmé cette nuit, et il a fait fort peu de vent toute la journée. Je ne m’accoutume point à la chaleur ; car celle d’aujourd’hui m’a paru fort étouffante. Si ce n’était pas de même hier, c’est qu’il y avait du vent, et qu’il n’en a point fait aujourd’hui. Nous sommes à trente-huit minutes de la Ligne.

Du lundi 5 février 1691. §

Il n’a presque point fait de vent. Nous avons cependant passé la Ligne sur les cinq heures du soir ; mais, le soleil n’est pas encore entre vous et nous : il est encore à onze degrés au Sud. Il fait une chaleur excessive : et c’est aujourd’hui le dernier jour de l’hiver pour vous, et pour tout ce qui est au nord de la Ligne ; comme c’est le dernier jour de l’été pour tous les climats qui en sont au sud. {p. 189}

Du mardi 6 février 1691. §

Je dis hier que tous les lieux de la terre qui sont au nord de la Ligne, c’est-à-dire la moitié du globe terrestre, entrait aujourd’hui dans le printemps. En voici l’explication, c’est notre premier pilote qui m’a donné ce système qui me paraît assez juste.

Nous savons tous que le calendrier réformé par Grégoire XIII en 1582, et qui à cause de ce pape porte le nom de calendrier grégorien, fixe ce premier jour de printemps au 21 mars, qui est le jour que le soleil entre dans le signe du Bélier, c’est-à-dire que le soleil est au milieu du monde d’un pôle à l’autre, et que les jours sont égaux partout ; mais, nous savons aussi que cette fixation n’a été faite que par rapport à la fête de Pâques, et nous savons encore que cette fixation n’est pas toujours juste, puisque assez souvent cet équinoxe arrive dès la nuit du 18 au 19 mars, et qu’ainsi cette époque du 21 cadre rarement au cours du soleil.

Mais, si sans avoir égard à la religion, à laquelle les saisons de l’année {p. 190} ne font rien, on voulait donner une époque fixe et certaine à ces quatre saisons de l’année, ne pourrait-on pas les fixer sur le plus ou le moins d’éloignement du soleil ; et suivant cela composer l’hiver des quatre-vingt-onze jours que le soleil serait le plus éloigné de nous, tant à se retirer, qu’à revenir, ce qui tomberait du 5 novembre au six février de l’année suivante exclus ? Commencer le printemps le six février, et le finir le 5 mai, qui sont les quatre-vingt-onze jours que le soleil met à venir du onzième degré 45 minutes Sud, jusques au onzième degré 45 minutes Nord ou vers l’Europe : et composer notre été des quarante-cinq jours et demi, qu’il est à venir de ce onzième degré 45 minutes Nord, jusques au tropique du Cancer, que nous nommons solstice d’été, et des quarante-cinq autres jours et demi, qu’il emploie à retourner de ce tropique du Cancer à ce même onzième degré 45 minutes Nord, ce qui tomberait du 6 mai au 5 août inclus, ce qui formerait un espace de quatre-vingt-onze jours pour notre été d’Europe : et laisser les quatre-vingt- {p. 191} onze autres jours pour notre automne, qui commencerait ce même jour six août, et qui finirait le cinq novembre, ce qui est le temps que le soleil met à parcourir les vingt-trois degrés et demi, qui sont depuis ce onzième degré 45 minutes Nord, jusques à pareil degré quarante-cinq minutes Sud ?

Je ne parle point des deux jours et quelques heures pour remplir l’année bissextile : cela me mènerait trop loin ; et les astronomes les régleraient par leurs cartes astronomiques. Cette année bissextile aurait toujours son cours, et le jour de Pâques serait également fixé au dimanche d’après la pleine lune de l’équinoxe, et ceci ne regarderait uniquement que les saisons et nullement l’année chrétienne.

Ce système serait assez inutile de lui-même. Le calendrier grégorien est d’une justesse la plus recherchée qu’on a pu : du moins, j’ai ouï dire, qu’il est naturellement impossible de le porter à un plus haut degré de perfection ; et il faut que cela soit, puisque les jésuites, sur lesquels je m’en reposerais volontiers comme de toutes autres sciences de mathématiques, en con- {p. 192} viennent : eux, qui ne sont pas prodigues d’encens pour les productions d’autrui. Cependant, celui-ci que notre pilote m’a donné ne dérangerait rien dans le ciel. Le soleil, la lune, les astres, et les planètes, auraient toujours le même cours que Dieu leur a fixé de toute éternité ; mais, les saisons seraient mieux distinguées : et, si on les commençait quarante-cinq jours plus tôt qu’on ne les commence, elles cadreraient mieux avec le temps que la nature agit. Les fleurs paraîtraient avec le printemps, l’été ferait croître les fruits et les mûrirait en partie : l’automne les recueillirait : et la terre se reposerait pendant l’hiver. Au lieu que nous avons des fleurs au milieu de l’hiver, et des fruits au printemps, et presque tout en cave et en grenier à la mi-automne.

Du mercredi 7 février 1691. §

Toujours très peu de vent, et beaucoup de pluie, avec une chaleur excessive. Nous prenons des dorades et des bonites en quantité ; mais, elles ne sont pas si bonnes, à beaucoup près, que celles des mers de l’ouest de l’Afrique. [191 (bis) : erreur de pagination]

Du jeudi 8 février 1691. §

Même chose.

Du vendredi 9 février 1691. §

Même chose pour le temps. Quoique les bonites ne soient ici ni si fréquentes, ni si grasses que celles que nous avons pêchées en venant, je n’ai pas laissé d’en faire mariner une cinquantaine. Si elles réussissent, tant mieux pour nous : sinon, d’autres auxquels tout est propre, les mangeront ; je veux dire nos matelots.

Du samedi 10 février 1691. §

Le vent est revenu bon ; il est bien faible : il y a apparence qu’il affraichira. Il a fait beau pendant le jour : il a beaucoup plu ce soir, et il pleut encore.

Du dimanche 11 février 1691. §

Il a plu toute la nuit et ce matin : cet après-midi le temps est revenu très beau. Le vent est bon et bon frais : [192 (bis) : erreur de pagination] nous allons, grâce à Dieu, parfaitement bien.

J’ai entendu à l’issue du dîner une chose qui m’a fait rire, et qui je crois divertira le lecteur. Il y avait une baille ou un baquet plein d’eau de la pluie, qui ne faisait que de cesser : elle était sous la ralingue de la grande voile, appuyée sur une barre d’anspect. Un matelot a voulu ôter cette barre, qui traversait le chemin ; et, ne prenant pas garde au baquet qui portait dessus, il a cru l’enlever tout d’un coup : il a tiré de toute sa force, et a perdu son temps. Un autre matelot s’en est mêlé ; et, en levant la barre, il a fait couler le baquet : et la barre étant libre, il en a fait ce qu’il a voulu. Après cela, il a accusé son camarade de peu d’esprit, et de moins de force. Ho ! Je le crois bien, lui a dit celui-ci, tu ressembles à notre curé : tu porterais volontiers le bon Dieu à ta main, et tous les diables à ton cou. Je me suis informé de ce que cela voulait dire, après en avoir bien ri. C’est que ces deux matelots sont de Quimper, que le curé du même lieu a été obligé de plaider contre les habitants de sa paroisse, qu’il a gagné {p. 193} son procès, et que le père de celui qui a fait la réponse était pour lors marguillier, et qu’il a été exécuté pour les dépens, le curé n’ayant voulu faire ni quartier ni remise.

Le lecteur peut juger, là-dessus, du génie breton. Notre pilote qui l’est, mais qui est revenu de ces bagatelles, dit qu’un paysan croit que la fortune de sa famille est solidement établie, quand son fils aîné est procureur, et le second prêtre : qu’ainsi il donne le cadet à Dieu, et l’autre au diable ; mais que Belzébut fait si bien son compte que tous deux sont pour lui. Je sais bien que dans le bréviaire de Rennes, et celui de Vannes, dans l’Hymne de saint Yves, il y a cette strophe-ci :

Sanctus Ivo erat Britto,

Advocatus et non latro.

Res miranda !

C’en est assez pour caractériser les gens de la basse robe ; et, puisqu’il faut rendre justice à la vérité, notre aumônier ne laisse aucun doute sur le bas clergé. {p. 194}

Du lundi 12 février 1691. §

Il a encore fait une très forte pluie toute la nuit, et toute la journée ; ce qui a fait tout à fait calmer le vent : et, comme nous allons au-devant du soleil, et que nous sommes presque sous lui, la chaleur nous étouffe.

Du mardi 13 février 1691. §

Le vent s’est jeté à Ouest-Sud-Ouest : ils n’est ni bon ni mauvais, parce que la bordée est longue. Nous avons viré de bord pour la première fois depuis notre départ de Pondichéry : nous portons au Sud. Il pleut presque toujours.

Du mercredi 14 février 1691. §

Calme tout plat, pas un nuage en l’air, et chaleur excessive. Ce n’est pas là le moyen d’aller à Mascarey.

Du jeudi 15 février 1691. §

Il a fait fort beau toute la journée, mais peu de vent : il n’a cependant pas {p. 195} laissé de nous avancer un peu : nous ne sommes qu’à trois degrés ou soixante lieues du soleil.

Du vendredi 16 février 1691. §

Le temps a été beau, il l’est encore. Le vent est venu bon, et nous allons fort bien.

J’ai remarqué une chose cette nuit, environ sur les onze heures et demie. La lune dans son plein était justement au-dessus de notre tête ; et quoique ses rayons fussent à plomb et perpendiculaires, il ne nous lançaient qu’une lumière fusque et sombre ; au lieu, qu’avant qu’elle fût à notre zénith, ou après qu’elle l’a eu passé, sa lumière était belle et claire. Je voudrais bien savoir pourquoi ces rayons de la lune sont plus clairs, obliques que perpendiculaires. Si la terre y faisait obstacle, la lune aurait souffert une éclipse en tout ou en partie : ce qui n’a point été. Si ce sont les exhalaisons de la mer, il y en a plus entre cet astre et nous, lorsqu’il nous regarde de côté que lorsqu’il nous regarde en face. Que de choses l’homme ignore ! Ses sens sont frappés [196 ] sans qu’il en comprenne la cause. Il se forme des raisons de tout : son amour-propre et son orgueil l’y clouent. Je crois l’avoir déjà dit, je pardonnerais à l’homme de ne croire point ce qu’il ne voit pas, s’il pouvait rendre raison de ce qu’il voit.

Du samedi 17 février 1691. §

Nous étions hier au soir à quarante lieues du soleil ; nous l’avons passé aujourd’hui : imaginez-vous s’il fait chaud. Mes souliers ont deux semelles de gros cuir de pompe, et l’ardeur me brûle à travers. Le lecteur peut se figurer le reste. Il a plu tout le matin : l’après-midi, le vent est venu bien fort, mais il est bon.

Du dimanche 18 février 1691. §

Le vent a été bon toute la journée, et ce soir la pluie l’a fait tout à fait calmer.

Du lundi 19 février 1691. §

Calme tout plat, la nuit passée, et tou- {p. 197} te la journée ; mais ce soir le vent est revenu fort bon, et bon frais.

Du mardi 20 février 1691. §

Notre hunier a crevé cette nuit, non par la force du vent, qui était bien faible, mais par la vieillesse. Il ne faut pas lui plaindre son temps : c’est le même qui nous a conduits de France ici, et qui avait été raccommodé après notre combat de Madras. Le vent a rafraîchi ce matin. Nous étions à midi à seize degrés au sud de la Ligne. Il faut que les courants aient été pour nous, parce que nous avons avancé beaucoup plus que les pilotes ne croyaient : le plus de l’avant ne se faisait qu’à quatorze degrés et demi.

Du mercredi 21 février 1691. §

Toujours bon vent et beau temps, nous sommes à dix-sept degrés et demi au sud de la Ligne. Nous n’allons point à Mascarey. J’en suis fâché, par des raisons qu’il est inutile que je dise. {p. 198}

Du jeudi 22 février 1691. §

Toujours bon vent et beau temps. La fièvre commence à me tenir à mon tour. J’en ai été accablé depuis hier à midi : j’ai un si grand mal de tête que je ne vois goutte. Je dirai demain le remède que je vas prendre. Je prendrais bien du cangé, mais notre riz est échauffé, et ne me convient pas par son odeur. Nous étions à midi à dix-neuf degrés juste au sud de la Ligne. Le vent de Sud-Est nous bouche le chemin de Mascarey. Nous courons le Sud-Ouest.

Du vendredi 23 février 1691. §

J’ai lu les Mémoires de Mr. de Bassompierre, et me suis servi de son remède allemandVoir p. 397 ; c’est-à-dire qu’hier au soir, sans en rien dire à qui que ce soit, je vidai moi seul quatre bouteilles de vin de Grave, et en bus plus de cinq pintes mesure de Paris, sans rien manger du tout. J’ai sué, vomi, et dormi comme un porc : je suis bien faible, et j’ai la tête entre deux marteaux ; {p. 199} mais je n’ai point eu de fièvre. Je donne ceci au changement de climats qui dérangent la machine. Toujours beau temps et bon vent.

Du samedi 24 février 1691. §

Toujours beau temps et bon vent. Mon remède allemand m’a tiré d’intrigue : quelque soif qui m’ait brûlé, je n’ai point voulu boire. J’ai encore brusqué notre chirurgien, qui peut-être voudrait que je fusse crevé, pour l’honneur d’Esculape, mais malgré lui je suis hors d’affaire. Les dents commencent à me démanger : demain je les gratterai, et pas plus tôt.

Du dimanche 25 février 1691. §

Le vent est toujours bon, et s’il continue, nous passerons demain le tropique du Capricorne, et même de bon matin ; étant aujourd’hui à midi par vingt-deux degrés quinze minutes au Sud.

Il y avait trois jours entiers que je n’avais rien pris que du vin le jeudi au soir : il fallait me voir à déjeuner. Madame la Nature ne veut rien perdre. La {p. 200} Fargue dit que j’ai le corps d’acier. Je n’en sais rien ; ma chair est flexible : mais il est vrai que je me trouve fort bien de ne prendre pour médecin que moi-même, et que la sueur et la diète, qui ne coûtent rien, et valent incomparablement mieux que toutes les drogues d’un apothicaire.

Du lundi gras 26 février 1691. §

Nous avons en effet passé le tropique : le vent, qui est bon et qui s’est renforcé, nous fait faire plus de trois lieues par heure. La chaleur est modérée ; mais, sans être au bal comme on est en France, le roulis nous fait danser et sauter, qu’il ne nous manque que des violons.

Du mardi gras 27 février 1691. §

Le vent nous donne toujours le bal et nous fait faire des sauts et des caprioles, dont certainement nous nous passerions fort bien. Nous avançons cependant bien vite, et bien fort : et si l’Écueil était seul, nous avancerions encore davantage ; et cela, parce que nous {p. 201} porterions plus de voiles. Nous ne souffririons même pas tant, parce que ces voiles soutiendraient le vaisseau contre le vent, et que nous sommes obligés d’en porter peu, pour attendre les autres.

Du mercredi des Cendres 28 et dernier février 1691. §

Nous avons vu ce matin une éclipse de soleil : elle a commencé vers les sept heures et demie, et a fini vers les neuf heures un quart, ou environ. Le soleil a paru couvert de la moitié de son disque ; mais, le temps n’étant pas sans nuage, et n’y ayant point de jésuite avec nous, on n’a pas pu l’examiner. Cette éclipse n’a pas pu paraître à Paris, le soleil n’y étant pas encore levé, et n’y pouvant être au plus que deux heures du matin, parce que de sa longitude à la nôtre, il y a soixante-treize degrés de différence, qui à quinze degrés par heure en font cinq : ainsi, il est midi ici, lorsqu’il n’est que cinq heures du matin en France. {p. 202}

[Mars 1691] §

Du jeudi premier mars 1691. §

Le vent est encore devenu plus fort : on ne peut se tenir. C’est un vent de diable : notre misaine a été emportée.

Du dimanche 4 mars 1691. §

Je n’écrivis point hier, ni avant-hier, parce que je ne l’ai pas pu. Nous avons essuyé jeudi, vendredi, et hier samedi, ce qu’on appelle à la mer un ouragan, c’est-à-dire, un coup de vent terrible. Je me souviens d’avoir lu, dans le Journal du règne de Henri III, que les huguenots disaient qu’il avait fait bon mourir la nuit que mourut le cardinal de Lorraine, qu’il fit très mauvais temps, parce, disaient-ils, que tous les diables de l’enfer étaient en l’air à attendre l’âme de ce prélat, et ne songeaient point aux autres mourants. Si cela était ainsi, il a certainement fait bon mourir en Europe, et dans l’Amérique, ces trois derniers jours-ci ; car, ce n’étaient pas les vents qui soufflaient, c’étaient tous les esprits aériens et infernaux qui étaient venus tenir leur as- {p. 203} semblée générale, ou leur sabbat universel, dans l’extrémité des mers de l’Asie et de l’Afrique.

On n’a jamais vu de temps si furieux : tout le monde ici en convient ; et, quelque tempête où je me sois trouvé, sur le Grand Banc, et les côtes de Terre-Neuve, et même dans le Nord aux voyages de Copenhague, et de Stockholm, je n’ai rien vu qui puisse être mis en comparaison avec ce que nous venons de souffrir. Le vent, ou plutôt les vents, n’avaient aucune assiette, ni tenue : ils soufflaient de tous les côtés du monde ; et on pouvait justement dire comme Ovide,

Nescit cui vento pareat unda maris.

Nous nous sommes vus, cinq fois en deux jours, dans le péril imminent ; notre barre de gouvernail ayant cassé autant de fois, et notre gouvernail, qui n’était point retenu, donnant de si furieux coups dans notre arcasse, que nous avons cru cent fois, que le derrière de notre navire allait être emporté.

Quinault a raison de faire chanter dans un de ses opéras [lien avec musique] {p. 204}

Quel bonheur d’échapper à l’orage,

Quel plaisir d’en retracer l’image,

Quand on est au port !

Oui, sans doute, c’est un plaisir ; mais, si grand puisse-t-il être, il ne vaut pas la peine d’être acheté. La nature fait de très mauvais sang, et certainement la différence est très grande entre en être instruit par les autres, et le savoir par soi-même. Je ne sais si Ovide, et Lucain, parlaient par eux-mêmes, ou pour l’avoir appris d’autrui ; mais, tout ce que le premier dit dans la seconde élégie du premier livre des Tristes, et celui-ci dans le cinquième de la Pharsale, m’a paru très exactement vrai. Peut-être, qu’à la manière des poètes, ils ont grossi les objets sur la Méditerranée, où les flots ne sont point si gros que sur l’Océan, mais où aussi ils sont plus vifs et plus serrés : c’est de quoi tous les navigateurs conviennent, et que l’un vaut l’autre ; mais, il est impossible de les grossir sur ce qui vient de nous arriver, et s’ils avaient voulu nous peindre dans leurs descriptions de tempêtes, je dirais qu’on ne pouvait pas faire un tableau plus ressemblant.

{p. 205}Comme je viens de les relire, en attendant que la mer un peu plus calme me permît d’écrire, j’ai remarqué dans leurs descriptions une chose à laquelle je n’avais fait encore aucune réflexion.

C’est sur le dixième flot, qu’ils prétendent plus fort que les autres. Voici ce que dit Ovide :

Qui venit hic fluctus, fluctus supereminet omnes,

Posterior nono est, undecimoque prior.

Lucain n’y cherche point de paraphrase ; et, parlant du flot qui enleva la chaloupe, sur laquelle Jules César passa de Grèce en Italie, et qui était échouée, voici ce qu’il dit :

Hae fatum ! Decimus, dictu mirabile, fluctus

Invalida cum puppe levat : nec rursus ab alto

Aggere dejecit pelagi, sed pertulit unda,

Scruposisque, angusta vacant ubi littora, saxis,

Imposuit terrae.

Y a-t-il du miraculeux, ou du merveil- {p. 206} leux dans ce dixième flot ? Quoi qu’il en soit, c’est être d’un esprit bien tranquille que de compter les flots pendant une tempête. Le mien n’était pas dans cette situation toute heureuse : il était trop agité, aussi bien que celui de quantité d’autres.

Je n’ai pourtant pas pu m’empêcher de rire d’une simplicité de notre aumônier, qui est venu bonnement dire à M. de Porrières, comme nous étions tous dans la sainte-barbe à travailler au gouvernail, où on n’avait laissé entrer que des gens nécessaires, et résolus. Il faudrait, Monsieur, faire mettre tout le monde en prière. Je tenais un bout de grélin pour tenir le gouvernail assujetti : nous étions douze hommes dessus, entre autres M. de La Chassée, qui, sans rire comme moi, l’a envoyé prier Dieu lui seul, et songer à sa conscience ; que pour nous, qui l’avions nette, nous travaillions dans la nuit, et prierions Dieu demain. J’y ai ajouté, voyant sa confusion, ce qu’entre autres choses Didon dit à Énée, ou qu’Ovide, que je sais presque par cœur, lui fait dire : {p. 207}

Perfïdiae paenas exigit iste locus.

Je reviens à lui, et à Lucain. J’ignore quelle vertu ils attribuaient à ce dixième flot ; mais, ils m’ont tous paru égaux, et tous bien furieux. M. Pavillon dit dans une de ses odes :

On est roi, quand on se maîtrise,

Qu’on sait vaincre ses passions,

Que de folles affections

On ne se sent point l’âme éprise,

Et que dans un vaisseau que disputent les flots

On ne connaît la peur qu’au front des matelots.

Cela étant, il n’y a guère de gens ici, qui soient capables de l’être ; car, je puis assurer que tous, sans exception, laissaient voir sur leur visage des marques de ce que souffrait le dedans. Ce n’est rien d’affronter, les armes à la main, une mort qu’on va chercher pour l’honneur, ou la gloire : l’ardeur d’attaquer, ou le soin de se défendre, laisse toujours l’espérance d’en revenir, et dissipe une bonne partie de la peur. Bien plus, {p. 208} cette terreur ne surprend qu’au commencement d’un combat, étant très certain que l’animosité et la dissipation la fait évanouir dans un moment ; mais, ce n’est pas la même chose dans un naufrage disputé. Notre gouvernail sans barre, et ses coups doubles à droite et à gauche, ne nous présentaient qu’une mort également horrible et certaine, et dont nous goûtions toute la cruauté, avant que l’assouvir ; et je prenais pour moi ce que j’ai dit au sujet de Jacques Nicole et que le lecteur peut revoir, pages 219 et suivantes du tome I .

Cela me fait souvenir des beaux vers que M. Corneille fait dire à Andromède, lorsqu’elle est attachée à un rocher, pour servir de proie à un monstre. Pour connaître toute la beauté de cette stance, il faut observer qu’elle vient de consoler son père, et sa mère, avec une constance digne de l’élévation de génie du poète qui la fait parler.

Affreuse image du trépas,

Qu’un triste honneur m’avait fardée !

Surprenantes horreurs, épouvantable idée,

Qui tantôt ne m’ébranliez pas !

Que l’on vous conçoit mal, lorsqu’on vous envisage {p. 209}

Avec un peu d’éloignement !

Mais que la grandeur de courage

Devient d’un difficile usage,

Lorsqu’on touche au dernier moment !

Oui, sans doute, on conçoit bien mal ces horreurs de la mort, lorsqu’on ne la voit que de loin : il faut avoir été aussi près d’en être la victime, que nous l’avons été pendant plus de cinquante-quatre heures, pour les bien comprendre. Messieurs le commandeur, de Bouchetière, de La Chassée, et tous les autres, qui l’ont affrontée au canon, au mousquet, et à l’épée, n’en ont point été exempts ; et tel d’eux, qui passe pour être, et est en effet, intrépide, se battait la tête contre la lice, en levant les mains et les yeux au ciel. Pour moi, qui ai toujours regardé la mort comme un mal nécessaire, et en stoïque, je l’ai regardée ici comme si certaine et immanquable que, pour me la faire la plus prompte qu’il m’était possible, j’avais mis sur mon lit six pistolets chargés à balle de calibre, où j’aurais mis le feu si le navire eût coulé bas, comme j’y voyais apparence.

Une de nos soutes a été entièrement {p. 210} gâtée et nous avons perdu plus de trois milliers de pain ; ce qui me fait fort craindre qu’on sera obligé d’en retrancher un quart par jour. Notre riz est pourri : les deux tiers de nos bestiaux sont morts, ou ont été emportés par les coups de mer, dont les vagues ou les flots étaient et montaient plus haut que notre fanal, qui en a aussi été emporté ; et, pour comble de malheur pour messieurs de la Compagnie, c’est que le navire faisait eau de toutes parts, et que plusieurs ballots de marchandises ont été mouillés, et par conséquent gâtés.

Notre gouvernail n’est point encore raccommodé, et ne peut pas l’être que d’une mer plus unie et plus tranquille. Nos charpentiers préparent tout, et cependant nous gouvernons à la voile. Ils espèrent que demain tout sera raccommodé, pourvu que la mer le permette. En un mot, nous sommes mal, si Dieu n’a pitié de nous. Grâce à sa bonté, le vent a calmé à la pointe de jour : au lever du soleil, le temps s’est éclairci, et ce soir, il ne vente presque point du tout. Nous nous sommes rejoints cet après-midi vers les cinq heures ; mais, bien {p. 211} éloignés la plupart. Nous ne sommes plus que cinq navires, dont le Gaillard n’est point du nombre. Nous ne savons ce que peut être devenu Monsieur du Quesne : Dieu veuille qu’il ne lui soit point arrivé de malheur. Nous avons vu un mât de hune à l’eau ; il a passé proche de nous : plaise à la bonté divine que ce soit un mât de rechange, qu’il ait volontairement jeté à la mer, pour soulager d’autant un des côtés de son navire. Nous le croyons et l’espérons ainsi, d’autant plus que ce mât de hune n’entraînait après lui, ni agrès, ni cordage.

Les quatre autres vaisseaux que nous avons rejoints, étaient aussi bien que nous à sec, c’est-à-dire sans voiles ; et, suivant toutes sortes d’apparences, ont été très mal traités de la tempête. Qu’ils soient tels que le vent a voulu les laisser, ils ne peuvent pas être plus mal que nous.

Notre commandant, qui est à présent M. le chevalier d’Aire, a fait signal pour faire approcher les navires du sien. Nous y avons été : il est encore plus mal que nous. Il a perdu beaucoup de pain, son gouvernail a fait comme le nôtre, {p. 212} ses bestiaux ont fait la même chose ; et, plus que tout cela, c’est que l’eau ne tarit point chez lui, qu’il en a eu jusques à six pieds dans son fond de cale, qu’il a une voie d’eau qu’on n’a point encore pu boucher, parce qu’elle est presque sous la quille, et qu’il est obligé d’entretenir toujours quatre pompes. Si cela est, il est à plaindre, n’en fallant pas plus pour mettre un équipage sur les dents. Seize hommes, ce sont huit de chaque quart, qui se relèvent de deux heures en deux heures, toujours occupés à un travail rude et pénible, font bien de la diminution sur le reste, outre ceux qui vont être occupés à son gouvernail. Les matelots gagnent-ils bien leur pain, et leurs gages ? Ce navire a tant souffert pendant le mauvais temps que pour le soulager M. d’Aire a été obligé de faire jeter à la mer quatre grosses pièces de canon de trente-six livres, de la batterie du tillac, par le travers du mât d’artimon.

Nous avons parlé ce soir à messieurs du Lion, qui sont, comme par gageure, dans le même état que nous ; et, outre cela, leur éperon a été emporté. Ils ont fait, comme les gens de l’Oiseau et  {p. 213} nous, un vœu de bien bon cœur à Notre-Dame, et à sainte Anne d’Auray. Mais, zest :

Passato pericolo, gabbato il Santo, dit l’Italien.

Nos périls tous les jours enrichiraient les saints,

Si nous nous souvenions des vœux qu’ils nous font faire.

La Fontaine, qui le dit, a raison aussi bien que l’Italien. Quelques officiers, par honneur ; quelques autres, mais en très petit nombre, pourront par dévotion faire le pèlerinage : et le reste, ne composant pas la plus saine et meilleure partie du troupeau, quoique la plus nombreuse, se souviendra du vœu, comme de Jean de Wert, puisqu’ils l’ont si tôt oublié qu’ils se demandaient en dînant ce qu’on avait promis. Qu’on ajoute à cela la dévotion bretonne et on croira, tout aussi bien que moi, que sainte Anne d’Auray n’en sera guère plus riche.

Nous ne savons dans quel état sont le Florissant, et le Dragon, n’ayant pu {p. 214} leur parler, parce que le vent est faible et la mer fort émue.

Je garde le bon, ou plutôt le surprenant, pour dernier article. Samedi, hier, sur les deux heures après midi, un matelot travaillant avec les pilotes après le reste du fanal qui avait été emporté, est descendu de dessus les cages à poules sur la haute dunette ; et, dans ce moment, le gouvernail, qui avait brisé sa barre, a donné un si furieux coup dans l’arcasse ou étambot, que tout le derrière du vaisseau en a été ébranlé. Ce matelot a été saisi d’une telle peur, qu’il est tombé roide mort, blanc comme albâtre, et froid comme glace. Le chirurgien, ni l’aumônier, n’avaient rien à faire après lui qu’à prier Dieu. On l’a porté dans la fosse du chirurgien, et le vent ayant un peu calmé au jour, il l’a ouvert. Je m’y suis trouvé. Tout le sang était retiré et figé autour du cœur, et les veines des quatre membres toutes vides.

Je n’aurais jamais cru, si je ne l’avais vu, que la peur pût faire une impression si vive, et qui nous a tous surpris, nous ayant toujours paru bon enfant, et brave garçon. {p. 215}

Du lundi 5 mars 1691. §

Toujours même vent bien faible, et contraire, et la mer aussi unie que la Seine. Le navire est déguisé en friperie, chacun ayant mis ses hardes à l’air, parce que tout a été mouillé dans l’entre-deux-ponts, où les coffres nageaient comme ils auraient fait à la mer. Notre gouvernail n’est pas tout à fait raccommodé : et tout le mauvais temps n’est pas passé, puisqu’il nous reste le cap de Bonne-Espérance à passer ; et je désespère presque de retourner en France, s’il en faut souffrir la centième partie de ce que nous avons souffert ici.

Du mardi 6 mars 1691. §

Dieu sur tout : ce qu’il garde est bien gardé. L’équipage a été régalé aujourd’hui pour le dédommager de ce qu’il a souffert pendant l’ouragan ; et un bordage d’artimon cet après-midi a achevé de le faire oublier. Chacun chante l’air d’opéra le mieux qu’il peut, et ne se souvient de la tempête, qu’à cause des gros bestiaux qu’elle a tués ou empor- {p. 216} tés. Ce qui est pour chacun autant de rafraîchissement perdu. Il faut le dire à la louange, et à la honte de notre nation, rien de si prompt et de si vif au travail, rien de si entreprenant ; mais aussi, rien de si sensible dans un péril où la défense est inutile, ou plutôt contre lequel il n’y en a point ; mais aussi, rien de si tôt consolé, et si sujet à l’oubli. Je parierais cent contre un, qu’il n’y a pas quatre hommes ici, qui se souviennent du vœu, entre lesquels je ne mets point l’aumônier. Il a fait beau toute la journée : le vent est contraire ; mais, grâce à Dieu, bien faible.

Du mercredi 7 mars 1691. §

Calme tout plat, et beau temps ; tant mieux : cela, s’il plaît à Dieu, nous amènera bon vent. La beauté du temps nous a conviés de mettre à l’air une partie du pain qui a été mouillé dans la soute, et on a proposé à l’équipage d’en retrancher un tiers par repas, et de jeter celui-là. Parler à des matelots de jeûner, c’est comme si on parlait aux cardinaux à Rome de faire carême. {p. 217} Ils ont rejeté la proposition ; et ont dit que tant que ce pain-là durerait, ils en mangeraient le soir dans leur chaudière, recuit avec la graisse du dîner, et assaisonné de vinaigre. Le chirurgien a été consulté ; et ayant dit, que cela ne pouvait faire aucun mal, M. de Porrières y a consenti : bien résolu pourtant de ne s’y pas tenir, si cela nous donne des maladies.

Du jeudi 8 mars 1691. §

Le temps, dès les deux heures du matin, s’est tout a fait couvert : il fait une brume fort épaisse, et une petite pluie bien froide ; ce qui, pour me servir du terme de Paris, nous a donné un temps bien maussade : et comme aucun vent ne dissipait ces vapeurs, on ne voyait pas à une demie-lieue devant soi.

Du vendredi 9 mars 1691. §

Le vent est revenu tel qu’il était mardi dernier Sud-Sud-Ouest ; ainsi contraire. Le temps est toujours couvert et embrumé : celui qu’il a fait hier, joint à l’obscurité de cette nuit, nous ont fait {p. 218} perdre le Lion de vue : nous ne voyons plus que le Florissant, l’Oiseau et le Dragon.

Du samedi 10 mars 1691. §

On acheva enfin hier au soir fort tard d’accommoder notre gouvernail, et cela très à propos pour nous ; car, s’il avait encore manqué, nous aurions été très embarrassés à soutenir le vent contraire et violent qui a soufflé cette nuit. Nous avons tous extrêmement fatigué. Notre grand mât a couru risque de casser ; et, pour nous achever, notre soute a fait de l’eau sur nouveaux frais. D’où diable vient-elle ? Car il n’a point fait de pluie. Les charpentiers, et les calfats, en cherchent la voie ; et moi, si l’on pouvait m’entendre d’Europe, je prierais la Compagnie, et ma famille, de faire prier Dieu pour nous

Du dimanche 11 mars 1691. §

Le vent a calmé à minuit, et ce matin est revenu, ni bon, ni mauvais. Le temps s’est éclairci cet après-midi. Nous ne voyons encore que trois navires avec nous. Où sont le Gaillard, et le Lion ? {p. 219} Hon ! Si le troupeau se disperse, gare des loups !

Du lundi 12 mars 1691. §

Point du tout de vent ; mais, beau temps. Nous avons revu le Lion : il n’était pas à une lieue de nous ; mais, la brume le cachait.

Du mardi 13 mars 1691. §

Le vent est venu bon sur le midi ; mais bien faible : c’est du Sud-Est.

Du mercredi 14 mars 1691. §

Toujours bon petit vent, et temps couvert. Le commandeur, avec tous les officiers mariniers et moi, avons été à bord de l’Oiseau parler à M. d’Aire, à présent notre commandant. Je lui ai lu à haute voix le procès-verbal de l’état où nous sommes, et tous l’ont assuré très sincère. Ensuite M. de Porrières lui a dit qu’attendu le mauvais état du vaisseau, plus de trente hommes malades, ou hors de service, toutes nos légumes, et beaucoup de pain pourris et jetés à {p. 220} la mer, la disette de vivres dont nous sommes menacés, le peu d’eau que nous avons en ayant déjà consommé plus de la moitié, et plus que tout cela notre gouvernail hors d’état de soutenir un gros temps, son dessein était de se séparer du reste de l’escadre, pour gagner les devants ; nous étant absolument impossible de tenir longtemps la mer sans nous raccommoder, et un navire faisant seul beaucoup plus de chemin, que lorsqu’il est en compagnie obligé de retarder sa route.

À cela, M. le chevalier d’Aire a répondu, que M. de Porrières ne devait pas douter, qu’il n’eût aussi bien que lui quantité de malades, et quantité de vivres gâtés ; qu’il avait même bien plus souffert, ayant été obligé de jeter à la mer quatre grosses pièces de canon, du travers de son artimon, pour alléger son navire, dans le fond de cale duquel il y avait eu jusques à cinq pieds et demi d’eau, et trois dans son entre-deux-ponts : ce qui avait duré pendant tout le temps de l’orage, à cause de deux voies d’eau ; et que son gouvernail n’était pas en meilleur état que le nôtre.

Après quoi il a ajouté, vous êtes le [291 erreur pour 221] maître, Monsieur, de faire ce qu’il vous plaira ; mais, ce ne sera assurément pas de mon consentement que nous nous séparerons. Il est encore à présent de la dernière conséquence de ne nous point quitter, et même plus qu’en venant ; parce que nous pouvons trouver vers le Cap une escadre de vaisseaux anglais ou hollandais venant d’Europe, qui insulteront un navire seul ; mais qui auront les trois quarts de la peur, s’ils nous trouvent ensemble. Pour ce qui est de votre gouvernail, prenez mes charpentiers si vous en avez besoin, comme je prendrais les vôtres, si je n’avais pas fait faire au mien tout ce qu’on peut humainement y faire à la mer ; et, à cet égard, j’ai autant de besoin que vous de trouver terre pour le raccommoder sur les ancres.

Pour les vivres, pourvu que nous en ayons tous suffisamment pour gagner les îles de l’Amérique, nous en aurons assez, parce que nous y en trouverons pour nous conduire en France. Il en est de même de l’eau : si vous en manquez avant moi, je vous en donnerai autant que je le pourrai ; je ne crois pourtant pas en avoir plus que vous, mais il n’est {p. 222} pas temps de dire c’est du pain ou de l’eau d’un tel navire ; il est seulement question à présent que celui qui en aura en aidera celui qui en manquera.

Ce n’est pas seulement par le travers du Cap que nous devons craindre de trouver des ennemis ; c’est, bien plus que tout cela, à notre abordage des îles de l’Amérique, où les capres anglais et hollandais croisent incessamment, et où ils entretiennent aussi des escadres qui en bouchent l’atterrage. En y allant, nous passerons à l’île de l’Ascension, où nous trouverons une bouteille que Mr. du Quesne y aura laissée en cas qu’il y ait passé avant nous, ce que je ne crois pas ; puisque au contraire je crois, avec beaucoup d’apparence de raison, qu’il est de l’arrière et peu éloigné. Quoi qu’il en soit, s’il y a passé, il y aura laissé une bouteille. Nous saurons où il sera, et nous pourrons aller le joindre. Si au contraire nous y passons les premiers, nous y en laisserons une qui l’instruira de la route que nous aurons prise, et du lieu où il pourra nous trouver, ou bien nous l’y attendrons, ce qui dépendra du conseil de guerre. En tout cas, Monsieur, je {p. 223} compte sur vous, comme je suis persuadé que vous me rendez la justice de compter sur moi ; je suis persuadé que vous me défendrez bien, si je suis attaqué : soyez persuadé aussi que je ne vous manquerai pas. Ainsi, faisons en sorte de partager ensemble la bonne ou mauvaise aventure ; et, pour cela, ne nous séparons point.

Enfin, Mr. d’Aire a parlé Évangile. Le résultat de la conférence a été que nous ne nous quitterons point, et que nous nous secourerons mutuellement. Notre maître-charpentier a visité le gouvernail du vaisseau, et l’a trouvé tout de même que le nôtre. La quantité d’eau, que ce navire a eue dans son fond de cale a fait fondre une très grande partie du salpêtre dont il était chargé ; ce qui est une bien grosse perte, surtout en temps de guerre : et, par leur propre confession, ils ont fait comme nous un vœu à sainte Anne d’Auray ; je crois en avoir déjà parlé.

Nous sommes revenus à bord après la conférence, suivie d’une collation assez frugale. Quelque mot, lâché à table en soupant, me fait croire que cette visite sera sans fruit ; ne m’apercevant pas que {p. 224} les intentions soient changées, ni que l’esprit de séparation nous ait tout à fait quittés. J’en dirai demain des nouvelles : pour aujourd’hui, je suis las d’écrire.

Du jeudi 15 mars 1691. §

On a vu ce qui se passa hier après-midi à bord de l’Oiseau. Le soir en soupant Mr. de Porrières en fit le rapport en pleine table ; et sans dire ouvertement son dessein que nous prévoyons, il en dit plus qu’il n’en fallait pour se faire entendre. Il ne parla ni du manque des vivres, ni de celui de l’eau ; il savait bien que cet article aurait été contrarié : au contraire, il dit qu’il avait plus de crainte d’en donner aux autres, que de peur d’être obligé de leur en demander. Il parla du gouvernail. Je lui dis que celui de l’Oiseau était dans le même état ; il me répondit qu’il était vrai ; mais que le mal d’autrui ne guérissait point le sien. Il ajouta, que ce vaisseau qui n’allait pas plus qu’une roche, faisait perdre à l’Écueil et à toute l’escadre un temps précieux qu’un navire seul mettrait à profit. Il n’y avait rien à répondre là-dessus ; étant {p. 225} très vrai qu’il va très mal, malgré tout ce que Mr. l’abbé de Choisy pouvait en dire dans sa relation, qui sur ce fait ne s’accorde point du tout avec la vérité. Mr. de Porrières ajouta que, pour ce qui était des vaisseaux ennemis venant d’Europe, il ne voyait aucune apparence d’en trouver vers le cap de Bonne-Espérance, puisque à peine pouvaient-ils être à présent sortis de la Tamise ou du Texel, la saison n’étant pas assez avancée. Qu’à l’égard de ceux qu’on pouvait trouver à l’atterrage des îles de l’Amérique, la France y en entretenait aussi ; et qu’on pourrait tout aussi bien trouver ceux-ci que ceux-là. Il ne s’est pas plus expliqué : mais, je ne crois pas qu’il faille être prophète ni sorcier pour tirer juste l’horoscope de son discours. J’avoue que cette séparation ne me plaît point, et que, si j’en étais le maître, je m’y opposerais de tout mon possible.

Le ciel est toujours couvert, et nous donne de la pluie de temps en temps. Cependant le vent est venu assez bon cet après-midi. Le Lion était fort éloigné devant nous, et semblait vouloir s’écarter de la bande ; mais Mr. d’Aire a tiré un coup de canon sous le vent pour {p. 226} le faire approcher de lui. Cela marque qu’il ne veut pas qu’on le quitte. Je trouve qu’il a, comme dit le docteur Balouarde, raison vingt fois plus que davantage.

Du vendredi 16 mars 1691. §

Il a calmé tout plat dès hier au soir, et il n’a pas fait un souffle de vent ni cette nuit ni toute la journée. Du reste, le temps a été très beau ; et ce soir vers les sept heures, il s’est levé un petit vent d’Est-Sud-Est, c’est-à-dire du bon côté : s’il rafraîchissait, nous serions très heureux.

Du samedi 17 mars 1691. §

Nous avançons toujours un peu, quoique le petit vent qu’il fait soit très variable. Nous espérons pourtant, qu’avec la grâce de Dieu, nous passerons le cap de Bonne-Espérance avant la fin du mois. {p. 227}

Du dimanche 18 mars 1691. §

Notre aumônier n’est nullement content de la relation que Mr. de Porrières fit mercredi au soir à table, ni de la résolution qu’il semble avoir prise de se séparer du reste de l’escadre. Il en est très intrigué ; et Mr. de La Chassée, son fléau, homme autant railleur qu’il y en ait au monde, l’a turlupiné d’une terrible force. Ils étaient venus ensemble dans ma chambre, et le chevalier de Bouchetière y est entré. Nous y avons bu deux bouteilles de vin de Tursan, outre le déjeuner d’où nous sortions ; et y avons ri de bon cœur, aux dépens de l’aumônier, qui ne savait à quel saint se vouer, pour se tirer de nos brocards.

Mr. de La Chassée lui demandait s’il craignait que les Anglais ou les Hollandais profitassent de la succession de Le Vasseur, en nous prenant. Bouchetière disait à La Chassée qu’il se trompait, que la prudence du pater avait été au-devant de ce coup-là, ayant fait transporter sur le Florissant et le Dragon les plus gros effets. Je disais, de ma part, {p. 228} que pour lui mettre la conscience en repos, j’offrais d’en refaire l’inventaire sous sa dictée ; que je lui laisserais tout en main, à condition de s’en rendre dépositaire comme de bien de Justice, sauf à le représenter à qui il appartiendrait, à condition de ne point parler de testament. Bon, disait La Chassée, tu ne l’entends pas mal : ne serait-ce pas là vouloir rendre ; et les moines rendent-ils rien ? Et où diable notre pater, s’il avait rendu, trouverait-il de quoi se faire recevoir docteur, afin d’avoir une cure de la dépendance de son ordre, et y vivre en papimane, après être sorti de l’île sonnante ! Qu’entendez-vous par là ? lui a demandé Bouchetière. Je veux dire, a repris La Chassée, que tous les religieux, ou moines, ou soi-disant tels, ont aussi peu de charité l’un pour l’autre que le diable en avait pour Job ; qu’ils ne se facilitent rien, et ne se pardonnent rien ; que Rabelais a raison de dire que l’île sonnante n’est habitée que par des gens du pays de trop d’iceux ; et qu’ils sont dévorés d’ambition. Voici leur véritable définition ; gens rassemblés sans se connaître… Vivant ensemble sans s’aimer… Se quittant sans {p. 229} se regretter… Se trahissant par charité et s’enterrant en chantant : du reste, aussi attirants que des éponges, et aussi peu secourables que le rat de La Fontaine, qui les a peints dans cet apologue.

Par exemple, a-t-il poursuivi, voilà notre patriarche résolu d’aller à Paris pour se mettre sur les bancs et prendre le bonnet. Je me donne au diable, s’il tire aucun secours de ses frères ; j’entends les religieux de son ordre. Il fait bien de se munir d’argent ; car, il faudra qu’il paie sa pension aux dominicains de la rue Saint-Jacques, qui ne lui feraient pas crédit d’un sou, et qui pourtant ne lui donneront le soir que deux onces de pain, un demi-setier de vin, et six pruneaux. S’il ne s’en contente pas, les cabarets ne sont pas loin ; mais il faudra qu’il y aille bien secrètement, ou qu’il se fasse apporter bien secrètement aussi ce qu’il voudra avoir : encore faudra-t-il gagner le portier. Savez-vous, père, la chanson du portier du couvent, dans la comédie des Moines ? [lien avec Difficultés, II, p. 131 ; III, p. 101] La voici.

Quoi qu’il entre ou quoi qu’il sorte,

J’ai droit de dîme à la porte.

Pon patapon, tarare ponpon. {p. 230}

Je me moque du cellier

Dont le prieur est portier ;

J’avale ce qu’on apporte...

Pon patapon, tarare ponpon.

Ai-je menti, père ? a-t-il continué en apostrophant l’aumônier. Celui-ci, en riant du bout des lèvres, a été obligé de convenir qu’une partie de ce qu’il disait était vrai, et qu’il était fort bien instruit.

J’avais lu une partie de ce caractère des moines dans Mr. l’évêque d[e] Bell[ey] [lien avec Mémoires, f° 119 v° ], ai-je dit ; et je me souviens qu’il dit, entre autres choses, qu’ils ressemblent les cruches, qui ne se baissent que pour se remplir : et je me souviens bien encore que l’abbé Tritème dit qu’il faut les considérer dans l’Église comme on considère les rats et les souris dans une vieille maison, uniquement comme une marque certaine de sa prochaine destruction ; et, en effet, combien d’abus et de fraudes pieuses se sont introduits dans l’Église, depuis qu’ils ont été tirés de ce qu’on nommait autrefois Monstiers !

Je ne sais ce que c’est que l’évêque du Balai, non plus que l’abbé Tiretaine, a {p. 231} dit Bouchetière : je ne m’amuse point à lire ; mais, je sais bien que les moines d’Espagne ne valent rien, et que j’aimerais mieux parler devant eux du diable, d’une putain ou d’un bardache, que de Dieu, de la Vierge, des saints, du pape, ou d’eux-mêmes. Les b… ont voulu me faire mettre à l’Inquisition, et si je veux que le diable m’étrangle, si je me souviens de ce que j’avais dit. Nous avons ri du balai, de la tiretaine, et de l’air naïf dont il parlait ; et comme le sujet a été mené fort loin par La Chassée, qui ne ménageait point les moines, notre aumônier, croyant le faire taire, a été chercher une petite bouteille de fenouillette de Ré. Bien loin de lui imposer silence, il n’a fait que l’animer. Morbleu, a-t-il dit, après en avoir bu, celle-là vient de Le Vasseur (elle en venait en effet). Comptez, père, que je vas vous faire enrager si vous ne nous en donnez pas chacun un gros flacon : vous en avez eu dix-huit. Le père a voulu nier. Vous le voulez comme cela, lui a dit La Chassée : soit, il faut vous montrer que je suis de parole. Ferme ta porte, et ôte ta clef, m’a-t-il dit : il faut qu’il entende malgré lui, dépêche- {p. 232} toi. Je l’ai fait malgré le père, qui voulait m’en empêcher, très impatient de savoir ce qu’il avait à dire.

Ho, ma foi, béat père, vous allez enrager, lui a-t-il dit, de n’avoir pas voulu nous donner à chacun notre flacon ; mais, quand j’aurai une fois commencé, il ne sera plus temps de me demander quartier. Je parie, m’a-t-il dit, que tout subtil et examinant que tu es, tu n’as pas pris garde à la manière dont les dominicains ou jacobins communient en France ? Notre aumônier a voulu sortir ; mais la porte fermée l’en a empêché. Il m’a prié de la lui ouvrir : La Chassée me l’a défendu, et m’a dit de lui jeter ma clef ; je la lui ai jetée. Ho ! Mon très cher révérend, lui a-t-il dit, vous êtes trop prompt et trop impatient : ne savez-vous pas bien qu’une comédie a cinq actes ? Et vous voulez quitter le théâtre dès le commencement du premier ! Vous écouterez pourtant, ou vous irez nous quérir chacun notre flacon ; auquel cas je me tairai : sinon, je me donne au diable si je n’introduis sur la scène votre aimable chanteuse de Morlaix, l’opposition de la tante, et la jalousie de votre {p. 233} prieur ; j’y mêlerai la surveillance de vos frères sur celle du portier ; j’y parlerai de la fouace. Cela composera les quatre premiers actes ; et, au cinquième, pour éviter tout le scandale, malgré parents et amis de la belle, malgré les jaloux, et l’indiscrète vigilance des autres religieux, je vous marierai ensemble. Le pauvre pater, tout défait et confus, a mieux aimé qu’il lui en coûtât trois flacons de sa cave, que de laisser achever notre vieux reître, qui a, je crois, aussi bien que La Rancune du Roman comique de Scarron, des mémoires de l’histoire scandaleuse de tout le genre humain.

Pendant que notre aumônier a été sorti, j’ai demandé à La Chassée, ce qu’il avait voulu dire sur la manière de communier des dominicains. C’est, m’a-t-il répondu, qu’ils ne touchent point en France dans cette action la Sainte Hostie de la main droite, et qu’ils ne se communient que de la gauche, en mémoire de Henri III, qui a été assassiné par Jacques Clément, moine de leur ordre ; mais, taisons-nous, j’entends notre patriarche, parlons d’autre chose : et en même temps changea de discours.

{p. 234} Il rentra en effet, et Bouchetière continuant la conversation qui avait été commencée, dit que cette séparation de notre vaisseau du reste de l’escadre ne lui agréait pas non plus. Qu’il n’en savait point la cause, et que tout ce qu’il en pouvait dire n’était fondé que sur de simples soupçons, peut-être mal conçus. Nous l’avons prié de nous en faire part : il l’a fait, et voici ce qu’il nous a dit. Que le commandeur et M. d’Aire, n’avaient jamais été bons amis, quoique jamais ils n’eussent eu de querelle ensemble ; que le commandeur avait espéré s’embarquer pour les Indes, comme capitaine en chef, et non comme capitaine en second. Que l’Oiseau avait été donné à M. d’Aire, comme au plus ancien, et que c’était en cette qualité qu’il commandait l’escadre en chef en l’absence de M. du Quesne. Qu’il croyait que M. de Porrières, sur ce pied, aimerait mieux être commandé par tout autre, que par M. d’Aire, qui n’était que simple chevalier de Malte, auquel il était obligé d’obéir sur les vaisseaux français, parce que les commandeurs et les chevaliers de l’Ordre n’y sont placés que par la volonté de {p. 235} la cour indistinctement des autres Français à son choix, ou suivant leur ancienneté de service ; au lieu que si les vaisseaux étaient navires de l’Ordre, M. d’Aire, comme simple chevalier, serait obligé de suivre les siens, comme venant d’un commandeur. Qu’il croyait que c’était cette jalousie du commandement, qui le faisait éloigner de lui. Qu’elle avait fait perdre à l’Espagne une très grande quantité d’officiers braves et expérimentés ; et qu’il ne doutait pas qu’elle ne régnât en France, aussi bien qu’en Espagne et ailleurs.

Cette réflexion du chevalier de Bouchetière nous a paru de très bons sens, et sa franchise nous a charmés ; car, ce n’est plus le même homme qui s’est embarqué avec nous : il est redevenu français, et a changé du noir au blanc. Il m’appelle quelquefois en riant son précepteur, et La Chassée son gouverneur ; et la concorde est entière. La conversation est insensiblement retombée sur les moines, et Bouchetière a demandé à La Chassée par quel endroit les moines lui étaient si bien connus, et qui l’en avait si bien instruit ; ajoutant que le calvinisme, dans lequel il avait été élevé, {p. 236} pouvait bien lui en avoir inspiré de la haine ; mais, n’avait pas pu lui donner une parfaite connaissance de leur intérieur domestique ou conventuel, qu’ils cachent le plus qu’il leur est possible, et surtout aux séculiers.

Ho ! Mordi, a répondu La Chassée à qui la langue démangeait, ç’a été aussi un moine qui m’en a instruit. Il m’a volé, il m’a fait pâtir comme un chien, il est cause qu’on s’est moqué de moi ; et, malgré tout cela, nous sommes lui et moi les meilleurs amis du monde. Il m’en a payé l’intérêt avec usure ; et il y a environ quatre ans que, pour marque de réconciliation entière, je lui ai emprunté vingt-cinq pistoles d’Espagne, que je lui dois et que je lui devrai toujours : ayant bien résolu de les garder, quand ce ne serait que pour me souvenir de lui comme d’un fripon. Écoutez, Messieurs, a-t-il poursuivi, et vous allez savoir ce que vous voulez apprendre ; bien entendu pourtant que cela ne choquera pas notre patriarche, puisque l’homme en question n’était pas de son ordre, mais de celui de saint François.

Avant la guerre de Hollande, c’est- {p. 237} à-dire vers la fin de l’année 1671, je vins en France pour quelques affaires domestiques : je n’y restai que fort peu de temps, et me mis en chemin pour retourner à Utrecht, où le régiment était en garnison, au service des États Généraux. Il y avait longtemps que j’étais dans ce régiment, duquel un oncle que j’avais était lieutenant-colonel. J’eus quelque peine à obtenir mon passeport, mais enfin je l’eus ; et ayant quelque connaissance à Béthune, j’en pris la route. Je trouvai à Péronne au Grand Cerf, un cordelier nommé le père Germain : c’est mon homme. Nous dînâmes ensemble, et j’appris qu’il allait à Mons. Comme je n’étais pas pressé, je lui dis que s’il voulait venir avec moi jusques à Béthune je le conduirais jusques à Mons. Il en fit quelque difficulté ; mais, une bouteille de vin de champagne que je fis venir, et une bourse bien remplie que je lui montrai, en lui disant qu’elle nous garantirait de la soif et de la faim, le firent résoudre ; car il manquait d’espèces sonnantes de passage.

Nous fîmes seuls le chemin avec plaisir : il n’avait point de compagnon. Sa {p. 238} conversation me plaisait, il n’était point façonnier, il avait le mot pour rire, il aimait à boire la gouttelette, en un mot j’étais fâché que nous serions bientôt obligés de nous quitter. Après ma tournée, et nous [étant] fort bien divertis à Arras, à Béthune, et à Lens, nous arrivâmes à Douai, où je ne connaissais pas une âme. Nous allâmes loger au Loup sur la grand-place, et comme je comptais de le laisser à Mons, et que ce serait à Douai que se ferait notre dernier repas, je résolus de le solenniser bachiquement. Le cordelier buvait mieux que moi, cependant, après deux coups de bière, et le vin de bourgogne, à la manière des Flamands, le vin de champagne, le ratafia, et l’eau-de-vie eurent leur tour. Le cordelier se tuait de me dire devant les gens qui nous servaient que nous buvions trop, et que nous nous en sentirions le lendemain ; mais, en particulier, il me faisait boire comme une éponge, et s’excusait de boire, sur ce que les Parisiens n’étaient pas grands buveurs.

Enfin, après bien des simagrées, le maître de l’auberge, et une grosse servante étant dans notre chambre, il se laissa tomber comme ivre mort, rendit du {p. 239} vin et autre chose, joua la comédie en perfection, et nous eûmes tous trois bien de la peine à le mettre au lit, où un moment après il nous parut ronfler comme une pédale d’orgue. Je me mis au lit à mon tour, où je dormis jusques à plus de neuf heures du lendemain.

Je voulus m’habiller ; mais, quel fut mon étonnement de ne trouver pour tout vêtement, que de gros bas et des guêtres, de méchants souliers, des culottes de peau, et la jaquette d’un cordelier avec le capuchon ; et le tout attaché ensemble par une corde de crin ! J’appelai mon cordelier, qui ne pouvait pas m’entendre, devant être déjà à Mons. Je me mis à crier À moi ! L’hôte monta et me demanda avec un froid de Flamand, si j’avais bien dormi ? Où est le cordelier ? lui demandai-je. Êtes-vous encore saoul ? me répondit-il. Croyez-vous avoir changé d’état ? C’est vous, qui êtes cordelier. L’officier, avec qui vous avez soupé hier, est parti ce matin à porte ouvrante : et, ma foi, c’est un brave homme ; car, après avoir tout payé, il m’a ordonné de vous laisser dormir et de vous bien donner à déjeuner, et m’a encore laissé quatre escalins.

{p. 240} Je ne sais comment je lui laissai le temps d’achever ; mais, je me mis à jurer d’une manière qui ne convenait point à l’habit qu’on voulait qui fût à moi. Le bruit que je fis fit monter des officiers de la garnison, et d’autres, qui déjeunaient en bas. Ils rirent de mon aventure à gorge déployée ; entre autres un capitaine dans le régiment d’infanterie de la Reine. Ce capitaine, nommé Cauvreville, très brave homme, est passé depuis peu en Hollande, à cause d’un duel où il a tué son homme. Celui-ci, aussi malin qu’un diable, fit semblant de me vouloir consoler, et fit l’inventaire des hardes du cordelier. Il y trouva un quart de bréviaire, dont l’oubli prouvait que celui auquel il appartenait ne voulait plus s’en servir. Il y trouva une obédience au nom de frère Étienne Germain, qui était son nom, pour aller régenter en théologie à Bruxelles, et une lettre, écriture de femme, qui nous instruisit que ce saint religieux avait débauché une fille nommée Marie Coignet, qui lui promettait de le suivre partout.

Cette lettre était à l’adresse du R.P. Germain, cordelier, au grand couvent {p. 241} à Paris ; sans date, ni nom du lieu d’où elle avait été écrite : mais, ce nom de Germain cadrait à celui de son obédience, et qu’il portait. Il est très vrai que si j’avais su quelle était cette Marie Coignet, j’aurais averti ses parents de prendre part à sa conduite, et leur aurais envoyé sa lettre. L’oubli de cette lettre était une marque du trouble de mon fripon et de son impatience. Il m’a avoué depuis que ni les autres, ni moi, qui l’avions cru ainsi, ne nous étions pas trompés, et que cette lettre l’avait mis dans une terrible inquiétude. Revenons à moi : je le retrouverai quand il en sera temps.

Tous ces officiers ajoutèrent foi à mon rapport, et me promirent de me prêter un habit de ma taille. Cauvreville envoya m’en chercher un. Son valet vint dire que la doublure du justaucorps de son maître était décousue ; qu’il allait chez le tailleur, à qui il l’avait donné pour la recoudre, et que je l’aurais dans une heure au plus tard. Je pris donc patience, dans l’espérance de jeter bientôt le froc aux orties ; mais, il me fallut essuyer deux scènes, dont la dernière fut très mortifian- {p. 242} te, et la première toute risible.

Ils me firent lever pour dîner ; et, faute d’autre habit, il me fut force de prendre celui que le cordelier avait laissé ; mais je ne comptais pas de sortir de ma chambre où l’on avait servi. Autre redoublement de rire, tant de la part de ces messieurs que de la mienne, de me voir si bien déguisé en mascarade papale : chacun en riait de tout son cœur, et moi-même le premier. Voilà la première scène ; et voici la seconde.

Les diables, avec qui j’étais, avaient fait avertir le gouverneur de Douai de mon aventure. Il voulut avoir sa part du divertissement. C’était un seigneur wallon, qui y commandait pour l’Espagne, et l’homme le plus railleur qu’on puisse voir. Il vint comme nous allions nous mettre à table ; et tabla, lui, par dire qu’il y avait de la trahison, et que sans cela six officiers français, qui se disaient tous bons catholiques, ne se trouveraient pas à point nommé avec un cordelier, qui se disait huguenot, dans une ville qui n’appartenait pas à la France. Il poursuivit par dire qu’il me voulait interroger lui-même, et me fit traverser à sa suite tout le chemin de {p. 243} la grande place au gouvernement.

Un religieux prisonnier, dans une ville espagnole était un spectacle tout nouveau. Aussi fus-je regardé par tout le monde, et j’enrageais de toute mon âme, non seulement de servir de jouet aux regardants ; mais aussi, de me voir enguenilloné comme j’étais. Enfin, ma confusion cessa. Je fus présenté à la gouvernante, Flamande toute belle et toute jeune. On m’y prêta un habit complet, une perruque, du linge, et tout le reste qui convient à un officier français ; et ce fut Cauvreville, qui m’accommoda de pied en cap. Je n’ai jamais pu savoir de lui ce qu’il faisait à Douai, quoique ce n’a été que fort longtemps depuis qu’il a quitté le service de France. Nous dînâmes tous chez le gouverneur, qui nous régala fort bien, et qui me dit qu’il savait tout ce qui m’était arrivé, et qu’il ne m’avait donné la confusion que j’avais eue que pour m’apprendre à ne me jamais fier à moine ; et, qu’en homme sincère, l’Espagnol avait raison, qu’il y avait en effet trois choses dans le monde, dont son proverbe avertissait de se défier, du devant d’une femme, du derrière d’une {p. 244} mule, et d’un moine de tous les côtés, parce que le tout n’est que tromperie et malice.

Ce gouverneur me donna un homme de confiance, que j’envoyai à Utrecht. Cauvreville me prêta de l’argent, jusques à son retour : et, quelque prière que je leur eusse faite à tous de tenir mon aventure secrète, elle y fut sue ; et, sitôt que je fus arrivé, l’officier de garde me salua du nom de Mon Révérend Père. Je vis bien que si je m’en fâchais, il faudrait me résoudre à quereller avec tout le monde. Je pris le meilleur parti, qui fut d’en rire, et de garder ma rancune contre le P. Germain.

Je le trouvai à Amsterdam, six ans après, peu avant la paix de Nimègue. Un léger intérêt du régiment m’y avait mené ; et, malgré l’intervalle de temps, on s’y souvenait de mon aventure. Je parlai au trésorier des États, qui dit à son premier commis, dépêchez-le ; car c’est un cordelier ; et il ne faut qu’un moine pour nous faire enrager tous. Il est vrai, lui dis-je en riant, qu’on m’en a fait prendre l’habit ; mais, je ne l’ai pas gardé : et tout le vœu que j’ai fait dedans, c’est de les {p. 245} bien battre, s’il en tombe quelqu’un entre mes mains.

Vous seriez bien surpris, me dit ce commis, si je vous offrais à dîner chez M. Germain, et qu’il vous rendît avec usure, tout ce qu’il vous a pris ? À ce nom de Germain, je vis tout d’un coup ce qui en était. Je le pris au mot, et nous y allâmes. Je vis une maison très propre et fort bien meublée ; une femme d’environ trente ans, belle, bien faite, et d’un air très vif, et très animé. M. Germain, puisque Germain y a, me reconnut tout d’un coup, et m’embrassa. Je fus quelque temps à me le remettre. Il ne faut pas s’en étonner : je ne l’avais vu qu’en moine, et jamais en habit décent, ou du monde. Il me demanda mille pardons, m’obligea de prendre deux fois plus que la valeur de ce qu’il m’avait pris, m’accabla d’offres ; et voici son histoire, telle qu’il me l’a contée.

Qu’il était confesseur dans son couvent, et qu’entre ses pénitentes il y avait une demoiselle, qui lui parut d’une conscience autant délicate, que la beauté de sa personne était charmante. Qu’il l’avait entretenue de mystères plus hauts {p. 246} que la capacité d’une fille ne doit monter ; qu’il lui avait inspiré des scrupules sur sa religion ; et qu’enfin, toujours sous le sceau de la confession, voyant la matière bien disposée à la forme qu’il voulait lui faire prendre, il lui avait déclaré que la religion réformée de Calvin était la meilleure ; qu’il était résolu de la suivre, et pour cela, de quitter son couvent ; et que lui parlant toujours à son confessionnal, il lui avait dit, qu’il était prêt d’exécuter son dessein ; qu’il s’était enfin déclaré plus ouvertement. Sans entrer dans le détail qu’il me fit de leurs conversations, poursuivit La Chassée, que je pris pour lors en véritable calviniste, et qui me paraissent à présent abominables, contentez-vous de savoir qu’il la pervertit, et la résolut à le suivre ; que la peur qu’il avait qu’elle ne lui échappât l’avait obligé à s’en assurer par des faveurs sensibles ; que pour cela, il lui avait donné rendez-vous dans une maison où il était le maître ; qu’il s’y était trouvé en habit de cavalier ; et qu’enfin, s’étant promis de s’épouser, ils y étaient devenus mari et femme.

Qu’après cela, il avait tout mis en œuvre pour partir ; qu’il avait pris des let- {p. 247} tres de change à Paris sur Amsterdam, pour le plus d’argent qu’il avait pu, qui n’aurait pas été grand-chose, sans sa maîtresse, et n’avait réservé sur lui que ce qu’il lui fallait de comptant, pour faire le voyage, et avoir un habit du monde. Qu’il avait postulé, auprès du provincial général, la chaire de théologie à Bruxelles ; qu’il l’avait obtenue avec bien de la peine ; et qu’il était en chemin, lorsque, malheureusement pour moi, il m’avait trouvé à Péronne. Qu’il y avait tout d’un coup formé la résolution qu’il avait exécutée à Douai ; et qu’en sortant de cette ville, il s’était servi de mes passeports, pour venir directement à Amsterdam.

Je sais tout ce qui vous est arrivé à Douai, monsieur, poursuivit-il ; mais, vous ne pouvez comprendre quel fut mon désespoir, de ne pas trouver la lettre que j’avais laissée dans la manche de l’habit que je vous avais laissé. Il fut tel que je fus prêt de retourner sur mes pas ; mais, tout l’éclat ayant dû être fait, ne m’étant aperçu qu’à Rotterdam de la perte de cette lettre, que je croyais avoir mise avec mes billets de change, je craignis de me perdre inuti- {p. 248} lement en m’exposant aux pénitences du couvent, mille fois plus terribles que la roue et le feu. Enfin, j’arrivai ici quinze jours après vous avoir laissé à Douai. J’y reçus la valeur de mes billets, que j’avais toujours conservés dans une bourse pendue à mon cou ; et restai plus de trois semaines dans des inquiétudes mortelles, dont je ne fus tiré que par des lettres que je reçus d’Anvers.

La demoiselle, que j’avais laissée à Paris n’avait plus ni père, ni mère, et peut en avoir hérité environ deux cent mille francs de bien. Elle était âgée de vingt-trois à vingt-quatre ans, et demeurait chez un homme de fortune, dont la femme était sa tante à la mode de Bretagne ; c’est-à-dire, qu’elle avait le germain sur elle. Cette femme avait six enfants, et était seule et unique héritière de la demoiselle : et le mari et la femme, qui ne voulaient pas qu’elle se mariât, faisaient, par un esprit d’intérêt, tout leur possible pour l’engager à se faire religieuse. C’était dans ce dessein qu’ils souffraient son assiduité à l’Église, et à mon confessionnal ; ne doutant point qu’un religieux, qui avait acquis quelque réputation dans la chaire, ne la for- {p. 249} tifiât dans le mépris du monde et le goût de la retraite, si elle me découvrait qu’elle voulût quitter celui-là pour embrasser celle-ci. Ils m’avaient découvert eux-mêmes leur intention ; et ce ne fut pas une des moindres raisons dont je me servis pour la déterminer à me suivre. Ainsi, bien loin que je contribuasse à leur dessein, ils m’armèrent contre eux-mêmes, pour faire plus facilement réussir le mien ; et c’est à quoi je ne m’endormis pas.

Je détruisis, après que je l’eus possédée, tous les scrupules qu’elle pouvait avoir, et dans l’Église, et au confessionnal même ; crime digne du feu, si elle et moi n’avions pas été assurés l’un de l’autre : et ainsi, hors de toute crainte, je lui fis comprendre que ce qu’elle pouvait emporter appartenant à ses gens ne vaudrait jamais ce que sa fuite leur laisserait ; et que n’étant engagée à personne, elle pourrait dire, si elle était arrêtée, qu’elle se sauvait des mains de parents tyranniques ; qu’ainsi, il n’y avait rien à craindre pour elle. Et, si je puis me flatter, l’amour qu’elle avait pour moi, achevant de la résoudre, elle consentit à tout ce que je voulus qu’elle fit ; et  {p. 250} un nouveau rendez-vous, que nous primes dans la même maison que la première fois, l’ayant mise pour moi dans la même ardeur que j’avais pour elle, elle fut la première à me presser de partir pour aller goûter ailleurs avec tranquillité des plaisirs qui nous paraissaient si doux. Je lui donnai un plan de ce qu’elle devait faire ; et, elle l’a fort bien exécuté.

Son parent était un gros caissier, toujours fourni d’or, d’argent et de pierreries qu’il avait en gage : en un mot, un usurier, dans le cabinet duquel elle pouvait entrer quand bon lui semblait, en ayant une clef, parce que ce cabinet lui avait servi de chambre et que la porte se fermait par le dedans à un pêne qui obéissait à la chute. Elle y avait fait faire deux clefs sans que personne le sût, afin de n’être plus grondée quand il fallait qu’elle envoyât chercher un serrurier pour ouvrir sa porte ; et de ces deux clefs elle n’en avait rendu qu’une. Elle s’était accusée de garder l’autre ; et, ayant mon dessein, je lui avais, au contraire, ordonné de la garder, par des raisons convenables à un esprit aussi timide que le sien. Ainsi, {p. 251} c’était de ce côté-là une affaire immanquable.

Je m’étais assuré avant que de partir d’un zélé huguenot, à qui j’étais sûr que je pouvais me découvrir sans risque. Il ne manqua pas d’approuver mon dessein, et me promit de me seconder de tout son possible. Je les fis parler l’un à l’autre, et leur répétai le plan qu’ils devaient suivre. À peine fus-je hors de Paris qu’il sollicita un passeport pour lui et son fils. Il l’obtint. Il acheta une chaise de poste à deux personnes ; et le rendez-vous étant pris, elle sortit habillée en homme. Ils montèrent en chaise et ne se sont point arrêtés qu’ils n’aient été en sûreté, hors des terres de la domination de France. Elle a repris ses habits de femme à Anvers, où j’ai été la quérir sous un passeport de Messieurs les États.

Je l’ai trouvée plus belle qu’elle ne m’avait jamais paru, et résolue à tout événement ; et dès le lendemain que nous avons été ici, je l’ai épousée. Je m’étais résolu à me borner ici à être simplement maître d’école, et à enseigner la jeunesse et les langues, comme font une infinité d’autres moines qui {p. 252} comme moi ont franchi les murs de leur couvent ; mais plus de cinquante mille écus qu’elle m’a mis en main m’ont fait jeter dans le commerce, où je fais assez bien mon compte pour ne point regretter le peu de bien que mes vœux ont laissé à mes frères.

Après ce que je viens de vous dire, Monsieur, il est je crois inutile que j’ajoute que c’est avec ma femme que vous venez de dîner. Elle est présente et peut vous dire ce qu’elle pense ; mais, je ne crois pas qu’elle regrette, non plus que moi, ce qu’elle a laissé à Paris. Notre union est parfaite, quatre enfants vivants, et un cinquième dont elle est prête d’accoucher, en sont des preuves réelles. Je ne lui ai point caché le tour de fripon que je vous ai joué : je vous avoue qu’elle en a ri, mais pourtant sans blesser la charité chrétienne ; et, pour vous le faire oublier, elle et moi vous offrons, d’un cœur vraiment sincère, notre maison, notre table, notre bourse et tout ce qui nous appartient, qui sera toujours à votre service, de vous et de vos amis.

Voilà, Messieurs, a continué La Chassée, l’histoire de mon cordelier et de {p. 253} sa femme, fort belle, fort aimable, et pourtant, à ce que je crois, fort sage, quoique fort éveillée et fort libre. Caractère tout opposé à celui quelle avait à Paris : aussi était-elle la première à dire qu’il suffisait à une femme d’avoir quelque chose de commun avec un moine pour devenir aussi effrontée que lui.

Toutes les fois que j’ai été depuis à Amsterdam, je n’ai pas eu d’autre logement que chez eux, ni d’autre table que la leur, à laquelle tous mes amis étaient bienvenus, et où tout était en abondance, tant pour les plats que pour les vins et les liqueurs de tout pays. C’est là que j’ai été à fond instruit de l’histoire des couvents, des cruautés qui s’y pratiquent, et des tours d’une infinité de moines de tous ordres, qui ont jeté le froc au diable, qui en disent des choses horribles, et qui aiment mieux vivre malheureux et misérables en Angleterre, où ils se retirent ordinairement aussi bien qu’en Hollande, que de retourner dans leurs couvents, dont très souvent ils se repentent d’être sortis, parce qu’ils y seraient mis dans une pénitence éternelle, dont la seule idée les fait trembler et les force à persévérer dans leur apostasie.

{p. 254} Je veux croire que, pour leur honneur, et se rendre excusables, ils ont grossi les objets sur ces pénitences du couvent ; mais, quand il n’y aurait que le quart de vrai de ce qu’ils m’en ont dit, il faut que les moines soient plus durs, plus cruels et plus féroces que le plus mauvais de tous les diables de l’enfer. Nous en parlerons un de ces jours. Pour aujourd’hui allons dîner, a-t-il dit en se levant : nous l’avons suivi.

Il n’a fait que très peu de vent pendant la journée ; encore a-t-il été contraire.

Du lundi 19 mars 1691. §

Toujours beau temps, et mauvais vent. Le chirurgien du Florissant est venu à bord voir le nôtre, qui est très mal. Je l’ai déjà dit, c’est l’homme du vaisseau qui m’est le moins nécessaire. Mais, quelle sottise, que cette chirurgie ; ou plutôt quelle impertinence que cette médecine ! Je l’ai dit page 71 du I tome , que lorsque nous allâmes chez Foulquier apothicaire, il n’y a pas un seul chirurgien sur l’escadre qui ne traitât l’autre d’ignorant. {p. 255}

...Il n’est point de fou, qui par bonnes raisons

Ne mette son voisin aux Petites Maisons.

Peut-être devrais-je y être mis le premier, quand ce ne serait que parce que je m’arrête sur une folie. Malgré cela, ces dignes messieurs, gens habiles, sensés, experts, et véritables Esculapes, sur les maladies d’autrui, sont en effet, et conviennent qu’ils ne sont en effet que des ânes sur les leurs. Je désespère le nôtre : je ne lui cite pourtant que l’Évangile ; Medice, cura te ipsum.

Celui du Florissant, qui est venu, a dîné avec nous : il est latin ; et nous avons eu ensemble une conversation à être mise dans Le Malade imaginaire. Je lui ai remontré que tous les remèdes ne sont que vanité. Il m’a cité, pour excuser la médecine, le vers que voici :

Non est in medico semper relevetur ut aeger.

Et moi, pour la confondre, j’y ai ajouté le suivant qui en est la suite. {p. 256}

Nam semper doctâ plus valet arte malum.

Et lui ai soutenu que l’épithète doctâ était ironique.

Le Mr. de La Touche, qui repasse avec nous en France, était à Siam lors de la révolution, et y a été pris prisonnier. Il a fait de tout une relation, que j’ai fait en sorte d’avoir : on la trouvera à la fin de mon journal 1. Nous disputons ensemble fort et ferme sur le fruit de nos prisons. Il soutient qu’il a eu plus de coups de rotin des Siamois que je n’ai eu de coups de bâton des Anglais. Beau sujet de dispute ! M. de La Chassée, pour nous consoler, dit que les Siamois et les Anglais ont également tort ; qu’ils devaient nous assommer tous deux ; et qu’ils auraient délivré le monde de deux mauvaises bêtes.

J’ai encore d’autres relations, que je vous destinais ; mais, celle de M. de La Touche m’a paru la plus sincère : c’est pourquoi je la préfère aux autres. Le lecteur saura seulement aussi que la qualité d’opra répond à celle des anciens connétables de France ; parce qu’en l’absence du roi, elle donne un com- {p. 257} mandement absolu sur tous les gens de guerre, et que Pitrachard en avait augmenté le lustre et l’autorité, par celle de grand maître de la Maison du Roi, dont il était revêtu, et qu’il y avait réuni dans sa personne ; et qu’ainsi, le dedans du palais, et le dehors, étaient soumis à ses ordres.

Le lecteur saura encore que cangue est une fourche de la hauteur des pieds jusques au col, portant à son haut trois gros bâtons qui se croisent et forment entre eux un triangle équilatéral, soutenu par trois fourches, une chacune au milieu de la face de chaque triangle, c’est-à-dire, entre deux de ces triangles ; qu’aux deux angles du devant, et à côté de la fourche, il y a une mortaise à droite et à gauche, ce qui fait deux, dans chacune desquelles on passe un bras du suppliant, qui est, à cet égard, comme au pilori à Paris, mais plus gêné, à peu près comme était l’exécrable Ravaillac dans son travail, qui se voit encore dans la tour de Montgomery à la Conciergerie.

Il saura encore, que rotin sont des cannes fort menues, et fort longues, dont les Siamois se servent au lieu {p. 258} de verges, et qui coupent comme des couteaux ; en sorte que la peau du corps est bientôt en lanières. Les sièges, et les fauteuils de Siam, ou qu’on a fort bien imités, surtout dans le lacis, ne sont pas rares en France : les fonds ou les sièges, et les dossiers, sont de ces mêmes cannes. Il faut aussi qu’il sache, que ce qu’on y nomme bras peints sont les bourreaux, qui ont effectivement les bras peints de diverses couleurs, et de figures ; et que dans ces couleurs, le noir et le rouge dominent par leur quantité.

J’ai été surpris que dans aucune des relations que j’ai lues on ne parlait point de ce que pouvait être devenue la princesse de Siam. Je m’en suis informé à ce M. de La Touche, qui m’a dit que ni lui, ni personne, ne pouvait en rien dire de certain. Que tout ce qu’on en savait par un bruit sourd était que Pitrachard avait voulu l’épouser ; qu’elle l’avait rejeté avec mépris, ne pouvant se résoudre à voir le meurtrier de son père, et moins encore à se donner à lui, ou à son fils : à quoi Pitrachard prétend la réduire par les tourments ; sinon, la faire mourir : étant trop bon {p. 259} politique, pour la mettre entre les bras d’un autre, qui pourrait réveiller ses droits.

Du mardi 20 mars 1691. §

Il fait calme tout plat, et la mer est unie comme une table.

Du mercredi 21 mars 1691. §

Le vent est devenu variable, du Sud au Ouest : pas bon, mais pas tout à fait mauvais.

Du jeudi 22 mars 1691. §

Calme tout plat jusques à ce soir, que le vent est venu Nord-Ouest, bien faible. Ce n’est pas le moyen de passer le Cap dans le mois.

Du vendredi 23 mars 1691. §

Le vent est venu cette nuit Nord-Nord-Est, bon frais : c’est ce qu’il nous faut. Nous allons vent largue, en bonne route. Dix jours de même, le cap de Bonne-Espérance sera passé, et repassé. {p. 260} C’est le seul endroit, qui nous reste à craindre pour le mauvais temps. Le ciel est couvert et il pleut de temps en temps.

Du samedi 24 mars 1691. §

Il a fait beau tout le jour, et surtout cet après-midi. Le vent a un peu calmé ; mais nous allons bien.

Du dimanche 25 mars 1691. §

Encore un peu calmé ; mais nous allons bien, vent arrière. La mer est belle et unie, et un temps à charmer, et le vrai printemps.

Du lundi 26 mars 1691. §

Le vent cette nuit a achevé de calmer, et cet après-midi il est venu Ouest-Sud-Ouest, directement contraire.

Du mardi 21 mars 1691. §

Calme tout plat, quelques petites risées, ou souffles, de temps en temps, et contraires. On n’avance point. {p. 261}

Du mercredi 28 mars 1691. §

Le vent a presque toujours été calme, ou il a si peu venté que rien. Le vent est enfin revenu bon sur les huit heures du matin ; et cet après-midi, il a rafraîchi, et nous allons assez bien, vent arrière. Si le vent était un peu plus fort, nous irions encore mieux. On dit que nous ne sommes plus qu’à deux cent cinquante lieues du Cap, et que si ce vent-ci continue, tout faible qu’il est, c’est une affaire de huit jours. Avec un si, je ferais entrer un âne dans une bouteille.

Du jeudi 29 mars 1691. §

C’était hier le premier jour de la lune : le vent avait rafraîchi ; c’était bon signe. Il a encore augmenté, et nous avons fort bien été. Quatre jours de même, le Cap sera derrière nous. C’est le seul trajet qui nous reste pour être sûrs de notre retour en France. J’avoue qu’il me donne de l’horreur ; ne pouvant me figurer que tant de gens qui en ont écrit, se soient concertés pour mentir. {p. 262}

Du vendredi 30 mars 1691. §

Le vent a changé sur les deux heures du matin, et est devenu tout à fait contraire : il n’est que Ouest, mais si fort que nous avons été obligés de mettre à la cape. Il a plu, tonné, venté et brumé. Ceci est-il un avant-coureur du Cap ? Les navires se sont encore dispersés. Nous ne sommes plus que trois : je ne sais où sont les deux autres ; et ceux que nous voyons étant aussi à la cape, et fort éloignés, on ne peut dire lesquels ce sont.

Du samedi 31 et dernier mars 1691. §

Le vent est revenu bon sur le minuit, nous avons fait bonne route ; et de dessein formé, nous avons laissé l’escadre. Je ne sais si nous avons bien fait ; mais, je sais bien qu’il n’a tenu qu’à nous de nous rallier aux autres, parce que l’Oiseau et le Florissant paraissaient encore ce matin au vent à nous. Ils étaient à plus de six lieues de l’arrière : mes longues-vues en portent douze, et on a distingué par leur moyen ces deux vais- {p. 263} seaux de notre grande hune ; et, au lieu de les attendre, nous avons forcé de voiles pour avancer, malgré la résolution prise avec M. d’Aire le 14 du courant, de ne nous point quitter. Dieu veuille qu’il ne nous en arrive point de mal. À mon égard, je suis résolu à tout événement ; et, quand je devrais mettre seul le feu au vaisseau, les Anglais ne me régaleront plus. Si nous avons affaire à eux, mon parti est pris : si ce sont des Hollandais, nous tâcherons de nous vendre tout ce que nous pourrons valoir ; mais, si ce sont des Anglais, je tâcherai de ne pas périr seul. J’aimerais mieux être vingt fois pris par les Algériens que de l’être encore une par les Anglais, nation cruelle, tigresse, et traîtresse. J’ai été pris par les Turcs, vous le savez ; et j’ai éprouvé dans ces barbares mille fois plus d’humanité, et de charité que dans les Anglais, qui ne pratiquent pas l’ombre de ces vertus. Nous les prenons, aussi bien qu’ils nous prennent ; et, quoiqu’ils exercent sur nous toute sorte de cruautés, nous n’avons pas le cœur assez mauvais, ou plutôt la barbarie de leur rendre le change : leurs humiliations nous désarment. Ce sont en [ 264] effet de véritables chiens couchants ; et le proverbe de Pétrarque définit juste leur caractère :

Anglica Gens est optima flens, sed pessima ridens.

Que le lecteur compare l’histoire de Henri VIII, de Marie et d’Elizabeth ses filles, et de Cromwell, qui y ont tous quatre fait couler des ruisseaux de sang. Il verra qu’ils en ont fait tout ce qu’ils ont voulu ; ayant trouvé, dans leur sévérité, le secret de se faire craindre et obéir : au lieu que la douceur et la bonté des Stuarts n’ont servi qu’à conduire Charles I sur un échafaud, et détrôner Jacques II, actuellement abandonné et retiré à Saint-Germain.

Puisque j’ai du temps, et que je parle du génie des Anglais, je ne puis m’empêcher de dire une chose, que je sais d’original. J’ai parlé ci-dessus de M. de La Barre, vice-roi en CanadaVoir pp. 176 et 350. Avant que de se jeter dans l’épée, il avait été maître des requêtes, et intendant en Bourbonnais. Il y avait eu une amourette, dont il était venu une fille, qu’il a mariée à un nommé M. de La Pom- {p. 265} meraie, gentilhomme de la Marche ou Marchois. Ce M. de La Pommeraie était en Canada, avec M. de La Barre son beau-père, et était, comme moi, présent à la confusion que les jésuites eurent à Montréal. C’est de lui que je sais ce que je vas dire.

Avant que d’être vice-roi en Canada, M. de La Barre avait été gouverneur des îles de l’Amérique ; et, pendant son temps, les Anglais, infiniment plus forts que les Français, ne leur faisaient aucun quartier et jetaient à la mer tous ceux qu’ils pouvaient prendre. M. de La Barre jugea à propos de passer de la Martinique à Saint-Christophle, île à laquelle les Anglais en ont toujours voulu ; non seulement, parce qu’ils en possèdent une partie, et qu’ils voudraient avoir le reste ; mais, parce que c’est celle de toutes les Antilles, qui produit le meilleur sucre. Ils avaient des vaisseaux qui menaçaient descente, et M. de La Barre ne crut pas la devoir laisser prendre sans coup férir, et résolut d’y aller lui-même. La Pommeraie, son gendre, l’accompagna, et fut témoin de l’action.

Entre Nièves et Sainte-Alucie, ils trouvèrent une frégate anglaise de vingt-huit canons, d’égale force à celle que {p. 266} M. de La Barre montait, qui n’en avait que vingt-huit non plus ; mais, qui avait bien moins d’équipage et d’hommes. Les officiers qui étaient sur cette frégate avec M. de La Barre voulurent lui persuader de mettre sa personne en sûreté et de se sauver à Nièves, qui était sous le vent ; et, pour cela, de se servir de la chaloupe, qui était en toue de la frégate. Pour toute réponse, M. de La Barre mit le sabre à la main, et d’un seul revers coupa le cablot qui retenait cette chaloupe, qui ensuite alla au gré du vent et de la mer. Je viens, dit-il, d’un visage riant aux officiers et à l’équipage, d’ôter toute occasion de tentation de se sauver : il faut vaincre ou périr, tous ensemble.

Una salus victis, nullam sperare salutem.

Allons, messieurs, et mes enfants ; ne faisons pas les b… ; sautons de bonne grâce.

Il se fit apporter les deux orgues, et les gouverna lui-même, et défendit de tirer qu’à l’abordage. Les Anglais en firent deux, et furent si vivement reçus qu’ils abandonnèrent l’entreprise. M. de La Barre qui avait gouverné les orgues, leur {p. 267} avait tué plus de six vingts hommes. Les Anglais rebutés se retiraient ; mais il ne crut pas devoir les laisser partir, sans les attaquer à son tour. Il fit virer de bord sur eux, les aborda par le devant et sauta le premier, le sabre à la main, et ses pistolets à sa ceinture, dans leur frégate sans être ébranlé par le feu qui se faisait à bout portant.

Il fut secondé : et les Anglais, voyant sur leur vaisseau les Français, dont ils craignent, ont toujours craint, et craindront toujours, la pointe et la fureur, n’eurent point d’autre parti à prendre, que de mettre les armes bas, et d’implorer à genoux la grâce du vainqueur ; mais, ils avaient trop fait périr de Français, pour en être dignes. M. de La Barre les fit tous jeter à la mer, au nombre de quatre-vingt-six. Ce qu’il y eut de surprenant dans ce combat, c’est que M. de La Barre n’avait que quatre-vingt-dix hommes, en partant de la Martinique, dont il ne lui restait que cinquante-huit, lorsqu’il se rendit maître des Anglais, encore plus forts que lui de vingt-huit hommes, et qui étaient partis la veille de Saint-Christophle au nombre de trois cents hommes effectifs, dans l’intention {p. 268} de faire une descente à la Martinique, afin qu’on ne pût pas secourir Saint-Christophle, qu’ils voulaient prendre. Ce fut assurément l’usage des orgues, qui les réduisit à si peu.

Comme le lecteur peut ne pas savoir ce que c’est qu’une orgue, je crois devoir l’en instruire. C’est un assemblage de quatre cent soixante-cinq canons de fusils, posés les uns sur les autres. La base est de trente, le second rang de vingt-neuf, le troisième de vingt-huit ; ainsi du reste, jusques au sommet, qui finit par un : en sorte que tous ces canons forment un triangle parfait. Ces canons sont assujettis par deux barres de fer, pliées en triangle, et qui les embrassent à leur volée, et à leur culasse. On passe entre les rangs une corde d’amorce ; et celui qui gouverne l’orgue, fait partir plus ou moins de coups : et le tout étant posé sur un chandelier dont la vis est jouante, il peut mirer haut et bas, et de tel côté que bon lui semble. On peut voir que ceci est une arme bien meurtrière dans un abordage. Aussi, M. de La Barre employa-t-il utilement les 930 coups de ses deux orgues.

Il fit, comme j’ai dit, jeter à la mer {p. 269} les quatre-vingt-six Anglais qui restaient, où les Français eurent la bonté de les tuer à coups de fusil. Que le lecteur ne s’y méprenne pas : je dis la bonté de les tuer ; car, cette nation diabolique n’en usait pas si humainement envers les Français. Ces chiens, plus cruels que leurs dogues, les liaient les mains derrière le dos, et leur passaient des vessies ou des barils sous les aisselles, comme j’ai dit ci-dessus que nos matelots ont traité un requienVoir Tome I p. 265 ; et cela, afin de se divertir de leur mort et que l’horreur les en frappât davantage. Heureux, dans ce cruel temps, celui qui était promptement dévoré par quelque monstre !

Entre ceux qui furent jetés à la mer, il y eut un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans, qui se jeta aux pieds de M. de La Barre, et lui dit en bon français, qu’il était véritablement anglais de naissance, mais bon catholique romain ; qu’il avait toujours été en France, auprès d’un oncle établi à Rouen ; qu’ayant débarqué à Douvres, pour aller à Londres voir son père, qu’il n’avait pas vu depuis quinze ans, il avait été pris et forcé de s’embarquer malgré lui. C’est fort bien plaider, lui répondit M.  {p. 270} de La Barre. Tu n’avais qu’à rester à Rouen, et t’y faire procureur : tu y aurais gagné la vie ; mais, que diable allais-tu faire dans cette galère ? Ho bien, poursuivit-il en parlant à un des quartiers-maîtres qui jetaient les Anglais, sais-tu bien ce qu’il faut faire ? Tout le monde croyait qu’il allait lui donner la vie ; et, dans ce sens, cet officier marinier lui répondit, que ce pauvre diable avait la mine de savoir bien gagner son pain. Eh ! Il est anglais ! lui répliqua M. de La Barre ; mais, parce qu’il est bon catholique, jette-le plus doucement que les autres, et le fit effectivement jeter à la mer ; et toute la grâce qu’il lui fit, fut de lui faire attacher au cou un boulet à deux têtes. Il poursuivit son chemin, sauva l’île de Saint-Christophle, où il fit mettre le feu à une sucrerie, dans laquelle il fit brûler quarante Anglais, qui s’y étaient enfermés, et qui refusaient de se rendre : ce qui épouvanta tellement les autres, qu’ils furent les premiers à proposer un cartel, que M. de La Barre accepta avec plaisir, n’ayant fait ces cruautés que pour les empêcher de continuer les leurs. Je ne puis mieux achever leur portrait {p. 271} que par un vers du Poëma Maccaronicum.

Stellarum mala rassa virum, bona salsa Diabli.

[Avril 1691] §

Du dimanche I avril 1691. §

Depuis minuit, vent contraire. L’Oiseau et le Florissant ne veulent point nous quitter. Mes longues-vues disent de la hunette qu’il y a un signal ; et on dit en bas qu’elles ne peuvent pas porter si loin. Si nous ne nous rallions pas à eux, c’est que nous ne le voulons pas.

Du lundi 2 avril 1691. §

Toujours vent contraire. Nous avons encore vu deux navires, mais si éloignés derrière nous, qu’on ne peut les distinguer. Ce sont encore l’Oiseau, et le Florissant : du moins, l’apparence le dit ; et ce soir, on ne les voyait plus du tout.

Du mardi 3 avril 1691. §

Après du vent assez bon depuis minuit jusques à neuf heures du matin, calme tout plat. On ne voit plus de navires que le nôtre. {p. 272}

Du mercredi 4 avril 1691. §

Nous ne verrons plus nos vaisseaux qu’au rendez-vous. Le froid nous saisit, et nous paraît d’autant plus sensible que nous sortons des chaleurs. Un matelot, nommé René Le Penneven, vient de mourir.

Du jeudi 5 avril 1691. §

Toujours vent bien près, et presque contraire : cependant nos pilotes, ayant assuré que nous sommes sur le Banc des Aiguilles, ont sondé ce soir, et ont trouvé terre à 85 brasses d’eau. Ainsi, nous ne sommes qu’à trente lieues d’Afrique. J’admire leur habileté, de se trouver si justes, après l’ouragan du mois passé.

Du vendredi 6 avril 1691. §

On a encore sondé ce matin, et on a trouvé terre à soixante-quinze brasses. Il n’a presque point fait de vent cette nuit, et fort peu pendant le jour. Nous avons vu ce soir à soleil couché les terres d’Afrique, qu’on appelle cap des Aiguil- {p. 273} les, dont nous sommes encore fort éloignés dans l’Est.

Du samedi 7 avril 1691. §

Le vent est devenu bon vers les deux heures du matin. Nous avons toute la journée côtoyé la Cafrerie ou les terres de l’extrémité de l’Afrique, dans le Sud-Est : ce sont celles qui ceintrent, du côté de la mer, une partie de l’empire du Monomotapa. Si le vent continue, nous passerons cette nuit le cap de Bonne-Espérance ; et, demain matin, tout péril de navigation sera évité. Nous ne sommes au plus qu’à cinq lieues de terre. Je n’ai vu, par mes longues-vues, qu’une terre couverte de bois, et pas une seule habitation, on dit cependant, que cet endroit est fort peuplé.

Du dimanche 8 avril 1691. §

Le vent a calmé : cependant, nous avons toujours été un peu. Nous avons toujours côtoyé la terre ; et le cap de Bonne-Espérance, que nous voyons, n’est pas à plus de neuf lieues de nous. Si le vent renforçait, ce serait du chemin jus- {p. 274} ques à minuit. J’espère cependant, qu’à l’issue de la messe nous chanterons demain le Te Deum. Du calme au cap de Bonne-Espérance ! Cela me paraît si peu vraisemblable que j’accuserais volontiers de vanité, et de mensonge, tous ceux qui en ont écrit des choses si horribles ; entre autres Maffée, que je tiens ouvert sur le naufrage d’Eléonor. Ce que j’en peux croire, c’est qu’ils ont eu le malheur de s’y trouver à la fin de février, ou au commencement de mars, qui est immanquablement le temps de l’ouragan : Rikwart nous l’a assuré en dînant. Les Hollandais savent que nous sommes ici ; car ils ont des gens exprès sur trois différentes montagnes, qui font du feu, ou d’autres signaux, lorsqu’il paraît quelque navire. Je crois qu’ils voudraient bien nous couper chemin ; surtout les scélérats qui, après avoir dit leur Credo en France, se sont retirés parmi eux, où ils ont en même temps renié leur religion, leur roi, et leur patrie. Rikwart dit qu’il y en a plus de trois cents ; et que ce sont ceux que la Compagnie hollandaise envoie s’établir dans les terres nouvellement découvertes en Afrique, et dont j’ai parlé à la fin du I volume . {p. 275}

Du lundi 9 avril 1691. §

C’est ce matin que, grâce à Dieu, nous avons doublé et dépassé le cap de Bonne-Espérance, d’une mer belle et unie, et d’un bon vent. Nous l’avons perdu de vue sur le midi ; mais le vent, qui est devenu contraire sur les deux heures, nous empêche de quitter de vue les terres d’Afrique. En tout cas, le plus fort est fait, puisque nous ne sommes plus dans les mers des Indes, et que nous sommes certains de ne point relâcher. Nous avons chanté le Te Deum. Dieu nous conserve jusques en France : il y sera chanté encore de meilleur cœur.

Du mardi 10 avril 1691. §

Calme tout plat, depuis hier au soir.

Du mercredi 11 avril 1691. §

Nous avons enfin perdu de vue les terres d’Afrique, parce que le vent est venu bon cette nuit, et nous a avancés, et nous avance encore. Quinze jours de {p. 276} même, nous serons à l’Ascension : notre rendez-vous y est. Nous sommes seuls à présent : et un vaisseau seul avance beaucoup plus, que lorsqu’il est en compagnie ; parce qu’il fait route directe, sans attendre personne. Ajoutez à cela, que l’Écueil va parfaitement bien, et est un des meilleurs voiliers de tous les vaisseaux qui sont à la mer. Dieu nous préserve de trouver des ennemis plus forts que nous : la résolution de se faire sauter ne plaît pas multis.

Du jeudi 12 avril 1691. §

Le vent continue toujours bon, et nous allons à souhait. Dieu sait ce qu’il nous faut ; car, certainement, nous avons besoin d’être bientôt à quelque bon endroit, étant fort près de nos pièces sur le pain. Le reste ne nous manque point ; et, Dieu aidant, ne nous manquera pas.

Du Vendredi Saint 13 avril 1691. §

Toujours bon vent : tout le monde en est réjoui, et très peu content du jeûne austère d’aujourd’hui et de celui {p. 277} qui se fera demain. C’est comme l’année passée ; mais, par une autre raison : c’est que nous avons fait gras pendant tout le carême.

Du samedi 14 avril 1691. §

Le vent s’est jeté cette nuit au Nord-Ouest, justement contraire.

Du dimanche de Pâques 15 avril 1691. §

Il a fait calme toute la journée, et le vent s’est jeté ce soir au Nord. Il a fait fort beau, et pas plus chaud ni froid qu’il fait ordinairement en France à pareil jour : aussi sommes-nous à trois degrés près au même éloignement du soleil de lui à Paris, et de lui à nous.

Toujours même chose que l’année passée pour la conscience ; je n’ai rien à ajouter à ce que j’en ai déjà dit page 234 du I tome . Vols journaliers, dont on a la tête rompue : pas une restitution ; et tout le monde a communié. Cela a attiré une nouvelle persécution à notre aumônier de la part de Mr. de La Chassée, qui est son fléau, et qui ne lui passe rien. La nation basse-bretonne et le monachis- {p. 278} me ont éclaté sur la scène. Il en souffrira pourtant une autre, dont La Chassée est inventeur : c’est un procès dans les formes, auquel il ne s’attend pas, et qui sera plaidé tout aussitôt que les avocats auront appris leur plaidoyer.

Du lundi 16 avril 1691. §

Calme tout plat, pendant toute la journée. Nous avons pris du poisson ; et, pendant la dernière semaine de carême, nous n’en avons pas vu un seul : en sorte que nous l’aurions fait fort triste, si je n’avais fait servir gras. Personne n’a eu peine à se rendre à un si doux ramage. En effet, il faut avoir l’âme tournée du côté de Rome, ou de ses décisions : (car aucun ecclésiastique considérable n’y fait maigre). Le salut éternel, à ce que le peuple croit, y est attaché ; mais, pour se bien porter, il est du bon naturel d’avoir l’estomac et les boyaux tournés du côté de Genève… Point de poisson, point de légumes, point de beurre, de l’huile puante. Hé ! Comment diable aurions-nous fait ? {p. 279}

Du mardi 17 avril 1691. §

Encore calme tout plat, jusque sur les trois heures après-midi, qu’il vente Ouest-Sud-Ouest, pas bon.

Du mercredi 18 avril 1691. §

Calme tout plat, depuis minuit. La chaleur commence à se faire sentir. On dit que les courants sont pour nous : tant mieux.

Du jeudi 19 avril 1691. §

Jour des plaidoiries. Avant que d’en parler, je dirai que le vent est devenu fort bon sur les deux heures du matin : c’est de l’Est-Nord-Est ; nous avons bien été, et nous allons bien encore.

Le procès s’est mû en dînant, entre Messieurs de Bouchetière, de La Chassée, procureur général, et moi, demandeurs et accusateurs, d’une part,

Contre frère François Querduff, religieux dominicain, ou soi-disant tel, notre aumônier, d’autre part.

Nous lui gardions ce procès pour ses {p. 280} œufs de Pâques, et tous les acteurs étaient concertés ; Bouchetière, La Chassée, et moi, lui avons rendu vides les trois flacons de fenouillette, qu’il nous avait donnés pleins le dimanche 18 du mois passé.

J’ai commencé ma plainte et le plaidoyer au dessert, fondé sur ce que j’avais travaillé pour le commun, et non pour moi seul, en faisant mariner de la bonite à la mer, et saler du sanglier à Négrades ; que notre aumônier ne pouvait pas disconvenir de cette vérité, puisqu’il en avait mangé sa bonne part ; que je l’avais donné à la table, sans en avoir rien réservé pour moi ; ce que j’avais fait dans la prévention où j’avais toujours été, et où j’étais encore, que les gens qui mangent ensemble à la mer ne devaient avoir qu’un même plat, auquel chacun devait contribuer de sa peine et de ses soins, pour l’utilité commune ; que sur ce pied, j’étais surpris d’avoir appris, qu’agissant sur un autre plan, notre aumônier, frère François Querduff, avait fait un vol, et un brigandage public, en retenant pour lui seul du gingembre confit ; que je requérais que ce gingembre lût apporté à {p. 281} l’office du dessert commun, sauf à la Cour, et à Mr. de La Chassée, procureur général en icelle, à prendre pour la vengeance publique telle conclusion qu’il aviserait bon être ; et ce, afin que la peine qui serait infligée au coupable, empêchât que désormais pareil brigandage arrivât parmi les navigateurs mangeant ensemble.

J’acquiesce aux conclusions prises par l’écrivain du Roi, a repris Bouchetière, et demande à la cour d’être reçu partie intervenante. Je ne conçois pas par quel droit de friandise notre aumônier a prétendu s’approprier du gingembre, où il n’a rien apporté du sien, que le seul soin d’ordonner la sauce. C’est moi, qui lui ai donné le gingembre, c’est moi, qui lui ai fait avoir du sucre de notre maître d’hôtel : sucre très cher, sucre admirable, et sucre d’autant meilleur qu’il ne coûtait rien puisque c’était le reste de ce qui m’en avait été donné au Port-Louis. Ç’a été moi encore, qui lui ai donné un soldat pour aller chercher le bois propre à faire et entretenir le feu sous le pot : pot que je lui avais encore fait prêter par notre maître d’hôtel.

{p. 282} Il y a plus : c’est que le vin, dont il s’est servi, provient d’une menterie qu’il m’a obligé de faire. Ses adulations. Hé! Qu’est-ce qu’un moine n’est pas capable de faire faire à son pénitent, lorsqu’il y trouve l’utilité de son ventre, et la délicatesse de son goût ? Ses adulations, dis-je, m’ont persuadé que ce serait un si léger péché, qu’il m’en donnerait l’absolution sans confession, si je demandais à l’écrivain du Roi deux pots de bon vin vieux, sous tel prétexte que je voudrais, et que je lui remisse ce vin. Je l’ai fait, sous prétexte d’en faire présent à feu La Ville aux Clercs ; et 1’écrivain du Roi, qui m’en offrit autant que j’en voudrais, a toujours cru que j’en avais aidé un malade. L’aumônier me promit de les employer au gingembre : mais je crois qu’il les employa à déjeuner avec l’aumônier du Florissant, et le maître canonnier d’ici, ses frères, en mangeant des perdrix, que celui-ci avait tuées ; et qu’il s’est frauduleusement servi du vin des malades, pour faire ses confitures.

Non, monsieur, repris-je, le vin que vous lui avez donné a été mis au gingembre ; et je lui en donnai trois {p. 283} autres bouteilles, pour déjeuner avec ses frères, duquel déjeuner je devais être, si je n’avais pas été retenu par Mr. Blondel. Tant mieux, a repris Bouchetière, puisqu’il n’y a point eu là-dessus de tricherie : les confitures n’en doivent être que meilleures. Je serais en droit de tout répéter en mon particulier, puisque le sucre, le gingembre, le pot dans lequel tout a été cuit, le vin qui en a fait la sauce, le bois, et les soins du soldat qui a entretenu le feu ne sont dus qu’à moi ; mais, le mensonge que j’ai fait m’en rendant indigne, j’acquiesce aux premières conclusions.

Comptez-vous pour rien le gérofle, la cannelle et la muscade, qui sont entrés dans ces confitures ? a ajouté le maître d’hôtel. J’en avais confié les clefs à Landais, qui a eu la bonne foi de les remettre au révérend père, lequel a fait de ces aromates comme des choux de son jardin, et qui a laissé dans les boites un si grand vide que j’ai été prêt de m’en plaindre ; et m’en serais effectivement plaint, si le même Landais ne m’avait apaisé, en me faisant boire trois coups d’un ratafia admirable.

Vous m’allez brouiller, lui a dit Lan- {p. 284} dais, avec notre aumônier, à qui j’avais promis le secret ; et cela sera cause que je ne dirai à personne que je lui ai encore donné deux autres livres de sucre, qu’il m’a prié de voler dans la dépense. Je ne dirai point non plus, que le ratafia que je vous fis boire, et dont je bus aussi, était le reste d’un flacon de la petite cave de feu Mr. Le Vasseur, qu’il avait vidé dans le gingenvre, qu’il faisait dans un endroit caché, fort éloigné du camp, dont lui seul, Francœur, et moi avions connaissance ; et, quand tous les juges du monde s’en mêleraient, je ne dirai de ma vie qu’il y a trois grands pots renfermés dans le grand coffre de Mr. Le Vasseur, dont celui que j’ai vu ce matin est le plus petit, et que le gingembre est d’une odeur si délicieuse qu’elle embaume la sainte-barbe. Voilà ce que votre indiscrétion a attiré. J’aurais tout dit, si on me l’avait demandé ; et à présent, quand le diable s’en mêlerait, je n’en dirai pas un mot.

Que de crimes entassés l’un sur l’autre, et découverts dans le même moment ! a dit La Chassée, avec un ton d’admiration, qui nous a tous fait rire. Voilà, père, la confusion que votre avidi- {p. 285} té, votre gloutonie, votre peu de charité pour votre prochain, et votre amour-propre, vous causent. Gingembre surpris, sucre extorqué et volé, vin acheté par l’indigne prix d’une menterie, épiceries volées, corruption du dépositaire et de son facile mais sincère confident, travail caché comme celui d’un faux monnayeur ! Voilà, père, une partie des crimes, dont votre Révérence est prévenue et convaincue. Croyez-vous que la cour vous les pardonnera, et ne jettera pas sur votre compte les maux de poitrine, et les indigestions d’estomac dont nous avons été travaillés, et dont, à ce qu’assure notre Esculape, nous aurions tous été exempts, si nous avions eu part au gingembre confit ? Craignez la juste vengeance que la cour peut exercer contre vous.

Notre ministère nous obligerait de pencher vers la rigueur ; mais, donnant le plus que nous pouvons à la coutume monacale et basse-bretonne, nous nous contentons de requérir que celle de tout temps observée parmi les navigateurs sera gardée, sans qu’il y soit contrevenu ; ce faisant, que les soins seront par chaque particulier mangeant à la ta- {p. 286} ble employés à la rendre la plus abondante et délicate que faire se pourra. Requérons en outre, que les trois pots de gingembre confits en question seront présentement et actuellement transférés dans la dépense du maître d’hôtel, et là convertis en assiettes particulières, qui seront distribuées à chaque repas. Requérons encore, que le ratafia, étant l’instrument dont le coupable s’est servi pour corrompre lesdits maître d’hôtel et Landais, il en soit aussi actuellement et sans déport apporté trois flacons pleins, au lieu des trois flacons vides présentement rendus, pour tenir lieu d’épices à la Cour, et de salaire aux avocats ; lesquels trois flacons seront journellement vidés les matins par les gens de la table, avant la prière et la messe, et ce pour cause ; et qu’il en soit encore apporté un autre, qui sera présentement vidé pour désaltérer les gosiers desséchés par une plaidoirie si longue, et que l’Arrêt qui interviendra sur les présentes conclusions sera exécuté, nonobstant l’appel, et sans préjudice d’icelui.

Après cela, Mr. de La Touche et le chirurgien, qui avaient le mot, se {p. 287} sont approchés de Rickwart, qui avait le mot aussi. Ils ont fait comme s’ils avaient été aux opinions ; et, un moment après, ce Hollandais, qui ne parle pas tout à fait bon français, quoiqu’il l’entende bien, a prononcé, Soit fait comme il est requis, sauf l’appel ; et, par provision, dépens réservés. Qu’est-ce qu’il veut dire, a repris l’aumônier, avec ses dépens réservés ? C’est en cas que vous en appeliez, lui a répondu M. de Porrières. Hé ! à qui en appellerais-je ? a poursuivi l’aumônier, en riant, et rouge comme une cerise mûre. Ne vois-je pas bien que vous êtes tous des fripons, conjurés et concertés contre ma fenouillette ?

Il a voulu se retirer. Doucement, beau père, lui a dit La Chassée en l’arrêtant. Vous êtes prisonnier ici, suivant l’arrêt : payez comptant, pour vous éviter les frais de capture. Je n’ai pas ici de quoi, a repris l’aumônier. J’y ai pourvu, a dit La Chassée : un moine prisonnier ici ferait autant de scandale que j’en ai fait à Douai. On est allé tout quérir : et, en effet, le maître d’hôtel, le valet de Mr. de Porrières, celui de Mr. de La Chassée, et Landais, sont {p. 288} arrivés, apportant le coffre et la cave du pater. Il a ouvert l’un et l’autre, et prenait, je crois, les choses un peu à contrecœur, quoiqu’il fît bonne mine. Les trois pots et les trois flacons ont été portés à la dépense, et dans le moment nous avons vidé le quatrième. La cave est de seize, dont il y a encore quatre pleins, dont nous tirerons encore notre part. Je laisse à penser si cela s’est fait sans rire. L’aumônier a pourtant pris les choses de meilleure grâce que nous ne l’espérions ; et cela est cause qu’on lui a renvoyé un pot du gingembre, qui est excellent, aussi bien que sa fenouillette. Notre père La Chassée lui garde pour une autre fois son histoire avec la chanteuse de Morlaix, qui nous a déjà valu trois flacons, et dont il l’a menacé ci-devant ; et c’est sur cette histoire, que nous hypothéquons notre droit sur le reste de la cave.

Du vendredi 20 avril 1691. §

Le vent a toujours été bon, et nous avons fort bien été en bonne route. Notre aumônier a dit, en dînant, qu’il n’avait hier entamé un pot de gingem- {p. 289} bre que pour le goûter, et le donner à la table. Mr. de La Chassée lui a platement répondu qu’il aurait pu le donner s’il avait été mauvais ; mais, qu’étant bon, il voulait le garder. Lequel a raison ? Je m’en rapporte au lecteur.

Du samedi 21 avril 1691. §

Le vent a fort calmé, et nous avons peu avancé. Nous sommes à moitié chemin du cap de Bonne-Espérance à l’Ascension.

Du dimanche 22 avril 1691. §

Le vent a rafraîchi, et nous avons toujours été à merveille.

Du lundi 23 avril 1691. §

Il y a aujourd’hui un an, dimanche 23 avril 1690, que M. Hurtain mourut. Nous aurions dû faire hier son anniversaire ; mais, la célébrité de la Quasimodo l’empêcha. Nous l’avons fait aujourd’hui. Il y a encore eu des pleureurs : cela a fait plaisir au com- {p. 290} mandeur, qui a vu le respect que nous conservons pour la mémoire du défunt ; et cela me fait dire à moi, qu’outre la qualité de larrons, celle de bons comédiens, ou de gens de cœur assez tendre, est due aux Bretons.

Du mardi 24 avril 1691. §

Toujours bon vent : tant mieux. Les pilotes, ni l’aumônier, n’ont point oublié ma fête. Le diable de La Chassée, qui les en a fait souvenir, était à leur tête. Je ne connais point son saint ; mais le mien m’a coûté plus que l’année passée.

Du mercredi 25 avril 1691. §

Le vent a un peu calmé ; mais, nous allons bien.

Du jeudi 26 avril 1691 §

Tout de même.

Du vendredi 21 avril 1691 §

Le vent toujours bon a rafraîchi : on {p. 291}croit que nous serons mercredi à l’Ascension. Ce que Dieu garde est bien gardé : il sait le besoin où nous sommes, surtout de pain ; à cause de celui que nous avons été obligés de jeter, et dont il se consomme tant que je dirais volontiers que moins on en a, et plus l’appétit augmente.

Du samedi 28 avril 1691. §

Nous avons toujours bien été. Je viens d’achever le mémoire pour Mr. de Seignelay, séparé du journal que je lui destine.

Du dimanche 29 avril 1691. §

Le vent toujours bon, et nous allons le mieux du monde.

Du lundi 30 et dernier avril 1691. §

Toujours de même pour le vent : nous sommes à la hauteur de l’Ascension ; nous faisons l’Ouest pour l’atteindre. La chaleur est bien forte. {p. 292}

[Mai 1691] §

Du mardi I mai 1691. §

Toujours même vent, et nous avons bien été. Le premier de mai me remet toujours devant les yeux le jour funeste pour moi, de la mort de mon père : perte toujours présente et nouvelle à mon esprit.

Du mercredi 2 mai 1691. §

Nous n’avons encore point vu l’île de l’Ascension, en ce que cette île est diversement marquée sur les cartes pour sa longitude du méridien : cependant, il faut que cette erreur des géographes soit bien forte, puisqu’elle va jusques à cinq degrés dans des mers connues.

Du jeudi 3 mai 1691. §

L’équipage commence à désespérer de voir cette île. Deux de nos pilotes s’en font dépassés dans l’Ouest, et l’autre se fait dessus. Ils ont trop fait paraître leur intelligence et leur habileté pour les soupçonner de méprise. Ces sortes d’erreurs, je crois l’avoir déjà dit, {p. 293} ne sont-elles pas plus que suffisantes pour convaincre de vanité ceux qui assurent que la navigation est établie sur des principes certains ? Cependant, Lénard ne perd point courage, et prétend trouver cette île. Il assure que les courants nous ont été contraires. Ces courants sont d’un grand secours aux pilotes. Quoique le vent soit bon, et la lune forte, nous n’irons que fort doucement cette nuit, crainte d’aller donner dessus.

Du vendredi 4 mai 1691. §

Nous ne voyons point encore cette île, quoique nous ayons été parfaitement bien depuis trois heures du matin jusques à ce soir. Notre équipage est au désespoir, n’ayant aucun rafraîchissement à espérer de ce côté-là. M. de Porrières paraît être dans un très violent chagrin, parce qu’on ne saura quel parti prendre, ni où dresser la route, pour retrouver notre escadre, ou du moins M. du Quesne, si nous manquons cette île, qui est notre rendez-vous, et où nous devons trouver l’indication d’un autre pour nous rassembler ; en cas, comme on le croit, ou plutôt comme plusieurs, {p. 294} dont je suis du nombre, font semblant de le croire par complaisance, que M. du Quesne y ait passé. Cependant les pilotes, ne perdant pas l’espérance, ont obtenu que nous poursuivrions la route jusques à demain midi.

Du samedi 5 mai 1691. §

Nos pilotes ont eu raison de rejeter leur erreur sur les courants. Nous n’avons point presque été cette nuit ; mais, à l’aube du jour, ayant forcé de voiles, nous avons à huit heures, avant la messe, vu l’île de l’Ascension, dont je parlerai quand nous serons partis, comptant d’être à terre vers les deux heures après midi. Nous allons dîner. Je ne puis m’empêcher d’ajouter que ces courants, contre lesquels le meilleur vent ne peut pas prévaloir, me font répéter, que la prudence fait à la mer, autant pour le moins que la science.

Du lundi 7 mai 1691. §

Nous avons remis à la voile pour aller aux Antilles, autrement aux îles de l’Amérique ; et c’est à la Martinique, {p. 295} l’une d’elles, que nous allons. Nous avons quitté l’Ascension, où nous avions mouillé avant-hier, samedi, vers une heure et demie après midi. Elle est par huit degrés juste de latitude Sud ; et est marquée sur différentes cartes par cinq, six, sept et huit degrés de longitude du méridien : ce qui fait une différence de quatre-vingts lieues. C’est encore sur cette longitude, que les jésuites devraient donner leurs observations ; mais, il semble qu’ils ne cultivent les sciences utiles que pour l’intérêt particulier de leur Société, et comptent pour rien le reste du monde.

Cette île n’a au plus que cinq lieues de tour. Elle n’a ni rivière ni source ; n’étant lavée que de l’eau de pluie, qui se précipite des rochers. J’ai bu de celle qui s’était arrêtée dans des creux : elle m’a paru très bonne. Cette île n’est qu’un amas brut de montagnes et de rochers : il n’y a pas cinquante pas de chemin droit et uni, infertile partout, excepté seulement le lit, que s’est formé l’eau de pluie. C’est là qu’on trouve abondance de pourpier, tout pareil à celui de France, mais plus petit, et de meilleur goût. On trouve aussi dans les rochers de très {p. 296} excellente passe ou casse-pierre, dont nous avons mangé de très bonnes salades, et confit deux petits barils. Ces légumes font un très grand et très salubre rafraîchissement pour des gens qui n’ont point vu terre depuis près de quatre mois, et tout le monde s’en est bien trouvé.

L’île est couverte d’oiseaux, que les matelots nomment frégates et foux. Ils sont si familiers, qu’ils viennent se percher sur les vergues, où on les prend à la main. À terre, on les tue à coups de bâton, tant ils approchent de près ; et, loin de fuir quand on en abat un, il semble que ce soit un appât pour faire approcher les autres en plus grand nombre. Il est impossible d’exprimer la quantité que nous en avons tuée. Ces oiseaux sont blancs en tout, excepté que la frégate a une plume noire à l’extrémité de l’aile. Les foux sont les plus gros, et tous à peu près comme la macreuse. La frégate a une très grande envergure, pour parler matelot, c’est-à-dire, qu’elle a les ailes très longues ; y ayant ordinairement de l’extrémité de la plume noire d’une aile à l’extrémité de l’autre, compris le corps, cinq pieds huit {p. 297} pouces. Toutes ces plumes ont le tuyau long, et me paraissent bonnes pour écrire : le reste des plumes est comme celui des canes ; mais, moins ferme, et moins épais. Leur queue est courte en pigeon, leur bec est long et pointu, un peu créné. La frégate a le pied toilé comme le canard, et le fou les a comme ceux du pigeon. Ils sont bons à toutes sauces, et la meilleure est à la broche. Après qu’ils sont plumés, il faut les piquer sur l’estomac, le croupion, et les autres endroits gras, et leur faire faire un bouillon. Ils se refont dans l’eau, et y jettent l’huile qu’ils ont de trop. Après qu’ils sont refroidis, on les larde, et on les met à la broche : on les mange ensuite au poivre, au sel, et au vinaigre. Ils ne sont pas indifférents.

L’huile qu’ils rendent me fait souvenir de la nôtre, qui sent un peu. Rikwart, qui avait envie de manger de la salade de pourpier et de casse-pierre, m’a découvert le secret de lui faire perdre sa mauvaise odeur. Voici comment. Nous avons pris environ deux pintes d’huile dans un flacon, et avons été à terre, emportant avec nous un grand coquemar de terre tout neuf. C’est le seul [ 198] ustensile de chirurgie, dont je me suis servi. Nous l’avons rempli à moitié de cette eau de pluie dont j’ai parlé, la plus pure, et la plus claire. On l’a mis bouillir avec du pourpier et de la casse-pierre bien lavés, et on a bien écumé le tout. On y a versé l’huile dans le temps du fort bouillon, en retirant le coquemar du feu. Ensuite, avec un bâton bien propre, pendant un bon demi quart d’heure, on a tout brouillé ensemble, légumes, huile, et eau. Lorsque tout a été froid, et bien reposé, on a retiré l’huile qui surnageait : on n’en a pas perdu la trentième partie. On l’a mise dans le même flacon où l’on l’avait apportée, et on l’a mise rafraîchir. Elle a paru un peu verdâtre, mais peu, et sans mauvaise odeur ; de sorte que M. de Porrières, quoique provençal, y a été trompé, et a cru que c’était un nouveau baril qui avait été percé, lequel s’était mieux conservé que les autres. Nous l’avons détrompé, et je viens de lui donner par écrit ce que nous avons fait.

Outre la quantité de pourpier dont je viens de parler, les bords de cette île abondent en poisson, et qui nous a fourni de bons plats. Nos matelots en ont {p. 299} salé, signe de leur quantité, contre la coutume des marins. L’équipage n’a eu pour toute nourriture, depuis samedi au soir compris, que des oiseaux, et du poisson, et rien de fond de cale, que du pain et du vin de retour. Le meilleur poisson que j’y ai mangé, est fait comme une petite carpe de quatorze à dix-huit pouces, tête et queue comprises. Il est rouge en dehors : il a l’écaille fine et belle. Sa chair, pour sa blancheur, et sa fermeté, ressemble à celle du brochet, moins entrecoupée d’arêtes ; mais, le goût en est bien plus exquis. En disant que ce poisson est fait comme une carpe, c’est je crois dire assez, que c’est le véritable rouget, qui n’a rien du tout de commun, que la couleur, avec ce que les harengères de la Halle appellent rougets, et que les Dieppois nomment souffleurs. Ce poisson que vous achetez, est effectivement bon ; mais, il n’approche nullement de celui-ci, ni pour le goût, ni la délicatesse, ni la beauté. Les Dieppois que nous avons, et Rikwart, en font bien de la différence.

Tout cela n’est pourtant point encore le meilleur rafraîchissement que fournit cette île. C’est la tortue, qui y vient {p. 300} en très grande quantité, à commencer du mois de mai jusqu’à la fin de novembre : elle y vient aussi les autres mois ; mais, moins fréquemment. Nous n’en avons pris que quatorze : la moindre pèse cinq cents livres. La tortue d’ici n’est point faite comme celle de Négrades, dont j’ai parlé page 296 du tome II . La maison de celle-ci est par écailles, larges de sept pouces, et non tout d’une pièce comme celles de Négrades. Ces écailles sont transparentes et marbrées, comme celles que nos artisans travaillent : elles ne sont cependant pas propres à être mises en œuvre parce qu’elles blanchissent en séchant : et ce ne sont que les écailles des tortues mâles qu’on prend à la mer, et celles des tortues de terre, qui ne perdent ni leur éclat, ni leur beauté ; et on ne prend ici que des femelles de mer, lorsqu’elles viennent à terre confier leurs œufs à la chaleur du soleil, tout de même que celles de Négrades : et c’est tout ce que les tortues de l’Ascension ont de commun avec celles de Négrades, et de se conserver en vie. Du reste, je les crois différentes en espèces.

La chair de la tortue de l’Ascension {p. 301} est très bonne, et de même goût que celle d’un jeune bœuf, dont elle a la couleur. Elle fait de la soupe très succulente, et des fricassées. Elle est saine et purgative ; et les bénéfices de ventre qu’elle donne, travaillent doucement, et non avec la violence de ceux que donne la tortue de Négrades.

Sur quoi Rikwart nous a assuré une chose très singulière. C’est que quelque invétérée, et de quelque espèce que soit une maladie vénérienne, elle est radicalement guérie en quarante jours, par l’usage de cette viande seule, tant en bouillons, qu’à la broche, sans autre remède ; celui-là étant éprouvé utilement une infinité de fois par les nations qui fréquentent ces mers.

On mouille dans une anse proche de la grave, où on prend cette tortue. Cette grave est de sable fort fin, et fort blanc : et, pour connaître le mouillage, les Portugais ont élevé une croix sur une montagne fort haute ; et c’est sur cette croix qu’on se règle, pour jeter l’ancre juste dans le Sud-Est, et elle reste dans le Nord-Ouest, à un demi-quart de lieue.

Excepté cette anse, tout le reste de {p. 302} l’île est bordée de rochers caves, minés, et mangés par les coups de mer qui viennent incessamment s’y briser ; ce qui forme partout un champêtre sauvage et horrible, que tout l’art ne peut imiter, et qui cependant n’a pas laissé de me rappeler l’idée de la décoration qui succède à celle d’un jardin, lorsque dans l’opéra de Bellérophon, Amisodar chante,

Que ce jardin se change en un désert affreux.

En effet, le désert du théâtre donne une légère idée de celui-ci ; mais, la nature surpasse l’art.

J’ai dit que cette île est inhabitée. Cependant, notre pilote, et des matelots qui y sont venus, disent y avoir vu des traces d’hommes, des bœufs et des chèvres sauvages. Je n’y ai vu ni l’un, ni l’autre ; mais, oui bien quantité de fiente et de crottes de ces deux espèces d’animaux. Ainsi, je suis très sûr qu’il y en a. J’ai été jusques au milieu de l’île, et ai trouvé dans mon chemin des restes de planches de sapin abattues, et un sentier qui m’a paru frayé, et qui m’a conduit à un grand creux plein d’eau de {p. 303} pluie. C’est un signe évident que quelqu’un y a demeuré. Peut-être est-ce le reste d’un naufrage : mais, il est certain, qu’il y a eu une cabane ; car ces planches ne se sont pas élevées jusque-là par les coups de mer, qui ne montent point si haut, et qui ne couvrent pas des rochers de plus de quinze cents pas d’élévation. Je suis revenu de mon voyage très satisfait de ma curiosité, et sensiblement convaincu par ma lassitude que les plaisirs des yeux sont toujours des plaisirs fatigants.

Nous n’avons trouvé aucune lettre, ni de Mr. du Quesne, ni d’autre, ni aucune chose qui témoignât qu’aucun vaisseau des nôtres y eût passé ; et, en effet, ceux, qui par flatterie faisaient semblant de croire que nous y en trouverions, étaient eux-mêmes persuadés que leur attente était une pure chimère. Nous y en avons laissé une, suivant le chiffre convenu avec Mr. du Quesne : chiffre aussi facile à déchiffrer que si la lettre était écrite en idiome vulgaire.

Les Mémoires du C. D.R., et un dictionnaire de Pajot que j’ai, m’ont fourni l’idée d’un chiffre que je crois que le diable ne comprendrait pas, à {p. 304} moins que d’en avoir l’intelligence, qui ne serait donnée que de vive voix. Voici comme je l’entends. Je veux mander, à celui à qui j’écris, les paroles que voici :

« Je me suis fait beaucoup d’ennemis cachés et découverts, en exprimant que mon dessein était d’étendre les frontières de l’empire. Je me voyais trahi ou abandonné, et je pris soudain résolution de partir, et de joindre la douceur avec la gravité, pour faire rentrer en soi les officiers de l’armée, et marcher à travers les champs et les lieux inhabités. »

Je me sers de Pajot pour écrire cette lettre, et mon correspondant, qui a un autre dictionnaire de Pajot de la même édition que le mien, s’en sert pour l’expliquer. Il sait que le nombre des livres indique la page, que le nombre des sols indique la ligne, et que celui des deniers indique la quantité des mots qu’il en doit tirer. Voici ce qu’il reçoit de moi que j’intitule, bordereau, calcul, rôle, état, ou autrement. {p. 305}

1.

s.

d.

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10

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8

2

708

8

1

347

17

4

-401

12

5

847

14

7

340

1

1

751

6

6

340

1

1

476

7

6

675

5

1

363

11

1

743

13

3

496

7

1

588

10

4

675

5

1

527

8

9

8902

8

3

Il ne s’arrête point à ce total de 8 902 livres 8 sols 3 deniers, parce qu’il sait qu’il ne sert à rien, et n’y est mis que pour l’apparence : il ne s’arrête qu’aux sommes particulières. Il cherche dans son dictionnaire, sur la première somme de 314 livres 10 sols 10 deniers, la page 314. La dixième ligne lui est indiquée par les dix sols, et il en prend les dix {p. 306} premiers mots qui lui sont marqués par les dix deniers, et ce sont ceux-ci…, « Je me suis fait beaucoup d’ennemis, et cachés et découverts »

Il cherche ensuite la 304 page, et tire les deux premiers mots de la huitième ligne, qui sont ceux-ci… « en exprimant ».

Et ainsi, continuant jusques au dernier article du chiffre, qui est 527 liv. 8 sols 9 den., où il trouvera, « marcher à travers les champs et les lieux inhabités », et prenant toujours le total des livres pour le numéro de la page ; le total des sols pour la quantième ligne, et le total des deniers pour la quantité des premiers mots qu’il en doit tirer, il aura l’intelligence de ce que je veux lui mander.

Je crois m’être assez expliqué. Le dictionnaire de Pajot est entre les mains de tout le monde ; mais, un ministre peut en faire faire à sa volonté, et s’en réserver les exemplaires. Faire prendre garde que le numéro des pages y soit bien suivi, et non interrompu comme dans le mien, où la troisième centaine est deux fois répétée. Ce qui est une erreur bien lourde pour Esclassant et la {p. 307} veuve Thibout, qui de mon temps fournissaient l’Université.

Il y a deux colonnes à chaque page : on pourrait les distinguer l’une d’avec l’autre, en laissant la première en blanc, et marquant la seconde d’un trait de plume, comme il est marqué à la cinquième ligne du chiffre ci-dessus de 401 livres 12 sols 5 deniers. Ce trait indiquerait que c’est à la douzième ligne de la seconde colonne de la page 401 qu’on doit chercher les cinq mots indiqués par les cinq deniers.

Le ministre pourrait ne confier ces exemplaires qu’à ceux qui sont dans sa confidence, ou dans le secret de l’État. Il pourrait lui-même écrire de sa main en peu de temps les dépêches dignes d’un secret impénétrable. Il est, à ce que je crois, certain qu’il serait impossible de déchiffrer ces lettres, et qu’on pourrait écrire à un ambassadeur, et autre, ce qu’on voudrait, sans autre énigme.

Ceux qui porteraient ces lettres ignoreraient eux-mêmes ce qu’ils porteraient : on pourrait même les déchirer, et les faire servir d’enveloppes à des babioles ; pourvu que celui à qui on écrirait pût rassembler les morceaux, c’en {p. 308} serait autant qu’il en faudrait : en un mot, on pourrait se servir d’une infinité de moyens pour les faire rendre en sûreté ; mais, de quelque manière que ce fût, celui qui les porterait ne tremblerait plus pour sa vie, et ne serait plus obligé de les cacher, puisqu’il pourrait les porter chiffonnées dans les basques de son justaucorps comme des papiers de rebut, et indifférents.

Dans les dictionnaires imprimés exprès, les chiffres qui indiqueraient les pages seraient portés à telle quantité qu’on voudrait : l’épaisseur d’un livre ne fait rien à l’essentiel. Cependant, il serait très rare qu’un dictionnaire, imprimé en caractère menu, allât jusques à mille pages, et on peut réserver ces mille pour le numéro de la vingtaine, où la ligne cherchée serait. Par exemple, suivant toujours Pajot, j’ai besoin de ces mots… « Il venge la mort cruelle qu’on a fait souffrir aux hommes les plus illustres de la République. » Ils sont à la soixante-dixième ligne de la seconde colonne de la page 867. J’écris mon chiffre ainsi : -4867. 10. 11/6.

Le trait devant le chiffre indique la seconde colonne ; le 4 apprendra que c’est dans {p. 309} la quatrième vingtaine de lignes, et ligne 10, qu’il doit chercher les 17 mots 11 et 6 dont il a besoin. Ainsi du reste. J’ai mis exprès cet exemple de 17 mots ; mais il est presque impossible que ceux dont on aura besoin aillent jusques à onze, et plus encore qu’ils passent ce nombre.

Si les mots dont on aura besoin tombent à la vingtième ligne, on ne marquera point de sols.

Voilà le chiffre qui m’est tombé dans l’esprit : il est inutile que j’en fasse un plus ample commentaire, tant pour empêcher que pour prévenir les abus. Je retourne à l’Ascension, où nous n’avons trouvé ni lettre, ni marque de passage. Nous y avons laissé une bouteille. Si nous n’y avions laissé que cela, je ne m’en soucierais pas ; mais, nous y avons laissé quatre matelots, dont deux sont fort regrettés, à cause de leur hardiesse et de leur expérience ; un canonnier brave et de tête, et deux soldats. Ce sont sept hommes : et quantité de malades que nous avons.

Je vois ici quantité de gens, qui font bonne mine à mauvais jeu. Je n’en suis ni cause, ni fauteur, ni complice. La {p. 310} planche est tirée ; il faut sauter le fossé. En un mot, le péril est ouvert : tel peut en souffrir, qui n’en peut mais. Pour moi, et Mr. de La Chassée, qui avons pris notre parti, il ne nous reste qu’à l’attendre avec fermeté, et dire comme César dans Lucain.

Etiam si illabitur orbis

Impavidum ferient ruinae.

Du mardi 8 mai 1691. §

Le vent est toujours bon ; mais tellement faible que nous n’avons presque point avancé. Nous avons le soleil à pic ou au zénith. On voit encore l’île de l’Ascension. Les foux et les frégates sont venus nous reconduire. On en a pris quatorze, dont six ont été trouvés bons à souper : les huit autres seront encore meilleurs demain, parce qu’ils passeront la nuit dans le vinaigre.

Du mercredi 9 mai 1691. §

Le vent a beaucoup rafraîchi cette nuit, et a fait donner dans nos voiles une volée de poissons volants : il en est {p. 311} tombé sur le pont une quantité incroyable. Nos matelots en ont ramassé plus de quatre milliers ; et, outre le dîner et le souper, que ces petits animaux leur ont fournis, ils en ont encore consommé une grande quantité à prendre plus de deux cents bonites. J’ai dit ce que c’était que ces poissons. Les foux et les frégates ont infiniment plus de goût que la macreuse.

Du jeudi 10 mai 1691. §

Nous avons encore fort bien été toute la journée ; et, sur le soir, nous avons été pendant une demi-heure le jouet d’un grain. J’ai dit ce que c’est qu’un grain page 281 du tome I . Celui-ci s’est terminé par une pluie très forte, qui a fait changer le vent, qui n’est plus que Nord-Ouest, justement contraire.

Du vendredi 11 mai 1691. §

Le vent a calmé sur le minuit ; et à deux heures il est revenu parfaitement bon : c’est du Sud-Sud-Ouest, en sorte que nous avons fort bien été, et allons bien encore. On s’était trop bien trou- {p. 312} vé de la bonite que j’ai fait mariner en venant, pour n’en pas faire mariner au retour. J’en ai fait accommoder deux barils : je crois que c’en sera assez.

Il nous est mort ce matin un matelot. Toutes ces morts me déplaisent terriblement, parce que cela affaiblit notre équipage, et me donne de la peine fort infructueusement, parce qu’il faut faire l’inventaire et le procès-verbal de vente de ce qu’ils laissent, et porter chaque article au compte particulier de chaque adjudicataire ; afin que la Compagnie, qui est chargée de tout, trouve sur le grand livre le compte fait par débit et crédit de chacun de l’équipage, tant vivant que mort. Il est vrai que ces inventaires ne sont pas longs ; parce qu’un matelot est toujours assez bien garni au retour d’un voyage de long cours, lorsqu’il a deux chemises, une sur son corps, et l’autre aux haubans, ou à la traîne. Enfin, ce n’est que de la peine pour moi ; mais il faut remplir ses devoirs. J’ai fait cet après-midi une vente générale de tout ce qui a été laissé par le canonnier et les quatre matelots morts à l’Ascension, et par celui d’aujourd’hui. Pour ce qui regar- {p. 313} de les soldats, c’est l’affaire de Mr. de La Chassée, et de son sergent.

Si l’équipage n’était presque pas tout composé de Bas-Bretons et de Normands, je serais surpris qu’aucun ne laissât ni argent, ni toile, ni autre marchandise des Indes. Il est certain que tous en ont acheté, les uns plus, et les autres moins. Cependant, rien ne se trouve. Tout ce que j’en puis dire, après m’en être sourdement informé, c’est que les vivants ont bonne grippe, et que notre aumônier ne s’oublie pas.

Du samedi 12 mai 1691. §

Toujours bon vent, et nous allons bien. Je n’en parlerai plus de poisson, à moins qu’on en prenne quelqu’un qui soit extraordinaire. J’ai parlé ci-dessus de la dorade : on en a pris quatre aujourd’hui, qui nous ont donné à dîner et à souper.

Du dimanche 13 mai 1691. §

Toujours bon petit vent. Nous ne sommes qu’à douze lieues de la Ligne dans le Sud. {p. 314}

Du lundi 14 mai 1691. §

Nous avons, grâce à Dieu, passé la Ligne cette nuit pour la quatrième, et, Dieu aidant, la dernière fois de notre voyage. Nous ne respirons plus que la Martinique. Le vent est bon, quoique faible.

Du mardi 15 mai 1691. §

Le vent a presque tout à fait calmé dès le point du jour ; ce qui fait que depuis hier midi nous n’avons fait que trente lieues : et, faute de vent pour nous rafraîchir, nous avons senti toute la journée une chaleur excessive.

Du mercredi 16 mai 1691. §

Le vent a un peu rafraîchi ; mais, il fait toujours bien chaud : cependant, l’espérance de respirer bientôt notre air natal nous a donné des forces. On dit que si ce petit vent-ci continue, nous serons dans quinze jours à la Martinique ; et moi je réponds toujours sur les si, qu’avec un si je ferais entrer un âne dans une bouteille.

{p. 315} On ne perd jamais l’amour de la patrie ; et, quoique j’aie toujours été malheureux dans la mienne, je ne demande qu’à la revoir.

Nescio qua natale solum dulcedine cunctos

Ducit, et immemores non sinit esse sui.

Quid melius Roma ? Scythico quid frigore pejus ?

Huc tamen ex illa Barbarus urbe fugit.

Du jeudi 17 mai 1691. §

Toujours bon petit vent, temps chaud et couvert, et nous allons assez bien pour ne nous pas plaindre.

Du vendredi 18 mai 1691. §

Chaleur étouffante, pluie, et calme. Il nous est encore mort un matelot.

Du samedi 19 mai 1691. §

Toujours même temps, calme, pluie et vent par intervalle. {p. 316}

Du dimanche 20 mai 1691. §

Même chose.

Du lundi 21 mai 1691. §

Même chose encore. Cela m’ennuie.

Du mardi 22 mai 1691. §

Toujours de même ; point de changement : pluie, calme, et vent par intervalle. Nous avons cinquante-deux malades, tant soldats que matelots, et le nombre en augmente tous les jours. Il court un bruit de charbons de peste qui ne me plaît point ; ce qui nous oblige, M. de La Chassée et moi, à boire tous les matins de l’eau-de-vie, avec de l’ail pilé dedans, et de sabler ou avaler tout d’un coup cet ail pilé. Cela pue à ne se pouvoir pas souffrir l’un l’autre. Il appelle cela chasser le diable au nom de Belzébut. {p. 317}

Du mercredi 23 mai 1691. §

Toujours pluie, calme, et vent. Ils jouent au lansquenet : chacun tient le bureau à son tour.

Du jeudi 24, jour de l’Ascension 1691. §

Le vent s’est renforcé et nous allons bien.

Du vendredi 25 mai 1691. §

Toujours bon vent : six jours de même, on nous livre à la Martinique.

Du samedi 26 mai 1691. §

Toujours bon vent, et beau temps. Il est mort cette nuit deux matelots. À peine ont-ils été expirés, que les mamelles, le dessous des aisselles, et tout le tour du nombril, sont devenus plombés et verdâtres. Ceux-ci ne coûteront point d’écriture : on a tout jeté, Propter causam gravem. {p. 318}

Du dimanche 27 mai 1691. §

Toujours de même, et la chaleur un peu modérée par le vent. On a trouvé aujourd’hui de gros vers blancs dans notre biscuit. On dit que c’est l’ordinaire, et qu’on ne doit pas s’en étonner. Ce n’est donc point cela qui me fait le plus de peine. C’est la mort fréquente de nos matelots, et le genre de la maladie dont ils meurent. J’ai dit ci-dessus que je crois que toute la mateloterie a le diable dans les dents. Nous avons ici un nommé René Le Gallic, qui mange les rats, et dit qu’ils valent mieux que les lapins : et les vers, qui sont dans le pain, sont pour lui du beurre et des confitures ; il les étend dessus, et croque tout ensemble.

Du lundi 28 mai 1691. §

Toujours bon vent, et nous allons bien. {p. 319}

Du mardi 29 mai 1691. §

Nous avons vu la nuit passée, vers les neuf à dix heures un feu, et entendu tirer un coup de canon. Ce sont, assurément, des vaisseaux venant de Guinée, et qui vont aux îles comme nous, ou bien une escadre anglaise  qui croise ; car, il n’y a aucune apparence que ce soit des Français. Quoi qu’il en soit, n’étant nullement en état, seul, avec beaucoup de malades, chargé, et sale, comme est l’Écueil, d’affronter, encore moins d’attendre des navires, dont nous ignorons le nombre et la force, nous avons éteint tous les feux, même ceux des pipes, et avons forcé de voiles. Nous n’avons point revu ce matin ces navires, qui, très certainement, ont fait faire de mauvais sang à bien des gens, et qui en ont fait veiller bien d’autres. Messieurs de Porrières, de Bouchetière, de La Chassée, de La Touche, l’aumônier, et moi, avons passé la nuit à jaser et à boire un flacon du pater, qui n’en a point tâté. Belle et ample était la matière du colloque.

{p. 320} Nous avons toujours eu bon vent. Nous sommes juste par la latitude de la Martinique, dont nous ne sommes pas à plus de cent soixante lieues. Le ministre, ou le prédicant hollandais, et un des Lascaris dont j’ai parlé ci-dessus, ont pris la peine de se laisser mourir cet après-midi. Les bonites, ni autres poissons dont ces mers sont pleines, n’en auront pas fait un repas fort succulent, car, ils étaient si maigres que le diable, tout fin, et tout subtil qu’il est, ne pouvait pas les tenter du côté de la chair.

Du mercredi 30 mai 1691. §

Toujours bon vent, et bonne route. Il nous est encore mort un matelot cet après-midi, et toujours de la même maladie. Le cadavre faisait horreur ; et ceux, qui ne pouvaient, ni ne voulaient le voir, étaient malgré eux forcés de le sentir. Depuis notre départ de l’Ascension jusques ici, voilà près de deux barriques d’eau-de-vie consommées d’extraordinaire, à faire border l’artimon. Le moyen de faire autrement ! {p. 321}

Du jeudi 31 et dernier mai 1691. §

Toujours bon vent, et nous allons bien. Après ce que j’ai dit ci-dessus page 300 au sujet de la tortue de Négrades, le lecteur est en droit de croire, aussi bien que moi, que celle de l’île de l’Ascension ne vaut pas mieux ; et qu’elle est bien plutôt propre à perdre un équipage, que de contribuer à sa santé. J’étais encore ce matin tellement prévenu de cette pensée que j’ai voulu faire jeter à la mer les six qui nous restent ; et je l’aurais fait, sans la défense absolue du commandeur, à qui notre chirurgien, et Rickwart, ont fait entendre qu’il n’y avait rien de si sain pour tout le monde (Voir la page 361) : qu’il était vrai que nous avons grand nombre de malades ; mais, qu’il fallait observer qu’aucun soldat, ni matelot, ne l’était devenu depuis le départ de cette île, parce qu’on leur avait donné de la tortue avec du lard : qu’au contraire, plusieurs avaient recouvré leur santé. Qu’à l’égard des morts, il était surpris qu’il en fût mort si peu, puisqu’ordinairement les vaisseaux perdaient bien plus de monde que nous n’en avions {p. 322} perdu ; qu’il fallait encore observer que ceux qui étaient morts étaient malades avant que d’avoir passé le cap de Bonne-Espérance, et que les différents climats, que nous avions traversés, avaient fait dans leurs corps une compilation et un amas de mauvaises humeurs si forts que la tortue n’avait pu les dissoudre ; et qu’enfin, les efforts que la nature, aidée de cette tortue, avait faits pour expulser ces mauvaises humeurs, avaient achevé de détruire le peu de forces qui restaient dans ces corps déjà ruinés. Je prie le lecteur de me pardonner le style dont je me sers. Ce n’est point ma coutume de parler Esculape : son jargon m’est étranger ; et, en vérité, je n’ai aucun dessein de l’apprendre.

Juin 1691 §

Du vendredi I juin 1691. §

Toujours bon vent, et bon poisson, incomparablement meilleur dans ces mers que dans celles d’Asie, des Indes, et de l’est de l’Afrique.

Du samedi 2 juin 1691. §

Toujours bon vent : on a cargué cet- {p. 323} te nuit, parce que nos pilotes se font fort proches de la Martinique.

Du dimanche 3 juin 1691. §

Toujours bon vent, et cargué comme hier, par la même raison.

Du lundi 4 juin 1691. §

La lune à son dixième jour nous a fait voir terre à minuit ; et c’est la Martinique, que nous cherchions. Nous l’avons côtoyée tout le jour, et ce soir bien avant dans la nuit. Nous avons mouillé devant le Fort-Royal, par un très beau clair de lune. Je ne sais pourquoi nous n’avons pas mouillé au Fort Saint-Pierre, puisque c’est là que nous aurions trouvé le général et l’intendant. M. de Porrières vient d’aller au fort.

Du mardi 5 juin 1691. §

J’ai mis pied à terre ce matin : j’y ai entendu la messe, et y ai trouvé déjà bonne connaissance. Nous allions la renouveler, quand on m’est promptement venu quérir de la part du commandeur, {p. 324} qui m’envoie au Fort Saint-Pierre, à sept lieues d’ici, porter des lettres à M. le marquis d’Eragny Vice-Roi, et à M. Du Metz de Goimpi intendant. On m’a lu ces lettres, qui avaient été préparées dès hier. On me les a fortement recommandées, et on m’a fortement recommandé aussi de les appuyer de toute ma rhétorique, ...flexanimo sermone potenti, et surtout de les amplifier d’un beau et pathétique commentaire. Je connais présentement que c’est pour cela que nous n’avons pas mouillé au fort de Saint-Pierre, parce qu’on a voulu éviter les premières réprimandes.

Me voilà donc le Dépité de Saint-Ouen, qui va faire l’emblème. On n’avait pas prévu qu’il en faudrait venir aux bassesses, O ! quam male est extra leges viventibus. Quod meruere semper timent ! dit Pétrone. Il n’y va pas moins ici que d’être cassé, et déclaré incapable d’avoir jamais de commandement sur les vaisseaux du Roi. J’ai pensé y refuser mon ministère ; et, sans M. de La Chassée, je ne me serais pas mis dans la nécessité de mentir pour justifier une séparation que je n’ai jamais approuvée. N’importe, j’y suis ; soit à la nage, soit sur une planche, {p. 325} il faut m’en sauver. Eh ! combien y a-t-il d’avocats, qui mourraient de faim, s’ils ne plaidaient pas contre leur conscience ? Et combien y en a-t-il encore qui gagnent leur cause contre leur propre opinion ?

Juillet 1691 §

Du mardi 3 juillet 1691. §

Quand j’aurais voulu écrire jour pour jour, je ne l’aurais pas pu ; mais, à présent, que nous sommes sous les voiles, je vas donner l’essor à ma plume.

Nous arrivâmes au Fort-Royal, le quatre du mois passé. Le lendemain, notre vaisseau s’approcha plus près de terre qu’il n’était ; et moi, je vins au Fort Saint-Pierre, lieu le plus beau et le plus considérable de l’île, et où est née Madame la marquise de Maintenon. J’y rendis les lettres dont j’étais chargé ; et, si j’ose le dire, je parlai si pathétiquement à M. le général, et à M. l’intendant, que j’en obtins tout ce que je voulus. Dieu veuille que M. du Quesne ne m’en veuille point de mal. Il est honnête homme, par conséquent point malfaisant.

M. d’Éragny, Vice-Roi à la Martinique, a été capitaine aux Gardes françaises, {p. 326} et a commandé le second bataillon de ce corps. Il est très honnête, et parfaitement bien fait de sa personne. Il faut qu’il soit aussi brave que sage, et aussi sage que brave, puisque le Roi l’avait choisi il y a deux ans pour aller à Siam, en qualité de général des Français ; poste qui, dans la conjoncture des temps, exigeait un homme également de tête et de main. Sans doute, s’il avait été à la place de M. Des Farges, les choses n’auraient pas tourné malheureusement, comme elles ont fait : parce qu’il n’aurait pas tant donné à une avarice crasse, à une indigne jalousie, à une confiance intéressée, et n’aurait pas lâchement trahi celle que le roi de Siam, et M. Constance, avaient en lui ; et que, sous sa conduite, les Français n’auraient pas fait malgré eux mille infâmes lâchetés, qui ont perdu dans ce royaume la réputation du nom français. Ses propres enfants ne s’en sont point cachés ici ; et voici ce que j’ai appris de certain sur ce sujet.

M. Des Farges est mort en deçà du cap de Bonne-Espérance ; et, il y avait six semaines ou deux mois, qu’il avait fait sa fosse avec ses pieds, lorsque le na- {p. 327} vire l’Oriflamme, commandé par M. de l’Estrille, arriva à la Martinique. Il s’était embarqué sur ce vaisseau en sortant de Bangkok, forteresse française, bâtie à l’embouchure du Menan qu’il aurait pu et dû défendre contre toutes les forces de Pitrachard. Ses deux fils, aussi braves que le père l’était peu, s’étaient embarqués avec lui. Il n’avait pas oublié quatre jésuites, ni les richesses immenses que M. Constance lui avait confiées ; richesses, qu’eux et lui voulaient partager par moitié ; richesses, unique cause de la perte de Siam, de nos lâchetés, de la mort du roi de Siam, de celle de M. Constance, et de quantité d’autres ; richesses, cause que la princesse de Siam a été abandonnée, quoique fille unique et héritière du royaume, qu’elle destinait au marquis Des Farges en l’épousant ; richesses, cause de la perte de la femme et du fils unique de M. Constance, rendus à Pitrachard avec la plus indigne lâcheté qui se soit jamais faite : uniquement, parce que si la mère, ou le fils, fussent passés en France, il aurait fallu que les vautours, qui partageaient la proie, l’eussent laissée échapper de leurs serres ; enfin, pour comble de malheurs, richesses, cause de {p. 328} la persécution que la religion et ses vrais et zélés ministres y ont souffert, et y souffrent encore. La relation de ce qui s’est passé dans ce royaume fera le détail de tout (Voir la page 140, note de l’auteur) : j’en reviens à messieurs Des Farges.

Sitôt qu’ils furent arrivés ici, leur premier soin fut d’y faire des connaissances. Cela leur fut aisé : tous deux bien faits d’esprit et de corps, tous deux dans la fleur de leur âge, et tous deux jetant l’or à pleines mains, trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Ce ne fut, pendant deux mois de séjour, qu’une suite perpétuelle de festins, de danses, et d’autres plaisirs, et tous payés bien cher. Soit dit en passant, et sans nommer les masques : je connais quatre femelles, qui ne se sont pas vendues fort cher à des gens de nos vaisseaux, et dont la moins belle, et la plus vieille, a pourtant fait payer ses faveurs jusques à quatre et cinq cents pistoles d’Espagne aux discrets et généreux marquis et chevalier Des Farges. J’en connais une entre les autres, dont je rapporterai bientôt l’histoire sous le nom de Fanchon [lien avec p. ], qui est d’une beauté à charmer, âgée au plus de vingt-six ans, qui a {p. 329} vendu les siennes mille pistoles au chevalier ; outre pour plus de quatre cents pistoles de vases, de toile, d’étoffes, et d’autres curiosités des Indes, qu’elle en a tirés : ce qui a été le prix de quelques embrassades, que les geôliers du Châtelet avaient eues gratis.

Puisque le cadet donnait tant à ses plaisirs, que ne devait pas faire le marquis son aîné ? Qu’il en soit tout ce qu’il voudra, on tient ici pour constant que les deux frères ont dépensé ici plus de cinquante mille écus chacun, à leurs seuls divertissements. Et, quand Monsieur l’intendant, en présence de Monsieur Clé, l’un des habitants et des capitaines de la colonie, leur dit en dînant qu’ils avaient mauvaise grâce de tant donner à leurs plaisirs sitôt après la mort de leur père, les deux frères, comme concertés, lui répondirent unanimement qu’ils ne pouvaient trop se réjouir de la mort d’un homme qui avait ôté la couronne de Siam à l’aîné, et le généralat au cadet, et que toute la bonté du Roi n’aurait pas sauvé de la corde en France, si ses lâchetés y avaient été connues. C’est Monsieur Clé lui-même, qui m’a dit ce- {p. 330} lui-ci, comme témoin oculaire, de visu et auditu : le sieur Joubert, général des vivres au Fort Saint-Pierre, me l’a certifié ; et Fanchon m’a assuré que le chevalier Des Farges le lui avait plusieurs fois répété. Bel épitaphe, fait par des enfants à la louange de leur père !

Pour finir leur catastrophe, ils se rembarquèrent pour retourner en France, vers la fin du mois de mars dernier ; et l’Oriflamme trouva au débouquement des îles, vers l’endroit d’où j’écris, un navire anglais, capre ou autre, contre lequel il se battit. Monsieur de l’Estrille ni Messieurs Des Farges, n’étaient pas gens à se rendre, ni à céder. Les vaisseaux s’abordèrent, et tous deux périrent à la mer. C’est ce qu’on a appris par des Caraïbes, qui ont vu le combat, de l’île de Sainte-Alucie. Quoi qu’il en soit, on n’a point entendu parler d’eux depuis ; et je désespère qu’on ait en France des nouvelles de Siam par ce vaisseau, avec lequel sont péris les jésuites, leurs richesses, et leurs écrits. Male parta, male dilabuntur.

Puisque Messieurs Des Farges m’ont donné sujet de parler de Fanchon, il {p. 331} faut que je rapporte son histoire, telle qu’elle me l’a dite elle-même ; quand ce ne serait que pour montrer, qu’il n’y a qu’heur et malheur dans le monde, et que la vertu et la sagesse d’une fille ne lui font pas une étoile plus heureuse, que celle d’une belle et spirituelle libertine.

Fanchon est née demoiselle, à ce qu’elle dit : elle n’a pas en effet les manières ni les sentiments d’une paysanne, et paraît même avoir eu une éducation cultivée. ECle est du fond de la Normandie, proche de Guines la Teinturière. Elle est parfaitement belle, et parfaitement bien faite. Pour son esprit, on en jugera. Un enfant de Coutances, normand comme elle, en devint amoureux. Il la débaucha, et ils vinrent ensemble à Paris, par la voiture des Capucins. (Je voudrais me souvenir de ses bouffonnes expressions, et que l’écriture pût imiter le ton : je suis persuadé que le lecteur ne pourrait s’empêcher d’en rire). Environ six semaines après, il partit en bonne compagnie, enfilés les uns aux autres comme des grains de chapelet, pour aller à Marseille, et y être incorporé dans une de ces acadé- {p. 332} mies de beaux esprits, que le Roi y entretient pour aller donner des soufflets aux soles et aux anchois de la Méditerranée. Ce départ avait été précédé d’une retraite au Châtelet, où elle n’avait pas jugé à propos d’aller interrompre ses pieuses méditations, et ne crut pas non plus devoir le suivre ; et, quelques connaissances qu’elle avait faites à Paris, lui produisirent celle de la femme d’un procureur au Parlement, chez qui elle fut reçue simple servante.

Cette procureuse était normande aussi. Eh ! où diable trouvai-je tant de Normandes, pour en faire mes Vénus ? N’importe : le pays n’y fait rien. Elle la prit, dans l’espérance, qu’en faveur de la patrie, Fanchon compatirait à ses faiblesses. Elle ne se trompa point : celle-ci l’a servie sur l’article avec discrétion, et n’a jamais trahi sa confiance par sa langue. J’étais en commerce d’amourette avec la procureuse, assez belle et parfaitement bien faite : n’ayant pour tout défaut, que celui d’être portée au plaisir jusques à l’effronterie ; ce qui dégoûte en peu de temps un honnête homme : se donnant pourtant pour un modèle de vertu, en un mot pour une {p. 333} Cléanthis de l’Amphitryon ; et, quoiqu’elle en fît porter à son mari vingt fois plus qu’il n’en avait à son bonnet, elle ne voulait pas qu’il lui rendît le change. Le mari était bien fait, et je crois qu’il l’est encore ; car, c’est au plus qu’il ait cinq à six ans plus que moi : il n’avait au plus que vingt-six ans ; sa femme et moi en avions dix-neuf à vingt. Je le connaissais, il y avait du temps ; mais, il ne savait pas que je connusse sa femme : et, en effet, je ne montais jamais que lui et son clerc ne fussent au Palais, et que je ne visse dans un petit trou du papier que Fanchon avait soin d’y mettre ; et, pour m’autoriser à aller chez lui, j’avais si bien fait, que je lui avais fait avoir deux causes.

Il devint amoureux de sa servante, qui était, pour son clerc et un externe, un diable en sagesse ; et qui, pourtant, s’en laissa donner pour neuf mois par le maître. Ce petit commerce dura dans le domestique jusques à ce que la poire fût tellement enflée que le cotillon en devint bossu ; et, afin que sa femme n’eût aucune aventure à lui reprocher, il mit sa maîtresse en chambre. Ce fut là que je découvris tout, par la prière qu’il me fit de lui porter quatorze francs, me disant que c’était la femme d’un de ses clients, à laquelle il s’était chargé d’en donner autant toutes les semaines, jusques au retour de son mari, qui l’avait laissée grosse à Paris. Il ne croyait pas que j’eusse jamais vu la belle, bien loin que je la connusse ; mais, sa prompte sortie de chez lui, sans sujet apparent, me fit tout d’un coup tout soupçonner, et je résolus de m’éclaircir.

Dans ce dessein, je me chargeai de la commission : j’allai chez Fanchon, à qui je fis valoir l’imprudence du procureur ; et une poularde, avec une bouteille de vin d’Espagne, rendant mes paroles persuasives, nous ne fûmes pas plus longtemps à devenir bons amis. Le coup était peu délicat, et même scélérat ; mais, à vingt ans, je n’y cherchais pas tant de finesse ; et je ne l’ai point vue depuis, qu’ici.

Près de quatre mois qu’elle resta dans cette chambre, lui donnèrent un air de demoiselle ; et le procureur ne subvenant plus aux frais, elle fit d’autres parties, mais avec tant d’éclat, qu’un commissaire en fut scandalisé, et M. Défita, {p. 235} lieutenant criminel, ayant pris connaissance de tout, fulmina contre elle une lettre de cachet du Châtelet, pour sortir de Paris et de la banlieue ; et elle ne jugea pas qu’il fût de son intérêt d’en appeler. Elle aurait peut-être fait son entrée pompeuse à Paris au cul d’une charrette, et aurait été conduite en cortège jusques à la Porte, si elle n’avait pas eu l’esprit de faire avertir le procureur et sa femme, qu’elle était gîtée et de les menacer tous deux de tout déclarer, s’ils ne la tiraient d’intrigue ; et l’un et l’autre, ne voulant point courir les risques de l’éclat, avaient différemment sollicité pour elle : lui, par lui-même, et ses amis ; et elle par des dévotes. Et eut encore l’adresse de tirer de l’argent de tous ; si bien qu’elle sortit du Châtelet, sans scandale, et assez bien garnie d’espèces. Elle ne se donna que le temps d’aller à la friperie, s’y raccommoder de son désordre ; et s’abandonnant à sa fortune, elle résolut de venir aux îles de l’Amérique, y chercher son père et ses frères ; le passage en Angleterre étant interdit. S’il est vrai qu’elle eut cette intention, de quoi je ne réponds pas, ce qu’elle disait de sa {p. 336} famille n’était pas tout à fait faux.

Elle prit le chemin d’Orléans un mercredi après-midi, et vint dans la charrette d’un boulanger jusques à Châtres, où il retournait vide ; et le lendemain partit avec des rouliers, qui pour peu de chose la conduisirent à Orléans. Elle voulut baisser jusques à Saumur, pour gagner La Rochelle, lieu de l’embarquement ; et son étoile lui fit trouver un protecteur, lorsqu’elle s’y attendait le moins. Ce fut un gros marchand de cette dernière ville, qui avait pris pour lui seul une cabane : il lui offrit une place ; elle l’accepta. Les bêtes ne sont pas ordinairement sujettes aux aventures : leur étoile les retient dans la petite sphère de son activité ; et l’expérience montre qu’il n’y a que les gens d’esprit exposés aux caprices de la Fortune. Fanchon en a, et du mieux tourné, pour faire figure dans le pays romanesque.

Elle accepta l’offre de bonne grâce. Le marchand fut charmé de ses manières, et plus encore de sa conversation. Il lui demanda plusieurs fois quelle elle était ; pourquoi elle voyageait seule ; quel était son dessein, et où elle allait. Elle ne se déclara pas sitôt, et observait toujours {p. 337} des airs de vestale et de novice. Le marchand devait prendre le messager à Saumur, et comptait de l’emmener avec lui. Elle se fit, sans qu’il le sût, chercher un âne. Il l’avait toujours défrayée, et la traitait avec toute sorte de respect : il sut le louage de cet âne et s’en plaignit à elle le plus honnêtement du monde. Il paya celui qui devait la conduire et acheta un cheval pour ne la pas quitter, et n’être point fixé aux journées du messager. Fanchon se récria au scandale d’une pareille compagnie, et fit semblant de vouloir lui rendre son argent. Elle consentit à la fin à ce qu’il faisait ; mais, ne se rendit que les larmes aux yeux, donnant sa complaisance à la nécessité de sa fuite, qui ne lui avait pas laissé le temps de se garnir d’argent.

Ce mot de fuite intrigua le marchand ; et, quoiqu’elle ne l’eût lâché que dans le dessein d’exciter sa curiosité, elle fit semblant d’être au désespoir d’avoir lâché une parole qui pouvait naturellement donner d’elle des soupçons injurieux de sa conduite et de sa vertu. Il redoubla ses instances pour en savoir davantage : elle s’en fit plusieurs fois presser ; et, enfin étant arrivés à Fonte- {p. 338} nay-le-Comte et comptant d’être le lendemain à La Rochelle ; elle lui fit une histoire de roman, qui n’avait rien du tout de commun avec la sienne que sa naissance et sa religion, supposé qu’elle n’ait point imposé ni à moi ni à son marchand. C’est de quoi je ne réponds pas. Quoi qu’il en soit, elle dit à celui-ci qu’elle était née de parents très nobles et de bonne maison, mais pauvre. Elle lui dit son nom et celui du lieu de sa naissance ; que ses parents et elle avaient toujours fait profession de la religion de Calvin, supprimée l’année précédente, c’était en 1686 qu’elle parlait ; qu’elle avait été forcée d’obéir à la nécessité ; que son père et ses deux frères étaient passés en Angleterre ; que sa mère était morte de chagrin, et qu’elle était venue à Paris pour demander pour elle la confiscation de tout le bien de la famille. Qu’elle s’y était retirée par le moyen des connaissances qu’on lui avait données à Coutances chez des dévotes, qui, au moyen des charités qu’avaient eues pour elle des gens charitables, l’avaient mise dans un couvent, où elle s’était bientôt ennuyée. Qu’elle avait fait {p. 339} en sorte de tirer de leurs mains le montant d’une demi-année de sa pension ; et que bien loin de la payer, elle était tout aussitôt partie de Paris, et était venue toute seule, comme j’ai déjà dit, jusques à Orléans, où elle avait eu le bonheur de le trouver sur le port. Qu’il savait aussi bien qu’elle ce qui lui était arrivé depuis ; qu’à son égard, en partant de Paris elle s’était résignée à la Providence ; qu’elle regrettait pourtant de n’avoir pas passé la nuit chez les dévotes, où elle aurait pu prendre le reste des aumônes qui leur avaient été faites pour elle, mais qu’elle reconnaissait que l’Éternel avait étendu sa miséricorde sur sa servante, en lui faisant trouver un aussi honnête homme que lui, auquel elle se déclarait, parce qu’elle avait connu par leurs entretiens qu’il était de la même religion qu’elle, et qu’elle espérait qu’il lui produirait le moyen de passer en Angleterre, pour y joindre son père et ses frères ; ou du moins celui d’aller à l’île de Saint-Christophle pleine d’Anglais, d’où elle pourrait leur faire avoir de ses nouvelles, et en tirer les secours dont elle aurait besoin ; qu’elle croyait avoir assez d’argent pour {p. 340} payer son passage à cette île, et qu’elle n’en avait pas assez pour y subsister jusques à ce qu’elle reçût des secours de ses parents ; elle était résolue de s’humilier au travail le plus vil et le plus abject plutôt que de rien faire indigne de son sang, et de rester en France où sa conscience était violentée. Elle finit son triste récit toute couverte de larmes ; ces sortes de créatures en ont un réservoir ; et en se jetant aux pieds de son auditeur en extase : elle réclama sa protection et sa bonté avec les termes les plus tendres et les plus persuasifs.

Celui-ci, qui se serait donné à tous les diables, qu’il avait à ses pieds une fille aussi sage que belle, et une sainte à illustrer le martyrologe de Calvin, la releva promptement, et l’embrassa avec des larmes aussi sincères que les siennes l’étaient peu. Il lui fit les offres les plus obligeantes dont il put s’aviser, dont la conclusion fut qu’il l’obligea de prendre tout l’argent qu’il avait sur lui, et celui dont il lui ferait présent lorsqu’ils seraient arrivés à sa maison, où il la présenterait à sa femme comme une fille de grande qualité qui lui avait été recommandée ; qu’elle se ferait habiller suivant sa qualité, qu’elle prendrait une fille de chambre, et qu’incognito il lui fournirait tout l’argent qui lui serait nécessaire. Elle accepta tout, à condition de tout rembourser sitôt qu’elle le pourrait.

La marchande la reçut fort bien, et ayant pendant fort longtemps examiné et fait examiner ses actions, lui ayant même donné une fille de chambre de sa main, et ne voyant rien dans sa conduite que de très sage, et de très vertueux, non seulement elle se défit de quelques soupçons qu’elle avait eus, mais elle l’aima jusques à en faire son bras droit. Elle ne passait rien au mari, qui au lieu d’avoir amené chez lui une maîtresse bienfaisante, n’y avait amené qu’une prédicatrice fort sévère. Toutes les fois qu’il lui donnait de l’argent qu’il feignait de recevoir pour elle, ou qu’il pouvait lui parler seul à seul, il lui parlait d’amour, et en était toujours reçu avec des airs si glacés, qu’il la croyait en effet telle qu’elle voulait qu’il la crût.

Enfin, au bout de quatre mois d’une vertu forcée qui la faisait admirer, ils prirent tous deux, sans s’en rien com- {p. 342} muniquer, une résolution tendant à même fin : elle, de ne plus le laisser languir, et lui, de brusquer l’aventure en petit maître, à la première occasion. Fanchon s’était aperçue qu’il était fort souvent venu à sa porte ; mais elle n’avait pas fait semblant de s’en apercevoir, parce qu’il n’était pas entré dans la chambre, en ayant trouvé la porte fermée et la clé en dedans, lorsque la fille qui la servait n’y était pas, ce qui l’avait obligé de retourner sans bruit.

Il avait une maison de campagne, où ils allaient dîner tous les dimanches, et dont ils revenaient le soir. Fanchon fit semblant, un samedi au soir, d’avoir un fort grand mal de tête ; et la marchande étant montée le dimanche matin dans sa chambre pour la prendre, elle lui dit qu’elle avait passé la nuit sans reposer, que son mal de tête était presque dissipé, et qu’une heure de repos ferait le reste ; qu’elle la priait d’emmener sa fille de chambre, avec son habit et son linge, qu’elle lui envoyât seulement un âne, dont le pas doux ne l’incommoderait pas, et lui ferait prendre l’air sans fatigue ; qu’elle monterait dessus avec sa robe de chambre et une mante ; qu’el- {p. 342} le y serait avant qu’il fût temps de dîner, en partant tout aussitôt que l’âne serait arrivé avec celui qui l’amènerait.

Cette marchande, qui, comme j’ai dit, l’avait étudiée, et fait étudier par d’autres, avait si peu reconnu de particulier entre son mari et elle, et avait au contraire remarqué tant de retenue, et tant d’apparence de vertu dans Fanchon, qu’elle ne la soupçonna jamais d’y entendre finesse. Elle monta dans sa charrette avec la fille de chambre, qui emportait les habits, et le reste de sa famille ; et, sitôt qu’elle fut arrivée, elle envoya un âne à Fanchon, qui était restée dans son lit. Pour le mari, il allait toujours après les autres, en compagnie de ses amis, quelquefois à cheval, et le plus souvent à pied, n’y ayant pas loin.

Il s’était caché dans un cabaret, d’où il vit passer la charrette, et ne vit point Fanchon dedans : ainsi, certain qu’elle était restée, il rentra chez lui par son magasin et envoya le garçon chez un de ses facteurs, sous prétexte de compter du poisson qui devait être livré le lendemain, sortit avec lui, et au détour de la rue il revint chez lui, bien sûr {p. 344} qu’il n’y avait plus personne qui pût entendre le bruit qu’il croyait aller faire. Il se nantit d’une hache, qui lui fut inutile, ayant trouvé la clef à la porte de Fanchon. Dès qu’elle le vit, elle se jeta dans sa ruelle, où elle voulut prendre sa robe de chambre. Il ne lui en donna pas le temps : il la saisit au corps, et la remit au lit. Elle, qui voulait se vendre, employa toutes ses forces, et fit en sorte de se jeter à ses pieds toute nue, et en pleurs. Cela ne servit qu’à l’animer : il la rejeta sur son lit, où, après bien des cris, des doléances, et un quart d’heure de résistance bien vive, la masque fit semblant de tomber en faiblesse, et lui laissa le champ libre. Il en usa en galant satyre, et elle avait si bien pris ses précautions, qu’il en coûta du sang. La feinte faiblesse cessa au troisième assaut, et les pleurs recommencèrent accompagnés des plus sanglants reproches, et d’un désespoir si bien imité, qu’il fut obligé de se jeter sur elle à corps perdu pour lui arracher un couteau dont elle s’était saisie. Elle pleurait surtout le ravissement de son honneur ; et, quelque protestation qu’il lui fît, elle ne se rendit, que lorsqu’elle vit l’heure que sa {p. 345} monture allait arriver. Elle parut un peu plus traitable ; et un présent très fort pour un marchand, quelque riche qu’il soit, joint aux promesses qu’il lui fit, et qu’il lui a tenues, lui rendirent sa première tranquillité.

Les réponses d’Angleterre ne venant point, après plus de six mois d’attente, le marchand et la marchande l’ont très avantageusement mariée avec un très honnête homme, qui l’a amenée ici, où elle fut la première personne de ma connaissance que je trouvai au Fort-Royal à la messe, le lendemain de notre arrivée. Elle est venue encore me trouver au Fort Saint-Pierre, comme je le dirai plus bas. Son mari est bon catholique romain : elle la contrefait. Elle m’a conté toute sa fortune, et l’amour passager du chevalier Des Farges, avec qui elle a pris des précautions si justes, qu’il n’y a rien du tout là-dessus sur son compte, et qu’elle passe pour très sage. Son mari en est idolâtre, et elle la plus heureuse de toutes les femmes. Il est actuellement à Bordeaux, où des affaires indispensables l’ont forcé d’aller, et elle l’attend de jour en jour. Elle a en or, et en argent, sans que son mari en sache rien, plus de {p. 346} quarante mille francs d’argent comptant, qui proviennent des présents, tant du marchand, que du chevalier Des Farges, outre, comme j’ai dit, les raretés des Indes qu’elle en a tirées.

Ce que je trouve d’assez particulier dans son aventure, c’est, qu’après avoir eu deux enfants, l’un de son Normand, et l’autre de son procureur, un marchand, qui passe pour un homme d’esprit, et celui qui l’a épousée, l’aient prise tous deux pour une vestale, et une pucelle ; elle, qui avait plus servi le public, que le doyen des chevaux de poste ! Qu’est-ce que c’est donc que cornes, que des têtes mal faites portent de travers ? Arlequin dit que quand on le sait c’est peu de chose, et que quand on l’ignore ce n’est rien. Le roi de Garbe trouva-t-il sa fiancée autrement faite qu’une autre ? Y paraît-il plus qu’il ne paraît de trace d’un oiseau dans l’air, où d’un poisson dans l’eau ? Je laisse Fanchon, pour revenir aux Messieurs Des Farges, qui faisaient, comme on voit, un bel emploi de leur argent. L’histoire que je viens d’en rapporter, n’en est qu’un échantillon : si je voulais, j’en rapporterais d’autres ; mais, ce n’est pas leur {p. 347} libertinage que j’ai entrepris d’écrire. Outre cela, ils sont morts, Dieu leur fasse miséricorde. Je laisse leur mémoire en paix.

J’ai dit que M. le marquis d’Éragny devait venir à Siam, général des Français, endroit, où il fallait un homme choisi : et son voyage étant rompu par la mort du roi notre allié, le Roi, qui n’a pas coutume de se tromper en officiers qu’il emploie, l’a envoyé ici Vice-Roi. Il y est aimé et estimé des Français, et craint des ennemis : c’est tout ce que peut souhaiter un homme dans son poste. Étant connu de lui dès le Port-Louis, j’ai tout lieu de me louer de sa réception.

M. Du Metz de Goimpi est intendant, neveu de Gédéon Du Metz, garde du Trésor royal, très entendu, bon légiste ; mais, sujet à prévention, mauvaise qualité pour un magistrat. Il en revient pourtant ; mais, ce n’est pas sans peine qu’on le désabuse. Outre que c’est la qualité que tout le monde lui donne, je m’en suis personnellement aperçu dans une affaire qui me regardait peu, puisque c’était au sujet de la séparation de notre navire du reste de l’escadre, sur {p. 348} laquelle séparation quelqu’un des autres vaisseaux qui ont accompagné M. du Quesne lui avait parlé de moi dans des termes qui pouvaient me faire honneur d’un côté, mais peu, de l’autre. Quoiqu’il y eût déjà du temps que j’en eusse parlé à M. de Goimpi, et qu’il m’eût paru content, j’ai eu besoin de toute ma fermeté, pour confondre la médisance, et les médisants. J’en parlerai dans la suite.

Notre vaisseau arriva au Fort-Royal le 4 du passé, j’en partis le 5, et retournai le 7. Le reste de notre escadre arriva au Fort Saint-Pierre le 2, et l’Écueil partit du Fort-Royal le 20, et le même jour nous nous réunîmes aux cinq autres : ainsi, nous sommes tous rejoints dès le 20 du passé. Ils se sont ralliés vers le cap de Bonne-Espérance, et sont venus de compagnie, après avoir passé à l’île de l’Ascension, le lendemain que nous en partîmes.

Il faut être ce que nous sommes, les uns aux autres, pour comprendre la joie que nous avons de nous voir rassemblés. Ils ont trouvé dans leur route une escadre anglaise à leur atterrage : c’est apparemment la même que nous avons {p. 349} trouvée la nuit du 28 au 29 mai, et que nous avons été très heureux d’éviter : sept contre un, la partie n’eût pas été égale. Il y eut ici quelque difficulté pour la flamme. M. d’Herbouville, qui montait le Mignon, étant mouillé au Fort Saint-Pierre, voyant venir vent arrière cinq vaisseaux, dont un portait flamme au grand mât, lui tira un coup à balle. M. du Quesne envoya son canot, qui déclina son nom, et il l’a emporté, puisque M. d’Herbouville a mis sa flamme à bas, et que notre amiral a eu ici les honneurs du commandement, qui ont été célébrés aux dépens d’un matelot, qui méritait bien la corde, et qui en a été quitte pour la cale. Si le crime avait été commis sur un vaisseau du Roi, c’était un homme pendu ; mais, c’est sur un vaisseau marchand, dont ce matelot a frappé le capitaine, qui est le sien.

Les îles de l’Amérique, autrement les Antilles, sont si connues, et on en a tant fait de relations, que n’ayant rien de nouveau à en dire, je n’en parlerais point du tout, s’il ne leur était rien arrivé depuis le commencement de cette guerre. Les Anglais y ont fait des cruautés plutôt dignes de démons, que d’hom- {p. 350} mes. L’île de Saint-Christophle, la plus belle de toutes, et celle qui produit le meilleur sucre, a été prise, pillée, et ruinée, dans tout ce qui en appartient aux Français ; le reste appartenant aux Anglais. On dit hautement ici que si les habitants de cette île s’étaient défendus aussi vigoureusement que du temps de M. de La Barre, dont j’ai parlé pages 264 etc.Voir pp. 176 et 264, qu’ils avaient M. de Saint-Laurent pour gouverneur particulier, les Anglais n’y auraient encore gagné que des coups ; mais que ceux-ci s’en sont rendus les maîtres par la discorde des habitants, en ce que les sucriers qui tiraient tout le profit de l’île, traitaient avec tant de dureté les gens qui dépendaient d’eux, que cela leur a ôté toute volonté de se défendre.

Les Anglais ne peuvent pourtant pas s’établir tranquillement dans cette île, parce que les nègres, plus fidèles à leurs maîtres que les Français, les harassent perpétuellement, et en assomment autant qu’ils en trouvent. Ces nègres ne veulent point du tout se donner aux Anglais : ils font encore plus, c’est qu’ils viennent volontairement se rendre aux Français, qui vont les quérir. Des mar- {p. 351} chands français y ont été avec des barques, et leur ont montré pavillon blanc : ces pauvres gens, espérant retrouver leurs anciens maîtres, se sont rangés à bord ; mais, ces scélérats, par une perfidie indigne et punissable, ont été les vendre à Saint-Domingue ou ailleurs, et les maîtres légitimes ont en même temps perdu leurs nègres, et l’espérance de jamais les revoir. Ces habitants de Saint-Christophle sont encore plus maltraités. Ils reconnaissent, et sont reconnus de leurs nègres, qui sont venus sous la bonne foi du pavillon blanc, dans l’espérance de retrouver leurs anciens maîtres, et il faut cependant que ces mêmes maîtres rachètent de leurs compatriotes un bien qui leur appartient. Ainsi, on peut dire que leur malheur enrichit, non seulement les ennemis de l’État, mais aussi des gens, qui, loin d’en profiter, devraient leur aider à se rétablir. M. d’Éragny s’est enfin opposé à un abus si digne de la corde.

Les Anglais ont encore pris sur nous Saint-Eustache, Saint-Martin, et Marie-Galante ; et, contre le droit de la guerre, ont dans cette dernière île pendu quantité de Français. On verra bien- {p. 352} tôt bien pis. Ils ont assiégé la Guadeloupe, et l’ont presque toute ruinée ; mais cette île ayant été secourue par huit vaisseaux français, savoir quatre du Roi, et quatre armateurs de Saint-Malo et Dunkerque, armés par les habitants de la Martinique, les Anglais se sont retirés, quoiqu’ils fussent quatorze navires de guerre.

C’est dommage de la perte de Saint-Christophle : c’est celle des îles qui produit le meilleur sucre, et où les Français avaient leurs plus considérables établissements. On m’a fait remarquer sur ce sucre une chose assez particulière. C’est que toutes les femmes créoles ou natives de Saint-Christophle, ou qui y ont longtemps demeuré, et qui sont à présent à la Martinique, ont toutes les dents belles, bien blanches, bien rangées, et l’haleine fort douce ; et qu’au contraire celles de la Martinique ont la bouche gâtée par des dents pourries, ou qui leur manquent. Ces habitants de Saint-Christophle ne se relèveront jamais de leur perte ; car, quand on leur rendrait leurs terres, comme ils l’espèrent à la paix générale, leur rendra-t-on leurs maisons garnies, leurs sucre {p. 353} ries en état, et les nègres qu’ils ont perdus ? Que leur importe que le roi d’Angleterre, soit Jacques, ou Guillaume ?

Les habitants de la Martinique n’espèrent pas un sort plus heureux ; mais, ils ont un refuge, qui a manqué à ceux de Saint-Christophle : c’est que cette île est toute couverte de bois et de montagnes, où ils comptent de se retirer, s’ils ne peuvent pas se défendre, étant résolus de se faire hacher en pièces plutôt que de tomber vifs entre les mains d’ennemis si cruels. C’est ici le lieu de rapporter nuelques-unes des barbaries qu’ils ont exercées à Saint-Christophle, et aux autres îles.

Prendre et massacrer les hommes, après avoir violé leurs femmes et leurs filles à leurs yeux, n’est qu’une bagatelle. Les enterrer vifs, et comme les Espagnols ont fait dans le Nouveau Monde, les faire mourir peu à peu, en leur cassant la tête avec des boulets de canon, dont ils se servaient au lieu de boules, et les têtes de ces malheureux de but, c’est quelque chose. Mais, le comble d’inhumanité, et dont la seule idée fait frémir, c’est d’avoir lié ensemble dos à {p. 354} dos le mari et la femme, renversé le mari sur le ventre, violé la femme sur son corps ; et fourré dans la nature de celle-ci, et dans le fondement de celui-là, des gargousses remplies de poudre, la balle en dedans, y mettre le feu, les faire crever, et les laisser mourir dans cet état. Le diable est-il capable d’inventer une pareille cruauté ? C’est pourtant ce que les Anglais ont fait, et jeter et briser sur les rochers les enfants à la mamelle, et les y laisser mourir d’eux-mêmes. Cela me donne trop d’horreur pour continuer : ma plume s’y refuse.

Il semble que les habitants de la Martinique ont une crainte fondée, parce qu’ils ont trois sortes d’ennemis domestiques, les trente-six mois (Voir le tome II, la page 313 et les nègres des sucreries, qui, n’étant pas bien, ne demandent qu’à changer de maîtres : les nouveaux convertis, ou plutôt les pervertis, et les Anglais qui sont habitués parmi eux, lesquels, malgré les défenses, ayant commerce avec leurs parents et leur nation, les informent de tout, sans qu’on puisse connaître les traîtres, parce que de pointe en pointe il n’y a que sept lieues d’une île à l’autre.

{p. 355} Il avait été résolu dans un conseil de guerre que nous irions, avec trois navires et deux armateurs qui sont ici, trouver les Anglais à Nièves, où on dit qu’ils sont. Il est impossible de comprendre la joie que cette nouvelle avait répandue, surtout parmi les réfugiés de Saint-Christophle, qui ne respirent que vengeance : chacun voulait être de la partie, et tous espéraient ruiner de fond en comble les Anglais aux îles ; mais leur espérance a été vaine, une résolution prise dans un conseil postérieur a cassé l’autre. Je n’en sais point la raison, si ce n’est que nos vaisseaux sont trop sales et trop maltraités pour aller à la voile, aussi bien que ceux des ennemis ; qu’ils sont trop chargés pour se servir de leur batterie de bas ; et que si on avait voulu les décharger, il y aurait eu une perte considérable de salpêtre et d’autres marchandises, outre la longueur du temps qui aurait été employé, tant à décharger qu’à rembarquer. À l’égard de gens de main, cette raison n’entre point en compte, parce qu’en effet, nous en aurions pris ici tant que nous aurions voulu, tous gens bien faits, résolus, et soldats.

{p. 356} Tant qu’on a espéré que nous irions voir les ennemis, tout le monde nous caressait. Mais, sitôt qu’on a su le contraire chacun s’est plaint que nous n’étions venus que pour leur apporter la peste, et la famine. Ils n’ont pas tout le tort ; car, outre l’infection des malades, nous avons effectivement pris beaucoup de leurs vivres. Ils disaient encore que les Anglais sachant que nous n’avons pas voulu aller à eux, s’imagineront que nous les craignons, et en deviendront plus féroces et plus cruels ; que nous les abandonnons à une peine certaine ; et qu’enfin, ils prévoyaient qu’ils seraient réduits à courir les bois comme des bêtes fauves pour sauver leur vie, comptant tout le reste perdu. Quel est le souverain qui voudrait entreprendre une guerre, s’il était bien persuadé qu’il doit rendre compte à Dieu du sang qui y est répandu, et de tous les désordres qu’elle traîne à sa suite ?

Les habitants de l’une et l’autre île que j’ai vus sont parfaitement bien faits de leur personne, d’esprit, et laborieux ; les hommes y paraissent braves, les femmes bien faites et belles, d’un sang {p. 357} plus pur que nos Françaises d’Europe. J’ai vu toutes les provinces de France ; mais, n’en déplaise à nos dames, celles des îles ont naturellement cette vivacité de teint que les autres tâchent de se faire avec leur fard. Je n’ai vu que les Grecques, les Circassiennes, et les Géorgiennes, dont il y a plusieurs à Smyrne dans l’Archipel, et à Alger, qui puissent le leur disputer. C’est, je crois, ce que je puis dire de plus avantageux pour les femmes des îles. Faut-il s’étonner si de si beaux objets émeuvent la nature !

Les Caraïbes sont les anciens sauvages du pays. Ils n’ont, comme les noirs des Indes, et les sauvages du Canada, qu’un brayer qui cache ce que la pudeur défend de montrer : ils ne sont pas noirs, mais rouges et charnus. Il n’y en a plus qu’une seule famille à la Martinique ; les autres s’étant retirés à la Dominique ou autres îles inhabitées. Ils ont guerre perpétuelle avec les Anglais et les mangent. Il n’y a pas longtemps qu’un de leurs canots avait été à l’île de Monsarrat, et en avait ravi une petite fille anglaise de sept à huit ans, et la destinaient pour en faire un festin. {p. 358} Je l’ai vue, elle est d’une beauté angélique. M. du Casse, capitaine de vaisseau du roi, était à la Martinique, lorsque ce canot y arriva. Il eut avis de la destinée que ces anthropophages préparaient à cette enfant, et fit en sorte de la retirer de leurs mains pour de l’eau-de-vie. Ils n’ont pour armes que leurs flèches, dont ils se servent avec adresse. Un coup de fusil les fait fuir comme des étourneaux. Ils mangeaient autrefois les Français ; mais, depuis longtemps, leur appétit s’est jeté sur les Anglais (qu’il y reste), qui, disent-ils, sont de meilleur goût que nous, qui sommes salés. Ils ont une joie inexprimable de ce que nous avons guerre avec leurs ennemis ; et quatorze canots, chacun de douze guerriers, se promettaient bien de nous suivre, et de mettre tout à feu et à sang dans les îles anglaises, pendant que nous les attaquerions par mer. On peut juger de là combien cette nation est haïe partout.

Mais, puisque l’occasion vient d’en parler. D’où viennent ces Caraïbes ? D’où viennent tous les autres peuples qui habitent le monde, et d’où viennent ceux qui habitent les îles éloignées de {p. 359} tout continent ? Tous différents en mœurs et coutumes, et en religions, les uns d’une vie policée et d’autres véritablement brutes ? Sommes-nous tous descendants d’Adam et d’Ève ? Où leurs enfants ont-ils pu s’étendre ? Ont-ils percé dans des terres, qui étaient inconnues, il n’y a pas encore deux cent cinquante ans ; terres, dont des conciles, et des décisions du Saint-Siège, défendaient jusques à l’idée ? Qui m’expliquera, ou qui résoudra, les doutes dont mon esprit est agité à ce sujet ? Je vois déjà que le pape n’est nullement infaillible, et que les conciles ne le sont pas non plus, sur ce qui ne regarde pas directement la foi. La quantité d’idiomes, ou de langues, me persuade de la confusion qui s’y glissa à Babel. Mais, cette dispersion des enfants d’Adam, d’où vient-elle ? La placerai-je avant le Déluge ? L’Écriture me répondra qu’il fut universel, et que tout animal vivant fut submergé, excepté ceux que Noé avait retirés dans l’arche. La placerai-je après le Déluge ? Il n’y avait que huit personnes dans l’arche que Noé construisit : lui, ses trois enfants, et leur femme à chacun. Nous savons quels ont été les établissements de ces quatre {p. 360} hommes et de leurs descendants, tous dans notre continent de l’Asie, de l’Europe, et de l’Afrique. Nous n’avons aucune connaissance que très moderne du Nouveau Monde. Il est cependant aussi grand que notre continent, et partout habité, aussi bien que les îles qui sont séparées de lui, et de nous, par des espaces de mer que nous ne savons point que personne ait traversés avant Christophe Colomb. D’où viennent ces hommes et ces femmes conformés comme nous, et dont la copulation avec nous forme une créature égale à l’un ou à l’autre ? Je laisse les animaux de toutes espèces. Par qui ces hommes, et ces femmes, ont-ils été produits, et engendrés : d’où venaient leurs ancêtres, et leurs auteurs ? Croirai-je, que pendant le Déluge, la terre a été brisée, si je puis me servir de ce terme ; et que chaque morceau se soit arrêté avec ce qui était sur sa surface, aux endroits où ils sont à présent ? Dans quel temps juste fixer cette section ou solution de continuité de la terre ? Mes réflexions me mèneraient trop loin, si j’entreprenais de les approfondir. [lien avec Difficultés 3ème cahier, Mazarine p. 34-38, Munich p. 229-232]

La Martinique est très saine : on n’y {p. 361} entend parler d’aucune maladie d’enfance, telles que rougeole, petite vérole, etc. Les autres malades ne s’y ruinent pas à mourir dans les formes. Plus de vingt personnes de notre escadre, officiers et autres, qui semblaient avoir une santé capable d’enterrer le genre humain, n’y ont été malades que trois ou quatre jours ; et, aucun n’y a passé le cinquième jour. Aussi, les médecins d’ici, parfaitement ignorants, jouent à quitte, ou à double la vie d’autrui, qui ne leur est rien. Ils donnent des médecines qui feraient crever un diable, qui puisse tous les emporter.

J’ai dit ci-dessus que Rikwart m’a assuré que la tortue de l’île de l’Ascension est un remède souverain contre les maladies vénériennes les plus invétérées. Il en est de même de toutes les tortues qu’on prend aux îles de l’Amérique : elles sont toutes bienfaisantes, et spécifiques pour ces sortes de maux. Les restes de cabane, que j’ai trouvés à cette île, sont de celle de deux Portugais, tellement infectés, que leurs compatriotes revenant du Brésil, à leur retour des Indes, les avaient dégradés dans cette île, sans autre provision que du pain, {p. 362} et douze planches. Leurs corps étaient si pourris qu’on ne pouvait en souffrir l’odeur : et ces misérables abandonnés, qui n’avaient pour vivre que de la tortue, et du pourpier, qu’ils faisaient cuire ensemble, et se résignant à la mort, virent leur santé si bien rétablie au bout de quarante jours qu’ils se rembarquèrent sur un autre navire portugais, qui passa deux mois après leur dégrat, dans un embonpoint si parfait que l’habitation de cette île n’a plus fait d’horreur à leurs compatriotes, ni à d’autres Européens, qui y ont recouvré leur santé ; et ce sont ces deux premiers, qui y ont dressé la croix, qui indique le mouillage.

Infandum scriptura jubes renovare dolorem !

La première nouvelle que j’appris en arrivant au Fort-Royal fut la mort de M. de Seignelay. Que devins-je ? Je ne puis encore l’exprimer. Je ne comptai pour rien l’espérance perdue de ma fortune, que j’avais fondée sur ses bontés pour moi. Je ne regrettai que lui, et la perte que la France faisait d’un hom- {p. 363} me qui commençait à suivre les traces du grand Colbert, son père, seul et unique ministre qui eût véritablement connu de quelle utilité le commerce était à la France. [lien avec Mémoires, f° 35v°] Je passe là-dessus, et ne pense à M. de Seignelay que les larmes aux yeux .

Cette perte, que j’attendais si peu, fut sue de tout le monde, et je m’aperçus qu’il y avait des gens qui n’avaient pas vu avec tranquillité les distinctions que j’avais sur l’escadre. Ils parlèrent contre moi à M. l’intendant, apparemment parce qu’ils ne craignaient plus ma sincérité auprès du ministre ; et, si j’avais été moins ferme à soutenir mes intérêts et ma droiture, il est certain que j’aurais fait une triste figure dans l’esprit de M. de Goimpi. Je me justifiai en sa présence, et à sa table, en présence de mes deux accusateurs, qui y étaient aussi, que Bernard, un des commis de l’intendance, m’avait nommés, et que je feignis de ne pas connaître pour tels. Je les pris eux-mêmes à témoin, et ils n’osèrent disconvenir de la vérité. Je parlai ensuite à M. de Goimpi seul à seul, et lui fis connaître au doigt, et à l’œil, que je n’avais été accusé que par de la {p. 364} canaille, qui avait craint mon protecteur pendant le voyage, et qui n’avait osé me dédire en sa présence.

Le lendemain, l’un des deux m’insulta à l’embarquement de la chaloupe de l’Écueil, qu’il voulait commander quoiqu’il ne fût pas du vaisseau. Je ne le souffris pas. Il mit l’épée à la main, et moi aussi : il ne s’en est pas bien tiré puisque tout blessé qu’il est au bras, il a été mis aux arrêts jusques à avant-hier au soir ; et n’en est sorti que parce qu’il a fallu partir. S’il n’est pas content, la corde est au puits. Mais, pour l’autre, quand je

devrais me perdre, si je le trouve sur le Pavé du Roi, il n’en sera pas quitte à si bon marché, ou il sera plus méchant que moi.

J’ai passé avec assez de plaisir les quinze jours que notre navire a resté au Fort-Royal, parce que Fanchon, que j’y avais trouvée, me recevait toujours table ouverte ; peut-être, crainte que je ne disse son histoire. Cependant, je ne crois pas que ce fût ce motif qui la fit agir ; car, si cela avait été, elle ne m’aurait pas fait confidence de ce qui lui est arrivé au Châtelet, sur le chemin, à La Rochelle, et ici avec le chevalier Des {p. 365} Farges, puisque cela est ignoré de tout le monde, et que je n’en savais rien. Tel que soit le motif, je lui ai gardé, et lui garderai, le secret. Après notre départ du Fort-Royal, elle est venue d’elle-même au Fort Saint-Pierre, et y arriva le même jour que nous ; et, c’est chez elle, tant dans l’un que dans l’autre endroit, que M. de La Chassée, et moi avons appris une partie de l’histoire galante de la Martinique. J’en rapporterai quelques morceaux dans la suite. Nous avons passé des moments fort agréables, et très innocents, que nous aurions plus mal passés ailleurs. Que le lecteur ne croie pas que je mente, quand je dis que c’était des moments innocents. Je prends pour moi ce qu’Ovide fait écrire par Œnone à Pâris, en parlant d’Hélène :

Quae toties rapta est, vetuit ipsa rapi.

Comme j’étais toujours fourré chez elle et que nous agissions ensemble d’un air assez familier, plusieurs gens, même assez considérables, qui peut-être en étaient férus, m’ont demandé d’où je la connaissais. Je leur ai fait à tous la même {p. 366} réponse, qui est que nous avions tenu un enfant ensemble ; et que je l’avais vue demoiselle d’honneur d’une des plus grandes dames de France. Mentais-je ?

Nous sommes partis du Fort Saint-Pierre, vers les dix heures du matin, vingt-trois vaisseaux de compagnie, dont il y en a huit de guerre, qui sont nous six, le Mignon, qui doit nous quitter au débouquement des îles, pour revenir à la Martinique, et un corsaire malouin. Les autres quinze sont des marchands, qui viennent jusques au tropique, sous notre escorte, et des prises que le Malouin a faites. Ce corsaire se nomme Lajona, et monte une frégate nommée le Saint-Esprit. Il n’a que vingt-six canons ; et, il a bien fait ses affaires ici, ayant pris quatre navires anglais, bien chargés et bien riches. Cela me fait ressouvenir de ce que M. Martin m’a dit à Pondichéry, et que j’ai rapporté ci-devant, que vingt armateurs à la mer feraient plus de tort aux Anglais, et aux Hollandais, qu’une armée royale, fût-elle composée de quatre-vingts vaisseaux de ligne. Nous avons vu ce soir la Dominique, et la voyons encore. {p. 367} Le vent a beaucoup calmé, il n’en fait presque point.

Voilà tout ce que je puis dire des îles de l’Amérique ; et, que ce doit être un vrai plaisir pour un esprit, qui n’a ni inquiétude ni chagrin, de se voir en régal avec une compagnie choisie, sous un berceau de vigne qui offre sur le même cep de vigne du raisin en fleur, dont on est embaumé, d’autre vert, pour faire les sauces, et d’autre mûr, d’un goût exquis, qui fournit le dessert. Cela dure pendant les douze mois de l’année, pour toutes sortes de fruits et de légumes. Le printemps, l’été, et l’automne, règnent partout : ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’il n’y croît ni pain ni vin. Le raisin y est excellent, mais tellement vert qu’il donne la dysenterie ; ce qui a obligé de défendre d’en faire. Il m’a paru encore par la résolution des habitants, que les Anglais n’auront pas si bon marché de la Martinique, qu’ils l’ont eu de Saint-Christophle. {p. 368}

Du mercredi 4 juillet 1691. §

Nous sommes toujours à la vue de la Dominique, et nous voyons la Guadeloupe. Il a fait calme toute la journée, et ce soir nous avons viré de bord.

Aujourd’hui, sur les deux heures, notre second pilote, André Chaviteau, de La Rochelle, est mort. Il était frère de celui à qui je vendis le pain de la Compagnie en 1689, qui eut les suites que j’ai rapportées au commencement du I tome . Il n’y a que trois jours qu’il semblait jouir encore d’une santé parfaite. C’était un gros garçon, vermeil, rougeaud, et de joie. Il était très capable, et savant, pour son âge de vingt-28 ans au plus, habile, et bon matelot. On l’a jeté en la mer : on en a aussi jeté des vaisseaux le Gaillard et le Lion. Je rejette la cause de ces morts si promptes sur deux causes, et je ne crois pas me tromper.

La première est la limonade, qui ne vaut rien du tout pour l’estomac dans un climat chaud ; surtout lorsque les entrailles sont échauffées par la nourriture de viandes salées, dont le corps a été nourri pendant longtemps, la limonade {p. 369} étant extrêmement froide, et par là faisant, avec la chaleur intérieure, un contraste qui ruine ou dérange les opérations de la nature. Cette limonade flatte le goût, et est à bon marché : c’en est assez pour tuer bien du monde. J’en suis à couvert, n’aimant ni les douceurs, ni les sucreries. Je savais dès longtemps et M. Ranché, secrétaire de M. de Goimpi, et Fanchon, nous avaient avertis, M. de La Chassée et moi, que les oranges, les citrons, et les limons, dont la limonade est faite, ne valent rien pour la santé. Tant pis pour ceux qui s’en sont rempli le ventre. M. de La Chassée, et moi, nous sommes toujours servi de notre boisson et rafraîchissement ordinaire. Le vin de Grave que nous avons trouvé à la Martinique, soutenu de mon vin de Chiras pour dessert, dont Fanchon, et La Chassée ont chacun payé leur bonne part, nous ont désaltérés, elle, et ses amies, lui, et moi. Nous étions tous les soirs en frairie, et si je n’avais point eu de chagrin, je puis dire que la Martinique aurait été pour moi un petit paradis terrestre. Il ne me reste plus qu’une grosse bouteille de mon vin de Chiras : le reste {p. 370} a servi à nos plaisirs, et à animer l’humeur bouffonne de Fanchon, toute sérieuse en public, et comédienne avec nous.

Je reviens à la limonade, dont, Dieu aidant, peu de nos gens mourront, parce qu’ils n’ont pas descendu à terre toutes les fois qu’ils l’auraient bien voulu ; et que ceux qui découchaient étaient mis aux fers. Cela était réglé partout : c’est le seul parti qu’il y ait à prendre avec le soldat, et le matelot, lorsqu’on ne veut pas leur mort ; mais, il est impossible d’en faire autant pour les officiers, qu’on suppose raisonnables, et qui pourtant ne le sont pas tous : il s’en faut beaucoup.

L’autre cause, à laquelle j’impute ces morts précipitées, est l’excès où s’abandonnent, avec les nymphes des îles, des gens, qui n’ont point vu de femmes depuis longtemps. Les trois quarts de celles d’ici se ressentent toujours de la sève de la Mère Eve, qui les y a conduites par autorité de justice, ou qui y a amené leurs mères, des inclinations desquelles elles ont hérité : virtus innata parentum ; c’est-à-dire, qu’elles sont chaudes, et amoureuses, comme des chat- {p. 371} tes, et recherchent, quoique sourdement, des gens en rut, ou, qui doivent y être par une longue abstinence, et encore plus volontiers, lorsqu’ils ont de quoi payer leurs plaisirs mutuels. Ce sont pour ces femmes des nuits de noces. Je ne sais comment les maris prennent les choses dans l’intérieur de leur domestique ; mais, il ne paraît pas, et Fanchon nous a dit, qu’ils ne s’en haussent, ni baissent : et on ne s’aperçoit point dans le public que le mari, ni la femme, en fassent plus mauvais ménage ensemble. Peut-être que de père en fils ils sont accoutumés d’être vulcanisés. En tout cas, excepté quelques familles de marchands, qui s’y sont établis, et y ont mené leurs femmes, et un domestique sage et réglé, on ne fait pas tort à tout le reste des îles, en le comparant à Rome, dont les premiers fondateurs n’étaient qu’un ramassis confus de brigands, et de putains, conduits par deux bâtards. Il y a pourtant ici des hypocrites de vertu, ce que nous appelons en France fausses prudes ; mais, elles tiennent peu contre des marins, {p. 372}

Quibus vires dedit

Roburque longum tempus, atque error gravis...

Senec.

Je conviens qu’il y a des honnêtes femmes, et très sages, tant aux Îles qu’en Canada, qui a eu les mêmes fondements ; mais, si elles seules avaient du pain bénit, il ne faudrait qu’un fort petit chanteau.

J’ai promis de rapporter quelques histoires de celles que Fanchon nous a racontées, et je ne puis mieux faire que de commencer par celle d’une fausse prude. Quoique cette aventure soit publique, je n’en nommerai point l’héroïne ; c’est autant qu’elle doit exiger de ma discrétion : et une amourette ne faisant point de tort à un homme, son amant le sera. Il se nomme Caumont, et y a gagné la seigneurie de La Planche, qui le distingue de ses parents, ou autres de même nom. Les rendez-vous journaliers ne parurent pas à l’amant, et à la maîtresse, assez fréquents, et pouvaient même ajouter un vernis sur la réputation de la belle, qui aurait pu ternir le lustre {p. 373} du tableau de sa vertu qu’elle exposait au public. Caumont couchait dans une chambre, qui n’était séparée de celle de sa maîtresse, et de son mari, que par une simple cloison de sapin rescié, et bien mince. Primi viditis Amantes, dit Ovide sur la fente du mur, à travers lequel Pyrame et Thisbé se parlaient. Ceux-ci, dont on pouvait dire,

In furias ignemque ruunt, Amor omnibus idem,

s’avisèrent qu’on pouvait lever une des planches de cette cloison. Ils la levaient en effet, et la remettaient sans bruit, lorsqu’ils voulaient ; et le vide, ou le trou, que cette planche laissait, facilitait leurs plaisirs. La vertueuse épouse, dans la chambre de son mari, présentait ses postérieures au trou, et Caumont tirait le gibier de la sienne.

Ce petit commerce avait duré quelque temps : mais, le diable, qui se fourre partout, et qui quelquefois fait rire les mortels aux dépens les uns des autres, résolut de faire découvrir l’industrie par le mari ; et une nuit, que la lune donnait droit au trou, il inspira à ce {p. 374} mari une tentation maritale, qui lui fit avoir besoin de sa femme. Il ne la trouva pas proche de lui ; mais, regardant dans sa chambre, il vit sa pudique matrone de son côté tournée, qui lui forgeait par le derrière

Duo comua fronti.

Belle et véritable vision cornue ! Il se leva, la battit en chien renfermé, et fit un bruit terrible ; et c’est ce qui a rendu l’aventure publique. Caumont prit une autre chambre, et laissa le trou et la planche, dont le surnom lui est pourtant resté, en sorte qu’on ne l’appelle plus que M. Caumont de La Planche. La charmante a été quelque temps sans oser paraître ; mais, en moins de quinze jours, sa honte a été passée. Nous avons eu envie de voir, La Chassée et moi, une femelle si effrontée. Nous nous sommes contentés ; et, quoiqu’il n’y eût au plus que trois semaines que cela se fût passé, elle eut le front de dédire en notre présence son mari, d’un marché qu’il avait fait avec nous : et La Chassée, en colère, lui dit que nous avions le malheur de ne la voir qu’en plein jour ; mais, qu’ils seraient bons amis s’ils se voyaient par un trou. Elle n’en fit que hocher {p. 375} la tête. Nous emmenâmes son mari déjeuner dans la même auberge où nous savions bien que Caumont était. Nous prétendions nous donner la comédie à leurs dépens ; mais, nous fûmes trompés. Ils se parlèrent tous deux de très grand sang-froid, et avec autant de tranquillité que si rien ne s’était passé entre eux : au contraire, ils nous parurent bons amis, et aussi peu émus que la Vénus l’était dans sa boutique.

Puisque je suis en train, j’en vas encore rapporter une autre ; mais, d’une héroïne bien moins effrontée, et plus subtile, quoique d’un rang bien plus bas. Je l’ai vue chez Fanchon, avec son amant, très bon enfant bien fait, et d’esprit. Elle est toute jeune, et du plus beau teint qu’on puisse voir, et d’un esprit tourné comme celui de Fanchon ; c’est ce qui fait que Fanchon l’aime : et elle la souffre chez elle, parce que sa réputation n’est point attaquée, et que son amourette est un secret pour tout le monde, ne sachant pas même que Fanchon la sait ; mais, elle a tourné l’amant de tant de côtés, que malgré lui elle lui a tiré les vers du nez.

Cet amant est un nommé M. Bernard, Parisien, fils ou neveu du libraire. Il est à la Martinique, sous M. Ranché, premier secrétaire de M. de Goimpi, intendant. Il est bon ami du mari de Fanchon, auquel il a rendu, et peut rendre encore bien des services : du reste, très honnête homme, et considéré de l’intendant. Dans le temps que celui-ci sortait un jour de son cabinet, et que Bernard en sortait aussi, il se présenta une jeune femme fort aimable, c’est mon héroïne, âgée au plus de vingt-deux ans, qui se plaignit à M. de Goimpi de la mauvaise conduite de son mari, un des principaux ouvriers entretenus par le Roi dans la Marine, au Fort Saint-Pierre ; disant qu’il était très honnête homme, très entendu, et bonne personne, mais qu’elle était à plaindre, en ce qu’il avait le défaut d’être ivrogne, qu’il mangeait tout au cabaret, et ne lui donnait seulement pas de quoi vivre : elle est créole, et fort bien apparentée.

L’intendant envoya tout aussitôt quérir le mari ; et, après lui avoir fait une petite réprimande fort douce, et plutôt d’ami que de magistrat, il l’engagea avec douceur de consentir que sa femme reçût tous les jours de paiement ce qui {p. 377} lui serait dû, en lui donnant un argent modique tous les dimanches pour son divertissement pendant la semaine. Cet argent fut fixé, et Bernard présent fut chargé de cette distribution.

Ce fut par là qu’il se familiarisa avec cette femme ; très jolie, et très aimable. Elle ne manquait pas à jour nommé de venir dès le matin chercher son argent ; et M. de Vallière, officier d’artillerie, qui pour son malheur couchait dans la même chambre de Bernard, devint amoureux de cette femme. Ils étaient intimes amis, Bernard et lui ; mais, croyant que Bernard avait ses vues, comme de son côté il avait les siennes, il ne lui parla nullement ni de cette femme, ni de l’amour qu’il avait pour elle. Bernard eut de sa part beaucoup de peine à réduire cette femme ; mais, enfin il en vint à bout ; et, comme il n’y a pour une maîtresse que la première chasse qui coûte, et que les embrassements d’un amant sont toujours plus vifs et plus ragoûtants que ceux d’un mari, elle aurait voulu le trouver souvent seul à seul, et pour cela allait très souvent dans sa chambre, toujours sous des prétextes plausibles ; mais, l’assiduité et la présence de {p. 378} Vallière rompait ses mesures : et, comme naturellement on n’aime point ceux qui servent d’obstacle, elle vint à le haïr autant qu’elle aimait Bernard ; ce qui est beaucoup dire.

Leurs rendez-vous allaient toujours leur chemin, et ils voulurent tous deux se tenir corps à corps, c’est-à-dire, entre deux draps, nus, et sans contrainte. Pour en venir à bout, il fallait éloigner le mari. Bernard s’en chargea, en l’envoyant porter un gros paquet de papiers du Fort Saint-Pierre au Fort-Royal, et ajouta qu’il fallait que ce fût lui qui y allât, pour choisir les ustensiles dont l’état était contenu dans le paquet, et rapporter promptement la nouvelle de ce qu’il aurait fait.

Celui-ci, qui n’y entendait point de finesse, partit en bon Poitevin. Bernard lui donna de l’argent pour sa dépense, et lui promit, qu’outre que son temps courrait comme présent, on lui accorderait une gratification pour sa peine, et sa dépense. Après son départ, Bernard alla souper et coucher avec sa maîtresse. Le lendemain, Vallière lui demanda où il avait passé la nuit. Bernard ne voulut pas le lui dire ; mais le garde- {p. 379} magasin du Fort-Royal, auquel le paquet était adressé, et qui n’était instruit de rien, pensa gâter le mystère. Il eut l’imprudence d’ouvrir le paquet devant le porteur ; et, n’y trouvant que de méchants papiers, inutiles et de rebut : que diable est-ce que cela ? dit-il entre ses dents, mais pourtant assez haut, pour que cet homme l’entendît. Cela lui donna un soupçon, qui fut augmenté par un éclat de rire, que fit à contretemps ce garde-magasin à la lecture d’un billet très court, et où il n’y avait en effet que ces mots :

« Si tu es autant mon ami que je le crois, empêche le porteur de revenir de deux jours au moins : je t’en dirai le sujet à la première vue. Je suis, etc. »

Ce garde-magasin connut son imprudence ; et, regardant tous ces papiers d’un grand sérieux, il raccommoda le mieux qu’il put ce qu’il avait gâté : mais, le pauvre diable, qui avait martel en tête, revint chez lui dès le lendemain, et ne resta que deux nuits dehors, pendant lesquelles, Bernard, et sa femme, se donnèrent du bon temps ; et, il n’y a- {p. 380} vait pas un demi-quart d’heure que Bernard était sorti avant jour, lorsque le mari entra, ayant une double clef de la chambre, où il trouva sa femme, seule et endormie.

Le garde-magasin du Fort-Royal vint environ huit jours après au Fort Saint-Pierre, mandé par l’intendant. Ses affaires étant faites, il résolut de partir dès le lendemain matin ; et, comme Bernard avait quelque expédition à achever, qui ne lui permettait pas de sortir avec lui, il l’envoya joindre Vallière pour le mener chez un traiteur, où il promit d’aller les trouver, pour souper tous trois ensemble. Il le fit ; et, en vidant bouteille en attendant Bernard, et ne croyant pas que Vallière y prît intérêt, et étant tous trois bons amis, il lui montra le billet que Bernard lui avait écrit : et ajouta qu’il ne doutait point que celui qui lui avait apporté le billet n’eût pour femme une belle personne, que Bernard avait baisée en son absence. Vallière connaît le mari aussi bien que la femme, et ne douta point que ce ne fût avec elle que Bernard avait passé les deux nuits dont il lui avait fait mystère, et voulut être aussi favorisé que lui. Il se décou- {p. 381} vrit à ce garde-magasin, qui ne trouva pas qu’il fût d’un honnête homme de vouloir courir sur les brisées d’un ami. Il ne lui en témoigna pourtant rien ; et, imaginant tout d’un coup un moyen de le punir de sa perfidie, il envoya quérir cet homme, auquel il fit une sévère réprimande d’être revenu si tôt du Fort-Royal sans ses ordres, et sa réponse ; qu’il était cause qu’il avait été obligé de venir lui-même, et ajouta de ne pas manquer de retourner promptement, sitôt que M. l’intendant l’y enverrait. Après cela, il le fit boire deux coups, et le congédia.

Bernard vint peu après, et en soupant il fut raillé de ses amourettes. Il n’avoua rien : au contraire, il leur dit une menterie qu’il avait préméditée pour donner un prétexte plausible à son billet, et à l’absence de cet homme, sans aucun rapport à sa femme, dont il ne parla que fort sobrement et en honnête homme. Vallière, qui savait bien qu’en penser, ne prit pas le change, et résolut de pousser sa pointe. Il s’était découvert à Joubert, qui est ce garde-magasin ; et celui-ci, qui est un de ces esprits froids, qui pourtant ne cherchent qu’à {p. 382} rire, en avertit Bernard, et de ce qu’il avait dit au mari. Celui-ci de sa part en avertit dès le lendemain la femme, qui vint chercher de l’argent, et pour lui parler sans témoin, il l’envoya l’attendre chez l’intendant, ayant, disait-il, laissé sa paye dans le tiroir de son bureau. Ce fut là qu’il l’instruisit de tout, et qu’il lui dit ce qu’elle devait faire. Comme elle n’aime pas Vallière, elle se fit par avance un plaisir de le sacrifier à la jalousie de son mari, et à sa réputation ; et Bernard son amant lui en donna les moyens, en agissant de concert. Deux jours après, il dit à Vallière en dînant, en affectant un air chagrin, qu’il avait envoyé chercher le mari pour l’envoyer au Fort-Royal porter à Joubert un paquet de la part de M. l’intendant, et en ramener des bois, et d’autres ustensiles, mais qu’on ne l’avait point trouvé, et qu’apparemment il était quelque part à boire : et, en même temps, tira de sa basque le prétendu paquet, et le mit sur la table avec assez d’indifférence.

Vallière donna dedans : il prit ce paquet, et promit de le rendre ; et le charpentier qui, se doutant du tour, et voulant régaler M. de la Sérénade, dit qu’il al-[353 erreur pour 383] partir, quoique ce ne fût nullement son dessein, et voulant voir si sa femme était de part de la tromperie. Il vint chez lui, et lui dit qu’il allait au Fort-Royal. N’y allez pas, si vous m’en voulez croire, et faites semblant d’être parti, lui répondit la rusée femelle. D’où vient ? lui demanda-t-il. C’est, lui répliqua-t-elle, qu’il se brasse assurément quelque chose contre vous, ou contre moi ; car, pendant les deux nuits que vous avez été dehors, il est venu des gens qui ont frappé plus de cent fois à la porte ; et qui, d’une voix fort basse, me priaient d’ouvrir. Je ne vous en ai rien dit, parce que je ne les connais point, et que je ne leur ai point ouvert : mais, cela m’a empêchée de clore l’œil, et je ne faisais que de m’assoupir, quand vous êtes arrivé ; et ce second voyage-ci me déplaît par avance. Songez à ce que je vous dis, et prenez vos précautions, d’autant plus que notre maison est écartée, et que si ces gens en venaient à la violence, je serais fort embarrassée toute seule.

Un pareil discours dissipa tous les soupçons que le charpentier avait conçus de la vertu de sa femme. Il lui avoua [354 erreur pour 384] ingénument, que son premier voyage avait été inutile, que même il lui avait paru qu’on s’était moqué de lui, qu’il soupçonnait Bernard, et qu’il était résolu de ne point partir sans frotter l’échine de l’acteur, fût-ce un diable. Sa femme parut ravie de sa résolution ; et, pour sauver Bernard de tout soupçon, elle ajouta qu’elle ne pouvait pas croire que ce fût lui, puisqu’elle allait le voir très souvent, qu’elle lui parlait presque toujours seul à seul, et qu’il ne lui avait jamais rien dit qui pût offenser ni alarmer une honnête femme ; que pourtant, si c’était lui, elle serait la première à frapper dessus, et à s’aller plaindre à M. l’intendant.

Après ce petit conseil tenu entre le mari et la femme, ils sortirent tous deux et prirent le chemin du Fort-Royal. Elle le quitta à quelque distance du Fort Saint-Pierre, et revint sur ses pas, disant à tout le monde que son mari était parti. Elle alla trouver Bernard, auquel elle dit l’état des choses, et ils rirent par avance du tour qui se préparait pour Vallière.-

Celui-ci, aux écoutes, apprit que le charpentier était parti. Il ne le dit point [355 erreur pour 385] à Bernard : au contraire, prétendant être seul tenant, il lui dit qu’il avait trouvé cet homme, et lui avait remis le paquet ; mais, qu’il était si tard qu’il avait refusé de partir à l’entrée d’une nuit fort obscure, et qu’il ne partirait que le lendemain deux heures avant jour. Bernard, qui voyait toute la perfidie de Vallière, et qui savait qu’il en serait bientôt puni, le remercia de sa peine, et ne fit pas semblant de s’en embarrasser davantage. Ce discours s’était fait en soupant ; et, comme il était près de dix heures, un laquais de M. de Goimpi, à qui Bernard avait donné le mot, vint lui dire que M. Ranché le demandait. Il sortit aussitôt ; et Vallière qui crut que la fortune était de concert avec lui en le débarrassant de Bernard, dont la présence le gênait, et dont il ne savait comment se défaire, sortit aussi, et prit le chemin de la maison du charpentier.

Cet homme était revenu chez lui à l’entrée de la nuit, nanti d’une liane grosse comme le haut du pouce. Les lianes sont communes en France : elles sont flexibles et pliantes ; et leurs coups sont d’autant plus sensibles, qu’el- [356 erreur pour 386] les sont pleines de nœuds. Une pinte de vin, qu’il avait mise sur chopine aux dépens de l’argent que Vallière lui avait donné de la part de Bernard pour son voyage, l’avait mis dans la situation de s’en servir de bonne grâce ; et il attendait avec impatience l’arrivée du galant. Vallière arriva enfin, et frappa à la porte comme il croyait que Bernard y frappait. La belle demanda qui c’était, par la fenêtre. Ouvrez-moi, répondit-il, j’ai à vous parler ; et moi je n’ai rien à répondre, laissez-moi en repos, reprit-elle en refermant sa fenêtre. Vallière refrappa. On ouvrit : il voulut entrer, et fut repoussé par une gourmade que le charpentier lui porta à l’estomac, si vigoureuse qu’elle l’envoya tomber à six pas plus loin ; et ce fut encore pis, quand le charpentier fit jouer la liane, à la voix de sa femme qui lui criait : frappez, frappez. Tout ce que Vallière put faire fut de se lever, et de fuir à toutes jambes. Le charpentier le conduisit le plus qu’il put, avec les civilités du cocher de l’abbesse d’Estival à Ragotin ; et l’aurait encore conduit plus loin, si lui-même ne fût pas tombé à son tour.

[357 erreur pour 387] Bernard, qui avait voulu se donner la comédie, avait été chez un de ses amis proche de là, d’où il avait tout vu. Vallière avait eu, en brave et intrépide Gascon, la constance de ne pas ouvrir la bouche pendant et malgré l’orage : ainsi, rien ne pouvait le faire connaître à l’ami de Bernard ; et lui, qui savait qui était si bien étrillé, ne jugea pas à propos de décliner son nom. Il revint dans sa chambre avec des papiers sous son bras, comme s’il fût sorti de l’intendance, et trouva Vallière dans son lit, qui croyant n’être point connu ne lui dit rien de son aventure. Un cousi est toujours très secret en pareil cas ; mais, les marques de la liane n’eurent pas tant de discrétion : elles parurent très longtemps, et il resta quinze jours sans pouvoir sortir de son lit. Il se consolait cependant de son malheur, en faisant malgré lui pénitence de sa mauvaise intention ; mais, il n’était pas au bout de cette pénitence. Le plus rude en était passé, mais non pas le plus mortifiant pour un homme de son pays. Il s’imaginait que personne ne savait rien de la grêle, quoique quatre personnes la sussent, et que le charpentier l’eût fort bien reconnu à [358 erreur pour 388] la voix, et l’eût dit à sa femme. Il ne pouvait s’y tromper, ayant tous les jours affaire à lui.

Dès le lendemain, la charpentière alla tout dire à Bernard, qui le savait aussi bien qu’elle, et qui ne trouva pas la vengeance complète, à moins que Vallière n’en eût la confusion entière. Dans ce dessein, il obligea cette femme d’aller se plaindre à M. d’Éragny, de qui Vallière dépendait comme officier d’épée, de l’affront qu’il avait voulu lui faire, et d’en demander réparation ; et, pour cela, il lui indiqua une heure qu’il devait y être lui-même. Elle n’y manqua pas. Bernard tourna ces ordres prétendus donnés d’une manière toute apparente, et présenta la rétention de ces ordres d’un point de vue si malin que le Vice-Roi trouva Vallière très criminel, et très obstiné dans ses mauvais desseins ; et prit la belle pour une Suzanne, dans une île qui n’en produit point, ou bien peu. Il voulut envoyer quérir Vallière dans le moment même, et l’aurait fait, si Bernard ne lui eût dit qu’il était sur son grabat roué de coups. La charpentière dit la manière dont son mari l’avait reçu, et régalé. M. d’Éragny en rit de bon cœur, [359 erreur pour 389] et dit qu’il l’obligerait de la régaler à son tour. Bernard lui dit que Vallière était son ami, qu’ils mangeaient et couchaient ensemble ; et, qu’en cette considération, il le suppliait d’obliger le mari et la femme de garder le secret, et s’offrit d’être médiateur de la réparation. Cela fut accepté ; et, à son retour, il jeta Vallière dans une surprise inexprimable, en lui rapportant la plainte de la charpentière à M. d’Éragny, et le reste : et l’accabla de raillerie sur sa prétendue chute, et le poussa jusques à lui dire qu’il aurait fallu qu’une maison lui fût tombée en détail sur le corps, pour le marquer comme il était. Il affecta encore malicieusement de ne lui parler en aucune manière de la sagesse de la charpentière ; et se contenta de lui dire qu’un honnête homme ne devait point courir sur le bien d’autrui, en lui laissant à deviner s’il voulait parler de lui-même ou du mari ; et Vallière, plus fâché de ce que le Vice-Roi savait son aventure, que du reste, fut obligé d’avaler la mercuriale doux comme du miel.

Au bout de trois semaines, M. d’Eragny manda Vallière, lui fit une réprimande fort rude et fort sévère, et l’o- [360 erreur pour 390] bligea de donner à la charpentière présente quatre milliers de sucre, pour réparation de l’insulte et le remerciement du secret : si bien que Vallière, battu et raillé, paya encore les frais. Cela serait demeuré secret, sans la malice de M. d’Éragny, qui, malgré les pardons que Vallière avait demandés à cette femme en sa présence, et le sucre qu’il lui avait donné, lui dit, en pleine compagnie, Eh, à propos, M. de la Liane, êtes-vous remis : vous souvenez-vous encore de vos amours nocturnes ? M. Caumont que voilà s’est fait distinguer par un bel endroit, et vous par un fort vilain. Croyez-moi l’un et l’autre. Ne tentez plus les femmes d’autrui, et vous ne vous rendrez plus ridicules par des sobriquets. L’aventure étant secrète, elle n’a point éclaté ; mais, Fanchon, qui la sait de Bernard, et de la charpentière, nous l’a dite à M. de La Chassée et à moi : et, comme le mari ne manquera pas de parler dans le vin, on ne doute point qu’en peu de temps la seigneurie de la Liane ne devienne aussi fameuse que celle de la Planche.

Je n’aurais jamais fait, si je me met– [361 erreur pour 391] tais sur le pied d’écrire ce que je sais de l’histoire scandaleuse de plusieurs nymphes de la Martinique. Je ne puis pourtant en taire une, à qui son indiscrétion a coûté trois cents piastres. C’est une grande veuve, bien faite, et assez belle, âgée d’environ trente ans. Un contremaître de notre escadre avait eu quatre cents écus, ou piastres, de la flûte prise le 29 juillet de l’année passée. Il les avait donnés à une nymphe d’ici, pour une seule nuit. C’était payer un péché trop cher. Comme cette femme veut se remarier, elle acheta un habit neuf complet et fort propre ; et, dès le lendemain, changea de figure : et, étant en bonne et grande compagnie, la soupe au perroquet la fit jaser, et nommer un amant si libéral. M. du Quesne l’a su, et en même temps que cet homme avait en France une femme, et six petits enfants, qui ne subsistaient que du travail de leur mère, c’est-à-dire, bien pauvrement. Il a fait là-dessus une action très louable. Il a fait mettre aux fers le contremaître ; et, dans le même moment, a envoyé son capitaine d’armes avec six soldats chez la charmante, avec ordre de prendre [362 erreur pour 392] tout ce qu’ils trouveraient d’argent chez elle, et sur elle ; et, pour cela, de fouiller partout. Ils ne l’ont nullement ménagée, et l’ont visitée, comme on dit, jusques au trou du cul. Ils ont trouvé trois cent seize piastres : ils ont eu les seize pour leur peine ; et M. du Quesne destine les trois cents autres pour la femme et les enfants de ce contremaître. La nymphe a voulu faire du bruit, et se récrier sur la violence ; mais, M. du Quesne l’ayant envoyé quérir devant Messieurs d’Éragny, et de Goimpi, et l’ayant tous menacée de la faire passer par les baguettes, elle a été obligée de se tranquilliser, et de prendre patience en enrageant : et au bout de huit jours, M. du Quesne a fait appliquer au contremaître vingt coups de corde sur les épaules et les reins, le ventre sur un canon, tout de même qu’aux voleurs, dont j’ai rapporté ci-dessus le châtiment.

Du jeudi 5 juillet 1691. §

Calme encore toute la journée, temps fin et clair, soleil très ardent ; et, par conséquent, chaleur excessive. [363 erreur pour 393]

Du vendredi 6 juillet 1691. §

Calme toujours presque tout plat. Nous sommes à la vue de Monsarrat, île appartenante aux Anglais. Ils nous voient bien, s’ils veulent nous voir, puisque nous n’en sommes qu’à trois petites lieues.

Du samedi 7 juillet 1691 §

Nous allons un peu. Un de nos deux contremaîtres est mort cet après-midi. Il se nommait Pierre Hervé : il était malade depuis fort longtemps.

Du dimanche 8 juillet 1691. §

Nous avons passé le vent d’Antibe, île qui appartient encore aux Anglais. Le vent a affraîchi à la pointe du jour. Il y avait un navire à l’ancre, qui a mis au plus vite à la voile. M. du Quesne a fait signal au Lion, et à nous, de lui donner chasse. Nous l’avons fait inutilement, aussi bien que le corsaire Lajona. Il va mieux que nous, et s’est sauvé. [364 erreur pour 394]

Du lundi 9 juillet 1691. §

Nous sommes enfin débouqués ; c’est-à-dire, que nous avons dépassé le vent des îles de l’Amérique. Comme il n’y a plus rien à craindre des corsaires, et armateurs ennemis, qui croisent par le travers de ces îles, chaque vaisseau a fait dès cette nuit telle route qu’il a voulu, et tous les marchands se sont séparés de nous. Nous ne sommes plus que huit vaisseaux, c’est-à-dire notre escadre, le corsaire provençal et une quesche ou yaque, qui viennent avec nous, et qui vont fort bien. M. de Quistillic, capitaine du Dragon, est très mal. Notre chirurgien, qui a été le voir avec ses autres confrères de l’escadre, assure qu’il n’en réchappera pas. Cela est bien affirmatif. Ce serait assurément dommage ; car, outre qu’il est très brave homme, et bon officier, c’est un des meilleurs humains qu’on puisse voir. Le trop de rafraîchissements le met où il est. [365 erreur pour 395]

Du mardi 10 juillet 1691. §

Nous avons eu aujourd’hui le soleil à pic, autrement au zénith, justement au-dessus de notre tête. Nous l’avons dépassé ce soir ; et présentant au Nord, par un très bon vent de Sud-Ouest, nous aurons Dieu aidant bientôt de la fraîcheur.

Du mercredi 11 juillet 1691. §

Nous avons ce matin dépassé le tropique du Cancer, et nous sommes présentement dans la zone tempérée. Il nous est mort un passager, dont j’ignore le nom.

Du jeudi 12 juillet 1691. §

Nous allons toujours fort bien. M. de Quistillic est mort : on l’a jeté ce soir à la mer ; et, tout aussitôt, M. d’Auberville, lieutenant de M. du Quesne, duquel j’ai plusieurs fois parlé, est allé le remplacer. [366 erreur pour 396]

Du vendredi 13 juillet 1691. §

Toujours bon vent : nous allons bien.

Du samedi 14 juillet 1691. §

Même chose.

Du dimanche 15 juillet 1691. §

Même chose. Tant mieux.

Du lundi 16 juillet 1691. §

Même chose encore, et la chaleur beaucoup diminuée. Le temps étant propre à écrire, j’ai commencé ce matin les copies de mon grand livre, et de mon journal pour la Compagnie. Il y a de l’écriture, à cause des procès-verbaux. Mais, je juge à propos de faire une copie, non que je craigne aucune dispute ; mais, je crois devoir garder des copies de tout.

Du mardi 17 juillet 1691. §

Même chose pour le vent, jusques à mi- [367 erreur pour 397] di, qu’il a calmé tout plat. Le sieur Desquatrelles lieutenant d’infanterie, qui était sur le Dragon, est mort, et a été jeté à la mer cet après-midi. J’en suis très fâché ; car, outre qu’il était mon ami, il était très honnête homme.

Du mercredi 18 juillet 1691. §

Calme, et chaleur bien forte.

Du jeudi 19 juillet 1691. §

Même chose. Tant pis.

Du vendredi 20 juillet 1691. §

Le vent est très bon dès hier au soir, et nous allons bien. Nous sommes d’ailleurs très mal ; car, on dit que la peste est à bord. Il est effectivement mort ce soir un matelot, qui en avait trois charbons, et dont le corps en un demi-quart d’heure est devenu tout plombé, et livide. M. de La Chassée et moi, nous servons du remède de M. de Bassompierre, dont j’ai parlé page 198. [368 erreur pour 398]

Du samedi 21 juillet 1691. §

Le vent s’est renforcé, et nous allons à merveille. Nous avons encore, à ce que dit notre chirurgien, plusieurs matelots attaqués du même mal dont Jacques Le Roux mourut hier. Cela ne se dit pas tout haut, ni publiquement, crainte d’alarmer personne ; étant très vrai ce que dit M. de Montaigne, que la plus grande partie du mal consiste dans l’opinion. Pour moi, à qui les maladies des autres ne touchent que par compassion, ou par pitié, et qui ne suis nullement d’humeur à fatiguer mon esprit d’une ridicule appréhension aux dépens de ma santé, je vas toujours mon chemin avec mes bouillons rouges à l’ordinaire.

{p. 2}

Du dimanche 2 juillet 1691. §

Le vent a tellement renforcé cette nuit que la queche qui nous suivait a démâté. M. du Quesne, qui l’a prise en sa protection, lui a donné tout le secours imaginable, et la mène présentement en toue. Cela nous a empêchés de faire bien du chemin, que nous eussions [369 erreur pour 399] fait, si rien ne nous avait retardés. Ceux qui ont impatience de voir bientôt leur patrie, en ont très fort murmuré, et en murmurent encore ; mais, il est commandant, c’est tout dire : et, comme dit Gareau, c’est à ly à faire, et à nous à nous taire. Outre cela, il mène sur son vaisseau une très belle dame, parente fort proche de Madame la marquise de Maintenon. C’en est assez pour ne prendre pas garde à ce qui se dit d’une pareille manœuvre.

Du lundi 23 juillet 1691. §

Le vent a tellement renforcé cette nuit, que le cablot du Gaillard, qui touait la quèche, a cassé : elle est derrière. Dieu la préserve de tomber entre les mains de ceux à qui on l’a donnée : plus de cent millions de charretées de diables en prendraient bientôt possession.

Du mardi 24 juillet 1691. §

Toujours bon vent, et presque tourmente ; et tout sales que sont les navires, n’étant retenus par rien, nous faisons plus de six-vingts lieues en vingt- [370 erreur pour 400] quatre heures. Dix jours au plus de pareil vent, nous serons en France.

Du mercredi 25 juillet 1691. §

Toujours bon vent largue de Nord-Ouest.

Du jeudi 26 juillet 1691. §

Toujours de même.

Du vendredi 27 juillet 1691. §

Encore de même. Il y a des gageures à bord sur l’arrivée en France : les uns gagent pour le huit du prochain, et d’autres pour le quinze.

Du samedi 28 juillet 1691. §

Le vent a calmé tout d’un coup cette nuit, et n’est venu que par bouillards, et fort près. Nous ne laissons pourtant pas d’avancer un peu. [371 erreur pour 401]

Du dimanche 29 juillet 1691. §

Calme tout plat. Tant pis :

Du lundi 30 juillet 1691. §

Encore même chose. Mauvais temps pour messieurs les gageurs au huit. On a fait ce qu’on a pu pour engager notre pilote à gager, et on a perdu sa peine.

Du mardi 31 et dernier juillet 1691. §

Le vent s’est enfin jeté au Sud vers les cinq heures du matin : il prend même de l’Est ; ainsi, il n’est pas bon, et on tire avec lui à la bouline.

Août 1691 §

Du mercredi I août 1691. §

Le vent avait calmé, et nous espérions qu’il reviendrait bon ; mais, il est revenu Est-Sud-Est, très mauvais.

[372 erreur pour 402]

Du jeudi 2 août 1691. §

Le vent s’est jeté au lever du soleil au Sud-Sud-Est. Il n’est, ni bon ni mauvais : il est traversier. Nous ne sommes pas à plus de quatre cents lieues de France ; et, M. de Bouchetière et moi espérons si bien y arriver dans le quinze, que nous avons tous deux gagé contre M. de La Chassée, lui un souper, chair, ou poisson, et moi un déjeuner d’huîtres en arrivant ; et point d’argent, seulement la bâfre : c’est son terme. Si nous perdons, nous le régalerons toute la journée ; et, si nous gagnons, ce sera lui qui nous régalera. Il me semble que je respire déjà l’air natal. On dit que nous irons à La Rochelle : tant mieux ; j’y connais tant de monde que j’y serai comme à Paris, et j’aurai le plaisir d’y voir le marchand de Fanchon, pour qui j’ai des lettres.

Du vendredi 3 août 1691. §

Le vent a tout d’un coup changé cet après-midi, bout pour bout, terme matelot ; c’est-à-dire, qu’il est venu [373 erreur pour 403] Nord-Nord-Ouest. Il est bien faible ; mais, c’est celui qu’il nous faut. Dieu veuille qu’il affraîchisse.

Du samedi 4 août 1691. §

Le vent s’est jeté au Nord-Ouest, bon petit frais. Nous allons fort bien ; et le seigneur La Chassée nous régalera, si ce vent-ci continue seulement six jours. Nous commençons à le regarder avec un ris un peu malin.

Du dimanche 5 août 1691. §

Toujours même chose pour le vent, et nous allons bien. Nous approchons des parages, ou endroits où nous devons trouver des armateurs, et d’autres vaisseaux. Nous en avons vu deux : on leur a donné cache, ou chasse, l’un vaut l’autre ; mais, fort inutilement. Nous sommes trop sales pour les attraper.

Du lundi 6 août 1691. §

Le vent a calmé cette nuit, et sur le midi s’est jeté au Ouest-Sud-Ouest, bon [374 erreur pour 404] petit frais, et meilleur que Nord-Ouest, qui soufflait hier. Bouchetière, et moi, espérons gagner notre journée, et la passer sur la bourse de M. de La Chassée.

Du mardi 7 août 1691. §

Le vent continue toujours bon, et s’est même rafraîchi. Nous allons si bien que la vergue de notre hunier d’avant s’est cassée par la force du vent. Nous commençons à nous railler du papa La Chassée : il prend fort bien les choses ; ce serait bien le diable, s’il se moquait de nous à son tour.

Du mercredi 8 août 1691. §

Vilain temps pour lui : le vent continue ; et nous allons bien. Notre vergue est remise : il semblait par l’impatience des charpentiers, qu’ils eussent gagé contre lui. Nous le turlupinons que rien n’y manque.

Du jeudi 9 août 1691. §

Toujours de même. Il est venu ce matin un corsaire nous tâter. Nous a- [375 erreur pour 405] vons donné dessus, et tâché de l’envelopper. Il a meilleures jambes que nous. Voyant que nous cessions de le poursuivre, il est revenu à deux portées de canon ; mais, n’y ayant rien à gagner pour lui, il s’est retiré, et a montré son pavillon. Il aurait chèrement payé cette bravade, si nous avions pu mettre la main sur lui. C’est un algérien, auquel il aurait été très avantageux d’être quelque espagnol, ou quelque portugais.

Le beau temps qu’il fait nous autorise à persécuter le père de La Chassée, auquel nous formons le plan du déjeuner, et du souper, comme le cuisinier d’Harpagon. Après l’inventaire de la table, il s’est levé de sa place, en nous disant pour toute réponse, je serai donc bien régalé ? Le diable s’en mêlerait-il assez pour que cela fût ?

Du vendredi 10 août 1691. §

Le vent est venu Est-Nord-Est cette nuit, directement contraire ; et, il l’est encore. Nos matelots ont pris cette après-midi un poisson, qu’ils nomment spadon, assez curieux pour en dire un mot. Il a environ quatre pieds de long [376 erreur pour 406] entre tête et queue, il a le corps presque rond, couvert d’une petite écaille grise et noire sur le dos, et grise sous le ventre. Il peut avoir un pied et demi de tour vers la queue, et deux pieds au défaut de l’ouïe. Il a la tête élongée à peu près comme celle d’un brochet, et la queue, comme celle d’un maquereau. Il s’élève du milieu de son dos une arête d’un bon pied et demi. Cette arête ne tient à rien par les côtés, non plus que par le devant, et le derrière. Elle est isolée, cependant flexible dans son pied, puisque le poisson la hausse et la baisse, quand bon lui semble. Elle est plate, large de deux pouces à son pied, et finit en pointe, comme une épée de Suisse. Son épaisseur au pied est d’un demi-travers de doigt, et diminue à mesure qu’elle approche de la pointe. Cette lame ou spadon est garnie des deux côtés de dents qui sortent en dehors par le devant et le derrière d’un travers de doigt par en bas, qui diminuent peu à peu, et se perdent à la pointe. C’est cette arme qui donne le nom à l’animal, qui, dit-on, a une haine si forte pour la baleine, le plus monstrueux poisson de la mer, que sitôt qu’il en sent une, il [405 erreur pour 407] court après, se glisse sous son ventre, et levant tout d’un coup son espade, et s’élevant en même temps avec vigueur, elle lui perce le ventre, et la tue. Je ne crois pas que jamais personne ait vu celui-ci ; mais, c’est la croyance de tous les matelots, qui ajoutent qu’on ne voit ce poisson que dans les parages que la baleine fréquente.

Du samedi 11 août 1691. §

Le vent a encore été contraire toute la journée. Le père La Chassée nous regarde en souriant, sans nous dire un mot, et s’explique plus que s’il parlait.

Nous avons parlé ce soir à un portugais, qui retourne à Lisbonne, et dont la charge est de sel, qu’il a pris à La Rochelle. Il nous a appris des nouvelles qui nous réjouissent beaucoup, entre autres la prise de Mons, par Monseigneur, et la terreur que notre armée navale, composée de cent quarante voiles, donne à celle des ennemis, qui n’osent s’en approcher.

Du dimanche 12 août 1691. §

Le vent calma tout plat dès hier au soir, nous n’avons point été du tout, et le terme de la gageure avance. [406 erreur pour 408]

Du lundi 13 août 1691. §

Toujours calme, et toujours au même état ; ce qui fait que M. de Bouchetière et moi craignons bien fort d’être obligés de régaler le diable de La Chassée, au lieu d’en être régalés. Il se donne déjà des airs de revanche, que nous méritons bien ; surtout moi, qui ne l’ai point épargné, et à son tour il ne m’épargne pas : je fais comme il a fait, je ne réponds rien. C’est peu que le calme pour nous faire perdre, les courants sont contre nous : ils ont dérivé l’Oiseau à plus de deux lieues ; il a fallu l’attendre. Nous sommes à huit lieues du cap de Finistère, dans le Nord-Est.

Du mardi 14 août 1691. §

Calme tout plat

Du mercredi 15 août 1691. §

Encore calme, accompagné d’une brume très épaisse. Le vent est venu assez bon sur le midi, et nous avons perdu de vue les terres d’Espagne. Le vent a dissipé le brouillard. Nous ne sommes qu’à soixante-dix lieues de France, et notre gageure est perdue. Je voudrais que le gagnant l’eût dans le ven- [407 erreur pour 409] tre, et qu’il ne me fît pas désespérer avec ses railleries. Bouchetière voudrait qu’il lui en eût coûté quatre pistoles, et n’avoir point gagé : j’en donnerais un louis de bon cœur ; et si nous sommes tous deux très sûrs qu’il voudrait avoir perdu.

Du jeudi 16 août 1691. §

Bon vent dès le matin. On ne sait si on doit aller à La Rochelle, à Belle-Île, ou à Groix. Nous ne sommes qu’à quarante lieues, et ces parages-ci sont toujours remplis de corsaires. Nous avons vu deux vaisseaux ce matin, et leur avons inutilement donné cache : ils vont mieux que nous. Un des deux qui se fie sur ses jambes est revenu : on lui a lâché un coup de canon sans balle, sous pavillon français ; il est venu au coup d’assurance. C’est un autre corsaire provençal, qui a fait huit prises fort riches, et le navire qui fait route vers France en est une qui vaut plus d’un million : c’est un anglais venant comme nous des Indes. Je le répète pour la troisième fois, trente armateurs français feront mille fois plus de tort aux ennemis, que toutes les armées navales. [408 erreur pour 410]

Du vendredi 17 août 1691. §

Toujours bon vent, mais bien faible. La Chassée m’assomme, et je compte m’en venger, en le saoulant pour lui faire casser le cou. Le Provence a quarante-deux canons, et quatre cent cinquante hommes, de sept cents qu’il avait en partant, le reste est sur ses prises. Il fait route avec nous : il a donné sur trois navires fort éloignés. Il va fort bien, et nous fort peu. Nous ne sommes qu’à seize lieues de Belle-Île, et portons dessus.

Du samedi 18 août 1691. §

Nous ne voyons plus les navires d’hier : le Provençal nous a rejoints, et est venu dîner à bord. Il est ami de M. de La Chassée ; et ce diable, qui se moque de nous, nous a donné en sa présence un papier intitulé  Mémoire instructif des plats garnis, des viandes, gibier, dessert, et vin, dus pour le déjeuner de La Chassée, et pour son souper . Le diable n’a pas omis un seul article de ce que nous dîmes le 9 du courant, et a de son autorité convié le Provençal de boire et de manger sa part de la gageure. Nous voilà déjà cinq, compris M. de Porrières, [409 erreur pour 411] et nous comptons sur cinq autres à moitié de frais.

Du dimanche 19 août 1691. §

Nous avons vu ce matin Belle-Île et Groix ; et, après quelque mouvement pour retourner vers La Rochelle, le commandant a viré de bord, et fait route pour Groix, où par la grâce de Dieu nous avons mouillé sur les deux heures après-midi. Dès que nous avons été à l’ancre, j’ai été à terre dans l’île, j’y ai acheté quatre veaux à dix-huit sols pièce, et douze poulets, et après avoir chanté le Te Deum de meilleur cœur que tous les musiciens du monde, nous avons mangé à souper deux poitrines de veau, et les ris des quatre en ragoût, une poitrine, une longe, et six poulets à la broche, et six autres en fricassée. L’équipage a eu le reste, et tout le monde a bu tant qu’il a voulu. Les deux corsaires étaient des nôtres.

Du lundi 20 août 1691. §

C’est aujourd’hui que mon journal finit. Nous avons mouillé en rade à l’Orient du Port-Louis, sur les dix à [410 erreur pour 412] onze heures du matin. Je vas à terre désaltérer le diable de La Chassée, qui me persécute. Heureux de me débarrasser de lui ; mais infiniment plus heureux d’être de retour d’un si long voyage, en bonne santé !

J’ai fait des remarques aux pages 260 et 261 du I tome sur la différence qu’il y a à monter jusques à la Ligne, et à en descendre. Cela m’y a fait parler du montant de l’Est à l’Ouest, et du descendant de l’Ouest à l’Est. Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit : au contraire, je suis fortifié dans mes remarques. Que le lecteur fasse attention aux tours, contours, et séjours, que nous avons faits : il verra que ces remarques sont justes.

Nous allons dîner au Port-Louis. J’aurai le plaisir de voir de quelle manière nos navigateurs se disposeront à s’acquitter du vœu qu’ils ont fait dans le temps de la tempête du premier au quatre mars dernier, dont j’ai parlé ci-dessus. Je remets mes compliments à ma lettre qui va partir, et me renferme à vous assurer que je suis, etc.

Fin du III Tome.

** [Référence dans la marge de droite, sans appel de note dans le texte] Horace, Ode IV. du Livre IV.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche] Les papiers de la Compagnie ne se perdant point, c’est à elle à voir si cela est vrai.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche] C’est encore à la Compagnie à voir si tout ceci est une imposture. Le fait grave, mérite l’attention du lecteur et d’être approfondi.

* [Note de l’auteur dans la marge gauche] Tout ceci regarde l’histoire des révolutions de Siam. J’en ai plusieurs mémoires et journaux, dont je ferai peut-être un corp assez curieux pour attirer l’attention du public.

* [Note de l’auteur en marge droite] Actes des apôtres chap. XV, vers. 29.

* [Note de l’auteur en marge droite] Psalm. 14 Qui non egit dolum in lingua sua.

* [note de l’auteur dans la marge droite] Homo considerat actus, Deus vero pensat intentiones.

* [Note de l’auteur dans la marge de droite] Ceci est le contraire de ce que j’ai dit à la page 246 du tome second. C’est que je n’étais pas bien informé.

1 Manque dans l’édition de 1721.

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