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Entretien avec Jacques-Athanase Gilbert

26 Mai 2018

Entretien avec Jacques-Athanase Gilbert

Dans quelles circonstances la revue Études digitales a-t-elle été créée ?

Le discours sur le numérique est prisonnier, depuis quelques années, d’une rhétorique sensationnaliste un peu plate, qui l’associe à l’idée de bouleversement, de révolution en marche, dans tous les domaines : les sciences, les SHS, l’économie, le droit, etc. Sans nier la transformation liée à la numérisation, le projet d’Études digitales est d’offrir un autre discours plus réflexif sur les outils et les usages et aussi de mesurer l’impact du numérique sur les disciplines et leurs objets. La revue se propose d’analyser l’évolution des cadres disciplinaires, des méthodes de constitution des corpus, de traitement des données et du mode d’organisation des savoirs qui en résulte à travers une approche critique. Elle est nettement pluridisciplinaire. Nous avons commencé par un premier numéro consacré au « texte à venir » consacré à la littérature. La « raison computationnelle » peut être considérée comme une évolution de la « raison graphique », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jack Goody. L’idée est de remonter aux enjeux épistémologiques, aux nouvelles méthodes de production du texte et de construction des savoirs, de poser les questions liées à propriété intellectuelle posées par l’apparition des plateformes collaboratives, à la protection des données personnelles, et plus généralement aux problèmes de gouvernementalité. Certaines de ces évolutions demeurent plus ou moins impensées dans notre société. Les processus méritent pourtant d’être mieux compris et historicisés, ceci d’autant plus que l’innovation, dans ce domaine, est rapide et parfois disruptive. Il est intéressant de mettre en rapport l’obsolescence programmée des technologies avec la volonté de tout conserver et enregistrer. Nous vivons dans une sorte de présentisme anhistorique alors même que nous vivons paradoxalement une époque de patrimonialisation intense.

Devons-nous modifier notre rapport au numérique ?

Ne pas comprendre le fonctionnement d’un outil est finalement assez normal. Depuis très longtemps, beaucoup de gens regardent la télévision sans savoir comment ça marche. Ce n’est pas un problème. La question se transforme quand on se trouve dans l’incapacité d’expliquer dans le détail un processus comme le deep learning. Dans ce cas précis, le résultat semble satisfaisant et on sait comment on a mis en œuvre le dispositif mais on ne sait pas comment cela fonctionne dans la « boîte noire ». S’il y a un enjeu de savoir, cela tient au fait qu’il peut paraître étrange que la production du savoir puisse être un phénomène obscur. Il est pourtant fondamental de savoir et comprendre, selon quelles instructions un logiciel, qui suit des instructions précises, aboutit à une conclusion, prend une décision, procède à un arbitrage, etc. Ceci dans bien des domaines. La polémique autour du logiciel APB, en 2017, est, à ce titre, particulièrement éclairante. Quand des lycéens ont demandé des précisions sur le processus de sélection lié à l’algorithme, ce qu’ils étaient parfaitement en droit de faire, on leur a envoyé des pages de code. Aujourd’hui l’algorithme de Parcousup est rendu public. Mais cela ne correspond en rien à l’explication d’une décision motivée. Pourtant les algorithmes d’APB ou de Parcoursup sont plutôt efficaces. Le problème tient au transfert de la « décision » à la machine. À ceci près qu’une machine ne « décide » pas. Parcoursup a tenté de résoudre le problème en réinsérant une figure humaine dans la décision. On rencontre les mêmes questions quand on veut savoir qui est responsable des voitures autonomes en cas d’accident. L’utilisation d’algorithmes touche à des comportements humains aussi fondamentaux que la décision, l’interprétation, la mémoire ou la transmission. Notre devoir est d’en comprendre les mécanismes et l’impact. Il en va de même concernant la littérature : les outils quantitatifs ne doivent pas faire perdre de vue que la littérature est d’abord transmission et réception d’une certaine qualité d’expérience et de pensée. Il faut interroger la transformation des supports et des récits dans l’environnement numérique, ce que se propose notre revue.

À quelles évolutions associez-vous les humanités numériques ? 

En littérature, les chantiers ne manquent pas et ils sont très divers. Le numérique a changé le texte et ses institutions. Nous vivons aujourd’hui dans un écosystème de savoir très différent de celui qui existait il y a seulement quelques décennies. La pratique de la reprise est au cœur de la création littéraire et artistique : tel auteur fabrique un texte à partir de morceaux de textes, tel autre prend une nouvelle et la transforme en roman, tel autre encore publie une deuxième édition corrigée d’un recueil, change le titre, ce qu’étudie l’approche génétique… C’est le « ressassement éternel » de Maurice Blanchot et le numérique donne des outils pour mieux appréhender des motifs stylistiques ou sémantiques. On peut en effet repérer plus facilement des corrections et des ajouts, identifier de nouvelles sources, résoudre des problèmes d’attribution, etc. Il importe également de comprendre comment l’utilisation des outils numérique transforme le texte, à la fois dans sa production et dans l’organisation des différentes instances qui l’organisent. Par exemple, la question de l’auctorialité me paraît être posée en termes nouveaux, avec la mise en place des plateformes d’écritures collaboratives. Wikipédia est un exemple connu mais il y en a bien d’autres. Au bout de la chaîne, c’est la question de la spécificité littéraire qui peut être reposée : où commence et où s’arrête la littérature ? Quel est son rapport avec ce qu’on appelle la littératie ? 

Le numérique est-il une révolution ou une évolution ?

Les deux. C’est une évolution dans la mesure où les questions posées poursuivent des interrogations anciennes. C’est une révolution parce que la même chose produite avec d’autres moyens finit par produire un résultat différent. Avec le distant reading, Franco Moretti a démontré les potentialités du traitement numérique de données massives en littérature. Il a développé une interprétation à partir d’un corpus que personne ne peut prétendre maîtriser intégralement. Ses recherches ont permis de corriger certaines idées reçues et elles constituent une contribution importante dans l’histoire littéraire contemporaine. Il n’en reste pas moins que le distant reading est une forme de réception et il constitue à ce titre une forme de représentation qui se substitue ou s’ajoute aux représentations précédentes. La question est de savoir si l’objet littéraire se trouve lui-même transformé par le nouvel écosystème numérique qui le supporte.

propos recueillis par Romain Jalabert