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Entretien avec Donatien Aubert

11 Novembre 2017

Entretien avec Donatien Aubert

Vous êtes à la fois artiste et chercheur et votre pratique artistique comme vos recherches sortent des cadres disciplinaires traditionnels. Pouvez-vous dire un mot de votre parcours ?

Donatien Aubert 

Lecteur assidu de science-fiction et de prospective, j’éprouve une curiosité indéfectible pour l’analyse des conditions d’émergence des innovations sociotechniques contemporaines : elles précipitent des mutations anthropologiques qui constituent le cœur de mes travaux, pratiques comme théoriques. Dans le cadre de mes études à l’ENSAPC (l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy), qui propose un enseignement transversal, entre arts et sciences, je me suis plus particulièrement intéressé à l’héritage épistémologique laissé par les principaux fondateurs des sciences de l’information, Alan Turing et les cybernéticiens Claude Shannon, Norbert Wiener et John von Neumann. En 1952, Turing publia un article intitulé « The Chemical Basis of Morphogenesis ». Cette contribution à la théorie des systèmes est majeure : elle a permis d’expliquer comment des éléments simples, pris séparément, peuvent former des systèmes complexes, par association. Il espérait avec ces travaux, gagner une meilleure compréhension du développement des structures cérébrales, et par suite du déploiement des fonctions cognitives. Ces observations permirent d’expliciter la formation de nombreux systèmes autogénératifs, fractals, dans les domaines de l’hydrodynamique, de la dynamique des populations ou de la cristallographie. En 2012, souhaitant comparer les disparités entre les occurrences naturelles de ces structures et leurs formalisations mathématiques, j’ai conduit au C2RMF (Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France) une série d’observations de cristaux au microscope électronique à balayage que j’ai présentée conjointement dans un accrochage avec des sculptures représentant des courbes fractales en volume. En 2014, pour mon DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique), j’ai cherché à montrer l’impact de la cybernétique sur la représentation de la Terre (notamment pendant la guerre froide, chez un architecte et designer comme Buckminster Füller), comprise comme un ensemble fini, appelant une gestion globale et systémique des problèmes mondiaux. J’ai réalisé dans ce cadre un moyen-métrage sur la péninsule Antarctique (La Dernière péninsule). Enfin cette appétence pour ces thèmes m’a amené à l’écriture d’un livre, Vers une disparition programmatique d’Homo sapiens ? (publié en juin 2017 aux Éditions Hermann), portant sur la résilience des paradigmes cybernéticiens dans les discours écologiste et transhumaniste.

Vous vous situez en permanence à l’intersection de domaines très différents en apparence comme l’art, les sciences cognitives, l’écologie…

Donatien Aubert 

Cette intersectionnalité permet de transcender les frontières disciplinaires et de penser à nouveaux frais les problématiques qui les traversent. Encore faut-il faire preuve de prudence : des partis-pris épistémologiques intraspécifiques sont impossibles à défaire sinon au prix de réductionnismes dangereux (la cybernétique, à la croisée de la psychologie comportementale, des neurosciences et du traitement du signal s’en est rendue coupable). Des développements contemporains dans le domaine du bâti, rendent visibles et manifestes, aux yeux du grand public, les effets incroyables de la mutation des pratiques créatives par le numérique, ici grâce à l’adjonction des technologies de modélisation 3D aux instruments de conception architecturaux (voir les excellents livres d’Antoine Picon sur le sujet). On peut penser à l’émergence de la « blobitecture » dans les années 1990, faisant surgir dans les paysages urbains des bâtiments aux volumes souples, ressemblant à des amibes géantes. Plus récemment, des architectes comme Achim Menges et Steffen Reichert s’inspirent du « Jeu de la vie » de John Horton Conway (un modèle d’automate cellulaire) pour concevoir des architectures évolutives qui répondent à des caractéristiques environnementales. Les nouveaux matériaux de construction et les techniques de conception computationnelles émancipent les architectes des patrons classiques. Leurs productions soulèvent une question primordiale : ces bâtiments reflètent-ils nos constructions intellectuelles et mémorielles, comme le faisaient les bâtiments du passé (à titre d’exemple : la mise en scène des descentes de charge comme rappel du système squelettique à l’intérieur du corps humain) ? Les cités antiques étaient construites comme des palimpsestes, selon un parcours qui renvoyait à l’histoire de la ville ; les cathédrales gothiques étaient structurées selon des protocoles de sémantisation spatiale, empruntés aux arts de la mémoire ; les proto-cabinets de curiosité (les studioli et Wunderkammern) de la Renaissance obéissent au même schéma.

Votre thèse s’intitule « Les nouveaux arts de la mémoire : topiques digitales ». Pouvez-vous en dire un peu plus ?

Donatien Aubert 

Je m’intéresse à la postérité des arts de la mémoire antiques, avec le projet d’étudier comment les mnémotechniques classiques ont contribué à la naissance de la pensée moderne, et ont participé de la partition des sciences humaines et des sciences exactes. Redécouverts par des ingénieurs spécialisés dans le domaine des interactions homme-machine, soucieux de dépasser les réductionnismes cybernéticiens, les arts de la mémoire ont été réactualisés ces dernières années, notamment grâce aux techniques de modélisation 3D interactive, qui permettent de respecter les protocoles de l’Ars Memoriae, reposant sur une spatialisation adéquate des souvenirs. Ma recherche prolonge les travaux de Frances Yates, de Lina Bolzoni, de Mary Carruthers, ou de Paolo Rossi, entre autres, sur l’importance des arts de la mémoire dans la pensée européenne. C’est Frances Yates, avec son ouvrage sur Les Arts de la mémoire (1966), qui a véritablement popularisé ce champ de recherche. La légende attribue à Simonide de Céos (Ve siècle avant notre ère) la technique dite de « mémoire artificielle », qui consiste à créer des stations mentales, qu’un orateur ou un poète doit parcourir pour retrouver les parties de son discours ou de son poème, compulsé sous la forme d’images, entreposées dans ces lieux. La diaspora des premiers chrétiens a reposé sur l’hybridation de la liturgie juive et des humanités romaines. Dans ce contexte, le clergé mit au point des « machines de mémoire », des plans articulés de bâtiments cultuels vus de haut, où étaient indexés des concepts théologiques renvoyant aux textes sacrés. La sophistication de ces machines aboutit, chez Raymond Lulle (XIIIe siècle), passionné par la convertibilité algébrique des langues sémitiques, à la conception d’un système combinatoire (son Ars Magna), fondé sur la kabbale, qu’il espérait capable de rénover l’herméneutique religieuse. Les scoliastes, à l’inverse, revinrent aux origines romaines des arts de la mémoire. Pour moderniser le culte, l’Église mobilisa à son service des artistes qui eurent pour mission de représenter les lieux de mémoire (loci) en trois dimensions. Cette nécessité nouvelle, conjuguée à des avancées dans le domaine de l’optique, participa de la consécration du paradigme perspectif. Chez Alberti (théoricien de l’art du XVe siècle), l’illusionnisme pictural ne vise pas la stricte satisfaction des sens mais doit renforcer la mnémonicité des scènes représentées. À la Renaissance, mnémotechniques classiques et lullistes sont mariées, dans une visée d’accroissement des connaissances ; les constructions intellectuelles de Giulio Camillo et Giordano Bruno sont dépositaires de cette tendance ; la conception des premiers espaces muséaux des studioli et des Wunderkammern, dépendit également de cette orientation (voir le premier traité de muséologie de Samuel de Quiccheberg, Inscriptiones vel Tituli Theatri Amplissimi, publié en 1565). Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le lullisme traverse la pensée scientifique émergente, de la logique cartésienne, à la linguistique comparée. Le lullisme est central dans l’hypothèse d’un langage universel, qu’espéraient constituer les tous premiers Lumières et notamment Leibniz. Sa Caractéristique universelle, un langage logique convertible algébriquement, devait d’après lui pouvoir étancher les conflits interreligieux du XVIIe siècle. Il breveta à cette fin une des toutes premières machines de calcul automatique. Au XIXe, la reprise de ses travaux par Charles Babbage, l’inventeur de l’Analytical Engine, (qui aurait été le premier ordinateur séquentiel si sa construction avait été achevée), est encore traversée par l’héritage lulliste. Si Babbage et Ada Lovelace (première auteure de programmes informatiques, conçus pour l’Analytical Engine) ne reconnaissent aucune capacité intellective à la machine, qui est entièrement asservie aux instructions qui lui sont fournies, Turing insistera à l’inverse sur la possibilité pour la machine qu’elle s’émancipe de sa programmation, développant des facultés qui ne permettraient pas de la distinguer d’un autre sujet humain. Ce coup de force s’accomplit à la défaveur des arts de la mémoire, dont le positivisme efface lentement les traces du XIXe jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

On peut tout de même faire un lien entre la « mémoire artificielle » des arts de la mémoire et la mémoire « artificielle » de l’ordinateur…

Donatien Aubert 

Turing et les cybernéticiens construisent leur représentation des facultés cognitives dans une perspective béhavioriste. La doctrine de la psychologie comportementale, née aux États-Unis au début du XXe siècle, considère la reconnaissance d’états mentaux chez les patients comme un obsctacle épistémologique à la bonne compréhension des psychopathologies grevant leur action. Pour faciliter la conduite de leurs expérimentations, ils entendent ne s’attacher qu’à la stricte observation de leurs comportements, ne reconnaissant pas d’existence à la conscience. Ce réductionnisme dualiste a favorisé l’émergence des homologies cybernéticiennes, posant un rapport d’équivalence problématique entre transistors et neurones, registre et mémoire. La distinction importante posée dans les humanités entre archives et exercices mnésiques allait être oblitérée. Dans L’Ordinateur et le cerveau (1958) de John von Neumann, l’ordinateur est pensé sur le modèle de l’encéphale. Von Neumann appelle « mémoire » des unités logiques qui sont de simples index et qui n’ont rien à voir avec l’exercice de l’anamnèse. Nous sommes toujours tributaires de cette formalisation conceptuelle abusive. Le domaine des interactions homme-machine a en revanche permis une réévaluation des arts de la mémoire en constituant l’ordinateur comme une prothèse cognitive, un assistant pour appeler à soi une archive capable de susciter le souvenir. Vannevar Bush propose par exemple dès 1945 avec son article “As We May Think” la création d’une machine personnalisée pour chaque individu, le « memex », à partir de laquelle, tout utilisateur pourrait compulser ses propres « sentiers associatifs » et suppléer à sa mémoire. La machine tirerait partie des innovations de l’époque. Le memex a la forme d’une table de bureau. Son plateau comporte un écran translucide. Il est possible d’interagir avec l’appareil par le biais d’un clavier et de leviers disposés sur ses bords. Son manipulateur peut convoquer en entrant des codes spécifiques, choisis pour leur mnémonicité, des livres, des images ou des communications personnelles, projetés sur la platine à partir de fiches sur microfilm pilotées par des relais électromécaniques. S’il souhaite associer deux fiches, l’utilisateur peut les afficher juxtaposées, et saisir à l’aide d’un appareil photographique embarqué, un cliché où elles apparaissent liées. L’ensemble de la composition peut être annotée grâce à un télautographe (une forme primitive de télécopieur alors en usage dans les gares américaines). Bush imagine dans son article comment des arborescences complexes pourraient être construites en suivant ce protocole. Chaque « excursion » dans les ravines de la pensée humaine pourrait ensuite être partagée et commentée à son tour. Cette méthode de circulation et de consultation des savoirs anticipe de plus de quarante ans l’usage qui sera fait par Tim Berners-Lee des techniques de balisage en hyperliens, à l’ouverture du World Wide Web, qui conserva justement les métaphores spatialisantes des antiques arts de la mémoire : de la notion de « sites » Internet à celle de « portails », agrégateurs de contenus. Je m’intéresse plus particulièrement à la suite donnée à ces travaux avec les programmes d’Ivan Sutherland, et Nicholas Negroponte, et la réactualisation plus générale des protocoles visuels des arts de la mémoire dans les effets spéciaux digitaux au cinéma et le jeu vidéo.

En parallèle de votre thèse, vous continuez votre parcours artistique, notamment à l’EnsadLab. Qu’est-ce ce que la réflexion théorique apporte à votre pratique artistique ?

Donatien Aubert 

Mes travaux plastiques se fondent sur des recherches théoriques que j’ai préalablement conduites. L’écriture de ma thèse a ainsi été à l’origine de nouveaux projets. À l’EnsadLab, j’ai participé à un projet collaboratif avec Alain Berthoz, professeur au Collège de France, détenteur d’une chaire de physiologie de la perception, visant à étudier les comportements empathiques dans les mondes virtuels. L’expérience visait à déterminer si la réaction émotionnelle d’un sujet face à une œuvre dans un musée digital variait lorsqu’il était en coprésence avec un autre avatar. J’ai également créé, pour les besoins d’une conférence au Palais de Tokyo, un parcours interactif, dans un environnement numérique, Numer-Locus (2016), qui représente l’évolution des techniques de représentation tridimensionnelle, du Trecento à nos jours. Enfin cette année, j’ai travaillé avec le chirurgien maxillofacial Roman Hossein Khonsari pour réaliser l’installation interactive La Torre dell’anima. Elle est née d’un intérêt mutuel pour nos champs d’expertise respectifs et parce que nous mobilisons pour notre travail les mêmes procédures logicielles : les techniques de modélisation 3D interactive. Leur maîtrise est impérative pour Roman Hossein Khonsari, tant pour ausculter les tomographies X, afin d’établir la nature des fractures subies par ses patients, que pour stabiliser un diagnostic préimplantatoire, ou enfin si nécessaire, pour fabriquer des prothèses sur mesure par conception et fabrication assistées par ordinateur). Je les mobilise communément dans mes travaux plastiques, pour usiner ou imprimer en 3D des objets, sinon pour la conception d’environnements numériques interactifs. L’installation a été créée à partir de tomographies anonymisées extraites de la base de données de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. Les tomographies ont été sélectionnées pour les causes des traumatismes qu’elles exposent et permettent d’identifier : attaque par balles, accident de la voie publique, défenestration, chute en état d’ivresse, cancer lié à des formes de surconsommation, et qui prises ensemble traduisent la violence de certains phénomènes sociaux contemporains. Les scènes sont reconstituées par impressions 3D et dans un programme en réalité virtuelle. Le projet ne vise pas la création de vanités, le rappel de l’inéluctabilité de la mort (thématique morale des natures mortes du XVIe et XVIIe siècles). Les patients ayant survécu, il a plutôt pour but de montrer jusqu’à quel seuil la médecine contemporaine est prête à modifier le corps humain pour parvenir à le mander.

Propos recueillis par Marc Douguet