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Entretien avec James O. Gawley
Entretien avec James O. Gawley
Quel est le lien entre votre doctorat et le projet Tesserae ?
Mon doctorat à l’Université de Buffalo porte sur l’allusion à Homère dans la poésie épique latine. Ma collaboration avec le projet Tesserae a consisté, dans un premier temps, à coordonner une équipe chargée d’évaluer les intertextes latins repérés dans la littérature latine par l’algorithme de la plateforme, en fonction d’un certain nombre de critères de notation que nous avions définis et qui sont aujourd’hui utilisés par le système. Nous souhaitons désormais étendre la recherche d’intertextes à la littérature grecque, en surmontant l’obstacle du plurilinguisme. Dans le cadre de mon doctorat, j’essaye de mettre au point une modélisation de l’allusion grecque. C’est une réflexion que je mène conjointement avec Chris Forstall, Caitlin Diddams, Neil Coffee et Walter Scheirer. Nous nous appuyons sur les avancées de la recherche dans les domaines de l’intertextualité et de la linguistique cognitive, et sur des retours de spécialistes de littérature classique.
Vous vous intéressez, dans votre recherche, aux degrés d’intertextualité.
La question de l’allusion recoupe celles de l’imitation et du rapport au lecteur. Il est difficile, en effet, de savoir si le poète antique attirait l’attention de son lecteur en raison de son originalité ou au contraire parce qu’il parvenait à installer celui-ci dans un environnement littéraire familier. Cette question ne demande pas à être tranchée et le poète visait probablement les deux effets, ou l’un ou l’autre alternativement, selon les cas. Mais elle nous met dans l’obligation de distinguer des degrés d’intertextualité : la « phrase virale », par exemple, est un intertexte avéré, facile à identifier et qui, pour cette raison peut-être, a connu une grande fortune littéraire. Le vers bien connu de Milton « Long is the way and hard, that out of Hell leads up to light » est imité de Virgile, qui le tenait d’Eschyle, qui s’inspirait probablement lui aussi d’une œuvre antérieure. À l’autre extrémité de l’échelle, l’intertextualité dite « relative » désigne un rapport entre deux textes établi indépendamment de l’auteur ou du lecteur. Cette forme d’intertextualité, qui rappelle la conception structuraliste, touche au domaine de l’histoire culturelle : on l’étudie en privilégiant l’approche quantitative et en mettant en rapport, par exemple, le nombre des intertextes recensés avec les œuvres de César, le nombre de lecteurs potentiels de ces œuvres à telle ou telle époque, enfin, la possibilité que César ait été considéré ou non comme un modèle, à une époque donnée. On oublie parfois, en effet, que le phénomène de l’intertextualité est lié au climat politique. Une partie de l’historiographie sur la question de l’allusion dans la littérature latine suppose également à tort que la pratique de l’imitation a toujours été la même, comme s’il s’agissait d’un seul moment culturel. Or, on sait qu’à l’origine, par exemple, il était convenu de s’excuser lorsqu’on traitait le même sujet qu’un autre poète, et que cette convention n’est plus respectée à l’époque de Lucain. Le niveau d’intertextualité entre Lucain et Virgile est d’ailleurs stupéfiant. On observe, entre le IIIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle ap. J.-C., une augmentation progressive du nombre des intertextes latins et grecs. Un cap est franchi avec Virgile, au point que ses contemporains l’ont accusé de voler Homère (l’index de Georg Nicolaus Knauer recense environ 10000 intertextes). Ce qui est intéressant, c’est que les listes qui ont servi à le condamner ont été prises ensuite en exemple...
Comment les allusions grecques engagent-elles à repenser la question de l’intertextualité ?
L’intertextualité grecque dans la poésie latine n’est pas seulement une affaire d’érudition mais relève également de la linguistique cognitive. On sait, en effet, que le rapprochement entre deux langues, dans le cerveau, ne s’effectue pas par le lexique mais par le biais de concepts, d’idées et d’expériences. On sait, d’autre part, d’après l’index de Knauer, que la plupart des intertextes homériques chez Virgile sont massés dans des endroits précis de L’Énéide et on suppose que cette proximité était une des conditions de l’élucidation des allusions, même s’il est difficile de faire la part de ce que Virgile a voulu et de ce que nous remarquons. Ma recherche consiste à développer un logiciel capable d’élucider les intertextes grecs chez Virgile à la manière d’un lecteur humain, en lui donnant les moyens de remonter aux concepts qui ont permis l’élucidation, par le croisement de données thématiques, lexicales, prosodiques, syntaxiques et phonétiques. Je m’intéresse, par exemple, dans le domaine de la sémantique lexicale, à l’idée de concrétude, qui me paraît susceptible de jouer un rôle important dans le mécanisme de reconnaissance de l’intertexte. Enfin, je mène parallèlement une sorte de contre-expérimentation de laboratoire, en soumettant à des lecteurs volontaires un texte contenant des allusions à des contes de Grimm. Ces allusions sont disséminées dans le texte de différentes manières, qui imitent parfois la disposition des intertextes homériques chez Virgile.
Propos recueillis par Romain Jalabert et Glenn Roe.