Abbé Piron

1881

Cours complet de littérature. Style (3e éd.)

2019
Abbé Piron, Cours complet de littérature : à l’usage des séminaires et des colléges, tome I : Style, 3e édition, Paris, V. Lecoffre, 1881, in-16, 321 p. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Infoscribe (saisie, XML-TEI), Eric Thiébaud (édition TEI) et Anne-Laure Huet (édition TEI).
{p. 1}

Cours complet de littérature à l’usage des séminaires et des colléges rédigé d’après les meilleurs critiques anciens et modernes par M. l’abbé A. Piron
Chanoine, Vicaire général, Membre de l’Académie des Arcades, ancien Professeur de littérature. §

L’art de bien dire, que nos grands écrivains du xviie siècle ont porté à un si haut point, et qui, comme le dit excellement Son Éminence le Cardinal Archevêque de Bordeaux, est si nécessaire aujourd’hui, est enseigné avec succès à la jeunesse des séminaires et des colléges par un ecclésiastique instruit et plein de goût, M. l’abbé Piron, ancien professeur de belles-lettres, dans un Cours complet de littérature, qui a obtenu l’approbation d’un très grand nombre d’évêques et de professeurs, tant ecclésiastiques que laïques.

Les trois volumes de ce Cours, qui ont paru depuis quelques années, sont devenus classiques dans beaucoup de séminaires et de maisons d’éducation. Dans son premier volume (quoique chaque volume soit indépendant et {p. 2}forme un tout complet), intitulé le Style, l’auteur expose les principes généraux de l’art d’écrire, principes qui sont communs à tous les genres de compositions littéraires. Dans le dessein de l’auteur, ce volume est destiné à la Troisième.

Le volume suivant, la Poétique, qui donne les règles du premier des arts agréables, est pour la Seconde.

Et le dernier volume, la Rhétorique, qui offre les préceptes de l’art de bien dire, est approprié pour la classe de ce nom.

L’auteur, dans ces trois volumes, ne marche qu’appuyé sur les autorités des meilleurs critiques anciens et modernes, qu’il a su habilement fondre dans ces traités, compléter les uns par les autres et mettre parfaitement en lumière.

Innombrables sont les auteurs que M. l’abbé Piron a mis à contribution pour composer son Cours, et il lui a fallu une grande force de condensation, un goût sûr, un tact parfait, pour présenter avec un intérêt soutenu tant de pensées et de préceptes divers.

Chaque volume offre un plan harmonieux et complet, dans lequel l’estimable auteur suit une marche logique, présente des divisions claires et naturelles, des définitions exactes et nettes.

Mais ce que nous applaudirons surtout, c’est que M. l’abbé Piron, qui a fait preuve d’un goût parfait dans le choix de ses exemples, cherche constamment à former le cœur en même temps que l’esprit, faisant ressortir avec soin le côté moral et religieux des belles-lettres, ainsi que les beautés littéraires renfermées dans les Écritures et dans les ouvrages inspirés par le Christianisme.

Aussi ne nous étonnons-nous point que, dans les nombreux encouragements qu’il a reçus de tant de princes de l’Église, tous applaudissent « à ses efforts pour servir la cause des bonnes lettres ; » que tous le félicitent hautement « d’avoir publié ce travail consciencieux, qui {p. 3}non seulement ne contient rien de contraire aux principes de la saine doctrine en ce qui concerne la foi et les bonnes mœurs, mais encore est très propre à éclairer l’esprit des jeunes humanistes, à épurer leur goût et à orner leur cœur, et qui mérite une place distinguée parmi les livres classiques édités de nos jours ; » que tous enfin louent notre auteur « d’avoir mis de la netteté dans son plan, de la clarté dans sa méthode, de la justesse dans ses définitions, » et surtout « d’avoir rattaché à son enseignement les modèles si parfaits qu’offrent les poètes bibliques et liturgiques, trop indignement méconnus… »

Que pourrions-nous ajouter à de pareils témoignages, rendus par des Prélats qui ont adopté pour leurs séminaires le Cours complet de littérature ?

Nous ne pouvons que les constater, pour garantir l’impartialité de nos propres éloges. Nous dirons cependant encore que ces volumes, qui semblent ne devoir convenir qu’à des classes et être, par conséquent, quelque peu arides, offrent néanmoins, par l’art heureux avec lequel l’auteur a disposé ses matières, une lecture des plus agréables.

L. F. Guérin,
Membre de l’Académie de la Religion catholique.

Voici quelques-unes des très nombreuses lettres adressées à l’auteur :

Évêché de Saint-Brieuc et Tréguier.

Monsieur le Professeur,

J’ai reçu la dernière partie de votre beau travail ; elle complète et couronne bien les deux autres. Vous avez mis des notions justes, des idées saines, un intérêt continu là où régnaient la confusion, le vague, la sécheresse. Votre Cours complet de littérature est sûrement un des meilleurs que nous ayons. Il aura le succès des œuvres sérieuses, lent peut-être, {p. 4}mais assuré. — Toutes les fois que j’en ai l’occasion, je dis bien haut que vos traités sont les meilleurs que je connaisse. Quelques esprits difficiles prétendent qu’il y a un peu de longueur. Pour moi, je ne me suis pas aperçu de ce défaut.

Augustin,
Évêque de Saint-Brieuc et Tréguier.

Évêché du Mans.

Mon bien cher ami,

Avant de vous témoigner ma reconnaissance pour votre Cours de littérature, j’ai tenu à le parcourir. J’y ai trouvé un plan net et précis, une méthode claire, des définitions pleines de justesse. Les exemples sont bien choisis et de nature à former le cœur autant que l’esprit des jeunes gens. En un mot, vous avez publié un bon ouvrage pour le succès duquel je fais les vœux les plus sincères.

Veuillez en agréer l’expression avec celle de ma reconnaissance et de mes plus affectueux sentiments.

Charles,
Évêque du Mans.

Évêché de Bâle.

Monsieur le Professeur,

Menacé d’ostracisme dans les écoles officielles par la bifurcation des études, pour employer une expression presque aussi barbare que la chose exprimée, l’enseignement des belles-lettres s’est réfugié dans les écoles ecclésiastiques ; et vous lui avez donné pour votre part, Monsieur le Professeur, un asile honorable et bienfaisant dans vos ouvrages. Après le traité de la Poésie, le traité du Style, et bientôt la Rhétorique.

Le traité du Style, comme celui de la Poésie, présente, à mes yeux, de nombreux avantages sur tous les ouvrages de ce genre. Avant toutes choses, des vues larges et profondes, embrassant le sujet dans toutes ses parties, vous ont donné la division des matières. Et cette division logique, en vous ouvrant comme une route entre les objets de votre enseignement, vous a montré la méthode que vous deviez suivre. Placé à ce point de vue, qu’aviez-vous à faire pour donner des définitions nettes et précises ? Il vous a suffi de décrire les lignes tracées sur {p. 5}votre plan. Dans l’exécution, vous avez observé vos propres règles. Appropriant le terme à l’idée, l’expression au sujet, votre diction suit dans toutes leurs nuances et toutes leurs inflexions les différents genres de littérature, et c’est dans un style simple, naturel, concis, élégant, que vous nous parlez de l’élégance, de la concision, du naturel et de la simplicité du style.

Bien que l’on cultive particulièrement la langue allemande dans les écoles ecclésiastiques de mon diocèse, je ne désire pas moins que votre bel ouvrage y devienne classique. Car il est très propre à former tout ensemble l’esprit et le cœur des élèves.

Recevez, je vous prie, avec mes sincères félicitations, l’expression de l’affectueuse estime avec laquelle je suis, Monsieur le Professeur, votre attaché serviteur.

Eugène,
Évêque de Bâle.

Évêché de Rodez.

Monsieur le Professeur,

Votre nouveau volume de littérature, comprenant ce qui concerne le Style, nous a paru digne de son frère aîné, intitulé : Poétique. Même exactitude au point de vue des enseignements de la foi, même netteté dans le plan de l’ouvrage, même clarté dans la méthode, même justesse dans les définitions, même hommage rendu aux modèles parfaits que l’on trouve dans les écrivains sacrés. Je vous félicite donc, Monsieur le Professeur, de la persévérance avec laquelle vous poursuivez l’œuvre de votre Cours complet de littérature, qui doit être couronné par la Rhétorique. Ce sera un excellent guide et un répertoire bien utile pour les maîtres et les élèves des écoles secondaires, ainsi qu’un agréable vade-mecum pour les gens du monde qui tiennent à entretenir avec les belles-lettres ce doux commerce si bien vanté par l’orateur romain : Litteræ adolescentiam alunt, juventutem delectant, senectutem oblectant, etc. Je désire trouver moi-même quelques moments de loisir pour en goûter les charmes, à l’aide de votre précieux recueil que vous avez bien voulu m’envoyer, et dont je vous remercie.

Recevez, Monsieur le Professeur, l’expression de mon estime et de mon affectueux dévouement.

Louis,
Évêque de Rodez.

{p. 6}

Monsieur le Vicaire général,

Mes occupations ne m’ayant pas permis, à mon grand regret, d’examiner moi-même vos trois volumes sur le Style, la Poésie et la Rhétorique, j’en ai confié l’examen aux professeurs de littérature de mon petit séminaire.

Le rapport qu’ils me font de votre Cours lui est très favorable : ils le trouvent rempli de méthode et de clarté ; c’est un ouvrage complet et vivifié par un excellent esprit.

MM. les Professeurs n’ont rien vu d’aussi bien, et il est fortement question de l’adopter comme ouvrage classique dans mon petit séminaire.

Veuillez agréer, avec mes félicitations, l’assurance de mon respectueux dévouement.

Michel,
Évêque de Maurienne.

Monsieur le Vicaire général,

Après avoir pris connaissance de votre Cours de littérature, je m’empresse de vous dire à mon tour combien je m’explique aisément les suffrages flatteurs que prodiguent à votre ouvrage mes vénérés collégues. C’est un devoir pour moi d’unir mes félicitations à toutes celles que vous avez déjà reçues.

Oui, Monsieur le Vicaire général, votre ouvrage, par l’exactitude et la netteté des définitions, par la justesse des divisions, par l’esprit si profondément chrétien qui l’inspire, me paraît fait, entre tous les autres, pour développer sûrement le goût littéraire, élever les esprits et orner les cœurs.

En parcourant ce Cours de littérature, je me disais qu’on pouvait lui appliquer les paroles de Quintilien relatives à l’éloquence. Il est évidemment le fruit d’un consciencieux travail, d’une sérieuse application, d’une expérience longue et consommée. Il se distingue par une remarquable sagesse et par un goût irréprochable : Multo labore, assiduo studio, nimia exercitatione, plurimis experimentis, altissimâ prudentiâ, præstantissimo consilio. Voilà, ce me semble, la devise qui lui convient.

En ce qui me concerne, je ne manquerai pas de le recommander aux professeurs de mes petits séminaires et de mes {p. 7}établissements d’éducation religieuse. Je prie Dieu de tout cœur pour qu’il bénisse vos laborieux efforts, et leur accorde le succès qu’ils méritent si bien.

Agréez, je vous prie, Monsieur le Vicaire général, l’assurance de mon religieux dévouement.

Abel,
Évêque de Coutances et d’Avranches.

Monsieur le Vicaire général,

Je suis heureux de pouvoir vous adresser mes félicitations les plus sincères relativement à la nouvelle édition de votre Cours de littérature. La simplicité du plan, la logique de la méthode, la clarté des divisions, l’exactitude des définitions, le choix des exemples, la sagesse des conseils et la sobriété didactique du style ne laissent rien à désirer. Vous n’avez pas oublié surtout que le bien et le beau sont inséparables, et vous ne négligez jamais l’occasion de faire ressortir les richesses littéraires de nos saintes Écritures et de nos grands auteurs chrétiens.

Votre Cours complet sera suivi avec fruit dans nos petits séminaires et nos colléges catholiques.

Recevez l’assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.

Justin,
Archevêque de Besançon.

Monsieur le Vicaire général,

Les qualités que vous avez voulu mettre dans votre Cours complet de littérature, nouvellement réédité, s’y trouvent bien réellement. En effet, vos définitions sont exactes et précises, vos divisions logiques, vos développements clairs et bien nourris, vos exemples parfaitement choisis ; en sorte que votre ouvrage me paraît très propre à instruire exactement les esprits et à former chrétiennement les cœurs des jeunes gens auxquels il est destiné.

{p. 8}

Je suis donc heureux de joindre mon approbation et mes félicitations à celles que plusieurs de mes vénérés collégues vous ont déjà exprimées.

Agréez, etc.

Jules Denis,
Évêque de Laval.

Monsieur le Vicaire général,

Je viens d’examiner votre Cours de littérature, et je suis heureux de constater que vous avez réussi à faire un ouvrage complet et élémentaire. Il renferme, en substance, tous les préceptes légués par les anciens, et reproduits par les modernes, sur l’art d’écrire, sur la poésie et sur l’éloquence. La grande lucidité avec laquelle vous les énoncez, les met à la portée des jeunes intelligences.

La disposition par interrogations et par réponses convient parfaitement à des leçons dont l’élève doit rendre compte, en classe, sur la demande du maître, et trahit, de la part de l’auteur, une longue expérience de l’enseignement. On retrouve la même connaissance intime du métier jusque dans ces petits caractères que vous avez voulu employer pour l’impression de certains paragraphes moins essentiels.

Je suis ravi que vous ayez combattu la théorie funeste de l’art pour l’art, en traçant avec fermeté le but moral du poète et de l’orateur, aussi bien qu’en donnant l’idée la plus pure et la plus haute de la noble mission de l’écrivain. Je ne trouve pas moins digne d’éloge votre sévérité ou plutôt votre justice à condamner certains livres, dont il ne faut à aucun prix se permettre la lecture, quand bien même on devrait se résoudre à ignorer quelque chose.

En un mot, votre ouvrage est un excellent Traité de littérature. Je le recommanderai bien volontiers aux établissements scolaires de mon diocèse.

Veuillez agréer, avec mes félicitations, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Charles,
Évêque de Blois.

{p. 9}

Monsieur le Vicaire général,

J’ai pris connaissance, sur l’invitation de Mgr l’Évêque de Rodez, de la nouvelle édition de votre Cours complet de littérature. Ces trois volumes sont écrits avec exactitude et netteté. Les matières sont bien divisées, les règles claires et les exemples bien choisis ; l’ouvrage me paraît répondre à vos bonnes et religieuses intentions et atteindre le but que vous vous êtes proposé. J’aurais été heureux de l’avoir entre les mains pendant les longues années que j’ai passées dans renseignement. J’aurai soin de le communiquer à nos maisons d’éducation ecclésiastiques.

Agréez, Monsieur le Vicaire général, l’assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.

Truel,
Vicaire général de Rodez.

Monsieur le Vicaire général,

Mgr l’Évêque de Troyes a chargé M. le Supérieur du Petit-Séminaire d’examiner votre ouvrage et de lui en rendre compte. Sa Grandeur me charge aujourd’hui de vous transmettre l’appréciation qui lui a été adressée et de vous exprimer en même temps ses félicitations.

Veuillez agréer, etc.

Vosdey,
Vicaire général.

Monseigneur,

Le Cours complet de littérature, par M. l’abbé Piron, me parait réunir les principales qualités de nos meilleurs livres classiques. L’auteur y donne le résumé de ses doctes leçons et le fruit de sa longue expérience dans la carrière de l’enseignement. Sans négliger les sages préceptes et les admirables modèles de l’antiquité, il a eu le bon esprit d’initier ses élèves aux beautés incomparables de la sainte Écriture, de leur développer les règles et de placer sous leurs yeux les sublimes inspirations {p. 10}de l’éloquence sacrée. Pour lui, le beau ne peut jamais être que la splendeur du vrai. En somme, cet ouvrage est une œuvre de science, de talent et de foi. Les jeunes humanistes y trouveront dans un style clair et toujours élégant, des principes sûrs, des notions exactes, des appréciations justes et des exemples d’un goût aussi pur que sévère.

Veuillez agréer, Monseigneur, l’hommage du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, de Votre Grandeur, le très humble et très obéissant serviteur.

Pontié,
Supérieur du Petit-Séminaire, Vicaire général.

Monsieur le Vicaire général,

Les travaux incessants de mon ministère ne me permettant pas de lire avec assez de suite le Cours de littérature auquel vous avez consacré vos talents et vos longues études, j’ai fait examiner avec soin cet important ouvrage par MM. les Directeurs du Petit-Séminaire de Langres, et le jugement si favorable qu’ils en ont porté est venu confirmer mes appréciations personnelles.

Veuillez agréer, avec mes félicitations, l’assurance de mes sentiments dévoués en N. S.

Guillaume-Marie-Frédéric,
Évêque de Langres.

Monsieur le Vicaire général,

Aussitôt que j’ai eu votre Traité de littérature entre les mains, je me suis mis à le lire et à l’étudier. Jusqu’ici je n’ai trouvé aucun ouvrage élémentaire qui réunît sur la même matière toutes les qualités nécessaires. Votre ouvrage est complet, il est méthodique, il est clair. Aussi désiré-je vivement le voir introduire comme livre classique dans notre maison ; il serait à la fois agréable pour les professeurs et très utile pour les élèves.

Veuillez agréer, etc.

Combes,
Professeur au Petit-Séminaire.

{p. 11}

Monsieur le Vicaire général,

Je connais et je pratique depuis longtemps votre Traité de littérature : je veux aujourd’hui vous remercier des services qu’il m’a rendus. J’en ferai l’éloge en trois mots : des nombreux manuels que je possède sur la matière, le vôtre, permettez-moi de vous le dire, est assurément le plus complet, le mieux rédigé et le plus sûr. Je ne vois pas qu’il me reste rien à désirer pour lui que la continuation du grand et légitime succès qu’il a obtenu près de tous les maîtres soucieux de conserver ou de ressusciter les bonnes et solides traditions d’autrefois.

Veuillez donc agréer l’hommage de mes sincères félicitations.

Aug. Boulanger,
Professeur de seconde.

Monsieur le Grand-Vicaire,

Je n’ai pas la prétention de vouloir rapprocher mon appréciation de celles qui vous sont venues de si haut. Mais j’ai reconnu qu’on avait trouvé avec raison dans votre œuvre plus de méthode, d’ordre, de netteté, de précision et d’esprit chrétien, que dans les œuvres de même nature destinées à servir de manuel. En effet, votre ouvrage est bien complet, bien net, tout à fait à la portée des élèves des classes supérieures. Je tâcherai de le faire adopter comme auteur classique pour nos élèves, dans un avenir prochain, sinon cette année-ci.

Escalon,
Professeur de littérature.

Monsieur le Grand-Vicaire,

Je viens de prendre connaissance de votre Traité de rhétorique. Faut-il vous dire qu’il m’a ravi et charmé ? C’est {p. 12}littéralement la vérité. Depuis trois ou quatre ans, je suis à la piste d’un bon Traité de rhétorique écrit en vue d’un petit séminaire.

Je désespérais de trouver l’objet de mes rêves et de mes désirs, quand j’ai rencontré votre ouvrage. Je l’ai feuilleté d’une main fiévreuse et je l’ai dévoré d’un œil avide. Il m’est agréable de vous dire qu’il répond parfaitement à mes idées. Ordre, distribution des matières, développements, exemples, questions bien posées, style varié : tout me plaît beaucoup. Aussi j’ai prié sans retard notre R. P. Directeur de m’en faire venir pour tous mes élèves. Je m’emploierai de toutes mes forces à faire adopter vos deux premiers volumes dans les classes de troisième et de seconde, comme le troisième le sera par les rhétoriciens.

Agréez, je vous prie, l’hommage du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Monsieur le Grand-Vicaire, votre très humble et très dévoué serviteur en N. S.

Joseph C. Messelod,
Missionnaire de Saint-François de Sales, professeur de rhétorique.

{p. I}

Préface de la première édition §

Les tendances actuelles, écrivait récemment un critique, sont hostiles à l’étude sérieuse des lettres. Quelque but qu’on se propose, il y a là un danger certain de matérialiser de jeunes intelligences, qu’on mettrait à la marque, à la seule marque des sciences exactes. Le rôle des colléges catholiques est donc maintenant plus beau qu’il n’a jamais été : lutter pour opérer une réaction salutaire et défendre la cause des belles-lettres. — Ces observations nous paraissent fort justes. Elles constatent, d’un côté, l’existence d’un mouvement qui ne pourrait se prolonger sans péril pour l’instruction littéraire de la jeunesse ; et, de l’autre, la nécessité de réagir puissamment contre cette direction, en accordant une place plus considérable à l’enseignement des belles-lettres. Quoi de plus utile, {p. II}en effet, après l’étude de la religion et des langues anciennes, surtout de la langue latine qui devra toujours être parmi nous la base des hautes études, quoi de plus avantageux que la connaissance des règles littéraires, depuis les notions élémentaires concernant le style jusqu’aux lois qui régissent les compositions les plus élevées du poète et de l’orateur ? Les lettres ! mais, tandis que les autres plaisirs ne sont ni de tous les temps, ni de tous les âges, ni de tous les lieux, les lettres, dit Cicéron, servent d’aliment à l’adolescence, et à la vieillesse d’agréable passe-temps ; elles ajoutent aux douceurs de la prospérité, et offrent dans l’infortune un refuge et une consolation ; enfin, elles prêtent aux diverses situations de la vie de l’agrément et des charmes. Combien d’écrivains, combien de poètes surtout, ont aimé à s’inspirer de ces paroles de l’illustre orateur pour louer l’étude, et pour rendre hommage aux lettres et aux beaux-arts ! Écoutons-en quelques-uns :

L’étude, utile à tous, est à tous agréable…
Lebrun.
Beaux-Arts ! eh ! dans quel lieu n’avez-vous droit de plaire ?
Est-il à votre joie une joie étrangère ?
Non ; le sage vous doit ses moments les plus doux…
Delille.
{p. III}
Ornement du bonheur, soutien de l’infortune,
De l’enfant, du vieillard nourriture commune,
……… L’étude……
Rend à son nourrisson la nature asservie ;
Au delà du trépas sait prolonger sa vie,
Ennoblit ses travaux, embellit ses loisirs ;
Pauvre, fait sa richesse, et riche, ses plaisirs.
Saintine.

Puisque l’importance des belles-lettres est proclamée d’une voix unanime, quelle serait la position d’un jeune homme, dans la bonne société, s’il n’était pas initié à la connaissance des principes littéraires, s’il ignorait les règles relatives aux éléments, aux qualités, aux ornements du style, ainsi que les moyens de se former à l’art d’écrire, et s’il ne possédait pas des notions exactes sur la poésie et sur l’éloquence ? Ce sont ces principes et ces règles que nous nous sommes efforcé de réunir dans ce Cours classique de littérature. Réservant pour la Rhétorique les préceptes de l’art de bien dire, et pour la Poétique les règles du premier des arts agréables, nous exposerons, dans ce volume, les principes généraux de l’art d’écrire, principes qui sont communs à tous les genres de productions littéraires. Dans notre dessein, le Style est destiné à la troisième ; la Poétique, à la seconde ; la Rhétorique, à la classe de ce nom. Nous croyons même que {p. IV}l’on pourrait utilement commencer l’étude de la littérature vers la fin de la quatrième. Quelques notions sur les pensées et sur les mots, un aperçu des qualités générales du style, une connaissance assez exacte des règles épistolaires, en répandant de la variété sur les exercices ordinaires de cette classe, procureraient aux élèves autant d’agrément que de profit. Du reste, ce cours se prête tout aussi facilement à des combinaisons en sens contraire. Quelques établissements ne consacrent que deux années à la littérature, et ne peuvent par conséquent s’occuper de l’étude de la poésie. Comme notre Poétique, tout en complétant le cours, peut être facilement séparée des deux autres volumes, on aura dans le Style et dans la Rhétorique tous les principes de l’art d’écrire et toutes les règles de l’éloquence. On pourrait d’ailleurs, dans ce cas, mettre le Traité de la poésie entre les mains des élèves comme livre de lecture : ce qui serait d’autant plus facile à faire que cet ouvrage est, au dire de beaucoup de juges compétents, agréable à lire.

Dans le Style comme dans le reste du Cours, nous nous efforçons d’offrir un plan complet, de suivre une marche logique, de présenter des {p. V}divisions claires et naturelles, des définitions exactes et nettes, et, cherchant à former le cœur en même temps que l’esprit, nous faisons ressortir avec soin le côté moral et religieux des belles-lettres, ainsi que les beautés littéraires renfermées dans les Écritures et dans les ouvrages inspirés par le christianisme.

Plusieurs questions qui, malgré leur importance, trouvent rarement place dans les traités élémentaires, ont été de notre part l’objet d’un soin particulier. C’est ainsi que sans vouloir entrer en matière par l’aride exposé des règles de la logique, comme on l’a fait quelquefois, nous nous arrêtons assez longtemps sur les éléments constitutifs du style. Là, nous étudions surtout les pensées, les mots, la phrase, comme étant les fondements indispensables de l’art d’écrire. Après avoir exposé avec le plus de clarté possible les qualités générales et particulières du style, ainsi que les différentes sortes de figures, nous avons essayé de mettre de l’ordre et de l’exactitude dans l’importante question de l’harmonie mécanique, principalement dans les règles de la période. Il en a été de même pour les transitions. Partout, dans cette première partie on trouvera des exemples nombreux et choisis avec {p. VI}soin. Mais nous avons surtout insisté sur les moyens de former le style. Nous avons examiné en détail, outre l’étude des chefs-d’œuvre et les sources de l’amplification, les règles de la composition en général et les lois qui régissent les compositions secondaires. La description, la narration et la lettre ont été l’objet d’études très approfondies. Nous n’avons négligé aucun moyen de répandre la lumière et l’intérêt sur ces compositions si importantes dans les classes comme exercices pratiques.

Mais, sous prétexte de rendre ce traité complet, ne lui avons-nous pas donné une étendue trop considérable ? L’écrivain cité plus haut se chargera de répondre. De nos jours, dit-il, on est inondé de classiques, qui ne sont à vrai dire que des nomenclatures : l’élève n’en a pas plutôt lu un paragraphe, que déjà il bâille, l’ennui le saisit, et il est dégoûté du livre et de la science. — D’ailleurs, toutes les questions n’ont pas une égale importance ; et nous avons nous-même pris soin d’en indiquer un certain nombre que l’on peut se contenter de faire lire attentivement.

Quant aux auteurs qui nous ont servi de guides, ils sont nombreux et d’un grand poids. Les noms d’Aristote, de Cicéron, d’Horace, de Quintilien, {p. VII}de Longin, chez les anciens ; de Vida, de Bouhours, de Jouvency, de Rollin, de Dumarsais, de Marmontel, de Le Batteux, de Blair, de La Harpe, de Domairon, de Tuet, de Girard, de Villiers, de MM. de Bonald, Le Clerc, Laurentie, Capot, chez les modernes, rappellent les autorités les plus hautes en fait de critique littéraire. De plus, les morceaux cités comme modèles sont presque toujours choisis parmi ce qu’il y a de plus parfait et de plus généralement admiré chez les écrivains que le témoignage des peuples a placés au premier rang.

Nous terminerons en reportant notre pensée vers le volume par lequel nous avons commencé la publication de ce cours, la Poétique, qui a paru il y a quelques mois. Ce livre nous a déjà valu des encouragements bien précieux. D’illustres princes de l’Église n’ont pas dédaigné d’applaudir à nos efforts ; de nous féliciter d’avoir publié ce travail consciencieux, qui non seulement ne contient rien de contraire aux principes de la saine doctrine en ce qui concerne la foi et les bonnes mœurs, mais encore est très propre à éclairer l’esprit des jeunes humanistes, à épurer leur goût et à orner leur cœur, et qui mérite une place distinguée parmi les {p. VIII}livres classiques édités de nos jours ; de nous louer d’avoir mis de la netteté dans notre plan, de la clarté dans notre méthode, de la justesse dans nos définitions, et surtout d’avoir rattaché à notre enseignement les modèles si parfaits qu’offrent les poètes bibliques et liturgiques, trop indignement méconnus ; de nous permettre de compter sur leurs plus favorables dispositions à l’égard de nos travaux, et sur la reconnaissance de tous les amis des lettres, mais surtout des lettres chrétiennes ; d’apprécier toute l’importance de notre œuvre, et d’appeler sur elle les bénédictions les plus abondantes ; enfin, de nous exhorter à servir la cause des bonnes-lettres avec un zèle qui ne se ralentisse jamais. Puissent ces vénérables pontifes, ainsi que tous ceux qui ont bien voulu encourager nos efforts, daigner agréer l’expression de notre bien vive reconnaissance ! De telles marques de sympathie ne peuvent que nous obliger à redoubler d’ardeur pour achever notre œuvre, et pour la rendre de plus en plus digne de si éminents suffrages.

{p. 1}

Cours complet de littérature §

Notions préliminaires §

1. Qu’est-ce que la littérature ?

La Littérature est la science des règles, des lois, des principes, qui doivent régir la composition ou l’appréciation des œuvres de l’esprit ; c’est l’art d’exprimer, de rendre sensible aux autres, ou de saisir et de juger la pensée humaine, lorsque cette pensée se manifeste dans le langage ou lorsqu’elle se fixe par l’écriture. La littérature, telle que nous l’entendons ici, est en même temps la connaissance et la collection des préceptes qui président à l’expression du beau par le moyen de la parole. Son domaine s’étend à tous les genres en prose ou en vers, soit qu’il s’agisse de composer, soit qu’il s’agisse d’apprécier des ouvrages d’esprit.

On entend encore par littérature la connaissance des productions littéraires elles-mêmes, ainsi que {p. 2}l’ensemble des ouvrages d’un peuple, d’un siècle, ou d’un genre quelconque. C’est dans ce dernier sens que l’on dit : la littérature espagnole, la littérature du siècle de Louis XIV, la littérature sacrée, la littérature morale, etc.

2. Que faut-il entendre par belles-lettres ?

Le nom même de belles-lettres indique clairement que ce n’est pas autre chose que le beau littéraire. On entend donc par belles-lettres cette partie des lettres où le beau se révèle, dont le beau est le principal caractère, comme la poésie, l’éloquence, l’histoire, et aussi la philosophie quand elle revêt des formes dignes des sujets sublimes qu’elle embrasse. — On dit aussi, mais plus rarement dans le même sens, les lettres humaines, les lettres polies, humaniores litteræ, parce que les compositions et exercices littéraires adoucissent les mœurs et civilisent les hommes. Les anciens disaient optimæ litteræ, optimæ artes, parce qu’ils ne séparaient jamais le beau du bon et du vrai.

L’Académie comprend, sous le nom de belles-lettres, la poésie, l’éloquence, et aussi la grammaire dont la connaissance approfondie est nécessaire pour le succès des œuvres littéraires.

3. Qu’est-ce que le beau ?

Le beau est la forme du vrai.

S. Ambroise.

Le beau exige la splendeur avec de justes proportions.

S. Denis et S. Thomas.

Le beau est la splendeur du vrai.

Platon.
{p. 3}
Que le bon soit toujours camarade du beau.
La Fontaine.
Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.
Boileau.
Le beau ne plaît qu’un jour, si le beau n’est utile.
Saint-Lambert.

Si nous voulons maintenant préciser davantage et exprimer la définition du beau littéraire, nous dirons que c’est la forme ou l’expression du vrai présenté d’une manière agréable, vive et frappante dans les productions de l’esprit. Le beau littéraire a pour type le beau absolu ou la perfection absolue, qui n’existe qu’en Dieu, parce que Dieu seul est absolument beau, absolument bon et absolument vrai. Le beau prend le nom de beau idéal, lorsqu’il atteint le plus haut degré de splendeur que la raison puisse concevoir et que l’imagination puisse se figurer. Le beau dans les lettres, qui résulte de l’imitation de la nature et de l’aspiration vers le beau absolu, et dont la fin doit être le bon et l’utile, exige l’unité, la variété, la vérité, l’ordre, l’élévation et la moralité.

Ne pouvant développer ici plus au long cette intéressante question, nous indiquerons les principaux auteurs qui l’ont traitée. Ce sont : Platon, dans les dialogues intitulés Phèdre et le Grand Hippias ; Aristote, dans sa Rhétorique et dans sa Lettre à Alexandre ; saint Augustin, Lettre XVIII et de Verâ religione ; saint Thomas, 1, 2,—2, 2 ; Wolf, Psychologie ; Crouzas ; Hutcheson ; le P. André, Essai sur le Beau ; Marmontel, art. Beau ; {p. 4}MM. de Bonald, Cousin, Ch. Lenormant, etc., et les différentes encyclopédies.

4. Quelles sont les facultés nécessaires pour réussir dans les belles-lettres ?

Nous avons tous les facultés nécessaires pour avoir l’idée et le sentiment du beau ; mais, pour le sentir et pour l’exprimer de manière à le rendre intéressant pour les autres, il faut posséder, à un degré supérieur, les principales facultés ou puissances de l’âme. Parmi ces facultés, nous citerons le génie ou à son défaut le talent, la sensibilité, l’imagination, la mémoire, le jugement et le goût.

5. Qu’est-ce que le génie ?

Le génie est le don d’inventer et d’exécuter d’une manière neuve et originale. C’est l’inspiration des grandes pensées et des grandes choses, inspiration suivie de création. C’est la faculté intellectuelle de créer ; c’est cette puissance d’intelligence qui découvre de nouveaux rapports entre les objets. Les hommes de génie devancent les autres esprits dans la carrière des lettres ou des sciences, parce qu’ils conçoivent plus vivement et plus parfaitement les choses. Les rapports que trouve le génie doivent être justes et naturels, c’est-à-dire être des vérités, et avoir une haute importance.

6. Qu’est-ce que le talent ?

Le talent est une aptitude naturelle ou acquise pour certaines choses : le talent de la parole, le talent d’écrire, le talent de la musique, etc. Pour {p. 5}ce qui regarde les belles-lettres, le talent consiste à donner un forme agréable et une disposition heureuse aux idées que l’on exprime et aux sujets que l’on traite.

Si le génie est une illumination soudaine qui brille et disparaît tour à tour, comme dit Bossuet, si son attribut spécial est d’inventer et de créer, si ce don immédiat de la nature se distingue par des pensées sublimes et profondes, par des plans d’une ordonnance surprenante, par des caractères d’une nouveauté frappante, par des raisons d’une force à laquelle rien ne résiste, le talent est une disposition habituelle à réussir dans une chose, une qualité qui se distingue par l’ordre, la clarté, l’élégance, le naturel, la justesse, la grâce, un don acquis ou au moins accru par l’étude, qui se montre principalement dans les détails et qui brille par l’habileté de l’exécution. Le génie et le talent sont le produit des autres facultés de l’âme.

7. Qu’est-ce que la sensibilité ?

La sensibilité est une disposition tendre et délicate de l’âme, qui la rend facile à être émue, à être passionnée. De là, le sentiment par lequel nous pouvons connaître, comprendre et apprécier certaines choses sans le secours du raisonnement, de l’observation ou de l’expérience, et qui est en nous comme une sorte de tact intellectuel. — On donne encore le nom de sensibilité à cette finesse d’esprit qui aperçoit facilement dans un ouvrage des beautés ou des défauts peu apparents, et qui n’est autre chose que le goût.

{p. 6}

8. Qu’est-ce que l’imagination ?

L’imagination est une faculté de l’âme par laquelle on se représente, avec les circonstances les plus frappantes et les couleurs les plus vives, les objets vers lesquels se porte la pensée. Elle demande beaucoup de vivacité et de force dans l’entendement, et une facilité peu commune à peindre promptement les impressions qui lui ont été transmises.

Lorsque l’imagination ne fait que retracer les objets qui ont frappé les sens, elle ne diffère de la mémoire que par la vivacité des couleurs. Lorsque, joignant la réflexion, la combinaison à la mémoire, elle compose avec les traits et les circonstances que lui fournit cette dernière faculté des tableaux dont l’ensemble n’a point de modèle dans la nature, elle devient créatrice ; et c’est alors qu’elle appartient au génie.

9. Qu’est-ce que la mémoire ?

La mémoire est la faculté que possède l’âme de conserver les impressions et les images des objets dont nos sensations nous ont donné la notion, et de rappeler à volonté ces impressions et ces images, en l’absence même des objets qui les ont produites. Cette faculté merveilleuse de conserver et de réveiller les sensations et les idées, est le trésor de toutes les connaissances, puisque sans elle il serait impossible d’avoir aucune science ni aucun art. Dans les compositions littéraires, elle rappelle les modèles en même temps que les règles, et présente aux facultés dont nous avons {p. 7}parlé plus haut les matériaux dont elles ont besoin.

10. Qu’est-ce que le jugement ?

Le jugement est cette faculté de l’âme qui sert à comparer, à juger, et qui donne une exacte connaissance des choses : il ne diffère pas alors de l’intelligence. Mais ordinairement on entend par jugement l’opération de cette faculté, ou l’acte par lequel l’intelligence décide qu’il y a ou qu’il n’y a pas de convenance entre deux idées et distingue la vérité de l’erreur.

Il n’y a rien de plus estimable que l’exactitude du jugement et la justesse de l’esprit dans le discernement du vrai et du faux, parce que cette rectitude de la raison est utile dans toutes les parties et dans tous les emplois de la vie. Cette qualité est surtout indispensable dans les lettres, puisque le beau repose sur le vrai, puisque sans jugement il ne pourrait y avoir ni exactitude, ni liaison suffisante dans les pensées. Ce qui sert surtout au jugement et à la pénétration, c’est l’étendue de l’esprit qui permet d’embrasser beaucoup d’idées à la fois sans les confondre.

11. Qu’est-ce que le goût ?

Le goût en matière littéraire, que Quintilien et les Latins appelaient discernement, jugement, judicium, est un sentiment exquis du bon et du beau, un discernement vif et délicat, net et précis des beautés et des défauts que renferme un ouvrage d’esprit. Le goût distingue ce qu’il y a de {p. 8}conforme aux plus exactes bienséances, de propre à chaque caractère, de convenable aux différentes circonstances ; et, pendant qu’il remarque par un sentiment fin et exquis les grâces, les tours, les manières, les expressions les plus capables de plaire, il aperçoit aussi tous les défauts qui produisent un effet contraire, et il démêle en quoi précisément consistent ces défauts et jusqu’où ils s’écartent des règles sévères de l’art et des vraies beautés de la nature.

12. Le goût est-il le même chez tous les hommes ?

Tous les hommes apportent en naissant les premiers principes du goût. Il n’y a rien dans notre nature de plus général que le sentiment de la beauté sous toutes ses formes variées d’ordre et de proportion, de grandeur, d’harmonie, de nouveauté. Cependant tous les hommes n’ont pas le même discernement du beau ; il y a même entre eux de grandes différences à cet égard. Cette inégalité est due principalement à la diversité d’éducation et de culture. Le goût, étant une faculté éminemment perfectible, se développe par un exercice fréquent, par l’étude des règles, par la connaissance des modèles, par la comparaison et l’appréciation des chefs-d’œuvre. Dans son état le plus parfait, il est le produit de la nature et de l’art. Il faut que le sentiment naturel de la beauté soit perfectionné par l’attention donnée à des objets véritablement beaux, et dirigé par les lumières de l’intelligence. Mais aussi lorsqu’on a acquis de l’expérience en ce genre, le goût s’éclaire et devient plus sûr ; il discerne non seulement le caractère général de l’ouvrage, mais les beautés et les défauts de chaque partie ; il voit des qualités distinctes, il connaît ce qui est digne de louange et ce qui doit être repris.

{p. 9}

13. Quelles sont les qualités que suppose le goût ?

Le goût se fonde principalement sur la sensibilité : il faut avoir de l’âme, dit Vauvenargues, pour avoir du goût. Cependant on ne peut pas le réduire à cette seule faculté. Le jugement perfectionné par l’étude sert à guider l’esprit et à le régler dans la composition et dans l’appréciation des œuvres littéraires. Le goût fait aussi usage de l’imagination, mais sans s’y livrer, et en consultant toujours la nature. Sobre et retenu au milieu de l’abondance et des richesses, il dispense avec mesure et avec sagesse les beautés et les grâces du discours. Il ne se laisse jamais éblouir par le faux, quelque brillant qu’il soit, et retranche sans pitié tout ce qui est au delà du beau et du parfait, s’arrêtant précisément où il faut.

14. Les qualités du cœur ne sont-elles pas nécessaires au goût ?

Un goût sûr, dit un critique, n’exige pas moins un bon cœur qu’un bon esprit. Non seulement les beautés morales sont en elles-mêmes supérieures à toutes les autres, mais elles exercent une influence prochaine ou éloignée sur plusieurs autres objets du goût. Partout où il s’agit des affections, des caractères, des actions des hommes, c’est-à-dire dans les sujets les plus nobles où s’exerce le génie, on ne peut ni bien sentir, ni bien décrire, si l’on est étranger aux affections vertueuses. Celui dont le cœur est dur ou manque de délicatesse, qui ne sait point admirer ce qui est grand et généreux, {p. 10}qui ne partage point les sentiments doux et tendres, sentira toujours faiblement les beautés les plus sublimes de l’éloquence et de la poésie.

15. Faites connaître les caractères du goût.

Un goût exquis doit avoir pour caractères la délicatesse et la pureté.

La délicatesse du goût consiste principalement dans la perfection de cette espèce de sensibilité naturelle, qui est le premier fondement du goût. C’est cette qualité qui fait apercevoir les moindres nuances, et saisir les beautés les moins apparentes ainsi que les plus légers défauts.

La pureté ou la justesse du goût se fait surtout remarquer lorsque la raison et l’entendement dominent. Un homme d’un goût pur est celui qui ne se laisse jamais séduire par des beautés fausses, qui estime avec justesse, qui compare avec équité les beautés des divers genres, et qui distingue pourquoi elles ont la faculté de plaire.

Comme on le voit, la délicatesse tient plus à la sensibilité, et est plutôt un don de la nature ; la pureté tient plus au jugement, et est plutôt un produit de l’art. La description du Temple du goût donne une idée très juste du goût exquis qui doit régner dans un ouvrage :

Simple en était la noble architecture :
Chaque ornement, à sa place arrêté,
Y semblait mis par la nécessité :
L’art s’y cachait sous l’air de la nature ;
L’œil satisfait embrassait sa structure,
Jamais surpris et toujours enchanté.

Si nous voulons maintenant comparer le goût {p. 11}au génie, nous dirons que le génie est la faculté de créer, d’inventer, tandis que le goût est le don de sentir et de juger.

16. Le goût a-t-il besoin d’être dirigé ?

Quoique les principes du goût soient inhérents à l’esprit humain, et qu’il n’y ait personne qui ne goûte ce qui est beau, vrai et conforme à la nature, cependant chez la plupart des hommes, ces principes sont peu développés, faute d’instruction et de réflexion ; ils sont même étouffés ou corrompus par une éducation vicieuse, par de mauvaises lectures, par les exemples et les préjugés du siècle, qui détruisent les semences de goût que la nature a répandues dans tous les cœurs. Or, pour empêcher le goût de tomber dans des écarts regrettables, aussi bien que pour le développer et le perfectionner, il faut l’assujétir à des règles sûres, et le soumettre aux préceptes de l’art d’écrire.

17. Qu’entendez-vous par préceptes littéraires ?

Les préceptes ou règles littéraires consistent dans un ensemble de principes et d’observations capables de diriger l’écrivain dans ses compositions et le critique dans ses appréciations. Si les règles ne sont pas absolument indispensables, elles sont du moins très utiles. Elles aident l’esprit dans le choix du sujet, soutiennent le génie dans la création du plan, le guident dans sa marche, lui indiquent le but qu’il doit s’efforcer d’atteindre, et dirigent le goût dans la distribution des ornements.

{p. 12}

18. Quelle a été l’origine des préceptes ?

Les préceptes littéraires ne sont pas des lois imaginées avant que personne eût composé et fait connaître le talent de la parole. Il y avait des orateurs, des poètes, lorsque personne encore n’enseignait à le devenir. Ceux qui exprimèrent leurs pensées et leurs sentiments avec plus de justesse et d’énergie, captivèrent l’attention des autres et se firent écouter avec plaisir. Témoins de leur succès, les hommes sensés se mirent à les observer et à les étudier. Ces observations judicieuses, recueillies et mises au jour, formèrent bientôt de nouveaux orateurs, de nouveaux poètes, de nouveaux écrivains qui, joignant les talents naturels à l’étude de ces observations, réussirent mieux que leurs prédécesseurs, et fournirent eux-mêmes une matière abondante à de nouvelles réflexions. D’autres observateurs les firent, et ainsi on en a fait de siècle en siècle, à mesure que le génie de l’homme a perfectionné l’éloquence, la poésie et l’art de l’écrivain. C’est de là qu’on a formé le corps des préceptes de l’art d’écrire, préceptes fondés par conséquent sur la saine raison et sur l’expérience, invariables et indépendants du caprice des hommes, et qui, à cause de cela, ont été et seront les mêmes dans tous les temps et chez toutes les nations.

19. Que faut-il entendre par critique ?

La critique est l’application du bon sens et du goût à tous les arts. Dans les belles-lettres, la critique n’est autre chose que l’art de juger un ouvrage d’esprit, pour en connaître les beautés et en signaler les défauts. Elle a donc pour objet de distinguer, dans chaque composition soit en prose, soit en vers, ce qui est beau et ce qui est fautif ou {p. 13}défectueux. Les règles de la critique, comme les préceptes littéraires, reposent en entier sur l’expérience, c’est-à-dire qu’elles sont fondées sur l’observation des beautés qui ont paru réunir le plus de suffrages.

20. Quelle est l’importance de l’étude des belles-lettres ?

L’étude des belles-lettres est une étude utile, sérieuse, en même temps qu’agréable. C’est là qu’on apprend à parler et à écrire d’une manière intéressante ; c’est là que l’on puise de quoi orner et embellir le discours par l’imitation des pensées et des expressions des grands écrivains. Les belles-lettres ornent la mémoire, développent l’intelligence et l’imagination, enrichissent l’esprit et l’occupent agréablement, lui donne cette justesse de pensée, cette fleur d’éloquence et d’élocution, cette finesse de goût qu’on ne trouve point chez ceux qui ne les ont point cultivées, et ce qui vaut mieux encore, élèvent le cœur en ennoblissant les sentiments et en perfectionnant toutes les facultés de l’homme. Les principes des sciences elles-mêmes seraient rebutants, si les belles-lettres ne leur prêtaient des charmes. Les vérités deviennent plus sensibles par la netteté du style, par les images riantes, et par les tours ingénieux sous lesquels on les présente à l’esprit.

21. Quelle doit être la mission de l’écrivain ?

Éclairer les intelligences, redire les grandes actions et marquer les mauvaises au coin de la honte ; perpétuer les belles traditions nationales, {p. 14}rendre moins arides les sentiers de la science ; produire les suaves compositions qui font le charme des heures de loisir ; ramener sans cesse l’admiration vers le beau ; considérer comme le principe vital de la littérature le sentiment religieux, où l’on trouve le premier type de la beauté, le souffle divin qui seul fait naître l’enthousiasme et l’admiration ; entourer d’un respect inaltérable l’autel, le foyer domestique, la vieillesse, la paternité ; faire vibrer toutes les nobles cordes du cœur humain, et mépriser les succès qu’obtiennent les dramaturges du vice et les peintres de monstruosités ; en un mot, prendre pour éléments des belles-lettres le sentiment religieux, le patriotisme et le goût, voilà dit, M. Ph. de Montenon, ce qu’on demande à l’écrivain, et les grandes choses qu’en s’attachant à son œuvre il peut accomplir.

22. Sous combien de chefs peut-on ranger les œuvres littéraires ?

Les œuvres littéraires se divisent naturellement en deux grands genres, d’après les formes que peut revêtir la pensée humaine : la prose et les vers. La prose est le discours qui n’est assujéti à aucune forme régulière, mais qui est seulement soumis aux règles de la grammaire et à ce qu’il y a de plus général dans les préceptes littéraires ; en un mot, c’est le langage libre et usuel. On appelle vers, un assemblage de mots mesurés et cadencés d’après des règles déterminées.

Mais, outre ces deux formes de la pensée, il y {p. 15}a des principes généraux qui sont propres à toutes les productions littéraires, et qu’il faut connaître avant de s’exercer à la composition. C’est l’art d’exprimer sa pensée d’après ces règles générales que l’on appelle style.

23. Quelle est la division la plus naturelle d’un cours complet de littérature ?

Cette division, déjà indiquée dans la question précédente, peut se réduire à trois points fondamentaux. On devra d’abord poser les règles générales de l’art d’écrire ou du style, règles qui, nous venons de le dire, s’appliquent à tous les genres de compositions. Comme la poésie a précédé l’éloquence, on en fera ensuite connaître les règles spéciales. Enfin, on s’occupera des principes de la rhétorique ou de l’art de bien dire. De là, la division du Cours en trois grandes parties qui feront autant de volumes, et que nous désignerons par les trois mots suivants : Style, Poétique, Rhétorique.

{p. 17}

Style §

[Introduction] §

24. Qu’entendait-on autrefois par le mot style ?

Le mot style (στύλος) était employé par les Grecs pour désigner une petite colonne. Plus tard, les Latins désignèrent par la même expression (stylus) un poinçon ou forte aiguille qui leur servait à tracer les lettres de l’alphabet sur l’écorce d’arbre appelée liber, ou sur des tablettes recouvertes de cire. L’autre bout du style était aplati, et servait à effacer l’écriture tracée avec la pointe, quand on voulait corriger ou supprimer ce qu’on avait écrit. De là, l’expression retourner le style, stylum vertere, pour effacer, corriger.

25. Qu’est-ce que le style en littérature ?

Le style est l’homme même, a dit Buffon ; c’est le caractère de la diction, suivant Marmontel ; le style, dit M. de Bonald, c’est l’expression de l’homme ; c’est, dit M. Ernest Hello, la parole humaine ayant pour loi, comme la vie et la pensée, la vérité, puisque l’homme doit vivre dans la vérité, penser comme il vit et parler comme il pense.

{p. 18}

Le style est donc l’art ou la manière propre à chaque écrivain de formuler nettement et convenablement ses pensées et ses sentiments au moyen de la parole. C’est la forme extérieure et soignée des pensées ; c’est la parole vivante au service de l’idée vivante.

Le style se distingue du langage de la conversation en ce qu’il demande un ordre plus rigoureux, une observation plus stricte des lois du langage, ainsi que l’emploi de tous les ornements autorisés par le goût.

26. Quelle est l’importance du style ?

L’art d’écrire ou le style est d’une très grande importance pour l’écrivain. Sans doute, pour bien écrire, il est indispensable de bien penser : scribendi recte, sapere est et principium et fons ; sans doute, une forme vide, tant gracieuse qu’elle soit, ne peut tenir lieu de l’idée absente ; et des mots harmonieusement disposés et des phrases bien faites ne peuvent suffire à captiver l’esprit de l’homme ; l’art étant l’expression de la beauté, il faut sans doute que la beauté se trouve tout d’abord dans la chose exprimée, et la forme ne doit être qu’une enveloppe transparente qui laisse passer les splendeurs de la réalité qu’elle met en rapport avec nous ; mais il faut que cette forme soit belle aussi, et qu’elle ne masque point par ses propres taches les beautés qu’elle recouvre. Car, ce qui plaît, ce qui attache, ce qui entraîne et séduit, c’est plus souvent la nouveauté de la forme ou du {p. 19}style que celle des choses elles-mêmes, tant il est difficile d’avoir des idées nouvelles sur les choses qui sont à la portée de tout le monde. Ce qui me distingue de Pradon, disait Racine, c’est que je sais écrire. Homère, Platon, Virgile, Horace, ne sont au-dessus des autre écrivains, dit la Bruyère, que par leurs expressions et leurs images. En effet, le style fortifie les pensées faibles, relève ce est commun, et donne de la distinction aux choses ordinaires.

27. N’y a-t-il pas un rapport intime entre les pensées et le style ?

Puisque le style est l’homme même, il devra toujours avoir du rapport avec la manière de penser et de sentir de l’écrivain. Chaque homme aura donc un style particulier qui sera surtout déterminé par l’ordre et le mouvement qu’il met dans ses pensées. Le style est un tableau des idées qui naissent dans l’esprit, et de la manière dont elles y naissent. Si l’écrivain a l’intelligence très vive, son style sera nécessairement rapide et concis ; si l’imagination prédomine, ses expressions seront toujours brillantes et figurées ; si le jugement fait défaut, les pensées ne se joindront qu’à la faveur des mots, et le style sera diffus et traînant.

28. Le style ne se modifie-t-il pas suivant les différents climats ?

Si le style est modifié par les qualités de l’esprit et de l’âme de l’écrivain, on a remarqué que les différents pays ont un genre de style particulier et analogue au caractère et au génie de leurs habitants. Les peuples de l’Orient ont de tout temps chargé leur style de figures fortes et hyperboliques. Les Athéniens, peuple {p. 20}poli et subtil, s’étaient fait un style clair, pur et correct. Les Asiatiques, amis du faste et licencieux dans leurs mœurs, avaient un style pompeux et diffus. On remarque les mêmes différences dans le style des Français, des Italiens, des Allemands, des Espagnols, des Anglais, etc.

29. Comment diviserez-vous ce qui concerne le style ?

Nous diviserons tout ce qui concerne le style en deux grandes parties, qui renfermeront elles-mêmes plusieurs divisions. La première comprendra les règles générales du style ; la seconde, les moyens de se former le style ou de s’initier à l’art d’écrire.

{p. 21}

Première partie.

Règles générales du style. §

30. Que faut-il entendre par règles générales du style ?

Nous comprendrons sous le nom de règles générales du style, les observations qui concernent les éléments constitutifs de l’art d’écrire, les règles qui ont rapport aux qualités et aux défauts du style, et les préceptes relatifs aux figures, à l’harmonie, c’est-à-dire aux ornements du style. Cette première partie sera donc divisée en trois chapitres : le 1er sera consacré aux éléments du style ; le 2e, à ses qualités générales et particulières ; et le 3e à ses ornements.

Chapitre Ier
Des éléments du style. §

31. Que faut-il pour bien écrire ?

Bien écrire, dit Buffon dans son discours de réception à l’Académie, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en {p. 22}même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Ainsi les pensées nobles, les sentiments élevés exprimés avec dignité, voilà ce qu’il faut pour réussir dans l’art d’écrire.

32. Faites connaître les éléments du style.

Les éléments du style, qui correspondent à nos principales facultés, sont tous indiqués plus haut. Ce sont les pensées, qui naissent de l’intelligence ou du jugement ; les sentiments, qui ont leur siège dans la sensibilité ou dans le cœur ; les images, qui proviennent de l’imagination ; enfin, les mots, qui servent à exprimer les images, les sentiments et les pensées, et qui leur donnent une grande valeur si l’écrivain est doué d’un goût délicat.

33. Comment ce chapitre sera-t-il divisé ?

Les éléments constitutifs du style, que nous venons d’énumérer, nous fournissent les divisions de ce chapitre. Ainsi, nous examinerons ce qui concerne les pensées, les sentiments, les images et les mots. De là quatre articles.

Article Ier.
Des pensées. §

34. Comment peut-on définir la pensée ?

La pensée (de pensata, fait de pensare, peser, examiner) est l’acte de l’esprit, l’opération de l’intelligence qui observe les choses, les embrasse, {p. 23}les compare, afin de porter un jugement sur leurs rapports. On voit que la pensée ne diffère guère de ce qu’on nomme en logique jugement, judicium ou sententia. Seulement le logicien ne s’occupe que du fond des choses, tandis que l’écrivain doit soigner le fond et la forme. En littérature, la pensée peut donc se définir : l’expression convenable du jugement porté par l’intelligence. La pensée est la première faculté de l’homme, et l’art d’exprimer les pensées est le premier des arts.

35. Qu’est-ce que l’idée ?

L’idée (de ἰδέα, venant de εἰδω, voir, savoir) est la notion que l’esprit se forme d’un objet, la représentation claire et distincte que l’intelligence se forme d’une chose quelconque. L’idée est donc le fondement de la pensée. Il serait en effet impossible de porter un jugement sur des choses dont on n’aurait pas la notion dans l’esprit.

36. Faites connaître les qualités des pensées.

Les qualités des pensées sont générales ou essentielles, et particulières ou spéciales. Ce sont ces qualités qui déterminent les caractères du style. Les qualités générales que la raison exige dans toute pensée comme dans le discours, sont la vérité et la clarté : Id universè de sententiâ dici potest, videndum esse ut vera sit, deinde ut perspicua. La vérité des pensées est un guide qui empêche de s’égarer dans le pays des chimères, et leur clarté rend cette carrière aisée et praticable. — Mais, comme dans tout genre de littérature on {p. 24}doit chercher non seulement à être utile, mais encore à plaire, à intéresser et à attacher, il faut s’efforcer de donner aux pensées l’espèce de beauté propre aux objets qu’elles représentent, et au genre dans lequel on écrit. Ces qualités, qui sont assignées par le goût et qu’on peut appeler littéraires, varient suivant la nature des choses, et sont par conséquent très nombreuses. Nous citerons, parmi les principales, la simplicité, le naturel, la naïveté, la finesse, la délicatesse, la grâce, la vivacité, l’éclat, la hardiesse, la force, la majesté et la sublimité.

37. En quoi consiste la vérité des pensées ?

Une pensée est vraie quand elle représente telle qu’elle est la chose dont elle est l’image. Une peinture n’est véritable qu’autant qu’elle est ressemblante. De même, une pensée n’est vraie que lorsque l’image qu’on se forme d’un objet le représente fidèlement avec ses propriétés. Quand on dit : Dieu est bon, on exprime une pensée vraie, parce qu’elle marque le rapport et la convenance qu’il y a entre l’idée de Dieu et l’idée de bonté. De même, quand je dis : le méchant n’est pas heureux, mon esprit prononce sur l’opposition qui se trouve entre l’idée de méchant et celle de bonheur ; et ma pensée est encore vraie, parce que les cœurs pervers ne sont pas heureux. La vérité de la pensée consiste donc à unir son objet à ce qui a de la conformité avec lui, ou à le séparer de ce qui lui est opposé.

{p. 25}

38. Y a-t-il une différence entre la vérité et la justesse des pensées ?

Une pensée est plus ou moins vraie, selon qu’elle est plus ou moins conforme à son objet. La conformité entière est ce qu’on appelle la justesse de la pensée. La pensée est donc juste quand elle représente l’objet avec précision et dans toute son étendue ; c’est une pensée vraie sous quelque face qu’on la considère. On trouve une pensée pleine de justesse dans le second vers de l’épigramme suivante :

Infelix Dido, nulli bene nupta marito :
Hoc pereunte fugis, hoc fugiente peris.
Ausone.
Didon, tes deux époux ont causé tes malheurs :
Le premier meurt, tu fuis ; le second fuit, tu meurs.

On dit aussi qu’une pensée est juste quand elle est bien liée au sujet que l’on traite, et qu’elle n’offre rien de discordant, de disparate. — La justesse des pensées est plus ou moins frappante, selon le choix des expressions, qui doivent être justes elles-mêmes, c’est-à-dire convenir parfaitement à la pensée.

39. Quand la pensée est-elle fausse ?

La pensée est fausse lorsqu’elle unit deux idées qui s’excluent mutuellement, comme dans cette phrase : le méchant est heureux ; ou lorsqu’elle désunit celles qui ont du rapport, comme si l’on disait : Dieu n’est pas juste.

Lorsque Voltaire a dit :

Du devoir il est beau de ne jamais sortir,
Mais plus beau d’y rentrer avec le repentir,

il a exprimé une pensée vraie dans le premier vers, tandis que celle du second est évidemment fausse. Car, {p. 26}s’il est beau de se repentir de ses fautes, il est plus beau encore de n’en point commettre.

40. Qu’est-ce que la clarté des pensées ?

La clarté consiste dans la vue nette et distincte de l’objet qu’on se représente. La pensée étant une image que l’esprit forme en lui-même, doit représenter son objet clairement, de manière qu’on ne le confonde pas avec un autre objet, et qu’à l’aide de l’expression le lecteur puisse saisir la pensée et la concevoir telle qu’elle était dans l’esprit de l’auteur. Le distique sur Didon se distingue autant par la clarté que par la vérité de la pensée.

Le défaut opposé à la clarté est l’obscurité qui empêche de reconnaître l’objet ou de le distinguer suffisamment. C’est le défaut des phrases suivantes :

Si quelquefois le cœur se révolte contre les droits de l’amitié, le respect qui s’est formé en nous par une assez longue habitude ménage adroitement notre esprit, pour s’emparer de notre cœur.

La fin de l’industrie est l’entière absorption de la nature dans l’humanité.

41. Qu’est-ce qu’une pensée simple ?

La pensée simple est celle dont l’objet n’a rien de relevé ni de bas, et où le travail est tellement caché sous un air de facilité, qu’elle semble devoir tout à la nature et rien à l’art. Ce caractère de simplicité, qui paraît si aisé à trouver, échappe à la plupart de ceux qui le poursuivent. Si vous prenez {p. 27}trop d’essor, on vous perd de vue ; si vous rasez la terre, vous êtes plat et rampant.

La Fontaine présente de nombreux exemples de cette simplicité dont il est un modèle accompli. — Vauquelin de La Fresnaye, pour exprimer cette pensée : On fait plus de cas des richesses que de la science, dit-il avec une simplicité qui décèle l’homme d’esprit et de goût :

Quand on dit j’ai, toute la compagnie
S’en esjouit. Mais quand on dit je sai,
Je suis savant…
Cela ne plaît. Reva-t’en à l’école,
De rien ne sert ta savante parole,
Lui répond-on ; retourne étudier,
Ce que tu sais ne vaut pas un denier.

42. Qu’est-ce que la pensée naturelle ?

La pensée naturelle est celle qui se rapporte entièrement et directement au sujet, et qui en découle d’elle-même. Il semble au lecteur qu’il l’avait dans l’esprit avant de la lire, et que par conséquent elle n’a exigé aucun effort de la part de l’écrivain, quoiqu’il ait souvent été difficile à celui-ci de la découvrir.

Télémaque, en remettant les cendres de Pisistrate, fils de Nestor, à Nicomaque, gouverneur du jeune prince, lui dit avec autant de naturel que de délicatesse :

Gardez ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé, gardez-les pour son père. Mais attendez pour les lui donner qu’il ait assez de force pour les demander. Ce qui irrite la douleur dans un temps, l’adoucit dans un autre.

{p. 28}

43. Quels sont les défauts opposés à la simplicité et au naturel ?

Les pensées simples et naturelles ne doivent être ni communes ni affectées.

Les pensées trop communes et trop vulgaires n’offrent pas assez d’intérêt. Elles demandent à être présentées sous un jour nouveau, ou à être relevées soit par les ornements de l’expression, soit par une tournure élégante. C’est ainsi que La Fontaine a embelli cette pensée vulgaire : La tristesse ne dure pas toujours :

Sur les ailes du temps la tristesse s’envole.

De son côté, Boileau a su donner de l’élégance et de l’agrément à cette autre pensée, déjà relevée par Horace, et qui est très commune : Le chagrin nous suit partout : L’homme, dit-il,

En vain monte à cheval pour tromper son ennui,
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.

L’affectation se trouve dans les pensées lorsqu’elles dégénèrent en jeux de mots, et lorsqu’elles sont prises de trop loin. Quoi de plus affecté que la pensée exprimée dans les vers suivants, où le P. Lemoine veut peindre le courage avec lequel saint Louis se précipita dans le Nil, à son arrivée devant Damiette ?

Louis impatient saute de son vaisseau.
Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l’eau.

Il en est de même de cette pensée par laquelle Pline le Jeune rappelle la libéralité dont Trajan fit preuve envers les Égyptiens, en leur envoyant du blé une année où le Nil n’avait pas débordé :

Nilus Ægypto quidem sæpè, sed gloriæ nostræ nunquam largior fluxit.

{p. 29}

44. Quand la pensée est-elle naïve ?

La pensée est naïve quand elle cache, sous un air simple et ingénu, une certaine finesse et un certain sel que l’esprit ne paraît point avoir cherchés. La pièce suivante finit par une pensée d’une naïveté charmante :

Un boucher moribond, voyant sa femme en pleurs,
Lui dit : Ma femme, si je meurs,
Comme en notre métier un homme est nécessaire,
Jacques, notre garçon, ferait bien ton affaire :
C’est un fort bon enfant, sage, que tu connais ;
Épouse-le, crois-moi, tu ne saurais mieux faire.
— Hélas ! dit-elle, j’y pensais.

Il ne faut pas confondre la pensée naïve avec la pensée naturelle. Toute pensée naïve est naturelle ; mais toute pensée naturelle n’est pas naïve, parce que le naturel peut avoir quelque chose de grand, de sublime ; au lieu que le naïf a toujours quelque chose de moins élevé et qui tient de la simplicité et de la bonhomie.

45. Faites connaître les défauts voisins de la naïveté.

Remarquons d’abord que si la naïveté de la pensée est de nature à plaire, il n’en est pas de même de ce qu’on appelle une naïveté. Une naïveté n’est autre chose qu’une sottise qui échappe à l’étourderie. Telles sont ces paroles d’un enfant qui venait d’entendre le récit de la mort de Pyrrhus : Ah ! je mourrais de honte d’avoir été tué de la main d’une femme.

Un autre défaut voisin de la naïveté consiste dans les pensées basses et triviales qui sont le résultat d’instincts grossiers ou d’habitudes communes et sans dignité. Comme exemple de bassesse, nous citerons {p. 30}cette réponse d’un enfant qui, voyant apporter sur la table un mets excellent, se mit à pleurer, et dit à ceux qui lui demandaient la cause de son affliction : Hélas ! je n’ai plus faim. — Ce proverbe : Chat échaudé craint l’eau froide, renferme une pensée on ne peut plus triviale.

46. Qu’appelle-t-on pensée fine ?

La pensée fine est celle qui ne représente l’objet qu’en partie, qui le laisse seulement entrevoir, afin de nous ménager le plaisir de deviner le reste. Elle aime le mystère ; et une pensée qui n’a rien de mystérieux, c’est-à-dire qui se montre tout entière à la première vue, n’est pas fine, quelque spirituelle qu’elle soit d’ailleurs. La pensée fine est très souvent satirique : elle appartient à la sagacité de l’esprit. En voici quelques exemples :

Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands.

La pensée veut la solitude, et l’art de parler, les assemblées. La plupart des hommes de nos jours n’ont vécu que dans les assemblées politiques.

De Bonald.
Un gros serpent mordit Aurèle ;
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Qu’Aurèle mourut ? Bagatelle !
Ce fut le serpent qui creva.
La Martinière.

Il serait peut-être plus court d’aller à la gloire par le chemin de la vertu : on serait au moins sûr de ne rencontrer sur la route qu’un petit nombre de concurrents.

De Lévis.

47. Qu’est-ce que la délicatesse des pensées ?

La délicatesse des pensées ressemble à la finesse en ce qu’elle laisse aussi à deviner quelque chose de plus qu’elle ne dit ; mais elle s’en distingue en {p. 31}ce que le cœur y a plus de part que l’esprit. La pensée délicate cherche à plaire ; elle cause une douce et agréable surprise, et renferme ordinairement un éloge, quoiqu’elle serve aussi à ménager la sensibilité dans les reproches. La pensée qui termine les vers suivants de Racine, dans l’Idylle sur la paix, est pleine de délicatesse :

Qu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours ;
Qu’avec lui soit toujours la paix ou la victoire ;
Que le cours de ses ans dure autant que le cours
        De la Seine et de la Loire.
Qu’il règne, ce héros, qu’il triomphe toujours ;
        Qu’il vive autant que sa gloire !

Boileau, qui savait louer Louis XIV avec tant de délicatesse, comme le vers suivant suffirait à le prouver,

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire,

feint qu’à son retour de la campagne un de ses amis lui parle des victoires du roi :

Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler,
Dit d’abord un ami qui veut me cajoler,
Et dans ce temps guerrier et fécond en Achilles,
Croit que l’on fait des vers comme l’on prend des villes.
Mais moi dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
Et justement confus de mon peu d’abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.

Le mot de Louis XIV à Villeroi, après la défaite de Ramillies :

Monsieur le maréchal, on n’est plus heureux à notre âge,

est un modèle de délicatesse et de magnanimité.

{p. 32}

48. Quels sont les défauts qui touchent à la finesse et à la délicatesse ?

Le défaut voisin de la finesse, c’est le raffinement ou la prétention exagérée à montrer de l’esprit, et une trop grande subtilité qui dégénère en pitoyables jeux de mots. C’était le défaut de Sénèque, de Pline le Jeune, de Voiture, de Balzac, et de l’Hôtel de Rambouillet dont Molière s’est moqué dans les Précieuses ridicules. Voiture, après avoir félicité un auteur des fleurs qui naissaient dans son esprit, et lui avoir dit qu’il reçut un bouquet sur des bords où il ne croît pas un brin d’herbe, ajoute :

L’Afrique ne m’a rien fait voir de plus nouveau que vos ouvrages ; en les lisant à l’ombre de ses palmes, je vous les ai toutes souhaitées.

La délicatesse doit avoir ses bornes comme la finesse, sans quoi elle tombe dans l’affectation et dans l’obscurité. En effet, à force de penser délicatement, on se perd dans ses idées ; et, croyant mettre sur le papier une pensée délicate, on n’y jette que des mots dépourvus de sens.

Votre éloquence rend votre douleur contagieuse, disait Balzac à une personne qu’il voulait consoler ; et quelle glace ne fondrait à la chaleur de vos belles larmes ?

Dans ces différents cas, on peut dire avec Gresset :

L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.

49. Qu’est-ce qu’une pensée gracieuse ?

La pensée gracieuse est celle qui inspire je ne sais quoi de doux, de riant et d’agréable qui fait sourire de plaisir. La grâce de la pensée peut venir de la nature des objets qui plaisent par {p. 33}eux-mêmes, ou de la manière dont ils sont présentés et décrits. Le plus souvent les pensées gracieuses tirent leur agrément des choses qui flattent les sens, comme les fleurs, les beaux jours, la lumière, les ruisseaux, les fictions ingénieuses. Telle est la pensée qui termine ces vers de Racan sur Marie de Médicis :

Paissez, chères brebis, jouissez de la joie
    Que le ciel vous envoie :
A la fin sa clémence a pitié de nos pleurs.
Allez dans la campagne, allez dans la prairie,
    N’épargnez point les fleurs :
Il en renaît, assez sous les pas de Marie.

Nous citerons encore le début du cantique de Moïse : Audite cœli…… super gramina, l’hymne de l’Enfant à son réveil, et ces deux pensées de Vauvenargues :

Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme.

Le fruit du travail est le plus doux des plaisirs.

50. Qu’est-ce qu’une pensée vive ?

La pensée est vive quand l’objet qu’elle représente se peint d’un seul trait dans l’esprit. La pensée vive jaillit comme une étincelle, et frappe comme un éclair. Tite-Live, décrivant le combat des Horaces et des Curiaces, dit en parlant de ces jeunes guerriers : Terni juvenes, magnorum exercituum animos gerentes, concurrunt. Cette pensée est très vive. Il en est de même des suivantes :

Dixi : Ubinam sunt ? dit le Seigneur en parlant de ses ennemis.

{p. 34}

Bossuet a dit en parlant du règne de l’idolâtrie à la venue du Messie :

Tout était Dieu, excepté Dieu même ; et le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles.

51. Qu’est-ce qu’une pensée éclatante et brillante ?

La pensée brillante est celle qui joint à la solidité d’une pensée vive des couleurs plus éclatantes et des images plus frappantes. La pensée qui a de l’éclat rappelle ces ouvrages de l’art dont le brillant charme les yeux, ou ces fleurs nouvellement écloses qui parent nos jardins de leurs vives couleurs. C’est l’émeraude richement enchâssée, ou la rose qui vient de s’épanouir aux premiers rayons du soleil. Voici deux exemples de pensées brillantes :

Les premiers feux de l’aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire.

Vauvenargues.

Les guerriers français étendirent le voile de leur gloire sur le hideux spectacle de la Terreur ; ils enveloppèrent les plaies de la patrie dans les plis de leurs drapeaux triomphants, et jetée dans un des bassins de la balance, leur vaillante épée servit de contre-poids à la hache révolutionnaire.

Chateaubriand.

52. Quand la pensée est-elle hardie ?

La pensée est hardie lorsqu’elle présente les objets avec des tours ou des traits frappants, des expressions ou des couleurs extraordinaires, qui paraissent sortir de la règle. Exemples :

Siluit terra in conspectu ejus , dit l’Écriture en parlant d’Alexandre.

{p. 35}
Scandit æratas vitiosa naves cura.
Horace, livre II, 15.
Post equitem sedet atra cura.
Horace, livre III, 1.
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
Boileau.

Son ombre, dit Bossuet en parlant du grand Condé, son ombre eût pu encore gagner des batailles, et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime.

Le salpêtre enfermé dans ces globes d’airain (des bombes),
Part, s’échauffe, s’embrase et s’écarte soudain.
La mort en mille éclats en sort avec furie.
Voltaire.

La révolution française, ou plutôt européenne, a été un appel fait à toutes les passions par toutes les erreurs : elle est, pour me servir de l’énergie d’une expression géométrique, le mal élevé à sa plus haute puissance.

De Bonald.

La hardiesse a pour écueil l’extravagance qui consiste à dire des choses invraisemblables ou complètement impossibles. Tel est ce cri de révolte de Lucifer :

Ascendam super altitudinem nubium, similis ero Altissimo.

Isaïe, xiv.

53. Qu’est-ce que la pensée forte ou énergique ?

La pensée forte ou énergique est celle qui renferme un grand sens en peu de paroles, et qui fait dans l’esprit une impression profonde. On cite celle de Salluste parlant de Catilina qui fut trouvé sur le champ de bataille, loin des siens et parmi les cadavres des ennemis : Paululùm etiam spirans, ferociamque animi, quam habuerat vivus, in vultu retinens. Cette pensée a été imitée par Chateaubriand, dans les Martyrs :

Les Sicambres, tous frappés par-devant et couchés sur le dos, conservaient, dans la mort, un air si farouche que le plus intrépide osait à peine les regarder.

{p. 36}

Casimir Delavigne en a fait une imitation encore plus heureuse, lorsqu’il a dit en parlant de Jeanne d’Arc sur le bûcher :

A travers les vapeurs d’une fumée ardente,
        Jeanne encore menaçante
Montre aux Anglais son bras à demi consumé…
    Pourquoi reculer d’épouvante,
    Anglais ! son bras est désarmé.

Corneille, dans une de ses pièces (Othon), parlant de trois ministres qui cherchaient à profiter du règne du vieux Galba, termine par une expression d’une incroyable énergie :

On les voyait tous trois se hâter sous un maître
Qui, chargé d’un long âge, a peu de temps à l’être,
Et tous trois à l’envi s’empresser ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment.

54. En quoi consiste la pensée majestueuse ?

Une pensée est majestueuse, noble ou magnifique, quand elle présente à l’esprit des objets grands, importants et propres à élever l’âme ; mais cependant sans traits extraordinaires et éblouissants. Ce qui la distingue de la pensée sublime, c’est qu’elle est l’expression d’une grandeur ordinaire, tandis que c’est l’expression d’une grandeur extraordinaire qui fait le sublime.

C’est en vers pleins de noblesse et de majesté qu’Anchise prédit à Énée la grandeur de l’empire dont il sera le fondateur :

Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
Hæ tibi erunt artes, pacisque imponere morem,
Parcere subjectis, et debellare superbos.
{p. 37}

Quelle idée ne donnent pas du caractère inflexible de Caton les vers suivants d’Horace !

Et cuncta terrarum subacta,
Præter atrocem animum Catonis.

Bossuet dit de la reine d’Angleterre :

 

Son grand cœur a surpassé sa naissance ; toute autre place qu’un trône eût été indigne d’elle.

Quelle grandeur, quelle noblesse, quelle magnificence dans le commencement de l’Oraison funèbre de la même princesse :

Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons.

Lamartine a dit, en parlant de l’homme :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.

La majesté touche de près à l’enflure, qui revêt de paroles magnifiques une idée fausse, ou qui, par l’emploi de termes emphatiques, veut faire paraître les pensées plus élevées et plus nobles qu’elles ne le sont en réalité. Voici deux exemples où il est facile de découvrir ce défaut :

…… Cœlo tegitur qui non habet urnam,

a dit Lucain en parlant de Pompée.

Épitaphe de Charles-Quint.

Pro tumulo ponas orbem, pro tegmine cœlum,
Sidera pro facibus, pro lacrymis maria.
{p. 38}

55. Qu’est-ce que la pensée sublime ?

La pensée sublime est celle qui, par la grandeur extraordinaire des objets, saisit, transporte et élève l’âme à un degré au delà duquel il semble qu’elle ne puisse aller.

Nous citerons un certain nombre de pensées sublimes, en commençant par l’Écriture :

Ego sum qui sum, — dit Dieu, en parlant de sa nature.

Dixitque Deus : Fiat lux, et facta est lux.

Ipse dixit, et facta sunt ; ipse mandavit et creata sunt.

Omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo et quasi nihilum et inane reputatæ sunt ei.

Dixi : Ubinam sunt ? Cessare faciam ex hominibus memoriam eorum.

Operuit cœlos gloria ejus et laudis ejus plena est terra.

Vidi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani, et transivi et ecce non erat ; et quæsivi eum et non est inventus locus ejus.

Dominus regnabit in æternum et ultrà.

Siluit terra in conspectu ejus.

Saint Augustin a dit de Dieu : Patiens quia æternus.

Dans Macbeth, on vient dire à Macduff que son château a été pris, et que sa femme et ses enfants ont été massacrés par Macbeth. Macduff tombe dans une douleur morne : son ami veut le consoler, il ne l’écoute point ; et méditant sur le moyen de se venger de Macbeth, il ne dit que ces mots terribles : Il n’a point d’enfants !

Le Père de la Rue dit, en parlant de l’état du pécheur après sa mort :

N’ayant que son péché entre Dieu et lui, et se trouvant de toutes parts environné de l’éternité.

{p. 39}

Il restait environ cinq cents ans jusqu’aux jours du Messie. Dieu donna à la majesté de son Fils de faire taire les prophètes durant tout ce temps, pour tenir son peuple en attente de celui qui devait être l’accomplissement de tous les oracles.

Bossuet.
Que peuvent contre lui (contre Dieu), tous les rois de la terre ?
En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre :
Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ;
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble ;
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble.
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.
Racine.

Devant le cercueil de Louis-le-Grand, Massillon, en commençant l’Oraison funèbre de ce monarque, prononce ces belles paroles :

Dieu seul est grand, M. F…

Lamartine, pour expliquer les peines et les combats du juste, prête à Dieu ces paroles sublimes :

Tu n’as qu’un jour pour être juste ;
J’ai l’éternité devant moi.

56. Quel est le défaut voisin du sublime de pensée ?

Il ne faut pas confondre la pensée sublime avec celle qui n’a qu’une apparence de grandeur bâtie ordinairement sur de grands mots assemblés au hasard, et qui n’est qu’ambitieuse et vaine. En effet, des expressions élevées et de petites idées ne font jamais que de l’enflure : la force de l’expression s’évanouit, si la pensée est trop faible ou trop légère pour y donner prise. Ce défaut est assez difficile à éviter ; car, comme il est naturel de chercher le grand en toutes choses, on a de la peine à s’arrêter où il faut, comme fait Cicéron qui, au rapport de Quintilien, ne prend jamais un vol trop haut.

{p. 40}

Ce que dit un historien au sujet de Pompée est outré et excessif :

Telle fut la fin du grand Pompée, après trois consulats et autant de triomphes, et après avoir dompté l’univers ; la fortune s’accordant si peu avec elle-même à l’égard de ce héros, que la terre qui venait de lui manquer pour ses victoires, lui manqua pour sa sépulture.

Le même défaut est encore plus sensible dans le passage suivant de Malherbe, où il s’agit de la pénitence de saint Pierre.

C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent ;
Ses soupirs se font vents qui les chênes combattent ;
Et ses pleurs, qui tantôt descendaient mollement,
Ressemblent au torrent qui, des hautes montagnes,
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément.

57. Quelle est la règle à suivre pour l’emploi des pensées ?

Jouvency, qui demande que toute pensée soit vraie et claire, veut encore qu’elle soit proportionnée au sujet et à la situation des personnages qui sont en scène. C’est, en effet, une règle générale, dit Rollin, qu’il faut penser selon la matière que l’on traite ; et rien n’est moins raisonnable que d’avoir des pensées sublimes dans un sujet qui n’en demande que de médiocres, ou des pensées délicates et gracieuses quand on a pour but d’effrayer. La convenance, tel est donc le mérite essentiel des pensées.

{p. 41}
Article II.
Des sentiments. §

58. Qu’est-ce qu’un sentiment ?

Le sentiment, tel que nous l’entendons ici, est, suivant l’Académie, un trait qui exprime un mouvement du cœur. C’est, dit Boiste, une affection, une passion, un mouvement de l’âme. Sentir, c’est donc avoir le cœur touché, l’âme émue par quelque objet. Pour bien sentir, il faut avoir non seulement de l’imagination, mais encore et surtout de la sensibilité, c’est-à-dire du cœur et de l’âme. Si c’est le cœur qui rend éloquent, comme dit Quintilien, pectus est quod disertos facit, c’est aussi du sentiment que provient l’intérêt dans toute espèce de composition.

59. Comment les sentiments se distinguent-ils des pensées ?

C’est avec raison que l’on distingue les sentiments des pensées. Les pensées occupent l’intelligence où elles prennent naissance, et ont pour but de porter la lumière et la conviction dans l’esprit. Les sentiments intéressent le cœur ou la sensibilité d’où ils partent, et ont pour effet de toucher et de persuader. Malgré cette distinction bien réelle, il n’est pas rare de trouver des critiques qui ne font aucune mention spéciale des sentiments. Dans ce cas, ils les regardent comme étant une espèce particulière de pensées. Mais alors ce sont des pensées où le sentiment est tellement prédominant, qu’elles paraissent prendre naissance dans le cœur ou la volonté plutôt que dans l’intelligence. Horace, dans le vers suivant, ne sépare pas ces deux éléments du {p. 42}style : Scribendi rectè, sapere est et principium et fons. Vauvenargues, s’inspirant des paroles de Quintilien citées plus haut, a proclamé d’une manière plus explicite le rôle important de la sensibilité lorsqu’il a dit : Les grandes pensées viennent du cœur.

60. Quelles sont les différentes qualités des sentiments ?

Comme les pensées, les sentiments ont des caractères généraux ou essentiels et des qualités particulières ou spéciales. Ces caractères déterminent également ceux du style. Les qualités générales sont la vérité et le naturel. Les qualités particulières sont la naïveté, la délicatesse, la grâce, la vivacité, l’énergie, la mélancolie, la grandeur, le pathétique et la sublimité.

61. La vérité est-elle nécessaire aux sentiments ?

Tout sentiment doit être vrai, c’est-à-dire n’être ni contrefait, ni affecté, mais sortir du cœur.

Ce caractère se trouve dans la touchante prière que fait Hector, lorsque, sur le point de se rendre au combat, il tient entre ses bras son fils bien-aimé :

Dieux immortels, faites que cet enfant soit courageux dans les combats et puissant sur son peuple ; faites qu’en le voyant revenir chargé de dépouilles sanglantes, après avoir tué quelque ennemi célèbre, chacun s’écrie : Il est encore plus vaillant que son père ! Et puisse alors le cœur de sa mère en tressaillir d’allégresse !

Un sentiment feint ne saurait toucher ; il a toujours quelque chose de froid.

62. Quand le sentiment est-il naturel ?

Tout sentiment doit être naturel, c’est-à-dire {p. 43}qu’il doit convenir à la situation de celui qui en est affecté, et paraître couler de source. Pyrrhus promet à la veuve d’Hector de rebâtir Ilion pour Astyanax ; Andromaque laisse échapper ces paroles si naturelles dans la circonstance :

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère ;
Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.
Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector.

63. Qu’est-ce que le sentiment naïf ?

Le sentiment naïf est un mouvement du cœur qui échappe sans effort et sans apprêt, [et qui frappe par l’ingénuité et par je ne sais quoi d’imprévu. Tel est le sentiment exprimé dans le dernier vers du dialogue si connu et si beau du Passant et de la Tourterelle :

Que fais-tu dans ce bois, plaintive Tourterelle ?
— Je gémis, j’ai perdu ma compagne fidèle.
— Ne crains-tu pas que l’oiseleur
    Ne te fasse mourir comme elle ?
    — Si ce n’est lui, ce sera ma douleur.

Tel est encore ce madrigal de Pradon :

Vous n’écrivez que pour écrire ;
C’est pour vous un amusement :
Moi qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Le sentiment naïf acquiert quelquefois de la vivacité et de l’énergie ; il peut alors produire de grands effets, comme dans ce dialogue :

Athalie.

Je prétends vous traiter comme mon propre fils.
{p. 44}

Joas.

Comme votre fils !

Athalie.

Oui : vous vous taisez !

Joas.

Quel père
Je quitterais ! et pour…

Athalie.

Eh bien !

joas.

Pour quelle mère !

64. Qu’est-ce que le sentiment délicat ?

Le sentiment délicat est celui qui flatte le cœur par quelque chose de fin, d’extraordinaire, ou d’un peu mystérieux qu’on n’aperçoit d’abord qu’à demi, mais qu’on saisit bientôt tout à fait et qui est très agréable. On emploie la délicatesse de sentiment pour louer, pour consoler, pour blâmer, pour demander et pour remercier.

Tibulle disait à une personne qui lui était extrêmement chère :

Dans les lieux les plus solitaires, vous êtes pour moi une grande compagnie : In solis tu mihi turba locis.

Les adieux de Marie Stuart à la France renferment encore plus de délicatesse :

Adieu, plaisant pays de France,
      O ma patrie,
      La plus chérie,
Qui as nourri ma tendre enfance !
Adieu France ! adieu mes beaux jours !
La nef qui déjoint nos amours
{p. 45}
N’a eu de moi que la moitié,
L’autre part te reste : elle est tienne ;
Je la fie à ton amitié
Pour que de l’autre il te souvienne.

Après avoir mentionné les stances de Malherbe à Duperrier : Ta douleur… ; le madrigal de Chamfort au roi de Danemark : Un roi qu’on aime… ; les verselets de Clotilde de Surville à son enfant : O cher enfantelet…, et le compliment si délicat que Louis XIV adressa au grand Condé après la victoire de Senef, nous terminerons par le placet bien connu qui fut envoyé au même prince, au sujet d’une île du Rhône :

Qu’est-ce en effet pour toi, grand monarque des Gaules,
      Qu’un peu de sable et de gravier ?
Que faire de mon île ? Il n’y croît que des saules,
      Et tu n’aimes que le laurier.

65. Faites connaître le sentiment gracieux.

Le sentiment gracieux est celui qui présente au cœur des émotions douces et agréables, et qui plaît par un aspect riant ou touchant.

Le livre de Ruth offre souvent des sentiments de ce genre. On en trouve aussi dans les autres parties de l’Écriture : telles sont les paroles de Notre-Seigneur sur l’ingrate Jérusalem : Jerusalem, Jerusalem, quæ occidis prophetas, quoties volui congregare filios tuos, quemadmodum gallina congregat pullos suos sub alas, et noluisti ! Les six dernières strophes de l’Hymne de l’enfant à son réveil sont remplies de sentiments gracieux. Il en est de {p. 46}même des adieux d’Hector et d’Andromaque, au Ve livre de l’Iliade. Voici encore quelques exemples :

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
      L’espace d’un matin.
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.

66. En quoi consiste la vivacité du sentiment ?

Le sentiment vif est celui qui part comme un éclair et fait une impression rapide.

La grandeur et la gloire ! s’écrie Bossuet dans l’Oraison funèbre de Madame, pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort ? Non, Messieurs, je ne puis soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l’arrogance humaine tâche de s’étourdir elle-même, pour ne pas apercevoir son néant.

C’est un sentiment bien vif que celui de ce généreux roi de Calédonie, qui encourageait, par ces paroles, ses concitoyens à défendre courageusement leur pays contre l’invasion des Romains : Ituri in aciem, et majores et posteros cogitate.

67. Faites connaître le sentiment fort ou énergique.

Le sentiment fort ou énergique éclate avec une grande vigueur, et laisse dans l’âme des traces profondes. On donne encore ce nom à un dessein ferme et hardi, mais calme. Le sentiment énergique se distingue du sentiment vif en ce qu’il a plus de solidité et de durée.

L’énergie du sentiment est manifeste dans ces paroles de saint Paul :

Si Deus pro nobis, quis contra nos ?

dans le fameux Non possumus que le Pontife suprême, après les Apôtres, oppose avec tant de {p. 47}fermeté et de calme, à toutes les exigences insensées des ennemis de l’Église, ainsi que dans les célèbres harangues de Camille, de Henri IV, et de Henri de Larochejaquelein :

Hostem, an me, an vos ignoratis ?

Je suis votre roi, vous êtes Français, voilà l’ennemi.

Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs vengez-moi.

On trouve aussi beaucoup de force de sentiment dans ces vers de M. de Lamartine, sur la mort du chrétien :

Déposer le fardeau des misères humaines,
      Est-ce donc là mourir ?

68. Qu’est-ce que le sentiment mélancolique ?

C’est, d’après un illustre écrivain, un sentiment de tristesse vague, plus vaste dans son objet que les autres sentiments, et faisant une impression d’autant plus profonde, qu’il répond mieux, par ce qu’il a de vague, au besoin d’infini qui fait le fond de notre être.

Ce sentiment se rencontre souvent dans l’Écriture, surtout dans le Livre de Job et dans les Psaumes. Exemples :

Dies peregrinationis meæ centum triginta annorum sunt, parvi et mali, et non pervenerunt usque ad dies patrum meorum, quibus peregrinati sunt.

(Paroles de Jacob à Pharaon. — Gen., xvii, 9.)

Dies mei velociores fuerunt cursore, dit Job : fugerunt et non viderunt bonum ; pertransierunt sicut aquila volans ad escam.

(ix.)

Super flumina Babylonis, illic sedimus et flevimus…

{p. 48}

Nous mentionnerons encore les dernières paroles de Gilbert : Au banquet de la vie… ; le Jour des morts de Fontanes ; la Chute des feuilles, de Millevoye ; le Cimetière de campagne, de Thomas Gray ; beaucoup de passages de Chateaubriand, et plusieurs élégies des poètes allemands.

69. En quoi consiste le sentiment grand ou noble ?

Le sentiment grand, noble ou généreux est celui qui remplit l’âme d’un plaisir mêlé d’admiration. Tel est le sentiment renfermé dans ces paroles de Judas Machabée :

Meliùs est nos mori in bello, quàm videre mala gentis nostræ et sanctorum.

Quelle grandeur dans ce dialogue entre Polyeucte et Pauline :

Pauline.

Quittez cette chimère et m’aimez…

Polyeucte.

Je vous aime
Beaucoup moins que mon Dieu, beaucoup plus que moi-même.

Pauline.

Au nom de cet amour ne m’abandonnez pas.

Polyeucte.

Au nom de cet amour daignez suivre mes pas.

Pauline.

C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

Polyeucte.

C’est peu d’aller au ciel, je veux vous y conduire.

On engageait Louis XII à venger quelques injures qu’il avait reçues avant de monter sur le trône, n’étant que duc d’Orléans :

Ce n’est point au roi de France, répondit-il, à venger les injures du duc d’Orléans.

70. Qu’est-ce que le sentiment pathétique ?

Le sentiment pathétique est celui qui émeut, {p. 49}touche, agite le cœur, et souvent dispose à répandre des larmes.

La Bible, et principalement le livre de Job et les Prophéties de Jérémie, nous offrent de nombreux exemples de pathétique :

O vos omnes, qui transitis per viam, attendite, et videte si est dolor sicut dolor meus : quoniam vindemiavit me, ut locutus est Dominus in die iræ furoris sui.

Quomodo sedet sola civitas plena populo : facta est quasi vidua domina Gentium… Plorans ploravit in nocte… non est qui consoletur eam ex omnibus charis ejus…

Miseremini mei, miseremini mei, saltem vos amici mei, quia manus Domini tetigit me.

Dans l’Énéide, un jeune guerrier se rappelle en mourant sa douce patrie, Argos, et jette vers elle un tendre regard :

Et dulces moriens reminiscitur Argos.

Les accents d’Andromaque sont peut-être plus attendrissants encore, lorsque, craignant de voir son fils Astyanax livré aux Grecs par Pyrrhus, elle s’écrie :

Hélas ! il mourra donc ; il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère et que son innocence.

71. Qu’est-ce que le sentiment sublime ?

Le sentiment est sublime quand, fondé sur une vraie vertu, il nous élève au-dessus de nous-mêmes, en nous montrant, comme l’a dit Sénèque, dans la faiblesse humaine, une constance presque divine, et en nous pénétrant d’un enthousiasme mêlé de respect, de surprise et d’admiration. {p. 50}D’après Longin, le sentiment sublime est le son que rend une âme magnanime.

Voici quelques exemples de ce genre de sublime :

Mihi vivere Christus est, et mori lucrum, dit saint Paul.

Alexandre demande à Porus, vaincu et prisonnier, comment il veut qu’on le traite : En roi ! répond le monarque indien.

Médée, dans la tragédie de ce nom, veut se venger de ses ennemis. Nérine, sa confidente, lui dit :

Votre pays vous hait, votre époux est sans foi.
Contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ?

Médée.

Moi !
Moi, dis-je, et c’est assez…

C’est là le sublime du courage.

On dit au vieil Horace, indigné que son fils eût pris la fuite :

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

La généreux vieillard répond :

Qu’il mourût !

Après avoir découvert la conjuration de Cinna, Auguste, lorsqu’il pourrait faire périr son ennemi, non seulement lui pardonne, mais encore lui dit :

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.

Que crains-tu, dit César à son pilote qui, effrayé par une violente tempête, veut rentrer au port, tu portes César ! Quid times ? Cesarem vehis.

Abner fait part au grand-prêtre Joad des craintes {p. 51}qu’il a qu’Athalie ne le fasse arracher de l’autel, et n’exerce sur lui ses vengeances. Joad lui répond :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots ;
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Zénobie dit à Rhadamiste, dans la tragédie de ce nom :

Je connais la fureur de tes soupçons jaloux ;
Mais j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.

L’abbé Edgeworth de Firmont, qui avait préparé Louis XVI à la mort, adressa ces paroles à l’infortuné monarque, immédiatement avant le moment fatal : Fils de saint Louis, montez au ciel !

72. Qu’avez-vous à dire sur la convenance des sentiments ?

Les sentiments, comme les pensées, doivent toujours convenir au sujet que l’on traite et au but que l’on se propose. Des sentiments élevés et sublimes, comme de grandes pensées, s’accorderaient mal avec un sujet ordinaire ou badin ; de même qu’un sujet élevé et terrible ne s’accommoderait pas plus de sentiments naïfs et délicats que de pensées fines et gracieuses. Nous devons ajouter que, malgré la distinction réelle des pensées et des sentiments, les diverses nuances qu’on y remarque peuvent se trouver combinées ensemble ; de même que les divers caractères du style s’unissent souvent pour empêcher l’uniformité et l’ennui, en répandant une heureuse variété dans l’unité.

{p. 52}
Article III.
Des images §

73. Qu’est-ce que l’image ?

L’image, lorsqu’il s’agit du coloris du style, est une sorte de vêtement extérieur, de voile matériel, en un mot, de représentation sensible qui, pour donner de la couleur à la pensée, une forme à l’idée, et rendre un objet sensible s’il ne l’est pas, ou plus sensible s’il ne l’est pas assez, le peint sous des traits qui ne sont pas les siens, mais ceux d’un objet analogue et mieux connu.

Pour dire que l’homme conserve jusqu’à la mort des espérances qui ne se réalisent jamais, Bossuet, ennoblissant cette idée aussi simple que vraie, la revêt d’une image sublime : L’homme marche vers la tombe, dit-il, traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées.

Un poète, voulant peindre la chute de l’empereur Napoléon, emploie des mots qui font image :

Aux livides lueurs de son dernier canon
Il tombe ; mais sa chute a fait un vide immense.

74. L’image se distingue-t-elle du tableau et de la description ?

D’après Longin, on a compris sous le nom d’image tout ce qu’en poésie on appelle descriptions et tableaux. Mais, en parlant du coloris du style, on attache à ce mot une idée beaucoup plus précise, comme nous venons de le voir. La description, qui est la peinture d’un objet dans ses détails les plus pittoresques et les {p. 53}plus intéressants et avec ses couleurs les plus vives, diffère du tableau, dit Marmontel à qui nous empruntons une grande partie de cet article, en ce que le tableau n’a qu’un moment et qu’un lieu fixe. La description peut être une suite de tableaux, et le tableau peut être un composé d’images. L’image est le voile matériel d’une idée, et ne consiste que dans un petit nombre de mots ; quelquefois même un seul suffit.

La mort de Laocoon, par Virgile, est un tableau ; la peinture des serpents qui viennent l’étouffer est une description ; Laocoon ardens est une image.

75. Que suppose toute image ?

Toute image suppose une ressemblance, renferme une comparaison ; et de la justesse de la comparaison dépend la clarté, la transparence de l’image. Mais la comparaison est sous-entendue, indiquée ou développée. On dit d’un homme en colère : il rugit ; on dit de même : c’est un lion ; on dit encore : tel qu’un lion altéré de sang, etc. Il rugit, suppose la comparaison ; c’est un lion, l’indique ; tel qu’un lion, la développe.

76. Est-il possible de transporter toutes les images d’une langue dans une autre ?

Toutes les images ne peuvent être transportées d’une langue dans une autre, parce que la facilité d’apercevoir une idée sous une image est souvent un effet de l’habitude, et suppose une convention. Toute image tirée des coutumes étrangères n’est reçue parmi nous que par adoption ; et, si les esprits n’y sont pas habitués, le rapport en sera difficile à saisir. Il arrive aussi que, dans une langue, l’opinion attache du ridicule ou de la bassesse à des images qui, dans une autre langue, n’ont rien que de noble et de décent. La métaphore de ces deux beaux vers de Corneille,

Sur les noires couleurs d’un si triste tableau,
Il faut passer l’éponge ou tirer le rideau,
{p. 54}

n’aurait pas été supportable chez les Romains, où l’éponge était un mot bas et dégoûtant. Les images doivent donc être adaptées aux habitudes du peuple pour qui l’on écrit.

77. Faites connaître les règles à suivre pour les images usitées.

Les langues, à les analyser avec soin, ne sont presque toutes qu’un recueil d’images, que l’habitude a mises au rang des dénominations primitives, et qu’on emploie sans s’en apercevoir. Il y en a de si hardies, que les poètes n’oseraient les risquer si elles n’étaient pas reçues. On dit suspendre, précipiter son jugement, balancer les opinions, les recueillir, etc. On dit que l’âme s’élève, que les idées s’étendent, que le génie étincelle, que Dieu vole sur les ailes des vents, que son souffle anime la matière, que sa voix commande au néant. Tout cela est familier, non seulement à la philosophie la plus exacte, mais à la théologie la plus austère ; de sorte qu’à l’exception de quelques termes abstraits, le plus souvent confus et vagues, tous les signes de nos idées sont empruntés des objets sensibles. Il n’y a donc, pour l’emploi des images usitées, d’autres ménagements à garder que les convenances du style. Parmi ces images, il en est d’abandonnées au peuple ; d’autres sont réservées au langage héroïque ; il en est de communes à tous les styles et à tous les tons. C’est au goût formé par l’étude et par l’usage à distinguer ces nuances.

{p. 55}

78. Quelles sont les qualités requises pour les images nouvelles ?

Il faut apporter beaucoup plus de circonspection et de sévérité dans le choix des images rarement employées, ou nouvellement introduites dans une langue. Car, si l’on se montre très indulgent relativement à l’exactitude et à la justesse des images reçues, parce que, en les employant, l’écrivain ne fait que suivre l’usage et parler sa langue, on est plus difficile pour les images nouvelles, et on exige qu’elles soient justes, claires, sensibles, naturelles et nobles.

79. Quand les images sont-elles justes et claires ?

Les images sont claires et justes quand elles présentent, entre la pensée et l’objet physique qui sert de point de comparaison, cette exactitude de rapport et cette vérité sensible qui saisit au premier coup d’œil.

Si le dies per silentium vastus de Tacite ne présente qu’une image confuse, il n’en est pas de même de celle qui se trouve dans ce vers de La Fontaine :

Craignez le fond des bois et leur vaste silence.

En effet, s’il est difficile de se représenter un jour vaste par le silence, on se transporte aisément au milieu d’une solitude immense, où le silence règne au loin ; et silence vaste, qui paraît hardi, est beaucoup plus sensible que silence profond, qui est devenu si familier.

Il ne faut cependant pas confondre une image confuse avec une image vague. Celle-ci peut être claire, quoique indéfinie : l’étendue, l’élévation, la profondeur, sont des termes vagues, mais clairs ; il faut même bien se garder de déterminer certaines expressions dont le {p. 56}vague fait toute la force. Omnia pontus erant, dit Ovide en parlant du déluge ; je ne sais le tout de rien, dit Montaigne ; cogitavi dies antiquos, et annos æternos in mente habui. C’est le vague et l’immensité de ces images qui en fait la force et la sublimité.

80. Comment peut-on s’assurer de la justesse et de la clarté d’une image ?

Pour s’assurer de la justesse et de la clarté d’une image, il faut se demander en écrivant : Que fais-je de mon idée ? une colonne ? un fleuve ? une plante ? L’image ne doit rien présenter qui ne convienne à la colonne, à la plante, au fleuve, etc. La règle est simple, sûre et facile ; rien n’est plus commun cependant que de la voir négliger, et surtout par les commençants, qui n’ont pas fait de leur langue une étude philosophique.

Il y a aussi des précautions à prendre pour empêcher qu’une image, qui est claire et juste comme expression simple, ne devienne obscure lorsqu’on veut l’étendre. S’enivrer de louanges est une façon de parler familière ; mais si l’on suit l’image, et que l’on dise : Un roi s’enivre des louanges que lui versent les flatteurs, ou que les flatteurs lui font respirer, on a besoin de réflexion pour voir l’accord de ces images, parce que le terme moyen est sous-entendu. En effet, verser et s’enivrer annoncent une liqueur ; dans respirer et s’enivrer c’est une vapeur qu’on suppose. Mais si on exprime le moyen terme, les images deviennent claires et justes :

Un roi s’enivre du poison de la louange que lui versent les flatteurs ; un roi s’enivre du parfum de la louange que les flatteurs lui font respirer.

81. Les images doivent-elles être vives et sensibles ?

Si les images doivent être vraies et transparentes, ainsi que nous venons de le dire, elles doivent aussi {p. 57}être vives ou sensibles. L’effet que l’on se propose étant d’affecter l’imagination, les traits qui l’affectent le plus doivent avoir la préférence.

Tous les sens contribuent proportionnellement à former les images.

Nous disons le coloris des idées, la voix des remords, la dureté de l’âme, la douceur du caractère, l’odeur de la bonne renommée.

La vue étant par excellence le sens de l’imagination, est celui de tous les sens qui enrichit le plus le langage poétique. L’odorat fournit le moins d’images ; et il est le seul de tous les sens dont les dégoûts semblent insoutenables à la pensée.

82. Les images doivent-elles être naturelles ?

Les images doivent être naturelles, c’est-à-dire n’être pas tirées de trop loin, et paraître avoir dû se présenter d’elles-mêmes à l’esprit de celui qui les emploie.

Les productions et les phénomènes de la nature diffèrent suivant les climats. Il ne convient qu’aux peuples du Levant ou à des esprits versés dans la poésie orientale, d’exprimer le rapport de deux extrêmes par l’image du cèdre et de l’hysope. L’habitant d’un climat pluvieux compare la vue de ce qu’il aime à la vue d’un ciel sans nuages ; l’habitant d’un climat brûlant la compare à la rosée. Quelle différence entre les idées que présente l’image d’un fleuve débordé, à un berger des bords du Nil et à un berger des bords de la Loire ! Il en est de même de toutes les images locales, et on ne doit les transplanter qu’avec beaucoup de précaution.

Les images sont aussi plus ou moins familières, suivant les mœurs, les opinions, les usages, les conditions, etc. Un peuple pasteur, un peuple matelot, un peuple guerrier, ont chacun leurs images habituelles : {p. 58}ils les tirent des objets qui les occupent, qui les affectent, qui les intéressent le plus.

83. La noblesse est-elle nécessaire aux images ?

Les images doivent être nobles, c’est-à-dire avoir une élévation peu commune unie à l’énergie et à la hardiesse, et ne rien offrir de commun ou de bas. La réminiscence d’un objet fétide, nous inspirant un invincible dégoût, est essentiellement contraire à la noblesse.

Si ces images sont nobles et magnifiques,

Si fractus illabatur orbis
Impavidum ferient ruinæ.
Celui qui met frein a la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Post equitem sedet atra cura,

il n’en est pas de même des exemples suivants, surtout du dernier :

Poser l’éteignoir sur la chandelle de la vie.
Des montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants.

84. Les images ne sont-elles pas quelquefois sublimes ?

Les images, comme les pensées et les sentiments, sont quelquefois sublimes, c’est-à-dire qu’elles représentent de grands objets avec des couleurs si vraies, si vives et si fortes, que l’âme est ravie d’admiration.

85. Faites connaître quelques images sublimes.

Voici comment s’exprime Moïse dans son magnifique cantique sur le passage de la mer Rouge :

Misisti (Domine) iram tuam, quæ devoravit eos (adversarios) sicut stipulam. Et in spiritu furoris tui congregatæ sunt aquæ ; stetit unda fluens, congregatæ sunt abyssi in medio mari. Dixit {p. 59}inimicus : Persequar et comprehendam… Flavit spiritus tuus, et operuit eos mare : submersi sunt quasi plumbum in aquis vehementibus… Extendisti manum tuam, et devoravit eos terra.

David, décrivant dans le psaume ciii les merveilles de la création, s’écrie en s’adressant à Dieu :

Confessionem et decorem induisti : amictus lumine sicut vestimento. Extendens cœlum sicut pellem ; qui tegis aquis superiora ejus. Qui ponis nubein ascensum tuum ; qui ambulas super pennas ventorum. Qui facis angelos tuos spiritus, et ministros tuos, ignem urentem… Dominus respicit terram, et facit eam tremere ; qui tangit montes, et fumigant.

Le même prophète dit, dans le psaume cvi :

Dixit et stetit spiritus procellæ, et exaltati sunt fluctus ejus. Ascendunt usque ad cœlos, et descendunt usque ad abyssos.

Et dans le psaume cxiii

Mare vidit et fugit : Jordanis conversus est retrorsum.

Job, Isaïe et Habacuc ne sont pas moins sublimes que David. Voyez sous quelles images ils peignent la grandeur et la puissance de Dieu :

Et dixi : Usque huc venies et non procedes amplius, et hic confringes tumentes fluctus tuos.

Job.

Quis mensus est pugillo aquas, et cœlos palmo ponderavit ? Quis appendit tribus digitis molem terræ, et libravit in pondere montes et colles in staterâ ?… Ecce gentes quasi stilla situlæ, et quasi momentum stateræ reputatæ sunt ; occe insulæ quasi pulvis exiguus…

Isaïe.

Ante faciem ejus ibit mors… Stetit, et mensus est terram ; aspexit, et dissolvit gentes.

Habac.

Les auteurs profanes offrent aussi des images sublimes, quoiqu’ils ne présentent pas ces traits énergiques, ce coloris vigoureux, cette élévation majestueuse qui caractérisent l’Écriture. Celui qui en a le plus approché est Homère, peintre sublime dans toutes {p. 60}ses descriptions. Une armée en marche est, sous ses pinceaux, un feu dévorant qui, poussé par les vents, consume la terre devant lui. Les yeux d’Agamemnon irrité contre Achille, ressemblent à une flamme étincelante. Junon vole des montagnes de l’Ida jusque dans l’Olympe.

Aussi rapide que la pensée de l’homme qui jadis a parcouru des contrées lointaines ; il les retrace dans son esprit, et dit : J’étais ici, j’étais là, et se rappelle en un moment de nombreux souvenirs.

Toutes ces images sont sublimes, ainsi que celle où la Discorde est représentée ayant

La tête dans les cieux, et les pieds sur la terre.

Dans le même poète, Jupiter, après avoir parlé, fait un signe de ses noirs sourcils ; les cheveux sacrés du Roi des dieux s’agitent sur sa tête immortelle, et le vaste Olympe en est ébranlé.

Cette image a été imitée par Virgile, Horace, Ovide, et André Chénier dans son idylle de l’Aveugle ou du vieil Homère :

Annuit, et totum nutu tremefecit Olympum.
Virgile.
Regum verendorum in proprios greges,
Reges in ipsos imperium est Jovis
    Clari Giganteo triumpho
    Cuncta supercilio moventis.
Horace.
Terrificam capitis concussit terque quaterque
Cæsariem, cum quâ terram, mare, sidera movit.
Ovide.

Dans l’idylle de Chénier, l’aveugle chante

D’abord le Roi divin, et l’Olympe, et les cieux,
Et le monde ébranlé d’un signe de ses yeux.

Bossuet présente une image sublime, lorsque à la {p. 61}suite de cette pensée citée plus haut : Tout était Dieu, excepté Dieu même, il ajoute : Et le monde, que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles.

En voici une autre de Corneille : c’est de Pompée qu’il parle :

             …… Il s’avance au trépas
Avec le même front qu’il donnait des États.

Voici l’image sublime qui termine l’ode sur le Jugement dernier, de Gilbert :

L’Éternel a brisé son tonnerre inutile,
Et d’ailes et de faux dépouillé désormais,
Sur les mondes détruits le Temps dort immobile.

86. Quelle est la règle à observer relativement à l’économie et à la distribution des images ?

C’est avec circonspection et sobriété que l’écrivain doit faire usage des images. Si l’objet de l’idée est de ceux que l’imagination saisit et retrace aisément et sans confusion, il n’a besoin pour la frapper que de son expression naturelle, et le coloris étranger de l’image n’est plus que de décoration. Mais si l’objet, quoique sensible par lui-même, ne se présente à l’imagination que faiblement, confusément ou avec peine, l’image qui le peint avec force, avec éclat, et ramassé comme en un seul point, soulage l’esprit autant qu’elle embellit le style.

La Fontaine dit en parlant du veuvage :

On fait un peu de bruit, et puis on se console.

Mais il ajoute :

Sur les ailes du temps la tristesse s’envole ;
        Le temps ramène les plaisirs.
{p. 62}

Il est facile de voir quel agrément l’idée reçoit de l’image.

87. Est-il permis de revêtir une pensée triviale d’une image pompeuse ?

Ce n’est pas assez que l’idée ait besoin d’être embellie, il faut qu’elle mérite de l’être. Une pensée triviale, revêtue d’une image pompeuse ou brillante, est ce qu’on appelle du phébus. Le phébus est donc un style obscur et ampoulé, et vient de la profusion et de la mauvaise distribution des images. On évitera ce défaut, si on a soin de ne jamais revêtir l’idée que pour l’embellir, et de ne jamais embellir que ce qui mérite de l’être. La Fontaine et Racine sont des modèles en ce genre ; leur style est riche et n’est point chargé : c’est l’abondance du génie, que le goût ménage et dirige.

88. Comment doit-on mélanger les pensées, les sentiments et les images ?

Pour bien écrire, il faut mélanger d’une manière convenable les pensées, les sentiments et les images. C’est par ce moyen qu’on peut mettre en jeu les principales facultés de l’esprit, c’est-à-dire parler en même temps à l’intelligence, au cœur et à l’imagination. Un style qui est tout en idées, dit M. de Bonald dans ses Mélanges littéraires, est sec et triste ; un style qui est tout en images, éblouit et fatigue. Aux époques de jeunesse et de décadence d’une littérature, les images surabondent, ou sont peu naturelles, trop recherchées, trop savantes. Ainsi en a-t-il été pour nous au xvie siècle, au xviiie et surtout au xixe. Entre ces deux époques, {p. 63}le siècle de Louis XIV, âge de la virilité pour notre littérature, également éloigné de la faiblesse de l’enfance et de l’enfance de la caducité, se distingue, chez les meilleurs écrivains, par la justesse et la solidité des idées, par la beauté et la grandeur des images, ainsi que par l’élévation et la vivacité des sentiments.

Article IV.
Des mots §

89. Que faut-il pour bien rendre sa pensée ?

Pour bien écrire, avons-nous dit, il faut bien penser, bien sentir, et bien rendre. Nous avons étudié en détail ce qui concerne les pensées et les sentiments, c’est-à-dire ce qu’il faut pour bien penser et pour bien sentir. Nous avons ensuite examiné l’art de peindre la pensée ou les images ; et par là nous avons commencé à étudier ce qu’il faut pour bien rendre, puisque le talent d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre, d’après La Bruyère et Fénelon. Mais, pour bien rendre sa pensée, s’il est bon de la peindre au moyen des images, il est surtout nécessaire de se servir des mots, des termes les plus propres et les plus convenables pour l’exprimer d’une manière conforme au goût. Ce sont les mots d’ailleurs qui servent à exprimer les trois premiers éléments du style, et à les faire valoir. Sans la forme, en effet, qui donne un vêtement convenable aux pensées, aux {p. 64}sentiments et aux images, on ne pourra se flatter de posséder l’art d’écrire. Il est donc très important de donner aux mots une sérieuse attention.

90. Quelles sont les qualités nécessaires aux mots ?

Comme le choix des mots est très important pour quiconque veut apprendre à écrire ou à s’énoncer convenablement, nous allons rechercher quelles sont les qualités que demandent les mots considérés isolément. Ces qualités sont au nombre de trois : la pureté, la propriété et la convenance.

91. Qu’est-ce que la pureté du langage ?

La pureté consiste à faire usage de mots qui appartiennent véritablement à la langue que l’on parle, par opposition aux mots étrangers ou employés dans un sens contraire à l’usage, ou tombés en désuétude, ou trop nouveaux ou hasardés sur des autorités insuffisantes.

92. En quoi consiste le barbarisme de mots ?

Le barbarisme, qui est le vice le plus opposé à la pureté des mots, a lieu lorsqu’on se sert de termes étrangers à la langue, ou de mots altérés ou employés dans un sens contraire à celui que l’usage leur a donné, ou unis à d’autres qui ne peuvent se prêter à cette alliance. Exemples :

Un speech pour un discours.

Mayonnaise pour bayonnaise ; vêtissait pour vêtait ou revêtait :

… Un brouillard glacé, rasant les pics sauvages.
Comme un fil de Morvan me vêtissait d’orages.
{p. 65}

On connaît ces paroles d’un étranger à Fénelon :

Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père.

Boyaux est ici pour entrailles.

Il ne faut pas dire : les lois du hasard, mais les caprices … ; jouir d’une mauvaise réputation, d’une mauvaise santé, mais avoir une mauvaise santé, etc.

93. Faites connaître les autres défauts contraires à la pureté.

Parmi les fautes contraires à la pureté du langage, nous avons compris l’usage des mots vieillis ou surannés, et de ceux qui ont été récemment introduits. Les premiers, qui peuvent avoir de l’attrait et de la grâce, ne doivent être employés qu’avec une grande réserve, et seulement dans la littérature légère. Fénelon regrettait l’abandon complet de certaines expressions pleines de naïveté et d’onction, que l’on trouve chez Marot et chez saint François de Sales. Quant aux mots nouveaux, s’ils doivent toujours être proscrits des langues mortes, si ce n’est lorsqu’il s’agit d’exprimer des choses inconnues aux anciens, ils sont quelquefois admis dans les langues vivantes. Mais, comme ces innovations donnent facilement au style un air d’affectation et de recherche, elles ne peuvent être risquées, d’après Horace et Quintilien, qu’autant qu’elles sont autorisées par l’usage, c’est-à-dire par la pratique des bons écrivains. C’est pourquoi Quintilien veut que l’on choisisse les expressions les plus anciennes parmi les nouvelles, et les plus nouvelles, parmi les anciennes.

94. Qu’est-ce que la propriété des mots ?

La propriété consiste dans le choix des mots {p. 66}que l’usage le meilleur et le mieux établi a exclusivement adaptés aux pensées que l’on veut exprimer. Parmi les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, dit La Bruyère, il n’y en a qu’une qui soit la bonne, et tout ce qui ne l’est point est faible. Les mots sont le portrait des pensées : un terme propre, ajoute Domairon, rend l’idée tout entière ; un terme peu propre ne la rend qu’à demi ; un terme impropre la défigure. Il est donc essentiel de n’employer que des termes qui ne disent ni trop ni trop peu, et pour cela d’en connaître la vraie signification. La propriété des mots, ainsi que la pureté, contribue beaucoup à la clarté du style.

On lit dans Polyeucte :

Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre ;
Ce n’est qu’à ses élus que Dieu les fait entendre.

Corneille voulait dire difficiles à comprendre.

95. Que faut-il entendre par synonymes ?

Les synonymes sont des mots ainsi appelés, dit Blair, parce qu’ils expriment une même idée principale ; mais le plus souvent, peut-être toujours, ils l’expriment avec quelque diversité dans les circonstances, produite par une idée accessoire, particulière, attachée à chaque mot, et qui le distingue de tout autre. Il est bien rare qu’on trouve, dans une langue, deux mots qui signifient exactement la même chose. L’écrivain qui s’est fait une habitude de donner aux mots leur juste valeur, y trouve toujours quelques traits caractéristiques qui ne lui permettent pas de les confondre, et dont il peut se servir pour nuancer et {p. 67}finir ses tableaux. — On pourrait être tenté de confondre tutus et securus ; cependant ces mots n’ont pas le même sens : tutus signifie hors de danger ; securus libre de la crainte du danger. Sénèque marque élégamment cette différence : tuta scelera esse possunt, secura non possunt.

Un mauvais poète ayant regardé comme synonymes les mots constance et patience, un autre lui apprit ainsi la signification de ces deux termes :

Or, apprenez comme l’on parle en France :
    Votre longue persévérance
    A nous donner de méchants vers,
    C’est ce qu’on appelle constance ;
    Et dans ceux qui les ont soufferts,
    Cela s’appelle patience.

96. Quels sont les défauts opposés à la propriété des termes ?

Ce sont les équivoques et les anachronismes de mots.

Une expression équivoque est celle qui a, dans la même phrase, deux ou plusieurs sens. L’équivoque doit être bannie du style grave ; ce n’est que dans les sujets badins et légers qu’on peut l’employer. Molière en a souvent fait usage. Exemple :

De quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ? — Parbleu, de la langue que j’ai dans la bouche. Je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin.

On entend par anachronisme de mots l’emploi d’expressions nouvelles pour désigner des choses anciennes. Ce serait tomber dans ce défaut que de parler de la philanthropie des premiers chrétiens, des prolétaires du xiie siècle, etc.

Pour connaître la propriété des expressions, et par conséquent éviter les défauts dont nous venons de {p. 68}parler, il faut rechercher l’origine et l’étymologie des mots, s’appliquer à l’étude de la langue, et se familiariser avec les bons écrivains.

97. Qu’appelle-t-on convenance dans les mots ?

La convenance dans les mots consiste dans une certaine dignité de ton, dans un certain choix, une certaine élégance, en rapport avec le sujet, le but et les circonstances. La convenance est loin d’être incompatible avec la propriété des expressions. C’est surtout lorsqu’on a à décrire des objets bas et révoltants, qu’il faut rechercher des expressions dignes et convenables, et ne pas affecter d’employer les termes propres, comme il arrive trop souvent à notre époque. Notre langue est moins favorisée sous ce rapport que la langue latine et plusieurs autres. Ce sentiment de la convenance et de l’élégance peut s’acquérir par la lecture des bons auteurs, et ne doit jamais dégénérer en recherche. Fléchier, faisant la topographie d’un hôpital, dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse, n’emploie que des expressions convenables pour exprimer des choses dégoûtantes :

Voyons-la dans ces hôpitaux…

Il est évident que le style poétique demande, comme nous le verrons dans le traité de la Poésie, plus de soin sous le rapport de la convenance et de la dignité, que n’en réclament les ouvrages en prose.

98. Qu’appelle-t-on phrase ?

Après avoir examiné les mots considérés {p. 69}isolément ou en eux-mêmes, nous allons nous occuper de ces mêmes mots, lorsque réunis et combinés entre eux, ils expriment une pensée et forment un sens complet. Cette réunion de mots s’appelle phrase.

La phrase est donc un assemblage de mots disposés selon certaines règles, et présentant à l’esprit une pensée pleinement énoncée.

99. Quelles sont les qualités nécessaires à la phrase ?

La composition de la phrase a tant d’influence sur le style, qu’on ne saurait y donner trop d’attention. En effet, quel que soit le sujet qu’on traite, si les phrases sont incorrectes, lourdes, faibles ou embarrassées, il est impossible que l’ouvrage formé de leur assemblage soit lu avec plaisir ou même avec fruit ; tandis qu’en faisant attention aux règles qui se rapportent à cette partie du style, on acquerra l’habitude de s’exprimer avec clarté et avec élégance ; et, s’il est échappé quelque irrégularité dans la composition des phrases, on sera en état de la découvrir et de la corriger.

Les qualités les plus essentielles à la perfection d’une phrase sont la correction, la clarté, la précision, l’unité, la force et l’harmonie.

100. En quoi consiste la correction ?

La correction consiste à disposer les mots d’une phrase suivant les règles grammaticales, et d’après les modèles laissés par les grands écrivains.

La première condition pour s’exprimer {p. 70}correctement dans une langue, c’est d’en étudier avec soin la grammaire, depuis les notions les plus élémentaires jusqu’aux règles les plus compliquées de la syntaxe. Cette connaissance est indispensable pour prévenir des fautes quelquefois grossières, et pour donner à un écrit une sage régularité.

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée.
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Boileau.

La connaissance approfondie de la langue suppose encore l’étude des grands modèles, et, s’il se peut, le commerce des personnes qui parlent correctement.

101. Quels sont les défauts opposés à la correction des phrases ?

La correction interdit le barbarisme de phrase et le solécisme.

On entend par barbarisme de phrase une tournure empruntée à une langue étrangère.

Le solécisme est une faute contre la construction d’une langue, une violation des règles grammaticales.

La phrase suivante renferme un double solécisme : La promesse que j’ai fait, je l’ai oublié, puisque la règle des participes veut faite et oubliée.

Il est de même de ce vers de Boileau :

C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.

où le régime est répété contre la règle.

{p. 71}

Reboul a eu tort de dire :

Cependant le soleil se montre à l’horizon,
Mais triste comme un roi que l’on sort de prison,

parce que le verbe sortir n’est pas actif.

102. Quand la phrase est-elle claire ?

La phrase est claire quand la pensée qu’elle renferme est facile à comprendre. La clarté, d’après Quintilien, est ici la principale qualité : Nobis prima sit virtus perspicuitas.

Ce qui est surtout nécessaire pour obtenir la clarté de la phrase, c’est que les mots soient rangés de manière à marquer nettement la relation qu’ont entre elles les diverses parties dont la phrase est composée ; que les adverbes soient aussi près que possible des mots qu’ils modifient ; qu’une circonstance insérée dans la phrase n’y soit pas jetée au hasard, mais mise à la place que déterminent ses rapports avec tel ou tel membre en particulier ; que chaque relatif qu’on emploie indique par sa place l’antécédent auquel il se rapporte, de manière à ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur.

On trouvera dans la Rhétorique de Blair, des éclaircissements très intéressants sur cette question, ainsi que sur les autres qualités de la phrase.

103. Qu’est-ce que la précision de la phrase ?

La précision (præcidere, couper, retrancher) consiste à retrancher de la phrase toutes les superfluités, pour ne présenter que l’exacte copie de la pensée qu’on veut énoncer. La précision demande {p. 72}donc l’emploi des expressions les plus justes, et la suppression de tout ce qui n’ajoute rien à la pensée. Pour écrire avec précision, il faut avoir des idées distinctes et bien définies.

104. La concision diffère-t-elle de la précision ?

La concision consiste non pas seulement à supprimer les expressions inutiles et superflues, mais à exprimer une pensée avec le moins de mots possible. C’est une qualité particulière du style, qui exclut l’abondance et les ornements, et convient au genre simple. La précision est une qualité générale et essentielle, qui ne rejette que ce qui est inutile, et qui admet l’abondance, la richesse et les agréments du style, lorsque le sujet le demande.

Les deux exemples suivants expriment la même pensée. Dans le premier, elle est présentée avec une concision qui la fait vivement ressortir :

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.

Dans le second, la pensée est développée avec une heureuse abondance qu’explique la situation d’Esther, et qui ne détruit pas la précision :

Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Tandis que votre main, sur eux appesantie,
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.

Perse, Tacite, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, se font remarquer par la concision ; Démosthènes, Virgile, Bossuet, Racine, sont précis ; Ovide et Voltaire sont souvent diffus.

{p. 73}

105. Faites connaître la diffusion et la sécheresse.

Les défauts opposés à la précision sont la diffusion ou prolixité et la sécheresse.

La diffusion est une trop grande abondance de mots qui fait que la pensée se délaye dans des développements trop étendus, dans des circonlocutions interminables, dans des répétitions oiseuses. C’est, dit Voltaire,

Un déluge de mots sur un désert d’idées.

Ce défaut se remarque dans la phrase suivante :

J’arrivai au port, j’aperçus un navire, je m’informai du prix du passage, je fis mon marché ; je m’embarque, on lève l’ancre, on met à la voile, nous partons.

Pour dire : Je m’embarquai.

Boileau nous met en garde contre la diffusion, lorsqu’il nous dit :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
…………………………………………………………………………
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.

La sécheresse est l’excès opposé à la diffusion. Elle se trouve dans une phrase quand les idées sont incomplètes, les liaisons insuffisantes, les détails nécessaires omis, en un mot, quand on ne dit pas ce qu’il faut. Il n’y a alors ni clarté ni intérêt.

Horace signale ce défaut, dans son Art poétique :

Decipimur specie recti ; brevis esse laboro,
Obscurus fio.

106. L’unité est-elle nécessaire à la phrase ?

L’unité qui est la qualité fondamentale de toute composition, comme nous le verrons dans la suite, est encore plus strictement requise dans la phrase. {p. 74}Soit qu’elle énonce une seule proposition, soit qu’elle en renferme plusieurs, la phrase doit faire l’impression d’un objet unique, par l’enchaînement régulier et la liaison étroite de ses différentes parties. Pour obtenir ce résultat, il faut observer les règles suivantes.

107. Indiquez les règles à suivre pour obtenir l’unité.

1° Il faut éviter de faire passer brusquement le lecteur d’une personne à l’autre, et faire en sorte d’avoir un seul et même sujet qui gouverne la phrase du commencement à la fin.

2° N’accumulez jamais dans une même phrase des choses qui ont entre elles une liaison si faible, qu’il soit facile de les séparer en deux ou trois phrases distinctes.

3° Il faut éviter les parenthèses, c’est-à-dire les mots insérés dans une phrase et formant un sens complet et isolé. En certaines occasions, les parenthèses donnent à la pensée un air de vivacité qui la fait briller au passage ; mais, le plus souvent, elles embarrassent et obscurcissent la phrase et brisent l’unité. C’est une phrase dans une phrase, une manière vicieuse d’introduire une pensée que l’écrivain n’a pas l’art de mettre à sa place.

4° La dernière règle relative à l’unité de la phrase, c’est de la terminer toujours par un sens plein et parfaitement fini. Si la phrase doit être terminée, puisqu’une phrase inachevée n’est pas une phrase, il ne faut pas qu’elle soit plus que {p. 75}finie, c’est-à-dire que, lorsque la conclusion naturelle de la phrase paraît arrivée, il ne faut pas voir paraître des additions ou queues qui arrivent péniblement pour exprimer des idées étrangères.

108. Qu’entend-on par force dans la phrase ?

On entend par force une disposition des divers mots et des divers membres de la phrase, propre à en présenter le sens de la manière la plus avantageuse, à rendre plus pleine et plus complète l’impression qu’elle doit produire, à donner à chaque mot et à chaque membre de phrase tout le poids, toute la valeur dont ils sont susceptibles.

109. Quelles sont les règles à observer relativement à la force de la phrase ?

1° On doit retrancher tous les mots superflus, et tous les membres qui surchargent inutilement la phrase. De plus, il faut donner une attention particulière à l’emploi des copulatifs, des relatifs, et de toutes les particules qui servent aux transitions et aux liaisons. Ces petits mots, mais, et, qui, dont, ou, etc., sont souvent très importants, et ont une grande influence sur la manière dont la phrase se déploie.

2° Il faut placer le mot principal ou les mots principaux de la phrase à l’endroit où ils doivent produire leur effet de la manière la plus pleine et la plus complète. On les place ordinairement au commencement ou à la fin de chaque phrase ou de chaque membre. Mis à la première place, ils {p. 76}frappent plus vivement ; mis à la dernière, ils font une impression plus durable. Les Grecs et les Latins avaient sur nous un très grand avantage pour cette partie du style, parce qu’ils trouvaient dans les inversions presque illimitées admises par leurs langues, une grande facilité pour l’arrangement des mots.

3° Pour qu’une phrase ait de la force, il faut éviter de la terminer par un adverbe, une proposition, ou quelque autre mot de peu d’importance : une telle conclusion affaiblit la phrase. Cependant, si le sens roule principalement sur des mots de cette espèce, comme dans la phrase suivante, ces mots méritent une place importante :

Dans leur prospérité, mes amis n’entendront jamais parler de moi ; dans leur adversité, toujours.

4° Il est souvent très difficile de disposer les circonstances accessoires dans le cours d’une phrase, de manière à obtenir la grâce et la clarté sans nuire à la force. Il ne faut jamais les placer à la fin, ni les entasser confusément ; mais, au contraire, on doit les disperser en divers endroits de la phrase et les attacher aux mots principaux dont elles dépendent.

5° Lorsqu’on veut comparer deux objets pour en montrer la ressemblance ou l’opposition, il faut que les membres de la phrase destinés à cet emploi aient entre eux quelque conformité dans le choix et dans la disposition des mots. Quand on dit : Les rieurs seront du côté de l’esprit ; la partie pensante {p. 77}du genre humain, du côté de la raison, on fait moins sentir l’opposition que si on disait : Les rieurs seront du côté de l’esprit ; les penseurs, du côté de la raison.

Nous ne parlerons pas maintenant de l’harmonie de la phrase ; nous nous occuperons de cette qualité lorsque nous traiterons de l’harmonie en général.

110. Quelle est la règle fondamentale de la construction de la phrase ?

La règle fondamentale relativement à la construction de la phrase, la règle à laquelle toutes les autres se rapportent, est de communiquer ses idées dans l’ordre le plus clair et le plus naturel. Tout arrangement qui rend pleinement le sens, et l’exprime de la manière la plus propre à le faire saisir, nous frappe comme un objet beau. C’est le but vers lequel se dirigent toutes les règles précédentes ; et il serait peu nécessaire d’en donner aucune, si l’on pensait toujours clairement, et si tous ceux qui pensent possédaient parfaitement leur langue. Toutes les phrases auraient naturellement la correction, la clarté, la précision, l’unité, la force. Lorsqu’on s’exprime mal, il y a toujours, indépendamment de ce qui tient à l’art de manier la langue, quelque chose de faux dans la pensée. Les phrases embarrassées, obscures et faibles, annoncent les mêmes défauts dans les idées qu’elles expriment. Le langage et la pensée agissent et réagissent mutuellement l’un sur {p. 78}l’autre. Celui qui apprend à mettre de l’ordre et de l’exactitude dans la construction de ses phrases, apprend à en mettre dans ses pensées.

Chapitre II.
Des qualités du style §

111. Combien le style a-t-il d’espèces de qualités ?

Nous venons d’étudier le style dans ses éléments, c’est-à-dire dans les pensées, les sentiments, les images et les mots soit isolés, soit réunis de manière à former des phrases. Avant de considérer les ornements du style, et de clore par là notre étude sur les règles générales de l’art d’écrire, nous examinerons les différentes qualités qui lui sont assignées par les rhéteurs.

Le style a deux espèces de qualités : les qualités générales et les qualités particulières. On appelle qualités générales celles qui sont invariables et essentielles, et qui conviennent par conséquent à toute espèce de composition. Les qualités particulières varient selon la nature de l’ouvrage ou la différence du genre. Nous examinerons ces deux espèces de qualités dans les deux articles suivants, et nous nous efforcerons en même temps de {p. 79}prémunir les jeunes littérateurs contre les défauts opposés.

Article Ier
Des qualités générales du style §

112. Quelles sont les qualités générales ou essentielles du style ?

Les qualités générales du style peuvent se réduire à six, savoir : la pureté, la clarté, le naturel, la dignité, la convenance et l’harmonie. C’est à l’examen de ces qualités que nous allons consacrer les paragraphes suivants.

§ I. De la pureté du style. §

113. Qu’est-ce que la pureté du style ?

La pureté, considérée comme qualité générale du style, consiste à écrire correctement, c’est-à-dire à n’employer que des termes, des tours et des constructions conformes aux règles de la langue dont on se sert. Cette qualité s’acquiert par la lecture des bons auteurs, et par l’étude approfondie de la langue. Boileau en proclame l’importance dans ces vers déjà cités : Surtout qu’en vos écrits la langue révérée…

114. Quels sont les défauts opposés à la pureté du style ?

Les principaux défauts opposés à la pureté du style sont : les barbarismes de mots et de phrases, les équivoques, les solécismes, le néologisme et {p. 80}le purisme. Nous avons parlé assez longuement ailleurs des trois premiers ; nous dirons quelques mots des deux autres.

115. En quoi consiste le néologisme ?

Le néologisme consiste à employer sans besoin et sans goût des termes nouveaux, à se servir de tours de phrase recherchés, et à unir d’une manière bizarre plusieurs mots qui ne peuvent aller ensemble. Ainsi les mots unitarisme, positivisme, pivoter, etc., sont des néologismes de mots. Voici comment V. Hugo peint un bon écrivain :

Ses idées sont faites de cette substance particulière qui se prête, souple et molle, à toutes les ciselures de l’expression, qui s’insinue, bouillante et liquide, dans tous les recoins du moule où l’écrivain la verse, et se fige ensuite, lave d’abord, granit après.

Lamotte a dit que les grandes réputations sont presque toujours posthumes. Mais, si on dit bien qu’un ouvrage est posthume, lorsqu’il a été publié après la mort de son auteur, on ne peut dire qu’une réputation est posthume, parce qu’un auteur ne peut acquérir une réputation après sa mort.

Il est permis aujourd’hui de se servir des expressions suivantes : Être fort de ses intentions, s’élever à la hauteur des principes, utiliser ou signaler une découverte, etc.

116. Qu’est-ce que l’archaïsme ?

L’archaïsme, qui est le contraire du néologisme, est une tournure de phrase ou une expression vieillie et surannée qu’on emploie par affectation ou par négligence, comme envier quelqu’un pour porter envie à quelqu’un, un chacun pour chacun.

En général, on doit se garder des archaïsmes, mais cela ne doit pas aller jusqu’à la crainte de réintégrer {p. 81}dans la langue quelques mots heureux, utiles, qui n’en auraient pas dû sortir. L’archaïsme s’accommode mieux avec la fable et les autres genres simples qu’avec les genres élevés qui s’éloignent trop de cet aimable abandon, de cette fine délicatesse, de cette naïveté gracieuse de nos anciens écrivains, comme Froissart, Charles d’Orléans, Villon, Marot, saint François de Sales, etc.

Ce que nous venons de dire de l’archaïsme peut s’appliquer aux mots nouveaux. Si le néologisme est interdit, il ne peut être défendu de renouveler les mots, de rajeunir le style et d’enrichir la langue. Mais, pour qu’on puisse le faire légitimement, il faut que les nouvelles expressions soient nécessaires, agréables et intelligibles ; que les tours soient justes, et que les alliances de mots, fondées sur la véritable signification de ces mots, soient nécessitées par le besoin réel d’exprimer une belle pensée qui, sans cela, ne serait pas bien entendue.

117. Qu’est-ce que le purisme ?

Le purisme est une affectation pédantesque à rechercher la pureté du style, qui se tient invariablement attachée à toutes les règles de la grammaire, et qui condamne impitoyablement toute innovation dans les tournures et dans les expressions. Voici ce que disent des puristes La Bruyère et Lainet :

Ces sortes de gens ont une fade attention à ce qu’ils disent, et l’on souffre avec eux, dans la conversation, de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression ; ils ne hasardent point le moindre mot quand il devrait faire le plus bel effet du monde : rien d’heureux ne leur échappe ; rien chez eux ne coule de source et avec liberté ; ils parlent proprement et ennuyeusement.

La Bruyère.
Je sens que je deviens puriste ;
Je plante au cordeau chaque mot,
{p. 82}
Je suis les Dangeaux à la piste,
Je pourrais bien n’être qu’un sot.
Lainet.
§ II. — De la clarté. §

118. Qu’est-ce que la clarté du style ?

La clarté du style est, d’après Quintilien, cette qualité qui fait saisir sur-le-champ et sans effort la pensée exprimée par la parole. La clarté de l’expression doit être telle que l’idée frappe l’esprit, comme la lumière du soleil frappe les yeux. Elle résulte de la propriété et de l’arrangement naturel des mots, de la régularité des constructions, et surtout de la justesse, de la lucidité et de l’enchaînement des pensées.

119. Quelle est l’importance de la clarté du style ?

La clarté est tellement essentielle dans tous les genres de compositions, qu’aucun autre mérite ne peut en compenser l’absence.

Dans la langue parlée et dans la langue écrite
La clarté du discours est le premier mérite.
Fr. de Neufchâteau.

En effet, un écrivain ne pense, ne parle que pour les autres. Son premier devoir est donc de parler de manière à se faire entendre. Et ce n’est pas assez que l’on puisse vous comprendre, dit Quintilien, il faut faire en sorte qu’il soit impossible de ne pas vous comprendre. Sans la clarté, les plus riches ornements du style ne jettent qu’une pâle lueur au sein de l’obscurité, et fatiguent le lecteur sans lui plaire.

{p. 83}

120. Quels sont les défauts opposés à la clarté ? — Obscurité de l’expression.

L’obscurité, qui fait qu’on ne saisit que difficilement la pensée exprimée par la parole, est le plus grand vice du discours. Ce défaut vient de l’expression ou de la pensée.

L’obscurité vient de l’expression, quand on arrange mal les mots, ou qu’on emploie des termes équivoques.

Dans cette phrase : L’orateur arrive à sa fin qui est de persuader, d’une manière toute particulière ; ces derniers mots sont mal placés, et par là deviennent susceptibles de divers rapports. La phrase serait nette et sans la moindre obscurité, si elle était construite ainsi : L’orateur arrive, d’une manière toute particulière, à sa fin qui est de persuader. L’abbé d’Olivet a fait remarquer avec raison le défaut de clarté du vers suivant de Racine. Andromaque dit à Pyrrhus :

Sans espoir de pardon, m’avez-vous condamnée ?

Cette phrase est louche, parce que sans espoir de pardon regarde Andromaque, et m’avez-vous condamnée, regarde Pyrrhus. Il fallait : Sans espoir de pardon me vois-je condamnée ? afin que la phrase entière tombât sur Andromaque ; ou bien : M’avez-vous condamnée sans me laisser aucun espoir de pardon ? afin qu’elle ne tombât que sur Pyrrhus.

Ce qui rend le plus souvent le style obscur dans l’expression, c’est le mauvais emploi ou l’équivoque des pronoms. Un auteur a dit : Hypéride a imité Démosthènes en ce qu’il a de beau. On ne voit pas auquel des deux orateurs se rapporte le dernier membre de la phrase. Si c’est à Hypéride, il faudrait dire : Hypéride, en ce qu’il a de beau, a imité Démosthènes. Si c’est à Démosthènes, il faudrait au contraire : Hypéride a imité Démosthènes, en ce que celui-ci a de beau.

{p. 84}

La phrase suivante est obscure par suite de la construction ou inversion forcée :

Au temple suspendues, le feu du sanctuaire éclairait les armes du guerrier.

Les périphrases recherchées, les parenthèses multipliées, les phrases trop longues, et la trop grande concision, contribuent aussi à rendre le style obscur.

121. D’où vient l’obscurité de la pensée ?

L’obscurité de la pensée vient de l’obscurité de l’esprit de l’écrivain.

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées.

Tandis que

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Ce défaut s’appelle galimatias. Le galimatias est une suite d’idées qui n’ont aucun sens raisonnable, et auxquelles on ne comprend rien. Racine est tombé dans ce défaut, quand il a fait dire à Mithridate qu’il n’est point de rois

Qui, sur le trône assis, n’enviassent peut-être
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.

On ne saurait comprendre ce que c’est qu’un naufrage élevé au-dessus de la gloire des rois, et encore moins ce que veut dire achever un naufrage.

Diderot est aussi inintelligible, dans sa définition de la naïveté :

On est, dit-il, naïvement héros, naïvement scélérat, naïvement beau, naïvement dévot, naïvement orateur, naïvement philosophe ; sans naïveté point de beauté : on est un arbre, une plante, un animal naïvement. La naïveté est une grande {p. 85}ressemblance de l’imitation avec la chose ; c’est de l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile.

Il est clair que ceux qui parlent ainsi ne se comprennent pas eux-mêmes. Il vaut mieux se taire que de parler pour n’être pas entendu.

Voici le sage conseil que Maynard donnait à un jeune homme qui affectait d’écrire d’une manière inintelligible :

Mon ami, chasse bien loin
Cette noire rhétorique :
Tes écrits auraient besoin
D’un devin qui les explique :
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense,
Dis-moi qui peut t’empêcher
De te servir du silence ?

122. Dans quel cas est-il permis d’obscurcir sa pensée ?

Dans certains cas, il est permis de donner à sa pensée un jour moins éclatant, et même de l’obscurcir en quelque sorte par l’expression. C’est lorsque la clarté lui enlèverait la finesse, la délicatesse, la réserve que demandent certaines circonstances.

Antiloque, chargé d’annoncer à Achille la mort de Patrocle, le prépare d’abord à cette triste nouvelle, en lui disant : Ah ! fils du sage Pelée, quelle nouvelle allez-vous apprendre ? Arrivé au mot fatal, il se garde bien de le prononcer : Κεῖται Πάτροκλος, lui fait dire Homère ; ce qui vaut infiniment mieux que τέθνηκε Πάτροκλος. On admire avec raison ce verbe κεῖται, qui doit tout son prix à la circonstance.

Monsieur, vous avez travaillé dix ans à vous rendre inutile, disait Fontenelle au cardinal Dubois, premier ministre du jeune Louis XV. Ce trait de louange, si délicat, avait tant de finesse, que les libraires de {p. 86}Hollande le prirent pour une bévue de l’imprimeur de Paris, et mirent pour rendre la phrase plus intelligible, à vous rendre utile, exprimant ainsi par une banalité une pensée très spirituelle.

§ III. — Du naturel. §

123. Qu’est-ce que le naturel dans le style ?

Le naturel se trouve dans le style lorsque les pensées, les images, les sentiments sont rendus avec aisance et facilité, sans recherche et sans apprêt, comme s’ils s’étaient présentés d’eux-mêmes à l’esprit, de telle sorte que le lecteur croie qu’il aurait facilement parlé ou écrit de même.

124. Citez quelques exemples de style naturel.

Outre les exemples déjà cités comme modèles de pensées et de sentiments naturels, nous mentionnerons les morceaux suivants : la jeune Captive, par André Chénier ; l’Écureuil et le Rat, par Laurent de Jussieu ; la Solitude de Fontenay, par Chaulieu, dont voici quelques strophes :

Désert, aimable solitude,
Séjour du calme et de la paix,
Asile où n’entrèrent jamais
Le tumulte et l’inquiétude.
Parmi ces bois et ces hameaux
C’est là que je commence à vivre.
Et j’empêcherai de m’y suivre
Le souvenir de tous mes maux.

125. Le naturel ne produit-il pas la facilité ?

Le naturel produit l’aisance et la facilité du style. Le style facile est celui qui paraît n’avoir coûté aucune peine, aucun effort, et que l’on semble avoir trouvé comme en se jouant. Ce qui bien souvent s’entend {p. 87}moins de la facilité réelle avec laquelle un ouvrage a été composé, que du résultat du travail opiniâtre par lequel l’écrivain est parvenu à effacer la trace de ses efforts. Racine savait donner de la facilité aux vers qu’il composait le plus difficilement. Le style de Quinault est plus facile que celui de Despréaux, d’après Voltaire, qui accordait le même avantage à Bossuet sur Fléchier.

Le travail ne doit pas paraître dans un ouvrage, parce que la gêne et l’effort de l’auteur ne manquent jamais d’affecter le lecteur d’une manière désagréable.

Un évêque de Lisieux ayant lu un nouvel ouvrage de Balzac, se contenta de dire : Cela est beau, mais pas assez pour la peine que cela a dû lui coûter.

126. Qu’est-ce que l’affectation du style ?

L’affectation du style, dit Bouhours, est un éloignement du naturel. Elle consiste à s’exprimer d’une manière singulière, forcée et prétentieuse. Le plus souvent elle vient de ce qu’on emploie des termes pompeux et recherchés pour dire des choses simples et communes. En voici des exemples :

Platon a dit en parlant de l’eau et du vin :

Le vin qu’on verse dans un vase est d’abord bouillant et furieux ; mais dès qu’il entre en société avec une divinité sobre qui le châtie, il devient doux et bon à boire.

Molière fait dire aux Précieuses ridicules :

Voiturez-nous les commodités de la conversation, pour dire : approchez les fauteuils. — Un nécessaire, pour un laquais. — Le conseiller des grâces, pour un miroir. — La petite outre d’Éole, pour un soufflet. — Contentez l’envie que ce fauteuil a de vous embrasser, pour asseyez-vous

Lamotte a appelé une haie le suisse d’un jardin.

{p. 88}

Nous avons cité des exemples de pensées affectées, à l’article de la clarté et de la délicatesse des pensées. De toutes ces citations nous dirons avec Molière :

Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est pas ainsi que parle la nature.
§ IV. — De la dignité du style. §

127. Qu’est-ce que la dignité du style ?

On entend par dignité ou noblesse du style, une certaine élévation, une certaine délicatesse qui fait rejeter les pensées et les sentiments populaires et trop familiers, ainsi que les expressions basses ou triviales. Cette qualité du style convient à tous les sujets, même aux plus simples ; et Boileau fait un devoir aux écrivains de dire les petites choses avec agrément et avec noblesse :

Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse ;
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

128. Comment peut-on relever les termes qui manquent de dignité ?

Les expressions qui manquent de dignité et de noblesse, et que la poésie semble devoir rejeter, peuvent être relevées de plusieurs manières :

1° Par une habile préparation, par des rapprochements heureux.

Voici comment Bossuet a réussi à faire passer dans le récit d’un songe de la princesse Palatine, les mots poule et chien, et à les rendre dignes de la majesté de l’oraison funèbre :

Dieu, dit-il, qui fait entendre ses vérités en telles manières et sous telles figures qu’il lui plaît, continua de l’instruire, comme {p. 89}il a fait Joseph et Salomon ; et durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole si semblable à celle de l’Évangile. Elle vit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas craint de nous donner comme l’image de sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour de ses petits qu’elle conduisait ; un d’eux s’étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien avide, elle accourt, etc.

2° Par des qualificatifs convenables ou agréables et des images frappantes :

Et je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Ou bien sème du blé dans le même terrain
Qui n’a produit d’abord que le frêle lupin,
Ou la vesce légère, ou ces moissons bruyantes
De pois retentissants dans leurs cosses tremblantes.
Delille, Géorgiques I.

3° Par un contraste énergique et frappant. Racine, parlant de la piété de Louis XIV, relève le mot pavé, qui n’a rien que de commun et de bas par lui-même :

Tu le vois tous les jours devant toi prosterné,
Humilier ce front de splendeur couronné ;
Et, confondant l’orgueil par de justes exemples,
Baiser avec respect le pavé de tes temples.

4° Par une expression plus noble rapprochée du terme bas ou commun, ou par une allusion piquante :

Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?
Un ânier, son sceptre à la main,
Menait en empereur romain
Deux coursiers à longues oreilles.
{p. 90}

129. Quel est le défaut opposé à la dignité du style ?

C’est la bassesse, qui consiste à présenter des pensées abjectes ou puériles, des images dégoûtantes, ou à se servir de termes communs ou ignobles, d’expressions vulgaires, triviales ou injurieuses.

Hésiode a eu tort de dire en parlant de la déesse des Ténèbres :

Une puante humeur lui coulait des narines.

On peut en dire autant de Saint-Amand lorsqu’il peint un petit enfant qui, au passage de la mer Rouge, va, saute, revient :

Et joyeux à sa mère offre un caillou qu’il tient.

De même, il est contraire à la noblesse de parler, comme l’a fait un auteur moderne, d’équarrisseurs de chair humaine, de manufacturiers de cadavres, de fabrique de pourriture et de sang, etc.

Voici comment Amyot et Racine expriment cette pensée, que les forfaits des parents sont un triste héritage pour les enfants :

Qui sent son père ou sa mère coupable
De quelque tort ou faute reprochable,
Cela de cœur bas et lâche le rend
Combien qu’il l’eût de sa nature grand.
Mais quelque noble orgueil qu’inspire un sang si beau,
Le crime d’une mère est un pesant fardeau.

Le style d’Amyot est bas et plat ; celui de Racine, au contraire, est plein de dignité et de noblesse.

§ V. De la convenance. §

130. Qu’est-ce que la convenance du style ?

La convenance est une qualité par laquelle on {p. 91}assortit le style aux pensées, aux sentiments que l’on exprime, ainsi qu’aux circonstances actuelles du lieu, du temps et des personnes, en un mot, au sujet que l’on traite. La convenance du style est donc l’accord exact entre la forme et le fond.

Des couleurs du sujet je teindrai mon langage,

dit Delille.

La convenance est une des qualités constitutives du style.

131. Quel est le moyen d’assortir le style au sujet ?

Le style sera assorti au sujet si l’on joint à la propriété des termes la propriété des agréments, c’est-à-dire si l’on donne au style les seuls agréments qui lui conviennent relativement au sujet. Il y a des phrases, des mots, des tours qui ont de l’éclat et de la grandeur : ceux-là sont destinés à paraître dans les genres élevés. Il y en a d’autres qui n’ont aucun appareil extraordinaire : ceux-là sont faits pour les sujets médiocres.

Tous les sujets qu’on traite appartiennent ou à la mémoire, ou à la raison, ou au sentiment, ou à l’imagination.

Dans ceux qui appartiennent à la mémoire, l’écrivain expose, raconte : il faut que son style soit uni, facile, naturel et rapide.

Dans les sujets qui appartiennent à la raison, l’écrivain se propose d’instruire : il faut que son style soit grave, méthodique, ferme et énergique.

Dans les sujets qui appartiennent au sentiment, {p. 92}l’écrivain veut toucher : il faut que son style soit doux, insinuant, vif, animé, pathétique.

Dans les sujets qui appartiennent à l’imagination, l’écrivain cherche à plaire : il faut que son style soit fin, gracieux, élégant, varié.

132. D’où provient la variété du style ?

La convenance produit naturellement la variété, c’est-à-dire cette qualité du style qui, par l’heureux mélange des idées et des tours, empêche l’unité de tomber dans l’uniformité et de produire l’ennui. En effet, dans un sujet quelconque, les pensées et les sentiments, n’ayant pas toujours le même degré d’élévation et de simplicité, appellent nécessairement des nuances différentes dans le style. La variété dans l’unité est un des principes du beau, et une source féconde d’intérêt :

Heureux qui dans ses vers sait d’une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

133. Quel est le défaut contraire à la convenance et à la variété ?

C’est la monotonie qui consiste à mettre une uniformité constante dans l’élévation, dans le tour des phrases, dans l’usage des figures, c’est-à-dire à ne changer ni ses tournures ni ses nuances. D’Alembert disait de Racine, qu’il avait la monotonie de la perfection ; et l’on a dit que les orateurs et les poètes du siècle dernier avaient la perfection de la monotonie.

L’écrivain doit s’efforcer de varier ses locutions, ses tournures, ses périodes et ses couleurs, afin d’éviter ce défaut qui produit infailliblement l’ennui et le dégoût. Oh ! les beaux vers, disait Fontenelle en parlant {p. 93}de vers qui manquaient de variété, mais je ne sais pourquoi je bâille en les lisant.

Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme.
L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

L’étude de la convenance nous amène tout naturellement à l’examen des qualités particulières du style et à la distinction des genres. — Nous renvoyons à l’harmonie en général ce que nous avons à dire de l’harmonie du style, comme nous l’avons déjà fait pour la phrase.

Article II.
Des qualités particulières du style ou des différents genres. §

134. Combien compte-t-on généralement d’espèces de style ?

Nous venons de passer en revue les qualités générales du style, c’est-à-dire celles qui sont toujours indispensables. Il nous reste à examiner les qualités qui varient selon la nature du sujet, et qu’on appelle qualités particulières. Quoiqu’il y ait autant de styles différents qu’il y a d’écrivains, de sujets, et pour ainsi dire de pensées, cependant comme toutes les matières que l’on traite sont, ou dans un genre simple, ou dans un genre plus élevé, ou dans un genre sublime, et comme l’écrivain ou l’orateur s’y propose principalement, d’après Cicéron, ou d’instruire, probare, ou de plaire, delectare, ou de toucher, flectere, on peut {p. 94}dire aussi, avec tous les rhéteurs, qu’il n’y a que trois espèces générales de style : le style simple, le style tempéré ou fleuri, et le style sublime ; et trois genres de compositions littéraires : le genre simple, le genre tempéré et le genre sublime.

Dans les trois paragraphes suivants, nous étudierons les trois genres de style, et nous ferons connaître les qualités particulières que demande chaque genre.

§ I. — Du style simple. §

135. Qu’est-ce que le style simple ?

Le style simple est celui dont on se sert pour exprimer sans recherche, avec pureté, facilité et sans que l’art paraisse, les pensées, les sentiments et les images.

136. Expliquez cette définition.

Ce genre n’admet ni les mots sonores, ni les tours harmonieux, ni les périodes nombreuses, ni les ornements éclatants, ni les grands mouvements de l’éloquence. Il plaît, il intéresse par la vérité des pensées, la justesse des expressions, la netteté et la précision des phrases. Il n’exclut point une certaine élégance, une fine délicatesse, un agréable enjouement ; il admet même les figures, pourvu qu’elles ne soient pas trop brillantes, qu’elles se présentent naturellement et qu’elles soient employées avec sobriété. Mais il rejette tout ce qui est recherché, tout ce qui sent le travail, l’apprêt et l’art, en un mot, tout ce qui peut jeter dans le discours une lumière trop vive et trop éclatante. Des grâces naturelles, une simplicité correcte, {p. 95}une aimable négligence en font tout le prix, comme on pourra en juger par les exemples suivants.

137. Citez des modèles de style simple.

Nous citerons comme modèles en ce genre, l’histoire de Joseph, dans la Bible ; les Satires et les Épîtres d’Horace ; les comédies de Térence ; les Commentaires de César ; le Vieillard et les trois Jeunes hommes, la Laitière et le Pot au lait, de La Fontaine ; le portrait du Fat, de Desmahis ; les Tisons, par le P. Ducerceau ; une Promenade au Mont-Valérien, par Bernardin de Saint-Pierre ; le Sacrifice des petits Enfants, de Berquin ; l’histoire de Denise, par Laurent de Jussieu ; et le Petit Savoyard, de Guiraud, dont voici la première strophe :

Pauvre petit, pars pour la France.
Que te sert mon amour ? Je ne possède rien.
On vit heureux ailleurs ; ici, dans la souffrance.
Pars, mon enfant : c’est pour ton bien.

138. A quels sujets convient le style simple ?

Le style simple s’emploie généralement dans les ouvrages didactiques, les récits de faits ordinaires, les entretiens familiers, les lettres, la fable, les dialogues, l’histoire, l’églogue, les rapports, les dissertations, en un mot, dans tous les sujets où l’on parle sérieusement de choses simples et communes.

139. Quels sont les qualités propres au style simple ?

Les qualités propres au style simple sont la naïveté, la finesse, la délicatesse et la concision.

I. Naïveté. §

140. Qu’est-ce que la naïveté du style ?

La naïveté du style est une simplicité naturelle {p. 96}et ingénue, mais raisonnable et gracieuse, avec laquelle on exprime des pensées, des sentiments qui échappent sans effort et sans apprêt, et qui frappent par je ne sais quoi de spontané et d’imprévu. Elle consiste dans le choix de certaines expressions simples d’une molle douceur, et qui paraissent nées d’elles-mêmes plutôt que choisies.

141. Citez des modèles de style naïf.

Après Joinville, historien de saint Louis, qui se distingue par une naïveté toute spontanée, après quelques écrivains du xve siècle et du xvie dont nous avons, en parlant de l’archaïsme, loué la naïveté gracieuse, nous signalerons le chevalier de Cailly, plus connu sous le nom de chevalier d’Aceilly, que le P. Bouhours range parmi nos poètes les plus naïfs, et La Fontaine qui est inimitable sous ce rapport. La naïveté, chez ces deux écrivains, n’est pas seulement un don de la nature, c’est encore une heureuse imitation du naïf de Joinville et le fruit d’un art très profond. La Laitière et le Pot au lait et le Savetier et le Financier, que tout le monde sait par cœur, sont des chefs-d’œuvre de naïveté. — Une autre espèce de naïveté, qu’on nommerait mieux ingénuité, est celle qui convient aux récits destinés à l’enfance. C’est de cette qualité que les contes de Perrault tirent leur agrément.

142. Quels sont les défauts opposés à la naïveté ?

Si la naïveté de Marot, de Montaigne, de La Fontaine et de quelques autres écrivains est une grâce, chez d’autres, dit J.-J. Rousseau, c’est la très proche voisine de la bêtise. Da même que dans les pensées naïves il faut éviter ce qu’on appelle une naïveté, ainsi que des manières de voir trop basses et trop communes, de même, dans le style, il faut se garder {p. 97}d’employer des expressions triviales et grossières, de rapporter des détails frivoles et inutiles, et de dire des choses d’une naïveté que Rousseau appelle puérile.

II. Finesse. §

143. Qu’est-ce que la finesse du style ?

La finesse du style consiste dans la délicatesse des tours et l’heureux choix des mots, et surtout dans l’art de n’exprimer qu’une partie de ses pensées, pourvu toutefois que l’esprit du lecteur puisse aisément deviner le reste.

Parmi les écrivains qui se sont distingués par la finesse du style, nous citerons Sénèque, Pline le Jeune, La Rochefoucauld, La Fontaine, La Bruyère, Molière.

144. Que faut-il entendre par finesse d’une langue ?

Les finesses ou les délicatesses d’une langue sont ses nuances les plus délicates et les plus déliées, ses élégances les plus exquises, les tours, les ellipses qui lui sont propres, les tons variés dont elle est susceptible, les caractères qu’elle donne à la pensée par le choix, le mélange, l’assortiment des mots. La nécessité d’une langue coûte peu à apprendre, dit Voltaire, ce sont les finesses et les délicatesses qui coûtent le plus.

145. Quel est le défaut contraire à la finesse ?

Si la finesse n’était pas employée avec ménagement, elle ne tarderait pas à tomber dans l’affectation, et par suite dans l’obscurité. Buffon regarde comme très opposé au mérite du style l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité. Rien {p. 98}n’est fatigant comme cette finesse affectée, qui est produite par un désir extrême de paraître simple et naturel et qu’on nomme marivaudage. Aux auteurs que nous avons signalés dans l’affectation des pensées comme atteints de ce défaut, nous joindrons Fontenelle, Marivaux, Dorat, Vauvenargues, et Blanchet dont le morceau intitulé l’Académie silencieuse ou les Emblèmes, n’est pas exempt d’affectation et de monotonie.

III. Délicatesse. §

146. En quoi consiste la délicatesse du style ?

La délicatesse du style est l’expression simple et naïve des choses délicatement senties, c’est-à-dire des pensées et des sentiments tendres et délicats.

147. Citez des exemples de style délicat.

Après les vers de Racine et de Boileau, après les adieux de Marie Stuart à la France, les consolations de Malherbe à son ami, les verselets de Clotilde de Surville à son enfant, cités plus haut (47-64), nous signalerons les plaintes d’Iphigénie à son père, les vers de Virgile sur Marcellus, l’Incurable d’Hippolyte Violeau, et les plaintes d’une mère sur le tombeau de son enfant, par Alexandre Soumet. Voici la fin de ce récit que distingue la délicatesse la plus gracieuse et la plus touchante :

Edgard mourut.… voilà sa pierre funéraire.
Ce cyprès est le sien, cet enfant est son frère.
Nous venons tous les soirs lui porter nos douleurs ;
Nous regardons le ciel, et nous versons des pleurs.
Toi, mon dernier enfant, souffre ma plainte amère ;
Le ciel n’enferme pas tout l’amour de ta mère :
A vivre loin d’Edgard je puis m’accoutumer.
Près du tombeau d’Edgard je puis encore aimer.
{p. 99}
Elle se tait…, l’enfant la suit dans les ténèbres.
Mais on dit que bientôt sur les gazons funèbres,
Il revint pleurer seul, hélas ! et que ses pas
Vers le tombeau d’Edgard ne se dirigeaient pas.

148. Quelles sont les précautions à prendre dans l’emploi du style délicat ?

Sans doute, la délicatesse est bien reçue à la place de la finesse, parce que ce qui intéresse le cœur est toujours plus agréable que ce qui exerce l’esprit. Cependant, il ne faut pas affecter de prodiguer les sentiments tendres et les pensées délicates, afin de ne pas lasser la sensibilité, comme l’a fait Demoustier dans ses Lettres sur la mythologie, et pour ne pas tomber dans des fadeurs plus fines que délicates, comme cela est arrivé à Fontenelle dans ses Pastorales. Le mérite de La Fontaine vient en grande partie de l’emploi intelligent et du mélange convenable de la finesse et de la délicatesse.

IV. Concision. §

149. Qu’est-ce que la concision ?

La concision emploie pour exprimer une idée le tour le plus bref et le moins de mots qu’il est possible. Elle rejette tout ce qui ressemble à l’ornement pour ne s’occuper que du fond.

Boileau, dans deux vers d’une extrême concision, a caractérisé Perse, le plus concis des poètes latins :

Perse, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens.

Voici d’autres exemples de style concis :

… Fugit hora : hoc quod loquor indè est.
Perse.
{p. 100}
Le moment où je parle est déjà loin de moi.
Boileau.
… Ils font des vœux pour nous qui les persécutons,

dit Sévère en parlant de la vertu des chrétiens.

… Jeune, on conserve pour sa vieillesse ; vieux, on épargne pour la mort. L héritier prodigue paie de superbes funérailles et dévore le reste.

La Bruyère.

Pour dire que l’amour, le goût que nous avons pour une chose, nous la fait souvent trouver différente de ce qu’elle est en réalité, La Rochefoucauld, resserrant sa pensée, s’exprime en ces termes :

L’esprit est souvent la dupe du cœur.

150. Le style concis n’a-t-il pas des écueils à redouter ?

Le style concis, présentant un grand sens renfermé en peu de paroles, est agréable à l’esprit, pourvu qu’on s’en serve avec modération. Employé continuellement, il ne tarderait pas à fatiguer l’attention, surtout s’il était joint à la finesse, parce qu’il exigerait trop de contention d’esprit. Ce n’est que dans les recueils de sentences qu’il peut être admis sans interruption.

A la concision se rapporte le laconisme, qui est une manière de s’exprimer pleine de brièveté et d’énergie, et qui tire son nom des habitants de la Laconie ou Lacédémoniens. Le style laconique exclut nécessairement toutes les figures qui font l’ornement du langage. Peu propre à la narration, sur laquelle il répand du froid et de la sécheresse, il convient aux proverbes, aux sentences, aux devises armoriales. On l’emploie encore dans certains cas pour donner des ordres ou envoyer des réponses. Le laconisme, qui est assez souvent un défaut, a pour écueil l’obscurité. Perse et Tacite sont tombés dans l’obscurité par suite d’une brièveté mystérieuse et d’une concision excessive.

{p. 101}

151. Quels sont les défauts voisins du style simple ?

Outre la grossièreté ou bassesse, la puérilité, l’affectation, l’obscurité, l’abus des sentiments délicats et l’excès de concision dont nous venons de parler, nous signalerons encore, comme défauts voisins du style simple, la négligence, la froideur et la sécheresse.

La négligence vient de l’inobversation des règles relatives à la pureté, à la propriété, à la convenance des mots, ainsi que de l’oubli des préceptes touchant la correction, la clarté, la précision, l’unité, la force et l’harmonie des phrases. Partout il faut du soin et de l’art, dit Cicéron, même sous une apparence de négligence : Est quædam diligentia negligens.

On entend par froideur dans les ouvrages d’esprit, l’absence de vie, de chaleur, d’énergie, en un mot, de tout ce qui pourrait émouvoir le cœur ou flatter l’imagination.

La sécheresse exclut la grâce, les images et les ornements du discours. Le style sec et froid ne doit être admis que dans les ouvrages purement didactiques ; et, pour y être supportable, il faut qu’il serve à exprimer d’une manière claire et nette des pensées solides.

§ II. — Du style tempéré. §

152. Qu’est-ce que le style tempéré ou fleuri ?

Le style tempéré, plus ample et plus orné que le style simple, moins énergique et moins éclatant que le style sublime, tient le milieu entre les deux, et convient surtout aux sujets agréables. On l’appelle encore style fleuri, parce qu’il emploie toutes les fleurs et tous les ornements de l’élocution.

{p. 102}

153. Qu’est-ce qui caractérise le style tempéré ?

Ce qui caractérise le style tempéré, c’est l’art de plaire. Aussi fait-il usage de tout ce qui peut embellir le discours, et se pare-t-il de tous les ornements et de toutes les fleurs du langage, sans prendre soin de les cacher. Il joint aux grâces du sentiment le coloris de l’imagination ; et en s’attachant à plaire par les charmes de l’élocution, il contribue merveilleusement à la persuasion. Il tire son principal mérite des richesses de l’art, c’est-à-dire que les pensées brillantes, les images pittoresques, les expressions choisies, les images gracieuses, les figures éclatantes, les digressions agréables, les tours nombreux et variés, la cadence soutenue des périodes, et l’harmonie du style forment son caractère. Cependant, dit Quintilien, il coule avec douceur, semblable à une belle rivière qui roule tranquillement une eau claire et pure, et que bordent des forêts verdoyantes et de délicieuses campagnes.

154. Citez des modèles en ce genre ?

Nous signalerons, comme remarquables dans le genre tempéré, les psaumes 11, Salvum me fac, Domine ; 18, Cœli enarrant gloriam Dei ; 41, Quemadmodum desiderat cervus ; 83, Quam dilecta tabernacula tua ; le portrait de la femme forte, Mulierem fortem… (Prov., xxxi, 10-31). A ces morceaux nous ajouterons des passages plus ou moins nombreux d’Homère, de Démosthènes, de Xénophon, de Sophocle, de Virgile, de Cicéron, de Tite-Live, d’Horace, de La Fontaine, de Jean Racine, de Fénelon, de Fléchier, de Fontenelle, de Neuville, {p. 103}de Massillon, de L. Racine, de Vertot, de Buffon, de Voltaire, de Bernardin de Saint-Pierre, de Delille, de Chateaubriand et de Lamartine.

155. A quels sujets convient le style tempéré ?

Le style tempéré convient aux poèmes descriptifs et didactiques pour les parties plus ornées, comme les épisodes, les descriptions ; aux discours académiques, aux poésies badines, aux panégyriques et aux oraisons funèbres, lorsque la personne qui en est l’objet n’offre pas des faits d’un intérêt extraordinaire, et à tous les discours d’apparat. On l’emploie encore quelquefois dans les fables, les pastorales, les sermons, l’histoire, les odes, les compliments, etc.

156. Quelles sont les qualités propres au style tempéré ?

Les qualités du style tempéré ou fleuri sont au nombre de trois, savoir : l’élégance, la grâce et la richesse.

I. Élégance. §

157. En quoi consiste l’élégance ?

L’élégance consiste, dit l’auteur des Synonymes français, dans un tour de pensée noble, poli et harmonieux, rendu par des expressions choisies, coulantes et gracieuses à l’oreille. C’est la réunion de toutes les grâces du style, et principalement de la noblesse et de l’agrément. L’élégance est, d’après Voltaire, le premier mérite du style poétique.

158. Quels sont les principaux modèles en ce genre ? Exemples.

Ce sont Théocrite, Virgile, Racine, Quinault, {p. 104}Fénelon, Massillon, Buffon, etc. Nous indiquerons seulement l’Hymne à la Vierge, par Charles Nodier :

Tu parais !…… à la nef timide……

et le Printemps, par Michaud, dont voici quelques vers :

……………………………………………………………………
Le beau soleil de mai, levé sur nos climats,
Féconde les sillons, rajeunit les bocages.
Et de l’hiver oisif affranchit ces rivages.
La sève emprisonnée en ses étroits canaux,
S’élève, se déploie, et s’allonge en rameaux ;
La colline a repris sa robe de verdure ;
J’y cherche le ruisseau dont j’entends le murmure…

159. Quels sont les écueils voisins de l’élégance ?

La langueur et la mollesse du style sont les écueils voisins de l’élégance ; et, parmi ceux qui la recherchent, il en est peu qui les évitent. Pour donner de l’aisance à l’expression, ils la rendent lâche et diffuse ; leur style est poli, mais efféminé. La première cause de cette faiblesse est dans la manière de concevoir et de sentir. Tout ce qu’on peut exiger de l’élégance, c’est de ne pas énerver le sentiment ou la pensée ; mais on ne doit pas s’attendre qu’elle donne de la chaleur ou de la force à ce qui n’en a pas.

Les défauts entièrement opposés à l’élégance sont la bassesse et la platitude. Nous avons signalé comme contraires à la dignité du style (129) les expressions grossières, basses et communes ; nous allons maintenant donner une idée de la platitude ou de la trivialité en comparant quelques vers de Pradon et de Racine sur le même sujet, la mort d’Hippolyte :

………………… Sur son char il monte avec adresse ;
Ses superbes chevaux, dont il sait la vitesse.
{p. 105}
De leurs hennissements font retentir les airs,
Et, partant de la main, devancent les éclairs.
Pradon.
A peine nous sortions des portes de Trézènes ;
Il était sur son char ; ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés.
Il suivait, tout pensif, le chemin de Mycènes ;
Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes.
Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois,
Pleins d’une ardeur si noble, obéir à sa voix…
Racine.

Cette trivialité, qui vient souvent de ce qu’on veut paraître naturel, est un défaut très commun parmi les romantiques.

II. Grâce. §

160. Qu’est-ce que la grâce du style ?

La grâce du style est le charme qui résulte du choix des mots, de la richesse et de l’élégance des expressions, de l’aisance et de l’harmonie des phrases, et plus encore de l’agrément, de la fraîcheur des pensées et de la délicatesse, de la douceur des sentiments. C’est la description riante des choses agréables ; c’est la réunion du molle atque facetum dont parle Horace ; c’est, pour ainsi dire, la perfection de l’art, comme l’a proclamé La Fontaine lorsqu’il a dit, en parlant de cette qualité du style :

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

161. Quels sont les principaux modèles dans le genre gracieux ?

David, dans les psaumes 22, 83, 132, Homère, Anacréon, Théocrite, Bion, Moschus, Catulle, Properce, {p. 106}Tibulle, Virgile, Horace, Ovide, La Fontaine, Racine, Hamilton, Voltaire, Lamartine, présentent des modèles de style gracieux. Parmi les morceaux les plus remarquables en ce genre, nous signalerons l’Ange et l’Enfant, de Reboul, modèle de délicatesse et de grâce ; le Cocher, le Chat et le Souriceau ; le chœur de l’acte II d’Athalie : Quel astre à nos yeux vient de luire ? l’Hymne de l’Enfant à son réveil, de Lamartine, et les vers si gracieux que Voltaire, âgé de plus de quatre-vingts ans, écrivit à madame Lullin. Voici ce dernier morceau :

Hé quoi ! vous êtes étonnée
Qu’au bout de quatre-vingts hivers,
Ma muse faible et surannée
Puisse encor fredonner des vers !
Quelquefois un peu de verdure,
Vit sous les glaçons de nos champs ;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps.
Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours,
Mais sa voix n’a plus rien de tendre ;
Il ne chante plus ses amours.
Ainsi j’essaie encor ma lyre
Qui n’obéit plus à mes doigts ;
Ainsi j’essaie encor ma voix
Au moment même qu’elle expire.

162. Quels sont les défauts voisins du style gracieux ?

C’est d’abord l’affectation ou la recherche dans les sentiments, les pensées ou les expressions.

Un autre abus du genre gracieux, c’est une mollesse efféminée qui affaiblit le style. Ce défaut, dit Bernardin de Saint-Pierre, se rencontre assez souvent dans les peintures de Catulle, de Properce et de Tibulle.

Enfin, parmi les défauts directement opposés au style gracieux, nous signalerons la rudesse et la {p. 107}sécheresse, qui excluent les liaisons, l’harmonie et les autres ornements destinés à flatter la sensibilité et l’imagination.

III. Richesse. §

163. En quoi consiste la richesse du style ?

La richesse du style consiste dans l’abondance des pensées, la variété et l’harmonie des tours, l’éclat des figures, la vivacité des images et la magnificence des expressions. Cette qualité vient principalement de la fécondité de l’imagination, et admet fréquemment les épithètes. — On doit éviter la sécheresse et l’excès d’ornements.

164. Citez quelques modèles.

On trouve des exemples de style riche chez Virgile, Racine, Buffon, Chateaubriand, Lamartine, V. Hugo, Alfred de Vigny. Voici un passage de ce dernier ; Moïse parle à Dieu sur le mont Nébo :

Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles.
J’engloutis les cités sous les sables mouvants ;
Je renverse les monts sous les ailes des vents ;
Mon pied infatigable est plus fort que l’espace ;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre ou qu’il lui faut des lois
J’élève mes regards, votre esprit me visite ;
La terre alors chancelle, et le soleil hésite.

165. Qu’appelle-t-on expression riche ?

On appelle expression riche celle qui réunit en peu de mots plusieurs qualités d’une même chose. Les {p. 108}vers suivants, le dernier surtout, en présentent un bel exemple :

Ici-bas la douleur à la douleur s’enchaîne,
Le jour succède au jour et la peine à la peine,
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

L’expression est encore plus riche lorsqu’elle fait tableau ou image :

……………………… Jéhovah s’élance
        Du sein de son éternité.
Le chaos endormi s’éveille en sa présence ;
Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance
        Repose sur l’immensité.
Lamartine.
L’astre-roi se couchait calme, à l’abri du vent ;
La mer réfléchissait ce globe d’or vivant,
        Ce monde, âme et flambeau du nôtre ;
Et dans le ciel rougeâtre, et dans les flots vermeils,
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils
        Venir au-devant l’un de l’autre.
V. Hugo.

Nota. — Nous avons vu que les principaux défauts du style tempéré sont la monotonie, la mollesse et l’excès d’ornements.

§ III. — Du style sublime. §

166. Qu’est-ce que le style sublime ?

Le style sublime est celui qui, par la grandeur et l’énergie des pensées, la force et la noblesse des sentiments, la vivacité et l’éclat des images, la hardiesse des figures, la beauté frappante des comparaisons, l’impétuosité des mouvements, l’harmonie des tours, la majesté des périodes, la {p. 109}magnificence et la pompe des expressions, étonne et émeut les esprits, agite l’âme avec force, l’élève au-dessus d’elle-même, la ravit, la transporte d’admiration.

167. Faites connaître des modèles.

Dans la Bible, nous signalerons seulement les deux cantiques de Moïse ; la prophétie de Balaam ; les plaintes de Job, Pereat dies ; les psaumes 28, 52, 67, 75, 77, 78, 103, 109, 113 ; les cantiques Ego dixi, d’Ezéchias mourant ; Confitebor, d’Isaïe ; Benedicite, de Daniel ; Domine audivi, d’Habacuc ; les discours de Matathias et de Judas Machabée ; le Magnificat ; le commencement de l’Évangile de saint Jean, et l’Apocalypse.

En dehors de l’Écriture, nous citerons Homère, Sophocle, Pindare, Platon, Démosthènes, Cicéron, Virgile, Horace, saint Basile, saint Jean Chrysostome, Corneille, La Fontaine, Bossuet, Racine, Bourdaloue, Massillon, J.-B. Rousseau, etc.

Les morceaux suivants sont des modèles de style sublime : la description du Tartare, par Virgile : Respicit Æneas subitò… ; le portrait du juste : Justum et tenacem…, et le départ de Régulus : Fertur pudicæ conjugis…, par Horace ; le discours du paysan du Danube, par La Fontaine ; l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, la péroraison de celle de Condé, et celle de Madame, duchesse d’Orléans : Mais en priant pour son âme… ; la première scène d’Athalie : Oui, je viens dans son temple…, et la prophétie de Joad : Cieux, écoutez ma voix… ; la description du jugement dernier : Déjà, je crois le voir…, par Louis Racine ; le sermon de Massillon sur le petit nombre des élus, et surtout ce passage : Je suppose que ce soit ici notre dernière {p. 110}heure… un seul ; la peinture des enchantements de Circé : Sur un autel sanglant… ; l’éruption d’un volcan, par Lacépède ; la rentrée de Satan aux enfers : L’archange rebelle…, par Chateaubriand ; la démonstration de l’accord des sciences naturelles avec la révélation : Dans la houille d’abord les antiques terrains…, par Bignan, etc.

168. A quels sujets convient le style sublime ?

Le style sublime n’est fait que pour les grands sujets en prose et en vers. Il convient à l’ode sacrée, à l’ode héroïque, souvent à l’ode morale et philosophique, au dithyrambe, à la cantate, à la grande épopée, au poème héroïque, à la tragédie et à l’opéra. En prose, le style sublime est celui de l’histoire et de la philosophie, quand elles s’occupent de ce qu’il y a de plus élevé, c’est-à-dire de Dieu, de l’homme et de la nature, et souvent celui des oraisons funèbres, des sermons, des discours politiques, des plaidoyers, etc.

169. Faites connaître les qualités du style sublime.

Les qualités du style sublime se trouvent énumérées dans la définition. Nous donnerons seulement ici quelques détails sur l’énergie, la véhémence et la magnificence, qui caractérisent particulièrement ce genre de style. Nous dirons ensuite quelques mots du sublime proprement dit.

I. Énergie. §

170. En quoi consiste l’énergie du style ?

L’énergie du style consiste dans la vigueur des pensées, dans la force des sentiments rendus avec une concision frappante. Cette accumulation d’une foule d’idées en un petit nombre de mots est de {p. 111}nature à saisir vivement l’esprit, et à produire sur l’âme une impression profonde.

171. Citez quelques exemples de style énergique.

L’énergie ne se rencontre pas seulement dans quelques phrases courtes et isolées, comme nous l’avons vu en parlant des pensées et des sentiments énergiques, on la trouve encore dans des morceaux assez étendus. L’énergie se développe alors dans une suite de périodes qui produisent une magnifique gradation.

Nous citerons comme modèles de style énergique la peinture de la puissance de Dieu dans le livre de Job : Ubi eras quando ponebam…, et dans Esther : L’Éternel est son nom… ; les stances de Malherbe sur la vanité des grandeurs de ce monde : N’espérons plus, mon âme… ; les beaux vers de Lamartine sur la résignation du juste accablé de maux : Je ressemble, Seigneur, au globe de la nuit…, et ce passage du sermon de Massillon sur le petit nombre des élus :

Tout change, tout s’use, tout s’éteint : Dieu seul demeure toujours le même. Le torrent des siècles, qui entraîne tous les hommes, coule devant ses yeux ; il y voit avec indignation de faibles mortels, emportés par ce cours rapide, l’insulter en passant, vouloir faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice.

172. Quels sont les défauts opposés à l’énergie ?

Les défauts opposés à l’énergie du style sont la dureté et la faiblesse.

Si on manque de goût, on tombera facilement dans l’exagération, et on prendra pour un style énergique, un style dur et rocailleux, des tours bizarres, des expressions heurtées.

La faiblesse, qui vient assez souvent de ce qu’on n’a {p. 112}pas une idée assez nette de son sujet donne des phrases embarrassées, un style décousu, et présente des idées incohérentes, des expressions vagues et indéterminées.

II. Véhémence. §

173. En quoi consiste la véhémence du style ?

La véhémence consiste dans l’impétuosité des idées, dans la succession rapide des impressions, dans la vivacité du style, animée par le sentiment. Elle emploie les figures propres à émouvoir, comme l’interrogation, l’apostrophe, l’exclamation, et suppose un esprit vif et ardent, une conviction profonde. C’est l’énergie, animée par le sentiment, et considérée dans celui qui parle. Le style véhément est essentiellement rapide, et peut ne pas s’élever au-dessus du style simple, comme dans ces paroles de Nisus, qui veut mourir pour sauver Euryale, son ami :

Me, me, adsum qui feci, in me convertite ferrum,
O Rutili, mea fraus omnis ; nihil iste nec ausus,
Nec potuit. Cœlum hoc et conscia sidera testor :
Tantum infelicem nimiùm dilexit amicum.

Pour être sublime, le style véhément doit unir la pompe et l’éclat à la célérité des pensées et des sentiments.

Le défaut opposé à la véhémence est la froideur, dont nous avons parlé plus haut.

174. Citez quelques modèles de style véhément.

Nous signalerons une partie du discours de Junon aux Dieux, dans l’ode Justum et tenacem ; le discours {p. 113}que le paysan du Danube adresse aux Romains, par La Fontaine, et ces paroles si véhémentes de Joad à l’apostat Mathan, dans Athalie :

Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ?
Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître ?
Vous souffrez qu’il vous parle ! et vous ne craignez pas
Que du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas
Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent,
Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?
Que veut-il ? De quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu.
……………………………………………………………………
Sors donc de devant moi, monstre d’impiété.
De toutes tes horreurs, va, comble la mesure.
Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,
Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel.
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.
III. Magnificence. §

175. Qu’est-ce que la magnificence ?

La magnificence du style consiste dans la grandeur des pensées et dans la noblesse des sentiments unies à la vivacité des images, à la majesté des figures, à l’harmonie des périodes, et à toutes les beautés du style. C’est la richesse jointe à la grandeur.

L’écueil du style pompeux et magnifique, c’est l’enflure, dont nous avons parlé en traitant de la majesté des pensées.

176. Faites connaître des modèles.

Nous trouvons des modèles de style magnifique dans l’Écriture, et chez les écrivains qui ont puisé leurs inspirations dans le christianisme, comme Bossuet qui {p. 114}est souvent magnifique dans ses oraisons funèbres, Fénelon, Racine, Rousseau, Soumet, Lamartine. Nous mentionnerons le début de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre : Celui qui règne dans les cieux… ; un passage du sermon de Fénelon pour l’Épiphanie, relatif à Mgr Pallu, évêque d’Héliopolis, missionnaire en Chine : Empire de la Chine… ; l’admirable prophétie de Joad : Cieux, écoutez ma voix…, et ces autres vers de Racine : Le jour annonce au jour… ; le discours de Norma aux Gaulois pour les exciter à prendre les armes contre les Romains : Oui, les Dieux à notre esclavage…, par Soumet ; un passage de la Prière, de Lamartine : L’univers est le temple…, et une strophe de la Méditation sur le génie, adressée à M. de Bonald : Assis sur la base immuable. Nous terminerons par le célèbre passage du psaume 17, si souvent imité par nos poètes :

Inclinavit cœlos et descendit, et caligo sub pedibus ejus. Et ascendit super Cherubim, et volavit : volavit super pennas ventorum.

Cieux, abaissez-vous.
Racine.
Abaisse la hauteur des cieux.
J.-B. Rousseau.
Viens, des cieux enflammés abaisse la hauteur.
Voltaire.
Dieu se lève, il s’élance, il abaisse la voûte
De ses cieux éternels ébranlés sous ses pas.
Lamartine.
IV. Sublime proprement dit. §

177. Qu’est-ce que le sublime proprement dit ?

Le sublime est une pensée, un sentiment ou une {p. 115}image qui ravit, transporte et élève l’âme au-dessus d’elle-même. C’est un trait merveilleux, extraordinaire, énergique, qui produit le plus haut degré possible de surprise, d’admiration, de ravissement, et qui subjugue invinciblement tout ce qu’il frappe. Nous renvoyons, pour les détails et les exemples, aux pensées, aux sentiments et aux images sublimes.

178. Marquez la distinction du beau et du sublime.

Les objets sublimes sont toujours grands dans leurs dimensions, les objets beaux sont comparativement petits ; la beauté est unie et polie, elle aime la parure et les ornements ; le sublime est simple, souvent même rude et négligé ; la légèreté et la délicatesse s’unissent à la beauté, tandis que le sublime demande la solidité et les masses ; les limites sont inséparables du beau, le sublime peut être illimité, et le plaisir qu’il procure est accru par l’absence même des limites ; l’exacte proportion des parties entre souvent dans la composition du beau, mais dans le sublime on fait peu de cas de la symétrie ; enfin, le sentiment du sublime réveillant en nous ce qu’il y a de grand, de noble, de sérieux dans notre nature, nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous dispose au mépris de ce qui est vil, aux généreux sacrifices et aux vertus austères, tandis que le sentiment du beau excite toutes les affections bienveillantes de notre nature et nous dispose à l’amitié, aux sentiments aimables, aux passions douces. Telle est, d’après Burke, Blair, Kant, Jouffroy et M. Cousin, la différence qui existe entre le beau et le sublime.

179. Quelles sont les sources du sublime ?

Partout où la nature présente un objet grand et majestueux, partout où le cœur humain laisse voir une {p. 116}affection noble et magnanime, si vous en saisissez fortement l’image, dit Blair, si vous la montrez dans toute sa chaleur et dans tout son éclat, vous rencontrerez le sublime. Ainsi, tout ce qui est vaste et imposant, comme la voûte des cieux, l’Océan, une haute montagne ; tout ce qui indique un grand pouvoir et une grande force, comme le trouble des éléments, le bruit du tonnerre ou celui du canon, les inondations, le retentissement d’une abondante chute d’eau, les volcans, les tremblements de terre ; tout ce qui imprime l’effroi, comme les ténèbres, la solitude, le silence ; tout ce qui présente le caractère de la magnanimité, de l’héroïsme, de la haute vertu ; en un mot, tout ce qui nous plonge dans l’immensité, et éveille en nous l’idée de l’infini, doit être regardé comme le fondement et la source du sublime.

180. Quelle différence y a-t-il entre le sublime et le style sublime ?

D’après tout ce que nous avons dit plus haut, il est évident qu’on ne doit pas confondre le sublime avec le style sublime. Le style sublime exprime noblement une suite de pensées nobles, de sentiments élevés, d’images majestueuses ; il ne se montre qu’avec le pompeux appareil des figures les plus brillantes, les plus magnifiques, et il peut et doit même se soutenir assez longtemps. Le sublime est un trait rapide comme l’éclair, qui étonne et transporte l’âme ; il est indépendant de la sublimité du style, car il est très simple, au moins pour les pensées et les sentiments, comme on peut le voir par les exemples que nous avons cités ; quant aux images sublimes, elles admettent plus {p. 117}facilement les magnificences de l’élocution. Quoi de plus simple que ces paroles de l’Écriture : Dixitque Deus : Fiat lux, et facta est lux. Aspexit et dissolvit gentes ? Aussi ces paroles ne sont-elles pas du style sublime ; mais la pensée qu’elles renferment est sublime, parce qu’elle est la plus élevée qu’il soit possible de concevoir de la toute-puissance de Dieu.

181. Faites sentir cette différence par un exemple.

Racine nous fournit, dans Esther, un exemple bien propre à faire saisir la différence qui existe entre le style sublime et le sublime :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre :
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
        Son front audacieux.
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre ;
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

Les cinq premiers vers offrent des pensées vraiment grandes, mais qui ne sont pas sublimes, parce qu’elles n’ont point cet extraordinaire, ce merveilleux qui enlève et qui ravit. Elles sont rendues d’une manière sublime, et appartiennent par conséquent au style sublime sans être du sublime. Le dernier vers présente une pensée sublime par elle-même : c’est là que se trouve ce merveilleux, cet extraordinaire qui caractérise proprement le sublime. L’impie était le dieu de la terre ; le poète ne fait que passer, et ce dieu est anéanti, il n’est plus. Mais cette idée est rendue par les mots les plus simples. Ce dernier vers est par conséquent sublime, sans être du style sublime. Le sublime proprement dit peut donc se passer de la hardiesse et de la pompe des expressions. Il s’en passe en effet assez {p. 118}souvent, quoiqu’on doive convenir que l’éclat en est rehaussé par le sublime des paroles.

182. Les trois genres de style peuvent-ils se trouver dans le même ouvrage ?

Ces distinctions du genre simple, du genre tempéré et du genre sublime ne pouvaient être omises dans un traité sur le style ; cependant, il est bon de remarquer qu’aucun de ces genres ne se trouve ordinairement seul dans un ouvrage. Ces trois espèces de style se touchent, et les meilleures compositions sont celles où l’auteur les mêle le mieux. Bossuet, le plus sublime des orateurs et des écrivains, se garde bien de l’être toujours. Chaque ouvrage, comme chaque tableau, doit avoir un ton général ; mais les nuances intermédiaires peuvent être fort diversifiées. Le style est subordonné, comme les actions, à la loi des convenances. Il a plus ou moins de simplicité ou de grandeur, suivant la nature du sujet ; et dans les diverses parties du sujet même, il s’élève ou se tempère encore, il se varie avec chaque détail en conservant l’unité de l’ensemble. Le grand art d’écrire, en un mot, est de n’être ni au-dessus ni au-dessous de ce qu’on veut exprimer. Faire et dire ce qui convient, voilà ce qui constitue l’homme parfait et l’excellent écrivain.

{p. 119}
Chapitre III.
Des ornements du style §

183. Qu’appelle-t-on ornements du style ?

L’écrivain ayant pour but de plaire en même temps que d’instruire, doit chercher à embellir la vérité de manière à la faire aimer. Il y parvient en semant des ornements dans sa composition. On appelle ornements du style certains tours moins communs, certains arrangements de mots moins usités, certaines expressions plus choisies, qui donnent au discours plus d’agrément, de force et de noblesse.

184. Quelle règle doit-on suivre dans l’emploi des ornements ?

Il faut que les ornements soient dispensés avec sobriété et avec sagesse. Une composition qui serait partout également travaillée, également éclatante, causerait plutôt une espèce d’éblouissement qu’une véritable admiration. Il en est du discours comme de la peinture : il y faut des ombres, et tout n’y doit pas être lumière.

{p. 120}

185. Quelles sont les principales sources des ornements du style ?

Nous compterons parmi les sources principales des ornements du style l’heureux emploi des figures, l’harmonie, les transitions, les épithètes, l’alliance des mots et l’art de les bien placer. Nous allons passer en revue ces différents ornements dans les trois articles suivants.

Article Ier.
Des figures §

186. Les mots ne peuvent-ils pas avoir plusieurs sens ?

Les mots, outre le sens positif et propre par lequel ils signifient la chose pour laquelle ils ont été créés, ont encore un sens qu’on appelle figuré par lequel ils passent de leur acception naturelle à une signification étrangère. Le mot rayon a été institué pour signifier un trait de lumière ; le mot chaleur, pour signifier une propriété du feu. Ainsi, quand on dit la chaleur du feu, les rayons du soleil, ces mots sont pris dans le sens propre ; mais lorsque l’on dit la chaleur du combat, un rayon d’espérance, ils sont pris dans le sens figuré.

187. Qu’appelle-t-on figures ?

Les figures sont, d’après Cicéron et tous les rhéteurs, certains tours d’expressions et de pensées qui diffèrent du langage ordinaire, et qu’on emploie pour donner au style plus de force, de grâce, de vivacité ou de noblesse. — Blair définit {p. 121}les figures, une espèce de langage suggéré par l’imagination et par les passions, langage qui au lieu d’énoncer seulement l’idée comme le fait l’expression simple, y ajoute une parure, une espèce de vêtement qui la fait remarquer et qui la décore.

On parle par figure quand on dit la plume, le pinceau, pour l’écriture, la peinture ; l’épée, pour la guerre ; la robe, pour la magistrature ; des voiles, pour des vaisseaux, etc.

188. Faites connaître l’origine des figures.

Le langage figuré offre une classe d’ornements fort étendue. C’est le besoin qui l’a fait naître, par l’effet nécessaire de la pauvreté et des bornes du langage. Dans la suite, le plaisir et l’agrément l’ont rendu commun. Ainsi, si l’on dit une feuille de papier, c’est évidemment par nécessité. Le mot propre manquant pour l’objet, on a eu recours à ce qui en approchait le plus ; et comme une feuille d’arbre est plate, mince, légère comme du papier, on a dit une feuille de papier. Une flotte de cent voiles, au lieu d’une flotte de cent vaisseaux : pourquoi ? c’est que la première chose qui frappe les yeux dans un grand nombre de navires, ce sont les voiles. Ainsi, cette transposition de nom n’a été employée que par une suite naturelle de la première impression que l’objet fait sur la vue. D’autres figures sont employées par les passions ou par l’imagination, pour ajouter de la force au discours.

Le langage figuré est d’ailleurs si naturel à l’homme, qu’on le trouve très souvent chez des personnes sans instruction, et même chez les nations sauvages les plus flegmatiques. Je suis persuadé, dit Dumarsais, qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la {p. 122}Halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques. Blair n’hésite pas à affirmer qu’il y a de plus hardies métaphores dans la harangue qu’un chef sauvage adresse à sa tribu, que dans un poème épique composé par un Européen.

189. Quelle est l’utilité des figures ?

Les figures contribuent puissamment à la grâce, à la beauté et à l’éclat du style. Ce sont elles qui donnent à la poésie et à l’éloquence la vie, l’âme, comme une espèce d’action et de mouvement. D’abord, les figures enrichissent la langue et la rendent plus abondante, en multipliant les mots et les phrases propres à exprimer nos pensées et à en faire sentir les nuances les plus délicates.

De plus, elles donnent au style de la dignité et de la noblesse. Dire que le soleil se lève est une idée usée et vulgaire. Elle est pleine de magnificence, quand elle est exprimée comme dans cette phrase de Thomson :

Là s’avance du côté de l’Orient le puissant roi du jour, répandant la joie sur la nature.

En troisième lieu, les figures nous procurent le plaisir de contempler, sans confusion, deux objets à la fois : l’idée principale, qui est le sujet du discours, et l’idée accessoire, qui lui donne la tournure figurée. Nous voyons une chose dans l’autre, comme dit Aristote, ce qui plaît toujours à notre esprit.

Enfin, les figures ont l’avantage de présenter l’objet sous un aspect plus clair et plus frappant {p. 123}qu’on n’aurait pu le faire en n’employant que des termes simples, et en dépouillant l’idée principale de ses accessoires. C’est leur plus grand mérite ; c’est là proprement ce qui fait dire qu’elles éclairent le sujet, qu’elles y jettent du jour. Elles présentent tout ce qu’elles expriment sous une forme pittoresque. D’une conception abstraite elles font un objet sensible ; elles l’entourent de circonstances qui permettent à l’esprit de le saisir et de le contempler sans peine.

190. Est-il avantageux d’étudier les figures ?

La connaissance des figures est très utile à celui qui veut apprendre à bien parler et à bien écrire. La nature, il est vrai, est la source principale du style figuré ; elle enseigne l’usage des figures. Comme M. Jourdain avait, pendant quarante ans, fait de la prose sans le savoir, bien des gens sans doute ont employé fort à propos des expressions métaphoriques, sans savoir ce que c’est qu’une métaphore. Cependant, comme la propriété et la beauté du langage sont susceptibles d’être perfectionnées, la connaissance des principes d’où ces qualités dépendent, des raisons qui rendent une figure ou une expression préférable à toute autre, ne peut manquer de nous être utile pour diriger notre choix, et pour apprécier avec justesse le mérite d’un écrivain.

191. Quelles doivent être les qualités des figures ?

Pour être belles, les figures, dit Blair, doivent sortir naturellement du sujet, naître d’elles-mêmes, et émaner d’une âme qu’échauffe la vue de l’objet dont elle s’occupe. Jamais il ne faut arrêter le cours des pensées pour chercher autour de soi des {p. 124}figures. Si elles paraissent avoir été placées à dessein, comme des ornements détachés du sujet, elles font un effet misérable. Dans le cas même où le sujet prête naturellement aux figures, et où l’imagination les fournit d’elle-même, il faut prendre garde de les prodiguer. Employées sans mesure, elle produiraient bientôt l’ennui et le dégoût, et donneraient une idée défavorable de l’auteur, en le faisant passer pour un esprit superficiel et léger, beaucoup plus occupé du soin de briller que de donner de la justesse et de la solidité à ses pensées. — Enfin, il faut que les figures aient de l’élévation et de la noblesse, puisqu’elles sont destinées à donner de l’agrément au style, et qu’elles soient bien adaptées aux temps, aux lieux, aux personnes, et surtout à la nature du sujet que l’on traite. Nous n’avons pas besoin de dire qu’ici comme ailleurs on doit éviter de forcer son talent, et que celui qui ne sera pas porté par son caractère à employer le langage figuré, ne devra pas tenter de le faire.

192. Combien compte-t-on d’espèces de figures ?

Les rhéteurs divisent ordinairement les figures en deux grandes classes : les figures de mots, figuræ verborum, et les figures de pensées, figuræ sententiarum. Il y a cette différence, dit Cicéron, entre les figures de pensées et les figures de mots, que les premières dépendent uniquement du tour de l’imagination, en sorte qu’elles demeurent toujours les mêmes, quoiqu’on change les mots qui {p. 125}les expriment, tandis que les autres sont telles que si l’on change les paroles, la figure s’évanouit.

Nous allons examiner en détail les figures qui composent ces deux catégories.

§ I. — Des figures de mots. §

193. Qu’appelle-t-on figures de mots ?

Les figures de mots sont celles qui consistent dans la disposition des mots, ou dans la signification étrangère qu’on leur donne. Dans ces sortes de figures, les mots sont employés de manière à rendre la pensée plus frappante en lui donnant plus de grâce, plus de noblesse ou plus de force.

194. Combien y a-t-il de sortes de figures de mots ?

Les figures de mots peuvent se diviser en trois classes : les figures grammaticales, qui s’éloignent des lois générales du langage ; les figures oratoires, qui consistent dans un certain arrangement des expressions destiné à embellir le style, et qui comme les figures de grammaire conservent aux mots leur signification propre ; enfin, les tropes, qui donnent aux mots une signification différente de leur signification naturelle.

I. Figures grammaticales. §

195. Combien compte-t-on de figures grammaticales ?

Les figures de grammaire, dont nous ne dirons que quelques mots, sont au nombre de cinq : l’inversion, l’ellipse, le pléonasme, la syllepse et l’hypallage.

{p. 126}

196. Qu’est-ce que l’inversion ?

L’inversion ou hyperbate est une figure qui transpose l’ordre grammatical de la construction de la phrase, pour empêcher la monotonie et donner plus de grâce au discours. L’inversion, qui est un des privilèges et une des beautés de la poésie, ne s’emploie guère en prose que dans le style soutenu. Voici deux exemples très beaux de cette figure :

                                 Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques.
Racine.

Tout à coup, au jour vif et brillant de la zone torride, succède une nuit universelle et profonde ; à la parure d’un printemps éternel, la nudité des plus tristes hivers.

Raynal.

On trouvera des règles plus étendues et des exemples plus nombreux dans notre Poétique, nos 104 et 105.

197. En quoi consiste l’ellipse ?

L’ellipse consiste à retrancher dans une phrase un ou plusieurs mots dont la conservation serait exigée par la grammaire, mais que l’on peut facilement suppléer. Cette condition suffit, suivant Condillac, pour qu’une ellipse soit bonne. Cette figure donne de la précision, de la vivacité, de l’énergie et de la noblesse au discours, sans rien ôter à la clarté. Exemples :

Ainsi dit le renard, et flatteurs d’applaudir.
Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
{p. 127}

L’exemple suivant joint l’ellipse à l’inversion :

Au printemps, des jeux et des fêtes ;
Des zéphirs à la jeune fleur ;
Au sombre Océan, les tempêtes ;
Au cœur de l’homme la douleur.
Deschamps.

L’ellipse renfermée dans les vers suivants de Voltaire est vicieuse, parce qu’elle produit l’obscurité et l’amphibologie :

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

198. Qu’est-ce que le pléonasme ?

Le pléonasme, qui est l’opposé de l’ellipse, admet des mots qui sont inutiles pour le sens, mais qui donnent plus d’élégance et de force à la pensée ou au sentiment. Exemples :

Eh ! que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Racine.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre !
Corneille.
Dormez votre sommeil, grands de la terre.
Bossuet.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu.
        Ce qu’on appelle vu.
Molière.

Le pléonasme qui ne fait pas ressortir la pensée, qui ne rend pas la phrase plus énergique ou plus gracieuse, n’étant qu’une suite de mots inutiles, doit être évité avec soin comme un vice. Voltaire et quelques autres rangent parmi les pléonasmes {p. 128}vicieux celui que présentent ces vers de Corneille :

Trois sceptres, à son trône attachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.

Nous devons dire que le grand poète a été vigoureusement défendu par plusieurs critiques, entre autres par MM. Bescherelle et Philarète Chasles.

199. Qu’est-ce que la syllepse ?

La syllepse fait accorder un mot avec la pensée plutôt qu’avec celui auquel il se rapporte grammaticalement. Cette figure, rare en prose, se rencontre assez souvent en poésie. On distingue la syllepse du nombre, la syllepse du genre et celle de la personne. Exemples :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge :
Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin ;
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
Racine.
Je ne vois point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Racine.
Un seul être du moins me restait sous les cieux ;
(Ce coup) la frappa lentement pour m’être plus sensible.
Lamartine.
Allons dans les combats porter mon désespoir,
Et mourons-y du moins fidèle à mon devoir.
Marmontel.

200. Faites connaître l’hypallage.

L’hypallage est une figure par laquelle on attribue à certains mots d’une phrase ce qui appartient {p. 129}à d’autres mots de cette phrase, sans que l’on puisse d’ailleurs se méprendre au sens. Exemples :

Rendre l’homme au bonheur, c’est le rendre à la vie.
Trahissant la vertu sur un papier coupable.
Boileau.

Cette figure est plus commune en latin que dans notre langue.

Le vers suivant, un des plus beaux de l’Énéide, ne serait pas supportable, traduit littéralement en français :

Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram.
II. Figures oratoires. §

201. Quelles sont les figures oratoires ?

Les figures oratoires, ainsi appelées parce qu’elles conviennent surtout aux discours, sont la répétition, la conjonction, la disjonction, et l’apposition. Elles conservent aux mots leur signification propre comme les figures grammaticales ; mais elles se distinguent de celles-ci en ce qu’elles suivent les règles de la syntaxe.

202. Qu’est-ce que la répétition ?

La répétition consiste à employer plusieurs fois et avec grâce la même expression ou des expressions équivalentes. Cette figure est propre à exprimer fortement le caractère d’une passion vive, d’un sentiment profond et à donner au {p. 130}discours plus d’élégance, de force ou de noblesse. Exemples :

Te, dulcis conjux, te solo in littero secum,
Te, veniente die, te, decedente, canebat.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines.
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi :
C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;
C’est le sang des martyrs…
Voltaire, Zaïre.
Ambo florentes ætatibus, Arcades ambo.
Virgile.
Il laboure le champ que labourait son père.
Racan.
L’airain des trompettes sonne,
L’acier sur l’acier résonne,
La mort brise tous les traits.
Bernard.

La répétition serait défectueuse si elle n’ajoutait rien à la pensée ou à la phrase.

203. N’y a-t-il pas plusieurs sortes de répétitions ?

Les principales espèces de répétitions sont :

1° La conversion, qui consiste à terminer de la même manière les différents membres d’une période. Exemple :

Tout l’univers est plein de l’esprit du monde ; on juge selon l’esprit du monde ; on agit et on se gouverne selon l’esprit du monde… Le dirai-je ? on voudrait même servir Dieu selon l’esprit du monde.

Bourdaloue.

2° L’adjonction, qui emploie deux fois de suite la même expression. Exemple :

Me, me, adsum qui feci, in me convertite ferrum.

3° La complexion, qui reproduit au commencement {p. 131}et à la fin de chaque membre d’une période le premier et le dernier mot du premier membre. Exemple :

Quem senatus damnarit, quem populus romanus damnarit, quem omnium existimatio damnarit, eum vos sententiis vestris absolvetis ?

4° La réversion, qui fait revenir sur eux-mêmes, avec un sens différent et quelquefois contraire, certains mots d’une même proposition :

Nous ne devons pas juger des règles et des devoirs par les mœurs et par les usages ; mais nous devons juger des usages et des mœurs par les devoirs et par les règles. Donc c’est la loi de Dieu qui doit être la règle constante du temps, et non pas la variation des temps qui doit devenir la règle de la loi de Dieu.

5° La polyptote, qui répète dans une période un même mot sous plusieurs des formes grammaticales dont il est susceptible :

Littora littoribus contraria, fluctibus undas,
Imprecor, arma armis
Après ce qu’il a fait, que peut-il encor faire ?
Corneille.

Le défaut voisin de cette figure est la battologie ou redondance de mots, répétition de paroles inutiles Nous citerons comme exemple frappant de battologie cette phrase vide et sonore de l’avocat Target, celui qui eut le malheur et la honte de refuser la défense de Louis XVI :

L’assemblée ne veut que la concorde et la paix suivies du calme et de la tranquillité.

204. En quoi consistent la conjonction et la disjonction ?

La conjonction est une figure qui consiste dans la répétition de la même particule copulative, {p. 132}comme et, mais, etc., qui lie tous les membres, toutes les incises d’une période.

On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
        Et la sœur et le frère,
        Et la fille et la mère.
Des ornements de l’art l’œil bientôt se fatigue ;
Mais les bois, mais les eaux, mais les ombrages frais,
Tout ce luxe innocent ne fatigue jamais.
Delille.

La disjonction retranche les particules conjonctives, ainsi que les liaisons ou transitions qui se trouvent dans les dialogues, comme dit-il, reprit-il, etc.

Français, Anglais, Lorrains, que la fureur rassemble,
Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble…
Quiconque est riche est tout : sans sagesse, il est sage ;
Il a, sans rien savoir, la science en partage.
Il a l’esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang…

Ces deux figures donnent de l’agrément au discours en le rendant plus rapide, plus animé et plus énergique.

205. Qu’est-ce que l’apposition ?

L’apposition est une figure qui emploie les substantifs comme épithètes, ou qui renferme une réflexion qui, exprimée d’une manière concise, rend la pensée plus frappante. Cette figure, plus fréquente chez les Grecs et chez les Latins que chez nous, n’appartient qu’au style noble et soutenu : elle est surtout usitée en poésie.

Effodiuntur opes, irritumenta malorum.
{p. 133}
C’est dans un faible objet, imperceptible ouvrage,
Que l’art de l’ouvrier me frappe davantage.
L. Racine.

Au VIe livre de l’Énéide, on place le corps inanimé de Misène sur un lit funèbre, etc.

Fit gemitus : tum membra toro defleta reponunt,
Purpureasque super vestes, velamina nota
Conjiciunt. Pars ingenti subiêre feretro,
Triste ministerium.
III. Tropes. §

206. Qu’avez-vous à dire sur la nature et sur l’usage des tropes ?

Nous avons dit que les tropes sont des figures qui changent le sens des mots, et les font passer de leur signification propre à une signification étrangère. Ces figures ont pour résultat de donner plus d’énergie aux expressions, d’orner le discours, de le rendre plus noble, de déguiser des idées dures, désagréables ou tristes, et d’enrichir une langue en multipliant l’usage d’un même mot. Mais, pour produire ces heureux effets, les tropes doivent être clairs, se présenter naturellement, être tirés du sujet et usités ou au moins conformes au génie de la langue dont on se sert.

207. Quels sont les principaux tropes ?

Dumarsais, dans son excellent traité des Tropes, compte un grand nombre de figures de ce genre. Les plus remarquables sont la métaphore, l’allégorie, la catachrèse, l’antonomase, la métonymie, la synecdoque, la métalepse, l’allusion, l’euphémisme {p. 134}et l’antiphrase. Nous dirons quelques mots de chacun de ces tropes.

208. Qu’est-ce que la métaphore ?

La métaphore est une figure par laquelle on transporte un mot de son sens propre et naturel à un sens moral ou métaphysique qui ne convient à ce mot qu’en vertu d’une comparaison qui se fait dans l’esprit. Cette figure est entièrement fondée sur la ressemblance de deux objets : elle est par là fort rapprochée de la comparaison ; elle n’est même qu’une comparaison abrégée, une comparaison vive et animée dont on retranche ces mots : comme, tel que, semblable à, etc.

Si je dis d’un grand ministre qu’il soutient l’État, comme une colonne supporte le poids d’un édifice, je fais une comparaison ; mais si je dis qu’il est la colonne de l’État, je fais une métaphore. C’est par métaphore que l’on dit : une moisson de gloire, l’or des moissons, les riantes prairies, une verte vieillesse, des flots d’harmonie, l’éclat de la vertu, la fleur des ans, l’ivresse du plaisir, la tendresse du cœur, le flambeau de la foi, etc. Voici quelques exemples :

Ne vous enivrez point des éloges flatteurs
Que vous donne un amas de vains admirateurs.
Boileau, Art poétique.

Alvarès dit à Gusman, dans Alzire :

Votre hymen est le nœud qui joindra les deux mondes.
{p. 135}

209. Y a-t-il quelque différence entre une métaphore et une image ?

Si toute image est une métaphore, toute métaphore n’est pas une image, dit Marmontel. Il y a des translations de mots qui ne présentent leur nouvel objet que tel qu’il est en lui-même, par exemple, la clef d’une voûte, le pied d’une montagne ; au lieu que l’expression qui fait image peint avec les couleurs de son premier objet l’idée nouvelle à laquelle on l’attache, comme dans cette sentence d’Iphicrate : Une armée de cerfs conduite par un lion est plus à craindre qu’une armée de lions conduite par un cerf, et dans cette réponse d’Agésilas, à qui l’on demandait pourquoi Lacédémone n’avait point de murailles : Voilà, dit-il en montrant ses soldats,les murailles de Lacédémone.

210. Quels sont les effets de la métaphore ?

La métaphore remplit pour ainsi dire toutes les langues ; elle les ennoblit toutes, et leur prête une richesse qu’elles n’ont point. Cette figure occupant agréablement l’esprit par sa manière vive et animée d’exprimer les ressemblances que l’imagination démêle entre les objets, se glisse jusque dans la conversation familière : elle s’offre sans qu’on la cherche, et naît d’elle-même dans l’esprit. De toutes les figures du discours, aucune n’approche autant de la peinture que la métaphore. Son effet particulier est de donner aux descriptions de la force et de la clarté, de rendre les idées intellectuelles en quelque sorte visibles à l’œil, en leur prêtant des couleurs, de la substance et des qualités sensibles, de peindre les objets déjà sensibles avec des couleurs plus vives et plus justes, de {p. 136}prêter de la réflexion aux animaux et du sentiment aux êtres inanimés, enfin de personnifier les passions. Mais pour produire cet effet, il faut une main habile ; car le moindre défaut d’exactitude peut faire courir le risque de jeter de la confusion sur l’objet, au lieu d’y répandre le jour. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’établir des règles pour l’emploi des métaphores.

211. Quelles sont les règles à suivre dans l’emploi des métaphores ?

Nous développerons un peu cette question, non seulement parce que la métaphore est le plus fréquent et le plus important des tropes, mais parce que les règles de cette figure sont à peu près les mêmes pour tous les tropes.

1° Il faut bien adapter ses figures à la nature du sujet que l’on traite. Il y a des métaphores permises, belles même en poésie, qui en prose paraîtraient absurdes ou peu naturelles. D’autres conviennent au style oratoire, et seraient déplacées dans une composition historique ou philosophique.

Boileau a dit :

Accourez, troupes savantes ;
Des sons que ma lyre enfante
Ces arbres sont réjouis.

On ne dirait pas en prose qu’une lyre enfante des sons.

2° On doit se garder de tirer les métaphores d’objets désagréables, bas ou dégoûtants. Lors {p. 137}même qu’on choisit ses métaphores dans le but exprès d’avilir et de dégrader, on doit s’abstenir de ce qui fait soulever le cœur. Mais dans un sujet élevé, c’est une faute impardonnable d’introduire une métaphore ignoble. Voici des métaphores qui pèchent par la bassesse des expressions :

Par toi le mol Zéphyr, aux ailes diaprées,
Refrise d’un air doux la perruque des prées.
Chassignet.

Le P. de Colonia, dans sa Rhétorique latine, reproche avec raison à Tertullien d’avoir appelé le déluge la lessive du genre humain : Diluvium naturæ generale lixivium fuit. Benserade a imité cette pensée dans ce vers :

Dieu lava bien la tête à son image.

3° La métaphore doit éviter d’être trop hardie, trop forte. Les deux suivantes sont réellement gigantesques :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre.
Corneille.
Arbres dépouillés de verdure,
Malheureux cadavres des bois.
J.-B. Rousseau.

On peut quelquefois adoucir une métaphore trop dure en ajoutant quelque correctif, comme pour ainsi dire, si l’on peut s’exprimer ainsi, etc., en employant quelque expression explicative ou quelque habile préparation.

212. Faites connaître les autres règles.

4° Il faut éviter les métaphores recherchées, {p. 138}prises de loin, dont le rapport n’est pas assez naturel, ni la comparaison assez sensible pour le commun des lecteurs, parce que ces figures embrouillent et obscurcissent la pensée au lieu de l’éclaircir. Quintilien blâme cette expression d’Horace capitis nives, les neiges de la tête, pour dire des cheveux blancs. Dumarsais condamne justement ces métaphores de Théophile : Je baignerai mes mains dans les ondes de tes cheveux… La charrue écorche la plaine. — On peut rapporter à la même espèce celles qui sont empruntées des sciences.

5° Les métaphores doivent être soutenues, et ne point présenter des idées incohérentes et qui ne peuvent se lier entre elles. Il serait ridicule de dire d’un orateur : C’est un torrent qui s’allume, pour : C’est un torrent qui entraîne. Les exemples suivants renferment des métaphores mixtes et par conséquent défectueuses :

Urit enim fulgore suo, qui prægravat artes
Infra se positas………
Horace, Épître II. 1.
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion…
Malherbe.
Et les jeunes zéphyrs, de leur chaudes haleines,
Ont fondu l’écorce des eaux.
J.-B. Rousseau.

Il serait encore contraire à la règle qui exige que les métaphores soient parfaitement suivies, de mêler le langage propre et le langage figuré, {p. 139}comme l’a fait Pope dans le passage suivant de sa traduction de l’Odyssée : Je vois aujourd’hui la plus ferme colonne de l’État partir et affronter l’orage, sans me faire de tendres adieux…

6° On doit se garder d’entasser les métaphores sur un même objet, comme l’a fait Horace au commencement de l’ode à Pollion : Motum ex Metello… C’est en vain que chacune de ces figures sera distincte ; s’il y en a trop, elles engendreront la confusion. — Enfin, il faut éviter de les pousser trop loin. Si on s’arrête longtemps sur la ressemblance qui sert de fondement à la figure, si on la suit jusque dans les moindres circonstances, ce n’est plus une métaphore, mais une allégorie.

213. Qu’est-ce que l’allégorie ?

L’allégorie n’est qu’une métaphore prolongée, ou une espèce de fiction qui consiste à présenter un objet à l’esprit, de manière à lui en désigner un autre ; un discours qui, sous un sens propre, offre un sens étranger qu’on n’exprime point. L’allégorie se distingue de la métaphore en ce qu’elle ne porte pas seulement sur un mot comme cette dernière, mais sur tous les mots d’une phrase ou d’un morceau, car cette figure peut s’étendre à des sujets entiers, pourvu qu’ils ne soient pas trop étendus. Quand elle s’étend à un morceau entier, elle prend le nom de composition allégorique. A ce genre appartiennent les apologues ou fables, les paraboles et la personnification des êtres métaphysiques ou moraux, comme l’Espérance, les {p. 140}Prières, la Gloire, la Mollesse, l’Envie, etc. L’allégorie sert très bien à faire passer des reproches ou des avis, et à exprimer avec délicatesse une louange ou une demande qui pourrait déplaire sans cette précaution.

214. Quelles doivent être les qualités de l’allégorie ? Exemples.

L’allégorie produit un très bel effet, lorsque le sens figuré est clair, transparent, et facile à saisir à travers le sens propre, et lorsque tous les détails, toutes les circonstances répondent à l’idée principale et se rapportent naturellement à la chose que l’on veut désigner. C’est ce qu’a fort bien exprimé Lemierre, en donnant tout à la fois le précepte et l’exemple dans le vers suivant :

L’allégorie habite un palais diaphane.

Si l’allégorie doit être claire et juste, il faut encore qu’elle soit soutenue, c’est-à-dire qu’elle n’offre pas d’interruption ; mais que, dans tout son cours, elle suive l’idée qu’elle a présentée à son début, et soutienne jusqu’à la fin sa beauté et sa correction.

La Fontaine s’est servi d’une charmante allégorie pour faire connaître les périls de la bonne fortune :

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien mal aisé de régler ses désirs !
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs.

Cette jeune plante, dit Bossuet en parlant d’une {p. 141}jeune princesse docile aux inspirations de la grâce, ainsi arrosée des eaux du ciel, ne fut pas longtemps sans porter des fruits.

Catilina dit, en parlant de Cicéron :

Sur le vaisseau public ce pilote égaré
Présente à tous les vents un flanc mal assuré ;
Il s’agite au hasard, à l’orage il s’apprête,
Sans savoir seulement d’où viendra la tempête.
Voltaire, Rome sauvée, II.

Nous citerons comme exemples d’allégories plus étendues, le passage du psaume 79 où le peuple d’Israël est représenté sous l’emblème d’une vigne : Vineam de Ægypto… ; l’ode O Navis, d’Horace ; le portrait de l’Envie, par Ovide ; la pièce si connue de Mme Deshoulières : Dans ces prés fleuris… ; l’image de la vie humaine, par Gresset : En promenant vos rêveries… ; le portrait de l’Espérance, dans les Martyrs ; l’alliance qui doit exister entre l’Église et l’état, par M. de Bonald ; la touchante allégorie sur la Providence, par Lamennais, etc.

215. Qu’est-ce que la catachrèse ?

La catachrèse est une métaphore hardie et quelquefois exagérée, qui consiste dans un assemblage de mots qui semblent disparates, et à laquelle on a recours quand on ne trouve point d’expression propre dans la langue pour exprimer sa pensée. Exemples :

Aller à cheval sur un âne, sur un bâton ; un cheval ferré d’argent ; une feuille de papier, une feuille d’or ; la glace d’un miroir, l’éclat du son, etc.

{p. 142}

216. Qu’est-ce que l’antonomase ?

L’antonomase supposant une comparaison qui se fait dans l’esprit, est une espèce de métaphore par laquelle on se sert d’un nom commun ou d’une périphrase pour un nom propre, ou d’un nom propre pour un nom commun, ou enfin d’un nom propre déterminé par un adjectif ou par un nom commun au lieu d’un autre nom propre.

217. Citez des exemples.

On dit par antonomase : le sage, pour Salomon ; le prophète, pour David ; le prince des Apôtres, pour saint Pierre ; le poète, pour Homère et Virgile ; l’orateur, pour Démosthènes et Cicéron ; le philosophe, pour Aristote ; le conquérant, pour Alexandre, César, Charlemagne, Napoléon ; le destructeur de Carthage et de Numance, pour le second Scipion l’Africain ; le cygne de Dircé ou de Thèbes, pour Pindare ; le cygne de Mantoue, de Cambrai, pour Virgile et Fénelon ; l’aigle de Meaux, pour Bossuet ; le docteur de la grâce, pour saint Augustin ; le docteur angélique ou l’ange de l’École, pour saint Thomas ; le docteur séraphique, pour saint Bonaventure ; le philosophe de Genève, pour J.-J. Rousseau ; le patriarche de Ferney, pour Voltaire.

On dit encore : un Sardanapale, pour un roi efféminé ; un Néron, pour un cruel tyran ; un Trajan, pour un bon prince ; un Mécène, pour un protecteur des lettres ; un Virgile, pour un grand poète ; un Démosthènes, pour un illustre orateur ; un Zoïle, pour un critique passionné et jaloux ; un Aristarque, pour un critique sévère et éclairé ; un Saumaise, pour un excellent commentateur ; Tempé, pour une vallée agréable.

{p. 143}

Enfin on dira : le Quintilien français, pour désigner La Harpe ; et avec Chateaubriand, le Bossuet africain, pour Tertullien.

218. Qu’est-ce que la métonymie ?

La métonymie ou transposition de nom, est une figure qui se distingue de la métaphore en ce qu’elle ne suppose pas comme elle de comparaison, et qui consiste à substituer un mot à un autre, lorsqu’il y a entre eux un rapport de relation. Ce trope, prenant un mot pour un autre, exprime la cause pour l’effet, l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée, le nom abstrait pour le nom concret, le possesseur pour la chose possédée, le nom du lieu où la chose se fait pour la chose même.

219. Donnez des exemples de ces différentes sortes de métonymie.

La métonymie prend : 1° La cause pour l’effet, l’auteur de la chose pour la chose même : Ils ont Moïse et les Prophètes, dit Jésus-Christ, en parlant des juifs, c’est-à-dire, ils ont les livres de Moïse et ceux des Prophètes. — Si peccaverit anima, portabit iniquitatem suam, elle portera son iniquité, c’est-à-dire la peine de son iniquité. — Vivre de son travail, c’est-à-dire de ce que l’on gagne en travaillant. — Étudier Cicéron, lire Virgile, c’est-à-dire les ouvrages de Cicéron et de Virgile. — On dit Israël, Jacob, Juda, pour désigner le peuple hébreu dont ces hommes étaient les patriarches. — On prend encore les noms des dieux du paganisme pour les choses dont ils sont regardés comme les inventeurs ou auxquelles ils président : ainsi on dit Cérès, pour le blé, les moissons, le pain ; Vulcain pour le feu ; Mars, {p. 144}pour la guerre ; Apollon, pour la poésie ; Neptune, pour la mer, etc.

L’effet pour la cause : Dans la Genèse, il est dit de Rébecca que deux nations étaient en elle, c’est-à-dire Esaü et Jacob, pères de deux nations. — Non habet Pelion umbras. Umbras est pour arbores. — Boire la mort, pour boire un breuvage qui donne la mort.

Le contenant pour le contenu : Siluit terra in conspectu ejus. — L’Europe, pour les peuples de l’Europe. — Un nid, pour les petits oiseaux qu’il renferme. — La coupe, pour le vin.

Le signe pour la chose signifiée : le sceptre pour l’autorité royale ; le chapeau, pour le cardinalat ; l’épée, pour l’état militaire ; la robe, pour la magistrature ; le laurier, pour la victoire ; l’olivier, pour la paix ; le lion belgique, pour les Pays-Bas ; l’aigle germanique, pour l’Allemagne ; le léopard, pour l’Angleterre :

En vain au lion belgique
Il voit l’aigle germanique
Uni sous les léopards…

Le nom abstrait pour le nom concret : Blancheur, pour blanc ; l’enfance, pour les enfants ; l’histoire, pour les historiens ; la vertu, pour les hommes vertueux ; l’esclavage pour les esclaves.

Le possesseur pour la chose possédée :

Jam proximus ardet
Ucalegon.

Ucalégon, pour la maison d’Ucalégon. — Cette personne a été incendiée, pour l’habitation de cette personne.

Le nom du lieu où une chose se fait pour la chose elle-même : Un caudebec, pour un chapeau fait à {p. 145}Caudebec ; un cachemire, pour un châle de cachemire ; un sédan, pour du drap de Sedan ; le Lycée, le Portique, l’Académie, pour la philosophie d’Aristote, de Zénon et de Platon ; la Sorbonne, pour les docteurs de cette école de théologie ou pour les sentiments qu’on y enseignait.

220. Qu’est-ce que la synecdoque ?

La synecdoque ou synecdoche est une espèce de métonymie par laquelle un mot prend un nouveau sens en augmentant ou en diminuant sa compréhension, c’est-à-dire en faisant concevoir à l’esprit plus ou moins qu’il ne signifie dans le sens propre.

221. Faites connaître les principales sortes de synecdoque.

La synecdoque emploie 1° le tout pour la partie, ou la partie pour le tout :

Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim.

On dit : cent voiles, pour cent vaisseaux ; dix hivers, dix étés, pour dix années ; une tête chère, pour une personne chérie et précieuse ; le Tibre, pour les Romains ; la Seine, pour Paris.

Le genre pour l’espèce, et l’espèce pour le genre : Les mortels pour les hommes :

Seigneur, dans ta gloire adorable,
Quel mortel est digne d’entrer ?

On dit : les roses, pour les fleurs ; la ville de Versailles renferme trente-cinq mille âmes, pour trente-cinq mille habitants ; omnes animæ domus Jacob.

Le singulier pour le pluriel, ou le pluriel pour le singulier : Le Germain révolté, c’est-dire les Germains ; l’ennemi vient à nous, pour les ennemis ; il est écrit {p. 146}dans les Prophètes, c’est-à-dire dans un livre de quelqu’un des Prophètes ; nous pour je dans les discours publics ; les Bossuet, les Fénelon, les Massillon, pour Bossuet, Fénelon, Massillon. A cette espèce de synecdoque se rapporte l’emploi d’un nombre certain pour un nombre incertain : il me l’a dit vingt fois, cent fois, mille fois, pour plusieurs fois.

Le nom de la matière pour la chose qui en est faite : Le fer, pour l’épée ; l’airain, pour les canons, les cloches :

Dès qu’a sonné l’airain, dès que le fer a lui.
Delille.
Qu’entends-je ? Autour de moi l’airain sacré résonne.
Lamartine.

222. Qu’est-ce que la métalepse ?

La métalepse est une espèce de métonymie par laquelle on prend l’antécédent pour le conséquent, ou le conséquent pour l’antécédent, de manière à faire entendre autre chose que ce qu’annonce le sens propre. Ainsi l’on dit : il a été, il a vécu, pour dire qu’un homme est mort.

……………………………… Fuit Ilium et ingens
Gloria Dardanidum,

signifie que la gloire des Troyens n’est plus. Desideror s’emploie pour absum ; nous le pleurons, pour il est mort.

223. En quoi consiste l’allusion.

L’allusion est une figure qui fait sentir la convenance, le rapport que deux personnes ou deux choses ont l’une avec l’autre. Le plus souvent, l’allusion est l’application d’un trait de louange ou {p. 147}de blâme. On y doit éviter les jeux de mots, excepté lorsqu’il s’agit de légers badinages. C’est avec plus de soin encore qu’il faut repousser les allusions malignes qui peuvent nuire à la réputation et à la tranquillité d’autrui ; et surtout celles qui pourraient donner atteinte à la pudeur, comme on le voit trop souvent dans certaines compositions, dans les chansons par exemple. Quintilien fait une loi d’éviter non seulement les paroles obscènes, mais encore tout ce qui peut réveiller des idées d’obscénité. L’allusion plaît lorsqu’elle est naturelle, facile à découvrir, et quand elle présente à l’esprit une image neuve et belle.

224. Citez quelques exemples.

On fait allusion à l’histoire, à la fable, aux coutumes, aux mœurs, à tout ce qui peut offrir des rapprochements faciles à saisir, agréables et piquants. Voici quelques exemples :

Achille dit à Agamemnon, dans la tragédie d’Iphigénie :

Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?

Rousseau fait allusion à Prométhée dans les vers suivants :

Sous des lambris dorés, l’injuste ravisseur
Entretient le vautour dont il est la victime.

Richelieu rencontrant le duc d’Épernon sur l’escalier du Louvre, lui demande s’il n’y a rien de nouveau : Non, dit le duc, sinon que vous montez et que je descends. Allusion frappante au crédit actuel de ces deux personnages.

{p. 148}

225. Qu’entend-on par euphémisme ?

L’euphémisme est une figure par laquelle on déguise les idées tristes, odieuses ou déshonnêtes sous des idées plus agréables, moins choquantes ou plus décentes, et qui laissent deviner les premières. C’est ainsi qu’on dit à un pauvre : Dieu vous assiste, Dieu vous bénisse, au lieu de dire : je n’ai rien à vous donner. — Souvent pour congédier quelqu’un, on lui dit : voilà qui est bien, je vous remercie ; et non pas : allez-vous-en. On dit encore par euphémisme : N’être plus jeune, pour être vieux, etc. Il faut aussi ranger parmi les euphémismes toutes ces formules de regret qu’emploie la rhétorique administrative, quand il s’agit de refuser des emplois ou des faveurs.

226. Qu’est-ce que l’antiphrase ?

L’antiphrase est un trope par lequel on emploie une expression, une phrase dans un sens opposé à sa signification ordinaire. C’est par antiphrase que les Grecs appelaient la mer Noire Pont-Euxin ou mer hospitalière, les Furies Euménides ou bienveillantes ; et que les Latins employaient le mot sacer, sacré, dans le sens d’execrabilis : Auri sacra fames. L’antiphrase se rapproche beaucoup, d’après Dumarsais, de l’euphémisme et de l’ironie.

§ II. — Des figures de pensée. §

227. Qu’appelle-t-on figures de pensée ?

Les figures de pensée sont celles qui, par le tour qu’elles donnent à la pensée, au sentiment, y {p. 149}ajoutent de la force, de la grâce, de la vivacité ou de la noblesse, indépendamment des mots qu’on emploie pour les exprimer. Les deux exemples suivants feront sentir la différence qui existe entre les figures de pensée et les figures de mots :

Répondez, cieux et mer ; et vous, terre, parlez.

Voilà une figure de pensée. Changez les expressions, retranchez, ajoutez, la figure ne subsistera pas moins.

Abner, le brave Abner, viendra-t-il nous défendre ?

Ici c’est une figure de mots : la répétition du mot Abner étant supprimée, la figure est anéantie.

Les figures de pensée, qui sont suggérées par la passion et l’artifice oratoire, ont pour objet de peindre les mouvements de l’esprit et les émotions de l’âme. Mais elles demandent à être employées avec mesure et discernement.

228. En combien de catégories peut-on ranger les figures de pensée ?

Les figures de pensée énumérées par les rhéteurs sont très nombreuses. Nous ne parlerons que des plus importantes et des plus usitées ; et nous les réunirons sous un certain nombre de chefs, d’après leur nature et d’après les effets qu’elles peuvent produire. Or, comme tout écrivain a pour but d’instruire, de plaire ou de toucher, les figures de pensée peuvent être rapportées à trois classes principales. — Il y en a que l’écrivain emploie avec art, pour porter plus sûrement la {p. 150}lumière dans notre esprit, pour faire parler la raison avec plus de force, de justesse, pour présenter une vérité sous le jour le plus favorable et le plus lumineux : ce sont les figures de raisonnement, qui servent principalement à éclairer l’esprit et à convaincre. — Il y a d’autres figures qui ont pour objet de flatter et de captiver l’imagination, par l’éclat et l’agrément qui leur sont propres. On s’en sert pour embellir la vérité de tous les charmes qui peuvent la faire aimer : celles-là sont des figures d’ornement ou d’imagination. — Enfin, il y en a qui pénètrent jusque dans le fond de nos cœurs, les remuent, les agitent, les entraînent. L’écrivain en fait usage pour toucher, pour émouvoir, pour maîtriser notre âme, et la mener, pour ainsi dire, au but qu’il se propose : ces figures sont propres aux passions, et sont appelées figures de mouvement ou de passion. Les figures de la première catégorie, étant propres à instruire, peuvent convenir plus particulièrement au style simple ; celles de la seconde, étant destinées à plaire, trouvent leur place naturelle dans le style tempéré ; celles de la troisième, ayant pour but de toucher et d’émouvoir, conviennent surtout au style sublime. — Il est bien entendu que ces divisions n’ont rien d’absolu. En effet, toutes les figures peuvent se rencontrer dans les différentes espèces de style ; et il en est plusieurs qui paraissent convenir également aux diverses catégories dont nous venons de parler.

{p. 151}
I. Figures de pensée propres à instruire. §

229. Quelles sont les principales figures de raison ?

On compte parmi les figures de pensée propres à instruire et à convaincre, la prétérition, la concession, la communication, l’antéoccupation, l’atténuation et exagération, la litote, la sentence et l’épiphonème.

230. Qu’est-ce que la prétérition ?

La prétérition ou prétermission est une figure de pensée au moyen de laquelle on feint d’ignorer, ou de passer sous silence, ou de ne toucher que légèrement des choses que l’on dit cependant, et sur lesquelles souvent même on appuie avec force. Exemple :

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris ;
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirants sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sous la pierre écrasés.
Henriade.

231. Qu’est-ce que la concession ?

La concession est une figure par laquelle l’écrivain ou l’orateur, sûr de la bonté de sa cause, accorde une chose qui paraît contraire à ce qu’il veut prouver, mais pour en tirer aussitôt avantage, ou pour prévenir les incidents inutiles par lesquels on pourrait l’arrêter.

{p. 152}

Voici comment Massillon parle aux pécheurs qui diffèrent leur conversion :

Mais je veux que le temps vous soit accordé, et que le ministre du Seigneur ait le loisir de vous dire comme autrefois un prophète au roi de Juda : Réglez votre maison, car vous mourrez. L’accablement où vous serez alors pourra-t-il vous permettre de chercher Jésus-Christ ?

232. Qu’est-ce que la communication ?

La communication est une figure par laquelle, plein de confiance dans son bon droit, on expose familièrement ses raisons à ses auditeurs ou à ses adversaires, les consultant, les prenant pour juges, s’en rapportant à leur décision, afin de les amener de leur plein gré à un sentiment dont ils étaient d’abord éloignés.

Les vers suivants de Corneille offrent un bel exemple de communication ; c’est le vieil Horace qui défend son fils contre Valère :

Dis, Valère, dis-nous, puisqu’il faut qu’il périsse,
Où penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs, que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces ?

233. Faites connaître l’antéoccupation et la subjection.

L’antéoccupation, occupation ou prolepse prévient adroitement une objection et y répond d’avance. Dans l’éloquence, cette figure a souvent de grands avantages : une objection pressentie et repoussée n’est plus qu’un trait émoussé, quand l’adversaire veut s’en servir. Un coup prévu, dit Crévier, ne fait plus la même impression.

{p. 153}

Massillon, après avoir fait un grand éloge du prince de Conti, s’exprime ainsi :

Mais ne serait-ce point ici de ces images que l’orateur ne peint que d’après lui-même, qui expriment ce que le héros aurait dû être, mais qui ne représentent point ce qu’il a été, et plus propres à rappeler ses défauts qu’à servir à son éloge ?

Vous m’interrompez ici, messieurs, et je sens que ma précaution vous offense. Du milieu de cette assemblée auguste, une voix publique, formée par l’amour et par la douleur, s’élève contre moi et me reproche des louanges trop au-dessous de mon sujet, tandis que je parais craindre d’en donner d’excessives.

La subjection, qui se rapproche beaucoup de la prolepse, a lieu lorsque, dans une série de propositions, on répond coup sur coup à ses propres questions. Placée à propos, cette figure est très pressante. Mais il faut être vif et bref dans la demande et dans la réponse, sans quoi elle ne produirait pas d’effet.

Quelles pensez-vous, dit Fléchier dans l’Oraison funèbre du président de Lamoignon, quelles pensez-vous que furent les voies qui le conduisirent à cette fin ? La faveur ? il n’avait eu d’autres relations à la cour que celles que lui donnèrent ses affaires ou ses devoirs ? Le hasard ? on fut longtemps à délibérer ; et, dans une affaire aussi délicate, on crut qu’il fallait tout donner au conseil, et ne rien laisser à la fortune. La cabale ? il était du nombre de ceux qui n’avaient suivi que leur devoir ; et ce parti, quoique le plus juste, n’avait jamais été le plus grand.

234. Faites connaître l’atténuation et l’exagération.

L’atténuation ou exténuation est une figure qui adoucit les choses par l’expression, sans toutefois altérer la vérité. Nous indiquerons, comme exemples, les deux passages suivants de la fable {p. 154}Les animaux malades de la peste : Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi, etc., et : J’ai souvenance qu’en un pré de moines passant…

L’exagération, au contraire, augmente, amplifie les choses en bien ou en mal. Cette figure, qui se rencontre souvent dans la poésie et surtout dans l’ode, a l’enflure à redouter. La fable que nous venons de citer nous en fournit un exemple remarquable :

    A ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal.
Ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable,
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
    Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.

235. En quoi consiste la litote ?

La litote ou diminution est une espèce d’atténuation qui consiste à se servir, par modestie ou par égard, d’une expression qui dit moins pour faire entendre plus. C’est une négation qui, dans l’intention de l’écrivain, équivaut à une affirmation énergique.

Saint Paul dit aux Corinthiens qu’il ne les loue pas sur quelques désordres qui se commettent dans leurs agapes : Quid dicam vobis ? laudo vos ? in hoc non laudo. Il veut leur faire entendre qu’il les blâme fortement.

Corydon dit de lui-même :

Non sum adeo informis, nuper me in littore vidi ;
{p. 155}

et, par là, il veut faire entendre qu’il est beau et bien fait.

Polybe est appelé par Tite-Live non spernendus auctor, et Pythagore, par Horace, non sordidus auctor naturæ verique.

Il est bon d’employer la litote pour déguiser une louange ou un aveu difficile à faire, et surtout pour adresser des remontrances ou des avis à des personnes que l’on doit ménager, à cause de leur rang ou de leur caractère.

236. Dites quelques mots sur la sentence et sur l’épiphonème.

La sentence ou réflexion est un enseignement court et frappant, inspiré par le sujet, et qui contient une maxime profonde, une belle moralité. Les sentences donnent du poids et de la force au discours, lorsqu’elles sont placées à propos ; mais elles ne conviennent pas au langage de la passion, et elles rendent le style haché, si elles sont trop fréquentes.

En voici quelques-unes :

Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Corneille.
Mourir pour son pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.

On donne le nom d’épiphonème à une sentence vive et profonde qui termine un raisonnement ou un récit. Ordinairement, cette figure s’énonce par {p. 156}une exclamation qui ajoute de la vivacité à la réflexion. Exemples :

… Adeò in teneris consuescere multùm est !…
… Tantæne animis cœlestibus iræ ?
Tantæ molis erat Romanam condere gentem !

Après des détails sur le mystère de la réprobation des Juifs et de la vocation des Gentils, saint Paul conclut par ce bel épiphonème :

O altitudo divitiarum sapientiæ et scientiæ Dei ! Quam incomprehensibilia sunt judicia ejus, et investigabiles viæ ejus !

II. Figures de pensée propres à plaire. §

237. Faites connaître les principales figures d’imagination.

Les principales figures d’ornement, c’est-à-dire qui ont pour but de captiver l’imagination, sont : l’antithèse, la correction, la licence, la dubitation, l’hypothèse, la réticence, l’ironie, la gradation, la comparaison et l’hypotypose.

238. Qu’est-ce que l’antithèse ?

L’antithèse est une figure par laquelle on oppose des idées les unes aux autres, le plus souvent au moyen d’expressions qui rendent cette opposition plus frappante.

J’ai vu mille peines cruelles
Sous un vain masque de bonheur ;
Mille petitesses réelles
Sous une écorce de grandeur ;
Mille lâchetés infidèles
Sous un coloris de candeur.
Gresset.
{p. 157}
Ce fut lui (Joyeuse) que Paris vit passer tour à tour
Du siècle au fond du cloître et du cloître à la cour.
Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
Voltaire.
L’Olympe foudroyait, le Calvaire pardonne.
Soumet.

L’antithèse est une ressource puissante pour l’écrivain : elle donne de la lumière aux pensées, et au discours de la force et de l’éclat ; mais il ne faut s’en servir qu’avec sobriété, et ne pas oublier que cette figure n’est réellement belle que lorsque les pensées opposées sont naturelles, tirées du fond du sujet, et qu’elles servent à se donner réciproquement de la justesse et de la clarté.

239. Qu’est-ce que la correction ?

La correction ou épanorthose corrige avec finesse les pensées et les expressions de l’écrivain, et leur en substitue d’autres qui paraissent plus justes ou plus fortes. Cette figure ne consiste pas à corriger une faute réelle qui serait échappée : il ne faut point d’art pour cela, il n’est besoin que de franchise ; mais quand on a dit ce qu’on a voulu dire, et qu’on le corrige pour donner plus de finesse, de délicatesse ou de force au discours, c’est là que se trouve une figure, c’est-à-dire un ornement. La correction excite fortement l’intérêt en appelant l’attention sur la pensée nouvelle. Exemples :

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ?
{p. 158}
Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux ?
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?
N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ?
Racine.

Fléchier, après avoir vanté la naissance de Turenne, corrige ainsi sa pensée :

Mais que dis-je ? il ne faut pas l’en louer ici, il faut l’en plaindre : quelque glorieuse que fût la source dont il sortait, l’hérésie des derniers temps l’avait infectée.

240. Qu’est-ce que la licence ?

La licence est une figure par laquelle on promet de ne point déguiser à des personnes que l’on doit respecter ou craindre, certaines vérités qui pourraient leur déplaire. Quelquefois on emploie la licence avec le dessein secret de plaire et de flatter. Nous trouvons des exemples de cette figure dans le discours de Burrhus à Agrippine, et dans le Pro Ligario :

Je ne m’étais chargé, dans cette occasion,
Que d’excuser César d’une seule action ;
Mais puisque, sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité :
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non, ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde ;
Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde ;
J’en dois compte, Madame, à l’empire romain
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Racine, Britannicus.

Suscepto bello, Cæsar, gesto etiam ex magnâ parte, nullâ vi {p. 159}coactus, judicio ac voluntate ad ea arma profectus sum, quæ erant sumpta contra te.

Ce discours a un air de liberté ; mais, en réalité, il a pour but de plaire à César et de faire l’éloge de sa clémence, afin de sauver Ligarius.

241. Faites connaître la dubitation.

La dubitation exprime l’incertitude, le doute de celui qui parle ; il paraît ne savoir ni ce qu’il doit dire, ni quel parti il doit prendre. Telle est l’incertitude de Germanicus dans la harangue qu’il adresse à ses soldats révoltés :

Quod nomen huic cœtui dabo ? militesne appellem ? qui filium imperatoris vestri vallo et armis circumsedistis ; an cives ? quibus tam projecta senatûs auctoritas.

242. Qu’est-ce que l’hypothèse ?

L’hypothèse ou supposition est une figure par laquelle on imagine, on suppose comme vraies ou comme possibles des circonstances, des situations dont on tire des inductions favorables. Employée à propos, elle peut produire dans l’éloquence un effet saisissant. Nous citerons comme modèle de supposition le passage suivant du sermon sur le Petit nombre des élus :

Je vous le demande : si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des loups et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? Croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? Croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande ; vous l’ignorez, et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu, connaissez {p. 160}ceux qui vous appartiennent : mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas.

Massillon.

243. Qu’est-ce que la réticence ?

La réticence ou aposiopèse est une figure par laquelle on interrompt brusquement le propos qu’on a commencé pour passer à un autre, en sorte que ce qu’on a dit laisse assez entendre ce qu’on supprime. Cette figure fait tourner à la gloire de l’orateur ou de l’écrivain toutes les pensées qu’il n’exprime pas, et qui naissent en foule dans l’esprit de ceux qui l’écoutent ou le lisent ; mais elle doit être employée avec sobriété, et amenée par la violence de la passion, par l’impétuosité du sentiment, ou par un motif de respect ou de bienveillance.

Jam cœlum terramque, meo sine numine, venti,
Miscere, et tantas audetis tollere moles ?
Quos ego… Sed motos præstat componere fluctus.

Athalie, attendrie un moment à la vue de Joas, emploie aussitôt cette réticence :

Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse ?
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… je serais sensible à la pitié !
Racine.

244. Qu’est-ce que l’ironie ? Astéisme.

L’ironie consiste à dire précisément le contraire de ce qu’on pense et de ce qu’on veut faire entendre. Elle cache donc un sens opposé au sens propre et littéral ; et c’est pour cela qu’elle est rangée parmi les tropes par quelques critiques.

{p. 161}

C’est, le plus souvent, l’inflexion de la voix et la connaissance des sentiments de l’orateur à l’égard de celui dont il parle, qui font connaître l’ironie. Il est évident que, dans un écrit, elle doit être plus clairement exprimée.

L’ironie est tantôt badine et enjouée, tantôt dure et pleine de fiel. Dans le premier cas, elle raille avec finesse ; dans le second, elle se propose de mordre cruellement, et alors elle prend le nom de sarcasme ; ou bien elle a pour but d’exprimer le dernier degré du désespoir ou de la colère. Cette figure demande beaucoup de précaution, surtout dans le genre sérieux. Voici des exemples de ces diverses espèces.

J.-B. Rousseau raille finement, dans son épître à L. Racine, les déistes et les prétendus esprits forts :

Tous ces objets de la crédulité,
Dont s’infatue un mystique entêté,
Pouvaient jadis abuser des Cyrille,
Des Augustin, des Léon, des Basile :
Mais, quant à vous, grands hommes, grands esprits,
C’est par un noble et généreux mépris,
Qu’il vous convient d’extirper ces chimères,
Épouvantails d’enfants et de grand’mères.
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru.
Boileau.

L’impie Athalie adresse ce sarcasme à Josabeth :

Ce Dieu depuis longtemps votre unique refuge,
Que deviendra l’effet de ses prédictions ?
Qu’il vous donne ce roi promis aux nations !
Cet enfant de David, votre espoir, votre attente !
{p. 162}

Oreste, apprenant qu’Hermione s’est donné la mort à l’annonce de celle de Pyrrhus, s’écrie :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.

Il termine cette affreuse ironie par ce vers qui est, dit La Harpe, le sublime de la rage :

Eh bien ! je suis content, et mon sort est rempli.

L’astéisme est une ironie délicate et ingénieuse par laquelle on déguise la louange ou la flatterie sous le voile du reproche et du blâme, et réciproquement. Tel est, dans le Lutrin, l’éloge de Louis XIV par la Mollesse.

243. En quoi consiste la gradation ?

La gradation consiste à présenter une suite de pensées, d’images ou de sentiments qui enchérissent les uns sur les autres, soit en croissant, soit en décroissant. Il y a donc deux sortes de gradation, l’une ascendante, l’autre descendante plus rare que la première. Dans la poésie comme dans l’éloquence, cette figure est très propre à donner de la force et du mouvement à la phrase et à la pensée. Elle produit surtout un grand effet lorsqu’elle s’unit à la répétition, ce qui arrive très souvent. Exemples :

Veni, vidi, vici.

Elle viendra, dit Bossuet, cette heure dernière ; elle approche, nous y touchons, la voilà venue.

Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment
Racine.
{p. 163}

Nihil agis, nihil moliris, nihil cogitas quod ego non modò non audiam, sed etiam non videam, planèque sentiam.

246. Qu’est-ce que la comparaison ?

La comparaison consiste à rapprocher deux objets qui se ressemblent soit par plusieurs côtés, soit par un seul. Elle se distingue de la métaphore, en ce que la ressemblance que l’on observe entre deux choses s’y trouve non pas seulement indiquée, mais formellement exprimée, et en général plus suivie et plus détaillée que ne le permet la nature de la métaphore. L’effet de la comparaison est de donner plus de grâce et d’éclat au discours, plus de variété au récit, plus de clarté aux pensées, ou plus de force au raisonnement. Les poètes et les orateurs font un fréquent usage de cette figure.

Pour peindre la reine d’Angleterre seule debout au milieu des ruines accumulées par une révolution sanglante, Bossuet fait cette magnifique comparaison :

Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice fond sur elle sans l’abattre : ainsi la reine se montre le ferme soutien de l’État, lorsque, après en avoir porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.

Milton dit de Satan, dans le Paradis perdu :

Il s’émeut, et semblable à l’instrument terrible,
Qui recule au moment qu’il vomit le trépas,
Il chancelle, il hésite, il recule d’un pas.
Delille.

Homo, sicut fœnum dies ejus, tanquam flos agri sic efflorebit ; quoniam spiritus pertransibit in illo, et non subsistet, et non cognoscet amplius locum suum.

(Psaume cii.)
{p. 164}

Voulant peindre le recueillement et le bonheur que l’âme pieuse goûte dans le temple du Seigneur, Lamartine emploie les comparaisons suivantes :

Comme la vague orageuse
S’apaise en touchant le bord ;
Comme la nef voyageuse
S’abrite à l’ombre du port ;
Comme l’errante hirondelle
Fuit sous l’aile maternelle
L’œil dévorant du vautour ;
A tes pieds quand elle arrive,
L’âme errante et fugitive
Se recueille en ton amour.

Fléchier, dans l’Oraison funèbre de Turenne, dit en s’adressant à Dieu :

Comme il s’élève du fond des vallées des vapeurs grossières dont se forme la foudre qui tombe sur les montagnes, il sort du cœur des peuples des iniquités dont vous déchargez le châtiment sur la tête de ceux qui les gouvernent ou qui les défendent.

La lumière luit dans les ténèbres, dit Malebranche, mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres. Il en est ainsi de la vérité pour les hommes.

La comparaison est une des figures les plus riches de l’éloquence et de la poésie. Ses qualités sont la clarté, le naturel, la justesse, l’élévation ou la noblesse, la nouveauté, une judicieuse étendue, et la convenance qui existe lorsque cette figure est employée à propos et avec discrétion.

247. Dites quelques mots de l’hypotypose et des figures qui s’y rattachent.

L’hypotypose peint les objets dont on parle avec des {p. 165}couleurs si vives et des images si vraies, qu’elle les met pour ainsi dire sous les yeux. C’est ici que la poésie et l’éloquence touchent de plus près à la peinture. Nous citerons seulement le portrait que Cicéron fait de Verrès en ces termes :

Ipse, inflammatus scelere et furore, in forum venit : ardebant oculi ; toto ex ore crudelitas eminebat.

Les rhéteurs rapportent ordinairement à l’hypotypose la topographie, la démonstration, la prosopographie, l’éthopée, le parallèle, etc. Mais ces ornements du style ont le plus souvent une étendue qui les distingue des simples figures, et qui les range parmi les compositions proprement dites. Il en est de même de l’hypotypose lorsqu’elle se prolonge. Nous reviendrons sur ce sujet, en traitant des compositions secondaires.

III. Figures de pensée propres à émouvoir.

248. Quelles sont les principales figures de mouvement ou de passion ?

Les principales figures propres à toucher et à émouvoir sont la suspension, la permission, l’hyperbole, l’interrogation, l’exclamation, l’optation, l’obsécration, l’imprécation, la commination, l’apostrophe, la personnification ou prosopopée, et le dialogisme.

249. Qu’est-ce que la suspension ?

La suspension est une figure par laquelle on tient quelque temps les esprits en suspens et dans l’incertitude de ce qu’on va dire, afin de mieux exciter l’attention et de frapper plus fortement. Cette figure, qui ne peut s’employer souvent à {p. 166}cause de sa magnificence, exige que la chose annoncée réponde à l’attente et qu’elle ne se fasse pas attendre trop longtemps.

Bossuet nous a laissé un bel exemple de suspension dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces ! l’une de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non, c’est de l’avoir faite reine malheureuse.

Auguste, après un long récit des bienfaits dont il a comblé Cinna, annonce l’attentat que ce Romain a médité contre lui :

Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire
Ne pouvait pas sitôt sortir de ta mémoire :
Mais, ce qu’on ne saurait jamais imaginer,
Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner.
Corneille.

Dans le genre familier et badin, la suspension peut être plus étendue que dans un discours grave et sérieux. Telles sont plusieurs suspensions de Scarron, et celle qui termine la lettre de Mme de Sévigné sur le mariage de Lauzun.

250. En quoi consiste la permission ?

La permission est une figure qu’on emploie, tantôt pour abandonner à eux-mêmes ceux qu’on ne peut détourner de leur dessein, tantôt pour inviter quelqu’un à se porter aux plus grands excès, et cela pour le toucher et lui inspirer de l’horreur pour ce qu’il a déjà fait ou ce qu’il veut faire encore.

{p. 167}

Thyeste, après avoir reconnu le sang de son fils dans la coupe qui lui a été présentée par Atrée, lui parle ainsi :

Monstre que les enfers ont vomi sur la terre,
Assouvis la fureur dont ton cœur est épris ;
Joins un malheureux père à son malheureux fils.
A ses mânes sanglants donne cette victime,
Et ne t’arrête point au milieu de ton crime.
Barbare, peux-tu bien m’épargner dans ces lieux
D’où tu viens de chasser et le jour et les dieux ?

Agrippine se sert de cette figure dans les vers suivants :

Poursuis, Néron, poursuis : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu vas te signaler :
Poursuis ; tu n’as pas fait un pas pour reculer.
Racine.

La permission a quelque rapport avec la concession : elle est dans les figures de passion ce qu’est l’autre dans les figures de raisonnement.

251 Qu’est-ce que l’hyperbole ?

L’hyperbole est une figure qui exagère les choses soit en augmentant, soit en diminuant excessivement la vérité, afin de faire plus d’impression sur l’imagination et d’amener l’esprit à les mieux connaître. Elle emploie des mots qui, pris à la lettre, vont bien au delà de la réalité, mais qui sont réduits à leur juste valeur par ceux qui les entendent. C’est ainsi qu’on dit par hyperbole léger comme le vent, lent comme une tortue, blanc comme la neige, etc.

On lit dans l’Exode :

Je vous conduirai dans un pays où coulent le lait et le miel.
{p. 168}

Virgile peint en ces termes la légèreté de Camille :

Illa vel intactæ segetis per summa volaret
Gramina, nec teneras cursu læsisset aristas ;
Vel mare per medium fluctu suspensa tumenti,
Ferret iter, celeres nec tingeret æquore plantas.
Virgile.

Cinna rappelle ainsi les tristes conséquences de la guerre civile :

Romains contre Romains, parents contre parents
Combattaient seulement pour le choix des tyrans…
Rome entière noyée au sang de ses enfants.
Corneille.

L’hyperbole suivante est aussi très forte :

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Racine.

Virgile a dit :

Refluitque exterritus amnis,
Énéide, VIII.

et Fléchier, en parlant de la mort de Turenne :

Des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous les habitants.

Il faut se servir avec modération de l’hyperbole qui ne doit jamais être trop hardie, et encore moins outrée. Ici, surtout, l’abus touche de près à l’usage ; et avec l’abus commencent la boursouflure, l’extravagance et le ridicule. Le goût et le bon sens doivent toujours guider dans l’emploi de cette figure.

{p. 169}

252. Qu’est-ce que l’interrogation ?

L’interrogation est une figure par laquelle on adresse des questions, non pour en obtenir la solution, mais pour presser, convaincre ou confondre ceux qu’on veut persuader, en faisant ressortir la force des raisons qu’on allègue. Cette figure, une des plus familières à l’orateur, est très propre au pathétique, à l’expression des reproches ainsi que de tous les sentiments impétueux et de toutes les passions violentes, et donne au discours de l’âme, du feu, de la rapidité et de l’énergie.

Cicéron nous fournit un remarquable exemple de cette figure, dans l’exorde de la première Catilinaire :

Quousque tandem abutere patientia nostra, Catilina ? Quandiu etiam furor iste tuus nos eludet ? Quem ad finem sese effrenata jactabit audacia ? Patere tua consilia non sentis ?

Quoi ! Rome et l’Italie en cendre
Me feront honorer Sylla ?
J’adorerai dans Alexandre
Ce que j’abhorre en Attila ?
J.-B. Rousseau.

Lorsque la réponse suit la question, on donne à la figure le nom de subjection. Nous en avons parlé plus haut.

253. Qu’est-ce que l’exclamation ?

L’exclamation est une figure par laquelle un orateur, un poète éclate par des interjections pour exprimer un sentiment vif et subit de l’âme, un mouvement impétueux de surprise, d’admiration, de crainte, de joie, de douleur, d’indignation.

{p. 170}

O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte !

Bossuet.

O vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leurs destinées !

Bossuet.

Aman, après avoir conduit Mardochée au triomphe, s’écrie :

O douleur ! ô supplice affreux à la pensée !
O honte qui jamais ne peut être effacée !
Un exécrable Juif, l’opprobre des humains,
S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains !

254. Dans quels cas l’exclamation prend-elle le nom d’optation ?

L’exclamation prend le nom d’optation lorsqu’elle exprime un souhait ardent, un vif désir d’obtenir ce que l’on cherche, comme dans les exemples suivants :

Quis dabit mihi pennas sicut colombæ ? et volabo et requiescam.

Hector, avant d’aller au combat, appelle la protection des dieux sur son fils Astyanax :

………… Dieux, prenez sa défense !
D’un Hector au berceau, dieux ! protégez l’enfance !
Si l’ordre du destin nous sépare aujourd’hui,
Pour vous servir encor, que je revive en lui !
S’il règne, qu’il soit juste, et, s’il le faut, sévère ;
Qu’il fasse tout le bien que j’aurais voulu faire !
Qu’il voue à la patrie et son bras et son cœur !
Qu’armé pour elle seule il soit toujours vainqueur !
Et puisse-t-il, l’amour et l’orgueil de sa mère,
Faire dire au Troyens consolés de son père :
« Hector, tant qu’il vécut, des Troyens fut l’appui.
« Son fils est aussi brave, et plus heureux que lui. »
Luce de Lancival.
{p. 171}

255. Qu’est-ce que l’obsécration ?

L’obsécration ou déprécation est une figure par laquelle on a recours aux prières, aux larmes, pour obtenir une grâce ou détourner un malheur, en présentant à ceux qu’on veut fléchir les motifs les plus capables de les émouvoir et de les attendrir. Elle s’adresse à Dieu et aux hommes. Exemples :

Aman conjure Esther de le sauver :

Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse,
Par ce sage vieillard, l’honneur de votre race,
Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux :
Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.

Philoctète adresse à Néoptolème cette touchante prière :

O mon fils ! je t’en conjure par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher au monde, de ne pas me laisser seul dans ces maux que tu vois !

Fénelon.

256. En quoi consiste l’imprécation ?

L’imprécation est une figure par laquelle l’orateur ou le personnage que fait parler le poète, s’adressant au ciel, aux enfers ou à quelque puissance supérieure, appelle les plus grands malheurs sur un objet odieux. Elle est plus souvent l’expression de la colère et de la fureur ; et sous ce point de vue, on en trouve beaucoup d’exemples dans la tragédie, où les passions se montrent dans toute leur force.

Telle est l’imprécation de Cléopâtre contre son fils Antiochus, et contre la princesse son épouse :

Règne : de crime en crime enfin te voilà roi…
{p. 172}

Telles sont les imprécations de Camille contre Rome, dans les Horaces :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !…

et celles d’Hérode contre la Judée, contre Jérusalem et contre lui-même :

Murs que j’ai relevés, palais, tombez en cendre !…
Temple, que pour jamais tes voûtes se renversent !…
Que d’Israël détruit les enfants se dispersent !…

Quelquefois l’imprécation n’est dictée que par le zèle de la vertu, par l’horreur du crime. Telle est celle que Racine met dans la bouche de Joad :

Daigne, daigne, mon Dieu ! sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur.

Quomodo cantabimus canticum Domini in terrâ alienâ ? Si oblitus fuero tui, Jerusalem, oblivioni detur dextera mea ! Adhæreat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui, si non proposuero Jerusalem in principio lætitiæ meæ !

257. Qu’est-ce que la commination ?

La commination est une figure de passion qui a pour but d’effrayer ceux à qui l’on parle, par la peinture des maux dont ils seraient infailliblement menacés.

Joad se sert de cette figure pour faire trembler Mathan, dans ces vers déjà cités :

De toutes tes horreurs, va, comble la mesure !
Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,
Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel :
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.
{p. 173}

258. Qu’est-ce que l’apostrophe ?

L’apostrophe est une tournure éloquente, hardie, par laquelle le poète ou l’orateur, agité par la passion, s’interrompt tout à coup pour s’adresser directement et nommément à des objets animés ou inanimés, vivants ou morts, réels ou imaginaires, présents ou absents, et quelquefois à lui-même comme dans les monologues :

Inclyti, Israel, super montes tuos interfecti sunt : quomodo ceciderunt fortes ?

Nolite annuntiare in Geth, neque annuntietis in compitis Ascalonis : ne fortè lætentur filiæ Philisthiim, ne exultent filiæ incircumcisorum.

Montes Gelboe, nec ros nec pluvia veniant super vos, neque sint agri primitiarum, quia ibi abjectus est clypeus fortium, clypeus Saul, quasi non esset unctus oleo.

Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de frapper ! Toute la terre en est étonnée.

Cieux, écoutez ma voix, terre, prête l’oreille.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !
Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.
Racine.

Condé, Turenne, Luxembourg, Créquy, noms immortels ! Guerriers, qui durant cinquante ans avez entretenu si constamment la chaîne de la gloire et du bonheur de la France ! vous n’envierez pas à Boufflers l’honneur d’approcher de vous dans l’ordre glorieux des défenseurs de l’État.

La Rue, Oraison funèbre du duc de Boufflers.
Immolons en partant trois ingrats à la fois.
Racine.

Les poètes emploient quelquefois l’apostrophe seulement pour donner plus de grâce ou de variété à leurs compositions.

{p. 174}

259. Qu’est-ce que la prosopopée ?

La prosopopée ou personnification est une figure par laquelle on attribue la vie, le sentiment, l’action, le langage à des êtres absents, inanimés, imaginaires, et quelquefois même à des morts. C’est la plus hardie, la plus vive et la plus magnifique de toutes les figures ; aussi ne convient-elle qu’à la poésie et à la haute éloquence, et demande-t-elle à être employée avec beaucoup de discernement.

260. Faites connaître les règles de la prosopopée.

La première de ces règles, qui s’applique aussi à l’apostrophe, est de ne faire usage de cette figure que lorsqu’elle est suggérée par une forte passion, et de ne jamais la prolonger lorsque la passion se calme. C’est un de ces hauts ornements, qui ne peuvent convenir que dans les passages les plus animés d’une composition ; et la même on ne doit s’en servir qu’avec une grande discrétion. La seconde est de ne personnifier de cette manière que des objets qui ont par eux-mêmes une sorte de dignité, et qui peuvent figurer convenablement à la hauteur où on veut les placer. Il convient d’observer cette règle, même pour les degrés inférieurs de cette figure ; mais elle est surtout indispensable lorsqu’on adresse la parole à l’objet qu’on personnifie. On peut adresser ses regrets au corps inanimé d’un ami que l’on vient de perdre ; mais les adresser à ses habits, ou aux différentes parties du corps, comme si ces objets avaient une {p. 175}vie séparée, n’offrirait qu’une idée étroite et mesquine.

261. Citez quelques exemples.

Exue te, Jérusalem stolâ luctûs et vexationis tuæ, et indue te decore, et honore ejus, quæ a Deo tibi est, sempiternæ gloriæ… Nominabitur enim nomen tuum à Deo in sempiternum : Pax justitiæ et honor pietatis.

Baruch, v.

Mucro, mucro, evagina te ad occidendum : lima te ut interficias et fulgeas… Gladius exacutus est, et limatus. Ut cædat victimas, exacutus est : ut splendeat, limatus est.

Ezech., xxi-xxviii.

Grande reine ! je satisfais à vos plus tendres désirs, quand je célèbre ce monarque ; et ce cœur, qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille tout poudre qu’il est, et devient sensible, même sous le drap mortuaire, au nom d’un époux si chéri.

Bossuet.
…………… O rochers, ô rivages !
Vous, mes seuls compagnons, ô vous, monstres sauvages,
(Car je n’ai plus que vous, à qui ma voix, hélas !
Puisse adresser des cris que l’on n’écoute pas),
Témoins accoutumés de ma plainte inutile,
Voyez ce que m’a fait le fils du grand Achille.
La Harpe.
La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle :
La terre le publie : Est-ce moi, me dit-elle,
Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?
C’est celui dont la main posa mes fondements.
Si je sers tes besoins, c’est lui qui me l’ordonne.
Les présents qu’il me fait, c’est à toi qu’il les donne.
Je me pare des fleurs qui tombent de sa main ;
Il ne fait que l’ouvrir, et m’en remplit le sein.
L. Racine.

Nous citerons encore, parmi les plus belles prosopopées, celle d’Isaïe sur la chute de l’empire d’Assyrie, mise en vers par L. Racine ; celle des Lois, par Platon ; celles de la Patrie, par Cicéron et par Lucain ; celle d’Alger, par Bossuet ; celle de Fabricius, par J.-J. {p. 176}Rousseau ; celle des souverains de notre pays, par Chateaubriand, et celle du Danube, par V. Hugo.

262. Qu’est-ce que le dialogisme ?

Lorsque la prosopopée met en scène les personnages et établit un dialogue entre eux, elle prend le nom de dialogisme. Cette figure est un tour très propre à soutenir l’attention en donnant au sentiment de la force et de la chaleur.

Boileau, après Perse, nous représente l’Avarice excitant un marchand à parcourir l’immensité des mers :

Le sommeil sur ses yeux commence à s’épancher :
Debout ! dit l’Avarice, il est temps de marcher.
— Hé ! laisse-moi. — Debout ! — Un moment ! — Tu répliques ?
— A peine le soleil fait ouvrir les boutiques !
— N’importe, lève-toi. — Pourquoi faire après tout ?
— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout ;
Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre ;
Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
— Mais j’ai des biens en foule, et je puis m’en passer.
— On n’en peut trop avoir………
Article II.
De l’harmonie §

263. Qu’est-ce que l’harmonie du style ?

L’harmonie du style est un concours, une combinaison de sons agréables, résultant du choix et de l’arrangement des mots, ainsi que de la disposition et de l’enchaînement des phrases ou des périodes et des membres qui les composent, et qui sont destinés à plaire à l’oreille par leur accord entre eux, ou à la charmer par leur savante combinaison.

{p. 177}

264. Quelle est l’importance de l’harmonie ?

Le son est sans doute bien inférieur au sens en importance, dit Blair ; cependant il demande quelque attention de notre part. En effet, aussi longtemps que les sons seront employés comme véhicule de la pensée, il y aura une très grande liaison entre l’idée transmise et le son qui la transmet. Il est bien difficile que des consonnances rudes et désagréables nous communiquent des idées douces et gracieuses. Frappée de tels sons, l’imagination se révolte, comme l’ont constaté Quintilien et Boileau :

Nihil potest intrare in affectum, quod in aure, velut quodam vestibulo, statim offendit.

Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée.

265. Combien distingue-t-on d’espèces d’harmonie ?

On distingue deux espèces d’harmonie : l’une qui consiste dans l’arrangement des mots et des phrases, c’est l’harmonie mécanique ; l’autre qui consiste dans le rapport de ce choix, de cet arrangement avec les pensées, les images et les sentiments qu’on veut exprimer, c’est-à-dire dans l’expression des objets par des sons qui leur ressemblent, c’est l’harmonie imitative.

§ I. — De l’harmonie mécanique. §

266. En quoi consiste l’harmonie mécanique ?

L’harmonie mécanique consiste dans l’accord des {p. 178}sons entre eux, accord produit par le choix et le mélange des expressions et par la coupe et l’enchaînement des périodes. Cette espèce d’harmonie a pour but de donner de l’agrément et de la mélodie au style. Quoique plus rigoureusement requise dans la poésie et dans l’éloquence que dans les ouvrages de philosophie et d’histoire, elle est tellement nécessaire à toute composition qu’elle a reçu le nom d’harmonie du discours.

267. Qu’avez-vous à dire sur le choix des mots ?

Nous commençons par le choix des mots, sur lequel il n’y a pas beaucoup à dire, à moins de descendre dans de frivoles et fastidieux détails sur le pouvoir des différentes lettres, ou des sons simples dont le langage est composé. Il est évident que les mots les plus agréables à l’oreille sont ceux qui sont formés de sons doux et coulants, où les voyelles et les consonnes sont heureusement mélangées, où deux consonnes rudes ne se heurtent point, où l’on ne trouve pas trop de voyelles consécutives qui forment un hiatus et forcent d’ouvrir la bouche d’une manière pénible. On peut encore poser en principe que tous les sons qui sont difficiles à prononcer deviennent, dans la même proportion, durs et disgracieux à l’oreille. Les voyelles donnent aux mots de la douceur ; les consonnes leur donnent de la force. Selon que les unes ou les autres dominent, la langue est dure ou efféminée. Les longs mots sont en général plus agréables à l’oreille que les mono {p. 179}syllabes. Ils plaisent en présentant une composition de sons qui se succèdent avec aisance : aussi abondent-ils dans les langues harmonieuses. Parmi les longs mots, ceux qui flattent le plus l’oreille sont les mots composés d’un mélange de syllabes brèves et longues.

268. Quelles observations avez-vous à faire sur l’arrangement des mots ?

La beauté de la construction d’une phrase, relativement à l’harmonie, dépend plus de la combinaison des mots que de leur choix. Cette combinaison est plus compliquée, plus difficile et d’une nature plus délicate que la première opération. En effet, quelque sonores que soient les mots, quelque attention que l’on donne au choix qu’on en fait, si leur arrangement est vicieux, l’harmonie est détruite. C’est surtout dans la distribution de la phrase qu’il faut éviter les sons désagréables qui peuvent blesser l’oreille. A cet égard, Cicéron l’emporte sur tous les écrivains anciens et modernes. Il avait fait une étude approfondie de l’arrangement le plus favorable à l’harmonie, et il portait peut-être à l’excès le goût pour ce qu’il appelle plena ac numerosa oratio. Qu’y a-t-il, par exemple, de plus parfait en ce genre, de plus arrondi, de plus sonore, que cette période de la IVe Catilinaire ? Cogitate quantis laboribus fundatum imperium, quantâ virtute stabilitam libertatem, quantâ deorum benignitate auctas exaggeratasque fortunas, una nox penè delerit. — Fléchier, {p. 180}Boileau et Racine nous offrent de beaux exemples du choix et de la combinaison des mots. Nous ne citerons ici que les vers suivants :

L’Éternel est son nom ; le monde est son ouvrage ;
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.
Racine.

269. Quels sont les défauts à éviter dans l’assemblage des mots ?

Les défauts à éviter dans l’arrangement des mots, et que nous avons déjà indiqués en partie, sont :

1° L’hiatus ou bâillement, qui a lieu quand deux voyelles se trouvent vis-à-vis l’une de l’autre, et se tranchent durement, comme dans ces phrases : Il a été un temps ; il alla à Alexandrie, où il s’appliqua à apprendre la peinture ; Baccæ æneæ amœnissimæ impendebant. L’hiatus est banni de notre poésie ; et on ne le permet dans la prose que lorsqu’il n’est pas sensiblement désagréable.

2° La répétition fréquente des mêmes lettres, des mêmes syllabes ou des mêmes mots. Exemples :

O tyran, Titus Tatius, toi-même tu t’es attiré tant de maux !
Quam multi tineas pascunt blattasque diserti.
Pourquoi ce roi du monde et si libre et si sage,
Subit-il si souvent un si dur esclavage ?
Ces cyprès sont si loin qu’on ne sait si c’en sont.

3° Les rencontres et les chocs de consonnes, parce que n’ayant point de son par elles-mêmes, elles tourmentent l’organe et écrasent la voyelle ; {p. 181}comme dans les mots sphinx, stirps, Cécrops, arx studiorum. On peut cependant adoucir ces mots en les plaçant entre deux voyelles.

4° Le concours et l’enchaînement de mots pesants et rudes qui rendent le style embarrassé et rocailleux. La délicatesse de l’oreille est blessée de l’âpreté de sons et de la raideur de mouvement qui caractérisent les vers suivants faits pour critiquer Chapelain et V. Hugo :

Maudit soit l’auteur dur, dont l’âpre et dure verve,
Son cerveau tenaillant, rima malgré Minerve ;
Et de son lourd marteau martelant le bon sens,
A fait de méchants vers douze fois douze cents.
Où, ô Hugo, juchera-t-on ton nom ?
Rendu justice enfin que ne t’a-t-on ?
Quand donc au mont qu’Académique on nomme,
De roc en roc grimperas-tu, rare homme ?

Les mots durs et choquants peuvent cependant entrer dans le discours, si l’on a soin de les adoucir en les plaçant avec art. C’est ainsi que Buffon a su faire passer le mot cataracte, lorsqu’il a dit :

Il se livre à la pente précipitée de ses cataractes écumantes.

Il en est de même de certains mots fournis par les sciences, la philosophie ou l’histoire. On doit quelquefois les employer, quelque rudes et choquants qu’ils paraissent ; mais il est très rare qu’un bon écrivain ne puisse pas les rendre supportables par la manière heureuse dont il sait les disposer. Boileau a admirablement surmonté des difficultés de ce genre dans son Épître au roi sur le passage du Rhin.

{p. 182}

5° L’accumulation de mots trop longs ou de monosyllabes. Exemples :

Conturbabantur Constantinopolitani
Innumerabilibus sollicitudinibus.
L’on hait ce que l’on a ; ce qu’on n’a pas, on l’aime.
Voltaire.

On trouve cependant des phrases où une série d’expressions d’égale longueur ne produit pas d’effet désagréable ; mais il faut que les mots soient bien coulants et disposés de façon à se combiner entre eux d’une manière convenable, comme dans ce vers de Racine :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

270 Que produisent le choix et l’arrangement des mots ?

L’harmonie dans les mots et dans leur assemblage produit naturellement l’harmonie principale du discours, l’harmonie des phrases en elles-mêmes et dans leur succession. Cette harmonie demande une oreille très délicate et très exercée. Elle consiste dans la texture, la coupe et l’enchaînement des phrases et des périodes.

271. Qu’est-ce que la période ?

Nous avons dit plus haut que la phrase est un arrangement de mots formant un sens complet. On donne le nom de phrase simple à celle qui ne peut se diviser en plusieurs parties, c’est-à-dire qui ne renferme qu’une proposition. La phrase est composée ou complexe lorsqu’elle en renferme plusieurs. La phrase complexe conserve ce nom lorsque {p. 183}les parties qui la composent peuvent être facilement détachées les unes dés autres, de manière à former autant de phrases simples. Mais lorsque toutes ces parties ou propositions sont intimement liées ensemble, elles forment ce qu’on appelle une période. La période est donc la réunion de plusieurs propositions tellement liées les unes aux autres que le sens complet demeure suspendu jusqu’à un dernier et parfait repos. La suspension de la pensée est de l’essence de la période.

272. Qu’appelle-t-on membre ? incise ?

On appelle membre chaque partie notable de la période dont la liaison avec les autres parties est marquée par des conjonctions ou par le sens, et qui finit par un repos inachevé. La suppression d’un membre rend la phrase inintelligible.

Le membre à son tour peut subir des divisions. Ces parties du membre sont des propositions complémentaires qui forment un sens partiel, se suivent et se rattachent ensemble sans dépendance nécessaire, et auxquelles on a donné le nom d’incises. La suppression d’une incise ne détruit pas le sens de la période.

273. Combien compte-t-on d’espèces de périodes ?

Il y a des périodes de deux, de trois, de quatre membres, rarement de cinq.

Période à deux membres.

1. Celui qui met un frein à la fureur des flots
2. Sait aussi des méchants arrêter les complots.
{p. 184}

Période à deux membres avec incises.

1. Si l’équité régnait dans le cœur des hommes, — si la vérité et la vertu leur étaient plus chères que les plaisirs, la fortune et les honneurs,

2. Rien ne pourrait altérer leur bonheur.

Massillon.

Période à trois membres.

1. Pendant que les sanglots éclataient de toutes parts,

2. Comme si un autre que lui en eût été le sujet,

3. Il continuait à donner ses ordres.

Période à quatre membres.

1. Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux,

2. Lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait fond sur elle sans l’abattre ;

3. Ainsi la reine se montre le plus ferme appui de l’État,

4. Lorsque, après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.

Bossuet.

Cette période est appelée période carrée, parce qu’elle se compose de quatre membres. C’est la plus parfaite ; mais elle ne doit pas être employée trop souvent parce qu’elle sent l’art et le travail. On donne le même nom, par extension, à toute période nombreuse et soignée. — La période ronde est celle dont les membres sont tellement joints qu’on aperçoit difficilement l’endroit où ils s’unissent. — Celle dont les membres sont opposés et forment antithèse a reçu le nom de période croisée.

Nous ferons remarquer que les périodes doivent être liées entre elles d’une manière naturelle. On peut lire comme modèle d’enchaînement des pensées dans une composition périodique, le {p. 185}commencement de l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre : Celui qui règne… son autorité suprême.

274. Qu’est-ce que le nombre ?

Si la suspension du sens constitue la propriété essentielle de la période, sa beauté consiste dans le nombre. Le nombre, qui appartient à la phrase en général, mais qui est surtout nécessaire à la période, est une harmonie, une combinaison musicale des phrases, en d’autres termes, un accord des sons, des expressions, des membres, des chutes de la phrase, calculé de manière à favoriser la respiration, à satisfaire l’esprit et à flatter l’oreille.

275. D’où résulte la beauté du nombre ?

La beauté du nombre résulte de la bonne distribution des repos, et de l’harmonie de la conclusion ou de la cadence finale. Durant le cours de la période, la terminaison de chacun de ses membres forme une pause ou un repos. Ces repos doivent être distribués de manière à ne point gêner le cours ordinaire de la respiration, mais avoir une proportion raisonnable avec la portée de la voix humaine, et être placés à des distances qui aient entre elles une sorte de proportion musicale.

Quant à l’harmonie de la cadence finale, la seule règle importante que l’on puisse proposer, c’est que, si l’on veut donner à la phrase de l’élévation et de la dignité, les sons doivent aller en croissant jusqu’à la fin. Ainsi les membres de phrase les {p. 186}plus longs, et les mots les plus pleins et les plus sonores, doivent être réservés pour la conclusion.

On peut appliquer à la mélodie ce que nous avons dit du sens : lorsqu’elle tombe vers la fin, il en résulte un mauvais effet. Ainsi les particules, les pronoms, les petits mots, placés à la conclusion, sont désagréables à l’oreille, en même temps qu’ils nuisent à la force de l’expression. En général, une fin de période harmonieuse exige que la dernière ou l’avant-dernière syllabe soit longue.

276. Est-il nécessaire de varier la coupe et la cadence des périodes ?

Pour satisfaire l’oreille et soutenir l’attention du lecteur ou de l’auditeur, pour qu’une composition conserve sa chaleur et sa force, il faut avoir soin d’en varier la coupe et le nombre : et ceci n’est pas seulement relatif à la cadence finale de la période, mais encore à la distribution de ses membres. On doit éviter de placer immédiatement à la suite l’une de l’autre deux périodes de même forme, dont les pauses reviennent aux mêmes intervalles. Il faut mêler des phrases courtes aux périodes longues et sonores, et rendre le discours animé en même temps qu’on lui donne de la douceur et de la pompe, sous peine de tomber dans la monotonie. Un discours dont toutes les phrases seraient également cadencées et symétrisées avec le même art, dont toutes les chutes tomberaient avec la même harmonie, deviendrait bientôt {p. 187}ennuyeux et insupportable. A la variété du nombre il faut joindre sa convenance avec le sujet, ou l’accord entre la pensée et l’harmonie.

277. Qu’appelle-t-on style périodique ? style coupé ?

Le style est dit périodique lorsqu’il est composé d’un enchaînement de plusieurs périodes, ou lorsque les membres et les incises d’une période sont en grand nombre. Ce style, qui est le plus noble, le plus harmonieux, le plus oratoire, convient aux oraisons funèbres, aux panégyriques, aux descriptions et à tout ce qui demande de l’élévation et de la magnificence. Cicéron abonde en périodes pleines d’harmonie. Un beau modèle de style périodique est le début de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.

Au style périodique est opposé le style coupé. Ce dernier est le style où le sens est renfermé dans des propositions courtes, indépendantes et complètes par elles-mêmes. Telles sont ces phrases de Bossuet :

L’orgueil de Démétrius souleva le peuple. Toute la Syrie était en feu. Jonathas sut profiter de la conjoncture. Il renouvela l’alliance avec les Romains.

Le style coupé est plus léger, plus vif, plus brillant. Il convient aux récits, aux raisonnements pressants, aux mouvements passionnés et aux sujets légers, agréables et gais. La lettre de Mme de Sévigné sur la mort de Turenne peut servir d’exemple. — On doit donc employer le style périodique ou le style coupé de préférence, selon {p. 188}la nature et le caractère général de l’ouvrage. Mais il faut toujours se souvenir que la grande règle est de les entremêler, et que leur mélange bien entendu constitue l’une des principales ressources du beau langage.

Tous les grands écrivains, tous les orateurs illustres se sont appliqués à observer les règles de l’harmonie, et surtout de l’harmonie périodique. Nous citerons, parmi les plus célèbres, Homère, Cicéron, Virgile, Fléchier, Bossuet, Racine, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, J.-B. Rousseau, Buffon.

Nous terminerons nos observations sur l’harmonie mécanique par ces paroles si justes de Le Batteux : il faut non seulement que les sons se lient entre eux avec facilité et douceur, dans le même mot ; mais que les mots se lient de même entre eux dans une même phrase, les phrases dans une même période, les périodes dans tout le discours.

§ II. — De l’harmonie imitative. §

278. Qu’est-ce que l’harmonie imitative ?

L’harmonie imitative est celle qui représente, c’est-à-dire qui peint et qui imite les objets et les sentiments par la combinaison des sons, de manière à offrir une ressemblance sensible entre les sons et les mouvements de la langue et ceux de la nature. C’est de ce genre d’harmonie que Longin entend parler, dans le passage suivant :

{p. 189}

L’harmonie du discours ne frappe pas seulement l’oreille, mais l’esprit ; elle y réveille une foule d’idées, de sentiments, d’images, et parle de près à notre âme par le rapport des sons avec les pensées.

Cette espèce d’harmonie se rencontre dans les ouvrages en prose ; mais elle se trouve bien plus fréquemment dans les compositions poétiques. Parmi les écrivains qui se sont le plus distingués en ce genre, nous citerons Homère, Virgile, Horace, Cicéron, La Fontaine, Bossuet, Fléchier, Racine, Fénelon, Boileau, J.-B. Rousseau, Saint-Lambert, Delille, Chateaubriand, Lamartine.

279. Faites connaître quelques règles relatives à l’harmonie imitative.

Comme il est difficile d’établir sur ce point des principes bien précis, nous donnerons seulement quelques règles générales que Delille et du Resnel ont traduites de Pope, surnommé le Boileau de l’Angleterre, et que ce poète paraît avoir lui-même empruntées au livre III de la Poétique de Vida : Haud satis est illis… sonitu illætabilis ipso. Voici ces passages où l’on trouve à la fois, comme dans les deux poètes imités, le précepte et l’exemple :

Que le style soit doux, lorsqu’un tendre zéphyre
A travers les forêts s’insinue et soupire.
Qu’il coule avec lenteur, quand de petits ruisseaux
Traînent languissamment leurs gémissantes eaux.
Mais le ciel en fureur, la mer pleine de rage
Font-ils d’un bruit affreux retentir le rivage ?
Le vers comme un torrent en grondant doit marcher.
Qu’Ajax soulève et lance un énorme rocher,
Le vers appesanti tombe avec cette masse.
Voyez-vous des épis effleurant la surface,
{p. 190}
Camille dans un champ, qui court, vole et fend l’air ?
Le style suit Camille, et part comme un éclair.
Du Resnel.
Peins-moi légèrement l’amant léger de Flore ;
Qu’un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore.
Entend-on de la mer les ondes bouillonner ?
Le vers comme un torrent en roulant doit tonner.
Qu’Ajax soulève un roc et le lance avec peine,
Chaque syllabe est lourde et chaque mot se traîne ;
Mais vois d’un pied léger Camille effleurer l’eau,
Le vers vole et la suit aussi prompt que l’oiseau.
Delille.

280. En combien de classes range-t-on les objets qui peuvent être représentés par le son des mots ?

L’harmonie imitative peut représenter trois classes d’objets principalement : 1° les sons et les bruits de la nature ; 2° les différents mouvements des corps ; 3° les mouvements de l’âme, c’est-à-dire ses pensées, ses sentiments, ses émotions, ses passions.

281. Montrez que l’harmonie imitative reproduit les sons de la nature.

Il est certain que, par un choix convenable de mots, on peut imiter les sons de la nature, tels que le bruit des vagues, le mugissement des vents, le murmure d’un ruisseau, etc. C’est l’exemple le plus simple de ce genre de beauté. Il ne faut pas beaucoup d’art chez un écrivain qui veut décrire des sons doux, pour employer des mots composés de voyelles et de liquides qui produisent des sons coulants et agréables à l’oreille ; ou s’il veut décrire des sons durs, pour entasser des syllabes dures et difficiles à prononcer. La structure du langage vient même l’aider dans ce travail ; car, dans toutes les langues, on trouve que les noms de plusieurs {p. 191}sons particuliers ont été faits de manière à présenter quelque affinité avec le son qu’ils expriment, comme le sifflement des vents ou des serpents, le craquement du bois qui se rompt, le bourdonnement d’une abeille, le gazouillement des oiseaux, et plusieurs autres mots qui imitent évidemment les sons dont ils sont les signes.

282. Citez des exemples de ce genre d’harmonie.

Le sifflement des serpents.

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
Racine.

L’approche d’une tempête.

Continuò, ventis surgentibus, aut freta ponti
Incipiunt agitata tumescere, et aridus altis
Montibus audiri fragor, aut resonantia longè
Littora misceri, et nemorum increbrescere murmur.

Le galop du cheval.

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Le bruit des chaînes.

Hinc exaudiri gemitus et sæva sonare
Verbera ; tum ferri stridor tractæque catenæ.

Le cri de la scie et de la lime.

Tum ferri rigor atque argutæ lamina serræ.
J’entends crier la dent de la lime mordante.
Delille.
La lime mord l’acier, et l’oreille en frémit.
L. Racine.

Le retentissement du clairon et du cheval de bois frappé par une javeline.

Sed tum fortè cava dum personat æquora concha.
… Stetit illa tremens, uteroque recusso
Insonuere cavæ gemitumque dedêre cavernæ.
{p. 192}

L’orage.

            Notre souffleur à gage(Borée)
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
            Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête……

La grêle.

Quàm multa in tectis crepitans salit horrida grando.

Bruit des portes de l’Enfer et des portes du Ciel, par Milton.

Soudain des deux côtés, sous cette main puissante,
Recule avec effroi la porte obéissante ;
Loin d’elle, comme un trait, ses battants ont volé,
Et sur leurs vastes gonds, en grondant, ont roulé.
Des cieux, sur leurs gonds d’or, s’ouvrent les vastes portes,
Et rendent en s’ouvrant des sons harmonieux ;
Les célestes concerts sont moins mélodieux.
Delille.

L’ouragan.

Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons ; des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne ; le fond de ce bassin était devenu une mer.

Bern. de Saint-Pierre.

Le Tartare.

Satan arrive au pied de sa royale demeure ; les trois gardes du palais se lèvent et laissent le marteau d’airain retomber avec un bruit lugubre sur la porte d’airain Le rauque son de la trompette du Tartare appelle les habitants des ombres éternelles ; les noires cavernes en sont ébranlées, et le bruit, d’abîme en abîme, roule et retombe.

Chateaubriand.

283. Les mouvements peuvent-ils être imités par l’harmonie ?

La seconde classe d’objets, que le son des mots imite souvent, se compose des divers mouvements des corps. Ces mouvements sont lents ou rapides, doux ou impétueux, égaux ou inégaux, aisés ou pénibles. Quoique {p. 193}naturellement il n’y ait pas d’affinité entre le son et le mouvement, il y en a une bien réelle dans notre imagination, comme le prouve clairement la liaison entre la musique et la danse. Le poète a donc en son pouvoir de rappeler vivement l’idée de l’espèce de mouvement qu’il veut décrire, en employant des sons qui, dans notre imagination, correspondent à ce mouvement. Des syllabes longues et des mots lourds et traînants présentent naturellement l’idée de mouvements qui s’exécutent avec lenteur ou difficulté ; une suite de syllabes brèves et de mots coulants donne l’idée de mouvements rapides et doux, et les mouvements impétueux et violents demandent à être rendus par des expressions où dominent des consonnes fortes.

284. Donnez quelques exemples.

Lenteur, effort, fatigue.

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
                            La Mollesse oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.
Ter sunt conati imponere Pelio Ossam.
Illi inter sese magnâ vi brachia tollunt
In numerum, versantque tenaci forcipe ferrum.
Dans un chemin montant, sablonneux, etc.

Rapidité, douceur, facilité.

Qualis speluncâ subitò commota columba,
………………… mox aere lapsa quieto
Radit iter liquidum, celeres neque commovet alas.
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
J’aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui d’un cours orageux
Roule plein de gravier sur un terrain fangeux.
{p. 194}

Mouvements précipités et violents.

                    Excutitur pronusque magister
Volvitur in caput.
Sternitur, exanimisque tremens procumbit humi bos.
Soudain le mont liquide élevé dans les airs
Retombe ; un noir limon bouillonne au fond des mers.
Delille.

Mouvements inégaux.

…………………… Et obliquo laborat
Lympha fugax trepidare rivo.
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

285. L’harmonie imitative peut-elle exprimer les mouvements de l’âme ?

La troisième espèce d’objets que les mots peuvent imiter par le son, comprend les sentiments, les émotions et les passions de l’âme. Au premier coup d’œil, le son peut paraître fort étranger à ces objets ; cependant on ne peut douter qu’il n’ait avec eux beaucoup de liaison, lorsque l’on considère la puissance qu’a la musique d’exciter et d’exprimer les diverses passions, et que l’on examine l’effet de certaines suites de sons sur certaines suites d’idées. Pour représenter les mouvements de l’âme par le son des mots, il faut se souvenir que le premier principe pour l’harmonie est d’employer des termes ou des phrases qui renferment par leur douceur ou par leur dureté, par leur lenteur ou leur vitesse, l’expression imitative qui peut être dans les sons. Si l’écrivain, et surtout le poète, pour décrire le plaisir, le bonheur, une suite d’objets agréables, emploie naturellement une suite de sons doux et coulants, il saura donner une cadence plus animée aux sensations vives, et trouver de longs mots et des mesures lentes pour les sujets tristes et mélancoliques.

{p. 195}

286. Faites connaître des exemples de cette espèce d’harmonie.

Peinture de lieux agréables.

Devenêre locos lætos et amœna vireta
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas.
Largior hic campos æther et lumine vestit
Purpureo, solemque suum sua sidera norunt.

Une joie vive.

                    Juvenum manus emicat ardens
Littus in Hesperium…
Soudain avec transport mille jeunes Troyens
Touchent d’un saut léger aux bords Ausoniens.
Delille.

La mélancolie.

                         Cunctæque profundum
Pontum adspectabant flentes. Heu ! tot vada fessis !…
Et caligantem nigra formidine lucum.

L’épouvante.

Vox quoque per lucos vulgò exaudita silentes
Ingens, et simulacra modis pallentia miris
Visa sub obscurum noctis, pecudesque locutæ.

L’horreur.

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit

La consternation.

O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, madame est morte !

Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs. M. de Turenne meurt. Tout se confond ; la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile.

{p. 196}

L’élévation, l’autorité.

Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs ; peuples, ouvrez l’oreille :
Que l’univers se taise et m’écoute parler !

Le bonheur, la peine et la foi.

Heureux l’homme à qui Dieu donne une sainte mère !
En vain la vie est dure, et la mort est amère ;
Qui peut douter sur son tombeau ?
Lamartine.

Nous terminerons cet article en indiquant comme plus particulièrement remarquables, sous le rapport de l’harmonie imitative, les morceaux suivants : Les derniers moments du sage : ni l’or ni la grandeur… ; dans un chemin montant… par La Fontaine ; la mort d’Hippolyte : un effroyable cri… ; le commencement de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre et la fin de celle du grand Condé ; la cantate de Circé ; la Tempête, par Saint-Lambert ; le Vol de l’hirondelle, par Buffon.

Article III.
Des transitions, des épithètes, des alliances de mots, etc. §

Les ornements du style ne consistent pas seulement dans les figures et dans l’harmonie. L’écrivain, pour embellir la vérité et captiver le lecteur, a d’autres ressources à sa disposition. Parmi ces ressources, nous compterons les transitions, les épithètes, l’heureuse alliance des mots et l’art de les bien placer.

I. §

287. Qu’appelle-t-on transitions ?

Les transitions, que quelques critiques rangent {p. 197}parmi les figures, mais que tous placent au nombre des ornements, parce que, quel que soit le mérite des pensées et des expressions, il ne peut y avoir ni intérêt ni beauté là où il n’y a ni liaison ni unité, peuvent être définies ainsi : Des expressions, des tours de phrase ou des pensées que l’écrivain emploie pour passer d’un objet à un autre, d’une partie de la composition à une autre partie, et qui servent de liaison à l’ensemble.

288. Les transitions ont-elles une grande importance ?

Tous les rhéteurs ont signalé l’importance des transitions. Sans elles la composition est décousue et formée de morceaux qui se rapprochent et ne s’unissent pas, qui se succèdent et ne se suivent pas, qui ne font jamais un tout, et qui ressemblent, dit Quintilien, à ces corps de figure ronde qui ne peuvent jamais s’emboîter parfaitement et cadrer juste les uns avec les autres.

289. Que demande l’art des transitions ?

Les transitions demandent un grand talent joint à un grand travail, qui fasse disparaître l’art, qui ne laisse rien d’isolé, qui établisse partout une connexion parfaite, et qui cependant ne confonde rien et laisse toujours aller le discours à son but, dans le plus bel ordre, sans affectation, sans effort et sans contrainte. Boileau, qui est celui de tous les modernes qui a le plus approché des anciens dans l’art des transitions, a observé que La Bruyère, en les bannissant de ses ouvrages qu’il a écrits en petits articles détachés, avait su s’épargner ce qu’il y a de plus difficile dans les compositions littéraires.

{p. 198}

L’art des transitions, que Despréaux regardait comme le chef-d’œuvre de l’art d’écrire, est l’écueil des écrivains qui n’ont pas assez étudié et mûri leur sujet, ou qui manquent de la justesse et de la pénétration nécessaire pour saisir les rapports qui unissent les pensées. De là, tant de Maisons forcées, peu naturelles, singulières, triviales, ridicules, qui déparent le discours au lieu de l’orner, et qui font regretter souvent que l’écrivain en ait fait usage. Car il vaut mieux encore se passer de transitions que d’en employer de mauvaises.

290. Combien y a-t-il de sortes de transitions ? — Transitions communes ?

Si l’on veut considérer les diverses espèces de transitions, on pourra les réduire à deux classes principales : les transitions communes et les transitions adroites et délicates.

Les transitions simples ou communes consistent dans les mots, dans un adverbe ou une conjonction : maintenant, lorsque, soudain, mais, cependant, quoique, etc. ; dans un membre de période, dans des locutions qui paraissent faites exprès pour cet usage ; d’ailleurs, ajoutez à cela que… mais continuons… ; ou enfin dans une phrase entière indiquant que l’on passe d’un objet à un autre objet, d’une partie à une autre partie : Sed nimis multa de nugis : ad majora veniamus. — De exordio satis dictum est : deinceps ad narrationem transeamus. — Audistis gravissima, audite nunc {p. 199}graviora. — Comme ces formules sont banales et ont un air négligé, on ne doit les employer, en dehors de l’enseignement familier, qu’avec une grande réserve.

291. En quoi consistent les transitions adroites et délicates ?

Les transitions adroites et délicates consistent dans une pensée ou une réflexion qui, paraissant sortir comme d’elle-même du fond du sujet, a une liaison également sensible avec ce qui a été dit et avec ce que l’on va dire, ou qui, jetée d’avance et comme sans préméditation, prépare le lecteur et le fait passer doucement d’un objet à un autre. Cicéron offre un bon nombre d’exemples de ces sortes de transitions ; mais on cite avec raison, dit Maury, comme un chef-d’œuvre en ce genre, l’Histoire des Variations, où le grand Bossuet rassemble toutes les branches de son sujet par le seul lien de sa logique, et rapproche ainsi sans confusion les questions les plus abstraites et les plus disparates. Massillon va nous fournir des exemples de ces deux genres de transitions. Cet orateur, pour passer de la première partie de son sermon sur l’humanité des grands à la seconde, dit :

Si l’humanité envers les peuples est le premier devoir des grands, (ce qu’il a prouvé), n’est-elle pas aussi l’usage le plus délicieux de la grandeur ! (c’est ce qu’il prouvera.)

Dans son discours sur la grandeur de Jésus-Christ, il sait joindre la seconde partie à la première au moyen de cette admirable transition :

{p. 200}

De tous les superbes monuments de la Grèce et de Rome, à peine un seul est venu jusqu’à nous. Ce qui n’est écrit que sur le marbre et l’airain est bientôt effacé ; ce qui est écrit dans le cœur demeure toujours. Aussi, le dernier caractère de la grandeur de Jésus-Christ, c’est la durée et la perpétuité de son règne.

292. Les transitions n’admettent-elles pas les figures ?

Les transitions admettent les figures, pourvu qu’elles soient bien naturelles et sans aucune affectation. On en relève la monotonie par des interrogations, des exclamations, des apostrophes, des corrections, des subjections, des concessions, des gradations, des communications, des antithèses, des prétermissions, etc., qui souvent unissent très bien ce qui suit à ce qui précède.

Bossuet passe des blasphèmes de Luther contre le Sauveur au récit des désordres excités par de telles prédications :

Taisons-nous : c’en est assez et tremblons sous les terribles jugements de Dieu qui, pour punir notre orgueil a permis que de si grossiers emportements eussent une telle efficace de séduction et d’erreur. Je ne dis rien des séditions et des pilleries, le premier fruit des prédications de ce nouvel évangéliste : il en tirait vanité, etc.

Fléchier, après avoir loué Turenne de son illustre naissance, emploie une magnifique correction pour arriver à le plaindre d’être né dans l’hérésie :

M. de Turenne sortait de cette maison qui a mêlé son sang à celui des rois et des empereurs, et qui a donné des reines à la France. Mais que dis-je ? il ne faut pas l’en louer ici ; il faut l’en plaindre. Quelque glorieuse que fût la source dont il sortait, l’hérésie des derniers temps l’avait infectée.

{p. 201} II. §

293. Que faut-il entendre par épithète ?

On donne le nom d’épithète à un qualificatif, ordinairement un adjectif, sans lequel la pensée, l’image ou le sentiment serait suffisamment exprimé, mais qui lui donne ou plus d’expression, ou plus de noblesse, ou plus d’énergie, ou plus d’éclat, ou plus de grâce et d’agrément.

L’épithète se distingue de l’adjectif en ce que celui-ci est nécessaire pour déterminer la pensée rendue par le substantif, tandis que l’épithète ne sert qu’à la peindre sous des traits plus frappants, ou à lui donner une nuance plus fine ou plus délicate.

Les épithètes ont leurs racines dans le caractère de la personne, dans la nature des choses et surtout dans les circonstances. Elles contribuent à donner de l’élégance, de la grâce et de la richesse au style, et sont plus fréquemment employées dans la poésie que dans la prose.

294. Faites connaître avec quelques détails les principaux effets des épithètes.

Les épithètes donnent du relief à la pensée, pourvu qu’elles conviennent aux mots auxquels elles s’appliquent, qu’elles soient pour eux de véritables auxiliaires, qu’elles ne soient ni vagues ni multipliées à l’excès. Ainsi elles font toute la grâce de l’expression dans ces vers de Racine :

Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.
(Iphigénie, I.)
{p. 202}

Ainsi ce sont elles encore qui donnent un air de noblesse et de fierté à ce début du Lutrin, où Boileau a voulu faire contraster la grandeur apparente de son sujet avec sa petitesse réelle :

Je chante ces combats et ce prélat terrible,
Qui, par ses longs travaux et sa force invincible,
Dans une illustre église exerçant son grand cœur,
Fit placer à la fin un lutrin dans le chœur.

On doit employer les épithètes avec discernement, surtout dans la prose, et n’admettre que celles qui donnent au style plus d’élégance et de dignité, comme dans ce passage de l’Oraison funèbre de Turenne :

Combien de fois essaya-t-il (Turenne) d’une main impuissante d’arracher le fatal bandeau qui fermait ses yeux à la vérité.

Ou plus de force et d’énergie, comme dans cette phrase où Massillon se déchaîne contre les mauvais ministres :

S’ils ne sont plus que comme ces tuteurs barbares qui dépouillent eux-mêmes leurs pupilles, grand Dieu ! les clameurs du pauvre et de l’opprimé monteront jusqu’à vous ; vous maudirez ces races cruelles.

Ou plus de magnificence, d’éclat et d’harmonie, comme dans ce passage de Bossuet :

Des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant.

Ou qui ajoutent à la clarté et à la force des preuves, comme dans ces phrases où J.-J. Rousseau prouve la divinité de Jésus-Christ :

Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire…

{p. 203}

Quelle grâce touchante dans ses instructions ? quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours !…

295. Les Grecs et les Latins étaient-ils aussi exigeants relativement aux épithètes ?

Les poètes grecs et latins admettaient quelquefois des épithètes qui n’avaient d’autre objet que de peindre la personne ou la chose d’une manière générale, sans rapport spécial avec la circonstance présente. Ils disaient dentes albi, humida vina, flavum aurum. Nous sommes plus exigeants ; nous voulons que toutes les épithètes parlent à l’esprit :

Une épithète, dit Marmontel, qui dans le style ne contribue à donner à la pensée ni plus de force, ni plus de grâce, est un mot parasite.

C’est pourquoi on s’est moqué de Chapelain qui loue les doigts inégaux de la belle Agnès ; et de même on doit blâmer J.-B. Rousseau lorsqu’il parle de revers funeste, de tigre impitoyable, de culte honteux et frivole, etc.

iii. §

296. Qu’appelle-t-on alliance de mots ?

On appelle alliance de mots le rapprochement, l’union de deux idées, de deux termes qui semblent devoir s’exclure et qui, par leur opposition même, rendent la pensée plus piquante et produisent beaucoup d’effet dans le discours. C’est une espèce de métaphore plus hardie que les autres ; mais on ne doit l’employer qu’autant qu’elle est claire et juste, et qu’elle donne plus de force et d’agrément à la composition. Pour réussir ici, l’écrivain doit {p. 204}parfaitement connaître le génie de la langue et la force des mots, et être doué d’un goût exquis. Autrement il n’arrivera qu’à former un bizarre assemblage de mots, que J.-B. Rousseau appelle le clinquant du discours,

Et qui, par force et sans choix enrôlés,
Hurlent d’effroi de se voir accouplés.

297. Citez quelques exemples.

Corneille, dit Voltaire, a souvent de ces alliances de mots qui touchent le sublime. Dans ce demi-vers : Il aspire à descendre, ce poète offre un heureux exemple de ce genre d’ornement. Aspirer indique une tendance à l’élévation, et par là même est en rapport d’opposition avec descendre ; l’énergie saisissante de la pensée résulte de l’étrange contraste des mots.

Voici quelques autres exemples tirés des meilleurs écrivains :

Sortez du temps et du changement, et aspirez à l’éternité.
Bossuet.
Dans une longue enfance, ils l’auraient fait vieillir.
Racine.
S’élever en rampant à d’indignes honneurs.
Lebrun.
Bonheur des malheureux, tendre mélancolie.
Delille.
Il ne voit que la nuit, n’entend que le silence.
Delille.

La vérité seule est richesse, et des erreurs, même revêtues du plus brillant coloris et relevées par tous les agréments de l’esprit, ne sont qu’une fastueuse indigence.

De Bonald.
{p. 205} iv. §

298. L’effet des mots ne dépend-il pas beaucoup de la place qu’on leur assigne ?

L’effet des mots, dans le discours, ne dépend pas uniquement de leur signification particulière : ils ont en outre une valeur locale, dépendante de l’ordre des idées et de la construction de la phrase. Ils figureront plus avantageusement, ils frapperont des coups plus forts, ou cette atteinte, au besoin, sera plus douce, si un art industrieux les a placés dans le véritable poste qui leur convient. Dans l’éloge du grand Condé, Bossuet, après l’avoir comparé à l’aigle, ajoute :

Aussi vifs étaient les regards, aussi prompte et aussi impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé.

Les regards, l’attaque, les mains, voilà trois objets qu’il voulait mettre au grand jour. Aussi les a-t-il tirés hors des rangs, et placés dans une position remarquable où ils sont en évidence. L’ordre grammatical qui veut le substantif avant l’adjectif, le sujet avant le verbe, n’est pas observé ; mais outre que la suspension légère produite par l’inversion fait sortir de la foule les mots les plus frappants, elle donne encore à la phrase un ton plus vif, comme on peut le voir en la comparant à la construction ordinaire.

{p. 206}

299. Citez d’autres exemples.

Ce vers de Virgile :

Accipiens sonitum saxi de vertice pastor,

où il est question d’un berger qui, sur la cime d’un rocher prête une oreille attentive, prouve également le pouvoir d’un mot bien placé. Il offre une image très naturelle et très vraie : d’abord, nous voyons un rocher qui domine la plaine ou la montagne ; portant plus haut les regards, nous rencontrons la cime du rocher ; en les élevant plus haut encore, nous voyons le berger sur cette cime. Transposons les mots : accipiens sonitum pastor de vertice saxi, nous effaçons l’image ; l’ordre de la nature n’est plus imité.

Louis Racine fait des réflexions analogues sur ce demi-vers de l’Énéide :

Navem in conspectu nullam.

comparé à une autre disposition du mot nullam, par exemple à celle-ci : nullam in conspectu navem.

Germanicus, haranguant dans Tacite ses soldats révoltés, leur reproche leurs attentats : Hostium quoque jus et sacra legationis et fas gentium rupistis. Il est facile de sentir la force de cette chute rupistis. Qu’on finisse la phrase par sacra legationis ou fas gentium, le trait est sans vigueur : Telum imbelle sine ictu.

{p. 207}

Seconde partie.

Moyens de former le style. §

300. L’étude des règles générales du style suffit-elle pour former l’écrivain ?

Jusqu’ici nous avons traité des règles générales de l’art d’écrire ; et, sous ce titre, nous avons compris les préceptes relatifs aux éléments, aux qualités et aux ornements du style. Ces principes, qu’on peut oublier quand on écrit, mais qu’il faut savoir pour écrire, suivant un critique, ont pour objet direct et pratique de perfectionner les facultés naturelles, surtout le goût, et d’aider l’écrivain à se former à la composition. Mais, outre cette étude des préceptes, que nous avons tenu à rendre complète à cause de son importance, il est d’autres moyens de s’initier aux secrets de l’art d’écrire ; c’est de ces moyens que nous aurons à parler dans cette seconde partie.

{p. 208}

301. Quels sont les principaux moyens de former le style ?

Les principaux moyens indiqués par les rhéteurs pour former le style, consistent dans certaines opérations qu’on pourrait appeler exercices préparatoires à la composition, et dans l’exercice même de la composition ou du style. Nous diviserons donc cette dernière partie en deux chapitres : dans le premier nous traiterons des exercices préparatoires ; dans le second, de la composition.

Chapitre Ier.
Des exercices préparatoires à la composition §

302. En quoi consistent les exercices préparatoires à la composition ?

Sous le nom d’exercices préparatoires à la composition, nous comprenons, outre l’étude et la connaissance des principes littéraires, la lecture des modèles, l’imitation des chefs-d’œuvre, et la méditation du sujet qui donne les divers moyens de le féconder et de le développer ou les sources de l’amplification. Nous donnerons quelques développements à ces questions dans les trois articles suivants.

{p. 209}
Article Ier.
De la lecture des modèles §

303. La lecture des modèles n’est-elle pas un moyen puissant de former le style ?

De tout temps la lecture des modèles littéraires, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus parfait dans les ouvrages d’esprit, a paru un moyen puissant pour développer le talent et former le style. C’est par la lecture, dit Quintilien, que nous apprenons le sens et la valeur des mots, et la place qu’il convient de leur donner… La lecture sérieuse et souvent répétée grave les choses dans la mémoire, et en rend l’imitation facile. La voie des préceptes est longue, dit Sénèque, celle des exemples est brève et puissante : Longum iter per præcepta, breve et efficax per exempla. A l’étude des principes littéraires, il faut donc joindre la connaissance des grands écrivains qui les ont appliqués.

304. Cette règle n’est-elle pas fondée sur la pratique des plus grands génies ?

Cette règle est fondée non seulement sur l’opinion de tous les rhéteurs, mais encore sur la pratique des plus grands écrivains de tous les temps. Virgile et Cicéron, dit M. Laurentie, doivent beaucoup de leurs perfections à Homère et à Démosthènes. Le beau siècle de Louis XIV se faisait gloire de suivre les traditions de la Grèce et de l’Italie. Racine, Corneille, Boileau méditaient jour et nuit les chefs-d’œuvre antiques. Fénelon semble avoir emprunté à ces temps de {p. 210}génie les formes séduisantes de son langage. Bossuet étudia les secrets de leur éloquence ; mais il puisa surtout aux sources nouvelles que la religion chrétienne a ouvertes aux lettres. Son style est plein de l’étude des Pères, surtout de celle de saint Augustin.

305. Quels livres faut-il lire ?

La raison suffirait pour nous apprendre que ceux qui cherchent à s’initier à l’art d’écrire, doivent s’attacher dans leurs lectures aux meilleurs ouvrages des écrivains les plus illustres. C’était la pratique de Quintilien : Ego optimos quidem, et statim, et semper. Ces ouvrages sont ceux que le jugement des siècles, qu’une opinion bien prononcée, certaine, invariable, a placés au premier rang. Or, pour mériter cet honneur, un livre doit être irréprochable, tant sous le rapport moral que sous le rapport littéraire.

306. Montrez qu’il faut rejeter les mauvais ouvrages.

Si le discernement est nécessaire dans les choses purement matérielles, que sera-ce lorsqu’il s’agit de former tout ce qui constitue l’homme moral, goût, jugement, opinions, sentiments et désirs ; que sera-ce quand il s’agit souvent de la foi, c’est-à-dire du bonheur dans le présent et dans l’avenir ? Le jeune littérateur doit donc rejeter impitoyablement tous les livres qui portent des atteintes plus ou moins funestes à la religion et aux bonnes mœurs. Ces ouvrages d’ailleurs sont toujours nuisibles au développement des qualités qui font le grand écrivain. On perd, en les lisant, ces {p. 211}sentiments nobles, généreux, élevés, sans lesquels il est impossible d’exceller dans la composition. Ces grandes idées d’honneur, de vertu, de magnanimité, de dévouement, les seules capables dans tous les temps d’exciter l’admiration, l’enthousiasme, s’altèrent ou ne naissent jamais dans l’esprit des jeunes gens dont le cœur est vicié de bonne heure par la lecture d’auteurs dangereux ou suspects.

Les avantages de l’instruction sont assurément d’une grande importance dans la vie, dit M. le chanoine Capot ; mais il est quelque chose de plus précieux encore, et sans quoi l’instruction n’est souvent qu’un malheur de plus et pour nous et pour nos semblables ; je veux dire, la rectitude du jugement, l’habitude de discerner les choses sans préoccupation et sans préjugé, le silence des passions, la paix parfaite du cœur, le calme de la conscience. Disons-le sans crainte : rien, absolument rien ne doit être sacrifié à ces derniers avantages ; et dussent les connaissances d’un jeune homme s’en trouver moins étendues, mieux vaudrait moins d’instruction, avec plus de raison et plus d’innocence. L’alternative supposée, il n’y a donc pas à balancer, et une parole de saint Jérôme rend ici parfaitement notre pensée : Melius est aliquid nescire securè quàm cum periculo discere.

307. Qu’avez-vous à dire des lectures au point de vue littéraire ?

Le bon dans les compositions littéraires a des {p. 212}points d’affinité singulièrement remarquables avec le beau. Aussi les ouvrages que nous venons de signaler comme devant être si préjudiciables au jugement et au cœur, on peut avancer qu’ils n’offrent guère plus de garantie sous le rapport purement littéraire, qu’on les considère au point de vue des pensées ou du style. Dans un âge où le goût est encore si peu formé, la connaissance des règles si incomplète, l’expérience si peu avancée, il importe de ne nourrir son intelligence que d’ouvrages qui se distinguent par un goût sûr et délicat, et que le sentiment général a classés parmi les modèles. Et lorsqu’on aura longtemps contemplé les merveilles de la Bible, le livre par excellence, et les grandes inspirations de la littérature chrétienne ; lorsqu’on aura étudié les chefs-d’œuvre des plus beaux siècles ; lorsqu’on aura appris à distinguer le beau réel de ce qui n’en a que l’apparence, alors on pourra entreprendre d’autres lectures, et faire connaissance avec les écrivains dont la réputation est moins éclatante.

308. — Est-il nécessaire de lire beaucoup d’ouvrages ?

Une des règles relatives à la lecture des modèles est de se borner à un petit nombre d’auteurs. La multitude des livres, dit Sénèque, au lieu d’enrichir et d’éclairer l’esprit, ne sert qu’à y jeter le désordre et la confusion. Pline le Jeune conseille de lire beaucoup un petit nombre d’ouvrages : Multùm legendum, non multa. Un célèbre docteur avait dit : Timeo hominem unius libri ; et M. de Bonald assure que de deux hommes également favorisés de la nature, celui-là {p. 213}réussira mieux dans l’art d’écrire et possédera surtout la manière la plus originale, qui aura lu le plus souvent et avec le plus de fruit un petit nombre d’excellents ouvrages et moins d’ouvrages médiocres. Il n’y a pas un grand homme, pas un sage, qui n’ait fini par restreindre à un très petit nombre d’écrivains favoris l’élite imposante des amis que la lecture lui avait donnés, parmi les maîtres de la parole. — Les commençants qui veulent se former un goût sûr et un bon style, doivent donc lire peu de livres, et les choisir dans le genre de leur talent. C’est l’avis de M. de Bonald.

309. Quels sont les moyens à prendre pour lire les modèles avec avantage ?

La lecture des modèles, pour être profitable, doit être réfléchie, courte et méthodique.

D’abord, de ce que le nombre de ces livres est peu étendu, il s’ensuit que chacun doit être lu plus d’une fois : Si jamais, dit Sénèque,vous quittez les auteurs estimés pour en lire d’autres, ne manquez pas de revenir aux premiers. Un livre dont l’importance est une fois hors de doute, n’est jamais connu à une première lecture ; il ne l’est que bien imparfaitement à une seconde, et ce n’est guère qu’à la troisième que l’on voit bien clair dans la pensée de l’auteur, et qu’on peut, d’un coup d’œil sûr, saisir le plan, la marche, le but, l’ensemble de son œuvre, découvrir l’enchaînement, la suite et la progression des pensées et des sentiments, et constater l’accord des expressions avec les idées. Un bon moyen encore de rendre une lecture fructueuse, c’est de ne pas lire un seul livre utile sans {p. 214}en faire, non pas l’analyse, ce serait trop demander, mais au moins des extraits à son usage. On relit souvent ces morceaux ; on les apprend même quelquefois de mémoire ; on meuble ainsi son esprit de souvenirs qui ne s’effaceront pas, et on y ramasse, selon l’expression de Cicéron, une riche moisson d’idées.

De plus, il faut lire peu à la fois ; les objets se fixent plus aisément dans l’esprit. Lire au delà de certaines bornes, c’est presque toujours se fatiguer sans fruit. L’esprit s’affaisse sous le poids dont on le charge. Il est comme les fleurs et les plantes, a dit un ingénieux critique, qui se nourrissent mieux quand on les arrose modérément ; mais qui sont noyées et suffoquées, quand l’eau est versée avec trop d’abondance.

Enfin, la lecture des modèles doit être faite avec ordre et méthode. Cette règle veut que l’on commence par les ouvrages les plus utiles, que l’on se garde de passer d’un livre à l’autre sans raison, et que l’on évite de courir de page en page et de sauter du commencement à la fin d’une composition, au lieu de suivre attentivement la marche de l’auteur.

Article II.
De l’imitation §

310. Que faut-il entendre par imitation en littérature ? L’imitation des maîtres qui excellent ou qui ont excellé en chaque temps, consiste dans l’art de {p. 215}transporter dans ses propres écrits leurs pensées, leurs sentiments, leurs images, leur plan, mais avec une certaine liberté, c’est-à-dire en les déguisant avec esprit ou en les embellissant.

311. Rendez sensible par des exemples l’usage qu’on peut faire de l’imitation.

Nous prendrons seulement ces vers si pathétiques de l’épisode d’Orphée et d’Eurydice :

Te, dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te, veniente die, te, decedente, canebat.
Virgile.
C’est toi, quand le jour naît, toi, quand le jour expire,
Toi que nomment ses pleurs, toi que chante sa lyre.
Lebrun.
Là, soit que le soleil rendît le monde au jour,
Soit qu’il finît sa course au vaste sein de l’onde,
Sa voix faisait redire aux échos attendris
Le nom, le triste nom de son malheureux fils.
Voltaire.

L’imitation de ce morceau se voit encore, mais plus faible, plus voilée, plus éloignée dans ce passage de J.-B. Rousseau :

Je disais à la nuit sombre :
O nuit, tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours.
Je redisais à l’aurore :
Le jour que tu fais éclore
Est le dernier de mes jours.

312. L’imitation est-elle utile ?

L’imitation forme mieux que tous les préceptes, dit Gaichiez après Longin. — De tout temps, cet exercice, tel que nous l’avons défini, a été permis et conseillé. Virgile a marché sur les traces d’Homère, Cicéron sur celles de Démosthènes, Horace {p. 216}sur celles de Pindare. Les meilleurs orateurs et les meilleurs poètes modernes ont puisé sans scrupule dans les poètes et dans les orateurs grecs et latins. C’est dans les bons orateurs, dit Quintilien, qu’il faut prendre l’abondance et la richesse des termes, la variété des figures et la manière de composer. On doit, ajoute-t-il, s’attacher fortement à imiter toutes les perfections que l’on découvre en eux ; car il est indubitable que l’art consiste en grande partie dans l’imitation : Neque enim dubitari potest, quin artis pars magna contineatur imitatione. L’imitation est surtout très utile pour les commençants.

313. De quelles manières peut se faire l’imitation des auteurs ?

D’abord, il est naturel de prendre pour modèles de ses compositions les auteurs qu’on a choisis pour ses lectures. Sans revenir sur l’importance de ce choix, nous ferons remarquer avec d’Aguesseau, qu’on ne saurait se proposer des modèles trop purs et trop parfaits, quand on veut arriver soi-même à la perfection.

En supposant qu’on se propose les modèles les plus parfaits, comment s’y prendra-t-on pour s’en approprier les beautés ? — En premier lieu, on peut prendre les pensées d’un auteur en adoptant d’autres expressions, d’autres tournures, pour les exprimer. — On imite encore en appliquant avec habileté à d’autres sujets des traits empruntés à une autre langue, comme l’a fait Voltaire pour le {p. 217}Te, dulcis conjux… — Enfin, une autre manière, appelée méthode de reproduction, consiste à lire plusieurs fois avec attention un morceau intéressant, à le reproduire librement et à le comparer avec le modèle.

Quelquefois cependant on pourra essayer de tirer des perles du fumier d’Ennius, c’est-à-dire d’embellir et de perfectionner des auteurs imparfaits. C’est ainsi que Virgile a pris dans le poème des Argonautes, d’Apollonius de Rhodes, l’idée de l’épisode de Didon, même avec assez de détails ; c’est ainsi que Corneille a imité Sénèque dans la scène d’Auguste avec Cinna ; que Voltaire, dans la Mort de César, a embelli Shakespeare, etc.

Quelles sont les règles à suivre dans l’imitation ?

Il faut d’abord éviter cette imitation servile, qui consiste à se traîner sur les pas d’un écrivain et qui a fait tant de mauvaises copies des meilleurs modèles, et imiter d’une manière noble, généreuse, pleine de liberté et d’aisance, comme La Fontaine qui dit de lui-même :

Mon imitation n’est point un esclavage.

Ensuite, comme tout n’est pas également parfait dans les modèles, puisque d’après Horace, Homère sommeille quelquefois, il faut user d’une grande sagacité dans le discernement et dans le choix, pour ne pas se laisser égarer par les défauts qui sont quelquefois séduisants.

Enfin, un autre danger de l’imitation, c’est de {p. 218}se passionner pour un modèle. Ce défaut a très-souvent de funestes conséquences :

Un modèle imparfait égare,
S’il a du brillant et du faux ;
Souvent un copiste bizarre
N’en imite que les défauts.
Daru.

C’est une imitation dangereuse, capable de corrompre le goût et qui, au jugement de Quintilien, perdait la jeunesse de son temps, égarée sur les pas de Sénèque et de Lucain.

315. La traduction n’est-elle pas une espèce d’imitation ? — Son importance.

Une autre sorte d’imitation, conseillée par Cicéron, Pline le Jeune et tous les littérateurs modernes, c’est la traduction, qui consiste à transporter une pensée, un ouvrage d’une langue dans une autre. La traduction est un des meilleurs moyens de rendre fructueuse l’étude des modèles, et un des exercices les plus utiles pour se former à l’art d’écrire. Ce qu’il y a de plus profitable peut-être, selon l’avis de beaucoup de personnes, dit Pline le Jeune, c’est de traduire du grec en latin et du latin en grec. Par là on acquiert la justesse et la beauté de l’expression, la richesse des figures, la facilité d’élocution ; et, dans cette imitation des auteurs les plus recommandables, on prend insensiblement des tours et des pensées semblables aux leurs. Mille choses qui échappent à un homme qui lit, n’échappent point à un homme qui traduit. A ce témoignage nous pouvons ajouter la pratique des plus illustres écrivains, qui {p. 219}tous se sont livrés à cet exercice, depuis Démosthènes, Virgile et Cicéron, jusqu’à Fénelon, Racine et J.-J. Rousseau.

Quant aux règles pratiques concernant ce genre d’imitation, nous ne pouvons les exposer ici, par la raison bien simple qu’il n’entre pas dans le plan d’un traité de littérature d’enseigner à traduire. Qu’il nous suffise de dire sur ce point que pour bien traduire une langue, ce n’est pas assez de la savoir, mais qu’il faut encore manier habilement la sienne ; et que si une bonne traduction demande la précision, la clarté, la pureté et l’élégance, son vrai mérite consiste surtout dans la fidélité, qui fait qu’on n’altère en rien ni la pensée de l’écrivain, ni le génie de la langue.

Article III.
De la méditation du sujet, d’où les sources de l’amplification §

316. La méditation du sujet est-elle nécessaire ?

Tous les rhéteurs ont insisté avec force sur la nécessité de cet exercice. Il est en effet indispensable pour quiconque veut se rendre entièrement maître de son sujet, et l’approfondir de manière à en faire naître les éléments nécessaires pour un développement naturel et intéressant, c’est-à-dire pour une belle amplification.

317. Que faut-il faire pour bien méditer un sujet ?

Tous les moyens de former le style que nous venons d’énumérer, la connaissance des règles, la {p. 220}lecture et l’imitation des chefs-d’œuvre, sont sans doute très-utiles ; mais ils n’indiquent pas la manière de bien méditer un sujet. Cette méthode, qu’il faut enseigner aux commençants, puisque, avant d’écrire, ils doivent apprendre à penser, consiste à réfléchir profondément sur les qualités qui constituent la nature du sujet, sur les parties qui le composent, sur les circonstances qui le font ressortir. Ces différentes sources de l’amplification prennent les noms de définition, d’énumération des parties, de circonstances, de causes et d’effets, de contrastes ou de contraires. Nous dirons quelques mots sur chacune de ces sources.

318. En quoi consiste la définition considérée comme source d’amplification ? Exemples.

La définition, telle que nous l’entendons ici, consiste non pas à expliquer sèchement la nature de l’objet, mais à faire connaître d’une manière frappante et pleine d’intérêt, ses qualités essentielles et distinctives, surtout celles qui tendent plus directement au but que se propose l’écrivain. Exemples :

Les Lettres.

Studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant ; secundas res ornant, adversis perfugium ac solatium præbent ; delectant domi, non impediunt foris ; pernoctant nobiscum, peregrinantur, rusticantur.

Cicéron.

Le Temps.

Ce vieillard qui d’un vol agile,
Fuit toujours sans être arrêté ;
Le Temps, cette image mobile
De l’immobile éternité.
J.-B. Rousseau.
{p. 221}

319. Faites connaître l’amplification par l’énumération des parties.

L’amplification par l’énumération des parties a lieu lorsqu’on divise l’objet, et qu’on remplace l’idée simple par l’énumération successive des parties qui le composent.

Nous indiquerons comme modèles l’énumération des tourments endurés par la mère des Machabées, dans le discours de saint Grégoire de Nazianze sur ces illustres martyrs ; l’énumération des malheurs de la reine d’Angleterre, dans l’exorde de son oraison funèbre ; celle des conséquences du péché originel, dans le magnifique sermon de Bourdaloue sur l’Immaculée Conception ; celle des difficultés qui pressent de toutes parts un général d’armée, par M. Thiers, et la suivante sur les avantages de la religion :

La religion renferme quelque chose de mystérieux et de relevé dans ses dogmes, de sévère dans ses préceptes, d’austère dans ses conseils, de magnifique dans ses promesses, de terrible dans ses menaces, qui est singulièrement propre à former des habitudes graves, des sentiments élevés et de forts caractères.

De Bonald.

320. Qu’avez-vous à dire sur l’amplification par les circonstances ?

Les circonstances consistent dans les particularités accidentelles qui déterminent l’objet, et comprennent ce qui le précède, ce qui l’accompagne et ce qui le suit. Les circonstances offrent le moyen le plus fécond d’approfondir un sujet. Elles sont toutes comprises dans ce vers :

Quis ? quid ? ubi ? quoties ? quâ vi ? cur ? quomodo ? quando ?
{p. 222}

qui désigne la personne, la chose, le lieu, le nombre, les moyens, les motifs, la manière, le temps.

Cicéron s’est admirablement servi de l’amplification par circonstances pour prouver que Milon n’avait pas assassiné Clodius de dessein prémédité. C’est aussi par les circonstances que Virgile raconte la mort de César, l’histoire de Polyphême et des Cyclopes, l’épisode de Laocoon et la rencontre d’Andromaque ; que Fléchier décrit la mort de Turenne ; que Racine embellit le récit du songe d’Athalie, et fait raconter à Mithridate sa défaite par Pompée.

321. L’amplification peut-elle se faire par les causes et les effets ?

Une source féconde de beaux développements se trouve dans les causes et les effets, c’est-à-dire dans ce qui a produit l’objet ou dans ce qui en est le résultat.

On trouve de magnifiques amplifications par les causes et les effets dans la description de la mort d’Euryale, par Virgile, et dans la peinture de la peste des animaux, par La Fontaine ; et par les effets seulement, dans l’Oraison funèbre de Turenne, lorsque Fléchier rappelle les suites de la bonne fortune sur un général vainqueur ; dans celle de la reine d’Angleterre, lorsque Bossuet décrit les effets de la persécution protestante ; dans l’Enfant prodigue, de Massillon, lorsque celui-ci énumère les suites funestes de la volupté ; {p. 223}dans le premier acte d’Athalie, quand Joad expose les effets de la puissance de Dieu, et dans les Pensées de M. de Bonald, lorsque cet illustre philosophe fait justice en ces termes d’une des maximes de la Révolution :

La liberté, l’égalité, la fraternité ou la mort ont eu dans la Révolution une grande vogue. La liberté a abouti à couvrir la France de prisons ; l’égalité, à multiplier les titres et les décorations ; la fraternité, à nous diviser ; la mort seule a réussi.

322. Peut-on développer un sujet par l’opposition des contraires ?

Le développement d’un sujet par les contraires, contrastes ou répugnants, se fait en mettant en opposition deux personnes ou deux choses, ou en plaçant le même objet dans deux situations différentes.

Cicéron, dans le discours pour Marcellus, établit un contraste entre la clémence de César et ses exploits ; Mascaron fait ressortir par les contraires la piété de Turenne au milieu des camps ; M. de Bonald met en regard la barbarie des sauvages et celle des peuples policés de notre époque.

323. N’y a-t-il pas d’autres moyens de développer un sujet ?

Outre l’amplification par description et par parallèle dont nous parlerons plus loin, nous mentionnerons les développements qui se font par gradation, par similitude ou comparaison, et par expolition. Nous avons traité de la comparaison et de la gradation à l’article des figures. Quant à l’expolition, elle consiste à insister de plusieurs manières sur la même idée, pour la travailler, l’éclaircir, la développer et la rendre plus {p. 224}intéressante. — A ces différentes sortes d’amplification par les pensées, nous ajouterons celle qui se fait par le moyen des figures de pensées en général, comme on peut le voir dans le monologue bien connu où Marmontel a trouvé moyen de réunir presque toutes les figures.

Il y a aussi l’amplification par les mots ou les expressions, qui est moins importante que la première. Elle se fait principalement par des métaphores, par des hyperboles, par des synonymes, par des répétitions, par des formes nobles et majestueuses, enfin par des périphrases.

324. Dites quelques mots sur l’amplification par périphrase.

La périphrase substitue à l’expression simple une description ou une expression plus développée, afin de donner à la composition plus d’intérêt, de noblesse, de charme ou d’énergie. Le plus souvent elle sert à relever les choses communes et les petits détails, ou à adoucir des expressions dures ou choquantes. La périphrase se rapproche beaucoup de l’euphémisme. Les orateurs et les poètes en font un usage très fréquent.

Pour dire qu’il a cinquante-huit ans, Boileau emploie ce tour noble et harmonieux :

Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,
A jeté sur ma tête avec ses doigts pesants
Onze lustres complets surchargés de trois ans.

Au lieu de dire : Les soldats de Milon ont tué Clodius, Cicéron se sert de cette adroite périphrase :

Fecerunt id servi Milonis, quod suos quisque servos in tali re facere voluisset.

{p. 225}
Chapitre II.
De l’exercice du style ou de la composition §

325. L’exercice du style a-t-il une grande importance ?

Si les moyens dont nous avons parlé jusqu’ici sont utiles pour conduire au but que nous nous sommes proposé dans ce traité, qui est de se former le style ou de s’initier à l’art d’écrire, il est incontestable que le grand moyen pour arriver à ce résultat, c’est de se livrer et de se livrer souvent à l’exercice du style ou de la composition. Tous les rhéteurs sont d’accord sur ce point. — Le maniement de la plume, dit Cicéron, est le premier et le plus habile des maîtres dans l’art d’écrire. — Il faut écrire avec le plus de soin possible, et le plus souvent que l’on peut, dit Quintilien. — Rollin, de son côté, regarde cette partie des études littéraires comme la plus importante, comme le but de toutes les autres, et comme le moyen le plus efficace d’apprendre aux jeunes gens l’art de composer. — Nous allons étudier avec soin cette intéressante question.

{p. 226}

326. Qu’est-ce que la composition ?

La composition, en matière littéraire, est un travail qui consiste à découvrir les pensées et les sentiments qui se trouvent dans un sujet, à les disposer dans un ordre convenable, et à les exprimer d’une manière intéressante.

327. Comment ce chapitre sera-t-il divisé ?

Ce chapitre comprendra quatre articles. Dans le premier, nous dirons quelques mots de la composition en général ; dans les suivants, nous donnerons des préceptes détaillés sur les principales compositions secondaires auxquelles on exerce ordinairement les humanistes, et qui sont des descriptions, des narrations et des lettres.

Article Ier.
De la composition en général. §

328. Quelles sont les règles générales de la composition ?

La définition de la composition nous fournit les questions que nous aurons à traiter dans cet article, et qui sont l’invention, la disposition, l’élocution. En examinant ces trois parties de toute composition, nous aurons occasion de faire connaître les préceptes relatifs au choix et à la préparation du sujet, ainsi qu’à la révision et à la correction du premier travail.

329. Qu’entend-on par invention en littérature ?

L’invention, dans la composition, est l’action de {p. 227}trouver des sujets intéressants, d’y découvrir, d’y développer ce que n’y voit pas le commun des hommes ; de choisir, entre les pensées qui se présentent, celles qui ont le plus d’importance et qui conviennent le mieux au sujet que l’on traite ; de retrancher celles qui sont fausses ou triviales, de réunir les circonstances les plus intéressantes, et de donner aux personnages un caractère convenable. L’invention, comme la disposition et l’élocution, est indispensable dans toute espèce de composition.

330. L’invention ne demande-t-elle pas un choix convenable et une sérieuse préparation ?

Horace recommande aux écrivains de choisir des sujets proportionnés à leurs forces, c’est-à-dire à leurs talents, à leurs aptitudes et à leurs connaissances, s’ils veulent facilement trouver l’expression juste, la clarté et l’ordre :

Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
Viribus, et versate diù, quid ferre recusent,
Quid valeant humeri. — Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc nec lucidus ordo.

Le choix du sujet étant fait, il faut s’occuper de la préparation qui consiste à disposer son esprit à la composition par le calme et l’éloignement de toute autre préoccupation, à appliquer sa pensée, à la tendre vers l’objet, intendere animum, et surtout à méditer profondément son sujet, comme nous l’avons dit en parlant de l’amplification. C’est, en effet, la méditation qui féconde l’esprit, {p. 228}dit Buffon. C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, continue le même écrivain, que l’on se trouve embarrassé et que l’on ne sait par où. commencer à écrire. On aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et comme on ne les a ni comparées ni subordonnées, on ne sait auxquelles on doit s’arrêter. Mais lorsqu’on se sera fait un plan, lorsqu’on aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles au sujet, lorsqu’on aura distingué la partie principale de ce qui n’est que secondaire et rattaché tous les détails d’un fait à un point culminant, lorsqu’on aura relu, au besoin, un passage analogue dans un modèle sûr, lorsqu’on aura choisi les moyens d’amplification et les ornements qui conviennent le mieux au sujet et au genre de composition, alors on s’apercevra aisément de l’instant auquel on doit prendre la plume ; on sentira le point de maturité de la production de l’esprit ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur se répandra partout, et tout s’animera de plus en plus ; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

331. Quelles sont les qualités nécessaires au plan de toute production littéraire ?

Les qualités fondamentales de toute belle {p. 229}composition, c’est-à-dire de toute composition dont le beau forme le principal caractère, sont l’unité, la variété, la vérité, l’ordre, l’élévation et la moralité.

D’après saint Augustin, c’est l’unité qui constitue, pour ainsi dire, la forme et l’essence du beau en tout genre : Omnis porro pulchritudinis forma, unitas est. Horace avait dit la même chose sur la nécessité de l’unité :

Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum.

Plus un ouvrage est un, c’est-à-dire, plus les diverses parties qui le composent vont directement au but que se propose l’écrivain, plus il nous attache, plus il est beau, car notre pensée est renfermée dans des bornes étroites et notre cœur lui-même ne peut partager ses affections sans les affaiblir. — Mais si l’unité contribue puissamment au mérite d’un ouvrage, la variété lui est également nécessaire pour empêcher l’esprit de se lasser par la succession des objets. Un ouvrage d’esprit est donc d’autant plus parfait, qu’à l’unité la plus exacte il joint la plus grande variété possible. — Mais une qualité sans laquelle l’unité et la variété ne pourraient produire une véritable beauté, c’est la vérité ou la vraisemblance. Le mérite d’une composition est en grande partie renfermé dans les idées, les images et les sentiments. Or, si les idées ne sont pas exactes, si les images manquent de justesse et les sentiments de vérité, l’ouvrage ne saurait être complètement beau. — Si à la vérité des idées, des images, des sentiments qu’il {p. 230}renferme, un ouvrage joint le mérite de l’ordre, qui consiste dans la bonne disposition et dans l’assortiment convenable des différentes parties ; s’il présente de la nouveauté dans le tour, de l’élévation dans les pensées, de la justesse, de l’agrément ou de l’éclat dans les expressions ; s’il est inspiré par la vertu, si l’on y respire partout, pour ainsi dire, un parfum d’honnêteté et de délicatesse, il ne pourra manquer de plaire à tous les esprits bien faits, à tous les cœurs droits et honnêtes.

332. Qu’est-ce que la disposition ?

La disposition est l’arrangement convenable des diverses parties d’une œuvre littéraire, la coordination judicieuse de tous les matériaux fournis par l’invention. Si ce n’est pas assez pour l’architecte de rassembler des matériaux au hasard, et s’il faut qu’une main habile les place dans un ordre convenable, de même ce n’est pas assez pour l’écrivain d’avoir mis à contribution son imagination, ses souvenirs et son cœur, et de classer comme ils se présentent les pensées et les sentiments qu’il en a tirés. Il faut qu’il compare entre elles les différentes parties, qu’il les dispose de telle façon qu’on ne puisse en déplacer aucune sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout, ni en rien retrancher sans couper dans le vif.

333. Quelle méthode doit-on suivre dans la disposition ?

Il est presque impossible de donner des règles absolues sur la méthode à suivre dans la disposition. Les indications suivantes pourront {p. 231}néanmoins être utiles aux commençants. Il faut d’abord avoir le début, le corps du sujet et la fin, pour bien déterminer l’ensemble et l’étendue du morceau, et ne jamais perdre de vue cette règle si simple rappelée par Horace, qui veut que le mérite d’une sage ordonnance consiste à dire d’abord ce qui doit d’abord être dit, et à réserver les autres détails pour les placer au moment favorable ; en second lieu, on doit s’efforcer de piquer la curiosité dès le commencement, afin que l’attention se soutienne grâce à cette première impression ; enfin, il importe de ménager la progression de l’intérêt, en plaçant les pensées dans un ordre de gradation qui ne permet ni de rien répéter, ni de rien dire qui n’ajoute quelque chose à ce qui précède.

334. Combien la disposition renferme-t-elle de parties ?

La disposition comprend trois parties : le commencement, appelé, selon les genres, exposition, début, exorde ; le milieu ou corps du sujet, nommé nœud, intrigue ou confirmation ; la fin ou conclusion, qui prend le nom de dénoûment ou de péroraison.

335. Qu’est-ce que l’élocution ?

L’élocution, en général, est l’énonciation de la pensée par la parole. Dans un sens particulier, l’élocution est cette partie de la littérature qui a pour objet les règles du style, et surtout le choix des mots et la facture des phrases. On peut comparer le travail de l’élocution à celui de l’architecte, quand il met la dernière main à son œuvre et la retouche avec soin dans toutes ses parties. Il {p. 232}s’agit ici d’appliquer les préceptes du style, les qualités des mots et des phrases, les qualités générales et particulières du style, les ornements, etc. C’est ainsi que l’élocution achève l’ouvrage de l’invention et de la disposition, et donne à la composition la vie, la grâce et la force.

336. L’élocution est-elle d’une haute importance ?

Sans doute la beauté doit se trouver tout d’abord dans la chose exprimée, comme nous l’avons dit au commencement de cet ouvrage, et le style ne serait rien par lui-même s’il ne servait de forme aux idées ; mais cette forme doit être belle aussi, le style doit être soigné, pour relever les choses de peu d’importance, et pour donner aux faits plus d’intérêt, et aux pensées plus de force et d’agrément. Une belle élocution est donc d’une haute importance ; et Buffon n’a pas craint de dire que les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passent à la postérité. Aussi voyons-nous les plus illustres écrivains attacher un grand prix à cette partie de la composition. Ainsi, Malherbe employait des années entières à la composition et à la correction d’un morceau lyrique ; La Fontaine, dont le style paraît si facile, ne composait en prose ou en vers qu’avec beaucoup de travail, puisque telle de ses fables n’a que deux vers communs avec la première ébauche ; Bossuet corrigeait avec beaucoup de soin ses ouvrages, comme le prouvent ses manuscrits ; Buffon attendait des heures entières le mot nécessaire à sa période et à sa pensée, et il fit {p. 233}recopier onze fois un de ses ouvrages en y introduisant toujours d’heureux changements. Ainsi en était-il de Boileau, de Racine, de Rousseau, de M. de Bonald, etc.

337. Est-il nécessaire de réviser son travail ?

Il ne faut jamais se contenter du premier jet de l’esprit, parce que, pour les commençants au moins, il laisse toujours à désirer tant pour la valeur et la liaison des pensées que pour l’élocution. On révisera donc son travail avec soin, on examinera attentivement si le sujet a été fécondé par une sérieuse méditation, si le plan a les qualités requises, si la réflexion a présidé à l’arrangement des diverses parties de la composition, et si les règles du style ont été bien observées. Sous ce dernier rapport, on aura à parcourir chaque phrase d’un œil sévère, à l’examiner d’après les principes concernant la régularité des constructions, le nombre et l’harmonie, à raisonner, pour ainsi dire, l’emploi de chaque mot, à peser ce qu’il a de justesse, de convenance, de propriété et d’élégance. C’est ainsi qu’on évitera les répétitions, les termes impropres, les vices d’harmonie et les imperfections de tout genre qui sont le partage de ceux qu’une sotte vanité pousse à écrire avec rapidité. Tout le monde connaît les préceptes de Quintilien, d’Horace et de Boileau sur ce point.

338. N’est-il pas utile de soumettre son travail à la correction d’un autre ?

Après s’être hâté lentement dans l’exercice de la {p. 234}composition, après avoir révisé son ouvrage en le remettant vingt fois sur le métier, persuadé avec Quintilien que ce n’est pas en écrivant vite qu’on parvient à bien écrire, mais qu’on arrive à écrire vite en écrivant bien, le jeune littérateur soumettra son travail à la correction d’un maître, au jugement d’un ami judicieux et sincère, et écoutera avec docilité les avis du vir bonus et prudens d’Horace, de l’ami sage, mais inflexible de Boileau. En cela, il ne fera que suivre l’exemple d’un grand nombre d’écrivains célèbres, entre autres de Tacite et de Pline le Jeune, de Boileau et de Racine, qui se corrigeaient réciproquement leurs écrits.

339. Quelles sont les différentes espèces de compositions littéraires ?

Il y a autant d’espèces de compositions littéraires qu’il y a d’objets divers que l’écrivain peut traiter. Nous donnerons dans les deux autres volumes les règles de la poésie et les principes de l’éloquence. Nous nous bornerons ici aux petites compositions auxquelles on exerce d’abord les élèves pour les initier aux secrets de l’art d’écrire. Ces exercices, qui sont très propres à former le style, ont reçu le nom de compositions secondaires, et peuvent se réduire à trois : la description, qui peint les objets ; la narration, qui raconte les faits ; la lettre, qui sert à converser par écrit. L’exposé détaillé des principes de ces diverses compositions fera le sujet des trois articles suivants.

{p. 235}
Article II.
De la description §

340. Qu’est-ce que la description en général ?

La description en général (descriptio, de scribere), est la définition de l’objet que l’on veut faire connaître. Elle le caractérise en déterminant sa nature, et en faisant connaître les attributs et les qualités qui le distinguent de tout ce qui n’est pas lui.

341. Qu’entend-on par description en littérature ?

En littérature, et surtout en poésie et en éloquence, la description n’est plus la simple définition d’un objet ; c’est la peinture, le tableau de cet objet ; et ce tableau est si animé, cette peinture est si vive, que l’on s’imagine avoir l’objet sous les yeux. L’écrivain lui donne une vie, une existence réelle ; il le peint avec des couleurs si vraies, avec des traits si naturels et si intéressants ; il le place sous un jour si frappant, qu’un peintre pourrait facilement le transporter sur la toile. La Navigation de Télémaque et le Lever du soleil sont d’excellents modèles à étudier.

342. Que faut-il pour réussir dans la description ?

Le talent de bien décrire suppose une imagination vigoureuse et un goût sûr. La description est, en effet, dit Blair, la pierre de touche de l’imagination, et fait aisément distinguer le grand écrivain de l’écrivain ordinaire. Lorsqu’un auteur médiocre entreprend de décrire la nature, ou bien il ne sait que nommer et faire connaître les {p. 236}choses, ou bien il n’aperçoit rien de neuf, rien de particulier dans l’objet qu’il veut peindre : l’image qu’il s’en forme est vague et confuse, et ses expressions sont en conséquence faibles et générales. L’homme de génie, au contraire, vivement impressionné par la vue de l’objet, en pénètre les véritables beautés, et le présente à nos regards sous un aspect qui frappe à l’instant l’imagination et l’échauffe. En même temps, guidé par un goût délicat, il sait toujours faire un choix harmonieux et capable d’intéresser. En effet, tout n’est pas à décrire et à peindre dans tous les objets. Il faut saisir les traits marquants, les détails pittoresques, les circonstances intéressantes.

343. Comment cet article sera-t-il divisé ?

Cet article sera divisé en deux paragraphes. Dans le premier, nous ferons connaître les règles générales du genre ; dans le second, nous nous occuperons des différentes espèces de descriptions.

§ I. — Des règles générales de la description. §

344. Faites connaître les règles générales de la description.

Les règles générales de la description peuvent se réduire à quatre chefs principaux : les qualités, les ornements, le point de vue et le but.

I. §

345. Quelles sont les qualités nécessaires à une bonne description ?

Une bonne description doit posséder les cinq {p. 237}qualités suivantes : la vérité ou la vraisemblance, l’unité, l’étendue, la convenance et la nouveauté.

346. Qu’avez-vous à dire sur la vérité et la vraisemblance dans la description ?

La vérité est la reproduction fidèle de la nature, la conformité de l’idée avec son objet, d’un récit avec un fait. La vérité est nécessaire à l’historien et à l’orateur : à l’historien, dont le devoir est de peindre un fait tel qu’il s’est passé, avec sa couleur locale, c’est-à-dire avec les circonstances particulières de temps, de lieux, de personnes ; à l’orateur qui, s’il n’est pas tenu de dire la vérité tout entière, doit la respecter scrupuleusement dans tout ce qu’il dit, sous peine de perdre la confiance de son auditoire. Dans sa description, qui est toute d’invention, le poète n’est tenu qu’à la vraisemblance, c’est-à-dire à l’apparence de la vérité. Cette qualité, vérité ou vraisemblance, est essentielle à la description.

347. Qu’avez-vous à dire sur l’unité ?

L’unité demande que toutes les parties de la description se rapportent à une même fin. Elle écarte tout ce qui serait inutile à la connaissance exacte d’une chose, et tout ce qui n’aurait pas pour but de produire l’impression que le poète et l’orateur chercheraient à exciter.

348. Quelle est l’étendue que demande la description ?

La description aura une étendue convenable, si elle renferme tous les objets qui peuvent la rendre plus intéressante. Cette étendue d’ailleurs varie {p. 238}suivant les circonstances. L’historien se contentera en général de quelques traits rapides et frappants. L’orateur ne cherchera jamais à intéresser uniquement l’imagination, mais il se rappellera que non seulement la description doit être un moyen de sa cause, mais que chaque trait qu’il y emploie doit servir à fortifier ce moyen. Quant au poète, comme il s’adresse surtout à l’imagination, il devra présenter souvent des descriptions ; et ces descriptions seront plus étendues, plus vives, plus éclatantes que celles de l’orateur et de l’historien. L’épopée surtout comporte, avec une étendue plus considérable, plus de richesse et de magnificence dans les tableaux, comme on peut le voir dans l’Énéide.

349. En quoi consiste la convenance dans la description ?

La convenance dans la description consiste à peindre l’objet sous les traits qui lui sont propres, de manière à le séparer nettement de toute autre chose. Il faudra donc faire connaître ses qualités particulières, ses attributs spéciaux et caractéristiques. A cette condition cependant, on pourra peindre les traits qui lui seraient communs avec d’autres objets. C’est ainsi qu’on évitera ces peintures trop générales, qui pouvant convenir également à plusieurs choses, ne conviennent en réalité à aucune.

350. En quoi consiste la nouveauté ?

La nouveauté consiste à rajeunir, par {p. 239}l’expression ou par le tour, des circonstances et des formes très souvent employées. Il y a, en effet, des circonstances communes, des couleurs usées, qui ont besoin d’être rajeunies pour ne pas déparer une description. Comme la nouveauté plaît à tous les hommes, il faut s’efforcer d’être neuf et de donner un air de jeunesse aux circonstances, aux couleurs et aux images qui paraissent avoir été épuisées par les écrivains. Un beau modèle en ce genre est la description d’un nid de bouvreuil, par Chateaubriand.

II. §

351. Quels sont les principaux ornements que demande la description ?

Parmi les ornements de la description, on compte le choix judicieux des circonstances, les contrastes, l’art de particulariser les objets, les perspectives agréables, l’art d’animer la nature, la gradation dans l’intérêt et les ornements du style.

352. Comment faut-il choisir les circonstances ?

C’est dans le choix des circonstances que consiste le grand art de la description pittoresque. Il faut choisir des circonstances qui tendent toutes au même but, afin que l’impression faite sur l’imagination soit toute dans le même sens et complète. De plus, il convient de s’attacher aux circonstances les plus propres à caractériser l’objet décrit, à en marquer les traits d’une manière forte et prononcée, et de choisir celles qui offrent quelque chose {p. 240}de neuf et d’original, qui peuvent saisir l’imagination et tenir l’attention fixée. Mais la règle essentielle, c’est de reproduire les circonstances les plus importantes, les objets les plus saillants, les traits les plus intéressants, sans admettre les idées communes, les images vulgaires, les détails minutieux et inutiles. Boileau a tracé cette règle importante dans le premier chant de son Art poétique :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
………………………………………… d’un détail inutile.

353. Quel est l’avantage des contrastes dans une description ?

Parmi les ornements de la description, il en est peu qui plaisent plus que les contrastes. Le contraste est une opposition très-frappante entre deux objets, deux situations, deux caractères, deux images ou deux pensées. Les contrastes ont le double avantage de varier et d’animer la description. Non seulement deux tableaux opposés de ton et de couleur se font valoir l’un l’autre ; mais, dans le même tableau, ce mélange d’ombre et de lumière détache les objets et les relève avec plus d’éclat. C’est ainsi que Le Tasse, voulant décrire le tourment de la soif qui torture les Croisés pendant une affreuse sécheresse, a soin de rappeler le souvenir des ruisseaux et des claires fontaines dont ils ont quitté les bords délicieux. Un des exemples les plus frappants de l’effet des contrastes, c’est celui des enfants de Médée caressant leur mère qui va les égorger, et souriant au {p. 241}poignard levé sur leur sein : c’est le sublime dans le terrible.

Cependant il faut observer dans le contraste des images que le mélange en soit harmonieux. Il en est de ces gradations comme de celles du son, de la lumière et des couleurs : rien n’est heurté, mais il y a partout transition naturelle et harmonieuse, comme dans l’arc-en-ciel dont les couleurs ne sont si douces à la vue que parce qu’elles s’allient par un doux mélange.

354. Est-il nécessaire de spécifier les objets ?

Le moyen le plus sûr d’obtenir la convenance est d’éviter, dans la description, tout ce qui est vague ou trop général. Une description qui se borne à des généralités ne peut être bonne ; car une idée abstraite n’est jamais conçue clairement, et toutes nos idées distinctes se rapportent à des objets particuliers. Tout, dans une description, doit donc être marqué et particularisé autant qu’il est possible de le faire, afin que l’esprit s’en forme une image distincte et complète. Une colline, une rivière, un lac, s’offrent plus clairement à l’imagination lorsqu’on spécifie un certain lac, une certaine rivière, une certaine colline, que lorsqu’on se sert d’une expression générale. Les bons écrivains, surtout chez les anciens, ont senti cet avantage. Dans le Cantique des Cantiques, les images sont presque toujours particularisées par la désignation précise des objets auxquels Salomon fait allusion : c’est la rose de Saron, c’est le lis des {p. 242}vallées, ce sont les troupeaux qui paissent sur le mont Galaad, c’est le ruisseau qui descend du mont Liban. Venez du Liban, ô mon épouse, venez de la pointe de l’Amana, du sommet du Sénir et de l’Hermon, des montagnes des léopards.

355. Est-il bon de mettre en relief l’objet le plus important ?

Dans un tableau, les personnages sont toujours disposés de manière que le plus important occupe la place principale ; et c’est pour le même personnage que sont réservées les couleurs les plus riches et les plus éclatantes. Les autres sont rangés et ornés suivant leur dignité respective. De même, dans une description, il faut placer en relief l’objet le plus intéressant et le peindre avec des couleurs plus vives et plus magnifiques. Les objets secondaires et accessoires seront placés selon leur importance ; il en sera de même pour les couleurs, qui seront plus vives ou plus légères suivant la valeur des objets.

356. Comment faut-il animer la description ?

Si l’on veut donner de l’intérêt à la description des objets inanimés, il faut toujours y introduire des êtres vivants, et surtout des êtres doués de raison. Les scènes mortes deviennent bientôt insipides, s’il ne n’y joint quelque sentiment qui y répande l’action et la vie. C’est ce que savent bien les peintres de mérite : il est très rare de voir un beau paysage sans quelque figure humaine qui {p. 243}anime le tableau. Le principe essentiel ici, dit excellemment M. Mazure, c’est d’animer et d’élever le tableau par la présence de l’homme avec ses sentiments et ses passions, autrement toute description n’est que décoration sans vie et sans vertu ; c’est de montrer dans les objets de cette nature que l’on décrit, l’œuvre de Dieu, le miroir de sa grandeur et de sa providence. C’est en considérant la nature sous ce haut point de vue, que certains écrivains de notre âge, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Lamartine, ont excellé dans l’art de décrire. Delille a exprimé cette règle dans les vers suivants :

Souvent dans vos tableaux placez des spectateurs ;
Sur la scène des champs amenez des acteurs :
… Oui, l’homme aux yeux de l’homme est l’ornement du monde.

Un des plus beaux ornements des descriptions poétiques, c’est de prêter des sentiments, de la vie aux êtres insensibles et animés. L’Écriture, ainsi que la poésie profane, nous offre une foule d’exemples en ce genre.

357. Qu’avez-vous à dire sur l’intérêt dans la description ?

La description doit être intéressante, c’est-à-dire de nature à attacher, à charmer l’âme, à captiver l’attention, parce qu’elle est destinée à plaire. Comme l’intérêt ne peut pas aller du plus au moins sans dégoûter le lecteur, il faut faire en sorte qu’il se soutienne, et même, s’il se peut, qu’il suive une gradation ascendante. Grâce {p. 244}à cette progression, on sentira un attrait plus puissant à mesure qu’on avancera dans la lecture de la description. Si, au contraire, la fatigue et l’ennui se font sentir dans le cours du morceau, c’est une preuve certaine qu’il ne présente pas d’intérêt, et par conséquent, qu’il est défectueux.

358. Quels doivent être les ornements du style ?

Les descriptions demandent en général le style tempéré. Elles en admettent les plus beaux ornements, comme la grâce, l’élégance, les pensées vives et brillantes, les images riantes, une diction riche et variée, une marche toujours facile et coulante, des épithètes qui ajoutent une nouvelle force au tableau et servent à rendre les images plus complètes et plus distinctes. — Dans les compositions poétiques, et surtout dans l’épopée,

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions,

tout en ayant soin d’éviter la profusion des ornements et l’enflure.

C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance,

et surtout l’harmonie imitative, qui produit un très bel effet dans une description.

359. Quels sont les défauts à éviter dans la description ?

Nous ne reviendrons point sur ce que nous avons dit des couleurs épuisées par un usage trop général, et de la nécessité d’éviter tout ce qui est vague et abstrait. Nous parlerons seulement ici des circonstances basses et de la diffusion ou prolixité.

{p. 245}

D’abord, il faut éviter la trivialité des circonstances et même des expressions :

Ne présentez jamais de basse circonstance.

Il n’est donc pas permis, sous prétexte de donner à son style de l’énergie et à son tableau de la couleur locale, de présenter des expressions triviales ou révoltantes et des images dégoûtantes.

En second lieu, il faut prendre garde de délayer les pensées et de tomber dans la prolixité. On s’efforcera d’exprimer avec concision et énergie les circonstances employées dans la description, surtout s’il s’agit d’objets grands et majestueux. L’exagération et les longueurs affaiblissent toujours l’impression : on est plus vif lorsqu’on est bref. Cependant les descriptions gaies et riantes peuvent être détaillées, parce ce n’est pas la force qui en fait le principal mérite.

III. §

360. Est-il important de se rendre compte du point de vue sous lequel on envisage un sujet ?

Il est d’une extrême importance pour l’écrivain de se rendre exactement compte du point de vue sous lequel il envisage un sujet ; car le même objet paraîtra tout différent selon qu’on le considérera sous tel ou tel aspect. C’est ainsi que le guerrier dont on veut faire l’éloge, apparaîtra avec l’auréole de la valeur, de l’activité, de l’audace, de {p. 246}la prévoyance, du don de maîtriser les hommes et les événements,

Intrépide, et partout suivi de la victoire.

Mais veut-on faire abhorrer la guerre, tout change de face : on en rappelle les maux affreux et les innombrables désastres. Ce sont

Des murs que la flamme ravage ;
Un vainqueur fumant de carnage ;
Un peuple au fer abandonné ;
Des mères pâles et sanglantes,
Arrachant leurs filles tremblantes,
Des bras d’un soldat effréné.

De même, la description d’un orage subira de grandes modifications, selon qu’elle sera faite par un agriculteur, par un touriste, ou par un navigateur, la position et les intérêts de chacun de ces personnages étant différents.

361. D’où dépend le changement de face dans l’objet à décrire ?

Le changement de face dans l’objet que l’on peint dépend surtout du moment que l’on choisit et des traits que l’on emploie. Ce moment doit être le plus favorable ; et ces détails seront les plus propres à atteindre la fin que l’on se propose. Comme presque toute la nature est mobile et que tout y est composé, l’imitation peut varier à l’infini dans les détails, comme il est facile de le voir par l’étude des tableaux divers qu’un même sujet a produits. Que l’on compare les assauts, les batailles, les combats singuliers, décrits par les plus grands poètes anciens et modernes ; avec combien d’intelligence et de génie chacun d’eux a varié ce fond commun, par des circonstances tirées des lieux, {p. 247}des temps et des personnes ! Combien, par la seule nouveauté des armes, l’assaut des faubourgs de Paris diffère de l’attaque des murs de Jérusalem et de celle du camp des Grecs !

Il y a une autre espèce de mobilité, qui est d’un bon secours pour déterminer l’ordre à suivre dans la description, ordre souvent si difficile à trouver, à cause de la simultanéité des différentes parties du tableau : cette mobilité est celle que l’on remarque dans les combats, les incendies, les naufrages, etc. Les divers changements qu’ils présentent indiquent l’ordre à suivre, ordre pour lequel, dans d’autres cas, il faut souvent se contenter d’un examen sur l’ensemble, suivi d’une revue des détails.

IV. §

362. La description doit-elle être rattachée à quelque but moral ?

Si la description doit plaire, elle doit encore et surtout être utile. A ce que nous avons dit en parlant de la nécessité d’animer cette composition, nous ajouterons qu’il ne faut jamais, quel que soit le plaisir que l’on puisse trouver à peindre certaines scènes de la nature ou de la vie humaine, décrire seulement pour décrire, et comme en disant : Vous venez de voir la tempête ; vous allez voir le calme et la sérénité. Il faut, au contraire, avoir soin de rattacher toujours ses descriptions à quelque pensée supérieure, à quelque but vraiment utile. C’est ainsi qu’en nous montrant les scènes gracieuses ou imposantes de la nature, par {p. 248}exemple, les agréments du printemps, la splendeur de l’été, la tranquillité de l’automne, les horreurs de l’hiver, la tempête qui se déchaîne sur l’Océan, la foudre qui renverse les plus grands arbres des forêts, l’écrivain devra chercher à élever nos cœurs vers l’auteur de ces merveilles, en nous inspirant des sentiments de reconnaissance et d’admiration, en même temps qu’un effroi salutaire.

363. Quel était le but des anciens dans leurs descriptions ?

Jusqu’au commencement du xviiie siècle, on avait ignoré cette manie d’écrire sans dessein d’instruire et de faire entendre des vérités morales, c’est-à-dire sans but utile. Chez les anciens, les descriptions n’étaient qu’un moyen de relever ce qu’il y avait de moral dans un ouvrage. C’est ainsi que Virgile ne décrit la tempête qui jette sur les côtes d’Afrique les Troyens bientôt arrivés en Italie, que pour intéresser le lecteur au sort d’Énée en faisant ressortir son courage. Il veut peindre le fondateur de la nation romaine luttant avec ses compagnons contre les vagues irritées et les vents en fureur, bien plus que la tempête elle-même ou le déchaînement des éléments conjurés. Cette manière d’envisager la nature et le but de la description est évidemment supérieure à celle de la plupart des poètes descriptifs du siècle dernier et du commencement de celui-ci, lesquels se contentant de décrire pour décrire, inspirent plus souvent le dégoût et l’ennui que l’intérêt.

{p. 249} § II. — Des différentes espèces de descriptions. §

364. De combien de manières peut-on considérer la description ?

On peut considérer la description de trois manières : 1° d’après la place qu’elle doit occuper ; 2° d’après le but que se propose l’auteur ; 3° d’après la nature des objets à décrire. L’examen de ces diverses questions fera le sujet de ce paragraphe.

I. §

365. Qu’avez-vous à dire de la description considérée d’après la place qu’elle occupe ?

Considérée sous ce rapport, la description forme un morceau à part, une composition descriptive isolée et complète, comme la description d’un combat, d’un naufrage, d’une fête, d’une saison, d’un lieu, d’une personne, etc. On la trouve aussi unie à un récit, et lui servant de cadre. C’est ce que l’on voit dans les Catacombes, de Delille : la description est l’objet principal ; l’action est une source d’intérêt, et procure un moyen plus commode de passer en revue les diverses parties du tableau. Enfin, la description peut faire partie d’un ouvrage plus considérable, comme une épopée, un poème didactique, etc. Le fond du poème indique assez souvent alors l’ordre qu’il importe de suivre dans la description.

366. Quelles sont les règles propres à ces différents genres ?

Les deux premières sortes de descriptions {p. 250}suivent les règles générales. C’est sous cette double forme que les compositions descriptives sont données en devoir aux élèves. Quant aux descriptions qui font partie d’autres ouvrages, elles sont soumises à certaines règles particulières dont voici les principales. Elles doivent être introduites d’une manière naturelle, et amenées par les circonstances. Leur étendue doit être proportionnée à celle du poème, afin de ne point faire perdre de vue le sujet principal. Pour tendre plus efficacement au but de l’ouvrage, et pour ne pas offrir l’idée de choses étrangères, elles adopteront le caractère, le style et les couleurs du fond qui doit les recevoir.

II. §

367. Combien compte-t-on d’espèces dans la description considérée d’après le but de l’auteur ?

Si on envisage la fin que peut se proposer l’écrivain, on trouve cinq espèces de descriptions : la description philosophique, la description historique, la description poétique, la description mixte, et la description oratoire.

Nous ne dirons rien de la description philosophique, qui n’est que la définition d’une chose, sinon qu’elle n’est autre que la description en général, en tant que cette dernière fait connaître exactement l’objet tel qu’il doit être dans son essence.

{p. 251}

368. Qu’est-ce que la description historique ?

La description historique est l’exposé des choses telles qu’elles existent, comme la narration historique est l’exposé des faits tels qu’ils ont eu lieu ; et celle-là est comprise dans celle-ci toutes les fois que la description des choses contribue à rendre les faits plus vraisemblables, plus intéressants, plus sensibles. Moins vive, moins animée que la description poétique, la description historique présente cependant quelquefois des tableaux vivants dans les bons auteurs, comme on peut le voir dans le récit du cortége funèbre de Germanicus. Parmi les qualités générales de la description, il en est une qui est regardée comme absolument nécessaire ici, c’est la vérité.

369. Qu’est-ce que la description poétique ?

La description poétique consiste à peindre une chose qui n’existe que dans l’imagination, mais qui peut exister, c’est-à-dire qui est vraisemblable. Elle admet les traits les plus frappants, les couleurs les plus vives, les tableaux les plus animés, le style le plus brillant, en un mot, tous les ornements les plus magnifiques du genre descriptif. Ce qui favorise la description poétique, c’est la liberté dont jouit l’écrivain, qui peut choisir le point de vue convenable, le moment favorable, les circonstances intéressantes, les contrastes et les autres ornements. Il en est de même pour ce qui concerne le choix de l’objet lui-même, qui sera gracieux ou sombre, pathétique ou riant, selon {p. 252}la place que le poète lui destine et l’effet qu’il en attend.

Omnia consiliis prævisa animoque volenti.
Vida.

Une règle essentielle au poète, dit Marmontel, c’est de réserver les peintures détaillées pour les moments de calme et de relâche ; dans ceux ou l’action est vive et rapide, on ne peut trop se hâter de peindre à grands traits ce qui est de spectacle et de décoration.

370. Qu’avez-vous à dire sur la description mixte ?

La description mixte tient le milieu entre les deux précédentes. Elle repose sur un fond réel ; mais ce fond est embelli, agrandi par l’imagination. Pour le style et la vivacité des couleurs, elle devra participer de la description historique et de la description poétique, et unir la gravité et la force de la première aux ornements plus brillants de la seconde.

371. Que faut-il entendre par description oratoire ?

La description oratoire est celle qui fait partie d’un discours. Elle doit toujours tendre au but général que se propose l’orateur, c’est-à-dire concourir dans toutes ses parties à produire l’effet qu’on espère du discours. Ce serait donc une faute d’employer des traits qui ne tendraient pas à cette fin ; ce serait une faute bien plus grossière d’admettre des détails qui y seraient opposés. Comme la description poétique, la description oratoire doit mettre son objet pour ainsi dire sous les yeux ; {p. 253}cependant elle demande moins de vivacité dans les couleurs, et moins d’ornements dans le style, qui d’ailleurs doit s’adapter au ton général du discours. Autant le poète est prodigue de descriptions, autant l’orateur doit en être sobre. Tout ce qui, dans la description oratoire, n’intéresse que l’imagination est superflu et vicieux. Un modèle de ce genre est la description du supplice de Gavius, dans la cinquième des Verrines.

III. §

372. Combien distingue-t-on d’espèces de compositions dans la description considérée d’après la nature des objets à décrire ?

On en compte autant qu’il peut se trouver d’objets à décrire. Or, on peut avoir à peindre le temps où un événement s’est passé, le lieu où il est arrivé, l’événement lui-même, l’extérieur d’un homme ou d’un animal, et les mœurs. De là, la chronographie, la topographie, la démonstration, la prosopographie et éthopée. A ces différentes sortes de description, dont le mélange est une nouvelle source de beauté et d’intérêt, nous ajouterons l’hypotypose.

373. Qu’est-ce que la chronographie ?

La chronographie (χρόνος, temps, γραφώ, je décris) est une description dans laquelle on mentionne les circonstances propres à caractériser l’époque à laquelle appartient le fait ou l’objet décrit. Voici {p. 254}comment La Fontaine peint l’heure de l’affût, c’est-à-dire le matin et le soir :

A l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses flots dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil entre dans sa carrière
Et que, n’étant plus nuit, il n’est pas encor jour.

Fénelon décrit de la manière suivante le commencement d’un beau jour :

Cependant l’aurore vint ouvrir au soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour : l’Orient était tout en feu, et les étoiles, qui avaient été longtemps cachées, reparurent à l’arrivée de Phébus.

374. Qu’est-ce que la topographie ?

La topographie (τόπος, lieu) est la description détaillée, la peinture vive du lieu qui a servi de théâtre à un événement, comme un palais, un temple, une ville, un paysage, etc. Il n’y faut rien de vague, mais un choix délicat des circonstances, la beauté du coloris, l’emploi d’images toujours agréables et cependant naturelles, et autant que possible, la présence d’êtres vivants.

Nous citerons comme modèles la description du lieu où était située la grotte de Calypso, au début du Télémaque, ainsi que celles du nid de bouvreuil, dans le Génie du christianisme, de Jérusalem, dans les Martyrs, et de la chambre de Gresset, dans la Chartreuse.

375. Qu’est-ce que la démonstration ?

La démonstration a pour objet de décrire un événement, un fait particulier, comme un {p. 255}incendie, un combat, une tempête, etc., et de l’exposer d’une manière si vraie et si énergique, qu’on s’imagine voir réellement ce qui est dépeint. La démonstration ou description du fait se rapproche, comme on le voit, de la narration ; aussi quelques critiques lui ont-ils donné le nom de narration descriptive.

Un des morceaux les plus frappants en ce genre est la peinture de l’intérieur du palais de Priam, lorsque Pyrrhus en eut brisé les portes : At domus interior… tenent Danai quà deficit ignis. A ce modèle nous ajouterons trois descriptions de tempête : la première, remarquable par sa simplicité, se trouve au livre XIIe de l’Odyssée : Ἀλλʹ ὅτε δὴ τὴν νῆσον… ; les deux autres, plus ornées, sont de Virgile et de Fénelon : Hæc ubi dicta…, (Énéide, I) ; et : Pendant que les matelots… (Télémaque). Le récit de la prise de Jérusalem, par Voltaire, et le combat du Taureau, par Florian, peuvent aussi être cités comme exemples de démonstration.

376. Qu’est-ce que la prosopographie ?

La prosopographie (πρόσωπον, figure) est une description qui a pour objet de représenter les traits extérieurs, l’air, le maintien, la pose d’un être animé quelconque, homme ou animal.

La peinture de l’extérieur d’une personne peut répandre de l’intérêt sur un ouvrage, lorsque les traits les plus frappants sont saisis avec beaucoup de précision et de goût, et exprimés avec le coloris qu’ils demandent ; mais ces pièces n’offrant {p. 256}ordinairement qu’un faible fonds d’instruction, ne doivent pas être multipliées. On ne les emploie que pour peindre les personnages qui sont en première ligne dans une action, les héros que l’on célèbre en histoire, en éloquence, en poésie.

377. Citez quelques prosopographies.

Voici comment Chateaubriand représente Bossuet sur le point de prononcer l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Debout dans la chaire de vérité, un prêtre seul vêtu de blanc au milieu du deuil général, le front chauve, la figure pâle, les yeux fermés, les mains croisées sur sa poitrine, est recueilli dans les profondeurs de Dieu ; tout à coup ses yeux s’ouvrent, ses mains se déploient, et ces mots tombent de ses lèvres : Celui qui règne dans les cieux, etc.

Nous citerons encore les prosopographies de Platon et d’Alexandre, par Barthélemy. Dans un autre genre, l’Écriture, Virgile, Bossuet, Buffon, Delille, Rosset, ont fait, à des points de vue différents, de belles prosopographies du cheval.

378. Qu’est-ce que l’éthopée ?

L’éthopée (ἔθος, mœurs, ποιέω, je fais, je décris) est la peinture des mœurs, du caractère, des vertus ou des vices, des qualités ou des défauts d’une personne.

Le mérite essentiel de l’éthopée est de joindre la ressemblance à la beauté des couleurs et à la délicatesse ou à la force des traits. Pour réussir dans ce genre, il faut, outre une connaissance approfondie de l’objet que l’on veut peindre, de la sûreté dans le coup d’œil, de la précision dans les idées, de la vigueur et de l’étendue dans l’esprit. {p. 257}L’éthopée prend tantôt le nom de portrait, tantôt le nom de caractère.

379. Qu’est-ce que le portrait ?

Le portrait est la peinture du caractère, des mœurs, des défauts ou des qualités d’un personnage en particulier. Cette description est familière au poète, à l’orateur et surtout à l’historien. Le cardinal de Retz et le duc de Saint-Simon ont tracé des portraits dans leurs Mémoires, parce qu’ils ont décrit les mœurs de personnages déterminés.

380. Les portraits ont-ils partout le même caractère ?

Le portrait a un caractère différent selon qu’il est l’œuvre de l’historien, de l’orateur ou du poète. Comme la clarté du récit demande souvent que les hommes qui exercent une grande influence sur les événements soient connus, l’historien emploie assez fréquemment le portrait. Son devoir est de présenter la vérité telle qu’elle est, c’est-à-dire de faire des portraits ressemblants et de n’employer que des couleurs naturelles. L’orateur et le poète se servent de traits plus vifs et plus brillants, et de tours plus nombreux. S’il est permis au premier de forcer un peu les couleurs, en appuyant sur les points favorables à sa cause, le second a le droit de tout oser. Non seulement il peut embellir les figures historiques, mais encore il peut en présenter de tout à fait fictives : on ne lui demande que la vraisemblance.

381. Quelles sont les qualités nécessaires aux portraits ?

Les portraits doivent se composer de traits caractéristiques et d’idées frappantes, qui, en se mêlant à des faits connus, forment pour ainsi dire un corps et non pas seulement des membres isolés, offrent un tableau {p. 258}ressemblant, parlent à l’imagination et peignent au lieu de raconter. Mais ces morceaux brillants doivent être courts, pour se faire remarquer et retenir aisément par cette précision, sans laquelle il ne saurait y avoir ni profondeur ni énergie. Pour réussir en ce genre, il faut avoir étudié attentivement la vie, les œuvres, l’influence du personnage que l’on veut peindre. Le portrait de Voltaire, tracé avec un burin vigoureux par M. de Maistre, peut être cité comme un des plus beaux modèles : N’avez-vous jamais remarqué… — On peut rapporter à cette espèce de description le portrait littéraire, dans lequel l’écrivain doit distinguer le ton, le talent, le génie particulier de l’auteur qu’il veut peindre. Le portrait de La Fontaine, par La Harpe, mérite d’être cité ; les couleurs y sont parfaitement assorties au sujet.

382. Qu’est-ce que le caractère ?

Le caractère (notatio) est une éthopée dans laquelle on peint, non pas une personne en particulier, comme dans le portrait, mais une espèce d’hommes, une classe d’individus ayant les mêmes goûts, les mêmes qualités, les mêmes défauts ou les mêmes manies. Le caractère ne peindra donc pas tel orgueilleux, tel paresseux, tel ambitieux en particulier, mais tous les orgueilleux, tous les paresseux, tous les ambitieux, avec les pensées, les habitudes et les vices qui sont communs à chacune de ces catégories.

Si le portrait convient à l’historien, et si l’orateur peut employer le caractère ou le portrait suivant son dessein, le poète satirique ne doit jamais se servir que du caractère ; et encore échappera-t-il difficilement à l’accusation de vouloir {p. 259}peindre des personnages réels, comme il est arrivé pour La Bruyère. Les règles que nous avons données pour les portraits conviennent aussi aux caractères. Les plus célèbres écrivains en ce genre sont Théophraste, La Bruyère et Vauvenargues.

383. Citez un certain nombre de portraits et de caractères.

Nous citerons les portraits de Notre-Seigneur Jésus-Christ par Chateaubriand, de Richelieu par le P. Bougeant, de Condé et de Turenne par de Retz, de Cromwell et de Retz par Bossuet, de Pygmalion par Fénelon, de la Fontaine par La Harpe, de Charles XII par de Bonald, de Démosthènes et de Bossuet par Maury, de Voltaire par de Maistre, et de Charles le Téméraire par le baron de Gerlache.

Parmi les caractères les plus remarquables, nous mentionnerons la Femme Forte de l’Écriture, le Glorieux de Théophraste, le Fat, le Docteur et l’Homme Docte de La Bruyère, le Vrai Chrétien de Massillon, le Disputeur de Rulhière, le Chevalier d’Aimé Martin, la Jeunesse du jour de Colin d’Harleville, et les Petits Savoyards.

384. Qu’est-ce que le parallèle ?

Le parallèle est une description composée de deux portraits, de deux caractères, de deux peintures, que l’on met en regard et que l’on rapproche afin de faire ressortir les rapports de similitude ou de dissimilitude qui se rencontrent entre deux personnes, deux choses, deux qualités, ou même deux états différents de la même personne. Le parallèle est, comme on le voit, une comparaison soutenue.

{p. 260}

Il y a plusieurs manières de procéder dans cette composition ; mais le plus souvent on entremêle les points de rapport dans tout le cours du morceau. Cet exercice, agréable à l’esprit, présente cependant plus de difficultés que le caractère et le portrait, et il ne fait plaisir que lorsqu’il est juste et vrai. On doit donc en bannir sévèrement les rapprochements peu naturels ou qui viennent de trop loin, ainsi que les rapports faibles, vagues et peu prononcés. C’est l’écueil des écrivains médiocres. Le parallèle a pour résultat de rendre la pensée plus frappante et de relever les traits les plus saillants des personnes ou des choses que l’on met en regard.

385. Citez quelques parallèles.

Commençons par le parallèle du sage et de l’insensé, tel qu’il est tracé dans les Écritures :

Stultus à fenestrâ respiciet in domum ; vir autem eruditus foris stabit.

(Eccli., xxi, 26.)

Fatuus in risu exaltat vocem suam ; vir autem sapiens vix tacitè ridebit

(Eccli., xxi, 23.)

In ore fatuorum cor illorum ; et in corde sapientium os illorum.

(Eccli., xxi.)

Nous mentionnerons ensuite les parallèles de Corneille et de Racine, par La Bruyère et par Lamotte ; de Bossuet et de Fénelon dans l’affaire du Quiétisme, par d’Aguesseau ; de Turenne et de Condé, par Bossuet ; de Démosthènes et de Cicéron, par Fénelon ; de Richelieu et de Mazarin, par Voltaire ; du Français et de l’Anglais, par Thomas.

{p. 261}

386. Qu’est-ce que la similitude ?

On donne le nom de similitude à un parallèle qui a lieu entre deux personnes ou deux choses, considérées au point de vue de leurs rapports ou de leurs ressemblances. Dans la Henriade, Voltaire fait une similitude lorsqu’il compare les Seize au limon soulevé par la violence d’une inondation terrible.

387. Qu’appelle-t-on dissimilitude ou contraste ?

La dissimilitude n’est autre chose qu’un parallèle entre deux personnes ou deux choses, considérées sous le rapport de leurs oppositions ou de leurs différences, ou entre deux situations différentes de la même personne ou de la même chose. La dissimilitude prend aussi le nom de contraste. Voici un contraste aussi bien saisi qu’élégamment rendu : c’est saint Paul, ermite, dépeint par Chateaubriand.

Aussi naïf qu’un enfant, quand il était abandonné à la seule nature, il semblait avoir tout oublié ou ne rien connaître du monde, de ses grandeurs, de ses peines, de ses plaisirs ; mais quand Dieu descendait dans son âme, Paul devenait un génie inspiré, rempli de l’expérience du présent et des visions de l’avenir. Deux hommes se trouvaient ainsi réunis dans le même homme ; on ne pouvait dire lequel était le plus admirable, ou de Paul l’ignorant, ou de Paul le prophète, puisque c’était à la simplicité du premier qu’était accordée la sublimité du second.

Nous citerons, parmi les contrastes les plus remarquables, les vers bien connus de Racine sur Sion : Déplorable Sion… ; la peinture du bonheur et du malheur de Fouquet, par La Fontaine : {p. 262}Vous l’avez vu naguère… ; l’idylle du Ruisseau, et le tableau du printemps et de l’hiver, par Mme Deshoulières.

388. Que faut-il pour que les contrastes soient agréables ?

La nature est remplie de contrastes, et c’est une des sources des sentiments agréables qu’elle ne cesse de nous inspirer. Une forêt majestueuse plaît à côté d’une vaste prairie ; le vallon s’embellit d’un roc escarpé, d’où tombe en cascade le ruisseau qui l’arrose. L’éloquence et la poésie doivent ordonner leurs compositions sur ce modèle. Une variété toujours renaissante en fait le charme. Elle est d’autant plus grande et cause un plaisir d’autant plus vif, que les contrastes sont plus frappants, mais aussi plus naturels, mieux préparés et plus harmonieux. Ils donnent lieu à des beautés de premier ordre, qui laissent dans l’esprit des impressions aussi délicieuses que profondes.

En effet, le propre du contraste est de faire ressortir les objets, en leur donnant plus d’éclat. On distingue mieux le nain à côté du géant, le chêne près du roseau, le pauvre à côté du riche, l’enfance en face de la vieillesse. La présence respective de ces objets les relève ou les rabaisse, et ils se renvoient comme une lumière mutuelle et réciproque, qui éclaire jusqu’au moindre des traits qui les caractérisent.

389. Qu’est-ce que l’hypotypose ?

L’hypotypose (ὑποτυπόω, mettre sous les yeux) est une description qui peint un objet quelconque, comme une tempête, une bataille, un incendie, une situation, une passion, etc. ; mais avec tant de feu, avec des couleurs si vives et si animées, {p. 263}des traits si énergiques et si frappants, que l’on croit avoir une vision réelle de cet objet.

L’hypotypose réunit, pour ainsi dire, tous les ornements, tout l’éclat, tout le coloris des figures. Un des caractères qui la constituent, c’est que le plus souvent les verbes employés dans la narration sont au présent, tour d’élocution qui peint les choses plus vivement.

390. Citez quelques hypotyposes.

Homère, Virgile et les grands écrivains français nous offrent une foule de tableaux de la dernière vigueur et de la plus grande vérité. Nous mentionnerons, parmi les plus remarquables, le désespoir de Didon : At trepida… ; l’embrasement de Sodome et de Gomorrhe, par Berruyer ; l’éruption d’un volcan, par Marmontel ; la peinture aussi gracieuse que touchante de l’enterrement d’une jeune fille, par Chevalier ; et la description du monstre, dans le récit de Théramène :

Cependant sur le dos de la plaine liquide,
S’élève, à gros bouillons, une montagne humide.
L’onde approche, se brise…, etc.
RacinePhèdre.
Article III.
De la narration §

391. Qu’est-ce que la narration en général ?

La narration (narratio, de narus pour gnarus) est l’exposé ou le récit détaillé d’un seul événement, véritable ou fabuleux, depuis son origine jusqu’à sa conclusion. C’est avec raison qu’on l’a {p. 264}appelée un petit drame, ayant son exposition, son nœud et son dénoûment.

392. Expliquez cette définition.

La narration est l’exposition d’un seul événement, d’un fait unique. En effet, l’unité étant la principale source de l’intérêt, doit se rencontrer dans toute composition littéraire, quelle que soit son étendue.

L’événement est véritable ou fabuleux, parce qu’il peut avoir eu lieu réellement, ou bien avoir été imaginé par l’écrivain.

Enfin, le fait est exposé depuis son origine jusqu’à son achèvement. Il est évident qu’une narration composée de traits isolés, ou présentant un milieu sans commencement ou sans fin, ne pourrait offrir aucun intérêt. L’ennui, la fatigue et même le dégoût ne tarderaient pas à s’emparer du lecteur, si on ne lui présentait pas un tout complet, un événement avec les circonstances qui l’ont précédé, accompagné ou suivi.

393. Que faut-il pour bien narrer ?

Si la description, qui est l’exposé des choses, demande une imagination puissante et vivement frappée par l’objet à décrire, la narration, qui est l’exposé des faits, exige beaucoup de naturel dans l’esprit et de fidélité dans l’imagination. Pour bien narrer, c’est-à-dire pour raconter un fait de manière à instruire et à plaire, il faut bien se pénétrer de son sujet, s’en faire une idée très nette et très exacte, et exercer son esprit à suivre les mouvements de l’action. Il est donc nécessaire d’étudier, de méditer attentivement son sujet, et d’examiner avec soin les personnages, les {p. 265}circonstances et les détails, afin de respecter la vérité de l’histoire et de donner à la fiction les couleurs de la vérité. — Le narrateur, s’il veut réussir, devra encore connaître parfaitement toutes les règles générales et particulières qui concernent ce genre de composition, ainsi que les développements et ornements qu’il comporte.

394. Comment cet article sera-t-il divisé ?

Nous diviserons cet article en quatre paragraphes : dans le premier, nous exposerons les qualités générales de la narration ; dans le second, nous parlerons des différentes parties qui la composent ; dans le troisième, nous ferons connaître ses différentes espèces ; enfin, le quatrième sera consacré aux ornements et au style.

§ I. — Des qualités générales de la narration. §

395. Quelles sont les qualités nécessaires à la narration ?

Le narrateur, comme tout écrivain, doit avoir pour but d’instruire et de plaire. Mais tous les faits indistinctement ne méritent pas d’être rapportés ; ceux-là seulement qui ont quelque importance, qui présentent quelque agrément et un fonds d’instruction, peuvent faire la matière d’une narration. De plus, les faits qui méritent d’être racontés doivent être présentés et exprimés de manière à plaire et à persuader. Si le fait doit être choisi, la narration doit donc aussi posséder certaines qualités. Or, elle réussira à plaire, si elle {p. 266}est une, brève, intéressante et agréable ; et elle instruira, si elle est claire et vraisemblable.

396. Montrez la nécessité de l’unité dans la narration.

L’unité, qui est le principe fondamental de toute composition littéraire et artistique,

… Sit quodvis simplex duntaxat et unum,
Horace

n’est pas moins nécessaire à la narration qu’au drame et à l’épopée. Sans cette qualité, qui ramène tous les détails à un point culminant, à une seule et même action, l’esprit ne saurait où porter son attention ; et l’intérêt étant partagé entre plusieurs objets, s’évanouirait bientôt. Cependant cette unité d’action est loin d’exclure les épisodes et les ornements ; car le grand art du narrateur est de savoir unir la variété à l’unité.

Si l’action doit être une, elle doit aussi être entière. Il faut donc que l’écrivain fasse un récit complet, sans rien omettre d’important.

397. En quoi consiste la brièveté de la narration ?

La brièveté de la narration consiste, non pas précisément à raconter le fait en peu de mots, mais à ne rien dire d’inutile, et à commencer et à finir où il convient. Un récit de deux pages est court, s’il ne contient que ce qui est nécessaire ; un récit de vingt lignes est trop long, s’il peut être renfermé dans dix. Il faut donc admettre toutes les circonstances nécessaires ou utiles au sujet, tous les détails intéressants ; mais rejeter {p. 267}toutes les particularités qui ne vont pas droit au but qu’on se propose, tous les incidents superflus, et ne pas noyer dans une foule d’expressions ce qui peut être renfermé dans quelques mots, d’après ce principe :

Soyez vif et pressé dans vos narrations.

398. Éclaircissez cette question par des exemples.

Le moyen de paraître court, même dans la narration la plus longue, c’est d’y semer à propos quelques ornements, et de l’enrichir de circonstances importantes, de traits agréables, piquants et remplis d’intérêt. Pour se faire une idée de la brièveté qui convient à la narration, on peut comparer deux fables composées sur le même sujet, La Mort et le Bûcheron, par La Fontaine et par Boileau. La fable de La Fontaine est plus étendue, et cependant elle paraît moins longue.

Le récit de la nuit affreuse que Molina passa dans la caverne des serpents est un beau modèle de brièveté : pas une idée de trop, pas un mot inutile : tout est nécessaire pour la perfection du tableau.

399. Qu’est-ce que l’intérêt dans la narration ?

Dans la narration, on entend par intérêt ce qui est propre à exciter l’attention, à charmer l’imagination, à toucher le cœur, à attacher l’âme aux faits que l’on raconte. Une règle essentielle, c’est que l’intérêt aille toujours croissant jusqu’à la fin. Le grand art consiste donc à faire naître et à augmenter sans cesse dans l’esprit du lecteur le désir de connaître le dénoûment.

Il y a dans toute narration deux sortes d’intérêt : l’intérêt du sujet ou intérêt naturel, qui dépend de l’importance de l’événement, comme la bataille de {p. 268}Waterloo, la prise d’Alger ; et l’intérêt de l’art ou de la composition, appelé intérêt artificiel, qui résulte du talent et de l’habileté que l’auteur déploie dans l’invention, dans la disposition et dans l’élocution.

Nous citerons comme modèles d’intérêt progressif le récit du sacrifice proposé à Eudore, la caverne des serpents au Pérou, et la mort de Turenne, par Mme de Sévigné.

400. En quoi consiste l’agrément ?

L’agrément consiste dans l’emploi des ornements qui conviennent au sujet, comme les contrastes, les épisodes, les réflexions, quelques courtes peintures de faits, de lieux ou de personnes, et le style.

L’agrément est surtout nécessaire à la narration poétique qui, sans cette qualité, ne pourra réussir à plaire. Le poète emploiera donc toutes les beautés du langage, la finesse, la richesse, la magnificence, les figures, les pensées nobles ou profondes, les tours vifs, élégants et variés.

401. La clarté est-elle nécessaire à la narration ?

La narration, ayant pour but d’instruire en même temps que d’intéresser, doit être facile à comprendre, et par conséquent très claire. Or, la narration sera claire, si on y marque si distinctement les circonstances, les temps, les lieux, les personnes, que tout cela ne fasse qu’un tableau, où l’esprit voie tous les objets sans les confondre ; si les faits y sont racontés de suite, sans interruption et dans l’ordre réel ou probable des choses et des temps ; enfin, si l’on n’emploie que des {p. 269}expressions propres et usitées, mais sans recherche, sans trivialité et sans équivoque.

402. Qu’est-ce que la vraisemblance ?

Pour instruire complètement, pour persuader, il faut encore que la narration porte l’empreinte de la vérité, qu’elle soit vraisemblable. Le vrai même, pour être cru, a besoin de vraisemblance. Il faut donc examiner si l’on ne dit rien qui choque le bon sens, et exposer l’événement de manière à faire croire qu’il est arrivé, en faisant connaître ses causes et ses motifs, ainsi que les circonstances qui l’ont accompagné. La narration possédera les couleurs de la vraisemblance, dit Cicéron, si elle s’accorde avec le caractère, l’intérêt, la condition, les mœurs des personnages, avec les circonstances des temps et des lieux, avec les opinions, les lois, la religion et les usages des différents peuples.

§ II. — Des différentes parties de la narration. §

403. Combien y a-t-il de parties dans une narration ?

On compte trois parties dans toute narration : l’exposition, le nœud et le dénoûment. Ces trois parties forment ce qu’on appelle la disposition.

I. §

404. Qu’est-ce que l’exposition ?

L’exposition est le commencement, le début de la narration. C’est là que l’écrivain, pour faciliter l’intelligence du récit et exciter la curiosité et {p. 270}l’intérêt, fait connaître les circonstances relatives au lieu de la scène, au temps où s’est passé l’événement, au caractère des personnages, et explique les antécédents historiques lorsqu’ils doivent contribuer à éclairer l’ensemble.

405. Quelles sont les qualités nécessaires à l’exposition ?

L’exposition doit être, en général, claire, simple et brève. Plus rarement elle est relevée ou piquante. Les trois premières qualités conviennent à l’exposition ordinaire, qu’on peut appeler début simple ; les deux autres constituent le début pompeux et le début dramatique.

406. Faites connaître les qualités de l’exposition ordinaire.

Destinée à répandre la lumière et l’intérêt dans toute la narration, l’exposition doit surtout se faire remarquer par la clarté. On devra donc y faire connaître les circonstances préliminaires sans détour et avec la plus grande netteté. Pour cela, il faut que l’exposition sorte du fond du sujet comme une fleur de sa tige.

Elle doit être simple, afin de disposer le lecteur à la bienveillance, et de permettre à l’auteur de s’élever à mesure qu’il avance, pour rendre l’intérêt de plus en plus vif. Boileau a exposé ce précepte après Horace et La Fontaine :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.

Enfin l’exposition doit être brève ou rapide, parce qu’elle n’est qu’une partie accessoire de la {p. 271}narration. Ainsi, on n’y admettra point de longs détours et des préliminaires interminables, et on évitera de prendre le fait de trop haut, de remonter jusqu’au déluge et à l’origine du monde, comme le fait l’avocat des Plaideurs, à l’occasion d’un chapon dévoré par un chien.

Le début du combat des Thermopyles, par Barthélemy, est un bon modèle d’exposition simple.

407. Qu’avez-vous à dire sur l’exposition pompeuse ? L’exposition prend quelquefois l’essor, et admet l’élévation, la pompe et la magnificence. Elle peut avoir ce caractère dans les sujets graves et d’un grand intérêt. Dans les Animaux malades de la peste, La Fontaine nous donne en même temps un modèle d’exposition pompeuse, et un exemple de circonstances antérieures à l’action :

Un mal qui répand la terreur,
………………………………………………
Faisait aux animaux la guerre.
… Le lion tint conseil, et dit…

La fin de l’exposition est indiquée par le changement de temps.

408. Qu’est-ce que l’exposition dramatique ?

L’exposition est dramatique ou piquante lorsqu’on jette brusquement le lecteur ou l’auditeur au milieu des faits comme s’ils étaient déjà connus :

               In medias res
Non secùs ac notas auditorem rapit.
Horace.
{p. 272}

Cette exposition a pour effet de surprendre, d’étonner, d’impressionner d’une manière aussi forte qu’agréable. L’attention est d’autant plus fortement saisie et la curiosité plus vivement excitée qu’il reste plus de choses à apprendre. Cette manière de commencer un récit demande beaucoup d’habileté et d’art, parce qu’elle a l’obscurité à redouter. L’écrivain doit savoir revenir sans effort sur les détails que, dans une exposition simple, il aurait donnés dès le commencement. De plus, elle ne convient qu’aux sujets sérieux et d’une haute importance ; car après un début majestueux et saisissant, l’écrivain doit se soutenir et répondre à l’attente qu’il a excitée, en répandant un vif intérêt sur toute la suite du récit, ce qui ne pourrait avoir lieu dans un sujet ordinaire et peu intéressant.

409. Citez un modèle de début dramatique.

Nous trouvons un admirable modèle de début dramatique dans le récit de la mort de Jeanne d’Arc, par Casimir Delavigne. Ce fait, déjà si intéressant par lui-même, le devient beaucoup plus encore par la manière saisissante dont il est présenté :

A qui réserve-t-on ces apprêts meurtriers ?
        Pour qui ces torches qu’on excite ?
        L’airain sacré tremble et s’agite…
D’où vient ce bruit lugubre ? Où courent ces guerriers
Dont la foule à longs flots roule et se précipite ?
        La joie éclate sur leurs traits ;
        Sans doute l’honneur les enflamme ;
Ils vont pour un assaut former leurs rangs épais :
        Non, ces guerriers sont des Anglais
        Qui vont voir mourir une femme !
{p. 273}

410. N’y a-t-il pas d’autres sortes d’exposition ?

Outre l’exposition ordinaire ou simple qui fait connaître sans recherche et sans pompe ce qui est nécessaire à l’intelligence du récit, outre l’exposition pompeuse et l’exposition dramatique, on en compte deux autres dont nous dirons quelques mots. Le début est quelquefois tiré d’une circonstance locale : il est alors de nature à intéresser vivement ; mais il faut que le récit se maintienne ensuite à la même hauteur. Une règle essentielle dans ces diverses expositions, c’est qu’elles doivent préparer l’esprit au dénoûment, mais sans l’annoncer et sans le laisser entrevoir. — On peut aussi faire connaître dès le commencement ce qui doit arriver ; mais ce procédé ne doit être employé que dans le cas très rare où l’événement est certainement de nature à exciter l’intérêt par lui-même ou par la manière dont il arrive à son dénoûment. Au reste, c’est la nature de l’action qui détermine le genre d’exposition qu’il convient d’adopter.

II. §

411. Qu’est-ce que le nœud ?

Le nœud ou corps du récit est la partie de la narration où sont mis en rapport les différents personnages qui y jouent un rôle, et les diverses circonstances ou faits partiels dont elle se compose. C’est là que les intérêts se heurtent, que les obstacles et les dangers se multiplient et s’accroissent, que les circonstances et les incidents acquièrent un nouveau degré d’intérêt, et que la situation respective des personnages s’embarrasse et se complique de telle sorte que l’esprit du {p. 274}lecteur soil fortement attaché à l’action, et qu’il ne cesse d’être dans l’incertitude relativement à la nature du dénoûment.

412. D’où dépend l’intérêt du nœud ?

C’est dans cette complication d’incidents que réside l’intérêt toujours croissant de la narration, et que se manifeste le talent du narrateur. Pour bien nouer l’action, il faut éviter les détails superflus et les circonstances inutiles qui ralentiraient la marche du récit, et surtout tenir les esprits vivement en suspens jusqu’à la fin, parce que, lorsque le dénoûment est prévu, on ne peut plus compter sur le plaisir de la surprise. L’écrivain, tout en évitant de laisser languir le récit, suivant ces paroles : Semper ad eventum festinat, s’efforcera donc de le suspendre, en intéressant vivement le lecteur, et en le tenant continuellement comme partagé entre la crainte et l’espérance, jusqu’à ce qu’une surprise agréable, une impression profonde ou une catastrophe inattendue vienne graver dans son esprit le fait ou la leçon morale qu’il faut retenir. Cependant, il faut que l’action marche naturellement, et qu’elle se développe sans embarras et sans obscurité, afin que l’esprit puisse en suivre facilement le progrès et l’ensemble. C’est pourquoi le narrateur devra s’efforcer d’exposer clairement les circonstances de temps, de lieux, de personnes, et de donner un lien au récit en mettant toujours en relief le personnage principal.

{p. 275}

413. Citez un modèle de nœud.

Le récit de la mort de Turenne, par Mme de Sévigné, nous offre un admirable modèle de nœud. L’auteur, après avoir décrit scrupuleusement le lieu de la scène, ainsi que la situation des personnages secondaires relativement à son héros, rappelle les paroles échappées à Turenne, et nous le montre prenant des précautions inaccoutumées, comme pour nous donner le change sur le sort qui l’attend, et frapper un coup plus terrible, lorsque la catastrophe arrivera. C’est ainsi que l’attention est vivement émue, et l’action nouée avec une extrême habileté. Ce qui rend ce morceau plus admirable, c’est qu’il ne renferme que des traits historiques, qui ne pouvaient être imaginés ou disposés arbitrairement.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé ; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d’Elbeuf : Mon neveu, demeurez-là ; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. M. d’Hamilton qui se trouva près de l’endroit où il allait, lui dit : Monsieur, venez par ici ; on tirera du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le mieux du monde. Il eut à peine tourné son cheval, qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. M. de Turenne revint, et dans l’instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme ne le voit point tomber ; le cheval l’emporte où il avait laissé le petit d’Elbeuf. Il était penché le nez sur l’arçon. Dans ce moment, le cheval s’arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais.

{p. 276}
III. §

414. Qu’est-ce que le dénoûment ?

Le dénoûment ou la fin est le point où l’on voit s’accomplir la solution du nœud, c’est-à-dire la cessation des difficultés et des complications qui, dans le corps du récit, ont vivement provoqué le désir de connaître l’issue de l’action. Ainsi, le dénoûment est la partie de la narration où l’on fait connaître le résultat heureux ou malheureux de l’événement.

415. Quelles sont les qualités du dénoûment ?

Le dénoûment doit avoir été préparé par ce qui précède, tout en restant imprévu ; il doit répondre complètement à l’attente, c’est-à-dire s’accorder avec les promesses du début ; enfin, il doit s’arrêter à temps. Le dénoûment a donc besoin d’être naturel et déguisé, digne de ce qui précède, et bref mais complet.

416. Montrez que le dénoûment doit être naturel et imprévu.

La première qualité du dénoûment est qu’il soit naturel ou bien préparé, c’est-à-dire amené sans effort par l’exposition et par le nœud, de manière à paraître comme né de l’action, et en être la conclusion logique. Mais, en même temps, le dénoûment doit être déguisé ou imprévu, parce que l’intérêt ne se soutient qu’autant que l’âme est comme suspendue entre l’espérance et la crainte. Or, si {p. 277}le dénoûment est prévu, il n’y a plus de crainte ni d’espérance, par conséquent, il n’y a plus d’intérêt.

417. Le dénoûment doit-il répondre à ce qui précède ?

L’intérêt devant suivre une progression ascendante,

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem,

il faut que le dénoûment satisfasse l’esprit, en répondant à l’exposition et aux promesses de l’auteur. Sans cela, le dénoûment, qui est une partie importante de la narration, n’est plus digne de ce qui précède.

Parturient montes : nascetur ridiculus mus.
La montagne en travail enfante une souris.

Il y a cependant une exception à cette règle ; c’est lorsqu’il s’agit d’un dénoûment badin que le sérieux des parties qui précèdent fait mieux ressortir, comme l’aventure du joaillier de Gallien, et la fin du sonnet de Scarron sur une montagne gigantesque.

418. Le dénoûment doit-il être rapide ?

Des trois parties de la narration, le dénoûment est celle qui demande le plus de rapidité. Le résultat de l’événement une fois connu, l’intérêt est épuisé, la curiosité satisfaite ; et le lecteur, instruit de tout ce qu’il désirait savoir, regarderait comme inutile et fastidieux ce que l’on pourrait ajouter :

Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
{p. 278}

Le narrateur s’efforcera donc d’éviter en ce moment décisif les longueurs, les développements et les retours sur les détails du fait, à moins toutefois qu’il n’ait encore à exposer quelque circonstance importante qui complète la narration.

La Fontaine n’a pas toujours observé cette règle. Ainsi, dans la Laitière et le Pot au lait, la narration est terminée après ce beau vers qui contient un dénoûment si complet et si agréable :

Le lait tombe : adieu veau, vache, cochon, couvée.

Les six vers qui suivent ne font que retarder la moralité, et sont par conséquent tout à fait dénués d’intérêt.

Cependant, il peut arriver que les personnages aient été assez intéressants pour que l’on désire savoir ce qu’ils sont devenus. Dans ce cas, le narrateur le fera connaître très brièvement ; et le récit aura un complément qu’on appelle achèvement.

419. Citez un modèle de dénoûment.

Chateaubriand a admirablement préparé le dénoûment dans le récit du sacrifice proposé à Eudore. Ce jeune martyr a déjà souffert d’horribles tourments pour la défense de la foi ; il est même disposé à subir le dernier supplice pour la cause glorieuse qu’il soutient. Mais il reçoit une lettre dans laquelle le juge Festus lui annonce que son épouse Cymodocée est condamnée aux lieux infâmes, et que le seul moyen qui lui reste pour la sauver est de sacrifier aux dieux. La tentation est terrible, que va-t-il faire ?

Eudore s’évanouit ; on s’empresse autour de lui ; les soldats qui l’environnent se saisissent de la lettre ; le peuple la réclame {p. 279}un tribun en fait lecture à haute voix ; les évêques restent muets, consternés ; l’assemblée s’agite en tumulte. Eudore revient à la lumière ; les soldats étaient à ses genoux, et lui disaient : Compagnon, sacrifiez ! Voilà nos aigles à défaut d’autels. Et ils lui présentaient une coupe pleine de vin pour la libation. Une tentation horrible s’empare du cœur d’Eudore. Cymodocée aux lieux infâmes !… La poitrine du martyr se soulève ; l’appareil de ses plaies se brise, et son sang coule en abondance. Le peuple, saisi de pitié, tombe lui-même à genoux, et répète avec les soldats : Sacrifiez ! Sacrifiez ! Alors Eudore d’une voix sourde : Où sont les aigles ? Les soldats frappent leurs boucliers en signe de triomphe, et se hâtent d’apporter les enseignes. Eudore se lève, les centurions le soutiennent. Il s’avance aux pieds des aigles, le silence règne parmi la foule ; Eudore prend la coupe, les évêques se voilent la tête de leurs robes, les confesseurs poussent un cri, la coupe tombe des mains d’Eudore ; il renverse les aigles, et se tournant vers les martyrs, il dit : Je suis chrétien !

On voit que la résolution que prend Eudore est ignorée jusqu’à la fin. On frémit quand il demande les aigles ; on est pressé de douleur en entendant le cri des martyrs. Mais quand ce cri a ramené le héros à son devoir, et qu’il a prononcé ces mots : Je suis chrétien ! le cœur est déchargé d’un poids qui l’accablait.

§ III. — Des différentes espèces de narration. §

420. Combien peut-on distinguer d’espèces de narration ?

La définition de la narration, en faisant mention de faits véritables et d’événements supposés, indique les deux principales sortes de narration : la narration historique et la narration fabuleuse. A ces deux genres de récits se rattachent plusieurs autres espèces de narration, parmi lesquelles nous citerons la narration mixte, la narration oratoire, la narration badine, et la narration {p. 280}légende. Nous dirons quelques mots de chacune de ces variétés du récit.

i. §

421. Qu’est-ce que la narration historique ?

La narration historique est l’exposé exact et fidèle d’un événement véritable, c’est-à-dire, suivant Le Batteux, un exposé qui rend tout l’événement, et qui le rend tel qu’il s’est passé : car, s’il le rend plus ou moins, il n’est pas exact ; et s’il le rend autrement, il n’est pas fidèle. Ainsi la narration historique n’admet pas la fiction.

422. Quel est le but de la narration historique ?

Le but de l’histoire, et par conséquent de la narration historique, est de démêler la vérité dans les faits dignes de mémoire, et d’en perpétuer le souvenir en ce qu’il a d’intéressant et d’instructif. De tous les attributs, le plus essentiel à l’histoire, c’est donc la vérité, et la vérité intéressante.

423. Quelles sont les qualités propres à la narration historique ?

Outre les qualités générales de la narration, et surtout la clarté, l’ordre et la liaison, nécessaires pour le plaisir et pour l’instruction du lecteur, et qui dépendent en grande partie de l’unité de plan et de composition, ainsi que de l’art important de ménager les transitions, outre la gravité du ton et du style dont nous parlerons plus loin, la narration historique demande la vérité exposée avec intérêt, l’impartialité et la moralité.

{p. 281}

424. Quel est le style qui convient à la narration historique ?

La narration historique demande généralement un style grave, simple, clair et pur. Également éloignée d’un langage bas et populaire et d’une diction ambitieuse et affectée, moins véhémente que la narration oratoire et moins colorée que la narration fabuleuse, la narration historique a cependant sa couleur et sa lumière, et elle sait s’élever et se diversifier selon la nature des événements. C’est ainsi que le style historique, toujours coupé et dégagé des longues phrases et de ces périodes qui tiennent l’esprit en suspens, sera rapide, énergique, plein de chaleur, quand il s’agira de raconter de grandes scènes de l’humanité, comme une sanglante bataille, les ravages de la guerre, de la peste, etc. ; gracieux, brillant et fleuri, pour retracer les fruits heureux de la paix et le bonheur des peuples ; vif, pressé et empreint d’une teinte d’indignation, quand il faudra peindre un personnage odieux et méprisable, un prince qui aura été la honte du trône et le fléau de son peuple. La narration historique admet comme ornement des réflexions tirées du fond du sujet, et des faits épisodiques qui jettent de la variété dans l’ensemble et font ressortir l’action principale.

425. Où trouve-t-on les plus belles narrations historiques ?

Après les inimitables modèles que nous présente la Bible, comme la vie des patriarches, l’histoire de Joseph, celle de Tobie, la Passion du Sauveur, nous {p. 282}mentionnerons, chez les Grecs, les récits d’Hérodote et de Thucydide ; chez les Latins, Salluste, le premier des Romains qui appliqua l’éloquence à l’histoire, Tite-Live, dont le style est toujours tempéré, Tacite qui semble avoir un fer brûlant pour flétrir le vice et le crime, et les couleurs les plus suaves pour représenter la vertu ; chez nous, Bossuet qui s’élève souvent jusqu’au style sublime, et Mme de Sévigné dont le talent de narrer est connu de tout le monde.

Parmi les narrations historiques les plus remarquables, nous citerons le passage de la mer Rouge, au chapitre xive de l’Exode ; le combat des Horaces et des Curiaces, par Tite-Live ; la mort de Vitellius, par Tacite ; le passage des Alpes par François Ier, de Gaillard ; les dernières années et la mort d’Alexandre, et la fondation de l’empire Romain, par Bossuet ; la mort de Turenne et celle de Vatel, par Mme de Sévigné ; le combat de Thermopyles, et la peste d’Athènes, par Barthélemy.

II. §

426. Qu’est-ce que la narration fabuleuse ?

La narration fabuleuse ou poétique est l’exposé d’un événement feint, mais vraisemblable.

Tandis que la narration historique ne prend que la vérité pour guide, la narration fabuleuse ne vit que de fictions et ne connaît d’autres bornes que celles de la possibilité et de la vraisemblance. Elle est l’œuvre de l’imagination : le fond des choses, la disposition, la forme, tout est à la disposition de l’écrivain. La narration fabuleuse n’est pas pour cela affranchie de toute règle. Outre les qualités {p. 283}générales de la narration, elle demande une vraisemblance frappante, un intérêt d’autant plus vif que le narrateur est plus libre de disposer les faits comme il lui plaît, et un agrément soutenu produit par les ornements et les richesses du langage.

427. Comment le but de la narration fabuleuse peut-il être atteint ?

La narration fabuleuse cherche à plaire au lecteur en excitant son admiration, en occupant en même temps la raison, l’imagination et l’esprit, en touchant le cœur et en faisant éprouver à l’âme une suite de sensations de plus en plus délicieuses. Tout s’embellit et s’anime sous le pinceau du poète : il est inspiré ; tout est présent devant lui ; les pensées et les expressions nobles et hardies sont toujours de son ressort, ainsi que les comparaisons, les descriptions, les métaphores, le pathétique, le gracieux, le sublime, tous les ornements du langage et toutes les variétés du style que le goût peut permettre. Le plus souvent, les narrations fabuleuses sont écrites dans le style tempéré.

428. Citez quelques narrations fabuleuses ?

Nous citerons, parmi les plus belles narrations fabuleuses, l’intéressante histoire de Philémon et de Baucis, si bien traduite par La Fontaine ; la descente d’Orphée aux Enfers, dans les Géorgiques, et la mort d’Hippolyte, dans la tragédie de Phèdre. Ce dernier récit a été critiqué par Fénelon et par Marmontel qui l’ont trouvé trop pompeux et trop long pour la circonstance qui en est l’objet ; cependant il restera comme un {p. 284}chef-d’œuvre de narration fabuleuse. Nous mentionnerons encore la mort de Laocoon, au IIe livre de l’Énéide ; la mort de Polyphonte, par Voltaire ; le combat entre Mérovée et un guerrier gaulois, par Chateaubriand.

III. §

429. Qu’est-ce que la narration mixte ?

La narration mixte ou amplifiée est le récit d’un événement véritable, présenté avec des détails, des circonstances, des réflexions, des tableaux imaginaires, mais vraisemblables et intéressants. La narration mixte, consistant à embellir, à agrandir un fait réel, tient comme on le voit, de la narration historique et de la narration fabuleuse. Nous montrerons plus loin que les qualités qu’elle demande participent de ces deux genres.

430. Quel est l’avantage de la narration mixte ?

Cette narration est très utile pour exercer les jeunes gens à la composition. En effet, l’élève qui se forme à l’art d’écrire ne cherche pas seulement à acquérir la correction dans le style et la rectitude dans les appréciations et les jugements, c’est-à-dire les qualités nécessaires à l’historien ; il doit encore s’appliquer à exercer la faculté créatrice de son esprit et à donner l’essor à son imagination, afin de devenir capable d’embellir et d’amplifier un fait, et de présenter un personnage sous un point de vue plutôt que sous un autre. Mais le récit historique ne peut jamais s’écarter de la vérité, et d’autre part, le récit fabuleux demande {p. 285}trop de vigueur de conception. D’ailleurs, cette composition, tout en n’exigeant pas un examen aussi sérieux des faits que le genre historique, fournit cependant aux jeunes littérateurs l’occasion d’exercer leurs facultés intellectuelles et de mettre à profit les études qu’ils ont faites.

431. Quel doit être le style de la narration mixte ?

La narration mixte ayant pour objet d’embellir un fait réel et d’intéresser le lecteur en même temps que de l’instruire, admettra les ornements qui lui seront fournis par une imagination sage et fleurie, et qui seront de nature à rendre le récit intéressant et agréable. Participant de la narration historique et de la narration fabuleuse, la narration amplifiée portera la marque de cette double origine pour le style comme pour le fond, et unira les beautés et les ornements de la poésie à la simplicité et à la gravité de l’histoire.

Nous mentionnerons en ce genre les narrations suivantes : l’élévation d’Esther, par Racine ; la vie de Jeanne d’Arc, par d’Avrigny ; sa mort, par Casimir Delavigne ; Sophocle accusé par ses fils et sauvé par son génie, de Millevoye ; les missions du Paraguay et la tempête au désert, par Chateaubriand.

IV. §

432. Qu’est-ce que la narration oratoire ?

La narration oratoire est l’exposé d’un fait dans la marche du discours. L’historien et l’orateur {p. 286}narrent l’un et l’autre. Mais le premier ne consulte que le seul intérêt de la vérité. L’orateur y joint la considération de ce que demande l’intérêt de sa cause. Sans détruire la substance du fait, il le présente sous des couleurs favorables ; il insiste sur les circonstances qui lui sont avantageuses et les met dans le plus beau jour ; il écarte ou adoucit celles qui seraient odieuses ou choquantes.

433. Quelles doivent être les qualités de la narration oratoire ?

La narration oratoire demande surtout la brièveté. Par conséquent, elle exclut les antécédents repris de trop loin, les circonstances triviales, les détails superflus et les longues réflexions. — Quant au style, il doit être en général naturel, simple et facile. C’est ce qui a lieu dans le plaidoyer où l’on discute une question d’intérêt, et parfois dans l’oraison funèbre. Cependant, dans ce dernier genre de discours, l’orateur ayant pour but d’émouvoir ses auditeurs et de leur donner une haute idée de son héros, s’efforce le plus souvent de faire de chacun de ses récits autant de tableaux animés, brillants et pathétiques. Ces qualités se font remarquer dans le récit de la bataille de Fribourg, et dans le passage de l’Oraison funèbre de Louis XIV où Massillon rappelle la mort de plusieurs membres de la famille royale.

Nous citerons, dans le genre oratoire, la bataille de Rocroi ; la mort de Turenne, par Fléchier ; le combat naval de Duguay-Trouin, par Thomas ; le {p. 287}massacre des prêtres renfermés dans l’église des Carmes, par Legris-Duval, et la mort du duc d’Enghien, par Frayssinous.

V. §

434. Qu’est-ce que la narration badine ?

La narration badine est l’exposé d’un fait amusant, véritable ou supposé. Elle semble avoir pour but ordinaire de plaire et de récréer : les leçons morales qu’elle renferme doivent être présentées délicatement et cachées sous les fleurs. Le conte en prose n’est autre chose qu’une narration badine.

435. En quoi consiste le mérite de la narration badine ?

Le mérite de la narration badine consiste dans la forme, dans l’art de dire des riens d’une manière gracieuse, vive et légère. Pour exciter l’attention, piquer la curiosité et amuser le lecteur, la narration badine demande des traits heureux et spirituels, des tours choisis mais naturels, des descriptions agréables, de l’esprit sans recherche, un style simple et piquant, une sorte de négligence douce et facile, mais sans trivialité et sans incorrection.

Les narrations badines les plus remarquables sont, outre les contes de Perrault destinés aux amusements du premier âge, l’aventure de Canius judicieusement appréciée par Rollin ; les lettres de Mme de Sévigné sur le maréchal de {p. 288}Grammont et sur Lauzun ; l’alchimiste, par Montesquieu ; le dîner de l’abbé Cosson, par Berchoux, et le chapeau, par le vicomte Walsh.

VI. §

436. Qu’est-ce que la narration légende ?

La narration légende est l’exposé d’un événement religieux, choisi dans les siècles de foi simple et naïve où les esprits avaient une propension très prononcée pour les faits extraordinaires et merveilleux.

Nous mentionnerons, en ce genre, le Cierge de la châtelaine, par l’abbé Darras ; la légende de la Croix et celle du Juif-Errant.

437. Quel est le devoir de l’écrivain dans la narration légende ?

Le sujet de la narration légende telle que nous l’entendons ici, se composant de tout ce que le peuple des âges de foi vive avait recueilli dans ses souvenirs ou poétisé dans son imagination, l’écrivain, bien loin de faire usage d’une critique excessive, devra chercher à se bien pénétrer des sentiments et de l’esprit de ces époques naïves et à paraître en partager l’aimable crédulité. Une sorte d’abandon, de négligence, convient au style comme aux pensées de la légende : elle admet facilement les tournures anciennes, et ne dédaigne pas les expressions vieillies.

{p. 289}

438. N’y a-t-il pas encore d’autres narrations ?

On distingue encore la narration familière et la narration poétique.

Ce que nous entendons ici par narration familière, et ce que Marmontel appelle conte dans la conversation, est le récit bref et rapide de quelque chose de plaisant. Cette narration, qui ne diffère guère de la narration badine que parce qu’elle est un entretien et non un écrit, tient une place importante dans les cercles et les sociétés de distinction. Son caractère essentiel, c’est la simplicité et la précision. Le trait qui la termine doit être, comme un grain de sel, piquant et fin. Un récit de cette espèce qui n’a point de trait semblable, est ce qu’il y a de plus insipide. Ce trait n’est pourtant pas toujours ce qu’on appelle un bon mot ; c’est un trait de naturel, de mœurs, de caractère, de naïveté, etc. Claude Crébillon, Marmontel et le baron de Grimm ont excellé dans ce genre.

La narration poétique, que nous distinguons ici de la narration fabuleuse, est l’exposé brillant et animé d’un fait réel. Ce fait n’est point raconté dans ses détails suivant l’ordre des temps, comme dans la narration historique. Il n’est pour le poète, qui se jette au milieu de l’action et fait un choix parmi les circonstances, qu’un moyen de toucher le cœur, d’exciter l’imagination et de remuer fortement tous les nobles sentiments de l’âme, comme l’enthousiasme pour les œuvres de Dieu, pâles reflets de sa grandeur et de sa puissance, l’admiration et l’amour pour le bien, l’horreur pour le mal. Pour atteindre ce but, l’écrivain se sert de comparaisons, de métaphores, de descriptions, de couleurs, de pensées, de sentiments, de tours et d’expressions qui doivent frapper vivement par la magnificence, la noblesse, la vivacité, la force et la {p. 290}hardiesse. — On pourra se faire une idée de ce qu’est la narration poétique et de ce qui la distingue de la narration historique, en comparant le récit du passage de la mer Rouge (Exode, xiv, 21-29) au cantique de Moïse sur le même sujet (Ex., xv, 1-22).

§ IV. — Des développements, des ornements et du style. §

439. Quels sont les différents moyens de développer et d’orner les faits ?

Nous avons vu, en parlant de l’exposition, du nœud et du dénoûment, dans quelle proportion ces trois parties de la narration doivent être développées. Dans l’exposé du fait, il faut placer les circonstances dans un ordre qui permette à l’intérêt de croître de plus en plus, et les lier étroitement au moyen d’habiles transitions. Parmi les développements et ornements de la narration, on compte les épisodes, les réflexions, les discours, les dialogues, les caractères, la démonstration, l’amplification, les contrastes, les transitions et le style.

440. Qu’entend-on par épisodes ?

On entend par épisodes, dit Blair, certains incidents introduits dans la narration et liés à l’action principale, mais qui ne sont pas d’une assez grande importance pour former un nœud, et pour anéantir le sujet général du récit, s’ils venaient à disparaître. Les épisodes bien choisis, en piquant la curiosité et en différant le dénoûment, contribuent à augmenter l’intérêt.

{p. 291}

441. Quelles sont les qualités nécessaires aux épisodes ?

Les épisodes, si utiles pour donner de l’intérêt et de la variété au récit, doivent être soumis à certaines règles. On exige qu’ils soient amenés avec adresse et placés avec goût, qu’ils aient une liaison si intime avec le sujet qu’ils paraissent en dépendre comme des parties subordonnées, enfin qu’ils soient traités assez brièvement pour ne pas arrêter la marche du récit et pour ne pas faire oublier l’événement dont ils ne sont que les accessoires. Chateaubriand a transgressé les règles des épisodes, en arrêtant le récit du combat entre les Romains et les Francs par de trop longs détails sur la généalogie et les qualités du cheval de Clodion.

442. Les réflexions sont-elles permises dans la narration ?

Non seulement les réflexions sont permises dans la narration, mais elles sont très propres à faire naître et à augmenter l’intérêt. Pour cela, il est nécessaire qu’elles se présentent naturellement, qu’elles s’encadrent dans les circonstances du fait et paraissent ne pouvoir s’en détacher, et qu’elles ne reviennent pas trop souvent et soient exprimées en peu de mots afin que la marche du récit ne soit pas retardée.

443. Qu’avez-vous à dire sur les discours et les dialogues dans le récit ?

La nature de la narration indique qu’il faut faire plus agir que parler dans ce genre de composition. Cependant, le discours direct et les petits dialogues contribuent à l’ornement du récit lorsque le sujet les comporte et qu’ils sont amenés avec {p. 292}art. Ils donnent à la narration un tour plus dramatique et la préservent de la monotonie, en faisant disparaître l’écrivain pour mettre en scène les personnages eux-mêmes. En les voyant, pour ainsi dire, parler et agir, il est plus facile de se rendre compte des sentiments qu’ils éprouvent, ainsi que des motifs et des intentions qui les dirigent.

444. Que faut-il penser des descriptions dans la narration ?

Employées avec art et avec réserve, les petites descriptions rendent le récit plus animé et plus vivant. C’est ainsi que les portraits, les caractères des personnages, la peinture des lieux où ils agissent font très bien dans une narration, pourvu qu’ils ne soient pas des hors-d’œuvre et qu’ils servent à donner plus de clarté et plus d’intérêt aux faits. Mais un des développements les plus utiles pour rendre le récit intéressant, c’est la démonstration ou description du fait. Rien ne contribue davantage à agrandir le sujet et à produire l’émotion. Cette peinture des objets nous fait, pour ainsi dire, assister au spectacle de ce qui nous est raconté, en exposant les circonstances de l’action d’une manière si énergique qu’on s’imagine presque les avoir sous les yeux.

445. A quelles conditions l’amplification est-elle admise dans la narration ?

L’amplification est un très bon moyen d’embellir un récit. Mais il faut bien se garder d’amplifier {p. 293}pour amplifier. L’amplification, en effet, n’est pas une profusion de mots qui ne disent rien, un amas confus de phrases qui ne présentent point d’idées, mais un choix intelligent de tous les détails frappants, de toutes les circonstances intéressantes relatives à l’objet ou à l’action que l’on veut exposer. Il faut rejeter tout ce qui ne fait pas corps avec le sujet, tout ce qui est commun, usé, et tout ce qui n’est pas de nature à faire une heureuse impression.

446. Quel est l’avantage des contrastes et des transitions dans un récit ?

Les contrastes, rapprochant deux objets ou deux situations dont l’opposition est très frappante, sèment l’agrément et la variété dans le récit en faisant ressortir les objets. Les contrastes plaisent beaucoup, parce qu’ils frappent vivement l’esprit. Deux objets en opposition se font valoir mutuellement et paraissent plus saillants et plus sensibles.

Les transitions sont indispensables pour que tout soit harmonieusement lié dans une narration, c’est-à-dire pour qu’il y ait de l’ordre, de l’unité, et par conséquent de l’intérêt. Assez souvent les transitions sont fournies par la succession même des faits. Dans les autres cas, il faut une idée, une formule intermédiaire pour lier ensemble les différentes pensées.

{p. 294}

447. Quel est, en général, le style qui convient à la narration ?

La narration demande, en général, une marche grave, une éloquence contenue, une simplicité élégante. La simplicité, en proscrivant l’affectation, l’emphase, l’abus des figures, les épithètes ambitieuses, est loin d’exclure les ornements, la variété, le mouvement, la chaleur, la force, l’harmonie. Ce qu’il faut éviter dans ce genre de composition, ce sont des tours lents et embarrassés, des parenthèses qui arrêtent la marche des phrases, des périodes symétriques, des mouvements passionnés, une abondance commune ou de mauvais goût, une sécheresse rebutante, une négligence rude et inculte, enfin un style froid et décoloré, qui ne permettrait pas à l’écrivain de peindre et de mettre sous les yeux les lieux, les scènes, les personnes.

448. Le style doit-il varier suivant les sujets ?

Il est bien évident que le ton du narrateur variera suivant les objets, que sa diction participera de la nature du récit, et se pliera aux circonstances et aux événements, comme nous l’avons vu en parlant de la narration historique. Suivant la différence du pays qu’il parcourt, un fleuve

Gronde ou se tait, suit sa route ou serpente,
Tourne avec le terrain, s’abandonne à sa pente,
Arrose des champs mûrs ou des bocages verts,
S’attriste dans d’affreux déserts,
Se plaît dans de riches campagnes,
Traverse les vallons, tourne aux pieds des montagnes.
{p. 295}

Ainsi le style de la narration sera tantôt plus élevé, tantôt plus simple. On ne donnera point le même ton à une narration historique, à une narration fabuleuse ou poétique, et à une narration badine. Dans le même récit, le style varie aussi suivant les différentes situations : il est tantôt sérieux et tantôt enjoué, tantôt lent et tantôt vif, tantôt noble et tantôt naïf, tantôt sombre et tantôt léger.

449. Quelles remarques avez-vous à faire sur la convenance du style, les circonstances communes et les expressions basses ?

Le narrateur doit se préoccuper de donner à son style la convenance ou couleur locale, qui consiste dans certaines variétés, dans certaines nuances qui tiennent aux temps et aux lieux. C’est ainsi que le style des habitants du Nord est empreint d’une autre teinte que le style des peuples du Midi, que la diction d’Ossian est différente de celle d’Homère. Il doit encore observer les bienséances du style, qui consistent à modifier les convenances locales suivant le goût de l’époque où l’on écrit et le caractère particulier de sa nation. De plus l’écrivain s’efforcera, à l’exemple de La Fontaine, de Bossuet, de Mme de Sévigné, de relever et de rendre intéressantes par la diction les petites circonstances et les choses communes. Enfin, les mots trop communs et les expressions basses ne devront jamais paraître dans une narration, à moins qu’on ne parvienne à les rendre supportables au moyen d’une épithète ou de quelque {p. 296}autre mot, comme l’a fait Racine pour le mot chiens, lorsqu’il a dit :

Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Article IV.
De la lettre. §

450. Qu’est-ce que la lettre ?

La lettre est un entretien par écrit entre deux personnes éloignées l’une de l’autre : absentium mutuus sermo.

Cette petite composition, qui tient une sorte de milieu entre les ouvrages sérieux et ceux de simple amusement, est destinée à transmettre à une personne absente ce qu’on désirerait lui faire connaître de vive voix. C’est de ce principe qu’il faut partir pour établir les règles relatives à la lettre.

451. Quelle est l’étendue du genre épistolaire ?

Le genre épistolaire semble, au premier coup d’œil, dit Blair, embrasser un très vaste champ ; car, il n’y a aucun sujet qu’on ne puisse traiter sous forme de lettre. Sénèque, Pascal, Bossuet et beaucoup d’autres, ont donné cette forme à des traités de philosophie, de religion, de morale, de politique ou de littérature. Mais cela ne suffit pas pour mettre ces sortes de traités au rang des {p. 297}compositions épistolaires proprement dites. Après avoir lu au titre : Lettres à un ami, après quelques mots d’introduction, on voit disparaître l’ami, et on s’aperçoit bientôt que l’auteur n’a adressé ses lettres à aucune personne déterminée, mais qu’il les a écrites pour le public. Ce sont des traités ou des discours qui prennent le ton de dignité qui convient aux matières qu’ils contiennent, et qui en suivent les règles. On leur a donné le nom de lettres philosophiques.

Mais la saine critique ne fait entrer dans le genre épistolaire proprement dit que ces compositions familières et libres qui ne roulent que sur les sujets dont il peut être question dans l’usage ordinaire de la vie, et qui ne sont que des conversations mises par écrit entre deux personnes séparées par la distance. On les appelle lettres familières ou lettres proprement dites.

452. Est-il important de connaître les règles de l’art épistolaire ?

Il n’est personne qui ne se trouve assez souvent dans l’obligation de faire des lettres. On peut avoir besoin de s’entretenir avec une personne absente, de communiquer ses pensées à un parent, à un ami dont on est éloigné ; on a des relations d’amitié à cultiver, des devoirs de bienséance à remplir, des affaires à traiter, ce qui exige des lettres d’amitié, des lettres de convenance et des lettres d’affaires. Chacun a donc intérêt à écrire convenablement et à bien connaître les règles relatives à {p. 298}la lettre. D’ailleurs, comme il est reconnu que l’homme se peint dans son style et surtout dans le style de la lettre, il arrive fréquemment qu’une personne est jugée d’après la manière dont elle s’acquitte de ses relations épistolaires.

453. Comment peut-on diviser cet article ?

Dans cet article, nous traiterons du ton général et du style de la lettre ; puis, nous parlerons des différentes espèces de lettre.

§ I. Du ton général et du style de la lettre. §

454. Quels doivent être les caractères de la lettre ?

La lettre, n’étant que l’expression simple et facile du sentiment et de la pensée, qu’un entretien par écrit tel qu’on l’aurait avec la personne même, si elle était présente, doit avoir le caractère d’une conversation soignée. Or, la conversation bien faite sera simple, naturelle, facile et convenable. Les qualités de la lettre seront donc la simplicité, le naturel, la facilité et la convenance.

455. En quoi consistent la simplicité et le naturel que demande la lettre ?

La première condition qu’on impose à un écrivain épistolaire est d’être simple et naturel : le travail et la raideur conviennent aussi peu à une lettre qu’à la conversation familière.

Or, il sera simple, dit Le Batteux, s’il écrit {p. 299}comme il parle, pourvu toutefois qu’il parle bien. Peut-être même est-il obligé de parler un peu mieux dans une lettre que dans une conversation même soignée, parce qu’il a le temps de choisir ses idées et ses expressions et de leur donner un tour plus agréable, et aussi parce que la lettre a un caractère permanent que n’a pas la conversation.

L’écrivain sera naturel dans sa correspondance, s’il a une diction aisée et sans apprêts, si tout semble couler de source, et si, en évitant tout ce qui sentirait la recherche, l’affectation ainsi que l’incorrection, il emploie ce style juste et court qui chemine, dit Mme de Sévigné,et qui plaît au souverain degré.

456. Qu’avez-vous à dire sur la facilité et la convenance nécessaires à la lettre ?

La facilité demande qu’on évite dans les lettres tout ce qui sentirait la contrainte et l’effort, tout ce qui décèlerait le travail et l’étude. Si cette facilité n’autorise jamais la négligence et le manque de soin, elle permet d’omettre les transitions et de passer brusquement d’une idée à une autre.

La convenance dans la lettre demande que l’on se rende bien compte de ce que l’on est et de ce que l’on doit à la personne à laquelle on écrit. C’est ce sentiment qui règle ce qu’on doit dire, et la manière dont on doit le dire ; c’est lui qui dicte les choses, le ton, les expressions. Le respect, le devoir, l’amitié, la supériorité même, dit {p. 300}Domairon, ont chacun un langage particulier. La bonne éducation, le bon esprit, le tact, le sentiment, nous suggéreront le langage qui conviendra.

457. En quoi consiste la convenance relativement aux supérieurs et inférieurs ?

Les convenances épistolaires demandent que l’on respecte la distance que mettent entre les individus l’âge, le sexe, le rang, la dignité, le caractère, et qu’on leur écrive avec cette mesure qui est la règle des conversations soignées. Par conséquent, lorsqu’on s’adresse à des supérieurs, à des personnes respectables et élevées en dignité, on doit leur montrer de la déférence et du respect, mais sans bassesse et sans flatterie. On aura de la réserve, des égards, des marques de considération pour les étrangers, les vieillards et les personnes graves. Quant aux inférieurs, on doit leur témoigner de la bonté, de la condescendance, mais sans oublier de le faire avec dignité. Si un supérieur fait trop sentir ce qu’il est, s’il corrige trop durement, s’il ordonne trop impérieusement ou s’il refuse trop sèchement, sa lettre lui vaut un ennemi. La douceur, au contraire, et un ton affectueux sont de nature à lui gagner les cœurs.

458. En quoi consiste la convenance dans les lettres adressées à des égaux ou à des amis ?

S’il n’est jamais permis de prendre un ton de hauteur avec des égaux, s’il faut se comporter avec eux avec honnêteté et franchise, il importe de ne pas se départir des règles de la prudence, et de ne {p. 301}pas se livrer sans précaution et sans prévoyance. — Entre amis, on peut s’abandonner au sentiment, et laisser courir la plume avec liberté et abandon ; c’est au cœur seul à dicter les lettres d’amitié. Cependant, comme on doit avoir bonne opinion de ses amis, et leur donner bonne opinion de soi, il faut se surveiller sous le rapport des convenances, ne pas réserver les attentions uniquement pour les étrangers et les indifférents, et se bien persuader que le meilleur moyen de rendre les relations plus intimes et plus solides est de faire en sorte qu’elles soient toujours convenables, honnêtes et pures. En écrivant à un ami, on sera réservé sur la plaisanterie. Elle porte presque toujours avec elle un soupçon, une teinte de malignité qui choque pour l’ordinaire. Égayez-vous aux dépens de quelque aventure qui ne soit ni impie, ni scandaleuse ; mais ne vous livrez pas à votre penchant pour la raillerie.

Le soin donné à la partie matérielle de la lettre, et l’observation des règles du cérémonial rentrent aussi dans les convenances épistolaires.

459. Faites connaître brièvement les qualités du style épistolaire.

Le style épistolaire doit être simple, naturel, facile, aisé, clair et convenable, c’est-à-dire adapté au sujet et à la situation des personnes. La précision est une de ses qualités essentielles, surtout quand on s’adresse à des personnes dont tous les moments sont précieux. Ordinairement coupé, {p. 302}c’est-à-dire unissant la brièveté de la phrase à la propriété des expressions, le style de la lettre peut être, si le sujet le demande, spirituel, orné, pathétique, élevé et énergique.

460. Montrez que les traits d’esprit sont admis dans la lettre.

Les traits d’esprit peuvent produire d’heureux effets dans une lettre quand ils sont bien amenés, employés à propos et surtout avec réserve. Quant à ce qu’on appelle esprit, nous dirons avec M. Pérennès, qu’il consiste dans cette sagacité d’intelligence qui saisit promptement entre les objets des rapports délicats et cachés, et qui se manifeste dans le discours par la forme de la pensée et le tour ingénieux de l’expression. Les traits d’esprit servent à embellir, à orner les lettres, principalement les lettres d’amitié.

461. Faites connaître les principaux ornements du genre épistolaire.

En général, rien ne relève plus cette composition que ces saillies ingénieuses qu’on accueille avec transport dans une conversation. Parmi ces ornements, on remarque les pensées fines, les traits piquants, les comparaisons neuves ou justes et naïves, les sentiments et les éloges délicats, les métaphores agréables, les contrastes plaisants, les épithètes rassemblées avec grâce, les suspensions badines, les citations faites à propos, les allusions fines, les descriptions, les contes, les anecdotes, etc. Nous verrons plus loin que la lettre {p. 303}admet même en quelque cas la dignité, la noblesse et l’éloquence.

462. Citez quelques exemples d’ornements épistolaires.

Nous n’en citerons que quelques-uns :

Pensée fine.

Nous fîmes bien tous deux notre devoir de vous louer, et cependant nous ne pûmes aller jusqu’à la flatterie.

Bussy-Rabutin.

Comparaison.

Nous vous retiendrons ici (à Cambrai), comme les preux chevaliers étaient retenus par enchantement dans les vieux châteaux.

Fénelon à Lamotte.

Contraste.

Il y aura demain quinze jours que je suis enrhumée, et en spectacle aux courtisans, aux médecins et aux princes ; ménagée, blâmée, chicanée, tourmentée, considérée, accablée, dorlotée, contrariée, tiraillée. Vous appliquerez à votre loisir chacun de ces termes, et vous avez assez de connaissance de mon état pour trouver leur place… Nous allons demain à Marly ; Madame la duchesse de Bourgogne y dansera, et j’y prendrai médecine ; cependant je ne l’envierai point.

Mme de Maintenon.

Accumulation d’épithètes.

Je n’ai rien vu de si beau, de si bon, de si aimable, de si net, de si bien arrangé, de si éloquent, de si régulier, en un mot, de si merveilleux que votre lettre.

Mme de Maintenon.

Mille et mille grâces soient rendues à qui m’a envoyé un vent si aimable, si favorable, si délectable, si guérissable et toutes choses en able !

Mme de Simiane.

Suspension badine.

Devinez, ma fille, ce que c’est que la chose du monde qui vient le plus vite, et qui s’en va le plus lentement ; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence, et qui vous en retire le plus loin ; qui vous fait toucher l’état du monde le plus agréable et qui vous empêche le plus d’en jouir ; qui vous donne les plus belles espérances, et qui en éloigne le plus l’effet ; ne sauriez-vous deviner ? Jetez-vous votre langue aux chiens ? C’est un rhumatisme.

Mme de Sévigné.
{p. 304}

Conte.

On contait hier, à table, qu’Arlequin, l’autre jour, à Paris, portait une grosse pierre sous son manteau. On lui demanda ce qu’il voulait faire de cette pierre ; il dit que c’était l’échantillon d’une maison qu’il voulait vendre. Cela me fit rire. Si vous croyez, ma fille, que cette invention soit bonne pour vendre votre terre, vous pouvez vous en servir.

Mme de Sévigné.

Nous indiquerons comme modèles de descriptions dans la lettre, les peintures de la noce de Mme de Louvois : J’ai été à cette noce…, et de l’accident du chevalier de Nantouillet : Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval… ; comme exemples d’anecdotes, la mort du poète Boyer, par Racine, et l’aventure arrivée à l’archevêque de Reims à Saint-Germain, par Mme de Sévigné ; enfin, nous rangerons au nombre des plus beaux récits épistolaires les fameuses lettres de cette dernière sur la mésaventure arrivée au maréchal de Grammont, sur la mort de Vatel et sur celle de Turenne.

463. La lettre peut-elle s’élever jusqu’à l’éloquence ?

Le style de la lettre, ordinairement simple et facile, peut s’élever jusqu’à la noblesse, à l’énergie et au sublime de l’éloquence. Mme de Sévigné et Ducis se rapprochent quelquefois dans leurs lettres de la diction oratoire de l’illustre évêque de Meaux. Je regarde nos quarante fauteuils, dit Ducis dans une de ses lettres,comme quarante tombes qui se pressent les unes contre les autres/ — Il en est de même de certains passages de la lettre de Mme de Sévigné sur la mort de Louvois : Je suis tellement éperdue…, et de celle de Voltaire à lord Hervey à l’occasion de son ouvrage intitulé le Siècle de Louis XIV : Eh ! quel roi…

{p. 305}

464. Quels sont les défauts à éviter en écrivant une lettre ?

Dans la lettre, il faut éviter deux défauts que nous avons déjà touchés en passant, la recherche et la négligence.

L’extrême délicatesse dans le choix des mots, les pensées raffinées, les figures trop éclatantes et trop nombreuses, les périodes arrondies, les cadences harmonieuses, les tours pompeux et les expressions sonores laisseraient paraître l’art, sentiraient l’étude et le travail, et s’éloigneraient trop du naturel, de l’aisance et de la simplicité que demande le genre épistolaire. Les traits d’esprit admis dans une lettre ne doivent jamais dégénérer en pointes froides, en fades équivoques, en bons mots sans grâce et sans sel.

L’autre défaut consiste dans le manque de soin. Il faut dire simplement les choses telles qu’elles se présentent à l’esprit ; mais il ne faut jamais se servir de mots impropres, de locutions triviales, de proverbes relégués parmi le peuple, de jeux de mots forcés, de tours proscrits depuis longtemps, d’expressions dont on ne connaît pas bien la valeur. Une manière trop négligée a quelque chose de désobligeant ; d’ailleurs l’inattention qu’elle suppose fait commettre des imprudences. Si, dans la conversation, un mot imprudent nous échappe, il passe rapidement et s’oublie ; mais quand nous prenons la plume, nous devons nous souvenir que les traits qu’elle aura tracés resteront.

{p. 306}

465. Est-il important de corriger ses lettres ?

Comme on n’excuse pas les négligences dans une lettre, ceux qui ne peuvent écrire d’un trait font sagement de jeter d’abord leurs idées sur le papier. Il est même à propos que les jeunes gens qui commencent corrigent leurs lettres, jusqu’à ce qu’ils aient acquis par l’habitude la facilité d’écrire purement et avec grâce, et jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à éviter les longueurs, l’obscurité, les redites, l’incorrection, et ces fautes de langage que l’on pardonne dans la conversation, mais qui, dans une lettre, ne peuvent que donner une idée peu avantageuse de l’esprit, des sentiments, de l’éducation de la personne qui écrit.

§ II. — Des différentes espèces de lettres. §

466. En combien de classes peut-on diviser les lettres ?

On peut diviser les lettres en autant de classes qu’il y a de sujets principaux pour lesquels on peut écrire. Or, ces sujets sont au nombre de trois. En effet, ou il s’agit de l’intérêt de celui qui écrit ou bien de l’intérêt de la personne à qui l’on écrit, ou enfin de l’intérêt d’une tierce personne. Nous allons réunir sous ces trois titres les différentes espèces de lettres, pour en faire connaître la nature et en déterminer les règles.

{p. 307}
I. — Lettres dans l’intérêt de celui qui écrit : lettres d’affaires, d’excuse, de demande, de remercîment. §

467. Quel est le caractère des lettres d’affaires ?

Le mérite des lettres d’affaires consiste à dire clairement ce qu’il faut et rien de plus. Les termes propres, les tours simples, et surtout la brièveté, sont ici de saison. La plaisanterie, l’esprit et l’enjouement y sont absolument interdits. On y entre en matière sans préambule, et l’on passe d’un article à l’autre sans transition. C’est là qu’on doit plus s’occuper des choses que de la manière de les dire. Cependant il faut rejeter avec le plus grand soin ces tournures étranges, ces expressions barbares et incorrectes que l’on trouve souvent sous la plume des négociants et des commis de bureau. Mme de Maintenon est un modèle excellent en ce genre ; elle dit ce qu’il faut dire, le dit bien, et ne dit que cela.

468. Quelles sont les règles des lettres d’excuse ?

Disons d’abord que dans ces sortes de lettres il faut être toujours sans contrainte et sans dépit, et en général grave et sérieux. On doit y paraître touché d’avoir pu déplaire, et sincèrement disposé et empressé à réparer le passé. Il faut, dans ces lettres, une manière de s’exprimer franche et naturelle, qui soit un sûr garant des sentiments du cœur. Dire qu’on se trompa hier, c’est faire voir, {p. 308}suivant Pope, qu’on est plus sage aujourd’hui. Il est permis d’établir une légère discussion sur le fait, de hasarder une explication propre à l’atténuer, de redresser des renseignements que l’on croit faux, de faire connaître l’intention que l’on a eue ; mais, le plus souvent, le meilleur moyen de s’excuser c’est de faire l’aveu sincère de ses torts, et d’exprimer le désir bien formel de recouvrer les bonnes grâces perdues.

469. Quel doit être le ton des lettres de demande ?

Le ton des lettres de demande se règle sur la qualité de la personne à laquelle on écrit. Il faut être modeste et respectueux, et s’efforcer de se rendre favorable à celui à qui l’on demande un service. Les expressions seront choisies sans le paraître ; les pensées, justes et convaincantes ; les tours, agréables et propres à persuader. Mais l’art doit être ici bien caché. Quelquefois, on obtient en louant avec finesse, et en faisant même entrevoir à celui à qui on demande qu’il a intérêt à rendre le service demandé ; d’autres fois, en faisant ressortir l’importance de la grâce demandée, et la reconnaissance qu’on en conservera. Tout cela dépend du caractère de celui à qui l’on s’adresse. Il faut le connaître par soi-même ou par la voix publique. Dans ces lettres, il est quelquefois utile de mettre un peu de prolixité et d’insistance, soit pour exposer l’embarras où l’on est, soit pour détailler la nature du service que l’on demande, soit pour répondre d’avance aux {p. 309}objections que l’on prévoit. Si la chose est facile à obtenir, il ne faut pas insister. Avec des amis sûrs et éprouvés, un laconisme plein de franchise et une confiance entière sont préférables.

470. Qu’avez-vous à dire sur les lettres de remercîment ?

Ces lettres, comme la reconnaissance, sont un devoir pour celui qui a reçu un bienfait. Elles doivent être dictées par le cœur. Si l’on est vraiment sensible au service reçu, on ne manquera ni d’expressions ni de tours pour montrer que l’on est reconnaissant, et pour louer la générosité du bienfaiteur. D’ailleurs, il n’est point nécessaire pour cela de faire une lettre bien longue. Le sentiment se peint souvent dans un seul mot. La nature de la grâce reçue, les circonstances obligeantes qui l’ont accompagnée, et qui souvent en augmentent le prix, le caractère du bienfaiteur, la sensibilité de celui qui reçoit régleront la diction, qui doit être respectueuse sans bassesse et flatteuse sans flagornerie, s’il s’agit d’une grande faveur, spirituelle et légère sans inconvenance, si c’est à l’occasion d’un petit service ou d’un cadeau entre amis.

II. — Lettres dans l’intérêt de la personne à qui on les adresse : lettres de félicitation, de condoléance, de conseil, de reproches, de refus et de nouvelles. §

471. Quelles sont les règles de la lettre de félicitation ?

La lettre de félicitation, qu’on écrit à une personne pour la complimenter de quelque événement {p. 310}heureux ou de quelque circonstance agréable, doit être courte comme toutes les lettres de compliment. Elle est facile à faire lorsqu’il s’agit d’un ami : on laisse parler le cœur et courir la plume, parce qu’on se réjouit réellement avec lui. Les lettres de félicitation qu’on adresse à un supérieur, à un étranger, à un égal demandent beaucoup d’adresse pour rajeunir ces lieux communs déjà épuisés, qui sont : le mérite de la personne, la justice qui lui a été rendue, les espérances qu’elle peut concevoir pour l’avenir, les difficultés qu’il a fallu vaincre, la nature des faveurs obtenues, le discernement de celui qui les dispense, et l’intérêt qu’on prend à tout ce qui regarde la personne à qui on écrit. Ici, il faut travailler son style. La lettre suivante du P. Brumoi au cardinal de Gesvres peut servir de modèle :

Il n’est question ici, Monseigneur, que de votre nouvelle dignité : tout parle de vous nuit et jour, jusqu’aux fifres, aux tambours, aux cloches même, qui, je vous jure, ont réveillé bien d’honnêtes gens en votre honneur : connu ou non connu, chacun vous félicite à sa manière. Souffrez donc, Monseigneur, qu’un inconnu se mêle au concert de la joie publique.

472. Comment faut-il rédiger une lettre de bonne année ?

Les lettres de nouvelle année se rapportent aux lettres de félicitation. Ces lettres, dictées par l’amitié, les égards, la reconnaissance, doivent être écrites par le cœur. Ce sont toujours les mêmes idées tant rebattues ; et c’est ce qui les rend difficiles à faire. Le mieux est de souhaiter {p. 311}simplement et brièvement aux personnes que l’on cultive une heureuse année, et de leur demander la continuation de leurs bontés. Les pensées graves y peuvent être employées de temps en temps. Fléchier écrivait dans les termes suivants à Mme de Caumartin :

Je vous souhaite, à ce renouvellement d’année, Madame, tout ce qui peut contribuer à votre satisfaction et à votre repos. Notre vie s’écoule insensiblement ; et il ne nous reste de ce temps qui passe, que les moments qui nous seront comptés pour l’éternité ; nous ne devons désirer de vivre que pour accomplir ce que Dieu demande de nous, et la tranquillité de la vie doit être regardée comme une grâce et une bénédiction de douceur qu’il répand sur nous, et qui nous engage à le servir avec plus de fidélité.

473. Quel doit être le ton des lettres de condoléance ?

Ces lettres demandent un ton conforme à la situation de la personne affligée, et un style grave, sérieux et sans parure. Comme la tristesse aime à se nourrir de sa douleur, on peut louer l’objet qui fait couler les larmes, sans craindre de réveiller ou d’aigrir le mal. Il faut se montrer plein de compassion et pleurer avec ceux qui pleurent. Quelques consolations pieuses sont très bien placées dans ces lettres, pourvu qu’elles ne soient pas longues. Il est des peines et des revers dans lesquels la douce influence de la religion et les consolantes espérances de la foi peuvent seules ranimer nos forces et relever notre courage. Il faut avoir soin de remplacer par des périphrases ou par des synonymes les expressions trop dures ou trop amères.

{p. 312}

474. Comment doit-on donner des conseils dans une lettre ?

Il ne faut jamais prendre un ton de maître dans les lettres de conseil. On doit extrêmement ménager l’amour-propre de celui à qui l’on écrit, soit qu’on lui donne des conseils de soi-même, soit qu’il les ait sollicités. Ce n’est pas assez qu’ils soient le fruit d’une raison saine et d’un sens droit ; il faut encore les faire goûter par la douceur, l’aménité, et l’expression d’une véritable amitié. Ce n’est que par suite de positions exceptionnelles, comme celles de père, de supérieur, etc., que l’on peut employer dans ces lettres des expressions un peu dures, pourvu toutefois qu’elles soient toujours accompagnées d’un adoucissement bienveillant ou d’un correctif adroit.

475. Quel doit être le ton des lettres de reproches ?

Ces sortes de lettres supposant une faute, demandent encore plus de prudence, d’adresse et de circonspection que les précédentes. Plaignez-vous avec douceur, tempérez les expressions qui paraîtraient amères ; défiez-vous de la prévention et de la précipitation, et montrez-vous toujours inspiré par la bienveillance la plus tendre et l’intérêt le plus sincère. En blâmant les procédés de la personne, justifiez ses intentions ; c’est le moyen de ramener les esprits. Des reproches trop vifs et trop amers ont presque toujours pour effet de blesser, d’irriter, d’augmenter le mal au lieu de le guérir. Dans un reproche amical, on peut mêler {p. 313}aux plaintes l’enjouement et les menaces spirituelles et affectueuses. Dans certains cas, on peut être autorisé à faire entendre des paroles sévères. Voici en quels termes Racine réprimande son fils aîné, qui lui avait envoyé une épigramme de sa façon sur le débat entre Boileau et Perrault :

Quant à votre épigramme, je voudrais que vous ne l’eussiez point faite : outre qu’elle est assez médiocre, je ne saurais trop vous recommander de ne point vous laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviraient qu’à vous dissiper l’esprit ; surtout il n’en faut faire contre personne.

… Je vous dirai aussi que vous me feriez plaisir de vous attacher à votre écriture ; je veux croire que vous avez écrit votre lettre fort vite ; le caractère en paraît beaucoup négligé. Que tout ce que je vous dis ne vous chagrine point ; car, du reste, je suis très content de vous.

476. Comment faut-il formuler un refus dans une lettre ?

Ici encore il faut de l’aménité, de la délicatesse et de la bienveillance.

Rien, en effet, n’est plus propre à blesser et à aigrir qu’un ton dur et hautain, ou un air d’insensibilité et d’indifférence. Il est toujours pénible pour l’homme de cœur de refuser un service. Si donc on est dans l’impossibilité d’obliger, on doit en témoigner de la peine, dire quel bonheur on éprouverait si on pouvait accorder la grâce demandée, et quels regrets on ressent de ne pouvoir le faire, manifester l’espoir de trouver l’occasion de se dédommager de ce sacrifice, ou indiquer quelque personne en position de rendre le service demandé.

{p. 314}

477. Quelles doivent être les qualités des lettres de nouvelles ?

Mme de Sévigné nous apprend qu’elle ne mandait jamais rien que de vrai, et qu’elle choisissait bien plus ce qu’elle adressait à ses correspondants, que ce qu’elle leur eût dit s’ils eussent été présents. Il faut donc que les nouvelles soient véritables ; ce serait abuser des gens éloignés que de leur envoyer des fadaises ou des faits hasardés. De plus, les nouvelles doivent toujours présenter de l’intérêt, sinon par elles-mêmes, au moins pour la personne à qui elles sont adressées. Il faut beaucoup de ménagement, de prudence et de charité, pour annoncer les nouvelles désagréables et tristes. En général, le ton de ces lettres doit avoir quelque chose de naturel, de dégagé, de spirituel et d’intéressant. Les descriptions et les narrations épistolaires suivent les règles de ces compositions. Elles admettent un style soigné, fleuri, animé et rapide. Les peintures magnifiques, les grandes figures, les périphrases poétiques y seraient déplacées, ainsi que les peintures banales que rien ne relèverait. Le ton sera léger et badin, grave et sérieux selon le sujet.

Nous citerons comme modèles en ce genre la lettre de Mme de Sévigné au comte de Grignan sur la mort de Turenne, celles où elle raconte l’aventure de l’archevêque de Reims à Nanterre, et le passage du Rhin par le comte de Guiche et le chevalier de Nantouillet, une lettre du maréchal de {p. 315}Luxembourg pour annoncer au roi la prise de Namur, deux de Racine à Boileau sur le siège de cette ville, et une de Mlle de Montpensier sur le bonheur de la retraite.

III. — Lettres écrites dans l’intérêt d’une tierce personne : lettres de recommandation. §

478. Qu’appelle-t-on lettres de recommandation ?

Les lettres de recommandation, qui ne sont guère que des lettres de demande dans l’intérêt d’un autre, sont celles par lesquelles on réclame, en faveur de quelqu’un, la bienveillance et la protection d’un ami ou d’une autre personne en position d’obliger. On y fait ressortir les aptitudes, les talents, les vertus et tous les titres du protégé à l’intérêt et à la faveur. On ne saurait trop y montrer l’importance du service, l’intérêt que l’on porte à la personne pour laquelle on demande quelque chose, et la reconnaissance durable qu’on en conservera. La douceur et l’agrément du style doivent caractériser ces lettres. Elles seront courtes et réservées, lorsqu’elles seront dictées par la simple politesse : comme on se rend pour ainsi dire garant de la personne que l’on recommande, il ne faut jamais recommander que ceux qui en sont vraiment dignes. Il y a plus d’expansion lorsque ces lettres sont inspirées par le sentiment. On peut appuyer alors sur cette parole de Cicéron : Faites qu’il s’aperçoive, à la manière dont il sera {p. 316}traité de vous en toutes choses, que ma recommandation n’a rien de vulgaire. Lorsqu’une lettre de ce genre est confiée à la personne recommandée, on doit lui en donner lecture ou la lui remettre non cachetée. — On ne peut rien citer de plus admirable en ce genre que la lettre de saint Paul à Philémon en faveur d’Onésime.

479. Qu’avez-vous à dire sur les réponses ?

Un proverbe bien connu dit que toute lettre mérite une réponse. Cependant, on se dispense de répondre lorsque l’ensemble de la lettre indique que cela n’est pas nécessaire, et lorsque les convenances y sont trop ouvertement violées. Une réponse doit être analogue, soit pour le fond, soit pour la forme, à la lettre qui la détermine, puisqu’elle est la continuation de l’entretien que la lettre a commencé. Il est bon de rappeler la date de la lettre reçue, et de suivre l’ordre qui s’y trouve : c’est le moyen d’être exact et de ne rien omettre d’important. La réponse ne doit pas se faire attendre, surtout si elle doit adoucir quelque peine. Dans ce cas, fût-elle très laconique, elle peut avoir d’excellents résultats. Si l’on n’a pas répondu de suite, on est obligé de s’excuser et d’expliquer le retard.

480. Nommez les principaux écrivains épistolaires.

Parmi les écrivains épistolaires dignes d’être proposés comme modèles, nous citerons les suivants :

Cicéron, qui a laissé près de 900 lettres, {p. 317}remarquables par la simplicité, la finesse et la beauté d’élocution ;

Sénèque et Pline le Jeune, qui ont écrit pour la postérité, et qui, à cause de cela, manquent souvent de naturel et de simplicité ;

Saint Basile le Grand, saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme, saint Augustin, saint Bernard, sainte Thérèse, saint François de Sales, qui présentent de beaux modèles épistolaires, surtout dans le genre pieux ;

Balzac, appelé par Ménage le Grand Épistolier, et Voiture auquel on ne peut refuser beaucoup d’esprit, qui se font trop souvent remarquer dans leurs lettres par les défauts les plus opposés au genre épistolaire, l’affectation et l’enflure ;

Bussy-Rabutin, qui a en général trop d’esprit dans ses lettres ;

Boileau, qui est dépourvu d’aisance dans le genre épistolaire ;

Racine, qui offre de beaux modèles de lettres familières ;

Mme de Sévigné, qui possède au plus haut degré l’animation du récit, la vivacité des tournures, la justesse des expressions et l’éclat des peintures ;

Mme de Maintenon, vrai modèle de correction, de noble simplicité en même temps que de bon sens et de raison ;

Bossuet et Fénelon, qui se font remarquer en ce genre par les qualités qui les distinguent ordinairement dans leurs écrits ;

{p. 318}

Enfin, Lamotte, qui se montre spirituel et agréable dans ses lettres ;

Voltaire qui, à défaut de sentiments honorables, brille par la forme ;

Et M. de Maistre, dont la correspondance présente l’enjouement ou la haute raison, suivant la nature du sujet.

Fin